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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: En Pénitence chez les Jésuites - Correspondance d'un lycéen - -Author: Pierre-Paul Brucker - -Release Date: July 22, 2022 [eBook #68591] - -Language: French - -Produced by: René Galluvot (This file was produced from images - generously made available by the Bibliothèque nationale de - France (BnF/Gallica)) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN PÉNITENCE CHEZ LES -JÉSUITES *** - - - - - - PAUL KER - - En Pénitence - chez - les Jésuites - - CORRESPONDANCE D’UN LYCÉEN - - TROISIÈME ÉDITION - - - PARIS - PIERRE TÉQUI, LIBRAIRE-ÉDITEUR - 82, RUE BONAPARTE, 82 - - 1910 - Tous droits réservés. - - - - -Ceci n’est pas un roman: c’est une histoire vécue. - -Je n’ai pas été élevé sur les genoux de la Compagnie de Jésus. C’est -l’Université qui s’est appliquée la première à dégrossir ma jeune -intelligence et à la former. Je lui sais gré de ses louables intentions. -Mais la vérité m’oblige à dire que, si je vaux quelque chose, ce n’est -pas à elle que je le dois. Je l’ai, bien qu’involontairement, quittée -d’assez bonne heure pour avoir le temps de faire peau neuve sous une -autre influence. Les pages qu’on va lire marquent les diverses phases de -mon évolution. - -Elles sont d’un jeune homme qui dit, au jour le jour, ce qu’il a senti, -ce qu’il a vu, et qui le dit sans arrière-pensée. J’aurais pu leur -donner un tour moins juvénile, les corriger: je les aurais gâtées. Je -les livre au public telles que je les ai retrouvées, un peu jaunies déjà -par l’âge, dans des tiroirs longtemps oubliés. A une époque où le mot -d’ordre est de courir sus aux Jésuites, ce témoignage primesautier d’un -lycéen devenu leur élève pourra, sinon guérir les aveugles -volontaires--miracle difficile--du moins ouvrir quelques yeux qui -cherchent sincèrement la lumière. - -Il y a de par le monde des égarés intelligents qui, après avoir reçu -chez les Jésuites, quelquefois pour l’amour de Dieu, le pain du corps et -celui de l’âme, le leur ont, depuis, vilainement craché au visage. J’en -appelle à ceux-là: ils ne sont pas sujets à caution. Qu’ils soient -francs, et je les défie de me taxer d’exagération ou de mensonge. - -Néanmoins, on est tellement habitué dans certains milieux à regarder les -Jésuites, qu’on n’a d’ailleurs jamais vus de près, comme des êtres à -part, ténébreux, insaisissables, essentiellement retors et louches, que -je ne me flatte pas outre mesure d’être cru sur parole. On dira que je -suis un jésuite masqué. Il ne me restera qu’une ressource: c’est de -répondre à ces incrédules: «Allez, une bonne fois, y voir vous-mêmes.» - -Il s’en trouvera peut-être qui auront assez de courage et de loyauté -pour faire cet essai, quand les Jésuites seront rentrés chez eux--ce qui -ne peut tarder bien longtemps, s’il est vrai, comme on le dit -volontiers, qu’étant sortis par les portes, ils ont l’habitude de -rentrer par les fenêtres. - - - - -En Pénitence chez les Jésuites - - - - -LETTRE 1 - -A - -mon condisciple et ami Louis X., élève de Rhétorique au lycée de Z. - -1er octobre 187... - - -Mon cher Louis, - -Je t’annonce une nouvelle que tu ne voudras pas croire. J’y crois à -peine moi-même... Hélas! - -Tu me connais de longue date et tu sais que, si je ne suis pas un -mauvais cœur, sans me vanter, je n’ai jamais été un modèle de travail, -de discipline et de sérieux. Ah, le _sérieux_! Voilà un mot qui -m’horripile! On me le répète le matin, on me le répète le soir, on me le -fait manger à toutes les sauces: j’en étouffe. Que diable! Je ne suis -pas un bénédictin pour sécher sur des bouquins savants, ni un chartreux -pour moisir en cellule et me nourrir de silence, d’eau claire et de -pénitence. Je vais avoir seize ans; j’ai dans les veines du sang qui -bout, dans la cervelle quelques idées pas plus sottes que d’autres, dans -le cœur... Ma foi, est-ce qu’on sait, à nos âges, ce qu’on a dans le -cœur? Tout, par le désir; en réalité, rien, rien que le vide, la faim, -la soif d’un idéal qui est dans les étoiles, à des milliers de lieues... -Oh! j’en pleurerais une journée! - -Mais tout cela ne t’apprend pas la chose étonnante, stupéfiante. La -voici toute crue. Mon père vient de me déclarer qu’il me retire du lycée -pour me mettre chez les Jésuites. - -Tu as bien entendu: CHEZ LES JÉSUITES. En pénitence, naturellement. - -A première vue, ça paraît monstrueux, n’est-ce pas? A la seconde, à la -troisième, à la vingtième fois, c’est toujours pire. A la fin, c’est -comme dans les romans, tu sais?--un tel saisissement de douleur -inattendue que, ne pouvant pleurer, on se met à rire, comme à Charenton. - -J’en suis là, mon ami. Je n’ai fait aucune objection à mon père: ce -qu’il veut, je sais qu’il le veut. Ma mère le regarde, me regarde et ne -dit rien: je vois qu’elle attend l’œuvre du temps. - -A demain. Plains-moi. - -Ton malheureux ami, - -PAUL. - - - - -2. _Au même._ - -2 octobre. - - -Mon cher Louis, - -La nuit porte conseil, dit-on: je ne m’en aperçois guère. J’en ai passé -une horrible. Un cauchemar continu. Sur mon estomac je sentais les deux -larges pieds d’un Jésuite, énorme comme un saint Christophe, qui avec la -hampe pointue de sa lourde croix de procession me fouillait le cœur. Un -autre m’étranglait avec un immense chapelet, roulé en forme de serpent -autour de mon cou. Un troisième me grillait les pieds, comme au temps de -l’Inquisition, pendant qu’une douzaine d’autres, jeunes et vieux, avec -des grimaces de démon, dansaient autour de mon lit une sarabande -insensée. - -Il paraît que j’ai crié au secours: ma mère est venue et, me trouvant la -tête en feu, m’a mis des compresses qui ont peu à peu calmé la fièvre. -Alors j’ai dormi tranquillement jusqu’à dix heures du matin. Au -déjeuner, mon père me dit: «Tu as eu trop d’appétit hier soir; le régime -des Jésuites te fera du bien: ils mangent peu au souper. C’est de -l’hygiène bien comprise.» - -Remarque, mon ami, comme les résolutions arrêtées d’un homme changent -ses opinions. Mon père n’aime pas plus que moi les Jésuites et, s’il les -connaît, c’est par ouï-dire, sans être sûr de rien. Néanmoins, depuis -qu’il a résolu de me livrer à eux, tu vas voir qu’il leur prêtera toutes -les qualités qu’il désire trouver chez eux pour ma correction. Il entre -dans l’aveuglement incurable--et moi, par le fait, j’entre dans la -fatalité... - - * * * * * - -J’ai été interrompu dans ma chambre. Deux coups discrets à la porte. -C’était ma sœur Jeanne, qui a ton âge, un an de plus que moi. Elle -m’embrassa plus fort que d’habitude, en m’appelant son _petit Paul_. -Cela me mit en défiance: - -«C’est maman qui t’envoie? - ---Non, c’est moi qui viens te consoler. - ---Vrai? - ---Vrai.» - -Une petite larme perla au coin de ses yeux parfaitement limpides. Mon -cœur fit un bond. Après un silence: - -«Tu as gros cœur, dit-elle, de ne pas rentrer au lycée? - ---Oui, répondis-je péniblement. - ---Tu avais là des amis? - ---Plusieurs, un surtout: je lui écrivais, quand tu es entrée. - ---Celui-là, je le connais; il est bon. Mais, les autres, l’étaient-ils -tous?» - -Je la regardai avec quelque surprise: elle ne m’avait jamais encore fait -cette question. Elle la répéta de sa voix la plus douce, et son œil -scrutateur plongeait au fond du mien: il fallut répondre: - -«Bons... comme moi», fis-je un peu troublé. «Pourquoi cette question? - ---Parce que, s’ils avaient été tout à fait bons, notre père n’aurait pas -eu besoin de chercher pour toi un autre milieu. C’est leur faute, si -l’on t’envoie chez les Jésuites. - ---Mes amis actuels valent peut-être bien ceux que j’aurai. - ---_Peut-être_ est le vrai mot; car nous n’en savons rien encore, ni toi -ni moi. Tu vas en faire l’expérience, mon petit Paul, dans quelques -jours: si elle réussit, tu seras moins malheureux. - ---Et si elle ne réussit pas? - ---Tu reviendras. - ---Mais les élèves ne sont pas tout, repris-je. Il y a surtout les -maîtres, que j’ai la tentation d’en voyer promener à tous les... - ---Chut! Les connais-tu? - ---Je les vois d’ici: - - _Hommes noirs, d’où sortez-vous? - Nous sortons de dessous terre..._ - -Si je te chantais le reste, tu serais édifiée sur leur compte. - ---Mal édifiée, j’imagine. Chanson n’est pas raison. Il faut voir avant -de juger. - ---Jeanne, je te trouve aujourd’hui extraordinairement raisonnable. - ---C’est que je souhaite très vivement, cher petit frère, que tu le sois -toi-même, et que tu prennes du bon côté l’épreuve à laquelle tu vas être -soumis. Dis, le veux-tu, pour faire plaisir à ta grande sœur qui t’aime -bien? Me promets-tu d’accepter franchement ta situation, de ne pas -donner du chagrin à maman et à moi, et d’être sage chez les Jésuites?» - -Qu’aurais-tu fait à ma place, mon ami? Je n’en sais rien. Moi, j’ai le -cœur bête. Je me suis jeté en pleurant dans les bras de ma grande sœur -Jeanne et je lui ai promis tout ce qu’elle a voulu. - -A ce propos, je vais te faire une confidence. Vois-tu, moi, avec le -tempérament que j’ai, je ne me marierai jamais. La raison, c’est que, si -j’avais une femme revêche, je la battrais comme plâtre, jusqu’à -extinction; si j’en avais une comme ma sœur Jeanne, elle m’enroulerait -autour de son petit doigt, et alors, adieu toute dignité! Or, je tiens à -ma dignité. - -Il est vrai que j’aime follement ma sœur Jeanne, bien qu’élevée chez des -nonnes par la volonté de ma sainte femme de mère, que mon père n’a -jamais osé contrarier. Elle m’a empêché de faire plus d’une sottise, -depuis que j’en suis capable. Ça vaut un peu de reconnaissance et je -tiendrai la parole donnée: s’ensuivra que pourra. - -Nous partons après-demain pour la jésuitière. J’en ai froid dans le dos. -Tu sauras dans quelques jours mes premières impressions. - -Adieu, mon ami; sois plus heureux que moi. - -PAUL. - - - - -3. _Au même._ - -H., le 7 octobre. - - -Mon cher ami, - -Eh bien, j’y suis: c’est invraisemblable et pourtant vrai. Mais ce qui -te paraîtra tout à fait drôle, comme à moi, c’est que--je ne sais -comment te dire cela--je ne m’y trouve qu’à moitié mal. J’en suis -furieux: j’espérais autre chose. Ces Jésuites ne sont pas si noirs que -je croyais et je n’en ai pas vu un qui ait des pieds de bouc. Quant à -leurs élèves, dame!... Tu sais que je n’oublierai jamais les camarades -du lycée, et toi, d’abord, tu es hors de pair. Ceux-ci ont une tournure -différente. - -Mais commençons par le commencement. Mon nouveau professeur, entre -autres conseils, nous a recommandé hier de ne jamais _torcher_ nos -lettres, quel qu’en soit le destinataire, par respect pour nous-mêmes et -pour notre belle langue française. Je vais _m’appliquer_ sans me -_torturer_, comme il nous disait encore. Tu vois que je deviens docile. - -Donc, il y a trois jours, mon père conduisit le malheureux mouton à la -boucherie. Une belle boucherie, ma foi, et bien achalandée, à ce que -j’ai vu depuis. Un long _frater_ en redingote noire nous ouvrit, avec un -sourire qui disait clairement: «Encore un de pris au piège!» Vaste -parloir très gai, sans nul doute pour narguer la tristesse des rares et -courtes entrevues de famille, avec des bustes de grands hommes et des -tableaux d’honneur pour les petits enfants sages... Mais en voilà un -pour la rhétorique! C’est là-dessus que j’ai à me faire afficher pour le -plaisir de ma sœur? Tout est prévu: les fiches blanches sont déjà prêtes -dans leurs coulisses en ferblanterie dorée, qu’ils veulent faire passer -pour de l’or. - -Arrive le _Père Recteur_, comme qui dirait le proviseur de l’endroit, un -bel homme, air et tenue graves, rien d’administratif. Quand mon père me -présenta à lui, son regard s’épanouit. Il me prit la main et, la sentant -un peu trembler, il me baisa au front, comme un innocent: - -«Soyez le bienvenu, mon enfant, dit-il. Nous tâcherons de faire de vous, -si vous le voulez bien, un élève meilleur encore que vous ne l’êtes -déjà.» - -Rouerie jésuitique, pensai-je. Il sait parfaitement que je suis une -manière de cancre: mon père le lui a écrit et va le répéter devant moi. -C’est en effet ce qui eut lieu. - -Quand l’abatage fut fini, le Père Recteur dit simplement: - -«Monsieur, le passé est passé; personne ici ne le reprochera à votre -fils. Il aura la réputation qu’il va se faire par ses actes, et je suis -sûr qu’elle sera bonne: n’est-ce pas, Paul?» - -Ce ton et cette confiance dans ma bonne volonté future m’entrèrent dans -le cœur, malgré moi. Je répondis, sans trop hésiter: - -«Oui, monsieur. - ---Dites _mon Père_», reprit-il en souriant: «c’est le nom qu’on donne -ici aux maîtres et qu’ils tâchent de mériter.» - -Je répétai docilement: «Oui, mon Père,»--et je sentis que le filet -m’envahissait. - -On me présenta ensuite au _Père Préfet_ (c’est le censeur): il me plut -moins que l’autre. Celui-ci personnifie le règlement: je m’en passerais -volontiers. Pourtant il fut aimable et nous promena par tout -l’établissement, nous expliquant tous les détails qui pouvaient nous -intéresser, sans le fastidieux boniment auquel je m’attendais. - -La boîte n’est vraiment pas vilaine. Il y a de l’air et du jour partout, -même dans les sous-sols, où se trouvent les réfectoires. Les classes, -les études sont spacieuses, les murs peints en couleur claire. La -monotonie des longs corridors est égayée par des statues, par de jolies -gravures historiques, militaires, artistiques, qui en font de véritables -galeries. Dortoirs d’une propreté irréprochable, cirés, hauts et larges, -avec des lavabos et des sommiers perfectionnés. Mais pas d’alcôves: les -lits, à distance convenable, sont en vue les uns des autres. Le Père -Préfet nous dit: «C’est pour apprendre aux enfants à se respecter, et -l’air circule plus librement.» J’aurais préféré un coin fermé, pour -pouvoir pleurer à mon aise» Mais il faut bien se plier. D’ailleurs, -depuis trois jours que je fais comme tout le monde, l’habitude vient. - -Je sens qu’elle viendra pour bien d’autres choses, dont je n’avais pas -idée jusqu’à présent. C’est comme si j’avais changé de pays. A plus tard -le reste. Je te serre la main. - -Ton ami toujours, - -PAUL. - - - - -4. Au même. - -9 octobre. - - -Mon cher Louis, - -Ta lettre de condoléance, qui m’a tortillé le cœur, me prouve que je -n’ai pas encore le pied aussi marin que je croyais. Oui, c’est l’exil; -oui, c’est une vie nouvelle à apprendre; oui, c’est rude par moments. -Mais déjà je n’ose plus trop parler de mon malheur. Pourquoi? Écoute la -suite de mes débuts. - -Quand on m’eut indiqué ma place à l’étude et au dortoir, mon père me dit -que j’aurais mauvaise grâce à ne pas être satisfait, qu’il l’était, lui, -pleinement, et qu’il comptait sur moi. Après quoi, il m’embrassa et -partit. La dernière amarre était coupée; je revins du parloir le cœur -serré à m’étouffer, et je lus devant moi, en l’air, écrite avec des -lettres de feu, la terrible inscription du Dante: - - _Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate[1]!_ - - [1] Laissez toute espérance, vous qui entrez! - -La portion d’enfer où l’on me conduisit d’abord, ce fut la cour de -récréation. Une quinzaine d’élèves déjà rentrés y causaient entre eux, -groupés autour d’un surveillant en soutane. J’eus un frisson, en me -rappelant comment j’avais été accueilli, lors de mon entrée au lycée, -par mes camarades de cinquième: la connaissance s’était faite à coups de -poing et à coups de pied, aussi généreusement donnés que vivement -rendus, et je ne fus sauvé d’une déconfiture complète que par -l’intervention compatissante d’un vieux camarade dont tu sais le nom. Je -t’en reste reconnaissant. Ici, qu’allait-il m’advenir, à moi lycéen? - -Le surveillant s’avança: - -«Paul Ker, élève de rhétorique», lui dit le Père Préfet, qui -m’accompagnait. «Ayez soin de lui; ce sera un de vos bons élèves.» - -Le surveillant me tendit la main et me mena au groupe: - -«Un nouveau rhétoricien», dit-il. «Qui se charge de le piloter? - ---Moi, moi», répondirent deux des plus jeunes, qui me prirent chacun -sous un bras, sans façons. «Allons faire un tour de promenade. Tu sais, -nous en sommes aussi, de la _rhéto_: une classe de bons enfants, tu vas -voir, et un _chic_ professeur. Tu ne t’ennuieras pas.» - -J’étais ahuri de cet accueil inattendu, mais me laissai aller. - -«D’où viens-tu?» me dit l’un. - ---De tel endroit. - ---Un collège de prêtres? - ---Non, de laïques. - ---Alors, tu seras mieux ici. - ---Es-tu fort?» demanda l’autre. - ---Ça dépend.» - -Et nous voilà partis à causer, à tort et à travers, de nos études, de -nos espérances, de nos craintes pour l’avenir, comme si nous nous étions -toujours connus. De temps à autre, l’un des deux se détachait pour aller -serrer la main d’un nouvel arrivant, qu’il amenait ensuite avec lui. En -moins d’une heure, j’avais fait vingt-cinq connaissances et j’étais de -la famille. - -J’ai entendu parler quelquefois de l’_esprit de corps_ qui règne chez -les Jésuites: si leurs élèves l’entendent de cette façon-là, je ne m’en -plaindrai point. Tu conviendras qu’elle est plus encourageante que celle -de mes anciens camarades de cinquième. - -Le soir de la rentrée, je soupai bien, je ne dormis pas mal, et comme on -se leva tard, ce premier jour scolaire, et que le soleil entrait à flots -joyeux par les grandes fenêtres, je faillis oublier que j’étais en -prison. - -Dans la matinée, messe du Saint-Esprit et sermon. J’avais un peu -désappris mes prières et me suis trouvé dépaysé dans un milieu qui me -parut assez dévot, trop dévot. Il y a là un point noir, qui m’inquiète: -les Jésuites respecteront-ils ma liberté de conscience? - -Ce soir-là et le lendemain matin, compositions de passage. J’ai trimé -comme un nègre. Tu comprends que mon honneur est engagé à ce que, -n’ayant pas été tout à fait dernier de classe au lycée, je ne le sois -pas ici. J’ai peur que les études ne soient fortes. Si je dois être -remercié, je ne voudrais pas l’être pour crime de bêtise. - -Adieu, Louis. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -5. _Au même._ - -10 octobre. - - -Mon cher Louis, - -Je suis définitivement reçu en rhétorique; c’est un gros pavé de moins -sur le cœur. J’avais une peur bleue de descendre en humanités: outre -l’humiliation, cette dégringolade eût amené un changement de division et -la perte de mes premiers camarades, qui, décidément, sont de braves -garçons. - -Ils ne m’ont pas trompé en me disant que j’aurais un _chic_ professeur. -_Chic_, il l’est, d’abord, parce qu’il a bien voulu me garder dans sa -classe. Il faut que je te raconte, puisque je veux te raconter tout, -comment la chose s’est faite. - -Il y a ici, et, paraît-il, dans tous les collèges des Jésuites, un usage -qui n’a rien de correspondant au lycée et qui suffirait à mettre un -abîme entre mes anciens professeurs et ceux-ci. Chaque jour, pendant -l’étude de onze heures à midi, le corridor qui longe les salles d’étude -se transforme en salle des pas-perdus. Les professeurs viennent frapper -à la porte et, par l’entremise de l’élève portier, gros personnage -aimable et discret, appellent tour à tour leurs élèves, surtout les plus -faibles, et, tout en arpentant avec eux le parquet, revoient les copies, -font rendre compte des fautes, donnent des conseils appropriés à chacun, -quelquefois un reproche qui, fulminé en pleine classe, aurait été trop -mortifiant, et puis les renvoient à leur travail, joyeux ou contrits, -toujours encouragés à mieux faire. - -Le lendemain de nos compositions de passage, assis à mon pupitre, -j’observais depuis quelque temps ce va-et-vient, et cherchais à en lire -la signification sur la physionomie diversement émue de ceux qui -rentraient, quand on vint aussi m’appeler. Mon professeur était là, qui -me demanda tout d’abord si je ne m’ennuyais pas trop, puis si j’étais un -travailleur. Comme, à cette dernière question, je répondais d’un ton que -ma conscience rendait assez mal assuré, il me dit: - -«Je ne sais si, dans vos deux compositions de passage, vous avez donné -tout ce que vous pouviez. La composition française témoigne d’une -certaine facilité: les deux autres sont faibles.» - -Je me crus perdu; il le vit dans mes yeux, qui durent se troubler. Son -regard se fixa sur moi durant quelques secondes, comme pour sonder mes -dispositions; puis il me demanda: - -«Seriez-vous content de rester en rhétorique?» - -Deux grosses larmes répondirent pour moi. - -«Et si je vous garde, me promettez-vous de ne pas m’en faire repentir? - ---Oui, mon Père. - ---Eh bien, mon enfant, vous resterez avec moi. J’accepte votre parole: -souvenez-vous que c’est une parole d’honneur.» - -Je le remerciai, comme tu penses bien. Il m’indiqua les défauts et les -lacunes de mes compositions, me dit sur quoi devait porter mon effort et -me promit, à son tour, de m’aider dans la mesure de ma bonne volonté. - -Ai-je besoin d’ajouter que je revins à ma place heureux, disposé à tout -et conquis? Avec ces procédés-là, renouvelés de ma sœur Jeanne, on fera -de moi ce qu’on voudra. C’est vrai que j’ai le cœur bête... Mais je suis -bien content, tout de même, d’être en _rhéto_. - -N’ayant vu que les classes du lycée, tu ne te figures pas ce qu’est la -mienne. Je ne veux pas établir de comparaison; tu la feras tout seul. - -D’abord, notre professeur parle et nous écoutons. Cela me paraît -maintenant élémentaire; mais tu sais ce qui en était, l’an dernier, -quand notre pauvre professeur de seconde, myope plus ou moins -volontaire, parlait des heures durant à nos dos, tandis que nous jouions -sur le banc au piquet ou à l’écarté. Mon professeur n’est même pas -licencié, dit-on; c’est, évidemment, parce qu’il n’a pas voulu l’être, -car il est de force à en remontrer à n’importe qui. Mais ce qui me -charme, c’est qu’avec toute sa science, dans tout ce qu’il dit, il n’y a -pas un mot pour faire valoir sa personne, mais, au contraire, une -évidente et constante préoccupation de se faire parfaitement comprendre, -de nous introduire au cœur des choses, de nous y intéresser. On sent que -nous ne sommes pas là pour lui créer un auditoire, mais qu’il y est pour -nous instruire, et que, dans ce but, il met en œuvre toutes les -ressources de son esprit, sa profonde connaissance des jeunes gens et -une méthode rigoureuse. Quand il a fini de parler, vient le tour des -élèves. La classe est divisée en deux _camps_, où chaque élève a son -numéro d’ordre selon son mérite. Quand l’un d’entre nous est désigné par -le professeur pour répéter la leçon qu’on vient d’entendre, avec lui se -lève dans le camp opposé son _émule_, qui l’écoute attentivement, guette -la moindre erreur, et, dès qu’elle se produit, la relève vigoureusement. -A son tour, il est invité à parler et devra se garantir contre les mêmes -corrections. Quelquefois, au défaut de l’émule, c’est un autre soldat du -camp adverse qui reprend, toujours avec permission du professeur. -Lorsque, parfois, un malheureux laisse échapper une bourde trop forte, -vingt doigts indignés se lèvent pour demander à la redresser. D’autres -fois, il y a reprise à faux; alors la riposte ne se fait pas attendre, -suivie souvent d’une contre-riposte et d’un véritable feu croisé -d’artillerie littéraire, auquel un geste du maître impose silence, pour -dire de quel côté est le bon droit et la vérité. - -On me dit que ce système d’émulation, pratiqué chez les _grands_ avec -une modération relative, est poussé dans les classes inférieures à un -degré où l’animation touche à la férocité, et je n’ai pas de peine à le -croire, quand, à certains beaux jours où les fenêtres sont ouvertes, -j’entends les cris de victoire que lancent, au fort d’une bataille sur -la grammaire latine ou grecque, nos cadets de cinquième ou de sixième. -La première fois, j’avais cru à une petite révolution! - -Le fait est qu’on ne dort pas en classe, et qu’à ce fourbissage l’esprit -le plus rouillé peut gagner un certain lustre. Espérons que je n’arrive -pas trop tard. - -Adieu, Louis. C’est ma dernière lettre un peu longue; demain on commence -à piocher en règle. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -6. _Au même._ - -15 octobre. - - -Mon cher Louis, - -Mais oui, je suis bavard, très bavard, et pas seulement avec toi. La -preuve, c’est que je viens de m’entendre proclamer solennellement par le -P. Préfet, du haut de la chaire d’étude, devant toute la division, qui -admirait jusqu’à présent ma sagesse exemplaire, un premier Æ de -conduite, pour avoir dit trois mots... par jour à mon voisin. Mais tu ne -sais peut-être pas ce que c’est qu’un Æ. Voici: - -Les notes de semaine, ici, sont une affaire d’État. On en tremble huit -jours d’avance, et même de plus loin, quand il s’agit de sorties; car -n’a pas de sorties qui veut, il faut qu’elles soient méritées. Tout ici -se paye, le bien par des faveurs, le mal par des privations. Cela peut -devenir désagréable; mais, au fond, c’est justice. - -Or, chaque semaine, on a droit à quatre notes: deux d’application, pour -l’étude et pour la classe; deux de conduite, pour l’ordre général et -pour la classe. Elles s’expriment, non point par des chiffres, mais par -des lettres; il paraît que c’est moins brutal et plus commode. A, c’est -_très bien_; E, _bien_; I, _médiocre_; O, _mal_; U, la porte. Mais, par -miséricorde pour la pauvre nature humaine, et pour qu’on ne dégringole -pas trop vite la redoutable échelle, on a jésuitiquement (morale -relâchée!) inventé des échelons intermédiaires par voie de combinaison: -Æ, _presque très bien_; EI, _passable_; IO, _presque mal_; OU, le seuil -de la porte. Les deux dernières notes OU, U, ne se voient jamais; les -quatre A représentent la perfection--et la sortie de faveur tous les -quinze jours. - -Je commence par une chute; c’est humiliant. Par bonheur, on me dit que -le premier Æ se pardonne, s’il est réparé durant les trois semaines -suivantes par une série d’A sans mélange[2]. - - [2] On voit que les Jésuites ont appliqué la loi Bérenger avant - qu’elle fût votée. - -On avait mis ce voisin d’étude à côté de moi pour aider ma bonne -volonté; mais je lui ai demandé un peu trop souvent ses bons conseils, -et s’il n’était pas connu pour un roc de vertu, je l’aurais entraîné -dans mon malheur. Cela demande réforme. Il s’appelle Jean et mérite -toute ton estime. C’est l’un des deux qui m’ont piloté le premier jour, -un congréganiste... Tu me demandes ce que c’est qu’un congréganiste? -Attends que je le sache moi-même; je ne puis pas te dire tout à la fois. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -7. _A ma sœur Jeanne._ - -20 octobre. - - -Chère sainte Jeanne, - -Au reçu de cette lettre, que tu ne montreras pas à maman, tu iras dans -la remise qui touche au pigeonnier. Tout dans le fond, à droite, en -cherchant un peu, tu trouveras une pierre assez large en forme de dalle. -Tu la soulèveras doucement, pour ne pas te faire mal, et, dessous, dans -une boîte, tu verras un certain nombre de petits volumes bleus à cinq -sous. Ne les ouvre pas, chérie: c’est du poison, fabriqué par un serpent -à tête de singe, nommé Voltaire. Je serais au désespoir qu’ils te -fissent la centième partie du mal qu’ils m’ont fait. Tu les prendras et -tu les brûleras avec soin, pour qu’il n’en survive pas un feuillet. -Avant de partir pour les Jésuites, j’avais détruit tous mes autres sales -bouquins; ceux-là, qui m’avaient beaucoup amusé, parce qu’ils renferment -un esprit du diable, j’ai eu la faiblesse de les réserver pour les -prochaines vacances. Mais je n’en veux plus; tu vas savoir pourquoi. - -J’ai trouvé ici un camarade qui s’appelle Jean, comme tu t’appelles -Jeanne. C’est un fait exprès, évidemment, et ce qui le prouve, c’est -qu’il te ressemble trait pour trait, j’entends au moral. Il est dévot, -mais bon dévot, un dévot aimable, joyeux, franc comme l’or et pur comme -de l’eau de roche. Je ne l’ai pas confessé, mais ces choses-là se -voient. Le fait est qu’il m’a charmé et que, rien qu’à me voir en sa -compagnie, je me sens devenir meilleur. - -L’autre jour, durant une promenade où je me trouvais avec lui et un de -ses amis, la conversation tomba sur ce Voltaire. On discuta ses mérites. -Jean accorda tout ce que je voulus pour sa gloire littéraire, mais fut -intraitable sur _son impiété hypocrite et immorale_. Je lui demandai ce -qu’il penserait d’un jeune homme de notre âge qui se plairait à ses -œuvres; il me répondit qu’il le plaindrait et qu’en tout cas, il ne -voudrait à aucun prix de son amitié. J’objectai: - -«Mais tu ne les as jamais lues! - ---Dieu merci, non; mais je sais de bonne source qu’elles sont l’arsenal -où tous les ennemis de la religion cherchent leurs armes, et qu’elles -sont condamnées par l’Église. Pour un catholique, cela suffit.» - -Et voilà. Comme je tiens médiocrement au titre de païen et beaucoup, en -revanche, à l’amitié de Jean, flûte soit de Voltaire! - -Je sais, d’ailleurs, que Jean, avec toute son intransigeance, a raison -quant au fond. - -Si pourtant ma commission te causait de la peine, sœur chérie, il -faudrait me le dire: on pourrait s’arranger pour sauver ces pauvres -papiers... Mais je suis trop sûr et trop content de te faire plaisir. Tu -vois que je commence à tenir la promesse que tu m’as extorquée. Pourvu -que ça ne me mène pas trop loin! Parce que Jean et toi vous êtes deux -perfections, il ne s’ensuit pas que je doive en être une troisième. Ne -prie pas trop pour moi: je t’aime assez sans cela. - -Ton POPOL. - - - - -8. _A mon ami Louis._ - -22 octobre. - - -Mon cher Louis, - -Tu me demandes, par manière de mauvaise plaisanterie, si j’ai endossé la -soutane. Non, je porte une veste marine à col de velours, avec deux -superbes rangées de boutons dorés--uniforme très simple, de bon goût et -plus commode que ta tunique, mais pas assez long pour justifier le titre -de jésuite. - -Et pourtant, mon bon, tu sauras qu’à certains moments cette veste marine -me fait l’effet de la robe de Nessus, cette robe empoisonnée qui entrait -dans la peau du malheureux Hercule et qu’il ne pouvait plus arracher à -la fin qu’avec des lambeaux de sa chair. Ce n’est pas qu’on me torture -ici. On exige l’ordre, le silence, la discipline, la bonne tenue -partout; mais on l’exige paternellement, et les élèves auraient mauvaise -grâce à regimber contre une autorité qui s’impose par la simple force de -la raison et du devoir. - -Mais qu’est-ce que le _devoir_? Là, mon ami, est le _hoc_, le tournant -décisif, le cap des tempêtes. Y a-t-il pour moi un devoir en dehors du -devoir chrétien? Et le devoir chrétien est-il divisible? Peut-on en -prendre et en laisser--ou est-ce un bloc qu’il faut charger tout entier -sur ses épaules? - -Au lycée, jamais ces idées-là ne m’ont préoccupé. J’allais au hasard de -l’impression, du caprice, comme une barque mal gouvernée, chassant -devant la brise, évitant les gros écueils, traînant sur les bas-fonds. -Cette vie sans but et sans règle commence à me peser singulièrement. -Tout autour de moi j’ai des camarades qui, certes, n’ont rien à m’envier -et dont plusieurs me dépassent de beaucoup par l’éducation, la fortune, -l’intelligence: je les vois obéir avec une simplicité d’enfant à toutes -les exigences du règlement, travailler avec conscience et entrain, -toujours maîtres d’eux-mêmes, toujours joyeux, comme s’ils n’avaient -rien à regretter ou à désirer. Et pourtant ils ont leurs passions, mes -passions! Il y a des moments exceptionnels où elles se trahissent par -l’effort qu’ils s’imposent pour les maintenir. - -Ce spectacle me remue parfois profondément, et je suis bien obligé de -m’avouer à moi-même qu’ils ont seuls la plénitude de la vie, la clef du -bonheur intime, tandis que mes facultés se meuvent dans le vide, comme -les longs bras d’un moulin à vent qui n’a rien à broyer. Où mes -camarades prennent-ils ce courage du devoir joyeux? - -Toujours à toi, - -PAUL. - - - - -9. _Au même._ - -23 octobre. - - -Mon cher ami, - -J’ai la réponse à la grave question qui terminait ma dernière lettre: je -la tiens du P. X***, qui est l’aumônier de la division des grands. Je te -dirai tout. Tu n’es pas un _bigot_, oh! non; mais tu n’es pas non plus -un impie. Moi, en ce moment, je serais bien embarrassé de me définir... -Une bouteille à encre! - -Voyons, que je reprenne le fil de mon récit. Donc, hier, dans l’état -d’âme pénible où je t’ai dit que j’étais, je fus appelé pour la première -fois chez le Père X***. Mes voisins, les anciens, y étaient allés l’un -après l’autre, dès les premiers jours,--«pour se remonter l’horloge», me -disait l’un d’entre eux. La chose se fait très simplement. Quand l’élève -facteur passe dans l’étude (car il y a un service postal organisé pour -la correspondance des élèves avec les maîtres), on glisse dans sa boîte -un billet, par lequel on demande à être appelé. Il n’y a que les -aumôniers et les supérieurs qu’on ait le droit d’aller voir dans leur -chambre. - -J’entrai assez inquiet, comme tu peux le penser, et parfaitement résolu -à ne pas me laisser confesser. A ma grande surprise, il ne fut pas -question de cela. Le Père m’accueillit comme avaient fait et le Père -Recteur et mon professeur, avec une gravité simple, affectueuse, mais -laissant percer davantage le prêtre. Il s’informa très aimablement de ma -santé, de mes difficultés d’acclimatation, de mes succès, me demanda si -j’avais trouvé de bons amis et si j’étais bien avec tous mes maîtres, -m’encouragea en quelques mots paternellement fermes à continuer de -remplir mon devoir en jeune homme raisonnable et chrétien. - -Je ne sais comment je me laissai aller à lui dire que je voulais bien -être raisonnable, mais que, d’être chrétien, cela me gênait davantage. -Cet aveu me valut encore un de ces regards déconcertants, comme ils en -ont tous, qui font penser qu’ils vous lisent au fond de l’âme. Je dus -rougir un peu: - -«Vous croyez donc, mon fils, qu’il y a bien loin d’un garçon raisonnable -à un bon chrétien? - ---Je le crains. - ---C’est une erreur: il n’y a qu’un pas, et ce pas, vous le ferez, s’il -n’est pas fait, parce que vous me semblez homme à marcher droit. -D’autres, parmi vos camarades, l’ont fait avant vous et ne sont -aujourd’hui parfaitement raisonnables que parce qu’ils sont résolument -chrétiens. - ---Je vois bien de qui vous parlez; ils m’étonnent assez, tous les jours. -On dirait que rien ne leur coûte ni ne leur pèse. Comment font-ils? - ---Mon enfant, ils aiment leur devoir parce qu’ils aiment le bon Dieu et -qu’ils prient. - ---Je ne sais pas prier et je ne connais guère le bon Dieu. - ---Est-ce que vous n’avez pas fait votre première communion? - ---Mais si; je l’ai même bien faite: je m’en souviens quelquefois à la -chapelle. - ---Et vous étiez heureux, en ce temps-là? - ---Comme je ne l’ai plus jamais été depuis. - ---Il dépend de vous, mon cher enfant, que ce passé redevienne le -présent. Mais, écoutez-moi bien: ce changement doit se faire dans la -pleine liberté de votre raison et de votre cœur. Vous êtes d’âge à -réfléchir et à vous déterminer, non point par pur sentiment, mais par -conviction raisonnée. Dans quelques jours, la retraite annuelle de -rentrée vous fournira l’occasion de vous étudier, de chercher ce qui -vous manque et de faire en connaissance de cause votre choix libre et -définitif. Jusque-là, soyez simplement raisonnable; si vous ne pouvez -encore prier, je le ferai pour vous. Et s’il vous arrive des ennuis, -revenez causer avec moi. Est-ce convenu?» - -Je le promis, sans peine, et il me sembla que je sortais le cœur plus -léger, quoique sans absolution. - -Mais j’attends cette terrible retraite. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -10. _A ma sœur Jeanne._ - -27 octobre. - - - _Jeanne, ma sœur Jeanne, ne vois-tu rien venir?_ - -Je tremble sous le grand coutelas d’un Barbe-Bleue nouveau genre, et si -quelqu’un ne vient à mon secours, je suis un homme fini! Mais ne viens -pas, toi; tu n’y gagnerais que d’être immolée de la même arme. Elle ne -respecte, dit-on, ni l’âge ni le sexe, ni rien ni personne. Celui qui la -brandit est un Jésuite, et il commence demain ses lugubres opérations au -collège sous forme d’une _Retraite_. - -Comprends-tu cela? Vois-tu ton petit frère, le _potache_, écoutant dans -un profond recueillement, durant trois longs jours, une bonne douzaine -de sermons, d’une heure chacun, sur la mort, l’enfer et autres sujets -tout aussi récréatifs, qui lui reviendront la nuit en cauchemars -effroyables? - -Mais cela, ce n’est pas le pire. Le vois-tu obligé, pour faire comme -tout le monde, d’aller se jeter aux pieds du Père Barbe-Bleue et de lui -raconter par le menu toutes ses petites fredaines, voire même les -grosses, s’il y en avait par hasard, et de s’en repentir à fond, et de -lui promettre, dorénavant, de s’encapuchonner dans la pratique de toutes -les vertus? Qui sait? Il va peut-être m’ordonner, sous peine d’éternelle -damnation, de prendre le froc pour l’expiation de mes péchés et pour le -salut de mon âme noire! Tout est possible, et je ne me sens rien moins -que rassuré. - -Mais peut-être ai-je tort. Jean ton semblable se moque de moi, lorsque -je lui parle de mes craintes, et me répond: «Eh bien, quoi? Tu te -confesseras: ce sera l’affaire d’un quart d’heure, au plus, et après tu -seras heureux pour des années.» J’ai quelquefois envie de le croire sur -parole. Qu’en penses-tu, petite sœur? Car, il faut bien que je te le -confesse avant de me confesser à ce Père missionnaire, depuis que je -vois tant de gens heureux autour de moi, je me trouve par moments le -plus malheureux des hommes de ne pas leur ressembler, parce que je sens -très bien qu’ils sont dans le vrai et moi dans la... crotte. - -Chère petite sœur, tu es une bonne âme. Je t’ai écrit l’autre jour ne ne -pas trop prier pour moi; j’étais un sot. Durant ces trois jours, va te -mettre le plus souvent que tu pourras devant la Vierge dont je t’ai fait -cadeau et demande-lui pour moi, à deux genoux, tout ce que ton cœur -aimant et pur t’inspirera. Ce ne sera jamais trop. - -Cette lettre-ci, tu peux la montrer à maman. Qu’elle prie avec toi pour -son mauvais garnement de Paul, afin qu’il se... _convertisse_. Le mot -est lâché, il me soulage. Je vous ai souvent fait de la peine; je -voudrais mériter votre pardon. - -Aimez-moi encore un peu. - -Votre PAUL. - - - - -11. _A ma mère et à ma sœur._ - -1er novembre. - - -A quoi sert de vous écrire séparément, puisque, d’après l’aveu de -Jeanne, vous me trahissez l’une à l’autre, à qui mieux mieux? Où vais-je -désormais porter mes secrets? - -J’en ai un bon à vous dire, aujourd’hui, et tellement extraordinaire que -vous ne voudriez peut-être pas y croire, si un autre vous le disait; -mais moi, vous le savez, je ne mens pas: c’est ma seule vertu. - -Écoutez une histoire: elle ne sera pas longue. - -Il y avait une fois une grosse chenille qui faisait peur à voir, tant -elle était laide et lourde et velue et goulue. Un beau soir, elle se mit -en chrysalide, c’est-à-dire dans une espèce de boîte à métamorphoses. -Elle y resta trois jours. Et, le quatrième jour, devinez ce qui en -sortit... - -Un gros papillon, pensez-vous? - -Nenni. Il en est sorti un _Jésuite_. - -J’ai jeté bas le vieil homme, qui était une loque; on m’a revêtu d’un -habit neuf, immaculé, et je le garderai tel, s’il plaît à Dieu. - -Vous avez bien prié, maman; tu as bien prié, Jeanne. Je vous en remercie -et je suis bien heureux, de mon bonheur et du vôtre. Embrassez-vous pour -moi. Je regrette de ne pouvoir glisser mes deux joues entre vos deux -bouches; mais vous viendrez me voir, pour voir si vous me reconnaîtrez. - -Dieu soit béni! - -Votre PAUL, qui vous aime dix mille fois. - -Le redouté P. Barbe-Bleue, à qui je me suis confessé, a été pour moi bon -comme du pain frais. Tu feras bien, Jeanne, de le retenir d’avance pour -quand tu commettras ton premier gros péché. C’est un homme qui ne paye -pas de mine, qui est voûté, qui n’a pas de voix, qui tousse et qui -prise; mais il a le Saint-Esprit. Il se nomme le P. X... - - - - -12. _De ma mère et de ma sœur._ - -3 novembre. - - -Cher enfant bien aimé, - -Oui, que Dieu soit béni! Tu ne sauras jamais combien ce mot, et ta -lettre, et la nouvelle de ta _conversion_ m’ont fait de plaisir et de -bien. Il me semble que le bon Dieu t’a donné à moi une seconde fois. Et -c’est un peu la vérité, puisque l’ancien Paul a disparu et que mon Paul -d’aujourd’hui n’a plus gardé de son passé que son cœur filial, épuré et -transfiguré par l’innocence reconquise, par l’amour de son Créateur et -par la volonté de lui être désormais fidèle à travers tout. - -Je ne te dirai pas, Paul, le nombre des larmes que m’a coûté ton âme et -je ne t’en reparlerai plus jamais: qu’importe maintenant? Elles sont -mille fois rachetées par celles de ce matin, les plus douces de ma vie. -Te voilà mon vrai fils! Merci. - -Après déjeuner, j’ai donné ta lettre à ton père. Il l’a ouverte avec -empressement, comme toujours. Je l’observais. A mesure qu’il lisait, son -front s’est plissé. A un moment, sans doute quand il t’a vu sorti de la -chrysalide sous la forme d’un _jésuite_, il a eu comme un soubresaut. -Mais il a continué jusqu’au bout, m’a rendu la lettre et s’est mis à se -promener de long en large, sans rien dire. Seulement il était devenu -très pâle. - -Je lui demandai: «Etes-vous malade? - ---Non. - ---Ou fâché? - ---De quoi? - ---De cette lettre. - ---Elle m’a donné un coup; mais...» Il hésitait. - ---«Vous donnez tort à Paul? - ---Non, mais je veux voir la suite.» - -Tu es donc averti, mon cher enfant: on jugera ton changement sur les -effets qu’il produira dans ta conduite. Moi, je n’ai pas d’inquiétude: -je sais ce que vaut ton cœur et ce que peut la grâce du bon Dieu. Mais -défie-toi de deux écueils également dangereux, la présomption et le -découragement; prie, prie beaucoup, demande conseil et sois un homme. - -Je t’embrasse et te bénis _maternellement_: c’est tout dire, n’est-il -pas vrai, mon Paul? - -TA MÈRE. - - -Je ne peux pas t’écrire raisonnablement cette fois, mon petit frère: je -suis folle de joie, folle de toi. Si tu étais là, je te mangerais _comme -du pain frais_. Oh! que je suis heureuse de te savoir maintenant tout à -fait heureux, parce que tu vas devenir tout à fait bon! si cela te coûte -un peu au commencement, à cause de l’habitude que tu n’as pas encore, -nous t’en dédommagerons bien, va, maman et moi, par notre affection, et -nous t’aiderons de nos prières. Je ne prierai plus que pour toi--et pour -papa: car il faudra que lui aussi se convertisse. - -Tu parlais de pardon pour le passé. Quelle drôle d’idée! Est-ce qu’on -songe encore à ça? - -Je t’embrasse dix millions de fois. - -JEANNE. - - - - -13. _A Louis._ - -7 novembre. - - -Mon cher ami, - -Je te sais infiniment gré de prendre au sérieux le travail d’évolution -qui s’opère en moi depuis trois semaines. Il y a des choses dont il ne -faut pas rire. Moi-même, dans l’ancien temps, je n’ai pas toujours -compris ce respect nécessaire des secrets de l’âme: je le regrette -aujourd’hui. Ce qui vient de se passer dans la mienne m’a guéri à tout -jamais, je l’espère, de l’envie de plaisanter autrui. - -Cette retraite dont j’avais tant peur, m’a retourné. Ce que j’étais -avant, tu le sais mieux que personne; tu as connu, pour les avoir -partagés plus d’une fois, mes rêves, mes légèretés d’esprit, mes -faiblesses de cœur. Mais tu ne savais pas tout: il y a des replis de -conscience où l’on ose à peine regarder soi-même et qu’on n’ouvre jamais -au regard d’un ami, même du meilleur, surtout du meilleur, par crainte -de déchoir dans son estime. - -Grâce à ma mère et à ma sœur, je n’avais pas perdu la foi; mais je suis -bien obligé d’avouer que, dans la pratique, ce résidu me gênait peu. Au -lycée (je ne t’apprends rien), nos professeurs les plus honorables -respectaient surtout l’incrédulité de leurs élèves et se gardaient -soigneusement de prononcer le nom de Dieu. Le pauvre aumônier qui, dans -la semaine, nous faisait par ordre une heure de religion et, le -dimanche, un quart d’heure de sermon, n’était guère écouté. Tu te -rappelles comment, un certain jour de fête où il dépassait les quinze -minutes réglementaires, un frottement de pieds général le fit descendre -de chaire. A Pâques, toujours par ordre, on allait le voir; mais c’était -pour lui dire poliment qu’on n’avait rien à lui dire; et j’entends -encore les stupides quolibets de tel de nos condisciples sur ceux -d’entre nous qui, pour le plaisir des calotins, allaient se faire -plaquer sur la langue un pain à cacheter gratuit. - -Hélas! que n’ai-je pas entendu en ce genre et dans tous les genres, -durant ces récréations mornes, où, par petits groupes fermés, sous l’œil -indifférent des pions relégués à l’autre bout de la cour, nous devisions -sans contrainte aucune dans les _bons coins_!... Oh! ces conversations! -Que de fois je les ai maudites depuis trois jours! - -Les élèves des jésuites sont-ils tous irréprochables sur ce dernier -point? Sont-ils une collection d’anges? Je ne voudrais pas l’affirmer. -Mais ce qui ne souffre pas le moindre doute, c’est que les conversations -honnêtes, qui étaient l’exception au lycée de Z..., sont ici la règle. -Je n’ai pas entendu un mauvais propos depuis le jour de mon arrivée. Ce -respect général de la décence m’a extraordinairement frappé. Quand j’ai -voulu en chercher la cause, il a bien fallu me l’avouer: les langues -sont chastes, parce que les cœurs aussi le sont ou du moins le veulent -être. J’ai longuement réfléchi là-dessus et sur bien d’autres choses. - -Le prédicateur de la retraite a été le contre-pied de ce que je -craignais. Je m’attendais à de la mise en scène, à des coups de tonnerre -ou de tam-tam, à des effets oratoires dans le genre terrible, évocations -de démons et de damnés, apostrophes à faire trembler les vitraux. Rien -de tout cela n’est venu. Avec un ton de raison calme et parfaitement -convaincu, mais pénétré du désir partout visible de nous éclairer, il -nous a exposé le grand mystère de notre destinée en ce monde, le malheur -de perdre son âme immortelle, le devoir et le bonheur de servir Dieu. - -Ce n’est pas plus malin que cela. Mais j’ai appris là du neuf, mon ami, -et j’ai regretté que tu n’y fusses pas pour l’entendre: tu aurais conclu -avec moi qu’en y pensant sérieusement, il faut être fou pour ne pas être -chrétien. Je te traduis la chose un peu rudement: mais c’est la vérité -vraie. Et de cette vérité j’ai, avec l’aide du Père missionnaire, tiré -pour moi les conséquences pratiques: je me suis confessé, j’ai communié -et je serai désormais chrétien, non pas à demi, mais à fond. - -J’ose espérer, mon cher Louis, que je n’expierai pas ce changement par -la perte de ton amitié, qui, malgré nos erreurs communes, me reste -précieuse. Tu n’es qu’un égaré, comme je l’ai été, et tu vaux mieux que -je ne valais encore il y a trois jours. - -Quant à mes autres amis du lycée, ils penseront et diront de moi ce qui -leur plaira: leur opinion là-dessus est à présent le dernier de mes -soucis. Je leur souhaite d’être aussi heureux que je le suis. - -Ce souhait, mon cher Louis, s’adresse tout d’abord à toi. - -Adieu, mon ami. - -PAUL. - - - - -14. _Au même._ - -15 novembre. - - -Mon cher ami, - -Merci pour ta franchise. Il est bien convenu que cette qualité -inestimable reste la loi fondamentale de notre amitié. Je vais te rendre -la pareille. - -Comme il sied à un futur avocat, tu plaides en faveur de ma conversion -les circonstances atténuantes: permets-moi de répondre sans ambages que - - _... je n’ai mérité - Ni cet excès d’honneur ni cette indignité._ - -Il y a de ta part une erreur absolue, quand tu supposes que les Jésuites -ont exercé une _pression savante_ sur mon imagination ou ma conscience. -Tu dois savoir que je ne suis pas de caractère à l’admettre: on m’a -toujours dit que je possédais un naturel d’âne rétif, qui recule quand -on veut le faire avancer contre son idée. A vrai dire, je m’attendais à -cette pression, tout disposé à me garer contre; mais on n’a employé pour -me convertir ni force ni ruse. - -Avant la retraite, j’avais reçu de mes nouveaux maîtres ou de mes -condisciples divers avis, très rares d’ailleurs et parfaitement -courtois, provoqués par mon ignorance des usages de la maison; mais je -n’ai eu à subir ni un reproche, ni une menace, ni une sollicitation -quelconque, relativement aux pratiques religieuses. Pères et élèves ont -eu pour moi de bons procédés, qui tendaient à me rendre la vie de -collège moins désagréable et le devoir plus facile: voudrais-tu qu’ils -eussent fait le contraire? Et de quel droit affirmes-tu qu’il se cachait -là-dessous une conspiration machiavélique contre ma naïveté de débutant? -Il faudrait des preuves. S’il en existait, sois sûr que ma défiance -première les aurait aperçues. - -Quant à la retraite, je t’ai dit comment les choses se sont passées. Je -n’ai subi ni enjôlement ni emballement. Je suis simplement revenu, par -raison et par conviction réfléchie, à la foi de mon enfance et aux -obligations de mon baptême. En d’autres termes, je suis rentré dans le -devoir intégral--et je m’en trouve fort bien. Jamais je n’ai été plus -gai, plus heureux de vivre, de travailler et d’obéir. Mes journées -passent avec une rapidité qui n’a de comparable que celle de mes nuits; -je n’ai plus le loisir de broyer du noir, ni d’entreprendre des voyages -dans la lune. Je me sens dans le réel et dans le bien, et je ne désire -rien au delà pour le moment. - -Après cela, mon cher, je ne t’en veux pas de me faire sentir le -contre-coup de tes préjugés: il y a trop peu de temps que je les -partageais encore. Seulement, entre nous deux, il existe à présent une -grave différence. J’ai le droit de dire comme César, avec une variante: -«_Je suis venu, j’ai vu et j’ai _été vaincu_._» Toi, tu n’as pas vu. - -Je ne prétends pas faire le procès de l’éducation morale qu’on reçoit, -que j’ai reçue au lycée de Z. Mais, puisque tu en entreprends -l’apologie, parlons-en un peu, _sans complaisance ni animosité_, comme -dit le profond Tacite--un brave homme qui a toute mon estime. - -En dehors de quelques phrases pompeusement banales, que nous -applaudissions à grands coups de talon aux distributions de prix (on y -applaudit tout, parce que c’est la fin), as-tu souvent constaté chez nos -communs éducateurs la préoccupation de faire de nous, je ne dis pas des -chrétiens--on n’y songeait guère--mais des hommes de bien? Le proviseur -s’inquiétait surtout de sauvegarder la réputation du _bahut_ contre nos -révélations indiscrètes et contre les plaintes de nos familles, écho des -nôtres, sur la soupe. Parmi nos professeurs, les moins mauvais étaient -protestants ou juifs; les autres, pour la plupart, francs-maçons ou -athées. Peut-être, en cherchant bien dans la pénombre des emplois -modestes, aurait-on découvert un ou deux honnêtes cléricaux, dont la -grande préoccupation allait à ne pas être connus pour tels. Je n’en sais -qu’un, M. P***, auquel son talent hors ligne a fait pardonner ses -convictions catholiques franchement affichées: mais, dès qu’on a pu se -passer de lui, il est parti. Quant aux malheureux pions, ils nous -donnaient généralement l’exemple du plus parfait débraillé, et nous -connaissions les _rigolades_ qu’ils se payaient en ville. - -Il est vrai qu’on nous faisait marcher au son du tambour et au pas, -comme à la caserne. Cet agréable exercice, poussé avec persévérance et -conviction pendant huit ou dix ans, suffit-il pour apprendre à marcher -droit plus tard dans le chemin de la vie? On avait l’air de le croire; -mais il m’est venu là-dessus des doutes sérieux. - -Tu me diras que, si quelque chose manquait encore à notre vertu, on nous -fournissait l’occasion d’y suppléer entre nous par le _frottement -mutuel_: car, ainsi que du choc des idées jaillit la vérité, ainsi du -contact des passions doit jaillir la moralité. Belle théorie, que nous -acceptions de confiance, sans y rien comprendre: que nous importait en -pratique? Par le fait, c’est une _blague_. L’expérience m’a, hélas! -appris que certaines passions, et non les meilleures, au lieu de se -détruire au frottement, se combinent et s’ajoutent: ce qui s’ensuit, tu -le sais comme moi. - -Ici l’on a, je crois, la prétention de faire, aussi bien qu’ailleurs, -des savants; mais il n’est pas besoin d’y avoir passé huit jours pour -s’apercevoir qu’avant tout on veut former, comme on disait au grand -siècle, des _honnêtes gens_. La loi du respect, si peu connue où tu es, -et le sens chrétien du devoir, dont la notion même n’est pas admise au -lycée, dominent tout dans ce collège et donnent au système d’éducation -une puissance moralisatrice à laquelle un esprit droit ne saurait -longtemps résister. - -Je me flatte peut-être en me décernant une place parmi ces esprits-là: -le fait est que je ne résiste plus et n’en ai même nulle envie. En ce -moment, mon ami, je ressemble à un de ces appartements longtemps fermés, -sombres et froids, dont les fenêtres viennent de s’ouvrir toutes grandes -au soleil levant: le flot de lumière entre, éclaire tout, réchauffe -tout, assainit tout, et, en même temps, l’âcre odeur des recoins -poussiéreux ou moisis se fond insensiblement dans la délicieuse -fraîcheur des parfums printaniers. - -Si je continuais, je ferais des vers--dont tu te moquerais. Tu n’es -qu’un profane! - -Et cependant il pleut. C’est même à cette circonstance fâcheuse que tu -dois cette longue missive: la promenade n’étant pas possible, nous avons -_étude libre_, c’est-à-dire que chacun fait ce qu’il veut, en silence, à -son pupitre. Cela me prive du plaisir de causer durant deux ou trois -heures de marche avec Jean; mais je me suis bien dédommagé avec toi. - -Ne sois pas jaloux: il y a dans mon cœur place pour deux. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -15. _Au même._ - -24 novembre. - - -Mon cher ami, - -Des _moules_? Assurément elles ne font pas défaut parmi mes condisciples -actuels. Il y en a même deux espèces. L’une, je l’ai déjà rencontrée -ailleurs, ce sont les _grosses moules_, qui ont pour caractéristique et -pour excuse la bêtise native. Ce n’est pas leur faute s’ils sont bêtes, -et, du moment qu’ils le sont, il leur est difficile de ne pas le laisser -paraître quelquefois, malgré tous leurs efforts, en vertu de -l’impitoyable dicton lorrain: - - _Quand on est veau, c’est pour un an; - Quand on est bête, c’est pour longtemps._ - -Ceux que je vois sont forts en chair, hauts en couleur, avec des yeux -ronds qui s’étonnent de tout, avec des jambes et des bras balourds -qu’ils ne savent où fourrer. Ils sont incapables d’éviter le moindre -casse-cou et de parer le plus innocent des horions. Pas méchants, sauf -quand ils se mettent en colère contre un de leurs semblables; car alors -ce sont des moutons enragés, c’est-à-dire ce qu’il y a de pire au monde -et de plus amusant à regarder. Mais généralement ils ont bon caractère: -ce sont des nullités qui ne demandent pas mieux que de passer inaperçues -et qui, de fait, ne comptent pas dans une division--si ce n’est, hélas! -à table... Comme ils ne gênent personne, on ne les taquine pas, et leur -éducation se poursuit sans encombre, s’achèvera sans bruit et se -couronnera vraisemblablement par un bon petit mariage chrétien. Ils -seront d’excellents pères de famille, maires de leur commune, et de très -fermes soutiens de la bonne cause. C’est ce qu’on nous dit pour nous -empêcher parfois de leur _former le caractère_ en les houspillant. - -La seconde espèce se voit plus rarement au lycée: ce sont les _petites -moules_, les moules fines, gentilles, délicates, anges ou demoiselles, -qu’on a peur de casser en les heurtant et qui ont peur elles-mêmes de se -fêler en remuant trop vivement. Enfants de bonnes familles plus ou moins -aristocratiques, élevés doucement, tendrement, par des femmes, chétifs -de santé, habitués dès l’enfance à toutes les attentions et à tous les -ménagements. Timides et gauches, ils se réfugient volontiers dans le -règlement, parce qu’il les protège, et s’accrochent instinctivement aux -soutanes des surveillants par ressouvenir des jupes maternelles. Ce sont -les _innocents_ de la division: on ne les qualifie pas plus durement, -parce qu’ils tiennent assez souvent la tête des classes et que les -élèves gardent toujours le respect de la supériorité intellectuelle. -Mais en récréation, où l’intelligence compte beaucoup moins que les -aptitudes physiques, malheur aux _innocents_ qui se font tirer l’oreille -pour prendre part au jeu, ou qui, par maladresse, font perdre leur camp! -On se charge alors, par charité pure, de leur administrer _verbo et -opere_ une trempe fraternelle qui, à la longue, ne peut manquer de -produire sur leur tempérament un effet salutaire: car avec des gens -intelligents il y a toujours de la ressource. Les surveillants regardent -faire, du coin de l’œil, et n’interviennent qu’au moment où le -dégourdissage menace de tourner en abus de la force. - -Les _petites moules_, dans leur timidité maladive, sont du moins -simples, modestes, bons enfants en général: je les préfère cent fois à -l’exécrable engeance des _poseurs_ avec leur taille toujours cambrée et -leur cou d’oie emprisonné à l’anglaise dans un immense carcan de -gélatine, suant la pommade et la morgue par tous les pores de leur -précieuse personne. Ils sont, Dieu merci! peu nombreux et n’ont pas même -assez d’esprit pour voir combien ils sont ridicules. Je me rappelle -avoir lu quelque part qu’on cesserait d’être bête, si l’on pouvait -arriver à croire qu’on l’est. Ces _poseurs_ n’en sont pas encore là: ils -se tiennent pour des gens de valeur, parce qu’ils se croient des gens -_comme il faut_, et ils écrasent de leur pitié les pauvres mortels qui -se piquent, non pas d’être à la mode du jour, mais de préparer -sérieusement leur avenir, et qui, dans cet avenir, voient autre chose -que des courses, des chasses ou des parties de plaisir. Les pauvres -sots! On la leur rend avec usure, leur pitié... Mais ça ne les changera -pas. - -Quelques-uns pourtant ne manquent pas de moyens: ceux-là constituent, -dans le genre _poseur_, l’espèce des _pédants_. Il y a ici un -rhétoricien qui en est le type achevé. Parce qu’il a trois poils au -menton, il joue l’oracle perpétuel: il a tout vu, tout lu. Du haut de -ses quatre pieds six pouces, il juge souverainement les hommes et les -œuvres, surtout les plus modernes, qu’il connaît à fond pour en avoir -entendu parler pendant les vacances. Il a un oncle qui est -académicien--de province, mais en attendant mieux--et dès lors on -conçoit que le neveu ne peut pas être un esprit ordinaire. Il semble -bien l’entendre ainsi: que faire à cela? Notre professeur, qui le -connaît bien, ne manque pas les occasions de le rappeler à la modestie -et au bon sens: le petit bonhomme baisse son nez retroussé, puis, -l’orage fini, le redresse plus impertinent que jamais. Est-ce de -l’orgueil? Je croirais plutôt que c’est une manie, provenant d’un culte -exagéré pour le grand homme son oncle. Nous l’avons baptisé lui-même _le -grand homme_: il fait semblant d’en être flatté, mais ça le vexe, et, ce -qui vaut mieux, ça l’oblige quelquefois à se taire. - -Si tu es un peu surpris de tous ces méchants portraits, je te dirai que -nous étudions en ce moment La Bruyère, pour lequel je m’avoue un petit -faible. Et, comme mes vieilles habitudes de caricaturiste se trouvent -contrariées par le règlement des Jésuites, je me rattrape comme je puis, -sous le beau prétexte d’amour de l’art. - -C’est peut-être mal. - -Quoi qu’il en soit, après avoir lu ce qui précède, je t’entends crier -vertueusement au scandale: «Quoi! Chez les bons Pères, on admet ces -défauts-là? On tolère des petites et des grosses _moules_, des _poseurs_ -et des _pédants_? Cela renverse toutes les idées courantes sur la -réputation éducatrice des Jésuites.» - -C’est exactement ce que, dans mon indignation de néophyte, j’ai objecté -à mon sage ami Jean. Il m’a répondu: «Mon gros (c’est sa façon de -m’appeler, quand il va me dire des choses aimables), ça me fait de la -peine de te voir si borné. Trouve donc moyen de rallonger un peu ton nez -pour reculer tes horizons. - ---Merci. - ---Il n’y a pas de quoi. Mais, dis-moi, quand tu es entré ici, étais-tu -parfait? - ---Dame! non. Je ne le suis même pas encore. - ---Ah! _Habemus confitentem reum._ Et pourquoi t’y a-t-on amené? - ---Maison de correction. - ---Et si, après ton entrée, voyant que tu n’étais point parfait, on -t’avait, pour te corriger, fourré sommairement à la porte? - ---Tu n’aurais pas en ce moment le plaisir délicat de me faire poser. - ---Soyons sérieux. Aurait-on bien fait? - ---On aurait eu grand tort, parce que je ne me serais jamais consolé de -perdre tes salutaires leçons, soutenues par de si admirables exemples. - ---Vil flatteur! Ça remonte bien plus haut que moi. Il faut remercier tes -maîtres et les miens, dont l’indulgence t’a fait crédit du temps -nécessaire à ton amélioration et dont le dévouement patient, vigilant, -inconfusible, travaille sans relâche, sans même que tu t’en aperçoives, -à achever en toi l’œuvre commencée par ta bonne volonté avec l’aide de -Dieu. Comprends-tu? - ---Jean, l’un de nous deux est une bête... et ce n’est pas toi! Voici ma -patte. Merci.» - -PAUL. - - - - -16. _Au même._ - -5 décembre. - - -Mon cher Louis, - -Ce que tu réclames de mon prétendu talent d’observation est un vrai -travail! Tu ne songes pas que mes lettres sont le meilleur de mon repos, -mais à condition que ma plume ait _la bride sur le cou_, comme celle de -la marquise (sans comparaison). Si tu veux m’obliger à prendre le petit -pas et la route pavée, je préférerais faire du grec, qui, sous la -baguette magique de mon professeur, commence à perdre pour moi son -horrifique laideur de langue morte. Sais-tu que Démosthène est un fier -lutteur et Homère un bonhomme incomparable, et qu’on gagne à les -connaître tous deux? - -Mais, puisque tu y tiens, je vais essayer de te décrire le mécanisme de -ma jésuitière, pour autant que je l’ai vu fonctionner depuis près de -trois mois. - -_Ab Jove principium._ Le Jupiter, ici, ce n’est pas le P. Recteur, du -moins pour les élèves. Il représente pour eux presque une divinité -cachée, quelque chose comme l’antique Destin, qui se contente de régler -souverainement la marche des choses, mais n’exécute pas lui-même ses -arrêts. C’est le P. Préfet qui tonne et qui rayonne, qui fait la pluie -et le beau temps, qui puise dans les deux tonneaux olympiens et -distribue avec équité le sucre des récompenses et le poivre sec des -châtiments. Le P. Recteur se réserve seulement le droit de grâce et les -faveurs plus insignes; il préside les _séances_ solennelles à la _grande -salle_, attache les croix d’honneur sur la poitrine des premiers de -classe, chaque semaine, et donne quelquefois, toujours trop rarement, -des congés supplémentaires. - -Essentiellement bon prince, il s’en faut pourtant que ce soit un roi -fainéant. Il voit tout, par ses yeux ou par ceux d’autrui; il sait tout -(par son petit doigt, dit-on aux gosses), jusqu’à stupéfier quelquefois -tel coupable qui se croyait profondément ignoré. Bref, sans presque -paraître, on sent qu’il est l’âme partout présente du collège. Ses -décisions sont d’ailleurs sans appel. Quand le P. Préfet ou le F. -Portier vous ont répondu que le P. Recteur _n’est pas d’avis_, tout est -dit. J’aime cela, parce qu’on sait à quoi s’en tenir. - -Pour en revenir au P. Préfet, il est, contrairement au P. Recteur, -l’homme qu’on voit partout. Pas un mouvement d’ensemble ne se fait sans -qu’il y préside ou en surveille l’exécution: cela garantit l’ordre -général. Mais, de plus, il entre dans les mille détails de la vie -journalière, réglant les heures des classes et des leçons d’agrément, -les jeux et les bains de pieds, la hauteur des cols de chemise et la -couleur des cravates, les arrêts et les retenues. Il est vrai que pour -la partie matérielle il se fait aider par le P. Sous-Préfet, mais il -garde toute la responsabilité. C’est sa griffe qui, imprimée sur le -billet jaune qu’on appelle _admittatur_, constitue le mot de passe pour -obtenir un mouchoir du F. Linger ou une tisane du F. Infirmier, pour -être admis en classe sans devoir ou sans leçon le lendemain d’une -migraine, pour faire le moindre pas en dehors de sa division. Sans ce -précieux papier, on est sûr de rencontrer, juste au coin où on ne -l’attendait pas, un impitoyable surveillant général, vulgairement -_rôdeur_, qui vous renvoie d’où vous venez, avec une tartine de pensum -ou d’arrêts. - -D’après cela, tu vas penser que le P. Préfet inspire aux élèves le -sentiment que certain ogre inspirait au petit Poucet et à ses frères? -Pour les _cancres_, c’est possible; pour les _sages_, non. Car il y a -chez lui deux hommes absolument différents: l’homme public, qui est -souvent obligé de faire figure de bois pour le maintien de la -discipline, et l’homme privé, qui, dans l’intimité de sa cellule, peut -laisser agir et parler son cœur. J’en ai fait récemment l’expérience. Un -des professeurs d’_accessoires_ s’étant plaint que j’avais l’air de ne -pas le respecter, le P. Préfet me fit comparaître. Je lui avouai qu’en -effet le ton doctoral de ce monsieur et sa manie de friser -perpétuellement ses moustaches (c’est un laïc) me donnaient parfois sur -les nerfs: de là, quelques sourires mal cachés par moi et quelques -paroles qui pouvaient sentir l’impatience. J’en fus quitte pour une -semonce paternelle et pour la promesse de surveiller un peu mieux mes -nerfs. - -Un règlement affiché au parloir avertit les parents que, pour savoir à -quoi s’en tenir sur la conduite et les progrès de leur fils, ils doivent -s’adresser au P. Recteur ou au P. Préfet. Cela paraît sage; car eux -seuls tiennent en main tous les éléments d’une juste appréciation: notes -et compositions, éloges et plaintes des maîtres, explications bonnes ou -mauvaises des élèves. L’opinion qu’ils se font ainsi de chacun d’entre -nous a de sérieuses chances d’être vraie et complète, surtout chez le P. -Recteur, qui contrôle et juge en dernière instance. - -Cette suprême garantie de justice, à laquelle chacun est toujours libre -de faire appel, est parfaitement appréciée des élèves, et, grâce à elle, -la personne sacro-sainte du P. Recteur jouit d’un respect universel. Il -vient tout de suite après le bon Dieu, peut-être même avant chez -certains: car le bon Dieu est loin, tandis que le P. Recteur est là tout -près--et a le bras joliment long! - -La suite au prochain temps libre. Tu ne dis pas merci? - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -17. _Au même._ - -14 décembre. - - -Mon cher ami, - -Hier jeudi, par exception, on nous a donné promenade, parce qu’il -pleuvait les jours précédents: on avait oublié que c’est le jour de -congé du lycée, ou peut-être n’avait-on pu faire autrement. Comme les -belles routes de ce pays se réduisent à un fort petit nombre, il y a eu -des rencontres. - -D’abord, une division de _gosses_, futurs premiers communiants sans -doute, avec un bon petit air d’innocence encore intacte. Les premiers -rangs ont gentiment ôté leur képi devant le P. Surveillant qui nous -conduisait; les suivants ont fait de même et le _pion_ aussi. Nous avons -tous rendu le salut. C’était touchant de fraternité et j’ai eu un petit -éclair de fierté pour mes anciens condisciples. J’en ai été vite puni. - -A trois cents pas plus loin, nous croisons une division de grands comme -nous. Aucun ne salua le Père. On passa les uns à côté des autres, en se -regardant au blanc des yeux, sans rien se dire. Mais à peine les lycéens -eurent-ils dépassé notre dernier rang, où marchait le second -surveillant, qu’ils se retournèrent et lancèrent un formidable _couac_, -puis un second, sans que leur pion en prît le moindre souci. C’était -grand, n’est-ce pas, et brave! - -Plusieurs des nôtres, tout frémissants de colère, crièrent au P. -Surveillant: «Mon Père, faut-il cogner?» J’ai compris qu’il répondait: -«Vous leur feriez trop d’honneur.» J’ai trouvé que ce dédain était -mérité. On obéit, non sans effort, et l’on se contenta de dauber sur la -bonne éducation des _potaches_. - -Si le Père avait permis de cogner, ma foi! j’aurais cogné comme tout le -monde. Je n’ai jamais insulté un prêtre: c’est lâche et bête. Je dois -même avouer que j’aurais eu un plaisir tout spécial à faire au pion, de -son chapeau, un collier. - -L’aventure n’a point fait de tort à nos surveillants, déjà très -respectés et très populaires. Ces deux adjectifs, qui ont un peu l’air -de jurer ensemble, expriment pourtant la vérité rigoureuse. Cela tient à -cette même fermeté, tempérée de bonté, dont je t’ai parlé l’autre jour. -Elle n’est pas le partage exclusif de tel de nos maîtres: c’est, avec -des nuances, leur caractère commun et la base évidente de tout leur -système d’éducation. Jean me dit que leur sévérité sur la discipline -vient de saint Ignace leur fondateur, qui a été soldat, et de leurs -habitudes de régularité monastique. Quant à la bonté qui s’y mêle, il -n’y a point à en chercher la source ailleurs que dans leur cœur de -prêtre et dans leur fervent et constant désir de nous rendre meilleurs. -Nous sommes la raison même de leur vocation--leur _croix_ et leur -_joie_, disait l’un d’eux--et pour résumer tout, mon cher, on sent -qu’ils nous aiment. - -Ici, pas la moindre trace de ce formalisme officiel qui se traduit au -lycée, dans toutes les grandes circonstances, tristes ou joyeuses, par -la froide appellation de _jeunes élèves_! L’effet, je t’assure, est tout -autre, quand, après une de ces proclamations de notes qui se font en -public, devant maîtres, élèves et parents, au jour de la sortie générale -du mois, le P. Recteur commence son allocution par ces simples mots: -«_Mes chers enfants!_» Il n’est pas besoin d’effort pour sentir du -premier coup que c’est le père de famille qui va parler, et que toutes -ses paroles, éloges, blâmes, conseils, lui seront dictées par -l’affection. Aussi elles vont droit aux cœurs, dont elles remuent les -meilleures fibres. - -Tu devines maintenant que la maxime de l’âne de la Fontaine: - - _Notre ennemi, c’est notre maître,_ - -n’a pas grand cours ici et n’y trouve guère d’applications. L’affection -appelle l’affection et la bonté engendre le bon esprit. Il existe -naturellement des degrés dans la sympathie des élèves pour leurs -différents maîtres; à côté des pères, il y a des oncles ou de simples -cousins: mais avec tous, jeunes et vieux, on est à son aise. On ne songe -pas à éviter leur rencontre: c’est au contraire une bonne fortune d’en -_accrocher_ un par hasard dans un corridor et d’en recevoir un mot -aimable. Je dormirais mal, si le soir, en passant devant mon surveillant -de dortoir, je ne pouvais lui dire un: _Bonsoir, mon Père_, et s’il ne -me répondait: _Bonsoir, mon fils._ Il y a deux jours, n’étant pas -content de ma tenue en allant au réfectoire, il m’a appelé Ker tout -court: j’en ai perdu l’appétit au dîner--et pourtant c’était jour de -frites!... Mais sais-tu seulement ce que c’est que nos frites? Est-ce -qu’on songe à vous donner des frites au lycée? Il y faudrait pour le -moins un ou deux décrets ministériels. Tu n’as rien vu, mon cher, et -rien mangé de bon! - -Il faut dire que notre premier surveillant est la meilleure pâte d’homme -qu’on puisse rêver: gros, rond, franc, tout d’une pièce, aimant à rire, -sauf quand il s’agit du réglement et des convenances. Aussi n’a-t-il -qu’à lever le doigt pour être compris et obéi. Il est prêtre, confesseur -très couru de la division voisine, prédicateur très apprécié des élèves -et musicien remarquable. - -Son collègue est beaucoup plus jeune, notre aîné de quelques années, -vif, ardent, un pétard toujours prêt à partir, bon et beau joueur, -souple et nerveux: à la tête d’une partie de barres ou de drapeau, il -est d’une crânerie superbe avec sa soutane et ses manches retroussées, -ses poings en arrêt, son œil fulgurant. Il faut voir comme il enlève son -monde à l’assaut d’une position ennemie! C’est un délire de bravoure, -qui, derrière lui, précipite la moitié de la division, et l’autre moitié -est vaincue d’avance, à moins d’une lutte absolument désespérée. Nous -avons failli déjà le porter en triomphe. - -Il s’ingénie de mille manières à varier nos petits plaisirs en cour, en -promenade. A la dernière sortie, les élèves dont les parents n’avaient -pu venir (j’en étais) sont partis avec lui dès le matin pour une -excursion dans la montagne. Musique militaire, composée d’un clairon et -de plusieurs mirlitons; pique-nique près d’une source limpide; chants et -joyeux devis jusqu’à la nuit tombante. L’un de nous s’étant un peu -blessé, le surveillant le soigna avec une sollicitude de maman-gâteau. -Comment veux-tu qu’on ne s’attache pas du fond de l’âme à des hommes qui -identifient ainsi leur vie avec la nôtre? Et quand ensuite, l’heure -venue, le surveillant donne son coup de sonnette qui rappelle au devoir -sérieux, ou quand il vous demande, au nom de la règle, un de ces mille -petits efforts qui constituent la vie d’écolier, comment veux-tu qu’on -le refuse? Ce serait de l’ingratitude. Pour ma part, lorsqu’il est mon -adversaire à la balle au camp, je _cale_ dessus sans scrupule et sans -ménagement: c’est le jeu, la bonne guerre. Mais, si j’avais le malheur -de lui causer en n’importe quoi la moindre peine, je n’attendrais pas -une minute pour lui demander mon pardon. - -Voilà pour les surveillants. Avec les professeurs nos relations sont -encore plus faciles et plus agréables, du moins quand on appartient, -comme je m’en flatte, à la catégorie des travailleurs sérieux. Les -surveillants, chargés d’assurer l’ordre et la discipline en récréation, -au réfectoire, au dortoir, partout, du matin jusqu’au soir, et du soir -jusqu’au matin, ont une tâche complexe et souvent, quoi qu’ils fassent, -ingrate: l’homme extérieur échappe plus facilement à l’influence de -l’autorité qui veut le former ou le réformer. Le professeur s’adresse à -l’intelligence: il a ainsi, avec le rôle brillant, une prise bien -autrement puissante sur tout l’homme. L’homme, c’est son style: quand un -élève est obligé, tous les jours, pendant un an ou davantage, de livrer -par écrit le fond et la forme de sa pensée sur tous les sujets -imaginables, il se livre lui-même, avec son fort et son faible. Se -sent-on faible, on s’accroche au professeur comme le naufragé à l’unique -planche de salut, et alors s’établissent tout naturellement des rapports -de secourable condescendance, d’une part, et de reconnaissante -confiance, de l’autre. - -Cela ne doit pas être gai tous les jours, pour le professeur, si l’on en -juge par les efforts inouïs d’ingénieuse patience que nous le voyons -dépenser, souvent en pure perte, pour faire entrer des choses -rudimentaires dans quelque cerveau rebelle; car ici, mon ami, on -s’occupe de tout le monde, des premiers et des derniers, selon la seule -bonne volonté de chacun. C’est donc bien le moins, quand on a la chance -de compter parmi les _forts_, de dédommager quelque peu le pauvre -professeur par une tenue et une application sans reproche: nous tâchons -de le faire. - -Il nous le rend dans ces charmantes réunions académiques, où il convoque -régulièrement l’élite de la classe pour quelque travail supplémentaire, -pour une lecture intéressante, une causerie littéraire, et qui se -terminent quelquefois--voudras-tu le croire?--par l’épuisement... d’une -boîte de dragées, offerte au Père en souvenir du baptême d’un de nos -petits frères et qu’il nous offre à son tour. Tu conçois bien que ce -n’est pas la dragée qui fait plaisir: c’est de la croquer en famille. - -Après cela, tu es libre de m’appeler fanatique. Mais là, entre nous -deux, s’il prenait envie demain à mon brave papa de me renvoyer au lycée -de Z..., ὦ πόποι! Quelle culbute je ferais! Celle du petit Vulcain, qui -tomba de l’Olympe pendant neuf jours de suite, ne serait rien en -comparaison. - -Pardonne mon impertinente franchise. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -18. _Au même._ - -22 décembre. - - -Mon cher Louis, - -Il vient de m’arriver une histoire désagréable qui aurait pu avoir un -dénouement tragique. Je veux te la conter, pour pénitence. - -J’ai un faible que tu connais: sans rime ni raison, je fais encore -quelquefois des vers. Ce serait une manie bien innocente, vu la qualité -de mes produits, si je bornais ma verve soi-disant poétique à des sujets -inoffensifs, cantiques, pastorales, ou épopée. Mais, quelque diable sans -doute me poussant, il se trouve que mes préférences décidées vont à la -satire. Quand je vois certaines gens qui font certaines choses, j’enrage -et j’ai envie de mordre, comme un vulgaire toutou. C’est un fort vilain -défaut: vais-je m’en corriger, après la leçon que j’ai reçue? Je le -souhaite, mais je crains que ça ne soit dans le sang. - -Donc, avant-hier, le petit _grand homme_ dont je t’ai parlé posait, -faisait de l’_épate_, devant quelques illustres membres de la confrérie -des _grosses moules_. Il s’agissait de son poète favori: il est -hugolâtre. Je ne déteste pas Victor Hugo: si les poètes sont tous plus -ou moins fous, lui, c’est un fou puissant. Ainsi pense notre professeur. -Le _grand homme_ de quatre pieds six pouces admet la puissance, mais non -la folie, et, au moment où je passais, il déclamait avec un lyrisme tout -à fait convaincu la lugubre rencontre de l’âne et du crapaud martyrisé -par des gamins. Les autres béaient d’admiration, comme des huîtres à -marée montante. Je haussai les épaules: il s’en aperçut et se mordit les -lèvres. - -Mais je fis mieux, c’est-à-dire plus mal. Rentré à l’étude, j’utilisai -un moment de loisir à aiguiser une épigramme qui se terminait par ces -deux vers: - - Royal dindon qui fait sa roue - Devant sa cour d’oisons. - -Pas bien méchants, n’est-il pas vrai? Et puis les vers sont des vers: on -ne les prend pas à la lettre. Malheureusement ils circulèrent; un -artiste malicieux les aggrava, en y adaptant un air connu, et, à la -récréation suivante, quinze élèves le fredonnèrent, l’un après l’autre, -au nez de mon _grand homme_. Au quinzième, il perdit patience, vint -droit à moi, qui ne lui disais rien, et essaya de me cracher au visage. -Dame! je répondis du tac au tac--et sa joue claqua. Il cria: «Lâche!» et -esquissa un coup de pied, qui ne réussit point: seconde claque. Alors le -pauvret se mit à pleurer. Cela me calma net. - -Mais le mal était fait et le feu dans la ruche, je veux dire dans la -division. La majorité des élèves, par antipathie pour l’autre, tenaient -pour moi: quelques-uns, les oisons, m’en voulaient. J’allais devenir un -brandon de discorde, l’auteur d’une guerre civile. - -Les deux surveillants, qui, au fond (je m’en doutais bien), n’étaient -pas trop fâchés de la leçon donnée au royal dindon, mais qui -regrettaient l’esclandre, se consultèrent; puis le vieux vint me dire: -«Paul, je ne veux pas apprécier votre conduite: mon devoir est d’en -référer au P. Préfet.» Je voulus me justifier: «Non, fit-il doucement; -ce n’est pas le lieu ni le moment: je crains que vous ne soyez pas -encore assez maître de vous pour bien voir les choses. Allez trouver -votre Père spirituel: il vous dira ce que vous devez penser et ce que -vous devez faire. On n’en parlera qu’après au P. Préfet.» - -J’obéis sans difficulté. Le Père spirituel m’écouta, comme toujours, -avec attention et bienveillance. Quand j’eus tout loyalement raconté: - -«Mon fils, dit-il gravement, êtes-vous fier de ce que vous avez fait?» - -J’avais grande envie de répondre que oui: je ne sais pourquoi je n’en -eus pas le courage. Le Père continua: - -«Qui de vous deux était le plus fort?» - -Voyant venir le coup, je pris la tangente: - -«Pouvais-je me laisser cracher à la figure sans châtier ce bout d’homme -rageur? - ---Peut-être que non. Mais à qui la faute, si le bout d’homme rageait? A -sa place, ridiculisé et chansonné publiquement, auriez-vous gardé votre -sang-froid?» - -Je répondis par un signe de tête négatif. - -«Eh bien, mon fils, de quel droit demandez-vous à d’autres un effort -dont vous ne vous sentez pas vous-même capable?... Cet enfant a eu tort -de vous insulter comme il l’a fait; mais, évidemment, il ne se possédait -pas--et il avait été provoqué.» Le Père insista: «Il avait été -provoqué.» - -Je comprenais trop bien ce qu’il voulait dire et ne pouvais nier qu’il -eût raison: sans mon épigramme, rien ne serait arrivé. Je baissai la -tête et attendis mon arrêt. Il reprit: - -«Vous êtes venu pour savoir mon avis? - ---Oui. - ---Et vous voulez que je vous le dise franchement? - ---Oui. - ---Eh bien, vous devez à votre condisciple et à toute la division une -réparation.» - -Et comme je me révoltais: - -«Mon fils, je ne vous l’impose pas, je n’en ai pas le droit; mais je -l’attends de votre loyauté de cœur et de votre bon sens. Et pour avoir -le courage de demander pardon aux hommes, venez d’abord demander votre -pardon à Dieu.» - -Ce disant, il m’attira doucement à son prie-Dieu, s’agenouilla à côté de -moi devant son pauvre Christ de cuivre et prononça d’une voix où -tremblait un peu d’émotion: _Seigneur, pardonnez-nous nos offenses, -comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés._» Je te laisse à -deviner ce qui suivit. - -Le même jour, après la classe du soir, pendant que la division -silencieuse entrait dans la cour sur deux rangs, je sortis de ma place -et m’avançant vers ma victime, je dis très haut: - -«N..., je te fais mes excuses pour les ennuis que je t’ai causés; je les -regrette et te prie, devant tous nos camarades, de me pardonner.» - -Il prit la main que je lui tendais et la serra avec une vivacité qui me -donna bonne opinion de son cœur: «Merci», dit-il, et un peu plus bas il -ajouta: «Pardonne-moi aussi.» - -Sur ce dernier mot, que je n’attendais pas, tout ce que j’avais contre -lui s’envola; je l’embrassai franchement, la division applaudit et nous -célébrâmes tous ensemble la fin de la guerre civile par une partie de -ballon trois fois plus joyeuse que toutes les précédentes. - -Le P. Préfet, averti par le Père spirituel, n’eut pas le temps -d’intervenir, et, je crois, n’en eut pas de regret: nulle mesure -disciplinaire ne pouvait produire un effet aussi rapide et aussi -complet. Je me rends fort bien compte que, dans la circonstance, -personne autre que mon directeur de conscience n’eût obtenu de mon -amour-propre un acte de réparation: devant une sommation officielle, -j’aurais cassé, mais non plié. - -Tu vois à quoi sert, en dehors même du confessionnal, un Père spirituel. -Il est le tampon qui amortit ou prévient les gros accidents, comme dans -mon cas; il est, en tout temps, le médiateur naturel entre les -faiblesses du jeune âge et les rigueurs du Code pénal écolier. Les -professeurs et surveillants sont des pères, sans doute, mais aussi des -maîtres: gants de velours, mains de fer. Lui n’est que père: il n’a que -du velours. - -Et pourtant--je t’en reparlerai peut-être--ce velours a quelquefois -d’assez rudes passes: il le faut, quand on veut être loyal avec -soi-même. J’ai dans mon directeur une confiance absolue: il me connaît -de fond en comble. Il a été convenu entre nous que je ne lui cacherais -rien et qu’il ne me passerait rien: car je veux me faire un caractère, -et, sans lui, je n’y arriverais jamais. - -Toi, mon bon, qui est-ce qui te rabroue, te relève et te soutient? Je -sais que tu ne hantes pas beaucoup l’aumônier: tu serais mal vu--et un -aumônier pour trois ou quatre cents élèves n’a pas le temps de s’occuper -beaucoup de chacun. Je te plains; car je t’assure que c’est bon, par -moment, d’avoir son déversoir. Adieu, Louis. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -19. _De ma sœur Jeanne._ - -4 janvier. - - -Mon petit frère chéri, - -Je ne veux pas attendre à demain pour te dire, sous le secret de la -confession, que papa est revenu ce soir enchanté de toi et de tout ce -qu’il a vu et entendu au collège. Quand maman lui a demandé comment il -t’avait trouvé, il a répondu: «Pas reconnaissable. C’est maintenant un -garçon rangé, parfaitement rangé, et intelligent. Je n’aurais pas cru!» - -Tu juges si maman était contente. Pour allonger son plaisir et le mien, -elle a fait parler papa, qui de sa vie ne s’est montré aussi -communicatif: - -«Est-ce qu’il n’a plus ses petits airs mauvais, vous savez, quand on le -contrariait un peu? - ---Rien, plus rien. J’ai essayé deux fois, dans le courant de la sortie, -de le taquiner: il n’a pas bronché. Les Jésuites l’ont dompté. - ---Il avait peut-être peur de vous? - ---Lui? Jamais il n’a été aussi affectueux. Il m’a raconté toutes ses -petites affaires: il cause très bien. Je l’ai laissé commander notre -dîner à l’hôtel: il s’est rappelé tous les plats que j’aime. Et ce qu’il -y a de plus fort... Tu sais quelle moue désagréable il nous grimaçait, -quand nous avions ici de la tête de veau, dont je raffole et où il ne -touchait jamais? Eh bien, il m’en a fait servir et il en a mangé, tout -comme moi, sans l’ombre d’un dégoût. Tout le temps, d’ailleurs, il a été -pour moi aux petits soins. - ---En quoi faisant?» demandai-je. - ---«Par exemple, pour leur comédie, il s’est ingénié à me trouver la -meilleure place, une première, d’où je n’ai perdu ni un mot ni un geste. - ---Oh!» hasardai-je avec intention, «il a fait ça par coquetterie, pour -être vu dans son rôle!» - -Cela me valut un regard... Brrr! - ---«Tu ne seras jamais qu’une petite sotte. Va le dire à tes Ursulines!» - -Tu te rappelles qu’après ce gros mot-là, il est toujours prudent pour -moi de ne pas pousser plus loin mes plaisanteries. Maman se hâta -d’intervenir: - -«A-t-il bien joué? - ---Je ne devrais pas le dire... Ces jeunes gens, ma foi! ont un jeu fort -naturel, agréable, distingué; mais il m’a semblé que Paul les dépassait -tous, sauf peut-être un seul, Jean X... - ---Ils ne font qu’un,» dis-je. - ---«En tout cas, ils font une belle paire d’acteurs, mon fils dans le -rôle du valet Scapin, Jean dans celui de M. Géronte. - ---Vous avez fait connaissance avec ce Jean X...? - ---Paul me l’a présenté comme son ami et son mentor: c’est un jeune homme -parfait et je souhaite que mon fils lui ressemble. Il paraît que c’est -le coq de la division des grands élèves, _préfet_ de je ne sais plus -quel département. - ---Du département de la Congrégation? - ---Possible. A ce titre, je l’ai entendu débiter au P. Recteur, au nom de -tout le collège, un compliment de bonne année fort bien tourné et plein -de beaux sentiments. Ces messieurs ont l’air de s’entendre à développer -le cœur des jeunes gens. - ---Comme les Ursulines. - ---Avec une petite différence que le P. Recteur, dans sa réponse, a -nettement accentuée: «Vous dites, mes enfants, que vous nous aimez, que -vous aimez vos parents, et je vous crois, parce que vous avez le cœur -_bon_. Cela suffit-il? Pour des femmes peut-être...» Vous entendez, -mademoiselle?... «Pour des hommes, non. Il faut que vous ayez le cœur -_fort_ et que votre amour, dépassant le domaine du pur sentiment, -s’affirme par l’énergie des actes.» Et il leur a déduit les applications -pratiques. Cela m’a fixé sur la manière dont ces messieurs comprennent -l’éducation. - ---Y avait-il des dames dans l’auditoire? - ---Oui. - ---Elles n’ont pas dû être flattées de la différence. - ---Oh! Tu penses bien que ce P. Recteur n’est pas Jésuite pour rien et -qu’il a trouvé moyen de dire, par manière de parenthèse, que beaucoup de -femmes ont des cœurs d’homme. Et celles qui étaient là n’auront pas -manqué de se caser du côté le plus flatteur pour elles. - ---Alors, vous avez eu du plaisir? - ---Un peu, surtout lorsque...» Ici, un petit chat dans la gorge. - ---«Racontez-nous donc ça, papa.» - -Quand le petit chat eut passé: «Eh bien, le matin de la comédie, j’ai -assisté à la proclamation solennelle qui termine le trimestre. Les -parents sont invités. Il m’avait fait mettre à côté de son professeur, -qui est un homme fort aimable. Ces messieurs sont tous très aimables et -gens de bonne compagnie. Le Révérend Père m’expliquait les choses, à -mesure qu’elles se déroulaient. On proclama d’abord les places obtenues -dans chacun des cours: composition de la semaine, travail de la -quinzaine (cela s’appelle la _diligence_), excellence du mois. Le -premier vient se présenter au P. Recteur, qui lui attache sur la -poitrine une croix d’or ou d’argent et lui donne l’accolade. Le second -n’a qu’un ruban, dont la couleur varie avec chaque branche--et celui-là, -on le reçoit de la main de quelque professeur. Paul a été décoré de la -croix de composition en discours français par le P. Recteur, et grâce à -mon aimable voisin le professeur de rhétorique, qui m’a cédé son droit, -c’est papa qui a eu l’honneur exceptionnel de fleurir son fils des deux -rubans de diligence et d’excellence. - ---Sans émotion aucune?» demanda maman. - ---«Je ne dis pas cela. - ---Oh! Papa a le cœur _fort_, comme tous les hommes. Moi, simple fille, -je ne me serais pas gênée pour y aller d’une petite larme au coin de -l’œil. C’est bien permis! - ---Petite perfide!... Eh bien, oui... Mais c’était la première fois. - ---Espérons que ce ne sera pas la dernière. Et après? - ---Après, sont venus les témoignages de bonne tenue et d’application, les -_bien_, les _très bien_, les _parfaitement bien_, et j’ai encore eu la -faveur de remettre à Paul... Devine quoi, Jeanne. - ---Oh! un _bien_, tout au plus. - ---Ce serait encore trop pour toi... Un _parfaitement bien_, qui est dans -ma valise et que je veux faire encadrer. - ---Nous irons prier devant, n’est-ce pas, chaque soir, en pèlerinage? - ---A propos de prière», interjeta maman, «ne l’avez-vous pas trouvé -trop... jésuite? - ---Que veux-tu dire? - ---Eh bien, trop... pieux? - ---Trop, non; assez, oui. Il m’a mené voir la chapelle. - ---Ah! - ---J’ai admiré les lustres et les vitraux. - ---Et lui, qu’a-t-il fait? - ---Lui? Il m’a offert de l’eau bénite, en entrant, puis s’est mis à -genoux, la tête dans ses mains... Je ne sais ce qu’il faisait. - ---Il priait pour quelqu’un... qui ne prie pas beaucoup», fis-je. Papa me -regarda; mais moi je regardais Minet, qui faisait des ronrons sur mes -genoux. Il se tira d’embarras en disant avec énergie: - ---«Allons dîner: ce voyage m’a creusé l’estomac... Mais je n’aurais pas -cru!... Ces messieurs ont vraiment le tour de main.» - -Je te conte tout cela, mon petit frère, au long et au large, parce que -cela m’intéresse énormément et que tu ne seras sans doute pas fâché -toi-même de savoir au juste l’impression de papa. Il est gagné, -sûrement, et tu verras que tout finira bien. - -Après dîner, l’oncle Barnabé est venu. Quand papa lui eut refait son -récit avec le même enthousiasme, le brave homme eut le malheur de dire: -«Les Jésuites sont des enjôleurs: c’est reconnu.»--«Il est reconnu, -répliqua papa de son petit ton des jours maigres, qu’en fait -d’éducation, tu n’as jamais eu le sens commun et que tu n’as pas su -empêcher ton Ernest de devenir un crétin de première force, malgré les -trois lycées où tu l’as mis successivement». Le pauvre oncle Barnabé n’a -pas demandé son reste. - -Ton ami Louis a été fort ennuyé de ne pas te trouver ici et m’a chargé -de te faire savoir que les Jésuites, qui ne donnent pas de vacances pour -le nouvel an[3], sont des esprits chagrins. C’était aussi l’idée de -papa, avant la visite qu’il t’a faite. Il n’en a plus parlé, ce soir; je -vois bien pourquoi: si tu avais eu des vacances, il ne t’aurait ni -applaudi ni décoré! Maman et moi, qui n’avons pas eu les mêmes bonheurs, -nous penchons à dire comme Louis. Je t’en demande pardon pour tes -maîtres, que j’estime tout de même, puisqu’ils te font du bien. Ils -doivent avoir des raisons. Mais je prendrai ma revanche aux jours gras. - - [3] Ils n’en donnaient pas à la date de ces lettres. Depuis, il paraît - qu’on leur a forcé la main. - -Je t’embrasse un peu, beaucoup, passionnément. - -Ta sœur JEANNE. - - * * * * * - -Papa nous a fidèlement rapporté la recette de ton Frère cuisinier pour -le gâteau de macaroni. Nous l’étudions, maman et moi, avec la vieille -Fanchon, en vue des prochaines vacances. Ça ne paraît pas bien -extraordinaire, quoi que tu en dises merveille. - - - - -20. _A mon père._ - -10 janvier. - - -Mon cher papa, - -Avez-vous fait bon voyage? N’avez-vous pas pris de rhume en route? Je -vous reste bien reconnaissant d’avoir bravé l’hiver pour venir de si -loin procurer à votre fils quelques bonnes heures--je n’ose pas dire de -vie de famille, puisque maman et Jeanne y manquaient--mais de tête à -tête et de cœur à cœur filial. Le beau temps est parti avec vous: je -l’ai senti le lendemain. Autrefois, je n’aurais pas supporté le vide -poignant que laisse après elle une visite comme la vôtre; aujourd’hui, -j’accepte tout, parce que c’est le devoir. - -Mais que n’avez-vous pu prolonger votre séjour à H. jusqu’à mon -avènement au trône! - ---«Quel trône?» - -Dame! j’y suis monté si inopinément et j’en suis descendu si vite que -j’ai eu à peine le temps de m’apercevoir qu’il avait des pieds et des -bras dorés et qu’on y est fortement secoué par les porteurs. Quant à mon -royaume, je ne l’ai jamais vu et n’en sais même pas le nom: c’était très -loin, du côté de l’Orient, patrie des Rois Mages. Voici comment, sans le -savoir, vous êtes devenu l’illustre père d’un illustre potentat. - -Au dîner de l’Épiphanie, chaque table a tiré son roi: le dixième et -dernier morceau de brioche, qui me revenait comme chef de ma section, -contenait la fève enviée. Il n’y a pas eu de triche: j’avais fait les -parts avec une précision géométrique et surveillé rigoureusement la -distribution. Je pris pour reine un garçon qui me déteste et que je -n’aime guère, pour figurer les ménages qui ne ressemblent pas au vôtre. -Je bus, on but, on cria: _Vive le roi!_ et _Vive la reine!_ Puis, les -trente monarques furent convoqués autour d’une autre brioche, immense, -mystérieusement recouverte d’une serviette, sous laquelle, tour à tour, -nos mains tremblantes et fiévreuses plongèrent. Un génie bienfaisant -guida la mienne: je ramenai la fève des fèves et je fus le roi des rois. - -Les roitelets évincés absorbèrent avec résignation un nouveau petit -verre en l’honneur de Sa Majesté Ker Ier. Après quoi, on me mit au front -un diadème, tout flamboyant de pierres précieuses et de papier d’or; sur -les épaules un manteau de pourpre qui, jusque-là, couvrait prosaïquement -un lit de dortoir; dans la dextre, un sceptre, redoutable aux méchants, -clément aux bons. Puis, on apporta mon trône à brancards; j’y pris place -avec la solennité convenable; quatre vigoureux gaillards, costumés à la -dernière mode du moyen âge, m’enlevèrent comme une plume, et précédé -d’un long cortège d’hommes d’armes et de pages, qui blancs, qui noirs, -qui bronzés, guidé par l’étoile de Jacob au sommet d’une bonne perche, -traînant à ma suite mes trente vassaux princiers, fièrement drapé dans -ma grandeur, le poing gauche sur la hanche, l’œil haut, je parus sur le -grand perron. Mon nom avait déjà circulé avec la rapidité d’une traînée -de poudre; je fus acclamé comme aurait pu l’être Charlemagne, Napoléon -ou tout autre. - -Pour ne pas me laisser griser par cette gloire subite: «Sire, me -disais-je tout bas, prenez garde! Le peuple est comme l’Océan, mobile et -perfide: méfiez-vous de sa faveur et soyez _maître de vous comme de -l’univers_!» Ainsi affermi dans l’humilité, je pus savourer à mon aise -le plaisir de voguer au-dessus de la houle de mes sujets empressés. On -me fit faire le long tour des préaux, des jardins et des corridors, -entre deux haies de curieux et de curieuses (car toute la ville y -était), dont je recueillais les hommages avec une aimable -condescendance. - -Tout à coup, les vivats cessèrent et je me trouvai en face du Père -Recteur, qu’entourait tout le corps professoral. Je faillis saluer, par -habitude, mais me rappelai à temps que le gros personnage ici, pour le -quart d’heure, c’était moi. Je m’inclinai simplement, de l’air -protecteur qui convenait à ma dignité. - -Par dignité encore, je jugeai bon de me taire. Mon grand vizir -Joannès-Pacha, que vous connaissez bien, parla pour moi. Il apprit au -Père Recteur que j’arrivais en droite ligne des pays où le soleil se -lève, à seule fin de lui témoigner ma haute faveur, avec mon estime pour -ses éclatantes vertus et ma satisfaction de le voir à la tête d’un jeune -peuple si bien discipliné, si intelligent, si parfait. En souvenir de ma -visite, je sollicitais de sa bonté paternelle pour eux un congé -extraordinaire. - -Le Père Recteur, tout confus de l’honneur que lui faisait un si grand -prince, offrit à Ma Majesté ses plus humbles actions de grâces et se -déclara charmé de pouvoir m’être agréable en accordant ce que je -souhaitais. Je le remerciai d’un sourire bienveillant de mes augustes -lèvres, tandis que le peuple donnait carrière à un enthousiasme délirant -pour son royal bienfaiteur. - -Un quart d’heure après, dépouillé de ma couronne, de mon manteau et de -mon sceptre, je rentrais dans ma plus simple expression, et feu -Joannès-Pacha me disait avec mélancolie: - -«Hein! mon gros sultan de carton, c’est dommage que ça s’arrête là! A -nous deux, nous ferions peut-être le bonheur d’une grande nation. - ---Pourquoi pas?... Mais ce brancard sur ces quatre chameaux du désert a -failli me donner le mal de mer! Non, j’en ai assez de la royauté.» - -Le profit le plus clair de ma splendeur d’un jour, ç’a été une bonne -demi-journée de patinage dans les fossés de la citadelle, mis -gracieusement à la disposition du collège par le commandant de place, -qui a son fils en Humanités. Pour glace un miroir, devant nous un espace -magnifique, point de faiseurs d’embarras, et, comme bouquet, une -conférence pratique, sur le terrain même, par le P. L..., auteur estimé -d’un _Art de patiner_ et patineur sans rival. Aussi, on s’en est donné à -cœur joie. Mais les jambes au retour! Aïe!... Des morceaux de bois -rhumatisés! - -Le lendemain, reprise générale des affaires sérieuses. En rhéto, où l’on -n’a pas l’habitude de lambiner, ç’a été vite fait: en un instant, la -machine est visitée, graissée, chauffée, le personnel au poste, le coup -de sifflet donné et le train en route... vers les vacances de Pâques! -Quelle charmante perspective au bout de ce voyage! - -Mais, auparavant, il faudra trimer. Aux élections d’hier pour -l’Académie, mon grand vizir a été nommé président à l’unanimité. Je lui -sers de _vice_: il n’en a pas d’autre! Au travail ordinaire du cours, -nous allons joindre la préparation d’une séance littéraire. Y -viendrez-vous? Je le voudrais bien, si la saison le permettait, et, en -attendant, je vous embrasse tous trois comme si vous étiez trente-six. - -Votre fils PAUL, - -ancien sultan, vice-président d’Académie. - - - - -21. _A Louis._ - -16 janvier. - - -Mon cher ami, - -Tu me fais dire par ma sœur que les Jésuites sont des _esprits -chagrins_! Pour le coup, mon bon, je ne reconnais plus ta subtilité -ordinaire de jugement: car tu t’es mis, non pas à côté, mais aux -antipodes de la vérité. - -Si les jésuites ne donnent pas de vacances au nouvel an, c’est, m’a-t-on -dit, parce que, dans leur système d’études, le premier semestre est -sacré: il représente le grand effort de l’année scolaire et n’admet pas -d’interruption notable. Le programme de chaque classe doit être parcouru -une première fois tout entier avant Pâques: alors seulement on a mérité -quelques jours de repos complet. Après Pâques, on n’a plus qu’à revoir, -à parfaire l’œuvre. - -Cette méthode semble avoir du bon, et, quoiqu’il soit très doux (je le -sais par expérience) de retrouver pour un peu de temps, après ces trois -premiers mois d’absence, le nid de famille, je comprends qu’on sacrifie -ce plaisir à un intérêt plus sérieux. - -D’ailleurs, le sacrifice a eu ses compensations. Donner aux élèves la -clef des champs, c’est une excellente recette pour s’épargner la peine -de les amuser _intra muros_; mais quand on réduit les plaisirs des -élèves à _sortir_, on les habitue à ne voir dans leur collège qu’une -cage ou une prison. Les Jésuites ne traitent pas leurs oiseaux ou leurs -captifs en condamnés: ils dorent volontiers les barreaux, les -agrémentent de quelques verdures et de fleurs, y laissent pénétrer le -soleil, la musique et les francs éclats de rires. Je constate qu’ils se -donnent presque autant de mal pour nous délasser, à certains jours, -qu’aux autres jours pour nous instruire. Et de la sorte ils arrivent à -faire, non pas seulement supporter, mais aimer le collège. Tout y gagne: -les esprits sont plus libres, les cœurs plus ouverts, par conséquent le -travail et le bon ordre mieux garantis, tout l’homme mieux formé. - -Preuve: - -Dans les lycées, il y a aussi des jeux qui exercent et assouplissent le -corps, des leçons d’agrément qui développent les goûts artistiques et -constituent de véritables divertissements; mais je n’ai pas souvenance -d’y avoir jamais vu donner par les élèves une séance littéraire ou -dramatique. La grande raison de cette absence, je la conçois très bien -depuis un mois: c’est que la préparation, avec la bonne volonté des -acteurs, réclame une somme extraordinaire de dévouement, de savoir-faire -et d’autorité chez le professeur. Or, mon bon, il est certain que ces -qualités-là ne courent pas les rues--ni les établissements d’instruction -où les maîtres jouissent d’un traitement pour faire leur devoir, sans -plus. Tu as compris. - -Je sais bien que vous êtes libres d’aller au théâtre, parfois même avec -des billets de faveur: j’y suis allé, malheureusement. Mais qu’est-ce -qu’on en rapporte pour son perfectionnement intellectuel ou moral? Dans -nos petites soirées dramatiques, on s’amuse peut-être moins, on -s’instruit davantage et l’âme n’y perd rien. - -Un théâtre de collège, évidemment, ne peut offrir qu’un très modeste -reflet des merveilles que savent opérer sur les grandes scènes les -machinistes, les costumiers et les décorateurs; les jeunes artistes qui -assument la charge d’intéresser un auditoire plus difficile parfois -qu’on ne pense ne songent point à se comparer, même de fort loin, à un -Coquelin; enfin les productions qu’ils ont à interpréter ne constituent -pas toujours des chefs-d’œuvre d’art littéraire ou dramatique, et même -quand elles sont empruntées aux grands auteurs, d’impitoyables ciseaux -leur enlèvent plus d’un élément d’intérêt piquant ou croustillant. - -Mais le but n’est pas de fournir aux collégiens ou à leurs familles un -équivalent du théâtre où ils ne vont pas. Il s’agit de leur donner, pour -une circonstance exceptionnelle, une petite fête joyeuse, honnête, -distinguée, qui puisse, selon le précepte antique, les divertir en les -instruisant. - -Je soupçonne les Pères de ne pas faire grand fond sur l’efficacité de la -comédie pour la réforme des défauts de leurs élèves; ils ont d’autres -moyens plus sûrs. Que les pièces n’aient rien d’immoral: cela peut -suffire. Si, en outre, elles sont spirituelles et bien interprétées, -elles rendront toujours deux services précieux: aux jeunes spectateurs, -celui d’affiner leur esprit; aux acteurs, celui de développer leur -talent d’expression. - -Mon père t’a certainement parlé de la comédie à laquelle il a assisté, -le jour de l’an. Je garde une vive reconnaissance au professeur qui m’a -appris là, non sans peine et fatigue, à me présenter correctement devant -le public, à dominer le _trac_, à parler au naturel--toutes choses que -j’ignorais et que je suis enchanté de savoir un peu mieux qu’avant. -Après la représentation, mon père a bien voulu me dire que mon avenir ne -l’inquiétait plus, attendu que sûrement je gagnerais ma vie comme -avocat, député ou comédien. Député, je veux bien; avocat, peut-être -encore, si tu ne me fais pas une trop rude concurrence; mais comédien, -merci! C’est bon au collège, un jour de l’an ou de carnaval. _Dulce est -desipere in loco_, pour mieux travailler après. - -La semaine prochaine, grand branle-bas pour la préparation d’une séance -solennelle, dont le sujet est encore un mystère impénétré. Elle aura -lieu le 29 janvier, fête de saint François de Sales, ancien élève des -Jésuites et patron de toutes les Académies des classes supérieures. Nous -serons une douzaine de rhétoriciens. Il paraît que les traditions nous -obligent à faire très bien: on s’y emploiera de son mieux. La comédie -m’a mis en appétit--quoique la future séance ait une bien autre -signification. Nous en reparlerons avant ou après, si tu veux. - -Adieu. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -22. _Au même._ - -30 janvier. - - -Mon cher ami, - -Ainsi donc, _flafla_ et _temps perdu_! Voilà comme tu as entendu -qualifier les séances littéraires des Jésuites. Tu ne dis point par qui: -il serait pourtant intéressant de savoir si c’est par des gens qui -parlent d’expérience. Ils l’ont peut-être entendu dire à d’autres qui -n’en avaient pas vu plus qu’eux! - -Du _flafla_! C’est un mot d’épicier: on pourrait l’appliquer à tout ce -qui ne rapporte pas des écus ou des sous. Mais, mon ami, tout le monde, -plus ou moins, dans les grandes circonstances, fait du _flafla_! Les -banquets, les punchs, les cavalcades et les revues, la musique et les -lampions, et les ronflants discours des quarante Immortels, des -candidats en tournée, des inaugurateurs de statues ou de chemins de fer, -des présidents de sociétés utiles ou inutiles, de congrès savants ou -ignorants, de comices agricoles ou de distributions de prix quelconques: -tout cela, n’est-ce pas du _flafla_? On le trouve bon quand même. -Pourquoi? Parce que _ça chauffe l’enthousiasme_. - -Eh bien, la jeunesse est le bel âge de l’enthousiasme: elle a besoin -d’enthousiasme pour élever son âme encore neuve au-dessus des vulgarités -de la vie, jusqu’à la région sereine des grandes pensées, des saintes -causes et des nobles ambitions. Si dans ces ardeurs juvéniles un peu -d’illusion vient se mêler, où est le mal? Les beaux rêves ne font pas -toujours tort à la réalité: je viens d’en avoir la preuve personnelle. - -Quand on s’est appliqué pendant trois semaines à entrer dans la peau -d’un personnage intéressant, qu’on s’en est approprié les sentiments -généreux et qu’on est arrivé enfin à les exprimer dans toute leur -énergie ou leur délicatesse, tu ne saurais croire comme on est empoigné! -Je me suis ému pour tout de bon, dans mon rôle, et je garde, après -plusieurs jours, la très vive impression des belles choses que j’ai -dites. Les mots mêmes reviennent parfois, tout naturellement, dans mes -conversations et mes compositions. Chose plus étonnante encore: je -m’inspire à moi-même le respect et je ne voudrais pas faire une chose -indigne de ce que j’ai été au théâtre, un soldat loyal et chrétien. - -Jean, notre président, a été superbe dans le rôle du gouverneur de -province: à certains moments, il a enlevé toute la salle. Il était -visible, d’ailleurs, que les applaudissements ne s’adressaient pas -seulement à la perfection du jeu de l’acteur, mais aussi et surtout à -l’élévation des idées et à la noble franchise des sentiments qu’il -exprimait. D’où il faut conclure, mon ami, qu’une académie de rhétorique -peut devenir une leçon de haute morale et un sérieux moyen d’éducation. -C’est déjà quelque chose; mais il y a plus, je crois. - -Je t’ai envoyé notre programme. Un esprit fin comme le tien n’aura pas -eu beaucoup de peine à y discerner deux éléments, la littérature et le -drame, et à comprendre le but de l’un et de l’autre. - -Il paraît qu’ailleurs la partie dramatique est quelquefois absente ou -empruntée à un auteur quelconque et sans rapport bien intime avec le -sujet, qui souvent même ne comporte pas de mise en scène: elle vient là -pour faire passer le reste. Notre professeur n’aime pas ces séances -exclusivement littéraires ou critiques: il les appelle une concession -fâcheuse à l’esprit d’érudition germanique, qui envahit l’enseignement -français, et leur reproche d’ennuyer l’auditoire, jeune et vieux, sans -grand profit pour les orateurs. - -D’après lui, une séance académique doit être, dans le sens primitif du -mot, le _chef-d’œuvre_, la _pièce de maîtrise_, où une classe, -représentée par l’élite de ses élèves, déploie tout ce qu’elle a de -meilleur dans la cervelle et dans le cœur, pour sa propre instruction, -pour l’instruction et le plaisir des autres, pour l’honneur des _Bonnes -Lettres_. Donc, avant tout, il faut un sujet capable d’intéresser -acteurs et spectateurs, assez riche aussi pour fournir matière à tous -les talents. C’est la tâche du professeur de le découvrir, de le -distribuer, puis de coordonner, de revoir et de parfaire le travail des -élèves. - -On s’accorde à dire que notre séance _Honneur et Patrie_ réunissait -toutes les conditions de succès. Elle roulait sur l’un des épisodes les -plus émouvants que renferme l’histoire de notre vaillante province. -Toutes les formes que peuvent revêtir les exercices littéraires dans un -cours de rhétorique, y ont trouvé leur place naturelle: la prose -française dans le tableau historique, dans les discours du conseil de -guerre, dans la lettre en vieux _françois_, dans le récit poétique de la -bataille; la prose latine, d’ordinaire peu goûtée des dames et des -queues de classe, dans les portraits et dans le dialogue nocturne; la -poésie des deux langues dans le chant du barde, dans l’hymne triomphal -et l’épilogue à la France. Les lettrés de l’assistance ont pu être -satisfaits; les autres, chez qui l’amour du _beau parler_ ne va pas -jusqu’à la passion, n’ont pas dû être trop mécontents: car, sauf peu -d’exceptions, nos exercices littéraires n’étaient pas lus, mais parlés, -et formaient autant d’épisodes naturels entre les trois actes déclamés -que comportait l’action. - -Le plan général et les principaux détails de cette séance avaient été -préalablement discutés en conseil académique. Les trois plus gros -bonnets (j’ai la toque de vice-président) furent invités à fournir, -d’après un canevas donné par le professeur, chacun un acte, travaillé à -fond: il s’en inspira comme il put et comme il voulut pour la rédaction -définitive. Nous eûmes le plaisir d’y retrouver nos idées sous une forme -sensiblement perfectionnée, parfois toute nouvelle, et la comparaison -avec notre ébauche nous profita. Les devoirs littéraires sont davantage -notre œuvre personnelle, quoique plus d’une fois remaniée sur les -indications du maître. - -En somme, durant ces trois semaines, le travail de la composition et -celui de la déclamation nous ont fait remuer bon nombre d’idées que nous -ne perdrons plus, et cette gymnastique de l’esprit nous a donné à tous -un nouvel entrain pour l’étude. La contagion s’est étendue à toute la -classe, fière des compliments que lui a valus son académie, et a gagné -les classes de littérature voisines, désireuses de nous imiter ou de -nous surpasser. Preuve que nous n’avons pas perdu notre temps. - -Tu me demandes à ce propos, non sans malice, je crois, ce que devenait -la rhéto, pendant que le professeur avec sa tête de classe préparait -cette belle académie. Mais rien n’est plus simple, mon ami: le -professeur continuait à faire sa rhéto, et les élèves aussi, tous sans -exception. Jamais, en classe, il n’a été question de la séance. Le -professeur travaillait double, les académiciens travaillaient double: il -a probablement pris un certain nombre d’heures sur le repos de ses -nuits, nous en avons pris quelques-unes sur nos récréations et nos -congés. Voilà tout le secret: propose-le à ton professeur et dis-moi des -nouvelles de l’accueil qu’il y fera! - -Non, vois-tu, mon ami Louis--il faut que je te l’avoue--je finirai par -devenir féroce pour l’_Alma Mater_. Ce ne sera pas la faute des -Jésuites; car depuis que je suis à leur école, je n’ai jamais entendu de -leur bouche un mot injurieux à l’adresse de cette Université qui les -déteste. Et c’est leur faute pourtant, d’une autre manière: car entre -leurs procédés d’instruction ou d’éducation et les siens, je découvre -tous les jours des contrastes plus violents, qui irritent mon regret de -les avoir connus si tard. - -Que veux-tu? Je suis franc. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -23. _Au même._ - -12 février. - - -Mon cher ami, - -Merci pour tes multiples compliments: je transmettrai à Jean la part qui -lui en revient et je suis sûr qu’il t’en sera reconnaissant. Quel bon -type et quel brave cœur! Je voudrais bien qu’il fût ton ami aussi. - -Maintenant je m’empresse de répondre compendieusement aux deux aimables -questions, par lesquelles tu me prouves ta sollicitude pour mon avenir -et pour mon présent. L’avenir, c’est le baccalauréat; le présent, c’est -l’ennui. Procédons par ordre. - - -1º Tu veux savoir si je ne crains pas que tous ces exercices -«extra-classiques» m’empêchent de conquérir à la fin de l’année le -parchemin officiel? - -Ta préoccupation, mon ami, - - _Part d’un bon naturel: mais quitte ce souci._ - -Je suis tellement sûr de me doubler, dans six mois, de cette -bienheureuse peau d’âne que... je n’y pense même pas. Dès le premier -jour de classe, notre professeur nous a dit: «Mes amis, vos parents -tiennent à ce que vous soyez bacheliers; vous y tenez également, moi de -même. Mais, écoutez bien ceci: la meilleure manière, la plus sûre et la -plus courte, de préparer son baccalauréat, c’est de ne pas y songer et -de songer beaucoup à faire une bonne rhétorique. C’est à moi, selon la -direction des supérieurs, de régler votre travail et mon enseignement de -façon à concilier tous vos intérêts. Je l’ai fait pour vos devanciers, -qui n’ont pas eu à s’en plaindre: je le ferai pour vous. Mais je vous -défends formellement à tous, tant que vous êtes, de jamais prononcer -devant moi le mot de baccalauréat, pas plus que je ne le prononcerai -devant vous, d’ici à Pâques.» - -Il a tenu parole et nous aussi. Nous faisons du latin et du grec à -loisir et à plaisir; de la littérature ancienne et moderne, de -l’histoire et de la géographie, avec intérêt; de l’allemand, sans trop -rechigner; des sciences, autant qu’il faut; tout cela d’après un plan -parfaitement ordonné et ponctuellement suivi, sans fatigue et sans -inquiétude, sûrs d’arriver, comme si nous voyagions dans un de ces -trains d’Angleterre, qui partent, s’arrêtent, repartent, sans un instant -de retard et sans un cri. Notre conducteur veille: cela nous suffit, et -cette absence de préoccupation favorise bien autrement le bon travail -que la sotte fièvre dont on se laisse parfois tourmenter, sans autre -profit que des pertes de temps. - -Mais, pour te rassurer plus complètement, je dois ajouter que notre -professeur a fait ses preuves. L’an dernier, tous ses élèves, moins un, -ont été reçus au baccalauréat--et ils avaient fait des thèmes grecs et -des vers latins jusqu’à l’avant-veille des examens! - - -2º Tu désires savoir combien de fois par semaine je m’ennuie en classe? - -Le compte est facile: je ne m’ennuie jamais. Il y a des matières qui me -plaisent moins que d’autres: à celles-là je m’intéresse par devoir. Mais -l’étude des auteurs classiques, qui _t’assomme_, est précisément ce que -je préfère à tout le reste. Il est vrai qu’elle ne se réduit pas, comme -trop souvent chez vous, à une sèche traduction faite par l’élève, -maintes fois préparée à l’aide d’un corrigé juxtalinéaire, agrémentée de -quelques rares explications du professeur et se traînant ainsi au milieu -de l’indifférence générale jusqu’au moment où l’heure sonne. Cela fait -songer au macaroni des mendiants napolitains. Tu ne sais pas? La -marchande tire délicatement de sa marmite un de ces succulents petits -tuyaux et en met l’extrémité dans la bouche du client, avec défense aux -mains d’intervenir; le client avale, avale à même, les yeux fermés. -Quand il en a pour ses deux sous, la bonne femme coupe au ras des -lèvres; le suivant rattrape le bout disponible, et le macaroni continue -à se développer uniformément. - -Nous avons plus de variété. Le professeur nous explique ou nous fait -expliquer par nous, en traduction courante, les auteurs secondaires, -historiens et petits poètes: c’est la _lecture_. Aux grands classiques, -orateurs et poètes, qui offrent l’application plus parfaite des règles -qu’on étudie en rhétorique, on réserve l’honneur de la _prélection_. Tu -vas saisir par un exemple. - -Le programme de rhétorique comprend, pour le premier trimestre, les -principes généraux de l’art oratoire et les règles du discours; pour le -second trimestre, les genres d’éloquence. Concurremment avec la théorie, -nous étudions la pratique dans Cicéron, Démosthène et Bossuet. Voici -comment notre professeur applique la méthode au plaidoyer _pro Milone_, -que tu connais bien. - -Il ne commence point par perdre son temps à nous débiter une savante -dissertation sur ce chef d’œuvre qui... que... dont... Qu’est-ce que -nous en retiendrions à ce moment? Il vaut bien mieux nous faire assister -au procès. - -Il ouvre donc son livre et nous lit avec intelligence (ce n’est pas -rien!) la première page de l’_exorde_. Qui est l’orateur? Qui est le -prévenu? Qui sont les juges? Où se passe la scène et avec quel appareil? -Dans quel état d’esprit sont les assistants? La réponse à ces diverses -questions fournit déjà une somme considérable de notions utiles sur -l’histoire et les institutions romaines, en même temps qu’elle pique la -curiosité. Que va dire Cicéron--non pas le vrai Cicéron, dont la peur -valut à son client le plaisir d’aller manger de si bon poisson à -Marseille--mais le Cicéron de cabinet, en pleine possession de son -sang-froid et de son talent? - -Le professeur attaque alors le texte, phrase par phrase, et le fouille à -fond, au point de vue du sens et de la valeur de l’expression. Puis il y -montre, sous le trouble apparent des idées et l’embarras voulu de la -structure, un art profond pour tourner en faveur de la cause tout ce qui -semble contre elle et pour faire partager aux juges intimidés -l’assurance qu’affecte l’orateur. Tu vois qu’il ne s’agit plus d’une -traduction plus ou moins littérale ou d’une simple étude de langue: -l’auteur devient le modèle, et la prélection vient à l’appui des -principes oratoires. Quant à la sauvegarde nécessaire du principe moral, -le professeur aura soin de noter comme il convient les entorses que -l’avocat de Milon donne à la vérité des faits. - -Une seconde et peut-être une troisième et une quatrième prélection -semblables seront consacrées à étudier le reste de l’exorde. Ce ne sera -pas trop: car il est l’œuf d’où sortira tout le discours, et il fournira -matière à bien d’autres observations intéressantes. - -De la _réfutation_ qui suit l’exorde, on extraira un beau modèle de -discussion oratoire, à propos du droit de légitime défense en cas -d’agression. - -La _narration_ de la rencontre de Milon avec Clodius, y compris les -antécédents et les suites, amènera une foule de détails sur les mœurs -politiques et autres des Romains et mettra de nouveau en lumière -l’habileté consommée de ce roi des avocats sans scrupule. - -Dans le _corps du discours_, on choisira quelques modèles -d’argumentation et de développement oratoire, auxquels on joindra les -endroits les plus pathétiques de la _péroraison_, et ainsi l’on aura sur -l’auteur et sur son œuvre des idées claires, complètes, solides, qu’on -pourra désormais formuler en connaissance de cause. - -Mais comment retenir une pareille quantité de notions en tout genre?--On -y a pourvu, mon ami. D’abord, il n’est pas défendu de prendre des notes, -au moins pour les questions plus difficiles. Puis, après chaque -prélection, quelques élèves sont interrogés sur les choses principales -qu’ils viennent d’entendre. Le lendemain, avant la prélection du jour, -la précédente est répétée tout entière, rapidement, mais à fond, souvent -avec addition de nouvelles remarques. Enfin, chaque samedi, il y a revue -générale de tout ce qui a été expliqué ainsi pendant la semaine. Il faut -bien que l’essentiel finisse par vous rester. - -Parallèlement au chef-d’œuvre de l’orateur romain, nous étudions le -modèle de l’éloquence grecque, cet immortel discours de la _Couronne_, -moins régulier et moins châtié que la _Milonienne_, mais la dominant, à -mon humble avis, de toute la distance qui sépare la raison de la phrase, -l’émotion naturelle de la passion savante, le torrent impétueux du -fleuve canalisé, et, somme toute, le génie du talent. Les deux orateurs -déploient dans la bataille une habileté merveilleuse; mais on sent que -Démosthène défend son honneur et la patrie, tandis que Cicéron a plutôt -l’air de lutter pour un parti politique et pour sa clientèle. Quand le -grave consulaire, pour épouvanter les juges, fait sortir des enfers -l’ombre de Clodius, on sourit, et cet artifice quelque peu puéril -diminue ensuite l’effet grandiose de l’auguste Jupiter qui, du haut des -montagnes latines, ouvre enfin les yeux pour voir et punir les crimes du -tribun révolutionnaire. Mais lorsque, pour se justifier d’avoir organisé -contre l’envahisseur Philippe une résistance impossible et voulu, au -défaut de la victoire, sauver du moins l’honneur de la patrie, -Démosthène en appelle solennellement aux héros tombés à Marathon, que -l’assurance de mourir n’a pas empêchés de faire leur devoir de soldat, -je dois avouer qu’il me donne la chair de poule, comme si je voyais -passer dans un éclair la charge de Reichshoffen.--«Ah! les braves gens!» -s’écriait Guillaume; moi aussi j’ai l’envie de dire: «Ah! l’éloquent -patriote!» - -De Marathon à Rocroi et à «cette redoutable infanterie de l’armée -d’Espagne, dont les gros bataillons serrés ressemblaient» à ce que tu -sais, il n’y a pas loin. Notre professeur ne nous sature pas non plus de -belles critiques générales sur Bossuet: il le lit avec nous en classe, -nous le fait saisir sur le vif et nous promène à loisir dans les -mystères de ses hauteurs et de ses profondeurs. - -Nous ne sortons pas de ces splendeurs intellectuelles, quand ensuite -nous entrons dans l’étude du _Cid_, des _Horaces_, de _Polyeucte_: -Corneille et Bossuet sont de la même famille de grands esprits. Après -Corneille vient l’émouvant et séduisant Racine, qui fait mieux -comprendre et parfois admirer à ses propres dépens ses modèles grecs, -Euripide et Sophocle. - -Ne ris pas, mon ami, de cet enthousiasme un peu nouveau chez moi pour -les Grecs! Depuis que je les entends expliquer par un homme qui les -connaît et qui, à travers leurs formes encore ingrates pour des élèves, -nous fait apprécier cet art à la fois simple et profond qui cherche le -beau, non pas dans les effets d’à côté, mais dans la pure expression de -la nature idéalisée, comme Phidias dans ses marbres immortels, je suis -tenté de mésestime pour les Latins. Mais je ne veux pas être injuste -envers eux: ils ont bien profité des Grecs. Virgile se lit après Homère, -avec le même plaisir que Racine après les tragiques athéniens. Néanmoins -je comprends qu’après avoir lu Virgile une fois, on relise trois fois le -bon Homère. - -Il y a pourtant un Latin qui me plaît, et beaucoup: mais c’est encore -parce qu’il a éminemment l’esprit grec et (passe-moi l’énormité de -l’anachronisme) l’esprit français. C’est ce païen d’Horace: non point -assurément dans ses gaillardises, mais dans les nobles envolées de ses -odes patriotiques ou morales, dans les gracieuses ou touchantes -échappées de son imagination de poète et de son brave cœur d’ami, dans -ces épîtres et ces satires où le bon sens le plus naturel fait assaut -avec la plus franche gaîté, mélange de sel attique et de sel gaulois. Je -ne sais pas, mon cher, combien tu admires Nicolas Despréaux: il versifie -avec une correction que ne devait guère dépasser sa perruque Louis XIV, -et je trouve même qu’il accommode fort proprement les reliefs d’Horace; -mais quand je voudrai faire bien dîner mon esprit, c’est à la table -d’Horace que je le mènerai, avec l’espoir secret d’y rencontrer La -Fontaine et Molière, ses deux cousins du grand siècle: la fête alors -sera complète. - -Je ne me doutais pas autrefois de cette parenté si étroite qui relie nos -classiques les plus véritablement français à l’antiquité grecque et -latine; je répétais sottement avec mes camarades: - - _Qui nous délivrera des Grecs et des Romains?_ - -Je blasphémais ce que j’ignorais. Mais j’en suis revenu depuis six mois, -et à présent, ignorant un peu moins, j’apprécie mieux et j’admire -sincèrement. - -Je ne t’ai parlé que des grands classiques: nous ne négligeons pas ceux -du second rang. Ils servent à reposer l’esprit, durant les derniers -quarts d’heure d’une classe déjà bien remplie. Mais, même pour ceux-là, -on ne prend pas le macaroni _à la défilade_: on choisit le meilleur. Le -professeur a d’ailleurs soin de maintenir toujours, par des résumés ou -des lectures courantes, les liaisons et les vues d’ensemble. - -Et comme il met en cela et dans le reste autant de science et d’esprit -que d’entrain, tu comprendras que la classe devienne pour nous un -véritable plaisir, un régal intellectuel, et qu’on désire, par ce -commerce intime avec les grands écrivains, arriver avec le temps à se -façonner sur eux, à les imiter sans les copier, à devenir soi-même -quelqu’un: ce qui est le but final des études--et le plus court chemin -pour conquérir un baccalauréat honorable. - -Si tu trouves cette lettre trop technique, tant pis pour toi! Tu l’as -voulu. D’ailleurs, ma moustache commence à rivaliser de sérieux avec la -tienne: c’est dire que j’acquiers le droit de parler gravement de choses -graves. - -Bien à toi, - -PAUL. - - - - -24. _A ma sœur Jeanne._ - -22 février. - - -Ma petite sœur grande, - -Que c’est vilain à toi d’être tombée malade au moment précis où je -t’attendais! L’as-tu fait exprès? Si je le savais, je... je garderais le -lot que tu as gagné et par-dessus le marché celui de maman, qui, au lieu -de venir s’amuser ici avec toi et moi, a préféré faire son carnaval -auprès de ton lit, en compagnie sans doute de plusieurs pots de tisane. -Comme ça devait être gai pour toutes deux! Vous n’avez pas de remords? -Il y aurait de quoi, pourtant, car notre carnaval a fort bien réussi. -Pour ton châtiment, je vais t’en faire venir l’eau à la bouche. Écoute -un peu. - -Le premier jour, grandissime représentation d’une comédie de Labiche, -_les Gobe-mouches_. Il ne faudrait pas demander à tes Ursulines de -chercher ce titre dans leur répertoire de l’Opéra-Comique ou du Théâtre -des Variétés: car, d’abord, elles ne savent peut-être pas ce que c’est -qu’un répertoire de théâtre, et puis ce titre n’y est pas. La pièce est -de Labiche tout de même, un peu rarrangée, avec suppression de la trop -aimable moitié du genre humain à laquelle tu appartiens. Je t’en fais -mes excuses; mais il paraît que ces dames ne se présentent pas -convenablement!... Elle a été interprétée par les Anciens Élèves, dont -cinq ou six jeunes de vingt à vingt-cinq ans et deux déjà pères de -famille, tous acteurs émérites depuis leur temps de rhétorique. Pièce et -jeu fort spirituels, quelquefois absolument pouffants. Si tu avais été -là, tu serais repartie bossue, à force de rire--et j’étais condamné à -n’avoir plus tard qu’un bossu pour beau-frère! Tu as donc bien fait de -rester à Z... avec tes pots de tisane. - -Le lendemain, nouveau plaisir, très long, trop long pour certaines -personnes, qui sont venues employer trois heures à espérer qu’enfin leur -nom sortirait de l’urne et à voir passer devant leur nez des lots -superbes. - -Hélas! je suis de ceux-là. En fait de chance aux loteries, je n’ai -jamais eu que du guignon! Tu as un lot, maman en a un, moi rien. Je -convoitais pourtant bien--tu ne devinerais jamais quoi, je puis te le -donner en mille--un charmant petit ânon vivant: robe grise avec croix -noire dans le dos, des yeux doux et clairs, une paire d’oreilles à faire -jaunir d’envie notre cousin Ernest, bref, un amour d’ânon, qui -représentait la classe de sixième. Il faut savoir que chaque classe se -cotise pour fournir son lot. La rhéto a donné la belle édition savante -des Œuvres complètes de Corneille et de Racine, un cadeau de grand prix: -mais qu’était-ce en comparaison de Brocoli? - -On l’avait amené dans la salle, bien brossé, parfumé, enrubanné. On -l’invita poliment à monter les six marches qui le séparaient de la -scène: il refusa, par modestie. On le pressa, on le poussa même un peu: -mais les honnêtes gens de son espèce, si jeunes qu’ils soient encore, -n’aiment pas qu’on violente leur liberté de conscience. Plus ses -conducteurs insistaient, plus il résistait. On a du caractère ou on n’en -a pas: Brocoli en avait, na! Mis ainsi par lui au pied du mur, les -âniers délibérèrent et parlaient déjà d’enlever le rebelle à force de -bras; mais - - _Le plus âne_ parfois _n’est pas celui qu’on pense_: - -Brocoli devina le complot et, profitant du désarroi, soudain, d’un seul -bond, il franchit les six marches et se présenta de lui-même, libre et -fier, au public. Il eût certainement chanté sa victoire, si les -applaudissements ne l’avaient intimidé. On le rattrapa et on le -contraignit d’écouter immobile une chanson dont l’air ne lui plut pas: -il n’y répondit pas un mot. Il fut néanmoins tiré au sort et échut -(admire l’intelligence du hasard!) à un de nos professeurs de musique. -Tu devines comme les deux confrères furent applaudis. Mais il faut -croire que le pauvre Brocoli avait eu peur de tomber plus mal: car il -redescendit l’escalier sans faire de cabriole et sortit les oreilles -droites. - -A notre grande joie, il n’est pas tout à fait perdu pour nous. Aussitôt -après la loterie, nous nous sommes concertés pour le racheter à -l’heureux gagnant: on le mettra au vert à la campagne du collège, où il -partagera nos ébats, les jours de congé, jusqu’à ce qu’il soit assez -fort pour traîner la carriole des Petites-Sœurs qui viennent chercher -les restes de nos repas. Ce sera pour lui une position sociale très -honorable et il pourra y gagner tout doucement sa part de... j’allais -dire de paradis: mais ce n’est tout de même qu’un baudet! L’herbe -fraîche lui suffira. - -Maman a gagné un christ en ivoire, très expressif, monté sur branches -d’olivier naturel, un des lots que j’ai vu le plus apprécier durant -l’exposition au parloir (j’ai eu l’honneur de compter parmi les -_collecteurs_). Je l’avais désiré pour elle. Il me console de n’avoir -pas eu Brocoli, quoique pourtant j’eusse été bien aise de t’offrir le -bourriquet en souvenir de ton petit frère! - -Toi, tu as gagné une caisse de mandarines: il doit y en avoir pour ton -année, à une par jour. Est-ce que tu aimes les mandarines? Cela -m’étonnerait. C’est fade, c’est odorant, c’est... Crois bien, au moins, -que je dis cela sans arrière-pensée égoïste. - -Aujourd’hui, nous avons été porter aux bons vieux et aux bonnes vieilles -de nos Petites-Sœurs leur part du produit de la loterie. Ils nous ont -fait une réception de gala. A peine avions-nous franchi la porte cochère -que, sous la véranda en face, nous apercevons, rangés sur un seul front, -une trentaine de braves gens endimanchés et, à quatre pas en avant, un -vénérable tambour, qui salua notre arrivée d’un roulement ému. Quand -nous fûmes plus près, il tourna par le flanc gauche et s’engouffra dans -la maison, toujours battant; les trente hommes, défilant derrière lui -deux à deux, au pas relatif, nous menèrent à la porte du réfectoire, où -ils firent la haie, pendant que nous entrions. - -Toute l’antiquité du lieu, dans ses plus beaux atours, nous attendait, -debout et souriante, pour lui servir _notre_ dîner: car c’est nous qui -l’offrions. - -La prière faite, on s’assit. Nous nous disputâmes les tabliers blancs et -nous servîmes chaud, sans trop de maladresses, sous la direction des -bonnes Sœurs. D’autres coupèrent le pain, la viande, versèrent à boire. -Quelques-uns durent s’occuper de remplacer les mains qui avaient trop de -peine à atteindre la bouche sans accident. Ce fut très joyeux. Des -mercis et des compliments et des tendresses, nous en eûmes à foison. -Quelques rares grognons grognèrent bien un peu, sur la quantité ou la -qualité des services; mais les voisins nous disaient: «faites pas -attention, monsieur; c’est une vieille habitude qu’il a: il est plus -bête que méchant.» Et l’on riait. A mesure que les estomacs étaient plus -satisfaits, les visages le paraissaient aussi et, au dessert, un petit -verre aidant, la joie fut parfaite. - -Parfaite, non: le dessert me sembla maigre et j’en eus du chagrin pour -ces pauvres vieux et vieilles du bon Dieu. Il manquait une caisse de -mandarines. Et je me disais: «Ah! si ma sœur Jeanne était là avec la -sienne! Elle n’en garderait guère pour elle: je la connais. Quel plaisir -elle se ferait de faire plaisir à ces braves gens! Il y en a peut-être -parmi eux qui n’ont jamais vu de mandarine et qui n’en verront jamais, -tandis qu’elle, qu’est-ce que ça peut lui faire, de manger tous les -jours une mandarine pendant un an? Du mal. Surtout qu’elle est déjà -malade!... Et puis ce n’est qu’un lot, un pur don du hasard: elle aurait -pu fort bien, comme moi, ne rien gagner du tout... Ah! si j’avais avec -moi la caisse de ma bonne sœur Jeanne!» - -Heureusement, par prudence, je l’avais prise avec moi, pour le cas où tu -me donnerais, sur place, la permission tacite de la distribuer en ton -nom. Et je l’ai distribuée. Il y en avait trois cents; ils étaient trois -cents vieux: donc trois cents bénédictions, que je t’envoie. Ça te -guérira, mignonne! - -Si pourtant tu tenais à être dédommagée, je m’engage à te les rembourser -en trois cents baisers, échelonnés sur un espace de quarante ans--est-ce -assez long?--afin qu’il t’en reste quelques-uns, quand tu seras vieille -aussi. Donne tes pauvres joues pâlies et maigries, pour que j’y mette -les deux premiers, et compte bien. - -Vous, maman, guérissez-la vite. Je vous embrasse aussi, avec papa. Ne -craignez rien pour votre christ: vous l’aurez. - -Votre POPOL. - - - - -25. _A ma mère._ - -28 février. - - -Chère maman, - -_Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît!_ -Parole d’Évangile. J’ai eu tort de l’oublier, en me moquant des pots de -tisane de ma petite sœur, et le ciel m’en a châtié. C’est de -l’infirmerie que je vous écris. J’ai eu quelques jours de toux et de -fièvre, sans danger aucun. A présent, je suis en pleine convalescence, -avec des jambes qui flageolent encore et une tête un peu plus vide -qu’avant. Le cœur étant resté intact, je cède au besoin de venir vous -donner de mes nouvelles. - -J’habite une jolie chambre au premier étage: parquet ciré, bon fauteuil -Voltaire (c’est peut-être tout ce que je devrai jamais de bon à ce -gredin-là, s’il en est l’inventeur!), lit mollet, rideaux blancs, vue -très récréative sur les cours où les élèves jouent. La hauteur et -l’éloignement amortissent le bruit, mais ne m’empêchent pas de faire sur -eux derrière mes rideaux quelques études de mœurs fort intéressantes. - -Pour me soigner, j’ai un frère infirmier qui vaut trois honnêtes gens, -un saint homme et une Sœur de charité. Après m’avoir consciencieusement -exténué par la diète, les purges et la quinine, tout en m’exhortant à la -résignation chrétienne, le voilà maintenant qui, pour me rendre des -forces, me gave comme s’il voulait convertir ma personne en une terrine -de foie gras, selon une progression savante qui aurait de quoi alarmer -tout autre estomac que le mien. Entre temps, il me régale de ses -meilleurs tours de gobelet et de cartes. Il est très fort dans la -partie. Il m’a avoué qu’étant au 1er régiment de cuirassiers, il en -savait près de cinq cents et donnait souvent aux chambrées des séances -de deux heures consécutives, toujours gratuites, pour empêcher les -camarades d’aller boire et jurer dehors. Le prestige que lui donnait son -talent lui servit même à en faire confesser plus d’un, et, en effet, il -ne devait pas mal placer ses bouts de sermon, si j’en juge par ceux -qu’il m’a insinués. - -L’autre jour, à la salle de récréation des infirmes, il nous a fait la -surprise d’une scène de ventriloquie, un petit dialogue entre deux -personnages, dont l’un est au grenier, l’autre à la cave. Vous ne vous -figurez pas la stupéfaction comique des _gosses_, qui cherchaient les -voix tantôt au plafond, tantôt sous le plancher: ils étaient ahuris et -le saint homme ravi de les amuser. Il y a ici du plaisir à être malade, -presque autant que si j’étais soigné par maman. - -Je n’ai pas été en classe depuis huit jours, et mon professeur, qui -vient me voir fréquemment, ne veut pas encore que je travaille. Vous -écrire, ce n’est pas travailler; mais je suis sûr que vous ne seriez pas -contente, si je prolongeais cette première lettre. A bientôt une autre -plus longue! Soyez sans inquiétude. - -Je vous embrasse tous. - -Votre PAUL. - - - - -26. _A Louis._ - -8 mars. - - -Mon cher ami. - -Ne pouvant encore suivre la classe, on m’a permis, au titre exceptionnel -de convalescent, d’assister au duel que se sont livré en public, à la -grande salle, les deux sections de quatrième, vingt élèves contre vingt, -sur la grammaire latine et grecque. Cela s’appelle une _concertation_. -Il y avait longtemps que je désirais en voir une. Je ne regrette point -l’heure que j’y ai passée. Voici ce que c’est. - -Au lever du rideau, on voit les deux armées rangées en bataille, l’une -en face de l’autre, sur deux lignes: dix et dix d’un côté, dix et dix de -l’autre. César commande les Romains, Vercingétorix les Gaulois. Au bas -de la cantonade, sur la droite le professeur de la première section, sur -la gauche celui de la seconde, chacun avec deux petits secrétaires -chargés de marquer les points. - -Les deux porte-enseigne inclinent devant le P. Recteur l’aigle et le -coq, puis vont les planter au fond, dominant le champ clos. On échange -un dernier regard de provocation et la bataille commence. - -D’abord, ce n’est qu’une escarmouche. Le général romain récite, dans le -ton naturel, un passage de ses _Commentaires_, sans broncher; le chef -gaulois lui donne la réplique en autant de lignes et sans broncher -davantage. Beau début et bel exemple. Les deux seconds en font autant. -Le troisième Romain hésite un quart de seconde sur un mot: son _émule_ -gaulois, prompt comme l’éclair, lui lance le mot à la face et le -secrétaire du camp triomphant proclame _une victoire aux Gaulois_. C’est -la première blessure. D’autres suivent, de-ci et de-là, toujours -foudroyantes, quelquefois bravement rendues. Quand le premier rang a -fini, il passe en demi-tour derrière le second, qui entre en lutte avec -le second rang opposé, et ainsi de suite, jusqu’à ce que les diverses -leçons, auteurs et grammaires, soient épuisées et que le P. Préfet, juge -du tournoi, ait donné le signal du combat suivant: _l’explication -latine_. - -Comme pour les leçons, les deux sections ont préparé les mêmes passages -d’auteur. Un Gaulois, désigné par son professeur, lit une phrase -indiquée, la dissèque grammaticalement et la traduit; si l’_émule_ y -trouve à reprendre, il corrige et gagne une ou plusieurs _victoires_. Le -Romain est ensuite soumis à la même épreuve, et ainsi des autres. -L’épreuve ne se borne d’ailleurs pas au sens du texte: chaque combattant -répond en outre à des questions très variées de grammaire, d’étymologie, -d’histoire, d’érudition en tout genre. Puis encore vient l’application -du texte à des pensées analogues, petits exercices oraux de thème et de -version, où le professeur met en œuvre toute son ingéniosité -professionnelle pour faire valoir tout ce que l’élève a de forces vives, -portées à leur plus haute puissance par le stimulant toujours harcelant -de l’émulation. - -Je t’assure, mon ami, que c’est un spectacle saisissant. Quand on voit -ces gamins de douze ou treize ans, dont pas un n’a envie de rire, -s’attaquer, se défendre, s’ingénier à rendre coup pour coup, se prendre -parfois corps à corps, s’arracher la victoire pièce à pièce, on oublie -qu’il ne s’agit que de grammaire et l’on se passionne avec eux. Il y -avait là un pauvre Gaulois, pas grand, pas sot, qui, repris à faux par -son émule et condamné à faux par le professeur un peu distrait, se -débattit comme un beau petit diable contre tous les deux et, se voyant -impuissant à faire triompher la vérité, se mit à fondre en larmes en -s’écriant: «Mon Père, vous l’avez dit en classe». On applaudit: la -victime eut permission de s’expliquer et obtint double victoire, ce qui -ramena instantanément la sérénité sur son visage. - -Après une déclamation française, qui permit aux troupes de reprendre -haleine, la lutte reprit sur l’_explication grecque_. Même méthode, même -ardeur, même connaissance très sérieuse de cette belle langue, qui -parfois semble si ardue à ceux qui ne l’ont jamais approfondie. - -On se demandait avec une curiosité de plus en plus tendue à qui -appartiendrait finalement la victoire, jusque-là disputée avec des -chances à peu près égales. La fortune allait dire son dernier mot. Le -héraut d’armes annonça: _Combat à mort_... Je frémis jusqu’à la moelle -des os; allaient-ils s’entre-massacrer? Si jeunes encore!... Il ajouta: -_sur les verbes irréguliers grecs_. Je respirai. - -Ces verbes irréguliers grecs sont, de tradition immémoriale, le -cauchemar des écoliers. Est-ce à tort ou à raison? Je ne le discute pas; -mais j’ai constaté que les élèves de quatrième n’ont pas plus peur de -cet épouvantail que les moineaux ne redoutent le pacifique mannequin, -destiné à les éloigner et devenu leur perchoir. Pourtant, il faut bien -admettre que ces malheureux irréguliers présentent quelque difficulté, -puisque, dans cette lutte suprême, tant de braves guerriers ont mordu la -poussière. - -Il est vrai qu’on ne faisait plus de quartier. A peine l’adversaire -avait-il bronché qu’on entendait résonner, strident comme une lame -d’acier qui fend un casque, le fatal cri: _Mort!_ Et le vaincu tombait -inerte sur sa chaise. De quarante, bientôt il n’en resta sur pied que -dix et la _grande faucheuse_ continuait à passer impitoyable. - -Ils ne sont plus que quatre, deux de chaque nation. Les questions volent -pour surprendre l’adversaire: mais l’adversaire sent qu’un instant de -trouble, c’est sa perte, et il fait des efforts héroïques pour garder -son sang-froid. A ce moment, le Gaulois numéro deux hésite. On lui a -demandé la deuxième personne du singulier de l’optatif aoriste premier -passif du verbe δράω; il donne par distraction la première: _Mort!_ La -distraction n’est pas admise sur le champ du carnage. - -Vercingétorix reste seul en face de César et de Labiénus; il serre ses -deux poings sous ses bras croisés, et lentement, martelant chaque -syllabe, il répond, puis interroge, pâle, mais résolu. César est -cramoisi, mais tient bon. Au second tour, son lieutenant tombe. -L’auditoire devient haletant. Qui vaincra, Rome ou la Gaule? L’histoire -voudrait que ce fût Rome; mais l’histoire se corrige avec le temps. - -A la troisième reprise, Jules César, qui pourtant jadis mourut en -parlant grec, ne trouva pas assez vite je ne sais plus quel impératif: -Vercingétorix le lui décocha comme une flèche: _Mort!_ - -Et le vainqueur respira profondément, s’essuya le front et faillit -fléchir sous le poids de son triomphe: les bravos le soutinrent et, -par-dessus les têtes, il envoya dans la salle un léger sourire à sa -mère, qui s’était levée comme un ressort, toute radieuse de bonheur. - -Un joyeux dialogue donna aux secrétaires le temps de faire le compte des -victoires obtenues de part et d’autre. Puis les deux armées reprirent -leur position de combat et, au milieu du battement de tous les cœurs, le -P. Préfet proclama: «Camp des Romains, 150 victoires; camp des Gaulois, -165. La victoire finale est aux Gaulois.» - -Alors, grave et un peu triste, César prit des mains de son -porte-enseigne l’aigle romaine et la remit à Vercingétorix, en disant: -«Gloire aux vainqueurs!» Le Gaulois la reçut avec dignité et, tendant la -droite au Romain, il s’écria: «Honneur aux vaincus!» - -Qu’en penses-tu, mon ami? Est-ce encore du _flafla_ et du temps perdu? -Et si, d’un bout de l’année à l’autre, du haut en bas de l’échelle des -classes, chacune vient à son tour subir cette épreuve solennelle, ne -crois-tu pas qu’il en reste quelque chose pour l’avancement des études? -Pour ma part, je suis sorti convaincu que, si j’avais eu dans mon jeune -temps la chance de servir sous Vercingétorix ou même sous César, je -saurais mes verbes irréguliers grecs mieux que je ne les sais--et -peut-être toi aussi, n’est-ce pas? - -Dieu! que je suis bavard pour un convalescent! - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -27. _Au même._ - -15 mars. - - -Mon cher Louis, - -Je reviens de la campagne avec mon professeur: c’est ma première -promenade depuis mon malaise. Elle a été délicieuse. L’air était de -velours, le soleil assez chaud pour attiédir les poumons sans alourdir -la tête; dans les prés scintillaient des milliers de primevères, dans -les arbres les oiseaux chantaient en préparant leur nid, et partout la -vue se reposait avec ravissement sur le feuillage encore tendre qui -annonce le printemps. Comme Dieu est bon! - -Mon professeur l’est aussi: il est venu me chercher à l’infirmerie pour -me faire jouir de ces belles choses et pour causer. Nous avons parlé de -_omni re scibili et de quibusdam aliis_, - - Passant _du grave au doux, du plaisant au sévère_. - -Je lui ai confié que je songe à me pousser dans la carrière de -l’enseignement public. Car j’y songe très sérieusement, mon ami, par pur -désir de rendre service à la jeunesse universitaire, qu’on est en train -d’abrutir: si je pouvais lui inoculer un peu de vaccin de Jésuite, je -suis sûr qu’elle s’en trouverait bien. - -Mon professeur m’a encouragé, quoique avec une petite pointe -d’incrédulité sur l’efficacité future de mes intentions réformatrices. -Pour lui prouver que je ne plaisantais pas, je l’ai prié de me dire ce -qu’est au juste le _Ratio_, dont j’ai entendu parler de divers côtés. - ---«C’est tout bonnement le _Plan d’études_ de la Compagnie de Jésus. - ---Est-ce un livre _sacré_? - ---Pour nous Jésuites, oui, puisqu’il fait partie des Règles de notre -Institut; mais chacun peut le lire: on le trouve en librairie. Il n’est -pas si gros que le moindre des volumes qu’on a écrits pour le -démonétiser: voulez-vous en lire quelques-uns? - ---Grand merci, mon Père! J’aimerais mieux que vous me donniez en -quelques mots, si vous le voulez bien, la quintessence du livre. - ---Je serai trop heureux d’apporter ma petite part à l’éducation -pédagogique d’un futur Grand Maître de l’Université de France. - ---Si je le deviens jamais, je vous ferai décorer. - ---Pour mes péchés? - ---Non, comme votre ancien élève. - ---J’accepterai peut-être, pour la rareté du fait, sans en devenir plus -fier... Vous voulez donc savoir?... - ---En quoi réside le principe fondamental de ce fameux _Ratio_? - ---Votre Excellence va être servie. Ce principe, très simple, consiste à -suivre le développement naturel des facultés pour former peu à peu -l’homme parfait. Sans avoir étudié la psychologie... - ---_Psyché_, âme, et _logos_, discours: discours sur l’âme. - ---Parfaitement... vous savez sans doute qu’à titre d’animal raisonnable -vous avez reçu de la nature trois facultés supérieures: la mémoire... - ---Oui, assez. - ---La sensibilité... - ---Trop. - ---Et le jugement. - ---Trop peu. - ---Le degré de culture et d’équilibre de ces facultés maîtresses donnera -la valeur intellectuelle et les chances probables d’avenir d’un jeune -homme au sortir du collège. Les amener par une sage progression au degré -le plus élevé qu’il se pourra, c’est la tâche de l’enseignement -secondaire. - ---Ce que vous dites là, mon Père, me trouble un peu. Ne suis-je pas au -collège pour devenir savant, le plus savant possible? - ---Entendons-nous. Le collège n’a pas pour mission de faire de vous un -prodige ou un monstre, une encyclopédie vivante ou quelque chose comme -un lauréat de _concours d’animaux gras_ dans le domaine de l’esprit: il -n’est pas une gaveuse. On est au collège, non pas pour tout apprendre, -mais pour se rendre apte à acquérir plus tard la science que réclamera -la carrière de chacun. - ---J’entrevois le but; comment l’atteindra-t-on? - ---Comment avez-vous fait, dans votre première enfance, pour arriver à -savoir quelque chose? - ---Ma foi, je n’y ai guère pensé. Voyons pourtant. On m’a toujours dit -que j’étais fort curieux et fort bavard, demandant le pourquoi de tout -et raisonnant à tort et à travers sur tout ce que j’avais vu ou entendu. - ---Besoin de connaître et besoin de parler: ce sont précisément les deux -grands moyens naturels d’instruction. Entendez-vous dans ces hautes -branches ce vaste et long bourdonnement? Il y a là des milliers -d’abeilles qui recueillent la poussière des premières fleurs; chacune va -déposer son butin dans les alvéoles où il se transforme en miel, et -grâce à toutes les petites ouvrières qui parcourent ainsi la plaine et -la montagne, la ruche se remplit d’un trésor délicieux. Ainsi votre -jeune esprit s’est primitivement enrichi d’idées que vos yeux, vos -oreilles, tous vos sens vous amenaient de partout: votre mémoire les a -retenues et, avec l’aide de votre jugement naissant, dirigé et souvent -rectifié par votre entourage, les a combinées, transformées et réunies -en un premier fonds, qui comprenait toutes les connaissances usuelles -dont un enfant est capable. - -A l’école primaire, par un procédé analogue, vous avez élargi votre -petit horizon et augmenté votre bagage d’idées, grâce aux livres -élémentaires d’histoire, de géographie, de sciences naturelles, et aux -leçons de choses. On y a ajouté certaines notions pratiques de calcul, -de dessin, de musique et autres, dont l’ensemble, couronné par -l’enseignement religieux, aurait pu suffire à faire de vous avec le -temps un honnête ouvrier, un petit commerçant, un travailleur de la -terre... - ---Oh! je voulais être pâtissier. - ---Pour manger des gâteaux? - ---Oui, et plus tard général, pour battre les Prussiens. - ---C’était mieux. - ---Ce n’est qu’à dix ou onze ans que j’ai eu l’idée de devenir savant et -d’aller au collège. - ---C’est le bel âge pour y entrer, celui que le _Ratio_ suppose aux -débutants de sixième: car il ne parle pas des classes de _robette_, -septième, huitième, neuvième. - ---Elles existent pourtant chez les Pères. - ---Parce que trop de parents sont pressés de se décharger du soin de leur -charmante, mais souvent difficile progéniture, et qu’ils sont -prématurément épouvantés par le spectre de la limite d’âge pour les -grandes écoles. D’autres familles n’ont pas à leur portée l’institution -primaire qui leur conviendrait--et ne veulent pas des _petits collèges_ -de l’Université. - ---Vous regrettez ces entrées précoces au collège? - ---Oui, parce qu’elles nous prennent des hommes qui pourraient mieux -faire que de servir de bonnes d’enfants; non, parce que beaucoup de ces -enfants, exclus de chez nous, seraient moins bien préparés ailleurs et -quelquefois trop exposés. Il y a des maux nécessaires. Mais, de toute -façon, la formation secondaire ne commence régulièrement qu’après ces -petites _classes préparatoires_ et comprend trois cours: la -_Grammaire_--c’est la base de l’édifice; les _Lettres_--c’est le corps -principal; la _Philosophie_--c’est le couronnement. - -Le _Cours de grammaire_ va de la sixième à la fin de la troisième: il -continuera de développer chez l’enfant la mémoire, en appliquant son -besoin d’apprendre et de parler à l’étude progressive du latin et du -grec, tout en faisant appel à son jugement dans une foule d’exercices -variés, oraux ou écrits, qui éveillent, assouplissent et fortifient le -talent naturel. - ---J’ai entendu dire que, durant ces années de grammaire, on perd un -temps précieux, qui serait plus utilement employé à d’autres études? - ---Lesquelles? Les sciences mathématiques et physiques peut-être? -L’immense majorité des enfants n’en est pas encore capable, à cet âge, -et, en leur imposant avant le temps ces études abstraites, on risque de -dessécher à fond leur esprit ou (cela s’est vu) de les _crétiniser_. - ---Mais les langues vivantes ne produiraient-elles pas le même effet de -culture intellectuelle que le latin et le grec, avec des avantages en -plus pour la vie pratique? - ---Laissons pour le moment de côté les avantages pratiques: nous pourrons -y revenir. Au point de vue spécial de la formation littéraire, le seul -qui nous occupe, aucune langue moderne ne saurait remplacer pour nous -les deux vieilles langues classiques. On pourrait en donner plusieurs -raisons: une seule suffit--la raison historique. Par suite de la -profonde influence que la civilisation gréco-romaine a exercée, d’abord -sur nos ancêtres gaulois et francs, puis durant de longs siècles sur les -générations chrétiennes qui ont suivi, la langue française, la pensée -française, le goût et l’esprit français sont restés tellement pénétrés -de l’esprit des deux peuples classiques que vouloir le leur enlever, ce -serait vouloir enlever à un arbre sa sève, à un corps vivant le meilleur -de son sang. Et, à la place, que pourrait-on bien nous inoculer? De -l’anglais ou de l’allemand?... Vous avez entendu parler de cette -opération nouvelle qui consiste à infuser à un anémique le sang tout -chaud d’un animal, bœuf, bouc ou autre? - ---Vaguement. - ---C’est, paraît-il, une invention merveilleuse: les anémiques reprennent -à vue d’œil des couleurs et des forces; seulement, dit-on, il y en a qui -donnent des coups de corne et ont envie de brouter l’herbe tendre. Si -l’on vous infusait à haute dose du _deutsch_ ou de l’_english_, mon -pauvre Paul, vous ne connaîtriez bientôt plus que la boxe et la -choucroute. Pour rester Français, il faut rester Gréco-Romain. - ---Permettez, mon Père! Ne pourrais-je pas me contenter de me former sur -les modèles français? Ils ont quelque valeur et soutiennent même parfois -la comparaison avec les anciens, sans trop de désavantage--si j’en crois -les affirmations de mon docte professeur de Rhétorique. - ---C’est parce qu’ils ont de la valeur, inconséquent jeune homme, qu’on -vous les fait étudier, et aussi pour vous montrer à quoi l’on arrive, -avec du talent, par l’étude des anciens: car c’est à Rome et à Athènes -que se sont formés nos trois premiers siècles littéraires, laissant en -héritage au dix-neuvième un riche fonds d’œuvres saines et une belle -langue. Le jeune siècle a voulu mieux faire: il le pouvait, s’il était -resté fidèle au premier plan du romantisme, qui, à la forme antique, -débarrassée de certaines entraves accessoires, rêvait d’unir -l’inspiration nationale et chrétienne. Au lieu de cela, grisé par -l’esprit novateur, il a, comme le fils prodigue, jeté son héritage aux -quatre vents du ciel, dans les régions de la licence sans frein et sans -pudeur, d’où il est revenu en loques. - ---Mon père, vous êtes impitoyable. - ---Je ne crois pas être injuste, mon fils: car j’admets de très -honorables exceptions, comme vous le verrez dans la suite de notre cours -de littérature. Mais je dois maintenir que, étudiée seule, la -littérature française offrirait un champ d’étude trop restreint par le -nombre des chefs-d’œuvre et trop peu sûr pour les principes. Nous devons -l’étudier, l’aimer plus que toute autre, contribuer à sa gloire, si nous -le pouvons, mais aussi suppléer à ses lacunes et nous garantir contre -ses défauts, comme l’artiste, en travaillant dans le marbre ou sur la -toile, a sans cesse devant les yeux l’idéal que lui tracent les règles -de son art. Or, depuis que le monde est monde, il n’a point existé de -forme littéraire ou artistique plus parfaite que la forme grecque, et -vous connaissez les deux vers d’Horace: - - _Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo - Musa loqui, præter laudem nullius avaris._ - -Traduisez librement. - ---Aux Grecs le génie, aux Grecs le beau parler, avec l’unique passion de -la gloire. - ---Fort bien. Après les Romains, qui nous ont d’abord transmis l’idéal -grec, tel qu’ils se l’étaient assimilé, toutes les nations modernes, -depuis des siècles, sont allées et vont encore apprendre à Athènes ou du -moins à Rome, son héritière la plus directe, les secrets de la beauté -littéraire comme de la beauté artistique. Il en sera ainsi longtemps -encore, parce que l’idéal grec n’est pas le fruit du caprice ou du -convenu, mais un type parfaitement raisonné et admirablement conforme à -l’immortelle nature. - ---Vous, savez, mon Père, que vous prêchez un converti. - ---Oui... mais aussi un convalescent, qui ne doit pas être encore de -force à soutenir un sermon trop long. Tenons-nous-en là, s’il vous -plaît. - ---En attendant la suite pour bientôt, n’est-ce pas, mon Père? - ---Si vous êtes sage. - ---Je le serai, pour cette raison et pour plusieurs autres. - ---Nous sommes d’ailleurs arrivés et j’aperçois le Père Ministre, qui -vient à notre rencontre.» - -Le Père Ministre est tout bonnement mon Père spirituel, que tu connais -déjà. Sous sa forme ministérielle, les élèves n’ont guère avec lui de -relations directes. C’est pourtant un gros personnage: il est le second -du Père Recteur, pour tout ce qui regarde l’ordre général de la maison, -et j’ai vu le Père Préfet lui-même venir, sa barrette à la main, lui -demander la permission, un jour qu’il était fatigué, de prolonger le -lendemain son sommeil jusqu’à cinq heures. C’est le Père Ministre qui -gouverne la sacristie, la cuisine, les travaux intérieurs et tous les -services domestiques, par le moyen des Frères coadjuteurs et du -personnel salarié. Il a toutes les clefs, y compris celles de l’office -et de la cave. - -A ma vue, ses entrailles deux fois paternelles s’émurent de compassion -et, pour me rendre plus vite mes jambes et mes couleurs, il nous offrit -un petit verre de derrière les fagots avec un excellent biscuit de -Reims. Nous prîmes les deux au grand air, sur une table champêtre, fort -joyeusement, et pour terminer la soirée, pendant que mon professeur -disait son bréviaire dans une avenue, le Père Ministre voulut bien -perdre sur moi une partie d’échecs. Il s’en vengea en nous ramenant au -collège dans sa carriole, pour nous épargner la route à pied. - -Bonne journée. Je t’en souhaite beaucoup de semblables, mon cher Louis, -sans grande chance de réalisation: car tes professeurs ont à promener -leurs jeunes héritiers, et le lycée n’a pas de Père Ministre. - -Demain, je rentre en classe. Quel bonheur! - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -28. _Au même._ - -26 mars. - - -Mon cher Louis, - -Puisque ma _pédagogie_ te plaît et que tu en redemandes, voici la suite. - -Nous étions en promenade de congé à la campagne du collège; mes -camarades jouaient aux barres sur l’herbe avec une frénésie que j’aurais -volontiers partagée; mais un reste de faiblesse me clouait sur un siège -rustique au pied d’un arbre, et je regardais. Mon excellent professeur -vint à passer, et m’apercevant: - -«Vous ne ressemblez pas mal, dit-il, à ce brave Romain qui, mollement -étendu à l’ombre, pendant que les autres travaillaient à quelques pas de -là, disait: «Que je voudrais que ce que je fais s’appelât travailler!» - ---Je voudrais bien faire mieux: mes jambes ne veulent pas. Mon Père, si -j’osais... si vous aviez peut-être le temps... - ---De quoi? Dites toujours. - ---D’achever la conférence de la semaine dernière? J’ai été sage. - ---Avez-vous la tête plus solide que les jambes? - ---Je le crois. - ---Alors, venez faire un tour de barque sur la rivière. - ---Oh! le plaisir! Merci, mon Père.» - -Et nous voilà installés sur la jolie chaloupe des Pères, mon professeur -aux rames, qu’il manie avec la dextérité moelleuse d’un vieux canotier, -moi au gouvernail, gouvernant comme je pouvais, en novice. Quand nous -eûmes doublé le barrage, non sans quelques irrégularités dues à mon peu -d’adresse, mais chaque fois redressées par un maître coup d’aviron du -Père, il commanda: «Laissez aller!» Et notre esquif se mit à glisser -légèrement, sans la moindre secousse, au fil de l’eau tranquille, -pendant que le calme de l’air était à peine troublé par le feuillage -frétillant des peupliers du bord et quelquefois par les clameurs -toujours plus lointaines des joueurs de barres. - -Après avoir savouré quelques minutes ce délicieux abandon, le Père dit: -«Maintenant causons. Où en étions-nous restés, l’autre jour? - ---A l’entrée du _Cours de Lettres_. - ---Par conséquent sur un terrain qui vous est familier: cela nous -dispensera des longueurs. Je n’ai plus à vous apprendre ce qu’on fait -dans les deux classes qui composent ce cours: les Humanités et la -Rhétorique. - ---On y fait de la poésie et de l’éloquence, et il est expressément -défendu, non pas d’y préparer son baccalauréat, mais d’en parler. - ---Très juste, attendu qu’il se prépare tout seul. - ---Avec le coup de pouce du professeur. - ---Sans doute, et suivant un axiome bien connu: _Qui peut le plus, peut -le moins._ Dans les classes inférieures, les élèves se sont bravement -nourris de la _moelle substantifique_ des trois grammaires, française, -latine et grecque, et ont acquis, par le commerce journalier avec les -auteurs faciles et par maint exercice pratique, une sérieuse -connaissance des langues classiques. Leur mémoire s’est développée -complètement et déjà quelque peu meublée; leur jugement et leur goût -littéraire a commencé à s’éveiller. - -Maintenant, l’étude plus intime des poètes et des orateurs, jointe à -celle des préceptes de littérature et d’éloquence, appuyée de nombreuses -compositions sagement graduées, narrations, poésies, discours, -académies, va donner son expansion naturelle à cette sensibilité -délicate, qui est le don de s’émouvoir et d’émouvoir autrui, en face du -vrai, du beau et du bien. Ainsi comprises et sérieusement employées, ces -deux belles années du _Cours de Lettres_ apprendront au jeune homme à -_bien penser_, à _bien sentir_ et à _bien rendre_, ce qui constitue le -grand art de _bien dire_... selon quel auteur? - ---Selon M. le comte de Buffon, qui ne plaisante jamais. - ---Bien. Voilà donc heureusement achevée l’éducation littéraire de notre -rhétoricien de seize ans. Le moment est venu pour lui... - ---De se faire refuser au baccalauréat pour insuffisance en -Mathématiques. - ---C’est une absurdité qui se voit; mais ce n’est pas la faute du _Ratio_ -ni des Jésuites. Si Messieurs du Conseil supérieur de l’Instruction -publique avaient un peu plus de sens commun, ils comprendraient que les -progrès de la science moderne n’ont pas modifié la nature de l’esprit -humain et que l’enseignement scientifique, tout comme l’enseignement -littéraire, doit suivre la marche des années et des facultés. L’enfant -est de bonne heure capable de faire du calcul pratique, mais longtemps -il ne peut faire que cela. Qu’on y ajoute ensuite peu à peu l’étude -élémentaire des sciences naturelles et physiques, qui réclament surtout -de la mémoire, et, durant le Cours de Lettres, quelques notions plus -étendues de mathématiques: c’est assez. Exiger que les humanistes et les -rhétoriciens mènent de front les Lettres et les Sciences et qu’ils y -réussissent tous sans distinction, c’est vouloir passer le niveau sur -toutes les intelligences et décréter la capacité universelle, comme _nos -pères de 93_ décrétaient la victoire. C’est de la folie pure. La grande -majorité des élèves peut arriver à ce degré de culture littéraire qui -fait les gens bien élevés, les esprits distingués: les mathématiciens -seront toujours l’infime minorité, au collège comme dans la vie -pratique. Voilà ce que l’Université refuse de comprendre, pour le grand -malheur de notre enseignement. - ---Ah! mon Père, que vous dites vrai! Combien de fois j’ai maudit ces -vieux bonzes de l’Académie des Sciences, qui veulent absolument me -fourrer dans la tête leur algèbre et leur trigonométrie, pour m’aider à -faire plus tard de la littérature ou du droit! Si on les obligeait à -passer un examen de grec ou de vers latins, qu’en penseraient-ils et -comment s’en tireraient-ils? - ---Fort mal sans doute. Mais que voulez-vous? Les éminents spécialistes -qui fabriquent les programmes officiels sont nos maîtres et ils ont -chacun son dada. Pendant que les professeurs de Facultés ou de l’École -Normale (section des sciences) et les ingénieurs de toute provenance -prétendent vous saturer de sciences mathématiques, physiques et -naturelles depuis la tendre enfance jusqu’à l’abrutissement final, -d’autre part les docteurs ès lettres voudraient former tous ces pauvres -collégiens à leur image et, à cet effet, les bourrer de syntaxe -raffinée, de critique savante et d’érudition germanique. De leur côté, -les hommes d’affaires, les économistes, se passeraient volontiers de la -haute éducation intellectuelle et demandent que le collège mette surtout -leurs fils à même de gagner de l’argent, beaucoup d’argent, dans le -commerce et l’industrie, en leur apprenant les langues qui servent aux -communications internationales, la mécanique, la chimie, tous les _arts -utiles_. On veut satisfaire tout le monde; les réformes succèdent aux -réformes, les programmes s’entassent sur les programmes, et le but -primitif, rationnel des études secondaires est renvoyé aux vieilles -lunes. Si vous étiez déjà Grand Maître de l’Université, que feriez-vous? - ---Une chose très simple: je vous demanderais conseil, mon Père. - ---La bonne malice! Vous ne m’embarrassez guère. Des anciens collèges de -Jésuites il est sorti des poètes et des orateurs, des écrivains et des -savants, des magistrats et des artistes, des ingénieurs et des généraux, -des hommes d’affaires et des hommes d’État, en nombre et de qualité -respectable. Tout cela, ils ne le sont pas devenus au collège; mais le -collège les y a préparés par la solide éducation classique dont je viens -de parler. - -Ainsi arrivés sans hâte et sans surmenage au terme de leurs études -littéraires, maîtres désormais de leurs facultés et de leurs instruments -de culture intellectuelle, ils étaient en mesure de s’assimiler les -abstractions de la _Philosophie_ et les aridités des _Sciences pures_. -Dans ce labeur austère, qui n’est pas fait pour des enfants, le jugement -et la raison prenaient leur trempe définitive; l’homme intelligent se -complétait et enfin se trouvait apte aux études spéciales, réclamées par -la carrière où Dieu et les circonstances l’appelaient. - ---Ah! l’heureux temps! Reviendra-t-il? - ---C’est bien douteux, mon ami. Nous vivons dans un siècle de machines à -vapeur, d’électricité et de fièvre de l’argent. Le temps lui-même est -devenu de l’argent: _Time is money._ On ne s’inquiète plus comme jadis -de bien faire: on veut faire vite, et beaucoup, et grand. - ---Où pensez-vous, mon Père, que cela mènera? - ---Dites-moi, mon ami: si nous laissions aller indéfiniment notre bateau -à la dérive, où nous mènerait-il? - ---Dame! chez messieurs les requins, naturellement. - ---Ou peut-être, moyennant beaucoup de chance, chez messieurs les -_Yankees_ du Nouveau-Monde, qui, à défaut d’idéal littéraire, ont dans -la cervelle une table de multiplication et à la place du cœur un dollar -neuf... Garde à vous, timonier: il y a un banc. Barre à tribord!» - -Quand nous fûmes remis à flot: «Oui, continua le Père, l’enseignement -français, l’esprit français, va se _matérialisant_ de plus en plus: -c’est le grand danger de l’avenir, monsieur le Ministre. Veillez-y! - ---Quel remède, mon Père? - ---Lorsqu’on se voit embarqué dans un mauvais courant, il n’y a qu’un -moyen de salut: il faut rebrousser chemin... comme nous allons faire -nous-mêmes au prochain tournant. - ---Déjà? - ---Il est quatre heures: je me ferais conscience de vous priver du petit -goûter qui vous attend à la campagne. - ---Mon Père, je goûte fort bien ici, en votre compagnie. Si ce n’est que -cela!... - ---Vos jambes réclament du fortifiant pour être bientôt à même de suivre -le bataillon de Rhéto: vous savez que je n’aime pas les traînards. -D’ailleurs, la brise a fraîchi: profitons-en pour remonter à la voile. -Ce sera moins dur et nous permettra de continuer la conversation sur le -ton grave... Barre à bâbord! Doucement à la côte... Stop!» - -Dresser le mât, fixer les cordes, déployer notre aile d’hirondelle, ce -fut l’affaire d’un instant. La manœuvre étant devenue plus délicate, je -cédai la place au Père, qui, la barre d’une main, la corde voilière de -l’autre, prit le vent, vira de bord, et la nacelle fila triomphalement -contre le courant avec un petit clapotis fort gracieux. - -«Votre Excellence, reprit le Père, m’autoriserait-elle à lui demander -pourquoi je la vois songeuse? - ---J’avouerai humblement à Votre Révérence que ses dernières paroles sur -l’expulsion probable, dans un avenir plus ou moins prochain, de l’idéal -français par la matière américaine, me trouble et m’afflige. Il me -semble que, si elle se réalisait, ce serait la ruine, non pas seulement -de l’esprit français, mais de la France elle-même. On lit partout et -vous nous dites que si notre patrie, malgré ses humiliations et ses -fautes, tient encore la tête des nations civilisées, c’est par son génie -littéraire, son esprit essentiellement hostile au banal et au grossier, -sa langue d’une clarté, d’une souplesse et d’une distinction unique. -Est-il possible, mon Père, que tout cela soit perdu sans retour? - ---J’aime à vous voir ce beau chagrin et cette ardeur patriotique. Eh -bien, non, jeune homme, tant qu’il restera des jeunes gens épris du beau -idéal comme vous, et des maîtres... - ---Comme vous, mon Père. - ---... résolus, comme moi et beaucoup d’autres, par vocation et par -conviction, à défendre jusqu’à la dernière cartouche la citadelle de -notre éducation nationale, tout n’est pas perdu et le retour aux bonnes -traditions, au bon sens, reste possible. Il y a des choses qu’on ne tue -pas facilement et qui, lorsqu’on les croit mortes, se relèvent très -vivantes: l’âme française, esprit et cœur, est de celles-là. - ---Vous me rassurez. Mais que pensez-vous, mon Père, de l’utilité -pratique des langues étrangères? - ---Elles sont indispensables aux grands industriels, aux voyageurs de -profession, à certains savants et, en cas de guerre, aux officiers: mais -combien de gens n’en ont que faire? C’est une manie de croire que -personne ne peut plus s’en passer. - ---C’est vrai. Alors vous les supprimeriez? - ---N’allons pas trop vite. Il est certain (l’expérience l’a démontré) -qu’un élève intelligent et travailleur peut trouver au collège le moyen -d’apprendre à lire l’allemand ou l’anglais, même à le parler un peu, -sans faire tort à ses études, pourvu qu’il ait la bosse des langues, de -bons professeurs et que ses loisirs ne soient pas absorbés par le -dessin, la musique, l’escrime et autres _arts d’agrément_. Un ou -plusieurs séjours à l’étranger, en vacances ou au sortir du collège, lui -donneront ensuite facilement l’usage courant de la langue choisie. Mais -vouloir imposer à l’ensemble des élèves, médiocres ou bons, l’obligation -d’étudier à la fois les trois langues classiques et encore une langue -moderne, c’est, à mon sens, une aberration. Ils y gagneront de n’en -savoir aucune. - ---On supprimera le grec. - ---Je le crains; car ce pauvre grec est depuis quelques années la bête -noire, le bouc émissaire coupable de tous les péchés et de tous les -insuccès de la gent écolière. Quelques-uns, les _buses_, n’y perdront -pas grand’chose: mais cette suppression serait un vrai malheur pour le -développement général de l’esprit français, qui, vous le savez, dérive -bien plus des Grecs que des Romains. - ---Croyez-vous que le latin demeurera? - ---Oui, il fait trop intimement corps avec notre langue et aussi avec nos -études de carrière, le droit, la médecine, les sciences. Je ne parle pas -de la théologie, dont nos réformateurs se soucient comme un poisson -d’une pomme. Qui sait même si certains d’entre eux, les sectaires, quand -ils parlent de supprimer le latin, n’y voient pas surtout la langue de -l’Église et des sciences sacrées? Si ceux-là deviennent jamais les -maîtres de la France, il faut s’attendre à toutes les ruines. - ---Dieu nous en préserve! Mais pratiquement, mon Père, comment -organiseriez-vous l’enseignement des langues étrangères? - ---Vous poussez votre pointe: c’est fort bien, Excellence. Je vous -répondrai que tout dépend de vous. - ---De moi? - ---Oui, quand vous serez chargé du portefeuille de l’Instruction -publique. - ---J’en suis loin; mais quand j’y serai, que devrai-je faire? - ---Supprimer pour les épreuves du baccalauréat le caractère obligatoire -des langues vivantes et les réserver pour l’entrée des grandes Écoles -civiles ou militaires, commerciales ou savantes. Par le fait, leur étude -ne viendrait plus encombrer inutilement le programme classique dans les -collèges et pourrait être réservée aux seuls élèves de bonne volonté, -assez intelligents pour en profiter, comme il se pratiquait, d’ailleurs, -il y a peu d’années. Rien n’empêcherait de leur en tenir compte au -baccalauréat, à titre d’épreuve facultative, telle qu’il en existe déjà -pour d’autres examens. - ---Parfait. Ah! que ne suis-je Ministre! Je crois bien que j’abuserais de -ma position pour appliquer du même coup le système facultatif à ces -affreuses mathématiques. Pourquoi pas? Serait-ce contraire au _Ratio_? - ---Ah! jeunesse subversive! Vous ne laisseriez rien debout... Ce qui est -essentiellement contraire au _Ratio_, mon ami, vous devez le voir assez -maintenant, c’est la manie de surcharger les programmes et de multiplier -les épreuves jusqu’à étouffer les intelligences, au lieu de leur donner -largement l’air et le champ nécessaires pour se développer selon une -progression naturelle. Le jour où l’Université aura assez de bon sens et -d’abnégation pour reconnaître qu’elle fait fausse route et pour revenir -à une méthode plus rationnelle, ce sera pour elle chose facile d’y -adapter ses programmes d’examen, de manière à sauvegarder tous les -intérêts. - ---Ne ferait-elle pas bien d’appeler dans ses conseils quelques bons -Pères Jésuites pour l’aider? - ---Ce serait la meilleure preuve d’une conversion radicale. Travaillez-y. - ---Vous pouvez compter sur moi, mon Père. - ---Dieu vous le rende, Excellence! Mais en attendant que vous ayez charge -de gouverner le vaisseau de l’Instruction publique avec un équipage de -Jésuites, venez reprendre votre poste à la barre: je vais carguer la -voile et ramer pour rentrer au port. J’entends la cloche du goûter.» - -Te voilà renseigné, mon cher Louis, plus longuement peut-être que tu ne -désirais, sur les études chez les Jésuites et sur leurs idées de corps -enseignant. Si tu veux en savoir davantage, prépare ton questionnaire -pour les vacances de Pâques. D’ici là, bonsoir! Tu n’auras plus de mes -nouvelles qu’en esprit. - -Il faut que je rapporte en vacances un premier prix d’examen, un -témoignage de satisfaction parfaite et trois décorations!!! C’est -beaucoup d’ouvrage à la fois, pour le peu de temps qui me reste. Au -revoir! - -Ton dévoué, - -PAUL. - - - - -29. _A ma mère._ - -5 avril. - - -Chère maman, - -Rien qu’un mot, parce que j’ai à rattraper le temps perdu par mon -indisposition et à donner un dernier coup de collier pour gagner mes -œufs de Pâques. - -Le grand jour des proclamations semestrielles est dimanche. Le -lendemain, dès avant l’aurore, on prend le train de plaisir... Ah! oui, -il n’a jamais si bien mérité son nom. Je ne suis pas malheureux au -collège, certes; mais y pensez-vous, petite mère? Voilà six mois que je -ne vous ai embrassée. Est-ce possible? Reconnaîtrez-vous encore votre -grand vaurien de fils? On dit qu’une mère s’y reconnaît toujours, même -quand tout le monde s’y trompe: j’ai envie de me déguiser, pour voir si -c’est vrai. Mais j’ai tellement changé que, pour les gens qui ne m’ont -pas vu depuis mon départ du lycée de Z..., je suis tout déguisé. - -J’arrive donc lundi. Je bavarde avec vous jusqu’au lendemain matin--à -quelle heure? Dieu seul peut le savoir!... Vu le stock que j’ai à -écouler, je ne réponds pas d’en finir, pour le plus gros seulement, -avant le surlendemain. Mais enfin il y aura un moment où il faudra bien -dire: - - _Claudite jam rivos, pueri..._ - -Pardon! j’allais vous parler latin. Cela signifie en français de -famille: «Tais ton bec, pie; embrasse tout le monde et va te coucher.» -Je tais mon bec, j’embrasse tout le monde, six fois au plus, je vais me -coucher et je m’en donne vingt-quatre heures d’horloge, en rêvant que je -dors dans mon berceau d’innocent, sous l’œil d’une maman qui m’aime -comme en ce temps-là et que moi j’aime bien plus qu’alors. - -Le lendemain, on revoit les amis. C’est à cause d’eux, ma chère maman, -que je vous écris ce mot. Louis ne me gêne aucunement: il sait où j’en -suis. Mes autres camarades du lycée le savent peut-être aussi et -voudront probablement me tâter, pour voir si je suis solide sur mes -étriers ou si je ne suis qu’un trembleur, un de ces pauvres sacristains -qu’on démonte avec un sourire de pitié ou une arlequinade. Ne vous y -fiez pas, mes gentils enfants, et gardez vos distances: mon cheval rue. - -J’avais résolu de rentrer à Z... en paladin Roland et de pourfendre sans -merci tous les mécréants qui se permettraient d’avoir l’air de me -regarder de travers: mon Père spirituel m’en a dissuadé et m’a fait -promettre, au contraire, d’être avenant, prévenant, charmant, voire -même, si je pouvais, séduisant. Commission peu facile, n’est-ce pas? Je -l’ai pourtant acceptée, non point par goût, mais par raison et par -devoir. - -Oui, chère mère, par devoir, et parce qu’ayant nettement conscience -d’avoir été pour quelque chose dans les aberrations de mes pauvres -camarades, je veux réparer le mal que j’ai pu leur faire. Je ne les -prêcherai pas, sinon d’exemple. Je désire leur montrer en chair et en os -un _jésuite de robe courte_ que cette qualité n’empêche pas d’être un -garçon bien élevé, un joyeux compagnon et un ami très sûr, d’autant plus -sûr qu’il sera désormais intraitable sur certaines plaisanteries, -certains sujets de conversation et certaines frasques de jeunesse. - -Je vous prie donc, chère maman, de les inviter comme autrefois à nos -petites parties de plaisir, que nous tâcherons, si vous le voulez bien, -de rendre encore plus amusantes. S’ils y viennent, tant mieux! Et si, -après, ils y reviennent, ce sera mieux encore: ce sera la preuve qu’ils -n’ont pas trop peur d’un converti et qu’ils pourront, avec le temps, -l’un ou l’autre, songer à faire comme lui. Quel bonheur alors pour moi! - -Mon _mot_ s’est allongé plus que je ne voulais, comme toujours. -Cependant je dois, avant de finir, vous communiquer encore une triste -nouvelle. Votre fils, trouvant que sa mère ne lui suffit plus, s’en est -donné une autre, qui, tout invraisemblable que la chose paraît à -première vue, est encore meilleure que vous. C’est une très grande et -très illustre dame, qui a bien voulu m’adopter à tout jamais, par acte -solennel passé devant témoins, au pied de l’autel, samedi dernier, en la -fête de l’Annonciation de la sainte Vierge, patronne des congréganistes -et désormais la mienne. - -Pauvre maman, mon nouveau titre vous cause-t-il beaucoup de chagrin? -J’espère que non. Il m’a été accordé comme une force et comme un -stimulant: il m’aidera à bien lutter et à vaincre. - -A bientôt! Mais que c’est loin encore! - -PAUL, - -_enfant de la sainte Vierge et de maman._ - - - - -30. _De ma sœur Jeanne._ - -25 avril. - - -Mon cher Paul, - -Comme tout est vide ici, depuis que tu n’y es plus! Tu avais apporté la -joie, la vie, le soleil: il ne reste plus rien de tout cela. Tu serais -mort, que la maison n’aurait pas un air plus désolé. Maman n’arrive pas -à sourire, malgré la peine qu’elle se donne, et semble n’avoir pas dormi -depuis six semaines. Papa, ces deux jours-ci, a été absolument morne à -table. Il s’est promené des heures seul au jardin, tirant et cirant -fiévreusement sa moustache, cherchant des yeux, tous les quarts d’heure, -là-bas au loin, par-delà le petit mur, quelque chose ou quelqu’un qu’il -ne découvrait pas; puis faisant une caresse à ton chien fidèle, qui le -suivait tête baissée; rentrant au salon pour donner un coup de pied au -pauvre Minet, qui a eu le mauvais goût d’exprimer par des ronrons sa -joie de ne plus se voir la queue arrachée par son ennemi mortel; puis -encore allumant cigarette sur cigarette pour réduire en fumée son -chagrin. A un moment, j’étais assise dans un coin, lui dans un autre, -quand arrive M. Legrand: - -«Bonjour, Legrand, dit papa. Tu vas bien? - ---Merci. Et toi? - ---C’est _embêtant_ d’avoir des enfants comme ça! - ---Comme Jeanne?... Bonjour, Jeanne. - ---Bonjour, monsieur Legrand. - ---Non, comme mon fils Paul. - ---Il est malade? - ---Lui? De l’appétit pour quatre et de la santé pour six. - ---C’est le travail qui cloche? - ---Il tient la tête de sa classe. - ---La conduite alors? - ---Rangé comme une religieuse. - ---Je donne ma langue aux chiens... Il ne vous aime pas, peut-être? - ---Je voudrais qu’il nous aimât un peu moins, parce qu’on aurait au moins -un prétexte pour se mettre de mauvaise humeur, et on n’aurait pas l’air -si bête devant les gens, quand il n’est plus là! - ---Ah! j’y suis: tu es malheureux d’être trop heureux. Eh bien, mon ami, -je connais des papas qui changeraient volontiers avec toi. Tu es gâté -par le sort. - ---Je le sais bien, pardi, et c’est ce qui me chiffonne: on a l’air d’une -femme sensible! Parlons d’autre chose... Et toi, petite, va porter -ailleurs tes yeux rouges: ils nous gênent ici.» - -Je ne demandais pas mieux, et j’ai été encore pleurer, comme une sotte, -dans la chambre de sainte maman, que j’ai trouvée à genoux. - -Oui, Paul, je suis une sotte! Car si tu es devenu si bon qu’on ne te -reconnaît plus, ne devrais-je pas en être cent fois joyeuse? Et puisque -c’est le collège qui t’a fait ce que tu es, devrais-je regretter ta -rentrée? Je veux donc prendre mon cœur à deux mains pour causer avec toi -sérieusement. - -D’abord, du fin fond de mon âme, je te remercie du bonheur que ta venue -et ton séjour ici ont donné à nos parents. Ce qu’a été pour eux ce -bonheur, tu peux en juger par le chagrin qui a suivi ton départ. Je -pensais bien, d’après tes lettres, que tu serais bon, aimable, pas trop -difficile: mais tu as été parfait. Pas un mot désagréable pour personne, -pas un retour de vivacité, pas la moindre exigence. La bonne Fanchon -n’en revenait pas et avait fini par s’en inquiéter: «Ben sûr qu’on lui a -fait un mal, à M. Paul, qu’y ne veut pas dire! Y ne se plaint pus de -rien, d’à présent, et tout ce qu’on lui z’y fait, bon ou mauvais, c’est -toujours bon. Je l’ons ben vu le jour du macaroni! Je l’avions, pour -sûr, préparé du meilleur que j’pouvions, ben baigné, ben cuit et ben -frit, avec des œufs frais et de la bonne râpure de gruyère, tout selon -le papier du cher frère; maugré ça, y ne valiont pas c’tit de son -collège. Mais c’est point à mi qu’il l’a dit; y m’en a remarciée, au -contraire, l’pauv’chéri! Vrai, il est tout à l’envers d’avant.» Et elle -s’essuyait les yeux, du coin de son tablier. - -De fait, le passé est à cent lieues. Je t’ai bien -observé--pardonne-le-moi: c’était pour clouer le bec à l’oncle Barnabé, -qui s’est encore avisé, l’autre jour, devant maman et moi (il ne -l’aurait pas dit devant papa), de prétendre que les Jésuites, étant des -hypocrites, comme chacun sait, ne peuvent faire de leurs élèves que des -hypocrites. On voit sans peine que tu n’es plus, comme autrefois, tout -en dehors, tout en l’air: tu es maître de toi, maintenant, et tu ne -t’abandonnes qu’autant que tu veux. Mais tes bonnes façons, tes petites -prévenances, tes taquineries même, tout ce que tu dis et tout ce que tu -fais a un air si naturel, si simple et si franc qu’on ne peut s’y -tromper. Ce ne sont pas seulement tes manières qui ont changé, c’est -tout l’homme, et tu es devenu bien vraiment le meilleur des fils et des -frères. N’en sois pas trop fier, n’est-ce pas? Le mérite en revient -d’abord au bon Dieu et à tes Pères. - -Faut-il que je dise tout? Oui, je ne saurais le garder pour moi. Tous -ceux qui t’ont vu à Z... ont fait sur toi les mêmes remarques. Si tu -avais pu entendre les compliments qu’on est venu faire à maman, -dimanche, au sortir de la messe, sur ta tenue à l’église, et toute la -semaine sur ta parfaite politesse, ta mine ouverte et franche, ta -conversation réservée dans les visites que tu as dû faire! - -Quant à l’effet produit sur tes anciens camarades, tu en auras sans -doute des nouvelles par Louis. Il nous a raconté hier qu’ils ont été -_ahuris_ de te trouver à la fois si sérieux (tu devines ce qu’ils -entendent par ce mot) et si bon enfant. Nous avons su par lui comme tu -as gentiment remis en place ce grand niais de G... qui voulait -plaisanter sur le confessionnal: - -«Est-ce que tu y vas? lui as-tu demandé. - ---Non. - ---Alors comment sais-tu ce qui s’y passe? Moi j’y vais, et je sais qu’on -en sort plus propre et plus léger. Fais-en donc l’essai et tu pourras en -parler.» - -Il paraît que ce malheureux a baissé le nez et que les autres sont -devenus songeurs. Tu verras qu’ils se confesseront. - -Mais moi aussi, Paul, tu m’as fait faire des réflexions. Je ne suis pas -tout à fait une païenne, assurément; je crois que j’aime le bon Dieu et -la sainte Vierge. Mais je devrais être plus solidement pieuse, moins -fière, moins coquette, plus charitable. - -J’aime bien nos parents: ils sont si bons! Mais suis-je assez bonne à -leur égard? J’ai encore bien souvent mes humeurs et mes sots caprices, -et alors je ne sais pas me retenir de leur faire de la peine. Je vois -bien qu’ils ne m’en gardent pas rancune: ils en souffrent pourtant. - -Je voudrais être sérieuse, forte et bonne comme toi: je le deviendrais -peut-être, si tu m’y aidais. Dis, mon Paul, le veux-tu? Jusqu’à présent, -je t’ai appelé mon petit frère: mais te voilà congréganiste de la sainte -Vierge et presque un homme. Les rôles doivent changer. Tu seras -désormais, si tu le veux, mon grand frère, et moi je serai ta petite -sœur, que tu conseilleras, que tu gronderas et qu’ainsi tu rendras -meilleure. Je ne t’en aimerai pas moins, crois-le bien,--ni plus, parce -qu’il n’y a pas de plus possible. - -A bientôt de tes nouvelles, mon grand frère bien-aimé! - -TA PETITE SŒUR. - - - - -31. _A ma sœur Jeanne._ - -31 avril. - - -Ma très chère fille en Jésus-Christ, - -C’est avec une édification ineffable que mes yeux ont lu et que mon âme -a goûté les paroles de votre dernière lettre. Oui, ma fille, ces paroles -édifiantes m’ont grandement édifié, parce qu’elles portent avec elles -une grande édification. Et cette édification est grande, parce que -(j’ose le proclamer bien haut) elle n’est pas petite. Et elle n’est pas -petite, parce que (entendez bien cet axiome, qui est de la plus haute -importance), quand il s’agit de la perfection d’une âme, rien n’est -petit. - -Or donc, ma fille, puisqu’il vous plaît de faire appel à ma très humble -personne et à ma longue expérience des choses spirituelles, j’y consens. -Et pour coopérer efficacement à vos saintes aspirations, je compte, pour -aujourd’hui, me borner à vous résumer succinctement, en trente ou -quarante pages, les vingt-six raisons pour lesquelles, tout en me -donnant grande édification, votre âme me paraît encore assez loin de -l’état de perfection, et ensuite les trente-trois moyens que vous aurez -à employer, d’abord successivement, puis tous à la fois, pour arriver à -cet heureux état par le plus court chemin, dans quinze à vingt ans--ou -davantage. - -J’ai l’intime conviction, fondée sur une infusion personnnelle des sept -dons du Saint-Esprit, que votre pauvre âme abattue prendra son essor -vers les sublimes hauteurs de la perfection, dès qu’elle aura seulement -trempé le bout de son bec (car on sait indubitablement, par les -imageries de la rue Saint-Sulpice, que toutes les âmes, étant des -colombes, ont un bec), dès, dis-je, que la vôtre aura trempé son bec -dans la source cristalline de ma direction spirituelle. Car ma méthode, -sans me vanter, se distingue de toutes les autres par sa simplicité, sa -brièveté, sa lumineuse précision, comme vous le fait déjà subodorer ce -modeste préambule, que j’aurais pu faire plus long de beaucoup. - -Et maintenant, comme dit le grand Bossuet, _passons plus outre..._ - -Veux-tu _passer outre_, ma petite sœur, et exiges-tu que le robinet -mystique fonctionne ainsi jusqu’au bout des quarante pages? - -Si oui, je te préviens que j’entends être payé de ma peine, à tant la -ligne, vu que, pour faire ce métier-là gratis, j’aimerais mieux casser -des cailloux sur une grande route, à cinquante centimes par jour,--ou -préparer un baccalauréat en plus du mien. - -Sans rire, Jeanne, quelle idée de vouloir prendre ton petit frère pour -ton père spirituel! En me moquant un peu de toi, je ne fais que te -rendre la pareille. - -Je ne dis rien des compliments invraisemblables que les bonnes dames de -Z..., en quête d’un sujet de conversation nouveau, sont venues faire à -maman sur mon dos: j’espère bien que maman et papa sont trop avisés pour -donner dans le piège. Ils savent à quoi s’en tenir. Quant à toi, ma -petite sœur, ta perspicacité d’espionne (le joli rôle que tu jouais là!) -a été singulièrement égarée par le sentiment fraternel. Si je t’ai -apparu si parfait, c’est que tu avais d’avance grande envie de me -trouver conforme à tes rêves. Mais rêve et réalité, c’est deux. - -Dans la réalité, Jeanne, pour te parler franc, je sais très bien ce que -je vaux et mieux encore ce que je ne vaux pas. Tu m’ouvres ta -conscience, pauvre chérie, avec une candeur et un abandon qui m’ont -profondément ému: veux-tu un aperçu de la mienne? Écoute. - -J’ai si longtemps vécu en païen dans ce malheureux lycée que ma prière -se réduit ordinairement à deux mots: «_Pardon_, mon Dieu, et _pitié_!» -Je me confesse et je communie par devoir, par besoin. Je trouve dans les -sacrements la force, celle du bœuf qui trace laborieusement le sillon de -chaque jour; mais bien rarement j’y goûte ces divines douceurs qui font -oublier le terre à terre et le poids de soi-même. Quelquefois, le -croirais-tu? je me prends d’envie pour les alouettes que je vois monter -si joyeuses dans le ciel pur en chantant leur alléluia... -Sentimentalité, n’est-ce pas, et vaine ambition! Cependant, Jeanne, tu -sais mieux que moi combien ces douceurs rafraîchissent le cœur desséché -et facilitent le rude chemin du devoir. Mais c’est une rosée -bienfaisante que je ne mérite pas, à cause de ces éruptions trop -fréquentes encore de mon orgueil, de mon égoïsme, de ma méchanceté -naturelle, de tout ce fond mauvais qui reste incrusté dans mon être -depuis ma conversion. - -Converti! Le suis-je? Tu me félicites d’être maître de moi et tu me -crois fort! Hélas! bonne petite sœur, toi qui as toujours vécu pure et -calme sous l’aile des anges visibles et invisibles, tu ne peux savoir -tout ce qui bout dans les veines d’un garçon de seize ans qui a vu le -mal de près et dont l’âme a gardé des cicatrices encore fraîches. Je ne -tiens debout qu’avec l’appui constant de mon directeur et grâce à -l’encouragement journalier des amitiés sûres qui m’entourent. Il se -passera du temps avant que je puisse marcher sans béquilles, avec la -seule grâce de Dieu: comment veux-tu donc que j’aide les autres à -marcher? - -Peut-être as-tu pensé, Jeanne, que je pourrais te faire bénéficier, par -ricochet, de la direction nette et ferme qu’on me donne ici? Mais ce qui -me convient ne saurait te convenir. Tu es quelque chose comme une rose -blanche, à peine agrémentée de trois ou quatre petites épines, juste ce -qu’il en faut pour sauver le proverbe. Moi, je suis un buisson de houx! -Cela ne se traite pas de même façon. - -Pourtant je ne voudrais pas te faire de la peine, ma chère bonne Jeanne, -et nous pourrions nous entendre, moyennant un amendement à ta -proposition. En somme, tu veux rendre nos relations plus sérieuses, plus -utiles à notre bien mutuel: je signe cela des deux mains. Mais -qu’importe à ce noble but l’épithète que nous nous donnerons? Ne -sommes-nous pas assez grands, pas assez raisonnables tous deux, pour -qu’il n’y ait plus ni petite sœur ni petit frère? Restons simplement -frère et sœur. - -Tu m’aideras comme tu l’as toujours fait; je t’aiderai, si je puis, et -nous tâcherons de nous rendre meilleurs l’un l’autre en nous disant à -l’occasion nos petites vérités et en priant beaucoup, toi pour moi et -moi pour toi. - -Nous commencerons tout de suite, si tu veux, par faire un bon mois de -Marie en vue de notre perfection commune. Au collège, il a été inauguré, -aujourd’hui même, par un beau salut à la chapelle. Le soir, petits et -grands élèves se sont rangés aux pieds de la Vierge, brillamment -illuminée, qui domine nos cours de récréation, et là nous avons lancé, à -plein cœur et à pleine voix, dans la nuit qui tombait, un _Magnificat_ -qui a dû faire plaisir aux anges et peut-être à tout le quartier, un bon -kilomètre à la ronde. - -Dans notre étude, contre le mur en face, nous avons élevé, à grands -frais de vieilles caisses, de papier peint et de génie, un véritable -monument, une grotte de Lourdes. Sur le rocher se dresse majestueuse la -basilique, fidèlement reproduite en carton d’après les dessins d’un -artiste fameux, M. Paul Ker. Dans le bas, le gave impétueux roule en -silence, sur un lit de sable et de cailloux naturels, ses flots de -cristal tortillé. Au milieu s’ouvre la grotte miraculeuse, dominée par -l’Immaculée Conception, qui sourit à Bernadette et à une soixantaine de -moutons blancs, figurant notre division. Tout autour, des sapins, des -fougères, des fleurs, témoignages volontaires de notre dévouement filial -à la Reine du lieu. Sur le devant enfin, un petit panier doublé de satin -rose, où viennent tomber les billets anonymes, dans lesquels chacun, -selon l’inspiration de son cœur, présente à Marie ses requêtes et les -petits actes de vertu pratiqués journellement en son honneur. Tu auras -ta bonne part dans les miens. - -Ces manifestations pieuses, qui jadis m’auraient fait hausser les -épaules, me plaisent aujourd’hui singulièrement et forment un stimulant -très sérieux à ma bonne volonté. Je sais fort bien qu’elles ne sont pas -la religion, qu’elles ne sont même pas toute la piété, qu’elles -demandent des esprits simples et droits; mais j’ai été si longtemps un -esprit orgueilleux et frondeur que j’éprouve maintenant une vraie -jouissance, et comme l’âcre plaisir d’une vengeance satisfaite, à me -faire petit et naïf devant le Maître qui m’a rendu ses grâces et devant -sa douce Mère, qui m’a ramené à lui et qui veut bien aussi m’adopter -pour fils. Demande à Marie pour moi, Jeanne, de garder jusqu’au bout de -ma vie une âme d’enfant et de ne jamais en rougir. - -J’embrasse ta belle âme de sœur. - -Ton _frère spirituel_, - -PAUL. - - - - -32. _De ma sœur Jeanne._ - -3 mai. - - -Mon frère. - -Que tu es bon! Tu as beau me plaisanter et te calomnier, va, une sœur ne -s’y méprend guère. Ta lettre vaut bien pour moi quatre sermons de M. -l’aumônier des Ursulines, qui est un saint homme et mon confesseur -ordinaire. Je ne prétends pas que tu prennes sa place au confessionnal: -comment ferais-tu pour m’absoudre? Mais j’ai besoin comme toi d’une -amitié jeune et sûre, pour m’aider à traduire en actes les sages -conseils de mon père spirituel et de mes parents. Toi tu as pour cela -ton impeccable ami Jean, ton second ange gardien: je n’ai personne. -Parmi les jeunes filles que je vois, il n’y en a pas une à qui je -voulusse parler de mes défauts: elle irait en rire avec les autres, et -je n’en vaudrais pas mieux. - -Ta réponse, Paul, me montre le fond de ton âme droite et de ton cœur -aussi fort que tendre: j’ai toute confiance en toi, j’accepte sans -réserve les conditions que tu poses et je compte définitivement que tu -me prêteras désormais ta force, ta franchise et ta bonté pour m’aider à -marcher dans le devoir toujours, comme toi et avec toi. La Reine des -anges, dont nous sommes tous deux les enfants, bénira nos bons désirs et -nos efforts: je l’en prierai tous les jours de son beau mois et après. - -Quant aux piquants du buisson de houx, ils ne m’effrayent guère et ne -m’empêchent pas de t’embrasser mille fois. - -Ta sœur, - -JEANNE. - - - - -33. _De Louis._ - -5 mai. - - -Mon cher Paul, - -Je n’y tiens plus: il faut que je te vide mon cœur. Il est plein, non -pas d’amertume ni d’angoisse, mais d’un sentiment indéfinissable, -poignant, mélange de l’une et de l’autre. - -Tu es donc sorcier? Je me croyais pourtant préparé par ta chère -correspondance à trouver en toi des changements considérables; mais il -ne reste rien de mon ancien ami, rien que son amitié. Oh! ce n’est pas -un reproche, Paul: si tu es changé, tu ne l’es pas à ton désavantage. -Mais cet abîme qui nous sépare, ce contraste loyal qui existe entre nos -deux âmes, tandis que nos cœurs, je le sens bien, restent aussi -fraternels qu’autrefois, me torture. - -Ta première vue m’avait seulement un peu saisi, étonné. Je pouvais -mettre cette impression sur le compte des effets naturels de l’âge: en -six mois, le physique d’un jeune homme peut se modifier beaucoup. Mais -en t’écoutant parler, en observant surtout ton attitude si réservée et -pourtant si franchement cordiale à l’égard de nos camarades communs, en -constatant sur les points délicats cette intransigeance si aimable et si -calme, il m’a bien fallu convenir qu’il s’est opéré chez toi une -réaction profonde, et ma surprise est devenue de la stupéfaction, une -stupéfaction obsédante. - -Je n’ai pas seul éprouvé cette impression: tous nos copains l’ont -exprimée devant moi. Quelques-uns, par habitude, ont essayé d’en -blaguer: cela n’a pas pris sur les autres, qui m’ont paru plutôt -préoccupés de ta conversion. Ils savent que tu n’appartiens pas au -troupeau des sots. L’un d’eux a dit carrément: «Il vaut mieux que nous.» -Et il avait raison: tu vaux incontestablement mieux que nous tous, bien -mieux que moi. Tu es dans le vrai: nous sommes, non pas dans le -faux,--car chez nous il serait inutile de chercher un principe ferme de -conduite,--nous sommes dans les hasards du _lâchez-tout_! Où va le vent, -nous allons. - -Moi, je ne veux plus de cette situation équivoque, intolérable. Tes -lettres ont depuis longtemps remué ce qui peut rester en moi de -sentiments _honnêtes_ (j’emploie un terme large). C’est en vain que j’ai -essayé parfois de couvrir ce travail intime sous de mauvaises -plaisanteries qui n’ont pas trompé ta clairvoyance. J’en suis arrivé à -ce même état où, naguère, tu te sentais le plus malheureux des hommes de -ne pas ressembler à tes bons amis de là-bas, et je me rends parfaitement -compte, à mon tour, qu’il n’existera plus pour moi de repos jusqu’au -jour où mon âme sera libre comme la tienne. - -Pour en arriver là, mon cher Paul, que dois-je faire? S’il faut que -j’aille te retrouver chez les Jésuites, j’irai: vus à travers toi, ils -ne m’effrayent plus. Parle, conseille-moi: ta réponse sera pour moi -parole d’Évangile. - -Ton pauvre ami, - -LOUIS. - - - - -34. _A Louis._ - -7 mai. - - -Mon bien cher ami, - -Le jour où Dieu m’a fait la grâce de m’accueillir comme l’enfant -prodigue repentant, a été, après celui de ma première communion, le plus -heureux de ma vie: ta conversion sera le troisième. Merci, mon cher -Louis, de la bonne nouvelle qui m’annonce enfin que ce jour approche. -Que de fois déjà, depuis six mois, sans te le dire, j’ai demandé à la -douce Mère du Sauveur que rien ne nous séparât plus! Me voilà exaucé: -encore une fois, et du fond de mon affection pour toi, merci. - -Tu me demandes: «Que faire?» Mais tu sais bien par où j’ai passé pour -rentrer en grâce avec mon Père, qui est le tien aussi. Il faut te mettre -à deux genoux, te frapper la poitrine et dire: «Mon Père, j’ai péché -contre le ciel et contre vous: je ne suis plus digne d’être appelé votre -fils.» Le Père te relèvera, te pressera sur son cœur, mêlera ses larmes -aux tiennes, et tu seras encore son fils--et mon frère. Ce n’est pas -difficile: on le voit après coup, lorsque les clartés de la divine -miséricorde ont dissipé les fumées d’orgueil ou de défiance que l’ennemi -avait excitées entre l’âme coupable et son juge. Ce juge, ce père se -fait représenter ici-bas par un juge humain qui est encore un père. Cœur -de Dieu, cœur de prêtre, c’est tout un. N’aie pas peur. - -Papa viendra me voir à la Pentecôte: c’est la première communion du -collège. Ah! si tu pouvais l’accompagner, passer ici tes deux jours de -congé, t’aboucher avec mon directeur et régler avec lui ton petit -compte! Ce ne serait pas long et j’aurais l’immense joie d’assister à -ton second baptême. Demande-le à ta bonne maman: j’ai quelque raison de -croire qu’elle m’aime un peu et que l’assurance de nous faire un grand -plaisir à tous deux sera plus forte que sa crainte des Jésuites. Dis-lui -de ma part qu’ils ne te mangeront pas. - -En attendant, mon cher Louis, prends confiance. J’ai lu quelque part que -le désir sincère de la conversion est déjà une conversion et que la -miséricorde vient au-devant de ceux qui la cherchent. Je vais redoubler -mes prières pour hâter, si je puis, le moment de ta liberté. Mais, de -ton côté, prie la Mère de miséricorde, Marie: elle te fera moins peur -que ton juge, elle te présentera à lui et t’obtiendra le courage qu’il -faut pour conquérir la joie du cœur par la pureté. - -Adieu fraternel, et au revoir bientôt, je l’espère! - -Ton ami plus que jamais, - -PAUL. - - - - -35. _De Louis._ - -10 mai. - - -Mon cher Paul, - -Victoire sur toute la ligne! J’irai te voir à la Pentecôte. Avertis ton -Père spirituel et confesse-moi d’avance à lui, pour que j’aie moins à -dire et qu’il ne soit pas trop méchant. - -Ton papa est enchanté de ne pas voyager tout seul. Il m’a dit: «Tu -verras ce collège, mon ami, et tu m’en diras des nouvelles!» - -Nos deux mamans sont enchantées de procurer à leurs fistons réunis un -peu de bon temps. Elles ne se doutent pas du vrai but, au moins la -mienne. Pour la tienne, je n’en répondrais pas: elle a du jésuite! - -Quant à ta sœur Jeanne, c’est une petite impertinente. Elle avait -assisté au conseil de famille, où le voyage a été décidé. Ne voilà-t-il -pas qu’à table, étant assise près de moi, elle me demande tout à coup, -de son air le plus naturel, si c’était pour _aller faire mes pâques_? -Comme je ne m’attendais pas à cette boutade, j’ai piqué un soleil et -bafouillé: elle s’est mise à rire de toutes ses dents. On ne se défie -jamais assez de ces créatures-là. Mais, tant pis! J’accepte toutes les -humiliations et elles n’empêcheront pas que le plus enchanté, dans cette -histoire, c’est encore Bibi. - -Tu as eu là, mon ami, une riche idée; je t’en remercie. Elle arrange -tout et coupe court à tous les faux-fuyants. Je suis dans le sac et bien -content d’y être. Donc, à quinze jours! Ils vont me paraître -interminables. Pour les raccourcir, je me propose de _potasser_ -d’arrache-pied mon _bachot_... - -Je m’aperçois un peu tard que mon langage n’est pas aussi châtié que le -tien, qui m’avait déjà frappé durant ces vacances. A réformer avec le -reste. - -Ton professeur a une manière originale de vous préparer au baccalauréat; -je suis curieux de savoir où vous en êtes après vos six mois de -rhétorique classique, et comment vous employez le petit semestre réservé -au chauffage. Dis-le-moi. Les observations du grand réformateur futur de -l’Université de France m’intéressent beaucoup; ne crains pas les -détails. - -Je tâche de prier et je n’ai pas trop la _frousse_ (ah! l’incorrigible -potache!); puisque tu en es sorti, j’en sortirai. Mais prie ferme pour -moi; j’y compte. - -Ton humble et reconnaissant ami, - -LOUIS. - - - - -36. _A Louis._ - -13 mai. - - -Mon trop humble et reconnaissant ami, - -Au reçu de ta lettre, je n’ai fait qu’un bond chez le P. X... pour lui -annoncer ta prochaine arrivée et lui crayonner ton portrait au naturel. -Je ne t’ai pas flatté; mais l’impérieux devoir de la franchise m’a -pourtant forcé à dire de toi un peu de bien. Je sais que tu diras -toujours assez de mal. Quant à l’accueil que le Père te réserve, ne te -mets point martel en tête. Il y a le premier regard, le coup de feu -plongeant, qu’il n’est pas possible d’éviter; il faut bien qu’on -s’aborde par un bout. Mais ce ne sera qu’un éclair, immédiatement effacé -par un de ces bons sourires qui font l’effet d’un rayon de soleil -printanier. Encore une fois, n’aie pas peur. Tu seras reçu comme je l’ai -été, à bras ouverts, et tu verras comme il fait bon s’y jeter avec -toutes ses misères. - -Moi aussi, je vais trouver longs ces quinze jours, et, par contre, je -déplore d’avance la rapidité avec laquelle passeront les deux jours de -congé. Mais il faut se faire une raison. Avec l’âge on finit par -entrevoir que la vie doit être autre chose qu’une série de plaisirs -variés. _Travaillons_, disait encore en mourant je ne sais plus quel -César du vieux temps: c’est un beau mot pour un païen, et qui fournit -une belle devise, même pour les chrétiens qui ne sont pas empereurs. - -En ce moment, chez nous, la préparation du baccalauréat bat son plein. -Je vois maintenant, plus que jamais, combien la méthode de notre -professeur est pratique et sage. Tu veux savoir ce que m’ont appris mes -six mois de rhétorique _vieux jeu_? - -D’abord, je crois avoir appris quelque peu à écrire en français. Le -travail que j’ai fait pour y arriver ne ressemble pas, je le dis tout de -suite, au travail contre nature auquel nous a condamnés, l’an passé, -notre professeur de seconde. Tu te rappelles qu’il nous parlait au moins -deux fois par jour de son diplôme d’agrégé; il ne voyait rien au delà et -couchait avec. Dès le lendemain de la rentrée, quand nous ne savions pas -encore mettre sur pied une phrase correcte, cet enragé de critique -littéraire nous imposa comme devoir ce qu’il appelait solennellement une -_dissertation_. Ne connaissant pas ce dont nous avions à parler, nous -achetâmes des bouquins (il y en avait un de lui) où le devoir se -trouvait tout fait, et nous employâmes toute notre ingéniosité à -accommoder le plat de manière à laisser croire au bonhomme qu’il sortait -de notre cuisine--ou de la sienne. Et ce fut ainsi toute l’année. A la -fin, nous avions acquis une incontestable dextérité à fabriquer des -_dissertations_ avec des découpures; en outre, nous possédions un choix -assez riche de formules banales pour louer convenablement des auteurs ou -des œuvres que nous connaissions à peine de nom. Mais si, hors de là, -l’un d’entre nous était de force à mettre une idée personnelle en -français lisible, il ne le devait pas à l’agrégé, ni à ses -dissertations. - -Ici, on ne nous apprend pas à écrire comme si nous aspirions tous à -l’agrégation ès lettres: on veut que la plume entre nos mains puisse -devenir un instrument universel. Durant le premier semestre, nous avons -fait au moins quarante à cinquante compositions françaises, deux par -semaine, sur tous les sujets et dans tous les genres possibles: discours -historiques ou autres, harangues et plaidoyers, lettres, tableaux, -portraits, dialogues... La variété des situations, des idées, du ton et -du style écartait l’ennui, tenait l’esprit en haleine, fournissait aux -talents spéciaux l’occasion de se montrer, enfin nous exerçait à tous -les développements. Aussi, amour-propre à part, je me crois -personnellement en mesure d’écrire une page raisonnable sur n’importe -quel sujet de ma taille. C’est un résultat qui, tu l’avoueras, dépasse -notablement celui d’un vulgaire chauffage pour le baccalauréat et qui, -après le baccalauréat, gardera son prix. - -Quant à cette critique littéraire qui fait la matière habituelle de la -composition française au baccalauréat, je te dirai, mon ami, qu’elle ne -me préoccupe guère. Les auteurs classiques sur lesquels elle pourra -tomber, grecs, latins et français, nous les avons étudiés à fond, comme -je te l’ai expliqué: donc les éléments d’une bonne critique ne nous -manquent point. La répétition générale par pays et par genres, que nous -faisons durant ces derniers mois, achèvera de nous donner les idées -d’ensemble et nous permettra les comparaisons, si chères, paraît-il, à -nombre d’examinateurs. Pour nous familiariser avec la forme spéciale au -genre, étant donnée la souplesse de style acquise par les exercices -précédents, quelques applications bien choisies pourront suffire. - -Voilà pour la composition française. En version latine, nous sommes -forts comme des Turcs, et même davantage. Nous en avons fait deux par -semaine, selon une progression croissante de difficulté: d’abord les -historiens faciles; puis les poètes, pas commodes quelquefois; pour le -dernier trimestre, le profond et abrupt Tacite, les traités oratoires et -philosophiques du copieux Cicéron, les savants casse-cou du sage et -subtil Sénèque. D’ailleurs, nous avons eu chaque jour, dans la -prélection du professeur, un exercice incomparable de traduction, et je -mets en fait qu’après avoir fouillé avec lui dans tous les sens, pendant -six mois, les meilleurs endroits des bons auteurs, un élève de quelque -intelligence ne restera jamais coi devant un texte latin ou grec, quand -il ne l’aurait pas vu de sa vie. - -Aussi, pour la préparation des auteurs inscrits au programme, on ne juge -pas utile, dans cette maison, de recourir aux _corrigés_, si -indispensables au lycée: ils sont même formellement interdits. -Quelquefois, pour nous faire connaître ou nous rappeler l’ensemble d’une -œuvre, le professeur nous en lira une traduction rapide, que nous -suivrons sur le texte: ce sera tout. - -Depuis Pâques, nous donnons aux matières de pure mémoire le temps que -réclame leur répétition générale; mais tous les loisirs qu’elles nous -laissent sont consacrés, comme auparavant, à l’étude des trois langues -classiques par la prélection et la version, par la composition française -et latine, par le thème grec... - -Hé! oui, mon ami, le thème grec! La «réaction profonde» que tu as -découverte chez moi, l’autre jour, va plus loin encore que tu ne -pensais: elle va jusqu’à cet épouvantail qu’on nomme le thème grec. Le -premier qu’il m’a fallu élaborer ici, m’a fait suer d’ahan. Mais il m’a -rendu un gros service: il m’a prouvé victorieusement que je ne savais -pas un mot de grammaire. Aussi je fus classé dans les derniers: je ne -l’ai dit à personne, mais j’en ai été tellement vexé que, trois mois -après, je savais ma grammaire et je constatais que mes progrès dans -l’intelligence des auteurs suivaient exactement mes progrès en thème -grec. Aujourd’hui je compte parmi les hellénistes de la classe et je lis -Homère pour mon plaisir. - -La difficulté du grec, mon bon, gît tout entière dans l’imagination, -l’ignorance et la paresse--et rien que là: c’est ma conviction -irréductible. - -Je t’entends venir: «Et les vers latins?»--Nous en faisons encore, -quoique un peu moins qu’avant Pâques, et même en pensum. L’autre jour, -pendant que le professeur parlait, un impertinent moineau vint se mettre -sur l’appui d’une fenêtre ouverte, regarda dans la classe et se mit à -parler aussi à sa façon. Cela me fit rire. Le Père s’interrompit pour me -demander la cause de ma gaieté soudaine: «Mon Père, c’est ce moineau-là, -qui répondait _oui, oui_, à tout ce que vous disiez.» Là-dessus, rire -général, que le Père partagea. Puis il me dit solennellement: «Paul Ker, -en punition du désordre que vous venez de causer, vous me ferez pour ce -soir un distique sur le moineau. Et qu’il soit bon!--J’y tâcherai, mon -Père.» Voici ce que j’apportai: - - _Dignus eras intrare scholam, passercule, nostram: - Cuncta probamus enim, nos quoque, dicta Patris._ - -Pour les profanes: - - Quand notre Père a dit son mot. - _Oui, oui_, pense tout bas la classe: - L’oiseau qui l’a pensé tout haut - Mérite parmi nous sa place. - -Le distique et le quatrain eurent l’honneur d’une lecture publique--et -d’un _oui, oui_ unanime, durant l’un des repos de cinq minutes que le -Père nous accorde entre deux heures de classe. Je n’en suis pas plus -fier, car c’était un simple jeu. - -Peut-être vais-je t’étonner, cette fois, en sens contraire de tout à -l’heure. Autant je crois le thème indispensable pour savoir honnêtement -son grec et son latin,--parce qu’il est la forme élémentaire de la -composition personnelle et que, sans la composition personnelle, écrite -ou orale, il me paraît impossible de se rendre un compte exact de -l’esprit et des difficultés d’une langue morte ou vivante,--autant je -suis disposé à admettre que le vers latin, comme le vers français, et -plus que lui, pourrait sans grand inconvénient être réservé à une élite. -Je sais fort bien (on nous l’a dit) que c’est un exercice très efficace -de gymnastique intellectuelle, d’avoir à changer vingt fois un mot ou un -tour de phrase pour que, tout en restant correct, juste et poétique, il -s’adapte en outre au moule inflexible du mètre. Je tiens qu’une bonne -pièce de vers, sans solécisme, sans cheville ni vulgarité, constitue un -tour de force extraordinairement méritoire et honorable pour ceux qui le -réussissent, à notre âge. Mais les tours de force ne s’imposent pas, et -quand on n’a pas de quoi y réussir, il me paraîtrait sage de n’y pas -perdre son temps. - -Qu’on fasse donc du thème grec pour arriver plus vite à la connaissance -restreinte qui nous est demandée de cette langue; pour le latin, qui -nous touche de plus près, qu’au thème on joigne la narration et le -discours: rien de plus raisonnable. Mais qu’on réserve la poésie latine -et française aux privilégiés que _leur astre en naissant a formés -poètes_--et qu’on laisse les pauvres gens, pour qui _Phébus est sourd et -Pégase rétif_, à leur métier de nature! Ils comprendront un peu moins -bien les beautés de forme des poètes, mais y trouveront encore assez -d’autres mérites. - -Je finis. Pour varier nos plaisirs et combattre l’ennui des répétitions, -notre professeur a eu l’attention de garder pour ce dernier semestre -quelques œuvres plus piquantes, d’Horace, d’Aristophane, de Molière, du -dix-huitième et du dix-neuvième siècle; en sorte que nos classes de -littérature sont à la fois bien remplies et intéressantes. Par ces -chaleurs, c’est aussi précieux que nécessaire. - -Nos autres cours: histoire, langues, mathématiques, ne chôment pas non -plus, et le feu sacré est périodiquement attisé par les _colles_ -hebdomadaires, sans préjudice des _sabbatines_... Mais t’ai-je dit ce -que sont nos _sabbatines_? Je ne pense pas. Je te parlerai de la -prochaine, à laquelle je suis personnellement intéressé. Pour cette -fois, j’ai déjà trop causé. Bonsoir, mon cher Louis. - -Ton propre baccalauréat va peut-être souffrir quelque peu des soucis que -te donnera ta _grande affaire_. Mais le bon Dieu saura bien te -dédommager après. - -Tout à toi, - -PAUL. - - - - -37. _Au même._ - -22 mai. - - -Mon cher, - -J’ai promis de te parler de _ma sabbatine_: j’ai eu tort, car c’est te -condamner à entendre des redites. Mais tu le veux, soit satisfait. - -_Sabbatine_ vient du mot _sabbatum_, samedi. Ce jour-là, durant la -seconde partie de la classe du matin, dame Éloquence et dame Littérature -se transportent l’une chez l’autre, alternativement. Là, sous la -présidence du P. Recteur ou du P. Préfet, devant tous les rhétoriciens -et les humanistes, quelques élèves, pris dans les divers rangs d’une des -deux classes, montent sur l’estrade et font valoir, du mieux qu’ils -peuvent, un travail de leur façon, quelquefois amendé par le professeur, -d’autres fois présenté à l’état natif. Les lectures sont assez souvent -variées d’une déclamation, ne serait-ce que pour donner occasion à tous -les talents de se produire: celui de déclamateur est parfois solitaire. - -Quand on veut prêter à cet exercice d’assouplissement une forme -particulièrement intéressante, surtout en rhétorique, on en fait une -joute oratoire. Toujours, comme tu vois, l’humeur batailleuse des -_soldats de Loyola_! Tantôt c’est un procès avec réquisitoire, -plaidoirie pour et contre, résumé des débats et sentence motivée; tantôt -une discussion réglée, sur un sujet littéraire ou autre, bien choisi, -entre personnages fictifs ou réels. Cette fois, la rhétorique a débattu, -arguments en main, la controverse très actuelle entre les partisans -respectifs des _Lettres_ et des _Sciences_, au point de vue spécial de -l’enseignement secondaire dans les collèges. - -J’ai eu l’honneur de plaider pour les Lettres: tu n’en seras pas -surpris, car tu connais mes préférences. Mais je n’y ai pas mis de -passion et crois avoir été modéré. Tu conçois que je me suis largement -inspiré de mes deux conversations pédagogiques avec mon professeur. Les -arguments pour et contre avaient, à l’avance, fait le sujet de deux -devoirs contradictoires et d’une discussion générale en classe, à la -suite de laquelle on avait désigné les deux champions du tournoi. Jean -se dévoua à défendre les Sciences, évidemment par vertu pure et sans -conviction, me laissant le beau rôle et acceptant d’avance la défaite. -La veille de la _sabbatine_, le professeur avait entendu la lecture des -deux plaidoyers, donné son avis et déclaré aux orateurs que, le -lendemain, du haut des Pyramides, quarante siècles les contempleraient. -Avoue que c’était intimidant: j’ai failli en perdre une demi-heure de -sommeil, chose énorme pour moi. - -Le lendemain, pour comble d’honneur et de terreur, le fauteuil du -président de cette lutte pyramidale était occupé, non point par le P. -Recteur, mais par le P. Provincial de Champagne, arrivé la veille au -soir pour la visite annuelle du collège. C’est, chez les Jésuites, le -grand supérieur qui vient immédiatement après leur Général, comme les -évêques ou les archevêques après le Pape. Notre professeur, pour nous -rassurer, nous dit que le P. Provincial étant le père des autres Pères, -se trouvait naturellement notre grand-papa et, par suite, ne pouvait -qu’être très bienveillant pour nous. De fait, après le petit compliment -d’usage qu’on lui adressa, il nous dit un mot si encourageant que nous -ne songeâmes plus qu’à justifier le moins mal possible son attente et à -lui donner bonne opinion de la Rhéto. - -Le défenseur des Sciences ouvrit le feu. Il démontra ou du moins essaya -de démontrer qu’elles sont de beaucoup supérieures aux Lettres par leur -but, par leur puissance éducatrice, par leur utilité. - -«Leur but est de développer principalement la raison. Or, la raison est -la faculté maîtresse de l’homme, celle qui l’élève non seulement -au-dessus de l’animal, mais au-dessus de ses semblables, quand ils se -laissent guider par les rêves de l’imagination ou les caprices de la -sensibilité.» Ce fut un beau pathos, où l’orateur fit preuve d’assez -fortes études... littéraires. - -«Quant à la puissance éducatrice des Sciences, elle consiste dans -l’habitude du raisonnement, qui, pratiqué de bonne heure et avec -persévérance, donne à l’esprit cette justesse, cette pénétration, cette -trempe solide qui a fait un Blaise Pascal. - -«Sans doute, les Sciences ne développent guère l’imagination et point du -tout la sensibilité; mais ces deux facultés ne procurent que de vaines -jouissances et contribuent bien plus souvent au malheur des hommes qu’à -leur bonheur. Les Sciences préparent à la vie pratique, positive; elles -mènent quelquefois aux situations brillantes et influentes, toujours aux -situations utiles.» - -Conclusion: «Le _savant_ n’a rien à envier au _lettré_ et il semble -désirable que, pour le bonheur de l’humanité, l’enseignement -scientifique prenne dans les collèges une place prépondérante.» - -Cette conclusion parut tellement audacieuse que, malgré le talent -incontesté de l’honorable préopinant, elle ne fut que faiblement -applaudie. - -Je pris à mon tour la parole et dis, en substance, ce qui suit: - -«Le grand avantage que les Lettres me semblent avoir sur les Sciences, -c’est de former l’homme tout entier, en cultivant toutes ses facultés -nobles, dans l’ordre naturel de leur éclosion et de leur développement. - -«L’enfant ne commence point par raisonner: il regarde, prend des idées, -les case dans sa mémoire; le jugement et le raisonnement ne viennent -qu’après. Vouloir lui imposer dès l’abord le travail de l’étude -scientifique, c’est risquer de dessécher son esprit et de faire éclater -son petit cerveau. On cite Pascal, mathématicien et inventeur à douze -ans! Pascal fut un de ces prodiges qui, par leur nature exceptionnelle, -confirment précisément la règle générale. D’ailleurs sa précocité en -mathématiques ne lui a guère porté bonheur, puisqu’à vingt-six ans il se -trouva, comme plus d’un polytechnicien de nos jours, réduit à une -impuissance intellectuelle qui l’empêcha de rien achever, sauf ses -_Provinciales_, où la littérature tient beaucoup plus de place que la -raison. - -«Sans doute, la raison est la faculté maîtresse de l’homme, et nous -l’admettons si bien qu’au faîte de l’enseignement littéraire nous posons -la philosophie, qui est, je crois, la science du raisonnement. Mais nous -ne mettons pas la charrue avant les bœufs: nous attendons que les années -et l’habitude du travail intellectuel nous aient rendus aptes aux études -abstraites. - -«Il ne faut pas croire, du reste, que l’enseignement littéraire laisse -dormir la faculté de raisonner: il la met sans cesse en œuvre, avec -l’imagination et la sensibilité, dans ces exercices de lecture, de -traduction, d’analyse, de composition personnelle, qui remplissent les -années de grammaire et de littérature. Est-ce que les règles de syntaxe -ne sont pas des lois, des formules, des théorèmes, qui sollicitent sans -relâche le jugement de l’élève pour ses devoirs classiques? Une version -est-elle autre chose qu’un problème? Un discours n’exige-t-il pas, avec -la convenance du style, la logique dans les idées? - -«Mais la raison ne fait pas seule la grandeur de l’esprit humain: à côté -du vrai, il y a le beau et le bien, qui font le charme et le but -supérieur de notre vie. Les Sciences ne connaissent pas le beau et le -bien; les Lettres ont pour mission spéciale de disposer les jeunes -esprits à comprendre, à admirer, à mettre en œuvre l’un et l’autre. A -cet effet, la Providence semble avoir créé exprès un instrument -merveilleux, cette double littérature d’Athènes et de Rome, double et -une, qui, de l’aveu de tous les siècles, offre dans ses chefs-d’œuvre -variés une perfection voisine de l’idéal. A cette école se sont formés, -non pas seulement notre idiome national, mais encore cet esprit net et -vif, délicat et fin, simple et distingué, qui se nomme dans le monde -entier l’_esprit français_ et qui semble avoir une sorte d’affinité -naturelle avec tout ce qui porte la marque du beau et du bien. - -«L’enseignement scientifique, essentiellement étroit, positif, exclusif, -peut convenir au génie utilitaire d’autres nations, pour qui les -intérêts matériels priment tout: notre idéal est plus élevé, et nous -tenons que l’enseignement classique seul prépare des hommes complets, -des esprits vraiment supérieurs et des Français de France.» - -Cette fois (je le dis sans fierté), les applaudissements éclatèrent -franchement, conduits par mon adversaire. - -Le R. P. Provincial commença par le féliciter d’avoir défendu avec -entrain et habileté une thèse ingrate, dont il ne devait pas désirer -bien vivement le triomphe. «De fait, ajouta-t-il, si on vous avait -appliqué, depuis votre sixième, le programme scientifique que proposait -votre conclusion, nous aurions perdu aujourd’hui un plaidoyer bien écrit -et plus tard peut-être un bon orateur, pour gagner, qui sait? un -médiocre savant.» On applaudit. Il continua: - -«Dieu me garde, mes enfants, de condamner les Sciences et de déprécier -les savants: j’ose même espérer que plus d’un parmi vous est appelé à se -distinguer dans la carrière scientifique. Mais je dis _appelé_; car -n’est pas mathémacien ou physicien qui veut, pas plus que poète ou -orateur. Je vous laisse entrevoir par là, mes amis, le vice radical de -ces programmes nouveaux, qui viennent périodiquement bouleverser et -fausser notre enseignement, sous prétexte de mieux l’adapter aux besoins -modernes. On veut forcer la nature, forcer le talent: on oublie que la -nature a ses lois et que le talent est un don de Dieu seul. - -«Le devoir des éducateurs ressemble à celui d’une mère attentive, qui -aide sans impatience les premiers pas de son enfant et l’amène peu à peu -à marcher, puis à courir, enfin à se diriger librement. C’est ce que -fait, comme l’a dit excellemment le second orateur (salue, mon ami!), la -vieille méthode classique: son mérite capital est de favoriser le -développement progressif des dons naturels, tout en réservant l’avenir. -Talents et vocations ne se manifestent pas toujours dès les premières -années d’études: en les préjugeant trop tôt et en vous assignant d’une -façon absolue avant l’âge votre future carrière, sans être assurés du -succès et des vues de la Providence, vos parents et vos maîtres -s’exposeraient à vous rendre malheureux. - -«Rien n’est perdu, tout est profit, dans les études grammaticales et -littéraires qui, avec la mesure convenable, mais secondaire, de sciences -mathématiques et autres, charment ici vos loisirs studieux. Lorsque vous -en aurez heureusement atteint le terme, votre esprit sera comme une -machine parfaitement construite et montée, prête à se mouvoir dans -toutes les directions. Il restera encore devant vous du travail, des -études spéciales de philosophie, de sciences, de droit, de médecine, de -guerre, d’industrie, de diplomatie: le champ est vaste. C’est parfois -encore une rude traversée à entreprendre avant d’aborder au rivage -souhaité; mais préparés solidement et armés de courage, vous pourrez, en -lançant votre barque sur la haute mer, dire aussi avec confiance, comme -ces hardis marins chrétiens: _A Dieu va!_ Et vous arriverez. Vous -conquerrez votre belle place au soleil et vous ferez profiter vos -semblables, votre famille et la patrie des dons que vous avez reçus d’en -haut pour votre bien et le leur. Sans avoir été des _utilitaires_, vous -serez des hommes _utiles_, parce que vous serez des hommes _bien -élevés_, dans toute l’extension du mot. Je vous le souhaite de tout cœur -et je l’attends de votre bonne volonté. - -«Je félicite en particulier le défenseur des Lettres, dont j’ai admiré -l’esprit lucide et pratique (ici j’ai pudiquement rougi, pendant que mon -professeur, sans doute, riait sous cape du compliment que je lui -volais); mais je remercie les deux orateurs du plaisir délicat qu’ils -nous ont donné.» - -Après la séance, nous allâmes remercier à notre tour le R. Père, qui -nous réitéra sa satisfaction et nous offrit un joli souvenir. - -Sur ce, je m’empresse de me taire, dans l’attente impatiente de ta -visite. C’est dans moins de huit jours. Quelle joie ce sera de nous -sentir tout à fait frères! Je continue à prier de toute mon âme pour -qu’il n’y ait aucun nuage à ce bonheur. - -Ton ami à toujours, - -PAUL. - - - - -38. _A ma sœur Jeanne._ - -2 juin. - - -Ma sœur, - -Finie la fête, mais non le plaisir. C’est l’énorme différence qu’il y a -entre les réjouissances ordinaires, où tout est pour les yeux et les -nerfs, et ces bonnes fêtes du bon Dieu, où le cœur a la grosse part et -dont le meilleur reste encore longtemps au fond de l’âme, comme un excès -de sucre, servi par toi, au fond de la tasse de thé. Ma comparaison est -d’un vulgaire gourmand; mais c’est tout de même ça. - -Cette fois, la rosée est descendue et j’ai délicieusement pleuré. Je -n’ai pas été le seul. Louis est allé à la sainte table avec moi, à la -suite des radieux petits premiers communiants et, revenu à sa place, il -a mis les yeux dans son mouchoir durant une demi-heure. Quand nous nous -sommes retrouvés au parloir, il s’est jeté à mon cou et m’a dit, encore -tout ému: «Merci, Paul, merci!» Papa, que la communion de Louis a fort -embarrassé, aurait bien voulu se fourrer dans un trou: mais il n’y en -avait point. Il se contenta de se moucher très fort, et, ensuite, alla -voir dehors si l’heure de sa montre concordait avec celle de la grande -horloge du collège, pour ne pas manquer le train du surlendemain!... Ah! -qu’on est drôle, Jeanne, quand on n’a pas le cœur en place!... Ce pauvre -papa!... Il n’existe pas dans le royaume de France et de Navarre un -homme plus honnête et plus loyal; c’est un esprit ouvert et cultivé; et -le voilà réduit à des subterfuges enfantins, qui, j’en suis persuadé, -l’humilient profondément, pour se mentir à lui-même, pour étouffer des -sentiments qu’il sait bons et pour se rendre finalement malheureux par -peur d’un acte tout simple, qui mettrait sa conduite d’accord avec ses -sentiments et ses désirs secrets! - -Ces pénibles petitesses, que je connais pour y avoir passé, je voudrais -bien les épargner à notre brave père. Il est en route pour conquérir -avec la pleine vérité la vraie joie du cœur: c’est à nous deux, Jeanne, -de lui raccourcir le chemin. Comment? Le prêcher ne servirait pas à -grand’chose: il se rebifferait. Aimons-le bien, montrons-lui par notre -conduite irréprochable à quoi servent la religion et la piété, prions et -espérons. Mon confesseur veut bien dire quelquefois pour la conversion -de papa une messe que je lui sers; j’y communie et nous prions ensemble. -Unis tes prières aux nôtres, Jeanne, avec sainte maman, et tâche, à -cette intention, de casser encore de temps en temps une des petites -épines de ta rose, pendant que je rognerai les vilains piquants de mon -houx. Moins nous aurons de défauts, plus nous aurons de chances d’être -exaucés. - -Louis a fait son affaire avec une rondeur qui m’a enchanté. Dès le soir -de son arrivée, je l’ai présenté à mon confesseur: ils n’ont pas eu de -peine à s’entendre. Je le savais d’avance. Quand il est sorti au bout -d’une demi-heure, il rayonnait et m’a dit avec un gros soupir de -soulagement: «C’est fini, et bien fini! Ton confesseur est un charmant -homme: je veux le revoir avant de partir.» - -Le lendemain dimanche, les cérémonies de la première communion l’ont -vivement impressionné. Il y a de quoi. Je voudrais que tu viennes un -jour voir notre chapelle avec sa décoration des grandes fêtes, ses -fleurs et ses lumières, ses chants pieux, ses cinquante enfants de -chœur, dont je vais être bientôt. - -A ce propos, on m’a raconté, l’autre jour, qu’avant la dernière rentrée -le proviseur du lycée voisin, ne voulant négliger aucun moyen de -combattre la concurrence, désastreuse pour lui, des Pères jésuites, -avait annoncé par circulaire aux parents que ledit lycée aurait aussi -désormais son bataillon sacré pour rehausser l’éclat des offices -religieux. Cela, c’est de la naïveté à trente-six carats: le bonhomme -oublie que l’habit ne fait pas le moine et il ne se doute pas que, pour -servir à l’autel comme on le fait ici, outre une formation presque aussi -difficile que l’exercice militaire, il faut la foi et quelque chose de -la piété des anges: deux marchandises rares parmi les lycéens. Moi, j’ai -eu le temps de m’habituer à cette splendeur: j’en jouis et ne m’en -étonne plus. - -Mais la cérémonie de la première communion a son charme spécial, unique, -venant du grand acte qui en fait l’objet, des souvenirs qu’elle -réveille, du spectacle des petits qui en sont les héros. L’innocence, la -piété, la joie douce et profonde qui transparaissaient de leur âme par -leurs yeux et qui mettaient sur le visage des moins agréables un reflet -surnaturel, semblaient se communiquer à tous les assistants, parents et -indifférents, sous forme d’une émotion irrésistible. Durant tous ces -longs offices, mais surtout au moment suprême de la première union de -ces jeunes âmes avec leur Créateur, ce n’était plus un simple mot -poétique, c’était une réalité sensible que ce beau vers, si bien chanté -par mon surveillant: - - _Le ciel a visité la terre._ - -Qu’il fait bon, ma sœur, dans ces moments-là, sentir qu’on n’est plus un -étranger, comme je l’étais à mon arrivée ici, mais qu’on est de la -famille du bon Dieu avec ces enfants si purs et leurs pieux parents! -Qu’il fait bon renouveler avec eux, et cette fois pour toujours, ces -belles promesses que j’ai formulées jadis et trop vite oubliées! Et -comme cela réconforte! J’ai pris là du courage pour six mois. - -Quant à papa, je ne l’ai pas vu pendant la cérémonie; mais il a été très -remué. Ici les enfants ne sortent que le lendemain de leur première -communion; le jour même, on ne veut pas que la moindre parcelle de leur -bonheur intime se dissipe au contact des distractions profanes: ils -retrouveront toujours assez tôt le monde et ses vulgarités. A midi, ils -ont l’honneur exceptionnel de manger à la table des Pères, qui leur font -grande fête; le reste du temps que les offices ne prennent pas, ils le -passent en famille, choyés comme des benjamins, respectés comme des -chérubins. Toutes les portes leur sont ouvertes, comme tous les cœurs. -En nous promenant aussi dans le collège, nous en rencontrâmes plusieurs: -papa les saluait instinctivement, ne pouvait se lasser de les regarder -et ajoutait: «Sont-ils heureux!» Espérons qu’il ne s’en tiendra pas là. -Je crois qu’il a du plomb dans l’aile. - -Louis, en prenant congé de notre commun directeur, lui a dit avec -émotion: «Mon Père, ce n’est pas adieu que je vous dis, c’est au revoir. -Priez pour que je revienne autrement que comme une brebis égarée.» Il -est parti heureux par avance de la joie que son changement va donner à -sa mère et bien résolu à demeurer fidèle. Il m’a demandé de l’aider, -comme toi: c’est humiliant, vu la mince vertu que je me connais. Mais à -force d’aider les autres, j’arriverai peut-être à me hisser jusqu’à leur -hauteur. Prie pour moi, ma bonne Jeanne. - -Ton frère qui ne t’aime pas... à moitié, - -PAUL. - - - - -39. _De Madame X_ - -6 juin. - - -Mon cher Paul, - -On voit que vous profitez des modèles de diplomatie que vous avez sous -les yeux, chez les Révérends Pères, et des leçons que vous en recevez! -Votre petite conspiration avec mon fils Louis a été fort bien machinée. -Elle devait réussir, parce que je suis trop naïve pour me défier de -vous. - -Vous trouveriez peut-être qu’elle a même réussi au delà de vos -espérances, si vous pouviez voir Louis, tel qu’il est depuis son retour; -car il vous imite maintenant trait pour trait. D’abord, il a voulu avoir -dans sa chambre, en face de la porte d’entrée, un grand Christ bien en -vue; puis, sur la cheminée, une belle Vierge, à la place d’une Nymphe en -négligé, qu’il a failli faire passer par la fenêtre et que j’ai eu bien -de la peine à sauver comme souvenir offert jadis à son pauvre père. Aux -murs il a fallu suspendre un Ange gardien et un saint Joseph, avec son -patron et le vôtre. Une vraie chapelle. Il m’a demandé de dire ensemble -notre prière du soir et je l’entends réciter très exactement celle du -matin tout seul. Le jeudi, jour de congé, au lieu de faire comme -autrefois sa grasse matinée, il va à la messe, et il a exhumé du fond de -sa bibliothèque son paroissien de première communion, qu’il ne quitte -pas des yeux pendant les offices du dimanche. - -Avec ses anciens camarades il reste bon enfant, comme vous; mais eux -sont visiblement gênés; on dirait des gens qui ont peur d’attraper sur -les doigts. Il faut que Louis leur ait carrément notifié les conditions -auxquelles il met désormais son amitié. - -Vous me l’avez complètement changé. Mais c’est moi qui ai le plus gagné -à ce changement, et je viens, mon cher Paul, vous en remercier du fond -de mon âme. Sans être un démon en famille, Louis n’était pas un ange -autrefois: il l’est aujourd’hui. Vous m’avez rendu mon fils. Je prie -Dieu de vous en récompenser, vous et les bons Pères qui ont fait de vous -un apôtre. - -Je ne les connais pas: après ce que j’ai vu, je suis toute disposée à -leur donner mon estime. Bien plus, si j’étais libre de mes actes, Louis -vous suivrait à la rentrée prochaine. Mais, veuve et infirme, je dépends -avec mon fils des volontés d’un tuteur qui entend gouverner les études -de son pupille. - -Vous prierez, mon bon Paul, afin que Dieu garde à ce pauvre enfant tout -son courage. Il m’a dit que vous consentiez à être désormais, mieux -encore que dans le passé, son _frère_: j’en serai infiniment heureuse, -pour lui d’abord, parce qu’il persévérera plus sûrement dans le droit -chemin, et ensuite pour moi-même, parce que cela me donnera quelque -droit à vous appeler aussi mon fils et à vous aimer comme tel, sans -faire tort à votre bonne et sainte maman qui ne sera pas jalouse, -j’espère. - -Adieu, mon second fils, et encore mille mercis! - -ADÈLE X. - - - - -40. _A ma famille._ - -18 juin. - - -Mes chers tous, - -J’ai l’agrément de vous apprendre que nous sommes entrés aujourd’hui -dans la période désirée de la moisson, moisson de lauriers et de gloire, -dont le résultat sera proclamé solennellement dans quelque six semaines, -à la grande joie des écoliers, des papas, des mamans... Faut-il ajouter -encore quelqu’un, Jeanne?--«Oh! peux-tu le demander?»... et des sœurs, -quand on a la chance d’en avoir une comme la mienne. J’espère bien -recueillir assez de couronnes pour vous donner à chacun le plaisir de -m’en déposer une ou deux sur le front: vous l’avez bien mérité, et ce -plaisir-là vaudra plus pour votre Paul que tous les prix possibles. - -Donc, ce matin, messe avec douze enfants de chœur, dite par le R. P. -Recteur. Chant du _Veni Creator_, pour appeler les lumières spéciales du -Saint-Esprit sur les concurrents de la grande lutte qui se prépare. Je -ne sais ce qu’ont éprouvé les autres: moi, j’avoue que cet appel -solennel à l’intervention d’En-haut m’a saisi. J’ai vu d’un seul coup, -sans avoir besoin d’aucune explication, l’importance du travail auquel -nous étions conviés. En même temps, à la réflexion (car je commence à -réfléchir), j’ai été frappé de voir comment les Pères, avec les moyens -les plus simples, mais pris à la bonne source, celle du surnaturel, -savent élever les choses au-dessus de la conception vulgaire et hausser -les volontés, sans effort apparent, au niveau du but fixé. - -Après le surnaturel, les moyens naturels. Au sortir de la chapelle, -réunion à la grande salle, où le P. Préfet, devant tout le corps -professoral, nous explique le mécanisme savant et la discipline -rigoureuse des compositions pour les prix. Des précautions minutieuses -sont prises pour la double sauvegarde du sérieux et du secret. Les -textes sont fournis ou du moins approuvés par le P. Préfet des études; -la moindre infraction à la plus absolue loyauté du concours expose à -l’exclusion; l’attribution des prix ne se fait point par le professeur -ordinaire, mais par trois correcteurs étrangers à la classe, qui ne -connaissent personne et que personne ne connaît: elle ne devient -définitive qu’après avoir reçu le visa du même P. Préfet. - -Tout cela vous impressionne, et ce n’est pas sans quelque frissonnement -qu’arrivé en classe, on trempe dans l’encre sa meilleure plume, pour la -faire courir sur le papier pendant plusieurs heures, sans se donner le -temps de souffler. Tout au plus, en tournant une page pleine, se -permet-on un rapide coup d’œil sur les concurrents, pour voir de quel -train ils vont, et l’on se hâte de reprendre la course au clocher. -Bientôt toutes les têtes ont l’air d’appartenir à de jeunes coqs -courroucés. Au bout de trois heures, le professeur avertit qu’il n’en -reste plus qu’une, et le train passe de l’express au rapide et du rapide -à l’éclair. C’est toujours à la fin que se présentent les meilleures -idées! On voudrait casser les aiguilles de cette maudite horloge qui -avancent toujours... «Encore cinq minutes», dit le professeur, qui -regarde toute cette fièvre avec un sourire calme et satisfait. La -machine va éclater: il est temps qu’on arrive au bout.--«Secrétaires, -recueillez les copies...» Ouf! - -Nous aurons douze fois le même plaisir, sauf pour quelques matières -accessoires, qui ne demandent que deux heures de travail; mais en -revanche, on nous accorde six heures pour les grandissimes compositions -qui décident des prix d’honneur. - -Après une matinée aussi bien remplie, vous jugez de quoi l’on reste -capable, lorsque après la récréation de midi on rentre à l’étude. Notre -salle est fraîche, heureusement, car depuis quinze jours le soleil tape. -Au bout d’un quart d’heure, mon voisin de gauche dort les poings fermés -devant son histoire ouverte: je veille à ce que son petit péché de -fragilité humaine n’éclate pas en un ronflement scandaleux. Mon voisin -de droite a demandé permission de recoudre sa cravate et la visière de -sa casquette, contre lesquelles il s’escrime de son mieux en se piquant -les doigts--excellent moyen d’empêcher le sommeil! Moi cependant, j’en -ai trouvé un meilleur encore: c’est de vous écrire, à tort et à travers. - -Mais quand trois heures sonneront, au revoir, mon petit papa, ma petite -maman et ma grande sœur Jeanne! Bibi va se jeter à l’eau, pour y trouver -de quoi vivre et travailler encore demain. - -Si vous saviez quelle eau! C’est à donner envie de se faire truite ou -brochet. Une dérivation de la rivière qui baigne notre ville, courante, -limpide, large et pas mal profonde en dehors du ponton. Ne vous effrayez -pas, maman: on ne permet de sortir dans la rivière qu’aux nageurs -éprouvés, comme moi, et il y a une barque avec un sauveteur sûr, qui n’a -encore laissé couler à fond qu’un homme. Mais cet homme, un domestique, -venait de dîner et avait attrapé une congestion: je n’ai rien à craindre -de ce côté-là; car je digère à mesure, comme les moineaux, et -d’ailleurs, on est déjà à trois bonnes heures du dîner, quand on arrive -au bord de l’eau. Cependant, il y a quelquefois de l’imprévu... Maman, -ne lisez pas l’alinéa suivant: il est pour les messieurs seuls. - -L’autre jour, la seconde division prenait son bain. Un élève de -troisième, garçon de quinze ans, nommé B..., pique une tête. Le P. -Surveillant, debout sur une poutre du ponton, avait suivi le mouvement. -Ne voyant pas l’élève remonter après le temps normal, il commence à -déboutonner sa soutane, les yeux fixés sur l’endroit du plongeon. Une -demi-minute se passe: rien ne reparaît sur l’eau. Alors, prompt comme -l’éclair, il jette là sa robe, plonge et va ramasser au fond l’artiste, -qui ne bougeait plus et buvait la rivière à tire-larigot. L’eau n’étant -pas assez profonde pour sa taille, il avait butté du front contre le -gravier. Par bonheur, il n’était qu’étourdi et revint très vite à -résipiscence. Mais vous vous figurez l’ovation qu’on fit au P. -Surveillant et le respect spécial que sa crânerie lui valut dans tout le -collège[4]. - - [4] Il vit encore. Nos soldats l’ont connu missionnaire en Chine, - toujours aussi brave que modeste. - -Quand on a fini de prendre ses ébats aquatiques, il n’est plus question -de la fatigue du matin; mais l’on se demande, la main sur l’estomac: -«Est-ce que j’ai dîné?» Aussi le petit pain affriolant qu’on nous -octroie au sortir de l’eau, quoique de taille raisonnable, serait-il -hors de proportion avec mon appétit de loup, si mes hautes fonctions de -panetier, chargé avec un autre de la distribution régimentaire, ne -m’autorisaient à m’en adjuger un second. Est-ce un péché de gourmandise, -Jeanne? Il y a ici une jeune personne de ton âge qui en commet un, tous -les jours: elle achète pour son frère, qui est externe et goûte au -collège, un pain au lait de premier choix, à charge pour lui d’en -rapporter un des nôtres, qu’elle croque à son souper. Quand tu viendras -me voir, nous partagerons gratis. - -Ainsi rafraîchis, quelquefois même un peu refroidis, on sent le besoin -de ranimer la chaleur vitale par un salutaire exercice. La campagne du -collège nous offre l’embarras du choix. Chaque division a sa vaste cour -de gazon, émaillée de fleurs champêtres... qu’on ne respecte pas -longtemps. On peut à l’aise y courir, sauter, culbuter; mais défense, de -par les convenances et le F. Linger, de s’y rouler autrement que par -accident. Aussitôt qu’on est arrivé sur le terrain, les vestes vont dans -un coin ou s’accrochent quelque part; on s’affuble d’un chapeau de -quatre sous contre le soleil, et vite on organise une de ces grandes -batailles, où l’adresse et la vigueur des bras et des jarrets tiennent -lieu de poudre et d’armes. Quelques élégants préfèrent le tennis; -d’autres se livrent aux plaisirs du billard, du croquet ou des boules. -Les forts, les _biceps_ s’en donnent à cœur-joie au gymnase: barre fixe, -trapèze, échelles, cordes, passe-rivière, pas-volant, tremplin, etc. Il -y en a pour tous les goûts. - -Vers le coucher du soleil, on soupe joyeusement dans un réfectoire à -charpente rustique, où parfois les hirondelles et les moineaux viennent -nous faire, à travers les éclaircies du toit, une visite effarée; puis, -à la fraîche, on retourne paisiblement en ville, jouissant de la brise -du soir et abrégeant la longueur du chemin par ces causeries intimes qui -empruntent un charme délicieux au calme de la fin du jour. - -Au collège, on se rafraîchit encore d’un gobelet d’eau claire à la -fontaine, on dit bonsoir aux amis, on fait sa prière et l’on s’empresse -de regagner son portefeuille, dans lequel on dort jusqu’au matin comme -ne dort pas un président de République. - -Voilà, cher papa, chère maman, chère Jeanne, une de mes journées. Quand -je la récapitule, je me demande comment j’ai mérité d’être si heureux: -car je le suis, autant que je puis l’être sans vous. Durant tout ce -jour, j’ai fait ce que je devais; je n’ai causé de peine volontaire à -personne, j’ai donné un seul coup de pied--et encore, c’est à un chien! -Je me suis couché le cœur léger, en paix avec Dieu et avec moi-même. -Demain, je retrouverai avec un nouveau plaisir ma besogne, mes amis, mes -maîtres, et le bon Dieu, qui me fait tous ces cadeaux. Sainte maman et -Jeanne, aidez-moi à le remercier. - -Je vous remercie vous-mêmes, tous trois, de la part qui vous en revient -et je vous embrasse douze fois, avec le treizième à qui m’aime le mieux. -Disputez-vous. - -Votre PAUL. - - - - -41. _A Louis._ - -20 juin. - - -Mon cher frère, - -Je suis enchanté de la joie intime que tu éprouves à _contenter en -toutes choses le bon Dieu et ta mère_. Tu as trouvé là une formule très -complète et très simple, du moins en théorie: à la pratique, tu verras -ce qu’il faut pour la réaliser. - -En attendant, puisque tu me demandes un bon avis, je t’en donnerai un -dont j’ai personnellement expérimenté l’utilité: _Ne t’emballe pas_, mon -cher Louis; _n’exagère pas, même dans le bien_. On attribue aux Jésuites -une grande prudence: ils l’ont certainement en spiritualité. Je ne ferai -que te répéter ce que m’a dit vingt fois _notre_ P. Spirituel, en te -disant à mon tour: _Sois pieux, mais sans ostentation; sois aimable, -mais sincèrement; sois ferme sur les principes, mais indulgent pour les -personnes._ - -A moi, le devoir chrétien est relativement facile, dans le milieu où je -vis; mais ton entourage ne ressemble pas au mien. Tu as, braqués sur -toi, une foule d’yeux défiants ou malveillants, ardents à chercher le -défaut de ta cuirasse, c’est-à-dire une contradiction quelconque entre -ta conduite et ta profession de foi chrétienne. Au gré de certaines -gens, tout homme qui se pose en converti devrait, du jour au lendemain, -être un saint à miracles: sinon il ne sera qu’un tartufe, bon à jeter -aux chiens. Il ne faut pas donner de prétexte à cette injure inique. -Soyons des saints, mais restons simples. Je dirai plus: restons ce que -nous étions, avec le mal en moins, et nous ferons du bien à nous-mêmes -et aux autres. - -Ta visite, mon cher Louis, demeure dans ma pensée comme un beau rêve, -mais un rêve qui n’est pas disparu pour toujours. A la prochaine -rentrée, ton tuteur, qui n’a pas l’âme méchante, se rendra aux -excellentes raisons que nous lui donnerons, avec l’aide de Dieu, et te -renverra ici avec moi. - -Tu y retrouveras Jean. Pardonne-lui de n’avoir pu que l’entrevoir: un -jour de grande fête comme celui de la première communion, le -cérémoniaire porte le ciel sur ses épaules et n’est pas abordable aux -humains; le lendemain, il se reposait en famille. - -Je ne suis pas surpris que tu aies gardé bonne opinion de ma division, -après l’avoir vue à l’église et en cour. - -A propos de nos jeux, tu me poses une question délicate: «Amusent-ils -tout le monde?» Je te réponds carrément: _Non._ Moi-même, il y en a qui -m’assomment: ce sont les jeux où l’on ne remue pas. Ils sont rares, Dieu -merci, et bornés à l’époque des grandes chaleurs ou aux jours de pluie. -Les autres m’amusent, en raison de l’exercice qu’ils donnent et de -l’adresse qu’ils développent, d’aucuns beaucoup, d’aucuns moins, -quelques-uns énormément, jusqu’à en rêver la nuit, comme un bambin de -son polichinelle. Que veux-tu? Après ces longues sessions à l’étude ou -en classe, j’ai un impérieux besoin de me fouetter le sang et le jeu -n’est pas pour moi une vertu. - -Mais j’avoue humblement que je ne suis pas tout le monde. Il y a dans le -courant contraire, d’abord les _moules_, dont je t’ai parlé, qui -englobent tous les poltrons et tous les maladroits; puis les -_philosophes_, que les exercices du corps humilient, qui voudraient ne -vivre que par l’esprit et ne se divertir qu’à la conversation -péripatétique. On la leur permet aux petites récréations. Ils sont une -demi-douzaine, quantité négligeable, qui se promènent gravement, trois -en avant, trois à reculons, sur la lisière de la cour; le milieu -appartient toujours aux joueurs, qui se font, de temps à autre, un -plaisir innocent de leur envoyer dans les jambes un ballon, pour les -rappeler au sentiment des choses d’ici-bas. Aux autres récréations, -après quelques minutes de liberté, un coup de sonnette annonce -l’ouverture de la lice et les promeneurs se fondent dans le grand tout, -un peu maussades au début, mais entraînés bientôt par le mouvement -général et par le naturel de l’âge. - -Je t’ai dit autrefois, mon cher Louis, l’énorme différence qui existe -entre les conversations de ce collège et celles du lycée de Z... Si -elles sont très généralement chastes ici, elles le doivent, après la -piété, principalement au jeu. - -Entre collégiens les sujets de conversation n’abondent pas. Les -événements extérieurs n’arrivent jusqu’à nous que par des échos -affaiblis, et nous n’avons pas le droit d’arborer une cocarde politique. -Les choses de famille n’intéressent guère en dehors de nous que quelque -ami intime. Quant à notre train de vie journalier... Tu connais le -_tortillard_ qui serpente si paisiblement, avec son panachon de fumée -gros comme une bouffée de cigarette, à travers la banlieue de notre -ville natale. On part, on stoppe, on repart, on restoppe. Durant une -heure de cahotement, on a le loisir d’admirer trois bouquets d’arbres, -deux clochers, un ruisseau à sec, une pie et six corbeaux qui vous -saluent de leur aimable concert, et puis quoi? Une vaste plaine où le -trèfle alterne uniformément avec le blé, et la patate avec la betterave. -Voilà une image approximative de l’intérêt que présente, au point de vue -de la conversation, le roulement uniforme de notre vie ordinaire. De -temps à autre seulement, un incident plus sérieux, une modification du -règlement, une visite de personnage important, une fête, une sortie, un -simple canard viennent égayer cette monotonie et fournir matière au -caquetage. Rares sont les élèves, même parmi les meilleurs, qui aiment à -causer études, sciences ou littérature d’une façon suivie: c’est bon -pour les longues promenades, où le grand air permet de parler de choses -sérieuses sans se fatiguer la tête. Restent la pluie et le beau temps; -mais le sujet est vite épuisé. Quand il pleut: - -«Sale temps! - ---C’est parce qu’il y a congé demain, comme toujours.» - -Et c’est tout. Le beau temps, on n’en parle jamais; on le prend comme un -dû. - -Alors, de quoi parler entre jeunes gens qui ont déjà vu un coin du monde -et qui se trouvent à la veille de voir le reste? La tentation est obvie: -salons, bals, théâtre, plaisirs permis et non permis... Un farceur lance -un premier mot risqué, le voisin renchérit, un troisième complète; tout -le monde rit, les uns par malice, les autres par faiblesse, et la coupe -passe et repasse, enivrante et funeste. Nous avons connu cela, hélas! - -Or, le jeu coupe court à cette tentation, et voilà, bien au-dessus de la -vulgaire et pourtant très réelle raison d’hygiène, la grande raison de -moralité, pour laquelle les Pères tiennent si fort à nous faire jouer. -Les élèves qui veulent être francs, s’en rendent très bien compte; s’ils -ne jouent pas tous les jours par plaisir, ils jouent par sentiment d’un -devoir supérieur, analogue à celui qui leur fait accepter tel travail -parfois pénible. Les deux obligations sont mises par nos maîtres sur la -même ligne, et presque chaque samedi, à la proclamation des notes, le P. -Préfet prononce la phrase redoutée: «_Un tel, un I, ou un II. Ne joue -pas en récréation._» Voici à l’appui une petite histoire authentique. Un -bon garçon, fils unique d’une maman faible et par conséquent douillet, -était allé trouver le P. Préfet pour lui dire qu’au collège -ecclésiastique d’où il sortait, on lui avait permis de passer à prier -devant le Saint-Sacrement le temps que les autres perdaient à se -divertir. Il demandait à continuer. Le P. Préfet voulut savoir le fin -mot de cette rare piété. L’élève finit par lui avouer qu’il ne _savait_ -pas jouer: - -«Eh bien, mon enfant, vous apprendrez. Le jeu vous dégourdira, et vous -ferez plus de plaisir au bon Dieu par là que par de longues visites au -Saint-Sacrement. Piété bien ordonnée commence par la victoire sur -soi-même. - ---Mon Père, je ne peux pas. - ---Avez-vous essayé? - ---Non. - ---Faites-le, mon enfant; puis vous reviendrez me voir.» - -Dès le lendemain, il revenait: - -«Mon Père, je ne peux pas jouer. - ---Pourquoi? - ---Cela m’ennuie à mourir. - ---On ne meurt pas de cet ennui-là. Vous vous habituerez. Allons, un peu -de bonne volonté encore!» - -Deux jours après, maman arrive au parloir et renouvelle auprès du P. -Préfet la demande pieuse, s’étonnant qu’on ne favorise pas davantage ces -élans d’un jeune cœur vers Dieu. Le P. Préfet sourit: - -«Madame, nous favorisons la piété pratique, en particulier celle de -l’obéissance au règlement. - ---Mais, mon fils ne peut pas jouer. - ---Est-il malade ou infirme? - ---Non: le jeu l’ennuie à mourir. - ---Il me l’avait déjà dit. - ---Et vous ne l’avez pas cru, mon Père? - ---Pardon, madame; mais il est indispensable que les jeunes gens de son -âge apprennent à faire, pour leur bien et pour la formation de leur -caractère, certaines choses qui les ennuient, sans danger d’ailleurs -pour leur santé. - ---Oh! je ne me résoudrai jamais à contrarier mon enfant, et si vous ne -pouvez pas le dispenser de jouer... - ---Eh bien, madame? - ---... je serai obligée de le retirer. - ---Madame, le portier va sonner le F. Linger, qui, dans un instant, -viendra prendre vos ordres pour faire les paquets de votre enfant. Je -vous offre mes respects, madame, et vous souhaite bon voyage.» - -La dame n’avait pas compté sur une solution si prompte, ni si radicale; -mais il était trop tard pour reculer et elle emmena son chéri. Trois -semaines après, tous deux revenaient assez penauds, elle demandant qu’on -voulût bien reprendre son fils résolu à tout, le fils promettant de -jouer comme tout le monde. Aujourd’hui, il surveille une division dans -le même collège et applique des notes _salées_ aux élèves que le jeu -ennuie. - -Si tu racontes ce trait à nos amis du lycée, ils crieront à la tyrannie, -à l’abrutissement: «Qu’on essaye un peu de nous imposer cette -balançoire-là!» On ne l’essayera pas, faute de deux éléments -indispensables de réussite: la bonne volonté des élèves et le -savoir-faire des maîtres. Le cas ci-dessus est une exception. Les Pères -savent très bien que le plaisir au jeu ne se commande pas: mais ce -plaisir, ils s’ingénient à le provoquer par un ensemble de moyens -pratiques. Ils ont leurs livres de jeux qu’ils étudient, leurs -traditions qu’ils se transmettent. Ils intéressent directement les -élèves à l’organisation du matériel et au maintien des règles par la -création de _questeurs_, de _chefs de camp_ et autres dignitaires, -toujours fiers de leur charge et respectés. Ils s’ingénient à varier ces -divertissements selon les saisons et les autres circonstances, afin de -prévenir la satiété. Ils ne leur ménagent pas les encouragements de tout -genre. Ils y prennent de leur personne une part active, et l’on pourrait -dire de maint surveillant, dans des luttes mémorables, que - - ... _lui-même il sonna la charge, - Fut le trompette et le héros._ - -J’en aurais encore long à te raconter sur ce sujet, qui, je l’avoue, me -passionnerait facilement: mais voilà déjà trop longtemps que je bavarde. -Plus tard, je te décrirai une de nos _fêtes de jeux_. - -Adieu, mon frère Louis! Tiens bon, et quand tu te sentiras sur le point -d’enfoncer, regarde l’étoile de la mer: Marie ne te laissera pas périr. - -PAUL. - - - - -42. _De ma sœur et de ma mère._ - -27 juin. - - -Mon frère le houx, - -Je t’envoie pour la Saint-Paul un écrin, le plus joli que j’ai pu -trouver: toutes mes économies y ont passé, mais je ne regrette que d’en -avoir eu si peu! Sur le dessus, tes initiales en argent. A l’intérieur, -ton portrait authentique: une miniature, peinte sur émail par une -artiste dont le talent, hélas! n’égale pas le bon vouloir. Si j’avais -pu, j’aurais mis sur mes pinceaux, en guise de couleurs, toute mon âme. -C’est un houx en fleur, pris sur nature, avec toutes ses feuilles -dehors. Seulement, pour garder au portrait sa vérité historique -actuelle, j’ai dû remplacer chacun des piquants par une petite perle. - -Au-dessus, dans un nuage brillant, Marie présente l’Enfant-Dieu, qui -ouvre ses deux petits bras vers l’arbuste avec un sourire de -complaisance. Dans le coin, à l’ombre du houx, une pauvre rose blanche, -sur sa tige encore armée de plusieurs épines (il n’en est tombé que deux -ou trois), implore timidement un reflet du divin sourire. - -Faut-il t’expliquer l’apologue? Je préfère m’en remettre à ta -perspicacité naturelle. Quant à ta modestie, elle s’en tirera comme elle -pourra: je ne suis pas chargée de la sauver du naufrage, surtout en un -jour de fête comme celui-ci, où l’on a le droit de tout dire et de tout -faire aux gens qu’on aime bien. - -Et je t’aime de mieux en mieux, mon grand frère, à mesure que, grâce à -ton affectueuse influence, je deviens plus sérieuse, à mesure aussi que -je vois la conduite de Dieu sur toi. Je le remercie tous les jours de -t’avoir retiré des dangers que tu courais ici, pour te mener dans un -port sûr. - -Papa l’indiscret, qui vient lire par-dessus mon épaule ce que je -t’écris, me charge de te souhaiter joyeuse fête et s’étonne que, cette -année, contrairement à toutes tes vieilles habitudes, tu ne lui aies pas -encore manifesté tes préférences, pour le cadeau qu’il te fait toujours -à cette date. Demande ce que tu voudras: tu auras le double... Pas vrai, -petit papa?... Il me tire l’oreille: c’est une façon de dire oui. - -Je prie pour toi et je t’embrasse une immensité de fois. - -Ta sœur, - -JEANNE. - - ---Quels vœux de fête, mon cher Paul, attends-tu de ta mère? Selon les -idées courantes, je devrais te souhaiter santé, talents, succès, chances -d’un bel avenir: mais tout cela, Dieu te l’a donné. Il t’a donné mieux -encore: la volonté de bien faire et l’intime joie de la bonne -conscience. Il ne me reste à te souhaiter, mon enfant, qu’une profonde -reconnaissance pour tout ce que tu as reçu et un ardent désir de le -faire fructifier pour la gloire de ton divin Bienfaiteur, pour ton -propre bonheur et pour la consolation de ceux qui t’aiment. Ces -sentiments sont déjà dans ton cœur, grâce à la direction nouvelle que ta -vie a prise, depuis bientôt un an: je demande tous les jours au bon Dieu -de les y développer et de parfaire en toi son œuvre. - -Je sais bien qu’en faisant cette prière, je fais de l’égoïsme, puisque -ton bonheur sera le mien: mais c’est de l’égoïsme bien naturel et, je -pense, permis, puisque la mère et l’enfant ne font qu’un. - -Ton père et moi, mon cher Paul, nous sommes contents et même un peu -fiers de toi. Je te dis cela en grande confidence, non pas pour -t’enorgueillir--l’orgueil est la chose du monde la plus vilaine et la -plus sotte--mais pour t’encourager à monter encore. - -Quant à Jeanne, il est certain que ton changement si complet et ton -affection si fraternellement sérieuse ont eu sur son caractère la plus -heureuse influence. Elle ne veut pas faire moins que toi. Sur sa jolie -miniature, la petite rose blanche n’a perdu que deux ou trois épines: -mais j’ai compté mieux qu’elle et puis te dire, en toute vérité, qu’elle -en a cassé bien davantage. Ce qui lui en reste, n’est presque plus rien: -tu pourras le constater bientôt de tes yeux. - -Dans un mois nous serons bien près de nous revoir--et alors pour -longtemps. Quelle joie, sans aucun mélange cette fois!... Je me trompe, -hélas! Ton père, pourtant si bon, n’est pas encore tout à fait à -l’unisson de nos âmes. C’est un dernier nuage dans notre beau ciel de -famille: mais les nuages ne durent pas toujours et papa ne résistera -plus bien longtemps, je crois, à la grâce qui le sollicite. Ses anciens -préjugés contre la religion et les prêtres sont bien ébranlés. Continue -à prier pour lui, mon enfant. - -Ta mère qui t’aime et te bénit. - - - - -43. _A ma sœur Jeanne._ - -30 juin. - - -Ma chère Jeanne, - -Ton écrin est un bijou, ta miniature un petit chef-d’œuvre, et toi, tu -es la fine fleur des sœurs aimables. - -Je te pardonne d’avoir chaperonné mes piquants: tu ne pouvais pas -décemment présenter à Notre-Dame et à son divin Fils un bouquet de houx -armé en guerre. Mais qui me dit qu’un beau jour ces malheureuses pointes -ne vont pas se décoiffer et reparaître dans tout leur désagrément natif? -Je porte envie à la petite rose symbolique, si modestement blottie dans -le coin du tableau: au moins les épines qu’elle a perdues (et je suis -sûr que, pour t’humilier dans la circonstance, tu en as recollé -quelques-unes qui n’avaient plus le droit d’y être) ne repousseront pas. - -Vous faites bien, ma chère Jeanne et ma chère maman, de continuer à -prier pour ma conversion. Tout ce que vous m’offrez pour ma fête m’est -infiniment précieux: mais rien ne me prouve mieux votre véritable amour -que vos prières. Pour elles surtout, merci de tout cœur. - -Tu diras à papa qu’en ne lui demandant pas de cadeau, j’ai voulu me -punir de mon égoïste empressement d’autrefois à réclamer une chose qui -ne m’était pas due. Ce n’est pas que je sois sans désir: j’en ai un très -vif, très sérieux, mais que je me réserve de lui exprimer, quand j’aurai -conquis mon diplôme. Prie-le d’attendre jusque-là et remercie-le bien -pour moi de sa bonté plus que paternelle. - -Ce diplôme commence à miroiter de plus en plus près devant nos yeux. -Nous travaillons comme des nègres, et le soleil se mettant aussi de la -partie, _ça chauffe dur_. Dans cette manière de fournaise, on accueille -avec bonheur toute occasion de se rafraîchir un peu le corps et -l’esprit: les Pères nous en ont procuré une charmante, hier dimanche, -savoir le _dîner des Charges_. Voici ce que c’est. - -Il faut vous dire que, dans cette vaste et savante organisation du -collège, à côté du personnel dirigeant, enseignant et servant, une part -d’action est réservée aux élèves. On nous intéresse directement à la -bonne marche et à l’honneur de notre classe, de notre division, de toute -la maison, par les fonctions variées qu’on nous attribue et dont les -titulaires sont généralement très fiers, vu le mérite qu’elles -supposent. Car n’y arrive pas qui veut. Les intrigues ne sont pas de -mise. Il faut de bonnes notes, l’estime générale et du savoir-faire pour -être nommé: il les faut encore pour être maintenu. Et ainsi les charges, -récompense du mérite, deviennent un stimulant perpétuel, en même temps -qu’elles développent le sens pratique et l’esprit d’initiative. - -En tête apparaît, comme l’aurore avant le jour, la gracieuse compagnie -des enfants de chœur. Ils sont une cinquantaine, pris dans toutes les -classes, depuis les petits _naviculaires_ de dix ou onze ans jusqu’au -philosophe barbu qui tient le claquoir de _cérémoniaire_, en passant par -les _acolytes_, qui accompagnent le prêtre, et par les _thuriféraires_ -et les _céroféraires_, qui portent l’encensoir et la torche à couronne -de brillants. Le Père qui les dirige s’entend parfois appeler l’_Apôtre -des Gentils_, parce que le physique de son bataillon sacré, non moins -que son ministère à l’autel, rappelle ou doit rappeler les neuf chœurs -angéliques; mais la preuve qu’il n’est pas indispensable d’avoir la -figure d’un ange pour en exercer la fonction, c’est que je l’exerce--et -je ne suis pas le plus laid de la troupe! Nous sommes tous beaux avec -nos soutanes rouges à longue traîne, nos blanches aubes en dentelle, nos -larges ceintures à broderies d’or ou d’argent, et le public pieux qui -assiste en foule à nos grands offices ne se lasse pas, dit-on, d’admirer -nos _figures_, j’entends les dessins variés d’après lesquels se font nos -graves évolutions. Papa les a vues, au salut de la première communion, -et a déclaré que, grâce à la précision des mouvements et à la modestie -de notre tenue, ces exercices contribuent singulièrement à la solennité -des cérémonies, sans nuire au recueillement général. C’est que les -enfants de chœur se sentent à la fois sous le regard de Dieu et de -l’assistance. - -Une autre partie importante du service de la chapelle revient à une -seconde confrérie, qui s’appelle la _tribune_ et comprend les chanteurs -de toute voix, ténors et basses, alti et soprani. Ils s’appliquent de -leur mieux, les jours solennels, à interpréter les messes en musique et -les morceaux à grand effet des maîtres de l’art chrétien. Et c’est -justice de dire que cet ensemble de voix jeunes et diversement fraîches, -renforcées quelquefois par les tons plus mâles d’artistes étrangers, -fait vibrer le cœur d’émotions délicieuses et pures, qui l’élèvent tout -naturellement vers le trône où Dieu attend nos hommages. - -Dans un ordre de choses moins sublime, les musiciens concourent à -rehausser l’agrément de nos fêtes littéraires, dramatiques ou -récréatives, et constituent, par ce double emploi, un corps éminemment -utile au bien public. Ils ont à leur tête un directeur qui, avec son -bâton d’ébène garni d’argent et l’incroyable jeu de son intelligente -physionomie, m’a toujours paru l’un des types les plus expressifs de la -puissance d’un homme sur ses semblables. Cela vous fait rire? Venez donc -le voir à la grande salle, un jour où il tient au bout de son bâton -trente instrumentistes et une quarantaine de chanteurs. C’est un -spectacle unique. - -Il est là, debout sur son escabeau, d’où son regard domine l’ensemble et -pénètre dans tous les coins. Devant lui, sur un pupitre, les partitions. -Au début du morceau, le bâton va et vient avec la calme régularité d’un -pendule; la tête suit en dodelinant les oscillations, tandis que la main -gauche étendue contient le flot qui voudrait monter. L’andantino se -déroule à ravir et finit par se perdre en un point d’orgue, que le bras -et le bâton du Père semblent vouloir pousser jusqu’au ciel. Tout à coup -bras et bâton s’abattent comme la foudre et fauchent l’air à droite et à -gauche, enlevant dans un élan grandiose le chœur et l’orchestre. Tant -que dure cette furia, ses yeux lancent des éclairs, tous les muscles de -son visage sont en mouvement, toutes les voix et tous les instruments -ont passé dans ses nerfs. Et cependant il se possède admirablement. -Malheur au distrait qui sort, une seconde seulement, de la mesure ou du -ton: l’oreille du maître a saisi la faute, son œil courroucé a jeté une -flamme, et si le coupable est à portée du bâton, le châtiment -tombe--sans rompre la mesure. Un instant après, d’un chut en sourdine, -il calme la tempête sonore; bâton, tête et physionomie conduisent -doucement la symphonie jusqu’au rinforzando final, où l’allure vive -reprend, puis s’arrête net sur un coup sec du bâton, qui donne le signal -des applaudissements. De ces derniers, une grosse part va au directeur: -il le devine et salue en souriant. C’est d’ailleurs l’homme le plus -joyeux du collège, toujours de bonne humeur, toujours chantant, toujours -«caracolant». Il est compositeur estimé, sans que son talent fasse le -moindre tort à sa modestie. Dernièrement, dans une revue d’art, après un -éloge enthousiaste d’une de ses messes en musique, un critique naïf -s’écriait: «_Et dire qu’un artiste de cette valeur est simple -surveillant dans un collège de jésuites!_» Quand le père lut cette -phrase, il dit en riant à ceux qui l’entouraient: «_Oui, et encore sans -traitement!_» - -Il paraît qu’autrefois la _tribune_ se complétait par une _fanfare_, -dont les éclats sonores égayaient les fêtes de famille, procession des -rois, réjouissances du carnaval, la Sainte-Cécile, les excursions. Mais -le baccalauréat, cet ennemi juré des bonnes vieilles traditions, a -emporté celle-là comme les autres. La fanfare prenait du temps et -n’était d’aucune utilité pour la grande besogne, qui est de développer -chez les jeunes gens l’esprit scientifique et positif. La jeunesse, -aujourd’hui, doit apprendre à se délasser en changeant de travail: c’est -cela seul qui fait des hommes intelligents. Pauvres nous!... Il ne -reste, comme souvenir lointain de la fanfare, qu’une douzaine de -_tapins_ et de clairons, qui tapent et soufflent consciencieusement, -dans les rares occasions où ils paraissent. Ils sont de la fête -aujourd’hui et nous régaleront de leurs meilleurs airs. - -A propos de musique, Jeanne, tu sauras que, toujours à cause du -baccalauréat, j’ai provisoirement remisé mon stradivarius, non sans lui -donner une larme poétique. Mais ne crains rien et continue à travailler -ton piano: nous reprendrons en vacances les duos qui plaisaient tant -jadis à papa et à maman. J’aime dix fois mieux ces petits concerts de -famille que de courir les soirées: j’aurai été si longtemps privé de -vous! - -La suppression des _fanfarons_ n’a heureusement pas entraîné celle des -_artistes dramatiques_. Ils forment une branche secondaire de l’illustre -compagnie des _académiciens_. - -Après les enfants de chœur, il n’y a rien de plus respectable que -Messieurs de l’Académie. Les uns et les autres sont triés sur le volet -et doivent, pour leur entrée, apporter comme quartier de noblesse le -diplôme de congréganiste. Les premiers sont la religion, les seconds la -science: sur eux comme sur deux colonnes inébranlables repose tout -l’édifice de notre éducation. Vous savez d’ailleurs que ce corps savant -comprend l’élite intellectuelle des classes supérieures et qu’à certains -grands jours elles donnent chacune, devant un auditoire _select_, un -spécimen solennel de leurs travaux. Je les louerais davantage, si mon -titre de vice-président de l’Académie de rhétorique ne m’obligeait à -quelque réserve. - -Voilà donc les trois grandes confréries, chargées des services d’ordre -général et supérieur. Après viennent les services d’ordre spécial. Ne -parlons pas des petits fonctionnaires de passage qui n’ont pas droit à -la _chaise curule_, je veux dire à une place au banquet des charges. -Prenons les gros bonnets. - -D’abord, il convient de signaler le type de l’exactitude, l’horloge -vivante, l’homme-cloche, le réglementaire. Il est le commencement et la -fin de tout; rien ne bouge sans lui; quand il commande, tout obéit. -Élèves et moineaux le connaissent également. Il sonne les _huit_: le jeu -cesse. Il sonne les _trois_: les rangs se forment et les pierrots -viennent se percher sur les murs des cours abandonnées. Il sonne le coup -bref de la fin: le silence se fait, les divisions s’ébranlent pour se -rendre où le devoir les appelle, et les pierrots s’emparent du terrain -pour picorer les miettes du goûter. N’est-ce pas admirable? - -Chaque étude a ses deux _édiles_--nom emprunté aux dignitaires romains, -chargés de la surveillance des édifices publics. Ils veillent, selon les -instructions du P. Surveillant, à l’intégrité et à la bonne tenue du -matériel, à l’aération, à l’éclairage, à la distribution réglementaire -des articles de bureau, à la décoration des statues, crèches, mois de -Marie. Ce sont des personnages considérables et enviés, surtout par les -mauvais temps: car, ces jours-là, ils ont toujours quelque honnête -prétexte pour passer la récréation au sec ou au chaud dans leur domaine, -dont ils ont la clef. - -A côté d’eux fonctionnent les _bibliothécaires_, les _facteurs_, les -_portiers_, tous hommes de confiance dans leur département respectif. -Afin pourtant que la routine n’ait pas le temps de mordre sur leur -conscience, on les change tous les trois mois. - -Chaque division, partout où elle se transporte en corps, au collège et -en promenade, suit docilement ses _chefs de rangs_, hommes calmes et -graves, qui toujours - - ... _marchent à pas comptés, - Comme un recteur suivi des quatre facultés._ - -Elle a, en outre, toute une tribu de _questeurs_, ainsi dénommés par -analogie avec les magistrats romains de ce nom, à qui incombait la -perception des deniers publics. Les _grands questeurs_ tiennent boutique -ouverte à certaines heures et nous vendent (pour rien, disent-ils) mille -objets d’usage courant pour la classe, pour l’étude, pour les jeux, -voire même un doigt de _choco_, une fois par jour. S’ils nous volent de -moitié, ils ont pour excuse que tous les profits de la questure sont -consacrés, sans y suffire, à nos divertissements. On les croit et on -paye, en se donnant pour fiche de consolation de les appeler _enfants -d’Israël_. Ils se vengent en frappant de cinq centimes d’amende tout -objet égaré par négligence ou distraction, qu’ils ramassent: c’est le -côté moralisateur de leur emploi. - -D’autres _questeurs_ font l’office de bras droit auprès du directeur de -musique, des professeurs de dessin, des maîtres d’escrime ou de -gymnastique. Moi, pour l’instant, ma réputation de joueur m’a fait -nommer _questeur des jeux_, avec mon ami Jean pour collègue. Ce n’est -pas une sinécure. Nos occupations sont aussi variées que les jeux -eux-mêmes, qui changent sans cesse. Tout veut être préparé de loin, pour -qu’un jeu nouveau, dès qu’il est annoncé, puisse être bien lancé du -premier coup. Il faut que chaque joueur ait à point nommé son instrument -en bon état, avec son nom ou son numéro et un solide crochet pour le -retrouver le lendemain. Il faut des balles et des boules, des poteaux et -des drapeaux, des lignes et des dessins de couleur sur le sol, que -sais-je? La récréation finie, il faut ranger, vérifier, réparer surtout -et songer à la récréation suivante. Comme prix de ses sueurs, outre les -petites avanies des inévitables mécontents, on récolte... le plaisir -d’être quelque chose, parfois un compliment ou un merci, et, enfin, le -_dîner des charges_. - -Donc, au sortir d’un bain délicieux, on s’est rendu dans le grand -réfectoire-hangar de notre villa. Sur l’estrade, la table d’honneur -était présidée par le R. P. Recteur en personne; il avait à ses côtés le -P. Préfet, les Directeurs des diverses corporations et les Pères -Surveillants. Dans le bas nous étions cent cinquante élèves. Du service -je dirai seulement qu’il fut de première classe; hors-d’œuvre, volaille, -gâteau fourré, vin fin. Ne demandez pas si nous y fîmes honneur. Mais -vous ne verrez certainement de votre vie une réunion d’une gaîté plus -franche, plus cordiale et (pourquoi ne l’ajouterais-je pas?) plus -distinguée. Le R. P. Recteur, dans son petit toast, voulut bien nous -dire que nous représentions tous les dévouements et tous les talents, le -cœur et l’esprit du collège. Si modeste qu’on soit, ces amabilités-là -vous font plaisir à entendre... pour les camarades. - -On ne tarda pas, du reste, à lui prouver qu’il ne se trompait pas trop -sur notre compte. L’un après l’autre, tous les corps de métier, par -l’organe d’un ou de plusieurs artistes, vinrent chanter en vers gracieux -leur mérite et leur reconnaissance. Les couplets se succédèrent durant -une heure, saupoudrés tantôt de sucre et tantôt de sel. Coups -d’encensoir délicats, gentils coups de patte, portraits anonymes -transparents, boutades et fusées, toutes les formes de la bonne -plaisanterie, rien n’y manqua: ce fut un second régal, plus fin que le -premier. - -Pour finir, la tribune résuma dans un chœur brillant les joies de ce -jour et le précieux souvenir qu’il laisserait à tous les cœurs. Le toit -ne s’écroula pas sous nos applaudissements, mais il en trembla, et notre -enthousiasme eut besoin de toute la bienfaisante fraîcheur du soir pour -rentrer peu à peu dans les bornes de la modération. - -C’est la dernière fête de ce genre dont nous aurons joui. La fin de -l’année approche: j’en suis triste. Pourquoi cette contradiction? Vous -le devinez. Je vous aime bien; mais j’aime aussi mon collège. On dit -qu’un malheur n’arrive jamais seul: pourquoi ne peut-on avoir aussi -plusieurs bonheurs à la fois? - -Je vous embrasse tous avec tendresse. - -Votre PAUL. - - - - -44. _De Louis._ - -2 juillet. - - -Mon cher Paul, - -J’ai bien médité le bon avis par lequel tu me mets en garde contre -l’emballement et l’exagération. Tu es un homme sage, et je veux me -conformer exactement à ta fraternelle direction. Sois remercié et -continue à me servir de garde-fou: j’en ai besoin. Mon âme s’épure peu à -peu en s’élevant: mais la montée est rude et je sens parfois encore que -le précipice n’est pas loin. Je me confesse et je communie. - -Il se passe ici des histoires drôles que je vais te raconter. Je n’ai -plus les mêmes raisons qu’autrefois de jeter le voile d’un charitable -silence sur les méfaits de notre _bahut_: je n’en suis plus que pour la -forme. - -Avant-hier, la section des moyens, composée des classes de troisième et -de seconde, allait en promenade, sous la conduite d’un maître d’études -que sans doute elle n’aimait ou n’estimait pas. Arrivés à mi-côte de la -Haute-Butte, que tu connais bien, on fit halte pour se délasser sur la -bruyère. - -Le maître, assis sur un tronc renversé, regardait tranquillement la -ville qui s’étendait à ses pieds, quand tout à coup il se sent frappé -dans le creux du dos. Il bondit, se retourne et, cette fois, reçoit sur -toute sa devanture une mitraillade de mottes de gazon et de trognons de -souche, qui partaient de derrière les buissons. Il veut haranguer ses -assaillants invisibles; mais à peine a-t-il ouvert la bouche qu’il -entend une formidable clameur: _A mort, le pion!_ Et de partout il voit -déboucher ses vingt-cinq ou trente garnements, avec des brassées de -projectiles, qu’ils font pleuvoir sur lui en hurlant comme des sauvages. - - _Que vouliez-vous qu’il fît contre_ tous?... _Qu’il mourût?_... - -Il préféra épargner un plus grand crime à ces jeunes égarés et, s’armant -d’un _beau désespoir_, il descendit rapidement la côte, trop rapidement -même,--car il dut se ramasser, lui et son chapeau, dans un perfide fossé -qui coupe le bas de la pente un peu trop brusquement. Vainqueurs dès le -premier choc, les féroces gamins dégringolèrent derrière le pauvre homme -et lui firent une conduite de Grenoble, en continuant à le bombarder -avec tout ce qui leur tombait sous la main, jusqu’à l’entrée de la -ville. Là, satisfaits de leur vengeance et calmés par l’humiliation de -leur tyran, ils se rangèrent d’eux-mêmes et revinrent au lycée comme une -troupe innocente de paisibles agneaux. - -Le proviseur, informé de l’aventure, entra dans une violente colère, non -pas contre les mutins, mais contre le malheureux pion qui n’avait pas su -faire respecter son autorité et qui mettait son supérieur dans le plus -cruel des embarras. Car enfin, toute la ville allait le savoir! Il -faudrait punir et, pour pouvoir punir, faire une enquête qui grossirait -encore le scandale! «J’en référerai au ministre, monsieur; mais je vous -engage, de votre côté, à solliciter votre déplacement: vous vous êtes -rendu impossible ici.» - -Entre élèves, on connaît les meneurs de l’affaire: ce sont deux lurons -de seconde, qui, paraît-il, en cas d’interrogatoire, ont leur réponse -toute prête. Dernièrement, je ne sais plus à quel propos, leur -professeur, qui passe pour avoir des opinions très avancées, leur a -déclaré du haut de sa chaire que, dans toute l’histoire sacrée, il ne -connaissait que trois personnages intéressants: Satan, Caïn et Judas, -tous trois victimes d’une injuste fatalité et d’un despotisme aveugle. -Les petits humanistes diront pour leur défense qu’ils se jugeaient -victimés par leur despote et qu’ils ont voulu se rendre intéressants en -le lapidant. On leur accordera les circonstances atténuantes: ils en -seront quittes pour une admonestation paternelle, quelques-uns peut-être -pour une privation de sortie. Quant au pion, - - _Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal,_ - -son compte est clair: il ira se faire oublier dans quelque trou, à -l’autre bout de la France. - -Au professeur on ne dira rien, parce qu’en histoire les opinions sont -libres,--sans compter que l’histoire sacrée, c’est de la simple légende. - -On m’a cité une autre déclaration, faite par le professeur de -philosophie au cours de morale: «Ah! mes amis, je ne vous conseille pas -de vous livrer au libertinage: tout au contraire; car il n’est pas -moral. Mais il faut avouer qu’au point de vue esthétique le libertinage -a des charmes.» Tu vois d’ici le beau sujet de conversation pour les -élèves de ce monsieur et l’heureux prétexte que leur fournira, dès la -prochaine sortie, le _point de vue esthétique_. Quelques-uns d’ailleurs, -les premiers de classe, trouveront dès dimanche prochain une occasion -toute naturelle pour leurs études pratiques sur la matière en question: -ils sont invités par la municipalité à la représentation d’une pièce -qu’on dit... légère. La forte tête du cours, j’allais dire le coq de ce -fumier, qui pose pour n’admettre en fait de religion que l’existence -d’un _principe créateur_, se vante tout haut d’avoir naguère, dans les -murs même d’un autre lycée, ébauché un roman que son renvoi était venu -interrompre malencontreusement. - -Les romans, les journaux à feuilletons corsés, les journaux _pour rire_, -toujours interdits, circulent plus que jamais, sous l’œil tolérant des -maîtres. Il faut bien divertir un peu ceux qui savent et _déniaiser_ les -autres! Le souci de l’âme n’existe pas: Qu’est-ce que c’est que ça, -l’âme? Où est-elle? Qui l’a vue? Invention des prêtres, comme la -confession. - -Dans la classe de Rhétorique, il y a un brave homme, professeur de -langues et bon professeur, mais sans autorité, qu’on ne lapide pas: on -lui fait pire. Voulant nous rendre la langue allemande plus agréable -moyennant des leçons de choses, il avait apporté un tableau qui -représentait divers objets en couleurs. Pendant qu’il le tenait devant -lui et nous l’expliquait, des malins trouvèrent spirituel d’y lancer des -flèches trempées dans l’encre. Il déclara qu’il n’en apporterait plus. -Le lendemain, craignant d’avoir montré trop d’humeur et nous croyant -peut-être repentants, il arriva en classe avec un autre tableau: le -bombardement reprit de plus belle et le bonhomme dut plier bagage en -gémissant. - -Cela, c’est stupide, à tout point de vue: ce qui s’est passé ce matin, -est dégoûtant. En entrant au lycée, deux externes virent devant la porte -du concierge une petite assiette avec un reste de haricots pour le chat: -ils eurent l’abominable idée de la prendre avec eux, et au bon moment, -ils en versèrent le contenu dans le chapeau du même professeur, qui ne -s’aperçut de la farce qu’après s’être coiffé. On dit que les deux -coupables vont être renvoyés: ils ne l’auront pas volé! - -Toutes ces misères, je pouvais en rire autrefois, avec plus ou moins de -conscience du mal que je faisais: aujourd’hui que le bandeau est tombé -de mes yeux, elles m’affligent et m’humilient pour mes pauvres -camarades. - -Prions pour eux, mon ami. Prie pour moi. - -Ton frère, - -LOUIS. - -_P.-S._--Je serais curieux de savoir ce que les Jésuites feraient dans -des cas pareils à ceux que je viens de te raconter. Renseigne-toi. - - - - -45. _A Louis._ - -5 juillet. - - -Mon cher Louis, - -Je me suis renseigné, suivant ton désir, et voici ce qu’on m’a raconté -comme un fait absolument historique. - -Il y a quelques années, le P. Surveillant d’une division de grands -élèves à l’école de *** en soupçonna un d’avoir introduit dans la maison -un livre dangereux: il observa de près le suspect et finit par saisir -dans son pupitre un de ces imprimés que le règlement interdit sous peine -formelle d’exclusion. La faute était flagrante: le coupable fut rendu à -sa famille. - -Mais il laissait à l’école des amis que son renvoi irrita: ils se le -témoignèrent mutuellement, les têtes s’échauffèrent peu à peu et une -petite révolte s’organisa. A l’étude, on _piqua une muette_, -c’est-à-dire qu’on ne répondit pas à la prière dite par le Surveillant. -Quand il entrait ou sortait, un murmure sourd grondait à travers la -salle et les pieds frottaient contre le plancher. En récréation, sur son -passage, des groupes scandaient à mi-voix les trois syllabes de son nom -sur l’air des _Lampions_. - -Le Recteur de l’école fut averti: il ordonna au P. Surveillant de lui -désigner trois des plus coupables. Ils furent immédiatement renvoyés -chez eux. Les restants tinrent bon et continuèrent leurs petites -manifestations: trois autres partirent, puis encore trois, et ainsi de -suite durant plusieurs jours. La folie gagna presque toute la division. -Les journaux s’en émurent et le ministère de l’Instruction publique, -alors bienveillant, offrit main-forte au P. Recteur: celui-ci le -remercia de ses bonnes intentions, mais se borna à poursuivre le système -des éliminations par petits paquets. - -Cependant le P. Surveillant, désolé de toutes ces exécutions qu’il se -reprochait d’avoir provoquées, conjura son Supérieur de le sacrifier au -bien commun: «Le bien commun, mon cher Père, répondit le Supérieur, -c’est le respect de l’autorité: dussé-je vider la maison, vous resterez -à votre poste.» - -Il en partit plus de trente et le calme se fit. Sur les instances des -parents et moyennant amende honorable, la moitié des exclus, les moins -coupables, obtinrent plus tard de rentrer à l’école. La leçon fut -comprise. - -On m’a cité d’autres faits analogues, moins graves, mais prouvant tous -que chez les Jésuites l’autorité ne capitule pas devant la révolte. -Leurs élèves le savent. Le fait cité remonte à une époque où la -population de cette école, fondée depuis peu, était encore assez mêlée -et ne provenait pas exclusivement de collèges ecclésiastiques. Ici, on -vient de renvoyer pour la même faute, introduction clandestine d’un -livre, un élève et ses deux complices: personne n’a bougé. - -Quant à l’émeute et aux saletés que tu me décris, elles semblent chez -nous en dehors du possible. Une classe ou même une division pourront -bien, dans un moment d’oubli ou de surexcitation, abuser de la faiblesse -d’un maître ou de leur propre supériorité numérique pour se payer, aux -dépens de l’ordre, un peu de bon temps, voire même un petit _chahut_! -mais il y a certaines convenances que les plus mauvais élèves -n’outrepasseront jamais, parce qu’ils gardent toujours un fonds de -respect pour l’autorité, même quand elle ne sait pas se faire -suffisamment respecter par elle-même. - -Les causes? J’en vois deux que je t’ai déjà précédemment signalées: -elles m’ont frappé dès les premiers jours après mon arrivée dans ce -collège. - -C’est, tout d’abord, le caractère essentiellement paternel de -l’autorité. Ce caractère n’exclut point la fermeté, ni même parfois la -sévérité: mais, comme le soleil voilé trahit sa présence derrière le -nuage que ses rayons pénètrent et blanchissent, ainsi, derrière le -châtiment nécessaire, on sent toujours la bonté, qui n’a en vue que le -bien du coupable et, par suite, ne laisse point de place à une rancune -sérieuse ou à des projets de vengeance. D’ailleurs, les punitions, en -général, ne se voient ici qu’à l’état d’exception. Il en faut chez les -_petits_, pour leur inspirer cette salutaire _crainte du maître_ qui est -_le commencement de la sagesse_, comme nous le chantons chaque dimanche -aux vêpres. Mais à mesure qu’on monte vers les hauteurs où siègent la -noblesse de cœur et la raison pure (j’entends la Rhéto et la Philo), la -crainte disparaît ou, du moins, change de nature. Elle devient filiale. -Chez les _grands_, il n’est plus question de punir: la punition la plus -sensible, c’est le mécontentement du maître ou un reproche public. - -Au début de cette année, nous avions un condisciple assez intelligent, -pas méchant, mais qui, par suite d’une longue habitude de nonchaloir, -était toujours en faute et traînait lamentablement à la queue. Le Père -ne le punissait jamais: en revanche, il ne perdait pas une occasion de -l’humilier devant nous et l’appelait _notre déshonneur_. La pointe finit -par entrer. Un beau jour, en sortant de classe, le malheureux dit au -professeur en pleurant: «Mon Père, donnez-moi toutes les punitions que -vous voudrez; mais _ne me méprisez pas comme ça!_--Allons, dit le Père: -je vois avec plaisir que le bois n’est pas encore tout à fait sec. Je ne -vous mépriserai plus; mais donnez-moi un peu plus souvent occasion de -vous estimer.» De ce jour, l’élève devint bon. - -Un autre de nos camarades, pas plus méchant que celui-ci, mais très -jeune et très étourdi, écoutait peu et remuait beaucoup. Une première, -puis une seconde fois, sans se fâcher, le Père le rappela à l’ordre; la -troisième fois, il lui infligea cinq minutes d’arrêts. Le bonhomme, peu -habitué par ses autres maîtres à recevoir des _paquets_ si minces, se -mit à rire et se frotta les mains sous la table, en se disant que, pour -si peu, il n’y avait point à se gêner. Le professeur feignit de n’avoir -rien vu; mais, un instant après, comme l’étourdi avait encore le nez au -vent, il l’apostropha: «Un tel, je vous croyais plus intelligent que -cela.--Pourquoi?--Vous n’avez pas compris tout à l’heure que les cinq -minutes d’arrêts étaient un avertissement paternel? Puisqu’elles n’ont -pas suffi, vous en ferez trois heures, et ne m’obligez plus à -m’interrompre pour vous punir.» Depuis, une ou deux fois encore, il eut -à fulminer l’avertissement: il le faisait, sans mot dire, en montrant -ses cinq doigts, et c’était assez. Le jeune homme s’est rangé comme tous -les autres. - -Dans un des cours inférieurs où la classe est coupée d’une petite -récréation au grand air, voici le _truc_ ingénieux que le professeur -emploie pour tenir en respect quelques petits écervelés. Il écrit au -tableau, bien en vue de tous, le mot RÉCRÉATION. Un gamin s’oublie-t-il, -le Père l’envoie effacer, selon la gravité de la faute, une ou plusieurs -lettres: on devine les angoisses et les efforts de sagesse que provoque -chaque nouvelle suppression. Quelquefois, par commisération pour les -innocents, il leur accorde, en récompense d’une bonne note, la faveur de -rétablir une lettre; mais si, à l’heure réglementaire, le tableau est -vide, on ne va pas en récréation. Le professeur n’a pas besoin de tirer -la morale: les enfants le font. Les coupables ne sont pas fiers et les -autres se chargent, après la classe, de leur inculquer la contrition -avec le ferme propos de s’amender. - -L’autre cause, bien plus profonde et plus générale, qui s’oppose chez -les Jésuites aux manifestations de _mauvais esprit_ contre les maîtres -et contre la règle, c’est le sentiment chrétien, qui voit dans le maître -le représentant de Dieu et dans la règle la volonté de Dieu. Du moment -qu’on croit en Dieu et qu’on reconnaît en lui, selon la pure doctrine -chrétienne, le principe de toute autorité terrestre, l’obéissance -devient d’une simplicité extraordinaire: - - _Tes père et mère honoreras, - Afin de vivre longuement._ - -«Dieu veut que j’obéisse à mes parents; or, mes parents délèguent leur -autorité à mes maîtres: donc je dois obéissance à mes maîtres.» Ce -raisonnement est à la portée d’un marmot de huitième, comme il garde -toute sa force pour le plus grave des philosophes, qu’il soit élève des -Jésuites ou de l’Université. - -Dans les collèges ecclésiastiques, l’habit même des maîtres rappelle -sans cesse aux élèves ce caractère surnaturel de leur autorité: c’est, -je crois, un avantage appréciable sur le frac et la jaquette, qui ne -confèrent pas le même prestige. - -Mais les Jésuites ont encore une supériorité: c’est l’exemple de leur -obéissance religieuse. L’autre soir, quinze ou vingt Pères prenaient -leur récréation dans le jardin contigu à notre cour. Par une porte -restée ouverte, nous les regardions se promener et deviser très -joyeusement, quand un coup de cloche annonça la fin de l’exercice. A -l’instant, toutes les bouches se turent et chacun de son côté reprit -modestement le chemin de la maison. Mon voisin, qui les suivait -curieusement des yeux, s’écria: «C’est _épatant_: plus un qui dise un -mot!--Tiens! reprit un autre; s’ils ne le faisaient pas, ils n’auraient -pas le droit de nous le demander.» La conclusion était excessive; mais -tu vois le fond du raisonnement. - -Un élève, ancien potache comme moi, qui a encore quelquefois des retours -du _vieil homme_, me racontait que, mécontent d’un acte de sévérité de -son professeur, il avait comploté avec deux autres une protestation -publique. Il devait, aussitôt après la prière du commencement, prendre -son paquet de livre des deux mains et le jeter bruyamment sur le -plancher; les deux complices en feraient autant, et cela serait d’un -effet... oh! mais d’un effet! Ce que ça vexerait le petit Père! - ---«Eh bien, ton effet a-t-il réussi? - ---Hé! non. Au moment de soulever mes livres, je l’ai regardé qui -finissait sa prière, et quand je l’ai vu faire son grand signe de croix, -gravement et modestement comme toujours, j’ai senti que j’allais -commettre une stupidité; je me suis tranquillement assis comme tout le -monde et, après la classe, j’ai été lui faire ma confession. - ---A la bonne heure! Et qu’est-ce qu’il t’a répondu? - ---Il s’est mis à rire, m’a donné une poignée de main et m’a dit: - -«Mauvaise tête et bon cœur! Allez, je vous pardonne.» - ---Et maintenant? - ---Maintenant, si l’un de mes voisins voulait recommencer le coup du -paquet de livres, je l’étranglerais net.» - -Je te cite là deux faits de minime importance. Si tu voulais te rendre -compte plus à fond de l’impression irrésistible que produit le spectacle -des vertus religieuses de nos maîtres, il faudrait les suivre durant une -de leurs journées. On y arrive à peu près, sans même pénétrer dans le -sanctuaire de la communauté, en rapprochant les détails qui paraissent -au dehors et qui font deviner le reste. - -A quatre heures du matin, la porte de mon dortoir (je couche tout près) -s’ouvre doucement; un Frère armé d’une lanterne sourde approche à pas de -loup, pour ne pas nous réveiller, de l’alcôve où dort le P. Surveillant -et lui glisse à travers le rideau un _Benedicamus Domino_. Le Père -répond, quelquefois avec un demi-soupir bien naturel: _Deo gratias_. Il -se lève, s’habille, se débarbouille, à petit bruit, se met à genoux -devant son lit et prie pour les jeunes paresseux qui continuent à -ronfler autour de lui. Une heure après, il sonne notre réveil et son -labeur commence. - -Homme intelligent, il passera des heures et des heures à regarder des -plumes trotter sur le papier et des bouches énormes bâiller sur des -livres, à réprimer du regard ou du geste un manquement au bon ordre, à -donner des permissions de sortir. Homme sérieux, il s’occupera de mille -bagatelles de lingerie, d’infirmerie, de cuisine, fera jouer les enfants -et jouera avec eux comme s’il y trouvait énormément de plaisir, les -accompagnera en promenade, aux bains, n’importe où, et finalement, le -soir, les ramènera au dortoir, où il attendra qu’ils soient tous -enfournés dans leur dodo pour en faire autant, non sans avoir dit encore -ses diverses prières, ayant peut-être dîné sur le pouce et oublié de -souper, fatigué, moulu, mais content d’avoir derrière lui une journée -bien remplie et devant lui (ce n’est pas sûr pourtant) une nuit -tranquille, qui lui permettra de reprendre au matin son collier de -dévouement. - -Le professeur, de son côté, s’est levé à la même heure, peut-être plus -tôt, parce que, la veille, une occupation imprévue l’aura empêché de -corriger ses douze dernières copies. Après son heure d’oraison, il va -dire sa messe, que nous avons l’honneur de servir à tour de rôle. Il y -met sa demi-heure, comme le veut la règle, et l’on voit, à toute sa -manière, que c’est pour lui le pain de la journée. Quand je sors de là, -je sens que moi-même j’emporte, avec sa bénédiction, un morceau de sa -provision. - -Dans la matinée, deux heures et demie de classe: je t’ai dit ce qu’il y -dépense de soins et d’efforts. Par manière de repos, entre onze heures -et midi, il appelle ses élèves, un à un, pour causer avec eux de tout ce -qui les intéresse et compléter son enseignement par quelques bons -conseils personnels. - -Voilà, je pense, un homme qui a bien gagné son dîner! Je ne saurais te -dire si ce dîner ressemble à ceux de Lucullus ou de Sardanapale; car je -n’ai pas mes entrées libres à la cuisine et jamais je n’ai entendu un -jésuite parler de ce qu’il avait ou n’avait pas mangé. Leur ordinaire ne -semble pas les préoccuper beaucoup; quant à l’extraordinaire, s’ils en -ont un, je douterais volontiers qu’il mérite suffisamment ce nom. - -Après un peu de récréation en commun, on remonte en chaire pour un temps -plus ou moins long, qui va jusqu’à deux heures ou deux heures et demie -dans les cours inférieurs. Dans les cours supérieurs, ce sont les Pères -Surveillants qui enseignent les matières accessoires, pour rompre la -monotonie énervante de leurs fonctions habituelles. Quant aux -professeurs de littérature ou de philosophie, on ne les voit guère -promener les loisirs qu’ils peuvent avoir: ils les emploient, dans le -secret de leur cellule, à la préparation de leur cours et à la patiente -correction de nos devoirs. Cette seconde besogne surtout, de l’aveu du -nôtre, est parfois rude. Je le crois sans peine, en constatant le soin -qu’il met à annoter pratiquement nos chefs-d’œuvre d’apprentis et -l’exactitude parfaite avec laquelle il nous en rend compte, aux premiers -de la classe jusqu’au dernier, sans y manquer un seul jour. Mais aussi, -quel merveilleux stimulant pour tous! - -Cela, c’est le quotidien. Mais que de tâches supplémentaires viennent -s’y greffer dans le courant de l’année! Compositions, examens, -concertations, sabbatines, académies, séances récréatives, pièces et -fêtes à la grande salle, que sais-je encore? - -Mais de plus, en dehors de ces travaux scolaires, les Pères n’oublient -pas qu’ils sont prêtres et qu’ils appartiennent à un ordre apostolique. -Leur zèle des âmes fait encore trouver aux plus occupés, à certains -jours, le temps d’aller exercer le ministère sacré en ville ou à la -campagne, de s’employer activement aux œuvres de charité, d’écrire pour -les simples et pour les savants. - -Au collège même, bon nombre d’entre eux prêchent, confessent, dirigent -les consciences. Chaque division a ses trois confesseurs attitrés, -auxquels chaque élève est libre d’aller porter, quand il veut, ses -ennuis, ses misères et ses difficultés, et tu peux croire qu’à certains -jours, étant donné le besoin naturel d’expansion que crée la vie -renfermée de pensionnaire, cet emploi de Père spirituel n’est pas une -sinécure. Je connais tel directeur qui, en dehors de ses occupations -journalières, passe régulièrement deux heures à son _bureau de -consolation_. - -Que dire encore? Leur famille, c’est nous; leur avenir, c’est nous; le -but de toute leur vie, vie de dévouement et d’abnégation, c’est nous. - -Tout cet ensemble place l’autorité de nos maîtres religieux à une -hauteur où des laïcs, même chrétiens, ne sauraient prétendre et qui -écrase à plat tes maîtres sans Dieu ni foi. Et comment veux-tu qu’on -fasse des émeutes contre de pareils hommes? Elles sont un non-sens. - -CE QU’IL FALLAIT DÉMONTRER. - -Ton ami, - -PAUL. - - - - -46. _Au même._ - -10 juillet. - - -Mon cher Louis, - -Nous venons de célébrer les fêtes du P. Recteur. Si tu me demandes le -nom de son patron, je te dirai qu’il n’est même pas encore canonisé; -mais peu importe! Ce n’est pas le patron qu’on fête, c’est le Supérieur, -à l’époque la plus commode et pendant trois jours, dont un dimanche. -Fête joyeuse et très variée, d’où se dégage d’une façon intense l’esprit -de famille que les Pères s’appliquent si constamment à développer chez -leurs élèves. - -C’est du moins ce qui m’a le plus vivement frappé en observant les -_anciens_. Une soixantaine avaient, selon la tradition, préludé aux -réjouissances par une retraite de trois jours à notre campagne, voulant -profiter de l’occasion pour se retremper, sous la direction d’un de -leurs anciens maîtres, dans le courage et l’amour du devoir chrétien. - -Le samedi soir, ils vinrent en grand nombre applaudir une des plus -belles tragédies du P. Longhaye, _Jean de La Valette_. Les grands rôles -étaient tenus par quelques jeunes _anciens_, les autres par des élèves. -Cette collaboration, d’un effet très heureux pour le naturel de la -représentation, entrait aussi dans le caractère général des fêtes: -c’étaient les petits frères et les grands frères qui réunissaient leurs -talents pour mieux fêter le Père commun. - -Dès le matin du dimanche, malgré la sainteté du jour, le collège -s’agitait comme une fourmilière. Des oriflammes aux mille couleurs -battaient joyeusement au vent à toutes les fenêtres intérieures, tandis -qu’au sommet du pavillon central, le long du paratonnerre, les larges -plis du drapeau national ondoyaient majestueusement et apprenaient à -toute la ville que l’école des Jésuites était en liesse. - -A dix heures, une messe rassemblait dans une même pensée de foi les -anciens et leurs cadets. Après l’Évangile, le P. Recteur adressa aux -aînés quelques mots de bienvenue; puis, au milieu d’un silence ému, il -proclama les noms des défunts de l’année. Ils étaient douze, une longue -série d’enfants, de jeunes gens, de pères de famille, plusieurs arrachés -subitement à une vie pleine d’espérances, un seul notoirement dans des -circonstances inquiétantes pour son avenir éternel: «Il faut se tenir -prêt: qui d’entre les assistants était sûr de ne pas inscrire son nom -sur la prochaine liste?» Chacun fait ses réflexions intimes; on prie -pour ceux qui nous ont précédés dans l’au-delà et ensuite pour la grande -famille des survivants. Aux prières se mêle le chant des vieux cantiques -familiers. C’est un plaisir d’entendre, aussitôt que la tribune a lancé -le premier vers, les mâles voix des anciens reprendre la suite, avec un -entrain qui stimule les plus jeunes et produit de la sorte un concert -d’une harmonieuse variété, symbole de l’union des âmes. - -Au sortir de la chapelle, c’est la grande scène des reconnaissances: -«Tiens, c’est toi?--Tiens, un tel! D’où sors-tu? Je te croyais au -Tonkin.--J’en reviens. Et toi, que fais-tu?--Je plante des choux, le -seul métier indépendant, et je tâche de bien élever mes quatre gamins.» - -«Ohé, mon capitaine! Comment vas-tu?--Pas mal. J’attends la croix pour -le 14 juillet.--Toujours veinard, comme au temps où tu nous flibustais -les trois décorations! Il ne restait jamais rien pour les autres.--Parce -que certains autres n’en voulaient pas.--C’est une insinuation?--Pas mal -fondée.--Il est vrai que j’ai été un fichu paresseux: je m’en repens, un -peu tard. Mais mon fils travaille: s’il bronchait...» Un geste énergique -achève la phrase. - -«Mon Révérend Père, enchanté de vous retrouver jeune et joyeux comme il -y a quinze ans.--Vous, êtes-vous triste?--Dieu merci, je n’ai pas de -quoi: une femme charmante, une belle-mère comme on n’en voit plus, des -bébés gentils à croquer et la conscience d’être à peu près un honnête -chrétien.--Toujours conseiller général?--Oui, et dans les bonnes -eaux.--Bravo, mon ami! Je vous reconnais.» - -Et ainsi de suite. Ils sont là cent cinquante à deux cents, venus de -près et de loin, civils et militaires, imberbes et barbus, de tout âge -et de toute mine, qui s’interpellent, s’embrassent, se taquinent, se -disent des choses sérieuses et plaisantes, se rappellent les vieux -souvenirs, sont redevenus collégiens. Il y en a qui veulent montrer à -leurs fils, déjà élèves, la place qu’ils occupaient autrefois en classe -ou à l’étude. Tel tient à savoir qui a hérité de son numéro et surtout à -dire bonjour au vieux F. linger-modèle, qui lui restaura jadis sa -première culotte. Un autre grimpe aux combles pour faire une visite émue -à certain local peu meublé, avec un œil-de-bœuf garni de solides -barreaux, où jadis, à la suite d’une escapade plus corsée, il trouva -dans la solitude son chemin de Damas. Tel autre, ancien réglementaire, -sollicite avec instance la faveur de sonner aujourd’hui la cloche du -dîner. D’autres, nous voyant jouer au ballon, viennent nous apprendre -comment on fait des «chandelles» de quinze à vingt mètres de haut. Des -groupes se forment autour des Pères connus, où l’on demande des -nouvelles des absents et l’on se raconte mille historiettes du temps -passé. Nous les entendons répéter souvent la même conclusion: «Ah! -c’était le bon temps!» Et, ma foi, ils le disent d’un ton si convaincu -qu’on est tenté de les croire sur parole. - -Mais voilà les clairons et les tambours qui viennent se ranger sur deux -lignes, à l’entrée de la salle du banquet. On nous case à nos tables -respectives: quand c’est fait, tambours et clairons résonnent et nous -applaudissons le R. P. Recteur, qui entre, escorté des gros bonnets de -la table d’honneur et suivi de la foule des _anciens_, qui prennent -place par ordre de promotions, les plus vieux au haut bout, les plus -jeunes plus près de nous. Alors la cloche sonne; le P. Ministre, grand -organisateur du banquet, dit le _Benedicite_, auquel répondent comme un -seul homme plusieurs centaines de voix; après quoi, le P. Recteur -prononce le solennel _Deo gratias_ et les langues vont leur train. Non -pas les langues seules, mais aussi les fourchettes: le P. Ministre a -bien fait les choses. - -Et le diapason monte, monte. D’un bout à l’autre de l’immense salle, -c’est bientôt le plus joyeux et le plus assourdissant des brouhahas, -qu’on aurait pu comparer à l’antique confusion de Babel, si tous ces -gens qui parlent à la fois (pardon du calembour!) ne s’_entendaient_ -parfaitement. - -Un coup de sonnette: silence de mort. Le président des _anciens_ se -lève, et, dans un chaleureux discours, nous donne la preuve vivante que -l’orateur véritable est un grand cœur servi par une belle parole. Les -témoignages de reconnaissance et les promesses de fidélité qu’il adresse -en notre nom au premier de nos Pères, réveillent sans peine dans nos -poitrines un écho qui éclate en applaudissements. Ils redoublent, quand -le P. Recteur, à son tour, nous remercie de notre piété filiale, fait -l’éloge de nos aînés et nous invite à leur ressembler un jour. Nous -affirmons notre solidarité avec eux en vidant à leur santé une coupe de -champagne authentique. - -Un poète vient chanter en strophes énergiques l’éternel et toujours -impuissant combat de Satan contre Dieu et célèbre d’avance la victoire -de l’étendard du Sacré-Cœur, qui sera le nôtre. - -Puis, c’est la note joyeuse. Un Père et deux _anciens_, artistes -émérites, nous disent d’une façon charmante des couplets gracieux ou -désopilants. Pour finir, la _tribune_ du collège exécute avec entrain et -brio un chœur de fête, dont la salle tout entière accompagne le gai -refrain. Après quoi, les enfants vont prendre l’air en cour, laissant -ces messieurs continuer en liberté leurs joyeux propos, entre le café et -la cigarette--deux légumes réservés! - -Dans l’intervalle, les gradins de l’amphithéâtre improvisé qui domine -notre plus belle cour se sont garnis de spectateurs et de spectatrices. -Nous allons prendre nos couleurs, bérets et rubans, avec nos diverses -armes de guerre--et nous voilà à notre poste. Le P. Recteur et les -invités viennent s’installer aux places réservées et la _grrrande fête -de jeux_ commence. - -La suite à ce soir. - -PAUL. - - - - -47. _Au même._ - -10 juillet _bis_. - - -Mon cher Louis, - -Voici la suite de ma précédente et la relation promise d’une fête de -jeux complète. - -A peine la fanfare a-t-elle attaqué sa _Marche villageoise_ qu’on voit -s’avancer gravement une ligne de huit aliborons avec leurs cavaliers, -précédée de Brocoli, notre Brocoli, qui paraissait fier comme le -coursier blanc de l’archange saint Michel et nous faisait au passage les -yeux doux, avec des petits sourires de connaissance. Il sentait -d’instinct sa supériorité et regardait de haut, lui élève de première -division d’un grand collège, ses rustiques confrères, simples bêtes de -louage. Il salua fort bien le P. Recteur d’un léger coup de tête qu’on -lui avait appris; les autres firent comme ils purent. - -A la course de vitesse, Brocoli, bien nourri, bien stylé, gagna de -plusieurs longueurs. Dans la course à la haie, il nous humilia d’abord; -car, parti bon train, il s’arrêta net devant l’obstacle et ses -concurrents suivirent tous ce déplorable exemple. On les ramena: même -résultat, malgré les coups de bâton qui tombaient sur leur dos comme la -grêle sur un toit de zinc. La troisième fois, neuf d’entre nous courant -à quelques pas devant eux, exécutèrent le saut pour les enhardir: -Brocoli passa le premier, deux autres l’imitèrent, les six derniers -refusèrent. - -La haie enlevée, il y avait un fossé à sauter. Les élèves firent encore -l’office d’entraîneurs. Brocoli, après une seconde d’hésitation, sauta -convenablement; les villageois prouvèrent de nouveau qu’ils n’étaient -que de vulgaires baudets, en descendant bêtement un versant du fossé et -en remontant non moins bêtement l’autre. Brouillés avec l’idéal!... Le -jeune vainqueur reçut en récompense un collier de fleurs orné d’une -sonnette argentine, qu’on lui mit au cou, et un morceau de sucre, qu’il -croqua sans se faire prier. Pendant qu’on le reconduisait, grands et -petits crièrent: «Vive Brocoli!» Je crois qu’il en fut flatté. - -Après les bêtes, les gymnastes de première division, dans une série -d’exercices à la barre fixe, au trapèze, au tremplin, sur la planche -d’escrime, déployèrent une vigueur et une souplesse qui émerveillèrent -toute l’assistance. Il y avait même un Anglais, vrai ou faux, qui ne put -s’empêcher de nous rendre justice en nous adressant un énergique -«hourra!» J’ai gagné le prix du saut en longueur, mais l’ai payé d’une -écorchure notable au genou... de mon pantalon: la blessure n’est pas -trop humiliante. A l’escrime, j’ai décroché un fleuret d’honneur: quand -tu voudras, nous pousserons une botte. - -Les _gosses_, en bras de chemise, culotte courte et béret sur l’oreille, -vinrent ensuite, munis de baguettes, exécuter des mouvements d’ensemble -fort gentils, avec une précision où se reconnaissait la main de leur -vieux surveillant barbu, à la voix sonore de commandement. Soudain, au -signal convenu, ils ramassent leurs petits boucliers armoriés et leurs -gibecières pleines de balles molles, se rangent en deux bataillons -devant leur drapeau respectif et se mitraillent avec entrain, au son -d’une marche guerrière. Les projectiles se croisent dans l’air et -rebondissent sur la tôle retentissante. Peu de coups portent, tant ils -sont habiles à couvrir la seule partie légalement vulnérable de leur -être, qui va de la ceinture au menton! De temps à autre, cependant, on -voit un _mort_ s’asseoir les bras pendants sur ses talons, devant son -bouclier devenu inutile. - -Mais voilà qu’on entend dans l’un des camps un coup de sifflet, auquel -répond dans l’autre un cri d’alarme: «Au drapeau!» L’ennemi se consulte -des yeux, se serre les coudes, puis fonce en avant: «Sus au drapeau!» -Cependant les autres se sont groupés autour de la _loque sublime_ et la -défendent avec désespoir. Les assaillants l’attaquent avec rage. Trois -des plus téméraires tombent, au moment même où ils étendent la main pour -saisir la hampe; trois fois l’ennemi recule. Mais, un instant seulement, -les munitions manquent aux défenseurs: les assaillants en profitent et -le drapeau est enlevé aux cris répétés de: «Victoire aux bleus!» Et les -bleus, réunissant les deux étendards, viennent, leurs boucliers au -poing, défiler fièrement devant le P. Recteur, qui les salue, tandis -que, par derrière, les rouges, tête baissée, boucliers renversés, la -mort dans l’âme, font cortège à leurs vainqueurs d’un jour, mais hélas! -d’un jour qui comptera. - -La division des externes prend alors possession du terrain. Elle s’est -acquis une renommée au _polo_, qui consiste à faire passer, avec des -bâtons recourbés, une grosse boule de caoutchouc entre deux poteaux dans -le camp adverse. On ne se figure pas, à moins de l’avoir vu de ses yeux, -l’acharnement avec lequel cette malheureuse boule est disputée, -arrachée, lancée, relancée, amenée quelquefois par un coup heureux à un -pas de la ligne fatale, puis, par un autre coup d’adresse, renvoyée à -l’extrémité opposée. Cela peut durer longtemps, sans se ralentir jamais. -La sueur trace des sillons rouges dans la poussière qui noircit les -figures; des mollets nus bleuissent sous des coups qui ne leur étaient -pas destinés: la pomme de discorde roule toujours d’un camp à l’autre, -jusqu’à ce qu’enfin, par un manque de vigilance que la vedette coupable -payera cher, elle trouve un passage, entre,--et la place est prise. -C’est ce qui arriva, après vingt minutes de péripéties palpitantes. - -Un jeu analogue fut exécuté ensuite par la seconde division, montée sur -ses échasses. Il s’agissait d’attaquer une citadelle, composée de quatre -tours et d’un donjon central, que représentaient de grandes quilles. Un -camp essayait de les renverser successivement, en poussant dessus une -boule que les échasses de l’autre camp devaient empêcher de passer. Ici -encore, la lutte fut vive et assez longue. - -Pour s’en reposer, les échassiers nous régalèrent de manœuvres savantes, -où ils témoignèrent d’une merveilleuse solidité sur leurs jambes de -bois: elles semblaient chevillées à leurs jambes naturelles. Tu me -demandes s’il y eut des charges de cavalerie?--Certainement.--A quatre -pattes?--Non, c’est bien plus simple. Pour les exercices de cheval, -l’échasse droite devient lance ou carabine, l’échasse gauche fait seule -office de monture et prend à volonté le pas, le trot ou le galop. Si le -spectacle n’est pas toujours gracieux, il est au moins drôle. - -Tout cela fut agréablement coupé par quelques intermèdes plaisants: une -chasse au canard avec des planchettes de cinquante centimètres pour -semelles; une course de vitesse avec des bouts de chandelle allumés; la -traditionnelle course au sac; la brouette à la grenouille, et d’autres, -qui amusèrent les petits et les grands enfants. - -Le dernier acte de la partie comique était réservé aux chars à deux -roues de la première division, qui firent leur entrée en longue file -indienne. Ces véhicules sont une réminiscence lointaine des chariots de -guerre homériques: dans le brancard, deux hommes-chevaux; debout sur la -plate-forme, les rênes d’une main, son arme de l’autre, le guerrier -solidement campé sur ses deux jarrets, mais suivant avec souplesse et -prévoyance toutes les arabesques que peut tracer son attelage. Il -s’agissait de fracasser d’un coup de bâton, en passant dessous au grand -trot, une marmite pleine d’eau. Le danger est pour le suivant, qui -arrive généralement à point pour recevoir la douche, à la grande joie -des spectateurs--et même à la sienne, car il fait chaud! - -Toutes les marmites vidées, on organise une course frénétique à la -bague; tu sais ce que c’est. Puis, enfin, grand carrousel de nos douze -chars, commandé par ton serviteur. Ce fut, sans me vanter, un pur -chef-d’œuvre. La modestie me défend de t’en donner les preuves par le -menu. Tu sauras seulement qu’il comprenait douze figures: le salut de -front, les passes, les cercles, le huit, la croix, l’étoile, le moulin, -etc., et, pour finir, une charge à fond de train, s’arrêtant net, comme -un boulet de canon dans le sable humide, à deux pas des spectateurs. La -peur qu’ils ont eue fait qu’ils nous applaudissent à tout rompre. - -Restait le bouquet. Tout au bout de l’arène se dressait une forteresse à -deux étages: le premier formé par une terrasse qui dépassait le mur -d’enceinte, le second par une haute tour crénelée qui dominait le tout. -La place était défendue par des diables noirs, aux dents et aux yeux -blancs, qui se démenaient, comme leurs frères d’enfer dans un bénitier, -et poussaient des cris de gens qu’on assassine. Nos soldats commencèrent -par enfoncer les portes à coups de hache et, poussant un seul cri de: -_Vive la France!_ ils entrèrent, firent une décharge générale, puis se -ruèrent en avant à la baïonnette. Les moricauds épouvantés se -cantonnèrent sur la terrasse et soutinrent là une lutte prolongée. -Pendant ce temps, sans être aperçus d’eux, une douzaine de petits -chasseurs se glissent derrière la tour, et faisant la courte échelle, -escaladent les créneaux et, soudain, se mettent à canarder d’en haut les -assiégés. Se voyant pris entre deux feux, les malheureux jettent leurs -armes et demandent grâce. Pendant qu’on leur met les menottes, les douze -chasseurs forment sur la tour une pyramide humaine; le plus agile -d’entre eux grimpe jusqu’au sommet et là, debout sur les épaules de ses -camarades, au grand effroi des dames, il brandit le drapeau vainqueur, -que toutes les bouches saluent d’une acclamation enthousiaste. - -Une dernière fois, les quatre divisions s’alignent par rangs de quatre -sur un côté du champ de manœuvres, les petits en avant avec leurs -boucliers, les moyens avec leurs bâtons et leurs échasses, les grands -avec leurs fleurets et leurs chars. Tout ce monde défile au pas devant -le P. Recteur, qui salue chaque corps d’armée, au milieu des accents -d’une musique triomphale. Mais la joyeuse surprise des spectateurs se -traduisit par une tempête de bravos, quand on vit un groupe de -respectables anciens, emportés par l’ancienne fougue de jeunesse, se -hisser sur des échasses ou des chars, emboîter le pas derrière leurs -cadets, peut-être leurs fils ou leurs neveux, et défiler avec eux devant -l’assemblée, dans un bon ordre relatif, trébuchant parfois et semant la -route de quelque béret mal affermi sur leur front chauve. - -C’était risible, assurément: dis-moi, mon ami, pourquoi j’ai senti une -larme me picoter le coin de l’œil, et pourquoi j’ai crié de toutes les -forces de mon âme et de mes poumons: «Vivent les anciens!» Ils nous -répondirent: «Vivent les jeunes!» Et les deux cris se croisèrent quelque -temps, dominés tout à coup par un autre, spontané, unanime, qui résumait -toute cette fête: «Vivent les Pères!» - -Je suis sûr que plus d’un ancien dut éprouver un serrement de cœur en -disant adieu à ce vieux collège, où il s’était retrouvé si jeune et si -bien chez lui, pour rentrer dans le tourbillon des affaires et des -soucis quotidiens. Moi, je comprends mieux, maintenant, que les Jésuites -soient aimés de leurs élèves, longtemps et toujours. - -Dieu! que nous sommes loin de notre ancien lycée! - -Demain, grande excursion pour les _jeunes_ seuls. Lever très matinal, au -son du clairon et du tambour; deux heures en chemin de fer; messe au -pèlerinage de Saint-E...; déjeuner sur l’herbette, dans les ruines du -château de M...; promenade sous bois, par classes, avec le professeur -(chance!); goûter sur les bords de la R...; souper au collège, dodo, -rêves dorés et, au réveil, chute lamentable dans la préparation -prochaine du baccalauréat. _Sic transit gloria mundi._ - -Adieu, mon frère. Si je t’ai ennuyé, pardonne-moi; je ne l’ai pas fait -exprès. - -Ton PAUL. - - - - -48. _De Louis._ - -15 juillet. - - -Mon cher Paul, - -Cette fois, la mesure est comble. Écoute, sans préambule, pourquoi, en -ce moment, le personnel du lycée est dans la consternation et toute -notre bonne ville de Z... dans l’indignation. - -Je t’avais dit, l’autre jour, les raisons du dégoût que m’inspiraient -mes condisciples de philosophie. Depuis ils ont marché. Un premier -scandale, à propos d’une expérience de physique en chambre obscure, -avait été étouffé; mais les abords de la classe continuaient à sentir -mauvais. Hier, tout à coup, le bruit se répandit qu’un formidable pot -aux roses venait d’être découvert au lycée. - -Depuis plusieurs semaines, chaque nuit, quand tout l’établissement -dormait, un misérable pion prenait avec lui deux ou trois philosophes, -leur ouvrait une petite porte dont il avait la clef, allait avec eux -s’amuser en ville, et les ramenait au bout de quelques heures par le -même chemin. Le lendemain soir, un autre pion renouvelait ce bel exploit -nocturne avec une seconde bande. Puis le premier reprenait la suite, et -tous les élèves qui le voulaient, y passaient: après quoi on -recommençait le tour. Quelques rhétoriciens plus avancés obtinrent la -même faveur. - -On s’était juré le secret. Comment fut-il trahi? Je n’en sais rien. -L’affaire cause un énorme tapage. On annonce que le ministre en personne -viendra ouvrir une enquête rigoureuse pour _établir les -responsabilités_. Style administratif; comédie administrative. On sait -d’avance comment ça finira: les pions seront déférés au Conseil -académique, qui les proclamera coupables d’avoir manqué au devoir -professionnel et indignes d’appartenir désormais à l’Université; les -jeunes rôdeurs de nuit que leurs familles n’auront pas encore retirés -seront sévèrement admonestés, mais se consoleront avec le joli mot de -leur professeur sur les charmes du libertinage _au point de vue -esthétique_. - -Pour ce qui me regarde, ma mère a déclaré à mon tuteur qu’elle exigeait -mon retrait immédiat de cette _porcherie_ et que je n’y remettrais -jamais les pieds. Le pauvre homme est navré de ce qui arrive. Ton père -triomphe et va t’écrire. - -Je reste avec ma mère et prendrai des répétitions jusqu’aux examens, qui -ne sont plus éloignés. L’an prochain, mon frère, j’ai l’espoir que tu ne -rentreras pas seul dans ton collège. A quelque chose malheur sera bon! - -Ton dévoué, - -LOUIS. - - - - -49. _De mon père._ - -17 juillet. - - -Mon cher fils, - -Pour l’ordinaire, j’abandonne volontiers à ta mère et à ta sœur le soin -de te donner de mes nouvelles: ce sont deux fidèles secrétaires. Mais -aujourd’hui je revendique mes droits de père de famille pour t’envoyer -un mot de profonde satisfaction. Cela va te surprendre, car tu me -connais par nature assez peu coutumier des compliments. Mais aussi ceux -que je t’apporte ne vont à toi qu’en seconde ligne: ils s’adressent -d’abord à d’autres. - -Louis t’a appris les faits ignominieux qui viennent de jeter le -déshonneur sur notre lycée, sur l’éducation qu’on y donne et -malheureusement aussi sur plusieurs familles, jusque alors sans tache. -Ce sont des choses profondément regrettables et je les déplore; car, -malgré tout, j’aimais encore l’Université: elle m’a élevé. Même quand -une mère n’a pas été ce qu’elle devait être, on ne l’oublie pas. Dans -mon jeune temps, d’ailleurs, il ne se passait rien de semblable. On -avait encore le respect de soi et de la morale. On nous faisait encore -le catéchisme, et il y avait des prêtres, non pas seulement pour -confesser ceux qui en sentaient le besoin, mais dans le professorat et -même dans l’administration. - -En te plaçant au lycée où j’avais fait mes propres études, je ne -soupçonnais pas les dangers que tu y courais et j’accusais d’exagération -les inquiétudes perpétuelles de ta mère. Si je t’en ai retiré, c’est -encore, surtout, parce que tu n’y travaillais pas suffisamment et que tu -prenais des façons désagréables: le côté moral m’échappait. - -Je me suis trompé et j’ai été trompé[5]. - - [5] Sans vouloir rendre toute l’Université responsable des faits - cités, qui sont rigoureusement historiques, l’auteur croit devoir - les appuyer de quelques témoignages plus généraux. - - _M. Sigwalt_, membre du Conseil supérieur, a fait devant la - commission Ribot cette déclaration: «La grande masse de nos élèves - sont des enfants moralement abandonnés, et je n’exagère rien en - affirmant que, quoi qu’on dise, nos élèves ne sont pas moralisés par - l’instruction que nous leur donnons.» (_Enquête_, tome II, p. 148). - - _M. Rocafort_: «Les pions d’autrefois, qu’on appelle maintenant - répétiteurs, sont le plus souvent des jeunes gens inaptes à - transmettre une éducation qu’ils n’ont pas eux-mêmes.» (II, 650.) - - Un de ces répétiteurs, président de l’Association des maîtres - répétiteurs, a dit le 1er novembre 1896, dans un banquet présidé par - un député: «Le désir le plus vif des répétiteurs serait d’obtenir - toutes les semaines un congé de vingt-quatre heures consécutives, de - pouvoir de temps en temps vivre de la vie de tout le monde...» Nous - supprimons le reste par respect pour nos plus jeunes lecteurs. - (_L’État éducateur_, Auxerre.) - - _M. d’Haussonville_ répond à M. Lavisse: «Ni à Louis-le-Grand dont - je suivais les cours, ni à Sainte-Barbe où j’ai été interne, - personne ne s’occupait peu ou prou de notre éducation et de notre - âme.» Et citant un mot de Mirabeau sur les grandes villes: - «L’agglomération des hommes engendre la pourriture comme celle des - pommes», il continue: «Sainte-Barbe était une agglomération de - pommes. Bien peu échappaient à cette pourriture précoce... Il en - était et il en sera, je crois, toujours ainsi, là où la surveillance - qui doit s’exercer de jour et de nuit, de nuit surtout, sera - confiée, non point à des hommes obéissant à une pensée de dévouement - moral et religieux, mais à des jeunes gens en mal d’arriver ou à des - déclassés en peine de trouver un gagne-pain. Partout où il y aura - des pions, les enfants seront des pommes.» (_Questions actuelles_, - 17 janvier 1903.) - - «Si j’avais un fils, disait un vieux professeur universitaire, - j’aimerais mieux le plonger dans une fosse d’aisance que de le - mettre pensionnaire dans un lycée.» (_Univers_ du 15 décembre 1903.) - -Mais je me rappelle--en français--certain passage poétique que tu dois -connaître en latin, où le vieux Lucrèce dit qu’il est doux d’assister de -la terre ferme à la détresse des nautonniers surpris par la tempête. -C’est ton cas, mon ami. Tu es sorti juste à temps de cette malheureuse -galère, où peut-être ta vertu et l’honneur de ta famille auraient -sombré, en compagnie de tes anciens camarades. C’est de ce bonheur que -je te félicite, comme je m’en félicite pour moi-même. - -Est-ce tout? Non. Car si tu n’avais fait que changer de maison sans -changer de façons, le profit eût été maigre et ma joie aussi. Ma joie -maintenant, mon Paul,--je veux te le dire une fois sans détour,--c’est -de voir que tu n’as plus rien de commun avec ces précoces gredins et -que, devant leurs parents humiliés, tu me donnes le droit de marcher -encore la tête haute. De cela je remercie tes maîtres et je te remercie. - -Si tu en trouves l’occasion, dis-le-leur de ma part, en attendant que je -puisse le faire moi-même de vive voix. - -Et toi, mon fils, reste digne d’eux jusqu’au bout et obéis-leur, en -tout, comme tu m’obéirais à moi-même... ou au bon Dieu. - -Ton père qui t’embrasse. - -J’attends ton oncle Barnabé, pour voir comment il déraisonnera encore -sur le cas des deux pions. S’il s’avise de prendre leur défense, il peut -être assuré que je lui mettrai le nez dans la mélasse. Tant pis pour eux -et pour lui! - - - - -50. _A Louis._ - -22 juillet - - -Mon cher Louis, - -Je ne veux pas perdre le temps à faire des commentaires sur ce que tu -m’apprends. C’est profondément triste et odieux. Détournons le regard, -élevons nos cœurs et remercions Dieu de nous avoir préservés de l’abîme -où sont tombés nos pauvres camarades. - -On m’écrit de chez moi le résultat de l’enquête ministérielle. Les -pions, blâmés et cassés aux gages, ne passeront pourtant pas en cour -d’assises, parce que cela causerait trop de tapage. Sur le tas des -élèves compromis on en congédiera trois, probablement de malheureux -boursiers, moins coupables que d’autres: mais ces autres, il faut les -ménager, parce que leurs papas sont influents et ont menacé de faire un -esclandre. Mère Université veut bien couvrir leurs peccadilles du -manteau de son indulgence, qui est long et large. Les jeunes générations -qui montent s’en souviendront, le jour où le professeur de philosophie -leur parlera encore des _charmes du libertinage au point de vue -esthétique_. - -Mais tout en déplorant le mal qui vient d’arriver, nous avons, je pense, -le droit de nous réjouir de l’heureux changement qui en résultera pour -toi. Quel plaisir de nous retrouver, l’an prochain, sous le même toit et -de mettre en commun nos travaux, nos joies, nos idées et nos amis! - -A ce propos, mon cher Louis, je ne puis m’empêcher de songer que la -Providence a préparé les choses d’une façon particulièrement attentive -pour nous, en permettant que ta conversion s’accomplît ici même et avant -cet éclat scandaleux: sans ces deux circonstances, ton admission aurait -probablement souffert quelque difficulté. N’aurait-on pas eu peur -d’introduire un loup dans la bergerie? Maintenant, je pourrai certifier -aux supérieurs que tu es le plus inoffensif des agneaux. J’espère qu’ils -accepteront mon témoignage et ma caution--et je suis sûr que jamais ta -conduite ne m’infligera un démenti. Je compte sur toi comme sur -moi-même, ou davantage. - -Quelqu’un que je plains sincèrement dans cette affaire, c’est le brave -abbé X..., l’aumônier. Ma mère, qui l’a vu, m’écrit qu’il en couve une -maladie. Le proviseur lui a fait le reproche de n’avoir rien empêché. Je -trouve que ce proviseur a du _toupet_. Il devrait se souvenir qu’il a -toujours été le premier à voir dans l’aumônier la bête noire de son -établissement et qu’il a entravé de toute manière, sous prétexte de -liberté de conscience, l’action du prêtre sur les élèves. Est-ce que -l’abbé X... nous connaissait? Est-ce que nous le connaissions? Les -reproches du proviseur lui retombent à lui-même sur le nez: car, tout -injustes qu’ils sont, ils prouvent que le malheureux sait où serait le -remède. - -J’ai entendu raconter ici que M. Duruy, étant grand-maître de -l’Université de France, avait eu un jour la curiosité de voir l’École -des Pères de la rue des Postes. Le P. Recteur se fit un plaisir de le -mener partout. A mesure que le Ministre examinait les diverses parties -de la maison, études et classes, laboratoire de chimie et cabinet de -physique, dortoirs et réfectoires, etc., il comparait avec l’Université -en disant: «Nous avons mieux... Nous n’avons pas si bien.» - -En sortant, on parla de la moralité. Le Ministre demanda au R. Père s’il -n’avait pas à s’en plaindre. - -«Dans certains cas exceptionnels et isolés, répondit le P. Recteur, oui; -dans l’ensemble, non. - ---Comment faites-vous, mon Révérend Père? Car enfin ces jeunes gens de -dix-sept à vingt ans, et vous en avez beaucoup... - ---Quatre cents. - ---... ils ne sont pas bâtis autrement que les nôtres: ils ont les mêmes -passions, contre lesquelles toute leur bonne volonté peut quelquefois -échouer. - ---Sans doute, Excellence, mais nous avons un moyen. - ---Puis-je savoir lequel? - ---Chacun de ces jeunes gens se choisit, parmi les prêtres le plus -expérimentés de la maison, un directeur de conscience, à qui, dans les -heures mauvaises, il est toujours libre de demander conseil et -réconfort, qui le relève et le soutient en toute occasion. C’est ce que -nous appelons le Père spirituel. - ---Je comprends... Mais là, nous ne pouvons pas lutter avec vous.» - -Et l’on ajoute que le ministre partit soucieux. L’Excellence qui est -venue à Z... a dû en faire autant, si elle attache quelque prix à la -moralité des lycées. Mais du souci au remède, il y a loin, si loin que -l’Université ne franchira jamais l’intervalle--aussi longtemps du moins -qu’elle se condamnera à ne pas être chrétienne. - -J’ai sur ce point comme sur les autres mon plan de réforme: car je ne -renonce pas encore à convertir un jour la marâtre qui a commencé mon -éducation. Veux-tu que je t’en fasse confidence? Voici. Tu vas juger si -je suis hardi et radical. - -Ne pouvant établir dans chaque lycée (ce serait pourtant le plus sûr et -le plus court) un groupe de Jésuites, j’y appellerai au moins deux -prêtres séculiers, recommandables sous tout rapport, que je chargerai de -la direction active et suivie des consciences, avec toute facilité -d’exercer leur ministère. Pour compenser leur petit nombre et les aider -dans leur laborieuse besogne, j’introduirai la _Congrégation_!!! - -Oui, cette redoutable Congrégation, sur laquelle tant de gens naïfs, -depuis le temps de la Restauration, déraisonnent encore à plaisir, -absolument comme un aveugle sur les couleurs. Pour t’épargner le malheur -de les imiter, je te dirai demain ce que c’est qu’une Congrégation de -collège. - -Bonsoir, Louis. - -Ton dévoué PAUL. - - - - -51. _Au même._ - -23 juillet. - - -Mon cher ami, - -Figure-toi, le soir, dans un long corridor sombre, des gens cachés sous -des manteaux noirs, masqués, se glissant à pas de loup, sans mot dire, -sans souffle, jusqu’à une porte basse bardée de fer. A travers un petit -grillage, ils murmurent quelques syllabes: la poterne s’entre-bâille et -ils descendent un escalier en spirale, frappent trois coups symétriques -à une seconde porte ferrée et pénètrent enfin dans un souterrain voûté, -aux murs absolument nus, sans ouverture vers le dehors, à peine éclairé, -où d’autres conspirateurs les attendent déjà, muets comme la mort. Se -connaissent-ils? On ne sait. Que veulent-ils? Tu vas voir. - -Quand tous sont arrivés et comptés, l’un d’eux, un jésuite, s’avance -vers une grande table ronde placée au milieu du caveau, et y plante tout -droit un poignard... Bigre! Ça ne te donne pas froid dans le dos?... -C’est une façon de déclarer la séance ouverte. Tous prennent place, et -alors, d’une voix sépulcrale, le président invite chacun d’eux à dire ce -qu’il a fait pour la _bonne cause_. La bonne cause, tu le devines bien, -c’est le règne de la Compagnie de Loyola, que ces malheureux ont juré, -sur le salut de leur âme, de défendre jusqu’à la mort, _ad majorem Dei -gloriam_. - -Y es-tu? - -Eh bien, mon ami, tout cela se passe... dans les romans et peut-être -dans certaines sociétés secrètes, mais pas au collège. Notre -Congrégation n’est pas une société secrète: elle se recrute, se réunit -et fonctionne au grand jour, sans avoir rien de sinistre ni dans son but -ni dans ses moyens. - -Son but général et final est de faire de nous de parfaits chrétiens, en -nous encourageant dès le collège à la pratique généreuse de tous nos -devoirs et spécialement à la lutte sans merci contre le mal qui est en -nous et hors de nous. - -Quels moyens emploie-t-elle à cet effet? Avant tout, naturellement, la -_piété_, non la piété de surface, de bonne femme ou de sainte-nitouche, -mais cette piété solide qui va de pair avec l’effort vers le bien. A -cette piété elle propose un modèle et un appui pris dans le Ciel: pour -les grands, c’est Notre-Dame. En voici les raisons. Reine, elle dispose -en notre faveur de la puissance suprême de son Fils; Vierge, elle est -l’idéal réalisé de cette pureté si nécessaire et parfois si difficile, -quand on est jeune et tenté; Mère, elle est la bonté, la miséricorde, -l’amour, dont notre cœur a besoin à tous les instants de notre vie. - -L’engagement a lieu en public, devant l’autel, par un acte solennel de -consécration. Il se réduit à une sorte de contrat chevaleresque, par -lequel je me donne librement pour vassal à la Reine des Cieux, qui, en -loyale suzeraine, voudra bien, à titre d’échange, me garantir aide et -protection dans la grande affaire de mon salut. C’est tout le mystère. - -Cependant, il y a un semblant de prétexte à la défiance des ennemis de -la Congrégation. Si le chevalier de Notre-Dame restait isolé, il -risquerait de succomber dans certaines rencontres et de ne pas trouver -l’emploi convenable de sa vaillance. Les chevaliers errants ne sont plus -de notre époque et les Jésuites n’ont pas attendu jusqu’aujourd’hui pour -savoir que la grande force, le grand levier qui élève les âmes, dans le -petit monde du collège comme dans le monde extérieur, c’est -l’_association_. Voilà le point irritant. - -Mais si mon but personnel est essentiellement bon, pourquoi cesserait-il -de l’être, si je le poursuis avec d’autres et si je m’entends avec eux, -en toute honnêteté, pour l’atteindre plus sûrement et plus complètement? - -Il y a plus de trois siècles qu’un religieux du Collège Romain _associa_ -ses élèves pour travailler ensemble, sous l’invocation de Notre-Dame, à -leur progrès dans la vertu et la science. Les Papes ne tardèrent pas à -encourager les pieuses réunions du même genre et elles se répandirent -dans tout l’univers, enrôlant sous l’étendard de la Vierge Immaculée -l’élite des chrétiens de tout âge et de tout rang, depuis les enfants -des écoles et les simples travailleurs jusqu’aux princes de l’Église et -aux têtes couronnées. L’une des premières fut établie dans la capitale -de la France, au collège de Clermont, devenu plus tard lycée -Louis-le-Grand: elle compta parmi ses membres saint François de Sales et -le grand Condé. - -Nous autres, chétifs, sommes loin de ces illustres personnages; mais -c’est quelque chose de pouvoir se dire qu’on leur succède. Si l’on n’y -gagne pas le droit de s’estimer davantage, on estime du moins davantage -la Congrégation. - -En somme, nous faisons ce qu’ils faisaient: les règles n’ont pas changé. -Pour être admis à l’honneur de la consécration solennelle, il faut -avoir, durant plusieurs mois, donné des preuves sérieuses de piété, de -travail, de bon esprit, de caractère. Alors on passe devant le Conseil, -formé des principaux dignitaires, sous la présidence du P. Directeur. -Ils décident à la pluralité des voix si l’épreuve a été, ou non, -satisfaisante et suffisante. C’est un moment redoutable: car les -condisciples se connaissent bien entre eux et se jugent sévèrement. -L’indulgence descend plutôt du Père. Je le sais de bonne source, car... - ---«_Vous êtes orfèvre, monsieur Josse?_» - ---Eh bien, oui, ils m’ont mis du Conseil. C’est ce qui me permet de te -parler en connaissance de cause. - -Dans ces conditions de recrutement, tu comprendras que la Congrégation -renferme l’élite morale de la Division. Mais elle n’est pas un simple -reliquaire pour y conserver sous verre ou dans la cire les petits -saints: elle doit être aussi un instrument d’éducation générale. A -n’être bon que pour soi seul, on risque de ressembler à l’escargot dans -sa maison solitaire ou au rat dévot dans son fromage. - -Accueillir les nouveaux à la rentrée comme j’ai été accueilli, consoler -un camarade en deuil, prendre part à la joie d’un autre, relever un -courage abattu, défendre un faible contre un abus de force ou contre ses -propres défaillances, placer un conseil opportun, gronder quelquefois, -quelquefois arrêter un petit désordre, rappeler les convenances à qui -les oublie, entraîner au jeu, favoriser en toute circonstance la gaîté, -le bon esprit, la vie de famille au collège: voilà quelques-uns des -devoirs d’un bon Congréganiste. - -Il est évident que tous ne s’en acquitteront pas avec la même énergie et -le même succès; mais les gens de cœur ne fussent-ils qu’une poignée, ils -auront vite fait de prendre la tête de la Division. La fermeté de -caractère et la décision de volonté s’imposent toujours, tôt ou tard. -Ces braves, on les écoutera, d’ailleurs, d’autant plus volontiers qu’ils -comptent généralement parmi les dignitaires et sont les élus de leurs -camarades: car les hautes charges de la Congrégation sont conférées par -le suffrage universel, honnêtement pratiqué, et les Supérieurs ne se -réservent qu’un droit honorifique d’approbation. - -Tu vois, sans peine, mon ami, qu’il y a dans cette institution une -véritable puissance pour le bien et une digue solide contre les mauvais -courants. Si le lycée avait eu sa Congrégation, le scandale récent ne se -serait pas produit, les sales propos ne formeraient pas le jeu ordinaire -des élèves et peut-être se serait-il trouvé parmi eux quelqu’un pour -clore le bec à l’inventeur du _libertinage esthétique_. - -Cet apostolat en famille apporte aux Congréganistes un avantage -personnel infiniment précieux pour leur avenir. Il développe à la fois -l’esprit d’initiative, le savoir-faire, l’art de se gouverner soi-même -en agissant sur les autres; il devient ainsi pour eux le meilleur -apprentissage de l’influence qu’ils seront appelés un jour à exercer sur -un terrain plus vaste. - -Si j’avais plus de temps à moi, je te dirais comment cet apprentissage -se complète par l’apostolat extérieur de la charité, par les relations -directes avec le pauvre peuple et aussi par un commencement de -participation aux œuvres sociales chrétiennes. - -Ne t’étonne pas, mon cher, si tu me trouves si _ferré_ sur cette -intéressante question: je n’ai guère fait que de te répéter ce qui nous -a été dit si éloquemment par le R. P. Recteur, ce matin même, à notre -_fête des adieux_, dont je veux encore te donner une idée. - -Avant de se quitter, les uns pour aller en vacances, les autres pour ne -plus revenir, les Congréganistes se réunissent une dernière fois dans -leur chère chapelle, témoin de leurs premières promesses à Marie, de -tant de ferventes prières, de résolutions généreuses, de cérémonies -touchantes qu’ils n’oublieront pas. On chante encore ensemble les -louanges de Notre-Dame, on prie, on communie les uns pour les autres, -avec une ardeur que double la pensée de la séparation prochaine. A la -fin, les _partants_ viennent s’agenouiller au pied de l’autel. L’un -d’eux tient, debout, la bannière de Marie; un autre, au nom de tous, -déclare leur volonté de défendre toujours, autant qu’il sera en leur -pouvoir, la gloire de Dieu, son divin Cœur, sa Mère et son Église. Puis -le Préfet en charge, suivi de ses deux assistants, vient donner acte de -leur engagement à ceux qui s’en vont, promet au nom des _restants_ -fidélité au commun drapeau et propose de sceller l’union perpétuelle des -cœurs par l’union dans la prière. Les deux déclarations, munies de -toutes les signatures, sont déposées aux pieds de Marie et conservées -ensuite dans les archives de la Congrégation. - -Une fois maîtres de leur liberté et lancés dans l’universel tourbillon, -tous ceux qui ont promis auront-ils le courage de tenir toujours? Dieu -le sait. Du moins semble-t-il que le souvenir de ce pacte solennel ne -pourra manquer, à certains moments, de peser sur le cœur des coupables -et finira peut-être, avant qu’il soit trop tard, par y éveiller le -remords qui les sauvera. Quant à moi, avec la grâce de Dieu et la -protection de l’Immaculée, je désire et j’espère ne passer jamais dans -le camp des lâches. - -Cette fête, si touchante dans sa pieuse simplicité, m’a pourtant laissé -une grande tristesse. Jean revient ici, l’an prochain: je m’en réjouis -pour nous deux, toi et moi; nous formerons avec lui un triumvirat -modèle, tu verras. Mais j’avais d’autres amis, qui étaient aussi les -siens et qui ne reviendront plus. Nous étions cinq, nous tenant comme -les doigts de la main, nous aimant comme si nous n’avions eu qu’une -seule âme. Notre lien commun, c’était un même désir d’être bons, purs, -généreux pour Dieu et pour nos frères. Sous l’inspiration de notre P. -Directeur, nous avions formé entre nous une _alliance_ confidentielle... -Oh! elle n’avait rien de subversif ni de politique!... Ses statuts nous -obligeaient à nous avertir mutuellement de nos défauts, à tâcher -doucement et discrètement de ramener au devoir certains condisciples -empêtrés dans la paresse ou l’indiscipline, à en encourager d’autres qui -étaient déjà revenus, à faire respecter toujours et partout, sans fracas -et sans forfanterie, trois choses: l’autorité, la charité et la pureté. - -Mon bon, tu mesureras quelque jour la distance qui sépare une amitié -fondée sur ces bases et d’autres amitiés de collège que tu as connues, -que j’ai connues. Tu éprouveras quels sentiments profonds, délicieux et -fortifiants elle met dans le cœur, sans le troubler jamais. On voudrait -que cela durât toujours. Quand j’ai vu les trois philosophes se relever -après leur déclaration de partants, j’ai senti que mon cœur se déchirait -et (ne le dis à personne) j’ai pleuré amèrement. - -Tu vois, mon cher, que, sans parler des autres raisons, ton entrée au -collège est indispensable pour me consoler, si tu m’aimes, et pour -reconstituer l’_alliance_ qui va se dissoudre. Arrange-toi en -conséquence. - -Et pardonne-moi ce bavardage. C’est probablement le dernier avant mes -examens: je m’attends à les passer dans huit jours. Bonne chance pour -les tiens! - -Ton dévoué - -PAUL. - - - - -52. _A mon père._ - -2 août. - - -Mon cher Papa, - -Le télégraphe vous a déjà appris la grande nouvelle: dame Faculté des -Lettres m’a été clémente et m’a proclamé bachelier de Rhétorique avec la -mention honorable _bien_. J’ai failli décrocher la mention supérieure: -c’est par ma faute que je l’ai perdue, mais je n’en ai aucun repentir. -Voici le fait. - -Quand je finissais de répondre aux interrogations sur la littérature, -mon examinateur, le même qui avait corrigé mes compositions écrites, -voulut bien me dire: - -«Vos études littéraires, monsieur, semblent avoir été bonnes: où les -avez-vous faites? - ---Au lycée de Z***. - ---Ah! Bien. - ---Et en dernier lieu, au collège des jésuites de H***. - ---Vous dites? - ---En dernier lieu, au collège des jésuites de H***, où je viens de faire -ma Rhétorique.» - -Il fronça les sourcils, me toisa, articula un _Ah!_ très bref, puis -ajouta d’un ton pincé: - -«Je vous remercie, monsieur.» - -Mon affaire était claire: à l’addition des points, il m’en a manqué deux -pour avoir droit au _très bien_. Si j’avais encore été de la _boutique_, -on m’aurait fait l’aumône de ces deux pauvres points; mais j’ai payé le -crime d’avoir déserté et l’honneur d’appartenir à un enseignement rival. -Je l’ai un peu regretté pour les Pères, à qui je dois tout: ils avaient -mérité un succès plus complet. Quant à moi, il me suffit de savoir -qu’ils sont contents de mes efforts: aucune mention ne vaut leur estime, -appuyée sur le témoignage que me rend ma conscience d’avoir fait mon -devoir. - -Et vous, mon cher papa, quand l’examinateur m’a adressé sa demande -indiscrète[6], est-ce que vous auriez voulu que votre fils reniât ses -nouveaux maîtres? Je sais bien que non, car je n’ai pas oublié votre -dernière lettre. Donc, foin de cette mention _très honorable_, qui -m’aurait déshonoré à vos yeux et aux miens! Je n’en avais pas besoin, je -pense, pour vous convaincre, vous et ma mère, que je n’ai pas perdu mon -temps au collège. - - [6] En ce temps-là, le _livret scolaire_ n’existait pas et - l’Université tenait encore à paraître ignorer la provenance des - candidats, pour écarter d’elle plus sûrement tout soupçon de - partialité. J’ajouterai que le fait cité, sans être général, n’est - cependant pas isolé. - -Aussi, mon bien cher papa, je viens en toute confiance et simplicité -vous demander maintenant, comme je vous en avais prévenu, la récompense -que vous m’avez offerte pour la Saint-Paul. Cependant, si je parle de -récompense, n’allez pas croire à un retour offensif de mon égoïsme -d’antan. Quoique je ne sois pas devenu insensible, tant s’en faut, à ces -petites choses qui flattent le moi et les goûts naturels, j’ai appris -chez les Pères à chercher les vraies satisfactions plus haut, dans le -devoir accompli pour lui-même et pour Dieu. - -D’autre part, j’ai appris également à estimer selon sa valeur, -c’est-à-dire au-dessus de tout le reste, la joie d’une âme qui est en -paix avec son Créateur. - -Cette joie, mon cher papa, je sais que vous ne l’avez point. Vous êtes -seul maintenant, dans notre cher petit foyer, si uni par ailleurs, à ne -pas l’avoir. J’en souffre plus que je ne saurais vous dire; nous en -souffrons tous, ma bonne douce et sainte mère, votre petite Jeanne... -Vous en souffrez vous-même. Oh! ne dites pas non: quand on a le cœur -aussi profondément bon que vous l’avez, on ne fait pas souffrir les -êtres qu’on aime le plus au monde sans souffrir soi-même. - -Je suis dans la vérité, n’est-ce pas? Eh bien, mon cher et bon père, si -vous pensez que je mérite une récompense des efforts que j’ai essayés, -depuis près d’un an, pour vous faire honneur et plaisir, je n’en veux -pas d’autre que votre retour à Dieu et à la pratique de vos devoirs -religieux. - -Les raisons, je ne vous les déduirai pas: ce n’est pas à moi de vous -prêcher, et je suis persuadé qu’au fond de vous-même vous les connaissez -fort bien. Je me contenterai de prier, comme je le fais depuis -longtemps, pour que Dieu éclaire davantage votre intelligence si lucide -et fortifie votre volonté si droite, et j’attends la réponse de votre -cœur, en vous embrassant mille fois. - -Votre PAUL. - - - - -53. _De mon père._ - -4 août. - - -Mon fils, - -Je te félicite d’avoir obtenu la mention _bien_ et de n’avoir obtenu que -celle-là: si tu avais eu la faiblesse de renier tes maîtres, je t’aurais -renié toi-même. Mais tu n’étais pas capable d’une pareille vilenie! - -Je suis très content du prix que tu attaches à leur estime et des -sentiments de reconnaissance que tu as pour eux: ils les méritent de -toute manière, et j’écris aujourd’hui même pour les remercier de tout ce -qu’ils ont fait pour la culture de ton intelligence et de ton caractère. - -Oui, ta mère et moi nous savons que tu n’as pas perdu ton temps au -collège: nous l’avons constaté de nos yeux et par tes lettres. Sois bien -rassuré là-dessus: tu as droit à toute notre satisfaction, et, pour ma -part, je ne souhaite pas mieux que de te la témoigner d’une façon qui te -soit agréable. - -La demande très sérieuse que tu m’adresses ne m’a ni fâché ni surpris, -venant de toi. Je reconnais tes bonnes intentions, mon cher Paul: elles -m’ont touché. Tu sais d’ailleurs que je ne suis pas hostile à la -religion: je vais à la messe, les jours de fêtes concordataires. Pour te -faire plaisir, j’y conduirai ta mère et ta sœur dimanche prochain, -peut-être même les dimanches suivants. - -Mais ne m’en demande pas davantage pour l’instant: la poire n’est pas -mûre. Et pour te prouver en même temps ma bonne volonté et ma confiance, -je te dirai encore ceci, à toi seul: «Je sais que ma situation n’est pas -régulière, et j’espère bien ne pas mourir avant de l’avoir régularisée: -mais cette opération, je veux la faire librement et loyalement, quand je -me sentirai dans les dispositions convenables pour qu’elle ne soit pas -un acte de simple complaisance ou, ce qui serait pire, d’hypocrisie.» - -Je respecterai ton refus de tout autre cadeau pour ta fête; mais je -tiens à étrenner ton premier diplôme et, me rappelant certains désirs -exprimés jadis en conversation, j’ai pensé te donner une triple joie en -te chargeant de conduire à Lourdes ta mère et ta sœur. Elles iraient te -couronner mardi et partiraient avec toi, le soir même de la distribution -des prix. Vous prendriez le chemin des écoliers et une dizaine de jours, -que je passerai seul à attendre votre retour. Vous prierez bien pour moi -la bonne Vierge, que j’ai toujours un peu aimée. - -Est-ce entendu?... Qui ne dit mot consent. Je t’embrasse, mon cher fils, -en attendant. - -PAPA. - - - - -54. _De ma sœur Jeanne._ - -5 août. - - -Très honorable bachelier et très aimé frère, - -Qu’as-tu demandé à papa? Nous n’en savons rien, ni maman ni moi; mais -nous le devinons. Ta lettre est arrivée le soir, pendant le dîner; il -l’a ouverte aussitôt et nous a lu ton histoire du _très bien_, manqué -par le fait de ce stupide examinateur. Qu’est-ce que c’est que cet -homme-là? Et d’abord, est-ce un homme? Je lui donne une figure de vieux -singe, avec une tomate mûre au bout de la chose qui lui sert de nez: -puisqu’il est grincheux et injuste, il ne peut qu’être laid à faire -peur. Quant à son cœur, s’il en a un, il doit l’avoir dans l’estomac, à -moins que ce ne soit dans ses chaussures: car s’il le portait à la bonne -place, est-ce qu’il ne t’aurait pas admiré, quand tu risquais si -crânement ta _peau d’âne_, plutôt que de cacher ton titre d’élève des -Jésuites? Lorsque papa nous a lu ta réponse, je n’ai pu m’empêcher de -dire: - -«Bravo, petit frère! - ---C’est notre vrai Paul, ajouta maman. - ---Ce garçon-là sera un homme», compléta papa ému. Puis, à mesure que tu -parlais de ta reconnaissance et de ton estime pour les Pères: «Il a -raison, intercalait-il, il a raison!» - -Puis: «Ah! voilà enfin la question du cadeau de fête arriéré! Qu’est-ce -qu’il va me demander?» Mais après nous avoir lu encore deux lignes, -soudain il se tut; sa mine devint très sérieuse; à deux ou trois -endroits, je vis que ses yeux le picotaient. Quand il eut fini, il plia -ta lettre et la mit dans son portefeuille sans un mot. - -«Qu’est-ce qu’il vous demande, papa? - ---C’est mon secret.» Et toute la soirée, il resta songeur, préoccupé. Je -voulais le soulager du poids qui le gênait: maman me fit signe d’être -discrète. De bonne heure, il allégua un peu de fatigue et se retira chez -lui, sans doute pour t’écrire avant de se coucher. - -Le lendemain, il vint au déjeuner avec une lettre. Il paraissait calme, -presque joyeux, comme un homme qui a fait ou qui va faire une bonne -action: - -«A quelle heure va-t-on à la messe, demain dimanche?» demanda-t-il tout -à coup. - ---«Mais comme toujours, à neuf heures», répondit maman, un peu surprise. -«Est-ce que vous y venez? - ---Je promets à Paul dans cette lettre de vous y conduire. - ---En _Te Deum_ pour son baccalauréat?» fis-je. - ---«Oui. Trouve-moi un livre de messe, pour que je n’aie pas l’air trop -dépaysé. - ---Voulez-vous son paroissien de première communion? - ---Oui, oui. - ---Oh! que vous me faites plaisir, papa!» Je l’embrassai, il m’embrassa; -puis, voyant maman essuyer une larme de joie, il l’embrassa aussi et lui -demanda, ensuite, si elle se sentait assez forte pour affronter la -fatigue d’un voyage: - ---«A quel endroit? - ---A Lourdes. - ---Avec vous? - ---Pas encore. Avec Paul et Jeanne. - ---Oh! maman, ne refusez pas! Paul et moi, nous vous soignerons bien et -la sainte Vierge ne permettra pas qu’il vous arrive du mal. - ---Eh bien, oui.» - -Cette fois, je me jetai au cou de maman--et en esprit au tien. -Là-dessus, sans perdre une minute, on régla tout pour le double départ, -d’ici chez toi et de chez toi à la grotte miraculeuse. Pour le premier -trajet, c’est ta sœur qui veille sur maman; après, tu deviens notre -chevalier jusqu’au retour à Z... Quel bonheur! Je me dis que, si nous -n’avons pu faire encore ce pèlerinage désiré, c’est qu’avant de nous -accueillir dans son domaine, Marie voulait te voir devenu ce que tu es -maintenant. Comme nous allons bien la prier, n’est-ce pas, mon frère, -pour tout ce que nous aimons, pour notre pauvre cher papa surtout, qui -vient de faire un grand pas vers le bon Dieu! - -Nous serons au collège après-demain soir; mardi matin, nous te -couronnons... Combien de fois? Ce jour-là, nous couchons à Paris, et le -lendemain, en route pour les Pyrénées, avec toi. Quel bonheur! Quel -bonheur! - -Au revoir, Paul, dans deux jours, qui n’en finiront pas. Je t’embrasse -et je te r’embrasse. - -Ta sœur, - -JEANNE. - - -Merci, mon Paul, de toutes les joies que tu nous donnes--et de celles -que ton cœur de fils aimant et chrétien nous réserve encore. Je serai -bien heureuse de jouir avec toi des petites gloires dont Dieu récompense -ton travail persévérant et d’aller, sous ta protection, remercier ta -bonne Souveraine des grâces que nous lui devons. - -TA MÈRE. - - - - -55. _A Louis._ - -16 août. - - -Mon cher Louis, - -Je ne te décrirai pas ce que j’ai vu à Tours, Poitiers, Bordeaux, -Biarritz, Pau et autres lieux célèbres, où nous avons passé: ces belles -choses, tu les trouveras toutes imprimées dans de beaux livres. Il y -manquera pourtant le charme qu’on éprouve à les visiter en compagnie de -personnes intelligentes et aimées. - -Ma mère supporte bien le voyage; ma sœur, joyeuse comme un pinson, est -aux petits soins pour maman et pour Bibi. Quant à Bibi, pénétré qu’il -est de ses graves devoirs de conducteur responsable, il s’applique à les -remplir avec la conscience et le savoir-faire qu’ils réclament. Nous -n’avons encore été ni écrasés, ni empoisonnés, ni volés, et n’avons pas -manqué un seul train. Sans moi, qui sait tout ce qui aurait déjà pu nous -advenir de fâcheux? Pour sûr, j’en aurai de l’orgueil, si cela dure. - -Voilà deux jours que nous sommes à Lourdes. C’est Lourdes que je -voudrais te décrire: mais comment faire? Il y a ici, en dehors des -choses qui se voient, tant d’autres que le cœur seul peut sentir, sans -pouvoir les exprimer. - -Le site n’est pas indigne de la sainteté du lieu. La basilique s’élève -d’un jet hardi sur un rocher, à l’ombre d’autres rochers énormes; en -bas, devant la grotte, le gave roule sur un lit rocailleux ses eaux -transparentes; à peu de distance, un vieux château fort veille encore de -haut sur la ville qui s’étend au pied de ses murs; par derrière, -au-dessus du premier plan des Pyrénées, sombre et massif, on voit -blanchir au loin les sommets où règnent les neiges et les glaces. - -Mais ce spectacle, qui se retrouve ailleurs plus grandiose, s’efface -devant celui des foules de pèlerins qui affluent ici de tous les coins -du monde. Hier soir, jour de l’Assomption, nous avons pris part à une -procession de huit mille personnes, qui, descendant de la basilique, -cierges en main, se déroula lentement le long des allées sinueuses et -remplit peu à peu l’immense jardin, où se dresse la statue de la Vierge -couronnée par Pie IX. Tout en marchant, on s’unissait comme on pouvait -par petits groupes pour chanter ou prier, sans se préoccuper de l’effet -d’ensemble, qui, de loin, pouvait n’être pas agréable. Mais quand toute -la procession fut massée autour de la statue, une voix puissante entonna -un cantique populaire bien connu, dont le refrain est très simple et -très chantant: - - _Ave, ave, ave, Maria! - Ave, ave, ave, Maria!_ - -Ce fut alors comme une immense vague d’harmonie qui s’éleva dans la -nuit, roulant du centre aux extrémités, puis se retournant sur elle-même -et portant jusqu’au ciel, dans une variété de tons infinie, l’expression -ardente du même amour, de la même confiance, du même saint enthousiasme. -Je t’assure, mon ami, que c’était empoignant et je ne sais pas comment -il faudrait avoir l’âme faite pour garder son sang-froid devant une -pareille manifestation. Ma sœur et moi, nous chantions de tout notre -cœur et de toutes nos forces; entre nous deux, maman priait tout bas et -pleurait. Elle pensait (elle nous l’a dit après) que si papa s’était -trouvé là, il n’aurait pas résisté à la grâce. - -La grâce, mon cher Louis, semble planer sans interruption d’une manière -sensible sur ce lieu béni; elle est dans l’air qu’on respire. Si je -n’avais peur de passer pour un affreux hérétique, je dirais que je crois -fermement à la présence réelle de Marie à Lourdes. - -Cette impression m’a saisi dès notre première visite à la grotte. -C’était le crépuscule, presque la nuit, une belle nuit étoilée. En me -trouvant tout à coup, au tournant du chemin, en face de la statue -blanche qui, dans un creux du rocher, occupe la place même où la Reine -des cieux apparut à la petite bergère, j’ai senti qu’elle était encore -là, invisible, mais vivante et agissante. Je lui ai parlé, je lui ai dit -tout ce que j’avais dans le cœur, je lui ai recommandé tous mes besoins, -tous mes vœux, tous mes parents et mes amis, toi et Jean, et il m’a -semblé qu’elle m’écoutait et me répondait: «Courage! Je suis avec toi.» - -Chaque fois que j’y reviens, j’éprouve la même impression. Et on ne se -lasse pas d’y revenir, et quand on y est, on ne peut pas faire autrement -que de prier, de bouche ou de cœur. On est envahi par le recueillement. -Sur la vaste plate-forme qui sépare la grotte du gave, j’ai vu deux et -trois cents personnes allant et venant dans le plus religieux silence; -si on parlait, ce n’était qu’à voix basse. Il y avait presse pour -s’agenouiller tour à tour un instant sur la dalle où Bernadette s’est -agenouillée devant la divine apparition; mais n’importe où, au milieu de -la foule ou à l’écart, on voit des gens prier à genoux, étendre les bras -en croix, baiser la terre. Tout le monde trouve cela naturel et en fait -autant. Les cœurs sont tous à la même hauteur, bien au-dessus des -petitesses du respect humain, bien au-dessus de la terre. - -Malheureusement, je suis arrivé trop tard pour être brancardier en -titre: j’ai pourtant rendu service et vu de mes yeux plusieurs malades -sortir guéris de leurs couchettes ou de la piscine. J’ai même assisté à -des constatations médicales: pour tout esprit non prévenu, elles ne -laissent pas le moindre doute sur l’intervention miraculeuse. Voici -seulement un fait. Une brave Flamande de quelque trente-cinq ans, -appelée Marie, nous a raconté, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle -avait été atteinte depuis quinze ans d’une plaie au bas de la jambe. -Treize fois elle était venue demander sa guérison à la «bonne mère», -sans jamais l’obtenir. Au contraire, la plaie était devenue si profonde -et si douloureuse que, lorsqu’elle parla de faire un quatorzième -pèlerinage, ses proches la traitèrent de folle et lui prophétisèrent -qu’elle n’arriverait pas vivante à Lourdes. Elle eut alors une -inspiration soudaine. Plusieurs de ses parents n’étaient pas chrétiens: -«Si j’en reviens guérie, leur dit-elle, me promettez-vous d’aller tous à -confesse?» Ils se mirent à rire aux éclats. Elle insista: «Me le -promettez-vous?--Nous vous le jurons, si vous voulez.--C’est bon: je -vous tiens». Elle partit, arriva à Lourdes, non sans avoir horriblement -souffert des cahots de la route, pria devant la grotte, se fit plonger -dans la piscine et se trouva instantanément guérie. Sa jambe ne garde -même pas la moindre trace du mal: elle l’a montrée devant moi aux -médecins et ajoutait naïvement: «Je vais leur écrire tout de suite de se -préparer à leur acte de contrition: je les tiens.» - -J’ai demandé à Notre-Dame de vouloir bien tout arranger pour que tu -rentres avec moi au collège en Philosophie. En attendant, je l’ai priée -de soutenir ta bonne volonté et la mienne, et d’épargner à nos vertus -encore mal affermies les secousses trop rudes. - -Nous ne partons pas encore: il fait si bon ici qu’on voudrait y rester -toujours! Mais mon pauvre papa doit nous attendre avec angoisse: va le -voir pour lui faire prendre patience. Ah! si je pouvais lui rapporter sa -guérison spirituelle! J’espère. - -Au revoir, mon cher Louis. Offre mes respects à ta bonne mère. - -Ton ami, - -PAUL. - -Je ne suis pas étonné du piteux résultat des examens au lycée: les -préoccupations de nos anciens condisciples étaient ailleurs et l’on ne -peut courir deux lièvres à la fois. Tu as ton diplôme: c’est le -principal. - - - - -56. _De mon professeur._ - -1er septembre. - - -Mon cher Paul, - -Je vous ferais de la peine, si je n’acceptais pas vos remerciements, si -sincères (je le sais) et si affectueux. Je ne commettrai même pas l’acte -d’humilité douteuse qui consisterait à vous dire que je ne les mérite -pas. J’ai du moins la conscience d’avoir voulu les mériter: c’était mon -simple devoir. - -Mais pour rester dans la vérité pure, je dois ajouter que vous m’avez -rendu ce devoir singulièrement facile et doux. Si tous les élèves vous -ressemblaient, un professeur ne gagnerait pas sa part de paradis: il -serait payé de ses peines dès ce bas monde. - -J’ai donc aussi à vous remercier, mon cher Paul, des satisfactions que -vous m’avez données personnellement et du précieux appoint que vous avez -apporté à l’entrain général. Vous en avez été récompensé par vos beaux -succès de fin d’année, vos sept prix et votre diplôme, et mieux encore -par l’assurance intime d’avoir rempli vos obligations filiales à l’égard -de Dieu et de vos bons parents. - -Hélas! l’an prochain, vous ne serez plus mon élève; je n’aurai même pas -la joie de vous revoir à la rentrée: car l’obéissance m’appelle à -travailler au bien de la jeunesse dans un autre collège, à X., où je -dois encore professer la Rhétorique. Ce sera pour moi un sacrifice assez -rude, je l’avoue. Mais le jésuite est le voyageur du bon Dieu: sa -vocation l’oblige, selon le mot de certain brave Père, à avoir toujours -_un pied levé et l’autre... en l’air_. - -Je garderai votre souvenir, mon cher Paul, surtout dans mes prières, et -serai heureux d’apprendre que vous serez pour votre futur professeur de -Philosophie, le Père X., ce que vous avez été pour moi, un élève modèle. -Et si, quelque jour, nous nous rencontrons sur l’un des mille sentiers -qui se croisent dans la vie, je veux espérer que vous en éprouverez -autant de plaisir que moi-même. - -En terminant, je souhaite que les graves études de l’an prochain fassent -de vous, avec l’aide de Dieu et de l’éducation chrétienne, un homme -complet, digne de réformer l’Université de France ou du moins capable de -tenir une belle place parmi les gens de tête et de cœur. - -Je suis tout à vous en N.-S. - -Votre ancien professeur, - -S. J. - - - - -57. _De mon Père spirituel._ - -8 septembre. - - -Mon cher enfant, - -Je connais Lourdes; je sais par mon expérience personnelle ce qu’on y -éprouve; après avoir eu le bonheur d’y aller prier déjà trois fois, j’y -retournerais volontiers encore. Je ne suis donc pas étonné des joies -intimes que vous y avez ressenties et des belles résolutions que vous en -avez rapportées: les unes et les autres sont des grâces que vous ne -laisserez point stériles, n’est-ce pas? - -Vous avez bien prié la Vierge Immaculée pour l’âme de votre cher papa: -ayez confiance en Elle. A l’occasion d’un grand pèlerinage à Lourdes, -j’ai été appelé à prêter mon ministère pour les confessions: j’ai -constaté là, dans le secret du tribunal de la pénitence, plusieurs -miracles de conversion, opérés par la prière à Marie et plus étonnants, -à mon sens, que maintes guérisons du corps. Ce miracle se fera pour -votre père et semble même déjà commencé, puisqu’il assiste maintenant -régulièrement à la messe du dimanche. Continuez, mon cher enfant, avec -votre sœur, à fortifier vos prières par tous les témoignages d’une -affection vraiment filiale et d’une vertu sans exagération comme sans -défaillance. Par là vous forcerez la grâce à descendre sur lui, -peut-être bientôt. Je prie toujours avec vous. - -Quant à votre brave ami Louis, veuillez lui dire qu’ayant, selon votre -désir, plaidé auprès du P. Recteur la cause de son admission en -Philosophie, j’ai le plaisir de lui annoncer que j’ai réussi. On ne met -plus qu’une condition à son entrée; mais je n’ose quasi pas vous la -transmettre, par crainte de vous humilier... On veut qu’il s’engage à -suivre vos exemples et, au besoin, vos bons conseils: s’il accepte, -comme il y a lieu de le supposer, vous voilà terriblement engagé -vous-même! Vous sentez-vous de force à porter ce nouveau fardeau? - -Je comprends, mon pauvre Paul, que le scandale donné par vos anciens -camarades et la réserve qu’il vous impose dans vos relations avec eux, -vous chagrinent. Il y a peut-être une distinction à établir: rompez avec -les grands coupables et les impénitents, laissez venir à vous et -accueillez avec une bienveillance discrète ceux qui vous témoigneront -des regrets sincères. Il ne faut pas éteindre la mèche qui fume encore. -A vous deux, vous et Louis, il vous sera peut-être possible d’en sauver -quelques-uns et de former un groupe de résistance au mal. Essayez, avec -la grâce de Dieu et l’aide de Notre-Dame de Lourdes. - -Je lui demande de vous protéger vous-même, mon fils, contre toutes les -défaillances et de vous ramener au collège, dans quelques semaines, tel -que vous êtes parti ou meilleur encore: je vous envoie dans ce but ma -bénédiction et vous embrasse paternellement. - -Mes respects à vos parents et mes amitiés à Louis. - -Votre dévoué en Notre-Seigneur, - -S. J. - - - - -58. _De mon ami Jean._ - -12 septembre. - - -Mon gros, - -Ton esprit se résigne-t-il peu à peu à descendre des cimes sacrées et à -reprendre contact avec le sol plat des vulgarités profanes? Il le faudra -bien. Mais je regrette que pour t’adoucir la chute, tu n’aies pu venir -passer huit jours avec moi au Mont-Dore, à un millier de mètres -au-dessus de la mer, presque au fond d’une vallée en pente douce que -descend la Dordogne. C’eût été une jolie transition entre Lourdes et ta -ville natale. - -Je te donne à deviner l’agréable surprise qui m’attendait ici. -Imagine-toi que, dès le premier jour, en entrant à l’établissement des -bains, je me rencontre face à face avec un monsieur, habillé comme moi -de flanelle blanche des pieds à la tête, qui s’arrête et me regarde. Je -m’arrête, je le regarde et, plongeant au fond de son vaste capuchon, je -reconnais la physionomie souriante du P. X..., notre futur professeur de -Philo. - -«Vous ici, mon Père! Qu’y faites-vous? - ---Je prends des bains, je bois de l’eau désagréable, je me gargarise, je -me vaporise, je me pulvérise, comme vous sans doute, et je m’ennuie -après mes élèves. - ---Quelle chance! - ---De m’ennuyer après mes élèves? - ---Non, pour moi, de vous rencontrer. Etes-vous ici pour longtemps? - ---Pour quinze jours encore. - ---Moi pour une vingtaine. Vous reverrai-je, mon Père? - ---Quand vous voudrez, à l’hôtel des Étrangers. - ---Mais c’est une dépendance du nôtre, où je loge avec mes parents. - ---Ah! tant mieux. Voulez-vous me présenter à eux? - ---Tout de suite? - ---Non, après déjeuner: jusque-là j’ai de la besogne. - ---Ils seront enchantés de vous voir. - ---Est-ce que vous vous promenez beaucoup, Jean? - ---Le médecin me l’ordonne; mais je ne connais rien dans ce pays et -trouve insipide de me promener seul. Mes parents ne sont guère en état -de m’accompagner. - ---Et vous avez le pied montagnard? - ---Un peu. - ---Alors, ce soir, nous pourrions grimper ensemble là-haut, sur le -Capucin: cela vous va-t-il? - ---Pouvez-vous le demander, mon Père? Merci. - ---A tout à l’heure, Jean! - ---Au revoir, mon Père.» - -Tu juges bien si mes parents furent heureux de me confier au Père. Le -soir même, nous grimpâmes au Capucin: c’est un immense bloc arrondi, -accessible d’un seul côté, tombant de l’autre vertigineusement à pic. Le -Père se montra satisfait de mon endurance, à cette première ascension. - -Le lendemain, nous allâmes admirer une jolie cascade et prendre des -vues. J’appris là du Père un moyen précieux de se désaltérer sans -danger, en pleine chaleur, aux sources glaciales des montagnes. Le voici -pour ton usage. On puise de l’eau, on y verse un peu de rhum et l’on -avale le tout, à petites gorgées, à travers un morceau de sucre qu’on a -dans la bouche. C’est un pur nectar, et un raffinement que les vacances -seules peuvent excuser. - -Le troisième jour, délicieuse flânerie sur le vaste plateau qui domine -les bains, véritable tapis de verdure, où le pied se pose sans la -moindre fatigue. Au milieu, un ruisseau de cristal, qui, sur un assez -long espace, en vertu de la vitesse acquise, va contre mont. Par -endroits, des touffes de myrtilles, qu’on croque avec plaisir. Puis des -vaches qui, tout en ruminant philosophiquement (dit le Père), vous -regardent avec sympathie. Et surtout de l’air, de l’air à pleins -poumons, pur, dilatant, vivifiant, aromatisé parfois de la bonne senteur -des sapins. Tant qu’on le respire sur les hauteurs, il semble -nourrissant et donner des ailes: au retour, quand on s’assied à table, -on sent qu’il vous a creusé l’estomac jusqu’au talon. Ma mère est -effrayée de ce que je dévore. - -Hier enfin, nous croyant suffisamment entraînés, nous avons entrepris -l’assaut des grandes hauteurs, en commençant par le Puy-Gros et la -Benne. Ces deux têtes, unies par une encolure peu profonde, sont à 1700 -mètres, et nues comme un crâne d’académicien ou de sénateur. Vue -superbe, quoique assez bornée, sur le fouillis des montagnes et sur la -vallée de la Dordogne. Comme on se sent loin du monde, là-haut, et petit -devant les œuvres du Créateur! J’ai mieux compris pourquoi Dieu aime à -se faire adorer sur les sommets. En montant, nous avions rencontré une -petite bergère, qui, tout en gardant ses vaches, un tricot dans les -mains, chantait de tout son cœur l’_Ave maris stella_, comme à l’église: -cette enfant comprenait par instinct que la belle grande nature est le -temple du bon Dieu. - -Écoute une attention délicate de ce Dieu si bon. Une fois arrivés au -sommet du Puy-Gros, nous mourions de soif. Nous avions bien notre gourde -de rhum; mais où trouver de l’eau? En approchant d’une roche plate qui -semblait indiquer le point culminant, ô miracle! nous la trouvons -percée, à la surface, d’une dizaine de cuvettes naturelles; l’orage de -la veille les avait remplies d’une eau admirablement limpide, à laquelle -le vent avait conservé toute sa fraîcheur. Nous dîmes notre -_Benedicite_; puis, mollement couchés sur l’herbette à l’abri du rocher, -nous pûmes arroser à plaisir nos provisions de bouche et, après -déjeuner, nous nous payâmes un brin de toilette, chacun dans son lavabo -fourni par le ciel. Cela ne te fait pas venir l’eau à la bouche? - -Aujourd’hui, repos indispensable pour refaire nos jarrets et pour -t’écrire. Mais demain, grandissime excursion au Puy de Sancy, le roi des -Monts-Dore, haut de 1886 mètres. Il y aura des ânes pour les amateurs. - -Tu vois que, si ma vie n’est pas tout à fait celle d’un sybarite, vu -l’exercice qu’elle comporte, je vais pourtant de plaisir en plaisir. -C’est au P. X... que je le dois; mais il prétend que c’est le contraire, -et que l’obligé, c’est lui. De fait, à regarder les apparences, on -pourrait croire qu’il s’amuse autant que moi: mais bien naïf est qui se -fie aux Jésuites! Ils s’entendent parfaitement à dissimuler leurs -vertus--ou du moins à les accommoder à la faiblesse humaine. Le P. X... -sait vivre et rire. Mon père, qui est chrétien, mais n’avait jamais vu -de jésuite dans l’intimité, disait l’autre jour: «Je ne me les figurais -pas comme cela: au moins ils ne rendent pas la religion désagréable!» - -Bref, mon ami, si tu étais ici avec nous, ce serait un idéal de -vacances. Hélas! je te vois là-bas, dans la plaine, dans le marécage, -respirant un air à couper au couteau, de la poussière à rendre aveugle, -de la fumée à étouffer, buvant une eau empoisonnée par l’industrie -moderne, mangeant sans appétit, dormant sans sommeil, traînant sur un -affreux pavé le morne boulet de l’ennui. Mon pauvre gros, que ne -viens-tu demain au Sancy! Un âne de plus (je parle de celui que tu -aurais l’honneur... non, qui aurait l’honneur de te conduire) ne serait -pas d’un mauvais effet dans la caravane. - -Mais c’est mal de faire danser ainsi devant toi la pomme de Tantale: -pardonne. Cela vient du grand désir que j’aurais de nous récréer tous -deux et de te mettre à l’avance en relation avec notre professeur -désigné. Tu te tromperais, d’ailleurs, si tu te figurais qu’en cheminant -par monts et par vaux, nous ne faisons que rire et plaisanter. Le P. -X... est un homme très sérieux, quand il veut, et moi (tu le sais) -aussi. Il veut bien me donner un avant-goût des études philosophiques et -quelques bons conseils pour me les rendre profitables: tu en auras ta -part, quand je te reverrai. Nous avons parlé aussi du collège, de la -Congrégation, de toi et de tout ce qu’on peut attendre de ton -intelligence, de ton travail, de ta bonne influence. Il compte beaucoup -sur tout cela et je lui ai promis en ton nom que tu ne démentirais pas -ses espérances. - -Un homme averti en vaut deux, mon gros. Quand on a failli remporter une -_mention très honorable_, on est tenu de hausser sa vertu au niveau de -sa gloire: diplôme oblige. Moi qui n’ai attrapé qu’un _assez bien_ à -cause de ces maudites Mathématiques, j’ai droit à me reposer sur mon -passé: toi, il faudra que tu marches en avant, à la tête, en tout. -_Intelligenti pauca_: si je te prêchais trop, tu finirais par me -reprocher d’être toujours sur ta nuque, comme un cornac sur celle d’un -éléphant... Ne te fâche pas de la comparaison: l’éléphant est un animal -très noble et très estimé, non seulement pour ses dents, mais aussi et -principalement pour son intelligence. - -Ton ami Louis viendra-t-il décidément nous rejoindre? S’il te ressemble -(je dis cela pour faire passer mes autres impertinences), je ne demande -pas mieux que de conclure amitié avec lui. - -Es-tu content? Si tu ne l’es pas, tu as tort; car au fond, tout au fond, - - Va, je ne te hais point! - -Prie pour moi. Et bonnes vacances! - -JEAN. - - - - -59. _De ma sœur._ - -8 octobre. - - -Mon cher frère, - -Voilà toute une semaine déjà de solitude! Ne me demande pas si j’ai -encore le crève-cœur, ni combien de fois je monte dans ta chambre causer -avec ton portrait, que j’ai mis là pour te remplacer. Il faut me -pardonner cette petite folie: elle m’aide à prendre patience. Car après -ces deux mois de vacances, où tu t’es montré si bon, ton départ a -terriblement changé ma vie. Mais puisque je te l’ai promis, je veux être -raisonnable. - -Maman se console en consolant la mère de Louis, qui vient nous voir -assez souvent. La pauvre femme! N’ayant plus son fils, elle n’a plus -rien, sinon le plaisir d’en parler avec nous. Son beau-frère lui tient -rigueur de ce qu’elle lui a forcé la main pour faire entrer son pupille -chez les Pères; il tremble encore à la seule pensée des désagréments que -cet acte de témérité pourrait lui attirer. Il en a fait l’aveu à papa, -qui lui a répondu net: «Vous avez peur d’être appelé jésuite?... C’est -un tort. Je me suis aperçu que ça ne tue pas et, croyez-moi, ça vaut -mieux que d’être déshonoré par ses enfants.»--«Je vous crois, monsieur -Ker», a balbutié le brave homme abasourdi, et il s’est empressé de -prendre son chapeau, craignant peut-être que papa ne l’invitât à venir -dimanche avec lui à la grand’messe. - -Sais-tu qu’il devient tout à fait pieux, notre cher papa? Sa tenue -recueillie à l’église fait l’édification de la paroisse; le sermon ne -lui paraît plus si monotone, ni les cérémonies trop longues. Je pense -qu’il ira bientôt à vêpres: il a déjà remarqué que ton paroissien peut -servir aussi à chanter les psaumes en latin. Ce paroissien fait des -miracles. - -Les lettres que madame X... reçoit de Louis débordent d’enthousiasme. Il -vante le bon ordre et le régime de la maison, la direction -paternellement ferme des maîtres, la facilité de rapport avec les -élèves, le respect général des convenances, le sentiment du devoir, -l’entrain au travail comme au jeu, l’esprit de famille, et dit qu’on ne -peut comparer le collège avec le lycée, parce que c’est tout un autre -monde. Aussi il promet à sa mère de lui donner désormais le plus de -contentement possible, en ajoutant que, pour cela, il n’aura qu’à -regarder... tu devines qui, et à faire comme lui. Là-dessus, tableau de -l’estime qui entoure Paul, de la confiance absolue que lui témoignent -les Pères, de l’affection qu’il inspire à ses camarades, de l’heureuse -influence qu’il exerce même sur les moins traitables. Finalement, après -la grâce de Dieu, c’est sur ton amitié qu’il compte pour arriver, avec -le temps, à te ressembler un peu. Je sais tout cela par cœur, parce que -je l’ai lu trois fois, dans le texte original, et je ne dis pas tout, -pour ne pas te couvrir de confusion. Tu comprends que c’est pour nos -parents et moi du pain bénit, et qu’on n’en perd pas une miette. - -Je veux te remercier encore une fois, mon cher Paul, des avis et des -conseils fraternels que tu m’as donnés pendant ces bonnes chères -vacances. Les ai-je toujours assez bien reçus, dis? Si je ne l’ai pas -fait (car, malgré tout, je me sens beaucoup trop fière encore), -pardonne-moi. Je ne les ai pas oubliés et je m’applique tous les jours à -les faire passer dans ma conduite. Mais si tu étais là, tout irait bien -mieux. - -Tu m’as dit qu’à cause de tes études, maintenant plus sérieuses, tu ne -pourrais plus nous écrire aussi longuement que l’an dernier: ce sera une -grosse privation. J’aurais tant voulu savoir tout ce que tu fais et -vivre ta vie au jour le jour, afin de m’encourager par ton exemple à -mieux remplir tous mes devoirs! - -Au moins, prions bien l’un pour l’autre, mon vrai frère, et aimons-nous -comme le bon Dieu nous aime. Je t’embrasse. - -JEANNE. - - -Ta mère aussi, mon cher Paul, regrette le jeûne auquel nous allons être -condamnés tous par la réduction de tes loisirs; mais ton devoir passe -avant notre satisfaction. Remplis-le toujours vaillamment, avec l’aide -de Dieu et de Marie! - - - - -60. _A ma sœur._ - -10 octobre. - - -Ma bonne Jeanne, - -On n’est jamais trahi que par ses amis. J’ai prié Louis de se souvenir -qu’un philosophe doit savoir modérer sa langue, s’il ne veut pas risquer -de commettre des exagérations toujours regrettables. Qu’il dise du -collège tout le bien qu’il en pense: il n’en dira jamais trop. Mais pour -ce qui regarde les vertus qu’il m’octroie si libéralement, je proteste -contre le verre grossissant à travers lequel son amitié les mesure: -quand il m’aura vu quelque temps de plus près, il en rabattra. - -De son côté, mon autre ami Jean vient de me jouer un tour encore plus -traître. Tu ne sais peut-être pas ce que c’est qu’un préfet de -Congrégation chez les Jésuites?... C’est un élève qu’on place sur le -chandelier pour éclairer de ses vertus toute une division. A la chapelle -de Congrégation, il préside les réunions sur une estrade, assisté de ses -deux assistants. Dans les grandes circonstances, il complimente, au nom -de tout le collège, le P. Recteur ou les illustres étrangers qui nous -honorent de leur visite. C’est encore à lui qu’on recourt, lorsqu’il -s’agit de plaider auprès des Supérieurs, soit une amnistie, soit une -faveur exceptionnelle, promenade ou lever de six heures. Si, au prestige -que lui donnent tous ces honneurs, il joint certaines qualités -personnelles d’intelligence et de caractère, ses condisciples trouveront -naturel, en mainte occasion, de lui déférer le rôle délicat d’arbitre -des querelles et de redresseur des torts. Mon ami Jean remplissait -depuis un an ces multiples devoirs de la préfecture avec une perfection -qui ne laissait rien à désirer et, par conséquent, le bien commun -semblait demander qu’on ne lui cherchât pas de remplaçant. C’était, je -pense, l’avis de tout le Conseil de Congrégation, certainement le mien. - -Or, il y a trois jours, quand le Conseil s’assembla pour désigner les -candidats qu’on propose d’ordinaire aux suffrages des Congréganistes, -Jean demanda la parole et dit: «Mon R. Père, j’ai porté le fardeau de la -préfecture pendant toute une année: il me semble qu’un changement de -titulaire ne pourrait qu’être utile à la Congrégation et à moi-même. -Avec votre agrément, je décline donc toute nouvelle candidature à cette -charge et je prie les Conseillers de reporter leur voix sur une autre -tête. Il ne manque point ici de confrères qui méritent cet honneur aussi -bien et mieux que moi.» Le Père n’objecta rien. On vota et je sortis en -tête de la liste, évidemment comme ami de Jean. Je protestai de toutes -mes forces que je ne me sentais pas à la hauteur de la tâche et que -Jean, préfet modèle, avait rendu la place difficile à remplir pour -n’importe qui, mais tout à fait impossible pour moi, le dernier venu. Je -demandai, en conséquence, que l’on recommençât le vote. Hélas! je n’y -gagnai rien: ils me maintinrent au premier rang et les Congréganistes -ratifièrent le choix. - -Je suis donc préfet, pour mon malheur et le malheur des autres, et ce -misérable Jean, nommé mon premier assistant, se frotte les mains sous -mon nez en me disant: «Pincé, mon gros! Chacun son tour.» Mais je ne me -tirerai jamais honorablement d’affaire, si maman et Jeanne ne disent pas -tous les jours, et papa le dimanche à la messe, une prière spéciale à -mon intention. J’y compte. - -Ce n’est pas tout. Le préfet est aussi, de droit, président d’une -_Conférence_ établie en première division. Elle a pour but de nous faire -faire, autant que notre situation d’élèves pensionnaires le permet, -l’apprentissage de la charité et (si le mot n’est pas trop prétentieux) -de l’action populaire. - -Notre premier moyen de contact avec le pauvre peuple, c’est -l’instruction religieuse, que vingt à vingt-cinq enfants d’ouvriers -viennent recevoir chez nous, chaque semaine, au temps de la récréation. -Dix à douze catéchistes, philosophes ou rhétoriciens, ont chacun leur -petit groupe de deux ou trois gamins, dont ils s’ingénient, rarement -sans peine, quelquefois avec un succès très consolant, à éclairer -l’esprit et à former le cœur. Ils sont aidés dans cette tâche par des -leçons de choses sur tableaux coloriés, par de petites conférences sur -l’histoire sainte, enfin par une bibliothèque de bons livres. - -Les enfants sont ensuite récompensés, selon leur bon vouloir, par des -secours que nous allons porter régulièrement à leurs familles, sous la -conduite du P. Directeur, toujours pendant les récréations. C’est notre -second moyen d’entrer en relations avec les pauvres gens. Nos visites -les habituent à voir le prêtre et dissipent leurs préjugés contre -l’indifférence des riches et des fils de riches; ils se soulagent à nous -raconter leurs souffrances et se laissent peu à peu, quelques-uns du -moins, ramener aux pensées et aux pratiques chrétiennes. Nous-mêmes, -nous apprenons là à compatir aux privations d’autrui, en les voyant de -près, et à nous priver aussi pour de plus malheureux que nous. - -Tu avoueras que c’est une fort belle œuvre; mais comme toutes les œuvres -et comme la guerre, elle a son nerf, qui est l’argent. Il nous en faut -beaucoup, parce que ces pauvres gens ont beaucoup de besoins: chez -certains règne la misère noire et une détresse à fendre l’âme. Je quête -auprès des élèves, tous les dimanches; mais les bourses des collégiens -ne sont pas aussi larges que leurs cœurs et, sans l’aide des bonnes âmes -du dehors, nous serions, comme les budgets modernes, en déficit -perpétuel. - -Papa, maman, Jeanne, vous êtes de bonnes âmes, n’est-il pas vrai? Or -donc, pour faire honneur à ma nouvelle présidence, je te charge, ma -sœur, de réclamer à papa, chaque dimanche, au sortir de la messe, le -prix de location de mon paroissien, et comme il ne s’agit pas d’un -paroissien vulgaire (je parle du livre--et de papa), j’espère un fort -minimum. Je l’autorise à le prendre sur mon futur héritage, que je ne -souhaite pas de recueillir avant un siècle. - -Maman et toi, ma chérie, tâchez de trouver le loisir et la laine -nécessaires pour me tricoter, de vos habiles mains, chaque semaine, à -l’intention de mes pauvres gamins, quelque petite pièce de vêtement bien -chaud pour l’hiver, bas, chausson, gilet, châle, cache-nez, etc. Si tu -pouvais débaucher pour le même travail une demi-douzaine d’amies et -ramasser n’importe où quelques vieux vêtements encore mettables pour -homme, femme ou enfant, je te baiserai sur les deux yeux. Nous faisons -une distribution ordinaire à la fin de chaque mois et une extraordinaire -en la fête de Noël. - -J’ai fini mon boniment et je me félicite d’avance, avec mes petits -pauvres, des jolis cadeaux que l’Enfant Jésus, leur frère du ciel, -m’enverra par la poste de Z. - -Louis, n’étant pas de la Congrégation, ne peut encore aspirer à -l’honneur de porter la médaille de catéchiste. Peut-être aussi, grâce à -l’éducation du lycée, son instruction religieuse garde-t-elle certaines -petites lacunes qui l’exposeraient, sans qu’il s’en rendît compte, à -être pour nos enfants un docteur d’hérésie. Mais ce n’est qu’une -question de temps. Il a pris position très franchement, dès son arrivée, -parmi les meilleurs élèves et commence déjà à faire honneur à ses deux -patrons, Jean et moi. Nous l’encourageons de notre mieux. - -Ce qui suit, Jeanne, est pour toi seule. - -Je te félicite, ma bonne sœur, de prendre si raisonnablement le chagrin -de notre séparation. Si tu avais fait autrement, tu aurais doublé le -mien; car, moi aussi, j’ai souffert de la rupture de ces relations si -nouvelles, si fraternelles, que le désir de nous rendre mutuellement -moins imparfaits avait établies entre nous durant les vacances. Mais -chaque chose a son temps, et le bonheur, nous disait hier notre P. -Directeur, n’est que là où est le devoir. - -Bien loin d’avoir à te reprocher quoi que ce soit, ma chère Jeanne, je -te remercie encore des encouragements que j’ai trouvés dans ton -affection, ta franchise et tes bons exemples: grâce à tout cela et à nos -communions, je puis te déclarer en confidence que ces deux mois, souvent -si mauvais, ont passé cette fois pour mon âme sans faute sérieuse et -presque sans trouble. Leur souvenir continue à stimuler ma volonté de -bien faire. - -Tu voudrais participer d’une façon plus complète à ma vie de tous les -jours? Mais tu ne sais donc pas, ma pauvre enfant, que la vie de collège -est nécessairement très régulière, je ne veux pas dire monotone? -Aujourd’hui, on se lève, on travaille, on se couche; le lendemain, on se -lève à la même heure ou une demi-heure plus tard, on travaille, on se -couche; le surlendemain, suite du même chapitre, sauf qu’on va prendre -l’air durant trois heures à la campagne. Et ainsi toujours. Cet -ordinaire n’est varié que par quelques fêtes plus solennelles, -religieuses ou profanes, dont le programme, dans ses grandes lignes, ne -diffère pas de celui de l’année précédente, consigné sur le registre du -P. Préfet. Il m’a dit que cela s’appelait le _Coutumier_. Les Jésuites -sont essentiellement hommes de tradition, en tout, dans l’éducation -comme dans l’enseignement: je crois que c’est leur grande force, et ils -y tiennent. Ce n’est pas moi, garçon sérieux ou du moins désireux de -l’être, qui les en blâmerai. Mais tu vois, pauvre chérie, quel médiocre -intérêt il y aurait pour toi à être mêlée aux détails de ma vie -journalière. - -Ce que tu m’apprends des progrès de papa me comble de joie. Mon -paroissien n’est pour rien dans ce miracle: tout vient de notre bonne -Mère de Lourdes. Remercions-la bien ensemble, pour qu’elle ne laisse pas -son œuvre inachevée. - -Moi-même, Jeanne, j’attends beaucoup de tes prières, dont je vais avoir -plus besoin que jamais durant cette année de philosophie, si décisive -pour mon avenir. C’est, bien entendu, à charge de revanche. - -Je t’embrasse comme mon unique sœur. - -Ton frère, - -PAUL. - - - - -61. _De ma sœur._ - -14 octobre. - - -Mon cher frère, - -J’accours en toute hâte pour te dire que papa et maman acceptent bien -volontiers de t’aider à soutenir l’honneur de ta nouvelle présidence et -que j’ai déjà racolé deux bonnes amies pour venir travailler avec moi. -J’ai envie de fonder un ordre de jeunes filles, qui s’appelleront les -_Chevalières de l’Aiguille pour les pauvres_. Qu’en penses-tu? - -Mais, en retour, je pose une condition. Il faut absolument que tu -trouves le temps de me «mêler aux détails de ta vie». Tes belles raisons -contre ne m’ont pas du tout convaincue. Je serai ravie de t’entendre -parler de vos fêtes religieuses ou profanes, et même de moins que cela. -Ta vie, mon Paul, c’est toi, et tout ce qui est toi m’intéresse. - -Si tu ne peux plus nous faire de ces beaux longs récits de l’an dernier, -rédige-nous, à tes moments perdus, un petit journal, où tu mettras ce -qui te passera par la tête ou par le cœur, tantôt plus, tantôt moins. Tu -nous l’enverras de temps en temps, pour que nous ayons quelque chose à -sucer dans l’intervalle de tes lettres. Veux-tu, mon frère? Je t’en prie -au nom de la bonne Mère de Lourdes. Tu me feras du bien, et je prierai -encore un peu plus, pour que Dieu t’éclaire sur ton avenir. - -Ta sœur, - -JEANNE. - - - - -MON JOURNAL - - -15 OCTOBRE.--Je ne pouvais pas refuser une chose qui m’est demandée au -nom de Notre-Dame-de-Lourdes. Et puis, ce que _fille_ veut, Dieu le -veut! Me voilà donc condamné, ma sœur Jeanne, à t’ennuyer: je te plains, -mais ce sera ta faute, non la mienne. Je commence mon journal. - -Aujourd’hui, classe de deux heures sur le _syllogisme_. - ---Ah! mon Dieu, quelle est cette bête-là? - ---Ce n’est pas une bête: c’est la forme par excellence du raisonnement -déductif, que tu emploies, sans le savoir, plusieurs douzaines de fois -par jour ou par heure. En voici le principe très simple: _Si une idée C -rentre dans une idée B, laquelle rentre elle-même dans l’idée A, il sera -prouvé que l’idée C rentre dans l’idée A._ - -Il ne se peut rien de plus clair et je pense que tu as saisi. Non? En ce -cas, je déduis, par voie d’_enthymème_, que je perdrais mon temps à te -parler de _logique formelle_: tu n’y verrais que du feu. C’est un peu -comme ton frère. On me dit pourtant que la philosophie m’intéressera -beaucoup: je ne veux pas en désespérer. - - -18 OCTOBRE.--Première promenade à la maison de campagne, empêchée -mercredi dernier par la pluie. Un de ses buts est de remettre en place -le cœur des pauvres nouveaux. J’ai pris mon rang avec Louis et un autre -philosophe, qui vient du collège de N... Jean s’est emparé de deux -rhétoriciens, auxquels il inculque joyeusement les bons principes, et la -gaîté. - -La campagne est belle, quoique un peu triste avec ses feuillages -mourants, que réchauffe en vain le pâle soleil d’automne. Je m’aperçois -que ce paysage produit sur mes nouveaux un effet de rêverie silencieuse, -que vient heureusement interrompre la cloche du dîner. - -Je suis curieux de voir si la philosophie, qui explique tout, nous -expliquera l’influence exhilarante, que la perspective d’un petit gala -ne manque pas d’exercer instantanément sur un jeune cœur malade. -Va-t-elle nous apprendre que le cœur a chez nous une parenté intime avec -l’estomac? Ce serait humiliant. Mais mon appétit de dix-sept ans s’en -moque. - -Après le dîner, qui fut copieux et gai selon l’usage, on se répandit sur -les pelouses et l’on organisa une partie de barres monstre. De temps à -autre, naturellement, surgit une bonne dispute pour savoir si un tel est -pris; on crie, on gesticule, on se démène, comme si on voulait se manger -le nez. Quand on s’est bien essoufflé à crier (ça fait du bien de crier -à son aise, après huit jours de silence, et je comprends les baudets qui -s’en donnent à cœur-joie sur les grandes routes), quelqu’un de -raisonnable, Jean ou un autre, vient dire: «Assez, assez: ne perdons pas -notre temps»--et chacun reprend son poste. Dans les cas graves, on va en -appel auprès du P. Surveillant, qui d’ordinaire n’a pas de peine à -mettre tout le monde d’accord: au besoin, il s’érige en cour de -cassation et tranche d’autorité, et la cause est finie. - -Mais voilà le serein qui commence à tomber, on se rhabille, on repart. -Adieu, jolie campagne, pour six mois! - - -22 OCTOBRE.--Je sors de la retraite annuelle de rentrée. Provisoirement -je garde sous la clef du secret mes impressions et mes résolutions -intimes, qui sont consignées dans un portefeuille spécial. Tu sauras -seulement, Jeanne, que cette fois, possédant déjà la paix de l’âme, je -n’ai plus songé à Barbe-Bleue, avec lequel, du reste, le nouveau P. -Prédicateur n’avait pas plus de ressemblance que celui de l’an dernier. - -Il a beaucoup insisté, dans ses conférences ou instructions pratiques, -sur le devoir qui nous incombe, principalement à nous les grands, de -nous préparer dès le collège à l’action et aux luttes futures. J’ai été -vivement frappé de ses arguments. Dans une conversation particulière, il -a bien voulu me donner quelques explications, a réduit en poudre -certaines objections d’égoïsme ou de lâcheté, et m’a dit finalement: -«Vous avez beaucoup reçu, il faudra que vous donniez beaucoup.» Cette -flèche de Parthe me tracasse. - - -30 OCTOBRE.--Fête du B. Alphonse Rodriguez, patron des bons Frères qui, -sous la haute direction du P. Ministre, ont la charge du matériel de la -maison. Partout où on les rencontre, endimanchés et radieux, on la leur -souhaite _bonne et heureuse_. Et c’est de grand cœur: car il n’est pas -au collège un enfant de huit ans qui songe un instant à les confondre -avec des employés ordinaires. Leur tenue toujours modeste et réservée, -leur piété que nous admirons souvent à la chapelle, leur dévouement -simple et sans défaillance, trahissent à tout moment le religieux, -inspiré uniquement dans sa conduite par l’amour de Dieu et du prochain. - -Leur prochain, sans doute, ce sont assez ordinairement des élèves bien -élevés, qui leur rendent la tâche facile, parfois peut-être agréable; -mais il s’en trouve aussi d’espèce différente: les _gommeux_, dont un -Frère linger ne parvient jamais à contenter les caprices de toilette, ou -les _sans-souci_, qu’il ne réussit pas à tenir propres; les _gourmets_ -et les _délicats_, toujours à l’affut d’un prétexte pour dauber sur la -cuisine et le Frère cuisinier; les _douillets_ et les _grincheux_, qui -font le supplice perpétuel d’un Frère infirmier... et le reste. Que de -patience, d’abnégation et de vertus de toute sorte réclame une pareille -vocation! Tous les élèves, au moins dans leurs bons moments, s’en -rendent compte et respectent ces hommes dévoués, qu’un petit nouveau -appelait des _Pères en redingote_. - -Mais, avec le même esprit religieux, ils n’ont pas tous les mêmes -façons: chacun garde son tempérament. Je ris encore de l’effroi que t’a -causé, à première vue, la tête de notre Frère portier. Je ne prétends -pas en faire un Adonis; j’avoue même, entre nous, qu’il a l’air un -peu... bouledogue. Mais, en dehors des sévérités nécessaires de sa -consigne, c’est un homme charmant et qui s’efforce d’être courtois avec -les dames. Tu as pu en juger par son sourire d’adieu! - -Le Frère linger est un gros sourire en chair et en os. Il essaie bien -parfois de se fâcher, quand on le taquine; mais on voit trop qu’il le -fait par pur devoir de conscience. Son cœur n’a point de rempart et, -s’il a une porte, la clef est toujours dessus: que d’anciens pourraient -en témoigner! La plus sensible peine que puissent lui faire les -Supérieurs, c’est de lui imposer, dans le cachot voisin de sa lingerie, -la garde d’un coupable, avec défense de lui adoucir en quoi que ce soit -le _carcere duro_: le plus malheureux des deux, ce n’est pas le -prisonnier. - -Je vous ai parlé autrefois du Frère infirmier, guérisseur, convertisseur -et prestidigitateur émérite. C’est bien le plus brave homme qu’ait -produit la terre d’Alsace, qui en produit tant. - -Un type très particulier, c’est le Frère procureur ou économe. On l’a -dit juif converti; mais il paraît qu’on l’a calomnié: il n’entre pas de -juif dans la Compagnie et l’on ne voit pas qu’il soit indispensable de -descendre d’Abraham pour avoir le génie des affaires. Il avait ce génie -avant d’être jésuite: les Pères lui ont donné l’occasion de le -développer et il leur a rendu de grands services, à des époques -difficiles. On vient le consulter de loin, dit-on, sur des questions -épineuses. Je le vois quelquefois à son bureau, pour mes petites -affaires ou celles de la _questure_: je l’ai trouvé toujours très -avenant, pas fier du tout, serviable au possible et sachant même parfois -assaisonner ses bons services d’un joyeux calembour, bien pardonnable à -son aride métier. - -Le Frère dépensier, plus jeune, doit être spécialement chargé de tenir -éveillés les vieux Frères, pendant la petite partie de domino qui suit -leur dîner: il s’en acquitte si bien que sa voix éclatante traverse les -murs et vient réveiller jusqu’aux dormeurs de notre étude. On le dit la -terreur du marché où il achète nos provisions, à cause de la forte part -qu’il réclame dans les profits que voudraient faire sur lui les -marchands et les marchandes. Mais il tient à honneur de nous bien servir -au réfectoire. Il m’a pris en affection, comme compatriote, et quand, -mes jours de lecture, je dîne seul après les autres, il soigne mon verre -de vin supplémentaire et mon dessert, puis me raconte des histoires. -C’est par lui que je connais si bien les Frères. - -Le Frère cuisinier, qu’on voit rarement, a l’air aussi bon que son -gâteau de macaroni, qui a fait le désespoir de la pauvre Fanchon. On le -surprend parfois, venant contrôler par une porte entre-bâillée le succès -de ses plats de choix: son plaisir est de nous engraisser--pour le bon -Dieu. - -Le Frère chef du personnel domestique semble mener rondement son -difficile bataillon. Il ne fait pas bon avec lui laisser tomber une pile -d’assiettes: il lance alors au coupable un «_malheureux pécheur!_» qui -promet de rudes expiations. Mais on est rassuré sur la persistance de -ses rancunes, quand on voit avec quelle bonhomie il préside au jeu de -boules de ses «grands enfants». C’est d’ailleurs un maître ouvrier pour -tous les travaux que nécessite la tenue d’une si grande maison: -peinture, vitrerie, serrurerie, jardinage, décoration, rien ne -l’embarrasse--sauf l’introuvable moyen de contenter en même temps tout -le monde et son père. Il me l’a dit en confidence. - -Le Frère menuisier est un franc Picard de vieille roche. A voir ses -traits énergiques, son large dos voûté, sa longue redingote, son -haut-de-forme légèrement incliné sur la nuque, sa tabatière à queue de -souris et son vaste mouchoir de couleur, on n’est pas surpris -d’apprendre que sa naissance remonte encore au siècle dernier. Dans son -jeune temps, il a été _serpent_ de sa paroisse, où son instrument, -symbole des vanités humaines, se voit encore accroché en _ex-voto_ dans -le chœur de l’église. Aujourd’hui il a passé la septantaine et se plaint -de ne plus pouvoir soulever tout seul les grosses poutres, qu’il portait -jadis comme des plumes; mais le dimanche, aux vêpres, quand il chante -les psaumes avec nous, l’orgue ne peut lutter contre le formidable -cuivre de sa voix et doit prendre la mesure qu’elle bat. Nous y sommes -faits; le Père directeur de musique s’en impatiente quelquefois, mais... -il est Picard aussi et ne voudrait pas tuer de chagrin son vieux -compatriote, en le faisant taire par ordre supérieur. On dit que, depuis -trente ans, il ne boit que de l’eau,--pour mourir centenaire, dit-il[7]: -mais c’est par pénitence. - - [7] Il est mort à 93 ans. - -J’aime bien tous ces braves gens et ne me prive pas de causer avec eux, -quand j’en trouve l’occasion, surtout avec les anciens. Leur -conversation exhale comme un parfum d’humilité joyeuse et de paix -divine. L’autre jour, rencontrant le vieux Frère lampiste, un saint -homme qui porte le bon Dieu dans ses yeux, je lui demandai des nouvelles -de ses lampes: «Elles vont bien», dit-il; puis, sans transition, avec -une simplicité adorable, il ajouta: «Tâchez de mériter la lumière -éternelle.» Je répondis simplement aussi: «Priez pour que j’y arrive, -mon frère»--et fus payé d’un sourire d’adhésion. - -Heureux sont-ils de n’être des savants, mais, en revanche, bons -serviteurs de Dieu et des hommes! - - -1er NOVEMBRE.--Il est cinq heures du soir. Un temps triste. Du haut des -tours de la cathédrale, le gros bourdon, par intervalles réguliers, -déverse au loin sur la ville les ondes prolongées du glas funèbre et -toutes les cloches des paroisses lui font écho. On dirait, d’une part, -la grande voix de la mort proclamant son empire universel et, de -l’autre, le concert plaintif des générations déjà mortes, demandant -grâce à leur Juge et secours aux vivants. - -En revenant de la visite des cimetières, où se pressait une foule -pieuse, nous avons remarqué l’attitude pénible, presque honteuse, des -habitués de la rue et du cabaret. Le son des cloches, évidemment, leur -coupait la gaîté et gênait leur libre pensée. On a beau se dire qu’avec -la mort tout finit et refuser de loin les derniers services de l’Église: -quand le Jour des Morts ramène cet appel de l’Église à la prière pour -les défunts et, du même coup, le souvenir des êtres chéris qu’on a vus -partir pour... oui, pour l’autre monde, on se reprend à penser qu’on est -tout de même plus qu’un simple chien, et l’on irait peut-être aussi -saluer la croix de bois sous laquelle dorment le père et la mère, si -l’on n’avait peur du camarade X... qui a une langue du diable... Mais la -petite portera une couronne d’immortelles; ça lui fera plaisir, et ce -n’est pas compromettant: on en porte bien aux enterrements civils. - -Pauvres gens! - -J’ai prié pour tous ces inconnus dont nous avons visité les tombes: ils -sont nos frères. Mais j’ai prié davantage pour les défunts qui nous sont -chers, pour nos grands-parents, dont j’ai gardé un si tendre souvenir, -surtout de bonne maman Julie, qui m’apparaît encore, dans mon -imagination d’enfant, comme un portrait vivant de toutes les vertus -aimables. Pouvais-je oublier les émotions douloureuses qu’a dû réveiller -dans le cœur de nos bons parents la pensée de Gérard, notre aîné, enlevé -à leur affection et à la nôtre dans cet âge charmant où les fleurs -commencent à faire place aux fruits? Mais qui sait les déceptions que -Dieu lui a épargnées, en le prenant à quinze ans? - -La mort ne m’effraie pas. Je vous ferais de bonne grâce mes adieux dès -demain, dès aujourd’hui, si Dieu le voulait. Le P. Prédicateur de la -Retraite nous a dit que cette indifférence se manifeste fréquemment à -seize ou dix-huit ans, et il en donnait deux raisons, qui sont deux -peurs: l’une, c’est la peur de perdre plus tard les chances de salut -qu’on a maintenant pour son âme, et l’autre, c’est une peur instinctive -du travail, de l’effort, des luttes qu’il faudra subir pour se créer une -place dans le monde. Ce serait si simple d’aller en paradis tout de -suite et tout droit, sans avoir eu la peine de le conquérir!--«Oui, -concluait le Père; mais il n’existe pas encore de paradis pour les -fainéants.» - -Il faudra donc, de toute façon, que je trime, que je bataille et -peut-être que je peine rudement pour _faire ma trouée_. J’y suis résolu. -Mais dans quelle voie? Il se pose là un point d’interrogation qui -devient de plus en plus sérieux, à mesure qu’approche le terme de mes -études secondaires. - - -13 NOVEMBRE: _Saint Stanislas Kostka._--J’ai une prédilection pour ce -novice jésuite, mort d’amour pour Dieu et Marie, à l’âge que j’ai, après -avoir été deux fois communié de la main des anges. Les rudes combats -qu’il eut à soutenir pour répondre à l’appel d’en haut m’ont engagé à le -choisir comme patron dans la grave question de mon avenir. - - -20 NOVEMBRE.--Hier soir, de huit heures à dix heures, la classe de -Philosophie et l’Académie de Rhétorique ont eu la grande faveur -d’assister, dans le parloir, à la séance de rentrée de l’Association de -Saint-X... composée d’anciens élèves du Collège. Au bureau siégeaient, -comme président, vice-président et secrétaire, trois jeunes avocats; aux -premières places de l’assistance, on voyait le président d’honneur, -assis entre le R. P. Recteur et le P. Directeur de la Conférence; -derrière eux, bon nombre de professeurs, d’associés et nous--rien que -des gens d’esprit et de bon esprit! - -L’un et l’autre pétillaient dans l’intéressant rapport du secrétaire sur -les travaux de l’année précédente. Il nous analysa en quelques pages -très vivantes, par petits groupes, les quinze ou vingt discours -prononcés par les Associés, dans l’espace de huit mois, sur des sujets -variés: questions d’arts et de sciences, d’histoire et de littérature, -de droit et de morale, de patriotisme et de charité, surtout d’économie -sociale et d’œuvres populaires--coups d’essai pour les débutants, coups -de maître pour les _vieux_ et pour certains privilégiés, de ceux chez -qui - - _La valeur n’attend pas le nombre des années._ - -Plusieurs déjà, après s’être essayés devant l’auditoire bienveillant qui -les applaudissait aux réunions intimes du collège, sont allés porter la -bonne parole à des assemblées plus difficiles, sur divers points du -pays, non sans succès. Ils auront des imitateurs. - -Le président d’honneur, ancien élève lui-même et bien connu pour son -dévouement actif à toutes les œuvres utiles, félicita vivement la -Conférence de tout ce qu’elle a tenté et accompli dans le sens de -l’apostolat social chrétien, qui est son but final. Puis il nous dit, -avec autant de netteté que de chaleur, en quoi consiste _le devoir des -jeunes_ dans le monde actuel. Au tableau saisissant des misères -physiques et morales qui rongent la France et des efforts sans relâche -que nos ennemis s’imposent pour la ruine des âmes, il opposa l’écœurant -spectacle de ces jeunes hommes de dix-huit à vingt ans, qui, riches de -toutes les ressources d’une éducation chrétienne et distinguée, ne -savent que faire de leur loisir, de leur intelligence et de leurs autres -belles qualités; qui promènent leur ennui et leur mollesse d’amusement -en amusement, papillons ou tourtereaux; qui n’ont aucun goût sérieux, -aucun idéal; qui n’ont rien au cœur en fait de noble ambition, et qui -gaspillent leurs plus belles années... à quoi? à traîner une existence -vide, stérile en œuvres, féconde seulement en regrets tardifs et en -remords. Et s’adressant à nous: «Ne soyez pas de ceux-là, mes jeunes -condisciples, s’écria-t-il; regardez plutôt ces Conférenciers, vos -aînés, et faites ce qu’ils font. Mais pour remplir un jour -convenablement votre devoir de jeunes hommes, il faut bien remplir -maintenant votre devoir de grands élèves. Vos Pères s’ingénient et se -dévouent de toute manière (nul ne le sait mieux que moi) à faire de vous -des chrétiens solides et intelligents, aptes à toutes les saintes -luttes, comme ils le sont eux-mêmes: répondez à leurs efforts par les -vôtres, et qu’un jour la France et l’Église puissent compter sur vous!» - -Quand les acclamations eurent pris fin, le R, P. Recteur demanda la -parole. Après avoir remercié l’orateur et les Conférenciers de l’honneur -qu’ils font à leurs anciens maîtres, il annonça que, pour fournir aux -grands élèves présents une occasion immédiate de se former à l’apostolat -de la parole, il leur accorderait volontiers la permission d’assister -désormais, chaque quinzaine, aux réunions de l’Association, si nous le -désirions et si nos aînés n’y voyaient pas d’inconvénient. - -Toutes les mains se levèrent comme une seule et les bravos éclatèrent. - -Bonne soirée. J’en suis enchanté, mes amis aussi. Nous ferons quelque -chose... et je crois que mes horizons s’ouvrent. - - -25 NOVEMBRE: _Sainte Catherine._--Voilà une sainte qui humilie -singulièrement le sexe fort! Non contente de tenir tête à un empereur -fou furieux, elle a réduit aux abois tout le ramassis des philosophes -païens les plus huppés. Pour n’avoir pas devant le public un dessous -fatal à leur renom de savants, ceux que son invincible dialectique -n’avait pas convertis à la foi, n’eurent pas d’autre ressource que de la -faire rouer. Mais elle fit une croix sur la roue--et la roue cassa comme -un fil de verre, comme avaient cassé leurs arguments. Il fallut employer -la hache pour réduire à l’impuissance la vierge philosophe de dix-huit -ans. - -Elle valait bien un homme, certes, et je m’explique parfaitement qu’on -l’ait instituée patronne des étudiants en philosophie. Le P. Recteur, -selon l’usage, nous a octroyé en son honneur une boîte de dragées et une -promenade de classe au premier beau jour. Vive donc sainte Catherine! - -Je sais bien que les vieilles filles... Mais chut! _Ça brûle._ - - -30 NOVEMBRE.--Sortie du mois, pour ceux qui ont la chance de n’être pas -loin de la maison paternelle; les autres se résignent à faire, aussi -joyeusement que la saison le permet, une excursion de quelques heures -dans la montagne. Le grand incident de la nôtre a été la poursuite -mouvementée d’une superbe couleuvre, que nous avons rapportée en -triomphe: elle sera promenée demain dans les cours comme témoignage de -notre intrépidité et, si nous trouvons un naïf, nous la lui ferons -avaler. - -En hiver, la soirée vient de bonne heure et les parents qui n’ont pas, -comme les miens, mille choses à dire à leurs enfants, apprécient peu le -tête-à-tête prolongé avec eux dans un salon d’hôtel. Pour leur venir en -aide, chaque soir de sortie, une des classes supérieures leur offre une -comédie plus ou moins improvisée, mais toujours bien reçue. Les -Humanistes nous ont donné les _Inconvénients de la grandeur_, par le P. -du Cerceau, jésuite. On m’avait prié d’y faire un rôle, que j’ai trouvé -fort long et fort fatigant: j’ai dû rester immobile et muet, debout, -avec une hallebarde sur l’épaule, pendant trois quarts d’heure! C’est -inhumain, et pas plaisant du tout pour le personnage... Dévouement et -abnégation! - - -3 DÉCEMBRE: _Saint François-Xavier_, qui fut le Paul de la Compagnie de -Jésus, comme saint Ignace en fut le Pierre.--La messe nous a été dite -par un de ses successeurs, vénérable Père à longue barbe grisonnante, -qui portait sur ses traits amaigris et dans sa démarche fatiguée les -traces visibles de la souffrance. Il revient de Chine. Il a bien voulu -nous faire, à la grande salle, une «simple causerie» sur sa chère -mission. - -Après quelques données générales sur l’étendue et le gouvernement du -Céleste Empire, le Père nous parla de cette civilisation chinoise, -cristallisée depuis des siècles et réfractaire à tout progrès. Il nous -dépeignit la duplicité insondable des habitants, leur politesse de -théâtre, leurs études baroques qui consistent à apprendre un alphabet de -quatre-vingt mille caractères, leurs relations de famille, leur cuisine, -leur médecine, et à ce dernier propos il nous raconta comment il venait -d’échapper à une terrible attaque de choléra, gagnée dans une de ses -courses apostoliques en pays perdu. On avait appelé en toute hâte le -docteur de l’endroit. Celui-ci examina le malade, fit une grimace peu -rassurante, puis ordonna de le frictionner à tour de bras avec des -linges chauds, pour rétablir la circulation du sang. Comme l’effet -désiré se faisait attendre, il lui râcla le dos jusqu’au vif avec des -écailles d’huître: les membres restèrent froids. L’Esculape demanda des -épingles et, à l’exemple des anciens bourreaux de martyrs, les insinua -sous les ongles du patient: toujours rien. Alors, saisissant une forte -aiguille à tricoter, sans crier gare, il la lui plongea net de plusieurs -centimètres dans le creux de l’estomac. Du coup, la réaction se fit, le -sang circula et le Père fut sauvé. Il ajouta: «En pays civilisé, aucun -médecin n’aurait osé m’appliquer ce traitement brutal et j’étais un -homme mort, tandis qu’à présent mes forces reviennent peu à peu et, dans -quelques semaines, je compte aller reprendre ma besogne interrompue.» - -Il nous parla ensuite de la haine héréditaire des Chinois pour tous les -Européens, qu’ils appellent les diables d’Occident: c’est le grand -obstacle, inventé par le vrai diable, contre la prédication de notre -sainte foi. «A ce préjugé invétéré, nous dit le Père, il n’y a qu’un -remède: vaincre la haine par l’amour, la défiance par le dévouement. Le -Chinois ne manque pas de cœur; mais il faut atteindre ce cœur et le -gagner. Les riches, les puissants et les savants, tous orgueilleux ou -corrompus, restent jusqu’ici à peu près inaccessibles à un Évangile qui -leur demande l’humilité et la chasteté; mais l’Évangile a été d’abord -annoncé aux pauvres, aux faibles et aux simples. Nous recommençons en -Chine l’œuvre du Christ et de ses apôtres auprès des âmes neuves, et cet -humble ministère nous apporte de nombreuses consolations.» En preuve, le -Père nous raconta quelques faits bien touchants, puis conclut, d’un ton -qui vous pénétrait: «Voilà, mes enfants, ce que le missionnaire obtient -à force de travail et de peine. Il obtiendrait davantage, s’il était -comme les premiers Apôtres, comme François-Xavier, un saint et un -faiseur de miracles. Du moins peut-il, comme François-Xavier, donner -pour ces millions d’infidèles son dernier souffle de vie, peut-être sa -dernière goutte de sang: c’est le double espoir de tous les frères que -j’ai laissés là-bas--et c’est le mien.» - -Que dirais-tu, Jeanne, si je partais avec le P. Missionnaire? -Pourrais-je rien faire de meilleur? J’y penserai. - - -6 DÉCEMBRE.--Ce matin, en me levant, j’ai trouvé dans l’un de mes -souliers un délicieux cornet de bonbons fondants, que le grand S. -Nicolas y avait laissé tomber, la nuit, en passant devant les lits des -enfants sages. Mon voisin de droite, qui pleurniche facilement, a retiré -des siens deux oignons, qu’il s’est hâté de dissimuler; celui de gauche, -un farceur, a été gratifié d’une superbe carotte crue, qu’il mangera. -Certains étourdis ou paresseux ont retrouvé les verges qui épouvantaient -déjà leur enfance, sans la corriger. - -Morale: il n’y a pas de petits profits--ni de petites leçons. - - -8 DÉCEMBRE: _Immaculée Conception._--Ma dignité préfectorale m’a valu le -grand honneur d’assister à la fête patronale de la Congrégation des -_Anciens_. Ils étaient là cinquante ou soixante en âge d’homme, venus -pour renouveler aux pieds de la Vierge Immaculée, par l’organe de leur -préfet, la promesse solennelle, non pas de renverser le gouvernement ou -de comploter un État clérical dans l’État laïque, mais d’honorer Marie -par le fidèle accomplissement de leurs devoirs de chrétien et de -Français. Ce fut la résolution que le R. P. Recteur, dans une allocution -vibrante, les invita tous à emporter de la sainte Table avec le corps de -Notre-Seigneur, qui donnerait à leur bonne volonté la force et la -persévérance. - -Que ne sont-ils cinquante ou cent mille à donner cet exemple en France! -Elle redeviendrait chrétienne. - - -25 DÉCEMBRE.--«_Noël! Noël! Voici le Rédempteur!_» Pendant que, cette -nuit, du haut de la tribune, ce beau cri de reconnaissance invitait -élèves et parents, dans la chapelle trop étroite, à saluer l’Enfant-Dieu -sur la paille de sa crèche, et que moi, indigne, je le recevais -réellement dans mon cœur, oui, j’ai compris mieux que jamais l’immense -bienfait d’avoir été arraché, par la vertu de la Rédemption, à la -servitude des passions mauvaises. Désormais je suis son esclave, je veux -l’être jusqu’à la mort. Je n’ignore pas à quoi cette résolution -m’engage; mais je compte que sa grâce, après m’avoir cherché si bas et -ramené de si loin, ne m’abandonnera pas à ma faiblesse naturelle. Gloire -à Dieu au plus haut des cieux! - -Ces pensées m’ont poursuivi toute la journée. Vingt fois pendant les -offices si beaux de la fête, je me suis senti pressé invinciblement de -m’offrir au Dieu enfant, moi et tout ce que je puis valoir. Je lui ai -tout donné: il fera de moi ce qu’il voudra--ou ce qu’il pourra. - - ---Le soir, après Vêpres, la Division des Grands a servi à nos vingt -enfants pauvres, en l’honneur de l’Enfant Jésus, un goûter des plus -alléchants. Au menu traditionnel, composé de choses plus solides, la -délicate générosité des élèves avait ajouté quantité de friandises -prélevées sur leurs desserts. C’était plaisir de voir avec quel entrain -nos jeunes invités faisaient plat net: ils trouvaient tout juste, entre -deux bouchées, le temps d’adresser une risette à Messieurs leurs -servants. Parfois, tournant et retournant dans leurs mains une orange ou -un bout de pâtisserie, ils avaient l’air de se demander: «Ça sera-t-il -pour moi ou pour mon petit frère?» Lutte terrible entre deux amours! -Mais, un instant après, l’amour fraternel l’emportait sur la -gourmandise, et l’orange ou la pâtisserie était glissée dans une poche -de réserve, pour faire des heureux à la maison. Ces enfants d’ouvrier -ont très généralement bon cœur. - -Quand les tables sont desservies, un rideau s’ouvre et l’on voit -apparaître sur la scène, dans une crèche rustique, un charmant petit -Jésus, qui tend les bras en souriant à nos gamins émerveillés. Il est -encadré entre deux arbres de Noël. L’un, en guise de pommes de pin, -porte à ses branches une ample cueillette de bibelots multicolores, de -jolis jouets, de petits objets utiles à des écoliers... et même des -saucissons, enroulés dans du papier d’argent. L’autre sapin disparaît -sous tout un magasin de lingerie, dont la meilleure part vient des -_Chevalières de l’Aiguille de Z..._ Pourquoi le nouvel Ordre n’a-t-il -pas délégué au moins sa fondatrice pour jouir de ce beau spectacle et -pour recueillir, dans la joie naïve des enfants, la récompense terrestre -de sa charité? - -Le tirage au sort de toutes ces charmantes choses est long--pas pour les -enfants, mais pour les assistants désintéressés: on le coupe par un peu -de musique et des noëls ou des chansonnettes, dont les élèves de bonne -volonté font encore les frais. - -Le dépouillement fini, les Catéchistes apportent sur la scène des -paniers pleins de vêtements neufs ou demi-neufs, offrandes des élèves ou -de leurs parents. Chacun de nos petits protégés reçoit un habillement -complet, pour lui ou pour quelqu’un des siens, et tous enfin nous -quittent, heureux comme des princes, fiers de porter un paquet plus -lourd qu’eux, excitant à leur sortie du collège la surprise curieuse des -passants et peut-être l’envie de plus d’un. - -Cela fait du bien, n’est-il pas vrai, Jeanne? de faire un peu de bien -autour de soi. Je ne le comprends que depuis ma conversion: avant, -j’étais un vilain égoïste et, avec cela, toujours mécontent de moi-même -et d’autrui. - - -27 DÉCEMBRE: _Saint Jean l’Apôtre._--Double fête: celle de mon ami Jean, -que nous avons célébrée ensemble, en communiant à la messe de notre P. -Professeur, et celle du P. Professeur lui-même. - -A ce dernier j’ai traduit les souhaits et la reconnaissance de la classe -de Philo dans un morceau d’éloquence dont la parfaite sincérité faisait -le grand mérite: mérite facile d’ailleurs, quand le cœur se met de la -partie, et vraiment il en était, car notre professeur actuel a hérité de -toute l’affection respectueuse que nous avions pour l’ancien. Nous lui -avons offert (c’est le seul cadeau permis) un joli bouquet de -chrysanthèmes, qu’il a fait porter à la Vierge de la Congrégation. Sa -réponse émue à mon compliment nous a prouvé une fois de plus que, chez -nos professeurs, le maître est toujours doublé d’un père--et que l’on -calomnie la Philosophie en l’accusant de dessécher le cœur: ni celui du -Père ni le nôtre n’en sont réduits là, Dieu merci! - -Je lui suis personnellement très obligé de m’avoir réconcilié avec cette -respectable dame, dont les allures sévères et la conversation peu variée -m’avaient déplu, au commencement. Aujourd’hui je ne la trouve plus que -sérieuse, et ce qu’elle dit m’intéresse, parfois même très vivement. - - -28 DÉCEMBRE: _les saints Innocents._--Encore une double fête. A la -chapelle, grand déploiement des enfants de chœur. Ils ont pour patron -les petites victimes de Bethléem, dont ils rappellent l’innocence par -leur aube immaculée et le martyre par leur soutane rouge. Purs comme la -neige, fidèles jusqu’au sang: quel magnifique idéal pour de jeunes -chrétiens! - -Au dîner, le plat de bouillie traditionnel, enguirlandé de sucreries, -est servi au plus jeune de chaque division, et l’heureux _innocent_ est -condamné à la manger en public, cuillerée par cuillerée, de la main du -plus vieux, faisant fonction de bonne d’enfant. S’il s’exécute gaîment, -il en est récompensé par les vivats de ses condisciples et par quelques -faveurs qu’il obtient pour eux des autorités. Dans la division des -petits, on lui rend des honneurs: on l’installe en chaire, à l’étude, et -là, coiffé de la _birette_ et armé des besicles du P. Surveillant, il -marque des mauvais points aux rieurs et donne des permissions aux sages. -Jeux d’enfant, oui, mais bons pour entretenir l’esprit de famille! Je -les introduirai dans _mon_ Université. - - -30 DÉCEMBRE.--On vient de nous donner en classe les notes détaillées des -compositions et des examens du premier trimestre: le résultat général -doit être proclamé demain à la grande salle en présence des parents. Ma -mère sera satisfaite, celle de Louis aussi: on nous a déclarés tous deux -_reçus_ avec une bonne note. J’en suis heureux pour elles. Un insuccès -de l’un ou de l’autre aurait jeté un nuage de tristesse sur les trois -joyeuses journées que nous allons passer en famille avec nos mamans et -Jeanne. Merci, ma bonne Mère du ciel! - - -3 JANVIER.--Journées délicieuses en effet, trop vite écoulées. Il n’est -pas possible, non, il n’est possible de s’imaginer une mère à la fois -plus aimante et plus sage que la mienne. Avec quel art sans artifice -elle sait mêler aux témoignages d’affection les bons conseils! Avec -quelle simplicité de dévouement elle s’oubliait elle-même pour rendre le -séjour plus agréable à la mère de Louis! Et comme je l’ai vue prier, à -ce salut solennel de fin d’année, pendant le _Te Deum_ d’action de -grâces et le _Miserere_ de pénitence! C’est une vraie sainte, et je n’ai -pas à chercher loin quelle intercession m’a obtenu de Dieu miséricorde -et amour. - -Madame X. a été enchantée de son fils Louis, qu’elle a trouvé de plus en -plus changé en mieux, et des RR. Pères, qui lui ont paru fort aimables -et distingués: après en avoir eu si longtemps peur, elle est en train de -se fanatiser pour eux. Allons, tant mieux! Elle aura de quoi répondre -aux préjugés du pauvre tuteur de Louis. - -Jeanne, ma sœur, que je croyais devenue personne grave, s’est amusée -comme une petite folle à la comédie où je jouais. Elle prétend que j’y -étais drôle à faire mourir de rire: est-ce flatteur pour moi? En tout -cas, elle a conduit la claque, parmi le public féminin qui l’entourait, -de façon à me rendre presque honteux... Entre quatre yeux, elle a été -plus sage, et nous avons eu ensemble, les deux derniers jours, des -conférences utiles. Elle a du bon, ma grande sœur, et je ne serais pas -surpris que, dans quelques années, elle soit en état de faire le bonheur -d’un mari sérieux--à moins qu’elle n’aille échouer aux Ursulines. - -Ce matin elles sont reparties. Les adieux m’ont coûté beaucoup plus qu’à -l’ordinaire: j’en ai le cœur malade. Qu’est-ce que cela veut dire? - - -7 JANVIER.--De plus en plus fort... non, de plus en plus faible! Cette -fois, j’ai une flèche dans le cœur... Mais ce que je vais écrire n’est -pas pour Jeanne: je ne veux pas faire trotter son imagination. - -Comme tout le monde, j’ai ri de certaines petites infirmités qui se -manifestent de temps à autre chez des élèves au cœur sensible. Voici, -par exemple, un brave garçon, assez peu soucieux jusque-là de sa -personne, qui tout à coup se met à soigner ses cheveux, son nœud de -cravate, son col et ses manchettes: il se fait beau. Pour qui? Les -malins ont vite fait de le deviner. Son œil, devenu rêveur et doux, -s’allume, lorsqu’il voit passer telle division. Alors il cherche dans -les rangs, et, quand il a trouvé, ses joues s’animent à leur tour, un -mouvement fébrile l’agite et un voisin charitable lui demande: «Es-tu -malade?--Non.--Qu’as-tu donc?--Rien.» Mais le voilà rouge pivoine: -preuve qu’il vient de mentir. Et de fait, il a quelque chose, qui -s’appelle vulgairement un... _chou_. - -Vais-je me donner ce ridicule? Hier à la promenade des Rois, il y avait -dans le cortège trois petits pages, qui offraient des dragées. Ils -étaient, comme leurs maîtres, deux blancs et un noir. Ce dernier -(faut-il que ce soit juste le négrillon!) vint à moi avec sa large coupe -d’or, mit de son petit doigt en évidence un bonbon et, me souriant avec -ses dents blanches et ses yeux ronds, me dit ingénument: «Prends -celui-là: c’est le meilleur.» Je le pris, en répondant avec la même -ingénuité: «Merci, petit moricaud.» Nouveau sourire. Quoi de plus -innocent? - -Oui, mais ce coquin de sourire, et ces dents blanches, et ces yeux ronds -me sont revenus, le soir; ce matin, ils me reviennent encore, et je -n’arrive pas à les chasser. N’est-ce pas bête?... Espérons que ça -passera comme un mal de dents. - - -12 janvier.--Ça ne passe point. Au contraire. Je l’ai revu en blanc: -figure ordinaire, bouche moyenne, nez légèrement retroussé, yeux... La -distance m’a empêché d’en distinguer la couleur exacte: je me les figure -bleus, naturellement. Il a onze ou douze ans. Bon élève sans doute, -puisqu’il porte croix et rubans, comme moi. Je ne sais pas son nom, ne -lui ai point parlé et n’ai même pas fait semblant de le reconnaître: il -en a paru un peu surpris. Mais je m’en moque, petit! Va te faire -_chouter_ ailleurs: je n’ai pas envie de rire. - -Mais non, je n’ai pas envie de rire, pas la moindre envie. Ce gamin-là -me tracasse à l’étude, quand j’aurais besoin de travailler, et à la -chapelle, quand je veux prier. J’avais eu l’idée de prier pour lui, afin -qu’il reste bien sage, bien pur, bien... digne de mon amour, quoi? Mais -je me suis avisé, à temps, qu’il y avait là-dessous un simple prétexte -pieux, venant tout droit de l’esprit malin, pour penser à lui, et qu’une -pareille prière n’avait pas grande chance d’être prise en considération. -Je prie donc pour moi, demandant à Dieu de me délivrer de cette -obsession. - - -18 JANVIER.--En me confessant, la pensée m’est venue de parler de mon -malaise. Mais à quoi bon? Je sens très nettement que je n’ai pas, -jusqu’ici, offensé le bon Dieu, que pour rien au monde je ne voudrais -l’offenser, que cette impression bizarre réside uniquement dans ma -sensibilité et que ma volonté n’y prend aucune part. C’est une chose que -je subis et que mon bon sens désavoue. - -Cependant il est certain que, tout en la désavouant très sincèrement, -j’y ressens l’amorce du plaisir. Au fond, si ridicule que cela me -paraisse, je me trouve... comment dirai-je?... flatté secrètement -d’occuper peut-être une place dans ce petit cœur, et je voudrais bien -l’occuper tout seul. Donc amoureux et jaloux!... Eh bien, mon pauvre ami -Paul, pour un garçon de dix-sept ans, philosophe et gros bonnet de la -division, voilà qui est édifiant! - -Comment sortir de là? J’irais bien à mon recours ordinaire, au Père -spirituel, qui par un fait exprès ne m’a pas appelé depuis huit jours. -Mais la chose en vaut-elle la peine? Il me répondra que c’est un -enfantillage et se moquera de moi... N’importe, je le verrai demain, -pour être tranquille. - - -20 JANVIER.--Le Père ne s’est pas moqué de moi: il a même pris la chose -tout à fait au sérieux. Quand je lui eus raconté l’origine du mal, le -trouble qu’il jette dans mon travail et ma prière, mon impuissance à -dominer ces impressions ridicules, il me dit, de son ton le plus grave: - -«Mon cher enfant, il n’y a pas de maladie ridicule, ni du corps ni de -l’âme. Les plaisanteries ne guériraient pas la votre: il faut la -combattre sérieusement. - ---Je le veux bien, mon Père: dites-moi comment. - ---Par la raison et par la foi. La raison vous fera comprendre que, sous -l’apparente futilité de cette petite passion naissante, se cache le -danger sérieux d’un amollissement progressif de votre cœur: or, un cœur -mou est à la merci des pires tentations, pour le présent et pour -l’avenir. Je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage à vous, n’est-ce -pas? - ---Non: je sors du lycée. - ---La foi vous indiquera les moyens de conjurer le péril et de garantir à -votre cœur sa fermeté nécessaire: il faut prier et communier. Je vous -permets deux communions par semaine. Ajoutez-y l’observation plus -parfaite que jamais de vos devoirs journaliers, pour rester le maître de -votre volonté, et fuyez l’occasion: elle fait le larron. Avec cela, mon -pauvre enfant, prenez votre mal en patience, jusqu’à ce qu’il plaise au -bon Dieu de vous en délivrer. - ---Sera-ce long, mon père? - ---J’espère que non. Tout dépendra, non point des efforts violents que -vous pourriez être tenté de faire (ils aggraveraient le mal), mais de -votre fidélité calme et persévérante dans l’emploi des moyens indiqués. -Allez en paix, mon enfant... et revenez.» - -En me reconduisant, il me dit encore: «Courage, Paul! Dieu vous envoie -cette petite épreuve pour vous aguerrir: il veut faire de vous un de ses -bons soldats.» Je lui ai promis de lutter de mon mieux. - - -25 JANVIER.--J’ai religieusement obéi à mon directeur et le calme semble -déjà revenir. D’ailleurs, grâce à une période de froid, nous avons -beaucoup patiné depuis quelque temps, et cet agréable exercice au grand -air a notablement contribué, je crois, à me rafraîchir le tempérament. - - -2 FÉVRIER.--Ce matin, fête de la Purification de la Sainte Vierge, en -présence de tout le collège assemblé à la chapelle, le P. Professeur -d’Humanités a prononcé ses _grands vœux_. - -Rien de plus simple que la manière dont la cérémonie s’accomplit. Au -moment de la communion du prêtre, pendant que le P. Recteur, tourné vers -l’assistance, tient la sainte hostie entre ses doigts, le religieux à -genoux lit la formule solennelle qui consomme son pacte avec Dieu et -avec la Compagnie de Jésus; le P. Recteur reçoit cet acte signé et -présente au nouveau Profès, en échange de son oblation suprême, le corps -de Notre-Seigneur. - -Mais la simplicité même de cet acte a quelque chose de saisissant, quand -on réfléchit que, dans la pensée du religieux, c’est une donation sans -réserve et sans retour de tout ce qu’il est, de tout ce qu’il a, au -service et à la plus grande gloire de Dieu, en même temps qu’une -généreuse acceptation de toutes les souffrances que pourra lui imposer -sa vocation. Désormais il ne s’appartient plus: il appartient à ses -Supérieurs, aux âmes qui auront besoin de lui sur n’importe quelle plage -du monde--et aux persécuteurs, qui font rarement défaut aux enfants de -saint Ignace. Mais aussi sa récompense est assurée, belle entre les plus -belles et hors de toute atteinte. - -Ah! si j’étais appelé!... - -A la séance littéraire, que l’Académie de Rhétorique a offerte au Père -après la cérémonie, celui-ci occupait selon l’usage la place du P. -Recteur. Il nous a parlé avec émotion du bonheur incomparable que donne -le sacrifice de soi à Dieu; puis, à propos du vœu spécial que font les -Pères de donner un soin particulier à l’instruction des enfants, il nous -exhorta à élever notre respect pour eux et notre bonne volonté à la -hauteur surnaturelle d’où descend leur dévouement. Il termina par le -gracieux octroi d’un congé. - - -13 FÉVRIER: _Jours gras._--Hier dimanche, grande représentation -dramatique, où Louis a fait un brillant début: il y a montré une -aisance, un naturel communicatif, qui m’ont agréablement surpris et qui -promettent au barreau de Z*** un avocat peu ordinaire. Notre professeur -avait déjà remarqué, depuis un mois ou deux, que le brave garçon -s’ouvrait et se développait à vue d’œil. Heureux effet du changement -d’air et de milieu. - -Aujourd’hui lundi, loterie pour nos pauvres. J’ai gagné... enfin!... un -rond de serviette. Il y a un commencement à tout. - -Mais hélas! par la même occasion j’ai gagné autre chose encore, dont je -me serais facilement passé. Pour tirer les numéros du fond des urnes, -n’avait-on pas imaginé de prendre les trois petits pages du cortège des -Rois, costumés comme alors! Mon négrillon était encore là, au beau -milieu, montrant ses dents blanches et ses yeux ronds à travers sa -figure noire, avec le même sourire. Et ce sourire, je l’ai reçu à bout -portant durant trois heures consécutives, étant placé juste en face de -lui: car ma voix de premier ténor me valait l’honneur de proclamer les -numéros sortants. Cependant je n’ai pas bronché, et quoique la séance -m’ait paru interminable, j’ai su garder jusqu’au bout mon apparente -indifférence, sous le couvert de ma dignité. Mais cette longue victoire -sur moi-même ne va-t-elle pas être suivie d’une fâcheuse réaction? - -Par bonheur, pour la sortie de demain mardi gras, les Pères Surveillants -ont organisé, en faveur des grands qui restent, une excursion folle aux -sources du B..., l’un des plus jolis points de vue du pays. On se mettra -des kilomètres dans les jambes, du bon air dans les poumons, de la gaîté -dans le cœur, et la machine se trouvera remontée pour un bout de temps. - -Vilain crapaud de négrillon, tout de même! - - -15 FÉVRIER: _Mercredi des Cendres._--Nous venions de faire à l’étude -notre prière du matin et je m’apprêtais à donner exceptionnellement à -mes membres harassés un petit supplément de repos, quand le P. Préfet -est entré, fort grave, et nous a annoncé que dans la nuit, vers onze -heures, un de nos condisciples, mon propre voisin de classe, avait été -appelé subitement à paraître devant le tribunal de Dieu. - -Il ne s’y attendait pas, personne ne s’y attendait. Depuis quelques -jours, il souffrait d’humeurs malignes dans les genoux, mais ne gardait -même pas le lit. Hier soir, son père était venu le voir à l’infirmerie -et l’avait quitté sans inquiétude sérieuse, promettant de revenir -aujourd’hui. Jacques avait ensuite pris son repas, fait sa prière et -s’était couché comme d’ordinaire. A dix heures et demie, le F. -Infirmier, qui dormait dans une alcôve voisine, l’entend respirer avec -effort et gémir. Il court auprès de lui, cherche à le ranimer; mais -voyant ses soins inutiles, il appelle en toute hâte le prêtre le plus -rapproché, qui a juste le temps nécessaire pour lui faire demander -pardon de ses fautes et pour l’absoudre. L’agonie commençait: un quart -d’heure après, c’était la fin. Les humeurs froides avaient gagné le -cœur. - -Jacques passait pour un bon élève et un excellent camarade. Il -appartenait à la Congrégation, puissant motif d’espérance pour le salut -de son âme. Mais la soudaineté du coup n’en a pas moins jeté la -consternation partout, spécialement en première division et en -Philosophie. Quand, ce matin, avant la cérémonie des cendres, le P. -Recteur a pris pour texte de son allocution la formule liturgique: -«_Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras en -poussière_»,--le commentaire s’était fait d’avance dans tous les esprits -et la conclusion pratique apparaissait très claire: - -«Nul n’est sûr du lendemain; il faut donc bien employer le présent et se -tenir toujours prêt à rendre compte de son âme à Dieu... Si l’on y -pensait sérieusement, ajouta le Père, oserait-on perdre en bagatelles un -temps précieux, qui va peut-être nous échapper tout d’un coup?» - -Cela tombait à pic sur moi et n’a pas manqué son effet. Dans la journée, -je suis allé prier auprès du défunt, qui reposait, vêtu de l’uniforme, -sur une couche entourée de beaux lis blancs. Son pauvre père était assis -tout près, abîmé dans une douleur qui faisait peine; sa mère, Jacques ne -la connaîtra qu’au ciel. Devant ce cadavre de mon condisciple, j’ai -renouvelé à Dieu la promesse de donner à ma vie un emploi sérieux. - -Et je suis définitivement guéri de ma sotte maladie de cœur. - - -16 FÉVRIER.--Hier, toute la journée, le silence et l’angoisse ont pesé -sur la maison. Pas de jeux; en cour, on parlait du défunt et, de temps à -autre, des regards troublés montaient vers les rideaux de la chambre -mortuaire, derrière lesquels on distinguait la rouge lueur des cierges. -La nuit a dû paraître longue à plus d’un et les rêves terrifiants -n’auront pas manqué. Moi, une fois couché, j’ai dit pour Jacques un _De -profundis_, et puis je l’ai prié de me laisser dormir, parce que j’en -avais grand besoin. J’ai très bien dormi. - -Ce matin, service funèbre solennel, au milieu d’un émouvant -recueillement. Après l’absoute, pendant que la cloche tintait son -frémissant adieu, la dépouille mortelle de notre camarade se dirigea -vers la gare, précédée des Pères et suivie de tous les élèves, tête nue. -Je tenais avec trois autres philosophes les cordons du poêle. Jacques -traversa ainsi toute la ville, salué par la respectueuse pitié des -habitants. Sur le quai de la gare, on récita encore des prières, nous -jetâmes de l’eau bénite sur le cercueil, on le mit dans un fourgon, -dessus on plaça la grande croix de violettes qui symbolisait nos regrets -et nos espérances; puis, pendant qu’il s’en allait vers sa dernière -demeure, nous reprenions à travers la vie le chemin qui nous conduira -tôt ou tard au même terme. - -A la classe du soir, le P. Professeur nous dit qu’il y avait dans cette -mort, avec ses circonstances imprévues, une leçon voulue de Dieu pour -nous et nous engagea à ne pas la laisser passer inutile. Il avait raison -et je suis décidé, pour ce qui me regarde, à la mettre à profit. Je veux -que ce carême, ouvert si tristement, ne s’achève point sans que j’aie -fait de réels progrès dans la lutte contre moi pour Dieu. - - -7 MARS.--Voilà trois semaines que mon journal est resté en panne: mais -où prendre le loisir de le faire marcher? Dès le lendemain du départ de -Jacques, le P. Professeur a réuni les fortes têtes de la classe pour la -préparation d’une séance de philosophie. Je me suis trouvé du nombre; -car, après avoir quelque temps regimbé contre ces études si arides, j’ai -reconnu qu’elles donnent à l’intelligence de nobles satisfactions et -j’ai fini par y prendre tout à fait goût. Avec le goût est venu le -succès. - -La séance a eu lieu aujourd’hui, fête du grand théologien et philosophe -saint Thomas d’Aquin. Je suis sûr, Jeanne, que tu ne t’y serais pas -ennuyée, tant nous avions fait effort pour mettre les vérités les plus -abstraites à la portée des personnes... intelligentes. J’ai vu des dames -qui semblaient s’intéresser fort à ce qui se disait sur la scène. Mais -peut-être étaient-ce les mamans ou les sœurs des jeunes philosophes, et, -dans ce cas, toute conclusion sur la valeur réelle des choses devient -sujette à caution. L’amour est aveugle. - -Les Ursulines, sans doute, ne t’ont jamais laissée soupçonner que nos -arrière-grands-parents, il y a quelques milliers d’années ou de siècles, -vivaient sur les cocotiers et y passaient leur temps, entre les repas, à -exécuter des gambades et des grimaces muettes, comme en font encore -aujourd’hui les singes dans les cages. Mais voilà qu’un beau jour, on ne -sait plus à quelle occasion ni à quelle date, les parchemins faisant -défaut, l’un d’entre eux s’avisa de parler; un autre lui répondit dans -la même langue (on pense que c’était une langue primitive) et ainsi le -singe devint homme. - -Ils sont au moins quatre savants notables, de divers pays, qui veulent -nous faire gober cela, sur leur parole, sans y être allés voir. Le plus -drôle, c’est qu’ils le disent sans rire! Il est vrai que le plus célèbre -des quatre, un M. Darwin, est Anglais--et les Anglais ne rient jamais. - -Cependant, il ne passe pas pour le plus mauvais dans cette _singerie_. -D’autres, ses admirateurs, prenant au bond la balle qu’il leur offrait, -consciemment ou non, s’en servent pour attaquer le dogme de la création. -L’un d’eux, Cari Vogt, l’a confessé en termes cyniques: «Il faut, sans -plus de façons, mettre le Créateur à la porte et ne plus laisser la -moindre place à l’action d’un tel être». Mais ce qui est facile à dire, -n’est pas toujours aussi facile à faire, et ces aimables descendants du -singe, pour remplacer la création, font exécuter à la science des -cabrioles et des tours de force extraordinairement réjouissants. - -Le singe, leur grand-papa, ne s’est pas fait tout seul: si Dieu ne l’a -pas créé, d’où venait-il? Un Allemand--les Allemands ne doutent de rien, -ni surtout d’eux-mêmes--s’est chargé de lui fournir un arbre -généalogique très simple. Dieu n’a rien créé: la matière a toujours -existé. Or, il y a de cela bien des millions d’années, quelques -minuscules poussières, qui se promenaient dans l’espace, se collèrent -ensemble, par un effet de _circonstances exceptionnelles_, deux mots -joliment commodes, et constituèrent une petite chose informe, que M. -Hæckel appelle une _monère_ et que personne n’a jamais vue nulle part, -si ce n’est lui, en rêve de malade. La _monère_, avec le temps et -d’autres circonstances exceptionnelles, se transforma en un être vivant -moins rudimentaire, puis en un troisième plus parfait et, au bout de -vingt-et-une transformations de ce genre--l’Allemand répond du -chiffre--après avoir été successivement larve, ver, lamproie, -salamandre, singe inférieur, singe supérieur, arriva à l’humanité -intelligente et parlante. - -C’est ce qu’on nomme le _transformisme_, et c’est ce beau système que -notre séance avait pour but de réduire à sa juste valeur. - -Je ne t’en ferai pas l’analyse détaillée. Tu sauras seulement que Jean, -Louis et moi, nous avons eu l’insigne honneur de développer, dans trois -dissertations fort bien écrites, tu n’en doutes pas, et fort bien -écoutées, la théorie de l’_évolution_, qui forme la base du système. - -La seconde partie comprenait une discussion orale sur cette théorie, -entre une douzaine de savants, réunis en Congrès à Paris. Le Congrès, -pour l’agrément de nos invités, avait bien voulu se transporter sur -notre théâtre, et là, assis autour d’une grande table à tapis vert, ces -messieurs ont discuté avec une profondeur, une clarté et une courtoisie -qui se rencontrent rarement à de pareilles assemblées. Chose plus rare -encore: à la fin, sauf deux ou trois mauvaises têtes, des Anglais ou des -Allemands, irréductibles au ridicule, tout le monde se trouva d’accord. - -Pour finir, une jolie comédie du P. Delaporte, tout à fait dans le -sujet. Les bons transformistes de tout pays, quoique profondément -convaincus de l’existence préhistorique de ce fameux _anthropopithèque_ -(homme-singe), gémissaient de penser que, dans cette quantité -prodigieuse de singes qui peuple les forêts et le monde, son espèce fût -demeurée jusqu’ici introuvable. C’était un terrible argument contre leur -doctrine et une fâcheuse lacune dans le tissu serré de la science. - -Soudain, à travers l’Allemagne, un cri éclate: «_Il est retrouvé! On le -montre au Colisée de Munich! Il joue du violon!_» La nouvelle franchit -le Rhin et va mettre en goguette physiologistes, journalistes, artistes -et commis-voyageurs de la capitale. Tout ce monde afflue chez -l’impresario bavarois, pêle-mêle avec les plus respectés professeurs des -Universités germaniques. Ceux-ci triomphent sans aucune modération: -«Nous l’avions bien dit! La science allemande ne se trompe pas». Les -Parisiens, plus accoutumés aux fumisteries humaines, se montrent moins -affirmatifs. - -Mais enfin, il faut bien se rendre à l’évidence. L’anthropopithèque, -introduit par son barnum, apparaît sur la scène. Il a un air aussi -intelligent qu’un singe peut l’avoir; il ne parle pas encore, mais il -comprend fort bien ce qu’on lui dit. Son maître l’invite à prendre son -violon et à jouer au public bienveillant la 4e symphonie de Beethoven: -il prend son violon et joue la 4e symphonie de Beethoven, sans -partition. Stupéfaction générale, bravos enthousiastes: les professeurs -entrent en délire. On crie: «Bis! Bis!» Il comprend et recommence le -morceau: il semble même qu’il y ait plus d’âme que tout à l’heure dans -le jeu de l’étonnant animal--si l’on peut vraiment encore l’appeler un -animal! - -Mais un des Parisiens conçoit des soupçons: il s’approche par derrière, -en tapinois, et lui tâte un mollet. L’artiste répond par un coup -d’archet. Le Parisien riposte par un coup de poing, saute sur les -tréteaux, et, par un effort soudain, attrape une oreille de l’autre; il -tire, la peau craque et l’on voit apparaître... la tête humaine d’un -fumiste caché dessous. L’impresario se défile un peu vivement--et la -science allemande aussi. - -Avais-je raison de dire que tu ne te serais pas ennuyée? On a bien ri. -L’aventure est d’ailleurs authentique: les bons journaux d’Allemagne en -ont fait des gorges chaudes, aux dépens des pauvres professeurs -d’Université, qui ont dû _jurer, mais un peu tard, qu’on ne les y -prendrait plus_. - - -19 MARS.--Visite chez les Petites-Sœurs des Pauvres, en l’honneur de -saint Joseph, leur grand fournisseur. Le brave tambour de l’année -dernière ayant été appelé à faire sa partie dans la musique des Anges, -nous avons été reçus par une clarinette et un trombone, qui nous ont -conduits gaiement au réfectoire: c’était idyllique comme une noce de -village. - -Dîner fort joyeux. La caisse de mandarines envoyée par Jeanne a eu le -succès qu’elle méritait. Quand j’ai dit qu’elle venait de ma sœur, une -bonne vieille qui n’a sans doute pas étudié la propriété des termes, me -dit: - -«Votre sœur, monsieur, doit être une personne bien _convenable_. - ---En effet. - ---Est-ce qu’elle vous ressemble? - ---Oh! Elle est mieux que moi. - ---Vraiment? Vous êtes pourtant bien convenable aussi, avec votre -_moustachon_ brun!» - -L’entretien prenait une tournure scabreuse: mon _moustachon_ n’allait-il -pas tourner la tête à la vieille comme à moi le négrillon? Je crus -prudent de prétexter qu’on m’attendait ailleurs. - -Après le dîner, nous donnâmes à ces braves gens un beau salut, où -chanteurs et enfants de chœur déployèrent tout leur talent, qui n’est -pas mince. - -Puis, sur un théâtre improvisé avec des tables, on rejoua devant eux, en -costumes, deux actes de la pièce de carnaval. Louis fut couvert, non pas -d’applaudissements (les bonnes Sœurs les avaient sagement interdits, -pour le bon ordre), mais de rires joyeux et d’exclamations admiratives. -Quand ce fut fini, il dut rentrer seul en scène pour recueillir les -bravos et promettre qu’on reviendrait. - -Pauvres bons vieux! Lorsque nous prîmes congé de la Mère Supérieure, -elle nous dit: «Chers messieurs, nous tâchons de rendre la vieillesse -aussi douce que possible à nos pensionnaires: mais nous ne pouvons les -en guérir. Avec vous seuls ils redeviennent jeunes, et chacune de vos -visites les réchauffe comme une journée de beau soleil. Ils en parlent -bien longtemps et comptent les jours jusqu’à la suivante. Au lycée, on -leur fait aussi la charité des restes de cuisine, comme au collège: mais -cela ne vaut jamais un repas servi par vous. Quand vous venez, vous êtes -les anges du bon Dieu, et nos vieux enfants le sentent si bien que votre -présence suffit pour les rendre moins difficiles et plus pieux. Ils -prient volontiers pour leurs jeunes bienfaiteurs». - - -25 MARS: _Annonciation de la sainte Vierge._--Ayant été réélu préfet -pour la seconde moitié de l’année, j’ai eu comme tel, ce matin, -anniversaire de ma propre réception, la grande joie de servir de parrain -à Louis. Il s’était préparé très sérieusement à son acte de consécration -et l’a prononcé, je crois, avec les sentiments les plus généreux. Nous -lui avons immédiatement donné une place, qui se trouvait libre, parmi -les Catéchistes des enfants pauvres: il en est ravi. - -Il a déjà bien travaillé, avec Jean et moi, à l’amélioration de -plusieurs condisciples. Un ancien élève d’une maison peu recommandable, -garçon revêche et entêté, avait résisté à toutes mes avances: Louis l’a -retourné en un rien de temps, sans avoir l’air d’y toucher, et l’a rendu -souple comme un gant à l’égard de l’autorité. Je devais être son modèle: -il devient le mien. - - -30 MARS: _Jeudi Saint._--En faisant mes Pâques avec tout le collège, ce -matin, j’ai pensé que maman et Jeanne remplissaient leur devoir, à la -même heure, et que mon pauvre papa restait seul, enfermé chez lui, bien -certainement mal à l’aise, peut-être gémissant dans son cœur de ne pas -avoir le peu de courage qu’il faudrait. Mon Dieu, ayez pitié de lui! Je -ne laisserai point passer les petites vacances prochaines sans revenir à -la charge: je _veux_ son âme, fallût-il pour elle donner ma vie. - -A onze heures, devant les Congréganistes réunis à la chapelle, le P. -Recteur, assisté d’un diacre, d’un sous-diacre et des enfants de chœur, -a selon l’usage lavé les pieds à douze de nos petits catéchisés. -Quoiqu’on leur eût bien expliqué d’avance la signification religieuse de -la cérémonie, les pauvres gamins paraissaient tout déconcertés en voyant -ce vénérable prêtre s’agenouiller devant eux, leur verser de l’eau sur -les pieds, les essuyer et puis les baiser. Ils suivaient tous ces -mouvements avec une sorte de curiosité inquiète et se laissaient à peine -rassurer par la pièce blanche que chacun recevait ensuite. Leur -saisissement ne diminuait guère, pendant que les Pères Directeurs, les -dignitaires de Congrégation et leurs propres catéchistes, à la suite du -prêtre, venaient aussi leur baiser les pieds. Ce sera certainement un -des plus durables souvenirs de leur enfance. Puisse-t-il leur être -salutaire! - -Le soir, on va par classes adorer le Saint-Sacrement aux _tombeaux_ des -églises et chapelles de la ville. - - -31 MARS: _Vendredi Saint._--Journée de deuil. Dès le matin, la seule -fois de l’année, à moins d’être malade, on déjeune en cour d’un simple -morceau de pain ou, si l’on veut, de rien du tout. Les offices, si -émouvants dans leur symbolisme funèbre, occupent une bonne partie de la -matinée; dans la soirée, le sermon sur la Passion et le chant douloureux -du _Stabat_ entretiennent les souvenirs du Calvaire. Le silence même des -cloches et le bruit strident des crécelles qui les remplacent -contribuent à tenir l’âme comme courbée sous un poids qu’elle se ferait -scrupule de secouer. - -Je ne sais si les Juifs se réjouissent en ce jour, où leurs pères ont -crucifié Jésus de Nazareth: on pourrait ne pas s’en étonner, puisqu’il -était et qu’il reste pour leur nation un imposteur. Mais je ne puis -comprendre, si l’on ne m’a pas trompé, le froid égoïsme des protestants, -qui, sans compassion pour les souffrances que nos péchés ont coûtées au -Sauveur et à sa Mère, songent uniquement aujourd’hui à se réjouir de -leur rédemption. Cela seul suffirait à prouver que le protestantisme -n’est pas la religion du cœur. - -Au lycée, on nous renvoyait dans nos foyers avant le Jeudi Saint. De -fait, on ne pouvait pas forcer les élèves juifs ou protestants à -célébrer les mystères de la Passion comme nous; quant à nous, nous -avions la liberté de faire notre Semaine Sainte et nos Pâques dans nos -paroisses. Mais, hélas! combien d’entre nous ne pensaient qu’à se venger -immédiatement des ennuis d’une longue prison en s’amusant! Il me semble -à présent qu’il y avait là une véritable insulte à l’esprit catholique. - - -2 AVRIL. _Alleluia!_--Le Christ est ressuscité et avec lui la joie des -cœurs chrétiens. Tous les visages, naguère encore si tristes, rayonnent -aujourd’hui; tous les chants sont joyeux, à l’église et dans les -branches, où se montrent les premières feuilles; le soleil lui-même -paraît plus radieux et plus chaud. _Alleluia!_ - -Nos enfants pauvres ont assisté à notre grand’messe, sous ma -surveillance. Quelques-uns, peu amateurs de belle musique et -d’éloquence, jetaient parfois des regards impatients vers la porte qui -conduit au jardin, et pour cause. Des poules mystérieuses avaient déposé -dans les plates-bandes, dans les bordures, sous les buissons, des œufs -naturels et sucrés; ils le savaient. La messe finie, on se réunit sur la -pelouse autour du P. Directeur: il indique les endroits permis et les -endroits défendus, puis donne le signal de l’ouverture de la chasse. On -se précipite, on se bouscule, on passe les uns par-dessus les autres et -par-dessus les œufs; à chaque trouvaille, les cris de joie éclatent. Peu -à peu les casquettes s’emplissent. Quand les nids sont vides, on revient -auprès du Père: il constate si le hasard n’a pas créé des inégalités -trop choquantes, et il fait les compensations nécessaires; puis il rend -la liberté à la joyeuse volée d’oiseaux. - -Je connais un autre oiseau, assez gros, qui attend avec impatience la -journée de demain pour prendre aussi son essor vers un pays et des êtres -chéris. Il vous apportera deux croix de premier, un témoignage -semestriel avec la mention _peroptime_ (parfaitement bien), une bonne -note d’examen, et son cœur de fils et de frère au grand complet. -_Alleluia!_ - - -15 AVRIL. _Après la rentrée._--La première chose que j’ai faite, en -rentrant au collège, a été d’annoncer à mon Directeur que, sur mes -nouvelles instances, mon brave papa m’a enfin promis qu’aux grandes -vacances il irait avec moi se confesser à Lourdes. Le Père m’a répondu: -«Je dirai dès demain, et de tout mon cœur, une messe d’action de grâces -pour cet heureux événement: venez me la servir. Nous prierons en même -temps la Vierge Immaculée d’affermir votre père dans ses bonnes -dispositions et de vous aider à lui mériter la persévérance par votre -propre fidélité. Est-ce convenu?»--«_Amen_, mon Père.» - -J’ai fait déjà un pacte semblable avec ma sœur Jeanne, qui, de plus, -s’est chargée d’entretenir tout doucement le feu sous la cendre, en -évitant les coups de tisonnier imprudents. - -En ce qui regarde ma personne, je me sens bien résolu avec la grâce de -Dieu à poursuivre la lutte contre tout ce qui grouille encore en moi, -mais épouvanté aussi, en songeant au peu de temps qui me reste (trois -mois à peine!) pour achever la victoire et pour fixer mon avenir. - -Que sera mon avenir? C’est la question troublante. Je veux être soldat: -je ne saurais, avec mon tempérament, songer à autre chose. Mais sous -quel drapeau? Je paierai comme tout le monde l’impôt du sang à la -patrie; mais la carrière militaire ne me tente pas: on y est trop -passif, trop machine. Restent les luttes de l’intelligence, de la -parole, de l’action publique. Serai-je professeur, écrivain, avocat, -homme politique ou... jésuite? Voilà le grave problème que ce dernier -trimestre devra résoudre. Que Dieu et Notre-Dame me viennent en aide. - - -17 AVRIL.--Conversation intime avec Jean. Je veux la conserver telle -quelle. - -«Mon gros, j’ai à te faire une confidence. - ---Quelque mauvaise plaisanterie! - ---Est-ce que tu ne trouves pas que nous commençons à passer l’âge des -_blagues_? - ---Tiens! Tu as un air spécial aujourd’hui. C’est donc sérieux? - ---Très sérieux. Écoute et tais-toi. - ---Je fais le mort: parle. - ---Nous n’avons plus que trois mois... - ---Hélas! - ---Tu ne devais pas dire un mot. - ---Ce n’est qu’une interjection, arrachée par la douleur. - ---Voyons, veux-tu savoir mon secret? - ---Tu as un secret pour moi? - ---Mais non, puisque je veux te le dire. - ---Vas-y. (Je me bâillonne avec mon mouchoir.) - ---Nous n’avons plus que trois mois pour décider l’emploi futur de notre -vie. J’ai beaucoup réfléchi, prié, consulté, et mes idées, que tu -soupçonnes peut-être... (je fais un signe répété d’assentiment muet), -sont désormais arrêtées. Je ne me sens pas fait pour le monde. - ---Le monde est indigne de toi! - ---Encore!... (Je m’empresse de remettre mon bâillon.) Ce qu’il pourrait -m’offrir ne vaut pas la peine que j’y risque mon âme. Et quel bien y -ferais-je?» - -Pour le coup, j’éclate: - -«Mais tout le bien que tu voudras, mon ami. N’as-tu pas tout ce qu’il -faut, non seulement pour faire bonne figure dans le rang, mais pour être -capitaine et général dans l’armée du bien? - ---Il m’est venu des doutes là-dessus, mon bon, depuis que j’entends des -hommes, bien autrement doués que moi, se plaindre que tous leurs efforts -n’aboutissent à rien de durable et qu’ils restent ou reviennent toujours -à l’état de simple unité. - ---Bah! il ne tiendrait qu’à toi d’être un petit Montalembert. - ---Je te délègue mes droits à cet honneur. - ---Oh! moi, je n’ai aucune prétention à m’élever jusque-là: j’ai les -ailes bien trop courtes. - ---Tu vois comme le sentiment de ton impuissance, moins prouvée cependant -que la mienne, te fait reculer! Je me connais, Paul. Isolé, je perdrai -ma vie: pour valoir et pour faire quelque chose avec ce que Dieu m’a -donné, il me faut des compagnons d’armes et des chefs sûrs. Je sais où -les trouver. - ---Au noviciat des Jésuites? - ---Oui. - ---Et tes parents? - ---Une lettre vient de m’apporter le consentement que je leur avais -demandé aux vacances dernières. Je suis libre de partir dans trois mois, -si la retraite de fin d’études, au mois prochain, ne modifie pas mes -résolutions. Elle ne les modifiera pas, s’il plaît à Dieu. - ---Et tu partiras sans regret? - ---Je n’ai pas dit cela. Mon cœur n’est pas un caillou, tant s’en faut, -et il m’en coûtera énormément de quitter ma famille, mes amis, toi...» - -Un sanglot me secoua et mes larmes jaillirent. Il me prit la main: - -«Mon pauvre Paul, de toute façon nous devions nous séparer, à la fin de -cette année, à moins que tu ne m’accompagnes. - ---Oh! je ne suis pas digne. - ---J’en avais dit autant au P. Directeur; il m’a répondu: «L’appel de -Dieu étant une pure faveur, personne n’en est digne. Sommes-nous dignes -de communier? Non, et pourtant Dieu nous y convie avec instances. Il est -le Maître: quand il appelle, il faut obéir.» Mon cœur me dit depuis -longtemps, à n’en plus pouvoir douter, qu’il m’appelle à lui donner -tout, tout, tout, et, après mûr examen, ceux qu’il a chargés du soin de -mon âme sont du même avis: dès lors, je n’ai pas le droit d’hésiter. -S’il t’appelait dans ces conditions, hésiterais-tu? - ---Non. - ---Eh bien, mon cher ami, ne me blâme pas... - ---Oh! je n’y songe point. - ---Ne me plains pas... - ---C’est moi que je plains. - ---Et ne te plains pas toi-même: nos deux âmes se sont trop bien -comprises, durant ces deux bonnes années, pour que la distance puisse -les désunir jamais. Nous resterons frères par le cœur: est-ce dit?» - -Pour toute réponse, je me jetai à son cou en pleurant. Il reprit: -«Allons nous consoler tous deux aux pieds de la sainte Vierge et -demandons-lui, l’un pour l’autre, courage et persévérance.» - - -18 AVRIL.--Pour la première fois depuis... toujours, j’ai passé la nuit -sans fermer l’œil. La confidence de Jean m’a bouleversé. Je devais -pourtant m’y attendre, ou plutôt je m’y attendais, mais pas pour si tôt: -j’avais pensé qu’il se déciderait au moment de la retraite de fin -d’études et qu’il me laisserait le temps de préparer mon esprit à -l’inévitable séparation. Au lieu de cela, c’est tombé sur moi comme un -coup de foudre! - -Oh! je sais que sa résolution a été mûrie sagement: il fait tout -sagement, comme un vieux jésuite. Depuis bien longtemps, c’est visible à -tous les yeux qu’il avait trouvé son chemin et qu’il n’en déviait pas -d’une ligne. D’autres _bons élèves_ ont de la piété, de l’ardeur au -travail, du bon esprit, mais, à côté de cela, des petites idées -personnelles, des rêves vulgaires d’ambition ou de bien-être matériel, -rien de généreux ou d’élevé: Jean faisait son devoir sans bruit, ne -parlait jamais des plaisirs qu’il se promettait; et, quand d’autres en -parlaient, son visage prenait une légère expression de pitié souriante, -et son œil noir, par-dessus nos pauvres préoccupations terrestres, -semblait regarder dans le lointain un idéal surnaturel. - -Il le voyait en effet et il va l’atteindre. Pour rien au monde, je ne -voudrais l’en détourner. J’aime cet ami comme je n’aimerai jamais -personne; car il a été vraiment (comme dit ma sœur) mon second ange -gardien, à une époque où tout mon avenir d’ici-bas et d’au-delà se -trouvait en jeu. Mais si je l’aime, c’est pour lui d’abord, pour moi -après. Qu’il aille où Dieu l’appelle et qu’il soit heureux, parfaitement -heureux: c’est mon plus cher désir. J’aurai le courage de dire merci à -Dieu pour lui. - -Mais la pensée que son départ mettra fin à cette douce intimité -journalière de deux ans et que je devrai renoncer à l’espoir de marcher -avec lui, la main dans la main, à travers la vie, est dure pour moi, si -dure que... j’ai envie de le suivre au noviciat. Cette nuit, je le -voyais, me servant d’introducteur dans la carrière religieuse, comme il -m’a initié à la vie chrétienne de collégien, m’encourageant encore -d’exemple et de conseil, corrigeant au besoin mes échappées par une de -ces gronderies fraternelles qu’il donne si bien. Une fois sortis des -premières épreuves, nous partagerions les mêmes travaux--car nos goûts -et nos aptitudes se ressemblent--et, à l’occasion, l’un de nous -compléterait l’autre. Les Supérieurs, qui approuvaient notre amitié au -collège et la faisaient servir au bien général, ne la blâmeraient pas au -couvent et favoriseraient nos efforts communs au profit des âmes et de -la gloire de Dieu. Pourquoi pas?... - -Pourquoi pas?... Hélas! Parce qu’il est appelé et que, moi, je ne suis -pas sûr de l’être. - -Sans aucun doute, moi aussi je veux sauver mon âme; moi aussi je veux, -par reconnaissance et par devoir, travailler pour Dieu, et si Dieu -voulait bien me demander le sacrifice sans réserve, je l’offrirais sans -hésiter: je l’ai déclaré hier à Jean. Mais mon amitié pour Jean et ma -bonne volonté forment-elles deux motifs suffisants pour que je puisse me -croire appelé? Ai-je droit de m’appeler moi-même? - -Cette incertitude est cruelle. - - -19 AVRIL.--Le P. Directeur m’a rendu un peu de calme et, sans vouloir se -prononcer formellement sur le fond de la question, m’a engagé à -réfléchir, à prier surtout et à attendre avec confiance la réponse de -Dieu. - -Je l’ai dit à Jean: il m’a promis de m’aider de tout son cœur à obtenir -la lumière d’en haut et, en attendant, m’a fait promettre de ne pas -broyer du noir, prétendant que cela ne pouvait servir qu’à mettre le -diable en gaîté. - - -24 AVRIL.--Serait-ce la lumière désirée? Je viens d’entendre un -magnifique discours du comte Albert de Mun, secrétaire général de -l’œuvre des Cercles catholiques, sur l’action sociale chrétienne. - -Je ne veux pas analyser ce qui a été dit; mais la personne de l’orateur -m’a singulièrement impressionné. Quoiqu’il ne porte plus d’uniforme, sa -belle prestance et toute son attitude trahissent encore le brillant -officier de cavalerie. Distinction parfaite, parole irréprochablement -correcte, geste digne et mesuré. On se sent tantôt charmé, tantôt ému; -le plus souvent les deux effets sont mêlés, et à l’admiration pour -l’orateur vient s’ajouter tout naturellement le désir de travailler à la -réalisation de son noble but. - -A la fin, s’adressant aux jeunes gens d’avenir et de bonne volonté, il -s’est écrié: «Voilà l’heure de secouer votre timidité ou votre mollesse. -L’avenir de la patrie dépend de vous. Si vous avez le cœur vraiment -chrétien et français, armez-vous de foi et de courage, ralliez-vous au -drapeau que nous vous présentons et aidez-nous à le porter haut et -ferme, pour que le peuple tout entier vienne s’abriter sous ses plis et -y retrouve sa force et son bonheur avec son Dieu.» - -Ces paroles m’ont vivement saisi et il m’a semblé voir, comme dans un -éclair, ma place marquée à l’ombre du drapeau chrétien. - -Si je ne puis être jésuite, je serai un homme d’action sociale et -catholique. - - -30 AVRIL.--J’ai voulu attendre quelques jours, avant de faire part à mon -directeur des impressions que j’avais rapportées de la conférence de M. -de Mun. Elles n’ont pas diminué de vivacité. Je trouve même une certaine -jouissance à penser qu’en travaillant au bien moral du peuple, je ferais -sous l’habit séculier ce que Jean fera sous l’habit religieux: ce sera -quelque chose, et si Dieu s’en contente, il faudra bien que je m’en -contente aussi. - -Le Père n’a pas, de but en blanc, accepté ces impressions nouvelles -comme une indication de la Providence et n’a rien changé à sa direction -précédente. Je dois continuer à réfléchir, durant le mois qui nous -sépare encore de la retraite, afin de pouvoir alors, en connaissance de -cause, sous l’œil de Dieu, peser avec calme les raisons pour et contre, -puis prendre mon parti. - -Ce mois est celui de Marie: nous allons l’inaugurer tout à l’heure à la -chapelle. La Vierge Immaculée m’a si visiblement protégé depuis deux ans -que je veux continuer à tout demander et à tout espérer de sa bonté -maternelle. Ma mère de la terre et ma sœur Jeanne la prieront aussi pour -moi: elles ont déjà obtenu ma conversion, elles m’obtiendront la grâce -de répondre jusqu’au bout aux desseins de Dieu sur ma vie. - - -7 MAI.--«Sonnez, clairons! Battez, tambours!» Voici le général... -«Soldats, garde à vô! Présentez... échasse!» - -Le général, conduit par le P. Recteur, passe entre les deux rangées de -guerriers et va prendre place au haut bout de la cour. Il a bien voulu -présider une _revue de jeux_ de la première division[8]. - - [8] Ce général, un de nos meilleurs, avait ses fils au collège et - venait y assister, non seulement à nos séances littéraires, mais à - la messe et aux vêpres: série de crimes qu’il paierait cher - aujourd’hui! Il a d’ailleurs terminé sa carrière dans la disgrâce - pour avoir, lors d’une circonstance importante, fait trop bien son - devoir militaire, sans prendre souci de la politique. - -Elle commence par se présenter à lui, sur les échasses, en masse -profonde, puis sur deux lignes, puis en escadrons détachés. Tous ces -changements de position s’exécutent avec un ensemble qui fait plaisir au -vieux soldat. Il approuve et encourage de la voix et du geste. - -Les manœuvres qui suivent, d’abord faciles, puis de plus en plus -savantes et compliquées, excitent sa franche admiration. - -Quand on en vient ensuite aux mains, son œil suit avec animation toutes -les péripéties de la lutte, comme si elle lui en rappelait d’autres bien -plus sérieuses, auxquelles il a pris une belle part. Les combattants -sentent sur eux ce regard d’un brave et se disputent ardemment la -victoire. Lorsqu’elle est enfin décidée, le parti vainqueur reçoit avec -orgueil les bravos du général. - -En un clin d’œil, les cavaliers se transforment en fantassins et, armés -de boucliers, évoluent maintenant, sur leurs jarrets exercés, avec une -souplesse et une grâce qu’ils ne pouvaient déployer sur leurs jambes de -bois. - -Mais on attendait avec fièvre le _clou_ de la fête, le grand engagement: -un combat de balles au bouclier. Deux camps se forment: une ligne les -sépare, gardée par deux juges d’armes, qui déclareront mort, sans -rémission, quiconque mettra le pied au-delà ou même dessus. Pendant -vingt minutes, les projectiles volent et les combattants disparaissent -de part et d’autre, vaincus. Peu à peu leur nombre se réduit: il ne -reste plus que les braves à tous crins, sept à huit. J’en étais. Une -demi-seconde seulement, j’ai le malheur de découvrir mon flanc: une -balle m’atteint tout près du cœur et je tombe. Après moi un autre, puis -un autre. Anatole tient bon, seul contre trois: c’est Horace contre les -Curiaces. - -Il a pris position à quelques pas en retrait de la ligne, pour mieux se -garantir des coups obliques: là, ramassé sur un genou derrière son -bouclier, il reçoit indifférent les balles qui viennent y mourir et, -d’un œil d’aigle, il épie le défaut des boucliers ennemis. A peine en -a-t-il entrevu un que sa balle part et fait un homme mort. L’un des deux -adversaires encore debout l’atteint au bras droit, mais le bras droit ne -compte pas; l’autre en pleine figure, mais la figure ne compte pas; son -nez saigne, mais le sang ne compte pas. Le second Curiace, à son tour, -mord la poussière. Les voici un contre un; les bravos et les cris de -_Courage!_ les soutiennent. Mais Anatole a pour lui le sang-froid et la -promptitude: un éclair fend l’espace et le dernier adversaire (c’est mon -ami Louis), touché à l’épaule, jette son bouclier aux pieds de -l’invincible. - -Anatole, salué de mille acclamations, redresse sa belle taille, encore -grandie par cette rude victoire, s’incline, puis court à la fontaine se -laver la figure et rafraîchir ses yeux, pochés au beurre noir. Redevenu -quasi présentable, on le conduit au général. Celui-ci le félicite et -l’embrasse, au milieu des bravos; puis il nous remercie tous du -réconfortant spectacle de discipline et de vaillance, que nous venons de -lui donner, et nous invite, pour le premier jour de congé, à venir boire -avec lui, dans sa campagne, à la gloire que nos belles qualités -promettent à la patrie. - -Vive le général! Vive Anatole! - - -17 MAI.--Le P. Recteur, voulant témoigner aux catéchistes des pauvres et -à tous les Congréganistes sa bienveillante satisfaction, nous a accordé, -hier, une excursion sous forme de pèlerinage. - -Au sortir de la classe du matin, on nous sert un déjeuner dînatoire pour -nous donner des jambes; nous prenons ces dernières à notre cou et nous -voilà partis avec notre P. Directeur pour N.-D.-de-T. Un bout de chemin -de fer abrège la route et nous permettra de pousser plus loin la -promenade à pied. - -Quand le train s’arrête, nous gagnons le sanctuaire où l’on vénère -l’antique image de la sainte Vierge. Il est modeste, mais bien tenu et -recueilli. Nous y sommes seuls. On prend ses places de Congrégation, -chaque dignitaire à son rang, et l’on se repose à réciter en deux chœurs -le chapelet pour l’heureux succès de la retraite prochaine. Le P. -Directeur nous adresse un mot édifiant; puis on va s’agenouiller devant -l’autel privilégié, et le Préfet, au nom de tous, renouvelle à haute -voix l’acte de consécration à Marie. Monsieur le curé, arrivé à propos, -veut bien nous bénir avec la petite statue miraculeuse. Sur sa -proposition, l’un de nous se met à l’harmonium et nous chantons un -_Magnificat_, qui ne tarde pas à attirer tous les gamins et les dévotes -des environs. Nous prenons congé de Notre-Dame et de son chapelain, à -qui nous laissons une offrande pour l’entretien du sanctuaire. - -Et maintenant, à l’assaut de la montagne! Elle est là devant nous, qui -nous provoque et nous fascine: nos jambes partent toutes seules. L’homme -a besoin de monter toujours! Pour modérer la fougue des plus impatients, -le Père est obligé de prendre la tête, avec défense de le devancer d’un -pas. Mais bientôt la répression devient moins nécessaire: car la montée -raidit et les jarrets tendus se sentent davantage. Quelques-uns des -moins marcheurs commencent même à _traîner la patte_. Au bout d’une -heure, tout le monde pousse un soupir de soulagement, en mettant le pied -sur le petit plateau qui coupe la pente, à quelque distance du sommet. - -L’endroit est ravissant. Dans le fond, une haute muraille, provenant -d’une entaille faite à la montagne pour donner place à un prieuré -aujourd’hui disparu; des buissons en couronnent le dessus; de son pied -jaillit une source fraîche. A vingt mètres en avant, au bord même de la -pente, quelques gros arbres nous offrent, sous leur ombrage déjà touffu, -un lieu de repos à souhait, d’où l’œil embrasse au loin la plaine et les -collines du versant opposé. - -On jouit quelques instants du spectacle; mais les gens pratiques de la -bande, ceux qui ont porté les bagages, rappellent que l’homme ne vit pas -seulement de poésie et qu’ils n’ont pas envie de remporter les sacs -pleins. A cette objurgation tous les estomacs répondent: «_Présent._» On -s’attable, c’est-à-dire qu’on s’établit par terre, qui sur une pierre, -qui sur une racine, qui sur son mouchoir, chacun selon ses convenances. -On attrape un journal du temps passé, qui remplace à la fois l’assiette -et la serviette; le panetier vous apporte du pain, le P. Directeur vous -envoie une large tranche d’animal, veau, porc ou poulet, et nos machines -à broyer naturelles, actionnées par le grand air, fonctionnent avec un -entrain admirable. De temps en temps, un amateur d’esthétique se croit -obligé de dire entre deux bouchées, sans d’ailleurs lever les yeux: -«Quel joli paysage!»--«Un peu de moutarde, s’il vous plaît», répond -quelqu’un.--«J’ai soif», dit le voisin. Et les _boileaux_ circulent, -remplis à mesure par un homme de confiance, qui connaît les têtes et -sait ce que chacun peut supporter. - -Après le dessert, pendant que le P. Directeur, mis un peu en retard par -le service de ses invités, mangeait une suprême tartine de confitures, -un branle-bas mystérieux se produit; on se réunit derrière les arbres -et, un instant après on revient, en colonne serrée, deux à deux. Le chef -de file donne le signal d’une révérence profonde et lui débite -solennellement, en vers pas mal tournés (ils n’étaient pas de moi), -d’abord la longue liste de ses vertus paternelles, puis la grandeur et -la sincérité de notre amour filial. A certain endroit où l’éloge prenait -des promortions quelque peu hyperboliques, le Père eut une légère envie -de rire: l’orateur se fâcha et, entre deux rimes, lui déclara net: «Mon -Père, ce que je vous dis est sérieux.» Le Père se le tint pour dit et se -laissa exécuter jusqu’au bout. Quand ce fut fini, il était tout de même -un peu plus ému qu’au commencement, et sa voix tremblait, lorsqu’il nous -remercia de cette petite manifestation aussi délicate que spontanée. - -On but encore un coup à sa santé et à la nôtre, et l’on se remit en -marche à travers les bois, causant, riant, chantant, contents de vivre -et de nous sentir un même cœur, un cœur léger comme l’oiselet que notre -gaîté faisait envoler, limpide comme le ruisseau qui gazouillait sur les -cailloux le long du sentier. - -Quand le Père s’aperçut que la route commençait à nous paraître -longuette, il nous apprit à fabriquer instantanément, avec une simple -cupule de gland, convenablement serrée entre les dernières phalanges de -l’index et du médius, un fifre naturel. Nous organisâmes sur place une -marche militaire, qui mit en émoi tous les échos endormis de la vallée -et nous fit complètement oublier la fatigue. - -Une brave fermière, au sortir de la forêt, nous offrit en réconfort un -bol de lait délicieux, et bientôt nous reposions nos membres rompus -(nous ne le sentîmes qu’alors), sur les banquettes de bois du train, qui -nous parurent douces. - -En route, Louis me dit à l’oreille: - -«Excellence, voilà encore un bon usage à introduire dans votre -Université! - ---Je n’y manquerai pas, dès qu’elle aura des Congréganistes comme toi.» - - -21 MAI: _Pentecôte._--Louis a fêté aujourd’hui avec émotion le premier -anniversaire de son retour à Dieu. Dans la journée, au nom de sa mère -(je n’ai pas osé leur faire le chagrin de refuser), il m’a prié -d’accepter comme souvenir un très beau petit Christ en vieil argent, -avec date et signatures gravées au revers. L’excellent cœur! Dieu ne -pouvait pas le laisser dans la voie où il se perdait. - - -28 MAI.--Hier samedi soir, l’Association de St.-X. a clôturé ses -réunions de semestre par une conférence de son Président, dont le sujet -a très particulièrement intéressé les plus jeunes auditeurs, philosophes -et rhétoriciens. C’était «_la jeunesse et ses détracteurs._» - -Les _détracteurs_, soit dit en passant, ne venaient guère là que par -manière de précaution oratoire: car, en réalité, ce discours, quoique -fort discret et fort délicat, renfermait à l’adresse des jeunes moins de -compliments que de leçons. C’est précisément ce qui lui donnait sa -valeur pratique. - -On reproche donc à la jeunesse chrétienne de dix-huit à vingt-cinq ans -(il ne s’agit que de celle-là) _de ne rien faire pour la cause de Dieu_. -Formulé d’une façon aussi générale, le reproche paraît excessif: -l’orateur n’a pas grand’peine à le prouver, en faisant un rapide tableau -des œuvres d’assistance, d’instruction, de moralisation, auxquelles se -dévouent nos camarades sur tous les points de la France. - -Mais il faut l’avouer--et voici déjà la leçon--parmi ceux qui font -quelque chose pour Dieu et le prochain, plusieurs pourraient faire -davantage, s’ils avaient moins peur de sacrifier un peu de leur plaisir -ou de leur loisir, moins peur aussi de se compromettre franchement pour -la bonne cause. Égoïsme et respect humain. - -Mais surtout, il y a trop de jeunes gens qui, une fois libérés du -collège, ne songent même pas à chercher dans l’action chrétienne, avec -un préservatif salutaire, le bon emploi des dons qu’ils ont reçus de -Dieu. A qui la faute? - -A leurs familles? Non; car, étant ce qu’elles sont d’ordinaire, elles ne -pourraient voir qu’avec bonheur et fierté leurs fils se faire les -champions dévoués de la religion et de la patrie. - -A leurs maîtres? Non, encore une fois. Par devoir d’état et par amour -paternel, ils ont mis tout en œuvre pour développer dans l’esprit de -leurs élèves les hautes pensées, dans leur cœur les généreux désirs, et, -après le collège, ils sont encore là pour recueillir, diriger et -soutenir les bons vouloirs. - -«Je sais bien, ajoute l’orateur, que les élèves des Jésuites sont -parfois accusés de n’avoir pas d’initiative pour le bien, et l’on en -cherche la cause dans cette compression perpétuelle qu’exercerait sur -leur caractère l’habitude d’une discipline inflexible. A cette -affirmation j’oppose une réponse très simple, par voie de comparaison. -Il n’existe pas d’Ordre religieux qui soumette ses membres à une -obéissance aussi parfaite que la Compagnie de Jésus: en connaissez-vous -un qui soit plus militant? Fils d’un soldat, les Jésuites sont restés -soldats--leurs ennemis le savent bien--et c’est en obéissant qu’ils -apprennent à combattre. Jeunes gens qui m’écoutez, faites comme eux. -Quand on comprime un ressort de bon acier, on ne l’affaiblit pas: on lui -donne le moyen de prouver sa force.» - -«Et pour ne pas sortir de la comparaison, savez-vous pourquoi tant -d’anciens élèves _ne font rien pour la cause de Dieu_? C’est parce que -le ressort est détendu et qu’il ne veut plus de compression. - -«Le premier danger de cette liberté après laquelle soupire le collégien, -c’est la détente, qui ne tardera pas, si l’on n’y veille, à amener le -laisser-aller, l’amour égoïste du repos et, par suite, l’inertie pour le -bien qui demanderait un effort... - -«Le second danger, c’est l’entraînement d’un milieu frivole et corrompu, -tels qu’on les trouve dans les grandes villes et dans les petites, sans -avoir besoin même de les chercher. Or, s’il ne veut pas se laisser -saisir par un de ces mauvais courants qui mènent aux abîmes, le jeune -homme, aujourd’hui plus que jamais, n’a qu’une ressource: entrer -résolument dans un courant contraire, se faire entraîner au bien, -s’associer aux hommes d’action chrétienne.» - -Mais j’essaierais en vain de reproduire ce vigoureux discours. J’abrège. -Dans sa seconde partie, l’orateur établit que le jeune homme qui prétend -faire quelque chose de sérieux pour la cause de Dieu ne doit pas, de -propos délibéré, voir dans les _œuvres_ dites _de jeunesse_ le dernier -terme de son activité. Instruire des enfants, amuser des patronages ou -des cercles, assister les malheureux, sont choses louables, mais -insuffisantes. Quand on a du cœur, on regarde plus haut et plus loin; on -ne recule pas (car toutes les nobles ambitions sont permises à nos -jeunes ardeurs) devant l’idée d’être un jour un homme d’œuvres comme -Hervé-Bazin, un orateur comme Montalembert, un homme d’État comme Garcia -Moreno. Ne ferait-on qu’approcher de pareils modèles, ce serait déjà un -grand mérite et un grand honneur. - -«Mais pour en arriver là, mes amis, il faut vouloir sincèrement, -ardemment, persévéramment, deux choses: _mettre Dieu dans toute votre -vie de jeune homme_, afin qu’il vous préserve des amollissements du mal -et vous conserve les énergies du bien,--et puis _travailler sur -vous-mêmes_, développer méthodiquement tout ce que Dieu vous a donné -d’intelligence, de savoir-faire et de cœur... Bref, il faut former en -vous à la fois l’_homme de bien_ et l’_homme d’action_. A ces deux -conditions, vous aurez le droit de compter sur la grâce de Dieu et sur -le succès.» - -J’ai écouté tout cela avec un intérêt très personnel et, comme à la -conférence du comte de Mun, il m’a semblé qu’à défaut de vocation -religieuse, un assez vaste champ resterait encore ouvert à mon activité, -même si je n’atteignais pas tout à fait Montalembert ou Garcia Moreno! - -L’éloquence me souriait; pour la politique, il faudrait «_voir unm -peu_», comme disait le bon Frère dépensier de l’an passé, quand on lui -réclamait un supplément de dessert que ses moyens ne comportaient -peut-être pas. - - -4 JUIN.--Nos petits pauvres ont fait dimanche dernier leur première -communion à la paroisse. Aujourd’hui ils viennent au collège, tout fiers -des beaux costumes qu’ils nous doivent et accompagnés de leurs familles. -Messieurs leurs Catéchistes les introduisent dans la chapelle, aux -places des élèves. Le P. Directeur, après quelques bons avis aux enfants -et aux parents, dit la messe d’action de grâces, pendant laquelle -plusieurs artistes de bonne volonté charment ces braves gens de leurs -plus beaux accords. - -Au sortir de la chapelle, devant le portail, le P. Directeur proclame -solennellement les places d’_excellence_ pour toute l’année, et chaque -enfant, selon son rang, vient recevoir du P. Recteur un souvenir pieux -et deux baisers. L’un des gamins que le Père avait oublié d’embrasser, -ne manqua pas de revenir à la fin, conduit par sa mère, pour réclamer -son dû. La cérémonie se termine par une distribution de dragées, que -tous, jeunes et vieux, acceptent avec plaisir, et l’on s’en retourne -content, après avoir chaleureusement remercié les Pères et ces -Messieurs. - -Après vêpres, nos enfants partent pour la campagne, sur deux rangs, sous -la conduite du Père et des Catéchistes, escortant une charrette -précieuse, qu’il ne ferait pas bon attaquer. Elle porte leur goûter. - -Sur l’herbe de la villa, jeux variés, où le problème du rapprochement -des classes reçoit une solution facile. Il en est de même au goûter qui -suit: les Catéchistes président les tables et font eux-mêmes honneur aux -plats avec un appétit aussi démocratique que celui des enfants. Le -Président toaste, une fois encore, à la santé de tout le monde; chacun -orne sa boutonnière et sa casquette d’une fleur cueillie au jardin des -Pères et l’on reprend gaiement le chemin de la ville. - -Avec mon petit toast a expiré ma présidence: elle m’avait valu quelques -joies innocentes, sans parler des honneurs. Un Président de catéchisme -d’enfants pauvres n’est pas encore un Montalembert ni un Garcia Moreno: -mais _petit poisson deviendra grand_ et _tout chemin conduit à Rome_. - - -9 JUIN.--Procession solennelle dans les cours du collège, en l’honneur -du Sacré-Cœur. En avant, derrière la croix, marchent sur deux rangées -les divisions d’élèves, avec leurs bannières de Congrégation et de -classe. Le clergé en ornements d’or et de soie précède immédiatement le -dais, sous lequel le P. Recteur porte le Saint-Sacrement, suivi des -premiers communiants et des fidèles. - -Le cortège s’avance lentement, au milieu de la verdure et des fleurs, -des draperies et des écussons, des guirlandes et des oriflammes aux -couleurs variées. Chaque division s’est ingéniée à décorer ses -frontières et à dresser partout de petits autels pittoresques, où tout, -jusqu’aux instruments de jeu, se convertit en hommage au divin Maître -qui passe. - -Dans la grande cour, dominée par la statue de Notre-Dame, se dresse le -reposoir principal. Notre-Seigneur y monte, escorté de ses prêtres, et -là, exposé entre les lumières et les fleurs, il appelle à lui toutes les -adorations. En bas, les divisions forment un vaste cercle, encadrant les -soixante enfants de chœur, qui, selon de savantes figures, balancent -leurs encensoirs et jettent des roses effeuillées. Puis le _Tantum ergo_ -éclate, chanté par plusieurs centaines de voix et accompagné des sonores -accents de la fanfare: vrai chant de triomphe qui vous empoigne au cœur -et vous arrache les larmes. Quand le prêtre a récité l’oraison, tous les -genoux plient et la bénédiction du Très-Haut descend sur la foule -profondément recueillie. - -De retour à la chapelle, avant que le tabernacle reprenne le divin -prisonnier, toute l’assistance implore sa miséricorde pour son peuple: -_Parce, Domine, parce populo tuo!_ Et pendant que la longue théorie des -enfants de chœur et des prêtres s’écoule avec une majestueuse lenteur -vers les sacristies, les élèves jettent encore vers le ciel avec un élan -superbe le refrain patriotique et chrétien: - - Dieu de clémence, - O Dieu vainqueur, - Sauvez Rome et la France, - Au nom du Sacré-Cœur! - -Les incrédules et les sectaires peuvent rire de ces manifestations -pieuses, renfermées dans les murs d’un collège: ils ne savent pas ce que -vaut la prière d’une seule âme qui aime vraiment Dieu, ni combien -eux-mêmes pèseront peu devant lui, le jour où il voudra les balayer d’un -souffle. - -Quant à moi, cette belle fête a augmenté ma confiance en Dieu et affermi -ma résolution de le servir comme il voudra que je le serve. - - -13 JUIN.--Ce soir, ouverture de la retraite. Je ne la vois pas venir -sans anxiété: comment pourrait-il en être autrement, puisqu’elle doit -décider de l’orientation de toute ma vie? Mais la paix est promise dès -ce monde aux hommes de bon vouloir: j’y porterai le mien tout entier et -j’espère que tout ira bien. Mon directeur me l’a promis et je compte sur -les prières de ceux qui m’aiment. - -D’ailleurs, depuis quelques semaines, j’ai beaucoup réfléchi et je pense -avoir en main les éléments indispensables d’un bon choix: la grâce de la -retraite fera le reste. - - -18 JUIN.--C’est fait et réglé: je ne serai pas jésuite. - -Oh! je n’en ai pas pris mon parti sans lutte et sans déchirement de -cœur. Le P. Prédicateur nous avait successivement dépeint d’une manière -si convaincante le grand devoir du salut éternel, les difficultés qu’un -jeune homme rencontre dans le monde d’aujourd’hui, la sublimité du -sacrifice de tout soi-même à la gloire de Dieu et au bien des âmes, que -j’ai senti renaître en moi le dégoût des choses matérielles et le désir -de prendre le chemin à la fois le plus sûr et le plus généreux. Tout ce -que le Père nous disait là-dessus, mon esprit le voyait comme réalisé -d’avance dans mon ami Jean; je me figurais son bonheur et je me -demandais encore pourquoi je ne le partagerais pas. - -Lui-même vint me dire, dès le second jour, que le P. Prédicateur, après -avoir entendu l’exposé de ses raisons et de la marche que sa vocation -avait suivie, s’était déclaré complètement d’accord avec son directeur. -Et le brave garçon rayonnait de joie, à me rendre jaloux. - -A mon tour, j’allai demander conseil au Père. Je lui dis ce que j’avais -été dans le passé, ma conversion, les idées qui se heurtaient dans ma -pauvre tête pour le choix de ma carrière. Je ne lui cachai pas que mon -directeur voyait en moi deux obstacles à la vie religieuse: exubérance -d’imagination et de sensibilité, besoin impérieux de liberté et de -mouvement au dehors. Il me demanda: - -«Votre directeur vous connaît-il bien? - ---A fond, depuis bientôt deux ans. - ---Quel est son avis relativement à vos aptitudes? - ---Il pense que je suis plutôt fait pour l’action chrétienne dans le -monde. - ---Et vous, vous êtes-vous déjà senti attiré vers ce but?» - -Je lui racontai l’effet qu’avaient produit sur moi la conférence de M. -de Mun et d’autres discours semblables, ajoutant que mes réflexions -n’avaient guère affaibli ces impressions. Il me pria de lui apporter par -écrit mon _élection_, c’est à dire, la balance de mes raisons _pour_ et -_contre_ la vie religieuse, et _pour_ et _contre_ l’action chrétienne -dans le monde. Quand il l’eut bien examinée et que nous eûmes encore -discuté certains points de détail, il conclut: «Mon ami, je crois que -Dieu ne réclame pas de vous le renoncement dans le cloître, mais le -dévouement chrétien dans le monde. Vous y ferez beaucoup pour sa gloire, -si vous travaillez loyalement à mettre en œuvre tout ce qu’il vous a -donné pour cela. Ne soyez pas mécontent de votre sort: il est méritoire -et beau!» - -J’avais bien envie de le croire sur parole; mais, au moment de renoncer -d’une façon irrévocable à cet idéal qui m’avait paru et me paraissait -encore si supérieur à tout le reste, je me sentais pris d’un regret -amer. J’allai demander à mon Père spirituel si ce regret ne prouvait pas -que j’étais peut-être appelé quand même. Il me répondit: - -«Mon fils, tout chrétien qui estime à sa véritable valeur la vie -religieuse peut avoir le désir d’y être appelé et le regret de ne pas -l’être: il en est d’elle comme du martyre sanglant, comme de toute grâce -privilégiée que Dieu juge bon de réserver aux âmes de son choix. Votre -ami Jean a la meilleure part: vous ne voudriez pas qu’il en fût privé! - ---Oh! mon Père! - ---La vôtre est moins belle: cela vous facilitera l’humilité; mais il -n’en est pas de plus belle après la sienne. De plus, les deux se -complètent: où ne peut aller un religieux, là peut souvent aller un -homme du monde pour faire l’œuvre de Dieu. Jean ne pourra être ni -magistrat, ni orateur de réunions populaires, ni député, ni ministre: -mais vous, si vous voulez le devenir, qu’est-ce qui vous en empêchera? - ---Mon père, vous tentez mon orgueil? - ---Non, mon ami. Ce que je vous propose, n’est pas une satisfaction -d’amour-propre: il faut laisser cette faiblesse aux ambitieux vulgaires -et ne garder pour vous que l’ambition du bien. Ce que je tente chez -vous, c’est la générosité du jeune homme chrétien, qui ne veut pas -marchander à Dieu les intérêts du capital reçu et qui regarde le -dévouement à la cause divine comme un devoir. Soyez d’ailleurs persuadé, -Paul, que ce devoir vous imposera plus d’une peine, peut-être de rudes -sacrifices: Jean sera là pour vous aider de ses prières, de son amitié -persévérante et de ses conseils. - ---Est-ce votre dernier arrêt, mon Père? - ---C’est, je crois, mon cher enfant, l’arrêt du bon Dieu. - ---Je l’accepte comme tel, mon Père, et je vais le lui dire à la -chapelle.» - -J’ai été à la chapelle, devant le tabernacle, où j’ai pleuré, prié et -immolé la victime: j’en suis sorti, non pas joyeux, mais pacifié et -résolu. Mon plan de campagne pour l’avenir est établi dans ses lignes -essentielles et approuvé par qui de droit: je n’ai plus qu’à marcher. - -Jean m’invite à aller passer huit jours chez lui après nos examens: je -compte que mes parents n’y feront pas obstacle. Ce sera une douce -consolation. - -Je garderai longtemps le souvenir des jours trop rapides que je viens de -passer dans cette délicieuse solitude. Solitude relative, puisque nous -étions une trentaine, écoutant les mêmes instructions, priant ensemble, -mangeant ensemble, prenant ensemble nos récréations. Mais après s’être -délassés en des parties de _vise_ homériques, on retrouvait avec bonheur -son humble cellule de moine, où l’on était vraiment seul avec sa pensée -et le bon Dieu. Se sentait-on la tête un peu lourde, on s’en allait sous -les ombrages du jardin respirer l’air pur des champs et le parfum des -fleurs. Il n’était pas défendu de s’asseoir dans l’herbe avec un livre -édifiant, voire même d’écouter les oiseaux qui louaient Dieu. Point de -surveillance officielle: on était en famille. Aussi, au déjeuner de -clôture, en remerciant au nom de tous le P. Prédicateur et les autres -Pères, ai-je pu dire en toute sincérité que nous leur devions quatre -jours de paradis. - -«Vous allez les payer,» a répondu le Père, et il a expliqué ce mot en -nous rappelant que les consolations d’en haut sont un simple prêt, dont -Dieu exige le remboursement en actes de vertus et en bons efforts. Nous -paierons. - - -21 JUIN: _fête de saint Louis de Gonzague_, jésuite, patron de la -jeunesse studieuse.--Monseigneur est venu donner la confirmation aux -premiers communiants du collège et présider une séance littéraire, que -lui a offerte la classe d’Humanités. Il s’est montré, comme toujours, -fort aimable pour les jeunes Académiciens, dont il a loué le beau style -et le débit naturel. Il n’a rien dit du fond. C’était presque uniquement -de la critique littéraire, très savante assurément; mais peut-être -l’avait-il trouvée trop savante pour des élèves. Peut-être aussi ne -fais-je que lui prêter impertinemment mes propres impressions. - - -29 JUIN: _fête de saint Paul_ et la mienne.--Le bon Dieu a-t-il voulu me -récompenser déjà de mon sacrifice et m’encourager? En tout cas, qu’il -soit mille fois béni! - -A la récréation de midi, le portier, d’un air mystérieux, vient -m’appeler au parloir, refusant obstinément de me dire le nom du -visiteur: «C’est un monsieur.» - -Le monsieur était mon père, que je croyais à soixante lieues d’ici. -Quand j’entrai, son visage rayonnait; il jouissait de ma stupéfaction: - -«Eh! bien, tu ne m’attendais pas, hein? - ---Non, papa. - ---J’ai voulu te faire une surprise...» - -Et il m’embrassa très fort sur une joue. - -«Puis te souhaiter une bonne fête...» - -Et il m’embrassa plus fort encore sur l’autre joue. - -«Puis... Asseyons-nous là... Tu te rappelles ce que tu m’as demandé l’an -dernier pour ta fête. - ---Parfaitement, papa. Vous m’avez promis qu’aux prochaines vacances... - ---Oui, mais... - ---Vous reculez? - ---Mais non. J’ai, au contraire, trouvé que c’était trop long de te faire -attendre jusque-là. - ---Et vous allez vous confesser tout de suite? - ---C’est fait depuis hier et je viens exprès t’en apporter la nouvelle -pour ta fête.» - -Je me jetai à son cou et, ma foi, nous pleurâmes comme deux fontaines. -Quand nous nous fûmes essuyé les yeux, il me dit: - -«Qu’est-ce que tu désires encore, Paul? - ---Moi? Rien, papa. Je n’ai plus rien à désirer. - ---Tu ne voudrais pas retourner à Lourdes? - ---Oh! cela, si. A nous deux? - ---Avec moi, ta mère et ta sœur. Serons-nous trop pour dire merci à la -Vierge? - ---A peine assez. Que vous êtes bon! - ---C’est Dieu qui est bon, mon fils... Je n’aurais pas cru qu’on pût être -si heureux de rentrer en grâce avec lui... Mais j’ai à te remercier, toi -aussi, Paul: car, en définitive, c’est toi qui m’as converti. - ---Après avoir été moi-même converti par les Pères. - ---Aussi je veux leur dire ma reconnaissance. Quand nous aurons causé, tu -me feras voir ton directeur.» - -L’entrevue fut très cordiale. Papa remercia le Père avec effusion de -tout ce qu’il avait bien voulu faire pour nous deux; puis il parla -encore du bonheur intime dont il jouissait, depuis qu’il avait «écoulé -son stock de vingt-cinq ans dans les larges manches d’un bon P. -Capucin.» Il finit par recommander à ses meilleures prières la -persévérance du père et du fils. - -Quelle joie pour ma mère et ma sœur! Merci, mon Dieu, merci!... Cette -nouvelle grâce, que je n’osais pas attendre si prompte et si complète, -vaut bien de ma part un redoublement de confiance et de dévouement à -votre divin Cœur, auquel je me suis donné pour la vie. - - -4 JUILLET.--Les fêtes du P. Recteur se sont passées joyeuses, en -famille, comme l’an dernier. Pas plus de nuages dans les cœurs que dans -le ciel. La pièce où j’avais un rôle assez absorbant, le -discours-compliment qui me revenait encore à titre de préfet, les grands -jeux Olympiques dont j’étais un des chorèges, ne m’ont guère laissé de -loisir pour les raconter. - -Et maintenant, ma pauvre Jeanne, il faudra que tu fasses ton deuil de -mon journal: les examens sont devant la porte et, plus que jamais, le -devoir doit passer avant le plaisir. - -Et puis, las! si tu veux tout savoir: à mesure que les jours me -rapprochent de la fin, je me sens envahir par une invincible tristesse. -Songe donc qu’avant un mois, je serai ancien et loin de ce collège, dans -lequel j’ai passé deux ans d’une vie si calme et si douce, qui ne -reviendront plus jamais! Je t’assure que, par moments, j’ai besoin de -toute ma raison et de toute ma volonté pour ne point fléchir sous ce -pénible sentiment. Pénible, il faut qu’il le soit beaucoup, puisqu’il -résiste même à une pensée, bien agréable pourtant, celle de notre second -pèlerinage à Lourdes et des vacances qui suivront... - -Allons, soyons homme, et «_vive labeur!_» - - -16 JUILLET.--Ce matin, à la _fête des adieux_, au nom de tous les -Congréganistes partants, Jean, le plus ancien d’entre nous, a -solennellement promis fidélité au drapeau de Marie, Reine du Ciel et de -la France. Je l’ai promise avec lui, dans le meilleur fond de mon âme, -et s’il plaît à Dieu, je tiendrai parole. - -Encore quelques jours, et il faudra dire adieu à cette chapelle de -Congrégation, qui est bien véritablement le cœur même du collège, -puisque c’est de là que le sang le plus pur se répand dans tous les -membres du corps. Je ne la quitterai pas sans émotion; car, avec plus de -raison que personne, je puis m’appliquer les paroles de la Sagesse que -le P. Recteur nous a développées: _Venerunt mihi omnia bona pariter cum -illa._ Tous les biens ne sont venus avec la Congrégation, qui m’a fait -pour la vie enfant de la sainte Vierge. C’est la sainte Vierge qui m’a -soutenu à seize et dix-sept ans dans mes défaillances: elle me -soutiendra, j’en ai la confiance, dans la vie de jeune homme où je vais -entrer, puis dans l’âge viril et jusqu’au bout, _et in hora mortis -nostrae. Amen._ - - -31 JUILLET: _fête de saint Ignace_, fondateur de la Compagnie de -Jésus.--C’est la veille du départ. Demain, les chaînes tombent, le -cachot s’ouvre, le soleil succédera au jour sombre et les malheureux -captifs pourront désormais jouir à pleins poumons du grand air de la -liberté!... - -Voilà de jolis mots, bons à dire aux toutous de la petite division, pour -qui le dernier terme de la vie et le bonheur parfait, c’est les -vacances! Cette naïveté fait pitié, quand on est philosophe et qu’on va -s’en aller pour toujours. Pour moi, ce serait plutôt _le dernier jour -d’un condamné_. - -Cependant la journée a été belle et bien remplie. Le matin, communion -générale, où nous avons prié de notre mieux, j’en réponds en ce qui me -regarde, pour nos Pères. Puis, brillante messe en musique, œuvre toute -neuve du P. C., avec panégyrique du saint fondateur par un orateur -étranger très fleuri, qui s’est cru tenu de casser une bonne -demi-douzaine d’encensoirs sur le nez des Jésuites passés, présents et à -venir: Jean le futur novice en riait aux larmes dans son mouchoir. N’a -pas qui veut la main légère: il faut voir la bonne intention des gens. - -Je ne sais pas quel dîner on a servi au panégyriste pour le payer de ses -hyperboles: le nôtre était digne de la bonté des Pères, qu’on accuse -parfois de trop bien traiter leurs enfants. Mais puisque nous sommes -leurs enfants!... Le reproche ne tient pas debout. Et d’ailleurs, ce -n’est pas tous les jours fête de notre grand-grand-père! - -A deux heures, distribution solennelle des prix. Le discours obligé sur -un sujet de haute pédagogie, cette fois, n’a paru ni trop long ni trop -court, ni trop pompeux ni trop familier, et n’a ennuyé personne, par la -bonne raison qu’il n’a pas eu lieu. On l’avait heureusement remplacé par -un dialogue entre élèves sur _les meilleurs plaisirs des vacances_. -Intéressant et moral... Ces Jésuites! - - _Aimez-vous la morale? On en a mis partout,_ - -... jusqu’au dernier jour de l’année, mais dissimulée en tartines si -appétissantes qu’elle passe toujours. - -J’ai partagé fraternellement avec Jean le prix de _sagesse_, décerné par -le suffrage des élèves avec l’approbation des maîtres, et le prix -d’honneur de philosophie. Chacun deux prix, un premier et un second: ce -qui faisait pour chacun quatre plaisirs--sans parler de plusieurs autres -couronnes que nous avons pu offrir sur l’autel, au grand salut du soir. - -A cette cérémonie, nous avons aussi, une dernière fois, côte à côte, -adressé ensemble au Dieu de l’Eucharistie, avec nos prières, la fumée de -nos encensoirs. Dans quelques années, Jean montera à l’autel, et moi, -trop heureux, je lui servirai d’enfant de chœur... - -Puis enfin, le soir, j’ai pris mon pauvre gros cœur à deux mains, pour -aller dire adieu aux Pères qui avaient été bons pour moi, c’est-à-dire, -à tous ceux que je connaissais... - -Et demain, je les quitte, mais pas tout entier: car mon cœur est à -eux--à la vie, à la mort. - -PAUL. - - - - -AUJOURD’HUI - -Mars 1903. - - -Le lendemain de cette distribution, je suis parti avec Jean pour subir -mes examens: nous avons été reçus le même jour, avec la même mention -honorable. Ensuite j’ai passé chez lui une semaine charmante: on m’a -traité comme si j’avais été de la famille. - -J’y ai vu Marguerite, qui avait quinze ans et ressemblait à son frère -comme une goutte d’eau limpide ressemble à une autre goutte d’eau -limpide. Elle était trop enfant pour garder mon souvenir: moi, je ne -l’ai plus oubliée. Six ans après, quand je fus docteur en droit, je la -revis et, sur le bon témoignage que me rendit Jean, ses parents -voulurent bien me la donner. Elle est la crème des épouses et des mères, -une seconde Jeanne. - -Le jour où Marguerite est devenue ma femme, Jeanne devenait celle de -Louis, qui est aujourd’hui le premier avoué de X... Elles s’aiment comme -deux sœurs; Louis et moi sommes restés frères. - -Dieu a béni ces deux unions en nous envoyant de charmants enfants, qui -font notre joie et celle de leurs trop bons grands-parents. Il a prélevé -la dîme sur les miens, en m’enlevant mon premier né, retourné au ciel à -deux ans; mais ce cher ange protège de là-haut ses frères et sœurs. -J’avais mis les deux suivants dans _mon collège_, dont le P. Jean, leur -oncle, dirigeait les études comme Préfet. L’an dernier, la _loi -scélérate_ ayant jeté les Pères à la porte de leurs maisons, mon aîné, -qui venait de gagner ses deux diplômes, m’annonça que Dieu l’appelait à -les suivre en exil au noviciat. J’en suis fier. - -Il me reste trois garçons. Le plus âgé va avoir quinze ans: il continue -provisoirement ses études au collège, sous de nouveaux maîtres qui -s’attachent à conserver les anciennes traditions de la Compagnie de -Jésus. Si l’iniquité triomphe tout à fait et si on leur retire, à eux -aussi, le droit d’enseigner, mon fils ira chercher à l’étranger, au bout -du monde s’il le faut, auprès des religieux expulsés, l’éducation -chrétienne, proscrite en France, et plus tard ses jeunes frères le -rejoindront. Aucun d’eux, à aucun prix--je l’ai juré devant Dieu--ne -mettra les pieds dans un lycée. Pourquoi? Ceux qui ont lu ces Lettres le -savent: c’est parce que j’y ai passé. L’âme de mes enfants m’est plus -chère que tout le reste, plus chère que leur vie et que leur avenir -terrestre: je ne la livrerai point, et personne ne me l’arrachera. - -Ma situation indépendante me permet de pratiquer ma foi publiquement, à -la barbe des sectaires d’en bas et d’en haut. Je suis conseiller général -et je serai député. Le gouvernement actuel, qui ne m’inspire pas plus de -crainte que d’estime, peut être assuré d’avance que je combattrai de -tous mes moyens d’honnête homme sa politique odieuse, qui, sous des -prétextes plus hypocrites les uns que les autres, ne sait que tyranniser -nos consciences, rançonner nos bourses et humilier notre patriotisme. -J’espère ne pas être seul dans cette lutte _pro aris et focis_. - -Quant à l’Université officielle, que ma naïve jeunesse rêvait de -convertir, le temps et les événements ont bien changé mes idées. Depuis -qu’elle s’est faite la plate complice des projets maçonniques et que, -pour assurer son triomphe, elle accepte sans honte l’étranglement de la -libre concurrence, la machine n’est plus seulement avariée: elle est -malfaisante. Dès que les honnêtes gens seront redevenus les maîtres, ils -feront bien de la mettre au rancart et de la remplacer par un système -plus conforme aux droits sacrés du citoyen et du père de famille. Je ne -demande pas que le monopole passe de la gauche à la droite: je ne veux -aucun monopole, ni officiel, ni déguisé. Mais j’entends que la loi -m’assure la liberté de faire instruire mes enfants selon mes -convictions, par les maîtres de mon choix et sans préjudice pour leur -carrière. Hors de là, il n’y aura ni justice ni sécurité. - -Récemment, un de ces libéraux de comédie, qui votent toutes les -oppressions, clamait à la Chambre: «_La liberté est en marche!_» Nous -relevons ce mot pour la vraie liberté, la liberté de tous. Oui, malgré -toutes les apparences contraires, _elle est en marche_, et si -l’Université prétend lui barrer le chemin, cette liberté-là passera sur -le corps de l’Université, qui n’aura que son dû. - - - - -APPENDICE - -Quelques difficultés - - - «Les pages qui précèdent montrent le beau côté des Collèges de la - Compagnie de Jésus: la médaille n’a-t-elle point de revers?»--Cette - objection est toute naturelle. Parmi les lettres que m’a values mon - livre, j’en ai choisi une qui la formule nettement, et j’ai prié mon - ami et beau-frère, le R. P. Jean, homme de science et de conscience, - incomparablement plus compétent que moi dans ces questions, de vouloir - bien y répondre. De là ces lettres supplémentaires. - - J’en ai ajouté quelques autres sur la question douloureusement - actuelle de la suppression des Collèges chrétiens. - - - - -I. _Lettre d’un ancien élève des Jésuites à M. Paul Ker._ - -Juin 1903. - - -Monsieur et cher camarade, - -Je suis bien fâché de ne pas vous connaître autrement que par votre nom -de guerre; vous devez être ce que nous appelions jadis un _bon zig_! En -tombant par hasard sur le titre de votre livre, je m’étais dit: «Voyons -si c’est mon histoire!» Car j’ai été aussi _en pénitence_ chez les bons -Pères, pour ma correction, dès l’âge de dix ans... et c’était déjà trop -tard! Je vous ai donc dévoré d’un bout à l’autre. Il y a, ma foi, de -jolies pages: vous étiez un rhétoricien _calé_. Et il y en a de -touchantes aussi: deux ou trois m’ont fait pleurer comme une vieille -bête que je suis. Pardon! - -Est-ce mon collège que vous avez voulu peindre? Certains détails, -certains usages locaux me donnent à penser que non. Mais sur l’ensemble -des hommes et des choses que vous racontez, il n’y a pas de doute -possible. C’est bien un collège de Jésuites, tel que je l’ai connu. Ça -ne s’invente pas. Vous me rappelez au vif ma première communion, avec -ses ravissements encore vivaces après trente ans passés; l’âne des -Petites-Sœurs (seulement le mien ne valait pas Brocoli et n’a jamais eu -l’honneur de paraître sur la scène; nous l’avions acheté par -souscription pour remplacer le vieux qui était mort); des amis -charmants, qui ont essayé en vain de me convertir; des professeurs que -j’ai gardés dans le cœur et... un P. Préfet que j’ai gardé dessus; mais -ce n’était pas sa faute! Votre bon gros P. Surveillant, après m’avoir -mis à l’_ours_[9], je ne sais plus pour quelle fredaine, a fini par -bénir mon mariage. Un jour aussi, moi, le roi des cancres, j’ai infligé -à tout le collège l’humiliation de m’acclamer comme roi des rois. -J’étais très fort sur les planches, celles du théâtre (oh! comique) et -celles de l’escrime; très fort aussi au gymnase et à tous les jeux -expansifs. Dans une rencontre historique avec les _potaches_, j’ai -_cogné_ ferme, et pour ce méfait j’ai comparu devant trois inspecteurs, -que j’ai désarmés en les faisant rire. J’ai d’ailleurs conscience, pour -un coup de poing reçu, de n’en avoir jamais rendu moins de deux, et plus -d’une fois, hélas! j’ai rendu ce que je n’avais point reçu. Se jouait-il -au collège une de ces bonnes farces, d’ailleurs inoffensives, que vous -avez gardées dans votre sac, la vindicte publique se rabattait -d’instinct sur moi, les yeux fermés, et... ne se trompait jamais. - - [9] Au cachot. - -Je n’ai compté parmi les _sages_ que l’année de ma première communion et -peut-être les derniers mois de ma philosophie. Le reste du temps, j’ai -fait le désespoir d’excellents professeurs par mon dilettantisme et -celui des meilleurs surveillants par mes façons ingouvernables. Un de -mes directeurs, je me demande encore par quels moyens surhumains, a -réussi deux fois à me sauver d’une exclusion déjà prononcée en haut -lieu: je lui ai voué un culte. - -Joli portrait, n’est-ce pas? Il manque à votre galerie. Appelez-moi -_cancre_, _braque_, _rossard_, comme vous voudrez. Le fait est que j’ai -exercé durant huit ans la vertu des Pères «et ne l’ai point lassée». Ils -ont pu croire jusqu’au dernier moment qu’ils avaient perdu leur peine -avec moi. - -Eh bien, mon cher camarade, s’ils l’avaient cru, ils se seraient -trompés. Écoutez la suite de ma confession. - -Malgré ma _cancrerie_, j’arrivai avec le temps à Polytechnique; en -somme, je n’étais pas tout à fait bête et j’avais pour père un général. -Au bout de quelques années, étant encore lieutenant d’artillerie, -j’avais malheureusement à mon actif un certain nombre de sottises, dont -la dernière en date venait de faire éclore dans ma pauvre cervelle un -projet peu banal. Je devais me rendre, le soir même, au mess des -officiers, déposer devant eux sur une table un revolver chargé, les -prier de dire loyalement s’ils jugeaient mon cas de nature à entacher -l’honneur du corps: si oui, je me déclarerais prêt à me casser la tête -sur place. La chose ainsi réglée, en attendant l’heure fatale, je me -promenais. - -Je vins à passer devant le collège des Jésuites, où, jusqu’alors, -j’avais évité de mettre les pieds. Cette fois, sans savoir pourquoi ni -comment, je me trouvai soudain nez à nez avec le Frère portier, un petit -saint homme blond, qui me souriait: - -«Que désirez-vous, monsieur? - ---Mais... je ne sais trop. Y a-t-il ici des Pères que je connaisse? - ---Etes-vous du pays, monsieur? - ---Oh! non, je viens de l’autre bout de la France. Mais je suis un ancien -élève des Pères.» - -La mine du bon Frère, de souriante, devint radieuse et rougissante de -plaisir: - -«Oh! alors, monsieur, vous êtes chez vous. Si vous le voulez bien, -prenez ce corridor; vous verrez la maison et tous les noms sur les -portes. - ---Parfait, mon Frère. Merci.» - -La première porte, c’est la Procure: je n’ai plus besoin d’argent, -puisque ce soir... La seconde, c’est le P. Préfet: fuyons!... La -troisième, le P. P... Connu. - -Toc toc! - -«Trééez! - ---Bonjour, mon Père. - ---Bonjour, mon lieutenant. - ---Vous ne me remettez pas? Un tel, votre ancien élève de X***. - ---Vous ici!» - -Une vigoureuse poignée de main. Puis, me regardant bien entre les deux -yeux: - -«Un peu changé! - ---Vous voulez dire _décati_? - ---Oh! - ---Un air de sacripant? - ---Oh! mon ami. - ---Si encore je n’en avais que l’air! - ---Mais, mon fils... - ---Ah! mon Père, je ne vous ai guère fait honneur.» - -Et vlan! sans demander permission, je m’écroule sur le coin de son -bureau, me cachant la figure et sanglotant à me rompre la poitrine. Le -Père alla donner un tour de clef à sa porte; puis, revenant s’asseoir -contre moi, il me passa le bras autour des épaules, comme aurait fait ma -mère, et me dit: - -«Vous souffrez, mon pauvre ami? - ---Oh! mon Père, si vous saviez combien je suis malheureux! - ---Dites-moi pourquoi: le voulez-vous? - -Si je le voulais? J’étouffais sous le poids. Il sut tout; je vidai -devant lui jusqu’au plus bas fond toute la hottée de mes dix ans de -garnison et terminai par mon projet de suicide héroïque. Il me laissa -dire, ensuite me gronda doucement, comme un grand enfant, et, après une -heure ou deux, fit enfin rentrer dans mon âme le calme, moyennant une -bonne absolution. - -Le lendemain, je revins communier à sa messe et nous convînmes, pour -réparer mon honneur et celui du régiment, d’un moyen plus raisonnable -que le revolver. - -Depuis, je le revis quelquefois; il m’aida à devenir un officier rangé, -que je demeurai jusqu’à ma retraite volontaire. Et aujourd’hui--je le -dis sans orgueil--l’ancienne «chenille qui faisait peur à voir, tant -elle était laide et lourde et velue et goulue», s’est transformée aussi -en un «honnête chrétien», qui n’a pas peur de s’entendre appeler -_jésuite_. J’y ai mis plus de temps que vous; mais aussi je revenais de -plus loin. Il faut avoir pitié de moi et prier pour mes vieux péchés. - -Comment s’explique mon cas? Je n’ai jamais songé à reprocher aux Pères -mes sottises, pas plus celles de mon temps de collège que les autres. -Par tempérament et par éducation de famille, j’avais un caractère -essentiellement réfractaire à toute discipline. L’_empreinte_, la -vraie--pas celle de l’imbécile Estaunié--n’avait pas marqué sur ma peau; -elle était entrée quand même, jusqu’au cœur, par une espèce de pouvoir -latent, et n’attendait qu’une occasion providentielle pour éclater au -jour. Je vois là une réponse toute trouvée aux gens qui vous disent -parfois que les élèves des Jésuites «_font le plongeon comme les -autres_».--Peut-être; mais ils remontent plus facilement sur l’eau. - -Je ne prétends pas, pourtant, qu’ils remontent tous, et toujours. J’en -connais qui, au rebours de moi, après avoir bien commencé, ont mal fini. -Dans la ville que j’habite, on se montre, parmi nos anciens -condisciples, un haut fonctionnaire dont la fringale anticléricale -réclame chaque matin un petit déjeuner au calotin,--deux prétendus -magistrats, qui font assaut d’injustice et de platitude pour se faire -payer leurs complaisances par les puissants du jour,--plusieurs -ambitieux qui ont tout renié, drapeau, foi, famille, pour décrocher un -siège dans quelqu’une de nos assemblées politiques ou un simple ruban -rouge,--des officiers qui ont donné leur nom aux loges pour avancer plus -vite,--des hommes d’affaires sans conscience,--des fils de famille qui -mériteraient d’être fouettés en place publique,--des bourgeois -incorrigiblement égoïstes devant leur devoir social et honteusement -trembleurs devant les menaces de la canaille lâche. Ils ne sont pas la -majorité, Dieu merci, et ils ne se vantent pas de sortir de _nos -maisons_. Mais ils sont encore trop: je l’entends dire quelquefois -autour de moi et j’en gémis. - -Vous devriez, à votre si intéressant tableau de l’éducation chez les -Jésuites, ajouter un chapitre sur les causes de ces défections. Je vous -autorise à faire état de mon histoire. - -Et puisque je suis en veine de vous poser des desiderata, ne -pourriez-vous, dans ce même chapitre supplémentaire, répondre en -quelques mots aux objections suivantes, qui m’ont été faites, après -lecture de votre ouvrage, par un jeune professeur de l’Université, -savant, honnête, même chrétien, mais pas mal engagé dans le mouvement -moderne. Il m’écrivait textuellement: - -«Le _Ratio_ des Jésuites pouvait encore servir, il y a trente ou -quarante ans, sous l’Empire. Depuis lors, le monde a marché; il faut, -bon gré mal gré, que notre enseignement emboîte le pas à la démocratie -moderne. - -«D’une part, l’enseignement _classique_ ne peut plus être l’élément -principal de l’_instruction_. L’aristocratie intellectuelle qu’il -formait est condamnée; le réel a détrôné l’idéal. La science désormais -sera populaire et positive. - -«D’autre part, le sentiment religieux ne peut plus être l’unique -principe directeur de l’_éducation_. Il ne faut plus de sacristains: il -faut de bons citoyens. L’enseignement chrétien doit faire sa part à la -morale civique et à la science sociale.» - -Je tiens à vous déclarer, mon cher camarade, que ces idées ne sont pas -les miennes. Je compte sur votre bonne plume pour réduire en poudre -l’ennemi que je vous signale. Vous êtes maître ès arts pédagogiques: je -ne suis qu’un artilleur en retraite, n’ayant guère l’habitude des -combats de l’esprit, mais gardant une affection jalouse pour tout ce qui -intéresse l’honneur de mes anciens maîtres. - -Défendez-les: je vous en serai reconnaissant comme si vous me défendiez -moi-même. - -Cordialement à vous, - -R. - - - - -II. _Le R. P. Jean à M. Paul Ker._ - -Des bords de la mer, juillet 1903. - - -Mon cher Paul, - -Ta proposition est venue me surprendre dans la demeure hospitalière, où, -par la grâce de M. Combes, j’attends paisiblement la fin de la -tourmente. Elle est située sur une falaise rocheuse, au pied de -laquelle, en ce moment, les vagues déferlent avec fracas; mais le roc -est solide, et tout ce bruit ne sert qu’à me rappeler la parole de foi -du grand-prêtre Joad: - - Celui qui met un frein à la fureur des flots, - Sait aussi des méchants arrêter les complots. - -Quand Dieu dira-t-il à nos jacobins son _halte-là_? Quand il le voudra. -Notre devoir à nous, provisoirement, est celui du soldat toujours -attentif, même sous la tente, au coup de clairon qui le rappellera au -combat. - -Mon poste est marqué d’avance dans les collèges, dès qu’ils se -rouvriront à la liberté. J’aime la jeunesse malgré ses défauts, et, au -risque de trouver dans le beau métier d’éducateur quelques déceptions, -je lui donnerai de grand cœur le reste de ma vie. La déception, -d’ailleurs, nous guette plus ou moins, au bout de n’importe quelle -entreprise humaine; mais une mauvaise récolte n’empêche pas le laboureur -de reprendre son dur travail dans l’espoir d’une année plus heureuse... -Et nous travaillons pour Dieu! - -Je ne refuse pas de mettre à profit une partie de mes loisirs forcés -pour répondre quelque chose à tes correspondants. Seulement, comme c’est -un «devoir de vacances» que tu m’imposes, je prierai ceux qui me liront -de n’être pas trop exigeants sur la forme et de me laisser _causer_. Les -médecins me défendent la tension d’esprit. - -L’éducation est une œuvre complexe; elle veut être faite à trois. Il y -faut le concours du collège, de la famille et de l’enfant. J’ai connu un -garçon de quinze ou seize ans qui, après quelques mois passés chez nous, -fut convaincu d’immoralité et rendu à son père. Le pauvre monsieur, en -prenant congé du Supérieur, ne put s’empêcher de lui dire avec une -certaine amertume: «J’avais espéré que les Jésuites feraient quelque -chose de mon fils.» Le fils, qui se trouvait là, reprit vivement: «Père, -si tu m’avais mis dans ce collège en cinquième, au lieu de me mettre au -lycée, on n’aurait pas besoin maintenant de me chasser.» Le père baissa -la tête et partit. - -Ce premier cas est heureusement rare: les élèves qui ont passé par les -lycées n’entrent généralement chez nous--tu le sais mieux que -personne--qu’avec des garanties de bonne volonté qui effacent vite la -marque de provenance et les mauvaises impressions d’autrefois. - -Mais ton correspondant l’artilleur indique dans sa personne un second -cas beaucoup plus fréquent, où notre méthode d’éducation reste -impuissante. Lorsque tel enfant nous arrive, à neuf, dix ou onze ans, -l’arbuste est déjà noueux et dévié par une première culture mal -comprise, en famille. Maintes fois, il n’y a même pas eu de culture; on -a laissé pousser en toute liberté le sauvageon mignon, en lui disant -pour toute correction: «Attends, gamin; _au collège, il faudra que tu -changes_.» - -Assurément, il y en a qui changent au collège. Mais parfois aussi, à dix -ou onze ans, il peut être déjà tard pour réduire les nœuds ou redresser -les difformités; le sauvageon a pris l’habitude de résister à la main -qui veut le plier. Pour comble de malheur, quand il commence à se -rectifier et à développer régulièrement sa jeune taille, les vacances -arrivent et deux mois de faiblesses déplorables mettent à néant dix -longs mois d’efforts. Tout est à refaire à chaque rentrée, et chaque -fois avec moins de chances de succès. A qui la faute si, finalement, -l’arbre reste ce qu’était l’arbuste? Je sais des enfants dont -l’éducation n’eût pu réussir qu’à une seule condition: c’était de faire -préalablement l’éducation de leurs parents. Ils sont de plus en plus -rares, aujourd’hui, les pères et les mères qui comprennent leur devoir -et qui savent former à leurs fils une âme de chrétien et un caractère -d’homme. Le souci du grand nombre s’arrête au diplôme de Sorbonne, au -plumet de Saint-Cyr ou à la rapière de Polytechnique. Comme vue -d’avenir, c’est court. - -Je vais faire un aveu pénible, mais fondé. On jalouse les Jésuites, un -peu de partout, «parce qu’_ils accaparent l’éducation des enfants nobles -et riches_. Le fait ainsi formulé n’est pas exact; on l’a démontré plus -d’une fois. Mais admettons un instant que les élèves riches et nobles -affluent de préférence chez nous. Il se trouve parmi eux, sans -contredit, de bons esprits, de beaux caractères, des hommes de -ressource. J’ajoute que, sans tenir le monopole de la distinction, ils -en donnent habituellement l’exemple et contribuent ainsi pour une bonne -part à l’élévation du niveau général. Mais, il faut bien le dire, c’est -aussi dans leurs rangs que se comptent en plus grand nombre les enfants -gâtés par une première éducation molle, faible, frivole, et -conséquemment les intelligences atrophiées, les volontés sans ressort, -les élégantes nullités. Eh bien, si les Jésuites, de gaîté de cœur, -_accaparent_ ces éducations-là, j’affirme, sans crainte d’être démenti -par les hommes du métier, qu’ils sont bien punis par où ils pèchent; car -ils n’en récoltent ni grande joie au collège, ni grand honneur après. - -Le problème s’aggrave singulièrement, lorsque le défaut d’éducation -première se complique d’un tempérament difficile. Il n’est si bon cheval -de race qui ne devienne vicieux, s’il se refuse au dressage. Encore un -cheval peut-il, à la longue, être dompté par la force; le jeune homme, -lui, garde toujours la liberté de mal faire et le fonds de révolte qu’il -tient de la chute originelle. - -On montre dans les champs une mauvaise herbe qui s’appelle vulgairement -_herbe de patience_. Les Lorrains lui donnent un nom plus significatif, -la _haine de prêtre_ (ils entendent le prêtre défroqué, Charbonnel ou -Combes). Voici la raison de ces deux noms. Au milieu d’une touffe de -racines peu profondes, elle en a une principale, qui s’enfonce tout -droit dans la terre et s’amincit peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un -filament, à peine perceptible aux doigts. Poursuivez-le à un bon mètre -de profondeur et arrachez ce qui reste: six semaines ou six mois après, -le mince fil a reparu, la plante scélérate étale de nouveau sa corbeille -de feuilles vertes, et vous pouvez renouveler votre essai d’extirpation. - -Voilà l’image trop fidèle de ce qui arrive à plus d’un de nos -élèves--pas à eux seuls! Chaque âme d’enfant a son _herbe de patience_, -souvent plusieurs, qu’il faut lui apprendre et lui aider à combattre. -Véritable œuvre de patience, capable parfois de désespérer un ange! On y -travaille pourtant, durant des années, soutenu par le devoir au défaut -du succès visible, consolé de son impuissance auprès de quelques-uns par -la vaillance et les victoires des autres. - -Mais, si c’est quelque chose, si c’est beaucoup pour l’avenir moral d’un -jeune homme d’avoir pris au collège l’habitude de la lutte contre ses -passions naissantes, ce n’est pas tout; il faut qu’elle se continue -après et toujours. Ceux qui reprochent aux écoles chrétiennes les -trahisons et les égarements des hommes dont elles avaient instruit la -jeunesse, oublient cette condition essentielle. - -Quand le jeune philosophe nous a quittés, il donnait les plus belles -espérances, et les promesses rassurantes lui coûtaient peu. Mais -connaissant trop bien la fragilité de la nature et les ruses de -l’ennemi, notre tendresse inquiète, au moment des adieux, lui avait -recommandé instamment de veiller, de prier et de s’appuyer. Hélas! _la -fascination de la bagatelle obscurcit la notion du bien_, dit -l’Écriture, _et le tourbillon des désirs mauvais bouleverse un cœur -jusque-là sans malice_. Le Collégien grandi, lancé peut-être trop tôt ou -trop seul dans la grande ville, sottement jaloux de son indépendance, -fier de sa première moustache et de ses dix-huit ans, se prenant déjà -pour un homme, a voulu tout voir et tout savoir; il a rougi de sa -simplicité; il a dédaigné ces amitiés pures et solides qui sont -l’indispensable préservatif de l’adolescence, pour s’en créer de plus -agréables qui seront sa perte; il a voulu marcher sans guide dans la -nuit folle de ses rêves désordonnés. La vue du prêtre, d’abord -importune, a fini par devenir pour lui un reproche et un remords, dont -il s’est irrité. Alors, plus de sacrements, plus de prière, bientôt plus -de respect ni de soi ni d’autrui; par suite, la porte ouverte à tous les -égarements. La racine maudite est remontée tout entière et la mauvaise -herbe, gagnant de proche en proche, a envahi peu à peu tout le champ de -cette âme, qu’elle étouffe. - -Les confesseurs connaissent ces lamentables histoires, les ravages et -les ruines qu’elles accumulent sur certaines vies, les larmes de sang -qu’elles font verser aux mères et, quand ils reviennent plus tard dans -le chemin du devoir, aux fils. - -D’ailleurs, on aurait tort de croire que nous nous contentons de gémir -et que nous abandonnons les jeunes gens, une fois sortis de chez nous, à -tous les dangers que leur créent dans le monde les attraits de la -liberté, les mauvais amis et les mille sollicitations du vice, comme on -abandonnerait des malheureux sans ressource, sur une barque sans -défense, au caprice d’une mer furieuse. A Paris et dans maintes grandes -villes de province, il nous a été possible de fonder, seuls ou avec -d’autres amis dévoués de la jeunesse, ces associations chrétiennes qui -sont, pour les _jeunes_ de bonne volonté, autant de ports de refuge -contre la tempête, en même temps que des champs d’évolutions et de -manœuvres pour la guerre sainte. - -Mais il faut que les jeunes gens y viennent et que les parents y -tiennent. Nous pouvons intervenir par voie de conseils auprès des uns et -des autres, et nous n’y manquons pas; n’étant pas des gendarmes, nous ne -pouvons aller jusqu’à prendre les récalcitrants au collet. Beaucoup nous -échappent, pour leur malheur. Est-ce notre faute? Et si, plus tard, ils -tombent au rang des jouisseurs sans honte, des ambitieux sans -conscience, des égoïstes sans cœur, de ces traîtres à Dieu et à toutes -les choses sacrées qui descendent de Voltaire jusqu’à Trouillot, est-ce -la faute de notre éducation? Non; car pour devenir ce qu’ils sont -devenus, ils ont dû mentir à tous les principes qu’ils avaient reçus de -nous, et, s’il faut en croire un aveu public du dernier nommé, cela ne -va pas toujours sans peine et sans angoisse: l’ancien élève de -Notre-Dame-de-Mont-Roland a mis des années à laver la tache indélébile. -Est-il bien sûr d’avoir aujourd’hui les mains propres? - -Dans un livre qui a donné quelques inquiétudes aux familles chrétiennes, -parce qu’il représente la vie de collège sous un jour habilement calculé -pour rendre toutes les intentions suspectes, un _ancien_ de Dijon a -essayé de transformer en robe de Nessus, inévitable et funeste, -l’influence que nous exerçons sur nos élèves. Son dénouement est d’un -fatalisme qui serait effrayant, s’il n’était absurde. Ceux qui nous -connaissent, connaissent aussi la nature de l’_empreinte_ que nous -voulions mettre sur les âmes: c’est l’empreinte du salut, _signum -salutis_, et nos cœurs de prêtres et de Pères ne sauraient avoir au -monde de chagrin plus cuisant que de la voir effacée chez quelqu’un de -nos enfants d’autrefois. - -Un autre renégat, un Parisien, dont le nom ne souillera pas ma plume, a -voulu se tailler aussi sur le dos de ses maîtres une célébrité -facile--ou simplement battre monnaie. Il a inventé une chose immonde qui -ne mérite même pas le titre de roman; ce n’est qu’un long rêve de -polisson. Va-t-on nous juger sur ce livre et sur ce malheureux? Autant -vaudrait juger tout le collège des apôtres et l’enseignement du divin -Maître sur l’odieux personnage de Judas. Il ne tenait qu’à Judas de -rester fidèle aux leçons du Sauveur: il ne l’a pas voulu; il a abusé du -redoutable privilège de sa liberté pour devenir, malgré la grâce que le -Maître lui offrait, un _fils de perdition_. Lui seul est responsable de -sa chute et de son châtiment, comme tous les renégats dont il est le -père. - -Il n’y a donc pas lieu de s’étonner des défections que ton brave -officier d’artillerie constate et déplore, dans son entourage, parmi nos -anciens élèves; elles sont inévitables et se reproduisent partout où les -hommes sont des hommes et non pas des anges. Il a raison de croire que -beaucoup d’entre elles ne sont que passagères, qu’_on en revient_. -Pourtant il ne faut pas oublier que, plus on tombe de haut, plus la -chute est lourde et le relèvement difficile. _Corruptio optimi pessima._ - -Il s’est relevé, lui, parce que c’est un cœur de soldat. Les soldats ont -parfois les passions violentes, mais avec cela un fonds de loyauté qui -leur rend intolérables les situations équivoques: l’ennemi une fois -reconnu, ils vont droit dessus. - -Bien plus rarement on voit se convertir les ambitieux que grise la vue -d’une écharpe ou d’un panache quelconque, sots adorateurs du pouvoir et -d’eux-mêmes,--rampants et jaloux, tant qu’ils ne sont rien ou peu de -chose,--tyrans insupportables, quand ils ont _décroché la timbale_. -Ceux-là, les coups de foudre et les humiliations inattendues peuvent -seuls les ramener quelquefois. - -Mais que faudrait-il pour secouer cette masse inerte d’égoïstes, -indifférents ou poltrons, qui se cantonnent dans l’enclos de leurs -intérêts personnels, se croisent les bras en regardant brûler la maison -du voisin pourvu qu’elle ne touche pas à la leur, verrouillent leur -porte quand on crie au voleur dans la rue, se déclarent incapables de -tout effort pour le salut commun et, voulant se justifier de ne rien -faire, s’en vont partout répéter bien haut qu’_il n’y a rien à faire_? -Voilà les grands coupables du temps présent; car ils ont en main le -salut de la France chrétienne et ils ne veulent pas se donner la peine -de la sauver. - -Dans la catégorie des ambitieux dévoyés, nos anciens élèves figurent-ils -en notable quantité? Je ne le pense pas. On peut citer deux ou trois -ministres, quelques députés, quelques magistrats. En général, le -fonctionnarisme tente peu de nos jeunes gens; ils préfèrent les -situations qui permettent de marcher le front haut. Tant que la -magistrature et l’armée ont gardé leur prestige traditionnel au-dessus -des misérables agitations de la politique de parti, elles étaient les -deux buts les plus fréquents des âmes noblement ambitieuses. La -suppression de l’inamovibilité, puis les besognes policières et -antireligieuses infligées aux magistrats sont venues découronner bientôt -cette carrière. - -Restait l’armée, la «grande muette», qui était aussi la «grande dévouée» -et la «grande respectée», l’image la plus complète de la patrie, -l’expression humaine la plus haute du sacrifice. On nous a reproché d’y -avoir trop _poussé_ nos élèves et d’avoir par là rendu stériles pour -l’action sociale bon nombre de talents. En y regardant de près, on -trouverait, je crois, les parents plus coupables du méfait que les -maîtres; mais, cette réserve admise, je rends les armes. Le méfait en -question est, chez nous aussi, un défaut de famille, un faible. Beaucoup -de jésuites, ayant de se ranger sous le drapeau du Christ, ont servi -sous le drapeau de la patrie; ils en ont gardé l’amour, qui va très bien -avec celui de la croix. J’ai peur qu’on ne nous accuse longtemps encore -de _pousser_ à l’un et à l’autre. Nous ne sommes pas dreyfusards, non, -et nous restons les _grenadiers_ qu’on sait. - -Faut-il, à ce propos, nous laver du reproche d’embaucher, d’aucuns -disent de débaucher les meilleurs de nos élèves _ad majorem Dei -gloriam_, c’est-à-dire pour la gloire de notre toute-puissante et -tout-envahissante Compagnie? Le cliché, si vieux qu’il soit, est -résistant, aussi résistant que la sottise humaine; il servira encore. -Aux gens de bonne foi il suffira de répondre que la Compagnie de Jésus, -avec tous les théologiens, exige pour la vocation religieuse l’appel -certain de Dieu et la libre acceptation de l’homme. La première question -qu’on pose chez nous au candidat novice, est celle-ci: «Quelqu’un, -jésuite ou autre, vous a-t-il poussé à venir ici, ou y venez-vous -librement?» S’il y a seulement un doute, on n’entre pas. Quel intérêt, -d’ailleurs, la Compagnie pourrait-elle avoir à accueillir dans ses rangs -un soldat forcé? Il lui faut des volontaires, envoyés de Dieu pour faire -l’œuvre de Dieu, qui est notre œuvre unique. - -Pourquoi ne dirais-je pas une chose qui est de nature à étonner nos -persécuteurs autant qu’elle nous console? Nous sommes chassés de nos -anciens collèges, et pourtant la race des volontaires de Dieu n’est pas -éteinte et la source de dévouement religieux n’est pas tarie; sur tous -les chemins de l’exil on rencontre en ce moment de jeunes cœurs, épris -d’enthousiasme pour la sainte cause outragée, qui vont demander aux -proscrits la faveur de partager leurs épreuves et leurs espérances. Le -divin Chef qui envoie ces recrues à sa _petite Compagnie_--c’est le mot -de saint Ignace, notre père--ne l’a donc pas rejetée encore, et le jour -viendra où, comme jadis les Hébreux, nous chanterons, avec nos frères de -tous les ordres, avec l’Église tout entière, le cantique de la -délivrance, sur les bords de l’abîme qui aura mis à néant l’orgueil des -ennemis de Dieu. - -Il y a des catholiques, des prêtres même, qui regrettent parfois ces -renoncements et qui osent les appeler des _désertions_. Il faut les -renvoyer à l’Évangile et aux paroles du Maître: _Si tu veux être -parfait, va-t’en vendre tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et -viens, suis-moi._ Le sang des martyrs n’est pas la seule semence des -chrétiens; la vie de l’Église et le rachat du monde sont faits de tous -les sacrifices, y compris, en première ligne, celui des attaches -terrestres. Notre temps égoïste et jouisseur voudrait supprimer le -renoncement religieux comme contraire aux droits de la nature; en -réalité, c’est parce qu’il trouve dans le spectacle des vertus -monastiques un reproche perpétuel et sa plus sévère leçon. La leçon n’en -demeure que plus nécessaire. - -Les chrétiens qui blâment les vocations religieuses comme des -désertions, outre l’injure qu’ils font à Dieu, maître absolu de chaque -destinée humaine, oublient ce qu’un religieux, longuement formé par une -discipline sûre et intelligente, acquiert de puissance pour le bien dans -toutes les sphères de l’apostolat. Livré à ses propres forces dans le -monde, il eût peut-être été un homme d’action, mais n’eût fait que la -besogne d’un seul; jésuite ou bien membre d’un autre Ordre actif, il -formera beaucoup d’hommes, et son talent, fécondé par la grâce d’en -haut, portera des fruits dix fois, cent fois, peut-être mille fois plus -abondants. - -Certains partisans à outrance de l’action sociale ne se bornent pas à -nous reprocher ces prétendus accaparements de novices; ils nous accusent -aussi de ne pas donner à nos élèves cet esprit d’initiative qui devrait, -dans le champ clos des luttes actuelles, faire de chacun d’eux un héros. -Que ne fournissent-ils en même temps, pour atteindre ce but, la recette -infaillible! - -L’esprit d’initiative est une chose admirable et infiniment souhaitable. -Malheureusement, il en est de lui comme l’esprit en général: il ne se -donne pas. C’est une sorte de _bosse_, comme celle des mathématiques ou -de la poésie. Qui dit initiative, dit pénétration de l’intelligence, -vivacité du tempérament, énergie de la volonté: où se fabriquent ces -trois belles qualités? Je compte, plus tard, dire un mot des moyens d’en -développer le germe, quand ce germe existe. - -Je n’ajoute qu’une observation. Le nombre des sots est infini, dit -l’Écriture: celui des égoïstes n’est pas moindre; car, pris dans leur -réalité dernière, les _égoïstes_ qui préfèrent la jouissance du moment -au seul véritable bonheur de la vie future, sont tout bonnement des sots -qui se croient malins. Dans cette foule, nos amis ou nos jaloux du _bon -parti_ (oui, des jaloux: il paraît que nous en avons encore -quelques-uns) prétendent que nous comptons beaucoup de nos anciens -élèves. C’est une question de chiffres que je ne me charge pas de -trancher: les statistiques sont chose si délicate! Mais comment se -fait-il que nos adversaires du _mauvais parti_ ne se lassent pas de -crier à l’_invasion noire_, celle des _jésuites de toute robe, longue et -courte_, et que, pour l’arrêter, ils n’aient rien vu de plus sûr, rien -de plus urgent, que de fermer nos collèges? On peut tirer la conclusion. -Cette haine semble prouver, mieux que toute statistique, auquel des deux -camps, celui du bien ou celui du mal, appartient l’ensemble de nos -élèves. Ils ne sont donc pas si universellement égoïstes et dénués -d’initiative. - -Je me garderai, d’ailleurs, de revendiquer à leur profit le monopole de -la fidélité aux bons principes. Nous ne sommes pas les seuls éducateurs -chrétiens; d’autres semeurs, réguliers et séculiers, ont jeté sur toute -l’étendue de la France les graines vivantes de la moisson future. Ils -sont ou seront pourchassés, comme nous, par les ennemis de la foi et de -la liberté; nous n’avons eu que l’honneur d’ouvrir la marche des -persécutés et de voir notre nom, qui est celui du Sauveur lui-même, -servir de cri de guerre. - -Mon cher Paul, depuis que j’ai commencé cette lettre trop longue, les -vagues frémissantes ont achevé de se calmer et, par ma fenêtre ouverte, -je les vois maintenant se dérouler paisiblement sur la plage unie, comme -des nappes de dentelle, bordées de peluche neigeuse. Un grain de sable -suffit à Dieu pour fixer son terme à la mer montante et à la tyrannie -des Cromwell de tous pays. Attendons et prions. - -Tout à toi en Notre-Seigneur, - -JEAN. - - - - -III. _Au même._ - -Août 1003. - - -Mon cher Paul, - -Le «jeune professeur savant et honnête» nous fait l’honneur de nous -croire les derniers et malheureux tenants du _classicisme_. Je ne -voudrais pas, à ce propos, intervenir, moi millième, dans la brûlante -querelle de l’enseignement moderne. Cependant, je dois l’avouer, sa -théorie un peu nouvelle sur la nécessité de _démocratiser_ notre -enseignement secondaire m’a fait réfléchir, et je me suis demandé si, -réellement, il ne faudrait pas chercher là l’inspiration de la campagne -qui a été menée, depuis bien des années, contre le _classique_. - -Le classique était, de fait, un enseignement privilégié, aristocratique, -non pas qu’il fût réservé exclusivement aux classes dirigeantes, mais -parce qu’il menait seul à une culture distinguée et aux carrières -libérales. Cela répugnait à l’égalité républicaine. On essaya donc -d’abord d’une concurrence par la culture dite _moderne_, plus à la -portée des intelligences _démocratiques_. Elle fut par décret proclamée -équivalente à une culture classique, pour l’entrée aux grandes écoles du -gouvernement, mais l’opinion n’admit pas l’équivalence réelle et le -préjugé demeurait favorable à l’ancien régime. - -Ne pouvant faire monter le moderne à la hauteur de son rival, on se -décida à faire descendre le rival. On le chargea de matières étrangères -ou accessoires, dont on doubla la valeur aux examens, de façon à écraser -le malheureux sous le poids. La grande réforme de l’an passé est venue -sanctionner et aggraver cet état de choses. Des quatre sections qui se -partagent désormais notre enseignement secondaire, une seule, triste -îlot perdu dans la mer immense, sert de refuge au latin-grec; les trois -autres sont des combinaisons variées entre les sciences, les langues -vivantes et le latin. Les quatre machines fonctionnent dans chaque -établissement, j’allais dire dans chaque fabrique, sur le pied de -l’égalité, pour produire un baccalauréat qui ne sera plus ni classique -ni moderne, mais le _baccalauréat_ tout court, ouvrant au même titre la -porte de toutes les carrières. - -M. Chaumié vient de compléter cet admirable outillage par une invention -du plus pur esprit démocratique: l’aurait-il empruntée au jeune -professeur? Une circulaire du Grand Maître de l’Université de France -autorise les lycées à ouvrir des _ateliers_, où les élèves qui n’aiment -pas le jeu au grand air pourront se délasser à quelque travail manuel, -sous la direction de véritables ouvriers. Il proteste d’ailleurs contre -toute assimilation avec ce qui se fait dans les écoles professionnelles. -Ce sera pour leur seul plaisir que les futurs ingénieurs, officiers, -médecins ou avocats, apprendront à manier la scie et le rabot, à -fabriquer des chaussures et des chaussettes, des vestes et des culottes, -que sait-on encore? Espérons qu’ils ne feront pas une trop rude -concurrence aux gens de métier, qui se plaignaient déjà des orphelins de -dom Bosco! - -Mais où la pensée démocratique de M. Chaumié touche à l’idylle, c’est -lorsque, sans rire, il exprime l’espoir que _le contact habituel avec -l’ouvrier directeur aidera les élèves à mieux comprendre l’âme -populaire_. Il aime à croire que pour assurer ce dernier résultat, -l’élève pourra aussi allumer sa pipe à la pipe de l’ouvrier, et terminer -chaque leçon avec lui sur le zinc par une absinthe fraternelle. Enfin, -ne conviendrait-il pas d’inscrire ces ouvriers maîtres sur la liste du -personnel enseignant, à côté ou peut-être à la place des inutiles -professeurs de littérature ancienne? Ce serait l’égalité parfaite. - -De bons esprits pensent que le nouveau plan d’enseignement nous mène -droit à l’égalité dans la nullité. D’autres, au contraire, avec ton -«jeune professeur,» s’attendent à voir sortir de ce pot-pourri, le -triomphe définitif de la _science populaire et positive_. Je parie pour -ces derniers, si la République dure quelque temps encore. Comme en -Amérique, nous aurons des milliardaires qui auront commencé par marcher -sans semelles, des fortunes scandaleuses et des faillites colossales, -des inventeurs excentriques jusqu’à la démence, des maisons à vingt -étages, le droit de lyncher les nègres ou autres personnages -déplaisants, et une foule d’autres droits qu’on nous donnera ou que nous -prendrons. En revanche, nous emprunterons aux nations restées classiques -leurs poètes, leurs écrivains, leurs artistes, leur esprit et leur bon -goût, en les payant bien. Elles pourront aussi, à la longue, nous -rapprendre le français. - -Il fut un temps où certain démocrate assez connu, qui exerça sur les -destinées de notre pays une influence considérable, prétendit -ressusciter en France la _république athénienne_. Si Léon Gambetta -vivait encore, il ne passerait plus que pour un rêveur. Son rêve avait -du bon, pourtant, même au point de vue démocratique. L’histoire nous -apprend que les Athéniens, très jaloux de leur liberté civile et -politique, n’en étaient pas moins un peuple très cultivé. Ils le -devaient précisément à une aristocratie intellectuelle, comme n’en a vu -aucune monarchie, pas même celle de Louis XIV. Durant une longue suite -d’années, les hommes de génie se succédèrent à Athènes et y entretinrent -ce culte de l’idéal religieux, patriotique et artistique, qui valut à la -cité le respect de toutes les nations et de tous les siècles. Et pour -que la république, avec son passé glorieux, finît par tomber sous la -servitude de l’étranger, il fallut que ce triple idéal sombrât d’abord -dans la corruption des idées et des mœurs, sous l’action dissolvante de -sophistes impies et de rhéteurs vendus. Le Macédonien attend aussi à nos -portes. - -La France avait hérité d’Athènes, plus encore que de Rome, le sceptre -universel de l’esprit; c’était, après son titre de fille aînée de -l’Église, la plus belle partie de notre patrimoine national, plus belle -que la gloire de nos armes, tant de fois victorieuses. Mais la -démocratie n’a cure de cet inutile privilège; elle se suffit à -elle-même. Le _bloc_ ne s’arrêtera qu’après avoir tout écrasé, pareil à -ces rouleaux successifs, aveugles et sourds, qui foulent le gravier de -nos routes. - -Faut-il nous résigner à cet écrasement? Ce serait trahir notre cher -pays, en même temps que toutes nos traditions; nous n’y consentirons -pas. Dans ces brillantes revues militaires, où chaque nation, si -_dreyfusarde_ qu’elle se dise, aime à faire parade de sa force, on -regarde quelquefois défiler deux régiments de la même arme. L’un, de -formation nouvelle, est précédé d’un drapeau aux couleurs éclatantes, -tout neuf; on le salue avec respect: c’est l’emblème de la patrie. Mais -voici le second. La poussière et la poudre ont fané ses couleurs; les -balles ont troué ses plis et l’ont déchiqueté; on a de la peine à lire -encore les noms des victoires qu’il a aidé à gagner: ce n’est plus qu’un -lambeau. Oui; mais quand ce lambeau passe, c’est la gloire qui passe, et -les bravos éclatent, unanimes, enthousiastes. Et lorsqu’un de ces -glorieux restes semble trop vieux, un drapeau neuf en prend la place à -la tête du régiment, mais l’ancien, l’invalide, garde la sienne dans le -salon du colonel, à côté du nouveau venu; et si, en un jour de malheur, -le drapeau neuf ne suffit plus à sauver l’honneur de la patrie, la -_loque sublime_ reparaîtra sur le champ de bataille pour relever les -courages et ramener la victoire. - -Expulsés de nos collèges, nous avons emporté avec nous dans l’exil le -vieux drapeau déchiré où était inscrit l’amour de la France et des -bonnes lettres; nous le garderons avec un soin jaloux, et quand la -liberté de faire le bien nous aura été rendue, nous le rapporterons -intact et nous le replanterons au frontispice de nos écoles rouvertes. - -«Chimères!» dites-vous.--«Double chimère! dira quelqu’un; car, depuis -cinquante ans que vous aviez la liberté de l’enseignement, qu’en -avez-vous fait? Où sont les hommes de valeur que votre méthode a -produits?» Ce reproche, qu’on entend formuler encore quelquefois, nous -va au cœur; car il n’y en a pas de plus injuste et de plus immérité. Je -n’y répondrai pas en détail; d’autres l’ont fait victorieusement. Pour -ne pas le laisser passer impuni, je veux indiquer seulement -quelques-unes des raisons pour lesquelles l’accusation ne porte pas. - -D’abord, cette loi de 1850, qu’on disait si libérale, ne nous donnait -qu’un semblant de liberté, puisque l’État gardait pour lui seul le droit -de fixer les programmes et de conférer les grades. Ainsi ligotée par les -réglements universitaires, quel essor et quel jeu pouvait prendre notre -méthode traditionnelle? - -En second lieu, malgré toutes les démonstrations de la bienveillance -officielle, nous restions pour l’Université toujours suspects. Sans -doute, ceux de nos élèves qu’une ambition plus noble poussait à -conquérir dans les sphères supérieures quelque situation brillante, -n’avaient rien à craindre de leur provenance cléricale et jésuitique; -mais... il leur fallait beaucoup de talent pour arriver premiers sur les -enfants de la maison universitaire. - -Je pourrais dire encore que nos collèges, ne participant ni peu ni prou -aux millions du budget, eurent à se débattre durant les vingt-cinq -premières années contre de multiples embarras matériels. Quand ils -allaient être à flot, on inventa l’_article 7_ et les _décrets_, qui -nous dispersèrent une première fois. - -Les vingt années qui suivirent 1880 ont fourni à nos annales des preuves -consolantes de la solidarité apostolique et fraternelle qui, dans les -grands périls, unit le clergé séculier et régulier. Nombre de prêtres -dévoués, mêlés à de vaillants laïques, sont venus remplacer les -proscrits et enlever à nos ennemis la satisfaction de voir nos collèges -s’effondrer. La plupart, faisant abnégation de leurs idées personnelles, -ont compris que l’honneur des nouveaux maîtres et leur succès même -auprès des familles réclamaient d’eux la fidélité à nos traditions; nous -en avons connu qui les ont gardées avec une intelligence et une rigueur -dignes de toute notre reconnaissance. Quelques-uns, dans de bonnes -intentions, ont voulu faire différemment; ce qui s’en est suivi, les -regarde. - -Toujours est-il que, reprocher à des éducateurs, placés dans des -conditions si précaires, de n’avoir pas opéré une série de prodiges, -cela touche à la dérision. Nous sommes sûrs d’en avoir au moins opéré -un, qui compte pour plusieurs: nous avons failli faire peur à -l’Université! Si elle trouve que c’est peu de chose, nous ne demandons -pas mieux que d’en faire davantage. Qu’elle mette en commun ses -libertés, ses privilèges et ses ressources, de façon à rendre la lutte -égale: dans vingt ans, le pays jugera. - -Si elle croyait devoir refuser le combat, par crainte de trouver en nous -des ennemis jurés de la science et du progrès moderne, nous pourrions la -rassurer. Peut-être suffirait-il, pour cela, de lui montrer telles de -nos anciennes maisons, parfaitement en rapport avec le mouvement -scientifique, qui, à son gré, ont plutôt trop de succès, et font aux -écoles de l’État sans Dieu une concurrence gênante. - -Nous savons que «le monde marche»; nous sommes prêts à marcher avec lui, -non pourtant à l’aveugle. Nous ferons au _réel_ les concessions -nécessaires; mais nous n’admettons point qu’il _détrône l’idéal_. Notre -ambition est de les réconcilier; la jeune France ne pourra qu’y gagner. - -A bientôt, mon cher Paul. - -Toujours à toi en Notre-Seigneur. - -JEAN. - - - - -IV. _Au même_ - -Août 1903. - - -Mon cher Paul, - -J’ai dit qu’entre le vieil enseignement classique et la science moderne, -la conciliation est possible; mais elle serait incceptable et -impardonnable, aujourd’hui plus que jamais, si elle devait toucher à la -devise même de notre enseignement: _Chrétien avant tout!_ Ce serait -toucher à l’arche sainte. - -Le «jeune professeur» part en guerre contre les _sacristains_. Je me -croirais obligé à protester énergiquement, si l’on pouvait supposer que -ce mot couvre une intention offensante à l’égard des modestes -fonctionnaires à qui incombe le service matériel du culte. Mais, puisque -ce monsieur est «même chrétien», son mot représente une simple -catachrèse, un abus de langage, et l’on devine son vrai sentiment. Il -n’aime pas ces dévots exagérés, chrétiens de surface et de forme, qui -font consister toute leur piété et toute la religion en cérémonies -extérieures, en airs penchés, en sentences mystiques, en dévotions -puériles. - -Eh bien, il a raison, au fond. Sans aller jusqu’à voir des Tartufes, là -où, souvent, il n’y a que des simples d’esprit, nous n’aimons pas plus -que lui ce genre de dévots. Ils n’ont jamais été notre idéal, tant s’en -faut! Les Chrétiens que nous voulons former joignent à l’amour de leur -foi l’amour de leurs devoirs, à la piété l’action: - - La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère? - -Dans une démocratie, où chaque citoyen est appelé à concourir pour sa -part à la direction des affaires et au bien commun, il est naturel, -voire indispensable, que les jeunes gens apprennent à remplir leur -devoir civique. Mais qu’on se rassure là-dessus. Un bon chrétien est, -par le fait, un bon citoyen. Électeur, il vote selon sa conscience bien -formée; élu, il défend le droit et la liberté; fonctionnaire, il ne -connaît pas les pots-de-vin; juge, il ne s’abaisse pas à rendre des -services au lieu d’arrêts; soldat, il voue son épée à la patrie, non aux -politiciens; industriel ou commerçant, il tient à garder sans tache -devant Dieu et devant les hommes l’honneur de sa probité; patron, il -traite ses ouvriers en père de famille; ouvrier, il rend à son patron le -respect et le travail qui lui sont dus; riche, il soulage toutes les -misères qu’il peut; pauvre, il accepte sans révolte le lot que Dieu lui -assigne, en attendant la compensation éternelle. Imagine-t-on, en toute -sincérité, un état social plus parfait que celui que régirait une -pareille morale? - -Or, cette morale a dix-neuf siècles d’existence. Les démocrates modernes -se flattent singulièrement, s’ils croient l’avoir inventée, ou avoir -inventé mieux. Des hommes considérables se sont battu les flancs, ont -sué, soufflé... pour aboutir à quoi? A gonfler de phrases creuses leurs -_Manuels de morale civique et laïque_. Qu’on apporte tous ces volumes en -un tas: ils ne vaudront pas les dix petites pages d’un catéchisme sur -les dix commandements de Dieu. Et le catéchisme, comparé au manuel, a -l’immense avantage de fonder ses enseignements sur un principe divin et -sur une sanction surnaturelle, qui font absolument défaut à la _morale -civique_ et que rien ne remplace. - -Le problème social, objet si troublant de la préoccupation universelle, -serait bien près de sa solution, si tous ceux qu’il intéresse -acceptaient pour base la morale chrétienne. Pour en être convaincu, il -suffit de regarder ce qui se passe en Belgique, où, malgré les -grondements intermittents des passions mauvaises, odieusement excitées -par quelques meneurs, un ministère franchement et énergiquement chrétien -réussit, depuis vingt ans, à maintenir la paix et la prospérité dans la -liberté. Sur un autre point de l’Europe, en plein pays protestant, un -grand parti catholique, solidement campé au cœur même de la -représentation nationale, avec ses vingt-deux députés ecclésiastiques, -tient en échec le sectarisme, garantit le pouvoir lui-même contre les -tentations dangereuses et poursuit, avec une merveilleuse unité de vues -et d’efforts, le véritable progrès moral et matériel. - -Quel contraste chez nous!... D’où vient la différence? - -Nombre de braves gens, braves en paroles, attribuent toutes nos misères -au découragement, à l’indifférence et à l’apathie des catholiques, leurs -semblables. C’est s’arrêter à mi-chemin de la vérité. La vérité -complète, c’est que nos catholiques ne sont pas des catholiques. - -Lorsque nos hommes politiques, électeurs et élus, sauront leur -catéchisme et pratiqueront carrément leur foi, comme les catholiques -belges et allemands, la France redeviendra un pays heureux, libre et -respecté. Jusque-là, l’opposition peut continuer une lutte qui sera de -pure parade: le moulin du _bloc_, qui a le vent pour lui et des ailes -puissantes, continuera de tourner et de faire rouler dans la poussière -les chevaliers errants qui se battent contre lui si piteusement. - -M. le professeur de l’Université doit comprendre maintenant pourquoi le -sentiment religieux ne peut cesser d’être chez nous, je ne dis pas le -seul, mais le premier principe directeur de l’éducation. Nul éducateur -digne de ce titre ne négligera de faire appel aux autres sentiments -nobles qui dorment dans le cœur des enfants et dont l’éveil amène -parfois de si heureux élans vers le bien: l’honneur, la reconnaissance, -le patriotisme... Mais ces mobiles sont purement humains et sujets aux -variations: la foi est divine et stable, comme les devoirs qu’elle -impose. Et puisque, dans les temps tourmentés où nous vivons, le monde -est devenu plus que jamais un champ de bataille et que les mauvais se -font assaillants, il faut que les bons se fassent défenseurs. Soldats -contre soldats. Or, la Compagnie de Jésus, on le sait, a été fondée par -un homme de guerre: elle manquerait à toutes ses traditions, si elle ne -cherchait à entraîner au combat, sous la bannière du Christ Rédempteur, -les jeunes forces qui viennent s’offrir à sa discipline. On peut compter -qu’elle s’y emploiera de son mieux, partout où elle en aura la liberté. - -Comment? En développant chez eux, à l’extérieur et à l’intérieur, ce -qu’on appelle volontiers d’un nom nouveau, mais expressif, la -_combativité_. A l’intérieur, la lutte pour la soumission à Dieu; à -l’extérieur, la lutte pour le dévouement à ses frères: toute l’éducation -morale et sociale tient dans ces deux simples choses. Je ne les -expliquerai pas davantage. - -Quant à cette _science sociale_ pour laquelle ton correspondant réclame -une place dans l’enseignement chrétien, l’entente ne sera pas difficile. -Elle était déjà réalisée dans plus d’un de nos collèges; elle doit -l’être, elle le sera dans tous. Le catéchisme, je l’ai dit, reste la -base générale. Dans les classes de philosophie, on discute les divers -systèmes d’économie politique et sociale; l’histoire des institutions -apporte aussi le contingent de ses lumières. La théorie se complétera -par des lectures spéciales, revues ou livres, et par des conférences où -les hommes compétents exposeront les applications pratiques des systèmes -et les résultats de l’expérience. - -On y ajoutera, dans la mesure du possible, la participation active à -certaines œuvres sociales, associations ouvrières, syndicats, -patronages. On mettra surtout les jeunes gens en _contact avec l’âme -populaire_, non pas dans les ateliers utopiques de M. Chaumié, mais dans -les mansardes où grouillent des enfants affamés que l’assistance -publique et laïque oublie. A l’occasion, pour qu’ils n’ignorent pas le -revers de la médaille, il sera peut-être bon aussi de mettre les plus -robustes d’entre eux en contact avec les pâles _apaches_, pour la -défense de la liberté du culte et pour la protection des premières -communiantes de leur paroisse. - -La part pourrait être faite plus large à l’_éducation sociale_ si le -Grand Maître de l’Université, prenant sa bonne hache de bûcheron, se -décidait à élaguer quelque peu l’inextricable forêt des programmes -secondaires. Mais il ne faut pas y compter de sitôt: M. Chaumié est trop -occupé à boucher les trous que fait, dans l’instruction des enfants du -peuple, le féroce élagueur en chef des congréganistes. - -Si donc on ne veut pas augmenter, par des préoccupations étrangères, le -surmenage qui compromet déjà tant de carrières ambitionnées, il faut -borner à ce que je viens de dire la _préparation_ du bon citoyen au -collège. - -Sa _formation pratique_ doit être réservée en majeure partie pour le -temps des études de carrière, alors que le jeune homme, plus conscient -de ce qu’il veut et de ce qu’il peut, trouvant d’ailleurs autour de lui -les enseignements et les soutiens nécessaires, est en état de faire ses -premières armes pour la grande lutte. Soldat quelque peu tremblant -d’abord, non pas de peur, mais d’émotion (Cicéron lui-même avouait cette -faiblesse, en montant aux rostres, et l’on dit que de vieux généraux n’y -résistent pas, au moment du coup de canon qui annonce la bataille); il -s’aguerrira bien vite, au contact de ses braves compagnons de la -_Jeunesse catholique_; l’odeur de la poudre finira par le griser, lui -aussi, et, devenu homme, fort désormais de son expérience et de sa foi, -il mettra son cœur et son talent à servir les plus graves intérêts, sur -le terrain où se défont les mauvais ministères et où se font les bonnes -lois. - -Cela, mon cher Paul, c’est ton histoire. Je souhaite de tout cœur -qu’elle s’achève par les plus magnifiques triomphes et que notre chère -France trouve, parmi tes condisciples anciens et nouveaux, parmi les -élèves de notre enseignement libre tout entier, beaucoup de braves gens -pareils à toi. Elle en a besoin. - -Ton dévoué en Notre-Seigneur. - -JEAN. - - - - -V. _Paul Ker au R. P. Jean._ - -De Z... le 15 avril 1901. - - -Mon cher Père Jean, - -Vous rappelez-vous le temps déjà lointain où notre commun directeur, -pour me consoler du gros chagrin de ne pas vous accompagner au noviciat -des Jésuites, me promettait que, dans le tourbillon du monde, je vous -trouverais toujours prêt à m’aider de vos prières, de votre amitié et de -vos conseils? Il a été bon prophète. Vos prières, j’en éprouve l’effet -tous les jours, sur moi et sur les miens; votre amitié et vos conseils, -j’en vis depuis bientôt trente ans. Comment ferais-je pour m’en passer? -Lorsqu’il m’arrive un embarras sérieux, un de ces embarras auxquels -toute la sagesse et le savoir-faire de Marguerite ne peuvent rien, elle -me dit, en désespoir de cause: «Écrivez à mon frère.» Et je lui réponds -invariablement: «J’y pensais.» - -Je viens de relire le rapport Buisson sur la suppression de -l’enseignement congréganiste de tout ordre. Le ton est celui du chef de -brigands qui, soutenu de sa bande, vous explique tranquillement, au coin -du bois, les honnêtes motifs qui l’obligent à vous décharger du soin de -votre bourse ou de votre vie, ou même des deux à la fois. C’est -canaille, visiblement; mais au moins c’est, je ne dirai pas franc, car -cela suinte l’hypocrisie sectaire, mais clair et net, par conséquent -instructif. - -Les pères de famille sont avertis qu’il «n’appartient à personne, pas -même aux parents, d’exercer sur un enfant une _pression_ qui soit de -nature à compromettre son développement normal de _corps_ ou d’esprit.» -Ainsi nous n’avons même plus la liberté du maillot ou de la bretelle, et -il faut nous attendre pour nos fils à l’établissement prochain de la -gymnastique obligatoire, qui sera certainement laïque et probablement -non gratuite! - -«Que si quelqu’un, volontairement ou non, _risque de causer_ ce tort -peut-être irréparable à des _mineurs_, c’est à l’État, défenseur de ceux -qui ne peuvent se défendre, de prendre, en leur faveur et _à temps_, des -mesures de protection efficaces.» Cela veut dire que, s’il plaît à -l’État de mettre la main sur nos fils, depuis le biberon jusqu’au -bulletin de vote, il en a le droit. Je ne sais si l’omnipotence -officielle s’est jamais affirmée en termes aussi cauteleusement -insolents. On peut, d’ailleurs, se demander pourquoi cette omnipotence -s’arrête à vingt et un ans: les adorateurs païens du Dieu-État, au temps -de Lycurgue et de Dracon, où nos aimables maîtres voudraient nous -ramener, la poussaient bien au delà. Cela viendra sans doute. - -Un peu effrayé peut-être de sa hardiesse, le rapporteur sent le besoin -de se mettre à couvert sous l’autorité de M. Thiers, disant que, «si le -père a le droit d’élever l’enfant d’une manière convenable à la -sollicitude paternelle, l’État a le droit de le faire élever d’une -manière conforme à la constitution du pays.» On voit pourtant la -différence des principes posés de part et d’autre: car Thiers fait entre -le rôle de l’État et celui du père de famille un partage qui, après -entente loyale, pourrait être acceptable. Mais le madré rapporteur se -garde bien de nous dire jusqu’où s’étendent les droits de cette -«sollicitude paternelle» qu’il cite: il trouve plus simple de les -confisquer, sans autre forme de procès, à l’avantage de l’État. Du haut -de son infaillibilité laïque et protestante, il déclare «qu’une société -démocratique a besoin avant tout d’hommes et de femmes qui acceptent la -loi de la liberté et de la responsabilité personnelle, la loi du -travail, la loi de la famille. Or la société monastique donne à ses -membres (par les trois vœux de religion) un idéal très différent, et -nécessairement elle mettra tout en œuvre pour pétrir les enfants à son -image et au gré de l’Église. Ils entreront ainsi dans la société du -vingtième siècle avec les idées du treizième, incapables comme leurs -maîtres de comprendre combien l’idéal laïque de la démocratie est plus -humain et plus haut que l’idéal théocratique du moyen âge.» - -Donc, mes Révérends Pères de la Compagnie de Jésus et de toutes les -Congrégations, faites-en votre deuil: vous êtes radicalement -incompatibles avec la démocratie. - -Quant au père de famille clérical, M. Buisson ne voit pas de quoi il se -plaindrait: «La loi ne lui enlève ni le droit ni le moyen de s’adresser -à des maîtres ou à des maîtresses d’une piété insigne et adonnés à -toutes les pratiques de la dévotion. Ce qu’elle lui refuse, c’est de -patenter en quelque sorte, pour le mettre à sa disposition, un -instrument collectif de compression à haute puissance, instrument qu’il -jugerait très _commode_ et qu’elle juge très _dangereux_!» En effet, on -a peine à comprendre l’impertinente prétention de ce papa, qui exige que -le gouvernement lui procure des écoles _commodes_? Est-ce que les -gouvernements et les impôts qu’on leur paye sont faits pour servir au -bonheur des contribuables? C’était bon jadis, au temps de la _poule au -pot_, qui n’est pas près de revenir. - -Et pourquoi cet instrument collectif est-il si _dangereux_? Là-dessus -l’honnête républicain universitaire s’oublie à nous faire des -confidences qui ont de quoi épouvanter: «Cette vaste entreprise -d’enseignement (congréganiste), dit-il avec un pleur, si elle -s’étendait, serait la mort assurée de la République.» La mort de la -République serait, qui en doute? un gros malheur: mais il y a pire. Si -elle devenait cléricale!!! C’est pour prévenir cet autre désastre que, -«sans toucher à l’idée catholique (tartufes!), on la dépouille d’une -armature extérieure qu’elle s’est indûment fabriquée aux dépens de la -liberté humaine et dont elle se sert pour _écraser des concurrents_ qui -ne peuvent ni ne veulent user des mêmes armes.» A la bonne heure! Voilà -un petit éclair de franchise. Votre tort irrémissible, mes Pères, c’est -d’_écraser vos concurrents, qui ne peuvent et_, par suite, _ne veulent -pas_ vous rendre la pareille. Cet hommage forcé doit consoler un peu -votre exil. - -Il ne me console pas suffisamment, moi, de vous avoir perdu pour mes -enfants. D’autant plus que ce monsieur, non content de me détrousser, -abuse de sa position pour se moquer de moi: «Ils (les catholiques) -réclament, comme une sorte de fonction sociale indispensable, des -congréganistes pour leurs malades et pour leurs enfants. On disait -naguère: _Il faut une religion pour le peuple_[10]. Il lui faudrait -maintenant des religieux ou des religieuses! Sans eux, dit-on, il serait -impossible aux familles, à l’Église elle-même, d’entretenir un certain -type d’éducation très religieuse: privée de cette serre chaude, la jeune -plante humaine ne mûrirait plus pour la foi. Il se peut que le -catholicisme regrette ce puissant instrument de culture intensive; mais -l’État ne lui prêtant plus main forte pour l’entretenir, _il faudra bien -qu’il apprenne à s’en passer_.» - - [10] Voltaire disait mieux: «Il faut aux paysans un joug et du foin.» - -Et voilà aussi mon paquet! Cette fois, il est manifeste qu’on n’en veut -pas seulement à la _Congrégation_, mais au _Catholicisme_. Tout cela est -brutal comme le coup de pied de l’âne. Ces gens-là ont l’intempérance -d’un pouvoir qu’ils sentent mal acquis et fragile: ils veulent faire -vite et détruire le plus possible, avant de disparaître. Mais le vieux -lion catholique n’en mourra pas: il en a vu d’autres! - -En attendant, la situation des pères de famille chrétiens devient de -plus en plus critique. Avec la Chambre d’un côté, le Sénat de l’autre, -nous sommes pris entre deux feux. Encore quelques mois et, si le salut -ne nous tombe pas du ciel, nous devrons être solidement organisés pour -sauvegarder, à la rentrée d’octobre, l’âme de nos enfants et le peu de -liberté qui nous reste. Il n’est pas trop tôt pour y songer dès -maintenant. - -C’est ce que j’ai exposé au Comité de défense religieuse que je préside. -On a été de mon avis et l’on est décidé à faire l’impossible pour -amortir le coup, que nous ne pouvons plus détourner. En pratique, cela -revient à maintenir, aussi longtemps que la loi le permettra, nos -collèges chrétiens: un vœu dans ce sens a été adopté à l’unanimité. Une -commission d’études doit présenter, à bref délai, un plan détaillé des -voies et moyens: Louis en est le président, moi le rapporteur. Vous ne -me refuserez pas d’en être le conseil? Les combattants de la plaine -lèvent tout naturellement les yeux vers la montagne sainte, d’où ils -savent que Moïse fera descendre sur eux la lumière et le courage. Je -compte sur vous. - -Mais j’ai au cœur un autre souci que je veux épancher dans le vôtre. -Personnellement, je suis résolu à lutter de toute mon énergie, tant que -la liberté gardera un pouce de terrain. J’ose espérer qu’elle aura -d’autres défenseurs: mais - - ... s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. - -Hélas! je n’ai pas voulu dire à mon Comité tout ce que je pense, par -crainte de le décourager avant qu’il ait rien fait. Dans mon for -intérieur, je ne crois pas beaucoup à la viabilité de l’enseignement -chrétien, mutilé et muselé comme il l’est par la nouvelle loi. Nos -dogues ont léché du sang: il leur faudra toute la bête. Quand il ne nous -restera que le monopole et le lycée, comment faire? - -Envoyer nos enfants à l’étranger? Moi, je le ferai; d’autres, qui en ont -les moyens, le feront. Mais ce ne sera jamais qu’un petit nombre. -Beaucoup, hélas! (il y en a déjà des exemples) vous lâcheront, par -indifférence religieuse, par peur ou par calcul, surtout si, comme il -faut le prévoir, on vote des lois contre les collèges d’exilés -volontaires. Alors, quel remède? - -Mon frère, j’attends aussi sur ce second point, pour moi et pour les -pères de famille catholiques, les bons avis de votre zèle et de votre -expérience. - -A vous comme toujours, et un peu plus. - -PAUL. - - - - -VI. _Le R. P. Jean à M. Paul Ker._ - -D’Écosse, le 10 avril 1901. - - -Mon cher Paul. - -Si M. Buisson savait que le Comité de défense religieuse de Z***, par -l’entremise de son clérical président, demande à un jésuite les -meilleurs moyens de combattre le seul enseignement qui réponde à la -saine raison et à la Déclaration des droits de l’homme, nous risquerions -fort de passer tous deux devant la Haute-Cour. Ce serait une répétition -en miniature du procès de Montalembert et de Lacordaire. Moi, vu la -modeste qualité du personnage que je représente, j’avoue que cela me -flatterait, surtout si j’avais chance d’y gagner un bout de prison; mais -toi, époux et père, y penses-tu? Il est vrai que ma sœur Marguerite ne -se tiendrait plus d’orgueil d’avoir un mari condamné à faire des -chaussons de lisière pour la liberté de conscience. Et quel magnifique -exemple pour tes enfants! Peut-être aussi, qui sait? nous aurions des -imitateurs, et alors, vive nous! Car une cause qui n’a pas d’autre -ressource pour faire taire ses contradicteurs que de les mettre sous les -verrous est une cause perdue. - -Mais ce serait trop beau! Si Dieu nous réserve cet honneur pour plus -tard, tant mieux: en attendant, il faut se hâter, comme tu le dis, de -préparer les moyens de défense que le despotisme jacobin nous laisse -pour sauver du massacre nos chers innocents. Voici là-dessus ma pensée, -franche et nette. - -Tout d’abord, mon cher ami, je voudrais la guerre, mais une guerre à -mort contre les pessimistes et les _décourageurs_. Ils sont les -meilleurs auxiliaires du camp adverse et pires que nos pires ennemis. -J’admets qu’on envisage la situation dans toute sa gravité réelle: il -faut bien se rendre compte du mal pour pouvoir y proportionner le -remède. Mais quand on se trouve en présence de l’incendie qui dévore la -maison du voisin et qui tout à l’heure va dévorer la vôtre, à quoi -servent les jérémiades et les désespoirs? Je dirais volontiers à ces -poltrons: «Si vous ne savez faire que cela, si vous ne savez mettre ni -la main à une pompe ni le pied sur une échelle de sauvetage, si vous -n’êtes bons qu’à encombrer le terrain de votre personne affolée ou à -distribuer des avis qu’on ne vous demande pas, laissez la place aux -travailleurs et allez-vous-en là-bas, avec les femmes, vous lamenter à -votre aise!» On attribue à Napoléon ce mot plaisant, mais profond: «Dix -hommes qui parlent font plus de bruit que cent autres qui se taisent.» -Dix hommes qui agissent font aussi plus de besogne que cent autres qui -gémissent. Nos adversaires le savent à merveille. Ah! lorsqu’ils voient -joindre à l’horizon, pour eux et leur parti, un danger sérieux, ils ne -perdent pas leur temps à des paroles oiseuses: ils courent au point -menacé, chacun prend le poste qu’on lui assigne, les chefs commandent, -les soldats marchent--et ils nous battent à plate couture, quoique nous -ayons sur eux l’avantage du nombre et celui de la bonne cause! - -Sur le terrain de la politique générale, il semble que la nécessité de -l’action et de l’entente, si souvent prouvée par les voix les plus -autorisées et par la triste éloquence des faits, commence à être mieux -comprise. Le caractère odieusement haineux qu’a pris l’anticléricalisme -a eu l’heureux effet de réveiller des indignations endormies, de -susciter des hommes d’initiative, de provoquer dans tous les partis -honnêtes un mouvement qui, sans être encore l’union, est déjà un -ensemble d’efforts convergents. L’ennemi s’en irrite: c’est une preuve -qu’il s’en inquiète et un motif d’espérance qu’il ne faut pas négliger -de faire valoir contre les pessimistes. - -Mais surtout il faut imiter cette action et cette entente sur le terrain -plus restreint de l’enseignement libre. Ici j’entre dans le pratique et -le précis. - - * * * * * - -Oui, à tout prix, il faut sauver et maintenir nos collèges chrétiens. -Vous le comprenez parfaitement, toi, mon cher Paul, et les autres braves -gens de ton Comité, parce que vous êtes des chrétiens convaincus et que -vous mettez l’âme de vos enfants au-dessus de tout le reste. Mais nous -avons assez vécu, n’est-il pas vrai? pour savoir que, chez beaucoup de -soi-disant catholiques, les convictions religieuses sont à la merci d’un -préjugé personnel, d’un intérêt, d’une sollicitation. On ne voudrait pas -exposer son fils, oh! non, jamais, à perdre sa foi et son innocence dans -une école sans Dieu, sans religion et sans mœurs; mais on a entendu dire -par des gens comme il faut (étaient-ils bien renseignés?) que telle -maison n’est pas si mauvaise qu’on le prétend; d’ailleurs l’enfant est -_une bonne nature_, de père en fils, et, par surcroît de prudence, on le -surveillera. Pauvres parents naïfs! Seront-ils à côté de lui pour -détourner de son oreille les propos graveleux, de ses yeux les images ou -les réalités inconvenantes? Seront-ils là pour empêcher le venin subtil -d’une doctrine matérialiste ou impie de s’insinuer goutte à goutte dans -son esprit et son cœur sans défense? Eux, si pieux dans leur intérieur, -comptent-ils pour rien la diminution ou la privation de ces secours -religieux, si indispensables au jeune homme, fût-il un ange, pour garder -sa vertu? Mais, par je ne sais quel aveuglement fatal, on s’entête, et -quand un ami bien intentionné, qui a d’ailleurs vu les choses de près, -insiste sur ces dangers, on le traite volontiers d’homme excessif, si -l’on ne va pas jusqu’à le soupçonner, par une injure gratuite, de -prêcher pour sa paroisse. D’autres en arrivent à vous dire qu’après -tout, il faut bien que la jeunesse se forme à la vie réelle, oubliant -que Dieu ne doit pas sa grâce à qui aime le danger et que la pratique de -cette maxime facile a préparé à bien des parents d’amers regrets. - -Eh bien, mon ami, la première chose à faire, c’est d’ouvrir les yeux aux -familles sur la nécessité de l’éducation chrétienne et sur les résultats -désastreux de l’enseignement irréligieux, qui tend de plus en plus à -devenir obligatoire dans les lycées et collèges de l’État. - -Les preuves par les documents et par les faits ne manquent pas. Le -rapport Buisson dont tu relèves les faits saillants, et les discours de -M. Combes et des énergumènes de l’extrême gauche suffiraient, à eux -seuls, pour démontrer aux plus aveugles que ce gouvernement veut tuer -chez nous toute éducation religieuse. Il vient de se tenir sous son -regard bienveillant, au Collège da France, un congrès auquel ont pris -part un bon nombre de professeurs secondaires et d’instituteurs -primaires. Or, outre divers autres vœux, ils ont voté que la méthode -d’enseignement, dans les écoles et les collèges, soit _antidogmatique, -positive, critique et susceptible de développer l’esprit de libre -recherche_. Pour qui sait lire, ceci n’est plus de la _neutralité -scolaire_: c’est du plus pur _antichristianisme_. - -Voilà des choses qu’il faut crier aux oreilles des demi-chrétiens par -des conférences répétées et par toutes les voix de la presse, journaux, -revues, brochures, tracts populaires. Cette _propagande_ me paraît -indispensable pour lutter, non seulement contre l’ignorance ou les -défaillances des parents, mais aussi contre la pression officielle et -contre les campagnes que nos reptiles ne manqueront pas de mener en -faveur des établissements de l’État. Elle sera, en se combinant avec la -propagande personnelle, la plus puissante ressource pour assurer le -recrutement des élèves. - -C’est aux Comités de défense religieuse de l’organiser dans chaque -région, selon les besoins. Ils feront appel dans ce but aux -_Associations amicales des anciens élèves des collèges existants_, à la -_Jeunesse catholique_, à toutes les _Sociétés_ analogues. S’il le faut, -ils en fonderont d’autres. Pour multiplier les moyens d’action et, du -même coup, simplifier les dépenses, il conviendra de réunir les -groupements particuliers en une Fédération plus générale. Mais si tu -veux m’en croire, mon cher Président, n’attends pas, pour entrer en -campagne, que cette Fédération soit fondée; tu attendrais peut-être -longtemps. Quand les groupements régionaux fonctionneront, la Fédération -se fera toute seule. - -D’ailleurs, il n’y a point de temps à perdre: tu l’avoues toi-même. -Donc, mon ami, va de l’avant avec ton Comité, et commence par donner -l’exemple en faisant, dans quinze jours ou plus tôt, une conférence -écrasante sur le rapport Buisson: je t’applaudis par avance. - - * * * * * - -Une fois le recrutement des élèves assuré, il faut assurer celui des -professeurs. Il serait plus exact de dire que les deux soucis doivent -marcher de front, si l’on veut que nos collèges vivent. - -La grande raison qui détermine certains parents catholiques à passer -par-dessus les dangers moraux de l’enseignement officiel pour lui -confier quand même leurs fils, celle du moins qu’ils allèguent quand ils -se voient mis au pied au mur, c’est: «Que voulez-vous? Au lycée, on est -sûr de trouver des cours bien faits: les professeurs de l’Université -sont toujours des hommes de talent.» On prouverait facilement que cette -affirmation si élogieuse, dans ses termes généraux, manque de vérité. -L’Université, il est vrai, compte une multitude de licenciés, d’agrégés -et de docteurs: mais si le diplôme, pour l’ordinaire, constate le -savoir, il ne confère pas nécessairement le talent d’enseigner ni le -dévouement professionnel. Dans les comptes rendus de la grande -commission d’enquête présidée par M. Ribot, on peut relever les -dépositions de plusieurs graves témoins, se plaignant très vivement que -beaucoup de professeurs de l’État _ne sachent pas faire la classe_. Et -tout récemment encore, un vétéran de l’École normale supérieure -regrettait publiquement de n’avoir jamais reçu d’elle cette formation -pratique, indispensable pour l’avancement des enfants. Ce sont là des -témoignages fâcheux pour l’Université. - -Mais admettons provisoirement qu’elle enseigne toujours bien: il faut -que nos collèges fassent aussi bien et mieux qu’elle. Oui, mieux: cela -s’est vu et se voit encore. Elle ne détient pas le monopole de -l’intelligence. Il existe, en dehors d’elle, des esprits cultivés qui -ont pratiqué l’enseignement, et de jeunes travailleurs qui ne le cèdent -en rien aux nourrissons de l’_Alma Mater_; et comme elle n’exige pas -encore, à l’imitation des Japonais d’autrefois, qu’en abordant à ses -rivages, les candidats marchent sur la croix pour participer au droit -commun des grades qu’elle distribue, on peut obtenir pour les collèges -cléricaux des professeurs aussi diplômés que ceux des lycées. Mais, en -plus, ces diplômés apporteront chez nous, avec le désir légitime d’une -situation honorable, l’intention plus élevée de remplir un devoir de -chrétien et un rôle de sauveur d’âmes. C’est dire que leur bon vouloir -se prêtera sans peine à la formation technique qu’ils trouveront dans -l’observation obligatoire d’une méthode éprouvée, dans les conseils -autorisés des directeurs, dans le contrôle habituel dont leur -enseignement sera l’objet. C’est dire surtout qu’ils ne marchanderont -pas leur dévouement à leur famille scolaire, qu’ils sauront identifier -leur propre intérêt avec celui des élèves et qu’ainsi, outre le travail -qui mène au succès, ils leur inculqueront les principes qui font -l’honnête homme et le chrétien solide. - -Dans cette double tâche, ils auront pour collaborateurs des -surveillants, dont le choix réclame aussi le plus grand soin. De simples -gardiens, des _pions_, on en trouve toujours; mais pour garantir le -sérieux du travail à l’étude, pour veiller partout à la santé des élèves -et à leurs jeux, en même temps qu’à leurs manières, à leur discipline et -à leur piété, il faut un rare mélange de qualités et de vertus, la -douceur et la fermeté, l’entrain et la possession de soi, par-dessus -tout, cet esprit naturel qui fait voir dans les enfants des âmes à -former et dans les ennuis du métier une source de mérites pour l’autre -vie. - -Au-dessus des professeurs et des surveillants, aussi nécessaire que la -clef de voûte à une ogive ou que le pilote à la barque, vient le -directeur. Responsable de tout, il doit être capable de tout gouverner, -par lui-même ou par ses seconds, études et discipline, intérieur et -extérieur, maîtres et élèves. Faible ou capricieux, il encouragera le -désordre et la paresse; raide et hautain, il découragera le bon vouloir -des enfants et le dévouement de ses auxiliaires. S’il est médiocrement -intelligent ou pratique, il ne saura ni donner une bonne impulsion ni -redresser une erreur; s’il est ou se croit très intelligent, il risquera -d’imposer trop exclusivement ses idées personnelles et de paralyser -toute initiative. Bref, un directeur parfait est l’oiseau rare par -excellence: si on le découvrait, il faudrait le payer son poids d’or. - -Ce dernier mot, mon cher ami, te fait deviner la conclusion obligée de -ce qui précède. Pour avoir un bon personnel, il faut y mettre le prix: -c’est logique et inévitable. Si l’on a la chance de tomber sur des -hommes capables qui aient les moyens de faire l’œuvre de Dieu pour le -pur amour de Dieu, il faut les accepter avec reconnaissance; mais n’y -comptons pas trop. D’ordinaire, les travailleurs de l’esprit ne sont pas -riches; quelques-uns, pour venir à nous, auront à sacrifier une position -déjà faite, qui réclamera un dédommagement. D’une façon générale, le -souci du lendemain matériel ne favorise pas la liberté d’intelligence ni -l’entrain joyeux dont un professeur a besoin pour faire de bonne -besogne. - -L’intérêt et l’honneur de notre enseignement exigeront donc des -sacrifices. Certains collèges trouveront peut-être dès le début, dans le -nombre de leurs élèves, les ressources nécessaires pour suffire à toutes -leurs charges; d’autres ne le pourront pas et devront être soutenus. -C’est une question de vie ou de mort. Les Comités de défense religieuse, -qui comprennent généralement des hommes pratiques et entendus, ne se -feront pas d’illusion sur ce point et aviseront à garantir l’avenir, en -établissant, sous la forme qui conviendra le mieux au tempérament de -leur région, un _denier des collèges chrétiens_. - - * * * * * - -J’ai raisonné, jusqu’ici, dans l’hypothèse que la _loi_ (je voulais dire -la _persécution_: mais c’est tout un) respecterait le droit du clergé -séculier à l’enseignement. Hélas! il serait téméraire de l’espérer pour -toujours ou même pour longtemps. - -Après avoir déclaré que la suppression de l’enseignement congréganiste -ne s’étend pas au clergé séculier, le rapport Buisson ajoute ceci: «Et -pourtant, ont dit plusieurs membres de la commission, les raisons qui -valent contre le religieux valent contre le prêtre... M. Devèze avait -même déposé en ce sens un amendement, qu’il a retiré _pour se conformer -à la méthode de division du travail_, proposée par le gouvernement et -adoptée par la commission. Il a d’ailleurs été entendu que l’abandon de -la disposition relative au clergé séculier _n’impliquait nullement_, de -la part de la commission, _un vote de rejet_.» On nous donne donc avis -que l’exclusion du clergé séculier est simplement partie remise et qu’en -temps opportun on reprendra contre lui le _travail_. Quel joli mot! Je -vois d’ici le boucher qui, fortifié par un bon déjeuner, retrousse sa -chemise sur ses bras nus, encore tachés de la besogne du matin, et -s’apprête avec satisfaction à abattre ce qui est resté vivant! - -Ce sera la deuxième _étape_. Il faut la prévoir, sans inquiétudes -exagérées, et déterminer à l’avance les principes qui devront présider à -la nouvelle organisation. - -Le premier sera le _maintien de nos collèges avec un personnel laïque_. -Beaucoup d’entre eux comptent déjà bon nombre de professeurs laïques -intelligents et dévoués: élèves et parents les acceptent et les -respectent. Il serait sage de penser, dès maintenant, à s’en assurer -d’autres semblables, pour ne pas être pris au dépourvu par un de ces -coups de Jarnac dont nos gouvernants ont la spécialité. Je n’hésite pas -à te recommander dans ce but, à toi et à tes amis, le _Syndicat des -membres de l’enseignement libre_[11], fondé à Paris, sous la présidence -de M. de Lapparent, pour servir d’intermédiaire entre les établissements -catholiques et les professeurs disponibles. - - [11] Siège social: 18, rue du Regard, Paris (6e). - -Je voudrais aussi que tous les hommes zélés, prêtres ou laïques, qui -sont en rapport avec la jeunesse de nos écoles supérieures, usassent de -leur influence pour décider des étudiants de bon esprit et de bon -vouloir à embrasser la carrière de l’enseignement libre. Des âmes -pieuses se font un bonheur de donner à Dieu un missionnaire en pays -lointain, que ce soit un fils ou un simple protégé: en présence des -dangers qui menacent aujourd’hui en France l’éducation chrétienne, -n’auraient-elles pas un mérite égal et plus grand peut-être, à préparer -à nos collèges un bon professeur? L’enseignement offre déjà par lui-même -aux facultés de l’homme un emploi honorable et honoré: dans les -circonstances actuelles, il devient une forme de la vocation -apostolique. - -Mais il va de soi que, pour prendre la place de prêtres souvent -distingués, toujours dignes, et ne pas laisser déchoir leur œuvre, les -nouveaux professeurs devront présenter des garanties très sérieuses, non -seulement au point de vue intellectuel (je le laisse de côté), mais -encore plus au point de vue moral. N’ayant pour eux ni le prestige du -caractère et de l’habit sacerdotal, ni l’expérience que donne le -maniement des âmes, ni les habitudes professionnelles de piété, de -régularité et d’obéissance, qui facilitent singulièrement au prêtre et -au religieux les devoirs de l’enseignement et de la discipline, ils -auront plus de peine et devront par suite s’imposer un effort plus -énergique pour rester à la hauteur de leur tâche. Ils n’y réussiront -qu’à la condition de s’établir franchement et de se maintenir toujours -sur le terrain du _dévouement surnaturel_ qui, sans refuser au côté -humain de la carrière ses légitimes satisfactions, réserve la meilleure -part de soi et de son cœur à l’œuvre de Dieu. - -Ce second principe essentiel, les directeurs se feront un devoir strict -de le maintenir haut et ferme au-dessus de toute équivoque, comme le -drapeau qui domine la bataille, qu’on ne discute pas, qu’on ne déserte -pas, mais qu’on suit jusqu’au bout, face à l’ennemi. En acceptant des -maîtres laïques, nos collèges ne sauraient devenir laïques dans le sens -officiel de ce mot: ils manqueraient leur but et n’auraient plus de -raison d’être, s’ils ne demeuraient avant tout chrétiens. Il importe -souverainement que l’attitude et toute la façon de faire du personnel -dirigeant et enseignant ne prêtent à aucun doute sur ce point vital. - -En troisième lieu, il sera bien entendu que l’_enseignement de la -religion_, théorie et pratique, garde la place d’honneur. On peut -espérer que la rage des sectaires n’ira pas jusqu’à supprimer les -aumôniers dans nos collèges, puisqu’ils n’ont pas osé le faire dans -leurs propres établissements. Les _Sociétés civiles_ et les directeurs -mettront une extrême sollicitude à choisir pour ce ministère des hommes -de savoir et de zèle: car ceux-ci n’auront pas seulement à célébrer les -offices divins avec la dignité convenable, mais encore à instruire -solidement les élèves de toutes les classes par les catéchismes et les -conférences religieuses, à gouverner les consciences par une direction -sûre et soutenue, à les former à la piété, à la charité et à toutes les -vertus par les prédications, les congrégations, les œuvres. - -Tu n’as pas oublié quel prix nos anciens maîtres attachaient à cette -partie de l’éducation chrétienne et que de peines ils se donnaient pour -former en nous l’homme de foi. En définitive, après le collège, -qu’est-ce qui survit des choses savantes qu’on y avait apprises? Souvent -peu. Quand la foi demeure, c’est le meilleur qui a demeuré; quand elle -disparaît, ce qui reste ne vaut plus guère. Si les prêtres qu’on -appellera pour servir de pères spirituels à nos enfants croyaient -satisfaire au devoir de leur charge sacrée en l’exerçant comme un -accessoire, dans les moments de loisir, sans y mettre toute leur étude -et tout leur cœur, autant vaudrait--ce que je vais dire te surprendra -peut-être--fermer boutique. Je dis _boutique_, parce qu’un collège -chrétien où l’éducation chrétienne serait ainsi traitée, ne mériterait -pas d’autre nom. - -Ce mot malséant me fournit la transition naturelle à la troisième et -dernière _étape_: institution du monopole et ordre à tous les jeunes -Français de fréquenter exclusivement pour leur instruction la boutique -officielle. - - * * * * * - -Je pourrais, comme n’importe qui, prophétiser que nous n’en arriverons -jamais là--ou que nous y arriverons bientôt: mais à quoi bon? C’est là -le secret de Dieu et son affaire... Il est évident que toute la -maçonnerie se démène dans l’ombre pour étrangler l’enseignement -catholique. Nous avons déjà la corde au cou: mais oseront-ils tirer -dessus, et s’ils tirent, sont-ils sûrs qu’elle ne leur cassera pas entre -les mains? Personnellement, je ne crois pas le monopole tout près d’être -voté par les Chambres. Malgré toutes les hontes que le pays a déjà -subies patiemment, il ne semble pas encore mûr pour celle-là: l’injure à -la liberté des pères de famille semblerait excessive à beaucoup d’amis -du gouvernement et rappellerait trop les despotismes passés, tant -bafoués. L’Université elle-même n’est pas unanime à le désirer. Mais je -considère que, par suite de vexations administratives ou pour d’autres -causes spéciales, un ou plusieurs collèges chrétiens peuvent disparaître -et ne laisser d’autre ressource à un certain nombre d’enfants que le -lycée. Mettons donc les choses au pire et avisons. - -Les pessimistes, naturellement, crieront que, du coup, tout est perdu -sans rémission. S’ils étaient capables d’entendre raison, on pourrait -leur rappeler que Dieu ne permet jamais un mal absolu. Ce qu’il permet -de pire finit toujours par être bon à quelque chose ou à quelqu’un, et -s’il le permet, c’est toujours pour de bonnes raisons, dont notre courte -vue est un mauvais juge. Mais je préfère leur citer un exemple chez nos -voisins. - -Le monopole existe dans la protestante Allemagne. L’État y donne seul -l’enseignement à tous les degrés, dans les écoles, les gymnases et les -académies. Il est vrai que, s’inspirant d’une largeur d’esprit et d’une -sagesse politique dont nos jacobins sont incapables, il respecte et -protège la liberté de conscience des élèves: l’instruction religieuse, -donnée par les ministres de chaque culte, tient dans les programmes -officiels une place importante et considérée. - -Cependant, pour tout dire, ce système d’apparence si libérale laisse -subsister pour les élèves catholiques plus d’un inconvénient. Sur -certaines questions historiques ou morales, où leurs convictions ne sont -pas d’accord avec les opinions hétérodoxes ou les mœurs faciles du -protestantisme, ils entendront peut-être, de la bouche d’un professeur -intransigeant, maintes assertions qui demanderont à être rectifiées. De -plus, les relations habituelles avec les condisciples protestants -peuvent aussi présenter des dangers. Malgré cela, comment se fait-il que -ce monopole n’ait pas entamé gravement la vie catholique en Allemagne, -qu’il n’ait pas empêché la création de ce centre catholique qui a fait -reculer le chancelier de fer et le Kulturkampf? - -La raison principale, je vais la dire très sincèrement: elle renferme -pour nous une grave leçon. Un Français peut n’avoir pas grande sympathie -pour la nation germanique, et pour l’esprit germanique en général; mais -quoiqu’il pense des Allemands comme Allemands, il doit, s’il veut être -loyal, leur rendre justice comme catholiques. La religion, chez nous, -est trop souvent affaire de convenance et d’impression: chez eux, elle -est affaire de raison et de conviction. La différence tient, en partie, -à celle des caractères nationaux; mais elle provient surtout de ce que -l’Allemagne, depuis le seizième siècle, est restée un champ clos, où la -grande lutte entre l’Église et la Réforme se poursuit sans trêve et sans -relâche, comme en témoignent les controverses récentes autour de la -personne de Luther et les ardents combats pour ou contre le rappel des -Jésuites. Cet état de guerre prolongé a donné à la foi allemande une -trempe virile qui la rend capable de toutes les résistances. Le clergé, -formé par des études sérieuses, soit en Allemagne, soit aux écoles -célèbres de l’étranger et de Rome même, montre la route, prenant une -part active à la vie populaire, et les fidèles, étroitement serrés sous -la conduite de leurs pasteurs, marchent comme un seul homme pour la -défense de leurs âmes et des âmes de leurs enfants. - -Foi solide chez les parents, action énergique du clergé, union de ces -deux autorités sur le terrain de l’éducation, c’est aussi ce qui sauvera -nos enfants de la contagion des mauvaises doctrines et des mauvais -exemples. - -En France--car il faut bien me résigner à indiquer la contre-partie--les -provinces que leur éloignement soustrait aux influences néfastes du -paganisme central, ont gardé pour une bonne part leur foi -traditionnelle. Ailleurs, hélas! quand la foi n’est pas morte, ce n’est -plus la _rude foi_ de nos pères: c’est une foi moderne, rabotée, -atténuée, assouplie, si souple qu’elle se plie à toutes sortes de -faiblesses et de caprices, si peu résistante qu’il suffit des rêveries -du premier prétendu savant, Darwin, Renan ou Loisy, pour la faire -chanceler. On ne connaît plus la foi, et on la pratique comme on la -connaît. Nombre de soi-disant chrétiens réduisent la religion à certains -actes extérieurs de piété, réduits eux-mêmes au strict minimum de la -communion pascale et de la messe dominicale de l’après-midi. Pour -quelques-uns, dogme et morale sont deux compartiments ennemis; il y en a -qui établissent une distinction semblable entre les commandements de -Dieu et ceux de l’Église qu’il a investie de son autorité. Certaines -familles de vieille race chrétienne ont compris qu’en un temps où la foi -est attaquée avec une rage inouïe, où une portion d’élite du peuple de -Dieu est traquée et proscrite, où le pape est toujours dans la captivité -et l’Église dans le deuil, où la colère divine plane sur un monde de -plus en plus pervers, prête à le frapper et nous avec lui, les cœurs -catholiques ne peuvent, sans indécence, se livrer aux joies bruyantes ou -frivoles, qui seraient à la fois une insulte aux tristesses et aux -privations des victimes. Mais, d’autre part, que de concessions faites -au monde, au bien-être, à la paresse, à l’ambition, au respect humain, -parce qu’on a perdu le sens pratique et peut-être même la vraie notion -du devoir, de l’effort, du sacrifice chrétien! Il y a chez nous un reste -d’habitudes chrétiennes, qu’on suit machinalement: il n’y a plus de -mœurs chrétiennes. - -La première et l’une des plus malheureuses conséquences de cet -affaiblissement de la foi, c’est que l’éducation religieuse dans la -famille devient tous les jours plus superficielle et plus molle. Quand -ses _devoirs mondains_ laissent à la mère le loisir de songer à l’âme de -ses enfants, elle leur donne une petite piété sentimentale, comme la -sienne, sans motifs raisonnés, parce qu’elle-même ne sait pas son -catéchisme à fond. De plus, par crainte de les contrarier, elle leur -laisse ignorer pratiquement la grande et indispensable loi du combat -contre la mauvaise nature, et ainsi leurs défauts se développent sans -contrainte. Parfois le père intervient pour augmenter le mal, en ouvrant -devant ces yeux trop curieux de dix ou douze ans, sous prétexte de les -habituer de bonne heure à la vie, des spectacles qui souilleront leur -imagination sans fortifier leur volonté. L’un et l’autre, père et mère, -si facilement inquiets pour le moindre bobo du chéri, oublieront trop -souvent de se préoccuper des remèdes spirituels que réclame la santé de -sa jeune âme. Ainsi élevé au foyer domestique, comment cet enfant -subira-t-il, au lycée, l’épreuve d’un milieu sans foi et sans morale? Ni -sa raison ni son cœur n’y sont préparés, et il est fort à craindre qu’il -n’en sorte pas vainqueur. - -Donc, avant tout, si les familles chrétiennes veulent rendre la -préservation de leurs enfants possible dans les lycées, il faudra -qu’elles se préoccupent résolument de leur donner sous le toit paternel -une solide instruction religieuse, une piété pratique, l’habitude du -devoir même pénible, et, parce que les leçons toutes seules ne profitent -guère, l’exemple d’une vie moins commode, moins frivole, plus -sérieusement chrétienne. - -Viendra le moment fatal où il faudra franchir pour la première fois le -seuil de l’établissement officiel. Il est clair que les parents -consciencieux ne se résoudront qu’à la dernière extrémité et par -nécessité absolue à exposer leurs pauvres innocents aux dangers de -l’internat. S’ils ne peuvent les garder chez eux entre les heures de -classe, qu’ils tâchent de leur procurer l’hospitalité dans une famille -sûre, qui veillera à les preserver de toute influence pernicieuse. Dans -plusieurs villes, des _maisons de famille_, dirigées par des prêtres -graves et dévoués, reçoivent déjà des groupes plus ou moins -considérables d’élèves, qui ne fréquentent le collège ou le lycée que -pour les cours et, le reste du temps, travaillent, prient, se récréent, -mangent et dorment sous une surveillance paternelle. On multipliera ces -abris pour venir au secours des parents embarrassés: ils rendront aux -enfants quelque chose de la famille absente et de l’ancienne éducation -du collège. - -C’est précisément ce qui se pratique en Allemagne. Là, on ne connaît pas -d’internat: tous les élèves des gymnases habitent dans leur famille, ou -chez des amis, ou dans des pensions spécialement organisées pour eux. -Rien n’empêche de généraliser ce système en France au profit des lycéens -catholiques. A une condition pourtant, qui est essentielle: c’est qu’on -le complétera, comme en Allemagne, par un ensemble vigoureux de -garanties disciplinaires et religieuses, formulées au nom des autorités -ecclésiastiques, loyalement acceptées par les parents et les élèves, -sauvegardées par une ferme surveillance et par des sanctions efficaces. - -Ici le rôle du clergé devient prépondérant. Il devra exercer au dehors, -sur les enfants dispersés dans la ville, l’influence que les Pères -spirituels exerçaient dans l’intérieur des collèges: leur faciliter -d’abord par un service spécial la pratique régulière des -sacrements--organiser pour eux des catéchismes et des conférences -religieuses, afin d’affermir leur foi contre l’incrédulité ambiante--les -grouper en réunions pieuses ou _congrégations_, pour leur donner la -grande force du soutien mutuel--leur fournir d’honnêtes distractions au -moyen de cercles ou de patronages--les occuper à des œuvres de -moralisation et de charité, pour ouvrir un champ utile à leur besoin -d’expansion et pour orienter leur esprit et leur cœur vers l’action -sociale. Tout cela, d’ailleurs, existe chez nous en maint endroit et ne -demandera que d’être adapté aux circonstances particulières[12]. - - [12] Si l’on veut se documenter à fond sur cette question et sur - beaucoup d’autres qui préoccupent les esprits sérieux, inquiets pour - notre avenir social et chrétien, il faut consulter les publications - supérieurement actuelles et pratiques de l’_Action Populaire_, dont - les bureaux sont établis à Reims, 5, rue des Trois-Raisinets. - -Ainsi préservés, bien encadrés et bien entraînés, les plus faibles -prendront du courage: les braves feront des merveilles. Forts de leur -union, ils sauront tous faire respecter leurs croyances; ils -deviendront, en dépit de l’Université, de vaillants chrétiens, et -peut-être la convertiront-ils, si elle est encore convertissable. - - * * * * * - -Mais faut-il essayer de la convertir? Grave question. - -Je réponds carrément: _Non_, si ce n’est comme les catholiques allemands -essayent de convertir le protestantisme, en lui prouvant par des actes -qu’ils n’ont pas peur de lui et qu’il n’a à attendre d’eux aucune -concession de principe. - -Des concessions, les catholiques en ont fait assez et trop: elles n’ont -eu d’autre effet que de hâter l’étranglement de nos dernières libertés. -Dans le cas présent, la seule concession qui leur reste à faire, serait -de livrer leurs enfants, pieds et poings liés, à un enseignement -corrupteur: ils n’en ont pas le droit. Leur devoir rigoureux est de les -encourager, de parole et d’exemple, à observer envers leurs nouveaux -maîtres une attitude résolument défensive. - -On peut s’attendre à ce que l’Université, ou du moins la partie la plus -avancée de l’Université, s’emploiera de tout son pouvoir à effacer la -distinction connue entre les _deux jeunesses_: l’une neutre, -c’est-à-dire, en réalité, sans croyance aucune, l’autre franchement -croyante. Commencera-t-elle par montrer patte de velours, ou -osera-t-elle immédiatement sortir ses griffes? Dans le premier cas, nos -jeunes gens feront bien de se défier des avances tant soit peu louches -et, tout en se montrant bons élèves et bons camarades, de se tenir sur -une grande réserve. - -Dans le second, sans prendre des airs de bravade, ils sauront témoigner -que la menace ne les touche pas, de si haut qu’elle puisse venir, et ils -avertiront parents ou tuteurs de ce qui se passe. Ceux-ci aviseront sans -retard à faire respecter le droit de leurs enfants à un traitement -équitable et, si on ne leur rend pas justice, ils en appelleront -hardiment à l’opinion publique par la voie de la presse. De même, chaque -fois que, dans l’enseignement ou la discipline, il se produira un écart -de quelque importance ou un scandale, ils regarderont comme un devoir de -crier au loup. Ainsi surveillés de près et sûrs d’être rappelés à -l’ordre pour chacun de leurs errements, les professeurs apprendront à -s’observer et à observer les convenances de leur charge. - -Mais, objecteront certains, ils seront peut-être tentés de prendre leur -revanche, quand arrivera le redoutable moment des examens, en refusant -le témoignage obligatoire de satisfaction aux élèves cléricaux et en -leur fermant, du même coup, l’entrée des carrières de l’État? - -Il sera, je crois, possible de prévenir cet inconvénient. L’Université -n’aura aucun intérêt à compromettre aux examens le succès des élèves -intelligents et travailleurs, les plus capables, les seuls capables de -faire honneur à son enseignement. Que nos jeunes gens donnent l’exemple -du travail consciencieux; qu’ils ne fournissent, de parti pris, à -personne, un sérieux sujet de plainte par leur conduite; que dans les -compositions ils enlèvent les meilleures places; bref, qu’ils forcent -l’estime de leurs nouveaux maîtres en même temps que celle de leurs -camarades, et ils n’auront rien à craindre pour leurs examens. - -Que si, pourtant, l’athéisme officiel, s’obstinant jusqu’au bout dans -son abominable entreprise sur la liberté des âmes, prétendait -contraindre nos enfants à opter entre les faveurs de l’État et une -apostasie, est-il besoin de dire ce que commanderaient le devoir et -l’honneur? Il faudrait répondre par un souverain mépris à ce pouvoir -marchandeur de consciences et lui rejeter en plein visage ses infâmes -propositions. - -A voir comme on traite nos magistrats et nos officiers, trop fiers pour -lécher les bottes ou les bottines ministérielles, est-ce que ces -carrières sont donc aujourd’hui si enviables? Il en reste assez d’autres -plus sûres et plus indépendantes, le commerce, l’industrie, -l’agriculture, où l’intelligence et l’énergie de volonté savent toujours -trouver leur emploi et le succès. On y trouve mieux encore: un bonheur -tranquille, la liberté de prier Dieu sans crainte des dénonciateurs, -mille occasions de rendre service à ses semblables, et aussi, quand leur -estime vous a porté aux assemblées électives, le droit de parler haut -aux tyranneaux officiels et d’empêcher une partie du mal qu’ils -voudraient faire. - -Et ne pourrait-on pas dire aujourd’hui qu’en elles réside l’âme de notre -pays? Si cela est, quelle noble ambition pour un jeune homme au cœur -bien né que de contribuer pour sa part à moraliser cette âme, afin -qu’elle arrive quelque jour à secouer le joug odieux qui pèse sur elle -et à reconquérir ses vieilles destinées chrétiennes! - -Pourquoi donc les Comités de défense religieuse n’inscriraient-ils pas -dans leurs statuts la protection des jeunes chrétiens qui se destinent à -ces carrières? Pourquoi ne profiterait-on pas des facilités qu’offre la -loi sur les associations pour fonder des syndicats, ayant pour but -spécial de favoriser les agriculteurs, les commerçants et les -industriels catholiques par tous les moyens légaux, y compris certaines -mesures d’exclusion? Puisqu’on nous met la paix à des conditions -inacceptables, pourquoi la chercher plus longtemps? Mieux vaut la guerre -franche qu’une paix honteuse. - -Pardonne-moi: je n’ai pas trouvé le temps d’être plus bref. - -Ton frère, - -JEAN. - - -FIN - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - Avant-propos V - - LETTRES DE RHÉTORIQUE - - Oct. 1-2. Arrêt paternel. La grande sœur 1 - 7. Internement: vue d’ensemble du collège 6 - 9. Entrée en cour: premiers amis 8 - 10. Classe: aperçu général 11 - 15. Notes hebdomadaires 14 - 20. L’ami Jean: premier sacrifice 16 - 22-27. Troubles sur le devoir chrétien. Visite à l’aumônier 19 - Nov. 1-3. Retraite et conversion 23 - 7-15. Idées nouvelles sur la religion et l’éducation 26 - 24. Les élèves 32 - Déc. 5. Les supérieurs 36 - 14. Les surveillants et les professeurs 39 - 22. Le P. Spirituel: faute et réparation 45 - Janv. 4. Visite de papa 49 - 10. Les Rois Mages 54 - 16. La comédie au collège 58 - 30. Séance académique 61 - Fév. 12. Les auteurs classiques: _lecture_ et _prélection_ 66 - 22. Les jours gras: loterie et visite aux Petites-Sœurs 73 - 28. L’infirmerie 78 - Mars. 8. Concertation de la classe de quatrième 79 - 15-26. Le _Ratio_ ou la méthode d’enseignement des Jésuites 84 - Avr. 5-25. Vacances de Pâques 101 - 31. Convention entre frère et sœur pour leur bien mutuel 108 - Mai. 5-10. Consultation d’un ami troublé: le remède 113 - 13. Le baccalauréat et le _chauffage_ 118 - 22. _Sabbatine_: Lettres et Sciences 124 - Juin. 2-6. Première Communion. L’ami converti 131 - 18. Compositions pour les prix et bains de rivière 137 - 22. Les jeux au collège 142 - 27. Souhaits de fête 148 - 30. Les charges honorifiques 151 - Juil. 2. Petite émeute au lycée 130 - 5. Discipline du collège: pères et religieux 162 - 10-10. Fête du P. Recteur: les _Anciens_, les jeux 172 - 15-22. Scandale au lycée: impressions et remède 183 - 23. La Congrégation 190 - Août. 2-5. Le premier diplôme: récompense 197 - 16. Pélerinage à Lourdes 204 - Sept. 1. Lettre du professeur 208 - 8. Lettre du P. Spirituel 209 - 12. Les vacances d’un ami 211 - Oct. 8. Rentrée en Philosophie 216 - 10-14. Préfet de Congrégation et Président d’œuvre 218 - - JOURNAL DE PHILOSOPHIE - - Oct. 15. La logique 225 - 18. Congé à la campagne 225 - 22. Retraite annuelle 226 - 30. Les Frères jésuites 227 - Nov. 1. La fête des Morts 231 - 13. Saint Stanislas Kostka 232 - 20. Conférence des Anciens élèves 232 - 25. Sainte Catherine, patronne des Philosophes 235 - 30. Sortie du mois et comédie 235 - Déc. 3. Saint François Xavier: causerie d’un missionnaire 238 - 6. Saint Nicolas 238 - 8. Congrégation des Anciens 238 - 25. Fête de Noël et des Enfants pauvres 238 - 27. Fête du professeur 240 - 28. Les Innocents 241 - 30. Résultats du premier trimestre 242 - Janv. 3. Fêtes du jour de l’an 242 - 7-25. Maladie de cœur: un _chou_ 243 - Fév. 5. Vœux solennels d’un Père 246 - 13. Réjouissances des jours gras 247 - 15-16. Mort d’un condisciple 248 - Mars. 7. Séance de Philosophie: le transformisme 251 - 19. Visite aux Petites-Sœurs 255 - 25. Réception d’un Congréganiste 256 - 30-31. Jeudi saint et Vendredi saint 256 - Avr. 2. L’_Alleluia_ et les œufs de Pâques 258 - 15. Dernière rentrée: préoccupations d’avenir 259 - 17-19. Confidence d’un futur novice 260 - 24-30. Conférence sociale au collège (M. de Mun) 264 - Mai. 7. Revue militaire 266 - 17. Promenade de faveur en montagne 268 - 28. Conférence des _Anciens_ sur _la jeunesse et ses - détracteurs_ 271 - Juin. 4. Adieux aux Enfants pauvres 274 - 9. Procession du Sacré-Cœur 276 - 13-18. Retraite de fin d’études: vocation décidée 277 - 29. Conversion de papa 281 - Juil. 4. Fêtes du P. Recteur 283 - 16. Fête des adieux en Congrégation 283 - 31. Fête de saint Ignace: adieux au collège 284 - Mars 1903. _Aujourd’hui_ 286 - - Appendice de la seconde édition - - QUELQUES DIFFICULTÉS - - Juin 1903. I. _Plongeon_ et retour au bien après le collège 289 - Juillet 1903. II. Causes des défections après le collège 296 - Août 1903. III. _L’Idéal_ et le _réel_ dans l’enseignement 307 - IV. Le principe religieux et la morale sociale - dans l’éducation 313 - Avril 1904. V. Le rapport Buisson sur la suppression de - l’enseignement congréganiste 318 - VI. Que faire pour sauver l’âme de nos enfants? 324 - - -Paris.--Imp. P. TÉQUI, 92, rue de Vaugirard. - - - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN PÉNITENCE CHEZ LES -JÉSUITES *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/68591-0.zip b/old/68591-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 168904e..0000000 --- a/old/68591-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68591-h.zip b/old/68591-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 38969b2..0000000 --- a/old/68591-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68591-h/68591-h.htm b/old/68591-h/68591-h.htm deleted file mode 100644 index 2f8b19c..0000000 --- a/old/68591-h/68591-h.htm +++ /dev/null @@ -1,15394 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of En Pénitence chez les Jésuites, by Paul Ker. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} -p.noindent { text-indent: 0; } - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } -h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } - -div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - -.large { font-size: 130%; } -.xlarge {font-size: 150%; } -.small { font-size: 90%; } -.xsmall, small { font-size: 80%; } - -.i { font-style: italic; } -.i i, .i em, .roman { font-style: normal; } - -.sc { font-variant: small-caps; } - -.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 10%; } -.verse { padding-left: 20%; text-indent: -20%; } -.i2 { text-indent: -10%; } -.i3 { text-indent: -5%; } -.i4 { text-indent: 0; } -.i6 { text-indent: 10%; } - -span.blk { display: inline-block; text-align: center; text-indent: 0; } - -.ind { margin: 1em 0 1em 10%; } -.date { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; font-size: 95%; } -.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } -.sign2 { margin: 1em 10% 1em 20%; text-align: right; } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } - -sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } - -li { list-style: none; } - -table { margin: 1em auto; } -td { vertical-align: top; } -td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } -td.c div { text-align: center; padding-top: 1em; padding-bottom: .7em; } -td.r div { text-align: right; } -td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } - -a { text-decoration: none; } - -.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; - text-decoration: none; font-style: normal; -} -.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } -.footnote .label { } -.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } - -.ugap { margin-top: 1em; } -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.chapter { margin-top: 4em; } - -img { max-width: 100%; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .chapter { page-break-before: always; } - .top4em { padding-top: 4em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - -</style> -</head> -<body> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>En Pénitence chez les Jésuites</span>, by Pierre-Paul Brucker</p> -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. 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C’est l’Université qui s’est appliquée la première -à dégrossir ma jeune intelligence et à la former. -Je lui sais gré de ses louables intentions. Mais la vérité -m’oblige à dire que, si je vaux quelque chose, ce n’est -pas à elle que je le dois. Je l’ai, bien qu’involontairement, -quittée d’assez bonne heure pour avoir le temps de faire -peau neuve sous une autre influence. Les pages qu’on va -lire marquent les diverses phases de mon évolution.</p> - -<p class="i">Elles sont d’un jeune homme qui dit, au jour le jour, -ce qu’il a senti, ce qu’il a vu, et qui le dit sans arrière-pensée. -J’aurais pu leur donner un tour moins juvénile, -les corriger : je les aurais gâtées. Je les livre au public -telles que je les ai retrouvées, un peu jaunies déjà par -l’âge, dans des tiroirs longtemps oubliés. A une époque -où le mot d’ordre est de courir sus aux Jésuites, ce témoignage -primesautier d’un lycéen devenu leur élève pourra, -sinon guérir les aveugles volontaires — miracle difficile — du -moins ouvrir quelques yeux qui cherchent sincèrement -la lumière.</p> - -<p class="i">Il y a de par le monde des égarés intelligents qui, -après avoir reçu chez les Jésuites, quelquefois pour -l’amour de Dieu, le pain du corps et celui de l’âme, le -leur ont, depuis, vilainement craché au visage. J’en -appelle à ceux-là : ils ne sont pas sujets à caution. Qu’ils -soient francs, et je les défie de me taxer d’exagération ou -de mensonge.</p> - -<p class="i">Néanmoins, on est tellement habitué dans certains -milieux à regarder les Jésuites, qu’on n’a d’ailleurs -jamais vus de près, comme des êtres à part, ténébreux, -insaisissables, essentiellement retors et louches, que je ne -me flatte pas outre mesure d’être cru sur parole. On dira -que je suis un jésuite masqué. Il ne me restera qu’une -ressource : c’est de répondre à ces incrédules : « Allez, une -bonne fois, y voir vous-mêmes. »</p> - -<p class="i">Il s’en trouvera peut-être qui auront assez de courage -et de loyauté pour faire cet essai, quand les Jésuites -seront rentrés chez eux — ce qui ne peut tarder bien -longtemps, s’il est vrai, comme on le dit volontiers, qu’étant -sortis par les portes, ils ont l’habitude de rentrer par les -fenêtres.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c xlarge">En Pénitence chez les Jésuites</p> - - - - -<h2 class="nobreak" title="Lettres de Rhétorique">LETTRE 1</h2> - -<h3 id="c1" title="1. Arrêt paternel">A<br /> -mon condisciple et ami Louis X., élève de -Rhétorique au lycée de Z.</h3> - -<p class="date">1<sup>er</sup> octobre 187…</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Je t’annonce une nouvelle que tu ne voudras pas -croire. J’y crois à peine moi-même… Hélas !</p> - -<p>Tu me connais de longue date et tu sais que, si je -ne suis pas un mauvais cœur, sans me vanter, je n’ai -jamais été un modèle de travail, de discipline et de -sérieux. Ah, le <i>sérieux</i> ! Voilà un mot qui m’horripile ! -On me le répète le matin, on me le répète le soir, on -me le fait manger à toutes les sauces : j’en étouffe. -Que diable ! Je ne suis pas un bénédictin pour sécher -sur des bouquins savants, ni un chartreux pour moisir -en cellule et me nourrir de silence, d’eau claire et de -pénitence. Je vais avoir seize ans ; j’ai dans les veines -du sang qui bout, dans la cervelle quelques idées pas -plus sottes que d’autres, dans le cœur… Ma foi, est-ce -qu’on sait, à nos âges, ce qu’on a dans le cœur ? Tout, -par le désir ; en réalité, rien, rien que le vide, la faim, -la soif d’un idéal qui est dans les étoiles, à des milliers -de lieues… Oh ! j’en pleurerais une journée !</p> - -<p>Mais tout cela ne t’apprend pas la chose étonnante, -stupéfiante. La voici toute crue. Mon père vient de me -déclarer qu’il me retire du lycée pour me mettre chez -les Jésuites.</p> - -<p>Tu as bien entendu : <span class="small">CHEZ LES JÉSUITES</span>. En pénitence, -naturellement.</p> - -<p>A première vue, ça paraît monstrueux, n’est-ce pas ? -A la seconde, à la troisième, à la vingtième fois, c’est -toujours pire. A la fin, c’est comme dans les romans, -tu sais ? — un tel saisissement de douleur inattendue -que, ne pouvant pleurer, on se met à rire, comme à -Charenton.</p> - -<p>J’en suis là, mon ami. Je n’ai fait aucune objection -à mon père : ce qu’il veut, je sais qu’il le veut. Ma -mère le regarde, me regarde et ne dit rien : je vois -qu’elle attend l’œuvre du temps.</p> - -<p>A demain. Plains-moi.</p> - -<p class="ind">Ton malheureux ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="2. La grande sœur">2. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">2 octobre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>La nuit porte conseil, dit-on : je ne m’en aperçois -guère. J’en ai passé une horrible. Un cauchemar continu. -Sur mon estomac je sentais les deux larges pieds -d’un Jésuite, énorme comme un saint Christophe, qui -avec la hampe pointue de sa lourde croix de procession -me fouillait le cœur. Un autre m’étranglait avec -un immense chapelet, roulé en forme de serpent autour -de mon cou. Un troisième me grillait les pieds, -comme au temps de l’Inquisition, pendant qu’une -douzaine d’autres, jeunes et vieux, avec des grimaces -de démon, dansaient autour de mon lit une sarabande -insensée.</p> - -<p>Il paraît que j’ai crié au secours : ma mère est venue -et, me trouvant la tête en feu, m’a mis des compresses -qui ont peu à peu calmé la fièvre. Alors j’ai dormi -tranquillement jusqu’à dix heures du matin. Au déjeuner, -mon père me dit : « Tu as eu trop d’appétit -hier soir ; le régime des Jésuites te fera du bien : ils -mangent peu au souper. C’est de l’hygiène bien comprise. »</p> - -<p>Remarque, mon ami, comme les résolutions arrêtées -d’un homme changent ses opinions. Mon père n’aime -pas plus que moi les Jésuites et, s’il les connaît, c’est -par ouï-dire, sans être sûr de rien. Néanmoins, depuis -qu’il a résolu de me livrer à eux, tu vas voir qu’il -leur prêtera toutes les qualités qu’il désire trouver -chez eux pour ma correction. Il entre dans l’aveuglement -incurable — et moi, par le fait, j’entre dans la -fatalité…</p> - -<hr /> - - -<p>J’ai été interrompu dans ma chambre. Deux coups -discrets à la porte. C’était ma sœur Jeanne, qui a ton -âge, un an de plus que moi. Elle m’embrassa plus fort -que d’habitude, en m’appelant son <i>petit Paul</i>. Cela me -mit en défiance :</p> - -<p>« C’est maman qui t’envoie ?</p> - -<p>— Non, c’est moi qui viens te consoler.</p> - -<p>— Vrai ?</p> - -<p>— Vrai. »</p> - -<p>Une petite larme perla au coin de ses yeux parfaitement -limpides. Mon cœur fit un bond. Après un silence :</p> - -<p>« Tu as gros cœur, dit-elle, de ne pas rentrer au lycée ?</p> - -<p>— Oui, répondis-je péniblement.</p> - -<p>— Tu avais là des amis ?</p> - -<p>— Plusieurs, un surtout : je lui écrivais, quand tu -es entrée.</p> - -<p>— Celui-là, je le connais ; il est bon. Mais, les autres, -l’étaient-ils tous ? »</p> - -<p>Je la regardai avec quelque surprise : elle ne m’avait -jamais encore fait cette question. Elle la répéta de sa -voix la plus douce, et son œil scrutateur plongeait au -fond du mien : il fallut répondre :</p> - -<p>« Bons… comme moi », fis-je un peu troublé. « Pourquoi -cette question ?</p> - -<p>— Parce que, s’ils avaient été tout à fait bons, notre -père n’aurait pas eu besoin de chercher pour toi un -autre milieu. C’est leur faute, si l’on t’envoie chez les -Jésuites.</p> - -<p>— Mes amis actuels valent peut-être bien ceux que -j’aurai.</p> - -<p>— <i>Peut-être</i> est le vrai mot ; car nous n’en savons -rien encore, ni toi ni moi. Tu vas en faire l’expérience, -mon petit Paul, dans quelques jours : si elle réussit, -tu seras moins malheureux.</p> - -<p>— Et si elle ne réussit pas ?</p> - -<p>— Tu reviendras.</p> - -<p>— Mais les élèves ne sont pas tout, repris-je. Il y a -surtout les maîtres, que j’ai la tentation d’en -voyer promener à tous les…</p> - -<p>— Chut ! Les connais-tu ?</p> - -<p>— Je les vois d’ici :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2"><i>Hommes noirs, d’où sortez-vous ?</i></div> -<div class="verse i2"><i>Nous sortons de dessous terre…</i></div> -</div> - -<p>Si je te chantais le reste, tu serais édifiée sur leur -compte.</p> - -<p>— Mal édifiée, j’imagine. Chanson n’est pas raison. -Il faut voir avant de juger.</p> - -<p>— Jeanne, je te trouve aujourd’hui extraordinairement -raisonnable.</p> - -<p>— C’est que je souhaite très vivement, cher petit -frère, que tu le sois toi-même, et que tu prennes du bon -côté l’épreuve à laquelle tu vas être soumis. Dis, le -veux-tu, pour faire plaisir à ta grande sœur qui t’aime -bien ? Me promets-tu d’accepter franchement ta situation, -de ne pas donner du chagrin à maman et à moi, -et d’être sage chez les Jésuites ? »</p> - -<p>Qu’aurais-tu fait à ma place, mon ami ? Je n’en sais -rien. Moi, j’ai le cœur bête. Je me suis jeté en pleurant -dans les bras de ma grande sœur Jeanne et je lui ai -promis tout ce qu’elle a voulu.</p> - -<p>A ce propos, je vais te faire une confidence. Vois-tu, -moi, avec le tempérament que j’ai, je ne me marierai -jamais. La raison, c’est que, si j’avais une femme -revêche, je la battrais comme plâtre, jusqu’à extinction ; -si j’en avais une comme ma sœur Jeanne, elle -m’enroulerait autour de son petit doigt, et alors, adieu -toute dignité ! Or, je tiens à ma dignité.</p> - -<p>Il est vrai que j’aime follement ma sœur Jeanne, -bien qu’élevée chez des nonnes par la volonté de ma -sainte femme de mère, que mon père n’a jamais osé -contrarier. Elle m’a empêché de faire plus d’une sottise, -depuis que j’en suis capable. Ça vaut un peu de reconnaissance -et je tiendrai la parole donnée : s’ensuivra -que pourra.</p> - -<p>Nous partons après-demain pour la jésuitière. J’en -ai froid dans le dos. Tu sauras dans quelques jours -mes premières impressions.</p> - -<p>Adieu, mon ami ; sois plus heureux que moi.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c2" title="3. Internement : vue d’ensemble du collège">3. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">H., le 7 octobre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>Eh bien, j’y suis : c’est invraisemblable et pourtant -vrai. Mais ce qui te paraîtra tout à fait drôle, comme -à moi, c’est que — je ne sais comment te dire cela — je -ne m’y trouve qu’à moitié mal. J’en suis furieux : -j’espérais autre chose. Ces Jésuites ne sont pas si noirs -que je croyais et je n’en ai pas vu un qui ait des pieds -de bouc. Quant à leurs élèves, dame !… Tu sais que -je n’oublierai jamais les camarades du lycée, et toi, -d’abord, tu es hors de pair. Ceux-ci ont une tournure -différente.</p> - -<p>Mais commençons par le commencement. Mon nouveau -professeur, entre autres conseils, nous a recommandé -hier de ne jamais <i>torcher</i> nos lettres, quel qu’en -soit le destinataire, par respect pour nous-mêmes et -pour notre belle langue française. Je vais <i>m’appliquer</i> -sans me <i>torturer</i>, comme il nous disait encore. Tu vois -que je deviens docile.</p> - -<p>Donc, il y a trois jours, mon père conduisit le malheureux -mouton à la boucherie. Une belle boucherie, -ma foi, et bien achalandée, à ce que j’ai vu depuis. -Un long <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> en redingote noire nous ouvrit, avec -un sourire qui disait clairement : « Encore un de pris -au piège ! » Vaste parloir très gai, sans nul doute pour -narguer la tristesse des rares et courtes entrevues de -famille, avec des bustes de grands hommes et des -tableaux d’honneur pour les petits enfants sages… -Mais en voilà un pour la rhétorique ! C’est là-dessus -que j’ai à me faire afficher pour le plaisir de ma sœur ? -Tout est prévu : les fiches blanches sont déjà prêtes -dans leurs coulisses en ferblanterie dorée, qu’ils veulent -faire passer pour de l’or.</p> - -<p>Arrive le <i>Père Recteur</i>, comme qui dirait le proviseur -de l’endroit, un bel homme, air et tenue graves, -rien d’administratif. Quand mon père me présenta à -lui, son regard s’épanouit. Il me prit la main et, la -sentant un peu trembler, il me baisa au front, comme -un innocent :</p> - -<p>« Soyez le bienvenu, mon enfant, dit-il. Nous tâcherons -de faire de vous, si vous le voulez bien, un élève meilleur -encore que vous ne l’êtes déjà. »</p> - -<p>Rouerie jésuitique, pensai-je. Il sait parfaitement -que je suis une manière de cancre : mon père le lui a -écrit et va le répéter devant moi. C’est en effet ce qui -eut lieu.</p> - -<p>Quand l’abatage fut fini, le Père Recteur dit simplement :</p> - -<p>« Monsieur, le passé est passé ; personne ici ne le -reprochera à votre fils. Il aura la réputation qu’il va -se faire par ses actes, et je suis sûr qu’elle sera bonne : -n’est-ce pas, Paul ? »</p> - -<p>Ce ton et cette confiance dans ma bonne volonté -future m’entrèrent dans le cœur, malgré moi. Je répondis, -sans trop hésiter :</p> - -<p>« Oui, monsieur.</p> - -<p>— Dites <i>mon Père</i> », reprit-il en souriant : « c’est le nom -qu’on donne ici aux maîtres et qu’ils tâchent de mériter. »</p> - -<p>Je répétai docilement : « Oui, mon Père, » — et je -sentis que le filet m’envahissait.</p> - -<p>On me présenta ensuite au <i>Père Préfet</i> (c’est le -censeur) : il me plut moins que l’autre. Celui-ci personnifie -le règlement : je m’en passerais volontiers. -Pourtant il fut aimable et nous promena par tout -l’établissement, nous expliquant tous les détails qui -pouvaient nous intéresser, sans le fastidieux boniment -auquel je m’attendais.</p> - -<p>La boîte n’est vraiment pas vilaine. Il y a de -l’air et du jour partout, même dans les sous-sols, où -se trouvent les réfectoires. Les classes, les études sont -spacieuses, les murs peints en couleur claire. La monotonie -des longs corridors est égayée par des statues, -par de jolies gravures historiques, militaires, artistiques, -qui en font de véritables galeries. Dortoirs d’une propreté -irréprochable, cirés, hauts et larges, avec des -lavabos et des sommiers perfectionnés. Mais pas d’alcôves : -les lits, à distance convenable, sont en vue les -uns des autres. Le Père Préfet nous dit : « C’est pour -apprendre aux enfants à se respecter, et l’air circule -plus librement. » J’aurais préféré un coin fermé, pour -pouvoir pleurer à mon aise » Mais il faut bien se plier. -D’ailleurs, depuis trois jours que je fais comme tout -le monde, l’habitude vient.</p> - -<p>Je sens qu’elle viendra pour bien d’autres choses, -dont je n’avais pas idée jusqu’à présent. C’est comme -si j’avais changé de pays. A plus tard le reste. Je te -serre la main.</p> - -<p>Ton ami toujours,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c3" title="4. Entrée en cour : premiers amis">4. Au même.</h3> - -<p class="date">9 octobre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Ta lettre de condoléance, qui m’a tortillé le cœur, -me prouve que je n’ai pas encore le pied aussi marin -que je croyais. Oui, c’est l’exil ; oui, c’est une vie -nouvelle à apprendre ; oui, c’est rude par moments. -Mais déjà je n’ose plus trop parler de mon malheur. -Pourquoi ? Écoute la suite de mes débuts.</p> - -<p>Quand on m’eut indiqué ma place à l’étude et au -dortoir, mon père me dit que j’aurais mauvaise grâce à -ne pas être satisfait, qu’il l’était, lui, pleinement, et qu’il -comptait sur moi. Après quoi, il m’embrassa et partit. La -dernière amarre était coupée ; je revins du parloir le -cœur serré à m’étouffer, et je lus devant moi, en l’air, écrite -avec des lettres de feu, la terrible inscription du Dante :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="it" xml:lang="it">Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> !</i></div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Laissez toute espérance, vous qui entrez !</p> -</div> -<p>La portion d’enfer où l’on me conduisit d’abord, ce -fut la cour de récréation. Une quinzaine d’élèves déjà -rentrés y causaient entre eux, groupés autour d’un -surveillant en soutane. J’eus un frisson, en me rappelant -comment j’avais été accueilli, lors de mon entrée au -lycée, par mes camarades de cinquième : la connaissance -s’était faite à coups de poing et à coups de pied, -aussi généreusement donnés que vivement rendus, et -je ne fus sauvé d’une déconfiture complète que par -l’intervention compatissante d’un vieux camarade dont -tu sais le nom. Je t’en reste reconnaissant. Ici, qu’allait-il -m’advenir, à moi lycéen ?</p> - -<p>Le surveillant s’avança :</p> - -<p>« Paul Ker, élève de rhétorique », lui dit le Père -Préfet, qui m’accompagnait. « Ayez soin de lui ; ce sera -un de vos bons élèves. »</p> - -<p>Le surveillant me tendit la main et me mena au -groupe :</p> - -<p>« Un nouveau rhétoricien », dit-il. « Qui se charge de -le piloter ?</p> - -<p>— Moi, moi », répondirent deux des plus jeunes, qui -me prirent chacun sous un bras, sans façons. « Allons -faire un tour de promenade. Tu sais, nous en sommes -aussi, de la <i>rhéto</i> : une classe de bons enfants, tu vas -voir, et un <i>chic</i> professeur. Tu ne t’ennuieras pas. »</p> - -<p>J’étais ahuri de cet accueil inattendu, mais me -laissai aller.</p> - -<p>« D’où viens-tu ? » me dit l’un.</p> - -<p>— De tel endroit.</p> - -<p>— Un collège de prêtres ?</p> - -<p>— Non, de laïques.</p> - -<p>— Alors, tu seras mieux ici.</p> - -<p>— Es-tu fort ? » demanda l’autre.</p> - -<p>— Ça dépend. »</p> - -<p>Et nous voilà partis à causer, à tort et à travers, de -nos études, de nos espérances, de nos craintes pour -l’avenir, comme si nous nous étions toujours connus. -De temps à autre, l’un des deux se détachait pour -aller serrer la main d’un nouvel arrivant, qu’il amenait -ensuite avec lui. En moins d’une heure, j’avais -fait vingt-cinq connaissances et j’étais de la famille.</p> - -<p>J’ai entendu parler quelquefois de l’<i>esprit de corps</i> -qui règne chez les Jésuites : si leurs élèves l’entendent -de cette façon-là, je ne m’en plaindrai point. Tu -conviendras qu’elle est plus encourageante que celle -de mes anciens camarades de cinquième.</p> - -<p>Le soir de la rentrée, je soupai bien, je ne dormis -pas mal, et comme on se leva tard, ce premier jour -scolaire, et que le soleil entrait à flots joyeux par les -grandes fenêtres, je faillis oublier que j’étais en prison.</p> - -<p>Dans la matinée, messe du Saint-Esprit et sermon. -J’avais un peu désappris mes prières et me suis trouvé -dépaysé dans un milieu qui me parut assez dévot, -trop dévot. Il y a là un point noir, qui m’inquiète : -les Jésuites respecteront-ils ma liberté de conscience ?</p> - -<p>Ce soir-là et le lendemain matin, compositions de -passage. J’ai trimé comme un nègre. Tu comprends -que mon honneur est engagé à ce que, n’ayant pas -été tout à fait dernier de classe au lycée, je ne le sois pas -ici. J’ai peur que les études ne soient fortes. Si je dois être -remercié, je ne voudrais pas l’être pour crime de bêtise.</p> - -<p>Adieu, Louis.</p> - -<p class="ind">Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c4" title="5. Classe : aperçu général">5. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">10 octobre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Je suis définitivement reçu en rhétorique ; c’est un -gros pavé de moins sur le cœur. J’avais une peur -bleue de descendre en humanités : outre l’humiliation, -cette dégringolade eût amené un changement de division -et la perte de mes premiers camarades, qui, décidément, -sont de braves garçons.</p> - -<p>Ils ne m’ont pas trompé en me disant que j’aurais -un <i>chic</i> professeur. <i>Chic</i>, il l’est, d’abord, parce qu’il -a bien voulu me garder dans sa classe. Il faut que je -te raconte, puisque je veux te raconter tout, comment -la chose s’est faite.</p> - -<p>Il y a ici, et, paraît-il, dans tous les collèges des -Jésuites, un usage qui n’a rien de correspondant au -lycée et qui suffirait à mettre un abîme entre mes -anciens professeurs et ceux-ci. Chaque jour, pendant -l’étude de onze heures à midi, le corridor qui longe -les salles d’étude se transforme en salle des pas-perdus. -Les professeurs viennent frapper à la porte et, par -l’entremise de l’élève portier, gros personnage aimable -et discret, appellent tour à tour leurs élèves, surtout -les plus faibles, et, tout en arpentant avec eux le parquet, -revoient les copies, font rendre compte des fautes, -donnent des conseils appropriés à chacun, quelquefois -un reproche qui, fulminé en pleine classe, aurait été -trop mortifiant, et puis les renvoient à leur travail, -joyeux ou contrits, toujours encouragés à mieux faire.</p> - -<p>Le lendemain de nos compositions de passage, assis -à mon pupitre, j’observais depuis quelque temps ce -va-et-vient, et cherchais à en lire la signification sur -la physionomie diversement émue de ceux qui rentraient, -quand on vint aussi m’appeler. Mon professeur -était là, qui me demanda tout d’abord si je ne -m’ennuyais pas trop, puis si j’étais un travailleur. -Comme, à cette dernière question, je répondais d’un -ton que ma conscience rendait assez mal assuré, il -me dit :</p> - -<p>« Je ne sais si, dans vos deux compositions de passage, -vous avez donné tout ce que vous pouviez. La -composition française témoigne d’une certaine facilité : -les deux autres sont faibles. »</p> - -<p>Je me crus perdu ; il le vit dans mes yeux, qui durent -se troubler. Son regard se fixa sur moi durant quelques -secondes, comme pour sonder mes dispositions ; puis -il me demanda :</p> - -<p>« Seriez-vous content de rester en rhétorique ? »</p> - -<p>Deux grosses larmes répondirent pour moi.</p> - -<p>« Et si je vous garde, me promettez-vous de ne pas -m’en faire repentir ?</p> - -<p>— Oui, mon Père.</p> - -<p>— Eh bien, mon enfant, vous resterez avec moi. -J’accepte votre parole : souvenez-vous que c’est une -parole d’honneur. »</p> - -<p>Je le remerciai, comme tu penses bien. Il m’indiqua -les défauts et les lacunes de mes compositions, me -dit sur quoi devait porter mon effort et me promit, -à son tour, de m’aider dans la mesure de ma bonne -volonté.</p> - -<p>Ai-je besoin d’ajouter que je revins à ma place -heureux, disposé à tout et conquis ? Avec ces procédés-là, -renouvelés de ma sœur Jeanne, on fera de moi ce -qu’on voudra. C’est vrai que j’ai le cœur bête… Mais -je suis bien content, tout de même, d’être en <i>rhéto</i>.</p> - -<p>N’ayant vu que les classes du lycée, tu ne te figures -pas ce qu’est la mienne. Je ne veux pas établir de -comparaison ; tu la feras tout seul.</p> - -<p>D’abord, notre professeur parle et nous écoutons. -Cela me paraît maintenant élémentaire ; mais tu sais -ce qui en était, l’an dernier, quand notre pauvre professeur -de seconde, myope plus ou moins volontaire, -parlait des heures durant à nos dos, tandis que nous -jouions sur le banc au piquet ou à l’écarté. Mon professeur -n’est même pas licencié, dit-on ; c’est, évidemment, -parce qu’il n’a pas voulu l’être, car il -est de force à en remontrer à n’importe qui. Mais ce -qui me charme, c’est qu’avec toute sa science, dans -tout ce qu’il dit, il n’y a pas un mot pour faire valoir -sa personne, mais, au contraire, une évidente et constante -préoccupation de se faire parfaitement comprendre, -de nous introduire au cœur des choses, de -nous y intéresser. On sent que nous ne sommes pas -là pour lui créer un auditoire, mais qu’il y est pour -nous instruire, et que, dans ce but, il met en œuvre -toutes les ressources de son esprit, sa profonde connaissance -des jeunes gens et une méthode rigoureuse. -Quand il a fini de parler, vient le tour des élèves. -La classe est divisée en deux <i>camps</i>, où chaque élève -a son numéro d’ordre selon son mérite. Quand l’un -d’entre nous est désigné par le professeur pour répéter -la leçon qu’on vient d’entendre, avec lui se lève dans -le camp opposé son <i>émule</i>, qui l’écoute attentivement, -guette la moindre erreur, et, dès qu’elle se produit, -la relève vigoureusement. A son tour, il est invité à -parler et devra se garantir contre les mêmes corrections. -Quelquefois, au défaut de l’émule, c’est un autre -soldat du camp adverse qui reprend, toujours avec -permission du professeur. Lorsque, parfois, un malheureux -laisse échapper une bourde trop forte, vingt -doigts indignés se lèvent pour demander à la redresser. -D’autres fois, il y a reprise à faux ; alors la riposte ne -se fait pas attendre, suivie souvent d’une contre-riposte -et d’un véritable feu croisé d’artillerie littéraire, -auquel un geste du maître impose silence, -pour dire de quel côté est le bon droit et la vérité.</p> - -<p>On me dit que ce système d’émulation, pratiqué -chez les <i>grands</i> avec une modération relative, est -poussé dans les classes inférieures à un degré où l’animation -touche à la férocité, et je n’ai pas de peine à -le croire, quand, à certains beaux jours où les fenêtres -sont ouvertes, j’entends les cris de victoire que lancent, -au fort d’une bataille sur la grammaire latine ou grecque, -nos cadets de cinquième ou de sixième. La première fois, -j’avais cru à une petite révolution !</p> - -<p>Le fait est qu’on ne dort pas en classe, et qu’à ce -fourbissage l’esprit le plus rouillé peut gagner un certain -lustre. Espérons que je n’arrive pas trop tard.</p> - -<p>Adieu, Louis. C’est ma dernière lettre un peu longue ; -demain on commence à piocher en règle.</p> - -<p class="ind">Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c5" title="6. Notes hebdomadaires">6. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">15 octobre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Mais oui, je suis bavard, très bavard, et pas seulement -avec toi. La preuve, c’est que je viens de -m’entendre proclamer solennellement par le P. Préfet, du -haut de la chaire d’étude, devant toute la division, -qui admirait jusqu’à présent ma sagesse exemplaire, -un premier Æ de conduite, pour avoir dit trois mots… -par jour à mon voisin. Mais tu ne sais peut-être pas ce -que c’est qu’un Æ. Voici :</p> - -<p>Les notes de semaine, ici, sont une affaire d’État. -On en tremble huit jours d’avance, et même de plus -loin, quand il s’agit de sorties ; car n’a pas de sorties -qui veut, il faut qu’elles soient méritées. Tout ici se -paye, le bien par des faveurs, le mal par des privations. -Cela peut devenir désagréable ; mais, au fond, c’est -justice.</p> - -<p>Or, chaque semaine, on a droit à quatre notes : -deux d’application, pour l’étude et pour la classe ; deux -de conduite, pour l’ordre général et pour la classe. -Elles s’expriment, non point par des chiffres, mais -par des lettres ; il paraît que c’est moins brutal et plus -commode. A, c’est <i>très bien</i> ; E, <i>bien</i> ; I, <i>médiocre</i> ; -O, <i>mal</i> ; -U, la porte. Mais, par miséricorde pour la -pauvre nature humaine, et pour qu’on ne dégringole -pas trop vite la redoutable échelle, on a jésuitiquement -(morale relâchée !) inventé des échelons intermédiaires -par voie de combinaison : Æ, <i>presque très -bien</i> ; EI, <i>passable</i> ; IO, <i>presque mal</i> ; OU, le seuil de -la porte. Les deux dernières notes OU, U, ne se voient -jamais ; les quatre A représentent la perfection — et -la sortie de faveur tous les quinze jours.</p> - -<p>Je commence par une chute ; c’est humiliant. Par -bonheur, on me dit que le premier Æ se pardonne, -s’il est réparé durant les trois semaines suivantes par -une série d’A sans mélange<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> On voit que les Jésuites ont appliqué la loi Bérenger avant qu’elle fût -votée.</p> -</div> -<p>On avait mis ce voisin d’étude à côté de moi pour -aider ma bonne volonté ; mais je lui ai demandé un -peu trop souvent ses bons conseils, et s’il n’était pas -connu pour un roc de vertu, je l’aurais entraîné dans -mon malheur. Cela demande réforme. Il s’appelle Jean -et mérite toute ton estime. C’est l’un des deux qui -m’ont piloté le premier jour, un congréganiste… Tu -me demandes ce que c’est qu’un congréganiste ? Attends -que je le sache moi-même ; je ne puis pas te dire tout -à la fois.</p> - -<p class="ind">Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c6" title="7. L’ami Jean : premier sacrifice">7. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">20 octobre.</p> - - -<p class="ind">Chère sainte Jeanne,</p> - -<p>Au reçu de cette lettre, que tu ne montreras pas à -maman, tu iras dans la remise qui touche au pigeonnier. -Tout dans le fond, à droite, en cherchant un peu, -tu trouveras une pierre assez large en forme de dalle. -Tu la soulèveras doucement, pour ne pas te faire mal, -et, dessous, dans une boîte, tu verras un certain nombre -de petits volumes bleus à cinq sous. Ne les ouvre pas, -chérie : c’est du poison, fabriqué par un serpent à tête -de singe, nommé Voltaire. Je serais au désespoir qu’ils -te fissent la centième partie du mal qu’ils m’ont fait. -Tu les prendras et tu les brûleras avec soin, pour qu’il -n’en survive pas un feuillet. Avant de partir pour les -Jésuites, j’avais détruit tous mes autres sales bouquins ; -ceux-là, qui m’avaient beaucoup amusé, parce qu’ils -renferment un esprit du diable, j’ai eu la faiblesse de -les réserver pour les prochaines vacances. Mais je n’en -veux plus ; tu vas savoir pourquoi.</p> - -<p>J’ai trouvé ici un camarade qui s’appelle Jean, -comme tu t’appelles Jeanne. C’est un fait exprès, -évidemment, et ce qui le prouve, c’est qu’il te ressemble -trait pour trait, j’entends au moral. Il est dévot, -mais bon dévot, un dévot aimable, joyeux, franc -comme l’or et pur comme de l’eau de roche. Je ne -l’ai pas confessé, mais ces choses-là se voient. Le fait -est qu’il m’a charmé et que, rien qu’à me voir en sa compagnie, -je me sens devenir meilleur.</p> - -<p>L’autre jour, durant une promenade où je me trouvais -avec lui et un de ses amis, la conversation tomba -sur ce Voltaire. On discuta ses mérites. Jean accorda -tout ce que je voulus pour sa gloire littéraire, mais fut -intraitable sur <i>son impiété hypocrite et immorale</i>. Je -lui demandai ce qu’il penserait d’un jeune homme de -notre âge qui se plairait à ses œuvres ; il me répondit -qu’il le plaindrait et qu’en tout cas, il ne voudrait à aucun prix de -son amitié. J’objectai :</p> - -<p>« Mais tu ne les as jamais lues !</p> - -<p>— Dieu merci, non ; mais je sais de bonne source -qu’elles sont l’arsenal où tous les ennemis de la religion -cherchent leurs armes, et qu’elles sont condamnées -par l’Église. Pour un catholique, cela suffit. »</p> - -<p>Et voilà. Comme je tiens médiocrement au titre de -païen et beaucoup, en revanche, à l’amitié de Jean, -flûte soit de Voltaire !</p> - -<p>Je sais, d’ailleurs, que Jean, avec toute son intransigeance, -a raison quant au fond.</p> - -<p>Si pourtant ma commission te causait de la peine, -sœur chérie, il faudrait me le dire : on pourrait -s’arranger pour sauver ces pauvres papiers… Mais je suis -trop sûr et trop content de te faire plaisir. Tu vois que -je commence à tenir la promesse que tu m’as extorquée. -Pourvu que ça ne me mène pas trop loin ! Parce -que Jean et toi vous êtes deux perfections, il ne s’ensuit -pas que je doive en être une troisième. Ne prie pas -trop pour moi : je t’aime assez sans cela.</p> - -<p class="sign">Ton <span class="sc">Popol</span>.</p> - - - - -<h3 id="c7" title="8. Troubles sur le devoir chrétien">8. <i>A mon ami Louis.</i></h3> - -<p class="date">22 octobre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Tu me demandes, par manière de mauvaise plaisanterie, -si j’ai endossé la soutane. Non, je porte une -veste marine à col de velours, avec deux superbes -rangées de boutons dorés — uniforme très simple, de -bon goût et plus commode que ta tunique, mais pas -assez long pour justifier le titre de jésuite.</p> - -<p>Et pourtant, mon bon, tu sauras qu’à certains -moments cette veste marine me fait l’effet de la robe -de Nessus, cette robe empoisonnée qui entrait dans -la peau du malheureux Hercule et qu’il ne pouvait -plus arracher à la fin qu’avec des lambeaux de sa -chair. Ce n’est pas qu’on me torture ici. On exige -l’ordre, le silence, la discipline, la bonne tenue partout ; -mais on l’exige paternellement, et les élèves auraient -mauvaise grâce à regimber contre une autorité -qui s’impose par la simple force de la raison et du devoir.</p> - -<p>Mais qu’est-ce que le <i>devoir</i> ? Là, mon ami, est le -<i lang="la" xml:lang="la">hoc</i>, le tournant décisif, le cap des tempêtes. Y a-t-il -pour moi un devoir en dehors du devoir chrétien ? Et -le devoir chrétien est-il divisible ? Peut-on en prendre -et en laisser — ou est-ce un bloc qu’il faut charger -tout entier sur ses épaules ?</p> - -<p>Au lycée, jamais ces idées-là ne m’ont préoccupé. -J’allais au hasard de l’impression, du caprice, comme -une barque mal gouvernée, chassant devant la brise, -évitant les gros écueils, traînant sur les bas-fonds. -Cette vie sans but et sans règle commence à me peser -singulièrement. Tout autour de moi j’ai des camarades -qui, certes, n’ont rien à m’envier et dont plusieurs -me dépassent de beaucoup par l’éducation, la fortune, -l’intelligence : je les vois obéir avec une simplicité -d’enfant à toutes les exigences du règlement, travailler -avec conscience et entrain, toujours maîtres d’eux-mêmes, -toujours joyeux, comme s’ils n’avaient rien -à regretter ou à désirer. Et pourtant ils ont leurs -passions, mes passions ! Il y a des moments -exceptionnels où elles se trahissent par l’effort qu’ils s’imposent -pour les maintenir.</p> - -<p>Ce spectacle me remue parfois profondément, et je -suis bien obligé de m’avouer à moi-même qu’ils ont -seuls la plénitude de la vie, la clef du bonheur intime, -tandis que mes facultés se meuvent dans le vide, -comme les longs bras d’un moulin à vent qui n’a rien -à broyer. Où mes camarades prennent-ils ce courage -du devoir joyeux ?</p> - -<p class="ind">Toujours à toi,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="9. Visite à l’aumônier">9. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">23 octobre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>J’ai la réponse à la grave question qui terminait -ma dernière lettre : je la tiens du P. X***, qui est -l’aumônier de la division des grands. Je te dirai tout. -Tu n’es pas un <i>bigot</i>, oh ! non ; mais tu n’es pas non -plus un impie. Moi, en ce moment, je serais bien embarrassé -de me définir… Une bouteille à encre !</p> - -<p>Voyons, que je reprenne le fil de mon récit. Donc, -hier, dans l’état d’âme pénible où je t’ai dit que j’étais, -je fus appelé pour la première fois chez le Père X***. -Mes voisins, les anciens, y étaient allés l’un après -l’autre, dès les premiers jours, — « pour se remonter -l’horloge », me disait l’un d’entre eux. La chose se -fait très simplement. Quand l’élève facteur passe dans -l’étude (car il y a un service postal organisé pour la -correspondance des élèves avec les maîtres), on glisse -dans sa boîte un billet, par lequel on demande à être -appelé. Il n’y a que les aumôniers et les supérieurs -qu’on ait le droit d’aller voir dans leur chambre.</p> - -<p>J’entrai assez inquiet, comme tu peux le penser, et -parfaitement résolu à ne pas me laisser confesser. A -ma grande surprise, il ne fut pas question de cela. Le -Père m’accueillit comme avaient fait et le Père Recteur -et mon professeur, avec une gravité simple, affectueuse, -mais laissant percer davantage le prêtre. Il s’informa -très aimablement de ma santé, de mes difficultés -d’acclimatation, de mes succès, me demanda si j’avais -trouvé de bons amis et si j’étais bien avec tous mes -maîtres, m’encouragea en quelques mots paternellement -fermes à continuer de remplir mon devoir en -jeune homme raisonnable et chrétien.</p> - -<p>Je ne sais comment je me laissai aller à lui dire que -je voulais bien être raisonnable, mais que, d’être chrétien, -cela me gênait davantage. Cet aveu me valut -encore un de ces regards déconcertants, comme ils en -ont tous, qui font penser qu’ils vous lisent au fond de -l’âme. Je dus rougir un peu :</p> - -<p>« Vous croyez donc, mon fils, qu’il y a bien loin -d’un garçon raisonnable à un bon chrétien ?</p> - -<p>— Je le crains.</p> - -<p>— C’est une erreur : il n’y a qu’un pas, et ce pas, -vous le ferez, s’il n’est pas fait, parce que vous me -semblez homme à marcher droit. D’autres, parmi vos -camarades, l’ont fait avant vous et ne sont aujourd’hui -parfaitement raisonnables que parce qu’ils sont résolument -chrétiens.</p> - -<p>— Je vois bien de qui vous parlez ; ils m’étonnent -assez, tous les jours. On dirait que rien ne leur coûte -ni ne leur pèse. Comment font-ils ?</p> - -<p>— Mon enfant, ils aiment leur devoir parce qu’ils -aiment le bon Dieu et qu’ils prient.</p> - -<p>— Je ne sais pas prier et je ne connais guère le bon Dieu.</p> - -<p>— Est-ce que vous n’avez pas fait votre première communion ?</p> - -<p>— Mais si ; je l’ai même bien faite : je m’en souviens -quelquefois à la chapelle.</p> - -<p>— Et vous étiez heureux, en ce temps-là ?</p> - -<p>— Comme je ne l’ai plus jamais été depuis.</p> - -<p>— Il dépend de vous, mon cher enfant, que ce -passé redevienne le présent. Mais, écoutez-moi bien : -ce changement doit se faire dans la pleine liberté de -votre raison et de votre cœur. Vous êtes d’âge à réfléchir -et à vous déterminer, non point par pur sentiment, -mais par conviction raisonnée. Dans quelques jours, -la retraite annuelle de rentrée vous fournira l’occasion -de vous étudier, de chercher ce qui vous manque et -de faire en connaissance de cause votre choix libre et -définitif. Jusque-là, soyez simplement raisonnable ; si -vous ne pouvez encore prier, je le ferai pour vous. -Et s’il vous arrive des ennuis, revenez causer avec -moi. Est-ce convenu ? »</p> - -<p>Je le promis, sans peine, et il me sembla que je -sortais le cœur plus léger, quoique sans absolution.</p> - -<p>Mais j’attends cette terrible retraite.</p> - -<p>Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="10.">10. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">27 octobre.</p> - - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i>Jeanne, ma sœur Jeanne, ne vois-tu rien venir ?</i></div> -</div> - -<p>Je tremble sous le grand coutelas d’un Barbe-Bleue -nouveau genre, et si quelqu’un ne vient à mon secours, -je suis un homme fini ! Mais ne viens pas, toi ; tu n’y -gagnerais que d’être immolée de la même arme. Elle -ne respecte, dit-on, ni l’âge ni le sexe, ni rien ni personne. -Celui qui la brandit est un Jésuite, et il commence -demain ses lugubres opérations au collège sous forme -d’une <i>Retraite</i>.</p> - -<p>Comprends-tu cela ? Vois-tu ton petit frère, le <i>potache</i>, -écoutant dans un profond recueillement, durant trois -longs jours, une bonne douzaine de sermons, d’une -heure chacun, sur la mort, l’enfer et autres sujets tout -aussi récréatifs, qui lui reviendront la nuit en cauchemars -effroyables ?</p> - -<p>Mais cela, ce n’est pas le pire. Le vois-tu obligé, -pour faire comme tout le monde, d’aller se jeter aux -pieds du Père Barbe-Bleue et de lui raconter par le -menu toutes ses petites fredaines, voire même les -grosses, s’il y en avait par hasard, et de s’en repentir -à fond, et de lui promettre, dorénavant, de s’encapuchonner -dans la pratique de toutes les vertus ? Qui -sait ? Il va peut-être m’ordonner, sous peine d’éternelle -damnation, de prendre le froc pour l’expiation -de mes péchés et pour le salut de mon âme noire ! Tout -est possible, et je ne me sens rien moins que rassuré.</p> - -<p>Mais peut-être ai-je tort. Jean ton semblable se -moque de moi, lorsque je lui parle de mes craintes, -et me répond : « Eh bien, quoi ? Tu te confesseras : -ce sera l’affaire d’un quart d’heure, au plus, et après -tu seras heureux pour des années. » J’ai quelquefois -envie de le croire sur parole. Qu’en penses-tu, petite -sœur ? Car, il faut bien que je te le confesse avant de -me confesser à ce Père missionnaire, depuis que je -vois tant de gens heureux autour de moi, je me trouve -par moments le plus malheureux des hommes de ne -pas leur ressembler, parce que je sens très bien qu’ils -sont dans le vrai et moi dans la… crotte.</p> - -<p>Chère petite sœur, tu es une bonne âme. Je t’ai -écrit l’autre jour ne ne pas trop prier pour moi ; j’étais -un sot. Durant ces trois jours, va te mettre le plus -souvent que tu pourras devant la Vierge dont je t’ai -fait cadeau et demande-lui pour moi, à deux -genoux, tout ce que ton cœur aimant et pur t’inspirera. Ce -ne sera jamais trop.</p> - -<p>Cette lettre-ci, tu peux la montrer à maman. Qu’elle -prie avec toi pour son mauvais garnement de Paul, -afin qu’il se… <i>convertisse</i>. Le mot est lâché, il me -soulage. Je vous ai souvent fait de la peine ; je voudrais -mériter votre pardon.</p> - -<p>Aimez-moi encore un peu.</p> - -<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c8" title="11. Retraite et conversion">11. <i>A ma mère et à ma sœur.</i></h3> - -<p class="date">1<sup>er</sup> novembre.</p> - - -<p>A quoi sert de vous écrire séparément, puisque, -d’après l’aveu de Jeanne, vous me trahissez l’une à -l’autre, à qui mieux mieux ? Où vais-je désormais porter -mes secrets ?</p> - -<p>J’en ai un bon à vous dire, aujourd’hui, et tellement -extraordinaire que vous ne voudriez peut-être -pas y croire, si un autre vous le disait ; mais moi, vous -le savez, je ne mens pas : c’est ma seule vertu.</p> - -<p>Écoutez une histoire : elle ne sera pas longue.</p> - -<p>Il y avait une fois une grosse chenille qui faisait -peur à voir, tant elle était laide et lourde et velue et -goulue. Un beau soir, elle se mit en chrysalide, c’est-à-dire -dans une espèce de boîte à métamorphoses. -Elle y resta trois jours. Et, le quatrième jour, devinez -ce qui en sortit…</p> - -<p>Un gros papillon, pensez-vous ?</p> - -<p>Nenni. Il en est sorti un <i>Jésuite</i>.</p> - -<p>J’ai jeté bas le vieil homme, qui était une loque ; on -m’a revêtu d’un habit neuf, immaculé, et je le garderai -tel, s’il plaît à Dieu.</p> - -<p>Vous avez bien prié, maman ; tu as bien prié, Jeanne. -Je vous en remercie et je suis bien heureux, de mon -bonheur et du vôtre. Embrassez-vous pour moi. Je -regrette de ne pouvoir glisser mes deux joues entre -vos deux bouches ; mais vous viendrez me voir, pour -voir si vous me reconnaîtrez.</p> - -<p>Dieu soit béni !</p> - -<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>, qui vous aime dix mille fois.</p> - -<p>Le redouté P. Barbe-Bleue, à qui je me suis confessé, -a été pour moi bon comme du pain frais. Tu -feras bien, Jeanne, de le retenir d’avance pour quand -tu commettras ton premier gros péché. C’est un homme -qui ne paye pas de mine, qui est voûté, qui n’a pas -de voix, qui tousse et qui prise ; mais il a le Saint-Esprit. -Il se nomme le P. X…</p> - - - - -<h3 title="12.">12. <i>De ma mère et de ma sœur.</i></h3> - -<p class="date">3 novembre.</p> - - -<p class="ind">Cher enfant bien aimé,</p> - -<p>Oui, que Dieu soit béni ! Tu ne sauras jamais combien -ce mot, et ta lettre, et la nouvelle de ta <i>conversion</i> -m’ont fait de plaisir et de bien. Il me semble que -le bon Dieu t’a donné à moi une seconde fois. Et c’est -un peu la vérité, puisque l’ancien Paul a disparu et -que mon Paul d’aujourd’hui n’a plus gardé de -son passé que son cœur filial, épuré et transfiguré par -l’innocence reconquise, par l’amour de son Créateur et -par la volonté de lui être désormais fidèle à travers tout.</p> - -<p>Je ne te dirai pas, Paul, le nombre des larmes que -m’a coûté ton âme et je ne t’en reparlerai plus jamais : -qu’importe maintenant ? Elles sont mille fois rachetées -par celles de ce matin, les plus douces de ma vie. Te -voilà mon vrai fils ! Merci.</p> - -<p>Après déjeuner, j’ai donné ta lettre à ton père. Il -l’a ouverte avec empressement, comme toujours. Je -l’observais. A mesure qu’il lisait, son front s’est plissé. -A un moment, sans doute quand il t’a vu sorti de -la chrysalide sous la forme d’un <i>jésuite</i>, il a eu comme -un soubresaut. Mais il a continué jusqu’au bout, m’a -rendu la lettre et s’est mis à se promener de long -en large, sans rien dire. Seulement il était devenu très -pâle.</p> - -<p>Je lui demandai : « Etes-vous malade ?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Ou fâché ?</p> - -<p>— De quoi ?</p> - -<p>— De cette lettre.</p> - -<p>— Elle m’a donné un coup ; mais… » Il hésitait.</p> - -<p>— « Vous donnez tort à Paul ?</p> - -<p>— Non, mais je veux voir la suite. »</p> - -<p>Tu es donc averti, mon cher enfant : on jugera ton -changement sur les effets qu’il produira dans ta conduite. -Moi, je n’ai pas d’inquiétude : je sais ce que vaut -ton cœur et ce que peut la grâce du bon Dieu. Mais -défie-toi de deux écueils également dangereux, la présomption -et le découragement ; prie, prie beaucoup, -demande conseil et sois un homme.</p> - -<p>Je t’embrasse et te bénis <i>maternellement</i> : c’est tout -dire, n’est-il pas vrai, mon Paul ?</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Ta mère</span>.</p> - - -<p class="gap">Je ne peux pas t’écrire raisonnablement cette fois, -mon petit frère : je suis folle de joie, folle de toi. Si -tu étais là, je te mangerais <i>comme du pain frais</i>. Oh ! -que je suis heureuse de te savoir maintenant tout à -fait heureux, parce que tu vas devenir tout à fait bon ! -si cela te coûte un peu au commencement, à cause de -l’habitude que tu n’as pas encore, nous t’en dédommagerons -bien, va, maman et moi, par notre affection, et -nous t’aiderons de nos prières. Je ne prierai plus que -pour toi — et pour papa : car il faudra que lui aussi -se convertisse.</p> - -<p>Tu parlais de pardon pour le passé. Quelle drôle -d’idée ! Est-ce qu’on songe encore à ça ?</p> - -<p>Je t’embrasse dix millions de fois.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p> - - - - -<h3 id="c9" title="13. Idées nouvelles sur la religion et l’éducation">13. <i>A Louis.</i></h3> - -<p class="date">7 novembre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>Je te sais infiniment gré de prendre au sérieux le -travail d’évolution qui s’opère en moi depuis trois semaines. -Il y a des choses dont il ne faut pas rire. Moi-même, -dans l’ancien temps, je n’ai pas toujours compris -ce respect nécessaire des secrets de l’âme : je le -regrette aujourd’hui. Ce qui vient de se passer dans -la mienne m’a guéri à tout jamais, je l’espère, de l’envie -de plaisanter autrui.</p> - -<p>Cette retraite dont j’avais tant peur, m’a retourné. -Ce que j’étais avant, tu le sais mieux que personne ; -tu as connu, pour les avoir partagés plus d’une fois, -mes rêves, mes légèretés d’esprit, mes faiblesses de -cœur. Mais tu ne savais pas tout : il y a des replis de -conscience où l’on ose à peine regarder soi-même et -qu’on n’ouvre jamais au regard d’un ami, même du -meilleur, surtout du meilleur, par crainte de déchoir -dans son estime.</p> - -<p>Grâce à ma mère et à ma sœur, je n’avais pas perdu -la foi ; mais je suis bien obligé d’avouer que, dans la -pratique, ce résidu me gênait peu. Au lycée (je ne -t’apprends rien), nos professeurs les plus honorables -respectaient surtout l’incrédulité de leurs élèves et se -gardaient soigneusement de prononcer le nom de Dieu. -Le pauvre aumônier qui, dans la semaine, nous faisait -par ordre une heure de religion et, le dimanche, un -quart d’heure de sermon, n’était guère écouté. Tu te -rappelles comment, un certain jour de fête où il dépassait -les quinze minutes réglementaires, un frottement -de pieds général le fit descendre de chaire. A Pâques, -toujours par ordre, on allait le voir ; mais c’était pour -lui dire poliment qu’on n’avait rien à lui dire ; et j’entends -encore les stupides quolibets de tel de nos condisciples -sur ceux d’entre nous qui, pour le plaisir des -calotins, allaient se faire plaquer sur la langue un pain -à cacheter gratuit.</p> - -<p>Hélas ! que n’ai-je pas entendu en ce genre et dans -tous les genres, durant ces récréations mornes, où, -par petits groupes fermés, sous l’œil indifférent des -pions relégués à l’autre bout de la cour, nous devisions -sans contrainte aucune dans les <i>bons coins</i> !… Oh ! -ces conversations ! Que de fois je les ai maudites depuis -trois jours !</p> - -<p>Les élèves des jésuites sont-ils tous irréprochables -sur ce dernier point ? Sont-ils une collection d’anges ? -Je ne voudrais pas l’affirmer. Mais ce qui ne souffre -pas le moindre doute, c’est que les conversations honnêtes, -qui étaient l’exception au lycée de Z…, sont ici -la règle. Je n’ai pas entendu un mauvais propos depuis -le jour de mon arrivée. Ce respect général de la décence -m’a extraordinairement frappé. Quand j’ai voulu -en chercher la cause, il a bien fallu me l’avouer : les -langues sont chastes, parce que les cœurs aussi le sont -ou du moins le veulent être. J’ai longuement réfléchi -là-dessus et sur bien d’autres choses.</p> - -<p>Le prédicateur de la retraite a été le contre-pied de -ce que je craignais. Je m’attendais à de la mise en -scène, à des coups de tonnerre ou de tam-tam, à des -effets oratoires dans le genre terrible, évocations de -démons et de damnés, apostrophes à faire trembler les -vitraux. Rien de tout cela n’est venu. Avec un ton de -raison calme et parfaitement convaincu, mais pénétré -du désir partout visible de nous éclairer, il nous a -exposé le grand mystère de notre destinée en ce monde, -le malheur de perdre son âme immortelle, le devoir -et le bonheur de servir Dieu.</p> - -<p>Ce n’est pas plus malin que cela. Mais j’ai appris là -du neuf, mon ami, et j’ai regretté que tu n’y fusses -pas pour l’entendre : tu aurais conclu avec moi qu’en -y pensant sérieusement, il faut être fou pour ne pas -être chrétien. Je te traduis la chose un peu rudement : -mais c’est la vérité vraie. Et de cette vérité j’ai, -avec l’aide du Père missionnaire, tiré pour moi les conséquences -pratiques : je me suis confessé, j’ai communié -et je serai désormais chrétien, non pas à demi, -mais à fond.</p> - -<p>J’ose espérer, mon cher Louis, que je n’expierai -pas ce changement par la perte de ton amitié, qui, -malgré nos erreurs communes, me reste précieuse. Tu -n’es qu’un égaré, comme je l’ai été, et tu vaux mieux -que je ne valais encore il y a trois jours.</p> - -<p>Quant à mes autres amis du lycée, ils penseront -et diront de moi ce qui leur plaira : leur opinion là-dessus -est à présent le dernier de mes soucis. Je leur -souhaite d’être aussi heureux que je le suis.</p> - -<p>Ce souhait, mon cher Louis, s’adresse tout d’abord -à toi.</p> - -<p>Adieu, mon ami.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="14.">14. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">15 novembre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>Merci pour ta franchise. Il est bien convenu que -cette qualité inestimable reste la loi fondamentale de -notre amitié. Je vais te rendre la pareille.</p> - -<p>Comme il sied à un futur avocat, tu plaides en faveur -de ma conversion les circonstances atténuantes : -permets-moi de répondre sans ambages que</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i6"><i>… je n’ai mérité</i></div> -<div class="verse"><i>Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.</i></div> -</div> - -<p>Il y a de ta part une erreur absolue, quand tu supposes -que les Jésuites ont exercé une <i>pression savante</i> -sur mon imagination ou ma conscience. Tu dois savoir -que je ne suis pas de caractère à l’admettre : on m’a -toujours dit que je possédais un naturel d’âne rétif, qui -recule quand on veut le faire avancer contre son idée. -A vrai dire, je m’attendais à cette pression, tout disposé -à me garer contre ; mais on n’a employé pour me -convertir ni force ni ruse.</p> - -<p>Avant la retraite, j’avais reçu de mes nouveaux -maîtres ou de mes condisciples divers avis, très rares -d’ailleurs et parfaitement courtois, provoqués par mon -ignorance des usages de la maison ; mais je n’ai eu -à subir ni un reproche, ni une menace, ni une sollicitation -quelconque, relativement aux pratiques religieuses. -Pères et élèves ont eu pour moi de bons procédés, -qui tendaient à me rendre la vie de collège moins -désagréable et le devoir plus facile : voudrais-tu qu’ils -eussent fait le contraire ? Et de quel droit affirmes-tu -qu’il se cachait là-dessous une conspiration machiavélique -contre ma naïveté de débutant ? Il faudrait -des preuves. S’il en existait, sois sûr que ma défiance -première les aurait aperçues.</p> - -<p>Quant à la retraite, je t’ai dit comment les choses -se sont passées. Je n’ai subi ni enjôlement ni emballement. -Je suis simplement revenu, par raison et par -conviction réfléchie, à la foi de mon enfance et aux -obligations de mon baptême. En d’autres termes, je -suis rentré dans le devoir intégral — et je m’en trouve -fort bien. Jamais je n’ai été plus gai, plus heureux de -vivre, de travailler et d’obéir. Mes journées passent -avec une rapidité qui n’a de comparable que celle de -mes nuits ; je n’ai plus le loisir de broyer du noir, ni -d’entreprendre des voyages dans la lune. Je me sens dans -le réel et dans le bien, et je ne désire rien au delà pour -le moment.</p> - -<p>Après cela, mon cher, je ne t’en veux pas de me -faire sentir le contre-coup de tes préjugés : il y a trop -peu de temps que je les partageais encore. Seulement, -entre nous deux, il existe à présent une grave -différence. J’ai le droit de dire comme César, avec une -variante : « <i>Je suis venu, j’ai vu et j’ai <em>été vaincu</em>.</i> » -Toi, tu n’as pas vu.</p> - -<p>Je ne prétends pas faire le procès de l’éducation -morale qu’on reçoit, que j’ai reçue au lycée de Z. -Mais, puisque tu en entreprends l’apologie, parlons-en -un peu, <i>sans complaisance ni animosité</i>, comme dit -le profond Tacite — un brave homme qui a toute mon -estime.</p> - -<p>En dehors de quelques phrases pompeusement -banales, que nous applaudissions à grands coups de -talon aux distributions de prix (on y applaudit tout, -parce que c’est la fin), as-tu souvent constaté chez -nos communs éducateurs la préoccupation de faire de -nous, je ne dis pas des chrétiens — on n’y songeait -guère — mais des hommes de bien ? Le proviseur s’inquiétait -surtout de sauvegarder la réputation du -<i>bahut</i> contre nos révélations indiscrètes et contre les -plaintes de nos familles, écho des nôtres, sur la soupe. -Parmi nos professeurs, les moins mauvais étaient -protestants ou juifs ; les autres, pour la plupart, -francs-maçons ou athées. Peut-être, en cherchant bien -dans la pénombre des emplois modestes, aurait-on -découvert un ou deux honnêtes cléricaux, dont la -grande préoccupation allait à ne pas être connus pour -tels. Je n’en sais qu’un, M. P***, auquel son talent -hors ligne a fait pardonner ses convictions catholiques -franchement affichées : mais, dès qu’on a pu se passer -de lui, il est parti. Quant aux malheureux pions, ils -nous donnaient généralement l’exemple du plus parfait -débraillé, et nous connaissions les <i>rigolades</i> qu’ils se -payaient en ville.</p> - -<p>Il est vrai qu’on nous faisait marcher au son du -tambour et au pas, comme à la caserne. Cet agréable -exercice, poussé avec persévérance et conviction pendant -huit ou dix ans, suffit-il pour apprendre à marcher -droit plus tard dans le chemin de la vie ? On avait -l’air de le croire ; mais il m’est venu là-dessus des -doutes sérieux.</p> - -<p>Tu me diras que, si quelque chose manquait encore -à notre vertu, on nous fournissait l’occasion d’y suppléer -entre nous par le <i>frottement mutuel</i> : car, ainsi -que du choc des idées jaillit la vérité, ainsi du contact -des passions doit jaillir la moralité. Belle théorie, -que nous acceptions de confiance, sans y rien comprendre : -que nous importait en pratique ? Par le fait, -c’est une <i>blague</i>. L’expérience m’a, hélas ! appris que -certaines passions, et non les meilleures, au lieu de -se détruire au frottement, se combinent et s’ajoutent : -ce qui s’ensuit, tu le sais comme moi.</p> - -<p>Ici l’on a, je crois, la prétention de faire, aussi bien -qu’ailleurs, des savants ; mais il n’est pas besoin d’y -avoir passé huit jours pour s’apercevoir qu’avant tout -on veut former, comme on disait au grand siècle, des -<i>honnêtes gens</i>. La loi du respect, si peu connue où tu -es, et le sens chrétien du devoir, dont la notion même -n’est pas admise au lycée, dominent tout dans ce -collège et donnent au système d’éducation une puissance -moralisatrice à laquelle un esprit droit ne saurait -longtemps résister.</p> - -<p>Je me flatte peut-être en me décernant une place -parmi ces esprits-là : le fait est que je ne résiste plus -et n’en ai même nulle envie. En ce moment, mon ami, -je ressemble à un de ces appartements longtemps -fermés, sombres et froids, dont les fenêtres viennent -de s’ouvrir toutes grandes au soleil levant : le flot de -lumière entre, éclaire tout, réchauffe tout, assainit -tout, et, en même temps, l’âcre odeur des recoins -poussiéreux ou moisis se fond insensiblement dans la -délicieuse fraîcheur des parfums printaniers.</p> - -<p>Si je continuais, je ferais des vers — dont tu te -moquerais. Tu n’es qu’un profane !</p> - -<p>Et cependant il pleut. C’est même à cette circonstance -fâcheuse que tu dois cette longue missive : la -promenade n’étant pas possible, nous avons <i>étude -libre</i>, c’est-à-dire que chacun fait ce qu’il veut, en -silence, à son pupitre. Cela me prive du plaisir de -causer durant deux ou trois heures de marche avec -Jean ; mais je me suis bien dédommagé avec toi.</p> - -<p>Ne sois pas jaloux : il y a dans mon cœur place pour -deux.</p> - -<p class="ind">Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c10" title="15. Les élèves">15. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">24 novembre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>Des <i>moules</i> ? Assurément elles ne font pas défaut -parmi mes condisciples actuels. Il y en a même deux -espèces. L’une, je l’ai déjà rencontrée ailleurs, ce sont -les <i>grosses moules</i>, qui ont pour caractéristique et -pour excuse la bêtise native. Ce n’est pas leur faute -s’ils sont bêtes, et, du moment qu’ils le sont, il leur -est difficile de ne pas le laisser paraître quelquefois, -malgré tous leurs efforts, en vertu de l’impitoyable -dicton lorrain :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2"><i>Quand on est veau, c’est pour un an ;</i></div> -<div class="verse i2"><i>Quand on est bête, c’est pour longtemps.</i></div> -</div> - -<p>Ceux que je vois sont forts en chair, hauts en couleur, -avec des yeux ronds qui s’étonnent de tout, avec -des jambes et des bras balourds qu’ils ne savent où -fourrer. Ils sont incapables d’éviter le moindre casse-cou -et de parer le plus innocent des horions. Pas méchants, -sauf quand ils se mettent en colère contre -un de leurs semblables ; car alors ce sont des -moutons enragés, c’est-à-dire ce qu’il y a de pire au monde -et de plus amusant à regarder. Mais généralement ils -ont bon caractère : ce sont des nullités qui ne demandent -pas mieux que de passer inaperçues et qui, de fait, -ne comptent pas dans une division — si ce n’est, hélas ! -à table… Comme ils ne gênent personne, on ne les -taquine pas, et leur éducation se poursuit sans encombre, -s’achèvera sans bruit et se couronnera vraisemblablement -par un bon petit mariage chrétien. Ils seront -d’excellents pères de famille, maires de leur commune, -et de très fermes soutiens de la bonne cause. C’est ce -qu’on nous dit pour nous empêcher parfois de leur -<i>former le caractère</i> en les houspillant.</p> - -<p>La seconde espèce se voit plus rarement au lycée : -ce sont les <i>petites moules</i>, les moules fines, gentilles, -délicates, anges ou demoiselles, qu’on a peur de casser -en les heurtant et qui ont peur elles-mêmes de se -fêler en remuant trop vivement. Enfants de bonnes -familles plus ou moins aristocratiques, élevés doucement, -tendrement, par des femmes, chétifs de santé, -habitués dès l’enfance à toutes les attentions et à tous -les ménagements. Timides et gauches, ils se réfugient -volontiers dans le règlement, parce qu’il les protège, -et s’accrochent instinctivement aux soutanes des surveillants -par ressouvenir des jupes maternelles. Ce sont -les <i>innocents</i> de la division : on ne les qualifie pas -plus durement, parce qu’ils tiennent assez souvent -la tête des classes et que les élèves gardent toujours -le respect de la supériorité intellectuelle. Mais en récréation, -où l’intelligence compte beaucoup moins que les -aptitudes physiques, malheur aux <i>innocents</i> qui se font -tirer l’oreille pour prendre part au jeu, ou qui, par -maladresse, font perdre leur camp ! On se charge alors, -par charité pure, de leur administrer <i lang="la" xml:lang="la">verbo et opere</i> -une trempe fraternelle qui, à la longue, ne peut manquer -de produire sur leur tempérament un effet salutaire : -car avec des gens intelligents il y a toujours -de la ressource. Les surveillants regardent faire, du -coin de l’œil, et n’interviennent qu’au moment où le -dégourdissage menace de tourner en abus de la force.</p> - -<p>Les <i>petites moules</i>, dans leur timidité maladive, -sont du moins simples, modestes, bons enfants en -général : je les préfère cent fois à l’exécrable engeance -des <i>poseurs</i> avec leur taille toujours cambrée et leur -cou d’oie emprisonné à l’anglaise dans un immense -carcan de gélatine, suant la pommade et la morgue par -tous les pores de leur précieuse personne. Ils sont, -Dieu merci ! peu nombreux et n’ont pas même assez -d’esprit pour voir combien ils sont ridicules. Je me -rappelle avoir lu quelque part qu’on cesserait d’être -bête, si l’on pouvait arriver à croire qu’on l’est. Ces -<i>poseurs</i> n’en sont pas encore là : ils se tiennent pour -des gens de valeur, parce qu’ils se croient des gens -<i>comme il faut</i>, et ils écrasent de leur pitié les pauvres -mortels qui se piquent, non pas d’être à la mode du -jour, mais de préparer sérieusement leur avenir, et -qui, dans cet avenir, voient autre chose que des courses, -des chasses ou des parties de plaisir. Les pauvres sots ! -On la leur rend avec usure, leur pitié… Mais ça ne les -changera pas.</p> - -<p>Quelques-uns pourtant ne manquent pas de moyens : -ceux-là constituent, dans le genre <i>poseur</i>, l’espèce -des <i>pédants</i>. Il y a ici un rhétoricien qui en est le type -achevé. Parce qu’il a trois poils au menton, il joue -l’oracle perpétuel : il a tout vu, tout lu. Du haut de ses -quatre pieds six pouces, il juge souverainement les -hommes et les œuvres, surtout les plus modernes, -qu’il connaît à fond pour en avoir entendu parler -pendant les vacances. Il a un oncle qui est académicien — de -province, mais en attendant mieux — et -dès lors on conçoit que le neveu ne peut pas être un -esprit ordinaire. Il semble bien l’entendre ainsi : que -faire à cela ? Notre professeur, qui le connaît bien, ne -manque pas les occasions de le rappeler à la modestie -et au bon sens : le petit bonhomme baisse son nez -retroussé, puis, l’orage fini, le redresse plus impertinent -que jamais. Est-ce de l’orgueil ? Je croirais plutôt -que c’est une manie, provenant d’un culte exagéré -pour le grand homme son oncle. Nous l’avons baptisé -lui-même <i>le grand homme</i> : il fait semblant d’en être -flatté, mais ça le vexe, et, ce qui vaut mieux, ça l’oblige -quelquefois à se taire.</p> - -<p>Si tu es un peu surpris de tous ces méchants portraits, -je te dirai que nous étudions en ce moment La Bruyère, -pour lequel je m’avoue un petit faible. Et, comme -mes vieilles habitudes de caricaturiste se trouvent -contrariées par le règlement des Jésuites, je me rattrape -comme je puis, sous le beau prétexte d’amour de -l’art.</p> - -<p>C’est peut-être mal.</p> - -<p>Quoi qu’il en soit, après avoir lu ce qui précède, je -t’entends crier vertueusement au scandale : « Quoi ! -Chez les bons Pères, on admet ces défauts-là ? On tolère -des petites et des grosses <i>moules</i>, des <i>poseurs</i> et des -<i>pédants</i> ? Cela renverse toutes les idées courantes sur -la réputation éducatrice des Jésuites. »</p> - -<p>C’est exactement ce que, dans mon indignation de -néophyte, j’ai objecté à mon sage ami Jean. Il m’a -répondu : « Mon gros (c’est sa façon de m’appeler, -quand il va me dire des choses aimables), ça me fait -de la peine de te voir si borné. Trouve donc moyen -de rallonger un peu ton nez pour reculer tes horizons.</p> - -<p>— Merci.</p> - -<p>— Il n’y a pas de quoi. Mais, dis-moi, quand tu es entré ici, -étais-tu parfait ?</p> - -<p>— Dame ! non. Je ne le suis même pas encore.</p> - -<p>— Ah ! <i lang="la" xml:lang="la">Habemus confitentem reum.</i> Et pourquoi t’y -a-t-on amené ?</p> - -<p>— Maison de correction.</p> - -<p>— Et si, après ton entrée, voyant que tu n’étais -point parfait, on t’avait, pour te corriger, fourré sommairement -à la porte ?</p> - -<p>— Tu n’aurais pas en ce moment le plaisir délicat -de me faire poser.</p> - -<p>— Soyons sérieux. Aurait-on bien fait ?</p> - -<p>— On aurait eu grand tort, parce que je ne me -serais jamais consolé de perdre tes salutaires leçons, -soutenues par de si admirables exemples.</p> - -<p>— Vil flatteur ! Ça remonte bien plus haut que moi. -Il faut remercier tes maîtres et les miens, dont l’indulgence -t’a fait crédit du temps nécessaire à ton amélioration -et dont le dévouement patient, vigilant, inconfusible, -travaille sans relâche, sans même que tu -t’en aperçoives, à achever en toi l’œuvre commencée -par ta bonne volonté avec l’aide de Dieu. Comprends-tu ?</p> - -<p>— Jean, l’un de nous deux est une bête… et ce -n’est pas toi ! Voici ma patte. Merci. »</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c11" title="16. Les supérieurs">16. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">5 décembre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Ce que tu réclames de mon prétendu talent d’observation -est un vrai travail ! Tu ne songes pas que mes -lettres sont le meilleur de mon repos, mais à condition -que ma plume ait <i>la bride sur le cou</i>, comme celle -de la marquise (sans comparaison). Si tu veux m’obliger -à prendre le petit pas et la route pavée, je préférerais -faire du grec, qui, sous la baguette magique de mon -professeur, commence à perdre pour moi son horrifique -laideur de langue morte. Sais-tu que Démosthène -est un fier lutteur et Homère un bonhomme incomparable, -et qu’on gagne à les connaître tous deux ?</p> - -<p>Mais, puisque tu y tiens, je vais essayer de te décrire -le mécanisme de ma jésuitière, pour autant que -je l’ai vu fonctionner depuis près de trois mois.</p> - -<p><i lang="la" xml:lang="la">Ab Jove principium.</i> Le Jupiter, ici, ce n’est pas -le P. Recteur, du moins pour les élèves. Il représente -pour eux presque une divinité cachée, quelque chose -comme l’antique Destin, qui se contente de régler -souverainement la marche des choses, mais n’exécute -pas lui-même ses arrêts. C’est le P. Préfet qui tonne -et qui rayonne, qui fait la pluie et le beau temps, qui -puise dans les deux tonneaux olympiens et distribue -avec équité le sucre des récompenses et le poivre sec -des châtiments. Le P. Recteur se réserve seulement -le droit de grâce et les faveurs plus insignes ; il préside -les <i>séances</i> solennelles à la <i>grande salle</i>, attache -les croix d’honneur sur la poitrine des premiers de -classe, chaque semaine, et donne quelquefois, toujours -trop rarement, des congés supplémentaires.</p> - -<p>Essentiellement bon prince, il s’en faut pourtant -que ce soit un roi fainéant. Il voit tout, par ses yeux -ou par ceux d’autrui ; il sait tout (par son petit doigt, -dit-on aux gosses), jusqu’à stupéfier quelquefois tel -coupable qui se croyait profondément ignoré. Bref, -sans presque paraître, on sent qu’il est l’âme partout -présente du collège. Ses décisions sont d’ailleurs sans -appel. Quand le P. Préfet ou le F. Portier vous ont -répondu que le P. Recteur <i>n’est pas d’avis</i>, tout est -dit. J’aime cela, parce qu’on sait à quoi s’en tenir.</p> - -<p>Pour en revenir au P. Préfet, il est, contrairement -au P. Recteur, l’homme qu’on voit partout. Pas un -mouvement d’ensemble ne se fait sans qu’il y préside -ou en surveille l’exécution : cela garantit l’ordre général. -Mais, de plus, il entre dans les mille détails de la vie -journalière, réglant les heures des classes et des leçons -d’agrément, les jeux et les bains de pieds, la hauteur -des cols de chemise et la couleur des cravates, les arrêts -et les retenues. Il est vrai que pour la partie matérielle -il se fait aider par le P. Sous-Préfet, mais il garde -toute la responsabilité. C’est sa griffe qui, imprimée -sur le billet jaune qu’on appelle <i lang="la" xml:lang="la">admittatur</i>, constitue -le mot de passe pour obtenir un mouchoir du F. Linger -ou une tisane du F. Infirmier, pour être admis en -classe sans devoir ou sans leçon le lendemain d’une -migraine, pour faire le moindre pas en dehors de sa -division. Sans ce précieux papier, on est sûr de rencontrer, -juste au coin où on ne l’attendait pas, un -impitoyable surveillant général, vulgairement <i>rôdeur</i>, -qui vous renvoie d’où vous venez, avec une tartine -de pensum ou d’arrêts.</p> - -<p>D’après cela, tu vas penser que le P. Préfet inspire -aux élèves le sentiment que certain ogre inspirait au -petit Poucet et à ses frères ? Pour les <i>cancres</i>, c’est -possible ; pour les <i>sages</i>, non. Car il y a chez lui deux -hommes absolument différents : l’homme public, qui -est souvent obligé de faire figure de bois pour le maintien -de la discipline, et l’homme privé, qui, dans l’intimité -de sa cellule, peut laisser agir et parler son -cœur. J’en ai fait récemment l’expérience. Un des professeurs -d’<i>accessoires</i> s’étant plaint que j’avais l’air -de ne pas le respecter, le P. Préfet me fit comparaître. -Je lui avouai qu’en effet le ton doctoral de ce monsieur -et sa manie de friser perpétuellement ses moustaches -(c’est un laïc) me donnaient parfois sur les nerfs : de là, -quelques sourires mal cachés par moi et quelques -paroles qui pouvaient sentir l’impatience. J’en fus -quitte pour une semonce paternelle et pour la promesse -de surveiller un peu mieux mes nerfs.</p> - -<p>Un règlement affiché au parloir avertit les parents -que, pour savoir à quoi s’en tenir sur la conduite et -les progrès de leur fils, ils doivent s’adresser au P. Recteur -ou au P. Préfet. Cela paraît sage ; car eux seuls -tiennent en main tous les éléments d’une juste appréciation : -notes et compositions, éloges et plaintes des -maîtres, explications bonnes ou mauvaises des élèves. -L’opinion qu’ils se font ainsi de chacun d’entre nous -a de sérieuses chances d’être vraie et complète, surtout -chez le P. Recteur, qui contrôle et juge en dernière -instance.</p> - -<p>Cette suprême garantie de justice, à laquelle chacun -est toujours libre de faire appel, est parfaitement -appréciée des élèves, et, grâce à elle, la personne sacro-sainte -du P. Recteur jouit d’un respect universel. Il -vient tout de suite après le bon Dieu, peut-être même -avant chez certains : car le bon Dieu est loin, tandis -que le P. Recteur est là tout près — et a le bras joliment -long !</p> - -<p>La suite au prochain temps libre. Tu ne dis pas -merci ?</p> - -<p>Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c12" title="17. Les surveillants et les professeurs">17. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">14 décembre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>Hier jeudi, par exception, on nous a donné promenade, -parce qu’il pleuvait les jours précédents : on -avait oublié que c’est le jour de congé du lycée, ou -peut-être n’avait-on pu faire autrement. Comme les -belles routes de ce pays se réduisent à un fort petit -nombre, il y a eu des rencontres.</p> - -<p>D’abord, une division de <i>gosses</i>, futurs premiers -communiants sans doute, avec un bon petit air d’innocence -encore intacte. Les premiers rangs ont gentiment -ôté leur képi devant le P. Surveillant qui nous -conduisait ; les suivants ont fait de même et le <i>pion</i> -aussi. Nous avons tous rendu le salut. C’était touchant -de fraternité et j’ai eu un petit éclair de fierté pour -mes anciens condisciples. J’en ai été vite puni.</p> - -<p>A trois cents pas plus loin, nous croisons une division -de grands comme nous. Aucun ne salua le Père. -On passa les uns à côté des autres, en se regardant au -blanc des yeux, sans rien se dire. Mais à peine les -lycéens eurent-ils dépassé notre dernier rang, où marchait -le second surveillant, qu’ils se retournèrent et -lancèrent un formidable <i>couac</i>, puis un second, sans -que leur pion en prît le moindre souci. C’était grand, -n’est-ce pas, et brave !</p> - -<p>Plusieurs des nôtres, tout frémissants de colère, -crièrent au P. Surveillant : « Mon Père, faut-il cogner ? » -J’ai compris qu’il répondait : « Vous leur feriez trop -d’honneur. » J’ai trouvé que ce dédain était mérité. -On obéit, non sans effort, et l’on se contenta de dauber -sur la bonne éducation des <i>potaches</i>.</p> - -<p>Si le Père avait permis de cogner, ma foi ! j’aurais -cogné comme tout le monde. Je n’ai jamais insulté un -prêtre : c’est lâche et bête. Je dois même avouer que -j’aurais eu un plaisir tout spécial à faire au pion, de -son chapeau, un collier.</p> - -<p>L’aventure n’a point fait de tort à nos surveillants, -déjà très respectés et très populaires. Ces deux adjectifs, -qui ont un peu l’air de jurer ensemble, expriment -pourtant la vérité rigoureuse. Cela tient à cette même -fermeté, tempérée de bonté, dont je t’ai parlé l’autre -jour. Elle n’est pas le partage exclusif de tel de nos -maîtres : c’est, avec des nuances, leur caractère commun -et la base évidente de tout leur système d’éducation. -Jean me dit que leur sévérité sur la discipline vient -de saint Ignace leur fondateur, qui a été soldat, et -de leurs habitudes de régularité monastique. Quant à -la bonté qui s’y mêle, il n’y a point à en chercher la -source ailleurs que dans leur cœur de prêtre et dans -leur fervent et constant désir de nous rendre meilleurs. -Nous sommes la raison même de leur vocation — leur -<i>croix</i> et leur <i>joie</i>, disait l’un d’eux — et pour résumer -tout, mon cher, on sent qu’ils nous aiment.</p> - -<p>Ici, pas la moindre trace de ce formalisme officiel -qui se traduit au lycée, dans toutes les grandes circonstances, -tristes ou joyeuses, par la froide appellation -de <i>jeunes élèves</i> ! L’effet, je t’assure, est tout autre, -quand, après une de ces proclamations de notes qui -se font en public, devant maîtres, élèves et parents, -au jour de la sortie générale du mois, le P. Recteur -commence son allocution par ces simples mots : « <i>Mes -chers enfants !</i> » Il n’est pas besoin d’effort pour sentir -du premier coup que c’est le père de famille qui va -parler, et que toutes ses paroles, éloges, blâmes, conseils, -lui seront dictées par l’affection. Aussi elles vont droit -aux cœurs, dont elles remuent les meilleures fibres.</p> - -<p>Tu devines maintenant que la maxime de l’âne de -la Fontaine :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2"><i>Notre ennemi, c’est notre maître,</i></div> -</div> - -<p class="noindent">n’a pas grand cours ici et n’y trouve guère d’applications. -L’affection appelle l’affection et la bonté engendre -le bon esprit. Il existe naturellement des degrés -dans la sympathie des élèves pour leurs différents -maîtres ; à côté des pères, il y a des oncles ou de simples -cousins : mais avec tous, jeunes et vieux, on est à son -aise. On ne songe pas à éviter leur rencontre : c’est au -contraire une bonne fortune d’en <i>accrocher</i> un par -hasard dans un corridor et d’en recevoir un mot aimable. -Je dormirais mal, si le soir, en passant devant mon -surveillant de dortoir, je ne pouvais lui dire un : <i>Bonsoir, -mon Père</i>, et s’il ne me répondait : <i>Bonsoir, mon fils.</i> Il -y a deux jours, n’étant pas content de ma tenue en -allant au réfectoire, il m’a appelé Ker tout court : -j’en ai perdu l’appétit au dîner — et pourtant c’était -jour de frites !… Mais sais-tu seulement ce que c’est -que nos frites ? Est-ce qu’on songe à vous donner des -frites au lycée ? Il y faudrait pour le moins un ou deux -décrets ministériels. Tu n’as rien vu, mon cher, et -rien mangé de bon !</p> - -<p>Il faut dire que notre premier surveillant est la -meilleure pâte d’homme qu’on puisse rêver : gros, -rond, franc, tout d’une pièce, aimant à rire, sauf quand -il s’agit du réglement et des convenances. Aussi n’a-t-il -qu’à lever le doigt pour être compris et obéi. Il est -prêtre, confesseur très couru de la division voisine, -prédicateur très apprécié des élèves et musicien remarquable.</p> - -<p>Son collègue est beaucoup plus jeune, notre aîné -de quelques années, vif, ardent, un pétard toujours -prêt à partir, bon et beau joueur, souple et nerveux : -à la tête d’une partie de barres ou de drapeau, il est -d’une crânerie superbe avec sa soutane et ses manches -retroussées, ses poings en arrêt, son œil fulgurant. -Il faut voir comme il enlève son monde à l’assaut -d’une position ennemie ! C’est un délire de bravoure, -qui, derrière lui, précipite la moitié de la division, -et l’autre moitié est vaincue d’avance, à moins d’une -lutte absolument désespérée. Nous avons failli déjà -le porter en triomphe.</p> - -<p>Il s’ingénie de mille manières à varier nos petits -plaisirs en cour, en promenade. A la dernière sortie, -les élèves dont les parents n’avaient pu venir (j’en -étais) sont partis avec lui dès le matin pour une excursion -dans la montagne. Musique militaire, composée -d’un clairon et de plusieurs mirlitons ; pique-nique -près d’une source limpide ; chants et joyeux devis -jusqu’à la nuit tombante. L’un de nous s’étant un peu -blessé, le surveillant le soigna avec une sollicitude -de maman-gâteau. Comment veux-tu qu’on ne s’attache -pas du fond de l’âme à des hommes qui identifient -ainsi leur vie avec la nôtre ? Et quand ensuite, l’heure -venue, le surveillant donne son coup de sonnette qui -rappelle au devoir sérieux, ou quand il vous demande, -au nom de la règle, un de ces mille petits efforts qui -constituent la vie d’écolier, comment veux-tu qu’on -le refuse ? Ce serait de l’ingratitude. Pour ma part, -lorsqu’il est mon adversaire à la balle au camp, je -<i>cale</i> dessus sans scrupule et sans ménagement : c’est -le jeu, la bonne guerre. Mais, si j’avais le malheur -de lui causer en n’importe quoi la moindre peine, je -n’attendrais pas une minute pour lui demander mon -pardon.</p> - -<p>Voilà pour les surveillants. Avec les professeurs -nos relations sont encore plus faciles et plus agréables, -du moins quand on appartient, comme je m’en -flatte, à la catégorie des travailleurs sérieux. Les surveillants, -chargés d’assurer l’ordre et la discipline en -récréation, au réfectoire, au dortoir, partout, du matin -jusqu’au soir, et du soir jusqu’au matin, ont une -tâche complexe et souvent, quoi qu’ils fassent, ingrate : -l’homme extérieur échappe plus facilement à -l’influence de l’autorité qui veut le former ou le réformer. -Le professeur s’adresse à l’intelligence : il a ainsi, -avec le rôle brillant, une prise bien autrement puissante -sur tout l’homme. L’homme, c’est son style : -quand un élève est obligé, tous les jours, pendant un -an ou davantage, de livrer par écrit le fond et la forme -de sa pensée sur tous les sujets imaginables, il se livre -lui-même, avec son fort et son faible. Se sent-on faible, -on s’accroche au professeur comme le naufragé à -l’unique planche de salut, et alors s’établissent tout -naturellement des rapports de secourable condescendance, -d’une part, et de reconnaissante confiance, -de l’autre.</p> - -<p>Cela ne doit pas être gai tous les jours, pour le professeur, -si l’on en juge par les efforts inouïs d’ingénieuse -patience que nous le voyons dépenser, souvent -en pure perte, pour faire entrer des choses rudimentaires -dans quelque cerveau rebelle ; car ici, mon -ami, on s’occupe de tout le monde, des premiers et des -derniers, selon la seule bonne volonté de chacun. C’est -donc bien le moins, quand on a la chance de compter -parmi les <i>forts</i>, de dédommager quelque peu le pauvre -professeur par une tenue et une application sans -reproche : nous tâchons de le faire.</p> - -<p>Il nous le rend dans ces charmantes réunions académiques, -où il convoque régulièrement l’élite de la -classe pour quelque travail supplémentaire, pour une -lecture intéressante, une causerie littéraire, et qui se -terminent quelquefois — voudras-tu le croire ? — par -l’épuisement… d’une boîte de dragées, offerte au -Père en souvenir du baptême d’un de nos petits frères -et qu’il nous offre à son tour. Tu conçois bien que ce -n’est pas la dragée qui fait plaisir : c’est de la croquer -en famille.</p> - -<p>Après cela, tu es libre de m’appeler fanatique. Mais -là, entre nous deux, s’il prenait envie demain à mon -brave papa de me renvoyer au lycée de Z…, ὦ πόποι! -Quelle culbute je ferais ! Celle du petit Vulcain, qui -tomba de l’Olympe pendant neuf -jours de suite, ne serait rien en comparaison.</p> - -<p>Pardonne mon impertinente franchise.</p> - -<p>Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c13" title="18. Le P. Spirituel : faute et réparation">18. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">22 décembre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Il vient de m’arriver une histoire désagréable qui -aurait pu avoir un dénouement tragique. Je veux te la -conter, pour pénitence.</p> - -<p>J’ai un faible que tu connais : sans rime ni raison, -je fais encore quelquefois des vers. Ce serait une manie -bien innocente, vu la qualité de mes produits, si je -bornais ma verve soi-disant poétique à des sujets -inoffensifs, cantiques, pastorales, ou épopée. Mais, -quelque diable sans doute me poussant, il se trouve -que mes préférences décidées vont à la satire. Quand -je vois certaines gens qui font certaines choses, j’enrage -et j’ai envie de mordre, comme un vulgaire toutou. -C’est un fort vilain défaut : vais-je m’en corriger, après -la leçon que j’ai reçue ? Je le souhaite, mais je crains -que ça ne soit dans le sang.</p> - -<p>Donc, avant-hier, le petit <i>grand homme</i> dont je t’ai -parlé posait, faisait de l’<i>épate</i>, devant quelques illustres -membres de la confrérie des <i>grosses moules</i>. Il s’agissait -de son poète favori : il est hugolâtre. Je ne -déteste pas Victor Hugo : si les poètes sont tous plus ou moins -fous, lui, c’est un fou puissant. Ainsi pense notre -professeur. Le <i>grand homme</i> de quatre pieds six -pouces admet la puissance, mais non la folie, et, au moment -où je passais, il déclamait avec un lyrisme tout à -fait convaincu la lugubre rencontre de l’âne et du crapaud -martyrisé par des gamins. Les autres béaient -d’admiration, comme des huîtres à marée montante. -Je haussai les épaules : il s’en aperçut et se mordit -les lèvres.</p> - -<p>Mais je fis mieux, c’est-à-dire plus mal. Rentré à -l’étude, j’utilisai un moment de loisir à aiguiser une -épigramme qui se terminait par ces deux vers :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Royal dindon qui fait sa roue</div> -<div class="verse i3">Devant sa cour d’oisons.</div> -</div> - -<p class="noindent">Pas bien méchants, n’est-il pas vrai ? Et puis les vers -sont des vers : on ne les prend pas à la lettre. Malheureusement -ils circulèrent ; un artiste malicieux les -aggrava, en y adaptant un air connu, et, à la récréation -suivante, quinze élèves le fredonnèrent, l’un après -l’autre, au nez de mon <i>grand homme</i>. Au quinzième, -il perdit patience, vint droit à moi, qui ne lui disais -rien, et essaya de me cracher au visage. Dame ! je -répondis du tac au tac — et sa joue claqua. Il cria : -« Lâche ! » et esquissa un coup de pied, qui ne réussit -point : seconde claque. Alors le pauvret se mit à pleurer. -Cela me calma net.</p> - -<p>Mais le mal était fait et le feu dans la ruche, je -veux dire dans la division. La majorité des élèves, par -antipathie pour l’autre, tenaient pour moi : quelques-uns, -les oisons, m’en voulaient. J’allais devenir un -brandon de discorde, l’auteur d’une guerre civile.</p> - -<p>Les deux surveillants, qui, au fond (je m’en doutais -bien), n’étaient pas trop fâchés de la leçon donnée au -royal dindon, mais qui regrettaient l’esclandre, se consultèrent ; -puis le vieux vint me dire : « Paul, je ne -veux pas apprécier votre conduite : mon devoir est -d’en référer au P. Préfet. » Je voulus me justifier : -« Non, fit-il doucement ; ce n’est pas le lieu ni -le moment : je crains que vous ne soyez pas encore assez -maître de vous pour bien voir les choses. Allez trouver -votre Père spirituel : il vous dira ce que vous devez -penser et ce que vous devez faire. On n’en parlera -qu’après au P. Préfet. »</p> - -<p>J’obéis sans difficulté. Le Père spirituel m’écouta, -comme toujours, avec attention et bienveillance. Quand -j’eus tout loyalement raconté :</p> - -<p>« Mon fils, dit-il gravement, êtes-vous fier de ce que -vous avez fait ? »</p> - -<p>J’avais grande envie de répondre que oui : je ne sais -pourquoi je n’en eus pas le courage. Le Père continua :</p> - -<p>« Qui de vous deux était le plus fort ? »</p> - -<p>Voyant venir le coup, je pris la tangente :</p> - -<p>« Pouvais-je me laisser cracher à la figure sans -châtier ce bout d’homme rageur ?</p> - -<p>— Peut-être que non. Mais à qui la faute, si le bout -d’homme rageait ? A sa place, ridiculisé et chansonné -publiquement, auriez-vous gardé votre sang-froid ? »</p> - -<p>Je répondis par un signe de tête négatif.</p> - -<p>« Eh bien, mon fils, de quel droit demandez-vous à -d’autres un effort dont vous ne vous sentez pas vous-même -capable ?… Cet enfant a eu tort de vous insulter -comme il l’a fait ; mais, évidemment, il ne se possédait -pas — et il avait été provoqué. » Le Père insista : -« Il avait été provoqué. »</p> - -<p>Je comprenais trop bien ce qu’il voulait dire et ne -pouvais nier qu’il eût raison : sans mon épigramme, -rien ne serait arrivé. Je baissai la tête et attendis mon -arrêt. Il reprit :</p> - -<p>« Vous êtes venu pour savoir mon avis ?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Et vous voulez que je vous le dise franchement ?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Eh bien, vous devez à votre condisciple et à -toute la division une réparation. »</p> - -<p>Et comme je me révoltais :</p> - -<p>« Mon fils, je ne vous l’impose pas, je n’en ai pas le -droit ; mais je l’attends de votre loyauté de cœur et de -votre bon sens. Et pour avoir le courage de demander -pardon aux hommes, venez d’abord demander votre -pardon à Dieu. »</p> - -<p>Ce disant, il m’attira doucement à son prie-Dieu, -s’agenouilla à côté de moi devant son pauvre Christ de -cuivre et prononça d’une voix où tremblait un peu -d’émotion : <i>Seigneur, pardonnez-nous nos offenses, -comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.</i> » -Je te laisse à deviner ce qui suivit.</p> - -<p>Le même jour, après la classe du soir, pendant que -la division silencieuse entrait dans la cour sur deux -rangs, je sortis de ma place et m’avançant vers ma victime, -je dis très haut :</p> - -<p>« N…, je te fais mes excuses pour les ennuis que je -t’ai causés ; je les regrette et te prie, devant tous nos -camarades, de me pardonner. »</p> - -<p>Il prit la main que je lui tendais et la serra avec une -vivacité qui me donna bonne opinion de son cœur : -« Merci », dit-il, et un peu plus bas il ajouta : « Pardonne-moi -aussi. »</p> - -<p>Sur ce dernier mot, que je n’attendais pas, tout ce -que j’avais contre lui s’envola ; je l’embrassai franchement, -la division applaudit et nous célébrâmes -tous ensemble la fin de la guerre civile par une partie -de ballon trois fois plus joyeuse que toutes les précédentes.</p> - -<p>Le P. Préfet, averti par le Père spirituel, n’eut pas -le temps d’intervenir, et, je crois, n’en eut pas de regret : -nulle mesure disciplinaire ne pouvait produire un effet -aussi rapide et aussi complet. Je me rends fort bien -compte que, dans la circonstance, personne autre que -mon directeur de conscience n’eût obtenu de mon -amour-propre un acte de réparation : devant une sommation -officielle, j’aurais cassé, mais non plié.</p> - -<p>Tu vois à quoi sert, en dehors même du confessionnal, -un Père spirituel. Il est le tampon qui amortit -ou prévient les gros accidents, comme dans mon cas ; -il est, en tout temps, le médiateur naturel entre les -faiblesses du jeune âge et les rigueurs du Code pénal -écolier. Les professeurs et surveillants sont des pères, -sans doute, mais aussi des maîtres : gants de velours, -mains de fer. Lui n’est que père : il n’a que du velours.</p> - -<p>Et pourtant — je t’en reparlerai peut-être — ce -velours a quelquefois d’assez rudes passes : il le faut, -quand on veut être loyal avec soi-même. J’ai dans -mon directeur une confiance absolue : il me connaît -de fond en comble. Il a été convenu entre nous que je -ne lui cacherais rien et qu’il ne me passerait rien : car -je veux me faire un caractère, et, sans lui, je n’y arriverais -jamais.</p> - -<p>Toi, mon bon, qui est-ce qui te rabroue, te relève -et te soutient ? Je sais que tu ne hantes pas beaucoup -l’aumônier : tu serais mal vu — et un aumônier pour -trois ou quatre cents élèves n’a pas le temps de s’occuper -beaucoup de chacun. Je te plains ; car je t’assure -que c’est bon, par moment, d’avoir son déversoir. -Adieu, Louis.</p> - -<p class="ind">Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c14" title="19. Visite de papa">19. <i>De ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">4 janvier.</p> - - -<p class="ind">Mon petit frère chéri,</p> - -<p>Je ne veux pas attendre à demain pour te dire, -sous le secret de la confession, que papa est revenu -ce soir enchanté de toi et de tout ce qu’il a vu et entendu -au collège. Quand maman lui a demandé comment -il t’avait trouvé, il a répondu : « Pas reconnaissable. -C’est maintenant un garçon rangé, parfaitement -rangé, et intelligent. Je n’aurais pas cru ! »</p> - -<p>Tu juges si maman était contente. Pour allonger -son plaisir et le mien, elle a fait parler papa, qui de -sa vie ne s’est montré aussi communicatif :</p> - -<p>« Est-ce qu’il n’a plus ses petits airs mauvais, vous -savez, quand on le contrariait un peu ?</p> - -<p>— Rien, plus rien. J’ai essayé deux fois, dans le -courant de la sortie, de le taquiner : il n’a pas bronché. -Les Jésuites l’ont dompté.</p> - -<p>— Il avait peut-être peur de vous ?</p> - -<p>— Lui ? Jamais il n’a été aussi affectueux. Il m’a -raconté toutes ses petites affaires : il cause très bien. -Je l’ai laissé commander notre dîner à l’hôtel : il s’est -rappelé tous les plats que j’aime. Et ce qu’il y a de -plus fort… Tu sais quelle moue désagréable il nous -grimaçait, quand nous avions ici de la tête de veau, -dont je raffole et où il ne touchait jamais ? Eh bien, il -m’en a fait servir et il en a mangé, tout comme moi, -sans l’ombre d’un dégoût. Tout le temps, d’ailleurs, il -a été pour moi aux petits soins.</p> - -<p>— En quoi faisant ? » demandai-je.</p> - -<p>— « Par exemple, pour leur comédie, il s’est ingénié -à me trouver la meilleure place, une première, d’où -je n’ai perdu ni un mot ni un geste.</p> - -<p>— Oh ! » hasardai-je avec intention, « il a fait ça -par coquetterie, pour être vu dans son rôle ! »</p> - -<p>Cela me valut un regard… Brrr !</p> - -<p>— « Tu ne seras jamais qu’une petite sotte. Va le -dire à tes Ursulines ! »</p> - -<p>Tu te rappelles qu’après ce gros mot-là, il est toujours -prudent pour moi de ne pas pousser plus loin -mes plaisanteries. Maman se hâta d’intervenir :</p> - -<p>« A-t-il bien joué ?</p> - -<p>— Je ne devrais pas le dire… Ces jeunes gens, ma -foi ! ont un jeu fort naturel, agréable, distingué ; mais -il m’a semblé que Paul les dépassait tous, sauf peut-être -un seul, Jean X…</p> - -<p>— Ils ne font qu’un, » dis-je.</p> - -<p>— « En tout cas, ils font une belle paire d’acteurs, -mon fils dans le rôle du valet Scapin, Jean dans celui -de M. Géronte.</p> - -<p>— Vous avez fait connaissance avec ce Jean X…?</p> - -<p>— Paul me l’a présenté comme son ami et son -mentor : c’est un jeune homme parfait et je souhaite -que mon fils lui ressemble. Il paraît que c’est le coq -de la division des grands élèves, <i>préfet</i> de je ne sais plus -quel département.</p> - -<p>— Du département de la Congrégation ?</p> - -<p>— Possible. A ce titre, je l’ai entendu débiter au P. -Recteur, au nom de tout le collège, un compliment -de bonne année fort bien tourné et plein de beaux -sentiments. Ces messieurs ont l’air de s’entendre à -développer le cœur des jeunes gens.</p> - -<p>— Comme les Ursulines.</p> - -<p>— Avec une petite différence que le P. Recteur, -dans sa réponse, a nettement accentuée : « Vous dites, -mes enfants, que vous nous aimez, que vous aimez -vos parents, et je vous crois, parce que vous avez le -cœur <i>bon</i>. Cela suffit-il ? Pour des femmes peut-être… » -Vous entendez, mademoiselle ?… « Pour des hommes, -non. Il faut que vous ayez le cœur <i>fort</i> et que votre -amour, dépassant le domaine du pur sentiment, s’affirme -par l’énergie des actes. » Et il leur a déduit les applications -pratiques. Cela m’a fixé sur la manière dont -ces messieurs comprennent l’éducation.</p> - -<p>— Y avait-il des dames dans l’auditoire ?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Elles n’ont pas dû être flattées de la différence.</p> - -<p>— Oh ! Tu penses bien que ce P. Recteur n’est pas -Jésuite pour rien et qu’il a trouvé moyen de dire, par -manière de parenthèse, que beaucoup de femmes ont -des cœurs d’homme. Et celles qui étaient là n’auront -pas manqué de se caser du côté le plus flatteur pour elles.</p> - -<p>— Alors, vous avez eu du plaisir ?</p> - -<p>— Un peu, surtout lorsque… » Ici, un petit chat -dans la gorge.</p> - -<p>— « Racontez-nous donc ça, papa. »</p> - -<p>Quand le petit chat eut passé : « Eh bien, le matin -de la comédie, j’ai assisté à la proclamation solennelle qui -termine le trimestre. Les parents sont invités. Il -m’avait fait mettre à côté de son professeur, qui est -un homme fort aimable. Ces messieurs sont tous très -aimables et gens de bonne compagnie. Le Révérend -Père m’expliquait les choses, à mesure qu’elles se déroulaient. -On proclama d’abord les places obtenues dans -chacun des cours : composition de la semaine, -travail de la quinzaine (cela s’appelle la <i>diligence</i>), -excellence du mois. Le premier vient se présenter au -P. Recteur, qui lui attache sur la poitrine une croix -d’or ou d’argent et lui donne l’accolade. Le second -n’a qu’un ruban, dont la couleur varie avec chaque -branche — et celui-là, on le reçoit de la main de quelque -professeur. Paul a été décoré de la croix de composition -en discours français par le P. Recteur, et -grâce à mon aimable voisin le professeur de rhétorique, -qui m’a cédé son droit, c’est papa qui a eu -l’honneur exceptionnel de fleurir son fils des deux rubans -de diligence et d’excellence.</p> - -<p>— Sans émotion aucune ? » demanda maman.</p> - -<p>— « Je ne dis pas cela.</p> - -<p>— Oh ! Papa a le cœur <i>fort</i>, comme tous les hommes. -Moi, simple fille, je ne me serais pas gênée pour y aller -d’une petite larme au coin de l’œil. C’est bien permis !</p> - -<p>— Petite perfide !… Eh bien, oui… Mais c’était la -première fois.</p> - -<p>— Espérons que ce ne sera pas la dernière. Et après ?</p> - -<p>— Après, sont venus les témoignages de bonne -tenue et d’application, les <i>bien</i>, les <i>très bien</i>, les <i>parfaitement -bien</i>, et j’ai encore eu la faveur de remettre -à Paul… Devine quoi, Jeanne.</p> - -<p>— Oh ! un <i>bien</i>, tout au plus.</p> - -<p>— Ce serait encore trop pour toi… Un <i>parfaitement -bien</i>, qui est dans ma valise et que je veux faire encadrer.</p> - -<p>— Nous irons prier devant, n’est-ce pas, chaque soir, -en pèlerinage ?</p> - -<p>— A propos de prière », interjeta maman, « ne -l’avez-vous pas trouvé trop… jésuite ?</p> - -<p>— Que veux-tu dire ?</p> - -<p>— Eh bien, trop… pieux ?</p> - -<p>— Trop, non ; assez, oui. Il m’a mené voir la chapelle.</p> - -<p>— Ah !</p> - -<p>— J’ai admiré les lustres et les vitraux.</p> - -<p>— Et lui, qu’a-t-il fait ?</p> - -<p>— Lui ? Il m’a offert de l’eau bénite, en entrant, puis -s’est mis à genoux, la tête dans ses mains… Je ne sais -ce qu’il faisait.</p> - -<p>— Il priait pour quelqu’un… qui ne prie pas beaucoup », -fis-je. Papa me regarda ; mais moi je regardais -Minet, qui faisait des ronrons sur mes genoux. Il se -tira d’embarras en disant avec énergie :</p> - -<p>— « Allons dîner : ce voyage m’a creusé l’estomac… -Mais je n’aurais pas cru !… Ces messieurs ont vraiment -le tour de main. »</p> - -<p>Je te conte tout cela, mon petit frère, au long et au -large, parce que cela m’intéresse énormément et que -tu ne seras sans doute pas fâché toi-même de savoir -au juste l’impression de papa. Il est gagné, sûrement, -et tu verras que tout finira bien.</p> - -<p>Après dîner, l’oncle Barnabé est venu. Quand papa -lui eut refait son récit avec le même enthousiasme, le -brave homme eut le malheur de dire : « Les Jésuites -sont des enjôleurs : c’est reconnu. » — « Il est reconnu, -répliqua papa de son petit ton des jours maigres, -qu’en fait d’éducation, tu n’as jamais eu le sens commun -et que tu n’as pas su empêcher ton Ernest de devenir -un crétin de première force, malgré les trois lycées où -tu l’as mis successivement ». Le pauvre oncle Barnabé -n’a pas demandé son reste.</p> - -<p>Ton ami Louis a été fort ennuyé de ne pas te trouver -ici et m’a chargé de te faire savoir que les Jésuites, qui -ne donnent pas de vacances pour le nouvel an<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, sont -des esprits chagrins. C’était aussi l’idée de papa, avant -la visite qu’il t’a faite. Il n’en a plus parlé, ce soir ; -je vois bien pourquoi : si tu avais eu des vacances, -il ne t’aurait ni applaudi ni décoré ! Maman et moi, -qui n’avons pas eu les mêmes bonheurs, nous penchons -à dire comme Louis. Je t’en demande pardon pour tes -maîtres, que j’estime tout de même, puisqu’ils te font -du bien. Ils doivent avoir des raisons. Mais je prendrai -ma revanche aux jours gras.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Ils n’en donnaient pas à la date de ces lettres. Depuis, -il paraît qu’on leur a forcé la main.</p> -</div> -<p>Je t’embrasse un peu, beaucoup, passionnément.</p> - -<p class="sign">Ta sœur <span class="sc">Jeanne</span>.</p> - -<hr /> - - -<p>Papa nous a fidèlement rapporté la recette de ton -Frère cuisinier pour le gâteau de macaroni. Nous -l’étudions, maman et moi, avec la vieille Fanchon, -en vue des prochaines vacances. Ça ne paraît pas bien -extraordinaire, quoi que tu en dises merveille.</p> - - - - -<h3 id="c15" title="20. Les Rois Mages">20. <i>A mon père.</i></h3> - -<p class="date">10 janvier.</p> - - -<p class="ind">Mon cher papa,</p> - -<p>Avez-vous fait bon voyage ? N’avez-vous pas pris de -rhume en route ? Je vous reste bien reconnaissant -d’avoir bravé l’hiver pour venir de si loin procurer à -votre fils quelques bonnes heures — je n’ose pas dire -de vie de famille, puisque maman et Jeanne y manquaient — mais -de tête à tête et de cœur à cœur filial. -Le beau temps est parti avec vous : je l’ai senti le lendemain. -Autrefois, je n’aurais pas supporté le vide poignant -que laisse après elle une visite comme la vôtre ; -aujourd’hui, j’accepte tout, parce que c’est le devoir.</p> - -<p>Mais que n’avez-vous pu prolonger votre séjour à -H. jusqu’à mon avènement au trône !</p> - -<p>— « Quel trône ? »</p> - -<p>Dame ! j’y suis monté si inopinément et j’en suis -descendu si vite que j’ai eu à peine le temps de m’apercevoir -qu’il avait des pieds et des bras dorés et qu’on -y est fortement secoué par les porteurs. Quant à mon -royaume, je ne l’ai jamais vu et n’en sais même pas -le nom : c’était très loin, du côté de l’Orient, patrie -des Rois Mages. Voici comment, sans le savoir, vous -êtes devenu l’illustre père d’un illustre potentat.</p> - -<p>Au dîner de l’Épiphanie, chaque table a tiré son -roi : le dixième et dernier morceau de brioche, qui -me revenait comme chef de ma section, contenait la -fève enviée. Il n’y a pas eu de triche : j’avais fait les -parts avec une précision géométrique et surveillé -rigoureusement la distribution. Je pris pour reine un -garçon qui me déteste et que je n’aime guère, pour -figurer les ménages qui ne ressemblent pas au vôtre. -Je bus, on but, on cria : <i>Vive le roi !</i> et <i>Vive la reine !</i> -Puis, les trente monarques furent convoqués autour -d’une autre brioche, immense, mystérieusement recouverte -d’une serviette, sous laquelle, tour à tour, -nos mains tremblantes et fiévreuses plongèrent. Un -génie bienfaisant guida la mienne : je ramenai la fève -des fèves et je fus le roi des rois.</p> - -<p>Les roitelets évincés absorbèrent avec résignation -un nouveau petit verre en l’honneur de Sa Majesté -Ker I<sup>er</sup>. Après quoi, on me mit au front un diadème, -tout flamboyant de pierres précieuses et de papier -d’or ; sur les épaules un manteau de pourpre qui, -jusque-là, couvrait prosaïquement un lit de dortoir ; -dans la dextre, un sceptre, redoutable aux méchants, -clément aux bons. Puis, on apporta mon trône -à brancards ; j’y pris place avec la solennité convenable ; -quatre vigoureux gaillards, costumés à la dernière mode -du moyen âge, m’enlevèrent comme une plume, et -précédé d’un long cortège d’hommes d’armes et de -pages, qui blancs, qui noirs, qui bronzés, guidé par -l’étoile de Jacob au sommet d’une bonne perche, traînant -à ma suite mes trente vassaux princiers, fièrement -drapé dans ma grandeur, le poing gauche sur la -hanche, l’œil haut, je parus sur le grand perron. Mon -nom avait déjà circulé avec la rapidité d’une traînée -de poudre ; je fus acclamé comme aurait pu l’être -Charlemagne, Napoléon ou tout autre.</p> - -<p>Pour ne pas me laisser griser par cette gloire subite : -« Sire, me disais-je tout bas, prenez garde ! Le peuple -est comme l’Océan, mobile et perfide : méfiez-vous -de sa faveur et soyez <i>maître de vous comme de l’univers</i> ! » -Ainsi affermi dans l’humilité, je pus savourer à mon -aise le plaisir de voguer au-dessus de la houle de mes -sujets empressés. On me fit faire le long tour des préaux, -des jardins et des corridors, entre deux haies de curieux -et de curieuses (car toute la ville y était), dont -je recueillais les hommages avec une aimable condescendance.</p> - -<p>Tout à coup, les vivats cessèrent et je me trouvai -en face du Père Recteur, qu’entourait tout le corps -professoral. Je faillis saluer, par habitude, mais me -rappelai à temps que le gros personnage ici, pour le -quart d’heure, c’était moi. Je m’inclinai simplement, -de l’air protecteur qui convenait à ma dignité.</p> - -<p>Par dignité encore, je jugeai bon de me taire. Mon -grand vizir Joannès-Pacha, que vous connaissez bien, -parla pour moi. Il apprit au Père Recteur que j’arrivais -en droite ligne des pays où le soleil se lève, à -seule fin de lui témoigner ma haute faveur, avec mon -estime pour ses éclatantes vertus et ma satisfaction -de le voir à la tête d’un jeune peuple si bien discipliné, -si intelligent, si parfait. En souvenir de ma visite, -je sollicitais de sa bonté paternelle pour eux un congé -extraordinaire.</p> - -<p>Le Père Recteur, tout confus de l’honneur que lui -faisait un si grand prince, offrit à Ma Majesté ses plus -humbles actions de grâces et se déclara charmé de -pouvoir m’être agréable en accordant ce que je souhaitais. -Je le remerciai d’un sourire bienveillant de -mes augustes lèvres, tandis que le peuple donnait carrière -à un enthousiasme délirant pour son royal bienfaiteur.</p> - -<p>Un quart d’heure après, dépouillé de ma couronne, -de mon manteau et de mon sceptre, je rentrais dans -ma plus simple expression, et feu Joannès-Pacha me -disait avec mélancolie :</p> - -<p>« Hein ! mon gros sultan de carton, c’est dommage -que ça s’arrête là ! A nous deux, nous ferions peut-être -le bonheur d’une grande nation.</p> - -<p>— Pourquoi pas ?… Mais ce brancard sur ces quatre -chameaux du désert a failli me donner le mal de mer ! -Non, j’en ai assez de la royauté. »</p> - -<p>Le profit le plus clair de ma splendeur d’un jour, -ç’a été une bonne demi-journée de patinage dans les -fossés de la citadelle, mis gracieusement à la disposition -du collège par le commandant de place, qui a son -fils en Humanités. Pour glace un miroir, devant nous -un espace magnifique, point de faiseurs d’embarras, -et, comme bouquet, une conférence pratique, sur le -terrain même, par le P. L…, auteur estimé d’un <i>Art -de patiner</i> et patineur sans rival. Aussi, on s’en est -donné à cœur joie. Mais les jambes au retour ! Aïe !… -Des morceaux de bois rhumatisés !</p> - -<p>Le lendemain, reprise générale des affaires sérieuses. -En rhéto, où l’on n’a pas l’habitude de lambiner, ç’a -été vite fait : en un instant, la machine est visitée, -graissée, chauffée, le personnel au poste, le coup de -sifflet donné et le train en route… vers les vacances -de Pâques ! Quelle charmante perspective au bout de -ce voyage !</p> - -<p>Mais, auparavant, il faudra trimer. Aux élections -d’hier pour l’Académie, mon grand vizir a été nommé -président à l’unanimité. Je lui sers de <i>vice</i> : il n’en a -pas d’autre ! Au travail ordinaire du cours, nous allons -joindre la préparation d’une séance littéraire. Y viendrez-vous ? -Je le voudrais bien, si la saison le permettait, -et, en attendant, je vous embrasse tous trois -comme si vous étiez trente-six.</p> - -<p class="sign"><span class="blk">Votre fils <span class="sc">Paul</span>,<br /> -ancien sultan, vice-président d’Académie.</span></p> - - - - -<h3 id="c16" title="21. La comédie au collège">21. <i>A Louis.</i></h3> - -<p class="date">16 janvier.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>Tu me fais dire par ma sœur que les Jésuites sont -des <i>esprits chagrins</i> ! Pour le coup, mon bon, je ne -reconnais plus ta subtilité ordinaire de jugement : car -tu t’es mis, non pas à côté, mais aux antipodes de la -vérité.</p> - -<p>Si les jésuites ne donnent pas de vacances au nouvel -an, c’est, m’a-t-on dit, parce que, dans leur système -d’études, le premier semestre est sacré : il représente -le grand effort de l’année scolaire et n’admet pas d’interruption -notable. Le programme de chaque classe -doit être parcouru une première fois tout entier avant -Pâques : alors seulement on a mérité quelques jours -de repos complet. Après Pâques, on n’a plus qu’à revoir, -à parfaire l’œuvre.</p> - -<p>Cette méthode semble avoir du bon, et, quoiqu’il -soit très doux (je le sais par expérience) de retrouver -pour un peu de temps, après ces trois premiers mois -d’absence, le nid de famille, je comprends qu’on sacrifie -ce plaisir à un intérêt plus sérieux.</p> - -<p>D’ailleurs, le sacrifice a eu ses compensations. Donner -aux élèves la clef des champs, c’est une excellente -recette pour s’épargner la peine de les amuser <i lang="la" xml:lang="la">intra -muros</i> ; mais quand on réduit les plaisirs des élèves -à <i>sortir</i>, on les habitue à ne voir dans leur collège qu’une -cage ou une prison. Les Jésuites ne traitent pas leurs -oiseaux ou leurs captifs en condamnés : ils dorent -volontiers les barreaux, les agrémentent de quelques -verdures et de fleurs, y laissent pénétrer le soleil, la -musique et les francs éclats de rires. Je constate qu’ils -se donnent presque autant de mal pour nous délasser, -à certains jours, qu’aux autres jours pour nous instruire. -Et de la sorte ils arrivent à faire, non pas seulement -supporter, mais aimer le collège. Tout y gagne : les -esprits sont plus libres, les cœurs plus ouverts, par -conséquent le travail et le bon ordre mieux garantis, -tout l’homme mieux formé.</p> - -<p>Preuve :</p> - -<p>Dans les lycées, il y a aussi des jeux qui exercent et -assouplissent le corps, des leçons d’agrément qui développent -les goûts artistiques et constituent de véritables -divertissements ; mais je n’ai pas souvenance -d’y avoir jamais vu donner par les élèves une séance -littéraire ou dramatique. La grande raison de cette -absence, je la conçois très bien depuis un mois : c’est -que la préparation, avec la bonne volonté des acteurs, -réclame une somme extraordinaire de dévouement, de -savoir-faire et d’autorité chez le professeur. Or, mon -bon, il est certain que ces qualités-là ne courent pas -les rues — ni les établissements d’instruction où les -maîtres jouissent d’un traitement pour faire leur devoir, -sans plus. Tu as compris.</p> - -<p>Je sais bien que vous êtes libres d’aller au théâtre, -parfois même avec des billets de faveur : j’y suis allé, -malheureusement. Mais qu’est-ce qu’on en rapporte -pour son perfectionnement intellectuel ou moral ? -Dans nos petites soirées dramatiques, on s’amuse peut-être -moins, on s’instruit davantage et l’âme n’y perd rien.</p> - -<p>Un théâtre de collège, évidemment, ne peut offrir -qu’un très modeste reflet des merveilles que savent -opérer sur les grandes scènes les machinistes, les costumiers -et les décorateurs ; les jeunes artistes qui -assument la charge d’intéresser un auditoire plus difficile -parfois qu’on ne pense ne songent point à se -comparer, même de fort loin, à un Coquelin ; enfin -les productions qu’ils ont à interpréter ne constituent -pas toujours des chefs-d’œuvre d’art littéraire ou dramatique, -et même quand elles sont empruntées aux -grands auteurs, d’impitoyables ciseaux leur enlèvent -plus d’un élément d’intérêt piquant ou croustillant.</p> - -<p>Mais le but n’est pas de fournir aux collégiens ou à -leurs familles un équivalent du théâtre où ils ne -vont pas. Il s’agit de leur donner, pour une circonstance -exceptionnelle, une petite fête joyeuse, honnête, -distinguée, qui puisse, selon le précepte antique, les -divertir en les instruisant.</p> - -<p>Je soupçonne les Pères de ne pas faire grand fond -sur l’efficacité de la comédie pour la réforme des défauts -de leurs élèves ; ils ont d’autres moyens plus -sûrs. Que les pièces n’aient rien d’immoral : cela peut -suffire. Si, en outre, elles sont spirituelles et bien interprétées, -elles rendront toujours deux services précieux : -aux jeunes spectateurs, celui d’affiner leur esprit ; -aux acteurs, celui de développer leur talent d’expression.</p> - -<p>Mon père t’a certainement parlé de la comédie à -laquelle il a assisté, le jour de l’an. Je garde une vive -reconnaissance au professeur qui m’a appris là, non -sans peine et fatigue, à me présenter correctement -devant le public, à dominer le <i>trac</i>, à parler au naturel — toutes -choses que j’ignorais et que je suis enchanté -de savoir un peu mieux qu’avant. Après la représentation, -mon père a bien voulu me dire que mon avenir -ne l’inquiétait plus, attendu que sûrement je gagnerais -ma vie comme avocat, député ou comédien. Député, -je veux bien ; avocat, peut-être encore, si tu ne me -fais pas une trop rude concurrence ; mais comédien, -merci ! C’est bon au collège, un jour de l’an ou de -carnaval. <i lang="la" xml:lang="la">Dulce est desipere in loco</i>, pour mieux travailler -après.</p> - -<p>La semaine prochaine, grand branle-bas pour la -préparation d’une séance solennelle, dont le sujet est -encore un mystère impénétré. Elle aura lieu le 29 janvier, -fête de saint François de Sales, ancien élève des -Jésuites et patron de toutes les Académies des classes -supérieures. Nous serons une douzaine de rhétoriciens. -Il paraît que les traditions nous obligent à faire -très bien : on s’y emploiera de son mieux. La comédie -m’a mis en appétit — quoique la future séance ait une -bien autre signification. Nous en reparlerons avant ou -après, si tu veux.</p> - -<p>Adieu.</p> - -<p>Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c17" title="22. Séance académique">22. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">30 janvier.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>Ainsi donc, <i>flafla</i> et <i>temps perdu</i> ! Voilà comme tu -as entendu qualifier les séances littéraires des Jésuites. -Tu ne dis point par qui : il serait pourtant intéressant -de savoir si c’est par des gens qui parlent d’expérience. -Ils l’ont peut-être entendu dire à d’autres qui n’en -avaient pas vu plus qu’eux !</p> - -<p>Du <i>flafla</i> ! C’est un mot d’épicier : on pourrait l’appliquer -à tout ce qui ne rapporte pas des écus ou des -sous. Mais, mon ami, tout le monde, plus ou moins, -dans les grandes circonstances, fait du <i>flafla</i> ! Les -banquets, les punchs, les cavalcades et les revues, la -musique et les lampions, et les ronflants discours des -quarante Immortels, des candidats en tournée, des -inaugurateurs de statues ou de chemins de fer, des -présidents de sociétés utiles ou inutiles, de congrès -savants ou ignorants, de comices agricoles ou de distributions -de prix quelconques : tout cela, n’est-ce -pas du <i>flafla</i> ? On le trouve bon quand même. Pourquoi ? -Parce que <i>ça chauffe l’enthousiasme</i>.</p> - -<p>Eh bien, la jeunesse est le bel âge de l’enthousiasme : -elle a besoin d’enthousiasme pour élever son âme encore -neuve au-dessus des vulgarités de la vie, jusqu’à la -région sereine des grandes pensées, des saintes causes -et des nobles ambitions. Si dans ces ardeurs juvéniles -un peu d’illusion vient se mêler, où est le mal ? Les beaux -rêves ne font pas toujours tort à la réalité : je viens -d’en avoir la preuve personnelle.</p> - -<p>Quand on s’est appliqué pendant trois semaines à -entrer dans la peau d’un personnage intéressant, qu’on -s’en est approprié les sentiments généreux et qu’on -est arrivé enfin à les exprimer dans toute leur énergie -ou leur délicatesse, tu ne saurais croire comme on est -empoigné ! Je me suis ému pour tout de bon, dans -mon rôle, et je garde, après plusieurs jours, la très -vive impression des belles choses que j’ai dites. Les -mots mêmes reviennent parfois, tout naturellement, -dans mes conversations et mes compositions. Chose -plus étonnante encore : je m’inspire à moi-même le -respect et je ne voudrais pas faire une chose indigne -de ce que j’ai été au théâtre, un soldat loyal et chrétien.</p> - -<p>Jean, notre président, a été superbe -dans le rôle du gouverneur de province : à certains -moments, il a enlevé toute la salle. Il était visible, -d’ailleurs, que les applaudissements ne s’adressaient -pas seulement à la perfection du jeu de l’acteur, mais -aussi et surtout à l’élévation des idées et à la noble -franchise des sentiments qu’il exprimait. D’où il faut -conclure, mon ami, qu’une académie de rhétorique -peut devenir une leçon de haute morale et un sérieux -moyen d’éducation. C’est déjà quelque chose ; mais -il y a plus, je crois.</p> - -<p>Je t’ai envoyé notre programme. Un esprit fin comme -le tien n’aura pas eu beaucoup de peine à y discerner -deux éléments, la littérature et le drame, et à comprendre -le but de l’un et de l’autre.</p> - -<p>Il paraît qu’ailleurs la partie dramatique est quelquefois -absente ou empruntée à un auteur quelconque -et sans rapport bien intime avec le sujet, qui souvent -même ne comporte pas de mise en scène : elle vient là -pour faire passer le reste. Notre professeur n’aime -pas ces séances exclusivement littéraires ou critiques : -il les appelle une concession fâcheuse à l’esprit d’érudition -germanique, qui envahit l’enseignement français, -et leur reproche d’ennuyer l’auditoire, jeune et vieux, -sans grand profit pour les orateurs.</p> - -<p>D’après lui, une séance académique doit être, dans -le sens primitif du mot, le <i>chef-d’œuvre</i>, la <i>pièce de -maîtrise</i>, où une classe, représentée par l’élite de ses -élèves, déploie tout ce qu’elle a de meilleur dans la -cervelle et dans le cœur, pour sa propre instruction, -pour l’instruction et le plaisir des autres, pour l’honneur -des <i>Bonnes Lettres</i>. Donc, avant tout, il faut un -sujet capable d’intéresser acteurs et spectateurs, assez -riche aussi pour fournir matière à tous les talents. -C’est la tâche du professeur de le découvrir, de le distribuer, -puis de coordonner, de revoir et de parfaire -le travail des élèves.</p> - -<p>On s’accorde à dire que notre séance <i>Honneur et -Patrie</i> réunissait toutes les conditions de succès. Elle -roulait sur l’un des épisodes les plus émouvants que -renferme l’histoire de notre vaillante province. Toutes -les formes que peuvent revêtir les exercices littéraires -dans un cours de rhétorique, y ont trouvé leur place -naturelle : la prose française dans le tableau historique, -dans les discours du conseil de guerre, dans la lettre -en vieux <i>françois</i>, dans le récit poétique de la bataille ; -la prose latine, d’ordinaire peu goûtée des dames et -des queues de classe, dans les portraits et dans le dialogue -nocturne ; la poésie des deux langues dans le -chant du barde, dans l’hymne triomphal et l’épilogue -à la France. Les lettrés de l’assistance ont pu être -satisfaits ; les autres, chez qui l’amour du <i>beau parler</i> -ne va pas jusqu’à la passion, n’ont pas dû être trop -mécontents : car, sauf peu d’exceptions, nos exercices -littéraires n’étaient pas lus, mais parlés, et formaient -autant d’épisodes naturels entre les trois actes déclamés -que comportait l’action.</p> - -<p>Le plan général et les principaux détails de cette -séance avaient été préalablement discutés en conseil -académique. Les trois plus gros bonnets (j’ai la toque -de vice-président) furent invités à fournir, d’après un -canevas donné par le professeur, chacun un acte, travaillé -à fond : il s’en inspira comme il put et comme -il voulut pour la rédaction définitive. Nous eûmes le -plaisir d’y retrouver nos idées sous une forme sensiblement -perfectionnée, parfois toute nouvelle, et la -comparaison avec notre ébauche nous profita. Les -devoirs littéraires sont davantage notre œuvre personnelle, -quoique plus d’une fois remaniée sur les -indications du maître.</p> - -<p>En somme, durant ces trois semaines, le travail de -la composition et celui de la déclamation nous ont fait -remuer bon nombre d’idées que nous ne perdrons plus, -et cette gymnastique de l’esprit nous a donné à tous -un nouvel entrain pour l’étude. La contagion s’est étendue -à toute la classe, fière des compliments que lui a -valus son académie, et a gagné les classes de littérature -voisines, désireuses de nous imiter ou de nous -surpasser. Preuve que nous n’avons pas perdu notre -temps.</p> - -<p>Tu me demandes à ce propos, non sans malice, je -crois, ce que devenait la rhéto, pendant que le professeur -avec sa tête de classe préparait cette belle -académie. Mais rien n’est plus simple, mon ami : le -professeur continuait à faire sa rhéto, et les élèves -aussi, tous sans exception. Jamais, en classe, il n’a -été question de la séance. Le professeur travaillait -double, les académiciens travaillaient double : il a -probablement pris un certain nombre d’heures sur le -repos de ses nuits, nous en avons pris quelques-unes -sur nos récréations et nos congés. Voilà tout le secret : -propose-le à ton professeur et dis-moi des nouvelles -de l’accueil qu’il y fera !</p> - -<p>Non, vois-tu, mon ami Louis — il faut que je te -l’avoue — je finirai par devenir féroce pour l’<i lang="la" xml:lang="la">Alma -Mater</i>. Ce ne sera pas la faute des Jésuites ; car depuis -que je suis à leur école, je n’ai jamais entendu de leur -bouche un mot injurieux à l’adresse de cette Université -qui les déteste. Et c’est leur faute pourtant, d’une autre -manière : car entre leurs procédés d’instruction ou -d’éducation et les siens, je découvre tous les jours -des contrastes plus violents, qui irritent mon regret de -les avoir connus si tard.</p> - -<p>Que veux-tu ? Je suis franc.</p> - -<p>Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul.</span></p> - - - - -<h3 id="c18" title="23. Les auteurs classiques : lecture et prélection">23. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">12 février.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>Merci pour tes multiples compliments : je transmettrai -à Jean la part qui lui en revient et je suis sûr -qu’il t’en sera reconnaissant. Quel bon type et quel -brave cœur ! Je voudrais bien qu’il fût ton ami aussi.</p> - -<p>Maintenant je m’empresse de répondre compendieusement -aux deux aimables questions, par lesquelles -tu me prouves ta sollicitude pour mon avenir -et pour mon présent. L’avenir, c’est le baccalauréat ; -le présent, c’est l’ennui. Procédons par ordre.</p> - - -<p class="ugap">1<sup>o</sup> Tu veux savoir si je ne crains pas que tous ces -exercices « extra-classiques » m’empêchent de conquérir -à la fin de l’année le parchemin officiel ?</p> - -<p>Ta préoccupation, mon ami,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i>Part d’un bon naturel : mais quitte ce souci.</i></div> -</div> - -<p>Je suis tellement sûr de me doubler, dans six mois, -de cette bienheureuse peau d’âne que… je n’y pense -même pas. Dès le premier jour de classe, notre professeur -nous a dit : « Mes amis, vos parents tiennent -à ce que vous soyez bacheliers ; vous y tenez également, -moi de même. Mais, écoutez bien ceci : la meilleure -manière, la plus sûre et la plus courte, de préparer -son baccalauréat, c’est de ne pas y songer et de -songer beaucoup à faire une bonne rhétorique. C’est -à moi, selon la direction des supérieurs, de régler votre -travail et mon enseignement de façon à concilier tous -vos intérêts. Je l’ai fait pour vos devanciers, qui n’ont -pas eu à s’en plaindre : je le ferai pour vous. Mais -je vous défends formellement à tous, tant que vous êtes, -de jamais prononcer devant moi le mot de baccalauréat, -pas plus que je ne le prononcerai devant vous, -d’ici à Pâques. »</p> - -<p>Il a tenu parole et nous aussi. Nous faisons du latin -et du grec à loisir et à plaisir ; de la littérature ancienne -et moderne, de l’histoire et de la géographie, avec -intérêt ; de l’allemand, sans trop rechigner ; des sciences, -autant qu’il faut ; tout cela d’après un plan parfaitement -ordonné et ponctuellement suivi, sans fatigue -et sans inquiétude, sûrs d’arriver, comme si nous voyagions -dans un de ces trains d’Angleterre, qui partent, -s’arrêtent, repartent, sans un instant de retard et sans -un cri. Notre conducteur veille : cela nous suffit, et -cette absence de préoccupation favorise bien autrement -le bon travail que la sotte fièvre dont on se laisse parfois -tourmenter, sans autre profit que des pertes de temps.</p> - -<p>Mais, pour te rassurer plus complètement, je dois -ajouter que notre professeur a fait ses preuves. L’an -dernier, tous ses élèves, moins un, ont été reçus au -baccalauréat — et ils avaient fait des thèmes grecs et -des vers latins jusqu’à l’avant-veille des examens !</p> - - -<p class="ugap">2<sup>o</sup> Tu désires savoir combien de fois par semaine je -m’ennuie en classe ?</p> - -<p>Le compte est facile : je ne m’ennuie jamais. Il y a -des matières qui me plaisent moins que d’autres : à -celles-là je m’intéresse par devoir. Mais l’étude des -auteurs classiques, qui <i>t’assomme</i>, est précisément ce -que je préfère à tout le reste. Il est vrai qu’elle ne se -réduit pas, comme trop souvent chez vous, à une -sèche traduction faite par l’élève, maintes fois préparée -à l’aide d’un corrigé juxtalinéaire, agrémentée de -quelques rares explications du professeur et se traînant -ainsi au milieu de l’indifférence générale jusqu’au -moment où l’heure sonne. Cela fait songer au -macaroni des mendiants napolitains. Tu ne sais pas ? -La marchande tire délicatement de sa marmite un de -ces succulents petits tuyaux et en met l’extrémité -dans la bouche du client, avec défense aux mains -d’intervenir ; le client avale, avale à même, les yeux -fermés. Quand il en a pour ses deux sous, la bonne -femme coupe au ras des lèvres ; le suivant rattrape le -bout disponible, et le macaroni continue à se développer -uniformément.</p> - -<p>Nous avons plus de variété. Le professeur nous -explique ou nous fait expliquer par nous, en traduction -courante, les auteurs secondaires, historiens et petits -poètes : c’est la <i>lecture</i>. Aux grands classiques, orateurs -et poètes, qui offrent l’application plus parfaite des -règles qu’on étudie en rhétorique, on réserve l’honneur -de la <i>prélection</i>. Tu vas saisir par un exemple.</p> - -<p>Le programme de rhétorique comprend, pour le -premier trimestre, les principes généraux de l’art oratoire -et les règles du discours ; pour le second trimestre, -les genres d’éloquence. Concurremment avec -la théorie, nous étudions la pratique dans Cicéron, -Démosthène et Bossuet. Voici comment notre professeur -applique la méthode au plaidoyer <i lang="la" xml:lang="la">pro Milone</i>, que tu -connais bien.</p> - -<p>Il ne commence point par perdre son temps à nous -débiter une savante dissertation sur ce chef d’œuvre -qui… que… dont… Qu’est-ce que nous en retiendrions -à ce moment ? Il vaut bien mieux nous faire assister au -procès.</p> - -<p>Il ouvre donc son livre et nous lit avec intelligence -(ce n’est pas rien !) la première page de l’<i>exorde</i>. -Qui est l’orateur ? Qui est le prévenu ? Qui sont les juges ? -Où se passe la scène et avec quel appareil ? Dans quel -état d’esprit sont les assistants ? La réponse à ces -diverses questions fournit déjà une somme considérable -de notions utiles sur l’histoire et les institutions -romaines, en même temps qu’elle pique la curiosité. -Que va dire Cicéron — non pas le vrai Cicéron, dont -la peur valut à son client le plaisir d’aller manger de -si bon poisson à Marseille — mais le Cicéron de cabinet, -en pleine possession de son sang-froid et de son talent ?</p> - -<p>Le professeur attaque alors le texte, phrase par -phrase, et le fouille à fond, au point de vue du sens -et de la valeur de l’expression. Puis il y montre, sous -le trouble apparent des idées et l’embarras voulu de -la structure, un art profond pour tourner en faveur de -la cause tout ce qui semble contre elle et pour faire -partager aux juges intimidés l’assurance qu’affecte -l’orateur. Tu vois qu’il ne s’agit plus d’une traduction -plus ou moins littérale ou d’une simple étude de langue : -l’auteur devient le modèle, et la prélection vient à l’appui -des principes oratoires. Quant à la sauvegarde nécessaire -du principe moral, le professeur aura soin de noter -comme il convient les entorses que l’avocat de Milon -donne à la vérité des faits.</p> - -<p>Une seconde et peut-être une troisième et une quatrième -prélection semblables seront consacrées à étudier -le reste de l’exorde. Ce ne sera pas trop : car il -est l’œuf d’où sortira tout le discours, et il fournira -matière à bien d’autres observations intéressantes.</p> - -<p>De la <i>réfutation</i> qui suit l’exorde, on extraira un -beau modèle de discussion oratoire, à propos du droit -de légitime défense en cas d’agression.</p> - -<p>La <i>narration</i> de la rencontre de Milon avec Clodius, -y compris les antécédents et les suites, amènera -une foule de détails sur les mœurs politiques et autres -des Romains et mettra de nouveau en lumière l’habileté -consommée de ce roi des avocats sans scrupule.</p> - -<p>Dans le <i>corps du discours</i>, on choisira quelques -modèles d’argumentation et de développement oratoire, -auxquels on joindra les endroits les plus pathétiques -de la <i>péroraison</i>, et ainsi l’on aura sur l’auteur -et sur son œuvre des idées claires, complètes, solides, -qu’on pourra désormais formuler en connaissance de -cause.</p> - -<p>Mais comment retenir une pareille quantité de notions -en tout genre ? — On y a pourvu, mon ami. -D’abord, il n’est pas défendu de prendre des notes, au -moins pour les questions plus difficiles. Puis, après -chaque prélection, quelques élèves sont interrogés -sur les choses principales qu’ils viennent d’entendre. -Le lendemain, avant la prélection du jour, la précédente -est répétée tout entière, rapidement, mais à -fond, souvent avec addition de nouvelles remarques. -Enfin, chaque samedi, il y a revue générale de tout -ce qui a été expliqué ainsi pendant la semaine. Il faut -bien que l’essentiel finisse par vous rester.</p> - -<p>Parallèlement au chef-d’œuvre de l’orateur romain, -nous étudions le modèle de l’éloquence grecque, cet -immortel discours de la <i>Couronne</i>, moins régulier et -moins châtié que la <i>Milonienne</i>, mais la dominant, -à mon humble avis, de toute la distance qui sépare la -raison de la phrase, l’émotion naturelle de la passion -savante, le torrent impétueux du fleuve canalisé, et, -somme toute, le génie du talent. Les deux orateurs -déploient dans la bataille une habileté merveilleuse ; -mais on sent que Démosthène défend son honneur et -la patrie, tandis que Cicéron a plutôt l’air de lutter -pour un parti politique et pour sa clientèle. Quand le -grave consulaire, pour épouvanter les juges, fait sortir -des enfers l’ombre de Clodius, on sourit, et cet artifice -quelque peu puéril diminue ensuite l’effet grandiose -de l’auguste Jupiter qui, du haut des montagnes latines, -ouvre enfin les yeux pour voir et punir les crimes -du tribun révolutionnaire. Mais lorsque, pour se justifier -d’avoir organisé contre l’envahisseur Philippe une -résistance impossible et voulu, au défaut de la victoire, -sauver du moins l’honneur de la patrie, Démosthène -en appelle solennellement aux héros tombés à Marathon, -que l’assurance de mourir n’a pas empêchés de faire -leur devoir de soldat, je dois avouer qu’il me donne la -chair de poule, comme si je voyais passer dans un -éclair la charge de Reichshoffen. — « Ah ! les braves -gens ! » s’écriait Guillaume ; moi aussi j’ai l’envie de -dire : « Ah ! l’éloquent patriote ! »</p> - -<p>De Marathon à Rocroi et à « cette redoutable infanterie -de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons -serrés ressemblaient » à ce que tu sais, il n’y a pas loin. -Notre professeur ne nous sature pas non plus de belles -critiques générales sur Bossuet : il le lit avec nous en -classe, nous le fait saisir sur le vif et nous promène à -loisir dans les mystères de ses hauteurs et de ses profondeurs.</p> - -<p>Nous ne sortons pas de ces splendeurs intellectuelles, -quand ensuite nous entrons dans l’étude du <i>Cid</i>, des -<i>Horaces</i>, de <i>Polyeucte</i> : Corneille et Bossuet sont de -la même famille de grands esprits. Après Corneille -vient l’émouvant et séduisant Racine, qui fait mieux -comprendre et parfois admirer à ses propres dépens ses -modèles grecs, Euripide et Sophocle.</p> - -<p>Ne ris pas, mon ami, de cet enthousiasme un peu -nouveau chez moi pour les Grecs ! Depuis que je les -entends expliquer par un homme qui les connaît et -qui, à travers leurs formes encore ingrates pour des -élèves, nous fait apprécier cet art à la fois simple et -profond qui cherche le beau, non pas dans les effets -d’à côté, mais dans la pure expression de la nature -idéalisée, comme Phidias dans ses marbres immortels, -je suis tenté de mésestime pour les Latins. Mais je ne -veux pas être injuste envers eux : ils ont bien profité -des Grecs. Virgile se lit après Homère, avec le même -plaisir que Racine après les tragiques athéniens. Néanmoins -je comprends qu’après avoir lu Virgile une fois, -on relise trois fois le bon Homère.</p> - -<p>Il y a pourtant un Latin qui me plaît, et beaucoup : -mais c’est encore parce qu’il a éminemment l’esprit -grec et (passe-moi l’énormité de l’anachronisme) l’esprit -français. C’est ce païen d’Horace : non point assurément -dans ses gaillardises, mais dans les nobles envolées -de ses odes patriotiques ou morales, dans les -gracieuses ou touchantes échappées de son imagination -de poète et de son brave cœur d’ami, dans ces épîtres -et ces satires où le bon sens le plus naturel fait assaut -avec la plus franche gaîté, mélange de sel attique et -de sel gaulois. Je ne sais pas, mon cher, combien tu -admires Nicolas Despréaux : il versifie avec une correction -que ne devait guère dépasser sa perruque -Louis XIV, et je trouve même qu’il accommode fort -proprement les reliefs d’Horace ; mais quand je voudrai -faire bien dîner mon esprit, c’est à la table d’Horace -que je le mènerai, avec l’espoir secret d’y rencontrer -La Fontaine et Molière, ses deux cousins du grand -siècle : la fête alors sera complète.</p> - -<p>Je ne me doutais pas autrefois de cette parenté si -étroite qui relie nos classiques les plus véritablement -français à l’antiquité grecque et latine ; je répétais sottement -avec mes camarades :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i>Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ?</i></div> -</div> - -<p>Je blasphémais ce que j’ignorais. Mais j’en suis revenu -depuis six mois, et à présent, ignorant un peu -moins, j’apprécie mieux et j’admire sincèrement.</p> - -<p>Je ne t’ai parlé que des grands classiques : nous ne -négligeons pas ceux du second rang. Ils servent à -reposer l’esprit, durant les derniers quarts d’heure -d’une classe déjà bien remplie. Mais, même pour ceux-là, -on ne prend pas le macaroni <i>à la défilade</i> : on choisit -le meilleur. Le professeur a d’ailleurs soin de maintenir -toujours, par des résumés ou des lectures courantes, -les liaisons et les vues d’ensemble.</p> - -<p>Et comme il met en cela et dans le reste autant de -science et d’esprit que d’entrain, tu comprendras que la -classe devienne pour nous un véritable plaisir, un régal -intellectuel, et qu’on désire, par ce commerce intime -avec les grands écrivains, arriver avec le temps à se -façonner sur eux, à les imiter sans les copier, à devenir -soi-même quelqu’un : ce qui est le but final des -études — et le plus court chemin pour conquérir un -baccalauréat honorable.</p> - -<p>Si tu trouves cette lettre trop technique, tant pis -pour toi ! Tu l’as voulu. D’ailleurs, ma moustache -commence à rivaliser de sérieux avec la tienne : c’est -dire que j’acquiers le droit de parler gravement de -choses graves.</p> - -<p>Bien à toi,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c19" title="24. Les jours gras : loterie et visite aux Petites-Sœurs">24. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">22 février.</p> - - -<p class="ind">Ma petite sœur grande,</p> - -<p>Que c’est vilain à toi d’être tombée malade au moment -précis où je t’attendais ! L’as-tu fait exprès ? Si -je le savais, je… je garderais le lot que tu as gagné et -par-dessus le marché celui de maman, qui, au lieu de -venir s’amuser ici avec toi et moi, a préféré faire son -carnaval auprès de ton lit, en compagnie sans doute -de plusieurs pots de tisane. Comme ça devait être gai -pour toutes deux ! Vous n’avez pas de remords ? Il y -aurait de quoi, pourtant, car notre carnaval a fort bien -réussi. Pour ton châtiment, je vais t’en faire venir -l’eau à la bouche. Écoute un peu.</p> - -<p>Le premier jour, grandissime représentation d’une -comédie de Labiche, <i>les Gobe-mouches</i>. Il ne faudrait -pas demander à tes Ursulines de chercher ce titre -dans leur répertoire de l’Opéra-Comique ou du Théâtre -des Variétés : car, d’abord, elles ne savent peut-être -pas ce que c’est qu’un répertoire de théâtre, et puis -ce titre n’y est pas. La pièce est de Labiche tout de -même, un peu rarrangée, avec suppression de la trop -aimable moitié du genre humain à laquelle tu appartiens. -Je t’en fais mes excuses ; mais il paraît que ces -dames ne se présentent pas convenablement !… Elle -a été interprétée par les Anciens Élèves, dont cinq ou -six jeunes de vingt à vingt-cinq ans et deux déjà pères de -famille, tous acteurs émérites depuis leur temps de rhétorique. -Pièce et jeu fort spirituels, quelquefois absolument -pouffants. Si tu avais été là, tu serais repartie -bossue, à force de rire — et j’étais condamné à n’avoir -plus tard qu’un bossu pour beau-frère ! Tu as donc -bien fait de rester à Z… avec tes pots de tisane.</p> - -<p>Le lendemain, nouveau plaisir, très long, trop long -pour certaines personnes, qui sont venues employer -trois heures à espérer qu’enfin leur nom sortirait de -l’urne et à voir passer devant leur nez des lots superbes.</p> - -<p>Hélas ! je suis de ceux-là. En fait de chance aux -loteries, je n’ai jamais eu que du guignon ! Tu as un -lot, maman en a un, moi rien. Je convoitais pourtant -bien — tu ne devinerais jamais quoi, je puis te le -donner en mille — un charmant petit ânon vivant : -robe grise avec croix noire dans le dos, des yeux doux -et clairs, une paire d’oreilles à faire jaunir d’envie -notre cousin Ernest, bref, un amour d’ânon, qui représentait -la classe de sixième. Il faut savoir que chaque -classe se cotise pour fournir son lot. La rhéto a donné -la belle édition savante des Œuvres complètes de Corneille -et de Racine, un cadeau de grand prix : mais -qu’était-ce en comparaison de Brocoli ?</p> - -<p>On l’avait amené dans la salle, bien brossé, parfumé, -enrubanné. On l’invita poliment à monter les six -marches qui le séparaient de la scène : il refusa, par -modestie. On le pressa, on le poussa même un peu : -mais les honnêtes gens de son espèce, si jeunes qu’ils -soient encore, n’aiment pas qu’on violente leur liberté -de conscience. Plus ses conducteurs insistaient, plus -il résistait. On a du caractère ou on n’en a pas : Brocoli -en avait, na ! Mis ainsi par lui au pied du mur, -les âniers délibérèrent et parlaient déjà d’enlever le -rebelle à force de bras ; mais</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i>Le plus âne</i> parfois <i>n’est pas celui qu’on pense</i> :</div> -</div> - -<p class="noindent">Brocoli devina le complot et, profitant du désarroi, -soudain, d’un seul bond, il franchit les six marches et -se présenta de lui-même, libre et fier, au public. Il -eût certainement chanté sa victoire, si les applaudissements -ne l’avaient intimidé. On le rattrapa et on le -contraignit d’écouter immobile une chanson dont -l’air ne lui plut pas : il n’y répondit pas un mot. Il fut -néanmoins tiré au sort et échut (admire l’intelligence -du hasard !) à un de nos professeurs de musique. Tu -devines comme les deux confrères furent applaudis. -Mais il faut croire que le pauvre Brocoli avait eu peur -de tomber plus mal : car il redescendit l’escalier sans -faire de cabriole et sortit les oreilles droites.</p> - -<p>A notre grande joie, il n’est pas tout à fait perdu -pour nous. Aussitôt après la loterie, nous nous sommes -concertés pour le racheter à l’heureux gagnant : on le -mettra au vert à la campagne du collège, où il partagera -nos ébats, les jours de congé, jusqu’à ce qu’il soit -assez fort pour traîner la carriole des Petites-Sœurs -qui viennent chercher les restes de nos repas. Ce sera -pour lui une position sociale très honorable et il pourra -y gagner tout doucement sa part de… j’allais dire de -paradis : mais ce n’est tout de même qu’un baudet ! -L’herbe fraîche lui suffira.</p> - -<p>Maman a gagné un christ en ivoire, très expressif, -monté sur branches d’olivier naturel, un des lots que -j’ai vu le plus apprécier durant l’exposition au parloir -(j’ai eu l’honneur de compter parmi les <i>collecteurs</i>). -Je l’avais désiré pour elle. Il me console de n’avoir pas -eu Brocoli, quoique pourtant j’eusse été bien aise de -t’offrir le bourriquet en souvenir de ton petit frère !</p> - -<p>Toi, tu as gagné une caisse de mandarines : il doit y -en avoir pour ton année, à une par jour. Est-ce que -tu aimes les mandarines ? Cela m’étonnerait. C’est -fade, c’est odorant, c’est… Crois bien, au moins, que -je dis cela sans arrière-pensée égoïste.</p> - -<p>Aujourd’hui, nous avons été porter aux bons vieux -et aux bonnes vieilles de nos Petites-Sœurs leur part -du produit de la loterie. Ils nous ont fait une réception -de gala. A peine avions-nous franchi la porte cochère -que, sous la véranda en face, nous apercevons, rangés -sur un seul front, une trentaine de braves gens endimanchés -et, à quatre pas en avant, un vénérable tambour, -qui salua notre arrivée d’un roulement ému. -Quand nous fûmes plus près, il tourna par le flanc -gauche et s’engouffra dans la maison, toujours battant ; -les trente hommes, défilant derrière lui deux à deux, -au pas relatif, nous menèrent à la porte du réfectoire, -où ils firent la haie, pendant que nous entrions.</p> - -<p>Toute l’antiquité du lieu, dans ses plus beaux atours, -nous attendait, debout et souriante, pour lui servir -<i>notre</i> dîner : car c’est nous qui l’offrions.</p> - -<p>La prière faite, on s’assit. Nous nous disputâmes -les tabliers blancs et nous servîmes chaud, sans trop -de maladresses, sous la direction des bonnes Sœurs. -D’autres coupèrent le pain, la viande, versèrent à -boire. Quelques-uns durent s’occuper de remplacer -les mains qui avaient trop de peine à atteindre la -bouche sans accident. Ce fut très joyeux. Des mercis -et des compliments et des tendresses, nous en eûmes -à foison. Quelques rares grognons grognèrent bien un -peu, sur la quantité ou la qualité des services ; mais -les voisins nous disaient : « faites pas attention, monsieur ; -c’est une vieille habitude qu’il a : il est plus -bête que méchant. » Et l’on riait. A mesure que les -estomacs étaient plus satisfaits, les visages le paraissaient -aussi et, au dessert, un petit verre aidant, la -joie fut parfaite.</p> - -<p>Parfaite, non : le dessert me sembla maigre et j’en -eus du chagrin pour ces pauvres vieux et vieilles du -bon Dieu. Il manquait une caisse de mandarines. Et -je me disais : « Ah ! si ma sœur Jeanne était là avec -la sienne ! Elle n’en garderait guère pour elle : je la -connais. Quel plaisir elle se ferait de faire plaisir à ces -braves gens ! Il y en a peut-être parmi eux qui n’ont -jamais vu de mandarine et qui n’en verront jamais, -tandis qu’elle, qu’est-ce que ça peut lui faire, de manger -tous les jours une mandarine pendant un an ? Du -mal. Surtout qu’elle est déjà malade !… Et puis ce -n’est qu’un lot, un pur don du hasard : elle aurait pu -fort bien, comme moi, ne rien gagner du tout… Ah ! -si j’avais avec moi la caisse de ma bonne sœur Jeanne ! »</p> - -<p>Heureusement, par prudence, je l’avais prise avec -moi, pour le cas où tu me donnerais, sur place, la -permission tacite de la distribuer en ton nom. Et je -l’ai distribuée. Il y en avait trois cents ; ils étaient -trois cents vieux : donc trois cents bénédictions, que -je t’envoie. Ça te guérira, mignonne !</p> - -<p>Si pourtant tu tenais à être dédommagée, je m’engage -à te les rembourser en trois cents baisers, échelonnés -sur un espace de quarante ans — est-ce assez -long ? — afin qu’il t’en reste quelques-uns, quand tu -seras vieille aussi. Donne tes pauvres joues pâlies et -maigries, pour que j’y mette les deux premiers, et -compte bien.</p> - -<p>Vous, maman, guérissez-la vite. Je vous embrasse -aussi, avec papa. Ne craignez rien pour votre christ : -vous l’aurez.</p> - -<p class="sign">Votre <span class="sc">Popol</span>.</p> - - - - -<h3 id="c20" title="25. L’infirmerie">25. <i>A ma mère.</i></h3> - -<p class="date">28 février.</p> - - -<p class="ind">Chère maman,</p> - -<p><i>Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas -qu’on vous fît !</i> Parole d’Évangile. J’ai eu tort de l’oublier, -en me moquant des pots de tisane de ma petite -sœur, et le ciel m’en a châtié. C’est de l’infirmerie que -je vous écris. J’ai eu quelques jours de toux et de -fièvre, sans danger aucun. A présent, je suis en pleine -convalescence, avec des jambes qui flageolent encore -et une tête un peu plus vide qu’avant. Le cœur étant -resté intact, je cède au besoin de venir vous donner -de mes nouvelles.</p> - -<p>J’habite une jolie chambre au premier étage : parquet -ciré, bon fauteuil Voltaire (c’est peut-être tout -ce que je devrai jamais de bon à ce gredin-là, s’il en -est l’inventeur !), lit mollet, rideaux blancs, vue très -récréative sur les cours où les élèves jouent. La hauteur -et l’éloignement amortissent le bruit, mais ne -m’empêchent pas de faire sur eux derrière mes rideaux -quelques études de mœurs fort intéressantes.</p> - -<p>Pour me soigner, j’ai un frère infirmier qui vaut -trois honnêtes gens, un saint homme et une Sœur de -charité. Après m’avoir consciencieusement exténué -par la diète, les purges et la quinine, tout en m’exhortant -à la résignation chrétienne, le voilà maintenant -qui, pour me rendre des forces, me gave comme s’il -voulait convertir ma personne en une terrine de foie -gras, selon une progression savante qui aurait de quoi -alarmer tout autre estomac que le mien. Entre temps, -il me régale de ses meilleurs tours de gobelet et de -cartes. Il est très fort dans la partie. Il m’a avoué -qu’étant au 1<sup>er</sup> régiment de cuirassiers, il en savait -près de cinq cents et donnait souvent aux chambrées -des séances de deux heures consécutives, toujours -gratuites, pour empêcher les camarades d’aller boire -et jurer dehors. Le prestige que lui donnait son talent -lui servit même à en faire confesser plus d’un, et, en -effet, il ne devait pas mal placer ses bouts de sermon, -si j’en juge par ceux qu’il m’a insinués.</p> - -<p>L’autre jour, à la salle de récréation des infirmes, il -nous a fait la surprise d’une scène de ventriloquie, un -petit dialogue entre deux personnages, dont l’un est -au grenier, l’autre à la cave. Vous ne vous figurez pas -la stupéfaction comique des <i>gosses</i>, qui cherchaient -les voix tantôt au plafond, tantôt sous le plancher : -ils étaient ahuris et le saint homme ravi de les amuser. -Il y a ici du plaisir à être malade, presque autant que -si j’étais soigné par maman.</p> - -<p>Je n’ai pas été en classe depuis huit jours, et mon -professeur, qui vient me voir fréquemment, ne veut -pas encore que je travaille. Vous écrire, ce n’est pas -travailler ; mais je suis sûr que vous ne seriez pas contente, -si je prolongeais cette première lettre. A bientôt -une autre plus longue ! Soyez sans inquiétude.</p> - -<p>Je vous embrasse tous.</p> - -<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c21" title="26. Concertation de la classe de quatrième">26. <i>A Louis.</i></h3> - -<p class="date">8 mars.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami.</p> - -<p>Ne pouvant encore suivre la classe, on m’a permis, -au titre exceptionnel de convalescent, d’assister au -duel que se sont livré en public, à la grande salle, les -deux sections de quatrième, vingt élèves contre vingt, -sur la grammaire latine et grecque. Cela s’appelle une -<i>concertation</i>. Il y avait longtemps que je désirais en -voir une. Je ne regrette point l’heure que j’y ai passée. -Voici ce que c’est.</p> - -<p>Au lever du rideau, on voit les deux armées rangées -en bataille, l’une en face de l’autre, sur deux lignes : -dix et dix d’un côté, dix et dix de l’autre. César commande -les Romains, Vercingétorix les Gaulois. Au bas -de la cantonade, sur la droite le professeur de la première -section, sur la gauche celui de la seconde, chacun -avec deux petits secrétaires chargés de marquer les -points.</p> - -<p>Les deux porte-enseigne inclinent devant le P. Recteur -l’aigle et le coq, puis vont les planter au fond, -dominant le champ clos. On échange un dernier regard -de provocation et la bataille commence.</p> - -<p>D’abord, ce n’est qu’une escarmouche. Le général -romain récite, dans le ton naturel, un passage de ses -<i>Commentaires</i>, sans broncher ; le chef gaulois lui donne -la réplique en autant de lignes et sans broncher davantage. -Beau début et bel exemple. Les deux seconds -en font autant. Le troisième Romain hésite un quart -de seconde sur un mot : son <i>émule</i> gaulois, prompt -comme l’éclair, lui lance le mot à la face et le secrétaire -du camp triomphant proclame <i>une victoire aux Gaulois</i>. -C’est la première blessure. D’autres suivent, de-ci -et de-là, toujours foudroyantes, quelquefois bravement -rendues. Quand le premier rang a fini, il passe -en demi-tour derrière le second, qui entre en lutte -avec le second rang opposé, et ainsi de suite, jusqu’à -ce que les diverses leçons, auteurs et grammaires, -soient épuisées et que le P. Préfet, juge du tournoi, -ait donné le signal du combat suivant : <i>l’explication -latine</i>.</p> - -<p>Comme pour les leçons, les deux sections ont préparé -les mêmes passages d’auteur. Un Gaulois, désigné -par son professeur, lit une phrase indiquée, la dissèque -grammaticalement et la traduit ; si l’<i>émule</i> y trouve à -reprendre, il corrige et gagne une ou plusieurs <i>victoires</i>. -Le Romain est ensuite soumis à la même épreuve, et -ainsi des autres. L’épreuve ne se borne d’ailleurs pas -au sens du texte : chaque combattant répond en outre -à des questions très variées de grammaire, d’étymologie, -d’histoire, d’érudition en tout genre. Puis encore -vient l’application du texte à des pensées analogues, -petits exercices oraux de thème et de version, où le -professeur met en œuvre toute son ingéniosité professionnelle -pour faire valoir tout ce que l’élève a de -forces vives, portées à leur plus haute puissance par le -stimulant toujours harcelant de l’émulation.</p> - -<p>Je t’assure, mon ami, que c’est un spectacle saisissant. -Quand on voit ces gamins de douze ou treize ans, -dont pas un n’a envie de rire, s’attaquer, se défendre, -s’ingénier à rendre coup pour coup, se prendre parfois -corps à corps, s’arracher la victoire pièce à pièce, on -oublie qu’il ne s’agit que de grammaire et l’on se passionne -avec eux. Il y avait là un pauvre Gaulois, pas -grand, pas sot, qui, repris à faux par son émule et condamné -à faux par le professeur un peu distrait, se débattit -comme un beau petit diable contre tous les deux -et, se voyant impuissant à faire triompher la vérité, -se mit à fondre en larmes en s’écriant : « Mon Père, -vous l’avez dit en classe ». On applaudit : la victime -eut permission de s’expliquer et obtint double victoire, -ce qui ramena instantanément la sérénité sur son visage.</p> - -<p>Après une déclamation française, qui permit aux -troupes de reprendre haleine, la lutte reprit sur l’<i>explication -grecque</i>. Même méthode, même ardeur, même -connaissance très sérieuse de cette belle langue, qui -parfois semble si ardue à ceux qui ne l’ont jamais -approfondie.</p> - -<p>On se demandait avec une curiosité de plus en plus -tendue à qui appartiendrait finalement la victoire, -jusque-là disputée avec des chances à peu près égales. -La fortune allait dire son dernier mot. Le héraut -d’armes annonça : <i>Combat à mort</i>… Je frémis jusqu’à -la moelle des os ; allaient-ils s’entre-massacrer ? Si -jeunes encore !… Il ajouta : <i>sur les verbes irréguliers -grecs</i>. Je respirai.</p> - -<p>Ces verbes irréguliers grecs sont, de tradition immémoriale, -le cauchemar des écoliers. Est-ce à tort ou à -raison ? Je ne le discute pas ; mais j’ai constaté que les -élèves de quatrième n’ont pas plus peur de cet épouvantail -que les moineaux ne redoutent le pacifique -mannequin, destiné à les éloigner et devenu leur perchoir. -Pourtant, il faut bien admettre que ces malheureux -irréguliers présentent quelque difficulté, puisque, -dans cette lutte suprême, tant de braves guerriers ont -mordu la poussière.</p> - -<p>Il est vrai qu’on ne faisait plus de quartier. A peine -l’adversaire avait-il bronché qu’on entendait résonner, -strident comme une lame d’acier qui fend un casque, -le fatal cri : <i>Mort !</i> Et le vaincu tombait inerte sur sa -chaise. De quarante, bientôt il n’en resta sur pied que -dix et la <i>grande faucheuse</i> continuait à passer impitoyable.</p> - -<p>Ils ne sont plus que quatre, deux de chaque nation. -Les questions volent pour surprendre l’adversaire : -mais l’adversaire sent qu’un instant de trouble, c’est -sa perte, et il fait des efforts héroïques pour garder son -sang-froid. A ce moment, le Gaulois numéro deux -hésite. On lui a demandé la deuxième personne du -singulier de l’optatif aoriste premier passif du verbe -δράω; il donne par distraction la première : <i>Mort !</i> La -distraction n’est pas admise sur le champ du carnage.</p> - -<p>Vercingétorix reste seul en face de César et de Labiénus ; -il serre ses deux poings sous ses bras croisés, -et lentement, martelant chaque syllabe, il répond, -puis interroge, pâle, mais résolu. César est cramoisi, -mais tient bon. Au second tour, son lieutenant tombe. -L’auditoire devient haletant. Qui vaincra, Rome ou la -Gaule ? L’histoire voudrait que ce fût Rome ; mais l’histoire -se corrige avec le temps.</p> - -<p>A la troisième reprise, Jules César, qui pourtant -jadis mourut en parlant grec, ne trouva pas assez vite -je ne sais plus quel impératif : Vercingétorix le lui -décocha comme une flèche : <i>Mort !</i></p> - -<p>Et le vainqueur respira profondément, s’essuya -le front et faillit fléchir sous le poids de son triomphe : -les bravos le soutinrent et, par-dessus les têtes, il envoya -dans la salle un léger sourire à sa mère, qui s’était -levée comme un ressort, toute radieuse de bonheur.</p> - -<p>Un joyeux dialogue donna aux secrétaires le temps de -faire le compte des victoires obtenues de part et d’autre. -Puis les deux armées reprirent leur position de combat -et, au milieu du battement de tous les cœurs, le P. Préfet -proclama : « Camp des Romains, 150 victoires ; camp -des Gaulois, 165. La victoire finale est aux Gaulois. »</p> - -<p>Alors, grave et un peu triste, César prit des mains -de son porte-enseigne l’aigle romaine et la remit à -Vercingétorix, en disant : « Gloire aux vainqueurs ! » -Le Gaulois la reçut avec dignité et, tendant la droite -au Romain, il s’écria : « Honneur aux vaincus ! »</p> - -<p>Qu’en penses-tu, mon ami ? Est-ce encore du <i>flafla</i> -et du temps perdu ? Et si, d’un bout de l’année à l’autre, -du haut en bas de l’échelle des classes, chacune vient -à son tour subir cette épreuve solennelle, ne crois-tu -pas qu’il en reste quelque chose pour l’avancement des -études ? Pour ma part, je suis sorti convaincu que, -si j’avais eu dans mon jeune temps la chance de servir -sous Vercingétorix ou même sous César, je saurais mes -verbes irréguliers grecs mieux que je ne les sais — et -peut-être toi aussi, n’est-ce pas ?</p> - -<p>Dieu ! que je suis bavard pour un convalescent !</p> - -<p>Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c22" title="27. Le Ratio ou la méthode d’enseignement des Jésuites">27. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">15 mars.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Je reviens de la campagne avec mon professeur : -c’est ma première promenade depuis mon malaise. -Elle a été délicieuse. L’air était de velours, le soleil -assez chaud pour attiédir les poumons sans alourdir -la tête ; dans les prés scintillaient des milliers de primevères, -dans les arbres les oiseaux chantaient en -préparant leur nid, et partout la vue se reposait avec -ravissement sur le feuillage encore tendre qui annonce -le printemps. Comme Dieu est bon !</p> - -<p>Mon professeur l’est aussi : il est venu me chercher -à l’infirmerie pour me faire jouir de ces belles choses -et pour causer. Nous avons parlé de <i lang="la" xml:lang="la">omni re scibili et -de quibusdam aliis</i>,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Passant <i>du grave au doux, du plaisant au sévère</i>.</div> -</div> - -<p>Je lui ai confié que je songe à me pousser dans la -carrière de l’enseignement public. Car j’y songe très -sérieusement, mon ami, par pur désir de rendre service -à la jeunesse universitaire, qu’on est en train d’abrutir : -si je pouvais lui inoculer un peu de vaccin de -Jésuite, je suis sûr qu’elle s’en trouverait bien.</p> - -<p>Mon professeur m’a encouragé, quoique avec une -petite pointe d’incrédulité sur l’efficacité future de -mes intentions réformatrices. Pour lui prouver que je -ne plaisantais pas, je l’ai prié de me dire ce qu’est au -juste le <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i>, dont j’ai entendu parler de divers côtés.</p> - -<p>— « C’est tout bonnement le <i>Plan d’études</i> de la -Compagnie de Jésus.</p> - -<p>— Est-ce un livre <i>sacré</i> ?</p> - -<p>— Pour nous Jésuites, oui, puisqu’il fait partie des -Règles de notre Institut ; mais chacun peut le lire : on -le trouve en librairie. Il n’est pas si gros que le moindre -des volumes qu’on a écrits pour le démonétiser : voulez-vous -en lire quelques-uns ?</p> - -<p>— Grand merci, mon Père ! J’aimerais mieux que -vous me donniez en quelques mots, si vous le voulez -bien, la quintessence du livre.</p> - -<p>— Je serai trop heureux d’apporter ma petite part -à l’éducation pédagogique d’un futur Grand Maître de -l’Université de France.</p> - -<p>— Si je le deviens jamais, je vous ferai décorer.</p> - -<p>— Pour mes péchés ?</p> - -<p>— Non, comme votre ancien élève.</p> - -<p>— J’accepterai peut-être, pour la rareté du fait, -sans en devenir plus fier… Vous voulez donc savoir ?…</p> - -<p>— En quoi réside le principe fondamental de ce -fameux <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> ?</p> - -<p>— Votre Excellence va être servie. Ce principe, très -simple, consiste à suivre le développement naturel -des facultés pour former peu à peu l’homme parfait. -Sans avoir étudié la psychologie…</p> - -<p>— <i>Psyché</i>, âme, et <i>logos</i>, discours : discours sur -l’âme.</p> - -<p>— Parfaitement… vous savez sans doute qu’à titre -d’animal raisonnable vous avez reçu de la nature trois -facultés supérieures : la mémoire…</p> - -<p>— Oui, assez.</p> - -<p>— La sensibilité…</p> - -<p>— Trop.</p> - -<p>— Et le jugement.</p> - -<p>— Trop peu.</p> - -<p>— Le degré de culture et d’équilibre de ces facultés -maîtresses donnera la valeur intellectuelle et les chances -probables d’avenir d’un jeune homme au sortir du -collège. Les amener par une sage progression au degré -le plus élevé qu’il se pourra, c’est la tâche de l’enseignement -secondaire.</p> - -<p>— Ce que vous dites là, mon Père, me trouble un -peu. Ne suis-je pas au collège pour devenir savant, le -plus savant possible ?</p> - -<p>— Entendons-nous. Le collège n’a pas pour mission -de faire de vous un prodige ou un monstre, une encyclopédie -vivante ou quelque chose comme un lauréat -de <i>concours d’animaux gras</i> dans le domaine de l’esprit : -il n’est pas une gaveuse. On est au collège, non -pas pour tout apprendre, mais pour se rendre apte à -acquérir plus tard la science que réclamera la carrière -de chacun.</p> - -<p>— J’entrevois le but ; comment l’atteindra-t-on ?</p> - -<p>— Comment avez-vous fait, dans votre première -enfance, pour arriver à savoir quelque chose ?</p> - -<p>— Ma foi, je n’y ai guère pensé. Voyons pourtant. -On m’a toujours dit que j’étais fort curieux et fort -bavard, demandant le pourquoi de tout et raisonnant -à tort et à travers sur tout ce que j’avais vu ou entendu.</p> - -<p>— Besoin de connaître et besoin de parler : ce sont -précisément les deux grands moyens naturels d’instruction. -Entendez-vous dans ces hautes branches ce -vaste et long bourdonnement ? Il y a là des milliers -d’abeilles qui recueillent la poussière des premières -fleurs ; chacune va déposer son butin dans les alvéoles -où il se transforme en miel, et grâce à toutes les petites -ouvrières qui parcourent ainsi la plaine et la montagne, -la ruche se remplit d’un trésor délicieux. Ainsi -votre jeune esprit s’est primitivement enrichi d’idées -que vos yeux, vos oreilles, tous vos sens vous amenaient -de partout : votre mémoire les a retenues et, -avec l’aide de votre jugement naissant, dirigé et souvent -rectifié par votre entourage, les a combinées, -transformées et réunies en un premier fonds, qui -comprenait toutes les connaissances usuelles dont un -enfant est capable.</p> - -<p>A l’école primaire, par un procédé analogue, vous -avez élargi votre petit horizon et augmenté votre -bagage d’idées, grâce aux livres élémentaires d’histoire, -de géographie, de sciences naturelles, et aux -leçons de choses. On y a ajouté certaines notions pratiques -de calcul, de dessin, de musique et autres, dont -l’ensemble, couronné par l’enseignement religieux, -aurait pu suffire à faire de vous avec le temps un honnête -ouvrier, un petit commerçant, un travailleur de -la terre…</p> - -<p>— Oh ! je voulais être pâtissier.</p> - -<p>— Pour manger des gâteaux ?</p> - -<p>— Oui, et plus tard général, pour battre les Prussiens.</p> - -<p>— C’était mieux.</p> - -<p>— Ce n’est qu’à dix ou onze ans que j’ai eu l’idée de -devenir savant et d’aller au collège.</p> - -<p>— C’est le bel âge pour y entrer, celui que le <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> -suppose aux débutants de sixième : car il ne parle pas -des classes de <i>robette</i>, septième, huitième, neuvième.</p> - -<p>— Elles existent pourtant chez les Pères.</p> - -<p>— Parce que trop de parents sont pressés de se décharger -du soin de leur charmante, mais souvent difficile -progéniture, et qu’ils sont prématurément épouvantés -par le spectre de la limite d’âge pour les grandes -écoles. D’autres familles n’ont pas à leur portée l’institution -primaire qui leur conviendrait — et ne veulent -pas des <i>petits collèges</i> de l’Université.</p> - -<p>— Vous regrettez ces entrées précoces au collège ?</p> - -<p>— Oui, parce qu’elles nous prennent des hommes -qui pourraient mieux faire que de servir de bonnes -d’enfants ; non, parce que beaucoup de ces enfants, -exclus de chez nous, seraient moins bien préparés -ailleurs et quelquefois trop exposés. Il y a des maux -nécessaires. Mais, de toute façon, la formation secondaire -ne commence régulièrement qu’après ces petites -<i>classes préparatoires</i> et comprend trois cours : la <i>Grammaire</i> — c’est -la base de l’édifice ; les <i>Lettres</i> — c’est -le corps principal ; la <i>Philosophie</i> — c’est le couronnement.</p> - -<p>Le <i>Cours de grammaire</i> va de la sixième à la fin de -la troisième : il continuera de développer chez l’enfant -la mémoire, en appliquant son besoin d’apprendre -et de parler à l’étude progressive du latin et du grec, -tout en faisant appel à son jugement dans une foule -d’exercices variés, oraux ou écrits, qui éveillent, assouplissent -et fortifient le talent naturel.</p> - -<p>— J’ai entendu dire que, durant ces années de -grammaire, on perd un temps précieux, qui serait -plus utilement employé à d’autres études ?</p> - -<p>— Lesquelles ? Les sciences mathématiques et physiques -peut-être ? L’immense majorité des enfants n’en -est pas encore capable, à cet âge, et, en leur imposant -avant le temps ces études abstraites, on risque de -dessécher à fond leur esprit ou (cela s’est vu) de les -<i>crétiniser</i>.</p> - -<p>— Mais les langues vivantes ne produiraient-elles -pas le même effet de culture intellectuelle que le latin -et le grec, avec des avantages en plus pour la vie pratique ?</p> - -<p>— Laissons pour le moment de côté les avantages -pratiques : nous pourrons y revenir. Au point de vue -spécial de la formation littéraire, le seul qui nous occupe, -aucune langue moderne ne saurait remplacer -pour nous les deux vieilles langues classiques. On -pourrait en donner plusieurs raisons : une seule suffit — la -raison historique. Par suite de la profonde influence -que la civilisation gréco-romaine a exercée, -d’abord sur nos ancêtres gaulois et francs, puis durant -de longs siècles sur les générations chrétiennes qui -ont suivi, la langue française, la pensée française, le -goût et l’esprit français sont restés tellement pénétrés -de l’esprit des deux peuples classiques que vouloir le -leur enlever, ce serait vouloir enlever à un arbre sa -sève, à un corps vivant le meilleur de son sang. Et, à -la place, que pourrait-on bien nous inoculer ? De l’anglais -ou de l’allemand ?… Vous avez entendu parler de -cette opération nouvelle qui consiste à infuser à un -anémique le sang tout chaud d’un animal, bœuf, bouc -ou autre ?</p> - -<p>— Vaguement.</p> - -<p>— C’est, paraît-il, une invention merveilleuse : les -anémiques reprennent à vue d’œil des couleurs et des -forces ; seulement, dit-on, il y en a qui donnent des -coups de corne et ont envie de brouter l’herbe tendre. -Si l’on vous infusait à haute dose du <i lang="de" xml:lang="de">deutsch</i> ou de -l’<i lang="en" xml:lang="en">english</i>, mon pauvre Paul, vous ne connaîtriez bientôt -plus que la boxe et la choucroute. Pour rester Français, -il faut rester Gréco-Romain.</p> - -<p>— Permettez, mon Père ! Ne pourrais-je pas me contenter -de me former sur les modèles français ? Ils ont -quelque valeur et soutiennent même parfois la comparaison -avec les anciens, sans trop de désavantage — si -j’en crois les affirmations de mon docte professeur -de Rhétorique.</p> - -<p>— C’est parce qu’ils ont de la valeur, inconséquent -jeune homme, qu’on vous les fait étudier, et aussi pour -vous montrer à quoi l’on arrive, avec du talent, par -l’étude des anciens : car c’est à Rome et à Athènes que -se sont formés nos trois premiers siècles littéraires, -laissant en héritage au dix-neuvième un riche fonds -d’œuvres saines et une belle langue. Le jeune siècle -a voulu mieux faire : il le pouvait, s’il était resté -fidèle au premier plan du romantisme, qui, à la forme -antique, débarrassée de certaines entraves accessoires, -rêvait d’unir l’inspiration nationale et chrétienne. -Au lieu de cela, grisé par l’esprit novateur, il a, comme -le fils prodigue, jeté son héritage aux quatre vents -du ciel, dans les régions de la licence sans frein et -sans pudeur, d’où il est revenu en loques.</p> - -<p>— Mon père, vous êtes impitoyable.</p> - -<p>— Je ne crois pas être injuste, mon fils : car j’admets -de très honorables exceptions, comme vous le -verrez dans la suite de notre cours de littérature. -Mais je dois maintenir que, étudiée seule, la littérature -française offrirait un champ d’étude trop restreint -par le nombre des chefs-d’œuvre et trop peu sûr -pour les principes. Nous devons l’étudier, l’aimer plus -que toute autre, contribuer à sa gloire, si nous le pouvons, -mais aussi suppléer à ses lacunes et nous garantir -contre ses défauts, comme l’artiste, en travaillant -dans le marbre ou sur la toile, a sans cesse devant -les yeux l’idéal que lui tracent les règles de son art. -Or, depuis que le monde est monde, il n’a point existé -de forme littéraire ou artistique plus parfaite que la -forme grecque, et vous connaissez les deux vers d’Horace :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo</i></div> -<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Musa loqui, præter laudem nullius avaris.</i></div> -</div> - -<p>Traduisez librement.</p> - -<p>— Aux Grecs le génie, aux Grecs le beau parler, -avec l’unique passion de la gloire.</p> - -<p>— Fort bien. Après les Romains, qui nous ont -d’abord transmis l’idéal grec, tel qu’ils se l’étaient -assimilé, toutes les nations modernes, depuis des -siècles, sont allées et vont encore apprendre à Athènes -ou du moins à Rome, son héritière la plus directe, -les secrets de la beauté littéraire comme de la beauté -artistique. Il en sera ainsi longtemps encore, parce -que l’idéal grec n’est pas le fruit du caprice ou du -convenu, mais un type parfaitement raisonné et admirablement -conforme à l’immortelle nature.</p> - -<p>— Vous, savez, mon Père, que vous prêchez un -converti.</p> - -<p>— Oui… mais aussi un convalescent, qui ne doit -pas être encore de force à soutenir un sermon trop -long. Tenons-nous-en là, s’il vous plaît.</p> - -<p>— En attendant la suite pour bientôt, n’est-ce pas, -mon Père ?</p> - -<p>— Si vous êtes sage.</p> - -<p>— Je le serai, pour cette raison et pour plusieurs -autres.</p> - -<p>— Nous sommes d’ailleurs arrivés et j’aperçois le -Père Ministre, qui vient à notre rencontre. »</p> - -<p>Le Père Ministre est tout bonnement mon Père -spirituel, que tu connais déjà. Sous sa forme ministérielle, -les élèves n’ont guère avec lui de relations directes. -C’est pourtant un gros personnage : il est le -second du Père Recteur, pour tout ce qui regarde l’ordre -général de la maison, et j’ai vu le Père Préfet lui-même -venir, sa barrette à la main, lui demander la -permission, un jour qu’il était fatigué, de prolonger -le lendemain son sommeil jusqu’à cinq heures. C’est -le Père Ministre qui gouverne la sacristie, la cuisine, -les travaux intérieurs et tous les services domestiques, -par le moyen des Frères coadjuteurs et du personnel -salarié. Il a toutes les clefs, y compris celles de l’office -et de la cave.</p> - -<p>A ma vue, ses entrailles deux fois paternelles s’émurent -de compassion et, pour me rendre plus vite mes -jambes et mes couleurs, il nous offrit un petit verre -de derrière les fagots avec un excellent biscuit de -Reims. Nous prîmes les deux au grand air, sur une -table champêtre, fort joyeusement, et pour terminer -la soirée, pendant que mon professeur disait son bréviaire -dans une avenue, le Père Ministre voulut bien -perdre sur moi une partie d’échecs. Il s’en vengea en -nous ramenant au collège dans sa carriole, pour nous -épargner la route à pied.</p> - -<p>Bonne journée. Je t’en souhaite beaucoup de semblables, -mon cher Louis, sans grande chance de réalisation : -car tes professeurs ont à promener leurs jeunes -héritiers, et le lycée n’a pas de Père Ministre.</p> - -<p>Demain, je rentre en classe. Quel bonheur !</p> - -<p>Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="28.">28. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">26 mars.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Puisque ma <i>pédagogie</i> te plaît et que tu en redemandes, -voici la suite.</p> - -<p>Nous étions en promenade de congé à la campagne -du collège ; mes camarades jouaient aux barres sur -l’herbe avec une frénésie que j’aurais volontiers partagée ; -mais un reste de faiblesse me clouait sur un -siège rustique au pied d’un arbre, et je regardais. Mon -excellent professeur vint à passer, et m’apercevant :</p> - -<p>« Vous ne ressemblez pas mal, dit-il, à ce brave -Romain qui, mollement étendu à l’ombre, pendant -que les autres travaillaient à quelques pas de là, disait : -« Que je voudrais que ce que je fais s’appelât -travailler ! »</p> - -<p>— Je voudrais bien faire mieux : mes jambes ne -veulent pas. Mon Père, si j’osais… si vous aviez peut-être -le temps…</p> - -<p>— De quoi ? Dites toujours.</p> - -<p>— D’achever la conférence de la semaine dernière ? -J’ai été sage.</p> - -<p>— Avez-vous la tête plus solide que les jambes ?</p> - -<p>— Je le crois.</p> - -<p>— Alors, venez faire un tour de barque sur la rivière.</p> - -<p>— Oh ! le plaisir ! Merci, mon Père. »</p> - -<p>Et nous voilà installés sur la jolie chaloupe des -Pères, mon professeur aux rames, qu’il manie avec la -dextérité moelleuse d’un vieux canotier, moi au gouvernail, -gouvernant comme je pouvais, en novice. -Quand nous eûmes doublé le barrage, non sans quelques -irrégularités dues à mon peu d’adresse, mais -chaque fois redressées par un maître coup d’aviron du -Père, il commanda : « Laissez aller ! » Et notre esquif -se mit à glisser légèrement, sans la moindre secousse, -au fil de l’eau tranquille, pendant que le calme de l’air -était à peine troublé par le feuillage frétillant des -peupliers du bord et quelquefois par les clameurs toujours -plus lointaines des joueurs de barres.</p> - -<p>Après avoir savouré quelques minutes ce délicieux -abandon, le Père dit : « Maintenant causons. Où en -étions-nous restés, l’autre jour ?</p> - -<p>— A l’entrée du <i>Cours de Lettres</i>.</p> - -<p>— Par conséquent sur un terrain qui vous est familier : -cela nous dispensera des longueurs. Je n’ai plus -à vous apprendre ce qu’on fait dans les deux classes -qui composent ce cours : les Humanités et la Rhétorique.</p> - -<p>— On y fait de la poésie et de l’éloquence, et il est -expressément défendu, non pas d’y préparer son baccalauréat, -mais d’en parler.</p> - -<p>— Très juste, attendu qu’il se prépare tout seul.</p> - -<p>— Avec le coup de pouce du professeur.</p> - -<p>— Sans doute, et suivant un axiome bien connu : -<i>Qui peut le plus, peut le moins.</i> Dans les classes inférieures, -les élèves se sont bravement nourris de la -<i>moelle substantifique</i> des trois grammaires, française, -latine et grecque, et ont acquis, par le commerce journalier -avec les auteurs faciles et par maint exercice pratique, -une sérieuse connaissance des langues classiques. -Leur mémoire s’est développée complètement et -déjà quelque peu meublée ; leur jugement et leur goût -littéraire a commencé à s’éveiller.</p> - -<p>Maintenant, l’étude plus intime des poètes et des -orateurs, jointe à celle des préceptes de littérature et -d’éloquence, appuyée de nombreuses compositions -sagement graduées, narrations, poésies, discours, académies, -va donner son expansion naturelle à cette -sensibilité délicate, qui est le don de s’émouvoir et -d’émouvoir autrui, en face du vrai, du beau et du bien. -Ainsi comprises et sérieusement employées, ces deux -belles années du <i>Cours de Lettres</i> apprendront au jeune -homme à <i>bien penser</i>, à <i>bien sentir</i> et à <i>bien rendre</i>, -ce qui constitue le grand art de <i>bien dire</i>… selon quel -auteur ?</p> - -<p>— Selon M. le comte de Buffon, qui ne plaisante -jamais.</p> - -<p>— Bien. Voilà donc heureusement achevée l’éducation -littéraire de notre rhétoricien de seize ans. Le -moment est venu pour lui…</p> - -<p>— De se faire refuser au baccalauréat pour insuffisance -en Mathématiques.</p> - -<p>— C’est une absurdité qui se voit ; mais ce n’est -pas la faute du <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> ni des Jésuites. Si Messieurs du -Conseil supérieur de l’Instruction publique avaient -un peu plus de sens commun, ils comprendraient -que les progrès de la science moderne n’ont pas modifié -la nature de l’esprit humain et que l’enseignement -scientifique, tout comme l’enseignement littéraire, -doit suivre la marche des années et des facultés. -L’enfant est de bonne heure capable de faire du calcul -pratique, mais longtemps il ne peut faire que cela. -Qu’on y ajoute ensuite peu à peu l’étude élémentaire -des sciences naturelles et physiques, qui réclament -surtout de la mémoire, et, durant le Cours de Lettres, -quelques notions plus étendues de mathématiques : -c’est assez. Exiger que les humanistes et les rhétoriciens -mènent de front les Lettres et les Sciences -et qu’ils y réussissent tous sans distinction, c’est -vouloir passer le niveau sur toutes les intelligences -et décréter la capacité universelle, comme <i>nos pères -de 93</i> décrétaient la victoire. C’est de la folie pure. -La grande majorité des élèves peut arriver à ce degré -de culture littéraire qui fait les gens bien élevés, les -esprits distingués : les mathématiciens seront toujours -l’infime minorité, au collège comme dans la vie -pratique. Voilà ce que l’Université refuse de comprendre, -pour le grand malheur de notre enseignement.</p> - -<p>— Ah ! mon Père, que vous dites vrai ! Combien de -fois j’ai maudit ces vieux bonzes de l’Académie des -Sciences, qui veulent absolument me fourrer dans la -tête leur algèbre et leur trigonométrie, pour m’aider à -faire plus tard de la littérature ou du droit ! Si on les -obligeait à passer un examen de grec ou de vers latins, -qu’en penseraient-ils et comment s’en tireraient-ils ?</p> - -<p>— Fort mal sans doute. Mais que voulez-vous ? Les -éminents spécialistes qui fabriquent les programmes -officiels sont nos maîtres et ils ont chacun son dada. -Pendant que les professeurs de Facultés ou de l’École -Normale (section des sciences) et les ingénieurs de -toute provenance prétendent vous saturer de sciences -mathématiques, physiques et naturelles depuis la -tendre enfance jusqu’à l’abrutissement final, d’autre -part les docteurs ès lettres voudraient former tous ces -pauvres collégiens à leur image et, à cet effet, les bourrer -de syntaxe raffinée, de critique savante et d’érudition -germanique. De leur côté, les hommes d’affaires, -les économistes, se passeraient volontiers de la haute -éducation intellectuelle et demandent que le collège -mette surtout leurs fils à même de gagner de l’argent, -beaucoup d’argent, dans le commerce et l’industrie, -en leur apprenant les langues qui servent aux communications -internationales, la mécanique, la chimie, tous -les <i>arts utiles</i>. On veut satisfaire tout le monde ; les -réformes succèdent aux réformes, les programmes -s’entassent sur les programmes, et le but primitif, rationnel -des études secondaires est renvoyé aux vieilles -lunes. Si vous étiez déjà Grand Maître de l’Université, -que feriez-vous ?</p> - -<p>— Une chose très simple : je vous demanderais -conseil, mon Père.</p> - -<p>— La bonne malice ! Vous ne m’embarrassez guère. -Des anciens collèges de Jésuites il est sorti des poètes -et des orateurs, des écrivains et des savants, des magistrats -et des artistes, des ingénieurs et des généraux, -des hommes d’affaires et des hommes d’État, en nombre -et de qualité respectable. Tout cela, ils ne le sont pas -devenus au collège ; mais le collège les y a préparés -par la solide éducation classique dont je viens de -parler.</p> - -<p>Ainsi arrivés sans hâte et sans surmenage au terme -de leurs études littéraires, maîtres désormais de leurs -facultés et de leurs instruments de culture intellectuelle, -ils étaient en mesure de s’assimiler les abstractions -de la <i>Philosophie</i> et les aridités des <i>Sciences -pures</i>. Dans ce labeur austère, qui n’est pas fait pour -des enfants, le jugement et la raison prenaient leur -trempe définitive ; l’homme intelligent se complétait -et enfin se trouvait apte aux études spéciales, réclamées -par la carrière où Dieu et les circonstances l’appelaient.</p> - -<p>— Ah ! l’heureux temps ! Reviendra-t-il ?</p> - -<p>— C’est bien douteux, mon ami. Nous vivons dans -un siècle de machines à vapeur, d’électricité et de fièvre -de l’argent. Le temps lui-même est devenu de l’argent : -<i lang="en" xml:lang="en">Time is money.</i> On ne s’inquiète plus comme jadis de -bien faire : on veut faire vite, et beaucoup, et grand.</p> - -<p>— Où pensez-vous, mon Père, que cela mènera ?</p> - -<p>— Dites-moi, mon ami : si nous laissions aller indéfiniment -notre bateau à la dérive, où nous mènerait-il ?</p> - -<p>— Dame ! chez messieurs les requins, naturellement.</p> - -<p>— Ou peut-être, moyennant beaucoup de chance, -chez messieurs les <i lang="en" xml:lang="en">Yankees</i> du Nouveau-Monde, qui, à -défaut d’idéal littéraire, ont dans la cervelle une table -de multiplication et à la place du cœur un dollar neuf… -Garde à vous, timonier : il y a un banc. Barre à tribord ! »</p> - -<p>Quand nous fûmes remis à flot : « Oui, continua le -Père, l’enseignement français, l’esprit français, va se -<i>matérialisant</i> de plus en plus : c’est le grand danger -de l’avenir, monsieur le Ministre. Veillez-y !</p> - -<p>— Quel remède, mon Père ?</p> - -<p>— Lorsqu’on se voit embarqué dans un mauvais -courant, il n’y a qu’un moyen de salut : il faut rebrousser -chemin… comme nous allons faire nous-mêmes au -prochain tournant.</p> - -<p>— Déjà ?</p> - -<p>— Il est quatre heures : je me ferais conscience de -vous priver du petit goûter qui vous attend à la campagne.</p> - -<p>— Mon Père, je goûte fort bien ici, en votre compagnie. -Si ce n’est que cela !…</p> - -<p>— Vos jambes réclament du fortifiant pour être -bientôt à même de suivre le bataillon de Rhéto : vous -savez que je n’aime pas les traînards. D’ailleurs, la -brise a fraîchi : profitons-en pour remonter à la voile. -Ce sera moins dur et nous permettra de continuer la -conversation sur le ton grave… Barre à bâbord ! Doucement -à la côte… Stop ! »</p> - -<p>Dresser le mât, fixer les cordes, déployer notre aile -d’hirondelle, ce fut l’affaire d’un instant. La manœuvre -étant devenue plus délicate, je cédai la place au Père, -qui, la barre d’une main, la corde voilière de l’autre, -prit le vent, vira de bord, et la nacelle fila triomphalement -contre le courant avec un petit clapotis fort -gracieux.</p> - -<p>« Votre Excellence, reprit le Père, m’autoriserait-elle -à lui demander pourquoi je la vois songeuse ?</p> - -<p>— J’avouerai humblement à Votre Révérence que -ses dernières paroles sur l’expulsion probable, dans un -avenir plus ou moins prochain, de l’idéal français par -la matière américaine, me trouble et m’afflige. Il me -semble que, si elle se réalisait, ce serait la ruine, non -pas seulement de l’esprit français, mais de la France -elle-même. On lit partout et vous nous dites que si notre -patrie, malgré ses humiliations et ses fautes, tient -encore la tête des nations civilisées, c’est par son génie -littéraire, son esprit essentiellement hostile au banal -et au grossier, sa langue d’une clarté, d’une souplesse -et d’une distinction unique. Est-il possible, mon Père, -que tout cela soit perdu sans retour ?</p> - -<p>— J’aime à vous voir ce beau chagrin et cette -ardeur patriotique. Eh bien, non, jeune homme, tant -qu’il restera des jeunes gens épris du beau idéal comme -vous, et des maîtres…</p> - -<p>— Comme vous, mon Père.</p> - -<p>— … résolus, comme moi et beaucoup d’autres, -par vocation et par conviction, à défendre jusqu’à la -dernière cartouche la citadelle de notre éducation -nationale, tout n’est pas perdu et le retour aux bonnes -traditions, au bon sens, reste possible. Il y a des choses -qu’on ne tue pas facilement et qui, lorsqu’on les croit -mortes, se relèvent très vivantes : l’âme française, -esprit et cœur, est de celles-là.</p> - -<p>— Vous me rassurez. Mais que pensez-vous, mon -Père, de l’utilité pratique des langues étrangères ?</p> - -<p>— Elles sont indispensables aux grands industriels, -aux voyageurs de profession, à certains savants et, -en cas de guerre, aux officiers : mais combien de gens -n’en ont que faire ? C’est une manie de croire que personne -ne peut plus s’en passer.</p> - -<p>— C’est vrai. Alors vous les supprimeriez ?</p> - -<p>— N’allons pas trop vite. Il est certain (l’expérience -l’a démontré) qu’un élève intelligent et travailleur -peut trouver au collège le moyen d’apprendre à lire -l’allemand ou l’anglais, même à le parler un peu, -sans faire tort à ses études, pourvu qu’il ait la bosse -des langues, de bons professeurs et que ses loisirs -ne soient pas absorbés par le dessin, la musique, l’escrime -et autres <i>arts d’agrément</i>. Un ou plusieurs séjours -à l’étranger, en vacances ou au sortir du collège, lui -donneront ensuite facilement l’usage courant de la -langue choisie. Mais vouloir imposer à l’ensemble des -élèves, médiocres ou bons, l’obligation d’étudier à la -fois les trois langues classiques et encore une langue -moderne, c’est, à mon sens, une aberration. Ils y gagneront -de n’en savoir aucune.</p> - -<p>— On supprimera le grec.</p> - -<p>— Je le crains ; car ce pauvre grec est depuis quelques -années la bête noire, le bouc émissaire coupable -de tous les péchés et de tous les insuccès de la gent -écolière. Quelques-uns, les <i>buses</i>, n’y perdront pas -grand’chose : mais cette suppression serait un vrai -malheur pour le développement général de l’esprit -français, qui, vous le savez, dérive bien plus des Grecs -que des Romains.</p> - -<p>— Croyez-vous que le latin demeurera ?</p> - -<p>— Oui, il fait trop intimement corps avec notre -langue et aussi avec nos études de carrière, le droit, la -médecine, les sciences. Je ne parle pas de la théologie, -dont nos réformateurs se soucient comme un poisson -d’une pomme. Qui sait même si certains d’entre eux, les -sectaires, quand ils parlent de supprimer le latin, n’y -voient pas surtout la langue de l’Église et des sciences -sacrées ? Si ceux-là deviennent jamais les maîtres de -la France, il faut s’attendre à toutes les ruines.</p> - -<p>— Dieu nous en préserve ! Mais pratiquement, -mon Père, comment organiseriez-vous l’enseignement -des langues étrangères ?</p> - -<p>— Vous poussez votre pointe : c’est fort bien, -Excellence. Je vous répondrai que tout dépend de vous.</p> - -<p>— De moi ?</p> - -<p>— Oui, quand vous serez chargé du portefeuille de -l’Instruction publique.</p> - -<p>— J’en suis loin ; mais quand j’y serai, que devrai-je -faire ?</p> - -<p>— Supprimer pour les épreuves du baccalauréat le -caractère obligatoire des langues vivantes et les réserver -pour l’entrée des grandes Écoles civiles ou militaires, -commerciales ou savantes. Par le fait, leur -étude ne viendrait plus encombrer inutilement le -programme classique dans les collèges et pourrait -être réservée aux seuls élèves de bonne volonté, assez -intelligents pour en profiter, comme il se pratiquait, -d’ailleurs, il y a peu d’années. Rien n’empêcherait -de leur en tenir compte au baccalauréat, à titre d’épreuve -facultative, telle qu’il en existe déjà pour d’autres -examens.</p> - -<p>— Parfait. Ah ! que ne suis-je Ministre ! Je crois -bien que j’abuserais de ma position pour appliquer du -même coup le système facultatif à ces affreuses mathématiques. -Pourquoi pas ? Serait-ce contraire au <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> ?</p> - -<p>— Ah ! jeunesse subversive ! Vous ne laisseriez rien -debout… Ce qui est essentiellement contraire au -<i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i>, mon ami, vous devez le voir assez maintenant, -c’est la manie de surcharger les programmes et de -multiplier les épreuves jusqu’à étouffer les intelligences, -au lieu de leur donner largement l’air et le -champ nécessaires pour se développer selon une progression -naturelle. Le jour où l’Université aura assez -de bon sens et d’abnégation pour reconnaître qu’elle -fait fausse route et pour revenir à une méthode plus -rationnelle, ce sera pour elle chose facile d’y adapter -ses programmes d’examen, de manière à sauvegarder -tous les intérêts.</p> - -<p>— Ne ferait-elle pas bien d’appeler dans ses conseils -quelques bons Pères Jésuites pour l’aider ?</p> - -<p>— Ce serait la meilleure preuve d’une conversion -radicale. Travaillez-y.</p> - -<p>— Vous pouvez compter sur moi, mon Père.</p> - -<p>— Dieu vous le rende, Excellence ! Mais en attendant -que vous ayez charge de gouverner le vaisseau -de l’Instruction publique avec un équipage de Jésuites, -venez reprendre votre poste à la barre : je vais -carguer la voile et ramer pour rentrer au port. J’entends -la cloche du goûter. »</p> - -<p>Te voilà renseigné, mon cher Louis, plus longuement -peut-être que tu ne désirais, sur les études chez -les Jésuites et sur leurs idées de corps enseignant. -Si tu veux en savoir davantage, prépare ton questionnaire -pour les vacances de Pâques. D’ici là, bonsoir ! -Tu n’auras plus de mes nouvelles qu’en esprit.</p> - -<p>Il faut que je rapporte en vacances un premier -prix d’examen, un témoignage de satisfaction parfaite -et trois décorations !!! C’est beaucoup d’ouvrage à -la fois, pour le peu de temps qui me reste. Au revoir !</p> - -<p>Ton dévoué,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c23" title="29. Vacances de Pâques">29. <i>A ma mère.</i></h3> - -<p class="date">5 avril.</p> - - -<p class="ind">Chère maman,</p> - -<p>Rien qu’un mot, parce que j’ai à rattraper le temps -perdu par mon indisposition et à donner un dernier -coup de collier pour gagner mes œufs de Pâques.</p> - -<p>Le grand jour des proclamations semestrielles est -dimanche. Le lendemain, dès avant l’aurore, on prend -le train de plaisir… Ah ! oui, il n’a jamais si bien -mérité son nom. Je ne suis pas malheureux au collège, -certes ; mais y pensez-vous, petite mère ? Voilà six -mois que je ne vous ai embrassée. Est-ce possible ? -Reconnaîtrez-vous encore votre grand vaurien de fils ? -On dit qu’une mère s’y reconnaît toujours, même -quand tout le monde s’y trompe : j’ai envie de me -déguiser, pour voir si c’est vrai. Mais j’ai tellement -changé que, pour les gens qui ne m’ont pas vu depuis -mon départ du lycée de Z…, je suis tout déguisé.</p> - -<p>J’arrive donc lundi. Je bavarde avec vous jusqu’au -lendemain matin — à quelle heure ? Dieu seul peut le -savoir !… Vu le stock que j’ai à écouler, je ne réponds -pas d’en finir, pour le plus gros seulement, avant le -surlendemain. Mais enfin il y aura un moment où il -faudra bien dire :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Claudite jam rivos, pueri…</i></div> -</div> - -<p>Pardon ! j’allais vous parler latin. Cela signifie en -français de famille : « Tais ton bec, pie ; embrasse tout -le monde et va te coucher. » Je tais mon bec, j’embrasse -tout le monde, six fois au plus, je vais me coucher -et je m’en donne vingt-quatre heures d’horloge, -en rêvant que je dors dans mon berceau d’innocent, -sous l’œil d’une maman qui m’aime comme en ce temps-là -et que moi j’aime bien plus qu’alors.</p> - -<p>Le lendemain, on revoit les amis. C’est à cause d’eux, -ma chère maman, que je vous écris ce mot. Louis ne -me gêne aucunement : il sait où j’en suis. Mes autres -camarades du lycée le savent peut-être aussi et voudront -probablement me tâter, pour voir si je suis -solide sur mes étriers ou si je ne suis qu’un trembleur, -un de ces pauvres sacristains qu’on démonte avec -un sourire de pitié ou une arlequinade. Ne vous y fiez -pas, mes gentils enfants, et gardez vos distances : -mon cheval rue.</p> - -<p>J’avais résolu de rentrer à Z… en paladin Roland -et de pourfendre sans merci tous les mécréants qui se -permettraient d’avoir l’air de me regarder de travers : -mon Père spirituel m’en a dissuadé et m’a fait promettre, -au contraire, d’être avenant, prévenant, charmant, -voire même, si je pouvais, séduisant. Commission -peu facile, n’est-ce pas ? Je l’ai pourtant acceptée, -non point par goût, mais par raison et par devoir.</p> - -<p>Oui, chère mère, par devoir, et parce qu’ayant nettement -conscience d’avoir été pour quelque chose dans -les aberrations de mes pauvres camarades, je veux -réparer le mal que j’ai pu leur faire. Je ne les prêcherai -pas, sinon d’exemple. Je désire leur montrer en -chair et en os un <i>jésuite de robe courte</i> que cette qualité -n’empêche pas d’être un garçon bien élevé, un -joyeux compagnon et un ami très sûr, d’autant plus -sûr qu’il sera désormais intraitable sur certaines plaisanteries, -certains sujets de conversation et certaines -frasques de jeunesse.</p> - -<p>Je vous prie donc, chère maman, de les inviter -comme autrefois à nos petites parties de plaisir, que -nous tâcherons, si vous le voulez bien, de rendre encore -plus amusantes. S’ils y viennent, tant mieux ! Et -si, après, ils y reviennent, ce sera mieux encore : ce -sera la preuve qu’ils n’ont pas trop peur d’un converti -et qu’ils pourront, avec le temps, l’un ou l’autre, -songer à faire comme lui. Quel bonheur alors pour -moi !</p> - -<p>Mon <i>mot</i> s’est allongé plus que je ne voulais, comme -toujours. Cependant je dois, avant de finir, vous -communiquer encore une triste nouvelle. Votre fils, -trouvant que sa mère ne lui suffit plus, s’en est donné -une autre, qui, tout invraisemblable que la chose paraît -à première vue, est encore meilleure que vous. C’est -une très grande et très illustre dame, qui a bien voulu -m’adopter à tout jamais, par acte solennel passé devant -témoins, au pied de l’autel, samedi dernier, en la fête -de l’Annonciation de la sainte Vierge, patronne -des congréganistes et désormais la mienne.</p> - -<p>Pauvre maman, mon nouveau titre vous cause-t-il -beaucoup de chagrin ? J’espère que non. Il m’a été -accordé comme une force et comme un stimulant : il -m’aidera à bien lutter et à vaincre.</p> - -<p>A bientôt ! Mais que c’est loin encore !</p> - -<p class="sign"><span class="blk"><span class="sc">Paul</span>,<br /> -<i>enfant de la sainte Vierge et de maman.</i></span></p> - - - - -<h3 title="30.">30. <i>De ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">25 avril.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>Comme tout est vide ici, depuis que tu n’y es plus ! -Tu avais apporté la joie, la vie, le soleil : il ne reste -plus rien de tout cela. Tu serais mort, que la maison -n’aurait pas un air plus désolé. Maman n’arrive pas à -sourire, malgré la peine qu’elle se donne, et semble -n’avoir pas dormi depuis six semaines. Papa, ces deux -jours-ci, a été absolument morne à table. Il s’est promené -des heures seul au jardin, tirant et cirant fiévreusement -sa moustache, cherchant des yeux, tous -les quarts d’heure, là-bas au loin, par-delà le petit -mur, quelque chose ou quelqu’un qu’il ne découvrait -pas ; puis faisant une caresse à ton chien fidèle, qui le -suivait tête baissée ; rentrant au salon pour donner un -coup de pied au pauvre Minet, qui a eu le mauvais -goût d’exprimer par des ronrons sa joie de ne -plus se voir la queue arrachée par son ennemi mortel ; -puis encore allumant cigarette sur cigarette pour réduire -en fumée son chagrin. A un moment, j’étais -assise dans un coin, lui dans un autre, quand arrive -M. Legrand :</p> - -<p>« Bonjour, Legrand, dit papa. Tu vas bien ?</p> - -<p>— Merci. Et toi ?</p> - -<p>— C’est <i>embêtant</i> d’avoir des enfants comme ça !</p> - -<p>— Comme Jeanne ?… Bonjour, Jeanne.</p> - -<p>— Bonjour, monsieur Legrand.</p> - -<p>— Non, comme mon fils Paul.</p> - -<p>— Il est malade ?</p> - -<p>— Lui ? De l’appétit pour quatre et de la santé pour -six.</p> - -<p>— C’est le travail qui cloche ?</p> - -<p>— Il tient la tête de sa classe.</p> - -<p>— La conduite alors ?</p> - -<p>— Rangé comme une religieuse.</p> - -<p>— Je donne ma langue aux chiens… Il ne vous -aime pas, peut-être ?</p> - -<p>— Je voudrais qu’il nous aimât un peu moins, parce -qu’on aurait au moins un prétexte pour se mettre de -mauvaise humeur, et on n’aurait pas l’air si bête devant -les gens, quand il n’est plus là !</p> - -<p>— Ah ! j’y suis : tu es malheureux d’être trop heureux. -Eh bien, mon ami, je connais des papas qui -changeraient volontiers avec toi. Tu es gâté par le -sort.</p> - -<p>— Je le sais bien, pardi, et c’est ce qui me chiffonne : -on a l’air d’une femme sensible ! Parlons d’autre chose… -Et toi, petite, va porter ailleurs tes yeux rouges : ils -nous gênent ici. »</p> - -<p>Je ne demandais pas mieux, et j’ai été encore pleurer, -comme une sotte, dans la chambre de sainte maman, -que j’ai trouvée à genoux.</p> - -<p>Oui, Paul, je suis une sotte ! Car si tu es devenu si -bon qu’on ne te reconnaît plus, ne devrais-je pas en -être cent fois joyeuse ? Et puisque c’est le collège qui -t’a fait ce que tu es, devrais-je regretter ta rentrée ? Je -veux donc prendre mon cœur à deux mains pour causer -avec toi sérieusement.</p> - -<p>D’abord, du fin fond de mon âme, je te remercie du -bonheur que ta venue et ton séjour ici ont donné à -nos parents. Ce qu’a été pour eux ce bonheur, tu peux -en juger par le chagrin qui a suivi ton départ. Je pensais -bien, d’après tes lettres, que tu serais bon, aimable, -pas trop difficile : mais tu as été parfait. Pas -un mot désagréable pour personne, pas un retour de -vivacité, pas la moindre exigence. La bonne Fanchon -n’en revenait pas et avait fini par s’en inquiéter : -« Ben sûr qu’on lui a fait un mal, à M. Paul, qu’y ne -veut pas dire ! Y ne se plaint pus de rien, d’à présent, -et tout ce qu’on lui z’y fait, bon ou mauvais, c’est -toujours bon. Je l’ons ben vu le jour du macaroni ! Je -l’avions, pour sûr, préparé du meilleur que j’pouvions, -ben baigné, ben cuit et ben frit, avec des œufs frais et -de la bonne râpure de gruyère, tout selon le papier du -cher frère ; maugré ça, y ne valiont pas c’tit de son -collège. Mais c’est point à mi qu’il l’a dit ; y m’en a -remarciée, au contraire, l’pauv’chéri ! Vrai, il est tout -à l’envers d’avant. » Et elle s’essuyait les yeux, du coin -de son tablier.</p> - -<p>De fait, le passé est à cent lieues. Je t’ai bien -observé — pardonne-le-moi : c’était pour clouer le bec à l’oncle -Barnabé, qui s’est encore avisé, l’autre jour, devant -maman et moi (il ne l’aurait pas dit devant papa), de -prétendre que les Jésuites, étant des hypocrites, comme -chacun sait, ne peuvent faire de leurs élèves que des -hypocrites. On voit sans peine que tu n’es plus, comme -autrefois, tout en dehors, tout en l’air : tu es maître -de toi, maintenant, et tu ne t’abandonnes qu’autant -que tu veux. Mais tes bonnes façons, tes petites prévenances, -tes taquineries même, tout ce que tu dis et -tout ce que tu fais a un air si naturel, si simple et -si franc qu’on ne peut s’y tromper. Ce ne sont pas -seulement tes manières qui ont changé, c’est tout -l’homme, et tu es devenu bien vraiment le meilleur -des fils et des frères. N’en sois pas trop fier, n’est-ce -pas ? Le mérite en revient d’abord au bon Dieu et à -tes Pères.</p> - -<p>Faut-il que je dise tout ? Oui, je ne saurais le garder -pour moi. Tous ceux qui t’ont vu à Z… ont fait sur toi -les mêmes remarques. Si tu avais pu entendre les -compliments qu’on est venu faire à maman, dimanche, -au sortir de la messe, sur ta tenue à l’église, et toute -la semaine sur ta parfaite politesse, ta mine ouverte -et franche, ta conversation réservée dans les visites -que tu as dû faire !</p> - -<p>Quant à l’effet produit sur tes anciens camarades, -tu en auras sans doute des nouvelles par Louis. Il -nous a raconté hier qu’ils ont été <i>ahuris</i> de te trouver -à la fois si sérieux (tu devines ce qu’ils entendent par -ce mot) et si bon enfant. Nous avons su par lui comme -tu as gentiment remis en place ce grand niais de G… -qui voulait plaisanter sur le confessionnal :</p> - -<p>« Est-ce que tu y vas ? lui as-tu demandé.</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Alors comment sais-tu ce qui s’y passe ? Moi j’y -vais, et je sais qu’on en sort plus propre et plus léger. -Fais-en donc l’essai et tu pourras en parler. »</p> - -<p>Il paraît que ce malheureux a baissé le nez et que -les autres sont devenus songeurs. Tu verras qu’ils se -confesseront.</p> - -<p>Mais moi aussi, Paul, tu m’as fait faire des réflexions. -Je ne suis pas tout à fait une païenne, assurément ; -je crois que j’aime le bon Dieu et la sainte -Vierge. Mais je devrais être plus solidement pieuse, -moins fière, moins coquette, plus charitable.</p> - -<p>J’aime bien nos parents : ils sont si bons ! Mais -suis-je assez bonne à leur égard ? J’ai encore bien souvent -mes humeurs et mes sots caprices, et alors je ne -sais pas me retenir de leur faire de la peine. Je vois -bien qu’ils ne m’en gardent pas rancune : ils en souffrent -pourtant.</p> - -<p>Je voudrais être sérieuse, forte et bonne comme -toi : je le deviendrais peut-être, si tu m’y aidais. Dis, -mon Paul, le veux-tu ? Jusqu’à présent, je t’ai appelé -mon petit frère : mais te voilà congréganiste de la -sainte Vierge et presque un homme. Les rôles doivent -changer. Tu seras désormais, si tu le veux, mon grand -frère, et moi je serai ta petite sœur, que tu conseilleras, -que tu gronderas et qu’ainsi tu rendras meilleure. Je -ne t’en aimerai pas moins, crois-le bien, — ni plus, -parce qu’il n’y a pas de plus possible.</p> - -<p>A bientôt de tes nouvelles, mon grand frère bien-aimé !</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Ta petite sœur</span>.</p> - - - - -<h3 id="c24" title="31. Convention entre frère et sœur pour leur bien mutuel">31. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">31 avril.</p> - - -<p class="ind">Ma très chère fille en Jésus-Christ,</p> - -<p>C’est avec une édification ineffable que mes yeux -ont lu et que mon âme a goûté les paroles de votre -dernière lettre. Oui, ma fille, ces paroles édifiantes -m’ont grandement édifié, parce qu’elles portent avec -elles une grande édification. Et cette édification est -grande, parce que (j’ose le proclamer bien haut) elle -n’est pas petite. Et elle n’est pas petite, parce que (entendez -bien cet axiome, qui est de la plus haute importance), -quand il s’agit de la perfection d’une âme, -rien n’est petit.</p> - -<p>Or donc, ma fille, puisqu’il vous plaît de faire appel -à ma très humble personne et à ma longue expérience -des choses spirituelles, j’y consens. Et pour coopérer -efficacement à vos saintes aspirations, je compte, pour -aujourd’hui, me borner à vous résumer succinctement, -en trente ou quarante pages, les vingt-six raisons pour -lesquelles, tout en me donnant grande édification, -votre âme me paraît encore assez loin de l’état de perfection, -et ensuite les trente-trois moyens que vous -aurez à employer, d’abord successivement, puis tous à -la fois, pour arriver à cet heureux état par le plus -court chemin, dans quinze à vingt ans — ou davantage.</p> - -<p>J’ai l’intime conviction, fondée sur une infusion -personnnelle des sept dons du Saint-Esprit, que votre -pauvre âme abattue prendra son essor vers les sublimes -hauteurs de la perfection, dès qu’elle aura seulement -trempé le bout de son bec (car on sait indubitablement, -par les imageries de la rue Saint-Sulpice, -que toutes les âmes, étant des colombes, ont un bec), -dès, dis-je, que la vôtre aura trempé son bec dans la -source cristalline de ma direction spirituelle. Car ma -méthode, sans me vanter, se distingue de toutes les -autres par sa simplicité, sa brièveté, sa lumineuse précision, -comme vous le fait déjà subodorer ce modeste -préambule, que j’aurais pu faire plus long de beaucoup.</p> - -<p>Et maintenant, comme dit le grand Bossuet, <i>passons -plus outre…</i></p> - -<p>Veux-tu <i>passer outre</i>, ma petite sœur, et exiges-tu -que le robinet mystique fonctionne ainsi jusqu’au -bout des quarante pages ?</p> - -<p>Si oui, je te préviens que j’entends être payé de ma -peine, à tant la ligne, vu que, pour faire ce métier-là -gratis, j’aimerais mieux casser des cailloux sur une -grande route, à cinquante centimes par jour, — ou -préparer un baccalauréat en plus du mien.</p> - -<p>Sans rire, Jeanne, quelle idée de vouloir prendre -ton petit frère pour ton père spirituel ! En me moquant -un peu de toi, je ne fais que te rendre la pareille.</p> - -<p>Je ne dis rien des compliments invraisemblables -que les bonnes dames de Z…, en quête d’un sujet de -conversation nouveau, sont venues faire à maman sur -mon dos : j’espère bien que maman et papa sont trop -avisés pour donner dans le piège. Ils savent à quoi s’en -tenir. Quant à toi, ma petite sœur, ta perspicacité d’espionne -(le joli rôle que tu jouais là !) a été singulièrement -égarée par le sentiment fraternel. Si je t’ai apparu -si parfait, c’est que tu avais d’avance grande envie -de me trouver conforme à tes rêves. Mais rêve et réalité, -c’est deux.</p> - -<p>Dans la réalité, Jeanne, pour te parler franc, je sais -très bien ce que je vaux et mieux encore ce que je ne -vaux pas. Tu m’ouvres ta conscience, pauvre chérie, -avec une candeur et un abandon qui m’ont profondément -ému : veux-tu un aperçu de la mienne ? Écoute.</p> - -<p>J’ai si longtemps vécu en païen dans ce malheureux -lycée que ma prière se réduit ordinairement à deux -mots : « <i>Pardon</i>, mon Dieu, et <i>pitié</i> ! » Je me confesse -et je communie par devoir, par besoin. Je trouve dans -les sacrements la force, celle du bœuf qui trace laborieusement -le sillon de chaque jour ; mais bien rarement -j’y goûte ces divines douceurs qui font oublier -le terre à terre et le poids de soi-même. Quelquefois, -le croirais-tu ? je me prends d’envie pour les alouettes -que je vois monter si joyeuses dans le ciel pur en chantant -leur alléluia… Sentimentalité, n’est-ce pas, et -vaine ambition ! Cependant, Jeanne, tu sais mieux -que moi combien ces douceurs rafraîchissent le cœur -desséché et facilitent le rude chemin du devoir. Mais -c’est une rosée bienfaisante que je ne mérite pas, à -cause de ces éruptions trop fréquentes encore de mon -orgueil, de mon égoïsme, de ma méchanceté naturelle, -de tout ce fond mauvais qui reste incrusté dans mon -être depuis ma conversion.</p> - -<p>Converti ! Le suis-je ? Tu me félicites d’être maître -de moi et tu me crois fort ! Hélas ! bonne petite sœur, -toi qui as toujours vécu pure et calme sous l’aile -des anges visibles et invisibles, tu ne peux savoir tout ce -qui bout dans les veines d’un garçon de seize ans qui -a vu le mal de près et dont l’âme a gardé des cicatrices -encore fraîches. Je ne tiens debout qu’avec l’appui -constant de mon directeur et grâce à l’encouragement -journalier des amitiés sûres qui m’entourent. Il se -passera du temps avant que je puisse marcher sans -béquilles, avec la seule grâce de Dieu : comment veux-tu -donc que j’aide les autres à marcher ?</p> - -<p>Peut-être as-tu pensé, Jeanne, que je pourrais te -faire bénéficier, par ricochet, de la direction nette et -ferme qu’on me donne ici ? Mais ce qui me convient -ne saurait te convenir. Tu es quelque chose comme -une rose blanche, à peine agrémentée de trois ou -quatre petites épines, juste ce qu’il en faut pour sauver -le proverbe. Moi, je suis un buisson de houx ! Cela ne -se traite pas de même façon.</p> - -<p>Pourtant je ne voudrais pas te faire de la peine, ma -chère bonne Jeanne, et nous pourrions nous entendre, -moyennant un amendement à ta proposition. En -somme, tu veux rendre nos relations plus sérieuses, -plus utiles à notre bien mutuel : je signe cela des deux -mains. Mais qu’importe à ce noble but l’épithète que -nous nous donnerons ? Ne sommes-nous pas assez -grands, pas assez raisonnables tous deux, pour qu’il -n’y ait plus ni petite sœur ni petit frère ? Restons simplement -frère et sœur.</p> - -<p>Tu m’aideras comme tu l’as toujours fait ; je t’aiderai, -si je puis, et nous tâcherons de nous rendre -meilleurs l’un l’autre en nous disant à l’occasion nos -petites vérités et en priant beaucoup, toi pour moi et -moi pour toi.</p> - -<p>Nous commencerons tout de suite, si tu veux, par -faire un bon mois de Marie en vue de notre perfection -commune. Au collège, il a été inauguré, aujourd’hui -même, par un beau salut à la chapelle. Le soir, petits -et grands élèves se sont rangés aux pieds de la Vierge, -brillamment illuminée, qui domine nos cours de récréation, -et là nous avons lancé, à plein cœur et à -pleine voix, dans la nuit qui tombait, un <i lang="la" xml:lang="la">Magnificat</i> -qui a dû faire plaisir aux anges et peut-être à tout le -quartier, un bon kilomètre à la ronde.</p> - -<p>Dans notre étude, contre le mur en face, nous avons -élevé, à grands frais de vieilles caisses, de papier peint -et de génie, un véritable monument, une grotte de -Lourdes. Sur le rocher se dresse majestueuse la basilique, -fidèlement reproduite en carton d’après les -dessins d’un artiste fameux, M. Paul Ker. Dans le -bas, le gave impétueux roule en silence, sur un lit de -sable et de cailloux naturels, ses flots de cristal tortillé. -Au milieu s’ouvre la grotte miraculeuse, dominée -par l’Immaculée Conception, qui sourit à Bernadette -et à une soixantaine de moutons blancs, figurant notre -division. Tout autour, des sapins, des fougères, des -fleurs, témoignages volontaires de notre dévouement -filial à la Reine du lieu. Sur le devant enfin, un petit -panier doublé de satin rose, où viennent tomber les -billets anonymes, dans lesquels chacun, selon l’inspiration -de son cœur, présente à Marie ses requêtes et -les petits actes de vertu pratiqués journellement en -son honneur. Tu auras ta bonne part dans les miens.</p> - -<p>Ces manifestations pieuses, qui jadis m’auraient fait -hausser les épaules, me plaisent aujourd’hui singulièrement -et forment un stimulant très sérieux à ma -bonne volonté. Je sais fort bien qu’elles ne sont pas -la religion, qu’elles ne sont même pas toute la piété, -qu’elles demandent des esprits simples et droits ; mais -j’ai été si longtemps un esprit orgueilleux et frondeur -que j’éprouve maintenant une vraie jouissance, et -comme l’âcre plaisir d’une vengeance satisfaite, à -me faire petit et naïf devant le Maître qui m’a rendu -ses grâces et devant sa douce Mère, qui m’a ramené -à lui et qui veut bien aussi m’adopter pour fils. Demande -à Marie pour moi, Jeanne, de garder jusqu’au bout -de ma vie une âme d’enfant et de ne jamais en rougir.</p> - -<p>J’embrasse ta belle âme de sœur.</p> - -<p>Ton <i>frère spirituel</i>,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="32.">32. <i>De ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">3 mai.</p> - - -<p class="ind">Mon frère.</p> - -<p>Que tu es bon ! Tu as beau me plaisanter et te calomnier, -va, une sœur ne s’y méprend guère. Ta lettre -vaut bien pour moi quatre sermons de M. l’aumônier -des Ursulines, qui est un saint homme et mon confesseur -ordinaire. Je ne prétends pas que tu prennes -sa place au confessionnal : comment ferais-tu pour -m’absoudre ? Mais j’ai besoin comme toi d’une amitié -jeune et sûre, pour m’aider à traduire en actes les -sages conseils de mon père spirituel et de mes parents. -Toi tu as pour cela ton impeccable ami Jean, ton -second ange gardien : je n’ai personne. Parmi les -jeunes filles que je vois, il n’y en a pas une à qui je -voulusse parler de mes défauts : elle irait en rire avec -les autres, et je n’en vaudrais pas mieux.</p> - -<p>Ta réponse, Paul, me montre le fond de ton âme -droite et de ton cœur aussi fort que tendre : j’ai toute -confiance en toi, j’accepte sans réserve les conditions -que tu poses et je compte définitivement que tu me -prêteras désormais ta force, ta franchise et ta bonté -pour m’aider à marcher dans le devoir toujours, comme -toi et avec toi. La Reine des anges, dont nous sommes -tous deux les enfants, bénira nos bons désirs et nos -efforts : je l’en prierai tous les jours de son beau mois -et après.</p> - -<p>Quant aux piquants du buisson de houx, ils ne m’effrayent -guère et ne m’empêchent pas de t’embrasser -mille fois.</p> - -<p>Ta sœur,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p> - - - - -<h3 id="c25" title="33. Consultation d’un ami troublé : le remède">33. <i>De Louis.</i></h3> - -<p class="date">5 mai.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>Je n’y tiens plus : il faut que je te vide mon cœur. -Il est plein, non pas d’amertume ni d’angoisse, mais -d’un sentiment indéfinissable, poignant, mélange de -l’une et de l’autre.</p> - -<p>Tu es donc sorcier ? Je me croyais pourtant préparé -par ta chère correspondance à trouver en toi des changements -considérables ; mais il ne reste rien de mon -ancien ami, rien que son amitié. Oh ! ce n’est pas un -reproche, Paul : si tu es changé, tu ne l’es pas à ton -désavantage. Mais cet abîme qui nous sépare, ce contraste -loyal qui existe entre nos deux âmes, tandis -que nos cœurs, je le sens bien, restent aussi fraternels -qu’autrefois, me torture.</p> - -<p>Ta première vue m’avait seulement un peu saisi, -étonné. Je pouvais mettre cette impression sur le -compte des effets naturels de l’âge : en six mois, le -physique d’un jeune homme peut se modifier beaucoup. -Mais en t’écoutant parler, en observant surtout -ton attitude si réservée et pourtant si franchement -cordiale à l’égard de nos camarades communs, en -constatant sur les points délicats cette intransigeance -si aimable et si calme, il m’a bien fallu convenir qu’il -s’est opéré chez toi une réaction profonde, et ma surprise -est devenue de la stupéfaction, une stupéfaction -obsédante.</p> - -<p>Je n’ai pas seul éprouvé cette impression : tous nos -copains l’ont exprimée devant moi. Quelques-uns, par -habitude, ont essayé d’en blaguer : cela n’a pas pris -sur les autres, qui m’ont paru plutôt préoccupés de -ta conversion. Ils savent que tu n’appartiens pas au -troupeau des sots. L’un d’eux a dit carrément : « Il vaut -mieux que nous. » Et il avait raison : tu vaux -incontestablement mieux que nous tous, bien mieux -que moi. Tu es dans le vrai : nous sommes, non pas -dans le faux, — car chez nous il serait inutile de chercher -un principe ferme de conduite, — nous sommes -dans les hasards du <i>lâchez-tout</i> ! Où va le vent, nous -allons.</p> - -<p>Moi, je ne veux plus de cette situation équivoque, -intolérable. Tes lettres ont depuis longtemps remué -ce qui peut rester en moi de sentiments <i>honnêtes</i> (j’emploie -un terme large). C’est en vain que j’ai essayé -parfois de couvrir ce travail intime sous de mauvaises -plaisanteries qui n’ont pas trompé ta clairvoyance. -J’en suis arrivé à ce même état où, naguère, tu te -sentais le plus malheureux des hommes de ne pas ressembler -à tes bons amis de là-bas, et je me rends parfaitement -compte, à mon tour, qu’il n’existera plus -pour moi de repos jusqu’au jour où mon âme sera libre -comme la tienne.</p> - -<p>Pour en arriver là, mon cher Paul, que dois-je faire ? -S’il faut que j’aille te retrouver chez les Jésuites, -j’irai : vus à travers toi, ils ne m’effrayent plus. Parle, -conseille-moi : ta réponse sera pour moi parole d’Évangile.</p> - -<p>Ton pauvre ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Louis</span>.</p> - - - - -<h3 title="34. ">34. <i>A Louis.</i></h3> - -<p class="date">7 mai.</p> - - -<p class="ind">Mon bien cher ami,</p> - -<p>Le jour où Dieu m’a fait la grâce de m’accueillir -comme l’enfant prodigue repentant, a été, après celui -de ma première communion, le plus heureux de ma -vie : ta conversion sera le troisième. Merci, mon cher -Louis, de la bonne nouvelle qui m’annonce enfin que -ce jour approche. Que de fois déjà, depuis six mois, -sans te le dire, j’ai demandé à la douce Mère du Sauveur -que rien ne nous séparât plus ! Me voilà exaucé : -encore une fois, et du fond de mon affection pour toi, -merci.</p> - -<p>Tu me demandes : « Que faire ? » Mais tu sais bien -par où j’ai passé pour rentrer en grâce avec mon Père, -qui est le tien aussi. Il faut te mettre à deux genoux, -te frapper la poitrine et dire : « Mon Père, j’ai péché -contre le ciel et contre vous : je ne suis plus digne -d’être appelé votre fils. » Le Père te relèvera, te pressera -sur son cœur, mêlera ses larmes aux tiennes, et -tu seras encore son fils — et mon frère. Ce n’est pas -difficile : on le voit après coup, lorsque les clartés -de la divine miséricorde ont dissipé les fumées d’orgueil -ou de défiance que l’ennemi avait excitées entre -l’âme coupable et son juge. Ce juge, ce père se fait -représenter ici-bas par un juge humain qui est encore -un père. Cœur de Dieu, cœur de prêtre, c’est tout un. -N’aie pas peur.</p> - -<p>Papa viendra me voir à la Pentecôte : c’est la première -communion du collège. Ah ! si tu pouvais l’accompagner, -passer ici tes deux jours de congé, t’aboucher -avec mon directeur et régler avec lui ton petit -compte ! Ce ne serait pas long et j’aurais l’immense -joie d’assister à ton second baptême. Demande-le à -ta bonne maman : j’ai quelque raison de croire qu’elle -m’aime un peu et que l’assurance de nous faire -un grand plaisir à tous deux sera plus forte que sa crainte -des Jésuites. Dis-lui de ma part qu’ils ne te mangeront -pas.</p> - -<p>En attendant, mon cher Louis, prends confiance. -J’ai lu quelque part que le désir sincère de la conversion -est déjà une conversion et que la miséricorde -vient au-devant de ceux qui la cherchent. Je vais redoubler -mes prières pour hâter, si je puis, le moment -de ta liberté. Mais, de ton côté, prie la Mère de miséricorde, -Marie : elle te fera moins peur que ton juge, -elle te présentera à lui et t’obtiendra le courage qu’il -faut pour conquérir la joie du cœur par la pureté.</p> - -<p>Adieu fraternel, et au revoir bientôt, je l’espère !</p> - -<p>Ton ami plus que jamais,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="35.">35. <i>De Louis.</i></h3> - -<p class="date">10 mai.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>Victoire sur toute la ligne ! J’irai te voir à la Pentecôte. -Avertis ton Père spirituel et confesse-moi d’avance -à lui, pour que j’aie moins à dire et qu’il ne soit -pas trop méchant.</p> - -<p>Ton papa est enchanté de ne pas voyager tout seul. -Il m’a dit : « Tu verras ce collège, mon ami, et tu m’en -diras des nouvelles ! »</p> - -<p>Nos deux mamans sont enchantées de procurer à -leurs fistons réunis un peu de bon temps. Elles ne se -doutent pas du vrai but, au moins la mienne. Pour la -tienne, je n’en répondrais pas : elle a du jésuite !</p> - -<p>Quant à ta sœur Jeanne, c’est une petite impertinente. -Elle avait assisté au conseil de famille, où le -voyage a été décidé. Ne voilà-t-il pas qu’à table, étant -assise près de moi, elle me demande tout à coup, de -son air le plus naturel, si c’était pour <i>aller faire mes -pâques</i> ? Comme je ne m’attendais pas à cette boutade, -j’ai piqué un soleil et bafouillé : elle s’est mise à -rire de toutes ses dents. On ne se défie jamais assez -de ces créatures-là. Mais, tant pis ! J’accepte toutes -les humiliations et elles n’empêcheront pas que le plus -enchanté, dans cette histoire, c’est encore Bibi.</p> - -<p>Tu as eu là, mon ami, une riche idée ; je t’en remercie. -Elle arrange tout et coupe court à tous les -faux-fuyants. Je suis dans le sac et bien content d’y -être. Donc, à quinze jours ! Ils vont me paraître interminables. -Pour les raccourcir, je me propose de <i>potasser</i> -d’arrache-pied mon <i>bachot</i>…</p> - -<p>Je m’aperçois un peu tard que mon langage n’est pas -aussi châtié que le tien, qui m’avait déjà frappé durant -ces vacances. A réformer avec le reste.</p> - -<p>Ton professeur a une manière originale de vous -préparer au baccalauréat ; je suis curieux de savoir -où vous en êtes après vos six mois de rhétorique classique, -et comment vous employez le petit semestre -réservé au chauffage. Dis-le-moi. Les observations du -grand réformateur futur de l’Université de France -m’intéressent beaucoup ; ne crains pas les détails.</p> - -<p>Je tâche de prier et je n’ai pas trop la <i>frousse</i> (ah ! -l’incorrigible potache !) ; puisque tu en es sorti, j’en -sortirai. Mais prie ferme pour moi ; j’y compte.</p> - -<p>Ton humble et reconnaissant ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Louis</span>.</p> - - - - -<h3 id="c26" title="36. Le baccalauréat et le chauffage">36. <i>A Louis.</i></h3> - -<p class="date">13 mai.</p> - - -<p class="ind">Mon trop humble et reconnaissant ami,</p> - -<p>Au reçu de ta lettre, je n’ai fait qu’un bond chez le -P. X… pour lui annoncer ta prochaine arrivée et lui -crayonner ton portrait au naturel. Je ne t’ai pas flatté ; -mais l’impérieux devoir de la franchise m’a pourtant -forcé à dire de toi un peu de bien. Je sais que tu diras -toujours assez de mal. Quant à l’accueil que le Père -te réserve, ne te mets point martel en tête. Il y a le -premier regard, le coup de feu plongeant, qu’il n’est -pas possible d’éviter ; il faut bien qu’on s’aborde par -un bout. Mais ce ne sera qu’un éclair, immédiatement -effacé par un de ces bons sourires qui font l’effet d’un -rayon de soleil printanier. Encore une fois, n’aie pas -peur. Tu seras reçu comme je l’ai été, à bras ouverts, -et tu verras comme il fait bon s’y jeter avec toutes -ses misères.</p> - -<p>Moi aussi, je vais trouver longs ces quinze jours, et, -par contre, je déplore d’avance la rapidité avec laquelle -passeront les deux jours de congé. Mais il faut -se faire une raison. Avec l’âge on finit par entrevoir -que la vie doit être autre chose qu’une série de plaisirs -variés. <i>Travaillons</i>, disait encore en mourant je ne -sais plus quel César du vieux temps : c’est un beau -mot pour un païen, et qui fournit une belle devise, -même pour les chrétiens qui ne sont pas empereurs.</p> - -<p>En ce moment, chez nous, la préparation du baccalauréat -bat son plein. Je vois maintenant, plus que -jamais, combien la méthode de notre professeur est -pratique et sage. Tu veux savoir ce que m’ont appris -mes six mois de rhétorique <i>vieux jeu</i> ?</p> - -<p>D’abord, je crois avoir appris quelque peu à écrire -en français. Le travail que j’ai fait pour y arriver ne -ressemble pas, je le dis tout de suite, au travail contre -nature auquel nous a condamnés, l’an passé, notre -professeur de seconde. Tu te rappelles qu’il nous parlait -au moins deux fois par jour de son diplôme d’agrégé ; -il ne voyait rien au delà et couchait avec. Dès le lendemain -de la rentrée, quand nous ne savions pas encore -mettre sur pied une phrase correcte, cet enragé de -critique littéraire nous imposa comme devoir ce qu’il -appelait solennellement une <i>dissertation</i>. Ne connaissant -pas ce dont nous avions à parler, nous achetâmes des -bouquins (il y en avait un de lui) où le devoir se trouvait -tout fait, et nous employâmes toute notre ingéniosité -à accommoder le plat de manière à laisser croire au -bonhomme qu’il sortait de notre cuisine — ou de la -sienne. Et ce fut ainsi toute l’année. A la fin, nous -avions acquis une incontestable dextérité à fabriquer -des <i>dissertations</i> avec des découpures ; en outre, nous -possédions un choix assez riche de formules banales -pour louer convenablement des auteurs ou des œuvres -que nous connaissions à peine de nom. Mais si, hors -de là, l’un d’entre nous était de force à mettre une idée -personnelle en français lisible, il ne le devait pas à -l’agrégé, ni à ses dissertations.</p> - -<p>Ici, on ne nous apprend pas à écrire comme si nous -aspirions tous à l’agrégation ès lettres : on veut que -la plume entre nos mains puisse devenir un instrument -universel. Durant le premier semestre, nous avons fait -au moins quarante à cinquante compositions françaises, -deux par semaine, sur tous les sujets et dans -tous les genres possibles : discours historiques ou -autres, harangues et plaidoyers, lettres, tableaux, -portraits, dialogues… La variété des situations, des -idées, du ton et du style écartait l’ennui, tenait l’esprit -en haleine, fournissait aux talents spéciaux l’occasion -de se montrer, enfin nous exerçait à tous les développements. -Aussi, amour-propre à part, je me crois -personnellement en mesure d’écrire une page raisonnable -sur n’importe quel sujet de ma taille. C’est un -résultat qui, tu l’avoueras, dépasse notablement celui -d’un vulgaire chauffage pour le baccalauréat et qui, -après le baccalauréat, gardera son prix.</p> - -<p>Quant à cette critique littéraire qui fait la matière -habituelle de la composition française au baccalauréat, -je te dirai, mon ami, qu’elle ne me préoccupe guère. -Les auteurs classiques sur lesquels elle pourra tomber, -grecs, latins et français, nous les avons étudiés à fond, -comme je te l’ai expliqué : donc les éléments d’une -bonne critique ne nous manquent point. La répétition -générale par pays et par genres, que nous faisons -durant ces derniers mois, achèvera de nous donner -les idées d’ensemble et nous permettra les comparaisons, -si chères, paraît-il, à nombre d’examinateurs. -Pour nous familiariser avec la forme spéciale au genre, -étant donnée la souplesse de style acquise par les exercices -précédents, quelques applications bien choisies -pourront suffire.</p> - -<p>Voilà pour la composition française. En version latine, -nous sommes forts comme des Turcs, et même -davantage. Nous en avons fait deux par semaine, selon -une progression croissante de difficulté : d’abord les -historiens faciles ; puis les poètes, pas commodes quelquefois ; -pour le dernier trimestre, le profond et abrupt -Tacite, les traités oratoires et philosophiques du copieux -Cicéron, les savants casse-cou du sage et subtil Sénèque. -D’ailleurs, nous avons eu chaque jour, dans la prélection -du professeur, un exercice incomparable de -traduction, et je mets en fait qu’après avoir fouillé -avec lui dans tous les sens, pendant six mois, les meilleurs -endroits des bons auteurs, un élève de quelque -intelligence ne restera jamais coi devant un texte latin -ou grec, quand il ne l’aurait pas vu de sa vie.</p> - -<p>Aussi, pour la préparation des auteurs inscrits au -programme, on ne juge pas utile, dans cette maison, -de recourir aux <i>corrigés</i>, si indispensables au lycée : -ils sont même formellement interdits. Quelquefois, -pour nous faire connaître ou nous rappeler l’ensemble -d’une œuvre, le professeur nous en lira une traduction -rapide, que nous suivrons sur le texte : ce sera tout.</p> - -<p>Depuis Pâques, nous donnons aux matières de pure -mémoire le temps que réclame leur répétition générale ; -mais tous les loisirs qu’elles nous laissent sont -consacrés, comme auparavant, à l’étude des trois -langues classiques par la prélection et la version, par -la composition française et latine, par le thème grec…</p> - -<p>Hé ! oui, mon ami, le thème grec ! La « réaction profonde » -que tu as découverte chez moi, l’autre jour, -va plus loin encore que tu ne pensais : elle va jusqu’à -cet épouvantail qu’on nomme le thème grec. Le premier -qu’il m’a fallu élaborer ici, m’a fait suer d’ahan. -Mais il m’a rendu un gros service : il m’a prouvé victorieusement -que je ne savais pas un mot de grammaire. -Aussi je fus classé dans les derniers : je ne l’ai -dit à personne, mais j’en ai été tellement vexé que, -trois mois après, je savais ma grammaire et je constatais -que mes progrès dans l’intelligence des auteurs -suivaient exactement mes progrès en thème grec. Aujourd’hui -je compte parmi les hellénistes de la classe -et je lis Homère pour mon plaisir.</p> - -<p>La difficulté du grec, mon bon, gît tout entière dans -l’imagination, l’ignorance et la paresse — et rien que -là : c’est ma conviction irréductible.</p> - -<p>Je t’entends venir : « Et les vers latins ? » — Nous -en faisons encore, quoique un peu moins qu’avant -Pâques, et même en pensum. L’autre jour, pendant -que le professeur parlait, un impertinent moineau -vint se mettre sur l’appui d’une fenêtre ouverte, regarda -dans la classe et se mit à parler aussi à sa façon. -Cela me fit rire. Le Père s’interrompit pour me demander -la cause de ma gaieté soudaine : « Mon Père, c’est -ce moineau-là, qui répondait <i>oui, oui</i>, à tout ce que -vous disiez. » Là-dessus, rire général, que le Père partagea. -Puis il me dit solennellement : « Paul Ker, -en punition du désordre que vous venez de causer, -vous me ferez pour ce soir un distique sur le -moineau. Et qu’il soit bon ! — J’y tâcherai, mon Père. » Voici -ce que j’apportai :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Dignus eras intrare scholam, passercule, nostram :</i></div> -<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Cuncta probamus enim, nos quoque, dicta Patris.</i></div> -</div> - -<p>Pour les profanes :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Quand notre Père a dit son mot.</div> -<div class="verse i2"><i>Oui, oui</i>, pense tout bas la classe :</div> -<div class="verse i2">L’oiseau qui l’a pensé tout haut</div> -<div class="verse i2">Mérite parmi nous sa place.</div> -</div> - -<p>Le distique et le quatrain eurent l’honneur d’une -lecture publique — et d’un <i>oui, oui</i> unanime, durant -l’un des repos de cinq minutes que le Père nous accorde -entre deux heures de classe. Je n’en suis pas plus -fier, car c’était un simple jeu.</p> - -<p>Peut-être vais-je t’étonner, cette fois, en sens contraire -de tout à l’heure. Autant je crois le thème indispensable -pour savoir honnêtement son grec et son -latin, — parce qu’il est la forme élémentaire de la -composition personnelle et que, sans la composition -personnelle, écrite ou orale, il me paraît impossible -de se rendre un compte exact de l’esprit et des difficultés -d’une langue morte ou vivante, — autant je -suis disposé à admettre que le vers latin, comme le -vers français, et plus que lui, pourrait sans grand -inconvénient être réservé à une élite. Je sais fort bien -(on nous l’a dit) que c’est un exercice très efficace de -gymnastique intellectuelle, d’avoir à changer vingt -fois un mot ou un tour de phrase pour que, tout en -restant correct, juste et poétique, il s’adapte en outre -au moule inflexible du mètre. Je tiens qu’une bonne -pièce de vers, sans solécisme, sans cheville ni vulgarité, -constitue un tour de force extraordinairement -méritoire et honorable pour ceux qui le réussissent, -à notre âge. Mais les tours de force ne s’imposent pas, -et quand on n’a pas de quoi y réussir, il me paraîtrait -sage de n’y pas perdre son temps.</p> - -<p>Qu’on fasse donc du thème grec pour arriver plus -vite à la connaissance restreinte qui nous est demandée -de cette langue ; pour le latin, qui nous touche de -plus près, qu’au thème on joigne la narration et le -discours : rien de plus raisonnable. Mais qu’on réserve -la poésie latine et française aux privilégiés que <i>leur -astre en naissant a formés poètes</i> — et qu’on laisse les -pauvres gens, pour qui <i>Phébus est sourd et Pégase -rétif</i>, à leur métier de nature ! Ils comprendront un -peu moins bien les beautés de forme des poètes, mais -y trouveront encore assez d’autres mérites.</p> - -<p>Je finis. Pour varier nos plaisirs et combattre l’ennui -des répétitions, notre professeur a eu l’attention de -garder pour ce dernier semestre quelques œuvres plus -piquantes, d’Horace, d’Aristophane, de Molière, du -dix-huitième et du dix-neuvième siècle ; en sorte que -nos classes de littérature sont à la fois bien remplies -et intéressantes. Par ces chaleurs, c’est aussi précieux -que nécessaire.</p> - -<p>Nos autres cours : histoire, langues, mathématiques, ne -chôment pas non plus, et le feu sacré est périodiquement -attisé par les <i>colles</i> hebdomadaires, sans préjudice des -<i>sabbatines</i>… Mais t’ai-je dit ce que sont nos <i>sabbatines</i> ? -Je ne pense pas. Je te parlerai de la prochaine, à -laquelle je suis personnellement intéressé. Pour cette -fois, j’ai déjà trop causé. Bonsoir, mon cher Louis.</p> - -<p>Ton propre baccalauréat va peut-être souffrir quelque -peu des soucis que te donnera ta <i>grande affaire</i>. Mais -le bon Dieu saura bien te dédommager après.</p> - -<p>Tout à toi,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c27" title="37. Sabbatine : Lettres et Sciences">37. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">22 mai.</p> - - -<p class="ind">Mon cher,</p> - -<p>J’ai promis de te parler de <i>ma sabbatine</i> : j’ai eu -tort, car c’est te condamner à entendre des redites. -Mais tu le veux, soit satisfait.</p> - -<p><i>Sabbatine</i> vient du mot <i lang="la" xml:lang="la">sabbatum</i>, samedi. Ce jour-là, -durant la seconde partie de la classe du matin, -dame Éloquence et dame Littérature se transportent -l’une chez l’autre, alternativement. Là, sous la présidence -du P. Recteur ou du P. Préfet, devant tous les -rhétoriciens et les humanistes, quelques élèves, pris -dans les divers rangs d’une des deux classes, montent -sur l’estrade et font valoir, du mieux qu’ils peuvent, -un travail de leur façon, quelquefois amendé -par le professeur, d’autres fois présenté à l’état natif. -Les lectures sont assez souvent variées d’une déclamation, -ne serait-ce que pour donner occasion à tous les -talents de se produire : celui de déclamateur est parfois -solitaire.</p> - -<p>Quand on veut prêter à cet exercice d’assouplissement -une forme particulièrement intéressante, surtout -en rhétorique, on en fait une joute oratoire. Toujours, -comme tu vois, l’humeur batailleuse des <i>soldats de -Loyola</i> ! Tantôt c’est un procès avec réquisitoire, -plaidoirie pour et contre, résumé des débats et sentence -motivée ; tantôt une discussion réglée, sur un sujet -littéraire ou autre, bien choisi, entre personnages -fictifs ou réels. Cette fois, la rhétorique a débattu, -arguments en main, la controverse très actuelle entre -les partisans respectifs des <i>Lettres</i> et des <i>Sciences</i>, -au point de vue spécial de l’enseignement secondaire -dans les collèges.</p> - -<p>J’ai eu l’honneur de plaider pour les Lettres : tu -n’en seras pas surpris, car tu connais mes préférences. -Mais je n’y ai pas mis de passion et crois avoir été -modéré. Tu conçois que je me suis largement inspiré -de mes deux conversations pédagogiques avec mon -professeur. Les arguments pour et contre avaient, à -l’avance, fait le sujet de deux devoirs contradictoires -et d’une discussion générale en classe, à la suite de -laquelle on avait désigné les deux champions du tournoi. -Jean se dévoua à défendre les Sciences, évidemment -par vertu pure et sans conviction, me laissant -le beau rôle et acceptant d’avance la défaite. La veille -de la <i>sabbatine</i>, le professeur avait entendu la lecture -des deux plaidoyers, donné son avis et déclaré aux -orateurs que, le lendemain, du haut des Pyramides, -quarante siècles les contempleraient. Avoue que c’était -intimidant : j’ai failli en perdre une demi-heure de -sommeil, chose énorme pour moi.</p> - -<p>Le lendemain, pour comble d’honneur et de terreur, -le fauteuil du président de cette lutte pyramidale était -occupé, non point par le P. Recteur, mais par le -P. Provincial de Champagne, arrivé la veille au soir -pour la visite annuelle du collège. C’est, chez les Jésuites, -le grand supérieur qui vient immédiatement -après leur Général, comme les évêques ou les archevêques -après le Pape. Notre professeur, pour nous -rassurer, nous dit que le P. Provincial étant le père -des autres Pères, se trouvait naturellement notre -grand-papa et, par suite, ne pouvait qu’être très bienveillant -pour nous. De fait, après le petit compliment -d’usage qu’on lui adressa, il nous dit un mot si encourageant -que nous ne songeâmes plus qu’à justifier le -moins mal possible son attente et à lui donner bonne -opinion de la Rhéto.</p> - -<p>Le défenseur des Sciences ouvrit le feu. Il démontra -ou du moins essaya de démontrer qu’elles sont de -beaucoup supérieures aux Lettres par leur but, par -leur puissance éducatrice, par leur utilité.</p> - -<p>« Leur but est de développer principalement la raison. -Or, la raison est la faculté maîtresse de l’homme, -celle qui l’élève non seulement au-dessus de l’animal, -mais au-dessus de ses semblables, quand ils se laissent -guider par les rêves de l’imagination ou les caprices -de la sensibilité. » Ce fut un beau pathos, où l’orateur -fit preuve d’assez fortes études… littéraires.</p> - -<p>« Quant à la puissance éducatrice des Sciences, elle -consiste dans l’habitude du raisonnement, qui, pratiqué -de bonne heure et avec persévérance, donne à -l’esprit cette justesse, cette pénétration, cette trempe -solide qui a fait un Blaise Pascal.</p> - -<p>« Sans doute, les Sciences ne développent guère -l’imagination et point du tout la sensibilité ; mais ces -deux facultés ne procurent que de vaines jouissances -et contribuent bien plus souvent au malheur des -hommes qu’à leur bonheur. Les Sciences préparent à -la vie pratique, positive ; elles mènent quelquefois -aux situations brillantes et influentes, toujours aux situations -utiles. »</p> - -<p>Conclusion : « Le <i>savant</i> n’a rien à envier au <i>lettré</i> -et il semble désirable que, pour le bonheur de l’humanité, -l’enseignement scientifique prenne dans les -collèges une place prépondérante. »</p> - -<p>Cette conclusion parut tellement audacieuse que, -malgré le talent incontesté de l’honorable préopinant, -elle ne fut que faiblement applaudie.</p> - -<p>Je pris à mon tour la parole et dis, en substance, ce -qui suit :</p> - -<p>« Le grand avantage que les Lettres me semblent -avoir sur les Sciences, c’est de former l’homme tout -entier, en cultivant toutes ses facultés nobles, dans -l’ordre naturel de leur éclosion et de leur développement.</p> - -<p>« L’enfant ne commence point par raisonner : il -regarde, prend des idées, les case dans sa mémoire ; le -jugement et le raisonnement ne viennent qu’après. -Vouloir lui imposer dès l’abord le travail de l’étude -scientifique, c’est risquer de dessécher son esprit et de -faire éclater son petit cerveau. On cite Pascal, mathématicien -et inventeur à douze ans ! Pascal fut un de -ces prodiges qui, par leur nature exceptionnelle, confirment -précisément la règle générale. D’ailleurs sa précocité -en mathématiques ne lui a guère porté bonheur, -puisqu’à vingt-six ans il se trouva, comme plus d’un -polytechnicien de nos jours, réduit à une impuissance -intellectuelle qui l’empêcha de rien achever, sauf ses -<i>Provinciales</i>, où la littérature tient beaucoup plus de -place que la raison.</p> - -<p>« Sans doute, la raison est la faculté maîtresse de -l’homme, et nous l’admettons si bien qu’au faîte -de l’enseignement littéraire nous posons la philosophie, -qui est, je crois, la science du raisonnement. Mais -nous ne mettons pas la charrue avant les bœufs : nous -attendons que les années et l’habitude du travail -intellectuel nous aient rendus aptes aux études abstraites.</p> - -<p>« Il ne faut pas croire, du reste, que l’enseignement -littéraire laisse dormir la faculté de raisonner : il la -met sans cesse en œuvre, avec l’imagination et la sensibilité, -dans ces exercices de lecture, de traduction, -d’analyse, de composition personnelle, qui remplissent -les années de grammaire et de littérature. Est-ce que -les règles de syntaxe ne sont pas des lois, des formules, -des théorèmes, qui sollicitent sans relâche le jugement -de l’élève pour ses devoirs classiques ? Une version -est-elle autre chose qu’un problème ? Un discours -n’exige-t-il pas, avec la convenance du style, la logique -dans les idées ?</p> - -<p>« Mais la raison ne fait pas seule la grandeur de -l’esprit humain : à côté du vrai, il y a le beau et le -bien, qui font le charme et le but supérieur de -notre vie. Les Sciences ne connaissent pas le beau et le -bien ; les Lettres ont pour mission spéciale de disposer -les jeunes esprits à comprendre, à admirer, à mettre -en œuvre l’un et l’autre. A cet effet, la Providence -semble avoir créé exprès un instrument merveilleux, -cette double littérature d’Athènes et de Rome, double -et une, qui, de l’aveu de tous les siècles, offre dans -ses chefs-d’œuvre variés une perfection voisine de -l’idéal. A cette école se sont formés, non pas seulement -notre idiome national, mais encore cet esprit net -et vif, délicat et fin, simple et distingué, qui se nomme -dans le monde entier l’<i>esprit français</i> et qui semble -avoir une sorte d’affinité naturelle avec tout ce qui -porte la marque du beau et du bien.</p> - -<p>« L’enseignement scientifique, essentiellement étroit, -positif, exclusif, peut convenir au génie utilitaire -d’autres nations, pour qui les intérêts matériels priment -tout : notre idéal est plus élevé, et nous tenons -que l’enseignement classique seul prépare des hommes -complets, des esprits vraiment supérieurs et des Français -de France. »</p> - -<p>Cette fois (je le dis sans fierté), les applaudissements -éclatèrent franchement, conduits par mon -adversaire.</p> - -<p>Le R. P. Provincial commença par le féliciter d’avoir -défendu avec entrain et habileté une thèse ingrate, -dont il ne devait pas désirer bien vivement le triomphe. -« De fait, ajouta-t-il, si on vous avait appliqué, -depuis votre sixième, le programme scientifique -que proposait votre conclusion, nous aurions perdu -aujourd’hui un plaidoyer bien écrit et plus tard peut-être -un bon orateur, pour gagner, qui sait ? un médiocre -savant. » On applaudit. Il continua :</p> - -<p>« Dieu me garde, mes enfants, de condamner les -Sciences et de déprécier les savants : j’ose même espérer -que plus d’un parmi vous est appelé à se distinguer -dans la carrière scientifique. Mais je dis <i>appelé</i> ; -car n’est pas mathémacien ou physicien qui veut, -pas plus que poète ou orateur. Je vous laisse entrevoir -par là, mes amis, le vice radical de ces programmes -nouveaux, qui viennent périodiquement bouleverser -et fausser notre enseignement, sous prétexte de mieux -l’adapter aux besoins modernes. On veut forcer la -nature, forcer le talent : on oublie que la nature a ses -lois et que le talent est un don de Dieu seul.</p> - -<p>« Le devoir des éducateurs ressemble à celui d’une -mère attentive, qui aide sans impatience les premiers -pas de son enfant et l’amène peu à peu à marcher, -puis à courir, enfin à se diriger librement. C’est ce -que fait, comme l’a dit excellemment le second orateur -(salue, mon ami !), la vieille méthode classique : -son mérite capital est de favoriser le développement -progressif des dons naturels, tout en réservant l’avenir. -Talents et vocations ne se manifestent pas toujours dès -les premières années d’études : en les préjugeant trop -tôt et en vous assignant d’une façon absolue avant -l’âge votre future carrière, sans être assurés du succès -et des vues de la Providence, vos parents et vos maîtres -s’exposeraient à vous rendre malheureux.</p> - -<p>« Rien n’est perdu, tout est profit, dans les études -grammaticales et littéraires qui, avec la mesure convenable, -mais secondaire, de sciences mathématiques -et autres, charment ici vos loisirs studieux. Lorsque -vous en aurez heureusement atteint le terme, votre -esprit sera comme une machine parfaitement construite -et montée, prête à se mouvoir dans toutes les -directions. Il restera encore devant vous du travail, -des études spéciales de philosophie, de sciences, de -droit, de médecine, de guerre, d’industrie, de diplomatie : -le champ est vaste. C’est parfois encore une -rude traversée à entreprendre avant d’aborder au rivage -souhaité ; mais préparés solidement et armés de -courage, vous pourrez, en lançant votre barque sur -la haute mer, dire aussi avec confiance, comme ces -hardis marins chrétiens : <i>A Dieu va !</i> Et vous arriverez. -Vous conquerrez votre belle place au soleil et -vous ferez profiter vos semblables, votre famille et la -patrie des dons que vous avez reçus d’en haut pour -votre bien et le leur. Sans avoir été des <i>utilitaires</i>, -vous serez des hommes <i>utiles</i>, parce que vous serez -des hommes <i>bien élevés</i>, dans toute l’extension du -mot. Je vous le souhaite de tout cœur et je l’attends -de votre bonne volonté.</p> - -<p>« Je félicite en particulier le défenseur des Lettres, -dont j’ai admiré l’esprit lucide et pratique (ici j’ai pudiquement -rougi, pendant que mon professeur, sans -doute, riait sous cape du compliment que je lui volais) ; -mais je remercie les deux orateurs du plaisir délicat -qu’ils nous ont donné. »</p> - -<p>Après la séance, nous allâmes remercier à notre -tour le R. Père, qui nous réitéra sa satisfaction et -nous offrit un joli souvenir.</p> - -<p>Sur ce, je m’empresse de me taire, dans l’attente -impatiente de ta visite. C’est dans moins de huit jours. -Quelle joie ce sera de nous sentir tout à fait frères ! -Je continue à prier de toute mon âme pour qu’il n’y -ait aucun nuage à ce bonheur.</p> - -<p>Ton ami à toujours,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c28" title="38. Première Communion">38. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">2 juin.</p> - - -<p class="ind">Ma sœur,</p> - -<p>Finie la fête, mais non le plaisir. C’est l’énorme -différence qu’il y a entre les réjouissances ordinaires, -où tout est pour les yeux et les nerfs, et ces bonnes -fêtes du bon Dieu, où le cœur a la grosse part et dont -le meilleur reste encore longtemps au fond de l’âme, -comme un excès de sucre, servi par toi, au fond de la -tasse de thé. Ma comparaison est d’un vulgaire gourmand ; -mais c’est tout de même ça.</p> - -<p>Cette fois, la rosée est descendue et j’ai délicieusement -pleuré. Je n’ai pas été le seul. Louis est allé à la -sainte table avec moi, à la suite des radieux petits premiers -communiants et, revenu à sa place, il a mis les -yeux dans son mouchoir durant une demi-heure. -Quand nous nous sommes retrouvés au parloir, il s’est -jeté à mon cou et m’a dit, encore tout ému : « Merci, -Paul, merci ! » Papa, que la communion de Louis a -fort embarrassé, aurait bien voulu se fourrer dans un -trou : mais il n’y en avait point. Il se contenta de se -moucher très fort, et, ensuite, alla voir dehors si l’heure -de sa montre concordait avec celle de la grande horloge -du collège, pour ne pas manquer le train du surlendemain !… -Ah ! qu’on est drôle, Jeanne, quand -on n’a pas le cœur en place !… Ce pauvre papa !… Il -n’existe pas dans le royaume de France et de Navarre -un homme plus honnête et plus loyal ; c’est un esprit -ouvert et cultivé ; et le voilà réduit à des subterfuges -enfantins, qui, j’en suis persuadé, l’humilient profondément, -pour se mentir à lui-même, pour étouffer -des sentiments qu’il sait bons et pour se rendre finalement -malheureux par peur d’un acte tout simple, -qui mettrait sa conduite d’accord avec ses sentiments -et ses désirs secrets !</p> - -<p>Ces pénibles petitesses, que je connais pour y avoir -passé, je voudrais bien les épargner à notre brave -père. Il est en route pour conquérir avec la pleine -vérité la vraie joie du cœur : c’est à nous deux, Jeanne, -de lui raccourcir le chemin. Comment ? Le prêcher ne -servirait pas à grand’chose : il se rebifferait. Aimons-le -bien, montrons-lui par notre conduite irréprochable -à quoi servent la religion et la piété, prions et espérons. -Mon confesseur veut bien dire quelquefois pour la -conversion de papa une messe que je lui sers ; j’y -communie et nous prions ensemble. Unis tes prières -aux nôtres, Jeanne, avec sainte maman, et tâche, -à cette intention, de casser encore de temps en temps -une des petites épines de ta rose, pendant que je rognerai -les vilains piquants de mon houx. Moins nous -aurons de défauts, plus nous aurons de chances d’être -exaucés.</p> - -<p>Louis a fait son affaire avec une rondeur qui m’a -enchanté. Dès le soir de son arrivée, je l’ai présenté à -mon confesseur : ils n’ont pas eu de peine à s’entendre. -Je le savais d’avance. Quand il est sorti au bout d’une -demi-heure, il rayonnait et m’a dit avec un gros soupir -de soulagement : « C’est fini, et bien fini ! Ton -confesseur est un charmant homme : je veux le revoir -avant de partir. »</p> - -<p>Le lendemain dimanche, les cérémonies de la première -communion l’ont vivement impressionné. Il y -a de quoi. Je voudrais que tu viennes un jour voir -notre chapelle avec sa décoration des grandes fêtes, -ses fleurs et ses lumières, ses chants pieux, ses cinquante -enfants de chœur, dont je vais être bientôt.</p> - -<p>A ce propos, on m’a raconté, l’autre jour, qu’avant -la dernière rentrée le proviseur du lycée voisin, ne -voulant négliger aucun moyen de combattre la concurrence, -désastreuse pour lui, des Pères jésuites, -avait annoncé par circulaire aux parents que ledit -lycée aurait aussi désormais son bataillon sacré pour rehausser -l’éclat des offices religieux. Cela, c’est de la -naïveté à trente-six carats : le bonhomme oublie que -l’habit ne fait pas le moine et il ne se doute pas que, -pour servir à l’autel comme on le fait ici, outre une -formation presque aussi difficile que l’exercice militaire, -il faut la foi et quelque chose de la piété des -anges : deux marchandises rares parmi les lycéens. -Moi, j’ai eu le temps de m’habituer à cette splendeur : -j’en jouis et ne m’en étonne plus.</p> - -<p>Mais la cérémonie de la première communion a son -charme spécial, unique, venant du grand acte qui en -fait l’objet, des souvenirs qu’elle réveille, du spectacle -des petits qui en sont les héros. L’innocence, la piété, -la joie douce et profonde qui transparaissaient -de leur âme par leurs yeux et qui mettaient sur le visage -des moins agréables un reflet surnaturel, semblaient -se communiquer à tous les assistants, parents et indifférents, -sous forme d’une émotion irrésistible. Durant -tous ces longs offices, mais surtout au moment -suprême de la première union de ces jeunes âmes avec -leur Créateur, ce n’était plus un simple mot poétique, -c’était une réalité sensible que ce beau vers, si bien -chanté par mon surveillant :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2"><i>Le ciel a visité la terre.</i></div> -</div> - -<p>Qu’il fait bon, ma sœur, dans ces moments-là, -sentir qu’on n’est plus un étranger, comme je l’étais à -mon arrivée ici, mais qu’on est de la famille du bon -Dieu avec ces enfants si purs et leurs pieux parents ! -Qu’il fait bon renouveler avec eux, et cette fois pour -toujours, ces belles promesses que j’ai formulées jadis -et trop vite oubliées ! Et comme cela réconforte ! J’ai -pris là du courage pour six mois.</p> - -<p>Quant à papa, je ne l’ai pas vu pendant la cérémonie ; -mais il a été très remué. Ici les enfants ne -sortent que le lendemain de leur première communion ; -le jour même, on ne veut pas que la moindre -parcelle de leur bonheur intime se dissipe au contact -des distractions profanes : ils retrouveront toujours -assez tôt le monde et ses vulgarités. A midi, ils ont -l’honneur exceptionnel de manger à la table des Pères, -qui leur font grande fête ; le reste du temps que les -offices ne prennent pas, ils le passent en famille, choyés -comme des benjamins, respectés comme des chérubins. -Toutes les portes leur sont ouvertes, comme tous -les cœurs. En nous promenant aussi dans le collège, -nous en rencontrâmes plusieurs : papa les saluait -instinctivement, ne pouvait se lasser de les regarder -et ajoutait : « Sont-ils heureux ! » Espérons qu’il ne -s’en tiendra pas là. Je crois qu’il a du plomb dans -l’aile.</p> - -<p>Louis, en prenant congé de notre commun directeur, -lui a dit avec émotion : « Mon Père, ce n’est pas -adieu que je vous dis, c’est au revoir. Priez pour que -je revienne autrement que comme une brebis égarée. » -Il est parti heureux par avance de la joie que son -changement va donner à sa mère et bien résolu à demeurer -fidèle. Il m’a demandé de l’aider, comme toi : -c’est humiliant, vu la mince vertu que je me connais. -Mais à force d’aider les autres, j’arriverai peut-être -à me hisser jusqu’à leur hauteur. Prie pour moi, ma -bonne Jeanne.</p> - -<p>Ton frère qui ne t’aime pas… à moitié,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="39. L’ami converti">39. <i>De Madame X</i></h3> - -<p class="date">6 juin.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>On voit que vous profitez des modèles de diplomatie -que vous avez sous les yeux, chez les Révérends -Pères, et des leçons que vous en recevez ! Votre petite -conspiration avec mon fils Louis a été fort bien machinée. -Elle devait réussir, parce que je suis trop -naïve pour me défier de vous.</p> - -<p>Vous trouveriez peut-être qu’elle a même réussi au -delà de vos espérances, si vous pouviez voir Louis, tel -qu’il est depuis son retour ; car il vous imite maintenant -trait pour trait. D’abord, il a voulu avoir dans -sa chambre, en face de la porte d’entrée, un grand -Christ bien en vue ; puis, sur la cheminée, une belle -Vierge, à la place d’une Nymphe en négligé, qu’il a -failli faire passer par la fenêtre et que j’ai eu bien de -la peine à sauver comme souvenir offert jadis à son -pauvre père. Aux murs il a fallu suspendre un Ange -gardien et un saint Joseph, avec son patron et le -vôtre. Une vraie chapelle. Il m’a demandé de dire -ensemble notre prière du soir et je l’entends réciter très -exactement celle du matin tout seul. Le jeudi, jour de -congé, au lieu de faire comme autrefois sa grasse matinée, -il va à la messe, et il a exhumé du fond de sa -bibliothèque son paroissien de première communion, -qu’il ne quitte pas des yeux pendant les offices du dimanche.</p> - -<p>Avec ses anciens camarades il reste bon enfant, -comme vous ; mais eux sont visiblement gênés ; on -dirait des gens qui ont peur d’attraper sur les doigts. -Il faut que Louis leur ait carrément notifié les conditions -auxquelles il met désormais son amitié.</p> - -<p>Vous me l’avez complètement changé. Mais c’est -moi qui ai le plus gagné à ce changement, et je viens, -mon cher Paul, vous en remercier du fond de mon -âme. Sans être un démon en famille, Louis n’était pas -un ange autrefois : il l’est aujourd’hui. Vous m’avez -rendu mon fils. Je prie Dieu de vous en récompenser, -vous et les bons Pères qui ont fait de vous un apôtre.</p> - -<p>Je ne les connais pas : après ce que j’ai vu, je suis -toute disposée à leur donner mon estime. Bien plus, -si j’étais libre de mes actes, Louis vous suivrait à la -rentrée prochaine. Mais, veuve et infirme, je dépends -avec mon fils des volontés d’un tuteur qui entend -gouverner les études de son pupille.</p> - -<p>Vous prierez, mon bon Paul, afin que Dieu garde à ce -pauvre enfant tout son courage. Il m’a dit que vous -consentiez à être désormais, mieux encore que dans le -passé, son <i>frère</i> : j’en serai infiniment heureuse, pour -lui d’abord, parce qu’il persévérera plus sûrement dans -le droit chemin, et ensuite pour moi-même, parce que -cela me donnera quelque droit à vous appeler aussi -mon fils et à vous aimer comme tel, sans faire tort à votre -bonne et sainte maman qui ne sera pas jalouse, j’espère.</p> - -<p>Adieu, mon second fils, et encore mille mercis !</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Adèle X</span>.</p> - - - - -<h3 id="c29" title="40. Compositions pour les prix et bains de rivière">40. <i>A ma famille.</i></h3> - -<p class="date">18 juin.</p> - - -<p class="ind">Mes chers tous,</p> - -<p>J’ai l’agrément de vous apprendre que nous sommes -entrés aujourd’hui dans la période désirée de la moisson, -moisson de lauriers et de gloire, dont le résultat -sera proclamé solennellement dans quelque six semaines, -à la grande joie des écoliers, des papas, des -mamans… Faut-il ajouter encore quelqu’un, Jeanne ? — « Oh ! -peux-tu le demander ? »… et des sœurs, quand -on a la chance d’en avoir une comme la mienne. J’espère -bien recueillir assez de couronnes pour vous donner -à chacun le plaisir de m’en déposer une ou deux sur -le front : vous l’avez bien mérité, et ce plaisir-là vaudra -plus pour votre Paul que tous les prix possibles.</p> - -<p>Donc, ce matin, messe avec douze enfants de chœur, -dite par le R. P. Recteur. Chant du <i lang="la" xml:lang="la">Veni Creator</i>, -pour appeler les lumières spéciales du Saint-Esprit -sur les concurrents de la grande lutte qui se prépare. -Je ne sais ce qu’ont éprouvé les autres : moi, j’avoue -que cet appel solennel à l’intervention d’En-haut m’a -saisi. J’ai vu d’un seul coup, sans avoir besoin d’aucune -explication, l’importance du travail auquel nous -étions conviés. En même temps, à la réflexion (car -je commence à réfléchir), j’ai été frappé de voir comment -les Pères, avec les moyens les plus simples, mais -pris à la bonne source, celle du surnaturel, savent -élever les choses au-dessus de la conception vulgaire -et hausser les volontés, sans effort apparent, au niveau -du but fixé.</p> - -<p>Après le surnaturel, les moyens naturels. Au sortir -de la chapelle, réunion à la grande salle, où le P. Préfet, -devant tout le corps professoral, nous explique le -mécanisme savant et la discipline rigoureuse des compositions -pour les prix. Des précautions minutieuses -sont prises pour la double sauvegarde du sérieux -et du secret. Les textes sont fournis ou du moins -approuvés par le P. Préfet des études ; la moindre infraction -à la plus absolue loyauté du concours expose -à l’exclusion ; l’attribution des prix ne se fait point -par le professeur ordinaire, mais par trois correcteurs -étrangers à la classe, qui ne connaissent personne -et que personne ne connaît : elle ne devient définitive -qu’après avoir reçu le visa du même P. Préfet.</p> - -<p>Tout cela vous impressionne, et ce n’est pas sans -quelque frissonnement qu’arrivé en classe, on trempe -dans l’encre sa meilleure plume, pour la faire courir -sur le papier pendant plusieurs heures, sans se donner -le temps de souffler. Tout au plus, en tournant une -page pleine, se permet-on un rapide coup d’œil sur -les concurrents, pour voir de quel train ils vont, et -l’on se hâte de reprendre la course au clocher. Bientôt -toutes les têtes ont l’air d’appartenir à de jeunes coqs -courroucés. Au bout de trois heures, le professeur -avertit qu’il n’en reste plus qu’une, et le train passe -de l’express au rapide et du rapide à l’éclair. C’est -toujours à la fin que se présentent les meilleures idées ! -On voudrait casser les aiguilles de cette maudite horloge -qui avancent toujours… « Encore cinq minutes », -dit le professeur, qui regarde toute cette fièvre avec -un sourire calme et satisfait. La machine va éclater : -il est temps qu’on arrive au bout. — « Secrétaires, -recueillez les copies… » Ouf !</p> - -<p>Nous aurons douze fois le même plaisir, sauf pour -quelques matières accessoires, qui ne demandent que -deux heures de travail ; mais en revanche, on nous -accorde six heures pour les grandissimes compositions -qui décident des prix d’honneur.</p> - -<p>Après une matinée aussi bien remplie, vous jugez -de quoi l’on reste capable, lorsque après la récréation -de midi on rentre à l’étude. Notre salle est fraîche, -heureusement, car depuis quinze jours le soleil tape. -Au bout d’un quart d’heure, mon voisin de gauche -dort les poings fermés devant son histoire ouverte : -je veille à ce que son petit péché de fragilité humaine -n’éclate pas en un ronflement scandaleux. Mon voisin -de droite a demandé permission de recoudre sa -cravate et la visière de sa casquette, contre lesquelles -il s’escrime de son mieux en se piquant les doigts — excellent -moyen d’empêcher le sommeil ! Moi cependant, -j’en ai trouvé un meilleur encore : c’est de vous -écrire, à tort et à travers.</p> - -<p>Mais quand trois heures sonneront, au revoir, mon -petit papa, ma petite maman et ma grande sœur -Jeanne ! Bibi va se jeter à l’eau, pour y trouver de -quoi vivre et travailler encore demain.</p> - -<p>Si vous saviez quelle eau ! C’est à donner envie de -se faire truite ou brochet. Une dérivation de la rivière -qui baigne notre ville, courante, limpide, large et pas -mal profonde en dehors du ponton. Ne vous effrayez -pas, maman : on ne permet de sortir dans la rivière -qu’aux nageurs éprouvés, comme moi, et il y a une -barque avec un sauveteur sûr, qui n’a encore laissé -couler à fond qu’un homme. Mais cet homme, un domestique, -venait de dîner et avait attrapé une congestion : -je n’ai rien à craindre de ce côté-là ; car je digère -à mesure, comme les moineaux, et d’ailleurs, on -est déjà à trois bonnes heures du dîner, quand on -arrive au bord de l’eau. Cependant, il y a quelquefois -de l’imprévu… Maman, ne lisez pas l’alinéa suivant : -il est pour les messieurs seuls.</p> - -<p>L’autre jour, la seconde division prenait son bain. -Un élève de troisième, garçon de quinze ans, nommé -B…, pique une tête. Le P. Surveillant, debout sur -une poutre du ponton, avait suivi le mouvement. Ne -voyant pas l’élève remonter après le temps normal, -il commence à déboutonner sa soutane, les yeux fixés -sur l’endroit du plongeon. Une demi-minute se passe : -rien ne reparaît sur l’eau. Alors, prompt comme l’éclair, -il jette là sa robe, plonge et va ramasser au fond l’artiste, -qui ne bougeait plus et buvait la rivière à tire-larigot. -L’eau n’étant pas assez profonde pour sa taille, -il avait butté du front contre le gravier. Par bonheur, -il n’était qu’étourdi et revint très vite à résipiscence. -Mais vous vous figurez l’ovation qu’on fit au P. Surveillant -et le respect spécial que sa crânerie lui valut -dans tout le collège<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Il vit encore. Nos soldats l’ont connu missionnaire en Chine, toujours -aussi brave que modeste.</p> -</div> -<p>Quand on a fini de prendre ses ébats aquatiques, il -n’est plus question de la fatigue du matin ; mais l’on -se demande, la main sur l’estomac : « Est-ce que j’ai -dîné ? » Aussi le petit pain affriolant qu’on nous octroie -au sortir de l’eau, quoique de taille raisonnable, serait-il -hors de proportion avec mon appétit de loup, si mes -hautes fonctions de panetier, chargé avec un autre -de la distribution régimentaire, ne m’autorisaient -à m’en adjuger un second. Est-ce un péché de gourmandise, -Jeanne ? Il y a ici une jeune personne de -ton âge qui en commet un, tous les jours : elle achète -pour son frère, qui est externe et goûte au collège, un -pain au lait de premier choix, à charge pour lui d’en -rapporter un des nôtres, qu’elle croque à son souper. -Quand tu viendras me voir, nous partagerons gratis.</p> - -<p>Ainsi rafraîchis, quelquefois même un peu refroidis, -on sent le besoin de ranimer la chaleur vitale par un -salutaire exercice. La campagne du collège nous offre -l’embarras du choix. Chaque division a sa vaste cour -de gazon, émaillée de fleurs champêtres… qu’on -ne respecte pas longtemps. On peut à l’aise y courir, -sauter, culbuter ; mais défense, de par les convenances -et le F. Linger, de s’y rouler autrement que par accident. -Aussitôt qu’on est arrivé sur le terrain, les vestes vont -dans un coin ou s’accrochent quelque part ; on s’affuble -d’un chapeau de quatre sous contre le soleil, et vite -on organise une de ces grandes batailles, où l’adresse -et la vigueur des bras et des jarrets tiennent lieu de -poudre et d’armes. Quelques élégants préfèrent le -tennis ; d’autres se livrent aux plaisirs du billard, -du croquet ou des boules. Les forts, les <i>biceps</i> s’en -donnent à cœur-joie au gymnase : barre fixe, trapèze, -échelles, cordes, passe-rivière, pas-volant, tremplin, -etc. Il y en a pour tous les goûts.</p> - -<p>Vers le coucher du soleil, on soupe joyeusement -dans un réfectoire à charpente rustique, où parfois les -hirondelles et les moineaux viennent nous faire, à -travers les éclaircies du toit, une visite effarée ; puis, -à la fraîche, on retourne paisiblement en ville, jouissant -de la brise du soir et abrégeant la longueur du chemin -par ces causeries intimes qui empruntent un charme -délicieux au calme de la fin du jour.</p> - -<p>Au collège, on se rafraîchit encore d’un gobelet -d’eau claire à la fontaine, on dit bonsoir aux amis, on -fait sa prière et l’on s’empresse de regagner son portefeuille, -dans lequel on dort jusqu’au matin comme ne -dort pas un président de République.</p> - -<p>Voilà, cher papa, chère maman, chère Jeanne, une -de mes journées. Quand je la récapitule, je me demande -comment j’ai mérité d’être si heureux : car je le suis, -autant que je puis l’être sans vous. Durant tout ce -jour, j’ai fait ce que je devais ; je n’ai causé de peine -volontaire à personne, j’ai donné un seul coup de pied — et -encore, c’est à un chien ! Je me suis couché le -cœur léger, en paix avec Dieu et avec moi-même. -Demain, je retrouverai avec un nouveau plaisir ma -besogne, mes amis, mes maîtres, et le bon Dieu, qui -me fait tous ces cadeaux. Sainte maman et Jeanne, -aidez-moi à le remercier.</p> - -<p>Je vous remercie vous-mêmes, tous trois, de la part -qui vous en revient et je vous embrasse douze fois, -avec le treizième à qui m’aime le mieux. Disputez-vous.</p> - -<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c30" title="41. Les jeux au collège">41. <i>A Louis.</i></h3> - -<p class="date">20 juin.</p> - - -<p class="ind">Mon cher frère,</p> - -<p>Je suis enchanté de la joie intime que tu éprouves -à <i>contenter en toutes choses le bon Dieu et ta mère</i>. Tu -as trouvé là une formule très complète et très simple, -du moins en théorie : à la pratique, tu verras ce qu’il -faut pour la réaliser.</p> - -<p>En attendant, puisque tu me demandes un bon avis, -je t’en donnerai un dont j’ai personnellement expérimenté -l’utilité : <i>Ne t’emballe pas</i>, mon cher Louis ; -<i>n’exagère pas, même dans le bien</i>. On attribue aux -Jésuites une grande prudence : ils l’ont certainement en -spiritualité. Je ne ferai que te répéter ce que m’a -dit vingt fois <i>notre</i> P. Spirituel, en te disant à mon -tour : <i>Sois pieux, mais sans ostentation ; sois aimable, -mais sincèrement ; sois ferme sur les principes, mais -indulgent pour les personnes.</i></p> - -<p>A moi, le devoir chrétien est relativement facile, -dans le milieu où je vis ; mais ton entourage ne ressemble -pas au mien. Tu as, braqués sur toi, une foule -d’yeux défiants ou malveillants, ardents à chercher -le défaut de ta cuirasse, c’est-à-dire une contradiction -quelconque entre ta conduite et ta profession de foi -chrétienne. Au gré de certaines gens, tout homme -qui se pose en converti devrait, du jour au lendemain, -être un saint à miracles : sinon il ne sera qu’un tartufe, -bon à jeter aux chiens. Il ne faut pas donner de prétexte -à cette injure inique. Soyons des saints, mais -restons simples. Je dirai plus : restons ce que nous -étions, avec le mal en moins, et nous ferons du bien -à nous-mêmes et aux autres.</p> - -<p>Ta visite, mon cher Louis, demeure dans ma pensée -comme un beau rêve, mais un rêve qui n’est pas disparu -pour toujours. A la prochaine rentrée, ton tuteur, -qui n’a pas l’âme méchante, se rendra aux excellentes -raisons que nous lui donnerons, avec l’aide de Dieu, -et te renverra ici avec moi.</p> - -<p>Tu y retrouveras Jean. Pardonne-lui de n’avoir pu -que l’entrevoir : un jour de grande fête comme celui de la -première communion, le cérémoniaire porte le ciel -sur ses épaules et n’est pas abordable aux humains ; le -lendemain, il se reposait en famille.</p> - -<p>Je ne suis pas surpris que tu aies gardé bonne opinion -de ma division, après l’avoir vue à l’église et en -cour.</p> - -<p>A propos de nos jeux, tu me poses une question -délicate : « Amusent-ils tout le monde ? » Je te réponds -carrément : <i>Non.</i> Moi-même, il y en a qui m’assomment : -ce sont les jeux où l’on ne remue pas. Ils sont rares, -Dieu merci, et bornés à l’époque des grandes chaleurs -ou aux jours de pluie. Les autres m’amusent, en raison -de l’exercice qu’ils donnent et de l’adresse qu’ils développent, -d’aucuns beaucoup, d’aucuns moins, quelques-uns -énormément, jusqu’à en rêver la nuit, comme un -bambin de son polichinelle. Que veux-tu ? Après ces -longues sessions à l’étude ou en classe, j’ai un impérieux -besoin de me fouetter le sang et le jeu n’est pas pour -moi une vertu.</p> - -<p>Mais j’avoue humblement que je ne suis pas tout le -monde. Il y a dans le courant contraire, d’abord les -<i>moules</i>, dont je t’ai parlé, qui englobent tous les poltrons -et tous les maladroits ; puis les <i>philosophes</i>, que -les exercices du corps humilient, qui voudraient ne -vivre que par l’esprit et ne se divertir qu’à la conversation -péripatétique. On la leur permet aux petites -récréations. Ils sont une demi-douzaine, quantité négligeable, -qui se promènent gravement, trois en avant, -trois à reculons, sur la lisière de la cour ; le milieu -appartient toujours aux joueurs, qui se font, de temps -à autre, un plaisir innocent de leur envoyer dans les -jambes un ballon, pour les rappeler au sentiment des -choses d’ici-bas. Aux autres récréations, après quelques -minutes de liberté, un coup de sonnette annonce -l’ouverture de la lice et les promeneurs se fondent -dans le grand tout, un peu maussades au début, mais -entraînés bientôt par le mouvement général et par le -naturel de l’âge.</p> - -<p>Je t’ai dit autrefois, mon cher Louis, l’énorme différence -qui existe entre les conversations de ce collège -et celles du lycée de Z… Si elles sont très généralement -chastes ici, elles le doivent, après la piété, principalement -au jeu.</p> - -<p>Entre collégiens les sujets de conversation n’abondent -pas. Les événements extérieurs n’arrivent jusqu’à -nous que par des échos affaiblis, et nous n’avons -pas le droit d’arborer une cocarde politique. Les choses -de famille n’intéressent guère en dehors de nous que -quelque ami intime. Quant à notre train de vie journalier… -Tu connais le <i>tortillard</i> qui serpente si paisiblement, -avec son panachon de fumée gros comme -une bouffée de cigarette, à travers la banlieue de -notre ville natale. On part, on stoppe, on repart, on -restoppe. Durant une heure de cahotement, on a le -loisir d’admirer trois bouquets d’arbres, deux clochers, -un ruisseau à sec, une pie et six corbeaux qui vous -saluent de leur aimable concert, et puis quoi ? Une -vaste plaine où le trèfle alterne uniformément avec -le blé, et la patate avec la betterave. Voilà une image -approximative de l’intérêt que présente, au point -de vue de la conversation, le roulement uniforme de -notre vie ordinaire. De temps à autre seulement, un -incident plus sérieux, une modification du règlement, -une visite de personnage important, une fête, une -sortie, un simple canard viennent égayer cette monotonie -et fournir matière au caquetage. Rares sont les -élèves, même parmi les meilleurs, qui aiment à causer -études, sciences ou littérature d’une façon suivie : -c’est bon pour les longues promenades, où le grand -air permet de parler de choses sérieuses sans se fatiguer -la tête. Restent la pluie et le beau temps ; mais le sujet -est vite épuisé. Quand il pleut :</p> - -<p>« Sale temps !</p> - -<p>— C’est parce qu’il y a congé demain, comme toujours. »</p> - -<p>Et c’est tout. Le beau temps, on n’en parle jamais ; -on le prend comme un dû.</p> - -<p>Alors, de quoi parler entre jeunes gens qui ont -déjà vu un coin du monde et qui se trouvent à la veille -de voir le reste ? La tentation est obvie : salons, bals, -théâtre, plaisirs permis et non permis… Un farceur -lance un premier mot risqué, le voisin renchérit, un -troisième complète ; tout le monde rit, les uns par -malice, les autres par faiblesse, et la coupe passe et -repasse, enivrante et funeste. Nous avons connu cela, -hélas !</p> - -<p>Or, le jeu coupe court à cette tentation, et voilà, -bien au-dessus de la vulgaire et pourtant très réelle -raison d’hygiène, la grande raison de moralité, pour -laquelle les Pères tiennent si fort à nous faire jouer. -Les élèves qui veulent être francs, s’en rendent très -bien compte ; s’ils ne jouent pas tous les jours par -plaisir, ils jouent par sentiment d’un devoir supérieur, -analogue à celui qui leur fait accepter tel travail -parfois pénible. Les deux obligations sont mises par -nos maîtres sur la même ligne, et presque chaque -samedi, à la proclamation des notes, le P. Préfet prononce -la phrase redoutée : « <i>Un tel, un <span class="roman">I</span>, ou un <span class="roman">II</span>. -Ne joue pas en récréation.</i> » Voici à l’appui une petite -histoire authentique. Un bon garçon, fils unique d’une maman faible et -par conséquent douillet, était allé trouver le P. Préfet -pour lui dire qu’au collège ecclésiastique d’où il sortait, -on lui avait permis de passer à prier devant le -Saint-Sacrement le temps que les autres perdaient à -se divertir. Il demandait à continuer. Le P. Préfet -voulut savoir le fin mot de cette rare piété. L’élève -finit par lui avouer qu’il ne <i>savait</i> pas jouer :</p> - -<p>« Eh bien, mon enfant, vous apprendrez. Le jeu -vous dégourdira, et vous ferez plus de plaisir au bon -Dieu par là que par de longues visites au Saint-Sacrement. -Piété bien ordonnée commence par la victoire -sur soi-même.</p> - -<p>— Mon Père, je ne peux pas.</p> - -<p>— Avez-vous essayé ?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Faites-le, mon enfant ; puis vous reviendrez me -voir. »</p> - -<p>Dès le lendemain, il revenait :</p> - -<p>« Mon Père, je ne peux pas jouer.</p> - -<p>— Pourquoi ?</p> - -<p>— Cela m’ennuie à mourir.</p> - -<p>— On ne meurt pas de cet ennui-là. Vous vous -habituerez. Allons, un peu de bonne volonté encore ! »</p> - -<p>Deux jours après, maman arrive au parloir et renouvelle -auprès du P. Préfet la demande pieuse, s’étonnant qu’on -ne favorise pas davantage ces élans d’un -jeune cœur vers Dieu. Le P. Préfet sourit :</p> - -<p>« Madame, nous favorisons la piété pratique, en -particulier celle de l’obéissance au règlement.</p> - -<p>— Mais, mon fils ne peut pas jouer.</p> - -<p>— Est-il malade ou infirme ?</p> - -<p>— Non : le jeu l’ennuie à mourir.</p> - -<p>— Il me l’avait déjà dit.</p> - -<p>— Et vous ne l’avez pas cru, mon Père ?</p> - -<p>— Pardon, madame ; mais il est indispensable que -les jeunes gens de son âge apprennent à faire, pour -leur bien et pour la formation de leur caractère, certaines -choses qui les ennuient, sans danger d’ailleurs -pour leur santé.</p> - -<p>— Oh ! je ne me résoudrai jamais à contrarier mon -enfant, et si vous ne pouvez pas le dispenser de jouer…</p> - -<p>— Eh bien, madame ?</p> - -<p>— … je serai obligée de le retirer.</p> - -<p>— Madame, le portier va sonner le F. Linger, qui, -dans un instant, viendra prendre vos ordres pour -faire les paquets de votre enfant. Je vous offre mes -respects, madame, et vous souhaite bon voyage. »</p> - -<p>La dame n’avait pas compté sur une solution si -prompte, ni si radicale ; mais il était trop tard pour reculer -et elle emmena son chéri. Trois semaines après, -tous deux revenaient assez penauds, elle demandant -qu’on voulût bien reprendre son fils résolu à tout, le -fils promettant de jouer comme tout le monde. Aujourd’hui, -il surveille une division dans le même collège -et applique des notes <i>salées</i> aux élèves que le jeu ennuie.</p> - -<p>Si tu racontes ce trait à nos amis du lycée, ils crieront -à la tyrannie, à l’abrutissement : « Qu’on essaye -un peu de nous imposer cette balançoire-là ! » On ne -l’essayera pas, faute de deux éléments indispensables -de réussite : la bonne volonté des élèves et le savoir-faire -des maîtres. Le cas ci-dessus est une exception. -Les Pères savent très bien que le plaisir au jeu ne se -commande pas : mais ce plaisir, ils s’ingénient à le -provoquer par un ensemble de moyens pratiques. Ils -ont leurs livres de jeux qu’ils étudient, leurs traditions -qu’ils se transmettent. Ils intéressent directement les -élèves à l’organisation du matériel et au maintien des -règles par la création de <i>questeurs</i>, de <i>chefs de camp</i> -et autres dignitaires, toujours fiers de leur charge et -respectés. Ils s’ingénient à varier ces divertissements -selon les saisons et les autres circonstances, afin de -prévenir la satiété. Ils ne leur ménagent pas les encouragements -de tout genre. Ils y prennent de leur personne -une part active, et l’on pourrait dire de maint -surveillant, dans des luttes mémorables, que</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">… <i>lui-même il sonna la charge,</i></div> -<div class="verse i2"><i>Fut le trompette et le héros.</i></div> -</div> - -<p>J’en aurais encore long à te raconter sur ce sujet, -qui, je l’avoue, me passionnerait facilement : mais -voilà déjà trop longtemps que je bavarde. Plus tard, -je te décrirai une de nos <i>fêtes de jeux</i>.</p> - -<p>Adieu, mon frère Louis ! Tiens bon, et quand tu te -sentiras sur le point d’enfoncer, regarde l’étoile de la -mer : Marie ne te laissera pas périr.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c31" title="42. Souhaits de fête">42. <i>De ma sœur et de ma mère.</i></h3> - -<p class="date">27 juin.</p> - - -<p class="ind">Mon frère le houx,</p> - -<p>Je t’envoie pour la Saint-Paul un écrin, le plus joli -que j’ai pu trouver : toutes mes économies y ont passé, -mais je ne regrette que d’en avoir eu si peu ! Sur le -dessus, tes initiales en argent. A l’intérieur, ton portrait -authentique : une miniature, peinte sur émail -par une artiste dont le talent, hélas ! n’égale pas le bon -vouloir. Si j’avais pu, j’aurais mis sur mes pinceaux, -en guise de couleurs, toute mon âme. C’est un houx -en fleur, pris sur nature, avec toutes ses feuilles dehors. -Seulement, pour garder au portrait sa vérité historique -actuelle, j’ai dû remplacer chacun des piquants -par une petite perle.</p> - -<p>Au-dessus, dans un nuage brillant, Marie présente -l’Enfant-Dieu, qui ouvre ses deux petits bras vers -l’arbuste avec un sourire de complaisance. Dans le -coin, à l’ombre du houx, une pauvre rose blanche, sur -sa tige encore armée de plusieurs épines (il n’en est -tombé que deux ou trois), implore timidement un -reflet du divin sourire.</p> - -<p>Faut-il t’expliquer l’apologue ? Je préfère m’en remettre -à ta perspicacité naturelle. Quant à ta modestie, -elle s’en tirera comme elle pourra : je ne suis -pas chargée de la sauver du naufrage, surtout en un -jour de fête comme celui-ci, où l’on a le droit de tout -dire et de tout faire aux gens qu’on aime bien.</p> - -<p>Et je t’aime de mieux en mieux, mon grand frère, à -mesure que, grâce à ton affectueuse influence, je deviens -plus sérieuse, à mesure aussi que je vois la conduite -de Dieu sur toi. Je le remercie tous les jours de -t’avoir retiré des dangers que tu courais ici, pour te -mener dans un port sûr.</p> - -<p>Papa l’indiscret, qui vient lire par-dessus mon -épaule ce que je t’écris, me charge de te souhaiter -joyeuse fête et s’étonne que, cette année, contrairement -à toutes tes vieilles habitudes, tu ne lui aies pas -encore manifesté tes préférences, pour le cadeau qu’il -te fait toujours à cette date. Demande ce que tu voudras : -tu auras le double… Pas vrai, petit papa ?… Il -me tire l’oreille : c’est une façon de dire oui.</p> - -<p>Je prie pour toi et je t’embrasse une immensité de fois.</p> - -<p>Ta sœur,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p> - - -<p class="gap">— Quels vœux de fête, mon cher Paul, attends-tu -de ta mère ? Selon les idées courantes, je devrais te -souhaiter santé, talents, succès, chances d’un bel -avenir : mais tout cela, Dieu te l’a donné. Il t’a donné -mieux encore : la volonté de bien faire et l’intime joie -de la bonne conscience. Il ne me reste à te souhaiter, -mon enfant, qu’une profonde reconnaissance pour tout -ce que tu as reçu et un ardent désir de le faire fructifier -pour la gloire de ton divin Bienfaiteur, pour ton -propre bonheur et pour la consolation de ceux qui -t’aiment. Ces sentiments sont déjà dans ton cœur, -grâce à la direction nouvelle que ta vie a prise, depuis -bientôt un an : je demande tous les jours au bon Dieu -de les y développer et de parfaire en toi son œuvre.</p> - -<p>Je sais bien qu’en faisant cette prière, je fais de -l’égoïsme, puisque ton bonheur sera le mien : -mais c’est de l’égoïsme bien naturel et, je pense, permis, -puisque la mère et l’enfant ne font qu’un.</p> - -<p>Ton père et moi, mon cher Paul, nous sommes contents -et même un peu fiers de toi. Je te dis cela en -grande confidence, non pas pour t’enorgueillir — l’orgueil -est la chose du monde la plus vilaine et la plus -sotte — mais pour t’encourager à monter encore.</p> - -<p>Quant à Jeanne, il est certain que ton changement -si complet et ton affection si fraternellement sérieuse -ont eu sur son caractère la plus heureuse influence. -Elle ne veut pas faire moins que toi. Sur sa jolie miniature, -la petite rose blanche n’a perdu que deux ou -trois épines : mais j’ai compté mieux qu’elle et puis te -dire, en toute vérité, qu’elle en a cassé bien davantage. -Ce qui lui en reste, n’est presque plus rien : tu pourras -le constater bientôt de tes yeux.</p> - -<p>Dans un mois nous serons bien près de nous revoir — et -alors pour longtemps. Quelle joie, sans aucun -mélange cette fois !… Je me trompe, hélas ! Ton père, -pourtant si bon, n’est pas encore tout à fait à l’unisson -de nos âmes. C’est un dernier nuage dans notre beau -ciel de famille : mais les nuages ne durent pas toujours -et papa ne résistera plus bien longtemps, je -crois, à la grâce qui le sollicite. Ses anciens préjugés -contre la religion et les prêtres sont bien ébranlés. -Continue à prier pour lui, mon enfant.</p> - -<p>Ta mère qui t’aime et te bénit.</p> - - - - -<h3 id="c32" title="43. Les charges honorifiques">43. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">30 juin.</p> - - -<p class="ind">Ma chère Jeanne,</p> - -<p>Ton écrin est un bijou, ta miniature un petit chef-d’œuvre, -et toi, tu es la fine fleur des sœurs aimables.</p> - -<p>Je te pardonne d’avoir chaperonné mes piquants : -tu ne pouvais pas décemment présenter à Notre-Dame -et à son divin Fils un bouquet de houx armé en -guerre. Mais qui me dit qu’un beau jour ces malheureuses -pointes ne vont pas se décoiffer et reparaître -dans tout leur désagrément natif ? Je porte envie à la -petite rose symbolique, si modestement blottie dans -le coin du tableau : au moins les épines qu’elle a perdues -(et je suis sûr que, pour t’humilier dans la circonstance, -tu en as recollé quelques-unes qui n’avaient plus -le droit d’y être) ne repousseront pas.</p> - -<p>Vous faites bien, ma chère Jeanne et ma chère maman, -de continuer à prier pour ma conversion. Tout -ce que vous m’offrez pour ma fête m’est infiniment -précieux : mais rien ne me prouve mieux votre véritable -amour que vos prières. Pour elles surtout, merci de -tout cœur.</p> - -<p>Tu diras à papa qu’en ne lui demandant pas de -cadeau, j’ai voulu me punir de mon égoïste empressement -d’autrefois à réclamer une chose qui ne m’était -pas due. Ce n’est pas que je sois sans désir : j’en -ai un très vif, très sérieux, mais que je me réserve de -lui exprimer, quand j’aurai conquis mon diplôme. -Prie-le d’attendre jusque-là et remercie-le bien pour -moi de sa bonté plus que paternelle.</p> - -<p>Ce diplôme commence à miroiter de plus en plus -près devant nos yeux. Nous travaillons comme des -nègres, et le soleil se mettant aussi de la partie, <i>ça -chauffe dur</i>. Dans cette manière de fournaise, on accueille -avec bonheur toute occasion de se rafraîchir -un peu le corps et l’esprit : les Pères nous en ont procuré -une charmante, hier dimanche, savoir le <i>dîner -des Charges</i>. Voici ce que c’est.</p> - -<p>Il faut vous dire que, dans cette vaste et savante -organisation du collège, à côté du personnel dirigeant, -enseignant et servant, une part d’action est réservée -aux élèves. On nous intéresse directement à la bonne -marche et à l’honneur de notre classe, de notre division, -de toute la maison, par les fonctions variées qu’on -nous attribue et dont les titulaires sont généralement -très fiers, vu le mérite qu’elles supposent. Car -n’y arrive pas qui veut. Les intrigues ne sont pas de -mise. Il faut de bonnes notes, l’estime générale et -du savoir-faire pour être nommé : il les faut encore -pour être maintenu. Et ainsi les charges, récompense -du mérite, deviennent un stimulant perpétuel, en -même temps qu’elles développent le sens pratique et -l’esprit d’initiative.</p> - -<p>En tête apparaît, comme l’aurore avant le jour, la -gracieuse compagnie des enfants de chœur. Ils sont -une cinquantaine, pris dans toutes les classes, depuis -les petits <i>naviculaires</i> de dix ou onze ans jusqu’au -philosophe barbu qui tient le claquoir de <i>cérémoniaire</i>, -en passant par les <i>acolytes</i>, qui accompagnent -le prêtre, et par les <i>thuriféraires</i> et les <i>céroféraires</i>, -qui portent l’encensoir et la torche à couronne de -brillants. Le Père qui les dirige s’entend parfois appeler -l’<i>Apôtre des Gentils</i>, parce que le physique de son -bataillon sacré, non moins que son ministère à l’autel, -rappelle ou doit rappeler les neuf chœurs angéliques ; -mais la preuve qu’il n’est pas indispensable d’avoir -la figure d’un ange pour en exercer la fonction, c’est que -je l’exerce — et je ne suis pas le plus laid de la troupe ! -Nous sommes tous beaux avec nos soutanes rouges -à longue traîne, nos blanches aubes en dentelle, nos -larges ceintures à broderies d’or ou d’argent, et le -public pieux qui assiste en foule à nos grands offices -ne se lasse pas, dit-on, d’admirer nos <i>figures</i>, j’entends -les dessins variés d’après lesquels se font nos graves -évolutions. Papa les a vues, au salut de la première -communion, et a déclaré que, grâce à la précision -des mouvements et à la modestie de notre tenue, ces -exercices contribuent singulièrement à la solennité -des cérémonies, sans nuire au recueillement général. -C’est que les enfants de chœur se sentent à la fois sous -le regard de Dieu et de l’assistance.</p> - -<p>Une autre partie importante du service de la chapelle -revient à une seconde confrérie, qui s’appelle la -<i>tribune</i> et comprend les chanteurs de toute voix, -ténors et basses, alti et soprani. Ils s’appliquent de -leur mieux, les jours solennels, à interpréter les messes -en musique et les morceaux à grand effet des maîtres -de l’art chrétien. Et c’est justice de dire que cet ensemble -de voix jeunes et diversement fraîches, renforcées -quelquefois par les tons plus mâles d’artistes étrangers, -fait vibrer le cœur d’émotions délicieuses et pures, -qui l’élèvent tout naturellement vers le trône où Dieu -attend nos hommages.</p> - -<p>Dans un ordre de choses moins sublime, les musiciens -concourent à rehausser l’agrément de nos fêtes -littéraires, dramatiques ou récréatives, et constituent, -par ce double emploi, un corps éminemment utile au -bien public. Ils ont à leur tête un directeur qui, avec -son bâton d’ébène garni d’argent et l’incroyable jeu -de son intelligente physionomie, m’a toujours paru -l’un des types les plus expressifs de la puissance d’un -homme sur ses semblables. Cela vous fait rire ? Venez -donc le voir à la grande salle, un jour où il tient -au bout de son bâton trente instrumentistes et une -quarantaine de chanteurs. C’est un spectacle unique.</p> - -<p>Il est là, debout sur son escabeau, d’où son regard -domine l’ensemble et pénètre dans tous les coins. -Devant lui, sur un pupitre, les partitions. Au début -du morceau, le bâton va et vient avec la calme régularité -d’un pendule ; la tête suit en dodelinant les -oscillations, tandis que la main gauche étendue contient -le flot qui voudrait monter. L’andantino se déroule -à ravir et finit par se perdre en un point d’orgue, -que le bras et le bâton du Père semblent vouloir pousser -jusqu’au ciel. Tout à coup bras et bâton s’abattent -comme la foudre et fauchent l’air à droite et à gauche, -enlevant dans un élan grandiose le chœur et l’orchestre. -Tant que dure cette furia, ses yeux lancent des éclairs, -tous les muscles de son visage sont en mouvement, -toutes les voix et tous les instruments ont passé dans -ses nerfs. Et cependant il se possède admirablement. -Malheur au distrait qui sort, une seconde seulement, -de la mesure ou du ton : l’oreille du maître a saisi la -faute, son œil courroucé a jeté une flamme, et si le -coupable est à portée du bâton, le châtiment tombe — sans -rompre la mesure. Un instant après, d’un chut -en sourdine, il calme la tempête sonore ; bâton, tête -et physionomie conduisent doucement la symphonie jusqu’au -rinforzando final, où l’allure vive reprend, puis s’arrête -net sur un coup sec du bâton, qui donne le signal des -applaudissements. De ces derniers, une grosse part va -au directeur : il le devine et salue en souriant. C’est -d’ailleurs l’homme le plus joyeux du collège, toujours -de bonne humeur, toujours chantant, toujours « caracolant ». -Il est compositeur estimé, sans que son talent -fasse le moindre tort à sa modestie. Dernièrement, -dans une revue d’art, après un éloge enthousiaste -d’une de ses messes en musique, un critique naïf s’écriait : -« <i>Et dire qu’un artiste de cette valeur est simple -surveillant dans un collège de jésuites !</i> » Quand le père -lut cette phrase, il dit en riant à ceux qui l’entouraient : -« <i>Oui, et encore sans traitement !</i> »</p> - -<p>Il paraît qu’autrefois la <i>tribune</i> se complétait par -une <i>fanfare</i>, dont les éclats sonores égayaient les -fêtes de famille, procession des rois, réjouissances du -carnaval, la Sainte-Cécile, les excursions. Mais le baccalauréat, -cet ennemi juré des bonnes vieilles traditions, -a emporté celle-là comme les autres. La fanfare prenait -du temps et n’était d’aucune utilité pour la grande -besogne, qui est de développer chez les jeunes gens -l’esprit scientifique et positif. La jeunesse, aujourd’hui, -doit apprendre à se délasser en changeant de travail : -c’est cela seul qui fait des hommes intelligents. Pauvres -nous !… Il ne reste, comme souvenir lointain de la -fanfare, qu’une douzaine de <i>tapins</i> et de clairons, -qui tapent et soufflent consciencieusement, dans les -rares occasions où ils paraissent. Ils sont de la fête -aujourd’hui et nous régaleront de leurs meilleurs -airs.</p> - -<p>A propos de musique, Jeanne, tu sauras que, toujours -à cause du baccalauréat, j’ai provisoirement -remisé mon stradivarius, non sans lui donner une -larme poétique. Mais ne crains rien et continue à travailler -ton piano : nous reprendrons en vacances -les duos qui plaisaient tant jadis à papa et à maman. -J’aime dix fois mieux ces petits concerts de famille -que de courir les soirées : j’aurai été si longtemps -privé de vous !</p> - -<p>La suppression des <i>fanfarons</i> n’a heureusement pas -entraîné celle des <i>artistes dramatiques</i>. Ils forment -une branche secondaire de l’illustre compagnie des -<i>académiciens</i>.</p> - -<p>Après les enfants de chœur, il n’y a rien de plus respectable -que Messieurs de l’Académie. Les uns et les -autres sont triés sur le volet et doivent, pour leur -entrée, apporter comme quartier de noblesse le diplôme -de congréganiste. Les premiers sont la religion, -les seconds la science : sur eux comme sur deux colonnes -inébranlables repose tout l’édifice de notre -éducation. Vous savez d’ailleurs que ce corps savant -comprend l’élite intellectuelle des classes supérieures -et qu’à certains grands jours elles donnent chacune, -devant un auditoire <i lang="en" xml:lang="en">select</i>, un spécimen solennel de -leurs travaux. Je les louerais davantage, si mon titre -de vice-président de l’Académie de rhétorique ne -m’obligeait à quelque réserve.</p> - -<p>Voilà donc les trois grandes confréries, chargées -des services d’ordre général et supérieur. Après viennent -les services d’ordre spécial. Ne parlons pas des -petits fonctionnaires de passage qui n’ont pas droit à -la <i>chaise curule</i>, je veux dire à une place au banquet -des charges. Prenons les gros bonnets.</p> - -<p>D’abord, il convient de signaler le type de l’exactitude, -l’horloge vivante, l’homme-cloche, le réglementaire. -Il est le commencement et la fin de tout ; -rien ne bouge sans lui ; quand il commande, tout -obéit. Élèves et moineaux le connaissent également. -Il sonne les <i>huit</i> : le jeu cesse. Il sonne les <i>trois</i> : les -rangs se forment et les pierrots viennent se percher -sur les murs des cours abandonnées. Il sonne le coup -bref de la fin : le silence se fait, les divisions s’ébranlent -pour se rendre où le devoir les appelle, et les -pierrots s’emparent du terrain pour picorer les miettes -du goûter. N’est-ce pas admirable ?</p> - -<p>Chaque étude a ses deux <i>édiles</i> — nom emprunté -aux dignitaires romains, chargés de la surveillance -des édifices publics. Ils veillent, selon les instructions -du P. Surveillant, à l’intégrité et à la bonne tenue du -matériel, à l’aération, à l’éclairage, à la distribution -réglementaire des articles de bureau, à la décoration -des statues, crèches, mois de Marie. Ce sont des -personnages considérables et enviés, surtout par les mauvais -temps : car, ces jours-là, ils ont toujours quelque -honnête prétexte pour passer la récréation au sec ou -au chaud dans leur domaine, dont ils ont la clef.</p> - -<p>A côté d’eux fonctionnent les <i>bibliothécaires</i>, les <i>facteurs</i>, -les <i>portiers</i>, tous hommes de confiance dans -leur département respectif. Afin pourtant que la -routine n’ait pas le temps de mordre sur leur conscience, -on les change tous les trois mois.</p> - -<p>Chaque division, partout où elle se transporte en -corps, au collège et en promenade, suit docilement -ses <i>chefs de rangs</i>, hommes calmes et graves, qui toujours</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i4">… <i>marchent à pas comptés,</i></div> -<div class="verse"><i>Comme un recteur suivi des quatre facultés.</i></div> -</div> - -<p>Elle a, en outre, toute une tribu de <i>questeurs</i>, ainsi -dénommés par analogie avec les magistrats romains -de ce nom, à qui incombait la perception des deniers -publics. Les <i>grands questeurs</i> tiennent boutique ouverte -à certaines heures et nous vendent (pour rien, -disent-ils) mille objets d’usage courant pour la classe, -pour l’étude, pour les jeux, voire même un doigt de -<i>choco</i>, une fois par jour. S’ils nous volent de moitié, -ils ont pour excuse que tous les profits de la questure -sont consacrés, sans y suffire, à nos divertissements. -On les croit et on paye, en se donnant pour fiche de -consolation de les appeler <i>enfants d’Israël</i>. Ils se vengent -en frappant de cinq centimes d’amende tout -objet égaré par négligence ou distraction, qu’ils ramassent : -c’est le côté moralisateur de leur emploi.</p> - -<p>D’autres <i>questeurs</i> font l’office de bras droit auprès -du directeur de musique, des professeurs de dessin, -des maîtres d’escrime ou de gymnastique. Moi, pour -l’instant, ma réputation de joueur m’a fait nommer -<i>questeur des jeux</i>, avec mon ami Jean pour collègue. -Ce n’est pas une sinécure. Nos occupations sont aussi -variées que les jeux eux-mêmes, qui changent sans -cesse. Tout veut être préparé de loin, pour qu’un jeu -nouveau, dès qu’il est annoncé, puisse être bien lancé -du premier coup. Il faut que chaque joueur ait à point -nommé son instrument en bon état, avec son nom ou -son numéro et un solide crochet pour le retrouver le -lendemain. Il faut des balles et des boules, des poteaux -et des drapeaux, des lignes et des dessins de couleur -sur le sol, que sais-je ? La récréation finie, il faut ranger, -vérifier, réparer surtout et songer à la récréation -suivante. Comme prix de ses sueurs, outre les -petites avanies des inévitables mécontents, on récolte… -le plaisir d’être quelque chose, parfois un -compliment ou un merci, et, enfin, le <i>dîner des charges</i>.</p> - -<p>Donc, au sortir d’un bain délicieux, on s’est rendu -dans le grand réfectoire-hangar de notre villa. Sur -l’estrade, la table d’honneur était présidée par le R. -P. Recteur en personne ; il avait à ses côtés le P. Préfet, -les Directeurs des diverses corporations et les -Pères Surveillants. Dans le bas nous étions cent cinquante -élèves. Du service je dirai seulement qu’il fut -de première classe ; hors-d’œuvre, volaille, gâteau -fourré, vin fin. Ne demandez pas si nous y fîmes honneur. -Mais vous ne verrez certainement de votre vie une -réunion d’une gaîté plus franche, plus cordiale et -(pourquoi ne l’ajouterais-je pas ?) plus distinguée. -Le R. P. Recteur, dans son petit toast, voulut bien -nous dire que nous représentions tous les dévouements -et tous les talents, le cœur et l’esprit du collège. Si -modeste qu’on soit, ces amabilités-là vous font plaisir -à entendre… pour les camarades.</p> - -<p>On ne tarda pas, du reste, à lui prouver qu’il ne se -trompait pas trop sur notre compte. L’un après l’autre, -tous les corps de métier, par l’organe d’un ou de plusieurs -artistes, vinrent chanter en vers gracieux leur -mérite et leur reconnaissance. Les couplets se succédèrent -durant une heure, saupoudrés tantôt de sucre -et tantôt de sel. Coups d’encensoir délicats, gentils -coups de patte, portraits anonymes transparents, -boutades et fusées, toutes les formes de la bonne plaisanterie, -rien n’y manqua : ce fut un second régal, -plus fin que le premier.</p> - -<p>Pour finir, la tribune résuma dans un chœur -brillant les joies de ce jour et le précieux souvenir -qu’il laisserait à tous les cœurs. Le toit ne s’écroula -pas sous nos applaudissements, mais il en trembla, et -notre enthousiasme eut besoin de toute la bienfaisante -fraîcheur du soir pour rentrer peu à peu dans les bornes -de la modération.</p> - -<p>C’est la dernière fête de ce genre dont nous aurons -joui. La fin de l’année approche : j’en suis triste. Pourquoi -cette contradiction ? Vous le devinez. Je vous -aime bien ; mais j’aime aussi mon collège. On dit qu’un -malheur n’arrive jamais seul : pourquoi ne peut-on -avoir aussi plusieurs bonheurs à la fois ?</p> - -<p>Je vous embrasse tous avec tendresse.</p> - -<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c33" title="44. Petite émeute au lycée">44. <i>De Louis.</i></h3> - -<p class="date">2 juillet.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>J’ai bien médité le bon avis par lequel tu me mets -en garde contre l’emballement et l’exagération. Tu es -un homme sage, et je veux me conformer exactement -à ta fraternelle direction. Sois remercié et continue à -me servir de garde-fou : j’en ai besoin. Mon âme s’épure -peu à peu en s’élevant : mais la montée est rude et -je sens parfois encore que le précipice n’est pas loin. -Je me confesse et je communie.</p> - -<p>Il se passe ici des histoires drôles que je vais te -raconter. Je n’ai plus les mêmes raisons qu’autrefois -de jeter le voile d’un charitable silence sur les méfaits -de notre <i>bahut</i> : je n’en suis plus que pour la forme.</p> - -<p>Avant-hier, la section des moyens, composée des -classes de troisième et de seconde, allait en promenade, -sous la conduite d’un maître d’études que sans -doute elle n’aimait ou n’estimait pas. Arrivés à mi-côte -de la Haute-Butte, que tu connais bien, on fit -halte pour se délasser sur la bruyère.</p> - -<p>Le maître, assis sur un tronc renversé, regardait -tranquillement la ville qui s’étendait à ses pieds, -quand tout à coup il se sent frappé dans le creux -du dos. Il bondit, se retourne et, cette fois, reçoit sur -toute sa devanture une mitraillade de mottes de gazon -et de trognons de souche, qui partaient de derrière -les buissons. Il veut haranguer ses assaillants invisibles ; -mais à peine a-t-il ouvert la bouche qu’il entend -une formidable clameur : <i>A mort, le pion !</i> Et de -partout il voit déboucher ses vingt-cinq ou trente -garnements, avec des brassées de projectiles, qu’ils -font pleuvoir sur lui en hurlant comme des sauvages.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i>Que vouliez-vous qu’il fît contre</i> tous ?… <i>Qu’il mourût ?</i>…</div> -</div> - -<p>Il préféra épargner un plus grand crime à ces jeunes -égarés et, s’armant d’un <i>beau désespoir</i>, il descendit -rapidement la côte, trop rapidement même, — car il -dut se ramasser, lui et son chapeau, dans un perfide -fossé qui coupe le bas de la pente un peu trop brusquement. -Vainqueurs dès le premier choc, les féroces -gamins dégringolèrent derrière le pauvre homme et -lui firent une conduite de Grenoble, en continuant à -le bombarder avec tout ce qui leur tombait sous la -main, jusqu’à l’entrée de la ville. Là, satisfaits de leur -vengeance et calmés par l’humiliation de leur tyran, -ils se rangèrent d’eux-mêmes et revinrent au lycée -comme une troupe innocente de paisibles agneaux.</p> - -<p>Le proviseur, informé de l’aventure, entra dans -une violente colère, non pas contre les mutins, mais -contre le malheureux pion qui n’avait pas su faire -respecter son autorité et qui mettait son supérieur -dans le plus cruel des embarras. Car enfin, toute la -ville allait le savoir ! Il faudrait punir et, pour pouvoir -punir, faire une enquête qui grossirait encore le scandale ! -« J’en référerai au ministre, monsieur ; mais je -vous engage, de votre côté, à solliciter votre déplacement : -vous vous êtes rendu impossible ici. »</p> - -<p>Entre élèves, on connaît les meneurs de l’affaire : -ce sont deux lurons de seconde, qui, paraît-il, en cas -d’interrogatoire, ont leur réponse toute prête. Dernièrement, -je ne sais plus à quel propos, leur professeur, -qui passe pour avoir des opinions très avancées, -leur a déclaré du haut de sa chaire que, dans toute -l’histoire sacrée, il ne connaissait que trois personnages -intéressants : Satan, Caïn et Judas, tous trois -victimes d’une injuste fatalité et d’un despotisme -aveugle. Les petits humanistes diront pour leur défense -qu’ils se jugeaient victimés par leur despote -et qu’ils ont voulu se rendre intéressants en le lapidant. -On leur accordera les circonstances atténuantes : -ils en seront quittes pour une admonestation paternelle, -quelques-uns peut-être pour une privation de -sortie. Quant au pion,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i>Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal,</i></div> -</div> - -<p class="noindent">son compte est clair : il ira se faire oublier dans quelque -trou, à l’autre bout de la France.</p> - -<p>Au professeur on ne dira rien, parce qu’en histoire -les opinions sont libres, — sans compter que l’histoire -sacrée, c’est de la simple légende.</p> - -<p>On m’a cité une autre déclaration, faite par le professeur -de philosophie au cours de morale : « Ah ! mes -amis, je ne vous conseille pas de vous livrer au libertinage : -tout au contraire ; car il n’est pas moral. Mais -il faut avouer qu’au point de vue esthétique le libertinage -a des charmes. » Tu vois d’ici le beau sujet -de conversation pour les élèves de ce monsieur et -l’heureux prétexte que leur fournira, dès la prochaine -sortie, le <i>point de vue esthétique</i>. Quelques-uns d’ailleurs, -les premiers de classe, trouveront dès dimanche -prochain une occasion toute naturelle pour leurs études -pratiques sur la matière en question : ils sont invités -par la municipalité à la représentation d’une pièce -qu’on dit… légère. La forte tête du cours, j’allais -dire le coq de ce fumier, qui pose pour n’admettre en -fait de religion que l’existence d’un <i>principe créateur</i>, -se vante tout haut d’avoir naguère, dans les murs -même d’un autre lycée, ébauché un roman que son -renvoi était venu interrompre malencontreusement.</p> - -<p>Les romans, les journaux à feuilletons corsés, les -journaux <i>pour rire</i>, toujours interdits, circulent plus -que jamais, sous l’œil tolérant des maîtres. Il faut -bien divertir un peu ceux qui savent et <i>déniaiser</i> les -autres ! Le souci de l’âme n’existe pas : Qu’est-ce que -c’est que ça, l’âme ? Où est-elle ? Qui l’a vue ? Invention -des prêtres, comme la confession.</p> - -<p>Dans la classe de Rhétorique, il y a un brave homme, -professeur de langues et bon professeur, mais sans -autorité, qu’on ne lapide pas : on lui fait pire. Voulant -nous rendre la langue allemande plus agréable -moyennant des leçons de choses, il avait apporté -un tableau qui représentait divers objets en couleurs. -Pendant qu’il le tenait devant lui et nous l’expliquait, -des malins trouvèrent spirituel d’y lancer des -flèches trempées dans l’encre. Il déclara qu’il n’en -apporterait plus. Le lendemain, craignant d’avoir -montré trop d’humeur et nous croyant peut-être repentants, -il arriva en classe avec un autre tableau : le -bombardement reprit de plus belle et le bonhomme -dut plier bagage en gémissant.</p> - -<p>Cela, c’est stupide, à tout point de vue : ce qui s’est -passé ce matin, est dégoûtant. En entrant au lycée, -deux externes virent devant la porte du concierge une -petite assiette avec un reste de haricots pour le chat : -ils eurent l’abominable idée de la prendre avec eux, et -au bon moment, ils en versèrent le contenu dans le -chapeau du même professeur, qui ne s’aperçut de la -farce qu’après s’être coiffé. On dit que les deux coupables -vont être renvoyés : ils ne l’auront pas volé !</p> - -<p>Toutes ces misères, je pouvais en rire autrefois, -avec plus ou moins de conscience du mal que je faisais : -aujourd’hui que le bandeau est tombé de mes yeux, -elles m’affligent et m’humilient pour mes pauvres -camarades.</p> - -<p>Prions pour eux, mon ami. Prie pour moi.</p> - -<p class="ind">Ton frère,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Louis</span>.</p> - -<p><i>P.-S.</i> — Je serais curieux de savoir ce que les Jésuites -feraient dans des cas pareils à ceux que je viens -de te raconter. Renseigne-toi.</p> - - - - -<h3 id="c34" title="45. Discipline du collège : pères et religieux">45. <i>A Louis.</i></h3> - -<p class="date">5 juillet.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Je me suis renseigné, suivant ton désir, et voici -ce qu’on m’a raconté comme un fait absolument -historique.</p> - -<p>Il y a quelques années, le P. Surveillant d’une division -de grands élèves à l’école de *** en soupçonna un -d’avoir introduit dans la maison un livre dangereux : -il observa de près le suspect et finit par saisir dans -son pupitre un de ces imprimés que le règlement interdit -sous peine formelle d’exclusion. La faute était -flagrante : le coupable fut rendu à sa famille.</p> - -<p>Mais il laissait à l’école des amis que son renvoi -irrita : ils se le témoignèrent mutuellement, les têtes -s’échauffèrent peu à peu et une petite révolte s’organisa. -A l’étude, on <i>piqua une muette</i>, c’est-à-dire -qu’on ne répondit pas à la prière dite par le Surveillant. -Quand il entrait ou sortait, un murmure sourd -grondait à travers la salle et les pieds frottaient contre -le plancher. En récréation, sur son passage, des groupes -scandaient à mi-voix les trois syllabes de son -nom sur l’air des <i>Lampions</i>.</p> - -<p>Le Recteur de l’école fut averti : il ordonna au -P. Surveillant de lui désigner trois des plus coupables. -Ils furent immédiatement renvoyés chez eux. Les restants -tinrent bon et continuèrent leurs petites manifestations : -trois autres partirent, puis encore trois, et -ainsi de suite durant plusieurs jours. La folie gagna -presque toute la division. Les journaux s’en émurent -et le ministère de l’Instruction publique, alors bienveillant, -offrit main-forte au P. Recteur : celui-ci le -remercia de ses bonnes intentions, mais se borna à -poursuivre le système des éliminations par petits -paquets.</p> - -<p>Cependant le P. Surveillant, désolé de toutes ces -exécutions qu’il se reprochait d’avoir provoquées, conjura -son Supérieur de le sacrifier au bien commun : -« Le bien commun, mon cher Père, répondit le Supérieur, -c’est le respect de l’autorité : dussé-je vider la -maison, vous resterez à votre poste. »</p> - -<p>Il en partit plus de trente et le calme se fit. Sur les -instances des parents et moyennant amende honorable, -la moitié des exclus, les moins coupables, obtinrent -plus tard de rentrer à l’école. La leçon fut comprise.</p> - -<p>On m’a cité d’autres faits analogues, moins graves, -mais prouvant tous que chez les Jésuites l’autorité ne -capitule pas devant la révolte. Leurs élèves le savent. -Le fait cité remonte à une époque où la population de -cette école, fondée depuis peu, était encore assez -mêlée et ne provenait pas exclusivement de collèges -ecclésiastiques. Ici, on vient de renvoyer pour la même -faute, introduction clandestine d’un livre, un élève et -ses deux complices : personne n’a bougé.</p> - -<p>Quant à l’émeute et aux saletés que tu me décris, -elles semblent chez nous en dehors du possible. Une -classe ou même une division pourront bien, dans un -moment d’oubli ou de surexcitation, abuser de la faiblesse -d’un maître ou de leur propre supériorité numérique -pour se payer, aux dépens de l’ordre, un peu de -bon temps, voire même un petit <i>chahut</i> ! mais il y a -certaines convenances que les plus mauvais élèves -n’outrepasseront jamais, parce qu’ils gardent toujours -un fonds de respect pour l’autorité, même quand elle ne -sait pas se faire suffisamment respecter par elle-même.</p> - -<p>Les causes ? J’en vois deux que je t’ai déjà précédemment -signalées : elles m’ont frappé dès les premiers -jours après mon arrivée dans ce collège.</p> - -<p>C’est, tout d’abord, le caractère essentiellement paternel -de l’autorité. Ce caractère n’exclut point la fermeté, -ni même parfois la sévérité : mais, comme le -soleil voilé trahit sa présence derrière le nuage que -ses rayons pénètrent et blanchissent, ainsi, derrière le -châtiment nécessaire, on sent toujours la bonté, qui -n’a en vue que le bien du coupable et, par suite, ne -laisse point de place à une rancune sérieuse ou à des -projets de vengeance. D’ailleurs, les punitions, en général, -ne se voient ici qu’à l’état d’exception. Il en faut -chez les <i>petits</i>, pour leur inspirer cette salutaire <i>crainte -du maître</i> qui est <i>le commencement de la sagesse</i>, comme -nous le chantons chaque dimanche aux vêpres. Mais à -mesure qu’on monte vers les hauteurs où siègent la -noblesse de cœur et la raison pure (j’entends la Rhéto -et la Philo), la crainte disparaît ou, du moins, change -de nature. Elle devient filiale. Chez les <i>grands</i>, il n’est -plus question de punir : la punition la plus sensible, c’est -le mécontentement du maître ou un reproche public.</p> - -<p>Au début de cette année, nous avions un condisciple -assez intelligent, pas méchant, mais qui, par -suite d’une longue habitude de nonchaloir, était toujours -en faute et traînait lamentablement à la queue. -Le Père ne le punissait jamais : en revanche, il ne perdait -pas une occasion de l’humilier devant nous et -l’appelait <i>notre déshonneur</i>. La pointe finit par entrer. -Un beau jour, en sortant de classe, le malheureux dit -au professeur en pleurant : « Mon Père, donnez-moi -toutes les punitions que vous voudrez ; mais <i>ne me -méprisez pas comme ça !</i> — Allons, dit le Père : je -vois avec plaisir que le bois n’est pas encore tout à fait sec. -Je ne vous mépriserai plus ; mais donnez-moi un peu -plus souvent occasion de vous estimer. » De ce jour, -l’élève devint bon.</p> - -<p>Un autre de nos camarades, pas plus méchant que -celui-ci, mais très jeune et très étourdi, écoutait peu -et remuait beaucoup. Une première, puis une seconde -fois, sans se fâcher, le Père le rappela à l’ordre ; la -troisième fois, il lui infligea cinq minutes d’arrêts. Le -bonhomme, peu habitué par ses autres maîtres à recevoir -des <i>paquets</i> si minces, se mit à rire et se frotta -les mains sous la table, en se disant que, pour si peu, -il n’y avait point à se gêner. Le professeur feignit de -n’avoir rien vu ; mais, un instant après, comme l’étourdi -avait encore le nez au vent, il l’apostropha : -« Un tel, je vous croyais plus intelligent que cela. — Pourquoi ? — Vous -n’avez pas compris tout à l’heure -que les cinq minutes d’arrêts étaient un avertissement -paternel ? Puisqu’elles n’ont pas suffi, vous en ferez -trois heures, et ne m’obligez plus à m’interrompre -pour vous punir. » Depuis, une ou deux fois encore, il -eut à fulminer l’avertissement : il le faisait, sans mot -dire, en montrant ses cinq doigts, et c’était assez. Le -jeune homme s’est rangé comme tous les autres.</p> - -<p>Dans un des cours inférieurs où la classe est coupée -d’une petite récréation au grand air, voici le <i>truc</i> ingénieux -que le professeur emploie pour tenir en respect -quelques petits écervelés. Il écrit au tableau, bien en -vue de tous, le mot <span class="small">RÉCRÉATION</span>. Un gamin s’oublie-t-il, -le Père l’envoie effacer, selon la gravité de la faute, -une ou plusieurs lettres : on devine les angoisses et -les efforts de sagesse que provoque chaque nouvelle -suppression. Quelquefois, par commisération pour -les innocents, il leur accorde, en récompense d’une -bonne note, la faveur de rétablir une lettre ; mais si, à -l’heure réglementaire, le tableau est vide, on ne va -pas en récréation. Le professeur n’a pas besoin de -tirer la morale : les enfants le font. Les coupables -ne sont pas fiers et les autres se chargent, après la -classe, de leur inculquer la contrition avec le ferme propos -de s’amender.</p> - -<p>L’autre cause, bien plus profonde et plus générale, -qui s’oppose chez les Jésuites aux manifestations de -<i>mauvais esprit</i> contre les maîtres et contre la règle, -c’est le sentiment chrétien, qui voit dans le maître le -représentant de Dieu et dans la règle la volonté de -Dieu. Du moment qu’on croit en Dieu et qu’on reconnaît -en lui, selon la pure doctrine chrétienne, le principe -de toute autorité terrestre, l’obéissance devient -d’une simplicité extraordinaire :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2"><i>Tes père et mère honoreras,</i></div> -<div class="verse i2"><i>Afin de vivre longuement.</i></div> -</div> - -<p>« Dieu veut que j’obéisse à mes parents ; or, mes -parents délèguent leur autorité à mes maîtres : donc je -dois obéissance à mes maîtres. » Ce raisonnement -est à la portée d’un marmot de huitième, comme il -garde toute sa force pour le plus grave des philosophes, -qu’il soit élève des Jésuites ou de l’Université.</p> - -<p>Dans les collèges ecclésiastiques, l’habit même des -maîtres rappelle sans cesse aux élèves ce caractère -surnaturel de leur autorité : c’est, je crois, un avantage -appréciable sur le frac et la jaquette, qui ne -confèrent pas le même prestige.</p> - -<p>Mais les Jésuites ont encore une supériorité : c’est -l’exemple de leur obéissance religieuse. L’autre soir, -quinze ou vingt Pères prenaient leur récréation dans -le jardin contigu à notre cour. Par une porte restée -ouverte, nous les regardions se promener et deviser -très joyeusement, quand un coup de cloche annonça -la fin de l’exercice. A l’instant, toutes les bouches se -turent et chacun de son côté reprit modestement le -chemin de la maison. Mon voisin, qui les suivait curieusement -des yeux, s’écria : « C’est <i>épatant</i> : plus un qui -dise un mot ! — Tiens ! reprit un autre ; s’ils ne le -faisaient pas, ils n’auraient pas le droit de nous le -demander. » La conclusion était excessive ; mais tu -vois le fond du raisonnement.</p> - -<p>Un élève, ancien potache comme moi, qui a encore -quelquefois des retours du <i>vieil homme</i>, me racontait -que, mécontent d’un acte de sévérité de son professeur, -il avait comploté avec deux autres une protestation -publique. Il devait, aussitôt après la prière du -commencement, prendre son paquet de livre des deux -mains et le jeter bruyamment sur le plancher ; les -deux complices en feraient autant, et cela serait d’un -effet… oh ! mais d’un effet ! Ce que ça vexerait le petit -Père !</p> - -<p>— « Eh bien, ton effet a-t-il réussi ?</p> - -<p>— Hé ! non. Au moment de soulever mes livres, je -l’ai regardé qui finissait sa prière, et quand je l’ai vu -faire son grand signe de croix, gravement et modestement -comme toujours, j’ai senti que j’allais commettre -une stupidité ; je me suis tranquillement assis comme -tout le monde et, après la classe, j’ai été lui faire ma -confession.</p> - -<p>— A la bonne heure ! Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?</p> - -<p>— Il s’est mis à rire, m’a donné une poignée de main -et m’a dit :</p> - -<p>« Mauvaise tête et bon cœur ! Allez, je vous -pardonne. »</p> - -<p>— Et maintenant ?</p> - -<p>— Maintenant, si l’un de mes voisins voulait recommencer -le coup du paquet de livres, je l’étranglerais -net. »</p> - -<p>Je te cite là deux faits de minime importance. Si tu -voulais te rendre compte plus à fond de l’impression -irrésistible que produit le spectacle des vertus religieuses -de nos maîtres, il faudrait les suivre durant -une de leurs journées. On y arrive à peu près, sans -même pénétrer dans le sanctuaire de la communauté, -en rapprochant les détails qui paraissent au dehors et -qui font deviner le reste.</p> - -<p>A quatre heures du matin, la porte de mon dortoir -(je couche tout près) s’ouvre doucement ; un Frère armé -d’une lanterne sourde approche à pas de loup, pour ne -pas nous réveiller, de l’alcôve où dort le P. Surveillant -et lui glisse à travers le rideau un <i lang="la" xml:lang="la">Benedicamus Domino</i>. -Le Père répond, quelquefois avec un demi-soupir -bien naturel : <i lang="la" xml:lang="la">Deo gratias</i>. Il se lève, s’habille, se débarbouille, -à petit bruit, se met à genoux devant son -lit et prie pour les jeunes paresseux qui continuent à -ronfler autour de lui. Une heure après, il sonne notre -réveil et son labeur commence.</p> - -<p>Homme intelligent, il passera des heures et des -heures à regarder des plumes trotter sur le papier et -des bouches énormes bâiller sur des livres, à réprimer -du regard ou du geste un manquement au bon ordre, -à donner des permissions de sortir. Homme sérieux, -il s’occupera de mille bagatelles de lingerie, d’infirmerie, -de cuisine, fera jouer les enfants et jouera avec -eux comme s’il y trouvait énormément de plaisir, les -accompagnera en promenade, aux bains, n’importe où, -et finalement, le soir, les ramènera au dortoir, où il -attendra qu’ils soient tous enfournés dans leur dodo -pour en faire autant, non sans avoir dit encore ses -diverses prières, ayant peut-être dîné sur le pouce et -oublié de souper, fatigué, moulu, mais content d’avoir -derrière lui une journée bien remplie et devant lui (ce -n’est pas sûr pourtant) une nuit tranquille, qui lui -permettra de reprendre au matin son collier de dévouement.</p> - -<p>Le professeur, de son côté, s’est levé à la même -heure, peut-être plus tôt, parce que, la veille, une -occupation imprévue l’aura empêché de corriger ses -douze dernières copies. Après son heure d’oraison, il -va dire sa messe, que nous avons l’honneur de servir -à tour de rôle. Il y met sa demi-heure, comme le veut -la règle, et l’on voit, à toute sa manière, que c’est pour -lui le pain de la journée. Quand je sors de là, je sens -que moi-même j’emporte, avec sa bénédiction, un -morceau de sa provision.</p> - -<p>Dans la matinée, deux heures et demie de classe : -je t’ai dit ce qu’il y dépense de soins et d’efforts. Par -manière de repos, entre onze heures et midi, il appelle -ses élèves, un à un, pour causer avec eux de tout ce -qui les intéresse et compléter son enseignement par -quelques bons conseils personnels.</p> - -<p>Voilà, je pense, un homme qui a bien gagné son -dîner ! Je ne saurais te dire si ce dîner ressemble à -ceux de Lucullus ou de Sardanapale ; car je n’ai pas -mes entrées libres à la cuisine et jamais je n’ai entendu -un jésuite parler de ce qu’il avait ou n’avait pas -mangé. Leur ordinaire ne semble pas les préoccuper -beaucoup ; quant à l’extraordinaire, s’ils en ont un, -je douterais volontiers qu’il mérite suffisamment ce -nom.</p> - -<p>Après un peu de récréation en commun, on remonte -en chaire pour un temps plus ou moins long, qui va jusqu’à deux -heures ou deux heures et demie dans les cours inférieurs. -Dans les cours supérieurs, ce sont les Pères Surveillants -qui enseignent les matières accessoires, pour -rompre la monotonie énervante de leurs fonctions habituelles. -Quant aux professeurs de littérature ou de -philosophie, on ne les voit guère promener les loisirs -qu’ils peuvent avoir : ils les emploient, dans le secret -de leur cellule, à la préparation de leur cours et à -la patiente correction de nos devoirs. Cette seconde -besogne surtout, de l’aveu du nôtre, est parfois rude. -Je le crois sans peine, en constatant le soin qu’il met -à annoter pratiquement nos chefs-d’œuvre d’apprentis -et l’exactitude parfaite avec laquelle il nous en rend -compte, aux premiers de la classe jusqu’au dernier, -sans y manquer un seul jour. Mais aussi, quel merveilleux -stimulant pour tous !</p> - -<p>Cela, c’est le quotidien. Mais que de tâches supplémentaires -viennent s’y greffer dans le courant de -l’année ! Compositions, examens, concertations, sabbatines, -académies, séances récréatives, pièces et fêtes -à la grande salle, que sais-je encore ?</p> - -<p>Mais de plus, en dehors de ces travaux scolaires, les -Pères n’oublient pas qu’ils sont prêtres et qu’ils appartiennent -à un ordre apostolique. Leur zèle des âmes -fait encore trouver aux plus occupés, à certains jours, -le temps d’aller exercer le ministère sacré en ville ou à -la campagne, de s’employer activement aux œuvres -de charité, d’écrire pour les simples et pour les savants.</p> - -<p>Au collège même, bon nombre d’entre eux prêchent, -confessent, dirigent les consciences. Chaque division -a ses trois confesseurs attitrés, auxquels chaque élève -est libre d’aller porter, quand il veut, ses ennuis, ses -misères et ses difficultés, et tu peux croire qu’à certains -jours, étant donné le besoin naturel d’expansion -que crée la vie renfermée de pensionnaire, cet -emploi de Père spirituel n’est pas une sinécure. Je -connais tel directeur qui, en dehors de ses occupations -journalières, passe régulièrement deux heures à son -<i>bureau de consolation</i>.</p> - -<p>Que dire encore ? Leur famille, c’est nous ; leur avenir, -c’est nous ; le but de toute leur vie, vie de dévouement -et d’abnégation, c’est nous.</p> - -<p>Tout cet ensemble place l’autorité de nos maîtres -religieux à une hauteur où des laïcs, même chrétiens, -ne sauraient prétendre et qui écrase à plat tes maîtres -sans Dieu ni foi. Et comment veux-tu qu’on fasse -des émeutes contre de pareils hommes ? Elles sont -un non-sens.</p> - -<p><span class="sc">Ce qu’il fallait démontrer.</span></p> - -<p class="ind">Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c35" title="46. Fête du P. Recteur : les Anciens, les jeux">46. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">10 juillet.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Nous venons de célébrer les fêtes du P. Recteur. Si -tu me demandes le nom de son patron, je te dirai -qu’il n’est même pas encore canonisé ; mais peu importe ! -Ce n’est pas le patron qu’on fête, c’est le Supérieur, -à l’époque la plus commode et pendant trois -jours, dont un dimanche. Fête joyeuse et très variée, -d’où se dégage d’une façon intense l’esprit de famille -que les Pères s’appliquent si constamment à développer -chez leurs élèves.</p> - -<p>C’est du moins ce qui m’a le plus vivement frappé -en observant les <i>anciens</i>. Une soixantaine avaient, -selon la tradition, préludé aux réjouissances par une -retraite de trois jours à notre campagne, voulant profiter -de l’occasion pour se retremper, sous la direction -d’un de leurs anciens maîtres, dans le courage et l’amour -du devoir chrétien.</p> - -<p>Le samedi soir, ils vinrent en grand nombre applaudir -une des plus belles tragédies du P. Longhaye, <i>Jean -de La Valette</i>. Les grands rôles étaient tenus par quelques -jeunes <i>anciens</i>, les autres par des élèves. Cette -collaboration, d’un effet très heureux pour le naturel -de la représentation, entrait aussi dans le caractère -général des fêtes : c’étaient les petits frères et les -grands frères qui réunissaient leurs talents pour mieux -fêter le Père commun.</p> - -<p>Dès le matin du dimanche, malgré la sainteté du -jour, le collège s’agitait comme une fourmilière. Des -oriflammes aux mille couleurs battaient joyeusement -au vent à toutes les fenêtres intérieures, tandis qu’au -sommet du pavillon central, le long du paratonnerre, -les larges plis du drapeau national ondoyaient majestueusement -et apprenaient à toute la ville que l’école -des Jésuites était en liesse.</p> - -<p>A dix heures, une messe rassemblait dans une même -pensée de foi les anciens et leurs cadets. Après l’Évangile, -le P. Recteur adressa aux aînés quelques mots -de bienvenue ; puis, au milieu d’un silence ému, il -proclama les noms des défunts de l’année. Ils étaient -douze, une longue série d’enfants, de jeunes gens, de -pères de famille, plusieurs arrachés subitement à une -vie pleine d’espérances, un seul notoirement dans des -circonstances inquiétantes pour son avenir éternel : -« Il faut se tenir prêt : qui d’entre les assistants était -sûr de ne pas inscrire son nom sur la prochaine liste ? » -Chacun fait ses réflexions intimes ; on prie pour ceux -qui nous ont précédés dans l’au-delà et ensuite pour -la grande famille des survivants. Aux prières se mêle -le chant des vieux cantiques familiers. C’est un plaisir -d’entendre, aussitôt que la tribune a lancé le premier -vers, les mâles voix des anciens reprendre la suite, -avec un entrain qui stimule les plus jeunes et produit -de la sorte un concert d’une harmonieuse variété, -symbole de l’union des âmes.</p> - -<p>Au sortir de la chapelle, c’est la grande scène des -reconnaissances : « Tiens, c’est toi ? — Tiens, un tel ! -D’où sors-tu ? Je te croyais au Tonkin. — J’en -reviens. Et toi, que fais-tu ? — Je plante des choux, le seul -métier indépendant, et je tâche de bien élever mes -quatre gamins. »</p> - -<p>« Ohé, mon capitaine ! Comment vas-tu ? — Pas mal. -J’attends la croix pour le 14 juillet. — Toujours -veinard, comme au temps où tu nous flibustais les -trois décorations ! Il ne restait jamais rien pour les -autres. — Parce que certains autres n’en voulaient -pas. — C’est une insinuation ? — Pas mal fondée. — Il -est vrai que j’ai été un fichu paresseux : je m’en -repens, un peu tard. Mais mon fils travaille : s’il bronchait… » -Un geste énergique achève la phrase.</p> - -<p>« Mon Révérend Père, enchanté de vous retrouver -jeune et joyeux comme il y a quinze ans. — Vous, -êtes-vous triste ? — Dieu merci, je n’ai pas de quoi : -une femme charmante, une belle-mère comme on n’en -voit plus, des bébés gentils à croquer et la conscience -d’être à peu près un honnête chrétien. — Toujours -conseiller général ? — Oui, et dans les bonnes eaux. — Bravo, -mon ami ! Je vous reconnais. »</p> - -<p>Et ainsi de suite. Ils sont là cent cinquante à deux -cents, venus de près et de loin, civils et militaires, -imberbes et barbus, de tout âge et de toute mine, qui -s’interpellent, s’embrassent, se taquinent, se disent -des choses sérieuses et plaisantes, se rappellent les -vieux souvenirs, sont redevenus collégiens. Il y en a -qui veulent montrer à leurs fils, déjà élèves, la place -qu’ils occupaient autrefois en classe ou à l’étude. -Tel tient à savoir qui a hérité de son numéro et surtout -à dire bonjour au vieux F. linger-modèle, qui lui restaura -jadis sa première culotte. Un autre grimpe -aux combles pour faire une visite émue à certain -local peu meublé, avec un œil-de-bœuf garni de solides -barreaux, où jadis, à la suite d’une escapade plus -corsée, il trouva dans la solitude son chemin de Damas. -Tel autre, ancien réglementaire, sollicite avec instance la -faveur de sonner aujourd’hui la cloche du dîner. -D’autres, nous voyant jouer au ballon, viennent nous -apprendre comment on fait des « chandelles » de quinze -à vingt mètres de haut. Des groupes se forment autour -des Pères connus, où l’on demande des nouvelles des -absents et l’on se raconte mille historiettes du temps passé. -Nous les entendons répéter souvent la même conclusion : -« Ah ! c’était le bon temps ! » Et, ma foi, ils le -disent d’un ton si convaincu qu’on est tenté de les -croire sur parole.</p> - -<p>Mais voilà les clairons et les tambours qui viennent -se ranger sur deux lignes, à l’entrée de la salle du -banquet. On nous case à nos tables respectives : quand -c’est fait, tambours et clairons résonnent et nous -applaudissons le R. P. Recteur, qui entre, escorté -des gros bonnets de la table d’honneur et suivi de la -foule des <i>anciens</i>, qui prennent place par ordre de -promotions, les plus vieux au haut bout, les plus -jeunes plus près de nous. Alors la cloche sonne ; le P. Ministre, -grand organisateur du banquet, dit le <i lang="la" xml:lang="la">Benedicite</i>, -auquel répondent comme un seul homme plusieurs -centaines de voix ; après quoi, le P. Recteur -prononce le solennel <i lang="la" xml:lang="la">Deo gratias</i> et les langues vont -leur train. Non pas les langues seules, mais aussi les -fourchettes : le P. Ministre a bien fait les choses.</p> - -<p>Et le diapason monte, monte. D’un bout à l’autre -de l’immense salle, c’est bientôt le plus joyeux et le -plus assourdissant des brouhahas, qu’on aurait pu -comparer à l’antique confusion de Babel, si tous ces -gens qui parlent à la fois (pardon du calembour !) ne -s’<i>entendaient</i> parfaitement.</p> - -<p>Un coup de sonnette : silence de mort. Le président -des <i>anciens</i> se lève, et, dans un chaleureux discours, -nous donne la preuve vivante que l’orateur véritable -est un grand cœur servi par une belle parole. Les témoignages -de reconnaissance et les promesses de -fidélité qu’il adresse en notre nom au premier de -nos Pères, réveillent sans peine dans nos poitrines un -écho qui éclate en applaudissements. Ils redoublent, -quand le P. Recteur, à son tour, nous remercie de -notre piété filiale, fait l’éloge de nos aînés et nous -invite à leur ressembler un jour. Nous affirmons notre -solidarité avec eux en vidant à leur santé une coupe -de champagne authentique.</p> - -<p>Un poète vient chanter en strophes énergiques -l’éternel et toujours impuissant combat de Satan -contre Dieu et célèbre d’avance la victoire de l’étendard -du Sacré-Cœur, qui sera le nôtre.</p> - -<p>Puis, c’est la note joyeuse. Un Père et deux <i>anciens</i>, -artistes émérites, nous disent d’une façon charmante -des couplets gracieux ou désopilants. Pour finir, la -<i>tribune</i> du collège exécute avec entrain et brio un -chœur de fête, dont la salle tout entière accompagne -le gai refrain. Après quoi, les enfants vont prendre -l’air en cour, laissant ces messieurs continuer en liberté -leurs joyeux propos, entre le café et la cigarette — deux -légumes réservés !</p> - -<p>Dans l’intervalle, les gradins de l’amphithéâtre improvisé -qui domine notre plus belle cour se sont garnis -de spectateurs et de spectatrices. Nous allons prendre -nos couleurs, bérets et rubans, avec nos diverses armes -de guerre — et nous voilà à notre poste. Le P. Recteur -et les invités viennent s’installer aux places réservées -et la <i>grrrande fête de jeux</i> commence.</p> - -<p>La suite à ce soir.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="47. ">47. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">10 juillet <i>bis</i>.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Voici la suite de ma précédente et la relation promise -d’une fête de jeux complète.</p> - -<p>A peine la fanfare a-t-elle attaqué sa <i>Marche villageoise</i> -qu’on voit s’avancer gravement une ligne de -huit aliborons avec leurs cavaliers, précédée de Brocoli, -notre Brocoli, qui paraissait fier comme le coursier -blanc de l’archange saint Michel et nous faisait au -passage les yeux doux, avec des petits sourires de connaissance. -Il sentait d’instinct sa supériorité et regardait -de haut, lui élève de première division d’un grand -collège, ses rustiques confrères, simples bêtes de louage. -Il salua fort bien le P. Recteur d’un léger coup de -tête qu’on lui avait appris ; les autres firent comme -ils purent.</p> - -<p>A la course de vitesse, Brocoli, bien nourri, bien -stylé, gagna de plusieurs longueurs. Dans la course à -la haie, il nous humilia d’abord ; car, parti bon train, -il s’arrêta net devant l’obstacle et ses concurrents suivirent -tous ce déplorable exemple. On les ramena : -même résultat, malgré les coups de bâton qui tombaient -sur leur dos comme la grêle sur un toit de zinc. -La troisième fois, neuf d’entre nous courant à quelques -pas devant eux, exécutèrent le saut pour les enhardir : -Brocoli passa le premier, deux autres l’imitèrent, les -six derniers refusèrent.</p> - -<p>La haie enlevée, il y avait un fossé à sauter. Les -élèves firent encore l’office d’entraîneurs. Brocoli, -après une seconde d’hésitation, sauta convenablement ; -les villageois prouvèrent de nouveau qu’ils -n’étaient que de vulgaires baudets, en descendant -bêtement un versant du fossé et en remontant non -moins bêtement l’autre. Brouillés avec l’idéal !… Le -jeune vainqueur reçut en récompense un collier de -fleurs orné d’une sonnette argentine, qu’on lui mit au -cou, et un morceau de sucre, qu’il croqua sans se -faire prier. Pendant qu’on le reconduisait, grands et -petits crièrent : « Vive Brocoli ! » Je crois qu’il en fut flatté.</p> - -<p>Après les bêtes, les gymnastes de première -division, dans une série d’exercices à la barre fixe, au -trapèze, au tremplin, sur la planche d’escrime, déployèrent -une vigueur et une souplesse qui émerveillèrent -toute l’assistance. Il y avait même un Anglais, -vrai ou faux, qui ne put s’empêcher de nous rendre -justice en nous adressant un énergique « hourra ! » -J’ai gagné le prix du saut en longueur, mais l’ai payé -d’une écorchure notable au genou… de mon pantalon : -la blessure n’est pas trop humiliante. A l’escrime, -j’ai décroché un fleuret d’honneur : quand tu voudras, -nous pousserons une botte.</p> - -<p>Les <i>gosses</i>, en bras de chemise, culotte courte et -béret sur l’oreille, vinrent ensuite, munis de baguettes, -exécuter des mouvements d’ensemble fort gentils, -avec une précision où se reconnaissait la main de leur -vieux surveillant barbu, à la voix sonore -de commandement. Soudain, au signal convenu, ils ramassent -leurs petits boucliers armoriés et leurs gibecières -pleines de balles molles, se rangent en deux bataillons -devant leur drapeau respectif et se mitraillent avec -entrain, au son d’une marche guerrière. Les projectiles -se croisent dans l’air et rebondissent sur la tôle -retentissante. Peu de coups portent, tant ils sont -habiles à couvrir la seule partie légalement vulnérable -de leur être, qui va de la ceinture au menton ! De -temps à autre, cependant, on voit un <i>mort</i> s’asseoir -les bras pendants sur ses talons, devant son bouclier -devenu inutile.</p> - -<p>Mais voilà qu’on entend dans l’un des camps un -coup de sifflet, auquel répond dans l’autre un cri -d’alarme : « Au drapeau ! » L’ennemi se consulte des -yeux, se serre les coudes, puis fonce en avant : « Sus -au drapeau ! » Cependant les autres se sont groupés -autour de la <i>loque sublime</i> et la défendent avec désespoir. -Les assaillants l’attaquent avec rage. Trois des -plus téméraires tombent, au moment même où ils -étendent la main pour saisir la hampe ; trois fois l’ennemi -recule. Mais, un instant seulement, les munitions -manquent aux défenseurs : les assaillants en profitent -et le drapeau est enlevé aux cris répétés de : « Victoire -aux bleus ! » Et les bleus, réunissant les deux -étendards, viennent, leurs boucliers au poing, défiler -fièrement devant le P. Recteur, qui les salue, tandis -que, par derrière, les rouges, tête baissée, boucliers -renversés, la mort dans l’âme, font cortège à leurs vainqueurs -d’un jour, mais hélas ! d’un jour qui comptera.</p> - -<p>La division des externes prend alors possession -du terrain. Elle s’est acquis une renommée au <i>polo</i>, -qui consiste à faire passer, avec des bâtons recourbés, -une grosse boule de caoutchouc entre deux poteaux -dans le camp adverse. On ne se figure pas, à moins -de l’avoir vu de ses yeux, l’acharnement avec lequel -cette malheureuse boule est disputée, arrachée, lancée, -relancée, amenée quelquefois par un coup heureux à -un pas de la ligne fatale, puis, par un autre coup d’adresse, -renvoyée à l’extrémité opposée. Cela peut -durer longtemps, sans se ralentir jamais. La sueur -trace des sillons rouges dans la poussière qui noircit -les figures ; des mollets nus bleuissent sous des coups -qui ne leur étaient pas destinés : la pomme de discorde -roule toujours d’un camp à l’autre, jusqu’à ce -qu’enfin, par un manque de vigilance que la vedette -coupable payera cher, elle trouve un passage, entre, — et -la place est prise. C’est ce qui arriva, après vingt -minutes de péripéties palpitantes.</p> - -<p>Un jeu analogue fut exécuté ensuite par la seconde -division, montée sur ses échasses. Il s’agissait d’attaquer -une citadelle, composée de quatre tours et d’un -donjon central, que représentaient de grandes quilles. -Un camp essayait de les renverser successivement, en -poussant dessus une boule que les échasses de l’autre -camp devaient empêcher de passer. Ici encore, la -lutte fut vive et assez longue.</p> - -<p>Pour s’en reposer, les échassiers nous régalèrent -de manœuvres savantes, où ils témoignèrent d’une -merveilleuse solidité sur leurs jambes de bois : elles -semblaient chevillées à leurs jambes naturelles. Tu -me demandes s’il y eut des charges de -cavalerie ? — Certainement. — A quatre pattes ? — Non, c’est -bien plus simple. Pour les exercices de cheval, l’échasse -droite devient lance ou carabine, l’échasse -gauche fait seule office de monture et prend à volonté -le pas, le trot ou le galop. Si le spectacle n’est pas -toujours gracieux, il est au moins drôle.</p> - -<p>Tout cela fut agréablement coupé par quelques -intermèdes plaisants : une chasse au canard avec -des planchettes de cinquante centimètres pour semelles ; -une course de vitesse avec des bouts de chandelle -allumés ; la traditionnelle course au sac ; la brouette -à la grenouille, et d’autres, qui amusèrent les petits et -les grands enfants.</p> - -<p>Le dernier acte de la partie comique était réservé -aux chars à deux roues de la première division, qui -firent leur entrée en longue file indienne. Ces véhicules -sont une réminiscence lointaine des chariots de -guerre homériques : dans le brancard, deux hommes-chevaux ; -debout sur la plate-forme, les rênes d’une -main, son arme de l’autre, le guerrier solidement campé -sur ses deux jarrets, mais suivant avec souplesse et -prévoyance toutes les arabesques que peut tracer son -attelage. Il s’agissait de fracasser d’un coup de bâton, -en passant dessous au grand trot, une marmite pleine -d’eau. Le danger est pour le suivant, qui arrive généralement -à point pour recevoir la douche, à la grande -joie des spectateurs — et même à la sienne, car il fait -chaud !</p> - -<p>Toutes les marmites vidées, on organise une course -frénétique à la bague ; tu sais ce que c’est. Puis, enfin, -grand carrousel de nos douze chars, commandé par -ton serviteur. Ce fut, sans me vanter, un pur chef-d’œuvre. -La modestie me défend de t’en donner les -preuves par le menu. Tu sauras seulement qu’il comprenait -douze figures : le salut de front, les passes, les -cercles, le huit, la croix, l’étoile, le moulin, etc., et, -pour finir, une charge à fond de train, s’arrêtant net, -comme un boulet de canon dans le sable humide, à -deux pas des spectateurs. La peur qu’ils ont eue fait -qu’ils nous applaudissent à tout rompre.</p> - -<p>Restait le bouquet. Tout au bout de l’arène se dressait -une forteresse à deux étages : le premier formé -par une terrasse qui dépassait le mur d’enceinte, le -second par une haute tour crénelée qui dominait le -tout. La place était défendue par des diables noirs, -aux dents et aux yeux blancs, qui se démenaient, -comme leurs frères d’enfer dans un bénitier, et poussaient -des cris de gens qu’on assassine. Nos soldats -commencèrent par enfoncer les portes à coups de hache -et, poussant un seul cri de : <i>Vive la France !</i> ils entrèrent, -firent une décharge générale, puis se ruèrent -en avant à la baïonnette. Les moricauds épouvantés -se cantonnèrent sur la terrasse et soutinrent là une -lutte prolongée. Pendant ce temps, sans être aperçus -d’eux, une douzaine de petits chasseurs se glissent -derrière la tour, et faisant la courte échelle, escaladent -les créneaux et, soudain, se mettent à canarder d’en -haut les assiégés. Se voyant pris entre deux feux, -les malheureux jettent leurs armes et demandent -grâce. Pendant qu’on leur met les menottes, les douze -chasseurs forment sur la tour une pyramide humaine ; -le plus agile d’entre eux grimpe jusqu’au sommet -et là, debout sur les épaules de ses camarades, au grand -effroi des dames, il brandit le drapeau vainqueur, -que toutes les bouches saluent d’une acclamation -enthousiaste.</p> - -<p>Une dernière fois, les quatre divisions s’alignent -par rangs de quatre sur un côté du champ de manœuvres, -les petits en avant avec leurs boucliers, -les moyens avec leurs bâtons et leurs échasses, les -grands avec leurs fleurets et leurs chars. Tout ce monde -défile au pas devant le P. Recteur, qui salue chaque -corps d’armée, au milieu des accents d’une musique -triomphale. Mais la joyeuse surprise des spectateurs se -traduisit par une tempête de bravos, quand on vit un -groupe de respectables anciens, emportés par l’ancienne -fougue de jeunesse, se hisser sur des échasses -ou des chars, emboîter le pas derrière leurs cadets, -peut-être leurs fils ou leurs neveux, et défiler avec eux -devant l’assemblée, dans un bon ordre relatif, trébuchant -parfois et semant la route de quelque béret mal -affermi sur leur front chauve.</p> - -<p>C’était risible, assurément : dis-moi, mon ami, -pourquoi j’ai senti une larme me picoter le coin de -l’œil, et pourquoi j’ai crié de toutes les forces de mon -âme et de mes poumons : « Vivent les anciens ! » Ils -nous répondirent : « Vivent les jeunes ! » Et les deux -cris se croisèrent quelque temps, dominés tout à coup -par un autre, spontané, unanime, qui résumait toute -cette fête : « Vivent les Pères ! »</p> - -<p>Je suis sûr que plus d’un ancien dut éprouver un -serrement de cœur en disant adieu à ce vieux collège, -où il s’était retrouvé si jeune et si bien chez lui, pour -rentrer dans le tourbillon des affaires et des soucis -quotidiens. Moi, je comprends mieux, maintenant, que -les Jésuites soient aimés de leurs élèves, longtemps et -toujours.</p> - -<p>Dieu ! que nous sommes loin de notre ancien lycée !</p> - -<p>Demain, grande excursion pour les <i>jeunes</i> seuls. -Lever très matinal, au son du clairon et du tambour ; -deux heures en chemin de fer ; messe au pèlerinage -de Saint-E…; déjeuner sur l’herbette, dans les ruines -du château de M…; promenade sous bois, par classes, -avec le professeur (chance !) ; goûter sur les bords de -la R…; souper au collège, dodo, rêves dorés et, au -réveil, chute lamentable dans la préparation prochaine -du baccalauréat. <i lang="la" xml:lang="la">Sic transit gloria mundi.</i></p> - -<p>Adieu, mon frère. Si je t’ai ennuyé, pardonne-moi ; -je ne l’ai pas fait exprès.</p> - -<p class="sign">Ton <span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c36" title="48. Scandale au lycée : impressions et remède">48. <i>De Louis.</i></h3> - -<p class="date">15 juillet.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>Cette fois, la mesure est comble. Écoute, sans préambule, -pourquoi, en ce moment, le personnel du lycée -est dans la consternation et toute notre bonne ville -de Z… dans l’indignation.</p> - -<p>Je t’avais dit, l’autre jour, les raisons du dégoût -que m’inspiraient mes condisciples de philosophie. -Depuis ils ont marché. Un premier scandale, à propos -d’une expérience de physique en chambre obscure, -avait été étouffé ; mais les abords de la classe continuaient -à sentir mauvais. Hier, tout à coup, le bruit -se répandit qu’un formidable pot aux roses venait -d’être découvert au lycée.</p> - -<p>Depuis plusieurs semaines, chaque nuit, quand tout -l’établissement dormait, un misérable pion prenait -avec lui deux ou trois philosophes, leur ouvrait une -petite porte dont il avait la clef, allait avec eux s’amuser -en ville, et les ramenait au bout de quelques -heures par le même chemin. Le lendemain soir, un -autre pion renouvelait ce bel exploit nocturne avec -une seconde bande. Puis le premier reprenait la suite, -et tous les élèves qui le voulaient, y passaient : après -quoi on recommençait le tour. Quelques rhétoriciens -plus avancés obtinrent la même faveur.</p> - -<p>On s’était juré le secret. Comment fut-il trahi ? Je -n’en sais rien. L’affaire cause un énorme tapage. On -annonce que le ministre en personne viendra ouvrir -une enquête rigoureuse pour <i>établir les responsabilités</i>. -Style administratif ; comédie administrative. On -sait d’avance comment ça finira : les pions seront déférés -au Conseil académique, qui les proclamera coupables -d’avoir manqué au devoir professionnel et indignes -d’appartenir désormais à l’Université ; les jeunes -rôdeurs de nuit que leurs familles n’auront pas encore -retirés seront sévèrement admonestés, mais se consoleront -avec le joli mot de leur professeur sur les -charmes du libertinage <i>au point de vue esthétique</i>.</p> - -<p>Pour ce qui me regarde, ma mère a déclaré à mon -tuteur qu’elle exigeait mon retrait immédiat de cette -<i>porcherie</i> et que je n’y remettrais jamais les pieds. -Le pauvre homme est navré de ce qui arrive. Ton père -triomphe et va t’écrire.</p> - -<p>Je reste avec ma mère et prendrai des répétitions -jusqu’aux examens, qui ne sont plus éloignés. L’an -prochain, mon frère, j’ai l’espoir que tu ne rentreras -pas seul dans ton collège. A quelque chose malheur -sera bon !</p> - -<p class="ind">Ton dévoué,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Louis</span>.</p> - - - - -<h3 title="49. ">49. <i>De mon père.</i></h3> - -<p class="date">17 juillet.</p> - - -<p class="ind">Mon cher fils,</p> - -<p>Pour l’ordinaire, j’abandonne volontiers à ta mère -et à ta sœur le soin de te donner de mes nouvelles : -ce sont deux fidèles secrétaires. Mais aujourd’hui je -revendique mes droits de père de famille pour t’envoyer -un mot de profonde satisfaction. Cela va te -surprendre, car tu me connais par nature assez peu -coutumier des compliments. Mais aussi ceux que je -t’apporte ne vont à toi qu’en seconde ligne : ils s’adressent -d’abord à d’autres.</p> - -<p>Louis t’a appris les faits ignominieux qui viennent -de jeter le déshonneur sur notre lycée, sur l’éducation -qu’on y donne et malheureusement aussi sur plusieurs -familles, jusque alors sans tache. Ce sont des choses -profondément regrettables et je les déplore ; car, malgré -tout, j’aimais encore l’Université : elle m’a élevé. -Même quand une mère n’a pas été ce qu’elle devait -être, on ne l’oublie pas. Dans mon jeune temps, d’ailleurs, -il ne se passait rien de semblable. On avait -encore le respect de soi et de la morale. On nous faisait -encore le catéchisme, et il y avait des prêtres, non -pas seulement pour confesser ceux qui en sentaient le -besoin, mais dans le professorat et même dans l’administration.</p> - -<p>En te plaçant au lycée où j’avais fait mes propres -études, je ne soupçonnais pas les dangers que tu y -courais et j’accusais d’exagération les inquiétudes perpétuelles -de ta mère. Si je t’en ai retiré, c’est encore, -surtout, parce que tu n’y travaillais pas suffisamment -et que tu prenais des façons désagréables : le côté -moral m’échappait.</p> - -<p>Je me suis trompé et j’ai été trompé<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Sans vouloir rendre toute l’Université responsable des faits cités, qui -sont rigoureusement historiques, l’auteur croit devoir les appuyer de quelques -témoignages plus généraux.</p> - -<p><i>M. Sigwalt</i>, membre du Conseil supérieur, a fait devant la commission Ribot -cette déclaration : « La grande masse de nos élèves sont des enfants moralement -abandonnés, et je n’exagère rien en affirmant que, quoi qu’on dise, nos -élèves ne sont pas moralisés par l’instruction que nous leur donnons. » (<i>Enquête</i>, -tome II, p. 148).</p> - -<p><i>M. Rocafort</i> : « Les pions d’autrefois, qu’on appelle maintenant répétiteurs, -sont le plus souvent des jeunes gens inaptes à transmettre une éducation qu’ils -n’ont pas eux-mêmes. » (II, 650.)</p> - -<p>Un de ces répétiteurs, président de l’Association des maîtres répétiteurs, -a dit le 1<sup>er</sup> novembre 1896, dans un banquet présidé par un député : « Le désir -le plus vif des répétiteurs serait d’obtenir toutes les semaines un congé de -vingt-quatre heures consécutives, de pouvoir de temps en temps vivre de -la vie de tout le monde… » Nous supprimons le reste par respect pour nos plus -jeunes lecteurs. (<i>L’État éducateur</i>, Auxerre.)</p> - -<p><i>M. d’Haussonville</i> répond à M. Lavisse : « Ni à Louis-le-Grand dont je suivais -les cours, ni à Sainte-Barbe où j’ai été interne, personne ne s’occupait -peu ou prou de notre éducation et de notre âme. » Et citant un mot de Mirabeau -sur les grandes villes : « L’agglomération des hommes engendre la pourriture -comme celle des pommes », il continue : « Sainte-Barbe était une agglomération -de pommes. Bien peu échappaient à cette pourriture précoce… Il -en était et il en sera, je crois, toujours ainsi, là où la surveillance qui doit s’exercer -de jour et de nuit, de nuit surtout, sera confiée, non point à des hommes obéissant -à une pensée de dévouement moral et religieux, mais à des jeunes gens -en mal d’arriver ou à des déclassés en peine de trouver un gagne-pain. Partout -où il y aura des pions, les enfants seront des pommes. » (<i>Questions actuelles</i>, -17 janvier 1903.)</p> - -<p>« Si j’avais un fils, disait un vieux professeur universitaire, j’aimerais mieux -le plonger dans une fosse d’aisance que de le mettre pensionnaire dans un -lycée. » (<i>Univers</i> du 15 décembre 1903.)</p> -</div> -<p>Mais je me rappelle — en français — certain passage -poétique que tu dois connaître en latin, où le -vieux Lucrèce dit qu’il est doux d’assister de la terre -ferme à la détresse des nautonniers surpris par la tempête. -C’est ton cas, mon ami. Tu es sorti juste à temps -de cette malheureuse galère, où peut-être ta vertu et -l’honneur de ta famille auraient sombré, en compagnie -de tes anciens camarades. C’est de ce bonheur que je -te félicite, comme je m’en félicite pour moi-même.</p> - -<p>Est-ce tout ? Non. Car si tu n’avais fait que changer -de maison sans changer de façons, le profit eût été -maigre et ma joie aussi. Ma joie maintenant, mon -Paul, — je veux te le dire une fois sans détour, — c’est -de voir que tu n’as plus rien de commun avec -ces précoces gredins et que, devant leurs parents -humiliés, tu me donnes le droit de marcher encore la -tête haute. De cela je remercie tes maîtres et je te remercie.</p> - -<p>Si tu en trouves l’occasion, dis-le-leur de ma part, -en attendant que je puisse le faire moi-même de vive -voix.</p> - -<p>Et toi, mon fils, reste digne d’eux jusqu’au bout et -obéis-leur, en tout, comme tu m’obéirais à moi-même… -ou au bon Dieu.</p> - -<p class="sign">Ton père qui t’embrasse.</p> - -<p>J’attends ton oncle Barnabé, pour voir comment il -déraisonnera encore sur le cas des deux pions. S’il -s’avise de prendre leur défense, il peut être assuré que -je lui mettrai le nez dans la mélasse. Tant pis pour eux -et pour lui !</p> - - - - -<h3 title="50.">50. <i>A Louis.</i></h3> - -<p class="date">22 juillet</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Je ne veux pas perdre le temps à faire des commentaires -sur ce que tu m’apprends. C’est profondément -triste et odieux. Détournons le regard, élevons nos -cœurs et remercions Dieu de nous avoir préservés de -l’abîme où sont tombés nos pauvres camarades.</p> - -<p>On m’écrit de chez moi le résultat de l’enquête ministérielle. -Les pions, blâmés et cassés aux gages, ne -passeront pourtant pas en cour d’assises, parce que -cela causerait trop de tapage. Sur le tas des élèves -compromis on en congédiera trois, probablement de -malheureux boursiers, moins coupables que d’autres : -mais ces autres, il faut les ménager, parce que leurs -papas sont influents et ont menacé de faire un esclandre. -Mère Université veut bien couvrir leurs peccadilles du -manteau de son indulgence, qui est long et large. Les -jeunes générations qui montent s’en souviendront, le -jour où le professeur de philosophie leur parlera encore -des <i>charmes du libertinage au point de vue esthétique</i>.</p> - -<p>Mais tout en déplorant le mal qui vient d’arriver, -nous avons, je pense, le droit de nous réjouir de l’heureux -changement qui en résultera pour toi. Quel plaisir -de nous retrouver, l’an prochain, sous le même toit -et de mettre en commun nos travaux, nos joies, nos -idées et nos amis !</p> - -<p>A ce propos, mon cher Louis, je ne puis m’empêcher -de songer que la Providence a préparé les choses d’une -façon particulièrement attentive pour nous, en permettant -que ta conversion s’accomplît ici même et avant -cet éclat scandaleux : sans ces deux circonstances, ton -admission aurait probablement souffert quelque difficulté. -N’aurait-on pas eu peur d’introduire un loup -dans la bergerie ? Maintenant, je pourrai certifier aux -supérieurs que tu es le plus inoffensif des agneaux. -J’espère qu’ils accepteront mon témoignage et ma caution — et -je suis sûr que jamais ta conduite ne m’infligera -un démenti. Je compte sur toi comme sur moi-même, -ou davantage.</p> - -<p>Quelqu’un que je plains sincèrement dans cette -affaire, c’est le brave abbé X…, l’aumônier. Ma mère, -qui l’a vu, m’écrit qu’il en couve une maladie. Le proviseur -lui a fait le reproche de n’avoir rien empêché. Je -trouve que ce proviseur a du <i>toupet</i>. Il devrait se souvenir -qu’il a toujours été le premier à voir dans l’aumônier -la bête noire de son établissement et qu’il a -entravé de toute manière, sous prétexte de liberté de -conscience, l’action du prêtre sur les élèves. Est-ce que -l’abbé X… nous connaissait ? Est-ce que nous le connaissions ? -Les reproches du proviseur lui retombent à -lui-même sur le nez : car, tout injustes qu’ils sont, ils -prouvent que le malheureux sait où serait le remède.</p> - -<p>J’ai entendu raconter ici que M. Duruy, étant grand-maître -de l’Université de France, avait eu un jour la -curiosité de voir l’École des Pères de la rue des Postes. -Le P. Recteur se fit un plaisir de le mener partout. A -mesure que le Ministre examinait les diverses parties -de la maison, études et classes, laboratoire de chimie -et cabinet de physique, dortoirs et réfectoires, etc., il -comparait avec l’Université en disant : « Nous avons -mieux… Nous n’avons pas si bien. »</p> - -<p>En sortant, on parla de la moralité. Le Ministre demanda -au R. Père s’il n’avait pas à s’en plaindre.</p> - -<p>« Dans certains cas exceptionnels et isolés, répondit -le P. Recteur, oui ; dans l’ensemble, non.</p> - -<p>— Comment faites-vous, mon Révérend Père ? Car -enfin ces jeunes gens de dix-sept à vingt ans, et vous -en avez beaucoup…</p> - -<p>— Quatre cents.</p> - -<p>— … ils ne sont pas bâtis autrement que les nôtres : -ils ont les mêmes passions, contre lesquelles toute -leur bonne volonté peut quelquefois échouer.</p> - -<p>— Sans doute, Excellence, mais nous avons un -moyen.</p> - -<p>— Puis-je savoir lequel ?</p> - -<p>— Chacun de ces jeunes gens se choisit, parmi les -prêtres le plus expérimentés de la maison, un directeur -de conscience, à qui, dans les heures mauvaises, -il est toujours libre de demander conseil et réconfort, -qui le relève et le soutient en toute occasion. C’est ce -que nous appelons le Père spirituel.</p> - -<p>— Je comprends… Mais là, nous ne pouvons pas -lutter avec vous. »</p> - -<p>Et l’on ajoute que le ministre partit soucieux. L’Excellence -qui est venue à Z… a dû en faire autant, si -elle attache quelque prix à la moralité des lycées. Mais -du souci au remède, il y a loin, si loin que l’Université -ne franchira jamais l’intervalle — aussi longtemps du -moins qu’elle se condamnera à ne pas être chrétienne.</p> - -<p>J’ai sur ce point comme sur les autres mon plan de -réforme : car je ne renonce pas encore à convertir un -jour la marâtre qui a commencé mon éducation. Veux-tu -que je t’en fasse confidence ? Voici. Tu vas juger si -je suis hardi et radical.</p> - -<p>Ne pouvant établir dans chaque lycée (ce serait pourtant -le plus sûr et le plus court) un groupe de Jésuites, -j’y appellerai au moins deux prêtres séculiers, -recommandables sous tout rapport, que je chargerai de la -direction active et suivie des consciences, avec toute -facilité d’exercer leur ministère. Pour compenser leur -petit nombre et les aider dans leur laborieuse besogne, -j’introduirai la <i>Congrégation</i> !!!</p> - -<p>Oui, cette redoutable Congrégation, sur laquelle tant -de gens naïfs, depuis le temps de la Restauration, -déraisonnent encore à plaisir, absolument comme un -aveugle sur les couleurs. Pour t’épargner le malheur de -les imiter, je te dirai demain ce que c’est qu’une Congrégation -de collège.</p> - -<p class="ind">Bonsoir, Louis.</p> - -<p class="sign">Ton dévoué <span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c37" title="51. La Congrégation">51. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">23 juillet.</p> - - -<p class="ind">Mon cher ami,</p> - -<p>Figure-toi, le soir, dans un long corridor sombre, des -gens cachés sous des manteaux noirs, masqués, se -glissant à pas de loup, sans mot dire, sans souffle, jusqu’à -une porte basse bardée de fer. A travers un petit -grillage, ils murmurent quelques syllabes : la poterne -s’entre-bâille et ils descendent un escalier en spirale, -frappent trois coups symétriques à une seconde porte -ferrée et pénètrent enfin dans un souterrain voûté, aux -murs absolument nus, sans ouverture vers le dehors, -à peine éclairé, où d’autres conspirateurs les attendent -déjà, muets comme la mort. Se connaissent-ils ? On ne -sait. Que veulent-ils ? Tu vas voir.</p> - -<p>Quand tous sont arrivés et comptés, l’un d’eux, un -jésuite, s’avance vers une grande table ronde placée au -milieu du caveau, et y plante tout droit un poignard… -Bigre ! Ça ne te donne pas froid dans le dos ?… C’est -une façon de déclarer la séance ouverte. Tous prennent -place, et alors, d’une voix sépulcrale, le président -invite chacun d’eux à dire ce qu’il a fait pour la <i>bonne -cause</i>. La bonne cause, tu le devines bien, c’est le -règne de la Compagnie de Loyola, que ces malheureux -ont juré, sur le salut de leur âme, de défendre jusqu’à -la mort, <i lang="la" xml:lang="la">ad majorem Dei gloriam</i>.</p> - -<p>Y es-tu ?</p> - -<p>Eh bien, mon ami, tout cela se passe… dans les romans -et peut-être dans certaines sociétés secrètes, -mais pas au collège. Notre Congrégation n’est pas une -société secrète : elle se recrute, se réunit et fonctionne -au grand jour, sans avoir rien de sinistre ni dans son -but ni dans ses moyens.</p> - -<p>Son but général et final est de faire de nous de parfaits -chrétiens, en nous encourageant dès le collège à -la pratique généreuse de tous nos devoirs et spécialement -à la lutte sans merci contre le mal qui est en nous -et hors de nous.</p> - -<p>Quels moyens emploie-t-elle à cet effet ? Avant tout, -naturellement, la <i>piété</i>, non la piété de surface, de -bonne femme ou de sainte-nitouche, mais cette piété -solide qui va de pair avec l’effort vers le bien. A cette -piété elle propose un modèle et un appui pris dans le -Ciel : pour les grands, c’est Notre-Dame. En voici les -raisons. Reine, elle dispose en notre faveur de la puissance -suprême de son Fils ; Vierge, elle est l’idéal -réalisé de cette pureté si nécessaire et parfois si difficile, -quand on est jeune et tenté ; Mère, elle est la -bonté, la miséricorde, l’amour, dont notre cœur a -besoin à tous les instants de notre vie.</p> - -<p>L’engagement a lieu en public, devant l’autel, par -un acte solennel de consécration. Il se réduit à une -sorte de contrat chevaleresque, par lequel je me donne -librement pour vassal à la Reine des Cieux, qui, en -loyale suzeraine, voudra bien, à titre d’échange, me -garantir aide et protection dans la grande affaire de -mon salut. C’est tout le mystère.</p> - -<p>Cependant, il y a un semblant de prétexte à la -défiance des ennemis de la Congrégation. Si le chevalier -de Notre-Dame restait isolé, il risquerait de -succomber dans certaines rencontres et de ne pas -trouver l’emploi convenable de sa vaillance. Les chevaliers -errants ne sont plus de notre époque et les -Jésuites n’ont pas attendu jusqu’aujourd’hui pour savoir -que la grande force, le grand levier qui élève -les âmes, dans le petit monde du collège comme dans -le monde extérieur, c’est l’<i>association</i>. Voilà le point -irritant.</p> - -<p>Mais si mon but personnel est essentiellement bon, -pourquoi cesserait-il de l’être, si je le poursuis avec -d’autres et si je m’entends avec eux, en toute honnêteté, -pour l’atteindre plus sûrement et plus complètement ?</p> - -<p>Il y a plus de trois siècles qu’un religieux du Collège -Romain <i>associa</i> ses élèves pour travailler ensemble, -sous l’invocation de Notre-Dame, à leur progrès -dans la vertu et la science. Les Papes ne tardèrent -pas à encourager les pieuses réunions du même genre -et elles se répandirent dans tout l’univers, enrôlant -sous l’étendard de la Vierge Immaculée l’élite des -chrétiens de tout âge et de tout rang, depuis les enfants -des écoles et les simples travailleurs jusqu’aux princes -de l’Église et aux têtes couronnées. L’une des premières -fut établie dans la capitale de la France, au -collège de Clermont, devenu plus tard lycée Louis-le-Grand : -elle compta parmi ses membres saint François -de Sales et le grand Condé.</p> - -<p>Nous autres, chétifs, sommes loin de ces illustres -personnages ; mais c’est quelque chose de pouvoir se -dire qu’on leur succède. Si l’on n’y gagne pas le droit -de s’estimer davantage, on estime du moins davantage -la Congrégation.</p> - -<p>En somme, nous faisons ce qu’ils faisaient : les -règles n’ont pas changé. Pour être admis à l’honneur -de la consécration solennelle, il faut avoir, durant -plusieurs mois, donné des preuves sérieuses de piété, -de travail, de bon esprit, de caractère. Alors on passe -devant le Conseil, formé des principaux dignitaires, -sous la présidence du P. Directeur. Ils décident à la -pluralité des voix si l’épreuve a été, ou non, satisfaisante -et suffisante. C’est un moment redoutable : car -les condisciples se connaissent bien entre eux et se -jugent sévèrement. L’indulgence descend plutôt du -Père. Je le sais de bonne source, car…</p> - -<p>— « <i>Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ?</i> »</p> - -<p>— Eh bien, oui, ils m’ont mis du Conseil. C’est ce -qui me permet de te parler en connaissance de cause.</p> - -<p>Dans ces conditions de recrutement, tu comprendras -que la Congrégation renferme l’élite morale de la -Division. Mais elle n’est pas un simple reliquaire pour -y conserver sous verre ou dans la cire les petits saints : -elle doit être aussi un instrument d’éducation générale. -A n’être bon que pour soi seul, on risque de ressembler -à l’escargot dans sa maison solitaire ou au rat -dévot dans son fromage.</p> - -<p>Accueillir les nouveaux à la rentrée comme j’ai été -accueilli, consoler un camarade en deuil, prendre -part à la joie d’un autre, relever un courage abattu, -défendre un faible contre un abus de force ou contre -ses propres défaillances, placer un conseil opportun, -gronder quelquefois, quelquefois arrêter un petit -désordre, rappeler les convenances à qui les oublie, -entraîner au jeu, favoriser en toute circonstance la -gaîté, le bon esprit, la vie de famille au collège : voilà -quelques-uns des devoirs d’un bon Congréganiste.</p> - -<p>Il est évident que tous ne s’en acquitteront pas -avec la même énergie et le même succès ; mais les gens de -cœur ne fussent-ils qu’une poignée, ils auront vite fait -de prendre la tête de la Division. La fermeté de caractère -et la décision de volonté s’imposent toujours, -tôt ou tard. Ces braves, on les écoutera, d’ailleurs, -d’autant plus volontiers qu’ils comptent généralement -parmi les dignitaires et sont les élus de leurs camarades : -car les hautes charges de la Congrégation sont -conférées par le suffrage universel, honnêtement pratiqué, -et les Supérieurs ne se réservent qu’un droit -honorifique d’approbation.</p> - -<p>Tu vois, sans peine, mon ami, qu’il y a dans cette -institution une véritable puissance pour le bien et une -digue solide contre les mauvais courants. Si le lycée -avait eu sa Congrégation, le scandale récent ne se serait -pas produit, les sales propos ne formeraient pas le -jeu ordinaire des élèves et peut-être se serait-il trouvé -parmi eux quelqu’un pour clore le bec à l’inventeur -du <i>libertinage esthétique</i>.</p> - -<p>Cet apostolat en famille apporte aux Congréganistes -un avantage personnel infiniment précieux -pour leur avenir. Il développe à la fois l’esprit d’initiative, -le savoir-faire, l’art de se gouverner soi-même -en agissant sur les autres ; il devient ainsi pour eux -le meilleur apprentissage de l’influence qu’ils seront -appelés un jour à exercer sur un terrain plus vaste.</p> - -<p>Si j’avais plus de temps à moi, je te dirais comment -cet apprentissage se complète par l’apostolat extérieur -de la charité, par les relations directes avec le pauvre -peuple et aussi par un commencement de participation -aux œuvres sociales chrétiennes.</p> - -<p>Ne t’étonne pas, mon cher, si tu me trouves si <i>ferré</i> -sur cette intéressante question : je n’ai guère fait que -de te répéter ce qui nous a été dit si éloquemment par -le R. P. Recteur, ce matin même, à notre <i>fête des -adieux</i>, dont je veux encore te donner une idée.</p> - -<p>Avant de se quitter, les uns pour aller en vacances, -les autres pour ne plus revenir, les Congréganistes se -réunissent une dernière fois dans leur chère chapelle, -témoin de leurs premières promesses à Marie, de tant -de ferventes prières, de résolutions généreuses, de -cérémonies touchantes qu’ils n’oublieront pas. On -chante encore ensemble les louanges de Notre-Dame, -on prie, on communie les uns pour les autres, avec -une ardeur que double la pensée de la séparation -prochaine. A la fin, les <i>partants</i> viennent s’agenouiller -au pied de l’autel. L’un d’eux tient, debout, la bannière -de Marie ; un autre, au nom de tous, déclare leur -volonté de défendre toujours, autant qu’il sera en -leur pouvoir, la gloire de Dieu, son divin Cœur, sa -Mère et son Église. Puis le Préfet en charge, suivi -de ses deux assistants, vient donner acte de leur engagement -à ceux qui s’en vont, promet au nom des -<i>restants</i> fidélité au commun drapeau et propose de -sceller l’union perpétuelle des cœurs par l’union dans -la prière. Les deux déclarations, munies de toutes -les signatures, sont déposées aux pieds de Marie et -conservées ensuite dans les archives de la Congrégation.</p> - -<p>Une fois maîtres de leur liberté et lancés dans l’universel -tourbillon, tous ceux qui ont promis auront-ils -le courage de tenir toujours ? Dieu le sait. Du moins -semble-t-il que le souvenir de ce pacte solennel ne -pourra manquer, à certains moments, de peser sur le -cœur des coupables et finira peut-être, avant qu’il soit -trop tard, par y éveiller le remords qui les sauvera. -Quant à moi, avec la grâce de Dieu et la protection de -l’Immaculée, je désire et j’espère ne passer jamais -dans le camp des lâches.</p> - -<p>Cette fête, si touchante dans sa pieuse simplicité, -m’a pourtant laissé une grande tristesse. Jean revient -ici, l’an prochain : je m’en réjouis pour nous deux, toi -et moi ; nous formerons avec lui un triumvirat modèle, -tu verras. Mais j’avais d’autres amis, qui étaient aussi -les siens et qui ne reviendront plus. Nous étions cinq, -nous tenant comme les doigts de la main, nous aimant -comme si nous n’avions eu qu’une seule âme. Notre -lien commun, c’était un même désir d’être bons, purs, -généreux pour Dieu et pour nos frères. Sous l’inspiration -de notre P. Directeur, nous avions formé entre -nous une <i>alliance</i> confidentielle… Oh ! elle n’avait -rien de subversif ni de politique !… Ses statuts nous -obligeaient à nous avertir mutuellement de nos défauts, -à tâcher doucement et discrètement de ramener -au devoir certains condisciples empêtrés dans la paresse -ou l’indiscipline, à en encourager d’autres qui -étaient déjà revenus, à faire respecter toujours et -partout, sans fracas et sans forfanterie, trois choses : -l’autorité, la charité et la pureté.</p> - -<p>Mon bon, tu mesureras quelque jour la distance -qui sépare une amitié fondée sur ces bases et d’autres -amitiés de collège que tu as connues, que j’ai connues. -Tu éprouveras quels sentiments profonds, délicieux et -fortifiants elle met dans le cœur, sans le troubler -jamais. On voudrait que cela durât toujours. Quand -j’ai vu les trois philosophes se relever après leur déclaration -de partants, j’ai senti que mon cœur se -déchirait et (ne le dis à personne) j’ai pleuré amèrement.</p> - -<p>Tu vois, mon cher, que, sans parler des autres raisons, -ton entrée au collège est indispensable pour me consoler, -si tu m’aimes, et pour reconstituer l’<i>alliance</i> qui -va se dissoudre. Arrange-toi en conséquence.</p> - -<p>Et pardonne-moi ce bavardage. C’est probablement -le dernier avant mes examens : je m’attends à les -passer dans huit jours. Bonne chance pour les -tiens !</p> - -<p>Ton dévoué</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c38" title="52. Le premier diplôme : récompense">52. <i>A mon père.</i></h3> - -<p class="date">2 août.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Papa,</p> - -<p>Le télégraphe vous a déjà appris la grande nouvelle : -dame Faculté des Lettres m’a été clémente et -m’a proclamé bachelier de Rhétorique avec la mention -honorable <i>bien</i>. J’ai failli décrocher la mention supérieure : -c’est par ma faute que je l’ai perdue, mais je -n’en ai aucun repentir. Voici le fait.</p> - -<p>Quand je finissais de répondre aux interrogations -sur la littérature, mon examinateur, le même qui -avait corrigé mes compositions écrites, voulut bien -me dire :</p> - -<p>« Vos études littéraires, monsieur, semblent avoir -été bonnes : où les avez-vous faites ?</p> - -<p>— Au lycée de Z***.</p> - -<p>— Ah ! Bien.</p> - -<p>— Et en dernier lieu, au collège des jésuites de H***.</p> - -<p>— Vous dites ?</p> - -<p>— En dernier lieu, au collège des jésuites de H***, -où je viens de faire ma Rhétorique. »</p> - -<p>Il fronça les sourcils, me toisa, articula un <i>Ah !</i> très -bref, puis ajouta d’un ton pincé :</p> - -<p>« Je vous remercie, monsieur. »</p> - -<p>Mon affaire était claire : à l’addition des points, -il m’en a manqué deux pour avoir droit au <i>très bien</i>. -Si j’avais encore été de la <i>boutique</i>, on m’aurait fait -l’aumône de ces deux pauvres points ; mais j’ai payé -le crime d’avoir déserté et l’honneur d’appartenir à un -enseignement rival. Je l’ai un peu regretté pour les -Pères, à qui je dois tout : ils avaient mérité un succès -plus complet. Quant à moi, il me suffit de savoir qu’ils -sont contents de mes efforts : aucune mention ne vaut -leur estime, appuyée sur le témoignage que me rend -ma conscience d’avoir fait mon devoir.</p> - -<p>Et vous, mon cher papa, quand l’examinateur m’a -adressé sa demande indiscrète<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>, est-ce que vous -auriez voulu que votre fils reniât ses nouveaux maîtres ? -Je sais bien que non, car je n’ai pas oublié votre -dernière lettre. Donc, foin de cette mention <i>très honorable</i>, -qui m’aurait déshonoré à vos yeux et aux miens ! Je -n’en avais pas besoin, je pense, pour vous convaincre, -vous et ma mère, que je n’ai pas perdu mon temps -au collège.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> En ce temps-là, le <i>livret scolaire</i> n’existait pas et l’Université tenait encore -à paraître ignorer la provenance des candidats, pour écarter d’elle plus sûrement -tout soupçon de partialité. J’ajouterai que le fait cité, sans être général, -n’est cependant pas isolé.</p> -</div> -<p>Aussi, mon bien cher papa, je viens en toute confiance -et simplicité vous demander maintenant, comme -je vous en avais prévenu, la récompense que vous -m’avez offerte pour la Saint-Paul. Cependant, si je -parle de récompense, n’allez pas croire à un retour -offensif de mon égoïsme d’antan. Quoique je ne sois -pas devenu insensible, tant s’en faut, à ces petites -choses qui flattent le moi et les goûts naturels, j’ai -appris chez les Pères à chercher les vraies satisfactions -plus haut, dans le devoir accompli pour lui-même -et pour Dieu.</p> - -<p>D’autre part, j’ai appris également à estimer selon -sa valeur, c’est-à-dire au-dessus de tout le reste, la -joie d’une âme qui est en paix avec son Créateur.</p> - -<p>Cette joie, mon cher papa, je sais que vous ne l’avez -point. Vous êtes seul maintenant, dans notre cher -petit foyer, si uni par ailleurs, à ne pas l’avoir. J’en -souffre plus que je ne saurais vous dire ; nous en souffrons -tous, ma bonne douce et sainte mère, votre -petite Jeanne… Vous en souffrez vous-même. Oh ! ne -dites pas non : quand on a le cœur aussi profondément -bon que vous l’avez, on ne fait pas souffrir les -êtres qu’on aime le plus au monde sans souffrir soi-même.</p> - -<p>Je suis dans la vérité, n’est-ce pas ? Eh bien, mon -cher et bon père, si vous pensez que je mérite une récompense -des efforts que j’ai essayés, depuis près d’un -an, pour vous faire honneur et plaisir, je n’en veux -pas d’autre que votre retour à Dieu et à la pratique de -vos devoirs religieux.</p> - -<p>Les raisons, je ne vous les déduirai pas : ce n’est -pas à moi de vous prêcher, et je suis persuadé qu’au -fond de vous-même vous les connaissez fort bien. Je -me contenterai de prier, comme je le fais depuis longtemps, -pour que Dieu éclaire davantage votre intelligence -si lucide et fortifie votre volonté si droite, et -j’attends la réponse de votre cœur, en vous embrassant -mille fois.</p> - -<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="53.">53. <i>De mon père.</i></h3> - -<p class="date">4 août.</p> - - -<p class="ind">Mon fils,</p> - -<p>Je te félicite d’avoir obtenu la mention <i>bien</i> et de -n’avoir obtenu que celle-là : si tu avais eu la faiblesse -de renier tes maîtres, je t’aurais renié toi-même. Mais -tu n’étais pas capable d’une pareille vilenie !</p> - -<p>Je suis très content du prix que tu attaches à leur -estime et des sentiments de reconnaissance que tu as -pour eux : ils les méritent de toute manière, et j’écris -aujourd’hui même pour les remercier de tout ce qu’ils -ont fait pour la culture de ton intelligence et de ton -caractère.</p> - -<p>Oui, ta mère et moi nous savons que tu n’as pas -perdu ton temps au collège : nous l’avons constaté de -nos yeux et par tes lettres. Sois bien rassuré là-dessus : -tu as droit à toute notre satisfaction, et, pour ma -part, je ne souhaite pas mieux que de te la témoigner -d’une façon qui te soit agréable.</p> - -<p>La demande très sérieuse que tu m’adresses ne m’a -ni fâché ni surpris, venant de toi. Je reconnais tes -bonnes intentions, mon cher Paul : elles m’ont touché. -Tu sais d’ailleurs que je ne suis pas hostile à la religion : -je vais à la messe, les jours de fêtes concordataires. -Pour te faire plaisir, j’y conduirai ta mère et -ta sœur dimanche prochain, peut-être même les dimanches -suivants.</p> - -<p>Mais ne m’en demande pas davantage pour l’instant : -la poire n’est pas mûre. Et pour te prouver en -même temps ma bonne volonté et ma confiance, je te -dirai encore ceci, à toi seul : « Je sais que ma situation -n’est pas régulière, et j’espère bien ne pas mourir -avant de l’avoir régularisée : mais cette opération, je -veux la faire librement et loyalement, quand je me -sentirai dans les dispositions convenables pour qu’elle -ne soit pas un acte de simple complaisance ou, ce qui -serait pire, d’hypocrisie. »</p> - -<p>Je respecterai ton refus de tout autre cadeau pour -ta fête ; mais je tiens à étrenner ton premier diplôme -et, me rappelant certains désirs exprimés jadis en -conversation, j’ai pensé te donner une triple joie en -te chargeant de conduire à Lourdes ta mère et ta -sœur. Elles iraient te couronner mardi et partiraient -avec toi, le soir même de la distribution des prix. -Vous prendriez le chemin des écoliers et une dizaine -de jours, que je passerai seul à attendre votre retour. -Vous prierez bien pour moi la bonne Vierge, que j’ai -toujours un peu aimée.</p> - -<p>Est-ce entendu ?… Qui ne dit mot consent. Je t’embrasse, -mon cher fils, en attendant.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Papa</span>.</p> - - - - -<h3 title="54.">54. <i>De ma sœur Jeanne.</i></h3> - -<p class="date">5 août.</p> - - -<p class="ind">Très honorable bachelier et très aimé frère,</p> - -<p>Qu’as-tu demandé à papa ? Nous n’en savons rien, -ni maman ni moi ; mais nous le devinons. Ta lettre -est arrivée le soir, pendant le dîner ; il l’a ouverte -aussitôt et nous a lu ton histoire du <i>très bien</i>, manqué -par le fait de ce stupide examinateur. Qu’est-ce que -c’est que cet homme-là ? Et d’abord, est-ce un homme ? -Je lui donne une figure de vieux singe, avec une tomate -mûre au bout de la chose qui lui sert de nez : puisqu’il -est grincheux et injuste, il ne peut qu’être laid -à faire peur. Quant à son cœur, s’il en a un, il doit -l’avoir dans l’estomac, à moins que ce ne soit dans -ses chaussures : car s’il le portait à la bonne place, -est-ce qu’il ne t’aurait pas admiré, quand tu risquais -si crânement ta <i>peau d’âne</i>, plutôt que de cacher ton -titre d’élève des Jésuites ? Lorsque papa nous a lu ta -réponse, je n’ai pu m’empêcher de dire :</p> - -<p>« Bravo, petit frère !</p> - -<p>— C’est notre vrai Paul, ajouta maman.</p> - -<p>— Ce garçon-là sera un homme », compléta papa -ému. Puis, à mesure que tu parlais de ta reconnaissance -et de ton estime pour les Pères : « Il a raison, -intercalait-il, il a raison ! »</p> - -<p>Puis : « Ah ! voilà enfin la question du cadeau de fête -arriéré ! Qu’est-ce qu’il va me demander ? » Mais après -nous avoir lu encore deux lignes, soudain il se tut ; sa mine -devint très sérieuse ; à deux ou trois endroits, je vis -que ses yeux le picotaient. Quand il eut fini, il plia -ta lettre et la mit dans son portefeuille sans un mot.</p> - -<p>« Qu’est-ce qu’il vous demande, papa ?</p> - -<p>— C’est mon secret. » Et toute la soirée, il resta -songeur, préoccupé. Je voulais le soulager du poids -qui le gênait : maman me fit signe d’être discrète. De -bonne heure, il allégua un peu de fatigue et se retira -chez lui, sans doute pour t’écrire avant de se coucher.</p> - -<p>Le lendemain, il vint au déjeuner avec une lettre. -Il paraissait calme, presque joyeux, comme un homme -qui a fait ou qui va faire une bonne action :</p> - -<p>« A quelle heure va-t-on à la messe, demain dimanche ? » -demanda-t-il tout à coup.</p> - -<p>— « Mais comme toujours, à neuf heures », répondit -maman, un peu surprise. « Est-ce que vous y venez ?</p> - -<p>— Je promets à Paul dans cette lettre de vous y -conduire.</p> - -<p>— En <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i> pour son baccalauréat ? » fis-je.</p> - -<p>— « Oui. Trouve-moi un livre de messe, pour que -je n’aie pas l’air trop dépaysé.</p> - -<p>— Voulez-vous son paroissien de première communion ?</p> - -<p>— Oui, oui.</p> - -<p>— Oh ! que vous me faites plaisir, papa ! » Je l’embrassai, -il m’embrassa ; puis, voyant maman essuyer -une larme de joie, il l’embrassa aussi et lui demanda, -ensuite, si elle se sentait assez forte pour affronter -la fatigue d’un voyage :</p> - -<p>— « A quel endroit ?</p> - -<p>— A Lourdes.</p> - -<p>— Avec vous ?</p> - -<p>— Pas encore. Avec Paul et Jeanne.</p> - -<p>— Oh ! maman, ne refusez pas ! Paul et moi, nous -vous soignerons bien et la sainte Vierge ne permettra -pas qu’il vous arrive du mal.</p> - -<p>— Eh bien, oui. »</p> - -<p>Cette fois, je me jetai au cou de maman — et en -esprit au tien. Là-dessus, sans perdre une minute, on -régla tout pour le double départ, d’ici chez toi et de -chez toi à la grotte miraculeuse. Pour le premier trajet, -c’est ta sœur qui veille sur maman ; après, tu deviens -notre chevalier jusqu’au retour à Z… Quel bonheur ! -Je me dis que, si nous n’avons pu faire encore ce -pèlerinage désiré, c’est qu’avant de nous accueillir -dans son domaine, Marie voulait te voir devenu ce que -tu es maintenant. Comme nous allons bien la prier, -n’est-ce pas, mon frère, pour tout ce que nous aimons, -pour notre pauvre cher papa surtout, qui vient de faire -un grand pas vers le bon Dieu !</p> - -<p>Nous serons au collège après-demain soir ; mardi -matin, nous te couronnons… Combien de fois ? Ce -jour-là, nous couchons à Paris, et le lendemain, en -route pour les Pyrénées, avec toi. Quel bonheur ! Quel -bonheur !</p> - -<p>Au revoir, Paul, dans deux jours, qui n’en finiront -pas. Je t’embrasse et je te r’embrasse.</p> - -<p class="ind">Ta sœur,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p> - - -<p class="gap">Merci, mon Paul, de toutes les joies que tu nous -donnes — et de celles que ton cœur de fils aimant et -chrétien nous réserve encore. Je serai bien heureuse -de jouir avec toi des petites gloires dont Dieu récompense -ton travail persévérant et d’aller, sous ta protection, -remercier ta bonne Souveraine des grâces que -nous lui devons.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Ta mère</span>.</p> - - - - -<h3 id="c39" title="55. Pélerinage à Lourdes">55. <i>A Louis.</i></h3> - -<p class="date">16 août.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Louis,</p> - -<p>Je ne te décrirai pas ce que j’ai vu à Tours, Poitiers, -Bordeaux, Biarritz, Pau et autres lieux célèbres, où -nous avons passé : ces belles choses, tu les trouveras -toutes imprimées dans de beaux livres. Il y manquera -pourtant le charme qu’on éprouve à les visiter en compagnie -de personnes intelligentes et aimées.</p> - -<p>Ma mère supporte bien le voyage ; ma sœur, joyeuse -comme un pinson, est aux petits soins pour maman et -pour Bibi. Quant à Bibi, pénétré qu’il est de ses graves -devoirs de conducteur responsable, il s’applique à les -remplir avec la conscience et le savoir-faire qu’ils réclament. -Nous n’avons encore été ni écrasés, ni empoisonnés, -ni volés, et n’avons pas manqué un seul train. -Sans moi, qui sait tout ce qui aurait déjà pu nous -advenir de fâcheux ? Pour sûr, j’en aurai de l’orgueil, -si cela dure.</p> - -<p>Voilà deux jours que nous sommes à Lourdes. C’est -Lourdes que je voudrais te décrire : mais comment -faire ? Il y a ici, en dehors des choses qui se voient, -tant d’autres que le cœur seul peut sentir, sans pouvoir -les exprimer.</p> - -<p>Le site n’est pas indigne de la sainteté du lieu. La -basilique s’élève d’un jet hardi sur un rocher, à l’ombre -d’autres rochers énormes ; en bas, devant la grotte, le -gave roule sur un lit rocailleux ses eaux transparentes ; -à peu de distance, un vieux château fort veille encore -de haut sur la ville qui s’étend au pied de ses murs ; -par derrière, au-dessus du premier plan des Pyrénées, -sombre et massif, on voit blanchir au loin les sommets -où règnent les neiges et les glaces.</p> - -<p>Mais ce spectacle, qui se retrouve ailleurs plus grandiose, -s’efface devant celui des foules de pèlerins qui -affluent ici de tous les coins du monde. Hier soir, jour -de l’Assomption, nous avons pris part à une procession -de huit mille personnes, qui, descendant de la -basilique, cierges en main, se déroula lentement le -long des allées sinueuses et remplit peu à peu l’immense -jardin, où se dresse la statue de la Vierge couronnée -par Pie IX. Tout en marchant, on s’unissait -comme on pouvait par petits groupes pour chanter ou -prier, sans se préoccuper de l’effet d’ensemble, qui, de -loin, pouvait n’être pas agréable. Mais quand toute la -procession fut massée autour de la statue, une voix -puissante entonna un cantique populaire bien connu, -dont le refrain est très simple et très chantant :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2"><i lang="la" xml:lang="la">Ave, ave, ave, Maria !</i></div> -<div class="verse i2"><i lang="la" xml:lang="la">Ave, ave, ave, Maria !</i></div> -</div> - -<p>Ce fut alors comme une immense vague d’harmonie -qui s’éleva dans la nuit, roulant du centre aux extrémités, -puis se retournant sur elle-même et portant -jusqu’au ciel, dans une variété de tons infinie, l’expression -ardente du même amour, de la même confiance, -du même saint enthousiasme. Je t’assure, mon ami, -que c’était empoignant et je ne sais pas comment il -faudrait avoir l’âme faite pour garder son sang-froid -devant une pareille manifestation. Ma sœur et moi, -nous chantions de tout notre cœur et de toutes nos -forces ; entre nous deux, maman priait tout bas et -pleurait. Elle pensait (elle nous l’a dit après) que si -papa s’était trouvé là, il n’aurait pas résisté à la grâce.</p> - -<p>La grâce, mon cher Louis, semble planer sans interruption -d’une manière sensible sur ce lieu béni ; elle -est dans l’air qu’on respire. Si je n’avais peur de passer -pour un affreux hérétique, je dirais que je crois fermement -à la présence réelle de Marie à Lourdes.</p> - -<p>Cette impression m’a saisi dès notre première visite -à la grotte. C’était le crépuscule, presque la nuit, une -belle nuit étoilée. En me trouvant tout à coup, au tournant -du chemin, en face de la statue blanche qui, dans -un creux du rocher, occupe la place même où la Reine -des cieux apparut à la petite bergère, j’ai senti qu’elle -était encore là, invisible, mais vivante et agissante. Je -lui ai parlé, je lui ai dit tout ce que j’avais dans le -cœur, je lui ai recommandé tous mes besoins, tous mes vœux, -tous mes parents et mes amis, toi et Jean, et il m’a -semblé qu’elle m’écoutait et me répondait : « Courage ! -Je suis avec toi. »</p> - -<p>Chaque fois que j’y reviens, j’éprouve la même -impression. Et on ne se lasse pas d’y revenir, et quand -on y est, on ne peut pas faire autrement que de prier, -de bouche ou de cœur. On est envahi par le recueillement. -Sur la vaste plate-forme qui sépare la grotte du -gave, j’ai vu deux et trois cents personnes allant et -venant dans le plus religieux silence ; si on parlait, ce -n’était qu’à voix basse. Il y avait presse pour s’agenouiller -tour à tour un instant sur la dalle où Bernadette -s’est agenouillée devant la divine apparition ; -mais n’importe où, au milieu de la foule ou à l’écart, -on voit des gens prier à genoux, étendre les bras en -croix, baiser la terre. Tout le monde trouve cela naturel -et en fait autant. Les cœurs sont tous à la même -hauteur, bien au-dessus des petitesses du respect -humain, bien au-dessus de la terre.</p> - -<p>Malheureusement, je suis arrivé trop tard pour -être brancardier en titre : j’ai pourtant rendu service et vu -de mes yeux plusieurs malades sortir guéris de leurs -couchettes ou de la piscine. J’ai même assisté à des -constatations médicales : pour tout esprit non prévenu, -elles ne laissent pas le moindre doute sur l’intervention -miraculeuse. Voici seulement un fait. Une brave Flamande -de quelque trente-cinq ans, appelée Marie, -nous a raconté, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle -avait été atteinte depuis quinze ans d’une plaie au bas -de la jambe. Treize fois elle était venue demander sa -guérison à la « bonne mère », sans jamais l’obtenir. -Au contraire, la plaie était devenue si profonde et si -douloureuse que, lorsqu’elle parla de faire un quatorzième -pèlerinage, ses proches la traitèrent de folle -et lui prophétisèrent qu’elle n’arriverait pas vivante à -Lourdes. Elle eut alors une inspiration soudaine. -Plusieurs de ses parents n’étaient pas chrétiens : « Si j’en -reviens guérie, leur dit-elle, me promettez-vous -d’aller tous à confesse ? » Ils se mirent à rire aux éclats. -Elle insista : « Me le promettez-vous ? — Nous vous le -jurons, si vous voulez. — C’est bon : je vous tiens ». -Elle partit, arriva à Lourdes, non sans avoir horriblement -souffert des cahots de la route, pria devant la -grotte, se fit plonger dans la piscine et se trouva instantanément -guérie. Sa jambe ne garde même pas la -moindre trace du mal : elle l’a montrée devant -moi aux médecins et ajoutait naïvement : « Je vais leur -écrire tout de suite de se préparer à leur acte de contrition : -je les tiens. »</p> - -<p>J’ai demandé à Notre-Dame de vouloir bien tout -arranger pour que tu rentres avec moi au collège en -Philosophie. En attendant, je l’ai priée de soutenir ta -bonne volonté et la mienne, et d’épargner à nos vertus -encore mal affermies les secousses trop rudes.</p> - -<p>Nous ne partons pas encore : il fait si bon ici qu’on -voudrait y rester toujours ! Mais mon pauvre papa -doit nous attendre avec angoisse : va le voir pour lui -faire prendre patience. Ah ! si je pouvais lui rapporter -sa guérison spirituelle ! J’espère.</p> - -<p>Au revoir, mon cher Louis. Offre mes respects à ta -bonne mère.</p> - -<p>Ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - -<p>Je ne suis pas étonné du piteux résultat des examens -au lycée : les préoccupations de nos anciens condisciples -étaient ailleurs et l’on ne peut courir deux lièvres -à la fois. Tu as ton diplôme : c’est le principal.</p> - - - - -<h3 id="c40" title="56. Lettre du professeur">56. <i>De mon professeur.</i></h3> - -<p class="date">1<sup>er</sup> septembre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>Je vous ferais de la peine, si je n’acceptais pas vos -remerciements, si sincères (je le sais) et si affectueux. -Je ne commettrai même pas l’acte d’humilité douteuse -qui consisterait à vous dire que je ne les mérite -pas. J’ai du moins la conscience d’avoir voulu les mériter : -c’était mon simple devoir.</p> - -<p>Mais pour rester dans la vérité pure, je dois ajouter -que vous m’avez rendu ce devoir singulièrement facile -et doux. Si tous les élèves vous ressemblaient, un -professeur ne gagnerait pas sa part de paradis : il serait -payé de ses peines dès ce bas monde.</p> - -<p>J’ai donc aussi à vous remercier, mon cher Paul, -des satisfactions que vous m’avez données personnellement -et du précieux appoint que vous avez apporté -à l’entrain général. Vous en avez été récompensé par -vos beaux succès de fin d’année, vos sept prix et votre -diplôme, et mieux encore par l’assurance intime d’avoir -rempli vos obligations filiales à l’égard de Dieu et -de vos bons parents.</p> - -<p>Hélas ! l’an prochain, vous ne serez plus mon élève ; -je n’aurai même pas la joie de vous revoir à la rentrée : -car l’obéissance m’appelle à travailler au bien de la -jeunesse dans un autre collège, à X., où je dois encore -professer la Rhétorique. Ce sera pour moi un sacrifice -assez rude, je l’avoue. Mais le jésuite est le voyageur -du bon Dieu : sa vocation l’oblige, selon le mot -de certain brave Père, à avoir toujours <i>un pied levé et -l’autre… en l’air</i>.</p> - -<p>Je garderai votre souvenir, mon cher Paul, surtout -dans mes prières, et serai heureux d’apprendre que -vous serez pour votre futur professeur de Philosophie, -le Père X., ce que vous avez été pour moi, un élève -modèle. Et si, quelque jour, nous nous rencontrons -sur l’un des mille sentiers qui se croisent dans la vie, -je veux espérer que vous en éprouverez autant de -plaisir que moi-même.</p> - -<p>En terminant, je souhaite que les graves études de -l’an prochain fassent de vous, avec l’aide de Dieu et -de l’éducation chrétienne, un homme complet, digne -de réformer l’Université de France ou du moins capable -de tenir une belle place parmi les gens de tête et de -cœur.</p> - -<p>Je suis tout à vous en N.-S.</p> - -<p>Votre ancien professeur,</p> - -<p class="sign">S. J.</p> - - - - -<h3 id="c41" title="57. Lettre du P. Spirituel">57. <i>De mon Père spirituel.</i></h3> - -<p class="date">8 septembre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher enfant,</p> - -<p>Je connais Lourdes ; je sais par mon expérience personnelle -ce qu’on y éprouve ; après avoir eu le bonheur -d’y aller prier déjà trois fois, j’y retournerais volontiers -encore. Je ne suis donc pas étonné des joies intimes -que vous y avez ressenties et des belles résolutions -que vous en avez rapportées : les unes et les autres -sont des grâces que vous ne laisserez point stériles, -n’est-ce pas ?</p> - -<p>Vous avez bien prié la Vierge Immaculée pour l’âme -de votre cher papa : ayez confiance en Elle. A l’occasion -d’un grand pèlerinage à Lourdes, j’ai été appelé à -prêter mon ministère pour les confessions : j’ai constaté -là, dans le secret du tribunal de la pénitence, -plusieurs miracles de conversion, opérés par la prière -à Marie et plus étonnants, à mon sens, que maintes -guérisons du corps. Ce miracle se fera pour votre père -et semble même déjà commencé, puisqu’il assiste -maintenant régulièrement à la messe du dimanche. -Continuez, mon cher enfant, avec votre sœur, à fortifier -vos prières par tous les témoignages d’une affection -vraiment filiale et d’une vertu sans exagération comme -sans défaillance. Par là vous forcerez la grâce à descendre -sur lui, peut-être bientôt. Je prie toujours avec vous.</p> - -<p>Quant à votre brave ami Louis, veuillez lui dire -qu’ayant, selon votre désir, plaidé auprès du P. Recteur -la cause de son admission en Philosophie, j’ai le -plaisir de lui annoncer que j’ai réussi. On ne met plus -qu’une condition à son entrée ; mais je n’ose quasi pas vous -la transmettre, par crainte de vous humilier… On veut -qu’il s’engage à suivre vos exemples et, au besoin, vos -bons conseils : s’il accepte, comme il y a lieu de le -supposer, vous voilà terriblement engagé vous-même ! -Vous sentez-vous de force à porter ce nouveau fardeau ?</p> - -<p>Je comprends, mon pauvre Paul, que le scandale -donné par vos anciens camarades et la réserve -qu’il vous impose dans vos relations avec eux, vous chagrinent. -Il y a peut-être une distinction à établir : rompez -avec les grands coupables et les impénitents, laissez -venir à vous et accueillez avec une bienveillance -discrète ceux qui vous témoigneront des regrets sincères. -Il ne faut pas éteindre la mèche qui fume encore. A -vous deux, vous et Louis, il vous sera peut-être possible -d’en sauver quelques-uns et de former un groupe -de résistance au mal. Essayez, avec la grâce de Dieu -et l’aide de Notre-Dame de Lourdes.</p> - -<p>Je lui demande de vous protéger vous-même, mon -fils, contre toutes les défaillances et de vous ramener -au collège, dans quelques semaines, tel que vous êtes -parti ou meilleur encore : je vous envoie dans ce but -ma bénédiction et vous embrasse paternellement.</p> - -<p>Mes respects à vos parents et mes amitiés à Louis.</p> - -<p>Votre dévoué en Notre-Seigneur,</p> - -<p class="sign">S. J.</p> - - - - -<h3 id="c42" title="58. Les vacances d’un ami">58. <i>De mon ami Jean.</i></h3> - -<p class="date">12 septembre.</p> - - -<p class="ind">Mon gros,</p> - -<p>Ton esprit se résigne-t-il peu à peu à descendre des -cimes sacrées et à reprendre contact avec le sol plat -des vulgarités profanes ? Il le faudra bien. Mais je regrette -que pour t’adoucir la chute, tu n’aies pu venir passer -huit jours avec moi au Mont-Dore, à un millier de mètres -au-dessus de la mer, presque au fond d’une vallée en -pente douce que descend la Dordogne. C’eût été une -jolie transition entre Lourdes et ta ville natale.</p> - -<p>Je te donne à deviner l’agréable surprise qui m’attendait -ici. Imagine-toi que, dès le premier jour, en entrant -à l’établissement des bains, je me rencontre face -à face avec un monsieur, habillé comme moi de flanelle -blanche des pieds à la tête, qui s’arrête et me -regarde. Je m’arrête, je le regarde et, plongeant au fond -de son vaste capuchon, je reconnais la physionomie -souriante du P. X…, notre futur professeur de -Philo.</p> - -<p>« Vous ici, mon Père ! Qu’y faites-vous ?</p> - -<p>— Je prends des bains, je bois de l’eau désagréable, -je me gargarise, je me vaporise, je me pulvérise, comme -vous sans doute, et je m’ennuie après mes élèves.</p> - -<p>— Quelle chance !</p> - -<p>— De m’ennuyer après mes élèves ?</p> - -<p>— Non, pour moi, de vous rencontrer. Etes-vous ici -pour longtemps ?</p> - -<p>— Pour quinze jours encore.</p> - -<p>— Moi pour une vingtaine. Vous reverrai-je, mon -Père ?</p> - -<p>— Quand vous voudrez, à l’hôtel des Étrangers.</p> - -<p>— Mais c’est une dépendance du nôtre, où je loge -avec mes parents.</p> - -<p>— Ah ! tant mieux. Voulez-vous me présenter à eux ?</p> - -<p>— Tout de suite ?</p> - -<p>— Non, après déjeuner : jusque-là j’ai de la besogne.</p> - -<p>— Ils seront enchantés de vous voir.</p> - -<p>— Est-ce que vous vous promenez beaucoup, Jean ?</p> - -<p>— Le médecin me l’ordonne ; mais je ne connais -rien dans ce pays et trouve insipide de me promener -seul. Mes parents ne sont guère en état de m’accompagner.</p> - -<p>— Et vous avez le pied montagnard ?</p> - -<p>— Un peu.</p> - -<p>— Alors, ce soir, nous pourrions grimper ensemble -là-haut, sur le Capucin : cela vous va-t-il ?</p> - -<p>— Pouvez-vous le demander, mon Père ? Merci.</p> - -<p>— A tout à l’heure, Jean !</p> - -<p>— Au revoir, mon Père. »</p> - -<p>Tu juges bien si mes parents furent heureux de me -confier au Père. Le soir même, nous grimpâmes au -Capucin : c’est un immense bloc arrondi, accessible -d’un seul côté, tombant de l’autre vertigineusement -à pic. Le Père se montra satisfait de mon endurance, à -cette première ascension.</p> - -<p>Le lendemain, nous allâmes admirer une jolie cascade -et prendre des vues. J’appris là du Père un moyen -précieux de se désaltérer sans danger, en pleine chaleur, -aux sources glaciales des montagnes. Le voici -pour ton usage. On puise de l’eau, on y verse un -peu de rhum et l’on avale le tout, à petites gorgées, à travers -un morceau de sucre qu’on a dans la bouche. -C’est un pur nectar, et un raffinement que les vacances -seules peuvent excuser.</p> - -<p>Le troisième jour, délicieuse flânerie sur le vaste -plateau qui domine les bains, véritable tapis de verdure, -où le pied se pose sans la moindre fatigue. Au -milieu, un ruisseau de cristal, qui, sur un assez long -espace, en vertu de la vitesse acquise, va contre mont. -Par endroits, des touffes de myrtilles, qu’on croque -avec plaisir. Puis des vaches qui, tout en ruminant -philosophiquement (dit le Père), vous regardent avec -sympathie. Et surtout de l’air, de l’air à pleins poumons, -pur, dilatant, vivifiant, aromatisé parfois de la -bonne senteur des sapins. Tant qu’on le respire sur -les hauteurs, il semble nourrissant et donner des ailes : -au retour, quand on s’assied à table, on sent qu’il -vous a creusé l’estomac jusqu’au talon. Ma mère est -effrayée de ce que je dévore.</p> - -<p>Hier enfin, nous croyant suffisamment entraînés, -nous avons entrepris l’assaut des grandes hauteurs, -en commençant par le Puy-Gros et la Benne. Ces deux -têtes, unies par une encolure peu profonde, sont à -1700 mètres, et nues comme un crâne d’académicien -ou de sénateur. Vue superbe, quoique assez bornée, -sur le fouillis des montagnes et sur la vallée de la Dordogne. -Comme on se sent loin du monde, là-haut, -et petit devant les œuvres du Créateur ! J’ai mieux -compris pourquoi Dieu aime à se faire adorer sur -les sommets. En montant, nous avions rencontré une -petite bergère, qui, tout en gardant ses vaches, un -tricot dans les mains, chantait de tout son cœur l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave -maris stella</i>, comme à l’église : cette enfant comprenait -par instinct que la belle grande nature est le temple -du bon Dieu.</p> - -<p>Écoute une attention délicate de ce Dieu si bon. -Une fois arrivés au sommet du Puy-Gros, nous mourions -de soif. Nous avions bien notre gourde de rhum ; -mais où trouver de l’eau ? En approchant d’une roche -plate qui semblait indiquer le point culminant, ô -miracle ! nous la trouvons percée, à la surface, d’une -dizaine de cuvettes naturelles ; l’orage de la veille les -avait remplies d’une eau admirablement limpide, à -laquelle le vent avait conservé toute sa fraîcheur. -Nous dîmes notre <i lang="la" xml:lang="la">Benedicite</i> ; puis, mollement couchés -sur l’herbette à l’abri du rocher, nous pûmes arroser -à plaisir nos provisions de bouche et, après déjeuner, -nous nous payâmes un brin de toilette, chacun dans -son lavabo fourni par le ciel. Cela ne te fait pas venir -l’eau à la bouche ?</p> - -<p>Aujourd’hui, repos indispensable pour refaire nos -jarrets et pour t’écrire. Mais demain, grandissime -excursion au Puy de Sancy, le roi des Monts-Dore, haut -de 1886 mètres. Il y aura des ânes pour les amateurs.</p> - -<p>Tu vois que, si ma vie n’est pas tout à fait celle d’un -sybarite, vu l’exercice qu’elle comporte, je vais pourtant -de plaisir en plaisir. C’est au P. X… que je le dois ; -mais il prétend que c’est le contraire, et que l’obligé, -c’est lui. De fait, à regarder les apparences, on pourrait -croire qu’il s’amuse autant que moi : mais bien -naïf est qui se fie aux Jésuites ! Ils s’entendent parfaitement -à dissimuler leurs vertus — ou du moins à les -accommoder à la faiblesse humaine. Le P. X… sait -vivre et rire. Mon père, qui est chrétien, mais n’avait -jamais vu de jésuite dans l’intimité, disait l’autre -jour : « Je ne me les figurais pas comme cela : au moins -ils ne rendent pas la religion désagréable ! »</p> - -<p>Bref, mon ami, si tu étais ici avec nous, ce serait un -idéal de vacances. Hélas ! je te vois là-bas, dans la -plaine, dans le marécage, respirant un air à couper au -couteau, de la poussière à rendre aveugle, de la fumée -à étouffer, buvant une eau empoisonnée par l’industrie -moderne, mangeant sans appétit, dormant sans -sommeil, traînant sur un affreux pavé le morne boulet -de l’ennui. Mon pauvre gros, que ne viens-tu demain -au Sancy ! Un âne de plus (je parle de celui que tu -aurais l’honneur… non, qui aurait l’honneur de te -conduire) ne serait pas d’un mauvais effet dans la -caravane.</p> - -<p>Mais c’est mal de faire danser ainsi devant toi la -pomme de Tantale : pardonne. Cela vient du grand -désir que j’aurais de nous récréer tous deux et de te -mettre à l’avance en relation avec notre professeur -désigné. Tu te tromperais, d’ailleurs, si tu te figurais -qu’en cheminant par monts et par vaux, nous ne faisons -que rire et plaisanter. Le P. X… est un homme -très sérieux, quand il veut, et moi (tu le sais) aussi. -Il veut bien me donner un avant-goût des études philosophiques -et quelques bons conseils pour me les -rendre profitables : tu en auras ta part, quand je te -reverrai. Nous avons parlé aussi du collège, de la -Congrégation, de toi et de tout ce qu’on peut attendre de -ton intelligence, de ton travail, de ta bonne influence. -Il compte beaucoup sur tout cela et je lui ai -promis en ton nom que tu ne démentirais pas ses -espérances.</p> - -<p>Un homme averti en vaut deux, mon gros. Quand -on a failli remporter une <i>mention très honorable</i>, on -est tenu de hausser sa vertu au niveau de sa gloire : -diplôme oblige. Moi qui n’ai attrapé qu’un <i>assez bien</i> -à cause de ces maudites Mathématiques, j’ai droit à -me reposer sur mon passé : toi, il faudra que tu marches -en avant, à la tête, en tout. <i lang="la" xml:lang="la">Intelligenti pauca</i> : si -je te prêchais trop, tu finirais par me reprocher d’être -toujours sur ta nuque, comme un cornac sur celle -d’un éléphant… Ne te fâche pas de la comparaison : -l’éléphant est un animal très noble et très estimé, -non seulement pour ses dents, mais aussi et principalement -pour son intelligence.</p> - -<p>Ton ami Louis viendra-t-il décidément nous rejoindre ? -S’il te ressemble (je dis cela pour faire passer -mes autres impertinences), je ne demande pas mieux -que de conclure amitié avec lui.</p> - -<p>Es-tu content ? Si tu ne l’es pas, tu as tort ; car au -fond, tout au fond,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Va, je ne te hais point !</div> -</div> - -<p>Prie pour moi. Et bonnes vacances !</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p> - - - - -<h3 id="c43" title="59. Rentrée en Philosophie">59. <i>De ma sœur.</i></h3> - -<p class="date">8 octobre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher frère,</p> - -<p>Voilà toute une semaine déjà de solitude ! Ne me -demande pas si j’ai encore le crève-cœur, ni combien -de fois je monte dans ta chambre causer avec ton portrait, -que j’ai mis là pour te remplacer. Il faut me -pardonner cette petite folie : elle m’aide à prendre patience. -Car après ces deux mois de vacances, où tu -t’es montré si bon, ton départ a terriblement changé -ma vie. Mais puisque je te l’ai promis, je veux être raisonnable.</p> - -<p>Maman se console en consolant la mère de Louis, -qui vient nous voir assez souvent. La pauvre femme ! -N’ayant plus son fils, elle n’a plus rien, sinon le plaisir -d’en parler avec nous. Son beau-frère lui tient rigueur -de ce qu’elle lui a forcé la main pour faire entrer son -pupille chez les Pères ; il tremble encore à la seule -pensée des désagréments que cet acte de témérité -pourrait lui attirer. Il en a fait l’aveu à papa, qui lui a -répondu net : « Vous avez peur d’être appelé jésuite ?… -C’est un tort. Je me suis aperçu que ça ne tue pas et, -croyez-moi, ça vaut mieux que d’être déshonoré par -ses enfants. » — « Je vous crois, monsieur Ker », a -balbutié le brave homme abasourdi, et il s’est empressé -de prendre son chapeau, craignant peut-être que papa -ne l’invitât à venir dimanche avec lui à la grand’messe.</p> - -<p>Sais-tu qu’il devient tout à fait pieux, notre cher -papa ? Sa tenue recueillie à l’église fait l’édification -de la paroisse ; le sermon ne lui paraît plus si monotone, -ni les cérémonies trop longues. Je pense qu’il -ira bientôt à vêpres : il a déjà remarqué que ton paroissien -peut servir aussi à chanter les psaumes en -latin. Ce paroissien fait des miracles.</p> - -<p>Les lettres que madame X… reçoit de Louis débordent -d’enthousiasme. Il vante le bon ordre et le régime -de la maison, la direction paternellement ferme des -maîtres, la facilité de rapport avec les élèves, le respect -général des convenances, le sentiment du devoir, l’entrain -au travail comme au jeu, l’esprit de famille, -et dit qu’on ne peut comparer le collège avec le lycée, -parce que c’est tout un autre monde. Aussi il promet -à sa mère de lui donner désormais le plus de contentement -possible, en ajoutant que, pour cela, il n’aura -qu’à regarder… tu devines qui, et à faire comme lui. -Là-dessus, tableau de l’estime qui entoure Paul, de -la confiance absolue que lui témoignent les Pères, -de l’affection qu’il inspire à ses camarades, de l’heureuse -influence qu’il exerce même sur les moins traitables. -Finalement, après la grâce de Dieu, c’est sur ton amitié -qu’il compte pour arriver, avec le temps, à te ressembler -un peu. Je sais tout cela par cœur, parce -que je l’ai lu trois fois, dans le texte original, et je ne -dis pas tout, pour ne pas te couvrir de confusion. Tu -comprends que c’est pour nos parents et moi du pain -bénit, et qu’on n’en perd pas une miette.</p> - -<p>Je veux te remercier encore une fois, mon cher -Paul, des avis et des conseils fraternels que tu m’as -donnés pendant ces bonnes chères vacances. Les -ai-je toujours assez bien reçus, dis ? Si je ne l’ai pas -fait (car, malgré tout, je me sens beaucoup trop fière -encore), pardonne-moi. Je ne les ai pas oubliés et je -m’applique tous les jours à les faire passer dans ma -conduite. Mais si tu étais là, tout irait bien mieux.</p> - -<p>Tu m’as dit qu’à cause de tes études, maintenant -plus sérieuses, tu ne pourrais plus nous écrire aussi -longuement que l’an dernier : ce sera une grosse privation. -J’aurais tant voulu savoir tout ce que tu fais et -vivre ta vie au jour le jour, afin de m’encourager par -ton exemple à mieux remplir tous mes devoirs !</p> - -<p>Au moins, prions bien l’un pour l’autre, mon vrai -frère, et aimons-nous comme le bon Dieu nous aime. -Je t’embrasse.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p> - - -<p class="gap">Ta mère aussi, mon cher Paul, regrette le jeûne -auquel nous allons être condamnés tous par la réduction -de tes loisirs ; mais ton devoir passe avant notre -satisfaction. Remplis-le toujours vaillamment, avec -l’aide de Dieu et de Marie !</p> - - - - -<h3 id="c44" title="60. Préfet de Congrégation et Président d’œuvre">60. <i>A ma sœur.</i></h3> - -<p class="date">10 octobre.</p> - - -<p class="ind">Ma bonne Jeanne,</p> - -<p>On n’est jamais trahi que par ses amis. J’ai prié -Louis de se souvenir qu’un philosophe doit savoir -modérer sa langue, s’il ne veut pas risquer de commettre -des exagérations toujours regrettables. Qu’il -dise du collège tout le bien qu’il en pense : il n’en dira -jamais trop. Mais pour ce qui regarde les vertus qu’il -m’octroie si libéralement, je proteste contre le verre -grossissant à travers lequel son amitié les mesure : -quand il m’aura vu quelque temps de plus près, il en -rabattra.</p> - -<p>De son côté, mon autre ami Jean vient de me jouer -un tour encore plus traître. Tu ne sais peut-être pas -ce que c’est qu’un préfet de Congrégation chez les -Jésuites ?… C’est un élève qu’on place sur le chandelier -pour éclairer de ses vertus toute une division. A -la chapelle de Congrégation, il préside les réunions -sur une estrade, assisté de ses deux assistants. Dans -les grandes circonstances, il complimente, au nom de -tout le collège, le P. Recteur ou les illustres étrangers -qui nous honorent de leur visite. C’est encore à lui -qu’on recourt, lorsqu’il s’agit de plaider auprès des -Supérieurs, soit une amnistie, soit une faveur exceptionnelle, -promenade ou lever de six heures. Si, au prestige -que lui donnent tous ces honneurs, il joint certaines -qualités personnelles d’intelligence et de caractère, -ses condisciples trouveront naturel, en mainte -occasion, de lui déférer le rôle délicat d’arbitre des -querelles et de redresseur des torts. Mon ami Jean remplissait -depuis un an ces multiples devoirs de la préfecture -avec une perfection qui ne laissait rien à désirer -et, par conséquent, le bien commun semblait demander -qu’on ne lui cherchât pas de remplaçant. C’était, je -pense, l’avis de tout le Conseil de Congrégation, certainement -le mien.</p> - -<p>Or, il y a trois jours, quand le Conseil s’assembla -pour désigner les candidats qu’on propose d’ordinaire -aux suffrages des Congréganistes, Jean demanda -la parole et dit : « Mon R. Père, j’ai porté le fardeau de -la préfecture pendant toute une année : il me semble -qu’un changement de titulaire ne pourrait qu’être -utile à la Congrégation et à moi-même. Avec votre -agrément, je décline donc toute nouvelle candidature -à cette charge et je prie les Conseillers de reporter leur -voix sur une autre tête. Il ne manque point ici de confrères -qui méritent cet honneur aussi bien et mieux -que moi. » Le Père n’objecta rien. On vota et je sortis -en tête de la liste, évidemment comme ami de Jean. -Je protestai de toutes mes forces que je ne me sentais -pas à la hauteur de la tâche et que Jean, préfet modèle, -avait rendu la place difficile à remplir pour n’importe -qui, mais tout à fait impossible pour moi, le -dernier venu. Je demandai, en conséquence, que l’on -recommençât le vote. Hélas ! je n’y gagnai rien : ils -me maintinrent au premier rang et les Congréganistes -ratifièrent le choix.</p> - -<p>Je suis donc préfet, pour mon malheur et le malheur -des autres, et ce misérable Jean, nommé mon -premier assistant, se frotte les mains sous mon nez en -me disant : « Pincé, mon gros ! Chacun son tour. » -Mais je ne me tirerai jamais honorablement d’affaire, -si maman et Jeanne ne disent pas tous les jours, et -papa le dimanche à la messe, une prière spéciale à -mon intention. J’y compte.</p> - -<p>Ce n’est pas tout. Le préfet est aussi, de droit, président -d’une <i>Conférence</i> établie en première division. -Elle a pour but de nous faire faire, autant que notre -situation d’élèves pensionnaires le permet, l’apprentissage -de la charité et (si le mot n’est pas trop prétentieux) -de l’action populaire.</p> - -<p>Notre premier moyen de contact avec le pauvre -peuple, c’est l’instruction religieuse, que vingt à vingt-cinq -enfants d’ouvriers viennent recevoir chez nous, -chaque semaine, au temps de la récréation. Dix à -douze catéchistes, philosophes ou rhétoriciens, ont -chacun leur petit groupe de deux ou trois gamins, -dont ils s’ingénient, rarement sans peine, quelquefois -avec un succès très consolant, à éclairer l’esprit et à -former le cœur. Ils sont aidés dans cette tâche par des -leçons de choses sur tableaux coloriés, par de petites -conférences sur l’histoire sainte, enfin par une bibliothèque -de bons livres.</p> - -<p>Les enfants sont ensuite récompensés, selon leur -bon vouloir, par des secours que nous allons porter -régulièrement à leurs familles, sous la conduite du -P. Directeur, toujours pendant les récréations. C’est -notre second moyen d’entrer en relations avec les -pauvres gens. Nos visites les habituent à voir le prêtre -et dissipent leurs préjugés contre l’indifférence des -riches et des fils de riches ; ils se soulagent à nous -raconter leurs souffrances et se laissent peu à peu, -quelques-uns du moins, ramener aux pensées et aux -pratiques chrétiennes. Nous-mêmes, nous apprenons -là à compatir aux privations d’autrui, en les voyant de -près, et à nous priver aussi pour de plus malheureux -que nous.</p> - -<p>Tu avoueras que c’est une fort belle œuvre ; mais -comme toutes les œuvres et comme la guerre, elle a -son nerf, qui est l’argent. Il nous en faut beaucoup, -parce que ces pauvres gens ont beaucoup de besoins : -chez certains règne la misère noire et une détresse à -fendre l’âme. Je quête auprès des élèves, tous les dimanches ; -mais les bourses des collégiens ne sont pas -aussi larges que leurs cœurs et, sans l’aide des bonnes -âmes du dehors, nous serions, comme les budgets modernes, -en déficit perpétuel.</p> - -<p>Papa, maman, Jeanne, vous êtes de bonnes âmes, -n’est-il pas vrai ? Or donc, pour faire honneur à ma -nouvelle présidence, je te charge, ma sœur, de réclamer -à papa, chaque dimanche, au sortir de la messe, -le prix de location de mon paroissien, et comme il ne -s’agit pas d’un paroissien vulgaire (je parle du livre — et -de papa), j’espère un fort minimum. Je l’autorise à -le prendre sur mon futur héritage, que je ne souhaite -pas de recueillir avant un siècle.</p> - -<p>Maman et toi, ma chérie, tâchez de trouver le loisir -et la laine nécessaires pour me tricoter, de vos habiles -mains, chaque semaine, à l’intention de mes pauvres -gamins, quelque petite pièce de vêtement bien chaud -pour l’hiver, bas, chausson, gilet, châle, cache-nez, etc. -Si tu pouvais débaucher pour le même travail une -demi-douzaine d’amies et ramasser n’importe où quelques -vieux vêtements encore mettables pour homme, femme -ou enfant, je te baiserai sur les deux yeux. Nous -faisons une distribution ordinaire à la fin de chaque mois -et une extraordinaire en la fête de Noël.</p> - -<p>J’ai fini mon boniment et je me félicite d’avance, -avec mes petits pauvres, des jolis cadeaux que l’Enfant -Jésus, leur frère du ciel, m’enverra par la poste de Z.</p> - -<p>Louis, n’étant pas de la Congrégation, ne peut encore -aspirer à l’honneur de porter la médaille de catéchiste. -Peut-être aussi, grâce à l’éducation du lycée, son instruction -religieuse garde-t-elle certaines petites lacunes -qui l’exposeraient, sans qu’il s’en rendît compte, à -être pour nos enfants un docteur d’hérésie. Mais ce -n’est qu’une question de temps. Il a pris position très -franchement, dès son arrivée, parmi les meilleurs -élèves et commence déjà à faire honneur à ses deux -patrons, Jean et moi. Nous l’encourageons de notre -mieux.</p> - -<p>Ce qui suit, Jeanne, est pour toi seule.</p> - -<p>Je te félicite, ma bonne sœur, de prendre si raisonnablement -le chagrin de notre séparation. Si tu avais -fait autrement, tu aurais doublé le mien ; car, moi -aussi, j’ai souffert de la rupture de ces relations si nouvelles, -si fraternelles, que le désir de nous rendre mutuellement -moins imparfaits avait établies entre nous -durant les vacances. Mais chaque chose a son temps, -et le bonheur, nous disait hier notre P. Directeur, n’est -que là où est le devoir.</p> - -<p>Bien loin d’avoir à te reprocher quoi que ce soit, ma -chère Jeanne, je te remercie encore des encouragements -que j’ai trouvés dans ton affection, ta franchise et -tes bons exemples : grâce à tout cela et à nos communions, -je puis te déclarer en confidence que ces -deux mois, souvent si mauvais, ont passé cette fois -pour mon âme sans faute sérieuse et presque sans -trouble. Leur souvenir continue à stimuler ma volonté -de bien faire.</p> - -<p>Tu voudrais participer d’une façon plus complète à -ma vie de tous les jours ? Mais tu ne sais donc pas, ma -pauvre enfant, que la vie de collège est nécessairement -très régulière, je ne veux pas dire monotone ? Aujourd’hui, -on se lève, on travaille, on se couche ; le lendemain, -on se lève à la même heure ou une demi-heure -plus tard, on travaille, on se couche ; le surlendemain, -suite du même chapitre, sauf qu’on va prendre l’air -durant trois heures à la campagne. Et ainsi toujours. -Cet ordinaire n’est varié que par quelques fêtes plus -solennelles, religieuses ou profanes, dont le programme, -dans ses grandes lignes, ne diffère pas de -celui de l’année précédente, consigné sur le registre du -P. Préfet. Il m’a dit que cela s’appelait le <i>Coutumier</i>. -Les Jésuites sont essentiellement hommes de tradition, -en tout, dans l’éducation comme dans l’enseignement : -je crois que c’est leur grande force, et ils y -tiennent. Ce n’est pas moi, garçon sérieux ou du moins -désireux de l’être, qui les en blâmerai. Mais tu vois, -pauvre chérie, quel médiocre intérêt il y aurait pour -toi à être mêlée aux détails de ma vie journalière.</p> - -<p>Ce que tu m’apprends des progrès de papa me comble -de joie. Mon paroissien n’est pour rien dans ce miracle : -tout vient de notre bonne Mère de Lourdes. -Remercions-la bien ensemble, pour qu’elle ne laisse -pas son œuvre inachevée.</p> - -<p>Moi-même, Jeanne, j’attends beaucoup de tes prières, -dont je vais avoir plus besoin que jamais durant cette -année de philosophie, si décisive pour mon avenir. -C’est, bien entendu, à charge de revanche.</p> - -<p>Je t’embrasse comme mon unique sœur.</p> - -<p class="ind">Ton frère,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 title="61.">61. <i>De ma sœur.</i></h3> - -<p class="date">14 octobre.</p> - - -<p class="ind">Mon cher frère,</p> - -<p>J’accours en toute hâte pour te dire que papa et -maman acceptent bien volontiers de t’aider à soutenir -l’honneur de ta nouvelle présidence et que j’ai déjà -racolé deux bonnes amies pour venir travailler avec -moi. J’ai envie de fonder un ordre de jeunes filles, qui -s’appelleront les <i>Chevalières de l’Aiguille pour les -pauvres</i>. Qu’en penses-tu ?</p> - -<p>Mais, en retour, je pose une condition. Il faut absolument -que tu trouves le temps de me « mêler aux -détails de ta vie ». Tes belles raisons contre ne m’ont -pas du tout convaincue. Je serai ravie de t’entendre -parler de vos fêtes religieuses ou profanes, et même de -moins que cela. Ta vie, mon Paul, c’est toi, et tout ce -qui est toi m’intéresse.</p> - -<p>Si tu ne peux plus nous faire de ces beaux longs -récits de l’an dernier, rédige-nous, à tes moments perdus, -un petit journal, où tu mettras ce qui te passera -par la tête ou par le cœur, tantôt plus, tantôt moins. -Tu nous l’enverras de temps en temps, pour que nous -ayons quelque chose à sucer dans l’intervalle de tes -lettres. Veux-tu, mon frère ? Je t’en prie au nom de la -bonne Mère de Lourdes. Tu me feras du bien, et je -prierai encore un peu plus, pour que Dieu t’éclaire sur -ton avenir.</p> - -<p class="ind">Ta sœur,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" title="Journal de philosophie">MON JOURNAL</h2> - -<h3 id="c45" title="La logique"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">15 octobre.</span> — Je ne pouvais pas refuser une chose -qui m’est demandée au nom de Notre-Dame-de-Lourdes. -Et puis, ce que <i>fille</i> veut, Dieu le veut ! Me -voilà donc condamné, ma sœur Jeanne, à t’ennuyer : -je te plains, mais ce sera ta faute, non la mienne. Je -commence mon journal.</p> - -<p>Aujourd’hui, classe de deux heures sur le <i>syllogisme</i>.</p> - -<p>— Ah ! mon Dieu, quelle est cette bête-là ?</p> - -<p>— Ce n’est pas une bête : c’est la forme par excellence -du raisonnement déductif, que tu emploies, sans -le savoir, plusieurs douzaines de fois par jour ou par -heure. En voici le principe très simple : <i>Si une idée C -rentre dans une idée B, laquelle rentre elle-même dans -l’idée A, il sera prouvé que l’idée C rentre dans l’idée A.</i></p> - -<p>Il ne se peut rien de plus clair et je pense que tu as -saisi. Non ? En ce cas, je déduis, par voie d’<i>enthymème</i>, -que je perdrais mon temps à te parler de <i>logique formelle</i> : -tu n’y verrais que du feu. C’est un peu comme -ton frère. On me dit pourtant que la philosophie m’intéressera -beaucoup : je ne veux pas en désespérer.</p> - -<h3 id="c46" title="Congé à la campagne"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">18 octobre.</span> — Première promenade à la maison de -campagne, empêchée mercredi dernier par la pluie. -Un de ses buts est de remettre en place le cœur des -pauvres nouveaux. J’ai pris mon rang avec Louis -et un autre philosophe, qui vient du collège de N… -Jean s’est emparé de deux rhétoriciens, auxquels -il inculque joyeusement les bons principes, et la gaîté.</p> - -<p>La campagne est belle, quoique un peu triste avec -ses feuillages mourants, que réchauffe en vain le pâle -soleil d’automne. Je m’aperçois que ce paysage produit -sur mes nouveaux un effet de rêverie silencieuse, -que vient heureusement interrompre la cloche du -dîner.</p> - -<p>Je suis curieux de voir si la philosophie, qui explique -tout, nous expliquera l’influence exhilarante, que -la perspective d’un petit gala ne manque pas d’exercer -instantanément sur un jeune cœur malade. Va-t-elle -nous apprendre que le cœur a chez nous une parenté -intime avec l’estomac ? Ce serait humiliant. Mais mon -appétit de dix-sept ans s’en moque.</p> - -<p>Après le dîner, qui fut copieux et gai selon l’usage, -on se répandit sur les pelouses et l’on organisa une -partie de barres monstre. De temps à autre, naturellement, -surgit une bonne dispute pour savoir si un -tel est pris ; on crie, on gesticule, on se démène, comme -si on voulait se manger le nez. Quand on s’est bien -essoufflé à crier (ça fait du bien de crier à son aise, -après huit jours de silence, et je comprends les baudets -qui s’en donnent à cœur-joie sur les grandes routes), -quelqu’un de raisonnable, Jean ou un autre, vient -dire : « Assez, assez : ne perdons pas notre temps » — et -chacun reprend son poste. Dans les cas graves, on -va en appel auprès du P. Surveillant, qui d’ordinaire -n’a pas de peine à mettre tout le monde d’accord : -au besoin, il s’érige en cour de cassation et tranche -d’autorité, et la cause est finie.</p> - -<p>Mais voilà le serein qui commence à tomber, on -se rhabille, on repart. Adieu, jolie campagne, pour six -mois !</p> - -<h3 id="c47" title="Retraite annuelle"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">22 octobre.</span> — Je sors de la retraite annuelle de -rentrée. Provisoirement je garde sous la clef du secret -mes impressions et mes résolutions intimes, qui sont -consignées dans un portefeuille spécial. Tu sauras -seulement, Jeanne, que cette fois, possédant déjà la -paix de l’âme, je n’ai plus songé à Barbe-Bleue, avec -lequel, du reste, le nouveau P. Prédicateur n’avait -pas plus de ressemblance que celui de l’an dernier.</p> - -<p>Il a beaucoup insisté, dans ses conférences ou instructions -pratiques, sur le devoir qui nous incombe, -principalement à nous les grands, de nous préparer -dès le collège à l’action et aux luttes futures. J’ai été -vivement frappé de ses arguments. Dans une conversation -particulière, il a bien voulu me donner quelques -explications, a réduit en poudre certaines objections -d’égoïsme ou de lâcheté, et m’a dit finalement : « Vous -avez beaucoup reçu, il faudra que vous donniez beaucoup. » -Cette flèche de Parthe me tracasse.</p> - -<h3 id="c48" title="Les Frères jésuites"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">30 octobre.</span> — Fête du B. Alphonse Rodriguez, -patron des bons Frères qui, sous la haute direction du -P. Ministre, ont la charge du matériel de la maison. -Partout où on les rencontre, endimanchés et radieux, -on la leur souhaite <i>bonne et heureuse</i>. Et c’est de grand -cœur : car il n’est pas au collège un enfant de huit ans -qui songe un instant à les confondre avec des employés -ordinaires. Leur tenue toujours modeste et réservée, -leur piété que nous admirons souvent à la chapelle, -leur dévouement simple et sans défaillance, trahissent -à tout moment le religieux, inspiré uniquement dans sa -conduite par l’amour de Dieu et du prochain.</p> - -<p>Leur prochain, sans doute, ce sont assez ordinairement -des élèves bien élevés, qui leur rendent la tâche -facile, parfois peut-être agréable ; mais il s’en trouve -aussi d’espèce différente : les <i>gommeux</i>, dont un Frère -linger ne parvient jamais à contenter les caprices -de toilette, ou les <i>sans-souci</i>, qu’il ne réussit pas à tenir -propres ; les <i>gourmets</i> et les <i>délicats</i>, toujours à l’affut -d’un prétexte pour dauber sur la cuisine et le Frère -cuisinier ; les <i>douillets</i> et les <i>grincheux</i>, qui font le supplice -perpétuel d’un Frère infirmier… et le reste. Que -de patience, d’abnégation et de vertus de toute sorte -réclame une pareille vocation ! Tous les élèves, au -moins dans leurs bons moments, s’en rendent compte -et respectent ces hommes dévoués, qu’un petit nouveau -appelait des <i>Pères en redingote</i>.</p> - -<p>Mais, avec le même esprit religieux, ils n’ont pas -tous les mêmes façons : chacun garde son tempérament. -Je ris encore de l’effroi que t’a causé, à première vue, -la tête de notre Frère portier. Je ne prétends pas en -faire un Adonis ; j’avoue même, entre nous, qu’il a -l’air un peu… bouledogue. Mais, en dehors des sévérités -nécessaires de sa consigne, c’est un homme charmant -et qui s’efforce d’être courtois avec les dames. -Tu as pu en juger par son sourire d’adieu !</p> - -<p>Le Frère linger est un gros sourire en chair et en -os. Il essaie bien parfois de se fâcher, quand on le taquine ; -mais on voit trop qu’il le fait par pur devoir de conscience. -Son cœur n’a point de rempart et, s’il a une -porte, la clef est toujours dessus : que d’anciens pourraient -en témoigner ! La plus sensible peine que puissent -lui faire les Supérieurs, c’est de lui imposer, dans le -cachot voisin de sa lingerie, la garde d’un coupable, avec -défense de lui adoucir en quoi que ce soit le <i lang="la" xml:lang="la">carcere duro</i> : -le plus malheureux des deux, ce n’est pas le prisonnier.</p> - -<p>Je vous ai parlé autrefois du Frère infirmier, guérisseur, -convertisseur et prestidigitateur émérite. C’est -bien le plus brave homme qu’ait produit la terre d’Alsace, -qui en produit tant.</p> - -<p>Un type très particulier, c’est le Frère procureur -ou économe. On l’a dit juif converti ; mais il paraît -qu’on l’a calomnié : il n’entre pas de juif dans la Compagnie -et l’on ne voit pas qu’il soit indispensable de -descendre d’Abraham pour avoir le génie des affaires. -Il avait ce génie avant d’être jésuite : les Pères lui -ont donné l’occasion de le développer et il leur a rendu -de grands services, à des époques difficiles. On vient le -consulter de loin, dit-on, sur des questions épineuses. -Je le vois quelquefois à son bureau, pour mes petites -affaires ou celles de la <i>questure</i> : je l’ai trouvé toujours -très avenant, pas fier du tout, serviable au possible et -sachant même parfois assaisonner ses bons services d’un -joyeux calembour, bien pardonnable à son aride métier.</p> - -<p>Le Frère dépensier, plus jeune, doit être spécialement -chargé de tenir éveillés les vieux Frères, pendant -la petite partie de domino qui suit leur dîner : il s’en -acquitte si bien que sa voix éclatante traverse les -murs et vient réveiller jusqu’aux dormeurs de notre -étude. On le dit la terreur du marché où il achète nos -provisions, à cause de la forte part qu’il réclame dans -les profits que voudraient faire sur lui les marchands -et les marchandes. Mais il tient à honneur de nous -bien servir au réfectoire. Il m’a pris en affection, comme -compatriote, et quand, mes jours de lecture, je dîne -seul après les autres, il soigne mon verre de vin supplémentaire -et mon dessert, puis me raconte des histoires. -C’est par lui que je connais si bien les Frères.</p> - -<p>Le Frère cuisinier, qu’on voit rarement, a l’air -aussi bon que son gâteau de macaroni, qui a fait le -désespoir de la pauvre Fanchon. On le surprend parfois, -venant contrôler par une porte entre-bâillée le -succès de ses plats de choix : son plaisir est de nous -engraisser — pour le bon Dieu.</p> - -<p>Le Frère chef du personnel domestique semble -mener rondement son difficile bataillon. Il ne fait pas -bon avec lui laisser tomber une pile d’assiettes : il -lance alors au coupable un « <i>malheureux pécheur !</i> » -qui promet de rudes expiations. Mais on est rassuré -sur la persistance de ses rancunes, quand on voit -avec quelle bonhomie il préside au jeu de boules de -ses « grands enfants ». C’est d’ailleurs un maître ouvrier -pour tous les travaux que nécessite la tenue d’une si -grande maison : peinture, vitrerie, serrurerie, jardinage, -décoration, rien ne l’embarrasse — sauf l’introuvable -moyen de contenter en même temps tout le -monde et son père. Il me l’a dit en confidence.</p> - -<p>Le Frère menuisier est un franc Picard de vieille -roche. A voir ses traits énergiques, son large dos voûté, -sa longue redingote, son haut-de-forme légèrement -incliné sur la nuque, sa tabatière à queue de souris et -son vaste mouchoir de couleur, on n’est pas surpris -d’apprendre que sa naissance remonte encore au siècle -dernier. Dans son jeune temps, il a été <i>serpent</i> de sa -paroisse, où son instrument, symbole des -vanités humaines, se voit encore accroché en <i>ex-voto</i> dans le -chœur de l’église. Aujourd’hui il a passé la septantaine -et se plaint de ne plus pouvoir soulever tout seul -les grosses poutres, qu’il portait jadis comme des plumes ; -mais le dimanche, aux vêpres, quand il chante les -psaumes avec nous, l’orgue ne peut lutter contre le formidable -cuivre de sa voix et doit prendre la mesure qu’elle -bat. Nous y sommes faits ; le Père directeur de musique -s’en impatiente quelquefois, mais… il est Picard aussi et -ne voudrait pas tuer de chagrin son vieux compatriote, -en le faisant taire par ordre supérieur. On dit que, -depuis trente ans, il ne boit que de l’eau, — pour -mourir centenaire, dit-il<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> : mais c’est par pénitence.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Il est mort à 93 ans.</p> -</div> -<p>J’aime bien tous ces braves gens et ne me prive -pas de causer avec eux, quand j’en trouve l’occasion, -surtout avec les anciens. Leur conversation exhale -comme un parfum d’humilité joyeuse et de paix divine. -L’autre jour, rencontrant le vieux Frère lampiste, -un saint homme qui porte le bon Dieu dans ses yeux, -je lui demandai des nouvelles de ses lampes : « Elles -vont bien », dit-il ; puis, sans transition, avec une simplicité -adorable, il ajouta : « Tâchez de mériter la -lumière éternelle. » Je répondis simplement aussi : -« Priez pour que j’y arrive, mon frère » — et fus payé -d’un sourire d’adhésion.</p> - -<p>Heureux sont-ils de n’être des savants, mais, en revanche, -bons serviteurs de Dieu et des hommes !</p> - -<h3 id="c49" title="La fête des Morts"></h3> - -<p class="gap">1<sup>er</sup> <span class="sc">novembre</span>. — Il est cinq heures du soir. Un -temps triste. Du haut des tours de la cathédrale, le -gros bourdon, par intervalles réguliers, déverse au -loin sur la ville les ondes prolongées du glas funèbre -et toutes les cloches des paroisses lui font écho. On -dirait, d’une part, la grande voix de la mort proclamant -son empire universel et, de l’autre, le concert -plaintif des générations déjà mortes, demandant grâce -à leur Juge et secours aux vivants.</p> - -<p>En revenant de la visite des cimetières, où se pressait -une foule pieuse, nous avons remarqué l’attitude -pénible, presque honteuse, des habitués de la rue et -du cabaret. Le son des cloches, évidemment, leur -coupait la gaîté et gênait leur libre pensée. On a beau -se dire qu’avec la mort tout finit et refuser de loin les -derniers services de l’Église : quand le Jour des Morts -ramène cet appel de l’Église à la prière pour les défunts -et, du même coup, le souvenir des êtres chéris -qu’on a vus partir pour… oui, pour l’autre monde, on -se reprend à penser qu’on est tout de même plus qu’un -simple chien, et l’on irait peut-être aussi saluer la croix -de bois sous laquelle dorment le père et la mère, si -l’on n’avait peur du camarade X… qui a une langue -du diable… Mais la petite portera une couronne d’immortelles ; -ça lui fera plaisir, et ce n’est pas compromettant : -on en porte bien aux enterrements civils.</p> - -<p>Pauvres gens !</p> - -<p>J’ai prié pour tous ces inconnus dont nous avons -visité les tombes : ils sont nos frères. Mais j’ai prié davantage -pour les défunts qui nous sont chers, pour nos -grands-parents, dont j’ai gardé un si tendre souvenir, -surtout de bonne maman Julie, qui m’apparaît encore, -dans mon imagination d’enfant, comme un portrait -vivant de toutes les vertus aimables. Pouvais-je oublier -les émotions douloureuses qu’a dû réveiller dans le -cœur de nos bons parents la pensée de Gérard, notre -aîné, enlevé à leur affection et à la nôtre dans cet -âge charmant où les fleurs commencent à faire place -aux fruits ? Mais qui sait les déceptions que Dieu -lui a épargnées, en le prenant à quinze ans ?</p> - -<p>La mort ne m’effraie pas. Je vous ferais de bonne -grâce mes adieux dès demain, dès aujourd’hui, si Dieu -le voulait. Le P. Prédicateur de la Retraite nous a -dit que cette indifférence se manifeste fréquemment -à seize ou dix-huit ans, et il en donnait deux raisons, -qui sont deux peurs : l’une, c’est la peur de perdre -plus tard les chances de salut qu’on a maintenant pour -son âme, et l’autre, c’est une peur instinctive du travail, -de l’effort, des luttes qu’il faudra subir pour -se créer une place dans le monde. Ce serait si simple -d’aller en paradis tout de suite et tout droit, sans avoir -eu la peine de le conquérir ! — « Oui, concluait le -Père ; mais il n’existe pas encore de paradis pour les -fainéants. »</p> - -<p>Il faudra donc, de toute façon, que je trime, que je -bataille et peut-être que je peine rudement pour <i>faire -ma trouée</i>. J’y suis résolu. Mais dans quelle voie ? Il -se pose là un point d’interrogation qui devient de plus -en plus sérieux, à mesure qu’approche le terme de mes -études secondaires.</p> - -<h3 id="c50" title="Saint Stanislas Kostka"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">13 novembre</span> : <i>Saint Stanislas Kostka.</i> — J’ai une -prédilection pour ce novice jésuite, mort d’amour pour -Dieu et Marie, à l’âge que j’ai, après avoir été -deux fois communié de la main des anges. Les rudes -combats qu’il eut à soutenir pour répondre à l’appel -d’en haut m’ont engagé à le choisir comme patron dans -la grave question de mon avenir.</p> - -<h3 id="c51" title="Conférence des Anciens élèves"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">20 novembre.</span> — Hier soir, de huit heures à dix -heures, la classe de Philosophie et l’Académie de Rhétorique -ont eu la grande faveur d’assister, dans le parloir, -à la séance de rentrée de l’Association de Saint-X… -composée d’anciens élèves du Collège. Au bureau -siégeaient, comme président, vice-président et secrétaire, -trois jeunes avocats ; aux premières places de -l’assistance, on voyait le président d’honneur, assis -entre le R. P. Recteur et le P. Directeur de la Conférence ; -derrière eux, bon nombre de professeurs, d’associés -et nous — rien que des gens d’esprit et de bon -esprit !</p> - -<p>L’un et l’autre pétillaient dans l’intéressant rapport -du secrétaire sur les travaux de l’année précédente. Il -nous analysa en quelques pages très vivantes, par -petits groupes, les quinze ou vingt discours prononcés -par les Associés, dans l’espace de huit mois, sur des -sujets variés : questions d’arts et de sciences, d’histoire -et de littérature, de droit et de morale, de patriotisme -et de charité, surtout d’économie sociale et d’œuvres -populaires — coups d’essai pour les débutants, coups de -maître pour les <i>vieux</i> et pour certains privilégiés, de -ceux chez qui</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i>La valeur n’attend pas le nombre des années.</i></div> -</div> - -<p>Plusieurs déjà, après s’être essayés devant l’auditoire -bienveillant qui les applaudissait aux réunions -intimes du collège, sont allés porter la bonne parole à -des assemblées plus difficiles, sur divers points du pays, -non sans succès. Ils auront des imitateurs.</p> - -<p>Le président d’honneur, ancien élève lui-même et -bien connu pour son dévouement actif à toutes les -œuvres utiles, félicita vivement la Conférence de tout -ce qu’elle a tenté et accompli dans le sens de l’apostolat -social chrétien, qui est son but final. Puis il nous -dit, avec autant de netteté que de chaleur, en quoi consiste -<i>le devoir des jeunes</i> dans le monde actuel. Au -tableau saisissant des misères physiques et morales -qui rongent la France et des efforts sans relâche que -nos ennemis s’imposent pour la ruine des âmes, il -opposa l’écœurant spectacle de ces jeunes hommes de -dix-huit à vingt ans, qui, riches de toutes les ressources -d’une éducation chrétienne et distinguée, ne savent -que faire de leur loisir, de leur intelligence et de leurs -autres belles qualités ; qui promènent leur ennui et -leur mollesse d’amusement en amusement, papillons -ou tourtereaux ; qui n’ont aucun goût sérieux, aucun -idéal ; qui n’ont rien au cœur en fait de noble ambition, -et qui gaspillent leurs plus belles années… à -quoi ? à traîner une existence vide, stérile en œuvres, -féconde seulement en regrets tardifs et en remords. -Et s’adressant à nous : « Ne soyez pas de ceux-là, mes -jeunes condisciples, s’écria-t-il ; regardez plutôt ces -Conférenciers, vos aînés, et faites ce qu’ils font. Mais -pour remplir un jour convenablement votre devoir de -jeunes hommes, il faut bien remplir maintenant votre -devoir de grands élèves. Vos Pères s’ingénient et se -dévouent de toute manière (nul ne le sait mieux que -moi) à faire de vous des chrétiens solides et intelligents, -aptes à toutes les saintes luttes, comme ils le sont eux-mêmes : -répondez à leurs efforts par les vôtres, et qu’un -jour la France et l’Église puissent compter sur vous ! »</p> - -<p>Quand les acclamations eurent pris fin, le R, P. Recteur -demanda la parole. Après avoir remercié l’orateur -et les Conférenciers de l’honneur qu’ils font à leurs -anciens maîtres, il annonça que, pour fournir aux -grands élèves présents une occasion immédiate de se -former à l’apostolat de la parole, il leur accorderait -volontiers la permission d’assister désormais, chaque -quinzaine, aux réunions de l’Association, si nous le -désirions et si nos aînés n’y voyaient pas d’inconvénient.</p> - -<p>Toutes les mains se levèrent comme une seule et les -bravos éclatèrent.</p> - -<p>Bonne soirée. J’en suis enchanté, mes amis aussi. -Nous ferons quelque chose… et je crois que mes horizons -s’ouvrent.</p> - -<h3 id="c52" title="Sainte Catherine, patronne des Philosophes"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">25 novembre</span> : <i>Sainte Catherine.</i> — Voilà une sainte -qui humilie singulièrement le sexe fort ! Non contente -de tenir tête à un empereur fou furieux, elle a réduit -aux abois tout le ramassis des philosophes païens les -plus huppés. Pour n’avoir pas devant le public un dessous -fatal à leur renom de savants, ceux que son invincible -dialectique n’avait pas convertis à la foi, n’eurent -pas d’autre ressource que de la faire rouer. Mais elle -fit une croix sur la roue — et la roue cassa comme un -fil de verre, comme avaient cassé leurs arguments. Il -fallut employer la hache pour réduire à l’impuissance -la vierge philosophe de dix-huit ans.</p> - -<p>Elle valait bien un homme, certes, et je m’explique -parfaitement qu’on l’ait instituée patronne des étudiants -en philosophie. Le P. Recteur, selon l’usage, nous a -octroyé en son honneur une boîte de dragées et une -promenade de classe au premier beau jour. Vive donc -sainte Catherine !</p> - -<p>Je sais bien que les vieilles filles… Mais chut ! <i>Ça -brûle.</i></p> - -<h3 id="c53" title="Sortie du mois et comédie"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">30 novembre.</span> — Sortie du mois, pour ceux qui ont -la chance de n’être pas loin de la maison paternelle ; -les autres se résignent à faire, aussi joyeusement que -la saison le permet, une excursion de quelques heures -dans la montagne. Le grand incident de la nôtre a été -la poursuite mouvementée d’une superbe couleuvre, -que nous avons rapportée en triomphe : elle sera promenée -demain dans les cours comme témoignage de -notre intrépidité et, si nous trouvons un naïf, nous la -lui ferons avaler.</p> - -<p>En hiver, la soirée vient de bonne heure et les parents -qui n’ont pas, comme les miens, mille choses à -dire à leurs enfants, apprécient peu le tête-à-tête prolongé -avec eux dans un salon d’hôtel. Pour leur venir en aide, -chaque soir de sortie, une des classes supérieures -leur offre une comédie plus ou moins improvisée, -mais toujours bien reçue. Les Humanistes nous ont -donné les <i>Inconvénients de la grandeur</i>, par le P. du -Cerceau, jésuite. On m’avait prié d’y faire un rôle, que -j’ai trouvé fort long et fort fatigant : j’ai dû rester immobile -et muet, debout, avec une hallebarde sur -l’épaule, pendant trois quarts d’heure ! C’est inhumain, -et pas plaisant du tout pour le personnage… Dévouement -et abnégation !</p> - -<h3 id="c54" title="Saint François Xavier : causerie d’un missionnaire"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">3 décembre</span> : <i>Saint François-Xavier</i>, qui fut le Paul -de la Compagnie de Jésus, comme saint Ignace en fut -le Pierre. — La messe nous a été dite par un de -ses successeurs, vénérable Père à longue barbe grisonnante, -qui portait sur ses traits amaigris et dans sa -démarche fatiguée les traces visibles de la souffrance. -Il revient de Chine. Il a bien voulu nous faire, à la -grande salle, une « simple causerie » sur sa chère mission.</p> - -<p>Après quelques données générales sur l’étendue et -le gouvernement du Céleste Empire, le Père nous -parla de cette civilisation chinoise, cristallisée depuis -des siècles et réfractaire à tout progrès. Il nous dépeignit -la duplicité insondable des habitants, leur politesse -de théâtre, leurs études baroques qui consistent -à apprendre un alphabet de quatre-vingt mille -caractères, leurs relations de famille, leur cuisine, -leur médecine, et à ce dernier propos il nous raconta -comment il venait d’échapper à une terrible attaque -de choléra, gagnée dans une de ses courses apostoliques -en pays perdu. On avait appelé en toute hâte le -docteur de l’endroit. Celui-ci examina le malade, fit -une grimace peu rassurante, puis ordonna de le frictionner -à tour de bras avec des linges chauds, pour -rétablir la circulation du sang. Comme l’effet désiré se -faisait attendre, il lui râcla le dos jusqu’au vif avec des -écailles d’huître : les membres restèrent froids. L’Esculape -demanda des épingles et, à l’exemple des anciens -bourreaux de martyrs, les insinua sous les ongles -du patient : toujours rien. Alors, saisissant une forte -aiguille à tricoter, sans crier gare, il la lui plongea net -de plusieurs centimètres dans le creux de l’estomac. -Du coup, la réaction se fit, le sang circula et le Père -fut sauvé. Il ajouta : « En pays civilisé, aucun médecin -n’aurait osé m’appliquer ce traitement brutal et j’étais -un homme mort, tandis qu’à présent mes forces reviennent -peu à peu et, dans quelques semaines, je -compte aller reprendre ma besogne interrompue. »</p> - -<p>Il nous parla ensuite de la haine héréditaire des -Chinois pour tous les Européens, qu’ils appellent -les diables d’Occident : c’est le grand obstacle, inventé -par le vrai diable, contre la prédication de notre sainte -foi. « A ce préjugé invétéré, nous dit le Père, il n’y a -qu’un remède : vaincre la haine par l’amour, la défiance -par le dévouement. Le Chinois ne manque pas -de cœur ; mais il faut atteindre ce cœur et le gagner. -Les riches, les puissants et les savants, tous orgueilleux -ou corrompus, restent jusqu’ici à peu près inaccessibles -à un Évangile qui leur demande l’humilité -et la chasteté ; mais l’Évangile a été d’abord annoncé -aux pauvres, aux faibles et aux simples. Nous recommençons -en Chine l’œuvre du Christ et de ses apôtres -auprès des âmes neuves, et cet humble ministère nous -apporte de nombreuses consolations. » En preuve, le -Père nous raconta quelques faits bien touchants, puis -conclut, d’un ton qui vous pénétrait : « Voilà, mes enfants, -ce que le missionnaire obtient à force de travail -et de peine. Il obtiendrait davantage, s’il était comme -les premiers Apôtres, comme François-Xavier, un saint -et un faiseur de miracles. Du moins peut-il, comme -François-Xavier, donner pour ces millions d’infidèles -son dernier souffle de vie, peut-être sa dernière goutte -de sang : c’est le double espoir de tous les frères que -j’ai laissés là-bas — et c’est le mien. »</p> - -<p>Que dirais-tu, Jeanne, si je partais avec le P. Missionnaire ? -Pourrais-je rien faire de meilleur ? J’y penserai.</p> - -<h3 id="c55" title="Saint Nicolas"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">6 décembre.</span> — Ce matin, en me levant, j’ai trouvé -dans l’un de mes souliers un délicieux cornet de bonbons -fondants, que le grand S. Nicolas y avait -laissé tomber, la nuit, en passant devant les lits des -enfants sages. Mon voisin de droite, qui pleurniche facilement, -a retiré des siens deux oignons, qu’il s’est -hâté de dissimuler ; celui de gauche, un farceur, a été -gratifié d’une superbe carotte crue, qu’il mangera. -Certains étourdis ou paresseux ont retrouvé les verges -qui épouvantaient déjà leur enfance, sans la corriger.</p> - -<p>Morale : il n’y a pas de petits profits — ni de petites -leçons.</p> - -<h3 id="c56" title="Congrégation des Anciens"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">8 décembre</span> : <i>Immaculée Conception.</i> — Ma dignité -préfectorale m’a valu le grand honneur d’assister à la -fête patronale de la Congrégation des <i>Anciens</i>. Ils -étaient là cinquante ou soixante en âge d’homme, -venus pour renouveler aux pieds de la Vierge Immaculée, -par l’organe de leur préfet, la promesse solennelle, -non pas de renverser le gouvernement ou de -comploter un État clérical dans l’État laïque, mais -d’honorer Marie par le fidèle accomplissement de leurs -devoirs de chrétien et de Français. Ce fut la résolution -que le R. P. Recteur, dans une allocution vibrante, les -invita tous à emporter de la sainte Table avec le corps -de Notre-Seigneur, qui donnerait à leur bonne volonté -la force et la persévérance.</p> - -<p>Que ne sont-ils cinquante ou cent mille à donner -cet exemple en France ! Elle redeviendrait chrétienne.</p> - -<h3 id="c57" title="Fête de Noël et des Enfants pauvres"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">25 décembre.</span> — « <i>Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur !</i> » -Pendant que, cette nuit, du haut de la tribune, -ce beau cri de reconnaissance invitait élèves et -parents, dans la chapelle trop étroite, à saluer l’Enfant-Dieu -sur la paille de sa crèche, et que moi, indigne, -je le recevais réellement dans mon cœur, oui, j’ai -compris mieux que jamais l’immense bienfait d’avoir -été arraché, par la vertu de la Rédemption, à la servitude -des passions mauvaises. Désormais je suis son -esclave, je veux l’être jusqu’à la mort. Je n’ignore pas -à quoi cette résolution m’engage ; mais je compte -que sa grâce, après m’avoir cherché si bas et ramené -de si loin, ne m’abandonnera pas à ma faiblesse naturelle. -Gloire à Dieu au plus haut des cieux !</p> - -<p>Ces pensées m’ont poursuivi toute la journée. Vingt -fois pendant les offices si beaux de la fête, je me suis -senti pressé invinciblement de m’offrir au Dieu enfant, -moi et tout ce que je puis valoir. Je lui ai tout donné : -il fera de moi ce qu’il voudra — ou ce qu’il pourra.</p> - - -<p class="gap">— Le soir, après Vêpres, la Division des Grands a -servi à nos vingt enfants pauvres, en l’honneur de -l’Enfant Jésus, un goûter des plus alléchants. Au -menu traditionnel, composé de choses plus solides, la -délicate générosité des élèves avait ajouté quantité -de friandises prélevées sur leurs desserts. C’était plaisir -de voir avec quel entrain nos jeunes invités faisaient -plat net : ils trouvaient tout juste, entre deux bouchées, -le temps d’adresser une risette à Messieurs -leurs servants. Parfois, tournant et retournant dans -leurs mains une orange ou un bout de pâtisserie, ils -avaient l’air de se demander : « Ça sera-t-il pour moi -ou pour mon petit frère ? » Lutte terrible entre deux -amours ! Mais, un instant après, l’amour fraternel -l’emportait sur la gourmandise, et l’orange ou la -pâtisserie était glissée dans une poche de réserve, pour -faire des heureux à la maison. Ces enfants d’ouvrier -ont très généralement bon cœur.</p> - -<p>Quand les tables sont desservies, un rideau s’ouvre -et l’on voit apparaître sur la scène, dans une crèche -rustique, un charmant petit Jésus, qui tend les bras -en souriant à nos gamins émerveillés. Il est encadré -entre deux arbres de Noël. L’un, en guise de pommes -de pin, porte à ses branches une ample cueillette de -bibelots multicolores, de jolis jouets, de petits objets -utiles à des écoliers… et même des saucissons, enroulés -dans du papier d’argent. L’autre sapin disparaît -sous tout un magasin de lingerie, dont la meilleure -part vient des <i>Chevalières de l’Aiguille de Z…</i> Pourquoi -le nouvel Ordre n’a-t-il pas délégué au moins sa -fondatrice pour jouir de ce beau spectacle et pour -recueillir, dans la joie naïve des enfants, la récompense -terrestre de sa charité ?</p> - -<p>Le tirage au sort de toutes ces charmantes choses -est long — pas pour les enfants, mais pour les assistants -désintéressés : on le coupe par un peu de musique -et des noëls ou des chansonnettes, dont les élèves -de bonne volonté font encore les frais.</p> - -<p>Le dépouillement fini, les Catéchistes apportent -sur la scène des paniers pleins de vêtements neufs ou -demi-neufs, offrandes des élèves ou de leurs parents. -Chacun de nos petits protégés reçoit un habillement -complet, pour lui ou pour quelqu’un des siens, et tous -enfin nous quittent, heureux comme des princes, fiers -de porter un paquet plus lourd qu’eux, excitant à leur -sortie du collège la surprise curieuse des passants et -peut-être l’envie de plus d’un.</p> - -<p>Cela fait du bien, n’est-il pas vrai, Jeanne ? de faire -un peu de bien autour de soi. Je ne le comprends que -depuis ma conversion : avant, j’étais un vilain égoïste -et, avec cela, toujours mécontent de moi-même et -d’autrui.</p> - -<h3 id="c58" title="Fête du professeur"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">27 décembre</span> : <i>Saint Jean l’Apôtre.</i> — Double -fête : celle de mon ami Jean, que nous avons célébrée -ensemble, en communiant à la messe de notre -P. Professeur, et celle du P. Professeur lui-même.</p> - -<p>A ce dernier j’ai traduit les souhaits et la reconnaissance -de la classe de Philo dans un morceau d’éloquence -dont la parfaite sincérité faisait le grand mérite : -mérite facile d’ailleurs, quand le cœur se met de la -partie, et vraiment il en était, car notre professeur -actuel a hérité de toute l’affection respectueuse que -nous avions pour l’ancien. Nous lui avons offert (c’est -le seul cadeau permis) un joli bouquet de chrysanthèmes, -qu’il a fait porter à la Vierge de la Congrégation. -Sa réponse émue à mon compliment nous a -prouvé une fois de plus que, chez nos professeurs, le -maître est toujours doublé d’un père — et que l’on -calomnie la Philosophie en l’accusant de dessécher le -cœur : ni celui du Père ni le nôtre n’en sont réduits -là, Dieu merci !</p> - -<p>Je lui suis personnellement très obligé de m’avoir -réconcilié avec cette respectable dame, dont les allures -sévères et la conversation peu variée m’avaient déplu, -au commencement. Aujourd’hui je ne la trouve plus -que sérieuse, et ce qu’elle dit m’intéresse, parfois même -très vivement.</p> - -<h3 id="c59" title="Les Innocents"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">28 décembre</span> : <i>les saints Innocents.</i> — Encore une -double fête. A la chapelle, grand déploiement des -enfants de chœur. Ils ont pour patron les petites -victimes de Bethléem, dont ils rappellent l’innocence -par leur aube immaculée et le martyre par leur soutane -rouge. Purs comme la neige, fidèles jusqu’au -sang : quel magnifique idéal pour de jeunes chrétiens !</p> - -<p>Au dîner, le plat de bouillie traditionnel, enguirlandé -de sucreries, est servi au plus jeune de chaque -division, et l’heureux <i>innocent</i> est condamné à la -manger en public, cuillerée par cuillerée, de la main -du plus vieux, faisant fonction de bonne d’enfant. -S’il s’exécute gaîment, il en est récompensé par les -vivats de ses condisciples et par quelques faveurs -qu’il obtient pour eux des autorités. Dans la division des -petits, on lui rend des honneurs : on l’installe en -chaire, à l’étude, et là, coiffé de la <i>birette</i> et armé des -besicles du P. Surveillant, il marque des mauvais -points aux rieurs et donne des permissions aux sages. -Jeux d’enfant, oui, mais bons pour entretenir l’esprit -de famille ! Je les introduirai dans <i>mon</i> Université.</p> - -<h3 id="c60" title="Résultats du premier trimestre"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">30 décembre.</span> — On vient de nous donner en classe -les notes détaillées des compositions et des examens -du premier trimestre : le résultat général doit être -proclamé demain à la grande salle en présence des -parents. Ma mère sera satisfaite, celle de Louis aussi : -on nous a déclarés tous deux <i>reçus</i> avec une bonne -note. J’en suis heureux pour elles. Un insuccès de l’un -ou de l’autre aurait jeté un nuage de tristesse sur les -trois joyeuses journées que nous allons passer en -famille avec nos mamans et Jeanne. Merci, ma bonne -Mère du ciel !</p> - -<h3 id="c61" title="Fêtes du jour de l’an"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">3 janvier.</span> — Journées délicieuses en effet, trop vite -écoulées. Il n’est pas possible, non, il n’est possible -de s’imaginer une mère à la fois plus aimante et plus -sage que la mienne. Avec quel art sans artifice elle -sait mêler aux témoignages d’affection les bons conseils ! -Avec quelle simplicité de dévouement elle s’oubliait -elle-même pour rendre le séjour plus agréable -à la mère de Louis ! Et comme je l’ai vue prier, à -ce salut solennel de fin d’année, pendant le <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i> -d’action de grâces et le <i lang="la" xml:lang="la">Miserere</i> de pénitence ! C’est -une vraie sainte, et je n’ai pas à chercher loin quelle -intercession m’a obtenu de Dieu miséricorde et amour.</p> - -<p>Madame X. a été enchantée de son fils Louis, qu’elle -a trouvé de plus en plus changé en mieux, et des RR. -Pères, qui lui ont paru fort aimables et distingués : -après en avoir eu si longtemps peur, elle est en train de -se fanatiser pour eux. Allons, tant mieux ! Elle aura de -quoi répondre aux préjugés du pauvre tuteur de Louis.</p> - -<p>Jeanne, ma sœur, que je croyais devenue personne -grave, s’est amusée comme une petite folle à la comédie -où je jouais. Elle prétend que j’y étais drôle -à faire mourir de rire : est-ce flatteur pour moi ? En -tout cas, elle a conduit la claque, parmi le public -féminin qui l’entourait, de façon à me rendre presque -honteux… Entre quatre yeux, elle a été plus sage, et -nous avons eu ensemble, les deux derniers jours, des -conférences utiles. Elle a du bon, ma grande sœur, -et je ne serais pas surpris que, dans quelques années, -elle soit en état de faire le bonheur d’un mari sérieux — à -moins qu’elle n’aille échouer aux Ursulines.</p> - -<p>Ce matin elles sont reparties. Les adieux m’ont -coûté beaucoup plus qu’à l’ordinaire : j’en ai le cœur -malade. Qu’est-ce que cela veut dire ?</p> - -<h3 id="c62" title="Maladie de cœur : un chou"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">7 janvier.</span> — De plus en plus fort… non, de plus en -plus faible ! Cette fois, j’ai une flèche dans le cœur… -Mais ce que je vais écrire n’est pas pour Jeanne : je ne -veux pas faire trotter son imagination.</p> - -<p>Comme tout le monde, j’ai ri de certaines petites -infirmités qui se manifestent de temps à autre chez -des élèves au cœur sensible. Voici, par exemple, un -brave garçon, assez peu soucieux jusque-là de sa -personne, qui tout à coup se met à soigner ses cheveux, -son nœud de cravate, son col et ses manchettes : -il se fait beau. Pour qui ? Les malins ont vite fait de le -deviner. Son œil, devenu rêveur et doux, s’allume, -lorsqu’il voit passer telle division. Alors il cherche -dans les rangs, et, quand il a trouvé, ses joues s’animent -à leur tour, un mouvement fébrile l’agite et un -voisin charitable lui demande : « Es-tu malade ? — Non. — Qu’as-tu -donc ? — Rien. » Mais le voilà rouge -pivoine : preuve qu’il vient de mentir. Et de fait, il a -quelque chose, qui s’appelle vulgairement un… <i>chou</i>.</p> - -<p>Vais-je me donner ce ridicule ? Hier à la promenade -des Rois, il y avait dans le cortège trois petits -pages, qui offraient des dragées. Ils étaient, comme -leurs maîtres, deux blancs et un noir. Ce dernier (faut-il -que ce soit juste le négrillon !) vint à moi avec sa -large coupe d’or, mit de son petit doigt en évidence -un bonbon et, me souriant avec ses dents blanches -et ses yeux ronds, me dit ingénument : « Prends celui-là : -c’est le meilleur. » Je le pris, en répondant avec -la même ingénuité : « Merci, petit moricaud. » Nouveau -sourire. Quoi de plus innocent ?</p> - -<p>Oui, mais ce coquin de sourire, et ces dents blanches, -et ces yeux ronds me sont revenus, le soir ; ce matin, -ils me reviennent encore, et je n’arrive pas à les chasser. -N’est-ce pas bête ?… Espérons que ça passera comme -un mal de dents.</p> - - -<p class="gap">12 janvier. — Ça ne passe point. Au contraire. -Je l’ai revu en blanc : figure ordinaire, bouche moyenne, -nez légèrement retroussé, yeux… La distance m’a -empêché d’en distinguer la couleur exacte : je me les -figure bleus, naturellement. Il a onze ou douze ans. -Bon élève sans doute, puisqu’il porte croix et rubans, -comme moi. Je ne sais pas son nom, ne lui ai point -parlé et n’ai même pas fait semblant de le reconnaître : -il en a paru un peu surpris. Mais je m’en moque, petit ! -Va te faire <i>chouter</i> ailleurs : je n’ai pas envie de rire.</p> - -<p>Mais non, je n’ai pas envie de rire, pas la moindre -envie. Ce gamin-là me tracasse à l’étude, quand j’aurais -besoin de travailler, et à la chapelle, quand je veux -prier. J’avais eu l’idée de prier pour lui, afin qu’il reste -bien sage, bien pur, bien… digne de mon amour, quoi ? -Mais je me suis avisé, à temps, qu’il y avait là-dessous -un simple prétexte pieux, venant tout droit de l’esprit -malin, pour penser à lui, et qu’une pareille prière -n’avait pas grande chance d’être prise en considération. -Je prie donc pour moi, demandant à Dieu de me -délivrer de cette obsession.</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">18 janvier.</span> — En me confessant, la pensée m’est -venue de parler de mon malaise. Mais à quoi bon ? -Je sens très nettement que je n’ai pas, jusqu’ici, offensé -le bon Dieu, que pour rien au monde je ne voudrais -l’offenser, que cette impression bizarre réside uniquement -dans ma sensibilité et que ma volonté n’y -prend aucune part. C’est une chose que je subis et que -mon bon sens désavoue.</p> - -<p>Cependant il est certain que, tout en la désavouant -très sincèrement, j’y ressens l’amorce du plaisir. Au -fond, si ridicule que cela me paraisse, je me trouve… -comment dirai-je ?… flatté secrètement d’occuper -peut-être une place dans ce petit cœur, et je voudrais -bien l’occuper tout seul. Donc amoureux et jaloux !… -Eh bien, mon pauvre ami Paul, pour un garçon de -dix-sept ans, philosophe et gros bonnet de la division, -voilà qui est édifiant !</p> - -<p>Comment sortir de là ? J’irais bien à mon recours -ordinaire, au Père spirituel, qui par un fait exprès ne -m’a pas appelé depuis huit jours. Mais la chose en -vaut-elle la peine ? Il me répondra que c’est un enfantillage -et se moquera de moi… N’importe, je le -verrai demain, pour être tranquille.</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">20 janvier.</span> — Le Père ne s’est pas moqué de moi : -il a même pris la chose tout à fait au sérieux. Quand -je lui eus raconté l’origine du mal, le trouble qu’il -jette dans mon travail et ma prière, mon impuissance -à dominer ces impressions ridicules, il me dit, de son -ton le plus grave :</p> - -<p>« Mon cher enfant, il n’y a pas de maladie ridicule, -ni du corps ni de l’âme. Les plaisanteries ne guériraient -pas la votre : il faut la combattre sérieusement.</p> - -<p>— Je le veux bien, mon Père : dites-moi comment.</p> - -<p>— Par la raison et par la foi. La raison vous fera -comprendre que, sous l’apparente futilité de cette -petite passion naissante, se cache le danger sérieux -d’un amollissement progressif de votre cœur : or, un -cœur mou est à la merci des pires tentations, pour le -présent et pour l’avenir. Je n’ai pas besoin de m’expliquer -davantage à vous, n’est-ce pas ?</p> - -<p>— Non : je sors du lycée.</p> - -<p>— La foi vous indiquera les moyens de conjurer le -péril et de garantir à votre cœur sa fermeté nécessaire : -il faut prier et communier. Je vous permets deux -communions par semaine. Ajoutez-y l’observation -plus parfaite que jamais de vos devoirs journaliers, -pour rester le maître de votre volonté, et fuyez l’occasion : -elle fait le larron. Avec cela, mon pauvre enfant, -prenez votre mal en patience, jusqu’à ce qu’il plaise -au bon Dieu de vous en délivrer.</p> - -<p>— Sera-ce long, mon père ?</p> - -<p>— J’espère que non. Tout dépendra, non point -des efforts violents que vous pourriez être tenté de -faire (ils aggraveraient le mal), mais de votre fidélité -calme et persévérante dans l’emploi des moyens indiqués. -Allez en paix, mon enfant… et revenez. »</p> - -<p>En me reconduisant, il me dit encore : « Courage, -Paul ! Dieu vous envoie cette petite épreuve pour -vous aguerrir : il veut faire de vous un de ses bons -soldats. » Je lui ai promis de lutter de mon mieux.</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">25 janvier.</span> — J’ai religieusement obéi à mon -directeur et le calme semble déjà revenir. D’ailleurs, -grâce à une période de froid, nous avons beaucoup -patiné depuis quelque temps, et cet agréable exercice -au grand air a notablement contribué, je crois, à me -rafraîchir le tempérament.</p> - -<h3 id="c63" title="Vœux solennels d’un Père"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">2 février.</span> — Ce matin, fête de la Purification de la -Sainte Vierge, en présence de tout le collège assemblé -à la chapelle, le P. Professeur d’Humanités a prononcé -ses <i>grands vœux</i>.</p> - -<p>Rien de plus simple que la manière dont la cérémonie -s’accomplit. Au moment de la communion du -prêtre, pendant que le P. Recteur, tourné vers l’assistance, -tient la sainte hostie entre ses doigts, le religieux -à genoux lit la formule solennelle qui consomme -son pacte avec Dieu et avec la Compagnie de Jésus ; -le P. Recteur reçoit cet acte signé et présente au nouveau -Profès, en échange de son oblation suprême, le -corps de Notre-Seigneur.</p> - -<p>Mais la simplicité même de cet acte a quelque chose -de saisissant, quand on réfléchit que, dans la pensée -du religieux, c’est une donation sans réserve et sans retour de tout -ce qu’il est, de tout ce qu’il a, au service et à la plus -grande gloire de Dieu, en même temps qu’une généreuse -acceptation de toutes les souffrances que pourra -lui imposer sa vocation. Désormais il ne s’appartient -plus : il appartient à ses Supérieurs, aux âmes qui -auront besoin de lui sur n’importe quelle plage du -monde — et aux persécuteurs, qui font rarement -défaut aux enfants de saint Ignace. Mais aussi sa récompense -est assurée, belle entre les plus belles et hors de -toute atteinte.</p> - -<p>Ah ! si j’étais appelé !…</p> - -<p>A la séance littéraire, que l’Académie de Rhétorique -a offerte au Père après la cérémonie, celui-ci occupait -selon l’usage la place du P. Recteur. Il nous a parlé -avec émotion du bonheur incomparable que donne le -sacrifice de soi à Dieu ; puis, à propos du vœu spécial -que font les Pères de donner un soin particulier à -l’instruction des enfants, il nous exhorta à élever notre -respect pour eux et notre bonne volonté à la hauteur -surnaturelle d’où descend leur dévouement. Il termina -par le gracieux octroi d’un congé.</p> - -<h3 id="c64" title="Réjouissance des jours gras"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">13 février</span> : <i>Jours gras.</i> — Hier dimanche, grande -représentation dramatique, où Louis a fait un brillant -début : il y a montré une aisance, un naturel communicatif, -qui m’ont agréablement surpris et qui promettent -au barreau de Z*** un avocat peu ordinaire. Notre -professeur avait déjà remarqué, depuis un mois ou deux, -que le brave garçon s’ouvrait et se développait à vue -d’œil. Heureux effet du changement d’air et de milieu.</p> - -<p>Aujourd’hui lundi, loterie pour nos pauvres. J’ai -gagné… enfin !… un rond de serviette. Il y a un commencement -à tout.</p> - -<p>Mais hélas ! par la même occasion j’ai gagné autre -chose encore, dont je me serais facilement passé. -Pour tirer les numéros du fond des urnes, n’avait-on -pas imaginé de prendre les trois petits pages du cortège -des Rois, costumés comme alors ! Mon négrillon -était encore là, au beau milieu, montrant ses dents -blanches et ses yeux ronds à travers sa figure noire, -avec le même sourire. Et ce sourire, je l’ai reçu à bout -portant durant trois heures consécutives, étant placé -juste en face de lui : car ma voix de premier ténor me -valait l’honneur de proclamer les numéros sortants. -Cependant je n’ai pas bronché, et quoique la séance -m’ait paru interminable, j’ai su garder jusqu’au bout -mon apparente indifférence, sous le couvert de ma -dignité. Mais cette longue victoire sur moi-même ne -va-t-elle pas être suivie d’une fâcheuse réaction ?</p> - -<p>Par bonheur, pour la sortie de demain mardi gras, -les Pères Surveillants ont organisé, en faveur des -grands qui restent, une excursion folle aux sources -du B…, l’un des plus jolis points de vue du pays. On se -mettra des kilomètres dans les jambes, du bon air dans -les poumons, de la gaîté dans le cœur, et la machine -se trouvera remontée pour un bout de temps.</p> - -<p>Vilain crapaud de négrillon, tout de même !</p> - -<h3 id="c65" title="Mort d’un condisciple"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">15 février</span> : <i>Mercredi des Cendres.</i> — Nous venions -de faire à l’étude notre prière du matin et je m’apprêtais -à donner exceptionnellement à mes membres -harassés un petit supplément de repos, quand le P. Préfet -est entré, fort grave, et nous a annoncé que dans -la nuit, vers onze heures, un de nos condisciples, mon -propre voisin de classe, avait été appelé subitement -à paraître devant le tribunal de Dieu.</p> - -<p>Il ne s’y attendait pas, personne ne s’y attendait. -Depuis quelques jours, il souffrait d’humeurs malignes -dans les genoux, mais ne gardait même pas le lit. Hier -soir, son père était venu le voir à l’infirmerie et l’avait -quitté sans inquiétude sérieuse, promettant de revenir -aujourd’hui. Jacques avait ensuite pris son repas, -fait sa prière et s’était couché comme d’ordinaire. A -dix heures et demie, le F. Infirmier, qui dormait dans -une alcôve voisine, l’entend respirer avec effort et -gémir. Il court auprès de lui, cherche à le ranimer ; -mais voyant ses soins inutiles, il appelle en toute hâte -le prêtre le plus rapproché, qui a juste le temps nécessaire -pour lui faire demander pardon de ses fautes et -pour l’absoudre. L’agonie commençait : un quart -d’heure après, c’était la fin. Les humeurs froides -avaient gagné le cœur.</p> - -<p>Jacques passait pour un bon élève et un excellent -camarade. Il appartenait à la Congrégation, puissant -motif d’espérance pour le salut de son âme. Mais la -soudaineté du coup n’en a pas moins jeté la consternation -partout, spécialement en première division et -en Philosophie. Quand, ce matin, avant la cérémonie -des cendres, le P. Recteur a pris pour texte de son allocution -la formule liturgique : « <i>Souviens-toi, homme, -que tu es poussière et que tu retourneras en poussière</i> », — le -commentaire s’était fait d’avance dans tous les -esprits et la conclusion pratique apparaissait très claire :</p> - -<p>« Nul n’est sûr du lendemain ; il faut donc bien -employer le présent et se tenir toujours prêt à rendre -compte de son âme à Dieu… Si l’on y pensait sérieusement, -ajouta le Père, oserait-on perdre en bagatelles -un temps précieux, qui va peut-être nous échapper -tout d’un coup ? »</p> - -<p>Cela tombait à pic sur moi et n’a pas manqué son -effet. Dans la journée, je suis allé prier auprès du -défunt, qui reposait, vêtu de l’uniforme, sur une couche -entourée de beaux lis blancs. Son pauvre père était -assis tout près, abîmé dans une douleur qui faisait -peine ; sa mère, Jacques ne la connaîtra qu’au ciel. -Devant ce cadavre de mon condisciple, j’ai renouvelé -à Dieu la promesse de donner à ma vie un emploi sérieux.</p> - -<p>Et je suis définitivement guéri de ma sotte maladie -de cœur.</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">16 février.</span> — Hier, toute la journée, le silence et -l’angoisse ont pesé sur la maison. Pas de jeux ; en -cour, on parlait du défunt et, de temps à autre, des -regards troublés montaient vers les rideaux de la -chambre mortuaire, derrière lesquels on distinguait -la rouge lueur des cierges. La nuit a dû paraître longue -à plus d’un et les rêves terrifiants n’auront pas manqué. -Moi, une fois couché, j’ai dit pour Jacques un <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i>, -et puis je l’ai prié de me laisser dormir, parce -que j’en avais grand besoin. J’ai très bien dormi.</p> - -<p>Ce matin, service funèbre solennel, au milieu d’un -émouvant recueillement. Après l’absoute, pendant que -la cloche tintait son frémissant adieu, la dépouille -mortelle de notre camarade se dirigea vers la gare, -précédée des Pères et suivie de tous les élèves, tête -nue. Je tenais avec trois autres philosophes les cordons -du poêle. Jacques traversa ainsi toute la ville, salué -par la respectueuse pitié des habitants. Sur le quai de la -gare, on récita encore des prières, nous jetâmes de -l’eau bénite sur le cercueil, on le mit dans un fourgon, -dessus on plaça la grande croix de violettes qui symbolisait -nos regrets et nos espérances ; puis, pendant -qu’il s’en allait vers sa dernière demeure, nous reprenions -à travers la vie le chemin qui nous conduira -tôt ou tard au même terme.</p> - -<p>A la classe du soir, le P. Professeur nous dit qu’il y -avait dans cette mort, avec ses circonstances -imprévues, une leçon voulue de Dieu pour nous et nous engagea -à ne pas la laisser passer inutile. Il avait raison -et je suis décidé, pour ce qui me regarde, à la mettre -à profit. Je veux que ce carême, ouvert si tristement, -ne s’achève point sans que j’aie fait de réels progrès -dans la lutte contre moi pour Dieu.</p> - -<h3 id="c66" title="Séance de Philosophie : le transformisme"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">7 mars.</span> — Voilà trois semaines que mon journal est -resté en panne : mais où prendre le loisir de le faire -marcher ? Dès le lendemain du départ de Jacques, -le P. Professeur a réuni les fortes têtes de la classe -pour la préparation d’une séance de philosophie. Je -me suis trouvé du nombre ; car, après avoir quelque -temps regimbé contre ces études si arides, j’ai reconnu -qu’elles donnent à l’intelligence de nobles satisfactions -et j’ai fini par y prendre tout à fait goût. Avec le goût -est venu le succès.</p> - -<p>La séance a eu lieu aujourd’hui, fête du grand théologien -et philosophe saint Thomas d’Aquin. Je suis sûr, -Jeanne, que tu ne t’y serais pas ennuyée, tant nous -avions fait effort pour mettre les vérités les plus abstraites -à la portée des personnes… intelligentes. J’ai -vu des dames qui semblaient s’intéresser fort à ce qui -se disait sur la scène. Mais peut-être étaient-ce les -mamans ou les sœurs des jeunes philosophes, et, dans -ce cas, toute conclusion sur la valeur réelle des choses -devient sujette à caution. L’amour est aveugle.</p> - -<p>Les Ursulines, sans doute, ne t’ont jamais laissée -soupçonner que nos arrière-grands-parents, il y a -quelques milliers d’années ou de siècles, vivaient sur -les cocotiers et y passaient leur temps, entre les repas, -à exécuter des gambades et des grimaces muettes, -comme en font encore aujourd’hui les singes dans les -cages. Mais voilà qu’un beau jour, on ne sait plus à -quelle occasion ni à quelle date, les parchemins faisant -défaut, l’un d’entre eux s’avisa de parler ; un -autre lui répondit dans la même langue (on pense que -c’était une langue primitive) et ainsi le singe devint -homme.</p> - -<p>Ils sont au moins quatre savants notables, de divers -pays, qui veulent nous faire gober cela, sur leur parole, -sans y être allés voir. Le plus drôle, c’est qu’ils -le disent sans rire ! Il est vrai que le plus célèbre des -quatre, un M. Darwin, est Anglais — et les Anglais ne -rient jamais.</p> - -<p>Cependant, il ne passe pas pour le plus mauvais -dans cette <i>singerie</i>. D’autres, ses admirateurs, prenant -au bond la balle qu’il leur offrait, consciemment ou -non, s’en servent pour attaquer le dogme de la création. -L’un d’eux, Cari Vogt, l’a confessé en termes -cyniques : « Il faut, sans plus de façons, mettre le -Créateur à la porte et ne plus laisser la moindre place -à l’action d’un tel être ». Mais ce qui est facile à dire, -n’est pas toujours aussi facile à faire, et ces aimables -descendants du singe, pour remplacer la création, font -exécuter à la science des cabrioles et des tours de force -extraordinairement réjouissants.</p> - -<p>Le singe, leur grand-papa, ne s’est pas fait tout seul : -si Dieu ne l’a pas créé, d’où venait-il ? Un Allemand — les -Allemands ne doutent de rien, ni surtout d’eux-mêmes — s’est -chargé de lui fournir un arbre généalogique -très simple. Dieu n’a rien créé : la matière a -toujours existé. Or, il y a de cela bien des millions -d’années, quelques minuscules poussières, qui se promenaient -dans l’espace, se collèrent ensemble, par un -effet de <i>circonstances exceptionnelles</i>, deux mots joliment -commodes, et constituèrent une petite chose -informe, que M. Hæckel appelle une <i>monère</i> et que -personne n’a jamais vue nulle part, si ce n’est lui, en -rêve de malade. La <i>monère</i>, avec le temps et d’autres -circonstances exceptionnelles, se transforma en un -être vivant moins rudimentaire, puis en un troisième -plus parfait et, au bout de vingt-et-une transformations -de ce genre — l’Allemand répond du chiffre — après -avoir été successivement larve, ver, lamproie, -salamandre, singe inférieur, singe supérieur, arriva à -l’humanité intelligente et parlante.</p> - -<p>C’est ce qu’on nomme le <i>transformisme</i>, et c’est ce -beau système que notre séance avait pour but de réduire -à sa juste valeur.</p> - -<p>Je ne t’en ferai pas l’analyse détaillée. Tu sauras -seulement que Jean, Louis et moi, nous avons eu l’insigne -honneur de développer, dans trois dissertations -fort bien écrites, tu n’en doutes pas, et fort bien écoutées, -la théorie de l’<i>évolution</i>, qui forme la base du -système.</p> - -<p>La seconde partie comprenait une discussion orale -sur cette théorie, entre une douzaine de savants, -réunis en Congrès à Paris. Le Congrès, pour l’agrément -de nos invités, avait bien voulu se transporter sur -notre théâtre, et là, assis autour d’une grande table à -tapis vert, ces messieurs ont discuté avec une profondeur, -une clarté et une courtoisie qui se rencontrent -rarement à de pareilles assemblées. Chose plus rare -encore : à la fin, sauf deux ou trois mauvaises têtes, -des Anglais ou des Allemands, irréductibles au ridicule, -tout le monde se trouva d’accord.</p> - -<p>Pour finir, une jolie comédie du P. Delaporte, -tout à fait dans le sujet. Les bons transformistes de -tout pays, quoique profondément convaincus de l’existence -préhistorique de ce fameux <i>anthropopithèque</i> -(homme-singe), gémissaient de penser que, dans cette -quantité prodigieuse de singes qui peuple les forêts et -le monde, son espèce fût demeurée jusqu’ici introuvable. -C’était un terrible argument contre leur doctrine -et une fâcheuse lacune dans le tissu serré de la -science.</p> - -<p>Soudain, à travers l’Allemagne, un cri éclate : « <i>Il est -retrouvé ! On le montre au Colisée de Munich ! Il joue -du violon !</i> » La nouvelle franchit le Rhin et va -mettre en goguette physiologistes, journalistes, artistes -et commis-voyageurs de la capitale. Tout ce -monde afflue chez l’impresario bavarois, pêle-mêle -avec les plus respectés professeurs des Universités -germaniques. Ceux-ci triomphent sans aucune modération : -« Nous l’avions bien dit ! La science allemande -ne se trompe pas ». Les Parisiens, plus accoutumés -aux fumisteries humaines, se montrent moins affirmatifs.</p> - -<p>Mais enfin, il faut bien se rendre à l’évidence. L’anthropopithèque, -introduit par son barnum, apparaît -sur la scène. Il a un air aussi intelligent qu’un singe -peut l’avoir ; il ne parle pas encore, mais il comprend -fort bien ce qu’on lui dit. Son maître l’invite à prendre -son violon et à jouer au public bienveillant la 4<sup>e</sup> symphonie -de Beethoven : il prend son violon et joue la -4<sup>e</sup> symphonie de Beethoven, sans partition. Stupéfaction -générale, bravos enthousiastes : les professeurs -entrent en délire. On crie : « Bis ! Bis ! » Il comprend -et recommence le morceau : il semble même qu’il y ait -plus d’âme que tout à l’heure dans le jeu de l’étonnant -animal — si l’on peut vraiment encore l’appeler un -animal !</p> - -<p>Mais un des Parisiens conçoit des soupçons : il s’approche -par derrière, en tapinois, et lui tâte un mollet. -L’artiste répond par un coup d’archet. Le Parisien riposte -par un coup de poing, saute sur les tréteaux, et, -par un effort soudain, attrape une oreille de l’autre ; il -tire, la peau craque et l’on voit apparaître… la tête -humaine d’un fumiste caché dessous. L’impresario se -défile un peu vivement — et la science allemande -aussi.</p> - -<p>Avais-je raison de dire que tu ne te serais pas ennuyée ? -On a bien ri. L’aventure est d’ailleurs authentique : -les bons journaux d’Allemagne en ont fait des -gorges chaudes, aux dépens des pauvres professeurs -d’Université, qui ont dû <i>jurer, mais un peu tard, qu’on -ne les y prendrait plus</i>.</p> - -<h3 id="c67" title="Visite aux Petites-Sœurs"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">19 mars.</span> — Visite chez les Petites-Sœurs des Pauvres, -en l’honneur de saint Joseph, leur grand fournisseur. -Le brave tambour de l’année dernière ayant -été appelé à faire sa partie dans la musique des Anges, -nous avons été reçus par une clarinette et un trombone, -qui nous ont conduits gaiement au réfectoire : c’était -idyllique comme une noce de village.</p> - -<p>Dîner fort joyeux. La caisse de mandarines envoyée -par Jeanne a eu le succès qu’elle méritait. Quand j’ai -dit qu’elle venait de ma sœur, une bonne vieille -qui n’a sans doute pas étudié la propriété des termes, -me dit :</p> - -<p>« Votre sœur, monsieur, doit être une personne -bien <i>convenable</i>.</p> - -<p>— En effet.</p> - -<p>— Est-ce qu’elle vous ressemble ?</p> - -<p>— Oh ! Elle est mieux que moi.</p> - -<p>— Vraiment ? Vous êtes pourtant bien convenable -aussi, avec votre <i>moustachon</i> brun ! »</p> - -<p>L’entretien prenait une tournure scabreuse : mon -<i>moustachon</i> n’allait-il pas tourner la tête à la vieille -comme à moi le négrillon ? Je crus prudent de prétexter -qu’on m’attendait ailleurs.</p> - -<p>Après le dîner, nous donnâmes à ces braves gens -un beau salut, où chanteurs et enfants de chœur déployèrent -tout leur talent, qui n’est pas mince.</p> - -<p>Puis, sur un théâtre improvisé avec des tables, on -rejoua devant eux, en costumes, deux actes de la -pièce de carnaval. Louis fut couvert, non pas d’applaudissements -(les bonnes Sœurs les avaient sagement -interdits, pour le bon ordre), mais de rires joyeux -et d’exclamations admiratives. Quand ce fut fini, il -dut rentrer seul en scène pour recueillir les bravos et -promettre qu’on reviendrait.</p> - -<p>Pauvres bons vieux ! Lorsque nous prîmes congé de -la Mère Supérieure, elle nous dit : « Chers messieurs, -nous tâchons de rendre la vieillesse aussi douce que -possible à nos pensionnaires : mais nous ne pouvons -les en guérir. Avec vous seuls ils redeviennent jeunes, -et chacune de vos visites les réchauffe comme une -journée de beau soleil. Ils en parlent bien longtemps -et comptent les jours jusqu’à la suivante. Au lycée, on -leur fait aussi la charité des restes de cuisine, comme -au collège : mais cela ne vaut jamais un repas servi -par vous. Quand vous venez, vous êtes les anges du -bon Dieu, et nos vieux enfants le sentent si bien que -votre présence suffit pour les rendre moins difficiles -et plus pieux. Ils prient volontiers pour leurs jeunes -bienfaiteurs ».</p> - -<h3 id="c68" title="Réception d’un Congréganiste"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">25 mars</span> : <i>Annonciation de la sainte Vierge.</i> — Ayant -été réélu préfet pour la seconde moitié de l’année, -j’ai eu comme tel, ce matin, anniversaire de ma propre -réception, la grande joie de servir de parrain à Louis. -Il s’était préparé très sérieusement à son acte de consécration -et l’a prononcé, je crois, avec les sentiments -les plus généreux. Nous lui avons immédiatement -donné une place, qui se trouvait libre, parmi les Catéchistes -des enfants pauvres : il en est ravi.</p> - -<p>Il a déjà bien travaillé, avec Jean et moi, à l’amélioration -de plusieurs condisciples. Un ancien élève -d’une maison peu recommandable, garçon revêche et -entêté, avait résisté à toutes mes avances : Louis l’a -retourné en un rien de temps, sans avoir l’air d’y -toucher, et l’a rendu souple comme un gant à l’égard de -l’autorité. Je devais être son modèle : il devient le mien.</p> - -<h3 id="c69" title="Jeudi saint"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">30 mars</span> : <i>Jeudi Saint.</i> — En faisant mes Pâques -avec tout le collège, ce matin, j’ai pensé que maman -et Jeanne remplissaient leur devoir, à la même heure, -et que mon pauvre papa restait seul, enfermé chez -lui, bien certainement mal à l’aise, peut-être gémissant -dans son cœur de ne pas avoir le peu de courage -qu’il faudrait. Mon Dieu, ayez pitié de lui ! Je ne laisserai -point passer les petites vacances prochaines sans -revenir à la charge : je <i>veux</i> son âme, fallût-il pour -elle donner ma vie.</p> - -<p>A onze heures, devant les Congréganistes réunis à -la chapelle, le P. Recteur, assisté d’un diacre, d’un -sous-diacre et des enfants de chœur, a selon l’usage -lavé les pieds à douze de nos petits catéchisés. Quoiqu’on -leur eût bien expliqué d’avance la signification -religieuse de la cérémonie, les pauvres gamins paraissaient -tout déconcertés en voyant ce vénérable prêtre -s’agenouiller devant eux, leur verser de l’eau sur les -pieds, les essuyer et puis les baiser. Ils suivaient tous -ces mouvements avec une sorte de curiosité inquiète -et se laissaient à peine rassurer par la pièce blanche -que chacun recevait ensuite. Leur saisissement ne -diminuait guère, pendant que les Pères Directeurs, -les dignitaires de Congrégation et leurs propres catéchistes, -à la suite du prêtre, venaient aussi leur baiser -les pieds. Ce sera certainement un des plus durables -souvenirs de leur enfance. Puisse-t-il leur être salutaire !</p> - -<p>Le soir, on va par classes adorer le Saint-Sacrement -aux <i>tombeaux</i> des églises et chapelles de la ville.</p> - -<h3 title="Vendredi saint"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">31 mars</span> : <i>Vendredi Saint.</i> — Journée de deuil. Dès -le matin, la seule fois de l’année, à moins d’être malade, -on déjeune en cour d’un simple morceau de pain -ou, si l’on veut, de rien du tout. Les offices, si émouvants -dans leur symbolisme funèbre, occupent une -bonne partie de la matinée ; dans la soirée, le sermon -sur la Passion et le chant douloureux du <i lang="la" xml:lang="la">Stabat</i> entretiennent -les souvenirs du Calvaire. Le silence même -des cloches et le bruit strident des crécelles qui les -remplacent contribuent à tenir l’âme comme courbée -sous un poids qu’elle se ferait scrupule de secouer.</p> - -<p>Je ne sais si les Juifs se réjouissent en ce jour, où -leurs pères ont crucifié Jésus de Nazareth : on pourrait -ne pas s’en étonner, puisqu’il était et qu’il reste -pour leur nation un imposteur. Mais je ne puis comprendre, -si l’on ne m’a pas trompé, le froid égoïsme -des protestants, qui, sans compassion pour les souffrances -que nos péchés ont coûtées au Sauveur et à sa -Mère, songent uniquement aujourd’hui à se réjouir de -leur rédemption. Cela seul suffirait à prouver que le -protestantisme n’est pas la religion du cœur.</p> - -<p>Au lycée, on nous renvoyait dans nos foyers avant -le Jeudi Saint. De fait, on ne pouvait pas forcer les -élèves juifs ou protestants à célébrer les mystères de -la Passion comme nous ; quant à nous, nous avions la -liberté de faire notre Semaine Sainte et nos Pâques -dans nos paroisses. Mais, hélas ! combien d’entre nous -ne pensaient qu’à se venger immédiatement des ennuis -d’une longue prison en s’amusant ! Il me semble -à présent qu’il y avait là une véritable insulte à l’esprit -catholique.</p> - -<h3 id="c70" title="L’Alleluia et les œufs de Pâques"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">2 avril</span>. <i>Alleluia !</i> — Le Christ est ressuscité et -avec lui la joie des cœurs chrétiens. Tous les visages, -naguère encore si tristes, rayonnent aujourd’hui ; -tous les chants sont joyeux, à l’église et dans les branches, -où se montrent les premières feuilles ; le soleil -lui-même paraît plus radieux et plus chaud. <i>Alleluia !</i></p> - -<p>Nos enfants pauvres ont assisté à notre grand’messe, -sous ma surveillance. Quelques-uns, peu amateurs -de belle musique et d’éloquence, jetaient parfois -des regards impatients vers la porte qui conduit au -jardin, et pour cause. Des poules mystérieuses avaient -déposé dans les plates-bandes, dans les bordures, -sous les buissons, des œufs naturels et sucrés ; ils le -savaient. La messe finie, on se réunit sur la pelouse -autour du P. Directeur : il indique les endroits permis -et les endroits défendus, puis donne le signal de l’ouverture -de la chasse. On se précipite, on se bouscule, -on passe les uns par-dessus les autres et par-dessus -les œufs ; à chaque trouvaille, les cris de joie éclatent. -Peu à peu les casquettes s’emplissent. Quand les nids -sont vides, on revient auprès du Père : il constate -si le hasard n’a pas créé des inégalités trop choquantes, -et il fait les compensations nécessaires ; puis il rend la -liberté à la joyeuse volée d’oiseaux.</p> - -<p>Je connais un autre oiseau, assez gros, qui attend -avec impatience la journée de demain pour prendre -aussi son essor vers un pays et des êtres chéris. Il -vous apportera deux croix de premier, un témoignage -semestriel avec la mention <i lang="la" xml:lang="la">peroptime</i> (parfaitement -bien), une bonne note d’examen, et son cœur de fils -et de frère au grand complet. <i>Alleluia !</i></p> - -<h3 id="c71" title="Dernière rentrée : préoccupations d’avenir"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">15 avril.</span> <i>Après la rentrée.</i> — La première chose -que j’ai faite, en rentrant au collège, a été d’annoncer -à mon Directeur que, sur mes nouvelles instances, -mon brave papa m’a enfin promis qu’aux grandes vacances -il irait avec moi se confesser à Lourdes. Le -Père m’a répondu : « Je dirai dès demain, et de tout -mon cœur, une messe d’action de grâces pour cet -heureux événement : venez me la servir. Nous prierons -en même temps la Vierge Immaculée d’affermir votre -père dans ses bonnes dispositions et de vous aider -à lui mériter la persévérance par votre propre fidélité. -Est-ce convenu ? » — « <i>Amen</i>, mon Père. »</p> - -<p>J’ai fait déjà un pacte semblable avec ma sœur -Jeanne, qui, de plus, s’est chargée d’entretenir tout -doucement le feu sous la cendre, en évitant les coups -de tisonnier imprudents.</p> - -<p>En ce qui regarde ma personne, je me sens bien -résolu avec la grâce de Dieu à poursuivre la lutte -contre tout ce qui grouille encore en moi, mais épouvanté -aussi, en songeant au peu de temps qui me -reste (trois mois à peine !) pour achever la victoire et -pour fixer mon avenir.</p> - -<p>Que sera mon avenir ? C’est la question troublante. -Je veux être soldat : je ne saurais, avec mon tempérament, -songer à autre chose. Mais sous quel drapeau ? -Je paierai comme tout le monde l’impôt du sang à la -patrie ; mais la carrière militaire ne me tente pas : on -y est trop passif, trop machine. Restent les luttes de -l’intelligence, de la parole, de l’action publique. Serai-je -professeur, écrivain, avocat, homme politique ou… -jésuite ? Voilà le grave problème que ce dernier trimestre -devra résoudre. Que Dieu et Notre-Dame me -viennent en aide.</p> - -<h3 id="c72" title="Confidence d’un futur novice"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">17 avril.</span> — Conversation intime avec Jean. Je veux -la conserver telle quelle.</p> - -<p>« Mon gros, j’ai à te faire une confidence.</p> - -<p>— Quelque mauvaise plaisanterie !</p> - -<p>— Est-ce que tu ne trouves pas que nous commençons -à passer l’âge des <i>blagues</i> ?</p> - -<p>— Tiens ! Tu as un air spécial aujourd’hui. C’est -donc sérieux ?</p> - -<p>— Très sérieux. Écoute et tais-toi.</p> - -<p>— Je fais le mort : parle.</p> - -<p>— Nous n’avons plus que trois mois…</p> - -<p>— Hélas !</p> - -<p>— Tu ne devais pas dire un mot.</p> - -<p>— Ce n’est qu’une interjection, arrachée par la -douleur.</p> - -<p>— Voyons, veux-tu savoir mon secret ?</p> - -<p>— Tu as un secret pour moi ?</p> - -<p>— Mais non, puisque je veux te le dire.</p> - -<p>— Vas-y. (Je me bâillonne avec mon mouchoir.)</p> - -<p>— Nous n’avons plus que trois mois pour décider -l’emploi futur de notre vie. J’ai beaucoup réfléchi, -prié, consulté, et mes idées, que tu soupçonnes -peut-être… (je fais un signe répété d’assentiment muet), -sont désormais arrêtées. Je ne me sens pas fait pour -le monde.</p> - -<p>— Le monde est indigne de toi !</p> - -<p>— Encore !… (Je m’empresse de remettre mon -bâillon.) Ce qu’il pourrait m’offrir ne vaut pas la -peine que j’y risque mon âme. Et quel bien y ferais-je ? »</p> - -<p>Pour le coup, j’éclate :</p> - -<p>« Mais tout le bien que tu voudras, mon ami. N’as-tu -pas tout ce qu’il faut, non seulement pour faire -bonne figure dans le rang, mais pour être capitaine et -général dans l’armée du bien ?</p> - -<p>— Il m’est venu des doutes là-dessus, mon bon, -depuis que j’entends des hommes, bien autrement -doués que moi, se plaindre que tous leurs efforts n’aboutissent -à rien de durable et qu’ils restent ou reviennent -toujours à l’état de simple unité.</p> - -<p>— Bah ! il ne tiendrait qu’à toi d’être un petit Montalembert.</p> - -<p>— Je te délègue mes droits à cet honneur.</p> - -<p>— Oh ! moi, je n’ai aucune prétention à m’élever -jusque-là : j’ai les ailes bien trop courtes.</p> - -<p>— Tu vois comme le sentiment de ton impuissance, -moins prouvée cependant que la mienne, te fait reculer ! -Je me connais, Paul. Isolé, je perdrai ma vie : -pour valoir et pour faire quelque chose avec ce que -Dieu m’a donné, il me faut des compagnons d’armes -et des chefs sûrs. Je sais où les trouver.</p> - -<p>— Au noviciat des Jésuites ?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Et tes parents ?</p> - -<p>— Une lettre vient de m’apporter le consentement -que je leur avais demandé aux vacances dernières. Je -suis libre de partir dans trois mois, si la retraite de -fin d’études, au mois prochain, ne modifie pas mes -résolutions. Elle ne les modifiera pas, s’il plaît à Dieu.</p> - -<p>— Et tu partiras sans regret ?</p> - -<p>— Je n’ai pas dit cela. Mon cœur n’est pas un caillou, -tant s’en faut, et il m’en coûtera énormément de -quitter ma famille, mes amis, toi… »</p> - -<p>Un sanglot me secoua et mes larmes jaillirent. Il -me prit la main :</p> - -<p>« Mon pauvre Paul, de toute façon nous devions -nous séparer, à la fin de cette année, à moins que tu -ne m’accompagnes.</p> - -<p>— Oh ! je ne suis pas digne.</p> - -<p>— J’en avais dit autant au P. Directeur ; il m’a répondu : -« L’appel de Dieu étant une pure faveur, personne -n’en est digne. Sommes-nous dignes de communier ? -Non, et pourtant Dieu nous y convie avec -instances. Il est le Maître : quand il appelle, il faut -obéir. » Mon cœur me dit depuis longtemps, à n’en -plus pouvoir douter, qu’il m’appelle à lui donner tout, -tout, tout, et, après mûr examen, ceux qu’il a chargés -du soin de mon âme sont du même avis : dès lors, je -n’ai pas le droit d’hésiter. S’il t’appelait dans ces conditions, -hésiterais-tu ?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Eh bien, mon cher ami, ne me blâme pas…</p> - -<p>— Oh ! je n’y songe point.</p> - -<p>— Ne me plains pas…</p> - -<p>— C’est moi que je plains.</p> - -<p>— Et ne te plains pas toi-même : nos deux âmes se -sont trop bien comprises, durant ces deux -bonnes années, pour que la distance puisse les désunir jamais. -Nous resterons frères par le cœur : est-ce dit ? »</p> - -<p>Pour toute réponse, je me jetai à son cou en pleurant. -Il reprit : « Allons nous consoler tous deux aux -pieds de la sainte Vierge et demandons-lui, l’un pour -l’autre, courage et persévérance. »</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">18 avril.</span> — Pour la première fois depuis… toujours, -j’ai passé la nuit sans fermer l’œil. La confidence -de Jean m’a bouleversé. Je devais pourtant m’y -attendre, ou plutôt je m’y attendais, mais pas pour -si tôt : j’avais pensé qu’il se déciderait au moment -de la retraite de fin d’études et qu’il me laisserait le -temps de préparer mon esprit à l’inévitable séparation. -Au lieu de cela, c’est tombé sur moi comme un coup -de foudre !</p> - -<p>Oh ! je sais que sa résolution a été mûrie sagement : -il fait tout sagement, comme un vieux jésuite. -Depuis bien longtemps, c’est visible à tous les -yeux qu’il avait trouvé son chemin et qu’il n’en déviait pas -d’une ligne. D’autres <i>bons élèves</i> ont de la piété, de -l’ardeur au travail, du bon esprit, mais, à côté de -cela, des petites idées personnelles, des rêves vulgaires -d’ambition ou de bien-être matériel, rien de -généreux ou d’élevé : Jean faisait son devoir sans -bruit, ne parlait jamais des plaisirs qu’il se promettait ; -et, quand d’autres en parlaient, son visage prenait une -légère expression de pitié souriante, et son œil noir, -par-dessus nos pauvres préoccupations terrestres, semblait -regarder dans le lointain un idéal surnaturel.</p> - -<p>Il le voyait en effet et il va l’atteindre. Pour rien au -monde, je ne voudrais l’en détourner. J’aime cet ami -comme je n’aimerai jamais personne ; car il a été vraiment -(comme dit ma sœur) mon second ange gardien, -à une époque où tout mon avenir d’ici-bas et d’au-delà -se trouvait en jeu. Mais si je l’aime, c’est pour -lui d’abord, pour moi après. Qu’il aille où Dieu l’appelle -et qu’il soit heureux, parfaitement heureux : -c’est mon plus cher désir. J’aurai le courage de dire -merci à Dieu pour lui.</p> - -<p>Mais la pensée que son départ mettra fin à cette -douce intimité journalière de deux ans et que je devrai -renoncer à l’espoir de marcher avec lui, la main -dans la main, à travers la vie, est dure pour moi, si -dure que… j’ai envie de le suivre au noviciat. Cette -nuit, je le voyais, me servant d’introducteur dans la -carrière religieuse, comme il m’a initié à la vie chrétienne -de collégien, m’encourageant encore d’exemple -et de conseil, corrigeant au besoin mes échappées par -une de ces gronderies fraternelles qu’il donne si bien. -Une fois sortis des premières épreuves, nous partagerions -les mêmes travaux — car nos goûts et nos -aptitudes se ressemblent — et, à l’occasion, l’un de -nous compléterait l’autre. Les Supérieurs, qui approuvaient -notre amitié au collège et la faisaient servir au -bien général, ne la blâmeraient pas au couvent et -favoriseraient nos efforts communs au profit des âmes -et de la gloire de Dieu. Pourquoi pas ?…</p> - -<p>Pourquoi pas ?… Hélas ! Parce qu’il est appelé et -que, moi, je ne suis pas sûr de l’être.</p> - -<p>Sans aucun doute, moi aussi je veux sauver -mon âme ; moi aussi je veux, par reconnaissance et par -devoir, travailler pour Dieu, et si Dieu voulait bien -me demander le sacrifice sans réserve, je l’offrirais -sans hésiter : je l’ai déclaré hier à Jean. Mais mon -amitié pour Jean et ma bonne volonté forment-elles -deux motifs suffisants pour que je puisse me croire -appelé ? Ai-je droit de m’appeler moi-même ?</p> - -<p>Cette incertitude est cruelle.</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">19 avril.</span> — Le P. Directeur m’a rendu un peu de -calme et, sans vouloir se prononcer formellement -sur le fond de la question, m’a engagé à réfléchir, à -prier surtout et à attendre avec confiance la réponse -de Dieu.</p> - -<p>Je l’ai dit à Jean : il m’a promis de m’aider de tout -son cœur à obtenir la lumière d’en haut et, en attendant, -m’a fait promettre de ne pas broyer du noir, -prétendant que cela ne pouvait servir qu’à mettre le -diable en gaîté.</p> - -<h3 id="c73" title="Conférence sociale au collège (M. de Mun)"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">24 avril.</span> — Serait-ce la lumière désirée ? Je viens -d’entendre un magnifique discours du comte Albert -de Mun, secrétaire général de l’œuvre des Cercles -catholiques, sur l’action sociale chrétienne.</p> - -<p>Je ne veux pas analyser ce qui a été dit ; mais la -personne de l’orateur m’a singulièrement impressionné. -Quoiqu’il ne porte plus d’uniforme, sa belle -prestance et toute son attitude trahissent encore le -brillant officier de cavalerie. Distinction parfaite, -parole irréprochablement correcte, geste digne et -mesuré. On se sent tantôt charmé, tantôt ému ; le -plus souvent les deux effets sont mêlés, et à l’admiration -pour l’orateur vient s’ajouter tout naturellement -le désir de travailler à la réalisation de son noble -but.</p> - -<p>A la fin, s’adressant aux jeunes gens d’avenir et de -bonne volonté, il s’est écrié : « Voilà l’heure de secouer -votre timidité ou votre mollesse. L’avenir de la patrie -dépend de vous. Si vous avez le cœur vraiment chrétien -et français, armez-vous de foi et de courage, -ralliez-vous au drapeau que nous vous présentons et -aidez-nous à le porter haut et ferme, pour que le peuple -tout entier vienne s’abriter sous ses plis et y retrouve -sa force et son bonheur avec son Dieu. »</p> - -<p>Ces paroles m’ont vivement saisi et il m’a semblé -voir, comme dans un éclair, ma place marquée à l’ombre -du drapeau chrétien.</p> - -<p>Si je ne puis être jésuite, je serai un homme d’action -sociale et catholique.</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">30 avril.</span> — J’ai voulu attendre quelques jours, avant -de faire part à mon directeur des impressions que -j’avais rapportées de la conférence de M. de Mun. -Elles n’ont pas diminué de vivacité. Je trouve même -une certaine jouissance à penser qu’en travaillant au -bien moral du peuple, je ferais sous l’habit séculier -ce que Jean fera sous l’habit religieux : ce sera quelque -chose, et si Dieu s’en contente, il faudra bien que -je m’en contente aussi.</p> - -<p>Le Père n’a pas, de but en blanc, accepté ces impressions -nouvelles comme une indication de la Providence -et n’a rien changé à sa direction précédente. -Je dois continuer à réfléchir, durant le mois qui nous -sépare encore de la retraite, afin de pouvoir alors, en -connaissance de cause, sous l’œil de Dieu, peser avec -calme les raisons pour et contre, puis prendre mon -parti.</p> - -<p>Ce mois est celui de Marie : nous allons l’inaugurer -tout à l’heure à la chapelle. La Vierge Immaculée -m’a si visiblement protégé depuis deux ans que je -veux continuer à tout demander et à tout espérer de -sa bonté maternelle. Ma mère de la terre et ma sœur -Jeanne la prieront aussi pour moi : elles ont déjà -obtenu ma conversion, elles m’obtiendront la grâce -de répondre jusqu’au bout aux desseins de Dieu -sur ma vie.</p> - -<h3 id="c74" title="Revue militaire"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">7 mai.</span> — « Sonnez, clairons ! Battez, tambours ! » -Voici le général… « Soldats, garde à vô ! Présentez… -échasse ! »</p> - -<p>Le général, conduit par le P. Recteur, passe entre -les deux rangées de guerriers et va prendre place au -haut bout de la cour. Il a bien voulu présider une -<i>revue de jeux</i> de la première division<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Ce général, un de nos meilleurs, avait ses fils au collège et venait y assister, -non seulement à nos séances littéraires, mais à la messe et aux vêpres : série de -crimes qu’il paierait cher aujourd’hui ! Il a d’ailleurs terminé sa carrière dans -la disgrâce pour avoir, lors d’une circonstance importante, fait trop bien son -devoir militaire, sans prendre souci de la politique.</p> -</div> -<p>Elle commence par se présenter à lui, sur les échasses, -en masse profonde, puis sur deux lignes, puis en escadrons -détachés. Tous ces changements de position -s’exécutent avec un ensemble qui fait plaisir au vieux -soldat. Il approuve et encourage de la voix et du geste.</p> - -<p>Les manœuvres qui suivent, d’abord faciles, puis -de plus en plus savantes et compliquées, excitent sa -franche admiration.</p> - -<p>Quand on en vient ensuite aux mains, son œil suit -avec animation toutes les péripéties de la lutte, comme -si elle lui en rappelait d’autres bien plus sérieuses, -auxquelles il a pris une belle part. Les combattants -sentent sur eux ce regard d’un brave et se disputent -ardemment la victoire. Lorsqu’elle est enfin décidée, -le parti vainqueur reçoit avec orgueil les bravos du -général.</p> - -<p>En un clin d’œil, les cavaliers se transforment en -fantassins et, armés de boucliers, évoluent maintenant, -sur leurs jarrets exercés, avec une souplesse et -une grâce qu’ils ne pouvaient déployer sur leurs jambes -de bois.</p> - -<p>Mais on attendait avec fièvre le <i>clou</i> de la fête, le -grand engagement : un combat de balles au bouclier. -Deux camps se forment : une ligne les sépare, gardée -par deux juges d’armes, qui déclareront mort, sans -rémission, quiconque mettra le pied au-delà ou même -dessus. Pendant vingt minutes, les projectiles volent et -les combattants disparaissent de part et d’autre, -vaincus. Peu à peu leur nombre se réduit : il ne reste -plus que les braves à tous crins, sept à huit. J’en étais. -Une demi-seconde seulement, j’ai le malheur de découvrir -mon flanc : une balle m’atteint tout près du -cœur et je tombe. Après moi un autre, puis un autre. -Anatole tient bon, seul contre trois : c’est Horace -contre les Curiaces.</p> - -<p>Il a pris position à quelques pas en retrait de la -ligne, pour mieux se garantir des coups obliques : là, -ramassé sur un genou derrière son bouclier, il reçoit -indifférent les balles qui viennent y mourir et, d’un -œil d’aigle, il épie le défaut des boucliers ennemis. -A peine en a-t-il entrevu un que sa balle part et fait -un homme mort. L’un des deux adversaires encore -debout l’atteint au bras droit, mais le bras droit ne -compte pas ; l’autre en pleine figure, mais la figure ne -compte pas ; son nez saigne, mais le sang ne compte -pas. Le second Curiace, à son tour, mord la poussière. -Les voici un contre un ; les bravos et les cris de -<i>Courage !</i> les soutiennent. Mais Anatole a pour lui le -sang-froid et la promptitude : un éclair fend l’espace -et le dernier adversaire (c’est mon ami Louis), touché -à l’épaule, jette son bouclier aux pieds de l’invincible.</p> - -<p>Anatole, salué de mille acclamations, redresse sa -belle taille, encore grandie par cette rude victoire, -s’incline, puis court à la fontaine se laver la -figure et rafraîchir ses yeux, pochés au beurre noir. Redevenu -quasi présentable, on le conduit au général. -Celui-ci le félicite et l’embrasse, au milieu des bravos ; -puis il nous remercie tous du réconfortant spectacle -de discipline et de vaillance, que nous venons de lui -donner, et nous invite, pour le premier jour de congé, -à venir boire avec lui, dans sa campagne, à -la gloire que nos belles qualités promettent à la patrie.</p> - -<p>Vive le général ! Vive Anatole !</p> - -<h3 id="c75" title="Promenade de faveur en montagne"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">17 mai.</span> — Le P. Recteur, voulant témoigner aux -catéchistes des pauvres et à tous les Congréganistes -sa bienveillante satisfaction, nous a accordé, hier, -une excursion sous forme de pèlerinage.</p> - -<p>Au sortir de la classe du matin, on nous sert un -déjeuner dînatoire pour nous donner des jambes ; -nous prenons ces dernières à notre cou et nous voilà -partis avec notre P. Directeur pour N.-D.-de-T. Un -bout de chemin de fer abrège la route et nous permettra -de pousser plus loin la promenade à pied.</p> - -<p>Quand le train s’arrête, nous gagnons le sanctuaire -où l’on vénère l’antique image de la sainte Vierge. Il -est modeste, mais bien tenu et recueilli. Nous y sommes -seuls. On prend ses places de Congrégation, chaque -dignitaire à son rang, et l’on se repose à réciter en -deux chœurs le chapelet pour l’heureux succès de -la retraite prochaine. Le P. Directeur nous adresse -un mot édifiant ; puis on va s’agenouiller devant -l’autel privilégié, et le Préfet, au nom de tous, renouvelle -à haute voix l’acte de consécration à Marie. -Monsieur le curé, arrivé à propos, veut bien nous -bénir avec la petite statue miraculeuse. Sur sa proposition, -l’un de nous se met à l’harmonium et nous -chantons un <i lang="la" xml:lang="la">Magnificat</i>, qui ne tarde pas à attirer -tous les gamins et les dévotes des environs. Nous prenons -congé de Notre-Dame et de son chapelain, à qui -nous laissons une offrande pour l’entretien du sanctuaire.</p> - -<p>Et maintenant, à l’assaut de la montagne ! Elle est -là devant nous, qui nous provoque et nous fascine : -nos jambes partent toutes seules. L’homme a besoin -de monter toujours ! Pour modérer la fougue des plus -impatients, le Père est obligé de prendre la tête, avec -défense de le devancer d’un pas. Mais bientôt la répression -devient moins nécessaire : car la montée -raidit et les jarrets tendus se sentent davantage. Quelques-uns -des moins marcheurs commencent même à -<i>traîner la patte</i>. Au bout d’une heure, tout le monde -pousse un soupir de soulagement, en mettant le pied -sur le petit plateau qui coupe la pente, à quelque distance -du sommet.</p> - -<p>L’endroit est ravissant. Dans le fond, une haute -muraille, provenant d’une entaille faite à la montagne -pour donner place à un prieuré aujourd’hui disparu ; -des buissons en couronnent le dessus ; de son pied -jaillit une source fraîche. A vingt mètres en avant, au -bord même de la pente, quelques gros arbres nous -offrent, sous leur ombrage déjà touffu, un lieu de -repos à souhait, d’où l’œil embrasse au loin la plaine -et les collines du versant opposé.</p> - -<p>On jouit quelques instants du spectacle ; mais les -gens pratiques de la bande, ceux qui ont porté les -bagages, rappellent que l’homme ne vit pas seulement -de poésie et qu’ils n’ont pas envie de remporter -les sacs pleins. A cette objurgation tous les estomacs -répondent : « <i>Présent.</i> » On s’attable, c’est-à-dire qu’on -s’établit par terre, qui sur une pierre, qui sur une -racine, qui sur son mouchoir, chacun selon ses convenances. -On attrape un journal du temps passé, qui -remplace à la fois l’assiette et la serviette ; le panetier -vous apporte du pain, le P. Directeur vous envoie une -large tranche d’animal, veau, porc ou poulet, et nos -machines à broyer naturelles, actionnées par le grand -air, fonctionnent avec un entrain admirable. De temps -en temps, un amateur d’esthétique se croit obligé -de dire entre deux bouchées, sans d’ailleurs lever les -yeux : « Quel joli paysage ! » — « Un peu de moutarde, -s’il vous plaît », répond quelqu’un. — « J’ai soif », dit -le voisin. Et les <i>boileaux</i> circulent, remplis à mesure -par un homme de confiance, qui connaît les têtes et -sait ce que chacun peut supporter.</p> - -<p>Après le dessert, pendant que le P. Directeur, mis -un peu en retard par le service de ses invités, mangeait -une suprême tartine de confitures, un branle-bas -mystérieux se produit ; on se réunit derrière les -arbres et, un instant après on revient, en colonne -serrée, deux à deux. Le chef de file donne le signal -d’une révérence profonde et lui débite solennellement, -en vers pas mal tournés (ils n’étaient pas de moi), -d’abord la longue liste de ses vertus paternelles, puis -la grandeur et la sincérité de notre amour filial. A -certain endroit où l’éloge prenait des promortions -quelque peu hyperboliques, le Père eut une légère -envie de rire : l’orateur se fâcha et, entre deux rimes, -lui déclara net : « Mon Père, ce que je vous dis -est sérieux. » Le Père se le tint pour dit et se laissa -exécuter jusqu’au bout. Quand ce fut fini, il était tout -de même un peu plus ému qu’au commencement, et -sa voix tremblait, lorsqu’il nous remercia de cette -petite manifestation aussi délicate que spontanée.</p> - -<p>On but encore un coup à sa santé et à la nôtre, -et l’on se remit en marche à travers les bois, causant, -riant, chantant, contents de vivre et de nous sentir un -même cœur, un cœur léger comme l’oiselet que notre -gaîté faisait envoler, limpide comme le ruisseau -qui gazouillait sur les cailloux le long du sentier.</p> - -<p>Quand le Père s’aperçut que la route commençait -à nous paraître longuette, il nous apprit à fabriquer -instantanément, avec une simple cupule de gland, -convenablement serrée entre les dernières phalanges -de l’index et du médius, un fifre naturel. Nous organisâmes -sur place une marche militaire, qui mit en -émoi tous les échos endormis de la vallée et nous fit -complètement oublier la fatigue.</p> - -<p>Une brave fermière, au sortir de la forêt, nous offrit -en réconfort un bol de lait délicieux, et bientôt nous -reposions nos membres rompus (nous ne le sentîmes -qu’alors), sur les banquettes de bois du train, qui nous -parurent douces.</p> - -<p>En route, Louis me dit à l’oreille :</p> - -<p>« Excellence, voilà encore un bon usage à introduire -dans votre Université !</p> - -<p>— Je n’y manquerai pas, dès qu’elle aura des Congréganistes -comme toi. »</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">21 mai</span> : <i>Pentecôte.</i> — Louis a fêté aujourd’hui avec -émotion le premier anniversaire de son retour à Dieu. -Dans la journée, au nom de sa mère (je n’ai pas osé -leur faire le chagrin de refuser), il m’a prié d’accepter -comme souvenir un très beau petit Christ en vieil -argent, avec date et signatures gravées au revers. -L’excellent cœur ! Dieu ne pouvait pas le laisser dans -la voie où il se perdait.</p> - -<h3 id="c76" title="Conférence des Anciens sur la jeunesse et ses détracteurs"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">28 mai.</span> — Hier samedi soir, l’Association de St.-X. a -clôturé ses réunions de semestre par une conférence -de son Président, dont le sujet a très particulièrement -intéressé les plus jeunes auditeurs, philosophes et -rhétoriciens. C’était « <i>la jeunesse et ses détracteurs.</i> »</p> - -<p>Les <i>détracteurs</i>, soit dit en passant, ne venaient -guère là que par manière de précaution oratoire : car, -en réalité, ce discours, quoique fort discret et fort délicat, -renfermait à l’adresse des jeunes moins de compliments -que de leçons. C’est précisément ce qui lui -donnait sa valeur pratique.</p> - -<p>On reproche donc à la jeunesse chrétienne de dix-huit -à vingt-cinq ans (il ne s’agit que de celle-là) <i>de -ne rien faire pour la cause de Dieu</i>. Formulé d’une façon -aussi générale, le reproche paraît excessif : l’orateur -n’a pas grand’peine à le prouver, en faisant un rapide -tableau des œuvres d’assistance, d’instruction, de moralisation, -auxquelles se dévouent nos camarades sur -tous les points de la France.</p> - -<p>Mais il faut l’avouer — et voici déjà la leçon — parmi -ceux qui font quelque chose pour Dieu et le prochain, -plusieurs pourraient faire davantage, s’ils avaient -moins peur de sacrifier un peu de leur plaisir ou de leur -loisir, moins peur aussi de se compromettre franchement -pour la bonne cause. Égoïsme et respect humain.</p> - -<p>Mais surtout, il y a trop de jeunes gens qui, une -fois libérés du collège, ne songent même pas à chercher -dans l’action chrétienne, avec un préservatif salutaire, -le bon emploi des dons qu’ils ont reçus de -Dieu. A qui la faute ?</p> - -<p>A leurs familles ? Non ; car, étant ce qu’elles sont -d’ordinaire, elles ne pourraient voir qu’avec bonheur -et fierté leurs fils se faire les champions dévoués de la -religion et de la patrie.</p> - -<p>A leurs maîtres ? Non, encore une fois. Par devoir -d’état et par amour paternel, ils ont mis tout en œuvre -pour développer dans l’esprit de leurs élèves les hautes -pensées, dans leur cœur les généreux désirs, et, après -le collège, ils sont encore là pour recueillir, diriger et -soutenir les bons vouloirs.</p> - -<p>« Je sais bien, ajoute l’orateur, que les élèves des -Jésuites sont parfois accusés de n’avoir pas d’initiative -pour le bien, et l’on en cherche la cause dans cette -compression perpétuelle qu’exercerait sur leur caractère -l’habitude d’une discipline inflexible. A cette affirmation -j’oppose une réponse très simple, par voie de -comparaison. Il n’existe pas d’Ordre religieux qui soumette -ses membres à une obéissance aussi parfaite que -la Compagnie de Jésus : en connaissez-vous un qui -soit plus militant ? Fils d’un soldat, les Jésuites sont -restés soldats — leurs ennemis le savent bien — et -c’est en obéissant qu’ils apprennent à combattre. -Jeunes gens qui m’écoutez, faites comme eux. Quand -on comprime un ressort de bon acier, on ne l’affaiblit -pas : on lui donne le moyen de prouver sa force. »</p> - -<p>« Et pour ne pas sortir de la comparaison, savez-vous -pourquoi tant d’anciens élèves <i>ne font rien pour -la cause de Dieu</i> ? C’est parce que le ressort est détendu -et qu’il ne veut plus de compression.</p> - -<p>« Le premier danger de cette liberté après laquelle -soupire le collégien, c’est la détente, qui ne tardera -pas, si l’on n’y veille, à amener le laisser-aller, l’amour -égoïste du repos et, par suite, l’inertie pour le bien qui -demanderait un effort…</p> - -<p>« Le second danger, c’est l’entraînement d’un milieu -frivole et corrompu, tels qu’on les trouve dans les -grandes villes et dans les petites, sans avoir besoin -même de les chercher. Or, s’il ne veut pas se laisser -saisir par un de ces mauvais courants qui mènent aux -abîmes, le jeune homme, aujourd’hui plus que jamais, -n’a qu’une ressource : entrer résolument dans un courant -contraire, se faire entraîner au bien, s’associer -aux hommes d’action chrétienne. »</p> - -<p>Mais j’essaierais en vain de reproduire ce vigoureux -discours. J’abrège. Dans sa seconde partie, l’orateur -établit que le jeune homme qui prétend faire quelque -chose de sérieux pour la cause de Dieu ne doit pas, de -propos délibéré, voir dans les <i>œuvres</i> dites <i>de jeunesse</i> -le dernier terme de son activité. Instruire des enfants, -amuser des patronages ou des cercles, assister les -malheureux, sont choses louables, mais insuffisantes. -Quand on a du cœur, on regarde plus haut et plus -loin ; on ne recule pas (car toutes les nobles ambitions -sont permises à nos jeunes ardeurs) devant l’idée -d’être un jour un homme d’œuvres comme Hervé-Bazin, -un orateur comme Montalembert, un homme -d’État comme Garcia Moreno. Ne ferait-on qu’approcher -de pareils modèles, ce serait déjà un grand mérite -et un grand honneur.</p> - -<p>« Mais pour en arriver là, mes amis, il faut vouloir -sincèrement, ardemment, persévéramment, deux choses : -<i>mettre Dieu dans toute votre vie de jeune homme</i>, afin -qu’il vous préserve des amollissements du mal et vous -conserve les énergies du bien, — et puis <i>travailler -sur vous-mêmes</i>, développer méthodiquement tout -ce que Dieu vous a donné d’intelligence, de savoir-faire -et de cœur… Bref, il faut former en vous à la fois -l’<i>homme de bien</i> et l’<i>homme d’action</i>. A ces deux conditions, -vous aurez le droit de compter sur la grâce -de Dieu et sur le succès. »</p> - -<p>J’ai écouté tout cela avec un intérêt très personnel -et, comme à la conférence du comte de Mun, il m’a -semblé qu’à défaut de vocation religieuse, un assez -vaste champ resterait encore ouvert à mon activité, -même si je n’atteignais pas tout à fait Montalembert -ou Garcia Moreno !</p> - -<p>L’éloquence me souriait ; pour la politique, il faudrait -« <i>voir unm peu</i> », comme disait le bon Frère dépensier -de l’an passé, quand on lui réclamait un supplément -de dessert que ses moyens ne comportaient peut-être pas.</p> - -<h3 id="c77" title="Adieux aux Enfants pauvres"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">4 juin.</span> — Nos petits pauvres ont fait dimanche dernier -leur première communion à la paroisse. Aujourd’hui -ils viennent au collège, tout fiers des beaux -costumes qu’ils nous doivent et accompagnés de leurs -familles. Messieurs leurs Catéchistes les introduisent -dans la chapelle, aux places des élèves. Le P. Directeur, -après quelques bons avis aux enfants et aux parents, -dit la messe d’action de grâces, pendant laquelle -plusieurs artistes de bonne volonté charment ces braves -gens de leurs plus beaux accords.</p> - -<p>Au sortir de la chapelle, devant le portail, le P. Directeur -proclame solennellement les places d’<i>excellence</i> -pour toute l’année, et chaque enfant, selon son rang, -vient recevoir du P. Recteur un souvenir pieux -et deux baisers. L’un des gamins que le Père avait -oublié d’embrasser, ne manqua pas de revenir à la fin, -conduit par sa mère, pour réclamer son dû. La cérémonie -se termine par une distribution de dragées, que -tous, jeunes et vieux, acceptent avec plaisir, et l’on -s’en retourne content, après avoir chaleureusement -remercié les Pères et ces Messieurs.</p> - -<p>Après vêpres, nos enfants partent pour la campagne, -sur deux rangs, sous la conduite du Père et des Catéchistes, -escortant une charrette précieuse, qu’il -ne ferait pas bon attaquer. Elle porte leur goûter.</p> - -<p>Sur l’herbe de la villa, jeux variés, où le problème -du rapprochement des classes reçoit une solution facile. -Il en est de même au goûter qui suit : les Catéchistes -président les tables et font eux-mêmes honneur -aux plats avec un appétit aussi démocratique que celui -des enfants. Le Président toaste, une fois encore, à la -santé de tout le monde ; chacun orne sa boutonnière -et sa casquette d’une fleur cueillie au jardin des Pères -et l’on reprend gaiement le chemin de la ville.</p> - -<p>Avec mon petit toast a expiré ma présidence : elle -m’avait valu quelques joies innocentes, sans parler des -honneurs. Un Président de catéchisme d’enfants pauvres -n’est pas encore un Montalembert ni un Garcia Moreno : -mais <i>petit poisson deviendra grand</i> et <i>tout chemin -conduit à Rome</i>.</p> - -<h3 id="c78" title="Procession du Sacré-Cœur"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">9 juin.</span> — Procession solennelle dans les cours du -collège, en l’honneur du Sacré-Cœur. En avant, derrière -la croix, marchent sur deux rangées les divisions -d’élèves, avec leurs bannières de Congrégation et de -classe. Le clergé en ornements d’or et de soie précède -immédiatement le dais, sous lequel le P. Recteur porte -le Saint-Sacrement, suivi des premiers communiants -et des fidèles.</p> - -<p>Le cortège s’avance lentement, au milieu de la verdure -et des fleurs, des draperies et des écussons, des -guirlandes et des oriflammes aux couleurs variées. -Chaque division s’est ingéniée à décorer ses frontières -et à dresser partout de petits autels pittoresques, où -tout, jusqu’aux instruments de jeu, se convertit en -hommage au divin Maître qui passe.</p> - -<p>Dans la grande cour, dominée par la statue de Notre-Dame, -se dresse le reposoir principal. Notre-Seigneur -y monte, escorté de ses prêtres, et là, exposé entre les -lumières et les fleurs, il appelle à lui toutes les adorations. -En bas, les divisions forment un vaste cercle, -encadrant les soixante enfants de chœur, qui, selon -de savantes figures, balancent leurs encensoirs et jettent -des roses effeuillées. Puis le <i lang="la" xml:lang="la">Tantum ergo</i> éclate, chanté -par plusieurs centaines de voix et accompagné des -sonores accents de la fanfare : vrai chant de triomphe -qui vous empoigne au cœur et vous arrache les larmes. -Quand le prêtre a récité l’oraison, tous les genoux -plient et la bénédiction du Très-Haut descend sur la -foule profondément recueillie.</p> - -<p>De retour à la chapelle, avant que le tabernacle reprenne -le divin prisonnier, toute l’assistance implore -sa miséricorde pour son peuple : <i lang="la" xml:lang="la">Parce, Domine, parce -populo tuo !</i> Et pendant que la longue théorie des enfants -de chœur et des prêtres s’écoule avec une majestueuse -lenteur vers les sacristies, les élèves jettent -encore vers le ciel avec un élan superbe le refrain patriotique -et chrétien :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i4">Dieu de clémence,</div> -<div class="verse i4">O Dieu vainqueur,</div> -<div class="verse i3">Sauvez Rome et la France,</div> -<div class="verse i3">Au nom du Sacré-Cœur !</div> -</div> - -<p>Les incrédules et les sectaires peuvent rire de ces -manifestations pieuses, renfermées dans les murs -d’un collège : ils ne savent pas ce que vaut la prière -d’une seule âme qui aime vraiment Dieu, ni combien -eux-mêmes pèseront peu devant lui, le jour où il voudra -les balayer d’un souffle.</p> - -<p>Quant à moi, cette belle fête a augmenté ma confiance -en Dieu et affermi ma résolution de le servir -comme il voudra que je le serve.</p> - -<h3 id="c79" title="Retraite de fin d’études : vocation décidée"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">13 juin.</span> — Ce soir, ouverture de la retraite. Je ne la -vois pas venir sans anxiété : comment pourrait-il en -être autrement, puisqu’elle doit décider de l’orientation -de toute ma vie ? Mais la paix est promise dès ce -monde aux hommes de bon vouloir : j’y porterai le -mien tout entier et j’espère que tout ira bien. Mon -directeur me l’a promis et je compte sur les prières -de ceux qui m’aiment.</p> - -<p>D’ailleurs, depuis quelques semaines, j’ai beaucoup -réfléchi et je pense avoir en main les éléments indispensables -d’un bon choix : la grâce de la retraite fera -le reste.</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">18 juin.</span> — C’est fait et réglé : je ne serai pas jésuite.</p> - -<p>Oh ! je n’en ai pas pris mon parti sans lutte et sans -déchirement de cœur. Le P. Prédicateur nous avait -successivement dépeint d’une manière si convaincante -le grand devoir du salut éternel, les difficultés qu’un -jeune homme rencontre dans le monde d’aujourd’hui, -la sublimité du sacrifice de tout soi-même à la gloire -de Dieu et au bien des âmes, que j’ai senti renaître en -moi le dégoût des choses matérielles et le désir de -prendre le chemin à la fois le plus sûr et le plus généreux. -Tout ce que le Père nous disait là-dessus, mon esprit -le voyait comme réalisé d’avance dans mon ami Jean ; -je me figurais son bonheur et je me demandais encore -pourquoi je ne le partagerais pas.</p> - -<p>Lui-même vint me dire, dès le second jour, que le -P. Prédicateur, après avoir entendu l’exposé de ses -raisons et de la marche que sa vocation avait suivie, -s’était déclaré complètement d’accord avec son directeur. -Et le brave garçon rayonnait de joie, à me rendre -jaloux.</p> - -<p>A mon tour, j’allai demander conseil au Père. Je -lui dis ce que j’avais été dans le passé, ma conversion, -les idées qui se heurtaient dans ma pauvre tête pour -le choix de ma carrière. Je ne lui cachai pas que mon -directeur voyait en moi deux obstacles à la vie religieuse : -exubérance d’imagination et de sensibilité, -besoin impérieux de liberté et de mouvement au dehors. -Il me demanda :</p> - -<p>« Votre directeur vous connaît-il bien ?</p> - -<p>— A fond, depuis bientôt deux ans.</p> - -<p>— Quel est son avis relativement à vos aptitudes ?</p> - -<p>— Il pense que je suis plutôt fait pour l’action -chrétienne dans le monde.</p> - -<p>— Et vous, vous êtes-vous déjà senti attiré vers ce -but ? »</p> - -<p>Je lui racontai l’effet qu’avaient produit sur moi la -conférence de M. de Mun et d’autres discours semblables, -ajoutant que mes réflexions n’avaient guère -affaibli ces impressions. Il me pria de lui apporter par -écrit mon <i>élection</i>, c’est à dire, la balance de mes raisons -<i>pour</i> et <i>contre</i> la vie religieuse, et <i>pour</i> et <i>contre</i> -l’action chrétienne dans le monde. Quand il l’eut bien -examinée et que nous eûmes encore discuté certains -points de détail, il conclut : « Mon ami, je crois que -Dieu ne réclame pas de vous le renoncement dans le -cloître, mais le dévouement chrétien dans le monde. -Vous y ferez beaucoup pour sa gloire, si vous travaillez -loyalement à mettre en œuvre tout ce qu’il vous a donné -pour cela. Ne soyez pas mécontent de votre sort : il -est méritoire et beau ! »</p> - -<p>J’avais bien envie de le croire sur parole ; mais, -au moment de renoncer d’une façon irrévocable à cet -idéal qui m’avait paru et me paraissait encore si supérieur -à tout le reste, je me sentais pris d’un regret -amer. J’allai demander à mon Père spirituel si ce regret -ne prouvait pas que j’étais peut-être appelé quand -même. Il me répondit :</p> - -<p>« Mon fils, tout chrétien qui estime à sa véritable -valeur la vie religieuse peut avoir le désir d’y être -appelé et le regret de ne pas l’être : il en est d’elle -comme du martyre sanglant, comme de toute grâce -privilégiée que Dieu juge bon de réserver aux âmes -de son choix. Votre ami Jean a la meilleure part : -vous ne voudriez pas qu’il en fût privé !</p> - -<p>— Oh ! mon Père !</p> - -<p>— La vôtre est moins belle : cela vous facilitera -l’humilité ; mais il n’en est pas de plus belle après la -sienne. De plus, les deux se complètent : où ne peut -aller un religieux, là peut souvent aller un homme -du monde pour faire l’œuvre de Dieu. Jean ne pourra -être ni magistrat, ni orateur de réunions populaires, -ni député, ni ministre : mais vous, si vous voulez -le devenir, qu’est-ce qui vous en empêchera ?</p> - -<p>— Mon père, vous tentez mon orgueil ?</p> - -<p>— Non, mon ami. Ce que je vous propose, n’est -pas une satisfaction d’amour-propre : il faut laisser -cette faiblesse aux ambitieux vulgaires et ne garder -pour vous que l’ambition du bien. Ce que je tente -chez vous, c’est la générosité du jeune homme chrétien, -qui ne veut pas marchander à Dieu les intérêts du -capital reçu et qui regarde le dévouement à la cause -divine comme un devoir. Soyez d’ailleurs persuadé, -Paul, que ce devoir vous imposera plus d’une peine, -peut-être de rudes sacrifices : Jean sera là pour vous -aider de ses prières, de son amitié persévérante et de -ses conseils.</p> - -<p>— Est-ce votre dernier arrêt, mon Père ?</p> - -<p>— C’est, je crois, mon cher enfant, l’arrêt du bon -Dieu.</p> - -<p>— Je l’accepte comme tel, mon Père, et je vais le -lui dire à la chapelle. »</p> - -<p>J’ai été à la chapelle, devant le tabernacle, où j’ai -pleuré, prié et immolé la victime : j’en suis sorti, non -pas joyeux, mais pacifié et résolu. Mon plan de campagne -pour l’avenir est établi dans ses lignes essentielles -et approuvé par qui de droit : je n’ai plus qu’à -marcher.</p> - -<p>Jean m’invite à aller passer huit jours chez lui -après nos examens : je compte que mes parents n’y -feront pas obstacle. Ce sera une douce consolation.</p> - -<p>Je garderai longtemps le souvenir des jours trop -rapides que je viens de passer dans cette délicieuse -solitude. Solitude relative, puisque nous étions une -trentaine, écoutant les mêmes instructions, priant -ensemble, mangeant ensemble, prenant ensemble nos -récréations. Mais après s’être délassés en des parties -de <i>vise</i> homériques, on retrouvait avec bonheur son -humble cellule de moine, où l’on était vraiment seul -avec sa pensée et le bon Dieu. Se sentait-on la tête -un peu lourde, on s’en allait sous les ombrages du -jardin respirer l’air pur des champs et le parfum des -fleurs. Il n’était pas défendu de s’asseoir dans l’herbe -avec un livre édifiant, voire même d’écouter les oiseaux -qui louaient Dieu. Point de surveillance officielle : -on était en famille. Aussi, au déjeuner de clôture, -en remerciant au nom de tous le P. Prédicateur et les -autres Pères, ai-je pu dire en toute sincérité que nous -leur devions quatre jours de paradis.</p> - -<p>« Vous allez les payer, » a répondu le Père, et il a -expliqué ce mot en nous rappelant que les consolations -d’en haut sont un simple prêt, dont Dieu exige -le remboursement en actes de vertus et en bons efforts. -Nous paierons.</p> - - -<p class="gap"><span class="sc">21 juin</span> : <i>fête de saint Louis de Gonzague</i>, jésuite, -patron de la jeunesse studieuse. — Monseigneur est -venu donner la confirmation aux premiers communiants -du collège et présider une séance littéraire, -que lui a offerte la classe d’Humanités. Il s’est montré, -comme toujours, fort aimable pour les jeunes -Académiciens, dont il a loué le beau style et le débit -naturel. Il n’a rien dit du fond. C’était presque uniquement -de la critique littéraire, très savante assurément ; -mais peut-être l’avait-il trouvée trop savante -pour des élèves. Peut-être aussi ne fais-je que lui -prêter impertinemment mes propres impressions.</p> - -<h3 id="c80" title="Conversion de papa"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">29 juin</span> : <i>fête de saint Paul</i> et la mienne. — Le bon -Dieu a-t-il voulu me récompenser déjà de mon sacrifice -et m’encourager ? En tout cas, qu’il soit mille fois -béni !</p> - -<p>A la récréation de midi, le portier, d’un air mystérieux, -vient m’appeler au parloir, refusant obstinément -de me dire le nom du visiteur : « C’est un monsieur. »</p> - -<p>Le monsieur était mon père, que je croyais à soixante -lieues d’ici. Quand j’entrai, son visage rayonnait ; il -jouissait de ma stupéfaction :</p> - -<p>« Eh ! bien, tu ne m’attendais pas, hein ?</p> - -<p>— Non, papa.</p> - -<p>— J’ai voulu te faire une surprise… »</p> - -<p>Et il m’embrassa très fort sur une joue.</p> - -<p>« Puis te souhaiter une bonne fête… »</p> - -<p>Et il m’embrassa plus fort encore sur l’autre joue.</p> - -<p>« Puis… Asseyons-nous là… Tu te rappelles ce que -tu m’as demandé l’an dernier pour ta fête.</p> - -<p>— Parfaitement, papa. Vous m’avez promis qu’aux -prochaines vacances…</p> - -<p>— Oui, mais…</p> - -<p>— Vous reculez ?</p> - -<p>— Mais non. J’ai, au contraire, trouvé que c’était -trop long de te faire attendre jusque-là.</p> - -<p>— Et vous allez vous confesser tout de suite ?</p> - -<p>— C’est fait depuis hier et je viens exprès t’en apporter -la nouvelle pour ta fête. »</p> - -<p>Je me jetai à son cou et, ma foi, nous pleurâmes -comme deux fontaines. Quand nous nous fûmes essuyé -les yeux, il me dit :</p> - -<p>« Qu’est-ce que tu désires encore, Paul ?</p> - -<p>— Moi ? Rien, papa. Je n’ai plus rien à désirer.</p> - -<p>— Tu ne voudrais pas retourner à Lourdes ?</p> - -<p>— Oh ! cela, si. A nous deux ?</p> - -<p>— Avec moi, ta mère et ta sœur. Serons-nous trop -pour dire merci à la Vierge ?</p> - -<p>— A peine assez. Que vous êtes bon !</p> - -<p>— C’est Dieu qui est bon, mon fils… Je n’aurais pas -cru qu’on pût être si heureux de rentrer en grâce avec -lui… Mais j’ai à te remercier, toi aussi, Paul : car, en -définitive, c’est toi qui m’as converti.</p> - -<p>— Après avoir été moi-même converti par les -Pères.</p> - -<p>— Aussi je veux leur dire ma reconnaissance. -Quand nous aurons causé, tu me feras voir ton directeur. »</p> - -<p>L’entrevue fut très cordiale. Papa remercia le -Père avec effusion de tout ce qu’il avait bien voulu -faire pour nous deux ; puis il parla encore du bonheur -intime dont il jouissait, depuis qu’il avait « écoulé son -stock de vingt-cinq ans dans les larges manches d’un -bon P. Capucin. » Il finit par recommander à ses meilleures -prières la persévérance du père et du fils.</p> - -<p>Quelle joie pour ma mère et ma sœur ! Merci, mon -Dieu, merci !… Cette nouvelle grâce, que je n’osais pas -attendre si prompte et si complète, vaut bien de ma -part un redoublement de confiance et de dévouement -à votre divin Cœur, auquel je me suis donné pour la -vie.</p> - -<h3 id="c81" title="Fêtes du P. Recteur"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">4 juillet.</span> — Les fêtes du P. Recteur se sont passées -joyeuses, en famille, comme l’an dernier. Pas plus de -nuages dans les cœurs que dans le ciel. La pièce où -j’avais un rôle assez absorbant, le discours-compliment -qui me revenait encore à titre de préfet, les -grands jeux Olympiques dont j’étais un des chorèges, -ne m’ont guère laissé de loisir pour les raconter.</p> - -<p>Et maintenant, ma pauvre Jeanne, il faudra que tu -fasses ton deuil de mon journal : les examens sont devant -la porte et, plus que jamais, le devoir doit passer -avant le plaisir.</p> - -<p>Et puis, las ! si tu veux tout savoir : à mesure que -les jours me rapprochent de la fin, je me sens envahir -par une invincible tristesse. Songe donc qu’avant un -mois, je serai ancien et loin de ce collège, dans lequel -j’ai passé deux ans d’une vie si calme et si douce, qui -ne reviendront plus jamais ! Je t’assure que, par moments, -j’ai besoin de toute ma raison et de toute ma -volonté pour ne point fléchir sous ce pénible sentiment. -Pénible, il faut qu’il le soit beaucoup, puisqu’il résiste -même à une pensée, bien agréable pourtant, celle de -notre second pèlerinage à Lourdes et des vacances qui -suivront…</p> - -<p>Allons, soyons homme, et « <i>vive labeur !</i> »</p> - -<h3 id="c82" title="Fête des adieux en Congrégation"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">16 juillet.</span> — Ce matin, à la <i>fête des adieux</i>, au -nom de tous les Congréganistes partants, Jean, le plus -ancien d’entre nous, a solennellement promis fidélité au -drapeau de Marie, Reine du Ciel et de la France. Je -l’ai promise avec lui, dans le meilleur fond de mon -âme, et s’il plaît à Dieu, je tiendrai parole.</p> - -<p>Encore quelques jours, et il faudra dire adieu à -cette chapelle de Congrégation, qui est bien véritablement -le cœur même du collège, puisque c’est de là que -le sang le plus pur se répand dans tous les membres -du corps. Je ne la quitterai pas sans émotion ; car, -avec plus de raison que personne, je puis m’appliquer -les paroles de la Sagesse que le P. Recteur nous a développées : -<i lang="la" xml:lang="la">Venerunt mihi omnia bona pariter cum -illa.</i> Tous les biens ne sont venus avec la Congrégation, -qui m’a fait pour la vie enfant de la sainte Vierge. -C’est la sainte Vierge qui m’a soutenu à seize et dix-sept -ans dans mes défaillances : elle me soutiendra, -j’en ai la confiance, dans la vie de jeune homme où je -vais entrer, puis dans l’âge viril et jusqu’au bout, <i lang="la" xml:lang="la">et in -hora mortis nostrae. Amen.</i></p> - -<h3 id="c83" title="Fête de saint Ignace : adieux au collège"></h3> - -<p class="gap"><span class="sc">31 juillet</span> : <i>fête de saint Ignace</i>, fondateur de la -Compagnie de Jésus. — C’est la veille du départ. Demain, -les chaînes tombent, le cachot s’ouvre, le soleil -succédera au jour sombre et les malheureux captifs pourront -désormais jouir à pleins poumons du grand air de la liberté !…</p> - -<p>Voilà de jolis mots, bons à dire aux toutous de la petite -division, pour qui le dernier terme de la vie et -le bonheur parfait, c’est les vacances ! Cette naïveté -fait pitié, quand on est philosophe et qu’on va s’en -aller pour toujours. Pour moi, ce serait plutôt <i>le dernier -jour d’un condamné</i>.</p> - -<p>Cependant la journée a été belle et bien remplie. -Le matin, communion générale, où nous avons prié -de notre mieux, j’en réponds en ce qui me regarde, -pour nos Pères. Puis, brillante messe en musique, -œuvre toute neuve du P. C., avec panégyrique du -saint fondateur par un orateur étranger très fleuri, -qui s’est cru tenu de casser une bonne demi-douzaine -d’encensoirs sur le nez des Jésuites passés, présents et -à venir : Jean le futur novice en riait aux larmes dans -son mouchoir. N’a pas qui veut la main légère : il faut -voir la bonne intention des gens.</p> - -<p>Je ne sais pas quel dîner on a servi au panégyriste -pour le payer de ses hyperboles : le nôtre était digne -de la bonté des Pères, qu’on accuse parfois de trop -bien traiter leurs enfants. Mais puisque nous sommes -leurs enfants !… Le reproche ne tient pas debout. Et -d’ailleurs, ce n’est pas tous les jours fête de notre -grand-grand-père !</p> - -<p>A deux heures, distribution solennelle des prix. Le -discours obligé sur un sujet de haute pédagogie, cette -fois, n’a paru ni trop long ni trop court, ni trop pompeux -ni trop familier, et n’a ennuyé personne, par la -bonne raison qu’il n’a pas eu lieu. On l’avait heureusement -remplacé par un dialogue entre élèves sur -<i>les meilleurs plaisirs des vacances</i>. Intéressant et moral… -Ces Jésuites !</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i>Aimez-vous la morale ? On en a mis partout,</i></div> -</div> - -<p class="noindent">… jusqu’au dernier jour de l’année, mais dissimulée -en tartines si appétissantes qu’elle passe toujours.</p> - -<p>J’ai partagé fraternellement avec Jean le prix de -<i>sagesse</i>, décerné par le suffrage des élèves avec l’approbation -des maîtres, et le prix d’honneur de philosophie. -Chacun deux prix, un premier et un second : ce qui -faisait pour chacun quatre plaisirs — sans parler de -plusieurs autres couronnes que nous avons pu offrir -sur l’autel, au grand salut du soir.</p> - -<p>A cette cérémonie, nous avons aussi, une dernière -fois, côte à côte, adressé ensemble au Dieu de l’Eucharistie, -avec nos prières, la fumée de nos encensoirs. -Dans quelques années, Jean montera à l’autel, et moi, -trop heureux, je lui servirai d’enfant de chœur…</p> - -<p>Puis enfin, le soir, j’ai pris mon pauvre gros cœur -à deux mains, pour aller dire adieu aux Pères qui -avaient été bons pour moi, c’est-à-dire, à tous ceux que -je connaissais…</p> - -<p>Et demain, je les quitte, mais pas tout entier : car mon -cœur est à eux — à la vie, à la mort.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c84">AUJOURD’HUI</h2> - -<p class="date">Mars 1903.</p> - - -<p>Le lendemain de cette distribution, je suis parti -avec Jean pour subir mes examens : nous avons été -reçus le même jour, avec la même mention honorable. Ensuite -j’ai passé chez lui une semaine charmante : on m’a -traité comme si j’avais été de la famille.</p> - -<p>J’y ai vu Marguerite, qui avait quinze ans et ressemblait -à son frère comme une goutte d’eau limpide -ressemble à une autre goutte d’eau limpide. Elle était -trop enfant pour garder mon souvenir : moi, je ne -l’ai plus oubliée. Six ans après, quand je fus docteur -en droit, je la revis et, sur le bon témoignage que me -rendit Jean, ses parents voulurent bien me la donner. -Elle est la crème des épouses et des mères, une seconde -Jeanne.</p> - -<p>Le jour où Marguerite est devenue ma femme, -Jeanne devenait celle de Louis, qui est aujourd’hui le -premier avoué de X… Elles s’aiment comme deux -sœurs ; Louis et moi sommes restés frères.</p> - -<p>Dieu a béni ces deux unions en nous envoyant de -charmants enfants, qui font notre joie et celle de -leurs trop bons grands-parents. Il a prélevé la dîme -sur les miens, en m’enlevant mon premier né, retourné -au ciel à deux ans ; mais ce cher ange protège -de là-haut ses frères et sœurs. J’avais mis les deux -suivants dans <i>mon collège</i>, dont le P. Jean, leur oncle, -dirigeait les études comme Préfet. L’an dernier, la -<i>loi scélérate</i> ayant jeté les Pères à la porte de leurs -maisons, mon aîné, qui venait de gagner ses deux -diplômes, m’annonça que Dieu l’appelait à les suivre -en exil au noviciat. J’en suis fier.</p> - -<p>Il me reste trois garçons. Le plus âgé va avoir quinze -ans : il continue provisoirement ses études au collège, -sous de nouveaux maîtres qui s’attachent à conserver -les anciennes traditions de la Compagnie de Jésus. -Si l’iniquité triomphe tout à fait et si on leur retire, -à eux aussi, le droit d’enseigner, mon fils ira chercher -à l’étranger, au bout du monde s’il le faut, auprès -des religieux expulsés, l’éducation chrétienne, proscrite -en France, et plus tard ses jeunes frères le rejoindront. -Aucun d’eux, à aucun prix — je l’ai juré devant -Dieu — ne mettra les pieds dans un lycée. Pourquoi ? -Ceux qui ont lu ces Lettres le savent : c’est parce que -j’y ai passé. L’âme de mes enfants m’est plus chère -que tout le reste, plus chère que leur vie et que leur -avenir terrestre : je ne la livrerai point, et personne -ne me l’arrachera.</p> - -<p>Ma situation indépendante me permet de pratiquer -ma foi publiquement, à la barbe des sectaires d’en -bas et d’en haut. Je suis conseiller général et je serai -député. Le gouvernement actuel, qui ne m’inspire pas -plus de crainte que d’estime, peut être assuré d’avance -que je combattrai de tous mes moyens d’honnête homme -sa politique odieuse, qui, sous des prétextes plus -hypocrites les uns que les autres, ne sait que tyranniser -nos consciences, rançonner nos bourses et humilier -notre patriotisme. J’espère ne pas être seul dans cette -lutte <i lang="la" xml:lang="la">pro aris et focis</i>.</p> - -<p>Quant à l’Université officielle, que ma naïve jeunesse -rêvait de convertir, le temps et les événements ont -bien changé mes idées. Depuis qu’elle s’est faite la -plate complice des projets maçonniques et que, pour -assurer son triomphe, elle accepte sans honte l’étranglement -de la libre concurrence, la machine n’est plus -seulement avariée : elle est malfaisante. Dès que les -honnêtes gens seront redevenus les maîtres, ils feront -bien de la mettre au rancart et de la remplacer par -un système plus conforme aux droits sacrés du citoyen -et du père de famille. Je ne demande pas que le monopole -passe de la gauche à la droite : je ne veux aucun monopole, -ni officiel, ni déguisé. Mais j’entends que la loi -m’assure la liberté de faire instruire mes enfants selon -mes convictions, par les maîtres de mon choix et sans -préjudice pour leur carrière. Hors de là, il n’y aura -ni justice ni sécurité.</p> - -<p>Récemment, un de ces libéraux de comédie, qui -votent toutes les oppressions, clamait à la Chambre : -« <i>La liberté est en marche !</i> » Nous relevons ce mot -pour la vraie liberté, la liberté de tous. Oui, malgré -toutes les apparences contraires, <i>elle est en marche</i>, -et si l’Université prétend lui barrer le chemin, cette -liberté-là passera sur le corps de l’Université, qui -n’aura que son dû.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">APPENDICE<br /> -Quelques difficultés</h2> - - -<blockquote> -<p>« Les pages qui précèdent montrent le beau côté des Collèges de la Compagnie -de Jésus : la médaille n’a-t-elle point de revers ? » — Cette objection -est toute naturelle. Parmi les lettres que m’a values mon livre, j’en ai choisi -une qui la formule nettement, et j’ai prié mon ami et beau-frère, le R. P. Jean, -homme de science et de conscience, incomparablement plus compétent que moi -dans ces questions, de vouloir bien y répondre. De là ces lettres supplémentaires.</p> - -<p>J’en ai ajouté quelques autres sur la question douloureusement actuelle de la -suppression des Collèges chrétiens.</p> -</blockquote> - - - - -<h3 id="c85" title="I. Plongeon et retour au bien après le collège">I. <i>Lettre d’un ancien élève des Jésuites -à M. Paul Ker.</i></h3> - -<p class="date">Juin 1903.</p> - - -<p class="ind">Monsieur et cher camarade,</p> - -<p>Je suis bien fâché de ne pas vous connaître autrement -que par votre nom de guerre ; vous devez être -ce que nous appelions jadis un <i>bon zig</i> ! En tombant -par hasard sur le titre de votre livre, je m’étais dit : -« Voyons si c’est mon histoire ! » Car j’ai été aussi <i>en -pénitence</i> chez les bons Pères, pour ma correction, dès -l’âge de dix ans… et c’était déjà trop tard ! Je vous -ai donc dévoré d’un bout à l’autre. Il y a, ma foi, -de jolies pages : vous étiez un rhétoricien <i>calé</i>. Et -il y en a de touchantes aussi : deux ou trois m’ont -fait pleurer comme une vieille bête que je suis. Pardon !</p> - -<p>Est-ce mon collège que vous avez voulu peindre ? -Certains détails, certains usages locaux me donnent à -penser que non. Mais sur l’ensemble des hommes et -des choses que vous racontez, il n’y a pas de doute -possible. C’est bien un collège de Jésuites, tel que je -l’ai connu. Ça ne s’invente pas. Vous me rappelez au -vif ma première communion, avec ses ravissements -encore vivaces après trente ans passés ; l’âne des Petites-Sœurs -(seulement le mien ne valait pas Brocoli et -n’a jamais eu l’honneur de paraître sur la scène ; nous -l’avions acheté par souscription pour remplacer le -vieux qui était mort) ; des amis charmants, qui ont -essayé en vain de me convertir ; des professeurs que -j’ai gardés dans le cœur et… un P. Préfet que j’ai -gardé dessus ; mais ce n’était pas sa faute ! Votre -bon gros P. Surveillant, après m’avoir mis à l’<i>ours</i><a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>, -je ne sais plus pour quelle fredaine, a fini par bénir -mon mariage. Un jour aussi, moi, le roi des cancres, -j’ai infligé à tout le collège l’humiliation de m’acclamer -comme roi des rois. J’étais très fort sur les -planches, celles du théâtre (oh ! comique) et celles -de l’escrime ; très fort aussi au gymnase et à tous les -jeux expansifs. Dans une rencontre historique avec -les <i>potaches</i>, j’ai <i>cogné</i> ferme, et pour ce méfait j’ai -comparu devant trois inspecteurs, que j’ai désarmés -en les faisant rire. J’ai d’ailleurs conscience, pour -un coup de poing reçu, de n’en avoir jamais rendu -moins de deux, et plus d’une fois, hélas ! j’ai rendu -ce que je n’avais point reçu. Se jouait-il au collège -une de ces bonnes farces, d’ailleurs inoffensives, que -vous avez gardées dans votre sac, la vindicte publique -se rabattait d’instinct sur moi, les yeux fermés, et… -ne se trompait jamais.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Au cachot.</p> -</div> -<p>Je n’ai compté parmi les <i>sages</i> que l’année de ma -première communion et peut-être les derniers mois de -ma philosophie. Le reste du temps, j’ai fait le désespoir -d’excellents professeurs par mon dilettantisme et celui -des meilleurs surveillants par mes façons ingouvernables. -Un de mes directeurs, je me demande -encore par quels moyens surhumains, a réussi deux -fois à me sauver d’une exclusion déjà prononcée en -haut lieu : je lui ai voué un culte.</p> - -<p>Joli portrait, n’est-ce pas ? Il manque à votre galerie. -Appelez-moi <i>cancre</i>, <i>braque</i>, <i>rossard</i>, comme vous -voudrez. Le fait est que j’ai exercé durant huit ans -la vertu des Pères « et ne l’ai point lassée ». Ils ont -pu croire jusqu’au dernier moment qu’ils avaient perdu -leur peine avec moi.</p> - -<p>Eh bien, mon cher camarade, s’ils l’avaient cru, ils -se seraient trompés. Écoutez la suite de ma confession.</p> - -<p>Malgré ma <i>cancrerie</i>, j’arrivai avec le temps à Polytechnique ; -en somme, je n’étais pas tout à fait bête -et j’avais pour père un général. Au bout de quelques -années, étant encore lieutenant d’artillerie, j’avais -malheureusement à mon actif un certain nombre de -sottises, dont la dernière en date venait de faire éclore -dans ma pauvre cervelle un projet peu banal. Je devais -me rendre, le soir même, au mess des officiers, déposer -devant eux sur une table un revolver chargé, les prier -de dire loyalement s’ils jugeaient mon cas de nature -à entacher l’honneur du corps : si oui, je me déclarerais -prêt à me casser la tête sur place. La chose -ainsi réglée, en attendant l’heure fatale, je me promenais.</p> - -<p>Je vins à passer devant le collège des Jésuites, où, -jusqu’alors, j’avais évité de mettre les pieds. Cette -fois, sans savoir pourquoi ni comment, je me trouvai -soudain nez à nez avec le Frère portier, un petit saint -homme blond, qui me souriait :</p> - -<p>« Que désirez-vous, monsieur ?</p> - -<p>— Mais… je ne sais trop. Y a-t-il ici des Pères que -je connaisse ?</p> - -<p>— Etes-vous du pays, monsieur ?</p> - -<p>— Oh ! non, je viens de l’autre bout de la France. -Mais je suis un ancien élève des Pères. »</p> - -<p>La mine du bon Frère, de souriante, devint radieuse -et rougissante de plaisir :</p> - -<p>« Oh ! alors, monsieur, vous êtes chez vous. Si vous -le voulez bien, prenez ce corridor ; vous verrez la -maison et tous les noms sur les portes.</p> - -<p>— Parfait, mon Frère. Merci. »</p> - -<p>La première porte, c’est la Procure : je n’ai plus -besoin d’argent, puisque ce soir… La seconde, c’est -le P. Préfet : fuyons !… La troisième, le P. P… Connu.</p> - -<p>Toc toc !</p> - -<p>« Trééez !</p> - -<p>— Bonjour, mon Père.</p> - -<p>— Bonjour, mon lieutenant.</p> - -<p>— Vous ne me remettez pas ? Un tel, votre ancien -élève de X***.</p> - -<p>— Vous ici ! »</p> - -<p>Une vigoureuse poignée de main. Puis, me regardant -bien entre les deux yeux :</p> - -<p>« Un peu changé !</p> - -<p>— Vous voulez dire <i>décati</i> ?</p> - -<p>— Oh !</p> - -<p>— Un air de sacripant ?</p> - -<p>— Oh ! mon ami.</p> - -<p>— Si encore je n’en avais que l’air !</p> - -<p>— Mais, mon fils…</p> - -<p>— Ah ! mon Père, je ne vous ai guère fait honneur. »</p> - -<p>Et vlan ! sans demander permission, je m’écroule -sur le coin de son bureau, me cachant la figure et -sanglotant à me rompre la poitrine. Le Père alla donner -un tour de clef à sa porte ; puis, revenant s’asseoir -contre moi, il me passa le bras autour des épaules, -comme aurait fait ma mère, et me dit :</p> - -<p>« Vous souffrez, mon pauvre ami ?</p> - -<p>— Oh ! mon Père, si vous saviez combien je suis -malheureux !</p> - -<p>— Dites-moi pourquoi : le voulez-vous ?</p> - -<p>Si je le voulais ? J’étouffais sous le poids. Il sut -tout ; je vidai devant lui jusqu’au plus bas fond toute -la hottée de mes dix ans de garnison et terminai par -mon projet de suicide héroïque. Il me laissa dire, ensuite -me gronda doucement, comme un grand enfant, -et, après une heure ou deux, fit enfin rentrer dans -mon âme le calme, moyennant une bonne absolution.</p> - -<p>Le lendemain, je revins communier à sa messe et -nous convînmes, pour réparer mon honneur et celui -du régiment, d’un moyen plus raisonnable que le revolver.</p> - -<p>Depuis, je le revis quelquefois ; il m’aida à devenir -un officier rangé, que je demeurai jusqu’à ma retraite -volontaire. Et aujourd’hui — je le dis sans orgueil — l’ancienne -« chenille qui faisait peur à voir, tant elle -était laide et lourde et velue et goulue », s’est transformée -aussi en un « honnête chrétien », qui n’a pas -peur de s’entendre appeler <i>jésuite</i>. J’y ai mis plus de -temps que vous ; mais aussi je revenais de plus loin. -Il faut avoir pitié de moi et prier pour mes vieux péchés.</p> - -<p>Comment s’explique mon cas ? Je n’ai jamais songé -à reprocher aux Pères mes sottises, pas plus celles de -mon temps de collège que les autres. Par tempérament -et par éducation de famille, j’avais un caractère -essentiellement réfractaire à toute discipline. L’<i>empreinte</i>, -la vraie — pas celle de l’imbécile Estaunié — n’avait -pas marqué sur ma peau ; elle était entrée quand -même, jusqu’au cœur, par une espèce de pouvoir -latent, et n’attendait qu’une occasion providentielle -pour éclater au jour. Je vois là une réponse toute -trouvée aux gens qui vous disent parfois que les élèves -des Jésuites « <i>font le plongeon comme les autres</i> ». — Peut-être ; -mais ils remontent plus facilement sur -l’eau.</p> - -<p>Je ne prétends pas, pourtant, qu’ils remontent tous, -et toujours. J’en connais qui, au rebours de moi, -après avoir bien commencé, ont mal fini. Dans la -ville que j’habite, on se montre, parmi nos anciens -condisciples, un haut fonctionnaire dont la fringale -anticléricale réclame chaque matin un petit déjeuner au -calotin, — deux prétendus magistrats, qui font assaut -d’injustice et de platitude pour se faire payer leurs -complaisances par les puissants du jour, — plusieurs -ambitieux qui ont tout renié, drapeau, foi, famille, -pour décrocher un siège dans quelqu’une de nos assemblées -politiques ou un simple ruban rouge, — des -officiers qui ont donné leur nom aux loges pour avancer -plus vite, — des hommes d’affaires sans conscience, — des -fils de famille qui mériteraient d’être fouettés -en place publique, — des bourgeois incorrigiblement -égoïstes devant leur devoir social et honteusement -trembleurs devant les menaces de la canaille lâche. -Ils ne sont pas la majorité, Dieu merci, et ils ne se -vantent pas de sortir de <i>nos maisons</i>. Mais ils sont -encore trop : je l’entends dire quelquefois autour de -moi et j’en gémis.</p> - -<p>Vous devriez, à votre si intéressant tableau de l’éducation -chez les Jésuites, ajouter un chapitre sur les -causes de ces défections. Je vous autorise à faire état -de mon histoire.</p> - -<p>Et puisque je suis en veine de vous poser des desiderata, -ne pourriez-vous, dans ce même chapitre supplémentaire, -répondre en quelques mots aux objections -suivantes, qui m’ont été faites, après lecture de votre -ouvrage, par un jeune professeur de l’Université, -savant, honnête, même chrétien, mais pas mal engagé -dans le mouvement moderne. Il m’écrivait textuellement :</p> - -<p>« Le <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> des Jésuites pouvait encore servir, il y a -trente ou quarante ans, sous l’Empire. Depuis lors, le -monde a marché ; il faut, bon gré mal gré, que notre -enseignement emboîte le pas à la démocratie moderne.</p> - -<p>« D’une part, l’enseignement <i>classique</i> ne peut plus -être l’élément principal de l’<i>instruction</i>. L’aristocratie -intellectuelle qu’il formait est condamnée ; le réel a -détrôné l’idéal. La science désormais sera populaire -et positive.</p> - -<p>« D’autre part, le sentiment religieux ne peut plus -être l’unique principe directeur de l’<i>éducation</i>. Il ne -faut plus de sacristains : il faut de bons citoyens. L’enseignement -chrétien doit faire sa part à la morale -civique et à la science sociale. »</p> - -<p>Je tiens à vous déclarer, mon cher camarade, que -ces idées ne sont pas les miennes. Je compte sur votre -bonne plume pour réduire en poudre l’ennemi que je -vous signale. Vous êtes maître ès arts pédagogiques : -je ne suis qu’un artilleur en retraite, n’ayant guère -l’habitude des combats de l’esprit, mais gardant une -affection jalouse pour tout ce qui intéresse l’honneur -de mes anciens maîtres.</p> - -<p>Défendez-les : je vous en serai reconnaissant comme -si vous me défendiez moi-même.</p> - -<p class="sign">Cordialement à vous,</p> - -<p class="sign2">R.</p> - - - - -<h3 id="c86" title="II. Causes des défections après le collège">II. <i>Le R. P. Jean à M. Paul Ker.</i></h3> - -<p class="date">Des bords de la mer, juillet 1903.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>Ta proposition est venue me surprendre dans la -demeure hospitalière, où, par la grâce de M. Combes, -j’attends paisiblement la fin de la tourmente. Elle est -située sur une falaise rocheuse, au pied de laquelle, -en ce moment, les vagues déferlent avec fracas ; mais -le roc est solide, et tout ce bruit ne sert qu’à me rappeler -la parole de foi du grand-prêtre Joad :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Celui qui met un frein à la fureur des flots,</div> -<div class="verse">Sait aussi des méchants arrêter les complots.</div> -</div> - -<p class="noindent">Quand Dieu dira-t-il à nos jacobins son <i>halte-là</i> ? Quand -il le voudra. Notre devoir à nous, provisoirement, -est celui du soldat toujours attentif, même sous la -tente, au coup de clairon qui le rappellera au combat.</p> - -<p>Mon poste est marqué d’avance dans les collèges, -dès qu’ils se rouvriront à la liberté. J’aime la jeunesse -malgré ses défauts, et, au risque de trouver dans le -beau métier d’éducateur quelques déceptions, je lui -donnerai de grand cœur le reste de ma vie. La déception, -d’ailleurs, nous guette plus ou moins, au bout -de n’importe quelle entreprise humaine ; mais une -mauvaise récolte n’empêche pas le laboureur de reprendre -son dur travail dans l’espoir d’une année plus -heureuse… Et nous travaillons pour Dieu !</p> - -<p>Je ne refuse pas de mettre à profit une partie de mes -loisirs forcés pour répondre quelque chose à tes correspondants. -Seulement, comme c’est un « devoir de -vacances » que tu m’imposes, je prierai ceux qui me -liront de n’être pas trop exigeants sur la forme et de -me laisser <i>causer</i>. Les médecins me défendent la tension -d’esprit.</p> - -<p>L’éducation est une œuvre complexe ; elle veut être -faite à trois. Il y faut le concours du collège, de la -famille et de l’enfant. J’ai connu un garçon de quinze -ou seize ans qui, après quelques mois passés chez -nous, fut convaincu d’immoralité et rendu à son père. -Le pauvre monsieur, en prenant congé du Supérieur, -ne put s’empêcher de lui dire avec une certaine amertume : -« J’avais espéré que les Jésuites feraient quelque -chose de mon fils. » Le fils, qui se trouvait là, reprit -vivement : « Père, si tu m’avais mis dans ce collège -en cinquième, au lieu de me mettre au lycée, on n’aurait -pas besoin maintenant de me chasser. » Le père baissa -la tête et partit.</p> - -<p>Ce premier cas est heureusement rare : les élèves -qui ont passé par les lycées n’entrent généralement -chez nous — tu le sais mieux que personne — qu’avec -des garanties de bonne volonté qui effacent vite la -marque de provenance et les mauvaises impressions -d’autrefois.</p> - -<p>Mais ton correspondant l’artilleur indique dans sa -personne un second cas beaucoup plus fréquent, où -notre méthode d’éducation reste impuissante. Lorsque -tel enfant nous arrive, à neuf, dix ou onze ans, l’arbuste -est déjà noueux et dévié par une première culture -mal comprise, en famille. Maintes fois, il n’y a même -pas eu de culture ; on a laissé pousser en toute liberté -le sauvageon mignon, en lui disant pour toute correction : -« Attends, gamin ; <i>au collège, il faudra que tu -changes</i>. »</p> - -<p>Assurément, il y en a qui changent au collège. Mais -parfois aussi, à dix ou onze ans, il peut être déjà tard -pour réduire les nœuds ou redresser les difformités ; -le sauvageon a pris l’habitude de résister à la main qui -veut le plier. Pour comble de malheur, quand il commence -à se rectifier et à développer régulièrement sa -jeune taille, les vacances arrivent et deux mois de -faiblesses déplorables mettent à néant dix longs mois -d’efforts. Tout est à refaire à chaque rentrée, et chaque -fois avec moins de chances de succès. A qui la faute -si, finalement, l’arbre reste ce qu’était l’arbuste ? Je -sais des enfants dont l’éducation n’eût pu réussir -qu’à une seule condition : c’était de faire préalablement -l’éducation de leurs parents. Ils sont de plus en -plus rares, aujourd’hui, les pères et les mères qui -comprennent leur devoir et qui savent former à leurs -fils une âme de chrétien et un caractère d’homme. Le -souci du grand nombre s’arrête au diplôme de Sorbonne, -au plumet de Saint-Cyr ou à la rapière de -Polytechnique. Comme vue d’avenir, c’est court.</p> - -<p>Je vais faire un aveu pénible, mais fondé. On jalouse -les Jésuites, un peu de partout, « parce qu’<i>ils accaparent -l’éducation des enfants nobles et riches</i>. Le fait ainsi -formulé n’est pas exact ; on l’a démontré plus d’une -fois. Mais admettons un instant que les élèves riches -et nobles affluent de préférence chez nous. Il se trouve -parmi eux, sans contredit, de bons esprits, de beaux -caractères, des hommes de ressource. J’ajoute que, -sans tenir le monopole de la distinction, ils en donnent -habituellement l’exemple et contribuent ainsi pour -une bonne part à l’élévation du niveau général. Mais, -il faut bien le dire, c’est aussi dans leurs rangs que se -comptent en plus grand nombre les enfants gâtés par -une première éducation molle, faible, frivole, et conséquemment -les intelligences atrophiées, les volontés -sans ressort, les élégantes nullités. Eh bien, si les -Jésuites, de gaîté de cœur, <i>accaparent</i> ces éducations-là, -j’affirme, sans crainte d’être démenti par les hommes -du métier, qu’ils sont bien punis par où ils pèchent ; car -ils n’en récoltent ni grande joie au collège, ni grand -honneur après.</p> - -<p>Le problème s’aggrave singulièrement, lorsque le -défaut d’éducation première se complique d’un tempérament -difficile. Il n’est si bon cheval de race qui ne -devienne vicieux, s’il se refuse au dressage. Encore un -cheval peut-il, à la longue, être dompté par la force ; le -jeune homme, lui, garde toujours la liberté de mal faire -et le fonds de révolte qu’il tient de la chute originelle.</p> - -<p>On montre dans les champs une mauvaise herbe qui -s’appelle vulgairement <i>herbe de patience</i>. Les Lorrains -lui donnent un nom plus significatif, la <i>haine de prêtre</i> -(ils entendent le prêtre défroqué, Charbonnel ou Combes). -Voici la raison de ces deux noms. Au milieu d’une -touffe de racines peu profondes, elle en a une principale, -qui s’enfonce tout droit dans la terre et s’amincit peu -à peu jusqu’à n’être plus qu’un filament, à peine perceptible -aux doigts. Poursuivez-le à un bon mètre de profondeur -et arrachez ce qui reste : six semaines ou six -mois après, le mince fil a reparu, la plante scélérate -étale de nouveau sa corbeille de feuilles vertes, et vous -pouvez renouveler votre essai d’extirpation.</p> - -<p>Voilà l’image trop fidèle de ce qui arrive à plus d’un -de nos élèves — pas à eux seuls ! Chaque âme d’enfant -a son <i>herbe de patience</i>, souvent plusieurs, qu’il faut -lui apprendre et lui aider à combattre. Véritable œuvre -de patience, capable parfois de désespérer un ange ! On -y travaille pourtant, durant des années, soutenu par -le devoir au défaut du succès visible, consolé de son -impuissance auprès de quelques-uns par la vaillance -et les victoires des autres.</p> - -<p>Mais, si c’est quelque chose, si c’est beaucoup pour -l’avenir moral d’un jeune homme d’avoir pris au collège -l’habitude de la lutte contre ses passions naissantes, -ce n’est pas tout ; il faut qu’elle se continue après et -toujours. Ceux qui reprochent aux écoles chrétiennes -les trahisons et les égarements des hommes dont elles -avaient instruit la jeunesse, oublient cette condition -essentielle.</p> - -<p>Quand le jeune philosophe nous a quittés, il donnait -les plus belles espérances, et les promesses rassurantes -lui coûtaient peu. Mais connaissant trop bien la fragilité -de la nature et les ruses de l’ennemi, notre tendresse -inquiète, au moment des adieux, lui avait recommandé -instamment de veiller, de prier et de s’appuyer. Hélas ! -<i>la fascination de la bagatelle obscurcit la notion du bien</i>, -dit l’Écriture, <i>et le tourbillon des désirs mauvais bouleverse -un cœur jusque-là sans malice</i>. Le Collégien grandi, -lancé peut-être trop tôt ou trop seul dans la grande -ville, sottement jaloux de son indépendance, fier de sa -première moustache et de ses dix-huit ans, se prenant -déjà pour un homme, a voulu tout voir et tout savoir ; -il a rougi de sa simplicité ; il a dédaigné ces amitiés -pures et solides qui sont l’indispensable préservatif de -l’adolescence, pour s’en créer de plus agréables qui -seront sa perte ; il a voulu marcher sans guide dans -la nuit folle de ses rêves désordonnés. La vue du prêtre, -d’abord importune, a fini par devenir pour lui un -reproche et un remords, dont il s’est irrité. Alors, plus -de sacrements, plus de prière, bientôt plus de respect -ni de soi ni d’autrui ; par suite, la porte ouverte à tous -les égarements. La racine maudite est remontée tout -entière et la mauvaise herbe, gagnant de proche en -proche, a envahi peu à peu tout le champ de cette âme, -qu’elle étouffe.</p> - -<p>Les confesseurs connaissent ces lamentables histoires, -les ravages et les ruines qu’elles accumulent sur certaines -vies, les larmes de sang qu’elles font verser aux -mères et, quand ils reviennent plus tard dans le chemin -du devoir, aux fils.</p> - -<p>D’ailleurs, on aurait tort de croire que nous nous -contentons de gémir et que nous abandonnons les jeunes -gens, une fois sortis de chez nous, à tous les dangers que -leur créent dans le monde les attraits de la liberté, les -mauvais amis et les mille sollicitations du vice, comme -on abandonnerait des malheureux sans ressource, sur -une barque sans défense, au caprice d’une mer furieuse. -A Paris et dans maintes grandes villes de province, il -nous a été possible de fonder, seuls ou avec d’autres -amis dévoués de la jeunesse, ces associations chrétiennes -qui sont, pour les <i>jeunes</i> de bonne volonté, autant de -ports de refuge contre la tempête, en même temps que -des champs d’évolutions et de manœuvres pour la -guerre sainte.</p> - -<p>Mais il faut que les jeunes gens y viennent et que les -parents y tiennent. Nous pouvons intervenir par voie -de conseils auprès des uns et des autres, et nous n’y -manquons pas ; n’étant pas des gendarmes, nous ne -pouvons aller jusqu’à prendre les récalcitrants au collet. -Beaucoup nous échappent, pour leur malheur. Est-ce -notre faute ? Et si, plus tard, ils tombent au rang des -jouisseurs sans honte, des ambitieux sans conscience, -des égoïstes sans cœur, de ces traîtres à Dieu et à toutes -les choses sacrées qui descendent de Voltaire jusqu’à -Trouillot, est-ce la faute de notre éducation ? Non ; car -pour devenir ce qu’ils sont devenus, ils ont dû mentir -à tous les principes qu’ils avaient reçus de nous, et, -s’il faut en croire un aveu public du dernier nommé, -cela ne va pas toujours sans peine et sans angoisse : -l’ancien élève de Notre-Dame-de-Mont-Roland a mis -des années à laver la tache indélébile. Est-il bien sûr -d’avoir aujourd’hui les mains propres ?</p> - -<p>Dans un livre qui a donné quelques inquiétudes aux -familles chrétiennes, parce qu’il représente la vie de -collège sous un jour habilement calculé pour rendre -toutes les intentions suspectes, un <i>ancien</i> de Dijon a -essayé de transformer en robe de Nessus, inévitable et -funeste, l’influence que nous exerçons sur nos élèves. -Son dénouement est d’un fatalisme qui serait effrayant, -s’il n’était absurde. Ceux qui nous connaissent, connaissent -aussi la nature de l’<i>empreinte</i> que nous voulions -mettre sur les âmes : c’est l’empreinte du salut, -<i lang="la" xml:lang="la">signum salutis</i>, et nos cœurs de prêtres et de Pères ne -sauraient avoir au monde de chagrin plus cuisant que de -la voir effacée chez quelqu’un de nos enfants d’autrefois.</p> - -<p>Un autre renégat, un Parisien, dont le nom ne souillera -pas ma plume, a voulu se tailler aussi sur le dos de -ses maîtres une célébrité facile — ou simplement battre -monnaie. Il a inventé une chose immonde qui ne mérite -même pas le titre de roman ; ce n’est qu’un long rêve -de polisson. Va-t-on nous juger sur ce livre et sur ce -malheureux ? Autant vaudrait juger tout le collège -des apôtres et l’enseignement du divin Maître sur l’odieux -personnage de Judas. Il ne tenait qu’à Judas de rester -fidèle aux leçons du Sauveur : il ne l’a pas voulu ; il -a abusé du redoutable privilège de sa liberté pour -devenir, malgré la grâce que le Maître lui offrait, un <i>fils -de perdition</i>. Lui seul est responsable de sa chute et de -son châtiment, comme tous les renégats dont il est le père.</p> - -<p>Il n’y a donc pas lieu de s’étonner des défections -que ton brave officier d’artillerie constate et déplore, -dans son entourage, parmi nos anciens élèves ; elles -sont inévitables et se reproduisent partout où les hommes -sont des hommes et non pas des anges. Il a raison -de croire que beaucoup d’entre elles ne sont que passagères, -qu’<i>on en revient</i>. Pourtant il ne faut pas oublier -que, plus on tombe de haut, plus la chute est lourde et -le relèvement difficile. <i lang="la" xml:lang="la">Corruptio optimi pessima.</i></p> - -<p>Il s’est relevé, lui, parce que c’est un cœur de soldat. -Les soldats ont parfois les passions violentes, mais -avec cela un fonds de loyauté qui leur rend intolérables -les situations équivoques : l’ennemi une fois reconnu, -ils vont droit dessus.</p> - -<p>Bien plus rarement on voit se convertir les ambitieux -que grise la vue d’une écharpe ou d’un panache -quelconque, sots adorateurs du pouvoir et d’eux-mêmes, — rampants -et jaloux, tant qu’ils ne sont rien ou peu -de chose, — tyrans insupportables, quand ils ont <i>décroché -la timbale</i>. Ceux-là, les coups de foudre et les humiliations -inattendues peuvent seuls les ramener quelquefois.</p> - -<p>Mais que faudrait-il pour secouer cette masse inerte -d’égoïstes, indifférents ou poltrons, qui se cantonnent -dans l’enclos de leurs intérêts personnels, se croisent -les bras en regardant brûler la maison du voisin pourvu -qu’elle ne touche pas à la leur, verrouillent leur porte -quand on crie au voleur dans la rue, se déclarent incapables -de tout effort pour le salut commun et, voulant -se justifier de ne rien faire, s’en vont partout répéter -bien haut qu’<i>il n’y a rien à faire</i> ? Voilà les grands coupables -du temps présent ; car ils ont en main le salut de -la France chrétienne et ils ne veulent pas se donner -la peine de la sauver.</p> - -<p>Dans la catégorie des ambitieux dévoyés, nos anciens -élèves figurent-ils en notable quantité ? Je ne le -pense pas. On peut citer deux ou trois ministres, quelques -députés, quelques magistrats. En général, le fonctionnarisme -tente peu de nos jeunes gens ; ils préfèrent -les situations qui permettent de marcher le front haut. -Tant que la magistrature et l’armée ont gardé leur -prestige traditionnel au-dessus des misérables agitations -de la politique de parti, elles étaient les deux buts les -plus fréquents des âmes noblement ambitieuses. La -suppression de l’inamovibilité, puis les besognes policières -et antireligieuses infligées aux magistrats sont -venues découronner bientôt cette carrière.</p> - -<p>Restait l’armée, la « grande muette », qui était aussi -la « grande dévouée » et la « grande respectée », l’image -la plus complète de la patrie, l’expression humaine la -plus haute du sacrifice. On nous a reproché d’y avoir -trop <i>poussé</i> nos élèves et d’avoir par là rendu stériles -pour l’action sociale bon nombre de talents. En y regardant -de près, on trouverait, je crois, les parents plus -coupables du méfait que les maîtres ; mais, cette réserve -admise, je rends les armes. Le méfait en question est, chez -nous aussi, un défaut de famille, un faible. Beaucoup -de jésuites, ayant de se ranger sous le drapeau du Christ, -ont servi sous le drapeau de la patrie ; ils en ont gardé -l’amour, qui va très bien avec celui de la croix. J’ai -peur qu’on ne nous accuse longtemps encore de <i>pousser</i> -à l’un et à l’autre. Nous ne sommes pas dreyfusards, -non, et nous restons les <i>grenadiers</i> qu’on sait.</p> - -<p>Faut-il, à ce propos, nous laver du reproche d’embaucher, -d’aucuns disent de débaucher les meilleurs de -nos élèves <i lang="la" xml:lang="la">ad majorem Dei gloriam</i>, c’est-à-dire pour la -gloire de notre toute-puissante et tout-envahissante -Compagnie ? Le cliché, si vieux qu’il soit, est résistant, -aussi résistant que la sottise humaine ; il servira encore. -Aux gens de bonne foi il suffira de répondre que la -Compagnie de Jésus, avec tous les théologiens, exige -pour la vocation religieuse l’appel certain de Dieu et -la libre acceptation de l’homme. La première question -qu’on pose chez nous au candidat novice, est celle-ci : -« Quelqu’un, jésuite ou autre, vous a-t-il poussé à venir -ici, ou y venez-vous librement ? » S’il y a seulement -un doute, on n’entre pas. Quel intérêt, d’ailleurs, la -Compagnie pourrait-elle avoir à accueillir dans ses -rangs un soldat forcé ? Il lui faut des volontaires, envoyés -de Dieu pour faire l’œuvre de Dieu, qui est notre -œuvre unique.</p> - -<p>Pourquoi ne dirais-je pas une chose qui est de nature -à étonner nos persécuteurs autant qu’elle nous console ? -Nous sommes chassés de nos anciens collèges, et pourtant -la race des volontaires de Dieu n’est pas éteinte -et la source de dévouement religieux n’est pas tarie ; -sur tous les chemins de l’exil on rencontre en ce moment -de jeunes cœurs, épris d’enthousiasme pour la sainte -cause outragée, qui vont demander aux proscrits la -faveur de partager leurs épreuves et leurs espérances. -Le divin Chef qui envoie ces recrues à sa <i>petite Compagnie</i> — c’est -le mot de saint Ignace, notre père — ne -l’a donc pas rejetée encore, et le jour viendra où, -comme jadis les Hébreux, nous chanterons, avec nos -frères de tous les ordres, avec l’Église tout entière, -le cantique de la délivrance, sur les bords de l’abîme -qui aura mis à néant l’orgueil des ennemis de Dieu.</p> - -<p>Il y a des catholiques, des prêtres même, qui regrettent -parfois ces renoncements et qui osent les appeler des -<i>désertions</i>. Il faut les renvoyer à l’Évangile et aux -paroles du Maître : <i>Si tu veux être parfait, va-t’en vendre -tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi.</i> -Le sang des martyrs n’est pas la seule semence des -chrétiens ; la vie de l’Église et le rachat du monde sont -faits de tous les sacrifices, y compris, en première ligne, -celui des attaches terrestres. Notre temps égoïste et -jouisseur voudrait supprimer le renoncement religieux -comme contraire aux droits de la nature ; en réalité, -c’est parce qu’il trouve dans le spectacle des vertus -monastiques un reproche perpétuel et sa plus sévère -leçon. La leçon n’en demeure que plus nécessaire.</p> - -<p>Les chrétiens qui blâment les vocations religieuses -comme des désertions, outre l’injure qu’ils font à Dieu, -maître absolu de chaque destinée humaine, oublient -ce qu’un religieux, longuement formé par une discipline -sûre et intelligente, acquiert de puissance pour -le bien dans toutes les sphères de l’apostolat. Livré -à ses propres forces dans le monde, il eût peut-être été -un homme d’action, mais n’eût fait que la besogne d’un -seul ; jésuite ou bien membre d’un autre Ordre actif, -il formera beaucoup d’hommes, et son talent, fécondé -par la grâce d’en haut, portera des fruits dix fois, cent -fois, peut-être mille fois plus abondants.</p> - -<p>Certains partisans à outrance de l’action sociale ne -se bornent pas à nous reprocher ces prétendus accaparements -de novices ; ils nous accusent aussi de ne pas -donner à nos élèves cet esprit d’initiative qui devrait, -dans le champ clos des luttes actuelles, faire de chacun -d’eux un héros. Que ne fournissent-ils en même temps, -pour atteindre ce but, la recette infaillible !</p> - -<p>L’esprit d’initiative est une chose admirable et infiniment -souhaitable. Malheureusement, il en est de lui -comme l’esprit en général : il ne se donne pas. C’est une sorte de -<i>bosse</i>, comme celle des mathématiques ou de la poésie. -Qui dit initiative, dit pénétration de l’intelligence, vivacité -du tempérament, énergie de la volonté : où se -fabriquent ces trois belles qualités ? Je compte, plus -tard, dire un mot des moyens d’en développer le germe, -quand ce germe existe.</p> - -<p>Je n’ajoute qu’une observation. Le nombre des sots est -infini, dit l’Écriture : celui des égoïstes n’est pas moindre ; -car, pris dans leur réalité dernière, les <i>égoïstes</i> qui préfèrent -la jouissance du moment au seul véritable bonheur -de la vie future, sont tout bonnement des sots qui se -croient malins. Dans cette foule, nos amis ou nos jaloux -du <i>bon parti</i> (oui, des jaloux : il paraît que nous en -avons encore quelques-uns) prétendent que nous comptons -beaucoup de nos anciens élèves. C’est une question -de chiffres que je ne me charge pas de trancher : les -statistiques sont chose si délicate ! Mais comment se -fait-il que nos adversaires du <i>mauvais parti</i> ne se lassent -pas de crier à l’<i>invasion noire</i>, celle des <i>jésuites de toute -robe, longue et courte</i>, et que, pour l’arrêter, ils n’aient -rien vu de plus sûr, rien de plus urgent, que de fermer -nos collèges ? On peut tirer la conclusion. Cette haine -semble prouver, mieux que toute statistique, auquel -des deux camps, celui du bien ou celui du mal, appartient -l’ensemble de nos élèves. Ils ne sont donc pas si -universellement égoïstes et dénués d’initiative.</p> - -<p>Je me garderai, d’ailleurs, de revendiquer à leur -profit le monopole de la fidélité aux bons principes. -Nous ne sommes pas les seuls éducateurs chrétiens ; -d’autres semeurs, réguliers et séculiers, ont jeté sur -toute l’étendue de la France les graines vivantes de la -moisson future. Ils sont ou seront pourchassés, comme -nous, par les ennemis de la foi et de la liberté ; nous -n’avons eu que l’honneur d’ouvrir la marche des persécutés -et de voir notre nom, qui est celui du Sauveur -lui-même, servir de cri de guerre.</p> - -<p>Mon cher Paul, depuis que j’ai commencé cette lettre -trop longue, les vagues frémissantes ont achevé de se -calmer et, par ma fenêtre ouverte, je les vois maintenant -se dérouler paisiblement sur la plage unie, comme -des nappes de dentelle, bordées de peluche neigeuse. -Un grain de sable suffit à Dieu pour fixer son terme -à la mer montante et à la tyrannie des Cromwell de -tous pays. Attendons et prions.</p> - -<p class="ind">Tout à toi en Notre-Seigneur,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p> - - - - -<h3 id="c87" title="III. L’idéal et le réel dans l’enseignement">III. <i>Au même.</i></h3> - -<p class="date">Août 1003.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>Le « jeune professeur savant et honnête » nous fait -l’honneur de nous croire les derniers et malheureux -tenants du <i>classicisme</i>. Je ne voudrais pas, à ce propos, -intervenir, moi millième, dans la brûlante querelle de -l’enseignement moderne. Cependant, je dois l’avouer, -sa théorie un peu nouvelle sur la nécessité de <i>démocratiser</i> -notre enseignement secondaire m’a fait réfléchir, -et je me suis demandé si, réellement, il ne faudrait pas -chercher là l’inspiration de la campagne qui a été menée, -depuis bien des années, contre le <i>classique</i>.</p> - -<p>Le classique était, de fait, un enseignement privilégié, -aristocratique, non pas qu’il fût réservé exclusivement -aux classes dirigeantes, mais parce qu’il menait seul à -une culture distinguée et aux carrières libérales. Cela -répugnait à l’égalité républicaine. On essaya donc -d’abord d’une concurrence par la culture dite <i>moderne</i>, -plus à la portée des intelligences <i>démocratiques</i>. Elle -fut par décret proclamée équivalente à une culture -classique, pour l’entrée aux grandes écoles du gouvernement, -mais l’opinion n’admit pas l’équivalence réelle -et le préjugé demeurait favorable à l’ancien régime.</p> - -<p>Ne pouvant faire monter le moderne à la hauteur de -son rival, on se décida à faire descendre le rival. On -le chargea de matières étrangères ou accessoires, dont -on doubla la valeur aux examens, de façon à écraser le -malheureux sous le poids. La grande réforme de l’an -passé est venue sanctionner et aggraver cet état de -choses. Des quatre sections qui se partagent désormais -notre enseignement secondaire, une seule, triste îlot -perdu dans la mer immense, sert de refuge au latin-grec ; -les trois autres sont des combinaisons variées -entre les sciences, les langues vivantes et le latin. Les -quatre machines fonctionnent dans chaque établissement, -j’allais dire dans chaque fabrique, sur le pied de -l’égalité, pour produire un baccalauréat qui ne sera -plus ni classique ni moderne, mais le <i>baccalauréat</i> tout -court, ouvrant au même titre la porte de toutes les carrières.</p> - -<p>M. Chaumié vient de compléter cet admirable outillage -par une invention du plus pur esprit démocratique : -l’aurait-il empruntée au jeune professeur ? Une circulaire -du Grand Maître de l’Université de France autorise -les lycées à ouvrir des <i>ateliers</i>, où les élèves qui n’aiment -pas le jeu au grand air pourront se délasser à -quelque travail manuel, sous la direction de véritables -ouvriers. Il proteste d’ailleurs contre toute assimilation -avec ce qui se fait dans les écoles professionnelles. Ce -sera pour leur seul plaisir que les futurs ingénieurs, -officiers, médecins ou avocats, apprendront à manier -la scie et le rabot, à fabriquer des chaussures et des -chaussettes, des vestes et des culottes, que sait-on encore ? -Espérons qu’ils ne feront pas une trop rude concurrence -aux gens de métier, qui se plaignaient déjà des -orphelins de dom Bosco !</p> - -<p>Mais où la pensée démocratique de M. Chaumié -touche à l’idylle, c’est lorsque, sans rire, il exprime -l’espoir que <i>le contact habituel avec l’ouvrier directeur -aidera les élèves à mieux comprendre l’âme populaire</i>. -Il aime à croire que pour assurer ce dernier résultat, -l’élève pourra aussi allumer sa pipe à la pipe de l’ouvrier, -et terminer chaque leçon avec lui sur le zinc par -une absinthe fraternelle. Enfin, ne conviendrait-il pas -d’inscrire ces ouvriers maîtres sur la liste du personnel -enseignant, à côté ou peut-être à la place des inutiles -professeurs de littérature ancienne ? Ce serait l’égalité -parfaite.</p> - -<p>De bons esprits pensent que le nouveau plan d’enseignement -nous mène droit à l’égalité dans la nullité. -D’autres, au contraire, avec ton « jeune professeur, » -s’attendent à voir sortir de ce pot-pourri, le triomphe -définitif de la <i>science populaire et positive</i>. Je parie -pour ces derniers, si la République dure quelque temps -encore. Comme en Amérique, nous aurons des milliardaires -qui auront commencé par marcher sans semelles, -des fortunes scandaleuses et des faillites colossales, -des inventeurs excentriques jusqu’à la démence, des -maisons à vingt étages, le droit de lyncher les nègres -ou autres personnages déplaisants, et une foule d’autres -droits qu’on nous donnera ou que nous prendrons. -En revanche, nous emprunterons aux nations restées -classiques leurs poètes, leurs écrivains, leurs artistes, -leur esprit et leur bon goût, en les payant bien. Elles -pourront aussi, à la longue, nous rapprendre le français.</p> - -<p>Il fut un temps où certain démocrate assez connu, -qui exerça sur les destinées de notre pays une influence -considérable, prétendit ressusciter en France la <i>république -athénienne</i>. Si Léon Gambetta vivait encore, il -ne passerait plus que pour un rêveur. Son rêve avait -du bon, pourtant, même au point de vue démocratique. -L’histoire nous apprend que les Athéniens, très jaloux -de leur liberté civile et politique, n’en étaient pas moins -un peuple très cultivé. Ils le devaient précisément à -une aristocratie intellectuelle, comme n’en a vu aucune -monarchie, pas même celle de Louis XIV. Durant une -longue suite d’années, les hommes de génie se succédèrent -à Athènes et y entretinrent ce culte de l’idéal -religieux, patriotique et artistique, qui valut à la cité -le respect de toutes les nations et de tous les siècles. -Et pour que la république, avec son passé glorieux, -finît par tomber sous la servitude de l’étranger, il -fallut que ce triple idéal sombrât d’abord dans la corruption -des idées et des mœurs, sous l’action dissolvante -de sophistes impies et de rhéteurs vendus. Le Macédonien -attend aussi à nos portes.</p> - -<p>La France avait hérité d’Athènes, plus encore que -de Rome, le sceptre universel de l’esprit ; c’était, après -son titre de fille aînée de l’Église, la plus belle partie -de notre patrimoine national, plus belle que la gloire -de nos armes, tant de fois victorieuses. Mais la démocratie -n’a cure de cet inutile privilège ; elle se suffit à -elle-même. Le <i>bloc</i> ne s’arrêtera qu’après avoir tout -écrasé, pareil à ces rouleaux successifs, aveugles et sourds, -qui foulent le gravier de nos routes.</p> - -<p>Faut-il nous résigner à cet écrasement ? Ce serait -trahir notre cher pays, en même temps que toutes nos -traditions ; nous n’y consentirons pas. Dans ces brillantes -revues militaires, où chaque nation, si <i>dreyfusarde</i> -qu’elle se dise, aime à faire parade de sa force, -on regarde quelquefois défiler deux régiments de la -même arme. L’un, de formation nouvelle, est précédé -d’un drapeau aux couleurs éclatantes, tout neuf ; on le -salue avec respect : c’est l’emblème de la patrie. Mais -voici le second. La poussière et la poudre ont fané ses -couleurs ; les balles ont troué ses plis et l’ont déchiqueté ; -on a de la peine à lire encore les noms des victoires -qu’il a aidé à gagner : ce n’est plus qu’un lambeau. -Oui ; mais quand ce lambeau passe, c’est la gloire qui -passe, et les bravos éclatent, unanimes, enthousiastes. -Et lorsqu’un de ces glorieux restes semble trop vieux, -un drapeau neuf en prend la place à la tête du régiment, -mais l’ancien, l’invalide, garde la sienne dans le salon -du colonel, à côté du nouveau venu ; et si, en un jour -de malheur, le drapeau neuf ne suffit plus à sauver -l’honneur de la patrie, la <i>loque sublime</i> reparaîtra sur -le champ de bataille pour relever les courages et ramener -la victoire.</p> - -<p>Expulsés de nos collèges, nous avons emporté avec -nous dans l’exil le vieux drapeau déchiré où était inscrit -l’amour de la France et des bonnes lettres ; nous le -garderons avec un soin jaloux, et quand la liberté de -faire le bien nous aura été rendue, nous le rapporterons -intact et nous le replanterons au frontispice de -nos écoles rouvertes.</p> - -<p>« Chimères ! » dites-vous. — « Double chimère ! dira -quelqu’un ; car, depuis cinquante ans que vous aviez -la liberté de l’enseignement, qu’en avez-vous fait ? Où -sont les hommes de valeur que votre méthode a produits ? » -Ce reproche, qu’on entend formuler encore -quelquefois, nous va au cœur ; car il n’y en a pas de -plus injuste et de plus immérité. Je n’y répondrai pas -en détail ; d’autres l’ont fait victorieusement. Pour ne -pas le laisser passer impuni, je veux indiquer seulement -quelques-unes des raisons pour lesquelles l’accusation -ne porte pas.</p> - -<p>D’abord, cette loi de 1850, qu’on disait si libérale, -ne nous donnait qu’un semblant de liberté, puisque -l’État gardait pour lui seul le droit de fixer les programmes -et de conférer les grades. Ainsi ligotée par -les réglements universitaires, quel essor et quel jeu -pouvait prendre notre méthode traditionnelle ?</p> - -<p>En second lieu, malgré toutes les démonstrations de -la bienveillance officielle, nous restions pour l’Université -toujours suspects. Sans doute, ceux de nos élèves -qu’une ambition plus noble poussait à conquérir dans -les sphères supérieures quelque situation brillante, -n’avaient rien à craindre de leur provenance cléricale -et jésuitique ; mais… il leur fallait beaucoup de talent -pour arriver premiers sur les enfants de la maison universitaire.</p> - -<p>Je pourrais dire encore que nos collèges, ne participant -ni peu ni prou aux millions du budget, eurent -à se débattre durant les vingt-cinq premières années -contre de multiples embarras matériels. Quand ils -allaient être à flot, on inventa l’<i>article 7</i> et les <i>décrets</i>, -qui nous dispersèrent une première fois.</p> - -<p>Les vingt années qui suivirent 1880 ont fourni à nos -annales des preuves consolantes de la solidarité apostolique -et fraternelle qui, dans les grands périls, unit -le clergé séculier et régulier. Nombre de prêtres dévoués, -mêlés à de vaillants laïques, sont venus remplacer les -proscrits et enlever à nos ennemis la satisfaction de -voir nos collèges s’effondrer. La plupart, faisant abnégation -de leurs idées personnelles, ont compris que -l’honneur des nouveaux maîtres et leur succès même -auprès des familles réclamaient d’eux la fidélité à nos -traditions ; nous en avons connu qui les ont gardées -avec une intelligence et une rigueur dignes de toute -notre reconnaissance. Quelques-uns, dans de bonnes -intentions, ont voulu faire différemment ; ce qui s’en -est suivi, les regarde.</p> - -<p>Toujours est-il que, reprocher à des éducateurs, placés -dans des conditions si précaires, de n’avoir pas opéré -une série de prodiges, cela touche à la dérision. Nous -sommes sûrs d’en avoir au moins opéré un, qui compte -pour plusieurs : nous avons failli faire peur à l’Université ! -Si elle trouve que c’est peu de chose, nous ne -demandons pas mieux que d’en faire davantage. Qu’elle -mette en commun ses libertés, ses privilèges et ses ressources, -de façon à rendre la lutte égale : dans vingt ans, -le pays jugera.</p> - -<p>Si elle croyait devoir refuser le combat, par crainte -de trouver en nous des ennemis jurés de la science et -du progrès moderne, nous pourrions la rassurer. Peut-être -suffirait-il, pour cela, de lui montrer telles de nos -anciennes maisons, parfaitement en rapport avec le -mouvement scientifique, qui, à son gré, ont plutôt trop -de succès, et font aux écoles de l’État sans Dieu une -concurrence gênante.</p> - -<p>Nous savons que « le monde marche » ; nous sommes -prêts à marcher avec lui, non pourtant à l’aveugle. -Nous ferons au <i>réel</i> les concessions nécessaires ; mais -nous n’admettons point qu’il <i>détrône l’idéal</i>. Notre -ambition est de les réconcilier ; la jeune France ne -pourra qu’y gagner.</p> - -<p>A bientôt, mon cher Paul.</p> - -<p class="ind">Toujours à toi en Notre-Seigneur.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p> - - - - -<h3 id="c88" title="IV. Le principe religieux et la morale sociale dans l’éducation">IV. <i>Au même</i></h3> - -<p class="date">Août 1903.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul,</p> - -<p>J’ai dit qu’entre le vieil enseignement classique et -la science moderne, la conciliation est possible ; mais -elle serait incceptable et impardonnable, aujourd’hui -plus que jamais, si elle devait toucher à la devise même -de notre enseignement : <i>Chrétien avant tout !</i> Ce serait -toucher à l’arche sainte.</p> - -<p>Le « jeune professeur » part en guerre contre les -<i>sacristains</i>. Je me croirais obligé à protester énergiquement, -si l’on pouvait supposer que ce mot couvre -une intention offensante à l’égard des modestes fonctionnaires -à qui incombe le service matériel du culte. -Mais, puisque ce monsieur est « même chrétien », son -mot représente une simple catachrèse, un abus de langage, -et l’on devine son vrai sentiment. Il n’aime pas -ces dévots exagérés, chrétiens de surface et de forme, -qui font consister toute leur piété et toute la religion -en cérémonies extérieures, en airs penchés, en sentences -mystiques, en dévotions puériles.</p> - -<p>Eh bien, il a raison, au fond. Sans aller jusqu’à voir -des Tartufes, là où, souvent, il n’y a que des simples -d’esprit, nous n’aimons pas plus que lui ce genre de -dévots. Ils n’ont jamais été notre idéal, tant s’en faut ! -Les Chrétiens que nous voulons former joignent à l’amour -de leur foi l’amour de leurs devoirs, à la piété l’action :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ?</div> -</div> - -<p>Dans une démocratie, où chaque citoyen est appelé -à concourir pour sa part à la direction des affaires et -au bien commun, il est naturel, voire indispensable, -que les jeunes gens apprennent à remplir leur devoir -civique. Mais qu’on se rassure là-dessus. Un bon chrétien -est, par le fait, un bon citoyen. Électeur, il vote -selon sa conscience bien formée ; élu, il défend le droit -et la liberté ; fonctionnaire, il ne connaît pas les pots-de-vin ; -juge, il ne s’abaisse pas à rendre des services -au lieu d’arrêts ; soldat, il voue son épée à la patrie, -non aux politiciens ; industriel ou commerçant, il tient -à garder sans tache devant Dieu et devant les hommes -l’honneur de sa probité ; patron, il traite ses ouvriers -en père de famille ; ouvrier, il rend à son patron le respect -et le travail qui lui sont dus ; riche, il soulage toutes -les misères qu’il peut ; pauvre, il accepte sans révolte -le lot que Dieu lui assigne, en attendant la compensation -éternelle. Imagine-t-on, en toute sincérité, un -état social plus parfait que celui que régirait une pareille -morale ?</p> - -<p>Or, cette morale a dix-neuf siècles d’existence. Les -démocrates modernes se flattent singulièrement, s’ils -croient l’avoir inventée, ou avoir inventé mieux. Des -hommes considérables se sont battu les flancs, ont sué, -soufflé… pour aboutir à quoi ? A gonfler de phrases -creuses leurs <i>Manuels de morale civique et laïque</i>. Qu’on -apporte tous ces volumes en un tas : ils ne vaudront -pas les dix petites pages d’un catéchisme sur les dix -commandements de Dieu. Et le catéchisme, comparé -au manuel, a l’immense avantage de fonder ses enseignements -sur un principe divin et sur une sanction -surnaturelle, qui font absolument défaut à la <i>morale -civique</i> et que rien ne remplace.</p> - -<p>Le problème social, objet si troublant de la préoccupation -universelle, serait bien près de sa solution, si -tous ceux qu’il intéresse acceptaient pour base la morale -chrétienne. Pour en être convaincu, il suffit de regarder -ce qui se passe en Belgique, où, malgré les grondements -intermittents des passions mauvaises, odieusement -excitées par quelques meneurs, un ministère franchement -et énergiquement chrétien réussit, depuis vingt -ans, à maintenir la paix et la prospérité dans la liberté. -Sur un autre point de l’Europe, en plein pays protestant, -un grand parti catholique, solidement campé -au cœur même de la représentation nationale, avec ses -vingt-deux députés ecclésiastiques, tient en échec -le sectarisme, garantit le pouvoir lui-même contre les -tentations dangereuses et poursuit, avec une merveilleuse -unité de vues et d’efforts, le véritable progrès -moral et matériel.</p> - -<p>Quel contraste chez nous !… D’où vient la différence ?</p> - -<p>Nombre de braves gens, braves en paroles, attribuent -toutes nos misères au découragement, à l’indifférence -et à l’apathie des catholiques, leurs semblables. C’est -s’arrêter à mi-chemin de la vérité. La vérité complète, -c’est que nos catholiques ne sont pas des catholiques.</p> - -<p>Lorsque nos hommes politiques, électeurs et élus, -sauront leur catéchisme et pratiqueront carrément -leur foi, comme les catholiques belges et allemands, -la France redeviendra un pays heureux, libre et respecté. -Jusque-là, l’opposition peut continuer une lutte -qui sera de pure parade : le moulin du <i>bloc</i>, qui a le -vent pour lui et des ailes puissantes, continuera de tourner -et de faire rouler dans la poussière les chevaliers -errants qui se battent contre lui si piteusement.</p> - -<p>M. le professeur de l’Université doit comprendre -maintenant pourquoi le sentiment religieux ne peut -cesser d’être chez nous, je ne dis pas le seul, mais le -premier principe directeur de l’éducation. Nul éducateur -digne de ce titre ne négligera de faire appel aux autres -sentiments nobles qui dorment dans le cœur des enfants -et dont l’éveil amène parfois de si heureux élans vers -le bien : l’honneur, la reconnaissance, le patriotisme… -Mais ces mobiles sont purement humains et sujets aux -variations : la foi est divine et stable, comme les devoirs -qu’elle impose. Et puisque, dans les temps tourmentés -où nous vivons, le monde est devenu plus que jamais -un champ de bataille et que les mauvais se font assaillants, -il faut que les bons se fassent défenseurs. Soldats -contre soldats. Or, la Compagnie de Jésus, on le sait, -a été fondée par un homme de guerre : elle manquerait -à toutes ses traditions, si elle ne cherchait à entraîner -au combat, sous la bannière du Christ Rédempteur, -les jeunes forces qui viennent s’offrir à sa discipline. -On peut compter qu’elle s’y emploiera de son mieux, -partout où elle en aura la liberté.</p> - -<p>Comment ? En développant chez eux, à l’extérieur -et à l’intérieur, ce qu’on appelle volontiers d’un nom -nouveau, mais expressif, la <i>combativité</i>. A l’intérieur, -la lutte pour la soumission à Dieu ; à l’extérieur, la -lutte pour le dévouement à ses frères : toute l’éducation -morale et sociale tient dans ces deux simples choses. -Je ne les expliquerai pas davantage.</p> - -<p>Quant à cette <i>science sociale</i> pour laquelle ton correspondant -réclame une place dans l’enseignement -chrétien, l’entente ne sera pas difficile. Elle était déjà -réalisée dans plus d’un de nos collèges ; elle doit l’être, -elle le sera dans tous. Le catéchisme, je l’ai dit, reste -la base générale. Dans les classes de philosophie, on -discute les divers systèmes d’économie politique et -sociale ; l’histoire des institutions apporte aussi le contingent -de ses lumières. La théorie se complétera par -des lectures spéciales, revues ou livres, et par des conférences -où les hommes compétents exposeront les -applications pratiques des systèmes et les résultats de -l’expérience.</p> - -<p>On y ajoutera, dans la mesure du possible, la participation -active à certaines œuvres sociales, associations -ouvrières, syndicats, patronages. On mettra surtout -les jeunes gens en <i>contact avec l’âme populaire</i>, non -pas dans les ateliers utopiques de M. Chaumié, mais -dans les mansardes où grouillent des enfants affamés -que l’assistance publique et laïque oublie. A l’occasion, -pour qu’ils n’ignorent pas le revers de la médaille, -il sera peut-être bon aussi de mettre les plus robustes -d’entre eux en contact avec les pâles <i>apaches</i>, pour -la défense de la liberté du culte et pour la protection -des premières communiantes de leur paroisse.</p> - -<p>La part pourrait être faite plus large à l’<i>éducation -sociale</i> si le Grand Maître de l’Université, prenant -sa bonne hache de bûcheron, se décidait à élaguer -quelque peu l’inextricable forêt des programmes secondaires. -Mais il ne faut pas y compter de sitôt : M. Chaumié -est trop occupé à boucher les trous que fait, dans -l’instruction des enfants du peuple, le féroce élagueur en -chef des congréganistes.</p> - -<p>Si donc on ne veut pas augmenter, par des préoccupations -étrangères, le surmenage qui compromet déjà -tant de carrières ambitionnées, il faut borner à ce que je -viens de dire la <i>préparation</i> du bon citoyen au collège.</p> - -<p>Sa <i>formation pratique</i> doit être réservée en majeure -partie pour le temps des études de carrière, alors que -le jeune homme, plus conscient de ce qu’il veut et de -ce qu’il peut, trouvant d’ailleurs autour de lui les enseignements -et les soutiens nécessaires, est en état de -faire ses premières armes pour la grande lutte. Soldat -quelque peu tremblant d’abord, non pas de peur, mais -d’émotion (Cicéron lui-même avouait cette faiblesse, -en montant aux rostres, et l’on dit que de vieux généraux -n’y résistent pas, au moment du coup de canon qui annonce -la bataille) ; il s’aguerrira bien vite, au contact de -ses braves compagnons de la <i>Jeunesse catholique</i> ; l’odeur -de la poudre finira par le griser, lui aussi, et, devenu -homme, fort désormais de son expérience et de sa foi, il -mettra son cœur et son talent à servir les plus graves -intérêts, sur le terrain où se défont les mauvais ministères -et où se font les bonnes lois.</p> - -<p>Cela, mon cher Paul, c’est ton histoire. Je souhaite -de tout cœur qu’elle s’achève par les plus magnifiques -triomphes et que notre chère France trouve, parmi -tes condisciples anciens et nouveaux, parmi les élèves -de notre enseignement libre tout entier, beaucoup de -braves gens pareils à toi. Elle en a besoin.</p> - -<p class="ind">Ton dévoué en Notre-Seigneur.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p> - - - - -<h3 id="c89" title="V. Le rapport Buisson sur la suppression de l’enseignement congréganiste">V. <i>Paul Ker au R. P. Jean.</i></h3> - -<p class="date">De Z… le 15 avril 1901.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Père Jean,</p> - -<p>Vous rappelez-vous le temps déjà lointain où notre -commun directeur, pour me consoler du gros chagrin -de ne pas vous accompagner au noviciat des Jésuites, -me promettait que, dans le tourbillon du monde, je -vous trouverais toujours prêt à m’aider de vos prières, -de votre amitié et de vos conseils ? Il a été bon prophète. -Vos prières, j’en éprouve l’effet tous les jours, -sur moi et sur les miens ; votre amitié et vos conseils, -j’en vis depuis bientôt trente ans. Comment ferais-je -pour m’en passer ? Lorsqu’il m’arrive un embarras -sérieux, un de ces embarras auxquels toute la sagesse -et le savoir-faire de Marguerite ne peuvent rien, elle -me dit, en désespoir de cause : « Écrivez à mon frère. » -Et je lui réponds invariablement : « J’y pensais. »</p> - -<p>Je viens de relire le rapport Buisson sur la suppression -de l’enseignement congréganiste de tout ordre. -Le ton est celui du chef de brigands qui, soutenu de -sa bande, vous explique tranquillement, au coin du -bois, les honnêtes motifs qui l’obligent à vous décharger -du soin de votre bourse ou de votre vie, ou même -des deux à la fois. C’est canaille, visiblement ; mais -au moins c’est, je ne dirai pas franc, car cela suinte -l’hypocrisie sectaire, mais clair et net, par conséquent -instructif.</p> - -<p>Les pères de famille sont avertis qu’il « n’appartient -à personne, pas même aux parents, d’exercer sur un -enfant une <i>pression</i> qui soit de nature à compromettre -son développement normal de <i>corps</i> ou d’esprit. » -Ainsi nous n’avons même plus la liberté du maillot ou -de la bretelle, et il faut nous attendre pour nos fils à -l’établissement prochain de la gymnastique obligatoire, -qui sera certainement laïque et probablement -non gratuite !</p> - -<p>« Que si quelqu’un, volontairement ou non, <i>risque -de causer</i> ce tort peut-être irréparable à des <i>mineurs</i>, -c’est à l’État, défenseur de ceux qui ne peuvent se -défendre, de prendre, en leur faveur et <i>à temps</i>, des -mesures de protection efficaces. » Cela veut dire que, -s’il plaît à l’État de mettre la main sur nos fils, depuis -le biberon jusqu’au bulletin de vote, il en a le droit. -Je ne sais si l’omnipotence officielle s’est jamais affirmée -en termes aussi cauteleusement insolents. On -peut, d’ailleurs, se demander pourquoi cette omnipotence -s’arrête à vingt et un ans : les adorateurs païens du -Dieu-État, au temps de Lycurgue et de Dracon, où -nos aimables maîtres voudraient nous ramener, la -poussaient bien au delà. Cela viendra sans doute.</p> - -<p>Un peu effrayé peut-être de sa hardiesse, le rapporteur -sent le besoin de se mettre à couvert sous -l’autorité de M. Thiers, disant que, « si le père a le -droit d’élever l’enfant d’une manière convenable à la -sollicitude paternelle, l’État a le droit de le faire élever -d’une manière conforme à la constitution du pays. » -On voit pourtant la différence des principes posés de -part et d’autre : car Thiers fait entre le rôle de l’État -et celui du père de famille un partage qui, après entente -loyale, pourrait être acceptable. Mais le madré rapporteur -se garde bien de nous dire jusqu’où s’étendent les -droits de cette « sollicitude paternelle » qu’il cite : il -trouve plus simple de les confisquer, sans autre forme -de procès, à l’avantage de l’État. Du haut de son -infaillibilité laïque et protestante, il déclare « qu’une -société démocratique a besoin avant tout d’hommes -et de femmes qui acceptent la loi de la liberté et de la -responsabilité personnelle, la loi du travail, la loi de -la famille. Or la société monastique donne à ses membres -(par les trois vœux de religion) un idéal très différent, -et nécessairement elle mettra tout en œuvre pour -pétrir les enfants à son image et au gré de l’Église. Ils -entreront ainsi dans la société du vingtième siècle avec -les idées du treizième, incapables comme leurs maîtres -de comprendre combien l’idéal laïque de la démocratie -est plus humain et plus haut que l’idéal théocratique -du moyen âge. »</p> - -<p>Donc, mes Révérends Pères de la Compagnie de -Jésus et de toutes les Congrégations, faites-en votre -deuil : vous êtes radicalement incompatibles avec la -démocratie.</p> - -<p>Quant au père de famille clérical, M. Buisson ne -voit pas de quoi il se plaindrait : « La loi ne lui enlève -ni le droit ni le moyen de s’adresser à des maîtres -ou à des maîtresses d’une piété insigne et adonnés à -toutes les pratiques de la dévotion. Ce qu’elle lui refuse, -c’est de patenter en quelque sorte, pour le mettre -à sa disposition, un instrument collectif de compression -à haute puissance, instrument qu’il jugerait très -<i>commode</i> et qu’elle juge très <i>dangereux</i> ! » En effet, -on a peine à comprendre l’impertinente prétention -de ce papa, qui exige que le gouvernement lui procure -des écoles <i>commodes</i> ? Est-ce que les gouvernements -et les impôts qu’on leur paye sont faits pour servir -au bonheur des contribuables ? C’était bon jadis, au -temps de la <i>poule au pot</i>, qui n’est pas près de revenir.</p> - -<p>Et pourquoi cet instrument collectif est-il si <i>dangereux</i> ? -Là-dessus l’honnête républicain universitaire -s’oublie à nous faire des confidences qui ont de quoi -épouvanter : « Cette vaste entreprise d’enseignement -(congréganiste), dit-il avec un pleur, si elle s’étendait, -serait la mort assurée de la République. » La mort de -la République serait, qui en doute ? un gros malheur : -mais il y a pire. Si elle devenait cléricale !!! C’est -pour prévenir cet autre désastre que, « sans toucher -à l’idée catholique (tartufes !), on la dépouille d’une -armature extérieure qu’elle s’est indûment fabriquée -aux dépens de la liberté humaine et dont elle se sert -pour <i>écraser des concurrents</i> qui ne peuvent ni ne veulent -user des mêmes armes. » A la bonne heure ! Voilà -un petit éclair de franchise. Votre tort irrémissible, -mes Pères, c’est d’<i>écraser vos concurrents, qui ne peuvent -et</i>, par suite, <i>ne veulent pas</i> vous rendre la pareille. Cet -hommage forcé doit consoler un peu votre exil.</p> - -<p>Il ne me console pas suffisamment, moi, de vous -avoir perdu pour mes enfants. D’autant plus que ce -monsieur, non content de me détrousser, abuse de sa -position pour se moquer de moi : « Ils (les catholiques) -réclament, comme une sorte de fonction sociale indispensable, -des congréganistes pour leurs malades et -pour leurs enfants. On disait naguère : <i>Il faut une -religion pour le peuple</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>. Il lui faudrait maintenant -des religieux ou des religieuses ! Sans eux, dit-on, il -serait impossible aux familles, à l’Église elle-même, -d’entretenir un certain type d’éducation très religieuse : -privée de cette serre chaude, la jeune plante -humaine ne mûrirait plus pour la foi. Il se peut que -le catholicisme regrette ce puissant instrument de culture -intensive ; mais l’État ne lui prêtant plus main -forte pour l’entretenir, <i>il faudra bien qu’il apprenne -à s’en passer</i>. »</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Voltaire disait mieux : « Il faut aux paysans un joug et du foin. »</p> -</div> -<p>Et voilà aussi mon paquet ! Cette fois, il est manifeste -qu’on n’en veut pas seulement à la <i>Congrégation</i>, -mais au <i>Catholicisme</i>. Tout cela est brutal comme le -coup de pied de l’âne. Ces gens-là ont l’intempérance -d’un pouvoir qu’ils sentent mal acquis et fragile : ils -veulent faire vite et détruire le plus possible, avant -de disparaître. Mais le vieux lion catholique n’en -mourra pas : il en a vu d’autres !</p> - -<p>En attendant, la situation des pères de famille chrétiens -devient de plus en plus critique. Avec la Chambre -d’un côté, le Sénat de l’autre, nous sommes pris -entre deux feux. Encore quelques mois et, si le salut -ne nous tombe pas du ciel, nous devrons être solidement -organisés pour sauvegarder, à la rentrée d’octobre, -l’âme de nos enfants et le peu de liberté qui nous reste. -Il n’est pas trop tôt pour y songer dès maintenant.</p> - -<p>C’est ce que j’ai exposé au Comité de défense religieuse -que je préside. On a été de mon avis et l’on est -décidé à faire l’impossible pour amortir le coup, que -nous ne pouvons plus détourner. En pratique, cela -revient à maintenir, aussi longtemps que la loi le permettra, -nos collèges chrétiens : un vœu dans ce sens -a été adopté à l’unanimité. Une commission d’études -doit présenter, à bref délai, un plan détaillé des voies -et moyens : Louis en est le président, moi le rapporteur. -Vous ne me refuserez pas d’en être le conseil ? -Les combattants de la plaine lèvent tout naturellement -les yeux vers la montagne sainte, d’où ils savent -que Moïse fera descendre sur eux la lumière et le courage. -Je compte sur vous.</p> - -<p>Mais j’ai au cœur un autre souci que je veux épancher -dans le vôtre. Personnellement, je suis résolu à -lutter de toute mon énergie, tant que la liberté gardera -un pouce de terrain. J’ose espérer qu’elle aura -d’autres défenseurs : mais</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">… s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.</div> -</div> - -<p>Hélas ! je n’ai pas voulu dire à mon Comité tout ce -que je pense, par crainte de le décourager avant qu’il -ait rien fait. Dans mon for intérieur, je ne crois pas -beaucoup à la viabilité de l’enseignement chrétien, -mutilé et muselé comme il l’est par la nouvelle loi. -Nos dogues ont léché du sang : il leur faudra toute la -bête. Quand il ne nous restera que le monopole et le -lycée, comment faire ?</p> - -<p>Envoyer nos enfants à l’étranger ? Moi, je le ferai ; -d’autres, qui en ont les moyens, le feront. Mais ce ne -sera jamais qu’un petit nombre. Beaucoup, hélas ! (il -y en a déjà des exemples) vous lâcheront, par indifférence -religieuse, par peur ou par calcul, surtout si, -comme il faut le prévoir, on vote des lois contre les -collèges d’exilés volontaires. Alors, quel remède ?</p> - -<p>Mon frère, j’attends aussi sur ce second point, pour -moi et pour les pères de famille catholiques, les bons -avis de votre zèle et de votre expérience.</p> - -<p class="ind">A vous comme toujours, et un peu plus.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p> - - - - -<h3 id="c90" title="VI. Que faire pour sauver l’âme de nos enfants ?">VI. <i>Le R. P. Jean à M. Paul Ker.</i></h3> - -<p class="date">D’Écosse, le 10 avril 1901.</p> - - -<p class="ind">Mon cher Paul.</p> - -<p>Si M. Buisson savait que le Comité de défense religieuse -de Z***, par l’entremise de son clérical président, -demande à un jésuite les meilleurs moyens de -combattre le seul enseignement qui réponde à la saine -raison et à la Déclaration des droits de l’homme, -nous risquerions fort de passer tous deux devant la -Haute-Cour. Ce serait une répétition en miniature du -procès de Montalembert et de Lacordaire. Moi, vu la -modeste qualité du personnage que je représente, -j’avoue que cela me flatterait, surtout si j’avais chance -d’y gagner un bout de prison ; mais toi, époux et père, -y penses-tu ? Il est vrai que ma sœur Marguerite ne se -tiendrait plus d’orgueil d’avoir un mari condamné -à faire des chaussons de lisière pour la liberté de conscience. -Et quel magnifique exemple pour tes enfants ! -Peut-être aussi, qui sait ? nous aurions des imitateurs, -et alors, vive nous ! Car une cause qui n’a pas d’autre -ressource pour faire taire ses contradicteurs que de les -mettre sous les verrous est une cause perdue.</p> - -<p>Mais ce serait trop beau ! Si Dieu nous réserve cet -honneur pour plus tard, tant mieux : en attendant, il -faut se hâter, comme tu le dis, de préparer les moyens -de défense que le despotisme jacobin nous laisse pour -sauver du massacre nos chers innocents. Voici là-dessus -ma pensée, franche et nette.</p> - -<p>Tout d’abord, mon cher ami, je voudrais la guerre, -mais une guerre à mort contre les pessimistes et les -<i>décourageurs</i>. Ils sont les meilleurs auxiliaires du camp -adverse et pires que nos pires ennemis. J’admets qu’on -envisage la situation dans toute sa gravité réelle : il -faut bien se rendre compte du mal pour pouvoir y proportionner -le remède. Mais quand on se trouve en présence -de l’incendie qui dévore la maison du voisin et -qui tout à l’heure va dévorer la vôtre, à quoi servent -les jérémiades et les désespoirs ? Je dirais volontiers -à ces poltrons : « Si vous ne savez faire que cela, si vous -ne savez mettre ni la main à une pompe ni le pied sur -une échelle de sauvetage, si vous n’êtes bons qu’à -encombrer le terrain de votre personne affolée ou à -distribuer des avis qu’on ne vous demande pas, laissez -la place aux travailleurs et allez-vous-en là-bas, avec -les femmes, vous lamenter à votre aise ! » On attribue -à Napoléon ce mot plaisant, mais profond : « Dix -hommes qui parlent font plus de bruit que cent autres -qui se taisent. » Dix hommes qui agissent font aussi -plus de besogne que cent autres qui gémissent. Nos -adversaires le savent à merveille. Ah ! lorsqu’ils voient -joindre à l’horizon, pour eux et leur parti, un danger -sérieux, ils ne perdent pas leur temps à des paroles -oiseuses : ils courent au point menacé, chacun prend -le poste qu’on lui assigne, les chefs commandent, les -soldats marchent — et ils nous battent à plate couture, -quoique nous ayons sur eux l’avantage du nombre et -celui de la bonne cause !</p> - -<p>Sur le terrain de la politique générale, il semble -que la nécessité de l’action et de l’entente, si souvent -prouvée par les voix les plus autorisées et par la triste -éloquence des faits, commence à être mieux comprise. -Le caractère odieusement haineux qu’a pris l’anticléricalisme -a eu l’heureux effet de réveiller des indignations -endormies, de susciter des hommes d’initiative, -de provoquer dans tous les partis honnêtes un -mouvement qui, sans être encore l’union, est déjà un -ensemble d’efforts convergents. L’ennemi s’en irrite : -c’est une preuve qu’il s’en inquiète et un motif d’espérance -qu’il ne faut pas négliger de faire valoir contre -les pessimistes.</p> - -<p>Mais surtout il faut imiter cette action et cette -entente sur le terrain plus restreint de l’enseignement -libre. Ici j’entre dans le pratique et le précis.</p> - -<hr /> - - -<p>Oui, à tout prix, il faut sauver et maintenir nos -collèges chrétiens. Vous le comprenez parfaitement, -toi, mon cher Paul, et les autres braves gens de ton -Comité, parce que vous êtes des chrétiens convaincus -et que vous mettez l’âme de vos enfants au-dessus de -tout le reste. Mais nous avons assez vécu, n’est-il pas -vrai ? pour savoir que, chez beaucoup de soi-disant -catholiques, les convictions religieuses sont à la merci -d’un préjugé personnel, d’un intérêt, d’une sollicitation. -On ne voudrait pas exposer son fils, oh ! non, jamais, -à perdre sa foi et son innocence dans une école sans -Dieu, sans religion et sans mœurs ; mais on a entendu -dire par des gens comme il faut (étaient-ils bien renseignés ?) -que telle maison n’est pas si mauvaise qu’on -le prétend ; d’ailleurs l’enfant est <i>une bonne nature</i>, -de père en fils, et, par surcroît de prudence, on le surveillera. -Pauvres parents naïfs ! Seront-ils à côté de -lui pour détourner de son oreille les propos graveleux, -de ses yeux les images ou les réalités inconvenantes ? -Seront-ils là pour empêcher le venin subtil d’une doctrine -matérialiste ou impie de s’insinuer goutte à goutte -dans son esprit et son cœur sans défense ? Eux, si pieux -dans leur intérieur, comptent-ils pour rien la diminution -ou la privation de ces secours religieux, si indispensables -au jeune homme, fût-il un ange, pour garder -sa vertu ? Mais, par je ne sais quel aveuglement fatal, -on s’entête, et quand un ami bien intentionné, qui a -d’ailleurs vu les choses de près, insiste sur ces dangers, -on le traite volontiers d’homme excessif, si l’on ne va -pas jusqu’à le soupçonner, par une injure gratuite, de -prêcher pour sa paroisse. D’autres en arrivent à vous -dire qu’après tout, il faut bien que la jeunesse se forme -à la vie réelle, oubliant que Dieu ne doit pas sa grâce à -qui aime le danger et que la pratique de cette maxime -facile a préparé à bien des parents d’amers regrets.</p> - -<p>Eh bien, mon ami, la première chose à faire, c’est -d’ouvrir les yeux aux familles sur la nécessité de l’éducation -chrétienne et sur les résultats désastreux de l’enseignement -irréligieux, qui tend de plus en plus à devenir -obligatoire dans les lycées et collèges de l’État.</p> - -<p>Les preuves par les documents et par les faits ne -manquent pas. Le rapport Buisson dont tu relèves les -faits saillants, et les discours de M. Combes et des -énergumènes de l’extrême gauche suffiraient, à eux -seuls, pour démontrer aux plus aveugles que ce gouvernement -veut tuer chez nous toute éducation religieuse. -Il vient de se tenir sous son regard bienveillant, -au Collège da France, un congrès auquel ont pris -part un bon nombre de professeurs secondaires et -d’instituteurs primaires. Or, outre divers autres vœux, -ils ont voté que la méthode d’enseignement, dans les -écoles et les collèges, soit <i>antidogmatique, positive, -critique et susceptible de développer l’esprit de libre -recherche</i>. Pour qui sait lire, ceci n’est plus de la <i>neutralité -scolaire</i> : c’est du plus pur <i>antichristianisme</i>.</p> - -<p>Voilà des choses qu’il faut crier aux oreilles des -demi-chrétiens par des conférences répétées et par -toutes les voix de la presse, journaux, revues, brochures, -tracts populaires. Cette <i>propagande</i> me paraît -indispensable pour lutter, non seulement contre l’ignorance -ou les défaillances des parents, mais aussi contre -la pression officielle et contre les campagnes que nos -reptiles ne manqueront pas de mener en faveur des -établissements de l’État. Elle sera, en se combinant -avec la propagande personnelle, la plus puissante ressource -pour assurer le recrutement des élèves.</p> - -<p>C’est aux Comités de défense religieuse de l’organiser -dans chaque région, selon les besoins. Ils feront -appel dans ce but aux <i>Associations amicales des anciens -élèves des collèges existants</i>, à la <i>Jeunesse catholique</i>, -à toutes les <i>Sociétés</i> analogues. S’il le faut, ils -en fonderont d’autres. Pour multiplier les moyens d’action -et, du même coup, simplifier les dépenses, il conviendra -de réunir les groupements particuliers en une -Fédération plus générale. Mais si tu veux m’en croire, -mon cher Président, n’attends pas, pour entrer en -campagne, que cette Fédération soit fondée ; tu attendrais -peut-être longtemps. Quand les groupements régionaux -fonctionneront, la Fédération se fera toute seule.</p> - -<p>D’ailleurs, il n’y a point de temps à perdre : tu -l’avoues toi-même. Donc, mon ami, va de l’avant avec -ton Comité, et commence par donner l’exemple en -faisant, dans quinze jours ou plus tôt, une conférence -écrasante sur le rapport Buisson : je t’applaudis par -avance.</p> - -<hr /> - - -<p>Une fois le recrutement des élèves assuré, il faut -assurer celui des professeurs. Il serait plus exact de -dire que les deux soucis doivent marcher de front, si -l’on veut que nos collèges vivent.</p> - -<p>La grande raison qui détermine certains parents -catholiques à passer par-dessus les dangers moraux -de l’enseignement officiel pour lui confier quand même -leurs fils, celle du moins qu’ils allèguent quand ils se -voient mis au pied au mur, c’est : « Que voulez-vous ? -Au lycée, on est sûr de trouver des cours bien faits : -les professeurs de l’Université sont toujours des hommes -de talent. » On prouverait facilement que cette affirmation -si élogieuse, dans ses termes généraux, manque -de vérité. L’Université, il est vrai, compte une multitude -de licenciés, d’agrégés et de docteurs : mais si le -diplôme, pour l’ordinaire, constate le savoir, il ne confère -pas nécessairement le talent d’enseigner ni le -dévouement professionnel. Dans les comptes rendus -de la grande commission d’enquête présidée par M. Ribot, -on peut relever les dépositions de plusieurs graves -témoins, se plaignant très vivement que beaucoup de -professeurs de l’État <i>ne sachent pas faire la classe</i>. Et -tout récemment encore, un vétéran de l’École normale -supérieure regrettait publiquement de n’avoir jamais -reçu d’elle cette formation pratique, indispensable -pour l’avancement des enfants. Ce sont là des témoignages -fâcheux pour l’Université.</p> - -<p>Mais admettons provisoirement qu’elle enseigne -toujours bien : il faut que nos collèges fassent aussi -bien et mieux qu’elle. Oui, mieux : cela s’est vu et se -voit encore. Elle ne détient pas le monopole de l’intelligence. -Il existe, en dehors d’elle, des esprits cultivés -qui ont pratiqué l’enseignement, et de jeunes travailleurs -qui ne le cèdent en rien aux nourrissons de l’<i lang="la" xml:lang="la">Alma -Mater</i> ; et comme elle n’exige pas encore, à l’imitation -des Japonais d’autrefois, qu’en abordant à ses -rivages, les candidats marchent sur la croix pour -participer au droit commun des grades qu’elle distribue, -on peut obtenir pour les collèges cléricaux des -professeurs aussi diplômés que ceux des lycées. Mais, -en plus, ces diplômés apporteront chez nous, avec le -désir légitime d’une situation honorable, l’intention -plus élevée de remplir un devoir de chrétien et un -rôle de sauveur d’âmes. C’est dire que leur bon vouloir -se prêtera sans peine à la formation technique -qu’ils trouveront dans l’observation obligatoire d’une -méthode éprouvée, dans les conseils autorisés des -directeurs, dans le contrôle habituel dont leur enseignement -sera l’objet. C’est dire surtout qu’ils ne marchanderont -pas leur dévouement à leur famille scolaire, -qu’ils sauront identifier leur propre intérêt avec -celui des élèves et qu’ainsi, outre le travail qui mène -au succès, ils leur inculqueront les principes qui font -l’honnête homme et le chrétien solide.</p> - -<p>Dans cette double tâche, ils auront pour collaborateurs -des surveillants, dont le choix réclame aussi le -plus grand soin. De simples gardiens, des <i>pions</i>, on en -trouve toujours ; mais pour garantir le sérieux du -travail à l’étude, pour veiller partout à la santé des -élèves et à leurs jeux, en même temps qu’à leurs manières, -à leur discipline et à leur piété, il faut un rare -mélange de qualités et de vertus, la douceur et la fermeté, -l’entrain et la possession de soi, par-dessus -tout, cet esprit naturel qui fait voir dans les enfants -des âmes à former et dans les ennuis du métier une -source de mérites pour l’autre vie.</p> - -<p>Au-dessus des professeurs et des surveillants, aussi -nécessaire que la clef de voûte à une ogive ou que le -pilote à la barque, vient le directeur. Responsable de -tout, il doit être capable de tout gouverner, par lui-même -ou par ses seconds, études et discipline, intérieur -et extérieur, maîtres et élèves. Faible ou capricieux, -il encouragera le désordre et la paresse ; raide -et hautain, il découragera le bon vouloir des enfants -et le dévouement de ses auxiliaires. S’il est médiocrement -intelligent ou pratique, il ne saura ni donner une -bonne impulsion ni redresser une erreur ; s’il est ou -se croit très intelligent, il risquera d’imposer trop exclusivement -ses idées personnelles et de paralyser -toute initiative. Bref, un directeur parfait est l’oiseau -rare par excellence : si on le découvrait, il faudrait le -payer son poids d’or.</p> - -<p>Ce dernier mot, mon cher ami, te fait deviner la -conclusion obligée de ce qui précède. Pour avoir un -bon personnel, il faut y mettre le prix : c’est logique -et inévitable. Si l’on a la chance de tomber sur des -hommes capables qui aient les moyens de faire l’œuvre -de Dieu pour le pur amour de Dieu, il faut les accepter -avec reconnaissance ; mais n’y comptons pas trop. -D’ordinaire, les travailleurs de l’esprit ne sont pas -riches ; quelques-uns, pour venir à nous, auront à sacrifier -une position déjà faite, qui réclamera un dédommagement. -D’une façon générale, le souci du lendemain -matériel ne favorise pas la liberté d’intelligence -ni l’entrain joyeux dont un professeur a besoin pour -faire de bonne besogne.</p> - -<p>L’intérêt et l’honneur de notre enseignement exigeront -donc des sacrifices. Certains collèges trouveront -peut-être dès le début, dans le nombre de leurs élèves, -les ressources nécessaires pour suffire à toutes leurs -charges ; d’autres ne le pourront pas et devront être -soutenus. C’est une question de vie ou de mort. Les -Comités de défense religieuse, qui comprennent généralement -des hommes pratiques et entendus, ne se -feront pas d’illusion sur ce point et aviseront à garantir -l’avenir, en établissant, sous la forme qui conviendra -le mieux au tempérament de leur région, un -<i>denier des collèges chrétiens</i>.</p> - -<hr /> - - -<p>J’ai raisonné, jusqu’ici, dans l’hypothèse que la <i>loi</i> -(je voulais dire la <i>persécution</i> : mais c’est tout un) respecterait -le droit du clergé séculier à l’enseignement. -Hélas ! il serait téméraire de l’espérer pour toujours -ou même pour longtemps.</p> - -<p>Après avoir déclaré que la suppression de l’enseignement -congréganiste ne s’étend pas au clergé séculier, -le rapport Buisson ajoute ceci : « Et pourtant, ont -dit plusieurs membres de la commission, les raisons -qui valent contre le religieux valent contre le prêtre… -M. Devèze avait même déposé en ce sens un amendement, -qu’il a retiré <i>pour se conformer à la méthode -de division du travail</i>, proposée par le gouvernement -et adoptée par la commission. Il a d’ailleurs été entendu -que l’abandon de la disposition relative au -clergé séculier <i>n’impliquait nullement</i>, de la part de -la commission, <i>un vote de rejet</i>. » On nous donne donc -avis que l’exclusion du clergé séculier est simplement -partie remise et qu’en temps opportun on reprendra -contre lui le <i>travail</i>. Quel joli mot ! Je vois -d’ici le boucher qui, fortifié par un bon déjeuner, retrousse -sa chemise sur ses bras nus, encore tachés de -la besogne du matin, et s’apprête avec satisfaction à -abattre ce qui est resté vivant !</p> - -<p>Ce sera la deuxième <i>étape</i>. Il faut la prévoir, sans -inquiétudes exagérées, et déterminer à l’avance les -principes qui devront présider à la nouvelle organisation.</p> - -<p>Le premier sera le <i>maintien de nos collèges avec un -personnel laïque</i>. Beaucoup d’entre eux comptent déjà -bon nombre de professeurs laïques intelligents et dévoués : -élèves et parents les acceptent et les respectent. -Il serait sage de penser, dès maintenant, à s’en -assurer d’autres semblables, pour ne pas être pris au -dépourvu par un de ces coups de Jarnac dont nos gouvernants -ont la spécialité. Je n’hésite pas à te recommander -dans ce but, à toi et à tes amis, le <i>Syndicat des -membres de l’enseignement libre</i><a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>, fondé à Paris, -sous la présidence de M. de Lapparent, pour servir -d’intermédiaire entre les établissements catholiques et -les professeurs disponibles.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Siège social : 18, rue du Regard, Paris (6<sup>e</sup>).</p> -</div> -<p>Je voudrais aussi que tous les hommes zélés, prêtres -ou laïques, qui sont en rapport avec la jeunesse de -nos écoles supérieures, usassent de leur influence -pour décider des étudiants de bon esprit et de bon -vouloir à embrasser la carrière de l’enseignement -libre. Des âmes pieuses se font un bonheur de donner -à Dieu un missionnaire en pays lointain, que ce soit un -fils ou un simple protégé : en présence des dangers -qui menacent aujourd’hui en France l’éducation chrétienne, -n’auraient-elles pas un mérite égal et plus -grand peut-être, à préparer à nos collèges un bon -professeur ? L’enseignement offre déjà par lui-même -aux facultés de l’homme un emploi honorable et honoré : -dans les circonstances actuelles, il devient une -forme de la vocation apostolique.</p> - -<p>Mais il va de soi que, pour prendre la place de prêtres -souvent distingués, toujours dignes, et ne pas laisser -déchoir leur œuvre, les nouveaux professeurs devront -présenter des garanties très sérieuses, non seulement -au point de vue intellectuel (je le laisse de côté), mais -encore plus au point de vue moral. N’ayant pour -eux ni le prestige du caractère et de l’habit sacerdotal, -ni l’expérience que donne le maniement des -âmes, ni les habitudes professionnelles de piété, de régularité -et d’obéissance, qui facilitent singulièrement -au prêtre et au religieux les devoirs de l’enseignement -et de la discipline, ils auront plus de peine et -devront par suite s’imposer un effort plus énergique -pour rester à la hauteur de leur tâche. Ils n’y réussiront -qu’à la condition de s’établir franchement et -de se maintenir toujours sur le terrain du <i>dévouement -surnaturel</i> qui, sans refuser au côté humain de la -carrière ses légitimes satisfactions, réserve la meilleure -part de soi et de son cœur à l’œuvre de Dieu.</p> - -<p>Ce second principe essentiel, les directeurs se feront -un devoir strict de le maintenir haut et ferme au-dessus -de toute équivoque, comme le drapeau qui domine -la bataille, qu’on ne discute pas, qu’on ne déserte -pas, mais qu’on suit jusqu’au bout, face à l’ennemi. -En acceptant des maîtres laïques, nos collèges -ne sauraient devenir laïques dans le sens officiel de ce -mot : ils manqueraient leur but et n’auraient plus de -raison d’être, s’ils ne demeuraient avant tout chrétiens. -Il importe souverainement que l’attitude et toute la -façon de faire du personnel dirigeant et enseignant ne -prêtent à aucun doute sur ce point vital.</p> - -<p>En troisième lieu, il sera bien entendu que l’<i>enseignement -de la religion</i>, théorie et pratique, garde la -place d’honneur. On peut espérer que la rage des -sectaires n’ira pas jusqu’à supprimer les aumôniers -dans nos collèges, puisqu’ils n’ont pas osé le faire -dans leurs propres établissements. Les <i>Sociétés civiles</i> -et les directeurs mettront une extrême sollicitude à -choisir pour ce ministère des hommes de savoir et de -zèle : car ceux-ci n’auront pas seulement à célébrer -les offices divins avec la dignité convenable, mais encore -à instruire solidement les élèves de toutes les classes -par les catéchismes et les conférences religieuses, à -gouverner les consciences par une direction sûre et -soutenue, à les former à la piété, à la charité et à toutes les -vertus par les prédications, les congrégations, les œuvres.</p> - -<p>Tu n’as pas oublié quel prix nos anciens maîtres -attachaient à cette partie de l’éducation chrétienne et -que de peines ils se donnaient pour former en nous -l’homme de foi. En définitive, après le collège, qu’est-ce -qui survit des choses savantes qu’on y avait apprises ? -Souvent peu. Quand la foi demeure, c’est le -meilleur qui a demeuré ; quand elle disparaît, ce qui -reste ne vaut plus guère. Si les prêtres qu’on appellera -pour servir de pères spirituels à nos enfants croyaient -satisfaire au devoir de leur charge sacrée en l’exerçant -comme un accessoire, dans les moments de loisir, -sans y mettre toute leur étude et tout leur cœur, -autant vaudrait — ce que je vais dire te surprendra -peut-être — fermer boutique. Je dis <i>boutique</i>, parce -qu’un collège chrétien où l’éducation chrétienne serait -ainsi traitée, ne mériterait pas d’autre nom.</p> - -<p>Ce mot malséant me fournit la transition naturelle -à la troisième et dernière <i>étape</i> : institution du monopole -et ordre à tous les jeunes Français de fréquenter -exclusivement pour leur instruction la boutique officielle.</p> - -<hr /> - - -<p>Je pourrais, comme n’importe qui, prophétiser que -nous n’en arriverons jamais là — ou que nous y arriverons -bientôt : mais à quoi bon ? C’est là le secret de -Dieu et son affaire… Il est évident que toute la maçonnerie -se démène dans l’ombre pour étrangler l’enseignement -catholique. Nous avons déjà la corde au cou : -mais oseront-ils tirer dessus, et s’ils tirent, sont-ils -sûrs qu’elle ne leur cassera pas entre les mains ? -Personnellement, je ne crois pas le monopole tout -près d’être voté par les Chambres. Malgré toutes les -hontes que le pays a déjà subies patiemment, il ne -semble pas encore mûr pour celle-là : l’injure à la -liberté des pères de famille semblerait excessive à -beaucoup d’amis du gouvernement et rappellerait -trop les despotismes passés, tant bafoués. L’Université -elle-même n’est pas unanime à le désirer. Mais -je considère que, par suite de vexations administratives -ou pour d’autres causes spéciales, un ou plusieurs -collèges chrétiens peuvent disparaître et ne -laisser d’autre ressource à un certain nombre d’enfants -que le lycée. Mettons donc les choses au pire et avisons.</p> - -<p>Les pessimistes, naturellement, crieront que, du -coup, tout est perdu sans rémission. S’ils étaient capables -d’entendre raison, on pourrait leur rappeler -que Dieu ne permet jamais un mal absolu. Ce qu’il -permet de pire finit toujours par être bon à quelque -chose ou à quelqu’un, et s’il le permet, c’est toujours -pour de bonnes raisons, dont notre courte vue est un -mauvais juge. Mais je préfère leur citer un exemple -chez nos voisins.</p> - -<p>Le monopole existe dans la protestante Allemagne. -L’État y donne seul l’enseignement à tous les degrés, -dans les écoles, les gymnases et les académies. Il est -vrai que, s’inspirant d’une largeur d’esprit et d’une -sagesse politique dont nos jacobins sont incapables, -il respecte et protège la liberté de conscience des élèves : -l’instruction religieuse, donnée par les ministres de -chaque culte, tient dans les programmes officiels une -place importante et considérée.</p> - -<p>Cependant, pour tout dire, ce système d’apparence -si libérale laisse subsister pour les élèves catholiques -plus d’un inconvénient. Sur certaines questions historiques -ou morales, où leurs convictions ne sont pas -d’accord avec les opinions hétérodoxes ou les mœurs -faciles du protestantisme, ils entendront peut-être, de -la bouche d’un professeur intransigeant, maintes assertions -qui demanderont à être rectifiées. De plus, les -relations habituelles avec les condisciples protestants -peuvent aussi présenter des dangers. Malgré cela, -comment se fait-il que ce monopole n’ait pas entamé -gravement la vie catholique en Allemagne, qu’il n’ait -pas empêché la création de ce centre catholique qui a -fait reculer le chancelier de fer et le <span lang="de" xml:lang="de">Kulturkampf</span> ?</p> - -<p>La raison principale, je vais la dire très sincèrement : -elle renferme pour nous une grave leçon. Un Français -peut n’avoir pas grande sympathie pour la nation -germanique, et pour l’esprit germanique en général ; -mais quoiqu’il pense des Allemands comme Allemands, -il doit, s’il veut être loyal, leur rendre justice comme -catholiques. La religion, chez nous, est trop souvent -affaire de convenance et d’impression : chez eux, -elle est affaire de raison et de conviction. La différence -tient, en partie, à celle des caractères nationaux ; mais -elle provient surtout de ce que l’Allemagne, depuis -le seizième siècle, est restée un champ clos, où la grande -lutte entre l’Église et la Réforme se poursuit sans -trêve et sans relâche, comme en témoignent les controverses -récentes autour de la personne de Luther -et les ardents combats pour ou contre le rappel des -Jésuites. Cet état de guerre prolongé a donné à la foi -allemande une trempe virile qui la rend capable de -toutes les résistances. Le clergé, formé par des études -sérieuses, soit en Allemagne, soit aux écoles célèbres -de l’étranger et de Rome même, montre la route, -prenant une part active à la vie populaire, et les fidèles, -étroitement serrés sous la conduite de leurs pasteurs, -marchent comme un seul homme pour la défense de -leurs âmes et des âmes de leurs enfants.</p> - -<p>Foi solide chez les parents, action énergique du -clergé, union de ces deux autorités sur le terrain de -l’éducation, c’est aussi ce qui sauvera nos enfants de -la contagion des mauvaises doctrines et des mauvais -exemples.</p> - -<p>En France — car il faut bien me résigner à indiquer -la contre-partie — les provinces que leur éloignement -soustrait aux influences néfastes du paganisme -central, ont gardé pour une bonne part leur -foi traditionnelle. Ailleurs, hélas ! quand la foi n’est -pas morte, ce n’est plus la <i>rude foi</i> de nos pères : c’est -une foi moderne, rabotée, atténuée, assouplie, si souple -qu’elle se plie à toutes sortes de faiblesses et de -caprices, si peu résistante qu’il suffit des rêveries -du premier prétendu savant, Darwin, Renan ou Loisy, -pour la faire chanceler. On ne connaît plus la foi, -et on la pratique comme on la connaît. Nombre de -soi-disant chrétiens réduisent la religion à certains -actes extérieurs de piété, réduits eux-mêmes au strict -minimum de la communion pascale et de la messe -dominicale de l’après-midi. Pour quelques-uns, dogme -et morale sont deux compartiments ennemis ; il y en -a qui établissent une distinction semblable entre les -commandements de Dieu et ceux de l’Église qu’il a -investie de son autorité. Certaines familles de vieille -race chrétienne ont compris qu’en un temps où la foi -est attaquée avec une rage inouïe, où une portion d’élite -du peuple de Dieu est traquée et proscrite, où le pape -est toujours dans la captivité et l’Église dans le deuil, -où la colère divine plane sur un monde de plus en plus -pervers, prête à le frapper et nous avec lui, les cœurs -catholiques ne peuvent, sans indécence, se livrer aux -joies bruyantes ou frivoles, qui seraient à la fois une -insulte aux tristesses et aux privations des victimes. -Mais, d’autre part, que de concessions faites au monde, -au bien-être, à la paresse, à l’ambition, au respect -humain, parce qu’on a perdu le sens pratique et peut-être -même la vraie notion du devoir, de l’effort, du -sacrifice chrétien ! Il y a chez nous un reste d’habitudes -chrétiennes, qu’on suit machinalement : il n’y a plus -de mœurs chrétiennes.</p> - -<p>La première et l’une des plus malheureuses conséquences -de cet affaiblissement de la foi, c’est que -l’éducation religieuse dans la famille devient tous les -jours plus superficielle et plus molle. Quand ses <i>devoirs -mondains</i> laissent à la mère le loisir de songer -à l’âme de ses enfants, elle leur donne une petite piété -sentimentale, comme la sienne, sans motifs raisonnés, -parce qu’elle-même ne sait pas son catéchisme à fond. -De plus, par crainte de les contrarier, elle leur laisse -ignorer pratiquement la grande et indispensable loi -du combat contre la mauvaise nature, et ainsi leurs -défauts se développent sans contrainte. Parfois le -père intervient pour augmenter le mal, en ouvrant -devant ces yeux trop curieux de dix ou douze ans, -sous prétexte de les habituer de bonne heure à la vie, -des spectacles qui souilleront leur imagination sans -fortifier leur volonté. L’un et l’autre, père et mère, -si facilement inquiets pour le moindre bobo du chéri, -oublieront trop souvent de se préoccuper des remèdes -spirituels que réclame la santé de sa jeune âme. Ainsi -élevé au foyer domestique, comment cet enfant subira-t-il, -au lycée, l’épreuve d’un milieu sans foi et sans -morale ? Ni sa raison ni son cœur n’y sont préparés, -et il est fort à craindre qu’il n’en sorte pas vainqueur.</p> - -<p>Donc, avant tout, si les familles chrétiennes veulent -rendre la préservation de leurs enfants possible dans -les lycées, il faudra qu’elles se préoccupent résolument -de leur donner sous le toit paternel une solide -instruction religieuse, une piété pratique, l’habitude -du devoir même pénible, et, parce que les leçons toutes -seules ne profitent guère, l’exemple d’une vie moins -commode, moins frivole, plus sérieusement chrétienne.</p> - -<p>Viendra le moment fatal où il faudra franchir pour -la première fois le seuil de l’établissement officiel. Il -est clair que les parents consciencieux ne se résoudront -qu’à la dernière extrémité et par nécessité absolue -à exposer leurs pauvres innocents aux dangers de -l’internat. S’ils ne peuvent les garder chez eux entre -les heures de classe, qu’ils tâchent de leur procurer -l’hospitalité dans une famille sûre, qui veillera à les -preserver de toute influence pernicieuse. Dans plusieurs -villes, des <i>maisons de famille</i>, dirigées par des -prêtres graves et dévoués, reçoivent déjà des groupes -plus ou moins considérables d’élèves, qui ne fréquentent -le collège ou le lycée que pour les cours et, le reste -du temps, travaillent, prient, se récréent, mangent -et dorment sous une surveillance paternelle. On multipliera -ces abris pour venir au secours des parents -embarrassés : ils rendront aux enfants quelque chose -de la famille absente et de l’ancienne éducation du -collège.</p> - -<p>C’est précisément ce qui se pratique en Allemagne. -Là, on ne connaît pas d’internat : tous les élèves des -gymnases habitent dans leur famille, ou chez des amis, -ou dans des pensions spécialement organisées pour -eux. Rien n’empêche de généraliser ce système en -France au profit des lycéens catholiques. A une condition -pourtant, qui est essentielle : c’est qu’on le -complétera, comme en Allemagne, par un ensemble -vigoureux de garanties disciplinaires et religieuses, -formulées au nom des autorités ecclésiastiques, loyalement -acceptées par les parents et les élèves, sauvegardées -par une ferme surveillance et par des sanctions -efficaces.</p> - -<p>Ici le rôle du clergé devient prépondérant. Il devra -exercer au dehors, sur les enfants dispersés dans la -ville, l’influence que les Pères spirituels exerçaient -dans l’intérieur des collèges : leur faciliter d’abord -par un service spécial la pratique régulière des sacrements — organiser -pour eux des catéchismes et des -conférences religieuses, afin d’affermir leur foi contre -l’incrédulité ambiante — les grouper en réunions -pieuses ou <i>congrégations</i>, pour leur donner la grande -force du soutien mutuel — leur fournir d’honnêtes -distractions au moyen de cercles ou de patronages — les -occuper à des œuvres de moralisation et de charité, -pour ouvrir un champ utile à leur besoin d’expansion -et pour orienter leur esprit et leur cœur vers -l’action sociale. Tout cela, d’ailleurs, existe chez nous -en maint endroit et ne demandera que d’être adapté -aux circonstances particulières<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Si l’on veut se documenter à fond sur cette question et sur beaucoup -d’autres qui préoccupent les esprits sérieux, inquiets pour notre avenir social -et chrétien, il faut consulter les publications supérieurement actuelles et pratiques -de l’<i>Action Populaire</i>, dont les bureaux sont établis à Reims, 5, rue -des Trois-Raisinets.</p> -</div> -<p>Ainsi préservés, bien encadrés et bien entraînés, les -plus faibles prendront du courage : les braves feront -des merveilles. Forts de leur union, ils sauront tous -faire respecter leurs croyances ; ils deviendront, en -dépit de l’Université, de vaillants chrétiens, et peut-être -la convertiront-ils, si elle est encore convertissable.</p> - -<hr /> - - -<p>Mais faut-il essayer de la convertir ? Grave question.</p> - -<p>Je réponds carrément : <i>Non</i>, si ce n’est comme les -catholiques allemands essayent de convertir le protestantisme, -en lui prouvant par des actes qu’ils n’ont -pas peur de lui et qu’il n’a à attendre d’eux aucune -concession de principe.</p> - -<p>Des concessions, les catholiques en ont fait assez et -trop : elles n’ont eu d’autre effet que de hâter l’étranglement -de nos dernières libertés. Dans le cas présent, -la seule concession qui leur reste à faire, serait -de livrer leurs enfants, pieds et poings liés, à un enseignement -corrupteur : ils n’en ont pas le droit. Leur -devoir rigoureux est de les encourager, de parole et -d’exemple, à observer envers leurs nouveaux maîtres -une attitude résolument défensive.</p> - -<p>On peut s’attendre à ce que l’Université, ou du -moins la partie la plus avancée de l’Université, s’emploiera -de tout son pouvoir à effacer la distinction -connue entre les <i>deux jeunesses</i> : l’une neutre, c’est-à-dire, -en réalité, sans croyance aucune, l’autre franchement -croyante. Commencera-t-elle par montrer -patte de velours, ou osera-t-elle immédiatement sortir -ses griffes ? Dans le premier cas, nos jeunes gens -feront bien de se défier des avances tant soit peu -louches et, tout en se montrant bons élèves et bons -camarades, de se tenir sur une grande réserve.</p> - -<p>Dans le second, sans prendre des airs de bravade, -ils sauront témoigner que la menace ne les touche -pas, de si haut qu’elle puisse venir, et ils avertiront -parents ou tuteurs de ce qui se passe. Ceux-ci aviseront -sans retard à faire respecter le droit de leurs enfants -à un traitement équitable et, si on ne leur rend -pas justice, ils en appelleront hardiment à l’opinion -publique par la voie de la presse. De même, chaque -fois que, dans l’enseignement ou la discipline, il se -produira un écart de quelque importance ou un scandale, -ils regarderont comme un devoir de crier au -loup. Ainsi surveillés de près et sûrs d’être rappelés à -l’ordre pour chacun de leurs errements, les professeurs -apprendront à s’observer et à observer les convenances -de leur charge.</p> - -<p>Mais, objecteront certains, ils seront peut-être tentés -de prendre leur revanche, quand arrivera le redoutable -moment des examens, en refusant le témoignage -obligatoire de satisfaction aux élèves cléricaux et en -leur fermant, du même coup, l’entrée des carrières de -l’État ?</p> - -<p>Il sera, je crois, possible de prévenir cet inconvénient. -L’Université n’aura aucun intérêt à compromettre -aux examens le succès des élèves intelligents -et travailleurs, les plus capables, les seuls capables -de faire honneur à son enseignement. Que nos jeunes -gens donnent l’exemple du travail consciencieux ; -qu’ils ne fournissent, de parti pris, à personne, un -sérieux sujet de plainte par leur conduite ; que dans -les compositions ils enlèvent les meilleures places ; -bref, qu’ils forcent l’estime de leurs nouveaux maîtres -en même temps que celle de leurs camarades, et ils -n’auront rien à craindre pour leurs examens.</p> - -<p>Que si, pourtant, l’athéisme officiel, s’obstinant -jusqu’au bout dans son abominable entreprise sur la -liberté des âmes, prétendait contraindre nos enfants -à opter entre les faveurs de l’État et une apostasie, -est-il besoin de dire ce que commanderaient le devoir -et l’honneur ? Il faudrait répondre par un souverain -mépris à ce pouvoir marchandeur de consciences et lui -rejeter en plein visage ses infâmes propositions.</p> - -<p>A voir comme on traite nos magistrats et nos officiers, -trop fiers pour lécher les bottes ou les bottines -ministérielles, est-ce que ces carrières sont donc aujourd’hui -si enviables ? Il en reste assez d’autres plus -sûres et plus indépendantes, le commerce, l’industrie, -l’agriculture, où l’intelligence et l’énergie de volonté -savent toujours trouver leur emploi et le succès. On y -trouve mieux encore : un bonheur tranquille, la liberté -de prier Dieu sans crainte des dénonciateurs, mille -occasions de rendre service à ses semblables, et aussi, -quand leur estime vous a porté aux assemblées électives, -le droit de parler haut aux tyranneaux officiels -et d’empêcher une partie du mal qu’ils voudraient -faire.</p> - -<p>Et ne pourrait-on pas dire aujourd’hui qu’en elles -réside l’âme de notre pays ? Si cela est, quelle noble -ambition pour un jeune homme au cœur bien né que -de contribuer pour sa part à moraliser cette âme, afin -qu’elle arrive quelque jour à secouer le joug odieux -qui pèse sur elle et à reconquérir ses vieilles destinées -chrétiennes !</p> - -<p>Pourquoi donc les Comités de défense religieuse -n’inscriraient-ils pas dans leurs statuts la protection -des jeunes chrétiens qui se destinent à ces carrières ? -Pourquoi ne profiterait-on pas des facilités qu’offre la -loi sur les associations pour fonder des syndicats, -ayant pour but spécial de favoriser les agriculteurs, les -commerçants et les industriels catholiques par tous -les moyens légaux, y compris certaines mesures d’exclusion ? -Puisqu’on nous met la paix à des conditions -inacceptables, pourquoi la chercher plus longtemps ? -Mieux vaut la guerre franche qu’une paix honteuse.</p> - -<p>Pardonne-moi : je n’ai pas trouvé le temps d’être -plus bref.</p> - -<p class="sign2">Ton frère,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p> - - -<p class="c gap">FIN</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="3"><span class="sc">Avant-propos</span></td> -<td class="r"><div><a href="#c0"><small>V</small></a></div></td></tr> -<tr><td colspan="4" class="c"><div>LETTRES DE RHÉTORIQUE</div></td></tr> -<tr><td class="i">Oct.</td> -<td class="r"><div>1-2.</div></td> -<td class="drap">Arrêt paternel. La grande sœur</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="6"> </td> -<td class="r"><div>7.</div></td> -<td class="drap">Internement : vue d’ensemble du collège</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c2">6</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>9.</div></td> -<td class="drap">Entrée en cour : premiers amis</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c3">8</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>10.</div></td> -<td class="drap">Classe : aperçu général</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c4">11</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>15.</div></td> -<td class="drap">Notes hebdomadaires</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c5">14</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>20.</div></td> -<td class="drap">L’ami Jean : premier sacrifice</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c6">16</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>22-27.</div></td> -<td class="drap">Troubles sur le devoir chrétien. Visite à l’aumônier</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c7">19</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Nov.</td> -<td class="r"><div>1-3.</div></td> -<td class="drap">Retraite et conversion</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c8">23</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="2"> </td> -<td class="r"><div>7-15.</div></td> -<td class="drap">Idées nouvelles sur la religion et l’éducation</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c9">26</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>24.</div></td> -<td class="drap">Les élèves</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c10">32</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Déc.</td> -<td class="r"><div>5.</div></td> -<td class="drap">Les supérieurs</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c11">36</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="2"> </td> -<td class="r"><div>14.</div></td> -<td class="drap">Les surveillants et les professeurs</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c12">39</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>22.</div></td> -<td class="drap">Le P. Spirituel : faute et réparation</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c13">45</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Janv.</td> -<td class="r"><div>4.</div></td> -<td class="drap">Visite de papa</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c14">49</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="3"> </td> -<td class="r"><div>10.</div></td> -<td class="drap">Les Rois Mages</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c15">54</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>16.</div></td> -<td class="drap">La comédie au collège</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c16">58</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>30.</div></td> -<td class="drap">Séance académique</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c17">61</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Fév.</td> -<td class="r"><div>12.</div></td> -<td class="drap">Les auteurs classiques : <i>lecture</i> et <i>prélection</i></td> -<td class="r bot"><div><a href="#c18">66</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="2"> </td> -<td class="r"><div>22.</div></td> -<td class="drap">Les jours gras : loterie et visite aux Petites-Sœurs</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c19">73</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>28.</div></td> -<td class="drap">L’infirmerie</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c20">78</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Mars.</td> -<td class="r"><div>8.</div></td> -<td class="drap">Concertation de la classe de quatrième</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c21">79</a></div></td></tr> -<tr><td> </td> -<td class="r"><div>15-26.</div></td> -<td class="drap">Le <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> ou la méthode d’enseignement des Jésuites</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c22">84</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Avr.</td> -<td class="r"><div>5-25.</div></td> -<td class="drap">Vacances de Pâques</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c23">101</a></div></td></tr> -<tr><td> </td> -<td class="r"><div>31.</div></td> -<td class="drap">Convention entre frère et sœur pour leur bien mutuel</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c24">108</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Mai.</td> -<td class="r"><div>5-10.</div></td> -<td class="drap">Consultation d’un ami troublé : le remède</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c25">113</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="2"> </td> -<td class="r"><div>13.</div></td> -<td class="drap">Le baccalauréat et le <i>chauffage</i></td> -<td class="r bot"><div><a href="#c26">118</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>22.</div></td> -<td class="drap"><i>Sabbatine</i> : Lettres et Sciences</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c27">124</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Juin.</td> -<td class="r"><div>2-6.</div></td> -<td class="drap">Première Communion. L’ami converti</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c28">131</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="4"> </td> -<td class="r"><div>18.</div></td> -<td class="drap">Compositions pour les prix et bains de rivière</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c29">137</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>22.</div></td> -<td class="drap">Les jeux au collège</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c30">142</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>27.</div></td> -<td class="drap">Souhaits de fête</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c31">148</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>30.</div></td> -<td class="drap">Les charges honorifiques</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c32">151</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Juil.</td> -<td class="r"><div>2.</div></td> -<td class="drap">Petite émeute au lycée</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c33">130</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="4"> </td> -<td class="r"><div>5.</div></td> -<td class="drap">Discipline du collège : pères et religieux</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c34">162</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>10-10.</div></td> -<td class="drap">Fête du P. Recteur : les <i>Anciens</i>, les jeux</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c35">172</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>15-22.</div></td> -<td class="drap">Scandale au lycée : impressions et remède</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c36">183</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>23.</div></td> -<td class="drap">La Congrégation</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c37">190</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Août.</td> -<td class="r"><div>2-5.</div></td> -<td class="drap">Le premier diplôme : récompense</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c38">197</a></div></td></tr> -<tr><td> </td> -<td class="r"><div>16.</div></td> -<td class="drap">Pélerinage à Lourdes</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c39">204</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Sept.</td> -<td class="r"><div>1.</div></td> -<td class="drap">Lettre du professeur</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c40">208</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="2"> </td> -<td class="r"><div>8.</div></td> -<td class="drap">Lettre du P. Spirituel</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c41">209</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>12.</div></td> -<td class="drap">Les vacances d’un ami</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c42">211</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Oct.</td> -<td class="r"><div>8.</div></td> -<td class="drap">Rentrée en Philosophie</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c43">216</a></div></td></tr> -<tr><td> </td> -<td class="r"><div>10-14.</div></td> -<td class="drap">Préfet de Congrégation et Président d’œuvre</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c44">218</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="4" class="c"><div>JOURNAL DE PHILOSOPHIE</div></td></tr> -<tr><td class="i">Oct.</td> -<td class="r"><div>15.</div></td> -<td class="drap">La logique</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c45">225</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="3"> </td> -<td class="r"><div>18.</div></td> -<td class="drap">Congé à la campagne</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c46">225</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>22.</div></td> -<td class="drap">Retraite annuelle</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c47">226</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>30.</div></td> -<td class="drap">Les Frères jésuites</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c48">227</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Nov.</td> -<td class="r"><div>1.</div></td> -<td class="drap">La fête des Morts</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c49">231</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="4"> </td> -<td class="r"><div>13.</div></td> -<td class="drap">Saint Stanislas Kostka</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c50">232</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>20.</div></td> -<td class="drap">Conférence des Anciens élèves</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c51">232</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>25.</div></td> -<td class="drap">Sainte Catherine, patronne des Philosophes</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c52">235</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>30.</div></td> -<td class="drap">Sortie du mois et comédie</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c53">235</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Déc.</td> -<td class="r"><div>3.</div></td> -<td class="drap">Saint François Xavier : causerie d’un missionnaire</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c54">238</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="6"> </td> -<td class="r"><div>6.</div></td> -<td class="drap">Saint Nicolas</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c55">238</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>8.</div></td> -<td class="drap">Congrégation des Anciens</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c56">238</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>25.</div></td> -<td class="drap">Fête de Noël et des Enfants pauvres</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c57">238</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>27.</div></td> -<td class="drap">Fête du professeur</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c58">240</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>28.</div></td> -<td class="drap">Les Innocents</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c59">241</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>30.</div></td> -<td class="drap">Résultats du premier trimestre</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c60">242</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Janv.</td> -<td class="r"><div>3.</div></td> -<td class="drap">Fêtes du jour de l’an</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c61">242</a></div></td></tr> -<tr><td> </td> -<td class="r"><div>7-25.</div></td> -<td class="drap">Maladie de cœur : un <i>chou</i></td> -<td class="r bot"><div><a href="#c62">243</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Fév.</td> -<td class="r"><div>5.</div></td> -<td class="drap">Vœux solennels d’un Père</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c63">246</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="2"> </td> -<td class="r"><div>13.</div></td> -<td class="drap">Réjouissances des jours gras</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c64">247</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>15-16.</div></td> -<td class="drap">Mort d’un condisciple</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c65">248</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Mars.</td> -<td class="r"><div>7.</div></td> -<td class="drap">Séance de Philosophie : le transformisme</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c66">251</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="3"> </td> -<td class="r"><div>19.</div></td> -<td class="drap">Visite aux Petites-Sœurs</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c67">255</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>25.</div></td> -<td class="drap">Réception d’un Congréganiste</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c68">256</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>30-31.</div></td> -<td class="drap">Jeudi saint et Vendredi saint</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c69">256</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Avr.</td> -<td class="r"><div>2.</div></td> -<td class="drap">L’<i>Alleluia</i> et les œufs de Pâques</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c70">258</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="3"> </td> -<td class="r"><div>15.</div></td> -<td class="drap">Dernière rentrée : préoccupations d’avenir</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c71">259</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>17-19.</div></td> -<td class="drap">Confidence d’un futur novice</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c72">260</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>24-30.</div></td> -<td class="drap">Conférence sociale au collège (M. de Mun)</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c73">264</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Mai.</td> -<td class="r"><div>7.</div></td> -<td class="drap">Revue militaire</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c74">266</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="2"> </td> -<td class="r"><div>17.</div></td> -<td class="drap">Promenade de faveur en montagne</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c75">268</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>28.</div></td> -<td class="drap">Conférence des <i>Anciens</i> sur <i>la jeunesse et ses détracteurs</i></td> -<td class="r bot"><div><a href="#c76">271</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Juin.</td> -<td class="r"><div>4.</div></td> -<td class="drap">Adieux aux Enfants pauvres</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c77">274</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="3"> </td> -<td class="r"><div>9.</div></td> -<td class="drap">Procession du Sacré-Cœur</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c78">276</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>13-18.</div></td> -<td class="drap">Retraite de fin d’études : vocation décidée</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c79">277</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>29.</div></td> -<td class="drap">Conversion de papa</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c80">281</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Juil.</td> -<td class="r"><div>4.</div></td> -<td class="drap">Fêtes du P. Recteur</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c81">283</a></div></td></tr> -<tr><td rowspan="2"> </td> -<td class="r"><div>16.</div></td> -<td class="drap">Fête des adieux en Congrégation</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c82">283</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>31.</div></td> -<td class="drap">Fête de saint Ignace : adieux au collège</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c83">284</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Mars</td> -<td class="r"><div>1903.</div></td> -<td class="drap"><i>Aujourd’hui</i></td> -<td class="r bot"><div><a href="#c84">286</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="4" class="c"><div><b>Appendice de la seconde édition</b><br /> -QUELQUES DIFFICULTÉS</div></td></tr> -<tr><td class="i">Juin</td> -<td class="r"><div>1903.</div></td> -<td class="drap">I. <i>Plongeon</i> et retour au bien après le collège</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c85">289</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Juillet</td> -<td class="r"><div>1903.</div></td> -<td class="drap">II. Causes des défections après le collège</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c86">296</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Août</td> -<td class="r"><div>1903.</div></td> -<td class="drap">III. <i>L’Idéal</i> et le <i>réel</i> dans l’enseignement</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c87">307</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="2"> </td> -<td class="drap">IV. Le principe religieux et la morale sociale dans l’éducation</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c88">313</a></div></td></tr> -<tr><td class="i">Avril</td> -<td class="r"><div>1904.</div></td> -<td class="drap">V. Le rapport Buisson sur la suppression de l’enseignement congréganiste</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c89">318</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="2"> </td> -<td class="drap">VI. Que faire pour sauver l’âme de nos enfants ?</td> -<td class="r bot"><div><a href="#c90">324</a></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap xsmall">Paris. — Imp. P. <span class="sc">Téqui</span>, 92, rue de Vaugirard.</p> - - - - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>EN PÉNITENCE CHEZ LES JÉSUITES</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. 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