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-The Project Gutenberg eBook of En Pénitence chez les Jésuites, by
-Pierre-Paul Brucker
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: En Pénitence chez les Jésuites
- Correspondance d'un lycéen
-
-Author: Pierre-Paul Brucker
-
-Release Date: July 22, 2022 [eBook #68591]
-
-Language: French
-
-Produced by: René Galluvot (This file was produced from images
- generously made available by the Bibliothèque nationale de
- France (BnF/Gallica))
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN PÉNITENCE CHEZ LES
-JÉSUITES ***
-
-
-
-
-
- PAUL KER
-
- En Pénitence
- chez
- les Jésuites
-
- CORRESPONDANCE D’UN LYCÉEN
-
- TROISIÈME ÉDITION
-
-
- PARIS
- PIERRE TÉQUI, LIBRAIRE-ÉDITEUR
- 82, RUE BONAPARTE, 82
-
- 1910
- Tous droits réservés.
-
-
-
-
-Ceci n’est pas un roman: c’est une histoire vécue.
-
-Je n’ai pas été élevé sur les genoux de la Compagnie de Jésus. C’est
-l’Université qui s’est appliquée la première à dégrossir ma jeune
-intelligence et à la former. Je lui sais gré de ses louables intentions.
-Mais la vérité m’oblige à dire que, si je vaux quelque chose, ce n’est
-pas à elle que je le dois. Je l’ai, bien qu’involontairement, quittée
-d’assez bonne heure pour avoir le temps de faire peau neuve sous une
-autre influence. Les pages qu’on va lire marquent les diverses phases de
-mon évolution.
-
-Elles sont d’un jeune homme qui dit, au jour le jour, ce qu’il a senti,
-ce qu’il a vu, et qui le dit sans arrière-pensée. J’aurais pu leur
-donner un tour moins juvénile, les corriger: je les aurais gâtées. Je
-les livre au public telles que je les ai retrouvées, un peu jaunies déjà
-par l’âge, dans des tiroirs longtemps oubliés. A une époque où le mot
-d’ordre est de courir sus aux Jésuites, ce témoignage primesautier d’un
-lycéen devenu leur élève pourra, sinon guérir les aveugles
-volontaires--miracle difficile--du moins ouvrir quelques yeux qui
-cherchent sincèrement la lumière.
-
-Il y a de par le monde des égarés intelligents qui, après avoir reçu
-chez les Jésuites, quelquefois pour l’amour de Dieu, le pain du corps et
-celui de l’âme, le leur ont, depuis, vilainement craché au visage. J’en
-appelle à ceux-là: ils ne sont pas sujets à caution. Qu’ils soient
-francs, et je les défie de me taxer d’exagération ou de mensonge.
-
-Néanmoins, on est tellement habitué dans certains milieux à regarder les
-Jésuites, qu’on n’a d’ailleurs jamais vus de près, comme des êtres à
-part, ténébreux, insaisissables, essentiellement retors et louches, que
-je ne me flatte pas outre mesure d’être cru sur parole. On dira que je
-suis un jésuite masqué. Il ne me restera qu’une ressource: c’est de
-répondre à ces incrédules: «Allez, une bonne fois, y voir vous-mêmes.»
-
-Il s’en trouvera peut-être qui auront assez de courage et de loyauté
-pour faire cet essai, quand les Jésuites seront rentrés chez eux--ce qui
-ne peut tarder bien longtemps, s’il est vrai, comme on le dit
-volontiers, qu’étant sortis par les portes, ils ont l’habitude de
-rentrer par les fenêtres.
-
-
-
-
-En Pénitence chez les Jésuites
-
-
-
-
-LETTRE 1
-
-A
-
-mon condisciple et ami Louis X., élève de Rhétorique au lycée de Z.
-
-1er octobre 187...
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Je t’annonce une nouvelle que tu ne voudras pas croire. J’y crois à
-peine moi-même... Hélas!
-
-Tu me connais de longue date et tu sais que, si je ne suis pas un
-mauvais cœur, sans me vanter, je n’ai jamais été un modèle de travail,
-de discipline et de sérieux. Ah, le _sérieux_! Voilà un mot qui
-m’horripile! On me le répète le matin, on me le répète le soir, on me le
-fait manger à toutes les sauces: j’en étouffe. Que diable! Je ne suis
-pas un bénédictin pour sécher sur des bouquins savants, ni un chartreux
-pour moisir en cellule et me nourrir de silence, d’eau claire et de
-pénitence. Je vais avoir seize ans; j’ai dans les veines du sang qui
-bout, dans la cervelle quelques idées pas plus sottes que d’autres, dans
-le cœur... Ma foi, est-ce qu’on sait, à nos âges, ce qu’on a dans le
-cœur? Tout, par le désir; en réalité, rien, rien que le vide, la faim,
-la soif d’un idéal qui est dans les étoiles, à des milliers de lieues...
-Oh! j’en pleurerais une journée!
-
-Mais tout cela ne t’apprend pas la chose étonnante, stupéfiante. La
-voici toute crue. Mon père vient de me déclarer qu’il me retire du lycée
-pour me mettre chez les Jésuites.
-
-Tu as bien entendu: CHEZ LES JÉSUITES. En pénitence, naturellement.
-
-A première vue, ça paraît monstrueux, n’est-ce pas? A la seconde, à la
-troisième, à la vingtième fois, c’est toujours pire. A la fin, c’est
-comme dans les romans, tu sais?--un tel saisissement de douleur
-inattendue que, ne pouvant pleurer, on se met à rire, comme à Charenton.
-
-J’en suis là, mon ami. Je n’ai fait aucune objection à mon père: ce
-qu’il veut, je sais qu’il le veut. Ma mère le regarde, me regarde et ne
-dit rien: je vois qu’elle attend l’œuvre du temps.
-
-A demain. Plains-moi.
-
-Ton malheureux ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-2. _Au même._
-
-2 octobre.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-La nuit porte conseil, dit-on: je ne m’en aperçois guère. J’en ai passé
-une horrible. Un cauchemar continu. Sur mon estomac je sentais les deux
-larges pieds d’un Jésuite, énorme comme un saint Christophe, qui avec la
-hampe pointue de sa lourde croix de procession me fouillait le cœur. Un
-autre m’étranglait avec un immense chapelet, roulé en forme de serpent
-autour de mon cou. Un troisième me grillait les pieds, comme au temps de
-l’Inquisition, pendant qu’une douzaine d’autres, jeunes et vieux, avec
-des grimaces de démon, dansaient autour de mon lit une sarabande
-insensée.
-
-Il paraît que j’ai crié au secours: ma mère est venue et, me trouvant la
-tête en feu, m’a mis des compresses qui ont peu à peu calmé la fièvre.
-Alors j’ai dormi tranquillement jusqu’à dix heures du matin. Au
-déjeuner, mon père me dit: «Tu as eu trop d’appétit hier soir; le régime
-des Jésuites te fera du bien: ils mangent peu au souper. C’est de
-l’hygiène bien comprise.»
-
-Remarque, mon ami, comme les résolutions arrêtées d’un homme changent
-ses opinions. Mon père n’aime pas plus que moi les Jésuites et, s’il les
-connaît, c’est par ouï-dire, sans être sûr de rien. Néanmoins, depuis
-qu’il a résolu de me livrer à eux, tu vas voir qu’il leur prêtera toutes
-les qualités qu’il désire trouver chez eux pour ma correction. Il entre
-dans l’aveuglement incurable--et moi, par le fait, j’entre dans la
-fatalité...
-
- * * * * *
-
-J’ai été interrompu dans ma chambre. Deux coups discrets à la porte.
-C’était ma sœur Jeanne, qui a ton âge, un an de plus que moi. Elle
-m’embrassa plus fort que d’habitude, en m’appelant son _petit Paul_.
-Cela me mit en défiance:
-
-«C’est maman qui t’envoie?
-
---Non, c’est moi qui viens te consoler.
-
---Vrai?
-
---Vrai.»
-
-Une petite larme perla au coin de ses yeux parfaitement limpides. Mon
-cœur fit un bond. Après un silence:
-
-«Tu as gros cœur, dit-elle, de ne pas rentrer au lycée?
-
---Oui, répondis-je péniblement.
-
---Tu avais là des amis?
-
---Plusieurs, un surtout: je lui écrivais, quand tu es entrée.
-
---Celui-là, je le connais; il est bon. Mais, les autres, l’étaient-ils
-tous?»
-
-Je la regardai avec quelque surprise: elle ne m’avait jamais encore fait
-cette question. Elle la répéta de sa voix la plus douce, et son œil
-scrutateur plongeait au fond du mien: il fallut répondre:
-
-«Bons... comme moi», fis-je un peu troublé. «Pourquoi cette question?
-
---Parce que, s’ils avaient été tout à fait bons, notre père n’aurait pas
-eu besoin de chercher pour toi un autre milieu. C’est leur faute, si
-l’on t’envoie chez les Jésuites.
-
---Mes amis actuels valent peut-être bien ceux que j’aurai.
-
---_Peut-être_ est le vrai mot; car nous n’en savons rien encore, ni toi
-ni moi. Tu vas en faire l’expérience, mon petit Paul, dans quelques
-jours: si elle réussit, tu seras moins malheureux.
-
---Et si elle ne réussit pas?
-
---Tu reviendras.
-
---Mais les élèves ne sont pas tout, repris-je. Il y a surtout les
-maîtres, que j’ai la tentation d’en voyer promener à tous les...
-
---Chut! Les connais-tu?
-
---Je les vois d’ici:
-
- _Hommes noirs, d’où sortez-vous?
- Nous sortons de dessous terre..._
-
-Si je te chantais le reste, tu serais édifiée sur leur compte.
-
---Mal édifiée, j’imagine. Chanson n’est pas raison. Il faut voir avant
-de juger.
-
---Jeanne, je te trouve aujourd’hui extraordinairement raisonnable.
-
---C’est que je souhaite très vivement, cher petit frère, que tu le sois
-toi-même, et que tu prennes du bon côté l’épreuve à laquelle tu vas être
-soumis. Dis, le veux-tu, pour faire plaisir à ta grande sœur qui t’aime
-bien? Me promets-tu d’accepter franchement ta situation, de ne pas
-donner du chagrin à maman et à moi, et d’être sage chez les Jésuites?»
-
-Qu’aurais-tu fait à ma place, mon ami? Je n’en sais rien. Moi, j’ai le
-cœur bête. Je me suis jeté en pleurant dans les bras de ma grande sœur
-Jeanne et je lui ai promis tout ce qu’elle a voulu.
-
-A ce propos, je vais te faire une confidence. Vois-tu, moi, avec le
-tempérament que j’ai, je ne me marierai jamais. La raison, c’est que, si
-j’avais une femme revêche, je la battrais comme plâtre, jusqu’à
-extinction; si j’en avais une comme ma sœur Jeanne, elle m’enroulerait
-autour de son petit doigt, et alors, adieu toute dignité! Or, je tiens à
-ma dignité.
-
-Il est vrai que j’aime follement ma sœur Jeanne, bien qu’élevée chez des
-nonnes par la volonté de ma sainte femme de mère, que mon père n’a
-jamais osé contrarier. Elle m’a empêché de faire plus d’une sottise,
-depuis que j’en suis capable. Ça vaut un peu de reconnaissance et je
-tiendrai la parole donnée: s’ensuivra que pourra.
-
-Nous partons après-demain pour la jésuitière. J’en ai froid dans le dos.
-Tu sauras dans quelques jours mes premières impressions.
-
-Adieu, mon ami; sois plus heureux que moi.
-
-PAUL.
-
-
-
-
-3. _Au même._
-
-H., le 7 octobre.
-
-
-Mon cher ami,
-
-Eh bien, j’y suis: c’est invraisemblable et pourtant vrai. Mais ce qui
-te paraîtra tout à fait drôle, comme à moi, c’est que--je ne sais
-comment te dire cela--je ne m’y trouve qu’à moitié mal. J’en suis
-furieux: j’espérais autre chose. Ces Jésuites ne sont pas si noirs que
-je croyais et je n’en ai pas vu un qui ait des pieds de bouc. Quant à
-leurs élèves, dame!... Tu sais que je n’oublierai jamais les camarades
-du lycée, et toi, d’abord, tu es hors de pair. Ceux-ci ont une tournure
-différente.
-
-Mais commençons par le commencement. Mon nouveau professeur, entre
-autres conseils, nous a recommandé hier de ne jamais _torcher_ nos
-lettres, quel qu’en soit le destinataire, par respect pour nous-mêmes et
-pour notre belle langue française. Je vais _m’appliquer_ sans me
-_torturer_, comme il nous disait encore. Tu vois que je deviens docile.
-
-Donc, il y a trois jours, mon père conduisit le malheureux mouton à la
-boucherie. Une belle boucherie, ma foi, et bien achalandée, à ce que
-j’ai vu depuis. Un long _frater_ en redingote noire nous ouvrit, avec un
-sourire qui disait clairement: «Encore un de pris au piège!» Vaste
-parloir très gai, sans nul doute pour narguer la tristesse des rares et
-courtes entrevues de famille, avec des bustes de grands hommes et des
-tableaux d’honneur pour les petits enfants sages... Mais en voilà un
-pour la rhétorique! C’est là-dessus que j’ai à me faire afficher pour le
-plaisir de ma sœur? Tout est prévu: les fiches blanches sont déjà prêtes
-dans leurs coulisses en ferblanterie dorée, qu’ils veulent faire passer
-pour de l’or.
-
-Arrive le _Père Recteur_, comme qui dirait le proviseur de l’endroit, un
-bel homme, air et tenue graves, rien d’administratif. Quand mon père me
-présenta à lui, son regard s’épanouit. Il me prit la main et, la sentant
-un peu trembler, il me baisa au front, comme un innocent:
-
-«Soyez le bienvenu, mon enfant, dit-il. Nous tâcherons de faire de vous,
-si vous le voulez bien, un élève meilleur encore que vous ne l’êtes
-déjà.»
-
-Rouerie jésuitique, pensai-je. Il sait parfaitement que je suis une
-manière de cancre: mon père le lui a écrit et va le répéter devant moi.
-C’est en effet ce qui eut lieu.
-
-Quand l’abatage fut fini, le Père Recteur dit simplement:
-
-«Monsieur, le passé est passé; personne ici ne le reprochera à votre
-fils. Il aura la réputation qu’il va se faire par ses actes, et je suis
-sûr qu’elle sera bonne: n’est-ce pas, Paul?»
-
-Ce ton et cette confiance dans ma bonne volonté future m’entrèrent dans
-le cœur, malgré moi. Je répondis, sans trop hésiter:
-
-«Oui, monsieur.
-
---Dites _mon Père_», reprit-il en souriant: «c’est le nom qu’on donne
-ici aux maîtres et qu’ils tâchent de mériter.»
-
-Je répétai docilement: «Oui, mon Père,»--et je sentis que le filet
-m’envahissait.
-
-On me présenta ensuite au _Père Préfet_ (c’est le censeur): il me plut
-moins que l’autre. Celui-ci personnifie le règlement: je m’en passerais
-volontiers. Pourtant il fut aimable et nous promena par tout
-l’établissement, nous expliquant tous les détails qui pouvaient nous
-intéresser, sans le fastidieux boniment auquel je m’attendais.
-
-La boîte n’est vraiment pas vilaine. Il y a de l’air et du jour partout,
-même dans les sous-sols, où se trouvent les réfectoires. Les classes,
-les études sont spacieuses, les murs peints en couleur claire. La
-monotonie des longs corridors est égayée par des statues, par de jolies
-gravures historiques, militaires, artistiques, qui en font de véritables
-galeries. Dortoirs d’une propreté irréprochable, cirés, hauts et larges,
-avec des lavabos et des sommiers perfectionnés. Mais pas d’alcôves: les
-lits, à distance convenable, sont en vue les uns des autres. Le Père
-Préfet nous dit: «C’est pour apprendre aux enfants à se respecter, et
-l’air circule plus librement.» J’aurais préféré un coin fermé, pour
-pouvoir pleurer à mon aise» Mais il faut bien se plier. D’ailleurs,
-depuis trois jours que je fais comme tout le monde, l’habitude vient.
-
-Je sens qu’elle viendra pour bien d’autres choses, dont je n’avais pas
-idée jusqu’à présent. C’est comme si j’avais changé de pays. A plus tard
-le reste. Je te serre la main.
-
-Ton ami toujours,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-4. Au même.
-
-9 octobre.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Ta lettre de condoléance, qui m’a tortillé le cœur, me prouve que je
-n’ai pas encore le pied aussi marin que je croyais. Oui, c’est l’exil;
-oui, c’est une vie nouvelle à apprendre; oui, c’est rude par moments.
-Mais déjà je n’ose plus trop parler de mon malheur. Pourquoi? Écoute la
-suite de mes débuts.
-
-Quand on m’eut indiqué ma place à l’étude et au dortoir, mon père me dit
-que j’aurais mauvaise grâce à ne pas être satisfait, qu’il l’était, lui,
-pleinement, et qu’il comptait sur moi. Après quoi, il m’embrassa et
-partit. La dernière amarre était coupée; je revins du parloir le cœur
-serré à m’étouffer, et je lus devant moi, en l’air, écrite avec des
-lettres de feu, la terrible inscription du Dante:
-
- _Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate[1]!_
-
- [1] Laissez toute espérance, vous qui entrez!
-
-La portion d’enfer où l’on me conduisit d’abord, ce fut la cour de
-récréation. Une quinzaine d’élèves déjà rentrés y causaient entre eux,
-groupés autour d’un surveillant en soutane. J’eus un frisson, en me
-rappelant comment j’avais été accueilli, lors de mon entrée au lycée,
-par mes camarades de cinquième: la connaissance s’était faite à coups de
-poing et à coups de pied, aussi généreusement donnés que vivement
-rendus, et je ne fus sauvé d’une déconfiture complète que par
-l’intervention compatissante d’un vieux camarade dont tu sais le nom. Je
-t’en reste reconnaissant. Ici, qu’allait-il m’advenir, à moi lycéen?
-
-Le surveillant s’avança:
-
-«Paul Ker, élève de rhétorique», lui dit le Père Préfet, qui
-m’accompagnait. «Ayez soin de lui; ce sera un de vos bons élèves.»
-
-Le surveillant me tendit la main et me mena au groupe:
-
-«Un nouveau rhétoricien», dit-il. «Qui se charge de le piloter?
-
---Moi, moi», répondirent deux des plus jeunes, qui me prirent chacun
-sous un bras, sans façons. «Allons faire un tour de promenade. Tu sais,
-nous en sommes aussi, de la _rhéto_: une classe de bons enfants, tu vas
-voir, et un _chic_ professeur. Tu ne t’ennuieras pas.»
-
-J’étais ahuri de cet accueil inattendu, mais me laissai aller.
-
-«D’où viens-tu?» me dit l’un.
-
---De tel endroit.
-
---Un collège de prêtres?
-
---Non, de laïques.
-
---Alors, tu seras mieux ici.
-
---Es-tu fort?» demanda l’autre.
-
---Ça dépend.»
-
-Et nous voilà partis à causer, à tort et à travers, de nos études, de
-nos espérances, de nos craintes pour l’avenir, comme si nous nous étions
-toujours connus. De temps à autre, l’un des deux se détachait pour aller
-serrer la main d’un nouvel arrivant, qu’il amenait ensuite avec lui. En
-moins d’une heure, j’avais fait vingt-cinq connaissances et j’étais de
-la famille.
-
-J’ai entendu parler quelquefois de l’_esprit de corps_ qui règne chez
-les Jésuites: si leurs élèves l’entendent de cette façon-là, je ne m’en
-plaindrai point. Tu conviendras qu’elle est plus encourageante que celle
-de mes anciens camarades de cinquième.
-
-Le soir de la rentrée, je soupai bien, je ne dormis pas mal, et comme on
-se leva tard, ce premier jour scolaire, et que le soleil entrait à flots
-joyeux par les grandes fenêtres, je faillis oublier que j’étais en
-prison.
-
-Dans la matinée, messe du Saint-Esprit et sermon. J’avais un peu
-désappris mes prières et me suis trouvé dépaysé dans un milieu qui me
-parut assez dévot, trop dévot. Il y a là un point noir, qui m’inquiète:
-les Jésuites respecteront-ils ma liberté de conscience?
-
-Ce soir-là et le lendemain matin, compositions de passage. J’ai trimé
-comme un nègre. Tu comprends que mon honneur est engagé à ce que,
-n’ayant pas été tout à fait dernier de classe au lycée, je ne le sois
-pas ici. J’ai peur que les études ne soient fortes. Si je dois être
-remercié, je ne voudrais pas l’être pour crime de bêtise.
-
-Adieu, Louis.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-5. _Au même._
-
-10 octobre.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Je suis définitivement reçu en rhétorique; c’est un gros pavé de moins
-sur le cœur. J’avais une peur bleue de descendre en humanités: outre
-l’humiliation, cette dégringolade eût amené un changement de division et
-la perte de mes premiers camarades, qui, décidément, sont de braves
-garçons.
-
-Ils ne m’ont pas trompé en me disant que j’aurais un _chic_ professeur.
-_Chic_, il l’est, d’abord, parce qu’il a bien voulu me garder dans sa
-classe. Il faut que je te raconte, puisque je veux te raconter tout,
-comment la chose s’est faite.
-
-Il y a ici, et, paraît-il, dans tous les collèges des Jésuites, un usage
-qui n’a rien de correspondant au lycée et qui suffirait à mettre un
-abîme entre mes anciens professeurs et ceux-ci. Chaque jour, pendant
-l’étude de onze heures à midi, le corridor qui longe les salles d’étude
-se transforme en salle des pas-perdus. Les professeurs viennent frapper
-à la porte et, par l’entremise de l’élève portier, gros personnage
-aimable et discret, appellent tour à tour leurs élèves, surtout les plus
-faibles, et, tout en arpentant avec eux le parquet, revoient les copies,
-font rendre compte des fautes, donnent des conseils appropriés à chacun,
-quelquefois un reproche qui, fulminé en pleine classe, aurait été trop
-mortifiant, et puis les renvoient à leur travail, joyeux ou contrits,
-toujours encouragés à mieux faire.
-
-Le lendemain de nos compositions de passage, assis à mon pupitre,
-j’observais depuis quelque temps ce va-et-vient, et cherchais à en lire
-la signification sur la physionomie diversement émue de ceux qui
-rentraient, quand on vint aussi m’appeler. Mon professeur était là, qui
-me demanda tout d’abord si je ne m’ennuyais pas trop, puis si j’étais un
-travailleur. Comme, à cette dernière question, je répondais d’un ton que
-ma conscience rendait assez mal assuré, il me dit:
-
-«Je ne sais si, dans vos deux compositions de passage, vous avez donné
-tout ce que vous pouviez. La composition française témoigne d’une
-certaine facilité: les deux autres sont faibles.»
-
-Je me crus perdu; il le vit dans mes yeux, qui durent se troubler. Son
-regard se fixa sur moi durant quelques secondes, comme pour sonder mes
-dispositions; puis il me demanda:
-
-«Seriez-vous content de rester en rhétorique?»
-
-Deux grosses larmes répondirent pour moi.
-
-«Et si je vous garde, me promettez-vous de ne pas m’en faire repentir?
-
---Oui, mon Père.
-
---Eh bien, mon enfant, vous resterez avec moi. J’accepte votre parole:
-souvenez-vous que c’est une parole d’honneur.»
-
-Je le remerciai, comme tu penses bien. Il m’indiqua les défauts et les
-lacunes de mes compositions, me dit sur quoi devait porter mon effort et
-me promit, à son tour, de m’aider dans la mesure de ma bonne volonté.
-
-Ai-je besoin d’ajouter que je revins à ma place heureux, disposé à tout
-et conquis? Avec ces procédés-là, renouvelés de ma sœur Jeanne, on fera
-de moi ce qu’on voudra. C’est vrai que j’ai le cœur bête... Mais je suis
-bien content, tout de même, d’être en _rhéto_.
-
-N’ayant vu que les classes du lycée, tu ne te figures pas ce qu’est la
-mienne. Je ne veux pas établir de comparaison; tu la feras tout seul.
-
-D’abord, notre professeur parle et nous écoutons. Cela me paraît
-maintenant élémentaire; mais tu sais ce qui en était, l’an dernier,
-quand notre pauvre professeur de seconde, myope plus ou moins
-volontaire, parlait des heures durant à nos dos, tandis que nous jouions
-sur le banc au piquet ou à l’écarté. Mon professeur n’est même pas
-licencié, dit-on; c’est, évidemment, parce qu’il n’a pas voulu l’être,
-car il est de force à en remontrer à n’importe qui. Mais ce qui me
-charme, c’est qu’avec toute sa science, dans tout ce qu’il dit, il n’y a
-pas un mot pour faire valoir sa personne, mais, au contraire, une
-évidente et constante préoccupation de se faire parfaitement comprendre,
-de nous introduire au cœur des choses, de nous y intéresser. On sent que
-nous ne sommes pas là pour lui créer un auditoire, mais qu’il y est pour
-nous instruire, et que, dans ce but, il met en œuvre toutes les
-ressources de son esprit, sa profonde connaissance des jeunes gens et
-une méthode rigoureuse. Quand il a fini de parler, vient le tour des
-élèves. La classe est divisée en deux _camps_, où chaque élève a son
-numéro d’ordre selon son mérite. Quand l’un d’entre nous est désigné par
-le professeur pour répéter la leçon qu’on vient d’entendre, avec lui se
-lève dans le camp opposé son _émule_, qui l’écoute attentivement, guette
-la moindre erreur, et, dès qu’elle se produit, la relève vigoureusement.
-A son tour, il est invité à parler et devra se garantir contre les mêmes
-corrections. Quelquefois, au défaut de l’émule, c’est un autre soldat du
-camp adverse qui reprend, toujours avec permission du professeur.
-Lorsque, parfois, un malheureux laisse échapper une bourde trop forte,
-vingt doigts indignés se lèvent pour demander à la redresser. D’autres
-fois, il y a reprise à faux; alors la riposte ne se fait pas attendre,
-suivie souvent d’une contre-riposte et d’un véritable feu croisé
-d’artillerie littéraire, auquel un geste du maître impose silence, pour
-dire de quel côté est le bon droit et la vérité.
-
-On me dit que ce système d’émulation, pratiqué chez les _grands_ avec
-une modération relative, est poussé dans les classes inférieures à un
-degré où l’animation touche à la férocité, et je n’ai pas de peine à le
-croire, quand, à certains beaux jours où les fenêtres sont ouvertes,
-j’entends les cris de victoire que lancent, au fort d’une bataille sur
-la grammaire latine ou grecque, nos cadets de cinquième ou de sixième.
-La première fois, j’avais cru à une petite révolution!
-
-Le fait est qu’on ne dort pas en classe, et qu’à ce fourbissage l’esprit
-le plus rouillé peut gagner un certain lustre. Espérons que je n’arrive
-pas trop tard.
-
-Adieu, Louis. C’est ma dernière lettre un peu longue; demain on commence
-à piocher en règle.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-6. _Au même._
-
-15 octobre.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Mais oui, je suis bavard, très bavard, et pas seulement avec toi. La
-preuve, c’est que je viens de m’entendre proclamer solennellement par le
-P. Préfet, du haut de la chaire d’étude, devant toute la division, qui
-admirait jusqu’à présent ma sagesse exemplaire, un premier Æ de
-conduite, pour avoir dit trois mots... par jour à mon voisin. Mais tu ne
-sais peut-être pas ce que c’est qu’un Æ. Voici:
-
-Les notes de semaine, ici, sont une affaire d’État. On en tremble huit
-jours d’avance, et même de plus loin, quand il s’agit de sorties; car
-n’a pas de sorties qui veut, il faut qu’elles soient méritées. Tout ici
-se paye, le bien par des faveurs, le mal par des privations. Cela peut
-devenir désagréable; mais, au fond, c’est justice.
-
-Or, chaque semaine, on a droit à quatre notes: deux d’application, pour
-l’étude et pour la classe; deux de conduite, pour l’ordre général et
-pour la classe. Elles s’expriment, non point par des chiffres, mais par
-des lettres; il paraît que c’est moins brutal et plus commode. A, c’est
-_très bien_; E, _bien_; I, _médiocre_; O, _mal_; U, la porte. Mais, par
-miséricorde pour la pauvre nature humaine, et pour qu’on ne dégringole
-pas trop vite la redoutable échelle, on a jésuitiquement (morale
-relâchée!) inventé des échelons intermédiaires par voie de combinaison:
-Æ, _presque très bien_; EI, _passable_; IO, _presque mal_; OU, le seuil
-de la porte. Les deux dernières notes OU, U, ne se voient jamais; les
-quatre A représentent la perfection--et la sortie de faveur tous les
-quinze jours.
-
-Je commence par une chute; c’est humiliant. Par bonheur, on me dit que
-le premier Æ se pardonne, s’il est réparé durant les trois semaines
-suivantes par une série d’A sans mélange[2].
-
- [2] On voit que les Jésuites ont appliqué la loi Bérenger avant
- qu’elle fût votée.
-
-On avait mis ce voisin d’étude à côté de moi pour aider ma bonne
-volonté; mais je lui ai demandé un peu trop souvent ses bons conseils,
-et s’il n’était pas connu pour un roc de vertu, je l’aurais entraîné
-dans mon malheur. Cela demande réforme. Il s’appelle Jean et mérite
-toute ton estime. C’est l’un des deux qui m’ont piloté le premier jour,
-un congréganiste... Tu me demandes ce que c’est qu’un congréganiste?
-Attends que je le sache moi-même; je ne puis pas te dire tout à la fois.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-7. _A ma sœur Jeanne._
-
-20 octobre.
-
-
-Chère sainte Jeanne,
-
-Au reçu de cette lettre, que tu ne montreras pas à maman, tu iras dans
-la remise qui touche au pigeonnier. Tout dans le fond, à droite, en
-cherchant un peu, tu trouveras une pierre assez large en forme de dalle.
-Tu la soulèveras doucement, pour ne pas te faire mal, et, dessous, dans
-une boîte, tu verras un certain nombre de petits volumes bleus à cinq
-sous. Ne les ouvre pas, chérie: c’est du poison, fabriqué par un serpent
-à tête de singe, nommé Voltaire. Je serais au désespoir qu’ils te
-fissent la centième partie du mal qu’ils m’ont fait. Tu les prendras et
-tu les brûleras avec soin, pour qu’il n’en survive pas un feuillet.
-Avant de partir pour les Jésuites, j’avais détruit tous mes autres sales
-bouquins; ceux-là, qui m’avaient beaucoup amusé, parce qu’ils renferment
-un esprit du diable, j’ai eu la faiblesse de les réserver pour les
-prochaines vacances. Mais je n’en veux plus; tu vas savoir pourquoi.
-
-J’ai trouvé ici un camarade qui s’appelle Jean, comme tu t’appelles
-Jeanne. C’est un fait exprès, évidemment, et ce qui le prouve, c’est
-qu’il te ressemble trait pour trait, j’entends au moral. Il est dévot,
-mais bon dévot, un dévot aimable, joyeux, franc comme l’or et pur comme
-de l’eau de roche. Je ne l’ai pas confessé, mais ces choses-là se
-voient. Le fait est qu’il m’a charmé et que, rien qu’à me voir en sa
-compagnie, je me sens devenir meilleur.
-
-L’autre jour, durant une promenade où je me trouvais avec lui et un de
-ses amis, la conversation tomba sur ce Voltaire. On discuta ses mérites.
-Jean accorda tout ce que je voulus pour sa gloire littéraire, mais fut
-intraitable sur _son impiété hypocrite et immorale_. Je lui demandai ce
-qu’il penserait d’un jeune homme de notre âge qui se plairait à ses
-œuvres; il me répondit qu’il le plaindrait et qu’en tout cas, il ne
-voudrait à aucun prix de son amitié. J’objectai:
-
-«Mais tu ne les as jamais lues!
-
---Dieu merci, non; mais je sais de bonne source qu’elles sont l’arsenal
-où tous les ennemis de la religion cherchent leurs armes, et qu’elles
-sont condamnées par l’Église. Pour un catholique, cela suffit.»
-
-Et voilà. Comme je tiens médiocrement au titre de païen et beaucoup, en
-revanche, à l’amitié de Jean, flûte soit de Voltaire!
-
-Je sais, d’ailleurs, que Jean, avec toute son intransigeance, a raison
-quant au fond.
-
-Si pourtant ma commission te causait de la peine, sœur chérie, il
-faudrait me le dire: on pourrait s’arranger pour sauver ces pauvres
-papiers... Mais je suis trop sûr et trop content de te faire plaisir. Tu
-vois que je commence à tenir la promesse que tu m’as extorquée. Pourvu
-que ça ne me mène pas trop loin! Parce que Jean et toi vous êtes deux
-perfections, il ne s’ensuit pas que je doive en être une troisième. Ne
-prie pas trop pour moi: je t’aime assez sans cela.
-
-Ton POPOL.
-
-
-
-
-8. _A mon ami Louis._
-
-22 octobre.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Tu me demandes, par manière de mauvaise plaisanterie, si j’ai endossé la
-soutane. Non, je porte une veste marine à col de velours, avec deux
-superbes rangées de boutons dorés--uniforme très simple, de bon goût et
-plus commode que ta tunique, mais pas assez long pour justifier le titre
-de jésuite.
-
-Et pourtant, mon bon, tu sauras qu’à certains moments cette veste marine
-me fait l’effet de la robe de Nessus, cette robe empoisonnée qui entrait
-dans la peau du malheureux Hercule et qu’il ne pouvait plus arracher à
-la fin qu’avec des lambeaux de sa chair. Ce n’est pas qu’on me torture
-ici. On exige l’ordre, le silence, la discipline, la bonne tenue
-partout; mais on l’exige paternellement, et les élèves auraient mauvaise
-grâce à regimber contre une autorité qui s’impose par la simple force de
-la raison et du devoir.
-
-Mais qu’est-ce que le _devoir_? Là, mon ami, est le _hoc_, le tournant
-décisif, le cap des tempêtes. Y a-t-il pour moi un devoir en dehors du
-devoir chrétien? Et le devoir chrétien est-il divisible? Peut-on en
-prendre et en laisser--ou est-ce un bloc qu’il faut charger tout entier
-sur ses épaules?
-
-Au lycée, jamais ces idées-là ne m’ont préoccupé. J’allais au hasard de
-l’impression, du caprice, comme une barque mal gouvernée, chassant
-devant la brise, évitant les gros écueils, traînant sur les bas-fonds.
-Cette vie sans but et sans règle commence à me peser singulièrement.
-Tout autour de moi j’ai des camarades qui, certes, n’ont rien à m’envier
-et dont plusieurs me dépassent de beaucoup par l’éducation, la fortune,
-l’intelligence: je les vois obéir avec une simplicité d’enfant à toutes
-les exigences du règlement, travailler avec conscience et entrain,
-toujours maîtres d’eux-mêmes, toujours joyeux, comme s’ils n’avaient
-rien à regretter ou à désirer. Et pourtant ils ont leurs passions, mes
-passions! Il y a des moments exceptionnels où elles se trahissent par
-l’effort qu’ils s’imposent pour les maintenir.
-
-Ce spectacle me remue parfois profondément, et je suis bien obligé de
-m’avouer à moi-même qu’ils ont seuls la plénitude de la vie, la clef du
-bonheur intime, tandis que mes facultés se meuvent dans le vide, comme
-les longs bras d’un moulin à vent qui n’a rien à broyer. Où mes
-camarades prennent-ils ce courage du devoir joyeux?
-
-Toujours à toi,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-9. _Au même._
-
-23 octobre.
-
-
-Mon cher ami,
-
-J’ai la réponse à la grave question qui terminait ma dernière lettre: je
-la tiens du P. X***, qui est l’aumônier de la division des grands. Je te
-dirai tout. Tu n’es pas un _bigot_, oh! non; mais tu n’es pas non plus
-un impie. Moi, en ce moment, je serais bien embarrassé de me définir...
-Une bouteille à encre!
-
-Voyons, que je reprenne le fil de mon récit. Donc, hier, dans l’état
-d’âme pénible où je t’ai dit que j’étais, je fus appelé pour la première
-fois chez le Père X***. Mes voisins, les anciens, y étaient allés l’un
-après l’autre, dès les premiers jours,--«pour se remonter l’horloge», me
-disait l’un d’entre eux. La chose se fait très simplement. Quand l’élève
-facteur passe dans l’étude (car il y a un service postal organisé pour
-la correspondance des élèves avec les maîtres), on glisse dans sa boîte
-un billet, par lequel on demande à être appelé. Il n’y a que les
-aumôniers et les supérieurs qu’on ait le droit d’aller voir dans leur
-chambre.
-
-J’entrai assez inquiet, comme tu peux le penser, et parfaitement résolu
-à ne pas me laisser confesser. A ma grande surprise, il ne fut pas
-question de cela. Le Père m’accueillit comme avaient fait et le Père
-Recteur et mon professeur, avec une gravité simple, affectueuse, mais
-laissant percer davantage le prêtre. Il s’informa très aimablement de ma
-santé, de mes difficultés d’acclimatation, de mes succès, me demanda si
-j’avais trouvé de bons amis et si j’étais bien avec tous mes maîtres,
-m’encouragea en quelques mots paternellement fermes à continuer de
-remplir mon devoir en jeune homme raisonnable et chrétien.
-
-Je ne sais comment je me laissai aller à lui dire que je voulais bien
-être raisonnable, mais que, d’être chrétien, cela me gênait davantage.
-Cet aveu me valut encore un de ces regards déconcertants, comme ils en
-ont tous, qui font penser qu’ils vous lisent au fond de l’âme. Je dus
-rougir un peu:
-
-«Vous croyez donc, mon fils, qu’il y a bien loin d’un garçon raisonnable
-à un bon chrétien?
-
---Je le crains.
-
---C’est une erreur: il n’y a qu’un pas, et ce pas, vous le ferez, s’il
-n’est pas fait, parce que vous me semblez homme à marcher droit.
-D’autres, parmi vos camarades, l’ont fait avant vous et ne sont
-aujourd’hui parfaitement raisonnables que parce qu’ils sont résolument
-chrétiens.
-
---Je vois bien de qui vous parlez; ils m’étonnent assez, tous les jours.
-On dirait que rien ne leur coûte ni ne leur pèse. Comment font-ils?
-
---Mon enfant, ils aiment leur devoir parce qu’ils aiment le bon Dieu et
-qu’ils prient.
-
---Je ne sais pas prier et je ne connais guère le bon Dieu.
-
---Est-ce que vous n’avez pas fait votre première communion?
-
---Mais si; je l’ai même bien faite: je m’en souviens quelquefois à la
-chapelle.
-
---Et vous étiez heureux, en ce temps-là?
-
---Comme je ne l’ai plus jamais été depuis.
-
---Il dépend de vous, mon cher enfant, que ce passé redevienne le
-présent. Mais, écoutez-moi bien: ce changement doit se faire dans la
-pleine liberté de votre raison et de votre cœur. Vous êtes d’âge à
-réfléchir et à vous déterminer, non point par pur sentiment, mais par
-conviction raisonnée. Dans quelques jours, la retraite annuelle de
-rentrée vous fournira l’occasion de vous étudier, de chercher ce qui
-vous manque et de faire en connaissance de cause votre choix libre et
-définitif. Jusque-là, soyez simplement raisonnable; si vous ne pouvez
-encore prier, je le ferai pour vous. Et s’il vous arrive des ennuis,
-revenez causer avec moi. Est-ce convenu?»
-
-Je le promis, sans peine, et il me sembla que je sortais le cœur plus
-léger, quoique sans absolution.
-
-Mais j’attends cette terrible retraite.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-10. _A ma sœur Jeanne._
-
-27 octobre.
-
-
- _Jeanne, ma sœur Jeanne, ne vois-tu rien venir?_
-
-Je tremble sous le grand coutelas d’un Barbe-Bleue nouveau genre, et si
-quelqu’un ne vient à mon secours, je suis un homme fini! Mais ne viens
-pas, toi; tu n’y gagnerais que d’être immolée de la même arme. Elle ne
-respecte, dit-on, ni l’âge ni le sexe, ni rien ni personne. Celui qui la
-brandit est un Jésuite, et il commence demain ses lugubres opérations au
-collège sous forme d’une _Retraite_.
-
-Comprends-tu cela? Vois-tu ton petit frère, le _potache_, écoutant dans
-un profond recueillement, durant trois longs jours, une bonne douzaine
-de sermons, d’une heure chacun, sur la mort, l’enfer et autres sujets
-tout aussi récréatifs, qui lui reviendront la nuit en cauchemars
-effroyables?
-
-Mais cela, ce n’est pas le pire. Le vois-tu obligé, pour faire comme
-tout le monde, d’aller se jeter aux pieds du Père Barbe-Bleue et de lui
-raconter par le menu toutes ses petites fredaines, voire même les
-grosses, s’il y en avait par hasard, et de s’en repentir à fond, et de
-lui promettre, dorénavant, de s’encapuchonner dans la pratique de toutes
-les vertus? Qui sait? Il va peut-être m’ordonner, sous peine d’éternelle
-damnation, de prendre le froc pour l’expiation de mes péchés et pour le
-salut de mon âme noire! Tout est possible, et je ne me sens rien moins
-que rassuré.
-
-Mais peut-être ai-je tort. Jean ton semblable se moque de moi, lorsque
-je lui parle de mes craintes, et me répond: «Eh bien, quoi? Tu te
-confesseras: ce sera l’affaire d’un quart d’heure, au plus, et après tu
-seras heureux pour des années.» J’ai quelquefois envie de le croire sur
-parole. Qu’en penses-tu, petite sœur? Car, il faut bien que je te le
-confesse avant de me confesser à ce Père missionnaire, depuis que je
-vois tant de gens heureux autour de moi, je me trouve par moments le
-plus malheureux des hommes de ne pas leur ressembler, parce que je sens
-très bien qu’ils sont dans le vrai et moi dans la... crotte.
-
-Chère petite sœur, tu es une bonne âme. Je t’ai écrit l’autre jour ne ne
-pas trop prier pour moi; j’étais un sot. Durant ces trois jours, va te
-mettre le plus souvent que tu pourras devant la Vierge dont je t’ai fait
-cadeau et demande-lui pour moi, à deux genoux, tout ce que ton cœur
-aimant et pur t’inspirera. Ce ne sera jamais trop.
-
-Cette lettre-ci, tu peux la montrer à maman. Qu’elle prie avec toi pour
-son mauvais garnement de Paul, afin qu’il se... _convertisse_. Le mot
-est lâché, il me soulage. Je vous ai souvent fait de la peine; je
-voudrais mériter votre pardon.
-
-Aimez-moi encore un peu.
-
-Votre PAUL.
-
-
-
-
-11. _A ma mère et à ma sœur._
-
-1er novembre.
-
-
-A quoi sert de vous écrire séparément, puisque, d’après l’aveu de
-Jeanne, vous me trahissez l’une à l’autre, à qui mieux mieux? Où vais-je
-désormais porter mes secrets?
-
-J’en ai un bon à vous dire, aujourd’hui, et tellement extraordinaire que
-vous ne voudriez peut-être pas y croire, si un autre vous le disait;
-mais moi, vous le savez, je ne mens pas: c’est ma seule vertu.
-
-Écoutez une histoire: elle ne sera pas longue.
-
-Il y avait une fois une grosse chenille qui faisait peur à voir, tant
-elle était laide et lourde et velue et goulue. Un beau soir, elle se mit
-en chrysalide, c’est-à-dire dans une espèce de boîte à métamorphoses.
-Elle y resta trois jours. Et, le quatrième jour, devinez ce qui en
-sortit...
-
-Un gros papillon, pensez-vous?
-
-Nenni. Il en est sorti un _Jésuite_.
-
-J’ai jeté bas le vieil homme, qui était une loque; on m’a revêtu d’un
-habit neuf, immaculé, et je le garderai tel, s’il plaît à Dieu.
-
-Vous avez bien prié, maman; tu as bien prié, Jeanne. Je vous en remercie
-et je suis bien heureux, de mon bonheur et du vôtre. Embrassez-vous pour
-moi. Je regrette de ne pouvoir glisser mes deux joues entre vos deux
-bouches; mais vous viendrez me voir, pour voir si vous me reconnaîtrez.
-
-Dieu soit béni!
-
-Votre PAUL, qui vous aime dix mille fois.
-
-Le redouté P. Barbe-Bleue, à qui je me suis confessé, a été pour moi bon
-comme du pain frais. Tu feras bien, Jeanne, de le retenir d’avance pour
-quand tu commettras ton premier gros péché. C’est un homme qui ne paye
-pas de mine, qui est voûté, qui n’a pas de voix, qui tousse et qui
-prise; mais il a le Saint-Esprit. Il se nomme le P. X...
-
-
-
-
-12. _De ma mère et de ma sœur._
-
-3 novembre.
-
-
-Cher enfant bien aimé,
-
-Oui, que Dieu soit béni! Tu ne sauras jamais combien ce mot, et ta
-lettre, et la nouvelle de ta _conversion_ m’ont fait de plaisir et de
-bien. Il me semble que le bon Dieu t’a donné à moi une seconde fois. Et
-c’est un peu la vérité, puisque l’ancien Paul a disparu et que mon Paul
-d’aujourd’hui n’a plus gardé de son passé que son cœur filial, épuré et
-transfiguré par l’innocence reconquise, par l’amour de son Créateur et
-par la volonté de lui être désormais fidèle à travers tout.
-
-Je ne te dirai pas, Paul, le nombre des larmes que m’a coûté ton âme et
-je ne t’en reparlerai plus jamais: qu’importe maintenant? Elles sont
-mille fois rachetées par celles de ce matin, les plus douces de ma vie.
-Te voilà mon vrai fils! Merci.
-
-Après déjeuner, j’ai donné ta lettre à ton père. Il l’a ouverte avec
-empressement, comme toujours. Je l’observais. A mesure qu’il lisait, son
-front s’est plissé. A un moment, sans doute quand il t’a vu sorti de la
-chrysalide sous la forme d’un _jésuite_, il a eu comme un soubresaut.
-Mais il a continué jusqu’au bout, m’a rendu la lettre et s’est mis à se
-promener de long en large, sans rien dire. Seulement il était devenu
-très pâle.
-
-Je lui demandai: «Etes-vous malade?
-
---Non.
-
---Ou fâché?
-
---De quoi?
-
---De cette lettre.
-
---Elle m’a donné un coup; mais...» Il hésitait.
-
---«Vous donnez tort à Paul?
-
---Non, mais je veux voir la suite.»
-
-Tu es donc averti, mon cher enfant: on jugera ton changement sur les
-effets qu’il produira dans ta conduite. Moi, je n’ai pas d’inquiétude:
-je sais ce que vaut ton cœur et ce que peut la grâce du bon Dieu. Mais
-défie-toi de deux écueils également dangereux, la présomption et le
-découragement; prie, prie beaucoup, demande conseil et sois un homme.
-
-Je t’embrasse et te bénis _maternellement_: c’est tout dire, n’est-il
-pas vrai, mon Paul?
-
-TA MÈRE.
-
-
-Je ne peux pas t’écrire raisonnablement cette fois, mon petit frère: je
-suis folle de joie, folle de toi. Si tu étais là, je te mangerais _comme
-du pain frais_. Oh! que je suis heureuse de te savoir maintenant tout à
-fait heureux, parce que tu vas devenir tout à fait bon! si cela te coûte
-un peu au commencement, à cause de l’habitude que tu n’as pas encore,
-nous t’en dédommagerons bien, va, maman et moi, par notre affection, et
-nous t’aiderons de nos prières. Je ne prierai plus que pour toi--et pour
-papa: car il faudra que lui aussi se convertisse.
-
-Tu parlais de pardon pour le passé. Quelle drôle d’idée! Est-ce qu’on
-songe encore à ça?
-
-Je t’embrasse dix millions de fois.
-
-JEANNE.
-
-
-
-
-13. _A Louis._
-
-7 novembre.
-
-
-Mon cher ami,
-
-Je te sais infiniment gré de prendre au sérieux le travail d’évolution
-qui s’opère en moi depuis trois semaines. Il y a des choses dont il ne
-faut pas rire. Moi-même, dans l’ancien temps, je n’ai pas toujours
-compris ce respect nécessaire des secrets de l’âme: je le regrette
-aujourd’hui. Ce qui vient de se passer dans la mienne m’a guéri à tout
-jamais, je l’espère, de l’envie de plaisanter autrui.
-
-Cette retraite dont j’avais tant peur, m’a retourné. Ce que j’étais
-avant, tu le sais mieux que personne; tu as connu, pour les avoir
-partagés plus d’une fois, mes rêves, mes légèretés d’esprit, mes
-faiblesses de cœur. Mais tu ne savais pas tout: il y a des replis de
-conscience où l’on ose à peine regarder soi-même et qu’on n’ouvre jamais
-au regard d’un ami, même du meilleur, surtout du meilleur, par crainte
-de déchoir dans son estime.
-
-Grâce à ma mère et à ma sœur, je n’avais pas perdu la foi; mais je suis
-bien obligé d’avouer que, dans la pratique, ce résidu me gênait peu. Au
-lycée (je ne t’apprends rien), nos professeurs les plus honorables
-respectaient surtout l’incrédulité de leurs élèves et se gardaient
-soigneusement de prononcer le nom de Dieu. Le pauvre aumônier qui, dans
-la semaine, nous faisait par ordre une heure de religion et, le
-dimanche, un quart d’heure de sermon, n’était guère écouté. Tu te
-rappelles comment, un certain jour de fête où il dépassait les quinze
-minutes réglementaires, un frottement de pieds général le fit descendre
-de chaire. A Pâques, toujours par ordre, on allait le voir; mais c’était
-pour lui dire poliment qu’on n’avait rien à lui dire; et j’entends
-encore les stupides quolibets de tel de nos condisciples sur ceux
-d’entre nous qui, pour le plaisir des calotins, allaient se faire
-plaquer sur la langue un pain à cacheter gratuit.
-
-Hélas! que n’ai-je pas entendu en ce genre et dans tous les genres,
-durant ces récréations mornes, où, par petits groupes fermés, sous l’œil
-indifférent des pions relégués à l’autre bout de la cour, nous devisions
-sans contrainte aucune dans les _bons coins_!... Oh! ces conversations!
-Que de fois je les ai maudites depuis trois jours!
-
-Les élèves des jésuites sont-ils tous irréprochables sur ce dernier
-point? Sont-ils une collection d’anges? Je ne voudrais pas l’affirmer.
-Mais ce qui ne souffre pas le moindre doute, c’est que les conversations
-honnêtes, qui étaient l’exception au lycée de Z..., sont ici la règle.
-Je n’ai pas entendu un mauvais propos depuis le jour de mon arrivée. Ce
-respect général de la décence m’a extraordinairement frappé. Quand j’ai
-voulu en chercher la cause, il a bien fallu me l’avouer: les langues
-sont chastes, parce que les cœurs aussi le sont ou du moins le veulent
-être. J’ai longuement réfléchi là-dessus et sur bien d’autres choses.
-
-Le prédicateur de la retraite a été le contre-pied de ce que je
-craignais. Je m’attendais à de la mise en scène, à des coups de tonnerre
-ou de tam-tam, à des effets oratoires dans le genre terrible, évocations
-de démons et de damnés, apostrophes à faire trembler les vitraux. Rien
-de tout cela n’est venu. Avec un ton de raison calme et parfaitement
-convaincu, mais pénétré du désir partout visible de nous éclairer, il
-nous a exposé le grand mystère de notre destinée en ce monde, le malheur
-de perdre son âme immortelle, le devoir et le bonheur de servir Dieu.
-
-Ce n’est pas plus malin que cela. Mais j’ai appris là du neuf, mon ami,
-et j’ai regretté que tu n’y fusses pas pour l’entendre: tu aurais conclu
-avec moi qu’en y pensant sérieusement, il faut être fou pour ne pas être
-chrétien. Je te traduis la chose un peu rudement: mais c’est la vérité
-vraie. Et de cette vérité j’ai, avec l’aide du Père missionnaire, tiré
-pour moi les conséquences pratiques: je me suis confessé, j’ai communié
-et je serai désormais chrétien, non pas à demi, mais à fond.
-
-J’ose espérer, mon cher Louis, que je n’expierai pas ce changement par
-la perte de ton amitié, qui, malgré nos erreurs communes, me reste
-précieuse. Tu n’es qu’un égaré, comme je l’ai été, et tu vaux mieux que
-je ne valais encore il y a trois jours.
-
-Quant à mes autres amis du lycée, ils penseront et diront de moi ce qui
-leur plaira: leur opinion là-dessus est à présent le dernier de mes
-soucis. Je leur souhaite d’être aussi heureux que je le suis.
-
-Ce souhait, mon cher Louis, s’adresse tout d’abord à toi.
-
-Adieu, mon ami.
-
-PAUL.
-
-
-
-
-14. _Au même._
-
-15 novembre.
-
-
-Mon cher ami,
-
-Merci pour ta franchise. Il est bien convenu que cette qualité
-inestimable reste la loi fondamentale de notre amitié. Je vais te rendre
-la pareille.
-
-Comme il sied à un futur avocat, tu plaides en faveur de ma conversion
-les circonstances atténuantes: permets-moi de répondre sans ambages que
-
- _... je n’ai mérité
- Ni cet excès d’honneur ni cette indignité._
-
-Il y a de ta part une erreur absolue, quand tu supposes que les Jésuites
-ont exercé une _pression savante_ sur mon imagination ou ma conscience.
-Tu dois savoir que je ne suis pas de caractère à l’admettre: on m’a
-toujours dit que je possédais un naturel d’âne rétif, qui recule quand
-on veut le faire avancer contre son idée. A vrai dire, je m’attendais à
-cette pression, tout disposé à me garer contre; mais on n’a employé pour
-me convertir ni force ni ruse.
-
-Avant la retraite, j’avais reçu de mes nouveaux maîtres ou de mes
-condisciples divers avis, très rares d’ailleurs et parfaitement
-courtois, provoqués par mon ignorance des usages de la maison; mais je
-n’ai eu à subir ni un reproche, ni une menace, ni une sollicitation
-quelconque, relativement aux pratiques religieuses. Pères et élèves ont
-eu pour moi de bons procédés, qui tendaient à me rendre la vie de
-collège moins désagréable et le devoir plus facile: voudrais-tu qu’ils
-eussent fait le contraire? Et de quel droit affirmes-tu qu’il se cachait
-là-dessous une conspiration machiavélique contre ma naïveté de débutant?
-Il faudrait des preuves. S’il en existait, sois sûr que ma défiance
-première les aurait aperçues.
-
-Quant à la retraite, je t’ai dit comment les choses se sont passées. Je
-n’ai subi ni enjôlement ni emballement. Je suis simplement revenu, par
-raison et par conviction réfléchie, à la foi de mon enfance et aux
-obligations de mon baptême. En d’autres termes, je suis rentré dans le
-devoir intégral--et je m’en trouve fort bien. Jamais je n’ai été plus
-gai, plus heureux de vivre, de travailler et d’obéir. Mes journées
-passent avec une rapidité qui n’a de comparable que celle de mes nuits;
-je n’ai plus le loisir de broyer du noir, ni d’entreprendre des voyages
-dans la lune. Je me sens dans le réel et dans le bien, et je ne désire
-rien au delà pour le moment.
-
-Après cela, mon cher, je ne t’en veux pas de me faire sentir le
-contre-coup de tes préjugés: il y a trop peu de temps que je les
-partageais encore. Seulement, entre nous deux, il existe à présent une
-grave différence. J’ai le droit de dire comme César, avec une variante:
-«_Je suis venu, j’ai vu et j’ai _été vaincu_._» Toi, tu n’as pas vu.
-
-Je ne prétends pas faire le procès de l’éducation morale qu’on reçoit,
-que j’ai reçue au lycée de Z. Mais, puisque tu en entreprends
-l’apologie, parlons-en un peu, _sans complaisance ni animosité_, comme
-dit le profond Tacite--un brave homme qui a toute mon estime.
-
-En dehors de quelques phrases pompeusement banales, que nous
-applaudissions à grands coups de talon aux distributions de prix (on y
-applaudit tout, parce que c’est la fin), as-tu souvent constaté chez nos
-communs éducateurs la préoccupation de faire de nous, je ne dis pas des
-chrétiens--on n’y songeait guère--mais des hommes de bien? Le proviseur
-s’inquiétait surtout de sauvegarder la réputation du _bahut_ contre nos
-révélations indiscrètes et contre les plaintes de nos familles, écho des
-nôtres, sur la soupe. Parmi nos professeurs, les moins mauvais étaient
-protestants ou juifs; les autres, pour la plupart, francs-maçons ou
-athées. Peut-être, en cherchant bien dans la pénombre des emplois
-modestes, aurait-on découvert un ou deux honnêtes cléricaux, dont la
-grande préoccupation allait à ne pas être connus pour tels. Je n’en sais
-qu’un, M. P***, auquel son talent hors ligne a fait pardonner ses
-convictions catholiques franchement affichées: mais, dès qu’on a pu se
-passer de lui, il est parti. Quant aux malheureux pions, ils nous
-donnaient généralement l’exemple du plus parfait débraillé, et nous
-connaissions les _rigolades_ qu’ils se payaient en ville.
-
-Il est vrai qu’on nous faisait marcher au son du tambour et au pas,
-comme à la caserne. Cet agréable exercice, poussé avec persévérance et
-conviction pendant huit ou dix ans, suffit-il pour apprendre à marcher
-droit plus tard dans le chemin de la vie? On avait l’air de le croire;
-mais il m’est venu là-dessus des doutes sérieux.
-
-Tu me diras que, si quelque chose manquait encore à notre vertu, on nous
-fournissait l’occasion d’y suppléer entre nous par le _frottement
-mutuel_: car, ainsi que du choc des idées jaillit la vérité, ainsi du
-contact des passions doit jaillir la moralité. Belle théorie, que nous
-acceptions de confiance, sans y rien comprendre: que nous importait en
-pratique? Par le fait, c’est une _blague_. L’expérience m’a, hélas!
-appris que certaines passions, et non les meilleures, au lieu de se
-détruire au frottement, se combinent et s’ajoutent: ce qui s’ensuit, tu
-le sais comme moi.
-
-Ici l’on a, je crois, la prétention de faire, aussi bien qu’ailleurs,
-des savants; mais il n’est pas besoin d’y avoir passé huit jours pour
-s’apercevoir qu’avant tout on veut former, comme on disait au grand
-siècle, des _honnêtes gens_. La loi du respect, si peu connue où tu es,
-et le sens chrétien du devoir, dont la notion même n’est pas admise au
-lycée, dominent tout dans ce collège et donnent au système d’éducation
-une puissance moralisatrice à laquelle un esprit droit ne saurait
-longtemps résister.
-
-Je me flatte peut-être en me décernant une place parmi ces esprits-là:
-le fait est que je ne résiste plus et n’en ai même nulle envie. En ce
-moment, mon ami, je ressemble à un de ces appartements longtemps fermés,
-sombres et froids, dont les fenêtres viennent de s’ouvrir toutes grandes
-au soleil levant: le flot de lumière entre, éclaire tout, réchauffe
-tout, assainit tout, et, en même temps, l’âcre odeur des recoins
-poussiéreux ou moisis se fond insensiblement dans la délicieuse
-fraîcheur des parfums printaniers.
-
-Si je continuais, je ferais des vers--dont tu te moquerais. Tu n’es
-qu’un profane!
-
-Et cependant il pleut. C’est même à cette circonstance fâcheuse que tu
-dois cette longue missive: la promenade n’étant pas possible, nous avons
-_étude libre_, c’est-à-dire que chacun fait ce qu’il veut, en silence, à
-son pupitre. Cela me prive du plaisir de causer durant deux ou trois
-heures de marche avec Jean; mais je me suis bien dédommagé avec toi.
-
-Ne sois pas jaloux: il y a dans mon cœur place pour deux.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-15. _Au même._
-
-24 novembre.
-
-
-Mon cher ami,
-
-Des _moules_? Assurément elles ne font pas défaut parmi mes condisciples
-actuels. Il y en a même deux espèces. L’une, je l’ai déjà rencontrée
-ailleurs, ce sont les _grosses moules_, qui ont pour caractéristique et
-pour excuse la bêtise native. Ce n’est pas leur faute s’ils sont bêtes,
-et, du moment qu’ils le sont, il leur est difficile de ne pas le laisser
-paraître quelquefois, malgré tous leurs efforts, en vertu de
-l’impitoyable dicton lorrain:
-
- _Quand on est veau, c’est pour un an;
- Quand on est bête, c’est pour longtemps._
-
-Ceux que je vois sont forts en chair, hauts en couleur, avec des yeux
-ronds qui s’étonnent de tout, avec des jambes et des bras balourds
-qu’ils ne savent où fourrer. Ils sont incapables d’éviter le moindre
-casse-cou et de parer le plus innocent des horions. Pas méchants, sauf
-quand ils se mettent en colère contre un de leurs semblables; car alors
-ce sont des moutons enragés, c’est-à-dire ce qu’il y a de pire au monde
-et de plus amusant à regarder. Mais généralement ils ont bon caractère:
-ce sont des nullités qui ne demandent pas mieux que de passer inaperçues
-et qui, de fait, ne comptent pas dans une division--si ce n’est, hélas!
-à table... Comme ils ne gênent personne, on ne les taquine pas, et leur
-éducation se poursuit sans encombre, s’achèvera sans bruit et se
-couronnera vraisemblablement par un bon petit mariage chrétien. Ils
-seront d’excellents pères de famille, maires de leur commune, et de très
-fermes soutiens de la bonne cause. C’est ce qu’on nous dit pour nous
-empêcher parfois de leur _former le caractère_ en les houspillant.
-
-La seconde espèce se voit plus rarement au lycée: ce sont les _petites
-moules_, les moules fines, gentilles, délicates, anges ou demoiselles,
-qu’on a peur de casser en les heurtant et qui ont peur elles-mêmes de se
-fêler en remuant trop vivement. Enfants de bonnes familles plus ou moins
-aristocratiques, élevés doucement, tendrement, par des femmes, chétifs
-de santé, habitués dès l’enfance à toutes les attentions et à tous les
-ménagements. Timides et gauches, ils se réfugient volontiers dans le
-règlement, parce qu’il les protège, et s’accrochent instinctivement aux
-soutanes des surveillants par ressouvenir des jupes maternelles. Ce sont
-les _innocents_ de la division: on ne les qualifie pas plus durement,
-parce qu’ils tiennent assez souvent la tête des classes et que les
-élèves gardent toujours le respect de la supériorité intellectuelle.
-Mais en récréation, où l’intelligence compte beaucoup moins que les
-aptitudes physiques, malheur aux _innocents_ qui se font tirer l’oreille
-pour prendre part au jeu, ou qui, par maladresse, font perdre leur camp!
-On se charge alors, par charité pure, de leur administrer _verbo et
-opere_ une trempe fraternelle qui, à la longue, ne peut manquer de
-produire sur leur tempérament un effet salutaire: car avec des gens
-intelligents il y a toujours de la ressource. Les surveillants regardent
-faire, du coin de l’œil, et n’interviennent qu’au moment où le
-dégourdissage menace de tourner en abus de la force.
-
-Les _petites moules_, dans leur timidité maladive, sont du moins
-simples, modestes, bons enfants en général: je les préfère cent fois à
-l’exécrable engeance des _poseurs_ avec leur taille toujours cambrée et
-leur cou d’oie emprisonné à l’anglaise dans un immense carcan de
-gélatine, suant la pommade et la morgue par tous les pores de leur
-précieuse personne. Ils sont, Dieu merci! peu nombreux et n’ont pas même
-assez d’esprit pour voir combien ils sont ridicules. Je me rappelle
-avoir lu quelque part qu’on cesserait d’être bête, si l’on pouvait
-arriver à croire qu’on l’est. Ces _poseurs_ n’en sont pas encore là: ils
-se tiennent pour des gens de valeur, parce qu’ils se croient des gens
-_comme il faut_, et ils écrasent de leur pitié les pauvres mortels qui
-se piquent, non pas d’être à la mode du jour, mais de préparer
-sérieusement leur avenir, et qui, dans cet avenir, voient autre chose
-que des courses, des chasses ou des parties de plaisir. Les pauvres
-sots! On la leur rend avec usure, leur pitié... Mais ça ne les changera
-pas.
-
-Quelques-uns pourtant ne manquent pas de moyens: ceux-là constituent,
-dans le genre _poseur_, l’espèce des _pédants_. Il y a ici un
-rhétoricien qui en est le type achevé. Parce qu’il a trois poils au
-menton, il joue l’oracle perpétuel: il a tout vu, tout lu. Du haut de
-ses quatre pieds six pouces, il juge souverainement les hommes et les
-œuvres, surtout les plus modernes, qu’il connaît à fond pour en avoir
-entendu parler pendant les vacances. Il a un oncle qui est
-académicien--de province, mais en attendant mieux--et dès lors on
-conçoit que le neveu ne peut pas être un esprit ordinaire. Il semble
-bien l’entendre ainsi: que faire à cela? Notre professeur, qui le
-connaît bien, ne manque pas les occasions de le rappeler à la modestie
-et au bon sens: le petit bonhomme baisse son nez retroussé, puis,
-l’orage fini, le redresse plus impertinent que jamais. Est-ce de
-l’orgueil? Je croirais plutôt que c’est une manie, provenant d’un culte
-exagéré pour le grand homme son oncle. Nous l’avons baptisé lui-même _le
-grand homme_: il fait semblant d’en être flatté, mais ça le vexe, et, ce
-qui vaut mieux, ça l’oblige quelquefois à se taire.
-
-Si tu es un peu surpris de tous ces méchants portraits, je te dirai que
-nous étudions en ce moment La Bruyère, pour lequel je m’avoue un petit
-faible. Et, comme mes vieilles habitudes de caricaturiste se trouvent
-contrariées par le règlement des Jésuites, je me rattrape comme je puis,
-sous le beau prétexte d’amour de l’art.
-
-C’est peut-être mal.
-
-Quoi qu’il en soit, après avoir lu ce qui précède, je t’entends crier
-vertueusement au scandale: «Quoi! Chez les bons Pères, on admet ces
-défauts-là? On tolère des petites et des grosses _moules_, des _poseurs_
-et des _pédants_? Cela renverse toutes les idées courantes sur la
-réputation éducatrice des Jésuites.»
-
-C’est exactement ce que, dans mon indignation de néophyte, j’ai objecté
-à mon sage ami Jean. Il m’a répondu: «Mon gros (c’est sa façon de
-m’appeler, quand il va me dire des choses aimables), ça me fait de la
-peine de te voir si borné. Trouve donc moyen de rallonger un peu ton nez
-pour reculer tes horizons.
-
---Merci.
-
---Il n’y a pas de quoi. Mais, dis-moi, quand tu es entré ici, étais-tu
-parfait?
-
---Dame! non. Je ne le suis même pas encore.
-
---Ah! _Habemus confitentem reum._ Et pourquoi t’y a-t-on amené?
-
---Maison de correction.
-
---Et si, après ton entrée, voyant que tu n’étais point parfait, on
-t’avait, pour te corriger, fourré sommairement à la porte?
-
---Tu n’aurais pas en ce moment le plaisir délicat de me faire poser.
-
---Soyons sérieux. Aurait-on bien fait?
-
---On aurait eu grand tort, parce que je ne me serais jamais consolé de
-perdre tes salutaires leçons, soutenues par de si admirables exemples.
-
---Vil flatteur! Ça remonte bien plus haut que moi. Il faut remercier tes
-maîtres et les miens, dont l’indulgence t’a fait crédit du temps
-nécessaire à ton amélioration et dont le dévouement patient, vigilant,
-inconfusible, travaille sans relâche, sans même que tu t’en aperçoives,
-à achever en toi l’œuvre commencée par ta bonne volonté avec l’aide de
-Dieu. Comprends-tu?
-
---Jean, l’un de nous deux est une bête... et ce n’est pas toi! Voici ma
-patte. Merci.»
-
-PAUL.
-
-
-
-
-16. _Au même._
-
-5 décembre.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Ce que tu réclames de mon prétendu talent d’observation est un vrai
-travail! Tu ne songes pas que mes lettres sont le meilleur de mon repos,
-mais à condition que ma plume ait _la bride sur le cou_, comme celle de
-la marquise (sans comparaison). Si tu veux m’obliger à prendre le petit
-pas et la route pavée, je préférerais faire du grec, qui, sous la
-baguette magique de mon professeur, commence à perdre pour moi son
-horrifique laideur de langue morte. Sais-tu que Démosthène est un fier
-lutteur et Homère un bonhomme incomparable, et qu’on gagne à les
-connaître tous deux?
-
-Mais, puisque tu y tiens, je vais essayer de te décrire le mécanisme de
-ma jésuitière, pour autant que je l’ai vu fonctionner depuis près de
-trois mois.
-
-_Ab Jove principium._ Le Jupiter, ici, ce n’est pas le P. Recteur, du
-moins pour les élèves. Il représente pour eux presque une divinité
-cachée, quelque chose comme l’antique Destin, qui se contente de régler
-souverainement la marche des choses, mais n’exécute pas lui-même ses
-arrêts. C’est le P. Préfet qui tonne et qui rayonne, qui fait la pluie
-et le beau temps, qui puise dans les deux tonneaux olympiens et
-distribue avec équité le sucre des récompenses et le poivre sec des
-châtiments. Le P. Recteur se réserve seulement le droit de grâce et les
-faveurs plus insignes; il préside les _séances_ solennelles à la _grande
-salle_, attache les croix d’honneur sur la poitrine des premiers de
-classe, chaque semaine, et donne quelquefois, toujours trop rarement,
-des congés supplémentaires.
-
-Essentiellement bon prince, il s’en faut pourtant que ce soit un roi
-fainéant. Il voit tout, par ses yeux ou par ceux d’autrui; il sait tout
-(par son petit doigt, dit-on aux gosses), jusqu’à stupéfier quelquefois
-tel coupable qui se croyait profondément ignoré. Bref, sans presque
-paraître, on sent qu’il est l’âme partout présente du collège. Ses
-décisions sont d’ailleurs sans appel. Quand le P. Préfet ou le F.
-Portier vous ont répondu que le P. Recteur _n’est pas d’avis_, tout est
-dit. J’aime cela, parce qu’on sait à quoi s’en tenir.
-
-Pour en revenir au P. Préfet, il est, contrairement au P. Recteur,
-l’homme qu’on voit partout. Pas un mouvement d’ensemble ne se fait sans
-qu’il y préside ou en surveille l’exécution: cela garantit l’ordre
-général. Mais, de plus, il entre dans les mille détails de la vie
-journalière, réglant les heures des classes et des leçons d’agrément,
-les jeux et les bains de pieds, la hauteur des cols de chemise et la
-couleur des cravates, les arrêts et les retenues. Il est vrai que pour
-la partie matérielle il se fait aider par le P. Sous-Préfet, mais il
-garde toute la responsabilité. C’est sa griffe qui, imprimée sur le
-billet jaune qu’on appelle _admittatur_, constitue le mot de passe pour
-obtenir un mouchoir du F. Linger ou une tisane du F. Infirmier, pour
-être admis en classe sans devoir ou sans leçon le lendemain d’une
-migraine, pour faire le moindre pas en dehors de sa division. Sans ce
-précieux papier, on est sûr de rencontrer, juste au coin où on ne
-l’attendait pas, un impitoyable surveillant général, vulgairement
-_rôdeur_, qui vous renvoie d’où vous venez, avec une tartine de pensum
-ou d’arrêts.
-
-D’après cela, tu vas penser que le P. Préfet inspire aux élèves le
-sentiment que certain ogre inspirait au petit Poucet et à ses frères?
-Pour les _cancres_, c’est possible; pour les _sages_, non. Car il y a
-chez lui deux hommes absolument différents: l’homme public, qui est
-souvent obligé de faire figure de bois pour le maintien de la
-discipline, et l’homme privé, qui, dans l’intimité de sa cellule, peut
-laisser agir et parler son cœur. J’en ai fait récemment l’expérience. Un
-des professeurs d’_accessoires_ s’étant plaint que j’avais l’air de ne
-pas le respecter, le P. Préfet me fit comparaître. Je lui avouai qu’en
-effet le ton doctoral de ce monsieur et sa manie de friser
-perpétuellement ses moustaches (c’est un laïc) me donnaient parfois sur
-les nerfs: de là, quelques sourires mal cachés par moi et quelques
-paroles qui pouvaient sentir l’impatience. J’en fus quitte pour une
-semonce paternelle et pour la promesse de surveiller un peu mieux mes
-nerfs.
-
-Un règlement affiché au parloir avertit les parents que, pour savoir à
-quoi s’en tenir sur la conduite et les progrès de leur fils, ils doivent
-s’adresser au P. Recteur ou au P. Préfet. Cela paraît sage; car eux
-seuls tiennent en main tous les éléments d’une juste appréciation: notes
-et compositions, éloges et plaintes des maîtres, explications bonnes ou
-mauvaises des élèves. L’opinion qu’ils se font ainsi de chacun d’entre
-nous a de sérieuses chances d’être vraie et complète, surtout chez le P.
-Recteur, qui contrôle et juge en dernière instance.
-
-Cette suprême garantie de justice, à laquelle chacun est toujours libre
-de faire appel, est parfaitement appréciée des élèves, et, grâce à elle,
-la personne sacro-sainte du P. Recteur jouit d’un respect universel. Il
-vient tout de suite après le bon Dieu, peut-être même avant chez
-certains: car le bon Dieu est loin, tandis que le P. Recteur est là tout
-près--et a le bras joliment long!
-
-La suite au prochain temps libre. Tu ne dis pas merci?
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-17. _Au même._
-
-14 décembre.
-
-
-Mon cher ami,
-
-Hier jeudi, par exception, on nous a donné promenade, parce qu’il
-pleuvait les jours précédents: on avait oublié que c’est le jour de
-congé du lycée, ou peut-être n’avait-on pu faire autrement. Comme les
-belles routes de ce pays se réduisent à un fort petit nombre, il y a eu
-des rencontres.
-
-D’abord, une division de _gosses_, futurs premiers communiants sans
-doute, avec un bon petit air d’innocence encore intacte. Les premiers
-rangs ont gentiment ôté leur képi devant le P. Surveillant qui nous
-conduisait; les suivants ont fait de même et le _pion_ aussi. Nous avons
-tous rendu le salut. C’était touchant de fraternité et j’ai eu un petit
-éclair de fierté pour mes anciens condisciples. J’en ai été vite puni.
-
-A trois cents pas plus loin, nous croisons une division de grands comme
-nous. Aucun ne salua le Père. On passa les uns à côté des autres, en se
-regardant au blanc des yeux, sans rien se dire. Mais à peine les lycéens
-eurent-ils dépassé notre dernier rang, où marchait le second
-surveillant, qu’ils se retournèrent et lancèrent un formidable _couac_,
-puis un second, sans que leur pion en prît le moindre souci. C’était
-grand, n’est-ce pas, et brave!
-
-Plusieurs des nôtres, tout frémissants de colère, crièrent au P.
-Surveillant: «Mon Père, faut-il cogner?» J’ai compris qu’il répondait:
-«Vous leur feriez trop d’honneur.» J’ai trouvé que ce dédain était
-mérité. On obéit, non sans effort, et l’on se contenta de dauber sur la
-bonne éducation des _potaches_.
-
-Si le Père avait permis de cogner, ma foi! j’aurais cogné comme tout le
-monde. Je n’ai jamais insulté un prêtre: c’est lâche et bête. Je dois
-même avouer que j’aurais eu un plaisir tout spécial à faire au pion, de
-son chapeau, un collier.
-
-L’aventure n’a point fait de tort à nos surveillants, déjà très
-respectés et très populaires. Ces deux adjectifs, qui ont un peu l’air
-de jurer ensemble, expriment pourtant la vérité rigoureuse. Cela tient à
-cette même fermeté, tempérée de bonté, dont je t’ai parlé l’autre jour.
-Elle n’est pas le partage exclusif de tel de nos maîtres: c’est, avec
-des nuances, leur caractère commun et la base évidente de tout leur
-système d’éducation. Jean me dit que leur sévérité sur la discipline
-vient de saint Ignace leur fondateur, qui a été soldat, et de leurs
-habitudes de régularité monastique. Quant à la bonté qui s’y mêle, il
-n’y a point à en chercher la source ailleurs que dans leur cœur de
-prêtre et dans leur fervent et constant désir de nous rendre meilleurs.
-Nous sommes la raison même de leur vocation--leur _croix_ et leur
-_joie_, disait l’un d’eux--et pour résumer tout, mon cher, on sent
-qu’ils nous aiment.
-
-Ici, pas la moindre trace de ce formalisme officiel qui se traduit au
-lycée, dans toutes les grandes circonstances, tristes ou joyeuses, par
-la froide appellation de _jeunes élèves_! L’effet, je t’assure, est tout
-autre, quand, après une de ces proclamations de notes qui se font en
-public, devant maîtres, élèves et parents, au jour de la sortie générale
-du mois, le P. Recteur commence son allocution par ces simples mots:
-«_Mes chers enfants!_» Il n’est pas besoin d’effort pour sentir du
-premier coup que c’est le père de famille qui va parler, et que toutes
-ses paroles, éloges, blâmes, conseils, lui seront dictées par
-l’affection. Aussi elles vont droit aux cœurs, dont elles remuent les
-meilleures fibres.
-
-Tu devines maintenant que la maxime de l’âne de la Fontaine:
-
- _Notre ennemi, c’est notre maître,_
-
-n’a pas grand cours ici et n’y trouve guère d’applications. L’affection
-appelle l’affection et la bonté engendre le bon esprit. Il existe
-naturellement des degrés dans la sympathie des élèves pour leurs
-différents maîtres; à côté des pères, il y a des oncles ou de simples
-cousins: mais avec tous, jeunes et vieux, on est à son aise. On ne songe
-pas à éviter leur rencontre: c’est au contraire une bonne fortune d’en
-_accrocher_ un par hasard dans un corridor et d’en recevoir un mot
-aimable. Je dormirais mal, si le soir, en passant devant mon surveillant
-de dortoir, je ne pouvais lui dire un: _Bonsoir, mon Père_, et s’il ne
-me répondait: _Bonsoir, mon fils._ Il y a deux jours, n’étant pas
-content de ma tenue en allant au réfectoire, il m’a appelé Ker tout
-court: j’en ai perdu l’appétit au dîner--et pourtant c’était jour de
-frites!... Mais sais-tu seulement ce que c’est que nos frites? Est-ce
-qu’on songe à vous donner des frites au lycée? Il y faudrait pour le
-moins un ou deux décrets ministériels. Tu n’as rien vu, mon cher, et
-rien mangé de bon!
-
-Il faut dire que notre premier surveillant est la meilleure pâte d’homme
-qu’on puisse rêver: gros, rond, franc, tout d’une pièce, aimant à rire,
-sauf quand il s’agit du réglement et des convenances. Aussi n’a-t-il
-qu’à lever le doigt pour être compris et obéi. Il est prêtre, confesseur
-très couru de la division voisine, prédicateur très apprécié des élèves
-et musicien remarquable.
-
-Son collègue est beaucoup plus jeune, notre aîné de quelques années,
-vif, ardent, un pétard toujours prêt à partir, bon et beau joueur,
-souple et nerveux: à la tête d’une partie de barres ou de drapeau, il
-est d’une crânerie superbe avec sa soutane et ses manches retroussées,
-ses poings en arrêt, son œil fulgurant. Il faut voir comme il enlève son
-monde à l’assaut d’une position ennemie! C’est un délire de bravoure,
-qui, derrière lui, précipite la moitié de la division, et l’autre moitié
-est vaincue d’avance, à moins d’une lutte absolument désespérée. Nous
-avons failli déjà le porter en triomphe.
-
-Il s’ingénie de mille manières à varier nos petits plaisirs en cour, en
-promenade. A la dernière sortie, les élèves dont les parents n’avaient
-pu venir (j’en étais) sont partis avec lui dès le matin pour une
-excursion dans la montagne. Musique militaire, composée d’un clairon et
-de plusieurs mirlitons; pique-nique près d’une source limpide; chants et
-joyeux devis jusqu’à la nuit tombante. L’un de nous s’étant un peu
-blessé, le surveillant le soigna avec une sollicitude de maman-gâteau.
-Comment veux-tu qu’on ne s’attache pas du fond de l’âme à des hommes qui
-identifient ainsi leur vie avec la nôtre? Et quand ensuite, l’heure
-venue, le surveillant donne son coup de sonnette qui rappelle au devoir
-sérieux, ou quand il vous demande, au nom de la règle, un de ces mille
-petits efforts qui constituent la vie d’écolier, comment veux-tu qu’on
-le refuse? Ce serait de l’ingratitude. Pour ma part, lorsqu’il est mon
-adversaire à la balle au camp, je _cale_ dessus sans scrupule et sans
-ménagement: c’est le jeu, la bonne guerre. Mais, si j’avais le malheur
-de lui causer en n’importe quoi la moindre peine, je n’attendrais pas
-une minute pour lui demander mon pardon.
-
-Voilà pour les surveillants. Avec les professeurs nos relations sont
-encore plus faciles et plus agréables, du moins quand on appartient,
-comme je m’en flatte, à la catégorie des travailleurs sérieux. Les
-surveillants, chargés d’assurer l’ordre et la discipline en récréation,
-au réfectoire, au dortoir, partout, du matin jusqu’au soir, et du soir
-jusqu’au matin, ont une tâche complexe et souvent, quoi qu’ils fassent,
-ingrate: l’homme extérieur échappe plus facilement à l’influence de
-l’autorité qui veut le former ou le réformer. Le professeur s’adresse à
-l’intelligence: il a ainsi, avec le rôle brillant, une prise bien
-autrement puissante sur tout l’homme. L’homme, c’est son style: quand un
-élève est obligé, tous les jours, pendant un an ou davantage, de livrer
-par écrit le fond et la forme de sa pensée sur tous les sujets
-imaginables, il se livre lui-même, avec son fort et son faible. Se
-sent-on faible, on s’accroche au professeur comme le naufragé à l’unique
-planche de salut, et alors s’établissent tout naturellement des rapports
-de secourable condescendance, d’une part, et de reconnaissante
-confiance, de l’autre.
-
-Cela ne doit pas être gai tous les jours, pour le professeur, si l’on en
-juge par les efforts inouïs d’ingénieuse patience que nous le voyons
-dépenser, souvent en pure perte, pour faire entrer des choses
-rudimentaires dans quelque cerveau rebelle; car ici, mon ami, on
-s’occupe de tout le monde, des premiers et des derniers, selon la seule
-bonne volonté de chacun. C’est donc bien le moins, quand on a la chance
-de compter parmi les _forts_, de dédommager quelque peu le pauvre
-professeur par une tenue et une application sans reproche: nous tâchons
-de le faire.
-
-Il nous le rend dans ces charmantes réunions académiques, où il convoque
-régulièrement l’élite de la classe pour quelque travail supplémentaire,
-pour une lecture intéressante, une causerie littéraire, et qui se
-terminent quelquefois--voudras-tu le croire?--par l’épuisement... d’une
-boîte de dragées, offerte au Père en souvenir du baptême d’un de nos
-petits frères et qu’il nous offre à son tour. Tu conçois bien que ce
-n’est pas la dragée qui fait plaisir: c’est de la croquer en famille.
-
-Après cela, tu es libre de m’appeler fanatique. Mais là, entre nous
-deux, s’il prenait envie demain à mon brave papa de me renvoyer au lycée
-de Z..., ὦ πόποι! Quelle culbute je ferais! Celle du petit Vulcain, qui
-tomba de l’Olympe pendant neuf jours de suite, ne serait rien en
-comparaison.
-
-Pardonne mon impertinente franchise.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-18. _Au même._
-
-22 décembre.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Il vient de m’arriver une histoire désagréable qui aurait pu avoir un
-dénouement tragique. Je veux te la conter, pour pénitence.
-
-J’ai un faible que tu connais: sans rime ni raison, je fais encore
-quelquefois des vers. Ce serait une manie bien innocente, vu la qualité
-de mes produits, si je bornais ma verve soi-disant poétique à des sujets
-inoffensifs, cantiques, pastorales, ou épopée. Mais, quelque diable sans
-doute me poussant, il se trouve que mes préférences décidées vont à la
-satire. Quand je vois certaines gens qui font certaines choses, j’enrage
-et j’ai envie de mordre, comme un vulgaire toutou. C’est un fort vilain
-défaut: vais-je m’en corriger, après la leçon que j’ai reçue? Je le
-souhaite, mais je crains que ça ne soit dans le sang.
-
-Donc, avant-hier, le petit _grand homme_ dont je t’ai parlé posait,
-faisait de l’_épate_, devant quelques illustres membres de la confrérie
-des _grosses moules_. Il s’agissait de son poète favori: il est
-hugolâtre. Je ne déteste pas Victor Hugo: si les poètes sont tous plus
-ou moins fous, lui, c’est un fou puissant. Ainsi pense notre professeur.
-Le _grand homme_ de quatre pieds six pouces admet la puissance, mais non
-la folie, et, au moment où je passais, il déclamait avec un lyrisme tout
-à fait convaincu la lugubre rencontre de l’âne et du crapaud martyrisé
-par des gamins. Les autres béaient d’admiration, comme des huîtres à
-marée montante. Je haussai les épaules: il s’en aperçut et se mordit les
-lèvres.
-
-Mais je fis mieux, c’est-à-dire plus mal. Rentré à l’étude, j’utilisai
-un moment de loisir à aiguiser une épigramme qui se terminait par ces
-deux vers:
-
- Royal dindon qui fait sa roue
- Devant sa cour d’oisons.
-
-Pas bien méchants, n’est-il pas vrai? Et puis les vers sont des vers: on
-ne les prend pas à la lettre. Malheureusement ils circulèrent; un
-artiste malicieux les aggrava, en y adaptant un air connu, et, à la
-récréation suivante, quinze élèves le fredonnèrent, l’un après l’autre,
-au nez de mon _grand homme_. Au quinzième, il perdit patience, vint
-droit à moi, qui ne lui disais rien, et essaya de me cracher au visage.
-Dame! je répondis du tac au tac--et sa joue claqua. Il cria: «Lâche!» et
-esquissa un coup de pied, qui ne réussit point: seconde claque. Alors le
-pauvret se mit à pleurer. Cela me calma net.
-
-Mais le mal était fait et le feu dans la ruche, je veux dire dans la
-division. La majorité des élèves, par antipathie pour l’autre, tenaient
-pour moi: quelques-uns, les oisons, m’en voulaient. J’allais devenir un
-brandon de discorde, l’auteur d’une guerre civile.
-
-Les deux surveillants, qui, au fond (je m’en doutais bien), n’étaient
-pas trop fâchés de la leçon donnée au royal dindon, mais qui
-regrettaient l’esclandre, se consultèrent; puis le vieux vint me dire:
-«Paul, je ne veux pas apprécier votre conduite: mon devoir est d’en
-référer au P. Préfet.» Je voulus me justifier: «Non, fit-il doucement;
-ce n’est pas le lieu ni le moment: je crains que vous ne soyez pas
-encore assez maître de vous pour bien voir les choses. Allez trouver
-votre Père spirituel: il vous dira ce que vous devez penser et ce que
-vous devez faire. On n’en parlera qu’après au P. Préfet.»
-
-J’obéis sans difficulté. Le Père spirituel m’écouta, comme toujours,
-avec attention et bienveillance. Quand j’eus tout loyalement raconté:
-
-«Mon fils, dit-il gravement, êtes-vous fier de ce que vous avez fait?»
-
-J’avais grande envie de répondre que oui: je ne sais pourquoi je n’en
-eus pas le courage. Le Père continua:
-
-«Qui de vous deux était le plus fort?»
-
-Voyant venir le coup, je pris la tangente:
-
-«Pouvais-je me laisser cracher à la figure sans châtier ce bout d’homme
-rageur?
-
---Peut-être que non. Mais à qui la faute, si le bout d’homme rageait? A
-sa place, ridiculisé et chansonné publiquement, auriez-vous gardé votre
-sang-froid?»
-
-Je répondis par un signe de tête négatif.
-
-«Eh bien, mon fils, de quel droit demandez-vous à d’autres un effort
-dont vous ne vous sentez pas vous-même capable?... Cet enfant a eu tort
-de vous insulter comme il l’a fait; mais, évidemment, il ne se possédait
-pas--et il avait été provoqué.» Le Père insista: «Il avait été
-provoqué.»
-
-Je comprenais trop bien ce qu’il voulait dire et ne pouvais nier qu’il
-eût raison: sans mon épigramme, rien ne serait arrivé. Je baissai la
-tête et attendis mon arrêt. Il reprit:
-
-«Vous êtes venu pour savoir mon avis?
-
---Oui.
-
---Et vous voulez que je vous le dise franchement?
-
---Oui.
-
---Eh bien, vous devez à votre condisciple et à toute la division une
-réparation.»
-
-Et comme je me révoltais:
-
-«Mon fils, je ne vous l’impose pas, je n’en ai pas le droit; mais je
-l’attends de votre loyauté de cœur et de votre bon sens. Et pour avoir
-le courage de demander pardon aux hommes, venez d’abord demander votre
-pardon à Dieu.»
-
-Ce disant, il m’attira doucement à son prie-Dieu, s’agenouilla à côté de
-moi devant son pauvre Christ de cuivre et prononça d’une voix où
-tremblait un peu d’émotion: _Seigneur, pardonnez-nous nos offenses,
-comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés._» Je te laisse à
-deviner ce qui suivit.
-
-Le même jour, après la classe du soir, pendant que la division
-silencieuse entrait dans la cour sur deux rangs, je sortis de ma place
-et m’avançant vers ma victime, je dis très haut:
-
-«N..., je te fais mes excuses pour les ennuis que je t’ai causés; je les
-regrette et te prie, devant tous nos camarades, de me pardonner.»
-
-Il prit la main que je lui tendais et la serra avec une vivacité qui me
-donna bonne opinion de son cœur: «Merci», dit-il, et un peu plus bas il
-ajouta: «Pardonne-moi aussi.»
-
-Sur ce dernier mot, que je n’attendais pas, tout ce que j’avais contre
-lui s’envola; je l’embrassai franchement, la division applaudit et nous
-célébrâmes tous ensemble la fin de la guerre civile par une partie de
-ballon trois fois plus joyeuse que toutes les précédentes.
-
-Le P. Préfet, averti par le Père spirituel, n’eut pas le temps
-d’intervenir, et, je crois, n’en eut pas de regret: nulle mesure
-disciplinaire ne pouvait produire un effet aussi rapide et aussi
-complet. Je me rends fort bien compte que, dans la circonstance,
-personne autre que mon directeur de conscience n’eût obtenu de mon
-amour-propre un acte de réparation: devant une sommation officielle,
-j’aurais cassé, mais non plié.
-
-Tu vois à quoi sert, en dehors même du confessionnal, un Père spirituel.
-Il est le tampon qui amortit ou prévient les gros accidents, comme dans
-mon cas; il est, en tout temps, le médiateur naturel entre les
-faiblesses du jeune âge et les rigueurs du Code pénal écolier. Les
-professeurs et surveillants sont des pères, sans doute, mais aussi des
-maîtres: gants de velours, mains de fer. Lui n’est que père: il n’a que
-du velours.
-
-Et pourtant--je t’en reparlerai peut-être--ce velours a quelquefois
-d’assez rudes passes: il le faut, quand on veut être loyal avec
-soi-même. J’ai dans mon directeur une confiance absolue: il me connaît
-de fond en comble. Il a été convenu entre nous que je ne lui cacherais
-rien et qu’il ne me passerait rien: car je veux me faire un caractère,
-et, sans lui, je n’y arriverais jamais.
-
-Toi, mon bon, qui est-ce qui te rabroue, te relève et te soutient? Je
-sais que tu ne hantes pas beaucoup l’aumônier: tu serais mal vu--et un
-aumônier pour trois ou quatre cents élèves n’a pas le temps de s’occuper
-beaucoup de chacun. Je te plains; car je t’assure que c’est bon, par
-moment, d’avoir son déversoir. Adieu, Louis.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-19. _De ma sœur Jeanne._
-
-4 janvier.
-
-
-Mon petit frère chéri,
-
-Je ne veux pas attendre à demain pour te dire, sous le secret de la
-confession, que papa est revenu ce soir enchanté de toi et de tout ce
-qu’il a vu et entendu au collège. Quand maman lui a demandé comment il
-t’avait trouvé, il a répondu: «Pas reconnaissable. C’est maintenant un
-garçon rangé, parfaitement rangé, et intelligent. Je n’aurais pas cru!»
-
-Tu juges si maman était contente. Pour allonger son plaisir et le mien,
-elle a fait parler papa, qui de sa vie ne s’est montré aussi
-communicatif:
-
-«Est-ce qu’il n’a plus ses petits airs mauvais, vous savez, quand on le
-contrariait un peu?
-
---Rien, plus rien. J’ai essayé deux fois, dans le courant de la sortie,
-de le taquiner: il n’a pas bronché. Les Jésuites l’ont dompté.
-
---Il avait peut-être peur de vous?
-
---Lui? Jamais il n’a été aussi affectueux. Il m’a raconté toutes ses
-petites affaires: il cause très bien. Je l’ai laissé commander notre
-dîner à l’hôtel: il s’est rappelé tous les plats que j’aime. Et ce qu’il
-y a de plus fort... Tu sais quelle moue désagréable il nous grimaçait,
-quand nous avions ici de la tête de veau, dont je raffole et où il ne
-touchait jamais? Eh bien, il m’en a fait servir et il en a mangé, tout
-comme moi, sans l’ombre d’un dégoût. Tout le temps, d’ailleurs, il a été
-pour moi aux petits soins.
-
---En quoi faisant?» demandai-je.
-
---«Par exemple, pour leur comédie, il s’est ingénié à me trouver la
-meilleure place, une première, d’où je n’ai perdu ni un mot ni un geste.
-
---Oh!» hasardai-je avec intention, «il a fait ça par coquetterie, pour
-être vu dans son rôle!»
-
-Cela me valut un regard... Brrr!
-
---«Tu ne seras jamais qu’une petite sotte. Va le dire à tes Ursulines!»
-
-Tu te rappelles qu’après ce gros mot-là, il est toujours prudent pour
-moi de ne pas pousser plus loin mes plaisanteries. Maman se hâta
-d’intervenir:
-
-«A-t-il bien joué?
-
---Je ne devrais pas le dire... Ces jeunes gens, ma foi! ont un jeu fort
-naturel, agréable, distingué; mais il m’a semblé que Paul les dépassait
-tous, sauf peut-être un seul, Jean X...
-
---Ils ne font qu’un,» dis-je.
-
---«En tout cas, ils font une belle paire d’acteurs, mon fils dans le
-rôle du valet Scapin, Jean dans celui de M. Géronte.
-
---Vous avez fait connaissance avec ce Jean X...?
-
---Paul me l’a présenté comme son ami et son mentor: c’est un jeune homme
-parfait et je souhaite que mon fils lui ressemble. Il paraît que c’est
-le coq de la division des grands élèves, _préfet_ de je ne sais plus
-quel département.
-
---Du département de la Congrégation?
-
---Possible. A ce titre, je l’ai entendu débiter au P. Recteur, au nom de
-tout le collège, un compliment de bonne année fort bien tourné et plein
-de beaux sentiments. Ces messieurs ont l’air de s’entendre à développer
-le cœur des jeunes gens.
-
---Comme les Ursulines.
-
---Avec une petite différence que le P. Recteur, dans sa réponse, a
-nettement accentuée: «Vous dites, mes enfants, que vous nous aimez, que
-vous aimez vos parents, et je vous crois, parce que vous avez le cœur
-_bon_. Cela suffit-il? Pour des femmes peut-être...» Vous entendez,
-mademoiselle?... «Pour des hommes, non. Il faut que vous ayez le cœur
-_fort_ et que votre amour, dépassant le domaine du pur sentiment,
-s’affirme par l’énergie des actes.» Et il leur a déduit les applications
-pratiques. Cela m’a fixé sur la manière dont ces messieurs comprennent
-l’éducation.
-
---Y avait-il des dames dans l’auditoire?
-
---Oui.
-
---Elles n’ont pas dû être flattées de la différence.
-
---Oh! Tu penses bien que ce P. Recteur n’est pas Jésuite pour rien et
-qu’il a trouvé moyen de dire, par manière de parenthèse, que beaucoup de
-femmes ont des cœurs d’homme. Et celles qui étaient là n’auront pas
-manqué de se caser du côté le plus flatteur pour elles.
-
---Alors, vous avez eu du plaisir?
-
---Un peu, surtout lorsque...» Ici, un petit chat dans la gorge.
-
---«Racontez-nous donc ça, papa.»
-
-Quand le petit chat eut passé: «Eh bien, le matin de la comédie, j’ai
-assisté à la proclamation solennelle qui termine le trimestre. Les
-parents sont invités. Il m’avait fait mettre à côté de son professeur,
-qui est un homme fort aimable. Ces messieurs sont tous très aimables et
-gens de bonne compagnie. Le Révérend Père m’expliquait les choses, à
-mesure qu’elles se déroulaient. On proclama d’abord les places obtenues
-dans chacun des cours: composition de la semaine, travail de la
-quinzaine (cela s’appelle la _diligence_), excellence du mois. Le
-premier vient se présenter au P. Recteur, qui lui attache sur la
-poitrine une croix d’or ou d’argent et lui donne l’accolade. Le second
-n’a qu’un ruban, dont la couleur varie avec chaque branche--et celui-là,
-on le reçoit de la main de quelque professeur. Paul a été décoré de la
-croix de composition en discours français par le P. Recteur, et grâce à
-mon aimable voisin le professeur de rhétorique, qui m’a cédé son droit,
-c’est papa qui a eu l’honneur exceptionnel de fleurir son fils des deux
-rubans de diligence et d’excellence.
-
---Sans émotion aucune?» demanda maman.
-
---«Je ne dis pas cela.
-
---Oh! Papa a le cœur _fort_, comme tous les hommes. Moi, simple fille,
-je ne me serais pas gênée pour y aller d’une petite larme au coin de
-l’œil. C’est bien permis!
-
---Petite perfide!... Eh bien, oui... Mais c’était la première fois.
-
---Espérons que ce ne sera pas la dernière. Et après?
-
---Après, sont venus les témoignages de bonne tenue et d’application, les
-_bien_, les _très bien_, les _parfaitement bien_, et j’ai encore eu la
-faveur de remettre à Paul... Devine quoi, Jeanne.
-
---Oh! un _bien_, tout au plus.
-
---Ce serait encore trop pour toi... Un _parfaitement bien_, qui est dans
-ma valise et que je veux faire encadrer.
-
---Nous irons prier devant, n’est-ce pas, chaque soir, en pèlerinage?
-
---A propos de prière», interjeta maman, «ne l’avez-vous pas trouvé
-trop... jésuite?
-
---Que veux-tu dire?
-
---Eh bien, trop... pieux?
-
---Trop, non; assez, oui. Il m’a mené voir la chapelle.
-
---Ah!
-
---J’ai admiré les lustres et les vitraux.
-
---Et lui, qu’a-t-il fait?
-
---Lui? Il m’a offert de l’eau bénite, en entrant, puis s’est mis à
-genoux, la tête dans ses mains... Je ne sais ce qu’il faisait.
-
---Il priait pour quelqu’un... qui ne prie pas beaucoup», fis-je. Papa me
-regarda; mais moi je regardais Minet, qui faisait des ronrons sur mes
-genoux. Il se tira d’embarras en disant avec énergie:
-
---«Allons dîner: ce voyage m’a creusé l’estomac... Mais je n’aurais pas
-cru!... Ces messieurs ont vraiment le tour de main.»
-
-Je te conte tout cela, mon petit frère, au long et au large, parce que
-cela m’intéresse énormément et que tu ne seras sans doute pas fâché
-toi-même de savoir au juste l’impression de papa. Il est gagné,
-sûrement, et tu verras que tout finira bien.
-
-Après dîner, l’oncle Barnabé est venu. Quand papa lui eut refait son
-récit avec le même enthousiasme, le brave homme eut le malheur de dire:
-«Les Jésuites sont des enjôleurs: c’est reconnu.»--«Il est reconnu,
-répliqua papa de son petit ton des jours maigres, qu’en fait
-d’éducation, tu n’as jamais eu le sens commun et que tu n’as pas su
-empêcher ton Ernest de devenir un crétin de première force, malgré les
-trois lycées où tu l’as mis successivement». Le pauvre oncle Barnabé n’a
-pas demandé son reste.
-
-Ton ami Louis a été fort ennuyé de ne pas te trouver ici et m’a chargé
-de te faire savoir que les Jésuites, qui ne donnent pas de vacances pour
-le nouvel an[3], sont des esprits chagrins. C’était aussi l’idée de
-papa, avant la visite qu’il t’a faite. Il n’en a plus parlé, ce soir; je
-vois bien pourquoi: si tu avais eu des vacances, il ne t’aurait ni
-applaudi ni décoré! Maman et moi, qui n’avons pas eu les mêmes bonheurs,
-nous penchons à dire comme Louis. Je t’en demande pardon pour tes
-maîtres, que j’estime tout de même, puisqu’ils te font du bien. Ils
-doivent avoir des raisons. Mais je prendrai ma revanche aux jours gras.
-
- [3] Ils n’en donnaient pas à la date de ces lettres. Depuis, il paraît
- qu’on leur a forcé la main.
-
-Je t’embrasse un peu, beaucoup, passionnément.
-
-Ta sœur JEANNE.
-
- * * * * *
-
-Papa nous a fidèlement rapporté la recette de ton Frère cuisinier pour
-le gâteau de macaroni. Nous l’étudions, maman et moi, avec la vieille
-Fanchon, en vue des prochaines vacances. Ça ne paraît pas bien
-extraordinaire, quoi que tu en dises merveille.
-
-
-
-
-20. _A mon père._
-
-10 janvier.
-
-
-Mon cher papa,
-
-Avez-vous fait bon voyage? N’avez-vous pas pris de rhume en route? Je
-vous reste bien reconnaissant d’avoir bravé l’hiver pour venir de si
-loin procurer à votre fils quelques bonnes heures--je n’ose pas dire de
-vie de famille, puisque maman et Jeanne y manquaient--mais de tête à
-tête et de cœur à cœur filial. Le beau temps est parti avec vous: je
-l’ai senti le lendemain. Autrefois, je n’aurais pas supporté le vide
-poignant que laisse après elle une visite comme la vôtre; aujourd’hui,
-j’accepte tout, parce que c’est le devoir.
-
-Mais que n’avez-vous pu prolonger votre séjour à H. jusqu’à mon
-avènement au trône!
-
---«Quel trône?»
-
-Dame! j’y suis monté si inopinément et j’en suis descendu si vite que
-j’ai eu à peine le temps de m’apercevoir qu’il avait des pieds et des
-bras dorés et qu’on y est fortement secoué par les porteurs. Quant à mon
-royaume, je ne l’ai jamais vu et n’en sais même pas le nom: c’était très
-loin, du côté de l’Orient, patrie des Rois Mages. Voici comment, sans le
-savoir, vous êtes devenu l’illustre père d’un illustre potentat.
-
-Au dîner de l’Épiphanie, chaque table a tiré son roi: le dixième et
-dernier morceau de brioche, qui me revenait comme chef de ma section,
-contenait la fève enviée. Il n’y a pas eu de triche: j’avais fait les
-parts avec une précision géométrique et surveillé rigoureusement la
-distribution. Je pris pour reine un garçon qui me déteste et que je
-n’aime guère, pour figurer les ménages qui ne ressemblent pas au vôtre.
-Je bus, on but, on cria: _Vive le roi!_ et _Vive la reine!_ Puis, les
-trente monarques furent convoqués autour d’une autre brioche, immense,
-mystérieusement recouverte d’une serviette, sous laquelle, tour à tour,
-nos mains tremblantes et fiévreuses plongèrent. Un génie bienfaisant
-guida la mienne: je ramenai la fève des fèves et je fus le roi des rois.
-
-Les roitelets évincés absorbèrent avec résignation un nouveau petit
-verre en l’honneur de Sa Majesté Ker Ier. Après quoi, on me mit au front
-un diadème, tout flamboyant de pierres précieuses et de papier d’or; sur
-les épaules un manteau de pourpre qui, jusque-là, couvrait prosaïquement
-un lit de dortoir; dans la dextre, un sceptre, redoutable aux méchants,
-clément aux bons. Puis, on apporta mon trône à brancards; j’y pris place
-avec la solennité convenable; quatre vigoureux gaillards, costumés à la
-dernière mode du moyen âge, m’enlevèrent comme une plume, et précédé
-d’un long cortège d’hommes d’armes et de pages, qui blancs, qui noirs,
-qui bronzés, guidé par l’étoile de Jacob au sommet d’une bonne perche,
-traînant à ma suite mes trente vassaux princiers, fièrement drapé dans
-ma grandeur, le poing gauche sur la hanche, l’œil haut, je parus sur le
-grand perron. Mon nom avait déjà circulé avec la rapidité d’une traînée
-de poudre; je fus acclamé comme aurait pu l’être Charlemagne, Napoléon
-ou tout autre.
-
-Pour ne pas me laisser griser par cette gloire subite: «Sire, me
-disais-je tout bas, prenez garde! Le peuple est comme l’Océan, mobile et
-perfide: méfiez-vous de sa faveur et soyez _maître de vous comme de
-l’univers_!» Ainsi affermi dans l’humilité, je pus savourer à mon aise
-le plaisir de voguer au-dessus de la houle de mes sujets empressés. On
-me fit faire le long tour des préaux, des jardins et des corridors,
-entre deux haies de curieux et de curieuses (car toute la ville y
-était), dont je recueillais les hommages avec une aimable
-condescendance.
-
-Tout à coup, les vivats cessèrent et je me trouvai en face du Père
-Recteur, qu’entourait tout le corps professoral. Je faillis saluer, par
-habitude, mais me rappelai à temps que le gros personnage ici, pour le
-quart d’heure, c’était moi. Je m’inclinai simplement, de l’air
-protecteur qui convenait à ma dignité.
-
-Par dignité encore, je jugeai bon de me taire. Mon grand vizir
-Joannès-Pacha, que vous connaissez bien, parla pour moi. Il apprit au
-Père Recteur que j’arrivais en droite ligne des pays où le soleil se
-lève, à seule fin de lui témoigner ma haute faveur, avec mon estime pour
-ses éclatantes vertus et ma satisfaction de le voir à la tête d’un jeune
-peuple si bien discipliné, si intelligent, si parfait. En souvenir de ma
-visite, je sollicitais de sa bonté paternelle pour eux un congé
-extraordinaire.
-
-Le Père Recteur, tout confus de l’honneur que lui faisait un si grand
-prince, offrit à Ma Majesté ses plus humbles actions de grâces et se
-déclara charmé de pouvoir m’être agréable en accordant ce que je
-souhaitais. Je le remerciai d’un sourire bienveillant de mes augustes
-lèvres, tandis que le peuple donnait carrière à un enthousiasme délirant
-pour son royal bienfaiteur.
-
-Un quart d’heure après, dépouillé de ma couronne, de mon manteau et de
-mon sceptre, je rentrais dans ma plus simple expression, et feu
-Joannès-Pacha me disait avec mélancolie:
-
-«Hein! mon gros sultan de carton, c’est dommage que ça s’arrête là! A
-nous deux, nous ferions peut-être le bonheur d’une grande nation.
-
---Pourquoi pas?... Mais ce brancard sur ces quatre chameaux du désert a
-failli me donner le mal de mer! Non, j’en ai assez de la royauté.»
-
-Le profit le plus clair de ma splendeur d’un jour, ç’a été une bonne
-demi-journée de patinage dans les fossés de la citadelle, mis
-gracieusement à la disposition du collège par le commandant de place,
-qui a son fils en Humanités. Pour glace un miroir, devant nous un espace
-magnifique, point de faiseurs d’embarras, et, comme bouquet, une
-conférence pratique, sur le terrain même, par le P. L..., auteur estimé
-d’un _Art de patiner_ et patineur sans rival. Aussi, on s’en est donné à
-cœur joie. Mais les jambes au retour! Aïe!... Des morceaux de bois
-rhumatisés!
-
-Le lendemain, reprise générale des affaires sérieuses. En rhéto, où l’on
-n’a pas l’habitude de lambiner, ç’a été vite fait: en un instant, la
-machine est visitée, graissée, chauffée, le personnel au poste, le coup
-de sifflet donné et le train en route... vers les vacances de Pâques!
-Quelle charmante perspective au bout de ce voyage!
-
-Mais, auparavant, il faudra trimer. Aux élections d’hier pour
-l’Académie, mon grand vizir a été nommé président à l’unanimité. Je lui
-sers de _vice_: il n’en a pas d’autre! Au travail ordinaire du cours,
-nous allons joindre la préparation d’une séance littéraire. Y
-viendrez-vous? Je le voudrais bien, si la saison le permettait, et, en
-attendant, je vous embrasse tous trois comme si vous étiez trente-six.
-
-Votre fils PAUL,
-
-ancien sultan, vice-président d’Académie.
-
-
-
-
-21. _A Louis._
-
-16 janvier.
-
-
-Mon cher ami,
-
-Tu me fais dire par ma sœur que les Jésuites sont des _esprits
-chagrins_! Pour le coup, mon bon, je ne reconnais plus ta subtilité
-ordinaire de jugement: car tu t’es mis, non pas à côté, mais aux
-antipodes de la vérité.
-
-Si les jésuites ne donnent pas de vacances au nouvel an, c’est, m’a-t-on
-dit, parce que, dans leur système d’études, le premier semestre est
-sacré: il représente le grand effort de l’année scolaire et n’admet pas
-d’interruption notable. Le programme de chaque classe doit être parcouru
-une première fois tout entier avant Pâques: alors seulement on a mérité
-quelques jours de repos complet. Après Pâques, on n’a plus qu’à revoir,
-à parfaire l’œuvre.
-
-Cette méthode semble avoir du bon, et, quoiqu’il soit très doux (je le
-sais par expérience) de retrouver pour un peu de temps, après ces trois
-premiers mois d’absence, le nid de famille, je comprends qu’on sacrifie
-ce plaisir à un intérêt plus sérieux.
-
-D’ailleurs, le sacrifice a eu ses compensations. Donner aux élèves la
-clef des champs, c’est une excellente recette pour s’épargner la peine
-de les amuser _intra muros_; mais quand on réduit les plaisirs des
-élèves à _sortir_, on les habitue à ne voir dans leur collège qu’une
-cage ou une prison. Les Jésuites ne traitent pas leurs oiseaux ou leurs
-captifs en condamnés: ils dorent volontiers les barreaux, les
-agrémentent de quelques verdures et de fleurs, y laissent pénétrer le
-soleil, la musique et les francs éclats de rires. Je constate qu’ils se
-donnent presque autant de mal pour nous délasser, à certains jours,
-qu’aux autres jours pour nous instruire. Et de la sorte ils arrivent à
-faire, non pas seulement supporter, mais aimer le collège. Tout y gagne:
-les esprits sont plus libres, les cœurs plus ouverts, par conséquent le
-travail et le bon ordre mieux garantis, tout l’homme mieux formé.
-
-Preuve:
-
-Dans les lycées, il y a aussi des jeux qui exercent et assouplissent le
-corps, des leçons d’agrément qui développent les goûts artistiques et
-constituent de véritables divertissements; mais je n’ai pas souvenance
-d’y avoir jamais vu donner par les élèves une séance littéraire ou
-dramatique. La grande raison de cette absence, je la conçois très bien
-depuis un mois: c’est que la préparation, avec la bonne volonté des
-acteurs, réclame une somme extraordinaire de dévouement, de savoir-faire
-et d’autorité chez le professeur. Or, mon bon, il est certain que ces
-qualités-là ne courent pas les rues--ni les établissements d’instruction
-où les maîtres jouissent d’un traitement pour faire leur devoir, sans
-plus. Tu as compris.
-
-Je sais bien que vous êtes libres d’aller au théâtre, parfois même avec
-des billets de faveur: j’y suis allé, malheureusement. Mais qu’est-ce
-qu’on en rapporte pour son perfectionnement intellectuel ou moral? Dans
-nos petites soirées dramatiques, on s’amuse peut-être moins, on
-s’instruit davantage et l’âme n’y perd rien.
-
-Un théâtre de collège, évidemment, ne peut offrir qu’un très modeste
-reflet des merveilles que savent opérer sur les grandes scènes les
-machinistes, les costumiers et les décorateurs; les jeunes artistes qui
-assument la charge d’intéresser un auditoire plus difficile parfois
-qu’on ne pense ne songent point à se comparer, même de fort loin, à un
-Coquelin; enfin les productions qu’ils ont à interpréter ne constituent
-pas toujours des chefs-d’œuvre d’art littéraire ou dramatique, et même
-quand elles sont empruntées aux grands auteurs, d’impitoyables ciseaux
-leur enlèvent plus d’un élément d’intérêt piquant ou croustillant.
-
-Mais le but n’est pas de fournir aux collégiens ou à leurs familles un
-équivalent du théâtre où ils ne vont pas. Il s’agit de leur donner, pour
-une circonstance exceptionnelle, une petite fête joyeuse, honnête,
-distinguée, qui puisse, selon le précepte antique, les divertir en les
-instruisant.
-
-Je soupçonne les Pères de ne pas faire grand fond sur l’efficacité de la
-comédie pour la réforme des défauts de leurs élèves; ils ont d’autres
-moyens plus sûrs. Que les pièces n’aient rien d’immoral: cela peut
-suffire. Si, en outre, elles sont spirituelles et bien interprétées,
-elles rendront toujours deux services précieux: aux jeunes spectateurs,
-celui d’affiner leur esprit; aux acteurs, celui de développer leur
-talent d’expression.
-
-Mon père t’a certainement parlé de la comédie à laquelle il a assisté,
-le jour de l’an. Je garde une vive reconnaissance au professeur qui m’a
-appris là, non sans peine et fatigue, à me présenter correctement devant
-le public, à dominer le _trac_, à parler au naturel--toutes choses que
-j’ignorais et que je suis enchanté de savoir un peu mieux qu’avant.
-Après la représentation, mon père a bien voulu me dire que mon avenir ne
-l’inquiétait plus, attendu que sûrement je gagnerais ma vie comme
-avocat, député ou comédien. Député, je veux bien; avocat, peut-être
-encore, si tu ne me fais pas une trop rude concurrence; mais comédien,
-merci! C’est bon au collège, un jour de l’an ou de carnaval. _Dulce est
-desipere in loco_, pour mieux travailler après.
-
-La semaine prochaine, grand branle-bas pour la préparation d’une séance
-solennelle, dont le sujet est encore un mystère impénétré. Elle aura
-lieu le 29 janvier, fête de saint François de Sales, ancien élève des
-Jésuites et patron de toutes les Académies des classes supérieures. Nous
-serons une douzaine de rhétoriciens. Il paraît que les traditions nous
-obligent à faire très bien: on s’y emploiera de son mieux. La comédie
-m’a mis en appétit--quoique la future séance ait une bien autre
-signification. Nous en reparlerons avant ou après, si tu veux.
-
-Adieu.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-22. _Au même._
-
-30 janvier.
-
-
-Mon cher ami,
-
-Ainsi donc, _flafla_ et _temps perdu_! Voilà comme tu as entendu
-qualifier les séances littéraires des Jésuites. Tu ne dis point par qui:
-il serait pourtant intéressant de savoir si c’est par des gens qui
-parlent d’expérience. Ils l’ont peut-être entendu dire à d’autres qui
-n’en avaient pas vu plus qu’eux!
-
-Du _flafla_! C’est un mot d’épicier: on pourrait l’appliquer à tout ce
-qui ne rapporte pas des écus ou des sous. Mais, mon ami, tout le monde,
-plus ou moins, dans les grandes circonstances, fait du _flafla_! Les
-banquets, les punchs, les cavalcades et les revues, la musique et les
-lampions, et les ronflants discours des quarante Immortels, des
-candidats en tournée, des inaugurateurs de statues ou de chemins de fer,
-des présidents de sociétés utiles ou inutiles, de congrès savants ou
-ignorants, de comices agricoles ou de distributions de prix quelconques:
-tout cela, n’est-ce pas du _flafla_? On le trouve bon quand même.
-Pourquoi? Parce que _ça chauffe l’enthousiasme_.
-
-Eh bien, la jeunesse est le bel âge de l’enthousiasme: elle a besoin
-d’enthousiasme pour élever son âme encore neuve au-dessus des vulgarités
-de la vie, jusqu’à la région sereine des grandes pensées, des saintes
-causes et des nobles ambitions. Si dans ces ardeurs juvéniles un peu
-d’illusion vient se mêler, où est le mal? Les beaux rêves ne font pas
-toujours tort à la réalité: je viens d’en avoir la preuve personnelle.
-
-Quand on s’est appliqué pendant trois semaines à entrer dans la peau
-d’un personnage intéressant, qu’on s’en est approprié les sentiments
-généreux et qu’on est arrivé enfin à les exprimer dans toute leur
-énergie ou leur délicatesse, tu ne saurais croire comme on est empoigné!
-Je me suis ému pour tout de bon, dans mon rôle, et je garde, après
-plusieurs jours, la très vive impression des belles choses que j’ai
-dites. Les mots mêmes reviennent parfois, tout naturellement, dans mes
-conversations et mes compositions. Chose plus étonnante encore: je
-m’inspire à moi-même le respect et je ne voudrais pas faire une chose
-indigne de ce que j’ai été au théâtre, un soldat loyal et chrétien.
-
-Jean, notre président, a été superbe dans le rôle du gouverneur de
-province: à certains moments, il a enlevé toute la salle. Il était
-visible, d’ailleurs, que les applaudissements ne s’adressaient pas
-seulement à la perfection du jeu de l’acteur, mais aussi et surtout à
-l’élévation des idées et à la noble franchise des sentiments qu’il
-exprimait. D’où il faut conclure, mon ami, qu’une académie de rhétorique
-peut devenir une leçon de haute morale et un sérieux moyen d’éducation.
-C’est déjà quelque chose; mais il y a plus, je crois.
-
-Je t’ai envoyé notre programme. Un esprit fin comme le tien n’aura pas
-eu beaucoup de peine à y discerner deux éléments, la littérature et le
-drame, et à comprendre le but de l’un et de l’autre.
-
-Il paraît qu’ailleurs la partie dramatique est quelquefois absente ou
-empruntée à un auteur quelconque et sans rapport bien intime avec le
-sujet, qui souvent même ne comporte pas de mise en scène: elle vient là
-pour faire passer le reste. Notre professeur n’aime pas ces séances
-exclusivement littéraires ou critiques: il les appelle une concession
-fâcheuse à l’esprit d’érudition germanique, qui envahit l’enseignement
-français, et leur reproche d’ennuyer l’auditoire, jeune et vieux, sans
-grand profit pour les orateurs.
-
-D’après lui, une séance académique doit être, dans le sens primitif du
-mot, le _chef-d’œuvre_, la _pièce de maîtrise_, où une classe,
-représentée par l’élite de ses élèves, déploie tout ce qu’elle a de
-meilleur dans la cervelle et dans le cœur, pour sa propre instruction,
-pour l’instruction et le plaisir des autres, pour l’honneur des _Bonnes
-Lettres_. Donc, avant tout, il faut un sujet capable d’intéresser
-acteurs et spectateurs, assez riche aussi pour fournir matière à tous
-les talents. C’est la tâche du professeur de le découvrir, de le
-distribuer, puis de coordonner, de revoir et de parfaire le travail des
-élèves.
-
-On s’accorde à dire que notre séance _Honneur et Patrie_ réunissait
-toutes les conditions de succès. Elle roulait sur l’un des épisodes les
-plus émouvants que renferme l’histoire de notre vaillante province.
-Toutes les formes que peuvent revêtir les exercices littéraires dans un
-cours de rhétorique, y ont trouvé leur place naturelle: la prose
-française dans le tableau historique, dans les discours du conseil de
-guerre, dans la lettre en vieux _françois_, dans le récit poétique de la
-bataille; la prose latine, d’ordinaire peu goûtée des dames et des
-queues de classe, dans les portraits et dans le dialogue nocturne; la
-poésie des deux langues dans le chant du barde, dans l’hymne triomphal
-et l’épilogue à la France. Les lettrés de l’assistance ont pu être
-satisfaits; les autres, chez qui l’amour du _beau parler_ ne va pas
-jusqu’à la passion, n’ont pas dû être trop mécontents: car, sauf peu
-d’exceptions, nos exercices littéraires n’étaient pas lus, mais parlés,
-et formaient autant d’épisodes naturels entre les trois actes déclamés
-que comportait l’action.
-
-Le plan général et les principaux détails de cette séance avaient été
-préalablement discutés en conseil académique. Les trois plus gros
-bonnets (j’ai la toque de vice-président) furent invités à fournir,
-d’après un canevas donné par le professeur, chacun un acte, travaillé à
-fond: il s’en inspira comme il put et comme il voulut pour la rédaction
-définitive. Nous eûmes le plaisir d’y retrouver nos idées sous une forme
-sensiblement perfectionnée, parfois toute nouvelle, et la comparaison
-avec notre ébauche nous profita. Les devoirs littéraires sont davantage
-notre œuvre personnelle, quoique plus d’une fois remaniée sur les
-indications du maître.
-
-En somme, durant ces trois semaines, le travail de la composition et
-celui de la déclamation nous ont fait remuer bon nombre d’idées que nous
-ne perdrons plus, et cette gymnastique de l’esprit nous a donné à tous
-un nouvel entrain pour l’étude. La contagion s’est étendue à toute la
-classe, fière des compliments que lui a valus son académie, et a gagné
-les classes de littérature voisines, désireuses de nous imiter ou de
-nous surpasser. Preuve que nous n’avons pas perdu notre temps.
-
-Tu me demandes à ce propos, non sans malice, je crois, ce que devenait
-la rhéto, pendant que le professeur avec sa tête de classe préparait
-cette belle académie. Mais rien n’est plus simple, mon ami: le
-professeur continuait à faire sa rhéto, et les élèves aussi, tous sans
-exception. Jamais, en classe, il n’a été question de la séance. Le
-professeur travaillait double, les académiciens travaillaient double: il
-a probablement pris un certain nombre d’heures sur le repos de ses
-nuits, nous en avons pris quelques-unes sur nos récréations et nos
-congés. Voilà tout le secret: propose-le à ton professeur et dis-moi des
-nouvelles de l’accueil qu’il y fera!
-
-Non, vois-tu, mon ami Louis--il faut que je te l’avoue--je finirai par
-devenir féroce pour l’_Alma Mater_. Ce ne sera pas la faute des
-Jésuites; car depuis que je suis à leur école, je n’ai jamais entendu de
-leur bouche un mot injurieux à l’adresse de cette Université qui les
-déteste. Et c’est leur faute pourtant, d’une autre manière: car entre
-leurs procédés d’instruction ou d’éducation et les siens, je découvre
-tous les jours des contrastes plus violents, qui irritent mon regret de
-les avoir connus si tard.
-
-Que veux-tu? Je suis franc.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-23. _Au même._
-
-12 février.
-
-
-Mon cher ami,
-
-Merci pour tes multiples compliments: je transmettrai à Jean la part qui
-lui en revient et je suis sûr qu’il t’en sera reconnaissant. Quel bon
-type et quel brave cœur! Je voudrais bien qu’il fût ton ami aussi.
-
-Maintenant je m’empresse de répondre compendieusement aux deux aimables
-questions, par lesquelles tu me prouves ta sollicitude pour mon avenir
-et pour mon présent. L’avenir, c’est le baccalauréat; le présent, c’est
-l’ennui. Procédons par ordre.
-
-
-1º Tu veux savoir si je ne crains pas que tous ces exercices
-«extra-classiques» m’empêchent de conquérir à la fin de l’année le
-parchemin officiel?
-
-Ta préoccupation, mon ami,
-
- _Part d’un bon naturel: mais quitte ce souci._
-
-Je suis tellement sûr de me doubler, dans six mois, de cette
-bienheureuse peau d’âne que... je n’y pense même pas. Dès le premier
-jour de classe, notre professeur nous a dit: «Mes amis, vos parents
-tiennent à ce que vous soyez bacheliers; vous y tenez également, moi de
-même. Mais, écoutez bien ceci: la meilleure manière, la plus sûre et la
-plus courte, de préparer son baccalauréat, c’est de ne pas y songer et
-de songer beaucoup à faire une bonne rhétorique. C’est à moi, selon la
-direction des supérieurs, de régler votre travail et mon enseignement de
-façon à concilier tous vos intérêts. Je l’ai fait pour vos devanciers,
-qui n’ont pas eu à s’en plaindre: je le ferai pour vous. Mais je vous
-défends formellement à tous, tant que vous êtes, de jamais prononcer
-devant moi le mot de baccalauréat, pas plus que je ne le prononcerai
-devant vous, d’ici à Pâques.»
-
-Il a tenu parole et nous aussi. Nous faisons du latin et du grec à
-loisir et à plaisir; de la littérature ancienne et moderne, de
-l’histoire et de la géographie, avec intérêt; de l’allemand, sans trop
-rechigner; des sciences, autant qu’il faut; tout cela d’après un plan
-parfaitement ordonné et ponctuellement suivi, sans fatigue et sans
-inquiétude, sûrs d’arriver, comme si nous voyagions dans un de ces
-trains d’Angleterre, qui partent, s’arrêtent, repartent, sans un instant
-de retard et sans un cri. Notre conducteur veille: cela nous suffit, et
-cette absence de préoccupation favorise bien autrement le bon travail
-que la sotte fièvre dont on se laisse parfois tourmenter, sans autre
-profit que des pertes de temps.
-
-Mais, pour te rassurer plus complètement, je dois ajouter que notre
-professeur a fait ses preuves. L’an dernier, tous ses élèves, moins un,
-ont été reçus au baccalauréat--et ils avaient fait des thèmes grecs et
-des vers latins jusqu’à l’avant-veille des examens!
-
-
-2º Tu désires savoir combien de fois par semaine je m’ennuie en classe?
-
-Le compte est facile: je ne m’ennuie jamais. Il y a des matières qui me
-plaisent moins que d’autres: à celles-là je m’intéresse par devoir. Mais
-l’étude des auteurs classiques, qui _t’assomme_, est précisément ce que
-je préfère à tout le reste. Il est vrai qu’elle ne se réduit pas, comme
-trop souvent chez vous, à une sèche traduction faite par l’élève,
-maintes fois préparée à l’aide d’un corrigé juxtalinéaire, agrémentée de
-quelques rares explications du professeur et se traînant ainsi au milieu
-de l’indifférence générale jusqu’au moment où l’heure sonne. Cela fait
-songer au macaroni des mendiants napolitains. Tu ne sais pas? La
-marchande tire délicatement de sa marmite un de ces succulents petits
-tuyaux et en met l’extrémité dans la bouche du client, avec défense aux
-mains d’intervenir; le client avale, avale à même, les yeux fermés.
-Quand il en a pour ses deux sous, la bonne femme coupe au ras des
-lèvres; le suivant rattrape le bout disponible, et le macaroni continue
-à se développer uniformément.
-
-Nous avons plus de variété. Le professeur nous explique ou nous fait
-expliquer par nous, en traduction courante, les auteurs secondaires,
-historiens et petits poètes: c’est la _lecture_. Aux grands classiques,
-orateurs et poètes, qui offrent l’application plus parfaite des règles
-qu’on étudie en rhétorique, on réserve l’honneur de la _prélection_. Tu
-vas saisir par un exemple.
-
-Le programme de rhétorique comprend, pour le premier trimestre, les
-principes généraux de l’art oratoire et les règles du discours; pour le
-second trimestre, les genres d’éloquence. Concurremment avec la théorie,
-nous étudions la pratique dans Cicéron, Démosthène et Bossuet. Voici
-comment notre professeur applique la méthode au plaidoyer _pro Milone_,
-que tu connais bien.
-
-Il ne commence point par perdre son temps à nous débiter une savante
-dissertation sur ce chef d’œuvre qui... que... dont... Qu’est-ce que
-nous en retiendrions à ce moment? Il vaut bien mieux nous faire assister
-au procès.
-
-Il ouvre donc son livre et nous lit avec intelligence (ce n’est pas
-rien!) la première page de l’_exorde_. Qui est l’orateur? Qui est le
-prévenu? Qui sont les juges? Où se passe la scène et avec quel appareil?
-Dans quel état d’esprit sont les assistants? La réponse à ces diverses
-questions fournit déjà une somme considérable de notions utiles sur
-l’histoire et les institutions romaines, en même temps qu’elle pique la
-curiosité. Que va dire Cicéron--non pas le vrai Cicéron, dont la peur
-valut à son client le plaisir d’aller manger de si bon poisson à
-Marseille--mais le Cicéron de cabinet, en pleine possession de son
-sang-froid et de son talent?
-
-Le professeur attaque alors le texte, phrase par phrase, et le fouille à
-fond, au point de vue du sens et de la valeur de l’expression. Puis il y
-montre, sous le trouble apparent des idées et l’embarras voulu de la
-structure, un art profond pour tourner en faveur de la cause tout ce qui
-semble contre elle et pour faire partager aux juges intimidés
-l’assurance qu’affecte l’orateur. Tu vois qu’il ne s’agit plus d’une
-traduction plus ou moins littérale ou d’une simple étude de langue:
-l’auteur devient le modèle, et la prélection vient à l’appui des
-principes oratoires. Quant à la sauvegarde nécessaire du principe moral,
-le professeur aura soin de noter comme il convient les entorses que
-l’avocat de Milon donne à la vérité des faits.
-
-Une seconde et peut-être une troisième et une quatrième prélection
-semblables seront consacrées à étudier le reste de l’exorde. Ce ne sera
-pas trop: car il est l’œuf d’où sortira tout le discours, et il fournira
-matière à bien d’autres observations intéressantes.
-
-De la _réfutation_ qui suit l’exorde, on extraira un beau modèle de
-discussion oratoire, à propos du droit de légitime défense en cas
-d’agression.
-
-La _narration_ de la rencontre de Milon avec Clodius, y compris les
-antécédents et les suites, amènera une foule de détails sur les mœurs
-politiques et autres des Romains et mettra de nouveau en lumière
-l’habileté consommée de ce roi des avocats sans scrupule.
-
-Dans le _corps du discours_, on choisira quelques modèles
-d’argumentation et de développement oratoire, auxquels on joindra les
-endroits les plus pathétiques de la _péroraison_, et ainsi l’on aura sur
-l’auteur et sur son œuvre des idées claires, complètes, solides, qu’on
-pourra désormais formuler en connaissance de cause.
-
-Mais comment retenir une pareille quantité de notions en tout genre?--On
-y a pourvu, mon ami. D’abord, il n’est pas défendu de prendre des notes,
-au moins pour les questions plus difficiles. Puis, après chaque
-prélection, quelques élèves sont interrogés sur les choses principales
-qu’ils viennent d’entendre. Le lendemain, avant la prélection du jour,
-la précédente est répétée tout entière, rapidement, mais à fond, souvent
-avec addition de nouvelles remarques. Enfin, chaque samedi, il y a revue
-générale de tout ce qui a été expliqué ainsi pendant la semaine. Il faut
-bien que l’essentiel finisse par vous rester.
-
-Parallèlement au chef-d’œuvre de l’orateur romain, nous étudions le
-modèle de l’éloquence grecque, cet immortel discours de la _Couronne_,
-moins régulier et moins châtié que la _Milonienne_, mais la dominant, à
-mon humble avis, de toute la distance qui sépare la raison de la phrase,
-l’émotion naturelle de la passion savante, le torrent impétueux du
-fleuve canalisé, et, somme toute, le génie du talent. Les deux orateurs
-déploient dans la bataille une habileté merveilleuse; mais on sent que
-Démosthène défend son honneur et la patrie, tandis que Cicéron a plutôt
-l’air de lutter pour un parti politique et pour sa clientèle. Quand le
-grave consulaire, pour épouvanter les juges, fait sortir des enfers
-l’ombre de Clodius, on sourit, et cet artifice quelque peu puéril
-diminue ensuite l’effet grandiose de l’auguste Jupiter qui, du haut des
-montagnes latines, ouvre enfin les yeux pour voir et punir les crimes du
-tribun révolutionnaire. Mais lorsque, pour se justifier d’avoir organisé
-contre l’envahisseur Philippe une résistance impossible et voulu, au
-défaut de la victoire, sauver du moins l’honneur de la patrie,
-Démosthène en appelle solennellement aux héros tombés à Marathon, que
-l’assurance de mourir n’a pas empêchés de faire leur devoir de soldat,
-je dois avouer qu’il me donne la chair de poule, comme si je voyais
-passer dans un éclair la charge de Reichshoffen.--«Ah! les braves gens!»
-s’écriait Guillaume; moi aussi j’ai l’envie de dire: «Ah! l’éloquent
-patriote!»
-
-De Marathon à Rocroi et à «cette redoutable infanterie de l’armée
-d’Espagne, dont les gros bataillons serrés ressemblaient» à ce que tu
-sais, il n’y a pas loin. Notre professeur ne nous sature pas non plus de
-belles critiques générales sur Bossuet: il le lit avec nous en classe,
-nous le fait saisir sur le vif et nous promène à loisir dans les
-mystères de ses hauteurs et de ses profondeurs.
-
-Nous ne sortons pas de ces splendeurs intellectuelles, quand ensuite
-nous entrons dans l’étude du _Cid_, des _Horaces_, de _Polyeucte_:
-Corneille et Bossuet sont de la même famille de grands esprits. Après
-Corneille vient l’émouvant et séduisant Racine, qui fait mieux
-comprendre et parfois admirer à ses propres dépens ses modèles grecs,
-Euripide et Sophocle.
-
-Ne ris pas, mon ami, de cet enthousiasme un peu nouveau chez moi pour
-les Grecs! Depuis que je les entends expliquer par un homme qui les
-connaît et qui, à travers leurs formes encore ingrates pour des élèves,
-nous fait apprécier cet art à la fois simple et profond qui cherche le
-beau, non pas dans les effets d’à côté, mais dans la pure expression de
-la nature idéalisée, comme Phidias dans ses marbres immortels, je suis
-tenté de mésestime pour les Latins. Mais je ne veux pas être injuste
-envers eux: ils ont bien profité des Grecs. Virgile se lit après Homère,
-avec le même plaisir que Racine après les tragiques athéniens. Néanmoins
-je comprends qu’après avoir lu Virgile une fois, on relise trois fois le
-bon Homère.
-
-Il y a pourtant un Latin qui me plaît, et beaucoup: mais c’est encore
-parce qu’il a éminemment l’esprit grec et (passe-moi l’énormité de
-l’anachronisme) l’esprit français. C’est ce païen d’Horace: non point
-assurément dans ses gaillardises, mais dans les nobles envolées de ses
-odes patriotiques ou morales, dans les gracieuses ou touchantes
-échappées de son imagination de poète et de son brave cœur d’ami, dans
-ces épîtres et ces satires où le bon sens le plus naturel fait assaut
-avec la plus franche gaîté, mélange de sel attique et de sel gaulois. Je
-ne sais pas, mon cher, combien tu admires Nicolas Despréaux: il versifie
-avec une correction que ne devait guère dépasser sa perruque Louis XIV,
-et je trouve même qu’il accommode fort proprement les reliefs d’Horace;
-mais quand je voudrai faire bien dîner mon esprit, c’est à la table
-d’Horace que je le mènerai, avec l’espoir secret d’y rencontrer La
-Fontaine et Molière, ses deux cousins du grand siècle: la fête alors
-sera complète.
-
-Je ne me doutais pas autrefois de cette parenté si étroite qui relie nos
-classiques les plus véritablement français à l’antiquité grecque et
-latine; je répétais sottement avec mes camarades:
-
- _Qui nous délivrera des Grecs et des Romains?_
-
-Je blasphémais ce que j’ignorais. Mais j’en suis revenu depuis six mois,
-et à présent, ignorant un peu moins, j’apprécie mieux et j’admire
-sincèrement.
-
-Je ne t’ai parlé que des grands classiques: nous ne négligeons pas ceux
-du second rang. Ils servent à reposer l’esprit, durant les derniers
-quarts d’heure d’une classe déjà bien remplie. Mais, même pour ceux-là,
-on ne prend pas le macaroni _à la défilade_: on choisit le meilleur. Le
-professeur a d’ailleurs soin de maintenir toujours, par des résumés ou
-des lectures courantes, les liaisons et les vues d’ensemble.
-
-Et comme il met en cela et dans le reste autant de science et d’esprit
-que d’entrain, tu comprendras que la classe devienne pour nous un
-véritable plaisir, un régal intellectuel, et qu’on désire, par ce
-commerce intime avec les grands écrivains, arriver avec le temps à se
-façonner sur eux, à les imiter sans les copier, à devenir soi-même
-quelqu’un: ce qui est le but final des études--et le plus court chemin
-pour conquérir un baccalauréat honorable.
-
-Si tu trouves cette lettre trop technique, tant pis pour toi! Tu l’as
-voulu. D’ailleurs, ma moustache commence à rivaliser de sérieux avec la
-tienne: c’est dire que j’acquiers le droit de parler gravement de choses
-graves.
-
-Bien à toi,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-24. _A ma sœur Jeanne._
-
-22 février.
-
-
-Ma petite sœur grande,
-
-Que c’est vilain à toi d’être tombée malade au moment précis où je
-t’attendais! L’as-tu fait exprès? Si je le savais, je... je garderais le
-lot que tu as gagné et par-dessus le marché celui de maman, qui, au lieu
-de venir s’amuser ici avec toi et moi, a préféré faire son carnaval
-auprès de ton lit, en compagnie sans doute de plusieurs pots de tisane.
-Comme ça devait être gai pour toutes deux! Vous n’avez pas de remords?
-Il y aurait de quoi, pourtant, car notre carnaval a fort bien réussi.
-Pour ton châtiment, je vais t’en faire venir l’eau à la bouche. Écoute
-un peu.
-
-Le premier jour, grandissime représentation d’une comédie de Labiche,
-_les Gobe-mouches_. Il ne faudrait pas demander à tes Ursulines de
-chercher ce titre dans leur répertoire de l’Opéra-Comique ou du Théâtre
-des Variétés: car, d’abord, elles ne savent peut-être pas ce que c’est
-qu’un répertoire de théâtre, et puis ce titre n’y est pas. La pièce est
-de Labiche tout de même, un peu rarrangée, avec suppression de la trop
-aimable moitié du genre humain à laquelle tu appartiens. Je t’en fais
-mes excuses; mais il paraît que ces dames ne se présentent pas
-convenablement!... Elle a été interprétée par les Anciens Élèves, dont
-cinq ou six jeunes de vingt à vingt-cinq ans et deux déjà pères de
-famille, tous acteurs émérites depuis leur temps de rhétorique. Pièce et
-jeu fort spirituels, quelquefois absolument pouffants. Si tu avais été
-là, tu serais repartie bossue, à force de rire--et j’étais condamné à
-n’avoir plus tard qu’un bossu pour beau-frère! Tu as donc bien fait de
-rester à Z... avec tes pots de tisane.
-
-Le lendemain, nouveau plaisir, très long, trop long pour certaines
-personnes, qui sont venues employer trois heures à espérer qu’enfin leur
-nom sortirait de l’urne et à voir passer devant leur nez des lots
-superbes.
-
-Hélas! je suis de ceux-là. En fait de chance aux loteries, je n’ai
-jamais eu que du guignon! Tu as un lot, maman en a un, moi rien. Je
-convoitais pourtant bien--tu ne devinerais jamais quoi, je puis te le
-donner en mille--un charmant petit ânon vivant: robe grise avec croix
-noire dans le dos, des yeux doux et clairs, une paire d’oreilles à faire
-jaunir d’envie notre cousin Ernest, bref, un amour d’ânon, qui
-représentait la classe de sixième. Il faut savoir que chaque classe se
-cotise pour fournir son lot. La rhéto a donné la belle édition savante
-des Œuvres complètes de Corneille et de Racine, un cadeau de grand prix:
-mais qu’était-ce en comparaison de Brocoli?
-
-On l’avait amené dans la salle, bien brossé, parfumé, enrubanné. On
-l’invita poliment à monter les six marches qui le séparaient de la
-scène: il refusa, par modestie. On le pressa, on le poussa même un peu:
-mais les honnêtes gens de son espèce, si jeunes qu’ils soient encore,
-n’aiment pas qu’on violente leur liberté de conscience. Plus ses
-conducteurs insistaient, plus il résistait. On a du caractère ou on n’en
-a pas: Brocoli en avait, na! Mis ainsi par lui au pied du mur, les
-âniers délibérèrent et parlaient déjà d’enlever le rebelle à force de
-bras; mais
-
- _Le plus âne_ parfois _n’est pas celui qu’on pense_:
-
-Brocoli devina le complot et, profitant du désarroi, soudain, d’un seul
-bond, il franchit les six marches et se présenta de lui-même, libre et
-fier, au public. Il eût certainement chanté sa victoire, si les
-applaudissements ne l’avaient intimidé. On le rattrapa et on le
-contraignit d’écouter immobile une chanson dont l’air ne lui plut pas:
-il n’y répondit pas un mot. Il fut néanmoins tiré au sort et échut
-(admire l’intelligence du hasard!) à un de nos professeurs de musique.
-Tu devines comme les deux confrères furent applaudis. Mais il faut
-croire que le pauvre Brocoli avait eu peur de tomber plus mal: car il
-redescendit l’escalier sans faire de cabriole et sortit les oreilles
-droites.
-
-A notre grande joie, il n’est pas tout à fait perdu pour nous. Aussitôt
-après la loterie, nous nous sommes concertés pour le racheter à
-l’heureux gagnant: on le mettra au vert à la campagne du collège, où il
-partagera nos ébats, les jours de congé, jusqu’à ce qu’il soit assez
-fort pour traîner la carriole des Petites-Sœurs qui viennent chercher
-les restes de nos repas. Ce sera pour lui une position sociale très
-honorable et il pourra y gagner tout doucement sa part de... j’allais
-dire de paradis: mais ce n’est tout de même qu’un baudet! L’herbe
-fraîche lui suffira.
-
-Maman a gagné un christ en ivoire, très expressif, monté sur branches
-d’olivier naturel, un des lots que j’ai vu le plus apprécier durant
-l’exposition au parloir (j’ai eu l’honneur de compter parmi les
-_collecteurs_). Je l’avais désiré pour elle. Il me console de n’avoir
-pas eu Brocoli, quoique pourtant j’eusse été bien aise de t’offrir le
-bourriquet en souvenir de ton petit frère!
-
-Toi, tu as gagné une caisse de mandarines: il doit y en avoir pour ton
-année, à une par jour. Est-ce que tu aimes les mandarines? Cela
-m’étonnerait. C’est fade, c’est odorant, c’est... Crois bien, au moins,
-que je dis cela sans arrière-pensée égoïste.
-
-Aujourd’hui, nous avons été porter aux bons vieux et aux bonnes vieilles
-de nos Petites-Sœurs leur part du produit de la loterie. Ils nous ont
-fait une réception de gala. A peine avions-nous franchi la porte cochère
-que, sous la véranda en face, nous apercevons, rangés sur un seul front,
-une trentaine de braves gens endimanchés et, à quatre pas en avant, un
-vénérable tambour, qui salua notre arrivée d’un roulement ému. Quand
-nous fûmes plus près, il tourna par le flanc gauche et s’engouffra dans
-la maison, toujours battant; les trente hommes, défilant derrière lui
-deux à deux, au pas relatif, nous menèrent à la porte du réfectoire, où
-ils firent la haie, pendant que nous entrions.
-
-Toute l’antiquité du lieu, dans ses plus beaux atours, nous attendait,
-debout et souriante, pour lui servir _notre_ dîner: car c’est nous qui
-l’offrions.
-
-La prière faite, on s’assit. Nous nous disputâmes les tabliers blancs et
-nous servîmes chaud, sans trop de maladresses, sous la direction des
-bonnes Sœurs. D’autres coupèrent le pain, la viande, versèrent à boire.
-Quelques-uns durent s’occuper de remplacer les mains qui avaient trop de
-peine à atteindre la bouche sans accident. Ce fut très joyeux. Des
-mercis et des compliments et des tendresses, nous en eûmes à foison.
-Quelques rares grognons grognèrent bien un peu, sur la quantité ou la
-qualité des services; mais les voisins nous disaient: «faites pas
-attention, monsieur; c’est une vieille habitude qu’il a: il est plus
-bête que méchant.» Et l’on riait. A mesure que les estomacs étaient plus
-satisfaits, les visages le paraissaient aussi et, au dessert, un petit
-verre aidant, la joie fut parfaite.
-
-Parfaite, non: le dessert me sembla maigre et j’en eus du chagrin pour
-ces pauvres vieux et vieilles du bon Dieu. Il manquait une caisse de
-mandarines. Et je me disais: «Ah! si ma sœur Jeanne était là avec la
-sienne! Elle n’en garderait guère pour elle: je la connais. Quel plaisir
-elle se ferait de faire plaisir à ces braves gens! Il y en a peut-être
-parmi eux qui n’ont jamais vu de mandarine et qui n’en verront jamais,
-tandis qu’elle, qu’est-ce que ça peut lui faire, de manger tous les
-jours une mandarine pendant un an? Du mal. Surtout qu’elle est déjà
-malade!... Et puis ce n’est qu’un lot, un pur don du hasard: elle aurait
-pu fort bien, comme moi, ne rien gagner du tout... Ah! si j’avais avec
-moi la caisse de ma bonne sœur Jeanne!»
-
-Heureusement, par prudence, je l’avais prise avec moi, pour le cas où tu
-me donnerais, sur place, la permission tacite de la distribuer en ton
-nom. Et je l’ai distribuée. Il y en avait trois cents; ils étaient trois
-cents vieux: donc trois cents bénédictions, que je t’envoie. Ça te
-guérira, mignonne!
-
-Si pourtant tu tenais à être dédommagée, je m’engage à te les rembourser
-en trois cents baisers, échelonnés sur un espace de quarante ans--est-ce
-assez long?--afin qu’il t’en reste quelques-uns, quand tu seras vieille
-aussi. Donne tes pauvres joues pâlies et maigries, pour que j’y mette
-les deux premiers, et compte bien.
-
-Vous, maman, guérissez-la vite. Je vous embrasse aussi, avec papa. Ne
-craignez rien pour votre christ: vous l’aurez.
-
-Votre POPOL.
-
-
-
-
-25. _A ma mère._
-
-28 février.
-
-
-Chère maman,
-
-_Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît!_
-Parole d’Évangile. J’ai eu tort de l’oublier, en me moquant des pots de
-tisane de ma petite sœur, et le ciel m’en a châtié. C’est de
-l’infirmerie que je vous écris. J’ai eu quelques jours de toux et de
-fièvre, sans danger aucun. A présent, je suis en pleine convalescence,
-avec des jambes qui flageolent encore et une tête un peu plus vide
-qu’avant. Le cœur étant resté intact, je cède au besoin de venir vous
-donner de mes nouvelles.
-
-J’habite une jolie chambre au premier étage: parquet ciré, bon fauteuil
-Voltaire (c’est peut-être tout ce que je devrai jamais de bon à ce
-gredin-là, s’il en est l’inventeur!), lit mollet, rideaux blancs, vue
-très récréative sur les cours où les élèves jouent. La hauteur et
-l’éloignement amortissent le bruit, mais ne m’empêchent pas de faire sur
-eux derrière mes rideaux quelques études de mœurs fort intéressantes.
-
-Pour me soigner, j’ai un frère infirmier qui vaut trois honnêtes gens,
-un saint homme et une Sœur de charité. Après m’avoir consciencieusement
-exténué par la diète, les purges et la quinine, tout en m’exhortant à la
-résignation chrétienne, le voilà maintenant qui, pour me rendre des
-forces, me gave comme s’il voulait convertir ma personne en une terrine
-de foie gras, selon une progression savante qui aurait de quoi alarmer
-tout autre estomac que le mien. Entre temps, il me régale de ses
-meilleurs tours de gobelet et de cartes. Il est très fort dans la
-partie. Il m’a avoué qu’étant au 1er régiment de cuirassiers, il en
-savait près de cinq cents et donnait souvent aux chambrées des séances
-de deux heures consécutives, toujours gratuites, pour empêcher les
-camarades d’aller boire et jurer dehors. Le prestige que lui donnait son
-talent lui servit même à en faire confesser plus d’un, et, en effet, il
-ne devait pas mal placer ses bouts de sermon, si j’en juge par ceux
-qu’il m’a insinués.
-
-L’autre jour, à la salle de récréation des infirmes, il nous a fait la
-surprise d’une scène de ventriloquie, un petit dialogue entre deux
-personnages, dont l’un est au grenier, l’autre à la cave. Vous ne vous
-figurez pas la stupéfaction comique des _gosses_, qui cherchaient les
-voix tantôt au plafond, tantôt sous le plancher: ils étaient ahuris et
-le saint homme ravi de les amuser. Il y a ici du plaisir à être malade,
-presque autant que si j’étais soigné par maman.
-
-Je n’ai pas été en classe depuis huit jours, et mon professeur, qui
-vient me voir fréquemment, ne veut pas encore que je travaille. Vous
-écrire, ce n’est pas travailler; mais je suis sûr que vous ne seriez pas
-contente, si je prolongeais cette première lettre. A bientôt une autre
-plus longue! Soyez sans inquiétude.
-
-Je vous embrasse tous.
-
-Votre PAUL.
-
-
-
-
-26. _A Louis._
-
-8 mars.
-
-
-Mon cher ami.
-
-Ne pouvant encore suivre la classe, on m’a permis, au titre exceptionnel
-de convalescent, d’assister au duel que se sont livré en public, à la
-grande salle, les deux sections de quatrième, vingt élèves contre vingt,
-sur la grammaire latine et grecque. Cela s’appelle une _concertation_.
-Il y avait longtemps que je désirais en voir une. Je ne regrette point
-l’heure que j’y ai passée. Voici ce que c’est.
-
-Au lever du rideau, on voit les deux armées rangées en bataille, l’une
-en face de l’autre, sur deux lignes: dix et dix d’un côté, dix et dix de
-l’autre. César commande les Romains, Vercingétorix les Gaulois. Au bas
-de la cantonade, sur la droite le professeur de la première section, sur
-la gauche celui de la seconde, chacun avec deux petits secrétaires
-chargés de marquer les points.
-
-Les deux porte-enseigne inclinent devant le P. Recteur l’aigle et le
-coq, puis vont les planter au fond, dominant le champ clos. On échange
-un dernier regard de provocation et la bataille commence.
-
-D’abord, ce n’est qu’une escarmouche. Le général romain récite, dans le
-ton naturel, un passage de ses _Commentaires_, sans broncher; le chef
-gaulois lui donne la réplique en autant de lignes et sans broncher
-davantage. Beau début et bel exemple. Les deux seconds en font autant.
-Le troisième Romain hésite un quart de seconde sur un mot: son _émule_
-gaulois, prompt comme l’éclair, lui lance le mot à la face et le
-secrétaire du camp triomphant proclame _une victoire aux Gaulois_. C’est
-la première blessure. D’autres suivent, de-ci et de-là, toujours
-foudroyantes, quelquefois bravement rendues. Quand le premier rang a
-fini, il passe en demi-tour derrière le second, qui entre en lutte avec
-le second rang opposé, et ainsi de suite, jusqu’à ce que les diverses
-leçons, auteurs et grammaires, soient épuisées et que le P. Préfet, juge
-du tournoi, ait donné le signal du combat suivant: _l’explication
-latine_.
-
-Comme pour les leçons, les deux sections ont préparé les mêmes passages
-d’auteur. Un Gaulois, désigné par son professeur, lit une phrase
-indiquée, la dissèque grammaticalement et la traduit; si l’_émule_ y
-trouve à reprendre, il corrige et gagne une ou plusieurs _victoires_. Le
-Romain est ensuite soumis à la même épreuve, et ainsi des autres.
-L’épreuve ne se borne d’ailleurs pas au sens du texte: chaque combattant
-répond en outre à des questions très variées de grammaire, d’étymologie,
-d’histoire, d’érudition en tout genre. Puis encore vient l’application
-du texte à des pensées analogues, petits exercices oraux de thème et de
-version, où le professeur met en œuvre toute son ingéniosité
-professionnelle pour faire valoir tout ce que l’élève a de forces vives,
-portées à leur plus haute puissance par le stimulant toujours harcelant
-de l’émulation.
-
-Je t’assure, mon ami, que c’est un spectacle saisissant. Quand on voit
-ces gamins de douze ou treize ans, dont pas un n’a envie de rire,
-s’attaquer, se défendre, s’ingénier à rendre coup pour coup, se prendre
-parfois corps à corps, s’arracher la victoire pièce à pièce, on oublie
-qu’il ne s’agit que de grammaire et l’on se passionne avec eux. Il y
-avait là un pauvre Gaulois, pas grand, pas sot, qui, repris à faux par
-son émule et condamné à faux par le professeur un peu distrait, se
-débattit comme un beau petit diable contre tous les deux et, se voyant
-impuissant à faire triompher la vérité, se mit à fondre en larmes en
-s’écriant: «Mon Père, vous l’avez dit en classe». On applaudit: la
-victime eut permission de s’expliquer et obtint double victoire, ce qui
-ramena instantanément la sérénité sur son visage.
-
-Après une déclamation française, qui permit aux troupes de reprendre
-haleine, la lutte reprit sur l’_explication grecque_. Même méthode, même
-ardeur, même connaissance très sérieuse de cette belle langue, qui
-parfois semble si ardue à ceux qui ne l’ont jamais approfondie.
-
-On se demandait avec une curiosité de plus en plus tendue à qui
-appartiendrait finalement la victoire, jusque-là disputée avec des
-chances à peu près égales. La fortune allait dire son dernier mot. Le
-héraut d’armes annonça: _Combat à mort_... Je frémis jusqu’à la moelle
-des os; allaient-ils s’entre-massacrer? Si jeunes encore!... Il ajouta:
-_sur les verbes irréguliers grecs_. Je respirai.
-
-Ces verbes irréguliers grecs sont, de tradition immémoriale, le
-cauchemar des écoliers. Est-ce à tort ou à raison? Je ne le discute pas;
-mais j’ai constaté que les élèves de quatrième n’ont pas plus peur de
-cet épouvantail que les moineaux ne redoutent le pacifique mannequin,
-destiné à les éloigner et devenu leur perchoir. Pourtant, il faut bien
-admettre que ces malheureux irréguliers présentent quelque difficulté,
-puisque, dans cette lutte suprême, tant de braves guerriers ont mordu la
-poussière.
-
-Il est vrai qu’on ne faisait plus de quartier. A peine l’adversaire
-avait-il bronché qu’on entendait résonner, strident comme une lame
-d’acier qui fend un casque, le fatal cri: _Mort!_ Et le vaincu tombait
-inerte sur sa chaise. De quarante, bientôt il n’en resta sur pied que
-dix et la _grande faucheuse_ continuait à passer impitoyable.
-
-Ils ne sont plus que quatre, deux de chaque nation. Les questions volent
-pour surprendre l’adversaire: mais l’adversaire sent qu’un instant de
-trouble, c’est sa perte, et il fait des efforts héroïques pour garder
-son sang-froid. A ce moment, le Gaulois numéro deux hésite. On lui a
-demandé la deuxième personne du singulier de l’optatif aoriste premier
-passif du verbe δράω; il donne par distraction la première: _Mort!_ La
-distraction n’est pas admise sur le champ du carnage.
-
-Vercingétorix reste seul en face de César et de Labiénus; il serre ses
-deux poings sous ses bras croisés, et lentement, martelant chaque
-syllabe, il répond, puis interroge, pâle, mais résolu. César est
-cramoisi, mais tient bon. Au second tour, son lieutenant tombe.
-L’auditoire devient haletant. Qui vaincra, Rome ou la Gaule? L’histoire
-voudrait que ce fût Rome; mais l’histoire se corrige avec le temps.
-
-A la troisième reprise, Jules César, qui pourtant jadis mourut en
-parlant grec, ne trouva pas assez vite je ne sais plus quel impératif:
-Vercingétorix le lui décocha comme une flèche: _Mort!_
-
-Et le vainqueur respira profondément, s’essuya le front et faillit
-fléchir sous le poids de son triomphe: les bravos le soutinrent et,
-par-dessus les têtes, il envoya dans la salle un léger sourire à sa
-mère, qui s’était levée comme un ressort, toute radieuse de bonheur.
-
-Un joyeux dialogue donna aux secrétaires le temps de faire le compte des
-victoires obtenues de part et d’autre. Puis les deux armées reprirent
-leur position de combat et, au milieu du battement de tous les cœurs, le
-P. Préfet proclama: «Camp des Romains, 150 victoires; camp des Gaulois,
-165. La victoire finale est aux Gaulois.»
-
-Alors, grave et un peu triste, César prit des mains de son
-porte-enseigne l’aigle romaine et la remit à Vercingétorix, en disant:
-«Gloire aux vainqueurs!» Le Gaulois la reçut avec dignité et, tendant la
-droite au Romain, il s’écria: «Honneur aux vaincus!»
-
-Qu’en penses-tu, mon ami? Est-ce encore du _flafla_ et du temps perdu?
-Et si, d’un bout de l’année à l’autre, du haut en bas de l’échelle des
-classes, chacune vient à son tour subir cette épreuve solennelle, ne
-crois-tu pas qu’il en reste quelque chose pour l’avancement des études?
-Pour ma part, je suis sorti convaincu que, si j’avais eu dans mon jeune
-temps la chance de servir sous Vercingétorix ou même sous César, je
-saurais mes verbes irréguliers grecs mieux que je ne les sais--et
-peut-être toi aussi, n’est-ce pas?
-
-Dieu! que je suis bavard pour un convalescent!
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-27. _Au même._
-
-15 mars.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Je reviens de la campagne avec mon professeur: c’est ma première
-promenade depuis mon malaise. Elle a été délicieuse. L’air était de
-velours, le soleil assez chaud pour attiédir les poumons sans alourdir
-la tête; dans les prés scintillaient des milliers de primevères, dans
-les arbres les oiseaux chantaient en préparant leur nid, et partout la
-vue se reposait avec ravissement sur le feuillage encore tendre qui
-annonce le printemps. Comme Dieu est bon!
-
-Mon professeur l’est aussi: il est venu me chercher à l’infirmerie pour
-me faire jouir de ces belles choses et pour causer. Nous avons parlé de
-_omni re scibili et de quibusdam aliis_,
-
- Passant _du grave au doux, du plaisant au sévère_.
-
-Je lui ai confié que je songe à me pousser dans la carrière de
-l’enseignement public. Car j’y songe très sérieusement, mon ami, par pur
-désir de rendre service à la jeunesse universitaire, qu’on est en train
-d’abrutir: si je pouvais lui inoculer un peu de vaccin de Jésuite, je
-suis sûr qu’elle s’en trouverait bien.
-
-Mon professeur m’a encouragé, quoique avec une petite pointe
-d’incrédulité sur l’efficacité future de mes intentions réformatrices.
-Pour lui prouver que je ne plaisantais pas, je l’ai prié de me dire ce
-qu’est au juste le _Ratio_, dont j’ai entendu parler de divers côtés.
-
---«C’est tout bonnement le _Plan d’études_ de la Compagnie de Jésus.
-
---Est-ce un livre _sacré_?
-
---Pour nous Jésuites, oui, puisqu’il fait partie des Règles de notre
-Institut; mais chacun peut le lire: on le trouve en librairie. Il n’est
-pas si gros que le moindre des volumes qu’on a écrits pour le
-démonétiser: voulez-vous en lire quelques-uns?
-
---Grand merci, mon Père! J’aimerais mieux que vous me donniez en
-quelques mots, si vous le voulez bien, la quintessence du livre.
-
---Je serai trop heureux d’apporter ma petite part à l’éducation
-pédagogique d’un futur Grand Maître de l’Université de France.
-
---Si je le deviens jamais, je vous ferai décorer.
-
---Pour mes péchés?
-
---Non, comme votre ancien élève.
-
---J’accepterai peut-être, pour la rareté du fait, sans en devenir plus
-fier... Vous voulez donc savoir?...
-
---En quoi réside le principe fondamental de ce fameux _Ratio_?
-
---Votre Excellence va être servie. Ce principe, très simple, consiste à
-suivre le développement naturel des facultés pour former peu à peu
-l’homme parfait. Sans avoir étudié la psychologie...
-
---_Psyché_, âme, et _logos_, discours: discours sur l’âme.
-
---Parfaitement... vous savez sans doute qu’à titre d’animal raisonnable
-vous avez reçu de la nature trois facultés supérieures: la mémoire...
-
---Oui, assez.
-
---La sensibilité...
-
---Trop.
-
---Et le jugement.
-
---Trop peu.
-
---Le degré de culture et d’équilibre de ces facultés maîtresses donnera
-la valeur intellectuelle et les chances probables d’avenir d’un jeune
-homme au sortir du collège. Les amener par une sage progression au degré
-le plus élevé qu’il se pourra, c’est la tâche de l’enseignement
-secondaire.
-
---Ce que vous dites là, mon Père, me trouble un peu. Ne suis-je pas au
-collège pour devenir savant, le plus savant possible?
-
---Entendons-nous. Le collège n’a pas pour mission de faire de vous un
-prodige ou un monstre, une encyclopédie vivante ou quelque chose comme
-un lauréat de _concours d’animaux gras_ dans le domaine de l’esprit: il
-n’est pas une gaveuse. On est au collège, non pas pour tout apprendre,
-mais pour se rendre apte à acquérir plus tard la science que réclamera
-la carrière de chacun.
-
---J’entrevois le but; comment l’atteindra-t-on?
-
---Comment avez-vous fait, dans votre première enfance, pour arriver à
-savoir quelque chose?
-
---Ma foi, je n’y ai guère pensé. Voyons pourtant. On m’a toujours dit
-que j’étais fort curieux et fort bavard, demandant le pourquoi de tout
-et raisonnant à tort et à travers sur tout ce que j’avais vu ou entendu.
-
---Besoin de connaître et besoin de parler: ce sont précisément les deux
-grands moyens naturels d’instruction. Entendez-vous dans ces hautes
-branches ce vaste et long bourdonnement? Il y a là des milliers
-d’abeilles qui recueillent la poussière des premières fleurs; chacune va
-déposer son butin dans les alvéoles où il se transforme en miel, et
-grâce à toutes les petites ouvrières qui parcourent ainsi la plaine et
-la montagne, la ruche se remplit d’un trésor délicieux. Ainsi votre
-jeune esprit s’est primitivement enrichi d’idées que vos yeux, vos
-oreilles, tous vos sens vous amenaient de partout: votre mémoire les a
-retenues et, avec l’aide de votre jugement naissant, dirigé et souvent
-rectifié par votre entourage, les a combinées, transformées et réunies
-en un premier fonds, qui comprenait toutes les connaissances usuelles
-dont un enfant est capable.
-
-A l’école primaire, par un procédé analogue, vous avez élargi votre
-petit horizon et augmenté votre bagage d’idées, grâce aux livres
-élémentaires d’histoire, de géographie, de sciences naturelles, et aux
-leçons de choses. On y a ajouté certaines notions pratiques de calcul,
-de dessin, de musique et autres, dont l’ensemble, couronné par
-l’enseignement religieux, aurait pu suffire à faire de vous avec le
-temps un honnête ouvrier, un petit commerçant, un travailleur de la
-terre...
-
---Oh! je voulais être pâtissier.
-
---Pour manger des gâteaux?
-
---Oui, et plus tard général, pour battre les Prussiens.
-
---C’était mieux.
-
---Ce n’est qu’à dix ou onze ans que j’ai eu l’idée de devenir savant et
-d’aller au collège.
-
---C’est le bel âge pour y entrer, celui que le _Ratio_ suppose aux
-débutants de sixième: car il ne parle pas des classes de _robette_,
-septième, huitième, neuvième.
-
---Elles existent pourtant chez les Pères.
-
---Parce que trop de parents sont pressés de se décharger du soin de leur
-charmante, mais souvent difficile progéniture, et qu’ils sont
-prématurément épouvantés par le spectre de la limite d’âge pour les
-grandes écoles. D’autres familles n’ont pas à leur portée l’institution
-primaire qui leur conviendrait--et ne veulent pas des _petits collèges_
-de l’Université.
-
---Vous regrettez ces entrées précoces au collège?
-
---Oui, parce qu’elles nous prennent des hommes qui pourraient mieux
-faire que de servir de bonnes d’enfants; non, parce que beaucoup de ces
-enfants, exclus de chez nous, seraient moins bien préparés ailleurs et
-quelquefois trop exposés. Il y a des maux nécessaires. Mais, de toute
-façon, la formation secondaire ne commence régulièrement qu’après ces
-petites _classes préparatoires_ et comprend trois cours: la
-_Grammaire_--c’est la base de l’édifice; les _Lettres_--c’est le corps
-principal; la _Philosophie_--c’est le couronnement.
-
-Le _Cours de grammaire_ va de la sixième à la fin de la troisième: il
-continuera de développer chez l’enfant la mémoire, en appliquant son
-besoin d’apprendre et de parler à l’étude progressive du latin et du
-grec, tout en faisant appel à son jugement dans une foule d’exercices
-variés, oraux ou écrits, qui éveillent, assouplissent et fortifient le
-talent naturel.
-
---J’ai entendu dire que, durant ces années de grammaire, on perd un
-temps précieux, qui serait plus utilement employé à d’autres études?
-
---Lesquelles? Les sciences mathématiques et physiques peut-être?
-L’immense majorité des enfants n’en est pas encore capable, à cet âge,
-et, en leur imposant avant le temps ces études abstraites, on risque de
-dessécher à fond leur esprit ou (cela s’est vu) de les _crétiniser_.
-
---Mais les langues vivantes ne produiraient-elles pas le même effet de
-culture intellectuelle que le latin et le grec, avec des avantages en
-plus pour la vie pratique?
-
---Laissons pour le moment de côté les avantages pratiques: nous pourrons
-y revenir. Au point de vue spécial de la formation littéraire, le seul
-qui nous occupe, aucune langue moderne ne saurait remplacer pour nous
-les deux vieilles langues classiques. On pourrait en donner plusieurs
-raisons: une seule suffit--la raison historique. Par suite de la
-profonde influence que la civilisation gréco-romaine a exercée, d’abord
-sur nos ancêtres gaulois et francs, puis durant de longs siècles sur les
-générations chrétiennes qui ont suivi, la langue française, la pensée
-française, le goût et l’esprit français sont restés tellement pénétrés
-de l’esprit des deux peuples classiques que vouloir le leur enlever, ce
-serait vouloir enlever à un arbre sa sève, à un corps vivant le meilleur
-de son sang. Et, à la place, que pourrait-on bien nous inoculer? De
-l’anglais ou de l’allemand?... Vous avez entendu parler de cette
-opération nouvelle qui consiste à infuser à un anémique le sang tout
-chaud d’un animal, bœuf, bouc ou autre?
-
---Vaguement.
-
---C’est, paraît-il, une invention merveilleuse: les anémiques reprennent
-à vue d’œil des couleurs et des forces; seulement, dit-on, il y en a qui
-donnent des coups de corne et ont envie de brouter l’herbe tendre. Si
-l’on vous infusait à haute dose du _deutsch_ ou de l’_english_, mon
-pauvre Paul, vous ne connaîtriez bientôt plus que la boxe et la
-choucroute. Pour rester Français, il faut rester Gréco-Romain.
-
---Permettez, mon Père! Ne pourrais-je pas me contenter de me former sur
-les modèles français? Ils ont quelque valeur et soutiennent même parfois
-la comparaison avec les anciens, sans trop de désavantage--si j’en crois
-les affirmations de mon docte professeur de Rhétorique.
-
---C’est parce qu’ils ont de la valeur, inconséquent jeune homme, qu’on
-vous les fait étudier, et aussi pour vous montrer à quoi l’on arrive,
-avec du talent, par l’étude des anciens: car c’est à Rome et à Athènes
-que se sont formés nos trois premiers siècles littéraires, laissant en
-héritage au dix-neuvième un riche fonds d’œuvres saines et une belle
-langue. Le jeune siècle a voulu mieux faire: il le pouvait, s’il était
-resté fidèle au premier plan du romantisme, qui, à la forme antique,
-débarrassée de certaines entraves accessoires, rêvait d’unir
-l’inspiration nationale et chrétienne. Au lieu de cela, grisé par
-l’esprit novateur, il a, comme le fils prodigue, jeté son héritage aux
-quatre vents du ciel, dans les régions de la licence sans frein et sans
-pudeur, d’où il est revenu en loques.
-
---Mon père, vous êtes impitoyable.
-
---Je ne crois pas être injuste, mon fils: car j’admets de très
-honorables exceptions, comme vous le verrez dans la suite de notre cours
-de littérature. Mais je dois maintenir que, étudiée seule, la
-littérature française offrirait un champ d’étude trop restreint par le
-nombre des chefs-d’œuvre et trop peu sûr pour les principes. Nous devons
-l’étudier, l’aimer plus que toute autre, contribuer à sa gloire, si nous
-le pouvons, mais aussi suppléer à ses lacunes et nous garantir contre
-ses défauts, comme l’artiste, en travaillant dans le marbre ou sur la
-toile, a sans cesse devant les yeux l’idéal que lui tracent les règles
-de son art. Or, depuis que le monde est monde, il n’a point existé de
-forme littéraire ou artistique plus parfaite que la forme grecque, et
-vous connaissez les deux vers d’Horace:
-
- _Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo
- Musa loqui, præter laudem nullius avaris._
-
-Traduisez librement.
-
---Aux Grecs le génie, aux Grecs le beau parler, avec l’unique passion de
-la gloire.
-
---Fort bien. Après les Romains, qui nous ont d’abord transmis l’idéal
-grec, tel qu’ils se l’étaient assimilé, toutes les nations modernes,
-depuis des siècles, sont allées et vont encore apprendre à Athènes ou du
-moins à Rome, son héritière la plus directe, les secrets de la beauté
-littéraire comme de la beauté artistique. Il en sera ainsi longtemps
-encore, parce que l’idéal grec n’est pas le fruit du caprice ou du
-convenu, mais un type parfaitement raisonné et admirablement conforme à
-l’immortelle nature.
-
---Vous, savez, mon Père, que vous prêchez un converti.
-
---Oui... mais aussi un convalescent, qui ne doit pas être encore de
-force à soutenir un sermon trop long. Tenons-nous-en là, s’il vous
-plaît.
-
---En attendant la suite pour bientôt, n’est-ce pas, mon Père?
-
---Si vous êtes sage.
-
---Je le serai, pour cette raison et pour plusieurs autres.
-
---Nous sommes d’ailleurs arrivés et j’aperçois le Père Ministre, qui
-vient à notre rencontre.»
-
-Le Père Ministre est tout bonnement mon Père spirituel, que tu connais
-déjà. Sous sa forme ministérielle, les élèves n’ont guère avec lui de
-relations directes. C’est pourtant un gros personnage: il est le second
-du Père Recteur, pour tout ce qui regarde l’ordre général de la maison,
-et j’ai vu le Père Préfet lui-même venir, sa barrette à la main, lui
-demander la permission, un jour qu’il était fatigué, de prolonger le
-lendemain son sommeil jusqu’à cinq heures. C’est le Père Ministre qui
-gouverne la sacristie, la cuisine, les travaux intérieurs et tous les
-services domestiques, par le moyen des Frères coadjuteurs et du
-personnel salarié. Il a toutes les clefs, y compris celles de l’office
-et de la cave.
-
-A ma vue, ses entrailles deux fois paternelles s’émurent de compassion
-et, pour me rendre plus vite mes jambes et mes couleurs, il nous offrit
-un petit verre de derrière les fagots avec un excellent biscuit de
-Reims. Nous prîmes les deux au grand air, sur une table champêtre, fort
-joyeusement, et pour terminer la soirée, pendant que mon professeur
-disait son bréviaire dans une avenue, le Père Ministre voulut bien
-perdre sur moi une partie d’échecs. Il s’en vengea en nous ramenant au
-collège dans sa carriole, pour nous épargner la route à pied.
-
-Bonne journée. Je t’en souhaite beaucoup de semblables, mon cher Louis,
-sans grande chance de réalisation: car tes professeurs ont à promener
-leurs jeunes héritiers, et le lycée n’a pas de Père Ministre.
-
-Demain, je rentre en classe. Quel bonheur!
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-28. _Au même._
-
-26 mars.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Puisque ma _pédagogie_ te plaît et que tu en redemandes, voici la suite.
-
-Nous étions en promenade de congé à la campagne du collège; mes
-camarades jouaient aux barres sur l’herbe avec une frénésie que j’aurais
-volontiers partagée; mais un reste de faiblesse me clouait sur un siège
-rustique au pied d’un arbre, et je regardais. Mon excellent professeur
-vint à passer, et m’apercevant:
-
-«Vous ne ressemblez pas mal, dit-il, à ce brave Romain qui, mollement
-étendu à l’ombre, pendant que les autres travaillaient à quelques pas de
-là, disait: «Que je voudrais que ce que je fais s’appelât travailler!»
-
---Je voudrais bien faire mieux: mes jambes ne veulent pas. Mon Père, si
-j’osais... si vous aviez peut-être le temps...
-
---De quoi? Dites toujours.
-
---D’achever la conférence de la semaine dernière? J’ai été sage.
-
---Avez-vous la tête plus solide que les jambes?
-
---Je le crois.
-
---Alors, venez faire un tour de barque sur la rivière.
-
---Oh! le plaisir! Merci, mon Père.»
-
-Et nous voilà installés sur la jolie chaloupe des Pères, mon professeur
-aux rames, qu’il manie avec la dextérité moelleuse d’un vieux canotier,
-moi au gouvernail, gouvernant comme je pouvais, en novice. Quand nous
-eûmes doublé le barrage, non sans quelques irrégularités dues à mon peu
-d’adresse, mais chaque fois redressées par un maître coup d’aviron du
-Père, il commanda: «Laissez aller!» Et notre esquif se mit à glisser
-légèrement, sans la moindre secousse, au fil de l’eau tranquille,
-pendant que le calme de l’air était à peine troublé par le feuillage
-frétillant des peupliers du bord et quelquefois par les clameurs
-toujours plus lointaines des joueurs de barres.
-
-Après avoir savouré quelques minutes ce délicieux abandon, le Père dit:
-«Maintenant causons. Où en étions-nous restés, l’autre jour?
-
---A l’entrée du _Cours de Lettres_.
-
---Par conséquent sur un terrain qui vous est familier: cela nous
-dispensera des longueurs. Je n’ai plus à vous apprendre ce qu’on fait
-dans les deux classes qui composent ce cours: les Humanités et la
-Rhétorique.
-
---On y fait de la poésie et de l’éloquence, et il est expressément
-défendu, non pas d’y préparer son baccalauréat, mais d’en parler.
-
---Très juste, attendu qu’il se prépare tout seul.
-
---Avec le coup de pouce du professeur.
-
---Sans doute, et suivant un axiome bien connu: _Qui peut le plus, peut
-le moins._ Dans les classes inférieures, les élèves se sont bravement
-nourris de la _moelle substantifique_ des trois grammaires, française,
-latine et grecque, et ont acquis, par le commerce journalier avec les
-auteurs faciles et par maint exercice pratique, une sérieuse
-connaissance des langues classiques. Leur mémoire s’est développée
-complètement et déjà quelque peu meublée; leur jugement et leur goût
-littéraire a commencé à s’éveiller.
-
-Maintenant, l’étude plus intime des poètes et des orateurs, jointe à
-celle des préceptes de littérature et d’éloquence, appuyée de nombreuses
-compositions sagement graduées, narrations, poésies, discours,
-académies, va donner son expansion naturelle à cette sensibilité
-délicate, qui est le don de s’émouvoir et d’émouvoir autrui, en face du
-vrai, du beau et du bien. Ainsi comprises et sérieusement employées, ces
-deux belles années du _Cours de Lettres_ apprendront au jeune homme à
-_bien penser_, à _bien sentir_ et à _bien rendre_, ce qui constitue le
-grand art de _bien dire_... selon quel auteur?
-
---Selon M. le comte de Buffon, qui ne plaisante jamais.
-
---Bien. Voilà donc heureusement achevée l’éducation littéraire de notre
-rhétoricien de seize ans. Le moment est venu pour lui...
-
---De se faire refuser au baccalauréat pour insuffisance en
-Mathématiques.
-
---C’est une absurdité qui se voit; mais ce n’est pas la faute du _Ratio_
-ni des Jésuites. Si Messieurs du Conseil supérieur de l’Instruction
-publique avaient un peu plus de sens commun, ils comprendraient que les
-progrès de la science moderne n’ont pas modifié la nature de l’esprit
-humain et que l’enseignement scientifique, tout comme l’enseignement
-littéraire, doit suivre la marche des années et des facultés. L’enfant
-est de bonne heure capable de faire du calcul pratique, mais longtemps
-il ne peut faire que cela. Qu’on y ajoute ensuite peu à peu l’étude
-élémentaire des sciences naturelles et physiques, qui réclament surtout
-de la mémoire, et, durant le Cours de Lettres, quelques notions plus
-étendues de mathématiques: c’est assez. Exiger que les humanistes et les
-rhétoriciens mènent de front les Lettres et les Sciences et qu’ils y
-réussissent tous sans distinction, c’est vouloir passer le niveau sur
-toutes les intelligences et décréter la capacité universelle, comme _nos
-pères de 93_ décrétaient la victoire. C’est de la folie pure. La grande
-majorité des élèves peut arriver à ce degré de culture littéraire qui
-fait les gens bien élevés, les esprits distingués: les mathématiciens
-seront toujours l’infime minorité, au collège comme dans la vie
-pratique. Voilà ce que l’Université refuse de comprendre, pour le grand
-malheur de notre enseignement.
-
---Ah! mon Père, que vous dites vrai! Combien de fois j’ai maudit ces
-vieux bonzes de l’Académie des Sciences, qui veulent absolument me
-fourrer dans la tête leur algèbre et leur trigonométrie, pour m’aider à
-faire plus tard de la littérature ou du droit! Si on les obligeait à
-passer un examen de grec ou de vers latins, qu’en penseraient-ils et
-comment s’en tireraient-ils?
-
---Fort mal sans doute. Mais que voulez-vous? Les éminents spécialistes
-qui fabriquent les programmes officiels sont nos maîtres et ils ont
-chacun son dada. Pendant que les professeurs de Facultés ou de l’École
-Normale (section des sciences) et les ingénieurs de toute provenance
-prétendent vous saturer de sciences mathématiques, physiques et
-naturelles depuis la tendre enfance jusqu’à l’abrutissement final,
-d’autre part les docteurs ès lettres voudraient former tous ces pauvres
-collégiens à leur image et, à cet effet, les bourrer de syntaxe
-raffinée, de critique savante et d’érudition germanique. De leur côté,
-les hommes d’affaires, les économistes, se passeraient volontiers de la
-haute éducation intellectuelle et demandent que le collège mette surtout
-leurs fils à même de gagner de l’argent, beaucoup d’argent, dans le
-commerce et l’industrie, en leur apprenant les langues qui servent aux
-communications internationales, la mécanique, la chimie, tous les _arts
-utiles_. On veut satisfaire tout le monde; les réformes succèdent aux
-réformes, les programmes s’entassent sur les programmes, et le but
-primitif, rationnel des études secondaires est renvoyé aux vieilles
-lunes. Si vous étiez déjà Grand Maître de l’Université, que feriez-vous?
-
---Une chose très simple: je vous demanderais conseil, mon Père.
-
---La bonne malice! Vous ne m’embarrassez guère. Des anciens collèges de
-Jésuites il est sorti des poètes et des orateurs, des écrivains et des
-savants, des magistrats et des artistes, des ingénieurs et des généraux,
-des hommes d’affaires et des hommes d’État, en nombre et de qualité
-respectable. Tout cela, ils ne le sont pas devenus au collège; mais le
-collège les y a préparés par la solide éducation classique dont je viens
-de parler.
-
-Ainsi arrivés sans hâte et sans surmenage au terme de leurs études
-littéraires, maîtres désormais de leurs facultés et de leurs instruments
-de culture intellectuelle, ils étaient en mesure de s’assimiler les
-abstractions de la _Philosophie_ et les aridités des _Sciences pures_.
-Dans ce labeur austère, qui n’est pas fait pour des enfants, le jugement
-et la raison prenaient leur trempe définitive; l’homme intelligent se
-complétait et enfin se trouvait apte aux études spéciales, réclamées par
-la carrière où Dieu et les circonstances l’appelaient.
-
---Ah! l’heureux temps! Reviendra-t-il?
-
---C’est bien douteux, mon ami. Nous vivons dans un siècle de machines à
-vapeur, d’électricité et de fièvre de l’argent. Le temps lui-même est
-devenu de l’argent: _Time is money._ On ne s’inquiète plus comme jadis
-de bien faire: on veut faire vite, et beaucoup, et grand.
-
---Où pensez-vous, mon Père, que cela mènera?
-
---Dites-moi, mon ami: si nous laissions aller indéfiniment notre bateau
-à la dérive, où nous mènerait-il?
-
---Dame! chez messieurs les requins, naturellement.
-
---Ou peut-être, moyennant beaucoup de chance, chez messieurs les
-_Yankees_ du Nouveau-Monde, qui, à défaut d’idéal littéraire, ont dans
-la cervelle une table de multiplication et à la place du cœur un dollar
-neuf... Garde à vous, timonier: il y a un banc. Barre à tribord!»
-
-Quand nous fûmes remis à flot: «Oui, continua le Père, l’enseignement
-français, l’esprit français, va se _matérialisant_ de plus en plus:
-c’est le grand danger de l’avenir, monsieur le Ministre. Veillez-y!
-
---Quel remède, mon Père?
-
---Lorsqu’on se voit embarqué dans un mauvais courant, il n’y a qu’un
-moyen de salut: il faut rebrousser chemin... comme nous allons faire
-nous-mêmes au prochain tournant.
-
---Déjà?
-
---Il est quatre heures: je me ferais conscience de vous priver du petit
-goûter qui vous attend à la campagne.
-
---Mon Père, je goûte fort bien ici, en votre compagnie. Si ce n’est que
-cela!...
-
---Vos jambes réclament du fortifiant pour être bientôt à même de suivre
-le bataillon de Rhéto: vous savez que je n’aime pas les traînards.
-D’ailleurs, la brise a fraîchi: profitons-en pour remonter à la voile.
-Ce sera moins dur et nous permettra de continuer la conversation sur le
-ton grave... Barre à bâbord! Doucement à la côte... Stop!»
-
-Dresser le mât, fixer les cordes, déployer notre aile d’hirondelle, ce
-fut l’affaire d’un instant. La manœuvre étant devenue plus délicate, je
-cédai la place au Père, qui, la barre d’une main, la corde voilière de
-l’autre, prit le vent, vira de bord, et la nacelle fila triomphalement
-contre le courant avec un petit clapotis fort gracieux.
-
-«Votre Excellence, reprit le Père, m’autoriserait-elle à lui demander
-pourquoi je la vois songeuse?
-
---J’avouerai humblement à Votre Révérence que ses dernières paroles sur
-l’expulsion probable, dans un avenir plus ou moins prochain, de l’idéal
-français par la matière américaine, me trouble et m’afflige. Il me
-semble que, si elle se réalisait, ce serait la ruine, non pas seulement
-de l’esprit français, mais de la France elle-même. On lit partout et
-vous nous dites que si notre patrie, malgré ses humiliations et ses
-fautes, tient encore la tête des nations civilisées, c’est par son génie
-littéraire, son esprit essentiellement hostile au banal et au grossier,
-sa langue d’une clarté, d’une souplesse et d’une distinction unique.
-Est-il possible, mon Père, que tout cela soit perdu sans retour?
-
---J’aime à vous voir ce beau chagrin et cette ardeur patriotique. Eh
-bien, non, jeune homme, tant qu’il restera des jeunes gens épris du beau
-idéal comme vous, et des maîtres...
-
---Comme vous, mon Père.
-
---... résolus, comme moi et beaucoup d’autres, par vocation et par
-conviction, à défendre jusqu’à la dernière cartouche la citadelle de
-notre éducation nationale, tout n’est pas perdu et le retour aux bonnes
-traditions, au bon sens, reste possible. Il y a des choses qu’on ne tue
-pas facilement et qui, lorsqu’on les croit mortes, se relèvent très
-vivantes: l’âme française, esprit et cœur, est de celles-là.
-
---Vous me rassurez. Mais que pensez-vous, mon Père, de l’utilité
-pratique des langues étrangères?
-
---Elles sont indispensables aux grands industriels, aux voyageurs de
-profession, à certains savants et, en cas de guerre, aux officiers: mais
-combien de gens n’en ont que faire? C’est une manie de croire que
-personne ne peut plus s’en passer.
-
---C’est vrai. Alors vous les supprimeriez?
-
---N’allons pas trop vite. Il est certain (l’expérience l’a démontré)
-qu’un élève intelligent et travailleur peut trouver au collège le moyen
-d’apprendre à lire l’allemand ou l’anglais, même à le parler un peu,
-sans faire tort à ses études, pourvu qu’il ait la bosse des langues, de
-bons professeurs et que ses loisirs ne soient pas absorbés par le
-dessin, la musique, l’escrime et autres _arts d’agrément_. Un ou
-plusieurs séjours à l’étranger, en vacances ou au sortir du collège, lui
-donneront ensuite facilement l’usage courant de la langue choisie. Mais
-vouloir imposer à l’ensemble des élèves, médiocres ou bons, l’obligation
-d’étudier à la fois les trois langues classiques et encore une langue
-moderne, c’est, à mon sens, une aberration. Ils y gagneront de n’en
-savoir aucune.
-
---On supprimera le grec.
-
---Je le crains; car ce pauvre grec est depuis quelques années la bête
-noire, le bouc émissaire coupable de tous les péchés et de tous les
-insuccès de la gent écolière. Quelques-uns, les _buses_, n’y perdront
-pas grand’chose: mais cette suppression serait un vrai malheur pour le
-développement général de l’esprit français, qui, vous le savez, dérive
-bien plus des Grecs que des Romains.
-
---Croyez-vous que le latin demeurera?
-
---Oui, il fait trop intimement corps avec notre langue et aussi avec nos
-études de carrière, le droit, la médecine, les sciences. Je ne parle pas
-de la théologie, dont nos réformateurs se soucient comme un poisson
-d’une pomme. Qui sait même si certains d’entre eux, les sectaires, quand
-ils parlent de supprimer le latin, n’y voient pas surtout la langue de
-l’Église et des sciences sacrées? Si ceux-là deviennent jamais les
-maîtres de la France, il faut s’attendre à toutes les ruines.
-
---Dieu nous en préserve! Mais pratiquement, mon Père, comment
-organiseriez-vous l’enseignement des langues étrangères?
-
---Vous poussez votre pointe: c’est fort bien, Excellence. Je vous
-répondrai que tout dépend de vous.
-
---De moi?
-
---Oui, quand vous serez chargé du portefeuille de l’Instruction
-publique.
-
---J’en suis loin; mais quand j’y serai, que devrai-je faire?
-
---Supprimer pour les épreuves du baccalauréat le caractère obligatoire
-des langues vivantes et les réserver pour l’entrée des grandes Écoles
-civiles ou militaires, commerciales ou savantes. Par le fait, leur étude
-ne viendrait plus encombrer inutilement le programme classique dans les
-collèges et pourrait être réservée aux seuls élèves de bonne volonté,
-assez intelligents pour en profiter, comme il se pratiquait, d’ailleurs,
-il y a peu d’années. Rien n’empêcherait de leur en tenir compte au
-baccalauréat, à titre d’épreuve facultative, telle qu’il en existe déjà
-pour d’autres examens.
-
---Parfait. Ah! que ne suis-je Ministre! Je crois bien que j’abuserais de
-ma position pour appliquer du même coup le système facultatif à ces
-affreuses mathématiques. Pourquoi pas? Serait-ce contraire au _Ratio_?
-
---Ah! jeunesse subversive! Vous ne laisseriez rien debout... Ce qui est
-essentiellement contraire au _Ratio_, mon ami, vous devez le voir assez
-maintenant, c’est la manie de surcharger les programmes et de multiplier
-les épreuves jusqu’à étouffer les intelligences, au lieu de leur donner
-largement l’air et le champ nécessaires pour se développer selon une
-progression naturelle. Le jour où l’Université aura assez de bon sens et
-d’abnégation pour reconnaître qu’elle fait fausse route et pour revenir
-à une méthode plus rationnelle, ce sera pour elle chose facile d’y
-adapter ses programmes d’examen, de manière à sauvegarder tous les
-intérêts.
-
---Ne ferait-elle pas bien d’appeler dans ses conseils quelques bons
-Pères Jésuites pour l’aider?
-
---Ce serait la meilleure preuve d’une conversion radicale. Travaillez-y.
-
---Vous pouvez compter sur moi, mon Père.
-
---Dieu vous le rende, Excellence! Mais en attendant que vous ayez charge
-de gouverner le vaisseau de l’Instruction publique avec un équipage de
-Jésuites, venez reprendre votre poste à la barre: je vais carguer la
-voile et ramer pour rentrer au port. J’entends la cloche du goûter.»
-
-Te voilà renseigné, mon cher Louis, plus longuement peut-être que tu ne
-désirais, sur les études chez les Jésuites et sur leurs idées de corps
-enseignant. Si tu veux en savoir davantage, prépare ton questionnaire
-pour les vacances de Pâques. D’ici là, bonsoir! Tu n’auras plus de mes
-nouvelles qu’en esprit.
-
-Il faut que je rapporte en vacances un premier prix d’examen, un
-témoignage de satisfaction parfaite et trois décorations!!! C’est
-beaucoup d’ouvrage à la fois, pour le peu de temps qui me reste. Au
-revoir!
-
-Ton dévoué,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-29. _A ma mère._
-
-5 avril.
-
-
-Chère maman,
-
-Rien qu’un mot, parce que j’ai à rattraper le temps perdu par mon
-indisposition et à donner un dernier coup de collier pour gagner mes
-œufs de Pâques.
-
-Le grand jour des proclamations semestrielles est dimanche. Le
-lendemain, dès avant l’aurore, on prend le train de plaisir... Ah! oui,
-il n’a jamais si bien mérité son nom. Je ne suis pas malheureux au
-collège, certes; mais y pensez-vous, petite mère? Voilà six mois que je
-ne vous ai embrassée. Est-ce possible? Reconnaîtrez-vous encore votre
-grand vaurien de fils? On dit qu’une mère s’y reconnaît toujours, même
-quand tout le monde s’y trompe: j’ai envie de me déguiser, pour voir si
-c’est vrai. Mais j’ai tellement changé que, pour les gens qui ne m’ont
-pas vu depuis mon départ du lycée de Z..., je suis tout déguisé.
-
-J’arrive donc lundi. Je bavarde avec vous jusqu’au lendemain matin--à
-quelle heure? Dieu seul peut le savoir!... Vu le stock que j’ai à
-écouler, je ne réponds pas d’en finir, pour le plus gros seulement,
-avant le surlendemain. Mais enfin il y aura un moment où il faudra bien
-dire:
-
- _Claudite jam rivos, pueri..._
-
-Pardon! j’allais vous parler latin. Cela signifie en français de
-famille: «Tais ton bec, pie; embrasse tout le monde et va te coucher.»
-Je tais mon bec, j’embrasse tout le monde, six fois au plus, je vais me
-coucher et je m’en donne vingt-quatre heures d’horloge, en rêvant que je
-dors dans mon berceau d’innocent, sous l’œil d’une maman qui m’aime
-comme en ce temps-là et que moi j’aime bien plus qu’alors.
-
-Le lendemain, on revoit les amis. C’est à cause d’eux, ma chère maman,
-que je vous écris ce mot. Louis ne me gêne aucunement: il sait où j’en
-suis. Mes autres camarades du lycée le savent peut-être aussi et
-voudront probablement me tâter, pour voir si je suis solide sur mes
-étriers ou si je ne suis qu’un trembleur, un de ces pauvres sacristains
-qu’on démonte avec un sourire de pitié ou une arlequinade. Ne vous y
-fiez pas, mes gentils enfants, et gardez vos distances: mon cheval rue.
-
-J’avais résolu de rentrer à Z... en paladin Roland et de pourfendre sans
-merci tous les mécréants qui se permettraient d’avoir l’air de me
-regarder de travers: mon Père spirituel m’en a dissuadé et m’a fait
-promettre, au contraire, d’être avenant, prévenant, charmant, voire
-même, si je pouvais, séduisant. Commission peu facile, n’est-ce pas? Je
-l’ai pourtant acceptée, non point par goût, mais par raison et par
-devoir.
-
-Oui, chère mère, par devoir, et parce qu’ayant nettement conscience
-d’avoir été pour quelque chose dans les aberrations de mes pauvres
-camarades, je veux réparer le mal que j’ai pu leur faire. Je ne les
-prêcherai pas, sinon d’exemple. Je désire leur montrer en chair et en os
-un _jésuite de robe courte_ que cette qualité n’empêche pas d’être un
-garçon bien élevé, un joyeux compagnon et un ami très sûr, d’autant plus
-sûr qu’il sera désormais intraitable sur certaines plaisanteries,
-certains sujets de conversation et certaines frasques de jeunesse.
-
-Je vous prie donc, chère maman, de les inviter comme autrefois à nos
-petites parties de plaisir, que nous tâcherons, si vous le voulez bien,
-de rendre encore plus amusantes. S’ils y viennent, tant mieux! Et si,
-après, ils y reviennent, ce sera mieux encore: ce sera la preuve qu’ils
-n’ont pas trop peur d’un converti et qu’ils pourront, avec le temps,
-l’un ou l’autre, songer à faire comme lui. Quel bonheur alors pour moi!
-
-Mon _mot_ s’est allongé plus que je ne voulais, comme toujours.
-Cependant je dois, avant de finir, vous communiquer encore une triste
-nouvelle. Votre fils, trouvant que sa mère ne lui suffit plus, s’en est
-donné une autre, qui, tout invraisemblable que la chose paraît à
-première vue, est encore meilleure que vous. C’est une très grande et
-très illustre dame, qui a bien voulu m’adopter à tout jamais, par acte
-solennel passé devant témoins, au pied de l’autel, samedi dernier, en la
-fête de l’Annonciation de la sainte Vierge, patronne des congréganistes
-et désormais la mienne.
-
-Pauvre maman, mon nouveau titre vous cause-t-il beaucoup de chagrin?
-J’espère que non. Il m’a été accordé comme une force et comme un
-stimulant: il m’aidera à bien lutter et à vaincre.
-
-A bientôt! Mais que c’est loin encore!
-
-PAUL,
-
-_enfant de la sainte Vierge et de maman._
-
-
-
-
-30. _De ma sœur Jeanne._
-
-25 avril.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-Comme tout est vide ici, depuis que tu n’y es plus! Tu avais apporté la
-joie, la vie, le soleil: il ne reste plus rien de tout cela. Tu serais
-mort, que la maison n’aurait pas un air plus désolé. Maman n’arrive pas
-à sourire, malgré la peine qu’elle se donne, et semble n’avoir pas dormi
-depuis six semaines. Papa, ces deux jours-ci, a été absolument morne à
-table. Il s’est promené des heures seul au jardin, tirant et cirant
-fiévreusement sa moustache, cherchant des yeux, tous les quarts d’heure,
-là-bas au loin, par-delà le petit mur, quelque chose ou quelqu’un qu’il
-ne découvrait pas; puis faisant une caresse à ton chien fidèle, qui le
-suivait tête baissée; rentrant au salon pour donner un coup de pied au
-pauvre Minet, qui a eu le mauvais goût d’exprimer par des ronrons sa
-joie de ne plus se voir la queue arrachée par son ennemi mortel; puis
-encore allumant cigarette sur cigarette pour réduire en fumée son
-chagrin. A un moment, j’étais assise dans un coin, lui dans un autre,
-quand arrive M. Legrand:
-
-«Bonjour, Legrand, dit papa. Tu vas bien?
-
---Merci. Et toi?
-
---C’est _embêtant_ d’avoir des enfants comme ça!
-
---Comme Jeanne?... Bonjour, Jeanne.
-
---Bonjour, monsieur Legrand.
-
---Non, comme mon fils Paul.
-
---Il est malade?
-
---Lui? De l’appétit pour quatre et de la santé pour six.
-
---C’est le travail qui cloche?
-
---Il tient la tête de sa classe.
-
---La conduite alors?
-
---Rangé comme une religieuse.
-
---Je donne ma langue aux chiens... Il ne vous aime pas, peut-être?
-
---Je voudrais qu’il nous aimât un peu moins, parce qu’on aurait au moins
-un prétexte pour se mettre de mauvaise humeur, et on n’aurait pas l’air
-si bête devant les gens, quand il n’est plus là!
-
---Ah! j’y suis: tu es malheureux d’être trop heureux. Eh bien, mon ami,
-je connais des papas qui changeraient volontiers avec toi. Tu es gâté
-par le sort.
-
---Je le sais bien, pardi, et c’est ce qui me chiffonne: on a l’air d’une
-femme sensible! Parlons d’autre chose... Et toi, petite, va porter
-ailleurs tes yeux rouges: ils nous gênent ici.»
-
-Je ne demandais pas mieux, et j’ai été encore pleurer, comme une sotte,
-dans la chambre de sainte maman, que j’ai trouvée à genoux.
-
-Oui, Paul, je suis une sotte! Car si tu es devenu si bon qu’on ne te
-reconnaît plus, ne devrais-je pas en être cent fois joyeuse? Et puisque
-c’est le collège qui t’a fait ce que tu es, devrais-je regretter ta
-rentrée? Je veux donc prendre mon cœur à deux mains pour causer avec toi
-sérieusement.
-
-D’abord, du fin fond de mon âme, je te remercie du bonheur que ta venue
-et ton séjour ici ont donné à nos parents. Ce qu’a été pour eux ce
-bonheur, tu peux en juger par le chagrin qui a suivi ton départ. Je
-pensais bien, d’après tes lettres, que tu serais bon, aimable, pas trop
-difficile: mais tu as été parfait. Pas un mot désagréable pour personne,
-pas un retour de vivacité, pas la moindre exigence. La bonne Fanchon
-n’en revenait pas et avait fini par s’en inquiéter: «Ben sûr qu’on lui a
-fait un mal, à M. Paul, qu’y ne veut pas dire! Y ne se plaint pus de
-rien, d’à présent, et tout ce qu’on lui z’y fait, bon ou mauvais, c’est
-toujours bon. Je l’ons ben vu le jour du macaroni! Je l’avions, pour
-sûr, préparé du meilleur que j’pouvions, ben baigné, ben cuit et ben
-frit, avec des œufs frais et de la bonne râpure de gruyère, tout selon
-le papier du cher frère; maugré ça, y ne valiont pas c’tit de son
-collège. Mais c’est point à mi qu’il l’a dit; y m’en a remarciée, au
-contraire, l’pauv’chéri! Vrai, il est tout à l’envers d’avant.» Et elle
-s’essuyait les yeux, du coin de son tablier.
-
-De fait, le passé est à cent lieues. Je t’ai bien
-observé--pardonne-le-moi: c’était pour clouer le bec à l’oncle Barnabé,
-qui s’est encore avisé, l’autre jour, devant maman et moi (il ne
-l’aurait pas dit devant papa), de prétendre que les Jésuites, étant des
-hypocrites, comme chacun sait, ne peuvent faire de leurs élèves que des
-hypocrites. On voit sans peine que tu n’es plus, comme autrefois, tout
-en dehors, tout en l’air: tu es maître de toi, maintenant, et tu ne
-t’abandonnes qu’autant que tu veux. Mais tes bonnes façons, tes petites
-prévenances, tes taquineries même, tout ce que tu dis et tout ce que tu
-fais a un air si naturel, si simple et si franc qu’on ne peut s’y
-tromper. Ce ne sont pas seulement tes manières qui ont changé, c’est
-tout l’homme, et tu es devenu bien vraiment le meilleur des fils et des
-frères. N’en sois pas trop fier, n’est-ce pas? Le mérite en revient
-d’abord au bon Dieu et à tes Pères.
-
-Faut-il que je dise tout? Oui, je ne saurais le garder pour moi. Tous
-ceux qui t’ont vu à Z... ont fait sur toi les mêmes remarques. Si tu
-avais pu entendre les compliments qu’on est venu faire à maman,
-dimanche, au sortir de la messe, sur ta tenue à l’église, et toute la
-semaine sur ta parfaite politesse, ta mine ouverte et franche, ta
-conversation réservée dans les visites que tu as dû faire!
-
-Quant à l’effet produit sur tes anciens camarades, tu en auras sans
-doute des nouvelles par Louis. Il nous a raconté hier qu’ils ont été
-_ahuris_ de te trouver à la fois si sérieux (tu devines ce qu’ils
-entendent par ce mot) et si bon enfant. Nous avons su par lui comme tu
-as gentiment remis en place ce grand niais de G... qui voulait
-plaisanter sur le confessionnal:
-
-«Est-ce que tu y vas? lui as-tu demandé.
-
---Non.
-
---Alors comment sais-tu ce qui s’y passe? Moi j’y vais, et je sais qu’on
-en sort plus propre et plus léger. Fais-en donc l’essai et tu pourras en
-parler.»
-
-Il paraît que ce malheureux a baissé le nez et que les autres sont
-devenus songeurs. Tu verras qu’ils se confesseront.
-
-Mais moi aussi, Paul, tu m’as fait faire des réflexions. Je ne suis pas
-tout à fait une païenne, assurément; je crois que j’aime le bon Dieu et
-la sainte Vierge. Mais je devrais être plus solidement pieuse, moins
-fière, moins coquette, plus charitable.
-
-J’aime bien nos parents: ils sont si bons! Mais suis-je assez bonne à
-leur égard? J’ai encore bien souvent mes humeurs et mes sots caprices,
-et alors je ne sais pas me retenir de leur faire de la peine. Je vois
-bien qu’ils ne m’en gardent pas rancune: ils en souffrent pourtant.
-
-Je voudrais être sérieuse, forte et bonne comme toi: je le deviendrais
-peut-être, si tu m’y aidais. Dis, mon Paul, le veux-tu? Jusqu’à présent,
-je t’ai appelé mon petit frère: mais te voilà congréganiste de la sainte
-Vierge et presque un homme. Les rôles doivent changer. Tu seras
-désormais, si tu le veux, mon grand frère, et moi je serai ta petite
-sœur, que tu conseilleras, que tu gronderas et qu’ainsi tu rendras
-meilleure. Je ne t’en aimerai pas moins, crois-le bien,--ni plus, parce
-qu’il n’y a pas de plus possible.
-
-A bientôt de tes nouvelles, mon grand frère bien-aimé!
-
-TA PETITE SŒUR.
-
-
-
-
-31. _A ma sœur Jeanne._
-
-31 avril.
-
-
-Ma très chère fille en Jésus-Christ,
-
-C’est avec une édification ineffable que mes yeux ont lu et que mon âme
-a goûté les paroles de votre dernière lettre. Oui, ma fille, ces paroles
-édifiantes m’ont grandement édifié, parce qu’elles portent avec elles
-une grande édification. Et cette édification est grande, parce que
-(j’ose le proclamer bien haut) elle n’est pas petite. Et elle n’est pas
-petite, parce que (entendez bien cet axiome, qui est de la plus haute
-importance), quand il s’agit de la perfection d’une âme, rien n’est
-petit.
-
-Or donc, ma fille, puisqu’il vous plaît de faire appel à ma très humble
-personne et à ma longue expérience des choses spirituelles, j’y consens.
-Et pour coopérer efficacement à vos saintes aspirations, je compte, pour
-aujourd’hui, me borner à vous résumer succinctement, en trente ou
-quarante pages, les vingt-six raisons pour lesquelles, tout en me
-donnant grande édification, votre âme me paraît encore assez loin de
-l’état de perfection, et ensuite les trente-trois moyens que vous aurez
-à employer, d’abord successivement, puis tous à la fois, pour arriver à
-cet heureux état par le plus court chemin, dans quinze à vingt ans--ou
-davantage.
-
-J’ai l’intime conviction, fondée sur une infusion personnnelle des sept
-dons du Saint-Esprit, que votre pauvre âme abattue prendra son essor
-vers les sublimes hauteurs de la perfection, dès qu’elle aura seulement
-trempé le bout de son bec (car on sait indubitablement, par les
-imageries de la rue Saint-Sulpice, que toutes les âmes, étant des
-colombes, ont un bec), dès, dis-je, que la vôtre aura trempé son bec
-dans la source cristalline de ma direction spirituelle. Car ma méthode,
-sans me vanter, se distingue de toutes les autres par sa simplicité, sa
-brièveté, sa lumineuse précision, comme vous le fait déjà subodorer ce
-modeste préambule, que j’aurais pu faire plus long de beaucoup.
-
-Et maintenant, comme dit le grand Bossuet, _passons plus outre..._
-
-Veux-tu _passer outre_, ma petite sœur, et exiges-tu que le robinet
-mystique fonctionne ainsi jusqu’au bout des quarante pages?
-
-Si oui, je te préviens que j’entends être payé de ma peine, à tant la
-ligne, vu que, pour faire ce métier-là gratis, j’aimerais mieux casser
-des cailloux sur une grande route, à cinquante centimes par jour,--ou
-préparer un baccalauréat en plus du mien.
-
-Sans rire, Jeanne, quelle idée de vouloir prendre ton petit frère pour
-ton père spirituel! En me moquant un peu de toi, je ne fais que te
-rendre la pareille.
-
-Je ne dis rien des compliments invraisemblables que les bonnes dames de
-Z..., en quête d’un sujet de conversation nouveau, sont venues faire à
-maman sur mon dos: j’espère bien que maman et papa sont trop avisés pour
-donner dans le piège. Ils savent à quoi s’en tenir. Quant à toi, ma
-petite sœur, ta perspicacité d’espionne (le joli rôle que tu jouais là!)
-a été singulièrement égarée par le sentiment fraternel. Si je t’ai
-apparu si parfait, c’est que tu avais d’avance grande envie de me
-trouver conforme à tes rêves. Mais rêve et réalité, c’est deux.
-
-Dans la réalité, Jeanne, pour te parler franc, je sais très bien ce que
-je vaux et mieux encore ce que je ne vaux pas. Tu m’ouvres ta
-conscience, pauvre chérie, avec une candeur et un abandon qui m’ont
-profondément ému: veux-tu un aperçu de la mienne? Écoute.
-
-J’ai si longtemps vécu en païen dans ce malheureux lycée que ma prière
-se réduit ordinairement à deux mots: «_Pardon_, mon Dieu, et _pitié_!»
-Je me confesse et je communie par devoir, par besoin. Je trouve dans les
-sacrements la force, celle du bœuf qui trace laborieusement le sillon de
-chaque jour; mais bien rarement j’y goûte ces divines douceurs qui font
-oublier le terre à terre et le poids de soi-même. Quelquefois, le
-croirais-tu? je me prends d’envie pour les alouettes que je vois monter
-si joyeuses dans le ciel pur en chantant leur alléluia...
-Sentimentalité, n’est-ce pas, et vaine ambition! Cependant, Jeanne, tu
-sais mieux que moi combien ces douceurs rafraîchissent le cœur desséché
-et facilitent le rude chemin du devoir. Mais c’est une rosée
-bienfaisante que je ne mérite pas, à cause de ces éruptions trop
-fréquentes encore de mon orgueil, de mon égoïsme, de ma méchanceté
-naturelle, de tout ce fond mauvais qui reste incrusté dans mon être
-depuis ma conversion.
-
-Converti! Le suis-je? Tu me félicites d’être maître de moi et tu me
-crois fort! Hélas! bonne petite sœur, toi qui as toujours vécu pure et
-calme sous l’aile des anges visibles et invisibles, tu ne peux savoir
-tout ce qui bout dans les veines d’un garçon de seize ans qui a vu le
-mal de près et dont l’âme a gardé des cicatrices encore fraîches. Je ne
-tiens debout qu’avec l’appui constant de mon directeur et grâce à
-l’encouragement journalier des amitiés sûres qui m’entourent. Il se
-passera du temps avant que je puisse marcher sans béquilles, avec la
-seule grâce de Dieu: comment veux-tu donc que j’aide les autres à
-marcher?
-
-Peut-être as-tu pensé, Jeanne, que je pourrais te faire bénéficier, par
-ricochet, de la direction nette et ferme qu’on me donne ici? Mais ce qui
-me convient ne saurait te convenir. Tu es quelque chose comme une rose
-blanche, à peine agrémentée de trois ou quatre petites épines, juste ce
-qu’il en faut pour sauver le proverbe. Moi, je suis un buisson de houx!
-Cela ne se traite pas de même façon.
-
-Pourtant je ne voudrais pas te faire de la peine, ma chère bonne Jeanne,
-et nous pourrions nous entendre, moyennant un amendement à ta
-proposition. En somme, tu veux rendre nos relations plus sérieuses, plus
-utiles à notre bien mutuel: je signe cela des deux mains. Mais
-qu’importe à ce noble but l’épithète que nous nous donnerons? Ne
-sommes-nous pas assez grands, pas assez raisonnables tous deux, pour
-qu’il n’y ait plus ni petite sœur ni petit frère? Restons simplement
-frère et sœur.
-
-Tu m’aideras comme tu l’as toujours fait; je t’aiderai, si je puis, et
-nous tâcherons de nous rendre meilleurs l’un l’autre en nous disant à
-l’occasion nos petites vérités et en priant beaucoup, toi pour moi et
-moi pour toi.
-
-Nous commencerons tout de suite, si tu veux, par faire un bon mois de
-Marie en vue de notre perfection commune. Au collège, il a été inauguré,
-aujourd’hui même, par un beau salut à la chapelle. Le soir, petits et
-grands élèves se sont rangés aux pieds de la Vierge, brillamment
-illuminée, qui domine nos cours de récréation, et là nous avons lancé, à
-plein cœur et à pleine voix, dans la nuit qui tombait, un _Magnificat_
-qui a dû faire plaisir aux anges et peut-être à tout le quartier, un bon
-kilomètre à la ronde.
-
-Dans notre étude, contre le mur en face, nous avons élevé, à grands
-frais de vieilles caisses, de papier peint et de génie, un véritable
-monument, une grotte de Lourdes. Sur le rocher se dresse majestueuse la
-basilique, fidèlement reproduite en carton d’après les dessins d’un
-artiste fameux, M. Paul Ker. Dans le bas, le gave impétueux roule en
-silence, sur un lit de sable et de cailloux naturels, ses flots de
-cristal tortillé. Au milieu s’ouvre la grotte miraculeuse, dominée par
-l’Immaculée Conception, qui sourit à Bernadette et à une soixantaine de
-moutons blancs, figurant notre division. Tout autour, des sapins, des
-fougères, des fleurs, témoignages volontaires de notre dévouement filial
-à la Reine du lieu. Sur le devant enfin, un petit panier doublé de satin
-rose, où viennent tomber les billets anonymes, dans lesquels chacun,
-selon l’inspiration de son cœur, présente à Marie ses requêtes et les
-petits actes de vertu pratiqués journellement en son honneur. Tu auras
-ta bonne part dans les miens.
-
-Ces manifestations pieuses, qui jadis m’auraient fait hausser les
-épaules, me plaisent aujourd’hui singulièrement et forment un stimulant
-très sérieux à ma bonne volonté. Je sais fort bien qu’elles ne sont pas
-la religion, qu’elles ne sont même pas toute la piété, qu’elles
-demandent des esprits simples et droits; mais j’ai été si longtemps un
-esprit orgueilleux et frondeur que j’éprouve maintenant une vraie
-jouissance, et comme l’âcre plaisir d’une vengeance satisfaite, à me
-faire petit et naïf devant le Maître qui m’a rendu ses grâces et devant
-sa douce Mère, qui m’a ramené à lui et qui veut bien aussi m’adopter
-pour fils. Demande à Marie pour moi, Jeanne, de garder jusqu’au bout de
-ma vie une âme d’enfant et de ne jamais en rougir.
-
-J’embrasse ta belle âme de sœur.
-
-Ton _frère spirituel_,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-32. _De ma sœur Jeanne._
-
-3 mai.
-
-
-Mon frère.
-
-Que tu es bon! Tu as beau me plaisanter et te calomnier, va, une sœur ne
-s’y méprend guère. Ta lettre vaut bien pour moi quatre sermons de M.
-l’aumônier des Ursulines, qui est un saint homme et mon confesseur
-ordinaire. Je ne prétends pas que tu prennes sa place au confessionnal:
-comment ferais-tu pour m’absoudre? Mais j’ai besoin comme toi d’une
-amitié jeune et sûre, pour m’aider à traduire en actes les sages
-conseils de mon père spirituel et de mes parents. Toi tu as pour cela
-ton impeccable ami Jean, ton second ange gardien: je n’ai personne.
-Parmi les jeunes filles que je vois, il n’y en a pas une à qui je
-voulusse parler de mes défauts: elle irait en rire avec les autres, et
-je n’en vaudrais pas mieux.
-
-Ta réponse, Paul, me montre le fond de ton âme droite et de ton cœur
-aussi fort que tendre: j’ai toute confiance en toi, j’accepte sans
-réserve les conditions que tu poses et je compte définitivement que tu
-me prêteras désormais ta force, ta franchise et ta bonté pour m’aider à
-marcher dans le devoir toujours, comme toi et avec toi. La Reine des
-anges, dont nous sommes tous deux les enfants, bénira nos bons désirs et
-nos efforts: je l’en prierai tous les jours de son beau mois et après.
-
-Quant aux piquants du buisson de houx, ils ne m’effrayent guère et ne
-m’empêchent pas de t’embrasser mille fois.
-
-Ta sœur,
-
-JEANNE.
-
-
-
-
-33. _De Louis._
-
-5 mai.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-Je n’y tiens plus: il faut que je te vide mon cœur. Il est plein, non
-pas d’amertume ni d’angoisse, mais d’un sentiment indéfinissable,
-poignant, mélange de l’une et de l’autre.
-
-Tu es donc sorcier? Je me croyais pourtant préparé par ta chère
-correspondance à trouver en toi des changements considérables; mais il
-ne reste rien de mon ancien ami, rien que son amitié. Oh! ce n’est pas
-un reproche, Paul: si tu es changé, tu ne l’es pas à ton désavantage.
-Mais cet abîme qui nous sépare, ce contraste loyal qui existe entre nos
-deux âmes, tandis que nos cœurs, je le sens bien, restent aussi
-fraternels qu’autrefois, me torture.
-
-Ta première vue m’avait seulement un peu saisi, étonné. Je pouvais
-mettre cette impression sur le compte des effets naturels de l’âge: en
-six mois, le physique d’un jeune homme peut se modifier beaucoup. Mais
-en t’écoutant parler, en observant surtout ton attitude si réservée et
-pourtant si franchement cordiale à l’égard de nos camarades communs, en
-constatant sur les points délicats cette intransigeance si aimable et si
-calme, il m’a bien fallu convenir qu’il s’est opéré chez toi une
-réaction profonde, et ma surprise est devenue de la stupéfaction, une
-stupéfaction obsédante.
-
-Je n’ai pas seul éprouvé cette impression: tous nos copains l’ont
-exprimée devant moi. Quelques-uns, par habitude, ont essayé d’en
-blaguer: cela n’a pas pris sur les autres, qui m’ont paru plutôt
-préoccupés de ta conversion. Ils savent que tu n’appartiens pas au
-troupeau des sots. L’un d’eux a dit carrément: «Il vaut mieux que nous.»
-Et il avait raison: tu vaux incontestablement mieux que nous tous, bien
-mieux que moi. Tu es dans le vrai: nous sommes, non pas dans le
-faux,--car chez nous il serait inutile de chercher un principe ferme de
-conduite,--nous sommes dans les hasards du _lâchez-tout_! Où va le vent,
-nous allons.
-
-Moi, je ne veux plus de cette situation équivoque, intolérable. Tes
-lettres ont depuis longtemps remué ce qui peut rester en moi de
-sentiments _honnêtes_ (j’emploie un terme large). C’est en vain que j’ai
-essayé parfois de couvrir ce travail intime sous de mauvaises
-plaisanteries qui n’ont pas trompé ta clairvoyance. J’en suis arrivé à
-ce même état où, naguère, tu te sentais le plus malheureux des hommes de
-ne pas ressembler à tes bons amis de là-bas, et je me rends parfaitement
-compte, à mon tour, qu’il n’existera plus pour moi de repos jusqu’au
-jour où mon âme sera libre comme la tienne.
-
-Pour en arriver là, mon cher Paul, que dois-je faire? S’il faut que
-j’aille te retrouver chez les Jésuites, j’irai: vus à travers toi, ils
-ne m’effrayent plus. Parle, conseille-moi: ta réponse sera pour moi
-parole d’Évangile.
-
-Ton pauvre ami,
-
-LOUIS.
-
-
-
-
-34. _A Louis._
-
-7 mai.
-
-
-Mon bien cher ami,
-
-Le jour où Dieu m’a fait la grâce de m’accueillir comme l’enfant
-prodigue repentant, a été, après celui de ma première communion, le plus
-heureux de ma vie: ta conversion sera le troisième. Merci, mon cher
-Louis, de la bonne nouvelle qui m’annonce enfin que ce jour approche.
-Que de fois déjà, depuis six mois, sans te le dire, j’ai demandé à la
-douce Mère du Sauveur que rien ne nous séparât plus! Me voilà exaucé:
-encore une fois, et du fond de mon affection pour toi, merci.
-
-Tu me demandes: «Que faire?» Mais tu sais bien par où j’ai passé pour
-rentrer en grâce avec mon Père, qui est le tien aussi. Il faut te mettre
-à deux genoux, te frapper la poitrine et dire: «Mon Père, j’ai péché
-contre le ciel et contre vous: je ne suis plus digne d’être appelé votre
-fils.» Le Père te relèvera, te pressera sur son cœur, mêlera ses larmes
-aux tiennes, et tu seras encore son fils--et mon frère. Ce n’est pas
-difficile: on le voit après coup, lorsque les clartés de la divine
-miséricorde ont dissipé les fumées d’orgueil ou de défiance que l’ennemi
-avait excitées entre l’âme coupable et son juge. Ce juge, ce père se
-fait représenter ici-bas par un juge humain qui est encore un père. Cœur
-de Dieu, cœur de prêtre, c’est tout un. N’aie pas peur.
-
-Papa viendra me voir à la Pentecôte: c’est la première communion du
-collège. Ah! si tu pouvais l’accompagner, passer ici tes deux jours de
-congé, t’aboucher avec mon directeur et régler avec lui ton petit
-compte! Ce ne serait pas long et j’aurais l’immense joie d’assister à
-ton second baptême. Demande-le à ta bonne maman: j’ai quelque raison de
-croire qu’elle m’aime un peu et que l’assurance de nous faire un grand
-plaisir à tous deux sera plus forte que sa crainte des Jésuites. Dis-lui
-de ma part qu’ils ne te mangeront pas.
-
-En attendant, mon cher Louis, prends confiance. J’ai lu quelque part que
-le désir sincère de la conversion est déjà une conversion et que la
-miséricorde vient au-devant de ceux qui la cherchent. Je vais redoubler
-mes prières pour hâter, si je puis, le moment de ta liberté. Mais, de
-ton côté, prie la Mère de miséricorde, Marie: elle te fera moins peur
-que ton juge, elle te présentera à lui et t’obtiendra le courage qu’il
-faut pour conquérir la joie du cœur par la pureté.
-
-Adieu fraternel, et au revoir bientôt, je l’espère!
-
-Ton ami plus que jamais,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-35. _De Louis._
-
-10 mai.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-Victoire sur toute la ligne! J’irai te voir à la Pentecôte. Avertis ton
-Père spirituel et confesse-moi d’avance à lui, pour que j’aie moins à
-dire et qu’il ne soit pas trop méchant.
-
-Ton papa est enchanté de ne pas voyager tout seul. Il m’a dit: «Tu
-verras ce collège, mon ami, et tu m’en diras des nouvelles!»
-
-Nos deux mamans sont enchantées de procurer à leurs fistons réunis un
-peu de bon temps. Elles ne se doutent pas du vrai but, au moins la
-mienne. Pour la tienne, je n’en répondrais pas: elle a du jésuite!
-
-Quant à ta sœur Jeanne, c’est une petite impertinente. Elle avait
-assisté au conseil de famille, où le voyage a été décidé. Ne voilà-t-il
-pas qu’à table, étant assise près de moi, elle me demande tout à coup,
-de son air le plus naturel, si c’était pour _aller faire mes pâques_?
-Comme je ne m’attendais pas à cette boutade, j’ai piqué un soleil et
-bafouillé: elle s’est mise à rire de toutes ses dents. On ne se défie
-jamais assez de ces créatures-là. Mais, tant pis! J’accepte toutes les
-humiliations et elles n’empêcheront pas que le plus enchanté, dans cette
-histoire, c’est encore Bibi.
-
-Tu as eu là, mon ami, une riche idée; je t’en remercie. Elle arrange
-tout et coupe court à tous les faux-fuyants. Je suis dans le sac et bien
-content d’y être. Donc, à quinze jours! Ils vont me paraître
-interminables. Pour les raccourcir, je me propose de _potasser_
-d’arrache-pied mon _bachot_...
-
-Je m’aperçois un peu tard que mon langage n’est pas aussi châtié que le
-tien, qui m’avait déjà frappé durant ces vacances. A réformer avec le
-reste.
-
-Ton professeur a une manière originale de vous préparer au baccalauréat;
-je suis curieux de savoir où vous en êtes après vos six mois de
-rhétorique classique, et comment vous employez le petit semestre réservé
-au chauffage. Dis-le-moi. Les observations du grand réformateur futur de
-l’Université de France m’intéressent beaucoup; ne crains pas les
-détails.
-
-Je tâche de prier et je n’ai pas trop la _frousse_ (ah! l’incorrigible
-potache!); puisque tu en es sorti, j’en sortirai. Mais prie ferme pour
-moi; j’y compte.
-
-Ton humble et reconnaissant ami,
-
-LOUIS.
-
-
-
-
-36. _A Louis._
-
-13 mai.
-
-
-Mon trop humble et reconnaissant ami,
-
-Au reçu de ta lettre, je n’ai fait qu’un bond chez le P. X... pour lui
-annoncer ta prochaine arrivée et lui crayonner ton portrait au naturel.
-Je ne t’ai pas flatté; mais l’impérieux devoir de la franchise m’a
-pourtant forcé à dire de toi un peu de bien. Je sais que tu diras
-toujours assez de mal. Quant à l’accueil que le Père te réserve, ne te
-mets point martel en tête. Il y a le premier regard, le coup de feu
-plongeant, qu’il n’est pas possible d’éviter; il faut bien qu’on
-s’aborde par un bout. Mais ce ne sera qu’un éclair, immédiatement effacé
-par un de ces bons sourires qui font l’effet d’un rayon de soleil
-printanier. Encore une fois, n’aie pas peur. Tu seras reçu comme je l’ai
-été, à bras ouverts, et tu verras comme il fait bon s’y jeter avec
-toutes ses misères.
-
-Moi aussi, je vais trouver longs ces quinze jours, et, par contre, je
-déplore d’avance la rapidité avec laquelle passeront les deux jours de
-congé. Mais il faut se faire une raison. Avec l’âge on finit par
-entrevoir que la vie doit être autre chose qu’une série de plaisirs
-variés. _Travaillons_, disait encore en mourant je ne sais plus quel
-César du vieux temps: c’est un beau mot pour un païen, et qui fournit
-une belle devise, même pour les chrétiens qui ne sont pas empereurs.
-
-En ce moment, chez nous, la préparation du baccalauréat bat son plein.
-Je vois maintenant, plus que jamais, combien la méthode de notre
-professeur est pratique et sage. Tu veux savoir ce que m’ont appris mes
-six mois de rhétorique _vieux jeu_?
-
-D’abord, je crois avoir appris quelque peu à écrire en français. Le
-travail que j’ai fait pour y arriver ne ressemble pas, je le dis tout de
-suite, au travail contre nature auquel nous a condamnés, l’an passé,
-notre professeur de seconde. Tu te rappelles qu’il nous parlait au moins
-deux fois par jour de son diplôme d’agrégé; il ne voyait rien au delà et
-couchait avec. Dès le lendemain de la rentrée, quand nous ne savions pas
-encore mettre sur pied une phrase correcte, cet enragé de critique
-littéraire nous imposa comme devoir ce qu’il appelait solennellement une
-_dissertation_. Ne connaissant pas ce dont nous avions à parler, nous
-achetâmes des bouquins (il y en avait un de lui) où le devoir se
-trouvait tout fait, et nous employâmes toute notre ingéniosité à
-accommoder le plat de manière à laisser croire au bonhomme qu’il sortait
-de notre cuisine--ou de la sienne. Et ce fut ainsi toute l’année. A la
-fin, nous avions acquis une incontestable dextérité à fabriquer des
-_dissertations_ avec des découpures; en outre, nous possédions un choix
-assez riche de formules banales pour louer convenablement des auteurs ou
-des œuvres que nous connaissions à peine de nom. Mais si, hors de là,
-l’un d’entre nous était de force à mettre une idée personnelle en
-français lisible, il ne le devait pas à l’agrégé, ni à ses
-dissertations.
-
-Ici, on ne nous apprend pas à écrire comme si nous aspirions tous à
-l’agrégation ès lettres: on veut que la plume entre nos mains puisse
-devenir un instrument universel. Durant le premier semestre, nous avons
-fait au moins quarante à cinquante compositions françaises, deux par
-semaine, sur tous les sujets et dans tous les genres possibles: discours
-historiques ou autres, harangues et plaidoyers, lettres, tableaux,
-portraits, dialogues... La variété des situations, des idées, du ton et
-du style écartait l’ennui, tenait l’esprit en haleine, fournissait aux
-talents spéciaux l’occasion de se montrer, enfin nous exerçait à tous
-les développements. Aussi, amour-propre à part, je me crois
-personnellement en mesure d’écrire une page raisonnable sur n’importe
-quel sujet de ma taille. C’est un résultat qui, tu l’avoueras, dépasse
-notablement celui d’un vulgaire chauffage pour le baccalauréat et qui,
-après le baccalauréat, gardera son prix.
-
-Quant à cette critique littéraire qui fait la matière habituelle de la
-composition française au baccalauréat, je te dirai, mon ami, qu’elle ne
-me préoccupe guère. Les auteurs classiques sur lesquels elle pourra
-tomber, grecs, latins et français, nous les avons étudiés à fond, comme
-je te l’ai expliqué: donc les éléments d’une bonne critique ne nous
-manquent point. La répétition générale par pays et par genres, que nous
-faisons durant ces derniers mois, achèvera de nous donner les idées
-d’ensemble et nous permettra les comparaisons, si chères, paraît-il, à
-nombre d’examinateurs. Pour nous familiariser avec la forme spéciale au
-genre, étant donnée la souplesse de style acquise par les exercices
-précédents, quelques applications bien choisies pourront suffire.
-
-Voilà pour la composition française. En version latine, nous sommes
-forts comme des Turcs, et même davantage. Nous en avons fait deux par
-semaine, selon une progression croissante de difficulté: d’abord les
-historiens faciles; puis les poètes, pas commodes quelquefois; pour le
-dernier trimestre, le profond et abrupt Tacite, les traités oratoires et
-philosophiques du copieux Cicéron, les savants casse-cou du sage et
-subtil Sénèque. D’ailleurs, nous avons eu chaque jour, dans la
-prélection du professeur, un exercice incomparable de traduction, et je
-mets en fait qu’après avoir fouillé avec lui dans tous les sens, pendant
-six mois, les meilleurs endroits des bons auteurs, un élève de quelque
-intelligence ne restera jamais coi devant un texte latin ou grec, quand
-il ne l’aurait pas vu de sa vie.
-
-Aussi, pour la préparation des auteurs inscrits au programme, on ne juge
-pas utile, dans cette maison, de recourir aux _corrigés_, si
-indispensables au lycée: ils sont même formellement interdits.
-Quelquefois, pour nous faire connaître ou nous rappeler l’ensemble d’une
-œuvre, le professeur nous en lira une traduction rapide, que nous
-suivrons sur le texte: ce sera tout.
-
-Depuis Pâques, nous donnons aux matières de pure mémoire le temps que
-réclame leur répétition générale; mais tous les loisirs qu’elles nous
-laissent sont consacrés, comme auparavant, à l’étude des trois langues
-classiques par la prélection et la version, par la composition française
-et latine, par le thème grec...
-
-Hé! oui, mon ami, le thème grec! La «réaction profonde» que tu as
-découverte chez moi, l’autre jour, va plus loin encore que tu ne
-pensais: elle va jusqu’à cet épouvantail qu’on nomme le thème grec. Le
-premier qu’il m’a fallu élaborer ici, m’a fait suer d’ahan. Mais il m’a
-rendu un gros service: il m’a prouvé victorieusement que je ne savais
-pas un mot de grammaire. Aussi je fus classé dans les derniers: je ne
-l’ai dit à personne, mais j’en ai été tellement vexé que, trois mois
-après, je savais ma grammaire et je constatais que mes progrès dans
-l’intelligence des auteurs suivaient exactement mes progrès en thème
-grec. Aujourd’hui je compte parmi les hellénistes de la classe et je lis
-Homère pour mon plaisir.
-
-La difficulté du grec, mon bon, gît tout entière dans l’imagination,
-l’ignorance et la paresse--et rien que là: c’est ma conviction
-irréductible.
-
-Je t’entends venir: «Et les vers latins?»--Nous en faisons encore,
-quoique un peu moins qu’avant Pâques, et même en pensum. L’autre jour,
-pendant que le professeur parlait, un impertinent moineau vint se mettre
-sur l’appui d’une fenêtre ouverte, regarda dans la classe et se mit à
-parler aussi à sa façon. Cela me fit rire. Le Père s’interrompit pour me
-demander la cause de ma gaieté soudaine: «Mon Père, c’est ce moineau-là,
-qui répondait _oui, oui_, à tout ce que vous disiez.» Là-dessus, rire
-général, que le Père partagea. Puis il me dit solennellement: «Paul Ker,
-en punition du désordre que vous venez de causer, vous me ferez pour ce
-soir un distique sur le moineau. Et qu’il soit bon!--J’y tâcherai, mon
-Père.» Voici ce que j’apportai:
-
- _Dignus eras intrare scholam, passercule, nostram:
- Cuncta probamus enim, nos quoque, dicta Patris._
-
-Pour les profanes:
-
- Quand notre Père a dit son mot.
- _Oui, oui_, pense tout bas la classe:
- L’oiseau qui l’a pensé tout haut
- Mérite parmi nous sa place.
-
-Le distique et le quatrain eurent l’honneur d’une lecture publique--et
-d’un _oui, oui_ unanime, durant l’un des repos de cinq minutes que le
-Père nous accorde entre deux heures de classe. Je n’en suis pas plus
-fier, car c’était un simple jeu.
-
-Peut-être vais-je t’étonner, cette fois, en sens contraire de tout à
-l’heure. Autant je crois le thème indispensable pour savoir honnêtement
-son grec et son latin,--parce qu’il est la forme élémentaire de la
-composition personnelle et que, sans la composition personnelle, écrite
-ou orale, il me paraît impossible de se rendre un compte exact de
-l’esprit et des difficultés d’une langue morte ou vivante,--autant je
-suis disposé à admettre que le vers latin, comme le vers français, et
-plus que lui, pourrait sans grand inconvénient être réservé à une élite.
-Je sais fort bien (on nous l’a dit) que c’est un exercice très efficace
-de gymnastique intellectuelle, d’avoir à changer vingt fois un mot ou un
-tour de phrase pour que, tout en restant correct, juste et poétique, il
-s’adapte en outre au moule inflexible du mètre. Je tiens qu’une bonne
-pièce de vers, sans solécisme, sans cheville ni vulgarité, constitue un
-tour de force extraordinairement méritoire et honorable pour ceux qui le
-réussissent, à notre âge. Mais les tours de force ne s’imposent pas, et
-quand on n’a pas de quoi y réussir, il me paraîtrait sage de n’y pas
-perdre son temps.
-
-Qu’on fasse donc du thème grec pour arriver plus vite à la connaissance
-restreinte qui nous est demandée de cette langue; pour le latin, qui
-nous touche de plus près, qu’au thème on joigne la narration et le
-discours: rien de plus raisonnable. Mais qu’on réserve la poésie latine
-et française aux privilégiés que _leur astre en naissant a formés
-poètes_--et qu’on laisse les pauvres gens, pour qui _Phébus est sourd et
-Pégase rétif_, à leur métier de nature! Ils comprendront un peu moins
-bien les beautés de forme des poètes, mais y trouveront encore assez
-d’autres mérites.
-
-Je finis. Pour varier nos plaisirs et combattre l’ennui des répétitions,
-notre professeur a eu l’attention de garder pour ce dernier semestre
-quelques œuvres plus piquantes, d’Horace, d’Aristophane, de Molière, du
-dix-huitième et du dix-neuvième siècle; en sorte que nos classes de
-littérature sont à la fois bien remplies et intéressantes. Par ces
-chaleurs, c’est aussi précieux que nécessaire.
-
-Nos autres cours: histoire, langues, mathématiques, ne chôment pas non
-plus, et le feu sacré est périodiquement attisé par les _colles_
-hebdomadaires, sans préjudice des _sabbatines_... Mais t’ai-je dit ce
-que sont nos _sabbatines_? Je ne pense pas. Je te parlerai de la
-prochaine, à laquelle je suis personnellement intéressé. Pour cette
-fois, j’ai déjà trop causé. Bonsoir, mon cher Louis.
-
-Ton propre baccalauréat va peut-être souffrir quelque peu des soucis que
-te donnera ta _grande affaire_. Mais le bon Dieu saura bien te
-dédommager après.
-
-Tout à toi,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-37. _Au même._
-
-22 mai.
-
-
-Mon cher,
-
-J’ai promis de te parler de _ma sabbatine_: j’ai eu tort, car c’est te
-condamner à entendre des redites. Mais tu le veux, soit satisfait.
-
-_Sabbatine_ vient du mot _sabbatum_, samedi. Ce jour-là, durant la
-seconde partie de la classe du matin, dame Éloquence et dame Littérature
-se transportent l’une chez l’autre, alternativement. Là, sous la
-présidence du P. Recteur ou du P. Préfet, devant tous les rhétoriciens
-et les humanistes, quelques élèves, pris dans les divers rangs d’une des
-deux classes, montent sur l’estrade et font valoir, du mieux qu’ils
-peuvent, un travail de leur façon, quelquefois amendé par le professeur,
-d’autres fois présenté à l’état natif. Les lectures sont assez souvent
-variées d’une déclamation, ne serait-ce que pour donner occasion à tous
-les talents de se produire: celui de déclamateur est parfois solitaire.
-
-Quand on veut prêter à cet exercice d’assouplissement une forme
-particulièrement intéressante, surtout en rhétorique, on en fait une
-joute oratoire. Toujours, comme tu vois, l’humeur batailleuse des
-_soldats de Loyola_! Tantôt c’est un procès avec réquisitoire,
-plaidoirie pour et contre, résumé des débats et sentence motivée; tantôt
-une discussion réglée, sur un sujet littéraire ou autre, bien choisi,
-entre personnages fictifs ou réels. Cette fois, la rhétorique a débattu,
-arguments en main, la controverse très actuelle entre les partisans
-respectifs des _Lettres_ et des _Sciences_, au point de vue spécial de
-l’enseignement secondaire dans les collèges.
-
-J’ai eu l’honneur de plaider pour les Lettres: tu n’en seras pas
-surpris, car tu connais mes préférences. Mais je n’y ai pas mis de
-passion et crois avoir été modéré. Tu conçois que je me suis largement
-inspiré de mes deux conversations pédagogiques avec mon professeur. Les
-arguments pour et contre avaient, à l’avance, fait le sujet de deux
-devoirs contradictoires et d’une discussion générale en classe, à la
-suite de laquelle on avait désigné les deux champions du tournoi. Jean
-se dévoua à défendre les Sciences, évidemment par vertu pure et sans
-conviction, me laissant le beau rôle et acceptant d’avance la défaite.
-La veille de la _sabbatine_, le professeur avait entendu la lecture des
-deux plaidoyers, donné son avis et déclaré aux orateurs que, le
-lendemain, du haut des Pyramides, quarante siècles les contempleraient.
-Avoue que c’était intimidant: j’ai failli en perdre une demi-heure de
-sommeil, chose énorme pour moi.
-
-Le lendemain, pour comble d’honneur et de terreur, le fauteuil du
-président de cette lutte pyramidale était occupé, non point par le P.
-Recteur, mais par le P. Provincial de Champagne, arrivé la veille au
-soir pour la visite annuelle du collège. C’est, chez les Jésuites, le
-grand supérieur qui vient immédiatement après leur Général, comme les
-évêques ou les archevêques après le Pape. Notre professeur, pour nous
-rassurer, nous dit que le P. Provincial étant le père des autres Pères,
-se trouvait naturellement notre grand-papa et, par suite, ne pouvait
-qu’être très bienveillant pour nous. De fait, après le petit compliment
-d’usage qu’on lui adressa, il nous dit un mot si encourageant que nous
-ne songeâmes plus qu’à justifier le moins mal possible son attente et à
-lui donner bonne opinion de la Rhéto.
-
-Le défenseur des Sciences ouvrit le feu. Il démontra ou du moins essaya
-de démontrer qu’elles sont de beaucoup supérieures aux Lettres par leur
-but, par leur puissance éducatrice, par leur utilité.
-
-«Leur but est de développer principalement la raison. Or, la raison est
-la faculté maîtresse de l’homme, celle qui l’élève non seulement
-au-dessus de l’animal, mais au-dessus de ses semblables, quand ils se
-laissent guider par les rêves de l’imagination ou les caprices de la
-sensibilité.» Ce fut un beau pathos, où l’orateur fit preuve d’assez
-fortes études... littéraires.
-
-«Quant à la puissance éducatrice des Sciences, elle consiste dans
-l’habitude du raisonnement, qui, pratiqué de bonne heure et avec
-persévérance, donne à l’esprit cette justesse, cette pénétration, cette
-trempe solide qui a fait un Blaise Pascal.
-
-«Sans doute, les Sciences ne développent guère l’imagination et point du
-tout la sensibilité; mais ces deux facultés ne procurent que de vaines
-jouissances et contribuent bien plus souvent au malheur des hommes qu’à
-leur bonheur. Les Sciences préparent à la vie pratique, positive; elles
-mènent quelquefois aux situations brillantes et influentes, toujours aux
-situations utiles.»
-
-Conclusion: «Le _savant_ n’a rien à envier au _lettré_ et il semble
-désirable que, pour le bonheur de l’humanité, l’enseignement
-scientifique prenne dans les collèges une place prépondérante.»
-
-Cette conclusion parut tellement audacieuse que, malgré le talent
-incontesté de l’honorable préopinant, elle ne fut que faiblement
-applaudie.
-
-Je pris à mon tour la parole et dis, en substance, ce qui suit:
-
-«Le grand avantage que les Lettres me semblent avoir sur les Sciences,
-c’est de former l’homme tout entier, en cultivant toutes ses facultés
-nobles, dans l’ordre naturel de leur éclosion et de leur développement.
-
-«L’enfant ne commence point par raisonner: il regarde, prend des idées,
-les case dans sa mémoire; le jugement et le raisonnement ne viennent
-qu’après. Vouloir lui imposer dès l’abord le travail de l’étude
-scientifique, c’est risquer de dessécher son esprit et de faire éclater
-son petit cerveau. On cite Pascal, mathématicien et inventeur à douze
-ans! Pascal fut un de ces prodiges qui, par leur nature exceptionnelle,
-confirment précisément la règle générale. D’ailleurs sa précocité en
-mathématiques ne lui a guère porté bonheur, puisqu’à vingt-six ans il se
-trouva, comme plus d’un polytechnicien de nos jours, réduit à une
-impuissance intellectuelle qui l’empêcha de rien achever, sauf ses
-_Provinciales_, où la littérature tient beaucoup plus de place que la
-raison.
-
-«Sans doute, la raison est la faculté maîtresse de l’homme, et nous
-l’admettons si bien qu’au faîte de l’enseignement littéraire nous posons
-la philosophie, qui est, je crois, la science du raisonnement. Mais nous
-ne mettons pas la charrue avant les bœufs: nous attendons que les années
-et l’habitude du travail intellectuel nous aient rendus aptes aux études
-abstraites.
-
-«Il ne faut pas croire, du reste, que l’enseignement littéraire laisse
-dormir la faculté de raisonner: il la met sans cesse en œuvre, avec
-l’imagination et la sensibilité, dans ces exercices de lecture, de
-traduction, d’analyse, de composition personnelle, qui remplissent les
-années de grammaire et de littérature. Est-ce que les règles de syntaxe
-ne sont pas des lois, des formules, des théorèmes, qui sollicitent sans
-relâche le jugement de l’élève pour ses devoirs classiques? Une version
-est-elle autre chose qu’un problème? Un discours n’exige-t-il pas, avec
-la convenance du style, la logique dans les idées?
-
-«Mais la raison ne fait pas seule la grandeur de l’esprit humain: à côté
-du vrai, il y a le beau et le bien, qui font le charme et le but
-supérieur de notre vie. Les Sciences ne connaissent pas le beau et le
-bien; les Lettres ont pour mission spéciale de disposer les jeunes
-esprits à comprendre, à admirer, à mettre en œuvre l’un et l’autre. A
-cet effet, la Providence semble avoir créé exprès un instrument
-merveilleux, cette double littérature d’Athènes et de Rome, double et
-une, qui, de l’aveu de tous les siècles, offre dans ses chefs-d’œuvre
-variés une perfection voisine de l’idéal. A cette école se sont formés,
-non pas seulement notre idiome national, mais encore cet esprit net et
-vif, délicat et fin, simple et distingué, qui se nomme dans le monde
-entier l’_esprit français_ et qui semble avoir une sorte d’affinité
-naturelle avec tout ce qui porte la marque du beau et du bien.
-
-«L’enseignement scientifique, essentiellement étroit, positif, exclusif,
-peut convenir au génie utilitaire d’autres nations, pour qui les
-intérêts matériels priment tout: notre idéal est plus élevé, et nous
-tenons que l’enseignement classique seul prépare des hommes complets,
-des esprits vraiment supérieurs et des Français de France.»
-
-Cette fois (je le dis sans fierté), les applaudissements éclatèrent
-franchement, conduits par mon adversaire.
-
-Le R. P. Provincial commença par le féliciter d’avoir défendu avec
-entrain et habileté une thèse ingrate, dont il ne devait pas désirer
-bien vivement le triomphe. «De fait, ajouta-t-il, si on vous avait
-appliqué, depuis votre sixième, le programme scientifique que proposait
-votre conclusion, nous aurions perdu aujourd’hui un plaidoyer bien écrit
-et plus tard peut-être un bon orateur, pour gagner, qui sait? un
-médiocre savant.» On applaudit. Il continua:
-
-«Dieu me garde, mes enfants, de condamner les Sciences et de déprécier
-les savants: j’ose même espérer que plus d’un parmi vous est appelé à se
-distinguer dans la carrière scientifique. Mais je dis _appelé_; car
-n’est pas mathémacien ou physicien qui veut, pas plus que poète ou
-orateur. Je vous laisse entrevoir par là, mes amis, le vice radical de
-ces programmes nouveaux, qui viennent périodiquement bouleverser et
-fausser notre enseignement, sous prétexte de mieux l’adapter aux besoins
-modernes. On veut forcer la nature, forcer le talent: on oublie que la
-nature a ses lois et que le talent est un don de Dieu seul.
-
-«Le devoir des éducateurs ressemble à celui d’une mère attentive, qui
-aide sans impatience les premiers pas de son enfant et l’amène peu à peu
-à marcher, puis à courir, enfin à se diriger librement. C’est ce que
-fait, comme l’a dit excellemment le second orateur (salue, mon ami!), la
-vieille méthode classique: son mérite capital est de favoriser le
-développement progressif des dons naturels, tout en réservant l’avenir.
-Talents et vocations ne se manifestent pas toujours dès les premières
-années d’études: en les préjugeant trop tôt et en vous assignant d’une
-façon absolue avant l’âge votre future carrière, sans être assurés du
-succès et des vues de la Providence, vos parents et vos maîtres
-s’exposeraient à vous rendre malheureux.
-
-«Rien n’est perdu, tout est profit, dans les études grammaticales et
-littéraires qui, avec la mesure convenable, mais secondaire, de sciences
-mathématiques et autres, charment ici vos loisirs studieux. Lorsque vous
-en aurez heureusement atteint le terme, votre esprit sera comme une
-machine parfaitement construite et montée, prête à se mouvoir dans
-toutes les directions. Il restera encore devant vous du travail, des
-études spéciales de philosophie, de sciences, de droit, de médecine, de
-guerre, d’industrie, de diplomatie: le champ est vaste. C’est parfois
-encore une rude traversée à entreprendre avant d’aborder au rivage
-souhaité; mais préparés solidement et armés de courage, vous pourrez, en
-lançant votre barque sur la haute mer, dire aussi avec confiance, comme
-ces hardis marins chrétiens: _A Dieu va!_ Et vous arriverez. Vous
-conquerrez votre belle place au soleil et vous ferez profiter vos
-semblables, votre famille et la patrie des dons que vous avez reçus d’en
-haut pour votre bien et le leur. Sans avoir été des _utilitaires_, vous
-serez des hommes _utiles_, parce que vous serez des hommes _bien
-élevés_, dans toute l’extension du mot. Je vous le souhaite de tout cœur
-et je l’attends de votre bonne volonté.
-
-«Je félicite en particulier le défenseur des Lettres, dont j’ai admiré
-l’esprit lucide et pratique (ici j’ai pudiquement rougi, pendant que mon
-professeur, sans doute, riait sous cape du compliment que je lui
-volais); mais je remercie les deux orateurs du plaisir délicat qu’ils
-nous ont donné.»
-
-Après la séance, nous allâmes remercier à notre tour le R. Père, qui
-nous réitéra sa satisfaction et nous offrit un joli souvenir.
-
-Sur ce, je m’empresse de me taire, dans l’attente impatiente de ta
-visite. C’est dans moins de huit jours. Quelle joie ce sera de nous
-sentir tout à fait frères! Je continue à prier de toute mon âme pour
-qu’il n’y ait aucun nuage à ce bonheur.
-
-Ton ami à toujours,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-38. _A ma sœur Jeanne._
-
-2 juin.
-
-
-Ma sœur,
-
-Finie la fête, mais non le plaisir. C’est l’énorme différence qu’il y a
-entre les réjouissances ordinaires, où tout est pour les yeux et les
-nerfs, et ces bonnes fêtes du bon Dieu, où le cœur a la grosse part et
-dont le meilleur reste encore longtemps au fond de l’âme, comme un excès
-de sucre, servi par toi, au fond de la tasse de thé. Ma comparaison est
-d’un vulgaire gourmand; mais c’est tout de même ça.
-
-Cette fois, la rosée est descendue et j’ai délicieusement pleuré. Je
-n’ai pas été le seul. Louis est allé à la sainte table avec moi, à la
-suite des radieux petits premiers communiants et, revenu à sa place, il
-a mis les yeux dans son mouchoir durant une demi-heure. Quand nous nous
-sommes retrouvés au parloir, il s’est jeté à mon cou et m’a dit, encore
-tout ému: «Merci, Paul, merci!» Papa, que la communion de Louis a fort
-embarrassé, aurait bien voulu se fourrer dans un trou: mais il n’y en
-avait point. Il se contenta de se moucher très fort, et, ensuite, alla
-voir dehors si l’heure de sa montre concordait avec celle de la grande
-horloge du collège, pour ne pas manquer le train du surlendemain!... Ah!
-qu’on est drôle, Jeanne, quand on n’a pas le cœur en place!... Ce pauvre
-papa!... Il n’existe pas dans le royaume de France et de Navarre un
-homme plus honnête et plus loyal; c’est un esprit ouvert et cultivé; et
-le voilà réduit à des subterfuges enfantins, qui, j’en suis persuadé,
-l’humilient profondément, pour se mentir à lui-même, pour étouffer des
-sentiments qu’il sait bons et pour se rendre finalement malheureux par
-peur d’un acte tout simple, qui mettrait sa conduite d’accord avec ses
-sentiments et ses désirs secrets!
-
-Ces pénibles petitesses, que je connais pour y avoir passé, je voudrais
-bien les épargner à notre brave père. Il est en route pour conquérir
-avec la pleine vérité la vraie joie du cœur: c’est à nous deux, Jeanne,
-de lui raccourcir le chemin. Comment? Le prêcher ne servirait pas à
-grand’chose: il se rebifferait. Aimons-le bien, montrons-lui par notre
-conduite irréprochable à quoi servent la religion et la piété, prions et
-espérons. Mon confesseur veut bien dire quelquefois pour la conversion
-de papa une messe que je lui sers; j’y communie et nous prions ensemble.
-Unis tes prières aux nôtres, Jeanne, avec sainte maman, et tâche, à
-cette intention, de casser encore de temps en temps une des petites
-épines de ta rose, pendant que je rognerai les vilains piquants de mon
-houx. Moins nous aurons de défauts, plus nous aurons de chances d’être
-exaucés.
-
-Louis a fait son affaire avec une rondeur qui m’a enchanté. Dès le soir
-de son arrivée, je l’ai présenté à mon confesseur: ils n’ont pas eu de
-peine à s’entendre. Je le savais d’avance. Quand il est sorti au bout
-d’une demi-heure, il rayonnait et m’a dit avec un gros soupir de
-soulagement: «C’est fini, et bien fini! Ton confesseur est un charmant
-homme: je veux le revoir avant de partir.»
-
-Le lendemain dimanche, les cérémonies de la première communion l’ont
-vivement impressionné. Il y a de quoi. Je voudrais que tu viennes un
-jour voir notre chapelle avec sa décoration des grandes fêtes, ses
-fleurs et ses lumières, ses chants pieux, ses cinquante enfants de
-chœur, dont je vais être bientôt.
-
-A ce propos, on m’a raconté, l’autre jour, qu’avant la dernière rentrée
-le proviseur du lycée voisin, ne voulant négliger aucun moyen de
-combattre la concurrence, désastreuse pour lui, des Pères jésuites,
-avait annoncé par circulaire aux parents que ledit lycée aurait aussi
-désormais son bataillon sacré pour rehausser l’éclat des offices
-religieux. Cela, c’est de la naïveté à trente-six carats: le bonhomme
-oublie que l’habit ne fait pas le moine et il ne se doute pas que, pour
-servir à l’autel comme on le fait ici, outre une formation presque aussi
-difficile que l’exercice militaire, il faut la foi et quelque chose de
-la piété des anges: deux marchandises rares parmi les lycéens. Moi, j’ai
-eu le temps de m’habituer à cette splendeur: j’en jouis et ne m’en
-étonne plus.
-
-Mais la cérémonie de la première communion a son charme spécial, unique,
-venant du grand acte qui en fait l’objet, des souvenirs qu’elle
-réveille, du spectacle des petits qui en sont les héros. L’innocence, la
-piété, la joie douce et profonde qui transparaissaient de leur âme par
-leurs yeux et qui mettaient sur le visage des moins agréables un reflet
-surnaturel, semblaient se communiquer à tous les assistants, parents et
-indifférents, sous forme d’une émotion irrésistible. Durant tous ces
-longs offices, mais surtout au moment suprême de la première union de
-ces jeunes âmes avec leur Créateur, ce n’était plus un simple mot
-poétique, c’était une réalité sensible que ce beau vers, si bien chanté
-par mon surveillant:
-
- _Le ciel a visité la terre._
-
-Qu’il fait bon, ma sœur, dans ces moments-là, sentir qu’on n’est plus un
-étranger, comme je l’étais à mon arrivée ici, mais qu’on est de la
-famille du bon Dieu avec ces enfants si purs et leurs pieux parents!
-Qu’il fait bon renouveler avec eux, et cette fois pour toujours, ces
-belles promesses que j’ai formulées jadis et trop vite oubliées! Et
-comme cela réconforte! J’ai pris là du courage pour six mois.
-
-Quant à papa, je ne l’ai pas vu pendant la cérémonie; mais il a été très
-remué. Ici les enfants ne sortent que le lendemain de leur première
-communion; le jour même, on ne veut pas que la moindre parcelle de leur
-bonheur intime se dissipe au contact des distractions profanes: ils
-retrouveront toujours assez tôt le monde et ses vulgarités. A midi, ils
-ont l’honneur exceptionnel de manger à la table des Pères, qui leur font
-grande fête; le reste du temps que les offices ne prennent pas, ils le
-passent en famille, choyés comme des benjamins, respectés comme des
-chérubins. Toutes les portes leur sont ouvertes, comme tous les cœurs.
-En nous promenant aussi dans le collège, nous en rencontrâmes plusieurs:
-papa les saluait instinctivement, ne pouvait se lasser de les regarder
-et ajoutait: «Sont-ils heureux!» Espérons qu’il ne s’en tiendra pas là.
-Je crois qu’il a du plomb dans l’aile.
-
-Louis, en prenant congé de notre commun directeur, lui a dit avec
-émotion: «Mon Père, ce n’est pas adieu que je vous dis, c’est au revoir.
-Priez pour que je revienne autrement que comme une brebis égarée.» Il
-est parti heureux par avance de la joie que son changement va donner à
-sa mère et bien résolu à demeurer fidèle. Il m’a demandé de l’aider,
-comme toi: c’est humiliant, vu la mince vertu que je me connais. Mais à
-force d’aider les autres, j’arriverai peut-être à me hisser jusqu’à leur
-hauteur. Prie pour moi, ma bonne Jeanne.
-
-Ton frère qui ne t’aime pas... à moitié,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-39. _De Madame X_
-
-6 juin.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-On voit que vous profitez des modèles de diplomatie que vous avez sous
-les yeux, chez les Révérends Pères, et des leçons que vous en recevez!
-Votre petite conspiration avec mon fils Louis a été fort bien machinée.
-Elle devait réussir, parce que je suis trop naïve pour me défier de
-vous.
-
-Vous trouveriez peut-être qu’elle a même réussi au delà de vos
-espérances, si vous pouviez voir Louis, tel qu’il est depuis son retour;
-car il vous imite maintenant trait pour trait. D’abord, il a voulu avoir
-dans sa chambre, en face de la porte d’entrée, un grand Christ bien en
-vue; puis, sur la cheminée, une belle Vierge, à la place d’une Nymphe en
-négligé, qu’il a failli faire passer par la fenêtre et que j’ai eu bien
-de la peine à sauver comme souvenir offert jadis à son pauvre père. Aux
-murs il a fallu suspendre un Ange gardien et un saint Joseph, avec son
-patron et le vôtre. Une vraie chapelle. Il m’a demandé de dire ensemble
-notre prière du soir et je l’entends réciter très exactement celle du
-matin tout seul. Le jeudi, jour de congé, au lieu de faire comme
-autrefois sa grasse matinée, il va à la messe, et il a exhumé du fond de
-sa bibliothèque son paroissien de première communion, qu’il ne quitte
-pas des yeux pendant les offices du dimanche.
-
-Avec ses anciens camarades il reste bon enfant, comme vous; mais eux
-sont visiblement gênés; on dirait des gens qui ont peur d’attraper sur
-les doigts. Il faut que Louis leur ait carrément notifié les conditions
-auxquelles il met désormais son amitié.
-
-Vous me l’avez complètement changé. Mais c’est moi qui ai le plus gagné
-à ce changement, et je viens, mon cher Paul, vous en remercier du fond
-de mon âme. Sans être un démon en famille, Louis n’était pas un ange
-autrefois: il l’est aujourd’hui. Vous m’avez rendu mon fils. Je prie
-Dieu de vous en récompenser, vous et les bons Pères qui ont fait de vous
-un apôtre.
-
-Je ne les connais pas: après ce que j’ai vu, je suis toute disposée à
-leur donner mon estime. Bien plus, si j’étais libre de mes actes, Louis
-vous suivrait à la rentrée prochaine. Mais, veuve et infirme, je dépends
-avec mon fils des volontés d’un tuteur qui entend gouverner les études
-de son pupille.
-
-Vous prierez, mon bon Paul, afin que Dieu garde à ce pauvre enfant tout
-son courage. Il m’a dit que vous consentiez à être désormais, mieux
-encore que dans le passé, son _frère_: j’en serai infiniment heureuse,
-pour lui d’abord, parce qu’il persévérera plus sûrement dans le droit
-chemin, et ensuite pour moi-même, parce que cela me donnera quelque
-droit à vous appeler aussi mon fils et à vous aimer comme tel, sans
-faire tort à votre bonne et sainte maman qui ne sera pas jalouse,
-j’espère.
-
-Adieu, mon second fils, et encore mille mercis!
-
-ADÈLE X.
-
-
-
-
-40. _A ma famille._
-
-18 juin.
-
-
-Mes chers tous,
-
-J’ai l’agrément de vous apprendre que nous sommes entrés aujourd’hui
-dans la période désirée de la moisson, moisson de lauriers et de gloire,
-dont le résultat sera proclamé solennellement dans quelque six semaines,
-à la grande joie des écoliers, des papas, des mamans... Faut-il ajouter
-encore quelqu’un, Jeanne?--«Oh! peux-tu le demander?»... et des sœurs,
-quand on a la chance d’en avoir une comme la mienne. J’espère bien
-recueillir assez de couronnes pour vous donner à chacun le plaisir de
-m’en déposer une ou deux sur le front: vous l’avez bien mérité, et ce
-plaisir-là vaudra plus pour votre Paul que tous les prix possibles.
-
-Donc, ce matin, messe avec douze enfants de chœur, dite par le R. P.
-Recteur. Chant du _Veni Creator_, pour appeler les lumières spéciales du
-Saint-Esprit sur les concurrents de la grande lutte qui se prépare. Je
-ne sais ce qu’ont éprouvé les autres: moi, j’avoue que cet appel
-solennel à l’intervention d’En-haut m’a saisi. J’ai vu d’un seul coup,
-sans avoir besoin d’aucune explication, l’importance du travail auquel
-nous étions conviés. En même temps, à la réflexion (car je commence à
-réfléchir), j’ai été frappé de voir comment les Pères, avec les moyens
-les plus simples, mais pris à la bonne source, celle du surnaturel,
-savent élever les choses au-dessus de la conception vulgaire et hausser
-les volontés, sans effort apparent, au niveau du but fixé.
-
-Après le surnaturel, les moyens naturels. Au sortir de la chapelle,
-réunion à la grande salle, où le P. Préfet, devant tout le corps
-professoral, nous explique le mécanisme savant et la discipline
-rigoureuse des compositions pour les prix. Des précautions minutieuses
-sont prises pour la double sauvegarde du sérieux et du secret. Les
-textes sont fournis ou du moins approuvés par le P. Préfet des études;
-la moindre infraction à la plus absolue loyauté du concours expose à
-l’exclusion; l’attribution des prix ne se fait point par le professeur
-ordinaire, mais par trois correcteurs étrangers à la classe, qui ne
-connaissent personne et que personne ne connaît: elle ne devient
-définitive qu’après avoir reçu le visa du même P. Préfet.
-
-Tout cela vous impressionne, et ce n’est pas sans quelque frissonnement
-qu’arrivé en classe, on trempe dans l’encre sa meilleure plume, pour la
-faire courir sur le papier pendant plusieurs heures, sans se donner le
-temps de souffler. Tout au plus, en tournant une page pleine, se
-permet-on un rapide coup d’œil sur les concurrents, pour voir de quel
-train ils vont, et l’on se hâte de reprendre la course au clocher.
-Bientôt toutes les têtes ont l’air d’appartenir à de jeunes coqs
-courroucés. Au bout de trois heures, le professeur avertit qu’il n’en
-reste plus qu’une, et le train passe de l’express au rapide et du rapide
-à l’éclair. C’est toujours à la fin que se présentent les meilleures
-idées! On voudrait casser les aiguilles de cette maudite horloge qui
-avancent toujours... «Encore cinq minutes», dit le professeur, qui
-regarde toute cette fièvre avec un sourire calme et satisfait. La
-machine va éclater: il est temps qu’on arrive au bout.--«Secrétaires,
-recueillez les copies...» Ouf!
-
-Nous aurons douze fois le même plaisir, sauf pour quelques matières
-accessoires, qui ne demandent que deux heures de travail; mais en
-revanche, on nous accorde six heures pour les grandissimes compositions
-qui décident des prix d’honneur.
-
-Après une matinée aussi bien remplie, vous jugez de quoi l’on reste
-capable, lorsque après la récréation de midi on rentre à l’étude. Notre
-salle est fraîche, heureusement, car depuis quinze jours le soleil tape.
-Au bout d’un quart d’heure, mon voisin de gauche dort les poings fermés
-devant son histoire ouverte: je veille à ce que son petit péché de
-fragilité humaine n’éclate pas en un ronflement scandaleux. Mon voisin
-de droite a demandé permission de recoudre sa cravate et la visière de
-sa casquette, contre lesquelles il s’escrime de son mieux en se piquant
-les doigts--excellent moyen d’empêcher le sommeil! Moi cependant, j’en
-ai trouvé un meilleur encore: c’est de vous écrire, à tort et à travers.
-
-Mais quand trois heures sonneront, au revoir, mon petit papa, ma petite
-maman et ma grande sœur Jeanne! Bibi va se jeter à l’eau, pour y trouver
-de quoi vivre et travailler encore demain.
-
-Si vous saviez quelle eau! C’est à donner envie de se faire truite ou
-brochet. Une dérivation de la rivière qui baigne notre ville, courante,
-limpide, large et pas mal profonde en dehors du ponton. Ne vous effrayez
-pas, maman: on ne permet de sortir dans la rivière qu’aux nageurs
-éprouvés, comme moi, et il y a une barque avec un sauveteur sûr, qui n’a
-encore laissé couler à fond qu’un homme. Mais cet homme, un domestique,
-venait de dîner et avait attrapé une congestion: je n’ai rien à craindre
-de ce côté-là; car je digère à mesure, comme les moineaux, et
-d’ailleurs, on est déjà à trois bonnes heures du dîner, quand on arrive
-au bord de l’eau. Cependant, il y a quelquefois de l’imprévu... Maman,
-ne lisez pas l’alinéa suivant: il est pour les messieurs seuls.
-
-L’autre jour, la seconde division prenait son bain. Un élève de
-troisième, garçon de quinze ans, nommé B..., pique une tête. Le P.
-Surveillant, debout sur une poutre du ponton, avait suivi le mouvement.
-Ne voyant pas l’élève remonter après le temps normal, il commence à
-déboutonner sa soutane, les yeux fixés sur l’endroit du plongeon. Une
-demi-minute se passe: rien ne reparaît sur l’eau. Alors, prompt comme
-l’éclair, il jette là sa robe, plonge et va ramasser au fond l’artiste,
-qui ne bougeait plus et buvait la rivière à tire-larigot. L’eau n’étant
-pas assez profonde pour sa taille, il avait butté du front contre le
-gravier. Par bonheur, il n’était qu’étourdi et revint très vite à
-résipiscence. Mais vous vous figurez l’ovation qu’on fit au P.
-Surveillant et le respect spécial que sa crânerie lui valut dans tout le
-collège[4].
-
- [4] Il vit encore. Nos soldats l’ont connu missionnaire en Chine,
- toujours aussi brave que modeste.
-
-Quand on a fini de prendre ses ébats aquatiques, il n’est plus question
-de la fatigue du matin; mais l’on se demande, la main sur l’estomac:
-«Est-ce que j’ai dîné?» Aussi le petit pain affriolant qu’on nous
-octroie au sortir de l’eau, quoique de taille raisonnable, serait-il
-hors de proportion avec mon appétit de loup, si mes hautes fonctions de
-panetier, chargé avec un autre de la distribution régimentaire, ne
-m’autorisaient à m’en adjuger un second. Est-ce un péché de gourmandise,
-Jeanne? Il y a ici une jeune personne de ton âge qui en commet un, tous
-les jours: elle achète pour son frère, qui est externe et goûte au
-collège, un pain au lait de premier choix, à charge pour lui d’en
-rapporter un des nôtres, qu’elle croque à son souper. Quand tu viendras
-me voir, nous partagerons gratis.
-
-Ainsi rafraîchis, quelquefois même un peu refroidis, on sent le besoin
-de ranimer la chaleur vitale par un salutaire exercice. La campagne du
-collège nous offre l’embarras du choix. Chaque division a sa vaste cour
-de gazon, émaillée de fleurs champêtres... qu’on ne respecte pas
-longtemps. On peut à l’aise y courir, sauter, culbuter; mais défense, de
-par les convenances et le F. Linger, de s’y rouler autrement que par
-accident. Aussitôt qu’on est arrivé sur le terrain, les vestes vont dans
-un coin ou s’accrochent quelque part; on s’affuble d’un chapeau de
-quatre sous contre le soleil, et vite on organise une de ces grandes
-batailles, où l’adresse et la vigueur des bras et des jarrets tiennent
-lieu de poudre et d’armes. Quelques élégants préfèrent le tennis;
-d’autres se livrent aux plaisirs du billard, du croquet ou des boules.
-Les forts, les _biceps_ s’en donnent à cœur-joie au gymnase: barre fixe,
-trapèze, échelles, cordes, passe-rivière, pas-volant, tremplin, etc. Il
-y en a pour tous les goûts.
-
-Vers le coucher du soleil, on soupe joyeusement dans un réfectoire à
-charpente rustique, où parfois les hirondelles et les moineaux viennent
-nous faire, à travers les éclaircies du toit, une visite effarée; puis,
-à la fraîche, on retourne paisiblement en ville, jouissant de la brise
-du soir et abrégeant la longueur du chemin par ces causeries intimes qui
-empruntent un charme délicieux au calme de la fin du jour.
-
-Au collège, on se rafraîchit encore d’un gobelet d’eau claire à la
-fontaine, on dit bonsoir aux amis, on fait sa prière et l’on s’empresse
-de regagner son portefeuille, dans lequel on dort jusqu’au matin comme
-ne dort pas un président de République.
-
-Voilà, cher papa, chère maman, chère Jeanne, une de mes journées. Quand
-je la récapitule, je me demande comment j’ai mérité d’être si heureux:
-car je le suis, autant que je puis l’être sans vous. Durant tout ce
-jour, j’ai fait ce que je devais; je n’ai causé de peine volontaire à
-personne, j’ai donné un seul coup de pied--et encore, c’est à un chien!
-Je me suis couché le cœur léger, en paix avec Dieu et avec moi-même.
-Demain, je retrouverai avec un nouveau plaisir ma besogne, mes amis, mes
-maîtres, et le bon Dieu, qui me fait tous ces cadeaux. Sainte maman et
-Jeanne, aidez-moi à le remercier.
-
-Je vous remercie vous-mêmes, tous trois, de la part qui vous en revient
-et je vous embrasse douze fois, avec le treizième à qui m’aime le mieux.
-Disputez-vous.
-
-Votre PAUL.
-
-
-
-
-41. _A Louis._
-
-20 juin.
-
-
-Mon cher frère,
-
-Je suis enchanté de la joie intime que tu éprouves à _contenter en
-toutes choses le bon Dieu et ta mère_. Tu as trouvé là une formule très
-complète et très simple, du moins en théorie: à la pratique, tu verras
-ce qu’il faut pour la réaliser.
-
-En attendant, puisque tu me demandes un bon avis, je t’en donnerai un
-dont j’ai personnellement expérimenté l’utilité: _Ne t’emballe pas_, mon
-cher Louis; _n’exagère pas, même dans le bien_. On attribue aux Jésuites
-une grande prudence: ils l’ont certainement en spiritualité. Je ne ferai
-que te répéter ce que m’a dit vingt fois _notre_ P. Spirituel, en te
-disant à mon tour: _Sois pieux, mais sans ostentation; sois aimable,
-mais sincèrement; sois ferme sur les principes, mais indulgent pour les
-personnes._
-
-A moi, le devoir chrétien est relativement facile, dans le milieu où je
-vis; mais ton entourage ne ressemble pas au mien. Tu as, braqués sur
-toi, une foule d’yeux défiants ou malveillants, ardents à chercher le
-défaut de ta cuirasse, c’est-à-dire une contradiction quelconque entre
-ta conduite et ta profession de foi chrétienne. Au gré de certaines
-gens, tout homme qui se pose en converti devrait, du jour au lendemain,
-être un saint à miracles: sinon il ne sera qu’un tartufe, bon à jeter
-aux chiens. Il ne faut pas donner de prétexte à cette injure inique.
-Soyons des saints, mais restons simples. Je dirai plus: restons ce que
-nous étions, avec le mal en moins, et nous ferons du bien à nous-mêmes
-et aux autres.
-
-Ta visite, mon cher Louis, demeure dans ma pensée comme un beau rêve,
-mais un rêve qui n’est pas disparu pour toujours. A la prochaine
-rentrée, ton tuteur, qui n’a pas l’âme méchante, se rendra aux
-excellentes raisons que nous lui donnerons, avec l’aide de Dieu, et te
-renverra ici avec moi.
-
-Tu y retrouveras Jean. Pardonne-lui de n’avoir pu que l’entrevoir: un
-jour de grande fête comme celui de la première communion, le
-cérémoniaire porte le ciel sur ses épaules et n’est pas abordable aux
-humains; le lendemain, il se reposait en famille.
-
-Je ne suis pas surpris que tu aies gardé bonne opinion de ma division,
-après l’avoir vue à l’église et en cour.
-
-A propos de nos jeux, tu me poses une question délicate: «Amusent-ils
-tout le monde?» Je te réponds carrément: _Non._ Moi-même, il y en a qui
-m’assomment: ce sont les jeux où l’on ne remue pas. Ils sont rares, Dieu
-merci, et bornés à l’époque des grandes chaleurs ou aux jours de pluie.
-Les autres m’amusent, en raison de l’exercice qu’ils donnent et de
-l’adresse qu’ils développent, d’aucuns beaucoup, d’aucuns moins,
-quelques-uns énormément, jusqu’à en rêver la nuit, comme un bambin de
-son polichinelle. Que veux-tu? Après ces longues sessions à l’étude ou
-en classe, j’ai un impérieux besoin de me fouetter le sang et le jeu
-n’est pas pour moi une vertu.
-
-Mais j’avoue humblement que je ne suis pas tout le monde. Il y a dans le
-courant contraire, d’abord les _moules_, dont je t’ai parlé, qui
-englobent tous les poltrons et tous les maladroits; puis les
-_philosophes_, que les exercices du corps humilient, qui voudraient ne
-vivre que par l’esprit et ne se divertir qu’à la conversation
-péripatétique. On la leur permet aux petites récréations. Ils sont une
-demi-douzaine, quantité négligeable, qui se promènent gravement, trois
-en avant, trois à reculons, sur la lisière de la cour; le milieu
-appartient toujours aux joueurs, qui se font, de temps à autre, un
-plaisir innocent de leur envoyer dans les jambes un ballon, pour les
-rappeler au sentiment des choses d’ici-bas. Aux autres récréations,
-après quelques minutes de liberté, un coup de sonnette annonce
-l’ouverture de la lice et les promeneurs se fondent dans le grand tout,
-un peu maussades au début, mais entraînés bientôt par le mouvement
-général et par le naturel de l’âge.
-
-Je t’ai dit autrefois, mon cher Louis, l’énorme différence qui existe
-entre les conversations de ce collège et celles du lycée de Z... Si
-elles sont très généralement chastes ici, elles le doivent, après la
-piété, principalement au jeu.
-
-Entre collégiens les sujets de conversation n’abondent pas. Les
-événements extérieurs n’arrivent jusqu’à nous que par des échos
-affaiblis, et nous n’avons pas le droit d’arborer une cocarde politique.
-Les choses de famille n’intéressent guère en dehors de nous que quelque
-ami intime. Quant à notre train de vie journalier... Tu connais le
-_tortillard_ qui serpente si paisiblement, avec son panachon de fumée
-gros comme une bouffée de cigarette, à travers la banlieue de notre
-ville natale. On part, on stoppe, on repart, on restoppe. Durant une
-heure de cahotement, on a le loisir d’admirer trois bouquets d’arbres,
-deux clochers, un ruisseau à sec, une pie et six corbeaux qui vous
-saluent de leur aimable concert, et puis quoi? Une vaste plaine où le
-trèfle alterne uniformément avec le blé, et la patate avec la betterave.
-Voilà une image approximative de l’intérêt que présente, au point de vue
-de la conversation, le roulement uniforme de notre vie ordinaire. De
-temps à autre seulement, un incident plus sérieux, une modification du
-règlement, une visite de personnage important, une fête, une sortie, un
-simple canard viennent égayer cette monotonie et fournir matière au
-caquetage. Rares sont les élèves, même parmi les meilleurs, qui aiment à
-causer études, sciences ou littérature d’une façon suivie: c’est bon
-pour les longues promenades, où le grand air permet de parler de choses
-sérieuses sans se fatiguer la tête. Restent la pluie et le beau temps;
-mais le sujet est vite épuisé. Quand il pleut:
-
-«Sale temps!
-
---C’est parce qu’il y a congé demain, comme toujours.»
-
-Et c’est tout. Le beau temps, on n’en parle jamais; on le prend comme un
-dû.
-
-Alors, de quoi parler entre jeunes gens qui ont déjà vu un coin du monde
-et qui se trouvent à la veille de voir le reste? La tentation est obvie:
-salons, bals, théâtre, plaisirs permis et non permis... Un farceur lance
-un premier mot risqué, le voisin renchérit, un troisième complète; tout
-le monde rit, les uns par malice, les autres par faiblesse, et la coupe
-passe et repasse, enivrante et funeste. Nous avons connu cela, hélas!
-
-Or, le jeu coupe court à cette tentation, et voilà, bien au-dessus de la
-vulgaire et pourtant très réelle raison d’hygiène, la grande raison de
-moralité, pour laquelle les Pères tiennent si fort à nous faire jouer.
-Les élèves qui veulent être francs, s’en rendent très bien compte; s’ils
-ne jouent pas tous les jours par plaisir, ils jouent par sentiment d’un
-devoir supérieur, analogue à celui qui leur fait accepter tel travail
-parfois pénible. Les deux obligations sont mises par nos maîtres sur la
-même ligne, et presque chaque samedi, à la proclamation des notes, le P.
-Préfet prononce la phrase redoutée: «_Un tel, un I, ou un II. Ne joue
-pas en récréation._» Voici à l’appui une petite histoire authentique. Un
-bon garçon, fils unique d’une maman faible et par conséquent douillet,
-était allé trouver le P. Préfet pour lui dire qu’au collège
-ecclésiastique d’où il sortait, on lui avait permis de passer à prier
-devant le Saint-Sacrement le temps que les autres perdaient à se
-divertir. Il demandait à continuer. Le P. Préfet voulut savoir le fin
-mot de cette rare piété. L’élève finit par lui avouer qu’il ne _savait_
-pas jouer:
-
-«Eh bien, mon enfant, vous apprendrez. Le jeu vous dégourdira, et vous
-ferez plus de plaisir au bon Dieu par là que par de longues visites au
-Saint-Sacrement. Piété bien ordonnée commence par la victoire sur
-soi-même.
-
---Mon Père, je ne peux pas.
-
---Avez-vous essayé?
-
---Non.
-
---Faites-le, mon enfant; puis vous reviendrez me voir.»
-
-Dès le lendemain, il revenait:
-
-«Mon Père, je ne peux pas jouer.
-
---Pourquoi?
-
---Cela m’ennuie à mourir.
-
---On ne meurt pas de cet ennui-là. Vous vous habituerez. Allons, un peu
-de bonne volonté encore!»
-
-Deux jours après, maman arrive au parloir et renouvelle auprès du P.
-Préfet la demande pieuse, s’étonnant qu’on ne favorise pas davantage ces
-élans d’un jeune cœur vers Dieu. Le P. Préfet sourit:
-
-«Madame, nous favorisons la piété pratique, en particulier celle de
-l’obéissance au règlement.
-
---Mais, mon fils ne peut pas jouer.
-
---Est-il malade ou infirme?
-
---Non: le jeu l’ennuie à mourir.
-
---Il me l’avait déjà dit.
-
---Et vous ne l’avez pas cru, mon Père?
-
---Pardon, madame; mais il est indispensable que les jeunes gens de son
-âge apprennent à faire, pour leur bien et pour la formation de leur
-caractère, certaines choses qui les ennuient, sans danger d’ailleurs
-pour leur santé.
-
---Oh! je ne me résoudrai jamais à contrarier mon enfant, et si vous ne
-pouvez pas le dispenser de jouer...
-
---Eh bien, madame?
-
---... je serai obligée de le retirer.
-
---Madame, le portier va sonner le F. Linger, qui, dans un instant,
-viendra prendre vos ordres pour faire les paquets de votre enfant. Je
-vous offre mes respects, madame, et vous souhaite bon voyage.»
-
-La dame n’avait pas compté sur une solution si prompte, ni si radicale;
-mais il était trop tard pour reculer et elle emmena son chéri. Trois
-semaines après, tous deux revenaient assez penauds, elle demandant qu’on
-voulût bien reprendre son fils résolu à tout, le fils promettant de
-jouer comme tout le monde. Aujourd’hui, il surveille une division dans
-le même collège et applique des notes _salées_ aux élèves que le jeu
-ennuie.
-
-Si tu racontes ce trait à nos amis du lycée, ils crieront à la tyrannie,
-à l’abrutissement: «Qu’on essaye un peu de nous imposer cette
-balançoire-là!» On ne l’essayera pas, faute de deux éléments
-indispensables de réussite: la bonne volonté des élèves et le
-savoir-faire des maîtres. Le cas ci-dessus est une exception. Les Pères
-savent très bien que le plaisir au jeu ne se commande pas: mais ce
-plaisir, ils s’ingénient à le provoquer par un ensemble de moyens
-pratiques. Ils ont leurs livres de jeux qu’ils étudient, leurs
-traditions qu’ils se transmettent. Ils intéressent directement les
-élèves à l’organisation du matériel et au maintien des règles par la
-création de _questeurs_, de _chefs de camp_ et autres dignitaires,
-toujours fiers de leur charge et respectés. Ils s’ingénient à varier ces
-divertissements selon les saisons et les autres circonstances, afin de
-prévenir la satiété. Ils ne leur ménagent pas les encouragements de tout
-genre. Ils y prennent de leur personne une part active, et l’on pourrait
-dire de maint surveillant, dans des luttes mémorables, que
-
- ... _lui-même il sonna la charge,
- Fut le trompette et le héros._
-
-J’en aurais encore long à te raconter sur ce sujet, qui, je l’avoue, me
-passionnerait facilement: mais voilà déjà trop longtemps que je bavarde.
-Plus tard, je te décrirai une de nos _fêtes de jeux_.
-
-Adieu, mon frère Louis! Tiens bon, et quand tu te sentiras sur le point
-d’enfoncer, regarde l’étoile de la mer: Marie ne te laissera pas périr.
-
-PAUL.
-
-
-
-
-42. _De ma sœur et de ma mère._
-
-27 juin.
-
-
-Mon frère le houx,
-
-Je t’envoie pour la Saint-Paul un écrin, le plus joli que j’ai pu
-trouver: toutes mes économies y ont passé, mais je ne regrette que d’en
-avoir eu si peu! Sur le dessus, tes initiales en argent. A l’intérieur,
-ton portrait authentique: une miniature, peinte sur émail par une
-artiste dont le talent, hélas! n’égale pas le bon vouloir. Si j’avais
-pu, j’aurais mis sur mes pinceaux, en guise de couleurs, toute mon âme.
-C’est un houx en fleur, pris sur nature, avec toutes ses feuilles
-dehors. Seulement, pour garder au portrait sa vérité historique
-actuelle, j’ai dû remplacer chacun des piquants par une petite perle.
-
-Au-dessus, dans un nuage brillant, Marie présente l’Enfant-Dieu, qui
-ouvre ses deux petits bras vers l’arbuste avec un sourire de
-complaisance. Dans le coin, à l’ombre du houx, une pauvre rose blanche,
-sur sa tige encore armée de plusieurs épines (il n’en est tombé que deux
-ou trois), implore timidement un reflet du divin sourire.
-
-Faut-il t’expliquer l’apologue? Je préfère m’en remettre à ta
-perspicacité naturelle. Quant à ta modestie, elle s’en tirera comme elle
-pourra: je ne suis pas chargée de la sauver du naufrage, surtout en un
-jour de fête comme celui-ci, où l’on a le droit de tout dire et de tout
-faire aux gens qu’on aime bien.
-
-Et je t’aime de mieux en mieux, mon grand frère, à mesure que, grâce à
-ton affectueuse influence, je deviens plus sérieuse, à mesure aussi que
-je vois la conduite de Dieu sur toi. Je le remercie tous les jours de
-t’avoir retiré des dangers que tu courais ici, pour te mener dans un
-port sûr.
-
-Papa l’indiscret, qui vient lire par-dessus mon épaule ce que je
-t’écris, me charge de te souhaiter joyeuse fête et s’étonne que, cette
-année, contrairement à toutes tes vieilles habitudes, tu ne lui aies pas
-encore manifesté tes préférences, pour le cadeau qu’il te fait toujours
-à cette date. Demande ce que tu voudras: tu auras le double... Pas vrai,
-petit papa?... Il me tire l’oreille: c’est une façon de dire oui.
-
-Je prie pour toi et je t’embrasse une immensité de fois.
-
-Ta sœur,
-
-JEANNE.
-
-
---Quels vœux de fête, mon cher Paul, attends-tu de ta mère? Selon les
-idées courantes, je devrais te souhaiter santé, talents, succès, chances
-d’un bel avenir: mais tout cela, Dieu te l’a donné. Il t’a donné mieux
-encore: la volonté de bien faire et l’intime joie de la bonne
-conscience. Il ne me reste à te souhaiter, mon enfant, qu’une profonde
-reconnaissance pour tout ce que tu as reçu et un ardent désir de le
-faire fructifier pour la gloire de ton divin Bienfaiteur, pour ton
-propre bonheur et pour la consolation de ceux qui t’aiment. Ces
-sentiments sont déjà dans ton cœur, grâce à la direction nouvelle que ta
-vie a prise, depuis bientôt un an: je demande tous les jours au bon Dieu
-de les y développer et de parfaire en toi son œuvre.
-
-Je sais bien qu’en faisant cette prière, je fais de l’égoïsme, puisque
-ton bonheur sera le mien: mais c’est de l’égoïsme bien naturel et, je
-pense, permis, puisque la mère et l’enfant ne font qu’un.
-
-Ton père et moi, mon cher Paul, nous sommes contents et même un peu
-fiers de toi. Je te dis cela en grande confidence, non pas pour
-t’enorgueillir--l’orgueil est la chose du monde la plus vilaine et la
-plus sotte--mais pour t’encourager à monter encore.
-
-Quant à Jeanne, il est certain que ton changement si complet et ton
-affection si fraternellement sérieuse ont eu sur son caractère la plus
-heureuse influence. Elle ne veut pas faire moins que toi. Sur sa jolie
-miniature, la petite rose blanche n’a perdu que deux ou trois épines:
-mais j’ai compté mieux qu’elle et puis te dire, en toute vérité, qu’elle
-en a cassé bien davantage. Ce qui lui en reste, n’est presque plus rien:
-tu pourras le constater bientôt de tes yeux.
-
-Dans un mois nous serons bien près de nous revoir--et alors pour
-longtemps. Quelle joie, sans aucun mélange cette fois!... Je me trompe,
-hélas! Ton père, pourtant si bon, n’est pas encore tout à fait à
-l’unisson de nos âmes. C’est un dernier nuage dans notre beau ciel de
-famille: mais les nuages ne durent pas toujours et papa ne résistera
-plus bien longtemps, je crois, à la grâce qui le sollicite. Ses anciens
-préjugés contre la religion et les prêtres sont bien ébranlés. Continue
-à prier pour lui, mon enfant.
-
-Ta mère qui t’aime et te bénit.
-
-
-
-
-43. _A ma sœur Jeanne._
-
-30 juin.
-
-
-Ma chère Jeanne,
-
-Ton écrin est un bijou, ta miniature un petit chef-d’œuvre, et toi, tu
-es la fine fleur des sœurs aimables.
-
-Je te pardonne d’avoir chaperonné mes piquants: tu ne pouvais pas
-décemment présenter à Notre-Dame et à son divin Fils un bouquet de houx
-armé en guerre. Mais qui me dit qu’un beau jour ces malheureuses pointes
-ne vont pas se décoiffer et reparaître dans tout leur désagrément natif?
-Je porte envie à la petite rose symbolique, si modestement blottie dans
-le coin du tableau: au moins les épines qu’elle a perdues (et je suis
-sûr que, pour t’humilier dans la circonstance, tu en as recollé
-quelques-unes qui n’avaient plus le droit d’y être) ne repousseront pas.
-
-Vous faites bien, ma chère Jeanne et ma chère maman, de continuer à
-prier pour ma conversion. Tout ce que vous m’offrez pour ma fête m’est
-infiniment précieux: mais rien ne me prouve mieux votre véritable amour
-que vos prières. Pour elles surtout, merci de tout cœur.
-
-Tu diras à papa qu’en ne lui demandant pas de cadeau, j’ai voulu me
-punir de mon égoïste empressement d’autrefois à réclamer une chose qui
-ne m’était pas due. Ce n’est pas que je sois sans désir: j’en ai un très
-vif, très sérieux, mais que je me réserve de lui exprimer, quand j’aurai
-conquis mon diplôme. Prie-le d’attendre jusque-là et remercie-le bien
-pour moi de sa bonté plus que paternelle.
-
-Ce diplôme commence à miroiter de plus en plus près devant nos yeux.
-Nous travaillons comme des nègres, et le soleil se mettant aussi de la
-partie, _ça chauffe dur_. Dans cette manière de fournaise, on accueille
-avec bonheur toute occasion de se rafraîchir un peu le corps et
-l’esprit: les Pères nous en ont procuré une charmante, hier dimanche,
-savoir le _dîner des Charges_. Voici ce que c’est.
-
-Il faut vous dire que, dans cette vaste et savante organisation du
-collège, à côté du personnel dirigeant, enseignant et servant, une part
-d’action est réservée aux élèves. On nous intéresse directement à la
-bonne marche et à l’honneur de notre classe, de notre division, de toute
-la maison, par les fonctions variées qu’on nous attribue et dont les
-titulaires sont généralement très fiers, vu le mérite qu’elles
-supposent. Car n’y arrive pas qui veut. Les intrigues ne sont pas de
-mise. Il faut de bonnes notes, l’estime générale et du savoir-faire pour
-être nommé: il les faut encore pour être maintenu. Et ainsi les charges,
-récompense du mérite, deviennent un stimulant perpétuel, en même temps
-qu’elles développent le sens pratique et l’esprit d’initiative.
-
-En tête apparaît, comme l’aurore avant le jour, la gracieuse compagnie
-des enfants de chœur. Ils sont une cinquantaine, pris dans toutes les
-classes, depuis les petits _naviculaires_ de dix ou onze ans jusqu’au
-philosophe barbu qui tient le claquoir de _cérémoniaire_, en passant par
-les _acolytes_, qui accompagnent le prêtre, et par les _thuriféraires_
-et les _céroféraires_, qui portent l’encensoir et la torche à couronne
-de brillants. Le Père qui les dirige s’entend parfois appeler l’_Apôtre
-des Gentils_, parce que le physique de son bataillon sacré, non moins
-que son ministère à l’autel, rappelle ou doit rappeler les neuf chœurs
-angéliques; mais la preuve qu’il n’est pas indispensable d’avoir la
-figure d’un ange pour en exercer la fonction, c’est que je l’exerce--et
-je ne suis pas le plus laid de la troupe! Nous sommes tous beaux avec
-nos soutanes rouges à longue traîne, nos blanches aubes en dentelle, nos
-larges ceintures à broderies d’or ou d’argent, et le public pieux qui
-assiste en foule à nos grands offices ne se lasse pas, dit-on, d’admirer
-nos _figures_, j’entends les dessins variés d’après lesquels se font nos
-graves évolutions. Papa les a vues, au salut de la première communion,
-et a déclaré que, grâce à la précision des mouvements et à la modestie
-de notre tenue, ces exercices contribuent singulièrement à la solennité
-des cérémonies, sans nuire au recueillement général. C’est que les
-enfants de chœur se sentent à la fois sous le regard de Dieu et de
-l’assistance.
-
-Une autre partie importante du service de la chapelle revient à une
-seconde confrérie, qui s’appelle la _tribune_ et comprend les chanteurs
-de toute voix, ténors et basses, alti et soprani. Ils s’appliquent de
-leur mieux, les jours solennels, à interpréter les messes en musique et
-les morceaux à grand effet des maîtres de l’art chrétien. Et c’est
-justice de dire que cet ensemble de voix jeunes et diversement fraîches,
-renforcées quelquefois par les tons plus mâles d’artistes étrangers,
-fait vibrer le cœur d’émotions délicieuses et pures, qui l’élèvent tout
-naturellement vers le trône où Dieu attend nos hommages.
-
-Dans un ordre de choses moins sublime, les musiciens concourent à
-rehausser l’agrément de nos fêtes littéraires, dramatiques ou
-récréatives, et constituent, par ce double emploi, un corps éminemment
-utile au bien public. Ils ont à leur tête un directeur qui, avec son
-bâton d’ébène garni d’argent et l’incroyable jeu de son intelligente
-physionomie, m’a toujours paru l’un des types les plus expressifs de la
-puissance d’un homme sur ses semblables. Cela vous fait rire? Venez donc
-le voir à la grande salle, un jour où il tient au bout de son bâton
-trente instrumentistes et une quarantaine de chanteurs. C’est un
-spectacle unique.
-
-Il est là, debout sur son escabeau, d’où son regard domine l’ensemble et
-pénètre dans tous les coins. Devant lui, sur un pupitre, les partitions.
-Au début du morceau, le bâton va et vient avec la calme régularité d’un
-pendule; la tête suit en dodelinant les oscillations, tandis que la main
-gauche étendue contient le flot qui voudrait monter. L’andantino se
-déroule à ravir et finit par se perdre en un point d’orgue, que le bras
-et le bâton du Père semblent vouloir pousser jusqu’au ciel. Tout à coup
-bras et bâton s’abattent comme la foudre et fauchent l’air à droite et à
-gauche, enlevant dans un élan grandiose le chœur et l’orchestre. Tant
-que dure cette furia, ses yeux lancent des éclairs, tous les muscles de
-son visage sont en mouvement, toutes les voix et tous les instruments
-ont passé dans ses nerfs. Et cependant il se possède admirablement.
-Malheur au distrait qui sort, une seconde seulement, de la mesure ou du
-ton: l’oreille du maître a saisi la faute, son œil courroucé a jeté une
-flamme, et si le coupable est à portée du bâton, le châtiment
-tombe--sans rompre la mesure. Un instant après, d’un chut en sourdine,
-il calme la tempête sonore; bâton, tête et physionomie conduisent
-doucement la symphonie jusqu’au rinforzando final, où l’allure vive
-reprend, puis s’arrête net sur un coup sec du bâton, qui donne le signal
-des applaudissements. De ces derniers, une grosse part va au directeur:
-il le devine et salue en souriant. C’est d’ailleurs l’homme le plus
-joyeux du collège, toujours de bonne humeur, toujours chantant, toujours
-«caracolant». Il est compositeur estimé, sans que son talent fasse le
-moindre tort à sa modestie. Dernièrement, dans une revue d’art, après un
-éloge enthousiaste d’une de ses messes en musique, un critique naïf
-s’écriait: «_Et dire qu’un artiste de cette valeur est simple
-surveillant dans un collège de jésuites!_» Quand le père lut cette
-phrase, il dit en riant à ceux qui l’entouraient: «_Oui, et encore sans
-traitement!_»
-
-Il paraît qu’autrefois la _tribune_ se complétait par une _fanfare_,
-dont les éclats sonores égayaient les fêtes de famille, procession des
-rois, réjouissances du carnaval, la Sainte-Cécile, les excursions. Mais
-le baccalauréat, cet ennemi juré des bonnes vieilles traditions, a
-emporté celle-là comme les autres. La fanfare prenait du temps et
-n’était d’aucune utilité pour la grande besogne, qui est de développer
-chez les jeunes gens l’esprit scientifique et positif. La jeunesse,
-aujourd’hui, doit apprendre à se délasser en changeant de travail: c’est
-cela seul qui fait des hommes intelligents. Pauvres nous!... Il ne
-reste, comme souvenir lointain de la fanfare, qu’une douzaine de
-_tapins_ et de clairons, qui tapent et soufflent consciencieusement,
-dans les rares occasions où ils paraissent. Ils sont de la fête
-aujourd’hui et nous régaleront de leurs meilleurs airs.
-
-A propos de musique, Jeanne, tu sauras que, toujours à cause du
-baccalauréat, j’ai provisoirement remisé mon stradivarius, non sans lui
-donner une larme poétique. Mais ne crains rien et continue à travailler
-ton piano: nous reprendrons en vacances les duos qui plaisaient tant
-jadis à papa et à maman. J’aime dix fois mieux ces petits concerts de
-famille que de courir les soirées: j’aurai été si longtemps privé de
-vous!
-
-La suppression des _fanfarons_ n’a heureusement pas entraîné celle des
-_artistes dramatiques_. Ils forment une branche secondaire de l’illustre
-compagnie des _académiciens_.
-
-Après les enfants de chœur, il n’y a rien de plus respectable que
-Messieurs de l’Académie. Les uns et les autres sont triés sur le volet
-et doivent, pour leur entrée, apporter comme quartier de noblesse le
-diplôme de congréganiste. Les premiers sont la religion, les seconds la
-science: sur eux comme sur deux colonnes inébranlables repose tout
-l’édifice de notre éducation. Vous savez d’ailleurs que ce corps savant
-comprend l’élite intellectuelle des classes supérieures et qu’à certains
-grands jours elles donnent chacune, devant un auditoire _select_, un
-spécimen solennel de leurs travaux. Je les louerais davantage, si mon
-titre de vice-président de l’Académie de rhétorique ne m’obligeait à
-quelque réserve.
-
-Voilà donc les trois grandes confréries, chargées des services d’ordre
-général et supérieur. Après viennent les services d’ordre spécial. Ne
-parlons pas des petits fonctionnaires de passage qui n’ont pas droit à
-la _chaise curule_, je veux dire à une place au banquet des charges.
-Prenons les gros bonnets.
-
-D’abord, il convient de signaler le type de l’exactitude, l’horloge
-vivante, l’homme-cloche, le réglementaire. Il est le commencement et la
-fin de tout; rien ne bouge sans lui; quand il commande, tout obéit.
-Élèves et moineaux le connaissent également. Il sonne les _huit_: le jeu
-cesse. Il sonne les _trois_: les rangs se forment et les pierrots
-viennent se percher sur les murs des cours abandonnées. Il sonne le coup
-bref de la fin: le silence se fait, les divisions s’ébranlent pour se
-rendre où le devoir les appelle, et les pierrots s’emparent du terrain
-pour picorer les miettes du goûter. N’est-ce pas admirable?
-
-Chaque étude a ses deux _édiles_--nom emprunté aux dignitaires romains,
-chargés de la surveillance des édifices publics. Ils veillent, selon les
-instructions du P. Surveillant, à l’intégrité et à la bonne tenue du
-matériel, à l’aération, à l’éclairage, à la distribution réglementaire
-des articles de bureau, à la décoration des statues, crèches, mois de
-Marie. Ce sont des personnages considérables et enviés, surtout par les
-mauvais temps: car, ces jours-là, ils ont toujours quelque honnête
-prétexte pour passer la récréation au sec ou au chaud dans leur domaine,
-dont ils ont la clef.
-
-A côté d’eux fonctionnent les _bibliothécaires_, les _facteurs_, les
-_portiers_, tous hommes de confiance dans leur département respectif.
-Afin pourtant que la routine n’ait pas le temps de mordre sur leur
-conscience, on les change tous les trois mois.
-
-Chaque division, partout où elle se transporte en corps, au collège et
-en promenade, suit docilement ses _chefs de rangs_, hommes calmes et
-graves, qui toujours
-
- ... _marchent à pas comptés,
- Comme un recteur suivi des quatre facultés._
-
-Elle a, en outre, toute une tribu de _questeurs_, ainsi dénommés par
-analogie avec les magistrats romains de ce nom, à qui incombait la
-perception des deniers publics. Les _grands questeurs_ tiennent boutique
-ouverte à certaines heures et nous vendent (pour rien, disent-ils) mille
-objets d’usage courant pour la classe, pour l’étude, pour les jeux,
-voire même un doigt de _choco_, une fois par jour. S’ils nous volent de
-moitié, ils ont pour excuse que tous les profits de la questure sont
-consacrés, sans y suffire, à nos divertissements. On les croit et on
-paye, en se donnant pour fiche de consolation de les appeler _enfants
-d’Israël_. Ils se vengent en frappant de cinq centimes d’amende tout
-objet égaré par négligence ou distraction, qu’ils ramassent: c’est le
-côté moralisateur de leur emploi.
-
-D’autres _questeurs_ font l’office de bras droit auprès du directeur de
-musique, des professeurs de dessin, des maîtres d’escrime ou de
-gymnastique. Moi, pour l’instant, ma réputation de joueur m’a fait
-nommer _questeur des jeux_, avec mon ami Jean pour collègue. Ce n’est
-pas une sinécure. Nos occupations sont aussi variées que les jeux
-eux-mêmes, qui changent sans cesse. Tout veut être préparé de loin, pour
-qu’un jeu nouveau, dès qu’il est annoncé, puisse être bien lancé du
-premier coup. Il faut que chaque joueur ait à point nommé son instrument
-en bon état, avec son nom ou son numéro et un solide crochet pour le
-retrouver le lendemain. Il faut des balles et des boules, des poteaux et
-des drapeaux, des lignes et des dessins de couleur sur le sol, que
-sais-je? La récréation finie, il faut ranger, vérifier, réparer surtout
-et songer à la récréation suivante. Comme prix de ses sueurs, outre les
-petites avanies des inévitables mécontents, on récolte... le plaisir
-d’être quelque chose, parfois un compliment ou un merci, et, enfin, le
-_dîner des charges_.
-
-Donc, au sortir d’un bain délicieux, on s’est rendu dans le grand
-réfectoire-hangar de notre villa. Sur l’estrade, la table d’honneur
-était présidée par le R. P. Recteur en personne; il avait à ses côtés le
-P. Préfet, les Directeurs des diverses corporations et les Pères
-Surveillants. Dans le bas nous étions cent cinquante élèves. Du service
-je dirai seulement qu’il fut de première classe; hors-d’œuvre, volaille,
-gâteau fourré, vin fin. Ne demandez pas si nous y fîmes honneur. Mais
-vous ne verrez certainement de votre vie une réunion d’une gaîté plus
-franche, plus cordiale et (pourquoi ne l’ajouterais-je pas?) plus
-distinguée. Le R. P. Recteur, dans son petit toast, voulut bien nous
-dire que nous représentions tous les dévouements et tous les talents, le
-cœur et l’esprit du collège. Si modeste qu’on soit, ces amabilités-là
-vous font plaisir à entendre... pour les camarades.
-
-On ne tarda pas, du reste, à lui prouver qu’il ne se trompait pas trop
-sur notre compte. L’un après l’autre, tous les corps de métier, par
-l’organe d’un ou de plusieurs artistes, vinrent chanter en vers gracieux
-leur mérite et leur reconnaissance. Les couplets se succédèrent durant
-une heure, saupoudrés tantôt de sucre et tantôt de sel. Coups
-d’encensoir délicats, gentils coups de patte, portraits anonymes
-transparents, boutades et fusées, toutes les formes de la bonne
-plaisanterie, rien n’y manqua: ce fut un second régal, plus fin que le
-premier.
-
-Pour finir, la tribune résuma dans un chœur brillant les joies de ce
-jour et le précieux souvenir qu’il laisserait à tous les cœurs. Le toit
-ne s’écroula pas sous nos applaudissements, mais il en trembla, et notre
-enthousiasme eut besoin de toute la bienfaisante fraîcheur du soir pour
-rentrer peu à peu dans les bornes de la modération.
-
-C’est la dernière fête de ce genre dont nous aurons joui. La fin de
-l’année approche: j’en suis triste. Pourquoi cette contradiction? Vous
-le devinez. Je vous aime bien; mais j’aime aussi mon collège. On dit
-qu’un malheur n’arrive jamais seul: pourquoi ne peut-on avoir aussi
-plusieurs bonheurs à la fois?
-
-Je vous embrasse tous avec tendresse.
-
-Votre PAUL.
-
-
-
-
-44. _De Louis._
-
-2 juillet.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-J’ai bien médité le bon avis par lequel tu me mets en garde contre
-l’emballement et l’exagération. Tu es un homme sage, et je veux me
-conformer exactement à ta fraternelle direction. Sois remercié et
-continue à me servir de garde-fou: j’en ai besoin. Mon âme s’épure peu à
-peu en s’élevant: mais la montée est rude et je sens parfois encore que
-le précipice n’est pas loin. Je me confesse et je communie.
-
-Il se passe ici des histoires drôles que je vais te raconter. Je n’ai
-plus les mêmes raisons qu’autrefois de jeter le voile d’un charitable
-silence sur les méfaits de notre _bahut_: je n’en suis plus que pour la
-forme.
-
-Avant-hier, la section des moyens, composée des classes de troisième et
-de seconde, allait en promenade, sous la conduite d’un maître d’études
-que sans doute elle n’aimait ou n’estimait pas. Arrivés à mi-côte de la
-Haute-Butte, que tu connais bien, on fit halte pour se délasser sur la
-bruyère.
-
-Le maître, assis sur un tronc renversé, regardait tranquillement la
-ville qui s’étendait à ses pieds, quand tout à coup il se sent frappé
-dans le creux du dos. Il bondit, se retourne et, cette fois, reçoit sur
-toute sa devanture une mitraillade de mottes de gazon et de trognons de
-souche, qui partaient de derrière les buissons. Il veut haranguer ses
-assaillants invisibles; mais à peine a-t-il ouvert la bouche qu’il
-entend une formidable clameur: _A mort, le pion!_ Et de partout il voit
-déboucher ses vingt-cinq ou trente garnements, avec des brassées de
-projectiles, qu’ils font pleuvoir sur lui en hurlant comme des sauvages.
-
- _Que vouliez-vous qu’il fît contre_ tous?... _Qu’il mourût?_...
-
-Il préféra épargner un plus grand crime à ces jeunes égarés et, s’armant
-d’un _beau désespoir_, il descendit rapidement la côte, trop rapidement
-même,--car il dut se ramasser, lui et son chapeau, dans un perfide fossé
-qui coupe le bas de la pente un peu trop brusquement. Vainqueurs dès le
-premier choc, les féroces gamins dégringolèrent derrière le pauvre homme
-et lui firent une conduite de Grenoble, en continuant à le bombarder
-avec tout ce qui leur tombait sous la main, jusqu’à l’entrée de la
-ville. Là, satisfaits de leur vengeance et calmés par l’humiliation de
-leur tyran, ils se rangèrent d’eux-mêmes et revinrent au lycée comme une
-troupe innocente de paisibles agneaux.
-
-Le proviseur, informé de l’aventure, entra dans une violente colère, non
-pas contre les mutins, mais contre le malheureux pion qui n’avait pas su
-faire respecter son autorité et qui mettait son supérieur dans le plus
-cruel des embarras. Car enfin, toute la ville allait le savoir! Il
-faudrait punir et, pour pouvoir punir, faire une enquête qui grossirait
-encore le scandale! «J’en référerai au ministre, monsieur; mais je vous
-engage, de votre côté, à solliciter votre déplacement: vous vous êtes
-rendu impossible ici.»
-
-Entre élèves, on connaît les meneurs de l’affaire: ce sont deux lurons
-de seconde, qui, paraît-il, en cas d’interrogatoire, ont leur réponse
-toute prête. Dernièrement, je ne sais plus à quel propos, leur
-professeur, qui passe pour avoir des opinions très avancées, leur a
-déclaré du haut de sa chaire que, dans toute l’histoire sacrée, il ne
-connaissait que trois personnages intéressants: Satan, Caïn et Judas,
-tous trois victimes d’une injuste fatalité et d’un despotisme aveugle.
-Les petits humanistes diront pour leur défense qu’ils se jugeaient
-victimés par leur despote et qu’ils ont voulu se rendre intéressants en
-le lapidant. On leur accordera les circonstances atténuantes: ils en
-seront quittes pour une admonestation paternelle, quelques-uns peut-être
-pour une privation de sortie. Quant au pion,
-
- _Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal,_
-
-son compte est clair: il ira se faire oublier dans quelque trou, à
-l’autre bout de la France.
-
-Au professeur on ne dira rien, parce qu’en histoire les opinions sont
-libres,--sans compter que l’histoire sacrée, c’est de la simple légende.
-
-On m’a cité une autre déclaration, faite par le professeur de
-philosophie au cours de morale: «Ah! mes amis, je ne vous conseille pas
-de vous livrer au libertinage: tout au contraire; car il n’est pas
-moral. Mais il faut avouer qu’au point de vue esthétique le libertinage
-a des charmes.» Tu vois d’ici le beau sujet de conversation pour les
-élèves de ce monsieur et l’heureux prétexte que leur fournira, dès la
-prochaine sortie, le _point de vue esthétique_. Quelques-uns d’ailleurs,
-les premiers de classe, trouveront dès dimanche prochain une occasion
-toute naturelle pour leurs études pratiques sur la matière en question:
-ils sont invités par la municipalité à la représentation d’une pièce
-qu’on dit... légère. La forte tête du cours, j’allais dire le coq de ce
-fumier, qui pose pour n’admettre en fait de religion que l’existence
-d’un _principe créateur_, se vante tout haut d’avoir naguère, dans les
-murs même d’un autre lycée, ébauché un roman que son renvoi était venu
-interrompre malencontreusement.
-
-Les romans, les journaux à feuilletons corsés, les journaux _pour rire_,
-toujours interdits, circulent plus que jamais, sous l’œil tolérant des
-maîtres. Il faut bien divertir un peu ceux qui savent et _déniaiser_ les
-autres! Le souci de l’âme n’existe pas: Qu’est-ce que c’est que ça,
-l’âme? Où est-elle? Qui l’a vue? Invention des prêtres, comme la
-confession.
-
-Dans la classe de Rhétorique, il y a un brave homme, professeur de
-langues et bon professeur, mais sans autorité, qu’on ne lapide pas: on
-lui fait pire. Voulant nous rendre la langue allemande plus agréable
-moyennant des leçons de choses, il avait apporté un tableau qui
-représentait divers objets en couleurs. Pendant qu’il le tenait devant
-lui et nous l’expliquait, des malins trouvèrent spirituel d’y lancer des
-flèches trempées dans l’encre. Il déclara qu’il n’en apporterait plus.
-Le lendemain, craignant d’avoir montré trop d’humeur et nous croyant
-peut-être repentants, il arriva en classe avec un autre tableau: le
-bombardement reprit de plus belle et le bonhomme dut plier bagage en
-gémissant.
-
-Cela, c’est stupide, à tout point de vue: ce qui s’est passé ce matin,
-est dégoûtant. En entrant au lycée, deux externes virent devant la porte
-du concierge une petite assiette avec un reste de haricots pour le chat:
-ils eurent l’abominable idée de la prendre avec eux, et au bon moment,
-ils en versèrent le contenu dans le chapeau du même professeur, qui ne
-s’aperçut de la farce qu’après s’être coiffé. On dit que les deux
-coupables vont être renvoyés: ils ne l’auront pas volé!
-
-Toutes ces misères, je pouvais en rire autrefois, avec plus ou moins de
-conscience du mal que je faisais: aujourd’hui que le bandeau est tombé
-de mes yeux, elles m’affligent et m’humilient pour mes pauvres
-camarades.
-
-Prions pour eux, mon ami. Prie pour moi.
-
-Ton frère,
-
-LOUIS.
-
-_P.-S._--Je serais curieux de savoir ce que les Jésuites feraient dans
-des cas pareils à ceux que je viens de te raconter. Renseigne-toi.
-
-
-
-
-45. _A Louis._
-
-5 juillet.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Je me suis renseigné, suivant ton désir, et voici ce qu’on m’a raconté
-comme un fait absolument historique.
-
-Il y a quelques années, le P. Surveillant d’une division de grands
-élèves à l’école de *** en soupçonna un d’avoir introduit dans la maison
-un livre dangereux: il observa de près le suspect et finit par saisir
-dans son pupitre un de ces imprimés que le règlement interdit sous peine
-formelle d’exclusion. La faute était flagrante: le coupable fut rendu à
-sa famille.
-
-Mais il laissait à l’école des amis que son renvoi irrita: ils se le
-témoignèrent mutuellement, les têtes s’échauffèrent peu à peu et une
-petite révolte s’organisa. A l’étude, on _piqua une muette_,
-c’est-à-dire qu’on ne répondit pas à la prière dite par le Surveillant.
-Quand il entrait ou sortait, un murmure sourd grondait à travers la
-salle et les pieds frottaient contre le plancher. En récréation, sur son
-passage, des groupes scandaient à mi-voix les trois syllabes de son nom
-sur l’air des _Lampions_.
-
-Le Recteur de l’école fut averti: il ordonna au P. Surveillant de lui
-désigner trois des plus coupables. Ils furent immédiatement renvoyés
-chez eux. Les restants tinrent bon et continuèrent leurs petites
-manifestations: trois autres partirent, puis encore trois, et ainsi de
-suite durant plusieurs jours. La folie gagna presque toute la division.
-Les journaux s’en émurent et le ministère de l’Instruction publique,
-alors bienveillant, offrit main-forte au P. Recteur: celui-ci le
-remercia de ses bonnes intentions, mais se borna à poursuivre le système
-des éliminations par petits paquets.
-
-Cependant le P. Surveillant, désolé de toutes ces exécutions qu’il se
-reprochait d’avoir provoquées, conjura son Supérieur de le sacrifier au
-bien commun: «Le bien commun, mon cher Père, répondit le Supérieur,
-c’est le respect de l’autorité: dussé-je vider la maison, vous resterez
-à votre poste.»
-
-Il en partit plus de trente et le calme se fit. Sur les instances des
-parents et moyennant amende honorable, la moitié des exclus, les moins
-coupables, obtinrent plus tard de rentrer à l’école. La leçon fut
-comprise.
-
-On m’a cité d’autres faits analogues, moins graves, mais prouvant tous
-que chez les Jésuites l’autorité ne capitule pas devant la révolte.
-Leurs élèves le savent. Le fait cité remonte à une époque où la
-population de cette école, fondée depuis peu, était encore assez mêlée
-et ne provenait pas exclusivement de collèges ecclésiastiques. Ici, on
-vient de renvoyer pour la même faute, introduction clandestine d’un
-livre, un élève et ses deux complices: personne n’a bougé.
-
-Quant à l’émeute et aux saletés que tu me décris, elles semblent chez
-nous en dehors du possible. Une classe ou même une division pourront
-bien, dans un moment d’oubli ou de surexcitation, abuser de la faiblesse
-d’un maître ou de leur propre supériorité numérique pour se payer, aux
-dépens de l’ordre, un peu de bon temps, voire même un petit _chahut_!
-mais il y a certaines convenances que les plus mauvais élèves
-n’outrepasseront jamais, parce qu’ils gardent toujours un fonds de
-respect pour l’autorité, même quand elle ne sait pas se faire
-suffisamment respecter par elle-même.
-
-Les causes? J’en vois deux que je t’ai déjà précédemment signalées:
-elles m’ont frappé dès les premiers jours après mon arrivée dans ce
-collège.
-
-C’est, tout d’abord, le caractère essentiellement paternel de
-l’autorité. Ce caractère n’exclut point la fermeté, ni même parfois la
-sévérité: mais, comme le soleil voilé trahit sa présence derrière le
-nuage que ses rayons pénètrent et blanchissent, ainsi, derrière le
-châtiment nécessaire, on sent toujours la bonté, qui n’a en vue que le
-bien du coupable et, par suite, ne laisse point de place à une rancune
-sérieuse ou à des projets de vengeance. D’ailleurs, les punitions, en
-général, ne se voient ici qu’à l’état d’exception. Il en faut chez les
-_petits_, pour leur inspirer cette salutaire _crainte du maître_ qui est
-_le commencement de la sagesse_, comme nous le chantons chaque dimanche
-aux vêpres. Mais à mesure qu’on monte vers les hauteurs où siègent la
-noblesse de cœur et la raison pure (j’entends la Rhéto et la Philo), la
-crainte disparaît ou, du moins, change de nature. Elle devient filiale.
-Chez les _grands_, il n’est plus question de punir: la punition la plus
-sensible, c’est le mécontentement du maître ou un reproche public.
-
-Au début de cette année, nous avions un condisciple assez intelligent,
-pas méchant, mais qui, par suite d’une longue habitude de nonchaloir,
-était toujours en faute et traînait lamentablement à la queue. Le Père
-ne le punissait jamais: en revanche, il ne perdait pas une occasion de
-l’humilier devant nous et l’appelait _notre déshonneur_. La pointe finit
-par entrer. Un beau jour, en sortant de classe, le malheureux dit au
-professeur en pleurant: «Mon Père, donnez-moi toutes les punitions que
-vous voudrez; mais _ne me méprisez pas comme ça!_--Allons, dit le Père:
-je vois avec plaisir que le bois n’est pas encore tout à fait sec. Je ne
-vous mépriserai plus; mais donnez-moi un peu plus souvent occasion de
-vous estimer.» De ce jour, l’élève devint bon.
-
-Un autre de nos camarades, pas plus méchant que celui-ci, mais très
-jeune et très étourdi, écoutait peu et remuait beaucoup. Une première,
-puis une seconde fois, sans se fâcher, le Père le rappela à l’ordre; la
-troisième fois, il lui infligea cinq minutes d’arrêts. Le bonhomme, peu
-habitué par ses autres maîtres à recevoir des _paquets_ si minces, se
-mit à rire et se frotta les mains sous la table, en se disant que, pour
-si peu, il n’y avait point à se gêner. Le professeur feignit de n’avoir
-rien vu; mais, un instant après, comme l’étourdi avait encore le nez au
-vent, il l’apostropha: «Un tel, je vous croyais plus intelligent que
-cela.--Pourquoi?--Vous n’avez pas compris tout à l’heure que les cinq
-minutes d’arrêts étaient un avertissement paternel? Puisqu’elles n’ont
-pas suffi, vous en ferez trois heures, et ne m’obligez plus à
-m’interrompre pour vous punir.» Depuis, une ou deux fois encore, il eut
-à fulminer l’avertissement: il le faisait, sans mot dire, en montrant
-ses cinq doigts, et c’était assez. Le jeune homme s’est rangé comme tous
-les autres.
-
-Dans un des cours inférieurs où la classe est coupée d’une petite
-récréation au grand air, voici le _truc_ ingénieux que le professeur
-emploie pour tenir en respect quelques petits écervelés. Il écrit au
-tableau, bien en vue de tous, le mot RÉCRÉATION. Un gamin s’oublie-t-il,
-le Père l’envoie effacer, selon la gravité de la faute, une ou plusieurs
-lettres: on devine les angoisses et les efforts de sagesse que provoque
-chaque nouvelle suppression. Quelquefois, par commisération pour les
-innocents, il leur accorde, en récompense d’une bonne note, la faveur de
-rétablir une lettre; mais si, à l’heure réglementaire, le tableau est
-vide, on ne va pas en récréation. Le professeur n’a pas besoin de tirer
-la morale: les enfants le font. Les coupables ne sont pas fiers et les
-autres se chargent, après la classe, de leur inculquer la contrition
-avec le ferme propos de s’amender.
-
-L’autre cause, bien plus profonde et plus générale, qui s’oppose chez
-les Jésuites aux manifestations de _mauvais esprit_ contre les maîtres
-et contre la règle, c’est le sentiment chrétien, qui voit dans le maître
-le représentant de Dieu et dans la règle la volonté de Dieu. Du moment
-qu’on croit en Dieu et qu’on reconnaît en lui, selon la pure doctrine
-chrétienne, le principe de toute autorité terrestre, l’obéissance
-devient d’une simplicité extraordinaire:
-
- _Tes père et mère honoreras,
- Afin de vivre longuement._
-
-«Dieu veut que j’obéisse à mes parents; or, mes parents délèguent leur
-autorité à mes maîtres: donc je dois obéissance à mes maîtres.» Ce
-raisonnement est à la portée d’un marmot de huitième, comme il garde
-toute sa force pour le plus grave des philosophes, qu’il soit élève des
-Jésuites ou de l’Université.
-
-Dans les collèges ecclésiastiques, l’habit même des maîtres rappelle
-sans cesse aux élèves ce caractère surnaturel de leur autorité: c’est,
-je crois, un avantage appréciable sur le frac et la jaquette, qui ne
-confèrent pas le même prestige.
-
-Mais les Jésuites ont encore une supériorité: c’est l’exemple de leur
-obéissance religieuse. L’autre soir, quinze ou vingt Pères prenaient
-leur récréation dans le jardin contigu à notre cour. Par une porte
-restée ouverte, nous les regardions se promener et deviser très
-joyeusement, quand un coup de cloche annonça la fin de l’exercice. A
-l’instant, toutes les bouches se turent et chacun de son côté reprit
-modestement le chemin de la maison. Mon voisin, qui les suivait
-curieusement des yeux, s’écria: «C’est _épatant_: plus un qui dise un
-mot!--Tiens! reprit un autre; s’ils ne le faisaient pas, ils n’auraient
-pas le droit de nous le demander.» La conclusion était excessive; mais
-tu vois le fond du raisonnement.
-
-Un élève, ancien potache comme moi, qui a encore quelquefois des retours
-du _vieil homme_, me racontait que, mécontent d’un acte de sévérité de
-son professeur, il avait comploté avec deux autres une protestation
-publique. Il devait, aussitôt après la prière du commencement, prendre
-son paquet de livre des deux mains et le jeter bruyamment sur le
-plancher; les deux complices en feraient autant, et cela serait d’un
-effet... oh! mais d’un effet! Ce que ça vexerait le petit Père!
-
---«Eh bien, ton effet a-t-il réussi?
-
---Hé! non. Au moment de soulever mes livres, je l’ai regardé qui
-finissait sa prière, et quand je l’ai vu faire son grand signe de croix,
-gravement et modestement comme toujours, j’ai senti que j’allais
-commettre une stupidité; je me suis tranquillement assis comme tout le
-monde et, après la classe, j’ai été lui faire ma confession.
-
---A la bonne heure! Et qu’est-ce qu’il t’a répondu?
-
---Il s’est mis à rire, m’a donné une poignée de main et m’a dit:
-
-«Mauvaise tête et bon cœur! Allez, je vous pardonne.»
-
---Et maintenant?
-
---Maintenant, si l’un de mes voisins voulait recommencer le coup du
-paquet de livres, je l’étranglerais net.»
-
-Je te cite là deux faits de minime importance. Si tu voulais te rendre
-compte plus à fond de l’impression irrésistible que produit le spectacle
-des vertus religieuses de nos maîtres, il faudrait les suivre durant une
-de leurs journées. On y arrive à peu près, sans même pénétrer dans le
-sanctuaire de la communauté, en rapprochant les détails qui paraissent
-au dehors et qui font deviner le reste.
-
-A quatre heures du matin, la porte de mon dortoir (je couche tout près)
-s’ouvre doucement; un Frère armé d’une lanterne sourde approche à pas de
-loup, pour ne pas nous réveiller, de l’alcôve où dort le P. Surveillant
-et lui glisse à travers le rideau un _Benedicamus Domino_. Le Père
-répond, quelquefois avec un demi-soupir bien naturel: _Deo gratias_. Il
-se lève, s’habille, se débarbouille, à petit bruit, se met à genoux
-devant son lit et prie pour les jeunes paresseux qui continuent à
-ronfler autour de lui. Une heure après, il sonne notre réveil et son
-labeur commence.
-
-Homme intelligent, il passera des heures et des heures à regarder des
-plumes trotter sur le papier et des bouches énormes bâiller sur des
-livres, à réprimer du regard ou du geste un manquement au bon ordre, à
-donner des permissions de sortir. Homme sérieux, il s’occupera de mille
-bagatelles de lingerie, d’infirmerie, de cuisine, fera jouer les enfants
-et jouera avec eux comme s’il y trouvait énormément de plaisir, les
-accompagnera en promenade, aux bains, n’importe où, et finalement, le
-soir, les ramènera au dortoir, où il attendra qu’ils soient tous
-enfournés dans leur dodo pour en faire autant, non sans avoir dit encore
-ses diverses prières, ayant peut-être dîné sur le pouce et oublié de
-souper, fatigué, moulu, mais content d’avoir derrière lui une journée
-bien remplie et devant lui (ce n’est pas sûr pourtant) une nuit
-tranquille, qui lui permettra de reprendre au matin son collier de
-dévouement.
-
-Le professeur, de son côté, s’est levé à la même heure, peut-être plus
-tôt, parce que, la veille, une occupation imprévue l’aura empêché de
-corriger ses douze dernières copies. Après son heure d’oraison, il va
-dire sa messe, que nous avons l’honneur de servir à tour de rôle. Il y
-met sa demi-heure, comme le veut la règle, et l’on voit, à toute sa
-manière, que c’est pour lui le pain de la journée. Quand je sors de là,
-je sens que moi-même j’emporte, avec sa bénédiction, un morceau de sa
-provision.
-
-Dans la matinée, deux heures et demie de classe: je t’ai dit ce qu’il y
-dépense de soins et d’efforts. Par manière de repos, entre onze heures
-et midi, il appelle ses élèves, un à un, pour causer avec eux de tout ce
-qui les intéresse et compléter son enseignement par quelques bons
-conseils personnels.
-
-Voilà, je pense, un homme qui a bien gagné son dîner! Je ne saurais te
-dire si ce dîner ressemble à ceux de Lucullus ou de Sardanapale; car je
-n’ai pas mes entrées libres à la cuisine et jamais je n’ai entendu un
-jésuite parler de ce qu’il avait ou n’avait pas mangé. Leur ordinaire ne
-semble pas les préoccuper beaucoup; quant à l’extraordinaire, s’ils en
-ont un, je douterais volontiers qu’il mérite suffisamment ce nom.
-
-Après un peu de récréation en commun, on remonte en chaire pour un temps
-plus ou moins long, qui va jusqu’à deux heures ou deux heures et demie
-dans les cours inférieurs. Dans les cours supérieurs, ce sont les Pères
-Surveillants qui enseignent les matières accessoires, pour rompre la
-monotonie énervante de leurs fonctions habituelles. Quant aux
-professeurs de littérature ou de philosophie, on ne les voit guère
-promener les loisirs qu’ils peuvent avoir: ils les emploient, dans le
-secret de leur cellule, à la préparation de leur cours et à la patiente
-correction de nos devoirs. Cette seconde besogne surtout, de l’aveu du
-nôtre, est parfois rude. Je le crois sans peine, en constatant le soin
-qu’il met à annoter pratiquement nos chefs-d’œuvre d’apprentis et
-l’exactitude parfaite avec laquelle il nous en rend compte, aux premiers
-de la classe jusqu’au dernier, sans y manquer un seul jour. Mais aussi,
-quel merveilleux stimulant pour tous!
-
-Cela, c’est le quotidien. Mais que de tâches supplémentaires viennent
-s’y greffer dans le courant de l’année! Compositions, examens,
-concertations, sabbatines, académies, séances récréatives, pièces et
-fêtes à la grande salle, que sais-je encore?
-
-Mais de plus, en dehors de ces travaux scolaires, les Pères n’oublient
-pas qu’ils sont prêtres et qu’ils appartiennent à un ordre apostolique.
-Leur zèle des âmes fait encore trouver aux plus occupés, à certains
-jours, le temps d’aller exercer le ministère sacré en ville ou à la
-campagne, de s’employer activement aux œuvres de charité, d’écrire pour
-les simples et pour les savants.
-
-Au collège même, bon nombre d’entre eux prêchent, confessent, dirigent
-les consciences. Chaque division a ses trois confesseurs attitrés,
-auxquels chaque élève est libre d’aller porter, quand il veut, ses
-ennuis, ses misères et ses difficultés, et tu peux croire qu’à certains
-jours, étant donné le besoin naturel d’expansion que crée la vie
-renfermée de pensionnaire, cet emploi de Père spirituel n’est pas une
-sinécure. Je connais tel directeur qui, en dehors de ses occupations
-journalières, passe régulièrement deux heures à son _bureau de
-consolation_.
-
-Que dire encore? Leur famille, c’est nous; leur avenir, c’est nous; le
-but de toute leur vie, vie de dévouement et d’abnégation, c’est nous.
-
-Tout cet ensemble place l’autorité de nos maîtres religieux à une
-hauteur où des laïcs, même chrétiens, ne sauraient prétendre et qui
-écrase à plat tes maîtres sans Dieu ni foi. Et comment veux-tu qu’on
-fasse des émeutes contre de pareils hommes? Elles sont un non-sens.
-
-CE QU’IL FALLAIT DÉMONTRER.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-46. _Au même._
-
-10 juillet.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Nous venons de célébrer les fêtes du P. Recteur. Si tu me demandes le
-nom de son patron, je te dirai qu’il n’est même pas encore canonisé;
-mais peu importe! Ce n’est pas le patron qu’on fête, c’est le Supérieur,
-à l’époque la plus commode et pendant trois jours, dont un dimanche.
-Fête joyeuse et très variée, d’où se dégage d’une façon intense l’esprit
-de famille que les Pères s’appliquent si constamment à développer chez
-leurs élèves.
-
-C’est du moins ce qui m’a le plus vivement frappé en observant les
-_anciens_. Une soixantaine avaient, selon la tradition, préludé aux
-réjouissances par une retraite de trois jours à notre campagne, voulant
-profiter de l’occasion pour se retremper, sous la direction d’un de
-leurs anciens maîtres, dans le courage et l’amour du devoir chrétien.
-
-Le samedi soir, ils vinrent en grand nombre applaudir une des plus
-belles tragédies du P. Longhaye, _Jean de La Valette_. Les grands rôles
-étaient tenus par quelques jeunes _anciens_, les autres par des élèves.
-Cette collaboration, d’un effet très heureux pour le naturel de la
-représentation, entrait aussi dans le caractère général des fêtes:
-c’étaient les petits frères et les grands frères qui réunissaient leurs
-talents pour mieux fêter le Père commun.
-
-Dès le matin du dimanche, malgré la sainteté du jour, le collège
-s’agitait comme une fourmilière. Des oriflammes aux mille couleurs
-battaient joyeusement au vent à toutes les fenêtres intérieures, tandis
-qu’au sommet du pavillon central, le long du paratonnerre, les larges
-plis du drapeau national ondoyaient majestueusement et apprenaient à
-toute la ville que l’école des Jésuites était en liesse.
-
-A dix heures, une messe rassemblait dans une même pensée de foi les
-anciens et leurs cadets. Après l’Évangile, le P. Recteur adressa aux
-aînés quelques mots de bienvenue; puis, au milieu d’un silence ému, il
-proclama les noms des défunts de l’année. Ils étaient douze, une longue
-série d’enfants, de jeunes gens, de pères de famille, plusieurs arrachés
-subitement à une vie pleine d’espérances, un seul notoirement dans des
-circonstances inquiétantes pour son avenir éternel: «Il faut se tenir
-prêt: qui d’entre les assistants était sûr de ne pas inscrire son nom
-sur la prochaine liste?» Chacun fait ses réflexions intimes; on prie
-pour ceux qui nous ont précédés dans l’au-delà et ensuite pour la grande
-famille des survivants. Aux prières se mêle le chant des vieux cantiques
-familiers. C’est un plaisir d’entendre, aussitôt que la tribune a lancé
-le premier vers, les mâles voix des anciens reprendre la suite, avec un
-entrain qui stimule les plus jeunes et produit de la sorte un concert
-d’une harmonieuse variété, symbole de l’union des âmes.
-
-Au sortir de la chapelle, c’est la grande scène des reconnaissances:
-«Tiens, c’est toi?--Tiens, un tel! D’où sors-tu? Je te croyais au
-Tonkin.--J’en reviens. Et toi, que fais-tu?--Je plante des choux, le
-seul métier indépendant, et je tâche de bien élever mes quatre gamins.»
-
-«Ohé, mon capitaine! Comment vas-tu?--Pas mal. J’attends la croix pour
-le 14 juillet.--Toujours veinard, comme au temps où tu nous flibustais
-les trois décorations! Il ne restait jamais rien pour les autres.--Parce
-que certains autres n’en voulaient pas.--C’est une insinuation?--Pas mal
-fondée.--Il est vrai que j’ai été un fichu paresseux: je m’en repens, un
-peu tard. Mais mon fils travaille: s’il bronchait...» Un geste énergique
-achève la phrase.
-
-«Mon Révérend Père, enchanté de vous retrouver jeune et joyeux comme il
-y a quinze ans.--Vous, êtes-vous triste?--Dieu merci, je n’ai pas de
-quoi: une femme charmante, une belle-mère comme on n’en voit plus, des
-bébés gentils à croquer et la conscience d’être à peu près un honnête
-chrétien.--Toujours conseiller général?--Oui, et dans les bonnes
-eaux.--Bravo, mon ami! Je vous reconnais.»
-
-Et ainsi de suite. Ils sont là cent cinquante à deux cents, venus de
-près et de loin, civils et militaires, imberbes et barbus, de tout âge
-et de toute mine, qui s’interpellent, s’embrassent, se taquinent, se
-disent des choses sérieuses et plaisantes, se rappellent les vieux
-souvenirs, sont redevenus collégiens. Il y en a qui veulent montrer à
-leurs fils, déjà élèves, la place qu’ils occupaient autrefois en classe
-ou à l’étude. Tel tient à savoir qui a hérité de son numéro et surtout à
-dire bonjour au vieux F. linger-modèle, qui lui restaura jadis sa
-première culotte. Un autre grimpe aux combles pour faire une visite émue
-à certain local peu meublé, avec un œil-de-bœuf garni de solides
-barreaux, où jadis, à la suite d’une escapade plus corsée, il trouva
-dans la solitude son chemin de Damas. Tel autre, ancien réglementaire,
-sollicite avec instance la faveur de sonner aujourd’hui la cloche du
-dîner. D’autres, nous voyant jouer au ballon, viennent nous apprendre
-comment on fait des «chandelles» de quinze à vingt mètres de haut. Des
-groupes se forment autour des Pères connus, où l’on demande des
-nouvelles des absents et l’on se raconte mille historiettes du temps
-passé. Nous les entendons répéter souvent la même conclusion: «Ah!
-c’était le bon temps!» Et, ma foi, ils le disent d’un ton si convaincu
-qu’on est tenté de les croire sur parole.
-
-Mais voilà les clairons et les tambours qui viennent se ranger sur deux
-lignes, à l’entrée de la salle du banquet. On nous case à nos tables
-respectives: quand c’est fait, tambours et clairons résonnent et nous
-applaudissons le R. P. Recteur, qui entre, escorté des gros bonnets de
-la table d’honneur et suivi de la foule des _anciens_, qui prennent
-place par ordre de promotions, les plus vieux au haut bout, les plus
-jeunes plus près de nous. Alors la cloche sonne; le P. Ministre, grand
-organisateur du banquet, dit le _Benedicite_, auquel répondent comme un
-seul homme plusieurs centaines de voix; après quoi, le P. Recteur
-prononce le solennel _Deo gratias_ et les langues vont leur train. Non
-pas les langues seules, mais aussi les fourchettes: le P. Ministre a
-bien fait les choses.
-
-Et le diapason monte, monte. D’un bout à l’autre de l’immense salle,
-c’est bientôt le plus joyeux et le plus assourdissant des brouhahas,
-qu’on aurait pu comparer à l’antique confusion de Babel, si tous ces
-gens qui parlent à la fois (pardon du calembour!) ne s’_entendaient_
-parfaitement.
-
-Un coup de sonnette: silence de mort. Le président des _anciens_ se
-lève, et, dans un chaleureux discours, nous donne la preuve vivante que
-l’orateur véritable est un grand cœur servi par une belle parole. Les
-témoignages de reconnaissance et les promesses de fidélité qu’il adresse
-en notre nom au premier de nos Pères, réveillent sans peine dans nos
-poitrines un écho qui éclate en applaudissements. Ils redoublent, quand
-le P. Recteur, à son tour, nous remercie de notre piété filiale, fait
-l’éloge de nos aînés et nous invite à leur ressembler un jour. Nous
-affirmons notre solidarité avec eux en vidant à leur santé une coupe de
-champagne authentique.
-
-Un poète vient chanter en strophes énergiques l’éternel et toujours
-impuissant combat de Satan contre Dieu et célèbre d’avance la victoire
-de l’étendard du Sacré-Cœur, qui sera le nôtre.
-
-Puis, c’est la note joyeuse. Un Père et deux _anciens_, artistes
-émérites, nous disent d’une façon charmante des couplets gracieux ou
-désopilants. Pour finir, la _tribune_ du collège exécute avec entrain et
-brio un chœur de fête, dont la salle tout entière accompagne le gai
-refrain. Après quoi, les enfants vont prendre l’air en cour, laissant
-ces messieurs continuer en liberté leurs joyeux propos, entre le café et
-la cigarette--deux légumes réservés!
-
-Dans l’intervalle, les gradins de l’amphithéâtre improvisé qui domine
-notre plus belle cour se sont garnis de spectateurs et de spectatrices.
-Nous allons prendre nos couleurs, bérets et rubans, avec nos diverses
-armes de guerre--et nous voilà à notre poste. Le P. Recteur et les
-invités viennent s’installer aux places réservées et la _grrrande fête
-de jeux_ commence.
-
-La suite à ce soir.
-
-PAUL.
-
-
-
-
-47. _Au même._
-
-10 juillet _bis_.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Voici la suite de ma précédente et la relation promise d’une fête de
-jeux complète.
-
-A peine la fanfare a-t-elle attaqué sa _Marche villageoise_ qu’on voit
-s’avancer gravement une ligne de huit aliborons avec leurs cavaliers,
-précédée de Brocoli, notre Brocoli, qui paraissait fier comme le
-coursier blanc de l’archange saint Michel et nous faisait au passage les
-yeux doux, avec des petits sourires de connaissance. Il sentait
-d’instinct sa supériorité et regardait de haut, lui élève de première
-division d’un grand collège, ses rustiques confrères, simples bêtes de
-louage. Il salua fort bien le P. Recteur d’un léger coup de tête qu’on
-lui avait appris; les autres firent comme ils purent.
-
-A la course de vitesse, Brocoli, bien nourri, bien stylé, gagna de
-plusieurs longueurs. Dans la course à la haie, il nous humilia d’abord;
-car, parti bon train, il s’arrêta net devant l’obstacle et ses
-concurrents suivirent tous ce déplorable exemple. On les ramena: même
-résultat, malgré les coups de bâton qui tombaient sur leur dos comme la
-grêle sur un toit de zinc. La troisième fois, neuf d’entre nous courant
-à quelques pas devant eux, exécutèrent le saut pour les enhardir:
-Brocoli passa le premier, deux autres l’imitèrent, les six derniers
-refusèrent.
-
-La haie enlevée, il y avait un fossé à sauter. Les élèves firent encore
-l’office d’entraîneurs. Brocoli, après une seconde d’hésitation, sauta
-convenablement; les villageois prouvèrent de nouveau qu’ils n’étaient
-que de vulgaires baudets, en descendant bêtement un versant du fossé et
-en remontant non moins bêtement l’autre. Brouillés avec l’idéal!... Le
-jeune vainqueur reçut en récompense un collier de fleurs orné d’une
-sonnette argentine, qu’on lui mit au cou, et un morceau de sucre, qu’il
-croqua sans se faire prier. Pendant qu’on le reconduisait, grands et
-petits crièrent: «Vive Brocoli!» Je crois qu’il en fut flatté.
-
-Après les bêtes, les gymnastes de première division, dans une série
-d’exercices à la barre fixe, au trapèze, au tremplin, sur la planche
-d’escrime, déployèrent une vigueur et une souplesse qui émerveillèrent
-toute l’assistance. Il y avait même un Anglais, vrai ou faux, qui ne put
-s’empêcher de nous rendre justice en nous adressant un énergique
-«hourra!» J’ai gagné le prix du saut en longueur, mais l’ai payé d’une
-écorchure notable au genou... de mon pantalon: la blessure n’est pas
-trop humiliante. A l’escrime, j’ai décroché un fleuret d’honneur: quand
-tu voudras, nous pousserons une botte.
-
-Les _gosses_, en bras de chemise, culotte courte et béret sur l’oreille,
-vinrent ensuite, munis de baguettes, exécuter des mouvements d’ensemble
-fort gentils, avec une précision où se reconnaissait la main de leur
-vieux surveillant barbu, à la voix sonore de commandement. Soudain, au
-signal convenu, ils ramassent leurs petits boucliers armoriés et leurs
-gibecières pleines de balles molles, se rangent en deux bataillons
-devant leur drapeau respectif et se mitraillent avec entrain, au son
-d’une marche guerrière. Les projectiles se croisent dans l’air et
-rebondissent sur la tôle retentissante. Peu de coups portent, tant ils
-sont habiles à couvrir la seule partie légalement vulnérable de leur
-être, qui va de la ceinture au menton! De temps à autre, cependant, on
-voit un _mort_ s’asseoir les bras pendants sur ses talons, devant son
-bouclier devenu inutile.
-
-Mais voilà qu’on entend dans l’un des camps un coup de sifflet, auquel
-répond dans l’autre un cri d’alarme: «Au drapeau!» L’ennemi se consulte
-des yeux, se serre les coudes, puis fonce en avant: «Sus au drapeau!»
-Cependant les autres se sont groupés autour de la _loque sublime_ et la
-défendent avec désespoir. Les assaillants l’attaquent avec rage. Trois
-des plus téméraires tombent, au moment même où ils étendent la main pour
-saisir la hampe; trois fois l’ennemi recule. Mais, un instant seulement,
-les munitions manquent aux défenseurs: les assaillants en profitent et
-le drapeau est enlevé aux cris répétés de: «Victoire aux bleus!» Et les
-bleus, réunissant les deux étendards, viennent, leurs boucliers au
-poing, défiler fièrement devant le P. Recteur, qui les salue, tandis
-que, par derrière, les rouges, tête baissée, boucliers renversés, la
-mort dans l’âme, font cortège à leurs vainqueurs d’un jour, mais hélas!
-d’un jour qui comptera.
-
-La division des externes prend alors possession du terrain. Elle s’est
-acquis une renommée au _polo_, qui consiste à faire passer, avec des
-bâtons recourbés, une grosse boule de caoutchouc entre deux poteaux dans
-le camp adverse. On ne se figure pas, à moins de l’avoir vu de ses yeux,
-l’acharnement avec lequel cette malheureuse boule est disputée,
-arrachée, lancée, relancée, amenée quelquefois par un coup heureux à un
-pas de la ligne fatale, puis, par un autre coup d’adresse, renvoyée à
-l’extrémité opposée. Cela peut durer longtemps, sans se ralentir jamais.
-La sueur trace des sillons rouges dans la poussière qui noircit les
-figures; des mollets nus bleuissent sous des coups qui ne leur étaient
-pas destinés: la pomme de discorde roule toujours d’un camp à l’autre,
-jusqu’à ce qu’enfin, par un manque de vigilance que la vedette coupable
-payera cher, elle trouve un passage, entre,--et la place est prise.
-C’est ce qui arriva, après vingt minutes de péripéties palpitantes.
-
-Un jeu analogue fut exécuté ensuite par la seconde division, montée sur
-ses échasses. Il s’agissait d’attaquer une citadelle, composée de quatre
-tours et d’un donjon central, que représentaient de grandes quilles. Un
-camp essayait de les renverser successivement, en poussant dessus une
-boule que les échasses de l’autre camp devaient empêcher de passer. Ici
-encore, la lutte fut vive et assez longue.
-
-Pour s’en reposer, les échassiers nous régalèrent de manœuvres savantes,
-où ils témoignèrent d’une merveilleuse solidité sur leurs jambes de
-bois: elles semblaient chevillées à leurs jambes naturelles. Tu me
-demandes s’il y eut des charges de cavalerie?--Certainement.--A quatre
-pattes?--Non, c’est bien plus simple. Pour les exercices de cheval,
-l’échasse droite devient lance ou carabine, l’échasse gauche fait seule
-office de monture et prend à volonté le pas, le trot ou le galop. Si le
-spectacle n’est pas toujours gracieux, il est au moins drôle.
-
-Tout cela fut agréablement coupé par quelques intermèdes plaisants: une
-chasse au canard avec des planchettes de cinquante centimètres pour
-semelles; une course de vitesse avec des bouts de chandelle allumés; la
-traditionnelle course au sac; la brouette à la grenouille, et d’autres,
-qui amusèrent les petits et les grands enfants.
-
-Le dernier acte de la partie comique était réservé aux chars à deux
-roues de la première division, qui firent leur entrée en longue file
-indienne. Ces véhicules sont une réminiscence lointaine des chariots de
-guerre homériques: dans le brancard, deux hommes-chevaux; debout sur la
-plate-forme, les rênes d’une main, son arme de l’autre, le guerrier
-solidement campé sur ses deux jarrets, mais suivant avec souplesse et
-prévoyance toutes les arabesques que peut tracer son attelage. Il
-s’agissait de fracasser d’un coup de bâton, en passant dessous au grand
-trot, une marmite pleine d’eau. Le danger est pour le suivant, qui
-arrive généralement à point pour recevoir la douche, à la grande joie
-des spectateurs--et même à la sienne, car il fait chaud!
-
-Toutes les marmites vidées, on organise une course frénétique à la
-bague; tu sais ce que c’est. Puis, enfin, grand carrousel de nos douze
-chars, commandé par ton serviteur. Ce fut, sans me vanter, un pur
-chef-d’œuvre. La modestie me défend de t’en donner les preuves par le
-menu. Tu sauras seulement qu’il comprenait douze figures: le salut de
-front, les passes, les cercles, le huit, la croix, l’étoile, le moulin,
-etc., et, pour finir, une charge à fond de train, s’arrêtant net, comme
-un boulet de canon dans le sable humide, à deux pas des spectateurs. La
-peur qu’ils ont eue fait qu’ils nous applaudissent à tout rompre.
-
-Restait le bouquet. Tout au bout de l’arène se dressait une forteresse à
-deux étages: le premier formé par une terrasse qui dépassait le mur
-d’enceinte, le second par une haute tour crénelée qui dominait le tout.
-La place était défendue par des diables noirs, aux dents et aux yeux
-blancs, qui se démenaient, comme leurs frères d’enfer dans un bénitier,
-et poussaient des cris de gens qu’on assassine. Nos soldats commencèrent
-par enfoncer les portes à coups de hache et, poussant un seul cri de:
-_Vive la France!_ ils entrèrent, firent une décharge générale, puis se
-ruèrent en avant à la baïonnette. Les moricauds épouvantés se
-cantonnèrent sur la terrasse et soutinrent là une lutte prolongée.
-Pendant ce temps, sans être aperçus d’eux, une douzaine de petits
-chasseurs se glissent derrière la tour, et faisant la courte échelle,
-escaladent les créneaux et, soudain, se mettent à canarder d’en haut les
-assiégés. Se voyant pris entre deux feux, les malheureux jettent leurs
-armes et demandent grâce. Pendant qu’on leur met les menottes, les douze
-chasseurs forment sur la tour une pyramide humaine; le plus agile
-d’entre eux grimpe jusqu’au sommet et là, debout sur les épaules de ses
-camarades, au grand effroi des dames, il brandit le drapeau vainqueur,
-que toutes les bouches saluent d’une acclamation enthousiaste.
-
-Une dernière fois, les quatre divisions s’alignent par rangs de quatre
-sur un côté du champ de manœuvres, les petits en avant avec leurs
-boucliers, les moyens avec leurs bâtons et leurs échasses, les grands
-avec leurs fleurets et leurs chars. Tout ce monde défile au pas devant
-le P. Recteur, qui salue chaque corps d’armée, au milieu des accents
-d’une musique triomphale. Mais la joyeuse surprise des spectateurs se
-traduisit par une tempête de bravos, quand on vit un groupe de
-respectables anciens, emportés par l’ancienne fougue de jeunesse, se
-hisser sur des échasses ou des chars, emboîter le pas derrière leurs
-cadets, peut-être leurs fils ou leurs neveux, et défiler avec eux devant
-l’assemblée, dans un bon ordre relatif, trébuchant parfois et semant la
-route de quelque béret mal affermi sur leur front chauve.
-
-C’était risible, assurément: dis-moi, mon ami, pourquoi j’ai senti une
-larme me picoter le coin de l’œil, et pourquoi j’ai crié de toutes les
-forces de mon âme et de mes poumons: «Vivent les anciens!» Ils nous
-répondirent: «Vivent les jeunes!» Et les deux cris se croisèrent quelque
-temps, dominés tout à coup par un autre, spontané, unanime, qui résumait
-toute cette fête: «Vivent les Pères!»
-
-Je suis sûr que plus d’un ancien dut éprouver un serrement de cœur en
-disant adieu à ce vieux collège, où il s’était retrouvé si jeune et si
-bien chez lui, pour rentrer dans le tourbillon des affaires et des
-soucis quotidiens. Moi, je comprends mieux, maintenant, que les Jésuites
-soient aimés de leurs élèves, longtemps et toujours.
-
-Dieu! que nous sommes loin de notre ancien lycée!
-
-Demain, grande excursion pour les _jeunes_ seuls. Lever très matinal, au
-son du clairon et du tambour; deux heures en chemin de fer; messe au
-pèlerinage de Saint-E...; déjeuner sur l’herbette, dans les ruines du
-château de M...; promenade sous bois, par classes, avec le professeur
-(chance!); goûter sur les bords de la R...; souper au collège, dodo,
-rêves dorés et, au réveil, chute lamentable dans la préparation
-prochaine du baccalauréat. _Sic transit gloria mundi._
-
-Adieu, mon frère. Si je t’ai ennuyé, pardonne-moi; je ne l’ai pas fait
-exprès.
-
-Ton PAUL.
-
-
-
-
-48. _De Louis._
-
-15 juillet.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-Cette fois, la mesure est comble. Écoute, sans préambule, pourquoi, en
-ce moment, le personnel du lycée est dans la consternation et toute
-notre bonne ville de Z... dans l’indignation.
-
-Je t’avais dit, l’autre jour, les raisons du dégoût que m’inspiraient
-mes condisciples de philosophie. Depuis ils ont marché. Un premier
-scandale, à propos d’une expérience de physique en chambre obscure,
-avait été étouffé; mais les abords de la classe continuaient à sentir
-mauvais. Hier, tout à coup, le bruit se répandit qu’un formidable pot
-aux roses venait d’être découvert au lycée.
-
-Depuis plusieurs semaines, chaque nuit, quand tout l’établissement
-dormait, un misérable pion prenait avec lui deux ou trois philosophes,
-leur ouvrait une petite porte dont il avait la clef, allait avec eux
-s’amuser en ville, et les ramenait au bout de quelques heures par le
-même chemin. Le lendemain soir, un autre pion renouvelait ce bel exploit
-nocturne avec une seconde bande. Puis le premier reprenait la suite, et
-tous les élèves qui le voulaient, y passaient: après quoi on
-recommençait le tour. Quelques rhétoriciens plus avancés obtinrent la
-même faveur.
-
-On s’était juré le secret. Comment fut-il trahi? Je n’en sais rien.
-L’affaire cause un énorme tapage. On annonce que le ministre en personne
-viendra ouvrir une enquête rigoureuse pour _établir les
-responsabilités_. Style administratif; comédie administrative. On sait
-d’avance comment ça finira: les pions seront déférés au Conseil
-académique, qui les proclamera coupables d’avoir manqué au devoir
-professionnel et indignes d’appartenir désormais à l’Université; les
-jeunes rôdeurs de nuit que leurs familles n’auront pas encore retirés
-seront sévèrement admonestés, mais se consoleront avec le joli mot de
-leur professeur sur les charmes du libertinage _au point de vue
-esthétique_.
-
-Pour ce qui me regarde, ma mère a déclaré à mon tuteur qu’elle exigeait
-mon retrait immédiat de cette _porcherie_ et que je n’y remettrais
-jamais les pieds. Le pauvre homme est navré de ce qui arrive. Ton père
-triomphe et va t’écrire.
-
-Je reste avec ma mère et prendrai des répétitions jusqu’aux examens, qui
-ne sont plus éloignés. L’an prochain, mon frère, j’ai l’espoir que tu ne
-rentreras pas seul dans ton collège. A quelque chose malheur sera bon!
-
-Ton dévoué,
-
-LOUIS.
-
-
-
-
-49. _De mon père._
-
-17 juillet.
-
-
-Mon cher fils,
-
-Pour l’ordinaire, j’abandonne volontiers à ta mère et à ta sœur le soin
-de te donner de mes nouvelles: ce sont deux fidèles secrétaires. Mais
-aujourd’hui je revendique mes droits de père de famille pour t’envoyer
-un mot de profonde satisfaction. Cela va te surprendre, car tu me
-connais par nature assez peu coutumier des compliments. Mais aussi ceux
-que je t’apporte ne vont à toi qu’en seconde ligne: ils s’adressent
-d’abord à d’autres.
-
-Louis t’a appris les faits ignominieux qui viennent de jeter le
-déshonneur sur notre lycée, sur l’éducation qu’on y donne et
-malheureusement aussi sur plusieurs familles, jusque alors sans tache.
-Ce sont des choses profondément regrettables et je les déplore; car,
-malgré tout, j’aimais encore l’Université: elle m’a élevé. Même quand
-une mère n’a pas été ce qu’elle devait être, on ne l’oublie pas. Dans
-mon jeune temps, d’ailleurs, il ne se passait rien de semblable. On
-avait encore le respect de soi et de la morale. On nous faisait encore
-le catéchisme, et il y avait des prêtres, non pas seulement pour
-confesser ceux qui en sentaient le besoin, mais dans le professorat et
-même dans l’administration.
-
-En te plaçant au lycée où j’avais fait mes propres études, je ne
-soupçonnais pas les dangers que tu y courais et j’accusais d’exagération
-les inquiétudes perpétuelles de ta mère. Si je t’en ai retiré, c’est
-encore, surtout, parce que tu n’y travaillais pas suffisamment et que tu
-prenais des façons désagréables: le côté moral m’échappait.
-
-Je me suis trompé et j’ai été trompé[5].
-
- [5] Sans vouloir rendre toute l’Université responsable des faits
- cités, qui sont rigoureusement historiques, l’auteur croit devoir
- les appuyer de quelques témoignages plus généraux.
-
- _M. Sigwalt_, membre du Conseil supérieur, a fait devant la
- commission Ribot cette déclaration: «La grande masse de nos élèves
- sont des enfants moralement abandonnés, et je n’exagère rien en
- affirmant que, quoi qu’on dise, nos élèves ne sont pas moralisés par
- l’instruction que nous leur donnons.» (_Enquête_, tome II, p. 148).
-
- _M. Rocafort_: «Les pions d’autrefois, qu’on appelle maintenant
- répétiteurs, sont le plus souvent des jeunes gens inaptes à
- transmettre une éducation qu’ils n’ont pas eux-mêmes.» (II, 650.)
-
- Un de ces répétiteurs, président de l’Association des maîtres
- répétiteurs, a dit le 1er novembre 1896, dans un banquet présidé par
- un député: «Le désir le plus vif des répétiteurs serait d’obtenir
- toutes les semaines un congé de vingt-quatre heures consécutives, de
- pouvoir de temps en temps vivre de la vie de tout le monde...» Nous
- supprimons le reste par respect pour nos plus jeunes lecteurs.
- (_L’État éducateur_, Auxerre.)
-
- _M. d’Haussonville_ répond à M. Lavisse: «Ni à Louis-le-Grand dont
- je suivais les cours, ni à Sainte-Barbe où j’ai été interne,
- personne ne s’occupait peu ou prou de notre éducation et de notre
- âme.» Et citant un mot de Mirabeau sur les grandes villes:
- «L’agglomération des hommes engendre la pourriture comme celle des
- pommes», il continue: «Sainte-Barbe était une agglomération de
- pommes. Bien peu échappaient à cette pourriture précoce... Il en
- était et il en sera, je crois, toujours ainsi, là où la surveillance
- qui doit s’exercer de jour et de nuit, de nuit surtout, sera
- confiée, non point à des hommes obéissant à une pensée de dévouement
- moral et religieux, mais à des jeunes gens en mal d’arriver ou à des
- déclassés en peine de trouver un gagne-pain. Partout où il y aura
- des pions, les enfants seront des pommes.» (_Questions actuelles_,
- 17 janvier 1903.)
-
- «Si j’avais un fils, disait un vieux professeur universitaire,
- j’aimerais mieux le plonger dans une fosse d’aisance que de le
- mettre pensionnaire dans un lycée.» (_Univers_ du 15 décembre 1903.)
-
-Mais je me rappelle--en français--certain passage poétique que tu dois
-connaître en latin, où le vieux Lucrèce dit qu’il est doux d’assister de
-la terre ferme à la détresse des nautonniers surpris par la tempête.
-C’est ton cas, mon ami. Tu es sorti juste à temps de cette malheureuse
-galère, où peut-être ta vertu et l’honneur de ta famille auraient
-sombré, en compagnie de tes anciens camarades. C’est de ce bonheur que
-je te félicite, comme je m’en félicite pour moi-même.
-
-Est-ce tout? Non. Car si tu n’avais fait que changer de maison sans
-changer de façons, le profit eût été maigre et ma joie aussi. Ma joie
-maintenant, mon Paul,--je veux te le dire une fois sans détour,--c’est
-de voir que tu n’as plus rien de commun avec ces précoces gredins et
-que, devant leurs parents humiliés, tu me donnes le droit de marcher
-encore la tête haute. De cela je remercie tes maîtres et je te remercie.
-
-Si tu en trouves l’occasion, dis-le-leur de ma part, en attendant que je
-puisse le faire moi-même de vive voix.
-
-Et toi, mon fils, reste digne d’eux jusqu’au bout et obéis-leur, en
-tout, comme tu m’obéirais à moi-même... ou au bon Dieu.
-
-Ton père qui t’embrasse.
-
-J’attends ton oncle Barnabé, pour voir comment il déraisonnera encore
-sur le cas des deux pions. S’il s’avise de prendre leur défense, il peut
-être assuré que je lui mettrai le nez dans la mélasse. Tant pis pour eux
-et pour lui!
-
-
-
-
-50. _A Louis._
-
-22 juillet
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Je ne veux pas perdre le temps à faire des commentaires sur ce que tu
-m’apprends. C’est profondément triste et odieux. Détournons le regard,
-élevons nos cœurs et remercions Dieu de nous avoir préservés de l’abîme
-où sont tombés nos pauvres camarades.
-
-On m’écrit de chez moi le résultat de l’enquête ministérielle. Les
-pions, blâmés et cassés aux gages, ne passeront pourtant pas en cour
-d’assises, parce que cela causerait trop de tapage. Sur le tas des
-élèves compromis on en congédiera trois, probablement de malheureux
-boursiers, moins coupables que d’autres: mais ces autres, il faut les
-ménager, parce que leurs papas sont influents et ont menacé de faire un
-esclandre. Mère Université veut bien couvrir leurs peccadilles du
-manteau de son indulgence, qui est long et large. Les jeunes générations
-qui montent s’en souviendront, le jour où le professeur de philosophie
-leur parlera encore des _charmes du libertinage au point de vue
-esthétique_.
-
-Mais tout en déplorant le mal qui vient d’arriver, nous avons, je pense,
-le droit de nous réjouir de l’heureux changement qui en résultera pour
-toi. Quel plaisir de nous retrouver, l’an prochain, sous le même toit et
-de mettre en commun nos travaux, nos joies, nos idées et nos amis!
-
-A ce propos, mon cher Louis, je ne puis m’empêcher de songer que la
-Providence a préparé les choses d’une façon particulièrement attentive
-pour nous, en permettant que ta conversion s’accomplît ici même et avant
-cet éclat scandaleux: sans ces deux circonstances, ton admission aurait
-probablement souffert quelque difficulté. N’aurait-on pas eu peur
-d’introduire un loup dans la bergerie? Maintenant, je pourrai certifier
-aux supérieurs que tu es le plus inoffensif des agneaux. J’espère qu’ils
-accepteront mon témoignage et ma caution--et je suis sûr que jamais ta
-conduite ne m’infligera un démenti. Je compte sur toi comme sur
-moi-même, ou davantage.
-
-Quelqu’un que je plains sincèrement dans cette affaire, c’est le brave
-abbé X..., l’aumônier. Ma mère, qui l’a vu, m’écrit qu’il en couve une
-maladie. Le proviseur lui a fait le reproche de n’avoir rien empêché. Je
-trouve que ce proviseur a du _toupet_. Il devrait se souvenir qu’il a
-toujours été le premier à voir dans l’aumônier la bête noire de son
-établissement et qu’il a entravé de toute manière, sous prétexte de
-liberté de conscience, l’action du prêtre sur les élèves. Est-ce que
-l’abbé X... nous connaissait? Est-ce que nous le connaissions? Les
-reproches du proviseur lui retombent à lui-même sur le nez: car, tout
-injustes qu’ils sont, ils prouvent que le malheureux sait où serait le
-remède.
-
-J’ai entendu raconter ici que M. Duruy, étant grand-maître de
-l’Université de France, avait eu un jour la curiosité de voir l’École
-des Pères de la rue des Postes. Le P. Recteur se fit un plaisir de le
-mener partout. A mesure que le Ministre examinait les diverses parties
-de la maison, études et classes, laboratoire de chimie et cabinet de
-physique, dortoirs et réfectoires, etc., il comparait avec l’Université
-en disant: «Nous avons mieux... Nous n’avons pas si bien.»
-
-En sortant, on parla de la moralité. Le Ministre demanda au R. Père s’il
-n’avait pas à s’en plaindre.
-
-«Dans certains cas exceptionnels et isolés, répondit le P. Recteur, oui;
-dans l’ensemble, non.
-
---Comment faites-vous, mon Révérend Père? Car enfin ces jeunes gens de
-dix-sept à vingt ans, et vous en avez beaucoup...
-
---Quatre cents.
-
---... ils ne sont pas bâtis autrement que les nôtres: ils ont les mêmes
-passions, contre lesquelles toute leur bonne volonté peut quelquefois
-échouer.
-
---Sans doute, Excellence, mais nous avons un moyen.
-
---Puis-je savoir lequel?
-
---Chacun de ces jeunes gens se choisit, parmi les prêtres le plus
-expérimentés de la maison, un directeur de conscience, à qui, dans les
-heures mauvaises, il est toujours libre de demander conseil et
-réconfort, qui le relève et le soutient en toute occasion. C’est ce que
-nous appelons le Père spirituel.
-
---Je comprends... Mais là, nous ne pouvons pas lutter avec vous.»
-
-Et l’on ajoute que le ministre partit soucieux. L’Excellence qui est
-venue à Z... a dû en faire autant, si elle attache quelque prix à la
-moralité des lycées. Mais du souci au remède, il y a loin, si loin que
-l’Université ne franchira jamais l’intervalle--aussi longtemps du moins
-qu’elle se condamnera à ne pas être chrétienne.
-
-J’ai sur ce point comme sur les autres mon plan de réforme: car je ne
-renonce pas encore à convertir un jour la marâtre qui a commencé mon
-éducation. Veux-tu que je t’en fasse confidence? Voici. Tu vas juger si
-je suis hardi et radical.
-
-Ne pouvant établir dans chaque lycée (ce serait pourtant le plus sûr et
-le plus court) un groupe de Jésuites, j’y appellerai au moins deux
-prêtres séculiers, recommandables sous tout rapport, que je chargerai de
-la direction active et suivie des consciences, avec toute facilité
-d’exercer leur ministère. Pour compenser leur petit nombre et les aider
-dans leur laborieuse besogne, j’introduirai la _Congrégation_!!!
-
-Oui, cette redoutable Congrégation, sur laquelle tant de gens naïfs,
-depuis le temps de la Restauration, déraisonnent encore à plaisir,
-absolument comme un aveugle sur les couleurs. Pour t’épargner le malheur
-de les imiter, je te dirai demain ce que c’est qu’une Congrégation de
-collège.
-
-Bonsoir, Louis.
-
-Ton dévoué PAUL.
-
-
-
-
-51. _Au même._
-
-23 juillet.
-
-
-Mon cher ami,
-
-Figure-toi, le soir, dans un long corridor sombre, des gens cachés sous
-des manteaux noirs, masqués, se glissant à pas de loup, sans mot dire,
-sans souffle, jusqu’à une porte basse bardée de fer. A travers un petit
-grillage, ils murmurent quelques syllabes: la poterne s’entre-bâille et
-ils descendent un escalier en spirale, frappent trois coups symétriques
-à une seconde porte ferrée et pénètrent enfin dans un souterrain voûté,
-aux murs absolument nus, sans ouverture vers le dehors, à peine éclairé,
-où d’autres conspirateurs les attendent déjà, muets comme la mort. Se
-connaissent-ils? On ne sait. Que veulent-ils? Tu vas voir.
-
-Quand tous sont arrivés et comptés, l’un d’eux, un jésuite, s’avance
-vers une grande table ronde placée au milieu du caveau, et y plante tout
-droit un poignard... Bigre! Ça ne te donne pas froid dans le dos?...
-C’est une façon de déclarer la séance ouverte. Tous prennent place, et
-alors, d’une voix sépulcrale, le président invite chacun d’eux à dire ce
-qu’il a fait pour la _bonne cause_. La bonne cause, tu le devines bien,
-c’est le règne de la Compagnie de Loyola, que ces malheureux ont juré,
-sur le salut de leur âme, de défendre jusqu’à la mort, _ad majorem Dei
-gloriam_.
-
-Y es-tu?
-
-Eh bien, mon ami, tout cela se passe... dans les romans et peut-être
-dans certaines sociétés secrètes, mais pas au collège. Notre
-Congrégation n’est pas une société secrète: elle se recrute, se réunit
-et fonctionne au grand jour, sans avoir rien de sinistre ni dans son but
-ni dans ses moyens.
-
-Son but général et final est de faire de nous de parfaits chrétiens, en
-nous encourageant dès le collège à la pratique généreuse de tous nos
-devoirs et spécialement à la lutte sans merci contre le mal qui est en
-nous et hors de nous.
-
-Quels moyens emploie-t-elle à cet effet? Avant tout, naturellement, la
-_piété_, non la piété de surface, de bonne femme ou de sainte-nitouche,
-mais cette piété solide qui va de pair avec l’effort vers le bien. A
-cette piété elle propose un modèle et un appui pris dans le Ciel: pour
-les grands, c’est Notre-Dame. En voici les raisons. Reine, elle dispose
-en notre faveur de la puissance suprême de son Fils; Vierge, elle est
-l’idéal réalisé de cette pureté si nécessaire et parfois si difficile,
-quand on est jeune et tenté; Mère, elle est la bonté, la miséricorde,
-l’amour, dont notre cœur a besoin à tous les instants de notre vie.
-
-L’engagement a lieu en public, devant l’autel, par un acte solennel de
-consécration. Il se réduit à une sorte de contrat chevaleresque, par
-lequel je me donne librement pour vassal à la Reine des Cieux, qui, en
-loyale suzeraine, voudra bien, à titre d’échange, me garantir aide et
-protection dans la grande affaire de mon salut. C’est tout le mystère.
-
-Cependant, il y a un semblant de prétexte à la défiance des ennemis de
-la Congrégation. Si le chevalier de Notre-Dame restait isolé, il
-risquerait de succomber dans certaines rencontres et de ne pas trouver
-l’emploi convenable de sa vaillance. Les chevaliers errants ne sont plus
-de notre époque et les Jésuites n’ont pas attendu jusqu’aujourd’hui pour
-savoir que la grande force, le grand levier qui élève les âmes, dans le
-petit monde du collège comme dans le monde extérieur, c’est
-l’_association_. Voilà le point irritant.
-
-Mais si mon but personnel est essentiellement bon, pourquoi cesserait-il
-de l’être, si je le poursuis avec d’autres et si je m’entends avec eux,
-en toute honnêteté, pour l’atteindre plus sûrement et plus complètement?
-
-Il y a plus de trois siècles qu’un religieux du Collège Romain _associa_
-ses élèves pour travailler ensemble, sous l’invocation de Notre-Dame, à
-leur progrès dans la vertu et la science. Les Papes ne tardèrent pas à
-encourager les pieuses réunions du même genre et elles se répandirent
-dans tout l’univers, enrôlant sous l’étendard de la Vierge Immaculée
-l’élite des chrétiens de tout âge et de tout rang, depuis les enfants
-des écoles et les simples travailleurs jusqu’aux princes de l’Église et
-aux têtes couronnées. L’une des premières fut établie dans la capitale
-de la France, au collège de Clermont, devenu plus tard lycée
-Louis-le-Grand: elle compta parmi ses membres saint François de Sales et
-le grand Condé.
-
-Nous autres, chétifs, sommes loin de ces illustres personnages; mais
-c’est quelque chose de pouvoir se dire qu’on leur succède. Si l’on n’y
-gagne pas le droit de s’estimer davantage, on estime du moins davantage
-la Congrégation.
-
-En somme, nous faisons ce qu’ils faisaient: les règles n’ont pas changé.
-Pour être admis à l’honneur de la consécration solennelle, il faut
-avoir, durant plusieurs mois, donné des preuves sérieuses de piété, de
-travail, de bon esprit, de caractère. Alors on passe devant le Conseil,
-formé des principaux dignitaires, sous la présidence du P. Directeur.
-Ils décident à la pluralité des voix si l’épreuve a été, ou non,
-satisfaisante et suffisante. C’est un moment redoutable: car les
-condisciples se connaissent bien entre eux et se jugent sévèrement.
-L’indulgence descend plutôt du Père. Je le sais de bonne source, car...
-
---«_Vous êtes orfèvre, monsieur Josse?_»
-
---Eh bien, oui, ils m’ont mis du Conseil. C’est ce qui me permet de te
-parler en connaissance de cause.
-
-Dans ces conditions de recrutement, tu comprendras que la Congrégation
-renferme l’élite morale de la Division. Mais elle n’est pas un simple
-reliquaire pour y conserver sous verre ou dans la cire les petits
-saints: elle doit être aussi un instrument d’éducation générale. A
-n’être bon que pour soi seul, on risque de ressembler à l’escargot dans
-sa maison solitaire ou au rat dévot dans son fromage.
-
-Accueillir les nouveaux à la rentrée comme j’ai été accueilli, consoler
-un camarade en deuil, prendre part à la joie d’un autre, relever un
-courage abattu, défendre un faible contre un abus de force ou contre ses
-propres défaillances, placer un conseil opportun, gronder quelquefois,
-quelquefois arrêter un petit désordre, rappeler les convenances à qui
-les oublie, entraîner au jeu, favoriser en toute circonstance la gaîté,
-le bon esprit, la vie de famille au collège: voilà quelques-uns des
-devoirs d’un bon Congréganiste.
-
-Il est évident que tous ne s’en acquitteront pas avec la même énergie et
-le même succès; mais les gens de cœur ne fussent-ils qu’une poignée, ils
-auront vite fait de prendre la tête de la Division. La fermeté de
-caractère et la décision de volonté s’imposent toujours, tôt ou tard.
-Ces braves, on les écoutera, d’ailleurs, d’autant plus volontiers qu’ils
-comptent généralement parmi les dignitaires et sont les élus de leurs
-camarades: car les hautes charges de la Congrégation sont conférées par
-le suffrage universel, honnêtement pratiqué, et les Supérieurs ne se
-réservent qu’un droit honorifique d’approbation.
-
-Tu vois, sans peine, mon ami, qu’il y a dans cette institution une
-véritable puissance pour le bien et une digue solide contre les mauvais
-courants. Si le lycée avait eu sa Congrégation, le scandale récent ne se
-serait pas produit, les sales propos ne formeraient pas le jeu ordinaire
-des élèves et peut-être se serait-il trouvé parmi eux quelqu’un pour
-clore le bec à l’inventeur du _libertinage esthétique_.
-
-Cet apostolat en famille apporte aux Congréganistes un avantage
-personnel infiniment précieux pour leur avenir. Il développe à la fois
-l’esprit d’initiative, le savoir-faire, l’art de se gouverner soi-même
-en agissant sur les autres; il devient ainsi pour eux le meilleur
-apprentissage de l’influence qu’ils seront appelés un jour à exercer sur
-un terrain plus vaste.
-
-Si j’avais plus de temps à moi, je te dirais comment cet apprentissage
-se complète par l’apostolat extérieur de la charité, par les relations
-directes avec le pauvre peuple et aussi par un commencement de
-participation aux œuvres sociales chrétiennes.
-
-Ne t’étonne pas, mon cher, si tu me trouves si _ferré_ sur cette
-intéressante question: je n’ai guère fait que de te répéter ce qui nous
-a été dit si éloquemment par le R. P. Recteur, ce matin même, à notre
-_fête des adieux_, dont je veux encore te donner une idée.
-
-Avant de se quitter, les uns pour aller en vacances, les autres pour ne
-plus revenir, les Congréganistes se réunissent une dernière fois dans
-leur chère chapelle, témoin de leurs premières promesses à Marie, de
-tant de ferventes prières, de résolutions généreuses, de cérémonies
-touchantes qu’ils n’oublieront pas. On chante encore ensemble les
-louanges de Notre-Dame, on prie, on communie les uns pour les autres,
-avec une ardeur que double la pensée de la séparation prochaine. A la
-fin, les _partants_ viennent s’agenouiller au pied de l’autel. L’un
-d’eux tient, debout, la bannière de Marie; un autre, au nom de tous,
-déclare leur volonté de défendre toujours, autant qu’il sera en leur
-pouvoir, la gloire de Dieu, son divin Cœur, sa Mère et son Église. Puis
-le Préfet en charge, suivi de ses deux assistants, vient donner acte de
-leur engagement à ceux qui s’en vont, promet au nom des _restants_
-fidélité au commun drapeau et propose de sceller l’union perpétuelle des
-cœurs par l’union dans la prière. Les deux déclarations, munies de
-toutes les signatures, sont déposées aux pieds de Marie et conservées
-ensuite dans les archives de la Congrégation.
-
-Une fois maîtres de leur liberté et lancés dans l’universel tourbillon,
-tous ceux qui ont promis auront-ils le courage de tenir toujours? Dieu
-le sait. Du moins semble-t-il que le souvenir de ce pacte solennel ne
-pourra manquer, à certains moments, de peser sur le cœur des coupables
-et finira peut-être, avant qu’il soit trop tard, par y éveiller le
-remords qui les sauvera. Quant à moi, avec la grâce de Dieu et la
-protection de l’Immaculée, je désire et j’espère ne passer jamais dans
-le camp des lâches.
-
-Cette fête, si touchante dans sa pieuse simplicité, m’a pourtant laissé
-une grande tristesse. Jean revient ici, l’an prochain: je m’en réjouis
-pour nous deux, toi et moi; nous formerons avec lui un triumvirat
-modèle, tu verras. Mais j’avais d’autres amis, qui étaient aussi les
-siens et qui ne reviendront plus. Nous étions cinq, nous tenant comme
-les doigts de la main, nous aimant comme si nous n’avions eu qu’une
-seule âme. Notre lien commun, c’était un même désir d’être bons, purs,
-généreux pour Dieu et pour nos frères. Sous l’inspiration de notre P.
-Directeur, nous avions formé entre nous une _alliance_ confidentielle...
-Oh! elle n’avait rien de subversif ni de politique!... Ses statuts nous
-obligeaient à nous avertir mutuellement de nos défauts, à tâcher
-doucement et discrètement de ramener au devoir certains condisciples
-empêtrés dans la paresse ou l’indiscipline, à en encourager d’autres qui
-étaient déjà revenus, à faire respecter toujours et partout, sans fracas
-et sans forfanterie, trois choses: l’autorité, la charité et la pureté.
-
-Mon bon, tu mesureras quelque jour la distance qui sépare une amitié
-fondée sur ces bases et d’autres amitiés de collège que tu as connues,
-que j’ai connues. Tu éprouveras quels sentiments profonds, délicieux et
-fortifiants elle met dans le cœur, sans le troubler jamais. On voudrait
-que cela durât toujours. Quand j’ai vu les trois philosophes se relever
-après leur déclaration de partants, j’ai senti que mon cœur se déchirait
-et (ne le dis à personne) j’ai pleuré amèrement.
-
-Tu vois, mon cher, que, sans parler des autres raisons, ton entrée au
-collège est indispensable pour me consoler, si tu m’aimes, et pour
-reconstituer l’_alliance_ qui va se dissoudre. Arrange-toi en
-conséquence.
-
-Et pardonne-moi ce bavardage. C’est probablement le dernier avant mes
-examens: je m’attends à les passer dans huit jours. Bonne chance pour
-les tiens!
-
-Ton dévoué
-
-PAUL.
-
-
-
-
-52. _A mon père._
-
-2 août.
-
-
-Mon cher Papa,
-
-Le télégraphe vous a déjà appris la grande nouvelle: dame Faculté des
-Lettres m’a été clémente et m’a proclamé bachelier de Rhétorique avec la
-mention honorable _bien_. J’ai failli décrocher la mention supérieure:
-c’est par ma faute que je l’ai perdue, mais je n’en ai aucun repentir.
-Voici le fait.
-
-Quand je finissais de répondre aux interrogations sur la littérature,
-mon examinateur, le même qui avait corrigé mes compositions écrites,
-voulut bien me dire:
-
-«Vos études littéraires, monsieur, semblent avoir été bonnes: où les
-avez-vous faites?
-
---Au lycée de Z***.
-
---Ah! Bien.
-
---Et en dernier lieu, au collège des jésuites de H***.
-
---Vous dites?
-
---En dernier lieu, au collège des jésuites de H***, où je viens de faire
-ma Rhétorique.»
-
-Il fronça les sourcils, me toisa, articula un _Ah!_ très bref, puis
-ajouta d’un ton pincé:
-
-«Je vous remercie, monsieur.»
-
-Mon affaire était claire: à l’addition des points, il m’en a manqué deux
-pour avoir droit au _très bien_. Si j’avais encore été de la _boutique_,
-on m’aurait fait l’aumône de ces deux pauvres points; mais j’ai payé le
-crime d’avoir déserté et l’honneur d’appartenir à un enseignement rival.
-Je l’ai un peu regretté pour les Pères, à qui je dois tout: ils avaient
-mérité un succès plus complet. Quant à moi, il me suffit de savoir
-qu’ils sont contents de mes efforts: aucune mention ne vaut leur estime,
-appuyée sur le témoignage que me rend ma conscience d’avoir fait mon
-devoir.
-
-Et vous, mon cher papa, quand l’examinateur m’a adressé sa demande
-indiscrète[6], est-ce que vous auriez voulu que votre fils reniât ses
-nouveaux maîtres? Je sais bien que non, car je n’ai pas oublié votre
-dernière lettre. Donc, foin de cette mention _très honorable_, qui
-m’aurait déshonoré à vos yeux et aux miens! Je n’en avais pas besoin, je
-pense, pour vous convaincre, vous et ma mère, que je n’ai pas perdu mon
-temps au collège.
-
- [6] En ce temps-là, le _livret scolaire_ n’existait pas et
- l’Université tenait encore à paraître ignorer la provenance des
- candidats, pour écarter d’elle plus sûrement tout soupçon de
- partialité. J’ajouterai que le fait cité, sans être général, n’est
- cependant pas isolé.
-
-Aussi, mon bien cher papa, je viens en toute confiance et simplicité
-vous demander maintenant, comme je vous en avais prévenu, la récompense
-que vous m’avez offerte pour la Saint-Paul. Cependant, si je parle de
-récompense, n’allez pas croire à un retour offensif de mon égoïsme
-d’antan. Quoique je ne sois pas devenu insensible, tant s’en faut, à ces
-petites choses qui flattent le moi et les goûts naturels, j’ai appris
-chez les Pères à chercher les vraies satisfactions plus haut, dans le
-devoir accompli pour lui-même et pour Dieu.
-
-D’autre part, j’ai appris également à estimer selon sa valeur,
-c’est-à-dire au-dessus de tout le reste, la joie d’une âme qui est en
-paix avec son Créateur.
-
-Cette joie, mon cher papa, je sais que vous ne l’avez point. Vous êtes
-seul maintenant, dans notre cher petit foyer, si uni par ailleurs, à ne
-pas l’avoir. J’en souffre plus que je ne saurais vous dire; nous en
-souffrons tous, ma bonne douce et sainte mère, votre petite Jeanne...
-Vous en souffrez vous-même. Oh! ne dites pas non: quand on a le cœur
-aussi profondément bon que vous l’avez, on ne fait pas souffrir les
-êtres qu’on aime le plus au monde sans souffrir soi-même.
-
-Je suis dans la vérité, n’est-ce pas? Eh bien, mon cher et bon père, si
-vous pensez que je mérite une récompense des efforts que j’ai essayés,
-depuis près d’un an, pour vous faire honneur et plaisir, je n’en veux
-pas d’autre que votre retour à Dieu et à la pratique de vos devoirs
-religieux.
-
-Les raisons, je ne vous les déduirai pas: ce n’est pas à moi de vous
-prêcher, et je suis persuadé qu’au fond de vous-même vous les connaissez
-fort bien. Je me contenterai de prier, comme je le fais depuis
-longtemps, pour que Dieu éclaire davantage votre intelligence si lucide
-et fortifie votre volonté si droite, et j’attends la réponse de votre
-cœur, en vous embrassant mille fois.
-
-Votre PAUL.
-
-
-
-
-53. _De mon père._
-
-4 août.
-
-
-Mon fils,
-
-Je te félicite d’avoir obtenu la mention _bien_ et de n’avoir obtenu que
-celle-là: si tu avais eu la faiblesse de renier tes maîtres, je t’aurais
-renié toi-même. Mais tu n’étais pas capable d’une pareille vilenie!
-
-Je suis très content du prix que tu attaches à leur estime et des
-sentiments de reconnaissance que tu as pour eux: ils les méritent de
-toute manière, et j’écris aujourd’hui même pour les remercier de tout ce
-qu’ils ont fait pour la culture de ton intelligence et de ton caractère.
-
-Oui, ta mère et moi nous savons que tu n’as pas perdu ton temps au
-collège: nous l’avons constaté de nos yeux et par tes lettres. Sois bien
-rassuré là-dessus: tu as droit à toute notre satisfaction, et, pour ma
-part, je ne souhaite pas mieux que de te la témoigner d’une façon qui te
-soit agréable.
-
-La demande très sérieuse que tu m’adresses ne m’a ni fâché ni surpris,
-venant de toi. Je reconnais tes bonnes intentions, mon cher Paul: elles
-m’ont touché. Tu sais d’ailleurs que je ne suis pas hostile à la
-religion: je vais à la messe, les jours de fêtes concordataires. Pour te
-faire plaisir, j’y conduirai ta mère et ta sœur dimanche prochain,
-peut-être même les dimanches suivants.
-
-Mais ne m’en demande pas davantage pour l’instant: la poire n’est pas
-mûre. Et pour te prouver en même temps ma bonne volonté et ma confiance,
-je te dirai encore ceci, à toi seul: «Je sais que ma situation n’est pas
-régulière, et j’espère bien ne pas mourir avant de l’avoir régularisée:
-mais cette opération, je veux la faire librement et loyalement, quand je
-me sentirai dans les dispositions convenables pour qu’elle ne soit pas
-un acte de simple complaisance ou, ce qui serait pire, d’hypocrisie.»
-
-Je respecterai ton refus de tout autre cadeau pour ta fête; mais je
-tiens à étrenner ton premier diplôme et, me rappelant certains désirs
-exprimés jadis en conversation, j’ai pensé te donner une triple joie en
-te chargeant de conduire à Lourdes ta mère et ta sœur. Elles iraient te
-couronner mardi et partiraient avec toi, le soir même de la distribution
-des prix. Vous prendriez le chemin des écoliers et une dizaine de jours,
-que je passerai seul à attendre votre retour. Vous prierez bien pour moi
-la bonne Vierge, que j’ai toujours un peu aimée.
-
-Est-ce entendu?... Qui ne dit mot consent. Je t’embrasse, mon cher fils,
-en attendant.
-
-PAPA.
-
-
-
-
-54. _De ma sœur Jeanne._
-
-5 août.
-
-
-Très honorable bachelier et très aimé frère,
-
-Qu’as-tu demandé à papa? Nous n’en savons rien, ni maman ni moi; mais
-nous le devinons. Ta lettre est arrivée le soir, pendant le dîner; il
-l’a ouverte aussitôt et nous a lu ton histoire du _très bien_, manqué
-par le fait de ce stupide examinateur. Qu’est-ce que c’est que cet
-homme-là? Et d’abord, est-ce un homme? Je lui donne une figure de vieux
-singe, avec une tomate mûre au bout de la chose qui lui sert de nez:
-puisqu’il est grincheux et injuste, il ne peut qu’être laid à faire
-peur. Quant à son cœur, s’il en a un, il doit l’avoir dans l’estomac, à
-moins que ce ne soit dans ses chaussures: car s’il le portait à la bonne
-place, est-ce qu’il ne t’aurait pas admiré, quand tu risquais si
-crânement ta _peau d’âne_, plutôt que de cacher ton titre d’élève des
-Jésuites? Lorsque papa nous a lu ta réponse, je n’ai pu m’empêcher de
-dire:
-
-«Bravo, petit frère!
-
---C’est notre vrai Paul, ajouta maman.
-
---Ce garçon-là sera un homme», compléta papa ému. Puis, à mesure que tu
-parlais de ta reconnaissance et de ton estime pour les Pères: «Il a
-raison, intercalait-il, il a raison!»
-
-Puis: «Ah! voilà enfin la question du cadeau de fête arriéré! Qu’est-ce
-qu’il va me demander?» Mais après nous avoir lu encore deux lignes,
-soudain il se tut; sa mine devint très sérieuse; à deux ou trois
-endroits, je vis que ses yeux le picotaient. Quand il eut fini, il plia
-ta lettre et la mit dans son portefeuille sans un mot.
-
-«Qu’est-ce qu’il vous demande, papa?
-
---C’est mon secret.» Et toute la soirée, il resta songeur, préoccupé. Je
-voulais le soulager du poids qui le gênait: maman me fit signe d’être
-discrète. De bonne heure, il allégua un peu de fatigue et se retira chez
-lui, sans doute pour t’écrire avant de se coucher.
-
-Le lendemain, il vint au déjeuner avec une lettre. Il paraissait calme,
-presque joyeux, comme un homme qui a fait ou qui va faire une bonne
-action:
-
-«A quelle heure va-t-on à la messe, demain dimanche?» demanda-t-il tout
-à coup.
-
---«Mais comme toujours, à neuf heures», répondit maman, un peu surprise.
-«Est-ce que vous y venez?
-
---Je promets à Paul dans cette lettre de vous y conduire.
-
---En _Te Deum_ pour son baccalauréat?» fis-je.
-
---«Oui. Trouve-moi un livre de messe, pour que je n’aie pas l’air trop
-dépaysé.
-
---Voulez-vous son paroissien de première communion?
-
---Oui, oui.
-
---Oh! que vous me faites plaisir, papa!» Je l’embrassai, il m’embrassa;
-puis, voyant maman essuyer une larme de joie, il l’embrassa aussi et lui
-demanda, ensuite, si elle se sentait assez forte pour affronter la
-fatigue d’un voyage:
-
---«A quel endroit?
-
---A Lourdes.
-
---Avec vous?
-
---Pas encore. Avec Paul et Jeanne.
-
---Oh! maman, ne refusez pas! Paul et moi, nous vous soignerons bien et
-la sainte Vierge ne permettra pas qu’il vous arrive du mal.
-
---Eh bien, oui.»
-
-Cette fois, je me jetai au cou de maman--et en esprit au tien.
-Là-dessus, sans perdre une minute, on régla tout pour le double départ,
-d’ici chez toi et de chez toi à la grotte miraculeuse. Pour le premier
-trajet, c’est ta sœur qui veille sur maman; après, tu deviens notre
-chevalier jusqu’au retour à Z... Quel bonheur! Je me dis que, si nous
-n’avons pu faire encore ce pèlerinage désiré, c’est qu’avant de nous
-accueillir dans son domaine, Marie voulait te voir devenu ce que tu es
-maintenant. Comme nous allons bien la prier, n’est-ce pas, mon frère,
-pour tout ce que nous aimons, pour notre pauvre cher papa surtout, qui
-vient de faire un grand pas vers le bon Dieu!
-
-Nous serons au collège après-demain soir; mardi matin, nous te
-couronnons... Combien de fois? Ce jour-là, nous couchons à Paris, et le
-lendemain, en route pour les Pyrénées, avec toi. Quel bonheur! Quel
-bonheur!
-
-Au revoir, Paul, dans deux jours, qui n’en finiront pas. Je t’embrasse
-et je te r’embrasse.
-
-Ta sœur,
-
-JEANNE.
-
-
-Merci, mon Paul, de toutes les joies que tu nous donnes--et de celles
-que ton cœur de fils aimant et chrétien nous réserve encore. Je serai
-bien heureuse de jouir avec toi des petites gloires dont Dieu récompense
-ton travail persévérant et d’aller, sous ta protection, remercier ta
-bonne Souveraine des grâces que nous lui devons.
-
-TA MÈRE.
-
-
-
-
-55. _A Louis._
-
-16 août.
-
-
-Mon cher Louis,
-
-Je ne te décrirai pas ce que j’ai vu à Tours, Poitiers, Bordeaux,
-Biarritz, Pau et autres lieux célèbres, où nous avons passé: ces belles
-choses, tu les trouveras toutes imprimées dans de beaux livres. Il y
-manquera pourtant le charme qu’on éprouve à les visiter en compagnie de
-personnes intelligentes et aimées.
-
-Ma mère supporte bien le voyage; ma sœur, joyeuse comme un pinson, est
-aux petits soins pour maman et pour Bibi. Quant à Bibi, pénétré qu’il
-est de ses graves devoirs de conducteur responsable, il s’applique à les
-remplir avec la conscience et le savoir-faire qu’ils réclament. Nous
-n’avons encore été ni écrasés, ni empoisonnés, ni volés, et n’avons pas
-manqué un seul train. Sans moi, qui sait tout ce qui aurait déjà pu nous
-advenir de fâcheux? Pour sûr, j’en aurai de l’orgueil, si cela dure.
-
-Voilà deux jours que nous sommes à Lourdes. C’est Lourdes que je
-voudrais te décrire: mais comment faire? Il y a ici, en dehors des
-choses qui se voient, tant d’autres que le cœur seul peut sentir, sans
-pouvoir les exprimer.
-
-Le site n’est pas indigne de la sainteté du lieu. La basilique s’élève
-d’un jet hardi sur un rocher, à l’ombre d’autres rochers énormes; en
-bas, devant la grotte, le gave roule sur un lit rocailleux ses eaux
-transparentes; à peu de distance, un vieux château fort veille encore de
-haut sur la ville qui s’étend au pied de ses murs; par derrière,
-au-dessus du premier plan des Pyrénées, sombre et massif, on voit
-blanchir au loin les sommets où règnent les neiges et les glaces.
-
-Mais ce spectacle, qui se retrouve ailleurs plus grandiose, s’efface
-devant celui des foules de pèlerins qui affluent ici de tous les coins
-du monde. Hier soir, jour de l’Assomption, nous avons pris part à une
-procession de huit mille personnes, qui, descendant de la basilique,
-cierges en main, se déroula lentement le long des allées sinueuses et
-remplit peu à peu l’immense jardin, où se dresse la statue de la Vierge
-couronnée par Pie IX. Tout en marchant, on s’unissait comme on pouvait
-par petits groupes pour chanter ou prier, sans se préoccuper de l’effet
-d’ensemble, qui, de loin, pouvait n’être pas agréable. Mais quand toute
-la procession fut massée autour de la statue, une voix puissante entonna
-un cantique populaire bien connu, dont le refrain est très simple et
-très chantant:
-
- _Ave, ave, ave, Maria!
- Ave, ave, ave, Maria!_
-
-Ce fut alors comme une immense vague d’harmonie qui s’éleva dans la
-nuit, roulant du centre aux extrémités, puis se retournant sur elle-même
-et portant jusqu’au ciel, dans une variété de tons infinie, l’expression
-ardente du même amour, de la même confiance, du même saint enthousiasme.
-Je t’assure, mon ami, que c’était empoignant et je ne sais pas comment
-il faudrait avoir l’âme faite pour garder son sang-froid devant une
-pareille manifestation. Ma sœur et moi, nous chantions de tout notre
-cœur et de toutes nos forces; entre nous deux, maman priait tout bas et
-pleurait. Elle pensait (elle nous l’a dit après) que si papa s’était
-trouvé là, il n’aurait pas résisté à la grâce.
-
-La grâce, mon cher Louis, semble planer sans interruption d’une manière
-sensible sur ce lieu béni; elle est dans l’air qu’on respire. Si je
-n’avais peur de passer pour un affreux hérétique, je dirais que je crois
-fermement à la présence réelle de Marie à Lourdes.
-
-Cette impression m’a saisi dès notre première visite à la grotte.
-C’était le crépuscule, presque la nuit, une belle nuit étoilée. En me
-trouvant tout à coup, au tournant du chemin, en face de la statue
-blanche qui, dans un creux du rocher, occupe la place même où la Reine
-des cieux apparut à la petite bergère, j’ai senti qu’elle était encore
-là, invisible, mais vivante et agissante. Je lui ai parlé, je lui ai dit
-tout ce que j’avais dans le cœur, je lui ai recommandé tous mes besoins,
-tous mes vœux, tous mes parents et mes amis, toi et Jean, et il m’a
-semblé qu’elle m’écoutait et me répondait: «Courage! Je suis avec toi.»
-
-Chaque fois que j’y reviens, j’éprouve la même impression. Et on ne se
-lasse pas d’y revenir, et quand on y est, on ne peut pas faire autrement
-que de prier, de bouche ou de cœur. On est envahi par le recueillement.
-Sur la vaste plate-forme qui sépare la grotte du gave, j’ai vu deux et
-trois cents personnes allant et venant dans le plus religieux silence;
-si on parlait, ce n’était qu’à voix basse. Il y avait presse pour
-s’agenouiller tour à tour un instant sur la dalle où Bernadette s’est
-agenouillée devant la divine apparition; mais n’importe où, au milieu de
-la foule ou à l’écart, on voit des gens prier à genoux, étendre les bras
-en croix, baiser la terre. Tout le monde trouve cela naturel et en fait
-autant. Les cœurs sont tous à la même hauteur, bien au-dessus des
-petitesses du respect humain, bien au-dessus de la terre.
-
-Malheureusement, je suis arrivé trop tard pour être brancardier en
-titre: j’ai pourtant rendu service et vu de mes yeux plusieurs malades
-sortir guéris de leurs couchettes ou de la piscine. J’ai même assisté à
-des constatations médicales: pour tout esprit non prévenu, elles ne
-laissent pas le moindre doute sur l’intervention miraculeuse. Voici
-seulement un fait. Une brave Flamande de quelque trente-cinq ans,
-appelée Marie, nous a raconté, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle
-avait été atteinte depuis quinze ans d’une plaie au bas de la jambe.
-Treize fois elle était venue demander sa guérison à la «bonne mère»,
-sans jamais l’obtenir. Au contraire, la plaie était devenue si profonde
-et si douloureuse que, lorsqu’elle parla de faire un quatorzième
-pèlerinage, ses proches la traitèrent de folle et lui prophétisèrent
-qu’elle n’arriverait pas vivante à Lourdes. Elle eut alors une
-inspiration soudaine. Plusieurs de ses parents n’étaient pas chrétiens:
-«Si j’en reviens guérie, leur dit-elle, me promettez-vous d’aller tous à
-confesse?» Ils se mirent à rire aux éclats. Elle insista: «Me le
-promettez-vous?--Nous vous le jurons, si vous voulez.--C’est bon: je
-vous tiens». Elle partit, arriva à Lourdes, non sans avoir horriblement
-souffert des cahots de la route, pria devant la grotte, se fit plonger
-dans la piscine et se trouva instantanément guérie. Sa jambe ne garde
-même pas la moindre trace du mal: elle l’a montrée devant moi aux
-médecins et ajoutait naïvement: «Je vais leur écrire tout de suite de se
-préparer à leur acte de contrition: je les tiens.»
-
-J’ai demandé à Notre-Dame de vouloir bien tout arranger pour que tu
-rentres avec moi au collège en Philosophie. En attendant, je l’ai priée
-de soutenir ta bonne volonté et la mienne, et d’épargner à nos vertus
-encore mal affermies les secousses trop rudes.
-
-Nous ne partons pas encore: il fait si bon ici qu’on voudrait y rester
-toujours! Mais mon pauvre papa doit nous attendre avec angoisse: va le
-voir pour lui faire prendre patience. Ah! si je pouvais lui rapporter sa
-guérison spirituelle! J’espère.
-
-Au revoir, mon cher Louis. Offre mes respects à ta bonne mère.
-
-Ton ami,
-
-PAUL.
-
-Je ne suis pas étonné du piteux résultat des examens au lycée: les
-préoccupations de nos anciens condisciples étaient ailleurs et l’on ne
-peut courir deux lièvres à la fois. Tu as ton diplôme: c’est le
-principal.
-
-
-
-
-56. _De mon professeur._
-
-1er septembre.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-Je vous ferais de la peine, si je n’acceptais pas vos remerciements, si
-sincères (je le sais) et si affectueux. Je ne commettrai même pas l’acte
-d’humilité douteuse qui consisterait à vous dire que je ne les mérite
-pas. J’ai du moins la conscience d’avoir voulu les mériter: c’était mon
-simple devoir.
-
-Mais pour rester dans la vérité pure, je dois ajouter que vous m’avez
-rendu ce devoir singulièrement facile et doux. Si tous les élèves vous
-ressemblaient, un professeur ne gagnerait pas sa part de paradis: il
-serait payé de ses peines dès ce bas monde.
-
-J’ai donc aussi à vous remercier, mon cher Paul, des satisfactions que
-vous m’avez données personnellement et du précieux appoint que vous avez
-apporté à l’entrain général. Vous en avez été récompensé par vos beaux
-succès de fin d’année, vos sept prix et votre diplôme, et mieux encore
-par l’assurance intime d’avoir rempli vos obligations filiales à l’égard
-de Dieu et de vos bons parents.
-
-Hélas! l’an prochain, vous ne serez plus mon élève; je n’aurai même pas
-la joie de vous revoir à la rentrée: car l’obéissance m’appelle à
-travailler au bien de la jeunesse dans un autre collège, à X., où je
-dois encore professer la Rhétorique. Ce sera pour moi un sacrifice assez
-rude, je l’avoue. Mais le jésuite est le voyageur du bon Dieu: sa
-vocation l’oblige, selon le mot de certain brave Père, à avoir toujours
-_un pied levé et l’autre... en l’air_.
-
-Je garderai votre souvenir, mon cher Paul, surtout dans mes prières, et
-serai heureux d’apprendre que vous serez pour votre futur professeur de
-Philosophie, le Père X., ce que vous avez été pour moi, un élève modèle.
-Et si, quelque jour, nous nous rencontrons sur l’un des mille sentiers
-qui se croisent dans la vie, je veux espérer que vous en éprouverez
-autant de plaisir que moi-même.
-
-En terminant, je souhaite que les graves études de l’an prochain fassent
-de vous, avec l’aide de Dieu et de l’éducation chrétienne, un homme
-complet, digne de réformer l’Université de France ou du moins capable de
-tenir une belle place parmi les gens de tête et de cœur.
-
-Je suis tout à vous en N.-S.
-
-Votre ancien professeur,
-
-S. J.
-
-
-
-
-57. _De mon Père spirituel._
-
-8 septembre.
-
-
-Mon cher enfant,
-
-Je connais Lourdes; je sais par mon expérience personnelle ce qu’on y
-éprouve; après avoir eu le bonheur d’y aller prier déjà trois fois, j’y
-retournerais volontiers encore. Je ne suis donc pas étonné des joies
-intimes que vous y avez ressenties et des belles résolutions que vous en
-avez rapportées: les unes et les autres sont des grâces que vous ne
-laisserez point stériles, n’est-ce pas?
-
-Vous avez bien prié la Vierge Immaculée pour l’âme de votre cher papa:
-ayez confiance en Elle. A l’occasion d’un grand pèlerinage à Lourdes,
-j’ai été appelé à prêter mon ministère pour les confessions: j’ai
-constaté là, dans le secret du tribunal de la pénitence, plusieurs
-miracles de conversion, opérés par la prière à Marie et plus étonnants,
-à mon sens, que maintes guérisons du corps. Ce miracle se fera pour
-votre père et semble même déjà commencé, puisqu’il assiste maintenant
-régulièrement à la messe du dimanche. Continuez, mon cher enfant, avec
-votre sœur, à fortifier vos prières par tous les témoignages d’une
-affection vraiment filiale et d’une vertu sans exagération comme sans
-défaillance. Par là vous forcerez la grâce à descendre sur lui,
-peut-être bientôt. Je prie toujours avec vous.
-
-Quant à votre brave ami Louis, veuillez lui dire qu’ayant, selon votre
-désir, plaidé auprès du P. Recteur la cause de son admission en
-Philosophie, j’ai le plaisir de lui annoncer que j’ai réussi. On ne met
-plus qu’une condition à son entrée; mais je n’ose quasi pas vous la
-transmettre, par crainte de vous humilier... On veut qu’il s’engage à
-suivre vos exemples et, au besoin, vos bons conseils: s’il accepte,
-comme il y a lieu de le supposer, vous voilà terriblement engagé
-vous-même! Vous sentez-vous de force à porter ce nouveau fardeau?
-
-Je comprends, mon pauvre Paul, que le scandale donné par vos anciens
-camarades et la réserve qu’il vous impose dans vos relations avec eux,
-vous chagrinent. Il y a peut-être une distinction à établir: rompez avec
-les grands coupables et les impénitents, laissez venir à vous et
-accueillez avec une bienveillance discrète ceux qui vous témoigneront
-des regrets sincères. Il ne faut pas éteindre la mèche qui fume encore.
-A vous deux, vous et Louis, il vous sera peut-être possible d’en sauver
-quelques-uns et de former un groupe de résistance au mal. Essayez, avec
-la grâce de Dieu et l’aide de Notre-Dame de Lourdes.
-
-Je lui demande de vous protéger vous-même, mon fils, contre toutes les
-défaillances et de vous ramener au collège, dans quelques semaines, tel
-que vous êtes parti ou meilleur encore: je vous envoie dans ce but ma
-bénédiction et vous embrasse paternellement.
-
-Mes respects à vos parents et mes amitiés à Louis.
-
-Votre dévoué en Notre-Seigneur,
-
-S. J.
-
-
-
-
-58. _De mon ami Jean._
-
-12 septembre.
-
-
-Mon gros,
-
-Ton esprit se résigne-t-il peu à peu à descendre des cimes sacrées et à
-reprendre contact avec le sol plat des vulgarités profanes? Il le faudra
-bien. Mais je regrette que pour t’adoucir la chute, tu n’aies pu venir
-passer huit jours avec moi au Mont-Dore, à un millier de mètres
-au-dessus de la mer, presque au fond d’une vallée en pente douce que
-descend la Dordogne. C’eût été une jolie transition entre Lourdes et ta
-ville natale.
-
-Je te donne à deviner l’agréable surprise qui m’attendait ici.
-Imagine-toi que, dès le premier jour, en entrant à l’établissement des
-bains, je me rencontre face à face avec un monsieur, habillé comme moi
-de flanelle blanche des pieds à la tête, qui s’arrête et me regarde. Je
-m’arrête, je le regarde et, plongeant au fond de son vaste capuchon, je
-reconnais la physionomie souriante du P. X..., notre futur professeur de
-Philo.
-
-«Vous ici, mon Père! Qu’y faites-vous?
-
---Je prends des bains, je bois de l’eau désagréable, je me gargarise, je
-me vaporise, je me pulvérise, comme vous sans doute, et je m’ennuie
-après mes élèves.
-
---Quelle chance!
-
---De m’ennuyer après mes élèves?
-
---Non, pour moi, de vous rencontrer. Etes-vous ici pour longtemps?
-
---Pour quinze jours encore.
-
---Moi pour une vingtaine. Vous reverrai-je, mon Père?
-
---Quand vous voudrez, à l’hôtel des Étrangers.
-
---Mais c’est une dépendance du nôtre, où je loge avec mes parents.
-
---Ah! tant mieux. Voulez-vous me présenter à eux?
-
---Tout de suite?
-
---Non, après déjeuner: jusque-là j’ai de la besogne.
-
---Ils seront enchantés de vous voir.
-
---Est-ce que vous vous promenez beaucoup, Jean?
-
---Le médecin me l’ordonne; mais je ne connais rien dans ce pays et
-trouve insipide de me promener seul. Mes parents ne sont guère en état
-de m’accompagner.
-
---Et vous avez le pied montagnard?
-
---Un peu.
-
---Alors, ce soir, nous pourrions grimper ensemble là-haut, sur le
-Capucin: cela vous va-t-il?
-
---Pouvez-vous le demander, mon Père? Merci.
-
---A tout à l’heure, Jean!
-
---Au revoir, mon Père.»
-
-Tu juges bien si mes parents furent heureux de me confier au Père. Le
-soir même, nous grimpâmes au Capucin: c’est un immense bloc arrondi,
-accessible d’un seul côté, tombant de l’autre vertigineusement à pic. Le
-Père se montra satisfait de mon endurance, à cette première ascension.
-
-Le lendemain, nous allâmes admirer une jolie cascade et prendre des
-vues. J’appris là du Père un moyen précieux de se désaltérer sans
-danger, en pleine chaleur, aux sources glaciales des montagnes. Le voici
-pour ton usage. On puise de l’eau, on y verse un peu de rhum et l’on
-avale le tout, à petites gorgées, à travers un morceau de sucre qu’on a
-dans la bouche. C’est un pur nectar, et un raffinement que les vacances
-seules peuvent excuser.
-
-Le troisième jour, délicieuse flânerie sur le vaste plateau qui domine
-les bains, véritable tapis de verdure, où le pied se pose sans la
-moindre fatigue. Au milieu, un ruisseau de cristal, qui, sur un assez
-long espace, en vertu de la vitesse acquise, va contre mont. Par
-endroits, des touffes de myrtilles, qu’on croque avec plaisir. Puis des
-vaches qui, tout en ruminant philosophiquement (dit le Père), vous
-regardent avec sympathie. Et surtout de l’air, de l’air à pleins
-poumons, pur, dilatant, vivifiant, aromatisé parfois de la bonne senteur
-des sapins. Tant qu’on le respire sur les hauteurs, il semble
-nourrissant et donner des ailes: au retour, quand on s’assied à table,
-on sent qu’il vous a creusé l’estomac jusqu’au talon. Ma mère est
-effrayée de ce que je dévore.
-
-Hier enfin, nous croyant suffisamment entraînés, nous avons entrepris
-l’assaut des grandes hauteurs, en commençant par le Puy-Gros et la
-Benne. Ces deux têtes, unies par une encolure peu profonde, sont à 1700
-mètres, et nues comme un crâne d’académicien ou de sénateur. Vue
-superbe, quoique assez bornée, sur le fouillis des montagnes et sur la
-vallée de la Dordogne. Comme on se sent loin du monde, là-haut, et petit
-devant les œuvres du Créateur! J’ai mieux compris pourquoi Dieu aime à
-se faire adorer sur les sommets. En montant, nous avions rencontré une
-petite bergère, qui, tout en gardant ses vaches, un tricot dans les
-mains, chantait de tout son cœur l’_Ave maris stella_, comme à l’église:
-cette enfant comprenait par instinct que la belle grande nature est le
-temple du bon Dieu.
-
-Écoute une attention délicate de ce Dieu si bon. Une fois arrivés au
-sommet du Puy-Gros, nous mourions de soif. Nous avions bien notre gourde
-de rhum; mais où trouver de l’eau? En approchant d’une roche plate qui
-semblait indiquer le point culminant, ô miracle! nous la trouvons
-percée, à la surface, d’une dizaine de cuvettes naturelles; l’orage de
-la veille les avait remplies d’une eau admirablement limpide, à laquelle
-le vent avait conservé toute sa fraîcheur. Nous dîmes notre
-_Benedicite_; puis, mollement couchés sur l’herbette à l’abri du rocher,
-nous pûmes arroser à plaisir nos provisions de bouche et, après
-déjeuner, nous nous payâmes un brin de toilette, chacun dans son lavabo
-fourni par le ciel. Cela ne te fait pas venir l’eau à la bouche?
-
-Aujourd’hui, repos indispensable pour refaire nos jarrets et pour
-t’écrire. Mais demain, grandissime excursion au Puy de Sancy, le roi des
-Monts-Dore, haut de 1886 mètres. Il y aura des ânes pour les amateurs.
-
-Tu vois que, si ma vie n’est pas tout à fait celle d’un sybarite, vu
-l’exercice qu’elle comporte, je vais pourtant de plaisir en plaisir.
-C’est au P. X... que je le dois; mais il prétend que c’est le contraire,
-et que l’obligé, c’est lui. De fait, à regarder les apparences, on
-pourrait croire qu’il s’amuse autant que moi: mais bien naïf est qui se
-fie aux Jésuites! Ils s’entendent parfaitement à dissimuler leurs
-vertus--ou du moins à les accommoder à la faiblesse humaine. Le P. X...
-sait vivre et rire. Mon père, qui est chrétien, mais n’avait jamais vu
-de jésuite dans l’intimité, disait l’autre jour: «Je ne me les figurais
-pas comme cela: au moins ils ne rendent pas la religion désagréable!»
-
-Bref, mon ami, si tu étais ici avec nous, ce serait un idéal de
-vacances. Hélas! je te vois là-bas, dans la plaine, dans le marécage,
-respirant un air à couper au couteau, de la poussière à rendre aveugle,
-de la fumée à étouffer, buvant une eau empoisonnée par l’industrie
-moderne, mangeant sans appétit, dormant sans sommeil, traînant sur un
-affreux pavé le morne boulet de l’ennui. Mon pauvre gros, que ne
-viens-tu demain au Sancy! Un âne de plus (je parle de celui que tu
-aurais l’honneur... non, qui aurait l’honneur de te conduire) ne serait
-pas d’un mauvais effet dans la caravane.
-
-Mais c’est mal de faire danser ainsi devant toi la pomme de Tantale:
-pardonne. Cela vient du grand désir que j’aurais de nous récréer tous
-deux et de te mettre à l’avance en relation avec notre professeur
-désigné. Tu te tromperais, d’ailleurs, si tu te figurais qu’en cheminant
-par monts et par vaux, nous ne faisons que rire et plaisanter. Le P.
-X... est un homme très sérieux, quand il veut, et moi (tu le sais)
-aussi. Il veut bien me donner un avant-goût des études philosophiques et
-quelques bons conseils pour me les rendre profitables: tu en auras ta
-part, quand je te reverrai. Nous avons parlé aussi du collège, de la
-Congrégation, de toi et de tout ce qu’on peut attendre de ton
-intelligence, de ton travail, de ta bonne influence. Il compte beaucoup
-sur tout cela et je lui ai promis en ton nom que tu ne démentirais pas
-ses espérances.
-
-Un homme averti en vaut deux, mon gros. Quand on a failli remporter une
-_mention très honorable_, on est tenu de hausser sa vertu au niveau de
-sa gloire: diplôme oblige. Moi qui n’ai attrapé qu’un _assez bien_ à
-cause de ces maudites Mathématiques, j’ai droit à me reposer sur mon
-passé: toi, il faudra que tu marches en avant, à la tête, en tout.
-_Intelligenti pauca_: si je te prêchais trop, tu finirais par me
-reprocher d’être toujours sur ta nuque, comme un cornac sur celle d’un
-éléphant... Ne te fâche pas de la comparaison: l’éléphant est un animal
-très noble et très estimé, non seulement pour ses dents, mais aussi et
-principalement pour son intelligence.
-
-Ton ami Louis viendra-t-il décidément nous rejoindre? S’il te ressemble
-(je dis cela pour faire passer mes autres impertinences), je ne demande
-pas mieux que de conclure amitié avec lui.
-
-Es-tu content? Si tu ne l’es pas, tu as tort; car au fond, tout au fond,
-
- Va, je ne te hais point!
-
-Prie pour moi. Et bonnes vacances!
-
-JEAN.
-
-
-
-
-59. _De ma sœur._
-
-8 octobre.
-
-
-Mon cher frère,
-
-Voilà toute une semaine déjà de solitude! Ne me demande pas si j’ai
-encore le crève-cœur, ni combien de fois je monte dans ta chambre causer
-avec ton portrait, que j’ai mis là pour te remplacer. Il faut me
-pardonner cette petite folie: elle m’aide à prendre patience. Car après
-ces deux mois de vacances, où tu t’es montré si bon, ton départ a
-terriblement changé ma vie. Mais puisque je te l’ai promis, je veux être
-raisonnable.
-
-Maman se console en consolant la mère de Louis, qui vient nous voir
-assez souvent. La pauvre femme! N’ayant plus son fils, elle n’a plus
-rien, sinon le plaisir d’en parler avec nous. Son beau-frère lui tient
-rigueur de ce qu’elle lui a forcé la main pour faire entrer son pupille
-chez les Pères; il tremble encore à la seule pensée des désagréments que
-cet acte de témérité pourrait lui attirer. Il en a fait l’aveu à papa,
-qui lui a répondu net: «Vous avez peur d’être appelé jésuite?... C’est
-un tort. Je me suis aperçu que ça ne tue pas et, croyez-moi, ça vaut
-mieux que d’être déshonoré par ses enfants.»--«Je vous crois, monsieur
-Ker», a balbutié le brave homme abasourdi, et il s’est empressé de
-prendre son chapeau, craignant peut-être que papa ne l’invitât à venir
-dimanche avec lui à la grand’messe.
-
-Sais-tu qu’il devient tout à fait pieux, notre cher papa? Sa tenue
-recueillie à l’église fait l’édification de la paroisse; le sermon ne
-lui paraît plus si monotone, ni les cérémonies trop longues. Je pense
-qu’il ira bientôt à vêpres: il a déjà remarqué que ton paroissien peut
-servir aussi à chanter les psaumes en latin. Ce paroissien fait des
-miracles.
-
-Les lettres que madame X... reçoit de Louis débordent d’enthousiasme. Il
-vante le bon ordre et le régime de la maison, la direction
-paternellement ferme des maîtres, la facilité de rapport avec les
-élèves, le respect général des convenances, le sentiment du devoir,
-l’entrain au travail comme au jeu, l’esprit de famille, et dit qu’on ne
-peut comparer le collège avec le lycée, parce que c’est tout un autre
-monde. Aussi il promet à sa mère de lui donner désormais le plus de
-contentement possible, en ajoutant que, pour cela, il n’aura qu’à
-regarder... tu devines qui, et à faire comme lui. Là-dessus, tableau de
-l’estime qui entoure Paul, de la confiance absolue que lui témoignent
-les Pères, de l’affection qu’il inspire à ses camarades, de l’heureuse
-influence qu’il exerce même sur les moins traitables. Finalement, après
-la grâce de Dieu, c’est sur ton amitié qu’il compte pour arriver, avec
-le temps, à te ressembler un peu. Je sais tout cela par cœur, parce que
-je l’ai lu trois fois, dans le texte original, et je ne dis pas tout,
-pour ne pas te couvrir de confusion. Tu comprends que c’est pour nos
-parents et moi du pain bénit, et qu’on n’en perd pas une miette.
-
-Je veux te remercier encore une fois, mon cher Paul, des avis et des
-conseils fraternels que tu m’as donnés pendant ces bonnes chères
-vacances. Les ai-je toujours assez bien reçus, dis? Si je ne l’ai pas
-fait (car, malgré tout, je me sens beaucoup trop fière encore),
-pardonne-moi. Je ne les ai pas oubliés et je m’applique tous les jours à
-les faire passer dans ma conduite. Mais si tu étais là, tout irait bien
-mieux.
-
-Tu m’as dit qu’à cause de tes études, maintenant plus sérieuses, tu ne
-pourrais plus nous écrire aussi longuement que l’an dernier: ce sera une
-grosse privation. J’aurais tant voulu savoir tout ce que tu fais et
-vivre ta vie au jour le jour, afin de m’encourager par ton exemple à
-mieux remplir tous mes devoirs!
-
-Au moins, prions bien l’un pour l’autre, mon vrai frère, et aimons-nous
-comme le bon Dieu nous aime. Je t’embrasse.
-
-JEANNE.
-
-
-Ta mère aussi, mon cher Paul, regrette le jeûne auquel nous allons être
-condamnés tous par la réduction de tes loisirs; mais ton devoir passe
-avant notre satisfaction. Remplis-le toujours vaillamment, avec l’aide
-de Dieu et de Marie!
-
-
-
-
-60. _A ma sœur._
-
-10 octobre.
-
-
-Ma bonne Jeanne,
-
-On n’est jamais trahi que par ses amis. J’ai prié Louis de se souvenir
-qu’un philosophe doit savoir modérer sa langue, s’il ne veut pas risquer
-de commettre des exagérations toujours regrettables. Qu’il dise du
-collège tout le bien qu’il en pense: il n’en dira jamais trop. Mais pour
-ce qui regarde les vertus qu’il m’octroie si libéralement, je proteste
-contre le verre grossissant à travers lequel son amitié les mesure:
-quand il m’aura vu quelque temps de plus près, il en rabattra.
-
-De son côté, mon autre ami Jean vient de me jouer un tour encore plus
-traître. Tu ne sais peut-être pas ce que c’est qu’un préfet de
-Congrégation chez les Jésuites?... C’est un élève qu’on place sur le
-chandelier pour éclairer de ses vertus toute une division. A la chapelle
-de Congrégation, il préside les réunions sur une estrade, assisté de ses
-deux assistants. Dans les grandes circonstances, il complimente, au nom
-de tout le collège, le P. Recteur ou les illustres étrangers qui nous
-honorent de leur visite. C’est encore à lui qu’on recourt, lorsqu’il
-s’agit de plaider auprès des Supérieurs, soit une amnistie, soit une
-faveur exceptionnelle, promenade ou lever de six heures. Si, au prestige
-que lui donnent tous ces honneurs, il joint certaines qualités
-personnelles d’intelligence et de caractère, ses condisciples trouveront
-naturel, en mainte occasion, de lui déférer le rôle délicat d’arbitre
-des querelles et de redresseur des torts. Mon ami Jean remplissait
-depuis un an ces multiples devoirs de la préfecture avec une perfection
-qui ne laissait rien à désirer et, par conséquent, le bien commun
-semblait demander qu’on ne lui cherchât pas de remplaçant. C’était, je
-pense, l’avis de tout le Conseil de Congrégation, certainement le mien.
-
-Or, il y a trois jours, quand le Conseil s’assembla pour désigner les
-candidats qu’on propose d’ordinaire aux suffrages des Congréganistes,
-Jean demanda la parole et dit: «Mon R. Père, j’ai porté le fardeau de la
-préfecture pendant toute une année: il me semble qu’un changement de
-titulaire ne pourrait qu’être utile à la Congrégation et à moi-même.
-Avec votre agrément, je décline donc toute nouvelle candidature à cette
-charge et je prie les Conseillers de reporter leur voix sur une autre
-tête. Il ne manque point ici de confrères qui méritent cet honneur aussi
-bien et mieux que moi.» Le Père n’objecta rien. On vota et je sortis en
-tête de la liste, évidemment comme ami de Jean. Je protestai de toutes
-mes forces que je ne me sentais pas à la hauteur de la tâche et que
-Jean, préfet modèle, avait rendu la place difficile à remplir pour
-n’importe qui, mais tout à fait impossible pour moi, le dernier venu. Je
-demandai, en conséquence, que l’on recommençât le vote. Hélas! je n’y
-gagnai rien: ils me maintinrent au premier rang et les Congréganistes
-ratifièrent le choix.
-
-Je suis donc préfet, pour mon malheur et le malheur des autres, et ce
-misérable Jean, nommé mon premier assistant, se frotte les mains sous
-mon nez en me disant: «Pincé, mon gros! Chacun son tour.» Mais je ne me
-tirerai jamais honorablement d’affaire, si maman et Jeanne ne disent pas
-tous les jours, et papa le dimanche à la messe, une prière spéciale à
-mon intention. J’y compte.
-
-Ce n’est pas tout. Le préfet est aussi, de droit, président d’une
-_Conférence_ établie en première division. Elle a pour but de nous faire
-faire, autant que notre situation d’élèves pensionnaires le permet,
-l’apprentissage de la charité et (si le mot n’est pas trop prétentieux)
-de l’action populaire.
-
-Notre premier moyen de contact avec le pauvre peuple, c’est
-l’instruction religieuse, que vingt à vingt-cinq enfants d’ouvriers
-viennent recevoir chez nous, chaque semaine, au temps de la récréation.
-Dix à douze catéchistes, philosophes ou rhétoriciens, ont chacun leur
-petit groupe de deux ou trois gamins, dont ils s’ingénient, rarement
-sans peine, quelquefois avec un succès très consolant, à éclairer
-l’esprit et à former le cœur. Ils sont aidés dans cette tâche par des
-leçons de choses sur tableaux coloriés, par de petites conférences sur
-l’histoire sainte, enfin par une bibliothèque de bons livres.
-
-Les enfants sont ensuite récompensés, selon leur bon vouloir, par des
-secours que nous allons porter régulièrement à leurs familles, sous la
-conduite du P. Directeur, toujours pendant les récréations. C’est notre
-second moyen d’entrer en relations avec les pauvres gens. Nos visites
-les habituent à voir le prêtre et dissipent leurs préjugés contre
-l’indifférence des riches et des fils de riches; ils se soulagent à nous
-raconter leurs souffrances et se laissent peu à peu, quelques-uns du
-moins, ramener aux pensées et aux pratiques chrétiennes. Nous-mêmes,
-nous apprenons là à compatir aux privations d’autrui, en les voyant de
-près, et à nous priver aussi pour de plus malheureux que nous.
-
-Tu avoueras que c’est une fort belle œuvre; mais comme toutes les œuvres
-et comme la guerre, elle a son nerf, qui est l’argent. Il nous en faut
-beaucoup, parce que ces pauvres gens ont beaucoup de besoins: chez
-certains règne la misère noire et une détresse à fendre l’âme. Je quête
-auprès des élèves, tous les dimanches; mais les bourses des collégiens
-ne sont pas aussi larges que leurs cœurs et, sans l’aide des bonnes âmes
-du dehors, nous serions, comme les budgets modernes, en déficit
-perpétuel.
-
-Papa, maman, Jeanne, vous êtes de bonnes âmes, n’est-il pas vrai? Or
-donc, pour faire honneur à ma nouvelle présidence, je te charge, ma
-sœur, de réclamer à papa, chaque dimanche, au sortir de la messe, le
-prix de location de mon paroissien, et comme il ne s’agit pas d’un
-paroissien vulgaire (je parle du livre--et de papa), j’espère un fort
-minimum. Je l’autorise à le prendre sur mon futur héritage, que je ne
-souhaite pas de recueillir avant un siècle.
-
-Maman et toi, ma chérie, tâchez de trouver le loisir et la laine
-nécessaires pour me tricoter, de vos habiles mains, chaque semaine, à
-l’intention de mes pauvres gamins, quelque petite pièce de vêtement bien
-chaud pour l’hiver, bas, chausson, gilet, châle, cache-nez, etc. Si tu
-pouvais débaucher pour le même travail une demi-douzaine d’amies et
-ramasser n’importe où quelques vieux vêtements encore mettables pour
-homme, femme ou enfant, je te baiserai sur les deux yeux. Nous faisons
-une distribution ordinaire à la fin de chaque mois et une extraordinaire
-en la fête de Noël.
-
-J’ai fini mon boniment et je me félicite d’avance, avec mes petits
-pauvres, des jolis cadeaux que l’Enfant Jésus, leur frère du ciel,
-m’enverra par la poste de Z.
-
-Louis, n’étant pas de la Congrégation, ne peut encore aspirer à
-l’honneur de porter la médaille de catéchiste. Peut-être aussi, grâce à
-l’éducation du lycée, son instruction religieuse garde-t-elle certaines
-petites lacunes qui l’exposeraient, sans qu’il s’en rendît compte, à
-être pour nos enfants un docteur d’hérésie. Mais ce n’est qu’une
-question de temps. Il a pris position très franchement, dès son arrivée,
-parmi les meilleurs élèves et commence déjà à faire honneur à ses deux
-patrons, Jean et moi. Nous l’encourageons de notre mieux.
-
-Ce qui suit, Jeanne, est pour toi seule.
-
-Je te félicite, ma bonne sœur, de prendre si raisonnablement le chagrin
-de notre séparation. Si tu avais fait autrement, tu aurais doublé le
-mien; car, moi aussi, j’ai souffert de la rupture de ces relations si
-nouvelles, si fraternelles, que le désir de nous rendre mutuellement
-moins imparfaits avait établies entre nous durant les vacances. Mais
-chaque chose a son temps, et le bonheur, nous disait hier notre P.
-Directeur, n’est que là où est le devoir.
-
-Bien loin d’avoir à te reprocher quoi que ce soit, ma chère Jeanne, je
-te remercie encore des encouragements que j’ai trouvés dans ton
-affection, ta franchise et tes bons exemples: grâce à tout cela et à nos
-communions, je puis te déclarer en confidence que ces deux mois, souvent
-si mauvais, ont passé cette fois pour mon âme sans faute sérieuse et
-presque sans trouble. Leur souvenir continue à stimuler ma volonté de
-bien faire.
-
-Tu voudrais participer d’une façon plus complète à ma vie de tous les
-jours? Mais tu ne sais donc pas, ma pauvre enfant, que la vie de collège
-est nécessairement très régulière, je ne veux pas dire monotone?
-Aujourd’hui, on se lève, on travaille, on se couche; le lendemain, on se
-lève à la même heure ou une demi-heure plus tard, on travaille, on se
-couche; le surlendemain, suite du même chapitre, sauf qu’on va prendre
-l’air durant trois heures à la campagne. Et ainsi toujours. Cet
-ordinaire n’est varié que par quelques fêtes plus solennelles,
-religieuses ou profanes, dont le programme, dans ses grandes lignes, ne
-diffère pas de celui de l’année précédente, consigné sur le registre du
-P. Préfet. Il m’a dit que cela s’appelait le _Coutumier_. Les Jésuites
-sont essentiellement hommes de tradition, en tout, dans l’éducation
-comme dans l’enseignement: je crois que c’est leur grande force, et ils
-y tiennent. Ce n’est pas moi, garçon sérieux ou du moins désireux de
-l’être, qui les en blâmerai. Mais tu vois, pauvre chérie, quel médiocre
-intérêt il y aurait pour toi à être mêlée aux détails de ma vie
-journalière.
-
-Ce que tu m’apprends des progrès de papa me comble de joie. Mon
-paroissien n’est pour rien dans ce miracle: tout vient de notre bonne
-Mère de Lourdes. Remercions-la bien ensemble, pour qu’elle ne laisse pas
-son œuvre inachevée.
-
-Moi-même, Jeanne, j’attends beaucoup de tes prières, dont je vais avoir
-plus besoin que jamais durant cette année de philosophie, si décisive
-pour mon avenir. C’est, bien entendu, à charge de revanche.
-
-Je t’embrasse comme mon unique sœur.
-
-Ton frère,
-
-PAUL.
-
-
-
-
-61. _De ma sœur._
-
-14 octobre.
-
-
-Mon cher frère,
-
-J’accours en toute hâte pour te dire que papa et maman acceptent bien
-volontiers de t’aider à soutenir l’honneur de ta nouvelle présidence et
-que j’ai déjà racolé deux bonnes amies pour venir travailler avec moi.
-J’ai envie de fonder un ordre de jeunes filles, qui s’appelleront les
-_Chevalières de l’Aiguille pour les pauvres_. Qu’en penses-tu?
-
-Mais, en retour, je pose une condition. Il faut absolument que tu
-trouves le temps de me «mêler aux détails de ta vie». Tes belles raisons
-contre ne m’ont pas du tout convaincue. Je serai ravie de t’entendre
-parler de vos fêtes religieuses ou profanes, et même de moins que cela.
-Ta vie, mon Paul, c’est toi, et tout ce qui est toi m’intéresse.
-
-Si tu ne peux plus nous faire de ces beaux longs récits de l’an dernier,
-rédige-nous, à tes moments perdus, un petit journal, où tu mettras ce
-qui te passera par la tête ou par le cœur, tantôt plus, tantôt moins. Tu
-nous l’enverras de temps en temps, pour que nous ayons quelque chose à
-sucer dans l’intervalle de tes lettres. Veux-tu, mon frère? Je t’en prie
-au nom de la bonne Mère de Lourdes. Tu me feras du bien, et je prierai
-encore un peu plus, pour que Dieu t’éclaire sur ton avenir.
-
-Ta sœur,
-
-JEANNE.
-
-
-
-
-MON JOURNAL
-
-
-15 OCTOBRE.--Je ne pouvais pas refuser une chose qui m’est demandée au
-nom de Notre-Dame-de-Lourdes. Et puis, ce que _fille_ veut, Dieu le
-veut! Me voilà donc condamné, ma sœur Jeanne, à t’ennuyer: je te plains,
-mais ce sera ta faute, non la mienne. Je commence mon journal.
-
-Aujourd’hui, classe de deux heures sur le _syllogisme_.
-
---Ah! mon Dieu, quelle est cette bête-là?
-
---Ce n’est pas une bête: c’est la forme par excellence du raisonnement
-déductif, que tu emploies, sans le savoir, plusieurs douzaines de fois
-par jour ou par heure. En voici le principe très simple: _Si une idée C
-rentre dans une idée B, laquelle rentre elle-même dans l’idée A, il sera
-prouvé que l’idée C rentre dans l’idée A._
-
-Il ne se peut rien de plus clair et je pense que tu as saisi. Non? En ce
-cas, je déduis, par voie d’_enthymème_, que je perdrais mon temps à te
-parler de _logique formelle_: tu n’y verrais que du feu. C’est un peu
-comme ton frère. On me dit pourtant que la philosophie m’intéressera
-beaucoup: je ne veux pas en désespérer.
-
-
-18 OCTOBRE.--Première promenade à la maison de campagne, empêchée
-mercredi dernier par la pluie. Un de ses buts est de remettre en place
-le cœur des pauvres nouveaux. J’ai pris mon rang avec Louis et un autre
-philosophe, qui vient du collège de N... Jean s’est emparé de deux
-rhétoriciens, auxquels il inculque joyeusement les bons principes, et la
-gaîté.
-
-La campagne est belle, quoique un peu triste avec ses feuillages
-mourants, que réchauffe en vain le pâle soleil d’automne. Je m’aperçois
-que ce paysage produit sur mes nouveaux un effet de rêverie silencieuse,
-que vient heureusement interrompre la cloche du dîner.
-
-Je suis curieux de voir si la philosophie, qui explique tout, nous
-expliquera l’influence exhilarante, que la perspective d’un petit gala
-ne manque pas d’exercer instantanément sur un jeune cœur malade.
-Va-t-elle nous apprendre que le cœur a chez nous une parenté intime avec
-l’estomac? Ce serait humiliant. Mais mon appétit de dix-sept ans s’en
-moque.
-
-Après le dîner, qui fut copieux et gai selon l’usage, on se répandit sur
-les pelouses et l’on organisa une partie de barres monstre. De temps à
-autre, naturellement, surgit une bonne dispute pour savoir si un tel est
-pris; on crie, on gesticule, on se démène, comme si on voulait se manger
-le nez. Quand on s’est bien essoufflé à crier (ça fait du bien de crier
-à son aise, après huit jours de silence, et je comprends les baudets qui
-s’en donnent à cœur-joie sur les grandes routes), quelqu’un de
-raisonnable, Jean ou un autre, vient dire: «Assez, assez: ne perdons pas
-notre temps»--et chacun reprend son poste. Dans les cas graves, on va en
-appel auprès du P. Surveillant, qui d’ordinaire n’a pas de peine à
-mettre tout le monde d’accord: au besoin, il s’érige en cour de
-cassation et tranche d’autorité, et la cause est finie.
-
-Mais voilà le serein qui commence à tomber, on se rhabille, on repart.
-Adieu, jolie campagne, pour six mois!
-
-
-22 OCTOBRE.--Je sors de la retraite annuelle de rentrée. Provisoirement
-je garde sous la clef du secret mes impressions et mes résolutions
-intimes, qui sont consignées dans un portefeuille spécial. Tu sauras
-seulement, Jeanne, que cette fois, possédant déjà la paix de l’âme, je
-n’ai plus songé à Barbe-Bleue, avec lequel, du reste, le nouveau P.
-Prédicateur n’avait pas plus de ressemblance que celui de l’an dernier.
-
-Il a beaucoup insisté, dans ses conférences ou instructions pratiques,
-sur le devoir qui nous incombe, principalement à nous les grands, de
-nous préparer dès le collège à l’action et aux luttes futures. J’ai été
-vivement frappé de ses arguments. Dans une conversation particulière, il
-a bien voulu me donner quelques explications, a réduit en poudre
-certaines objections d’égoïsme ou de lâcheté, et m’a dit finalement:
-«Vous avez beaucoup reçu, il faudra que vous donniez beaucoup.» Cette
-flèche de Parthe me tracasse.
-
-
-30 OCTOBRE.--Fête du B. Alphonse Rodriguez, patron des bons Frères qui,
-sous la haute direction du P. Ministre, ont la charge du matériel de la
-maison. Partout où on les rencontre, endimanchés et radieux, on la leur
-souhaite _bonne et heureuse_. Et c’est de grand cœur: car il n’est pas
-au collège un enfant de huit ans qui songe un instant à les confondre
-avec des employés ordinaires. Leur tenue toujours modeste et réservée,
-leur piété que nous admirons souvent à la chapelle, leur dévouement
-simple et sans défaillance, trahissent à tout moment le religieux,
-inspiré uniquement dans sa conduite par l’amour de Dieu et du prochain.
-
-Leur prochain, sans doute, ce sont assez ordinairement des élèves bien
-élevés, qui leur rendent la tâche facile, parfois peut-être agréable;
-mais il s’en trouve aussi d’espèce différente: les _gommeux_, dont un
-Frère linger ne parvient jamais à contenter les caprices de toilette, ou
-les _sans-souci_, qu’il ne réussit pas à tenir propres; les _gourmets_
-et les _délicats_, toujours à l’affut d’un prétexte pour dauber sur la
-cuisine et le Frère cuisinier; les _douillets_ et les _grincheux_, qui
-font le supplice perpétuel d’un Frère infirmier... et le reste. Que de
-patience, d’abnégation et de vertus de toute sorte réclame une pareille
-vocation! Tous les élèves, au moins dans leurs bons moments, s’en
-rendent compte et respectent ces hommes dévoués, qu’un petit nouveau
-appelait des _Pères en redingote_.
-
-Mais, avec le même esprit religieux, ils n’ont pas tous les mêmes
-façons: chacun garde son tempérament. Je ris encore de l’effroi que t’a
-causé, à première vue, la tête de notre Frère portier. Je ne prétends
-pas en faire un Adonis; j’avoue même, entre nous, qu’il a l’air un
-peu... bouledogue. Mais, en dehors des sévérités nécessaires de sa
-consigne, c’est un homme charmant et qui s’efforce d’être courtois avec
-les dames. Tu as pu en juger par son sourire d’adieu!
-
-Le Frère linger est un gros sourire en chair et en os. Il essaie bien
-parfois de se fâcher, quand on le taquine; mais on voit trop qu’il le
-fait par pur devoir de conscience. Son cœur n’a point de rempart et,
-s’il a une porte, la clef est toujours dessus: que d’anciens pourraient
-en témoigner! La plus sensible peine que puissent lui faire les
-Supérieurs, c’est de lui imposer, dans le cachot voisin de sa lingerie,
-la garde d’un coupable, avec défense de lui adoucir en quoi que ce soit
-le _carcere duro_: le plus malheureux des deux, ce n’est pas le
-prisonnier.
-
-Je vous ai parlé autrefois du Frère infirmier, guérisseur, convertisseur
-et prestidigitateur émérite. C’est bien le plus brave homme qu’ait
-produit la terre d’Alsace, qui en produit tant.
-
-Un type très particulier, c’est le Frère procureur ou économe. On l’a
-dit juif converti; mais il paraît qu’on l’a calomnié: il n’entre pas de
-juif dans la Compagnie et l’on ne voit pas qu’il soit indispensable de
-descendre d’Abraham pour avoir le génie des affaires. Il avait ce génie
-avant d’être jésuite: les Pères lui ont donné l’occasion de le
-développer et il leur a rendu de grands services, à des époques
-difficiles. On vient le consulter de loin, dit-on, sur des questions
-épineuses. Je le vois quelquefois à son bureau, pour mes petites
-affaires ou celles de la _questure_: je l’ai trouvé toujours très
-avenant, pas fier du tout, serviable au possible et sachant même parfois
-assaisonner ses bons services d’un joyeux calembour, bien pardonnable à
-son aride métier.
-
-Le Frère dépensier, plus jeune, doit être spécialement chargé de tenir
-éveillés les vieux Frères, pendant la petite partie de domino qui suit
-leur dîner: il s’en acquitte si bien que sa voix éclatante traverse les
-murs et vient réveiller jusqu’aux dormeurs de notre étude. On le dit la
-terreur du marché où il achète nos provisions, à cause de la forte part
-qu’il réclame dans les profits que voudraient faire sur lui les
-marchands et les marchandes. Mais il tient à honneur de nous bien servir
-au réfectoire. Il m’a pris en affection, comme compatriote, et quand,
-mes jours de lecture, je dîne seul après les autres, il soigne mon verre
-de vin supplémentaire et mon dessert, puis me raconte des histoires.
-C’est par lui que je connais si bien les Frères.
-
-Le Frère cuisinier, qu’on voit rarement, a l’air aussi bon que son
-gâteau de macaroni, qui a fait le désespoir de la pauvre Fanchon. On le
-surprend parfois, venant contrôler par une porte entre-bâillée le succès
-de ses plats de choix: son plaisir est de nous engraisser--pour le bon
-Dieu.
-
-Le Frère chef du personnel domestique semble mener rondement son
-difficile bataillon. Il ne fait pas bon avec lui laisser tomber une pile
-d’assiettes: il lance alors au coupable un «_malheureux pécheur!_» qui
-promet de rudes expiations. Mais on est rassuré sur la persistance de
-ses rancunes, quand on voit avec quelle bonhomie il préside au jeu de
-boules de ses «grands enfants». C’est d’ailleurs un maître ouvrier pour
-tous les travaux que nécessite la tenue d’une si grande maison:
-peinture, vitrerie, serrurerie, jardinage, décoration, rien ne
-l’embarrasse--sauf l’introuvable moyen de contenter en même temps tout
-le monde et son père. Il me l’a dit en confidence.
-
-Le Frère menuisier est un franc Picard de vieille roche. A voir ses
-traits énergiques, son large dos voûté, sa longue redingote, son
-haut-de-forme légèrement incliné sur la nuque, sa tabatière à queue de
-souris et son vaste mouchoir de couleur, on n’est pas surpris
-d’apprendre que sa naissance remonte encore au siècle dernier. Dans son
-jeune temps, il a été _serpent_ de sa paroisse, où son instrument,
-symbole des vanités humaines, se voit encore accroché en _ex-voto_ dans
-le chœur de l’église. Aujourd’hui il a passé la septantaine et se plaint
-de ne plus pouvoir soulever tout seul les grosses poutres, qu’il portait
-jadis comme des plumes; mais le dimanche, aux vêpres, quand il chante
-les psaumes avec nous, l’orgue ne peut lutter contre le formidable
-cuivre de sa voix et doit prendre la mesure qu’elle bat. Nous y sommes
-faits; le Père directeur de musique s’en impatiente quelquefois, mais...
-il est Picard aussi et ne voudrait pas tuer de chagrin son vieux
-compatriote, en le faisant taire par ordre supérieur. On dit que, depuis
-trente ans, il ne boit que de l’eau,--pour mourir centenaire, dit-il[7]:
-mais c’est par pénitence.
-
- [7] Il est mort à 93 ans.
-
-J’aime bien tous ces braves gens et ne me prive pas de causer avec eux,
-quand j’en trouve l’occasion, surtout avec les anciens. Leur
-conversation exhale comme un parfum d’humilité joyeuse et de paix
-divine. L’autre jour, rencontrant le vieux Frère lampiste, un saint
-homme qui porte le bon Dieu dans ses yeux, je lui demandai des nouvelles
-de ses lampes: «Elles vont bien», dit-il; puis, sans transition, avec
-une simplicité adorable, il ajouta: «Tâchez de mériter la lumière
-éternelle.» Je répondis simplement aussi: «Priez pour que j’y arrive,
-mon frère»--et fus payé d’un sourire d’adhésion.
-
-Heureux sont-ils de n’être des savants, mais, en revanche, bons
-serviteurs de Dieu et des hommes!
-
-
-1er NOVEMBRE.--Il est cinq heures du soir. Un temps triste. Du haut des
-tours de la cathédrale, le gros bourdon, par intervalles réguliers,
-déverse au loin sur la ville les ondes prolongées du glas funèbre et
-toutes les cloches des paroisses lui font écho. On dirait, d’une part,
-la grande voix de la mort proclamant son empire universel et, de
-l’autre, le concert plaintif des générations déjà mortes, demandant
-grâce à leur Juge et secours aux vivants.
-
-En revenant de la visite des cimetières, où se pressait une foule
-pieuse, nous avons remarqué l’attitude pénible, presque honteuse, des
-habitués de la rue et du cabaret. Le son des cloches, évidemment, leur
-coupait la gaîté et gênait leur libre pensée. On a beau se dire qu’avec
-la mort tout finit et refuser de loin les derniers services de l’Église:
-quand le Jour des Morts ramène cet appel de l’Église à la prière pour
-les défunts et, du même coup, le souvenir des êtres chéris qu’on a vus
-partir pour... oui, pour l’autre monde, on se reprend à penser qu’on est
-tout de même plus qu’un simple chien, et l’on irait peut-être aussi
-saluer la croix de bois sous laquelle dorment le père et la mère, si
-l’on n’avait peur du camarade X... qui a une langue du diable... Mais la
-petite portera une couronne d’immortelles; ça lui fera plaisir, et ce
-n’est pas compromettant: on en porte bien aux enterrements civils.
-
-Pauvres gens!
-
-J’ai prié pour tous ces inconnus dont nous avons visité les tombes: ils
-sont nos frères. Mais j’ai prié davantage pour les défunts qui nous sont
-chers, pour nos grands-parents, dont j’ai gardé un si tendre souvenir,
-surtout de bonne maman Julie, qui m’apparaît encore, dans mon
-imagination d’enfant, comme un portrait vivant de toutes les vertus
-aimables. Pouvais-je oublier les émotions douloureuses qu’a dû réveiller
-dans le cœur de nos bons parents la pensée de Gérard, notre aîné, enlevé
-à leur affection et à la nôtre dans cet âge charmant où les fleurs
-commencent à faire place aux fruits? Mais qui sait les déceptions que
-Dieu lui a épargnées, en le prenant à quinze ans?
-
-La mort ne m’effraie pas. Je vous ferais de bonne grâce mes adieux dès
-demain, dès aujourd’hui, si Dieu le voulait. Le P. Prédicateur de la
-Retraite nous a dit que cette indifférence se manifeste fréquemment à
-seize ou dix-huit ans, et il en donnait deux raisons, qui sont deux
-peurs: l’une, c’est la peur de perdre plus tard les chances de salut
-qu’on a maintenant pour son âme, et l’autre, c’est une peur instinctive
-du travail, de l’effort, des luttes qu’il faudra subir pour se créer une
-place dans le monde. Ce serait si simple d’aller en paradis tout de
-suite et tout droit, sans avoir eu la peine de le conquérir!--«Oui,
-concluait le Père; mais il n’existe pas encore de paradis pour les
-fainéants.»
-
-Il faudra donc, de toute façon, que je trime, que je bataille et
-peut-être que je peine rudement pour _faire ma trouée_. J’y suis résolu.
-Mais dans quelle voie? Il se pose là un point d’interrogation qui
-devient de plus en plus sérieux, à mesure qu’approche le terme de mes
-études secondaires.
-
-
-13 NOVEMBRE: _Saint Stanislas Kostka._--J’ai une prédilection pour ce
-novice jésuite, mort d’amour pour Dieu et Marie, à l’âge que j’ai, après
-avoir été deux fois communié de la main des anges. Les rudes combats
-qu’il eut à soutenir pour répondre à l’appel d’en haut m’ont engagé à le
-choisir comme patron dans la grave question de mon avenir.
-
-
-20 NOVEMBRE.--Hier soir, de huit heures à dix heures, la classe de
-Philosophie et l’Académie de Rhétorique ont eu la grande faveur
-d’assister, dans le parloir, à la séance de rentrée de l’Association de
-Saint-X... composée d’anciens élèves du Collège. Au bureau siégeaient,
-comme président, vice-président et secrétaire, trois jeunes avocats; aux
-premières places de l’assistance, on voyait le président d’honneur,
-assis entre le R. P. Recteur et le P. Directeur de la Conférence;
-derrière eux, bon nombre de professeurs, d’associés et nous--rien que
-des gens d’esprit et de bon esprit!
-
-L’un et l’autre pétillaient dans l’intéressant rapport du secrétaire sur
-les travaux de l’année précédente. Il nous analysa en quelques pages
-très vivantes, par petits groupes, les quinze ou vingt discours
-prononcés par les Associés, dans l’espace de huit mois, sur des sujets
-variés: questions d’arts et de sciences, d’histoire et de littérature,
-de droit et de morale, de patriotisme et de charité, surtout d’économie
-sociale et d’œuvres populaires--coups d’essai pour les débutants, coups
-de maître pour les _vieux_ et pour certains privilégiés, de ceux chez
-qui
-
- _La valeur n’attend pas le nombre des années._
-
-Plusieurs déjà, après s’être essayés devant l’auditoire bienveillant qui
-les applaudissait aux réunions intimes du collège, sont allés porter la
-bonne parole à des assemblées plus difficiles, sur divers points du
-pays, non sans succès. Ils auront des imitateurs.
-
-Le président d’honneur, ancien élève lui-même et bien connu pour son
-dévouement actif à toutes les œuvres utiles, félicita vivement la
-Conférence de tout ce qu’elle a tenté et accompli dans le sens de
-l’apostolat social chrétien, qui est son but final. Puis il nous dit,
-avec autant de netteté que de chaleur, en quoi consiste _le devoir des
-jeunes_ dans le monde actuel. Au tableau saisissant des misères
-physiques et morales qui rongent la France et des efforts sans relâche
-que nos ennemis s’imposent pour la ruine des âmes, il opposa l’écœurant
-spectacle de ces jeunes hommes de dix-huit à vingt ans, qui, riches de
-toutes les ressources d’une éducation chrétienne et distinguée, ne
-savent que faire de leur loisir, de leur intelligence et de leurs autres
-belles qualités; qui promènent leur ennui et leur mollesse d’amusement
-en amusement, papillons ou tourtereaux; qui n’ont aucun goût sérieux,
-aucun idéal; qui n’ont rien au cœur en fait de noble ambition, et qui
-gaspillent leurs plus belles années... à quoi? à traîner une existence
-vide, stérile en œuvres, féconde seulement en regrets tardifs et en
-remords. Et s’adressant à nous: «Ne soyez pas de ceux-là, mes jeunes
-condisciples, s’écria-t-il; regardez plutôt ces Conférenciers, vos
-aînés, et faites ce qu’ils font. Mais pour remplir un jour
-convenablement votre devoir de jeunes hommes, il faut bien remplir
-maintenant votre devoir de grands élèves. Vos Pères s’ingénient et se
-dévouent de toute manière (nul ne le sait mieux que moi) à faire de vous
-des chrétiens solides et intelligents, aptes à toutes les saintes
-luttes, comme ils le sont eux-mêmes: répondez à leurs efforts par les
-vôtres, et qu’un jour la France et l’Église puissent compter sur vous!»
-
-Quand les acclamations eurent pris fin, le R, P. Recteur demanda la
-parole. Après avoir remercié l’orateur et les Conférenciers de l’honneur
-qu’ils font à leurs anciens maîtres, il annonça que, pour fournir aux
-grands élèves présents une occasion immédiate de se former à l’apostolat
-de la parole, il leur accorderait volontiers la permission d’assister
-désormais, chaque quinzaine, aux réunions de l’Association, si nous le
-désirions et si nos aînés n’y voyaient pas d’inconvénient.
-
-Toutes les mains se levèrent comme une seule et les bravos éclatèrent.
-
-Bonne soirée. J’en suis enchanté, mes amis aussi. Nous ferons quelque
-chose... et je crois que mes horizons s’ouvrent.
-
-
-25 NOVEMBRE: _Sainte Catherine._--Voilà une sainte qui humilie
-singulièrement le sexe fort! Non contente de tenir tête à un empereur
-fou furieux, elle a réduit aux abois tout le ramassis des philosophes
-païens les plus huppés. Pour n’avoir pas devant le public un dessous
-fatal à leur renom de savants, ceux que son invincible dialectique
-n’avait pas convertis à la foi, n’eurent pas d’autre ressource que de la
-faire rouer. Mais elle fit une croix sur la roue--et la roue cassa comme
-un fil de verre, comme avaient cassé leurs arguments. Il fallut employer
-la hache pour réduire à l’impuissance la vierge philosophe de dix-huit
-ans.
-
-Elle valait bien un homme, certes, et je m’explique parfaitement qu’on
-l’ait instituée patronne des étudiants en philosophie. Le P. Recteur,
-selon l’usage, nous a octroyé en son honneur une boîte de dragées et une
-promenade de classe au premier beau jour. Vive donc sainte Catherine!
-
-Je sais bien que les vieilles filles... Mais chut! _Ça brûle._
-
-
-30 NOVEMBRE.--Sortie du mois, pour ceux qui ont la chance de n’être pas
-loin de la maison paternelle; les autres se résignent à faire, aussi
-joyeusement que la saison le permet, une excursion de quelques heures
-dans la montagne. Le grand incident de la nôtre a été la poursuite
-mouvementée d’une superbe couleuvre, que nous avons rapportée en
-triomphe: elle sera promenée demain dans les cours comme témoignage de
-notre intrépidité et, si nous trouvons un naïf, nous la lui ferons
-avaler.
-
-En hiver, la soirée vient de bonne heure et les parents qui n’ont pas,
-comme les miens, mille choses à dire à leurs enfants, apprécient peu le
-tête-à-tête prolongé avec eux dans un salon d’hôtel. Pour leur venir en
-aide, chaque soir de sortie, une des classes supérieures leur offre une
-comédie plus ou moins improvisée, mais toujours bien reçue. Les
-Humanistes nous ont donné les _Inconvénients de la grandeur_, par le P.
-du Cerceau, jésuite. On m’avait prié d’y faire un rôle, que j’ai trouvé
-fort long et fort fatigant: j’ai dû rester immobile et muet, debout,
-avec une hallebarde sur l’épaule, pendant trois quarts d’heure! C’est
-inhumain, et pas plaisant du tout pour le personnage... Dévouement et
-abnégation!
-
-
-3 DÉCEMBRE: _Saint François-Xavier_, qui fut le Paul de la Compagnie de
-Jésus, comme saint Ignace en fut le Pierre.--La messe nous a été dite
-par un de ses successeurs, vénérable Père à longue barbe grisonnante,
-qui portait sur ses traits amaigris et dans sa démarche fatiguée les
-traces visibles de la souffrance. Il revient de Chine. Il a bien voulu
-nous faire, à la grande salle, une «simple causerie» sur sa chère
-mission.
-
-Après quelques données générales sur l’étendue et le gouvernement du
-Céleste Empire, le Père nous parla de cette civilisation chinoise,
-cristallisée depuis des siècles et réfractaire à tout progrès. Il nous
-dépeignit la duplicité insondable des habitants, leur politesse de
-théâtre, leurs études baroques qui consistent à apprendre un alphabet de
-quatre-vingt mille caractères, leurs relations de famille, leur cuisine,
-leur médecine, et à ce dernier propos il nous raconta comment il venait
-d’échapper à une terrible attaque de choléra, gagnée dans une de ses
-courses apostoliques en pays perdu. On avait appelé en toute hâte le
-docteur de l’endroit. Celui-ci examina le malade, fit une grimace peu
-rassurante, puis ordonna de le frictionner à tour de bras avec des
-linges chauds, pour rétablir la circulation du sang. Comme l’effet
-désiré se faisait attendre, il lui râcla le dos jusqu’au vif avec des
-écailles d’huître: les membres restèrent froids. L’Esculape demanda des
-épingles et, à l’exemple des anciens bourreaux de martyrs, les insinua
-sous les ongles du patient: toujours rien. Alors, saisissant une forte
-aiguille à tricoter, sans crier gare, il la lui plongea net de plusieurs
-centimètres dans le creux de l’estomac. Du coup, la réaction se fit, le
-sang circula et le Père fut sauvé. Il ajouta: «En pays civilisé, aucun
-médecin n’aurait osé m’appliquer ce traitement brutal et j’étais un
-homme mort, tandis qu’à présent mes forces reviennent peu à peu et, dans
-quelques semaines, je compte aller reprendre ma besogne interrompue.»
-
-Il nous parla ensuite de la haine héréditaire des Chinois pour tous les
-Européens, qu’ils appellent les diables d’Occident: c’est le grand
-obstacle, inventé par le vrai diable, contre la prédication de notre
-sainte foi. «A ce préjugé invétéré, nous dit le Père, il n’y a qu’un
-remède: vaincre la haine par l’amour, la défiance par le dévouement. Le
-Chinois ne manque pas de cœur; mais il faut atteindre ce cœur et le
-gagner. Les riches, les puissants et les savants, tous orgueilleux ou
-corrompus, restent jusqu’ici à peu près inaccessibles à un Évangile qui
-leur demande l’humilité et la chasteté; mais l’Évangile a été d’abord
-annoncé aux pauvres, aux faibles et aux simples. Nous recommençons en
-Chine l’œuvre du Christ et de ses apôtres auprès des âmes neuves, et cet
-humble ministère nous apporte de nombreuses consolations.» En preuve, le
-Père nous raconta quelques faits bien touchants, puis conclut, d’un ton
-qui vous pénétrait: «Voilà, mes enfants, ce que le missionnaire obtient
-à force de travail et de peine. Il obtiendrait davantage, s’il était
-comme les premiers Apôtres, comme François-Xavier, un saint et un
-faiseur de miracles. Du moins peut-il, comme François-Xavier, donner
-pour ces millions d’infidèles son dernier souffle de vie, peut-être sa
-dernière goutte de sang: c’est le double espoir de tous les frères que
-j’ai laissés là-bas--et c’est le mien.»
-
-Que dirais-tu, Jeanne, si je partais avec le P. Missionnaire?
-Pourrais-je rien faire de meilleur? J’y penserai.
-
-
-6 DÉCEMBRE.--Ce matin, en me levant, j’ai trouvé dans l’un de mes
-souliers un délicieux cornet de bonbons fondants, que le grand S.
-Nicolas y avait laissé tomber, la nuit, en passant devant les lits des
-enfants sages. Mon voisin de droite, qui pleurniche facilement, a retiré
-des siens deux oignons, qu’il s’est hâté de dissimuler; celui de gauche,
-un farceur, a été gratifié d’une superbe carotte crue, qu’il mangera.
-Certains étourdis ou paresseux ont retrouvé les verges qui épouvantaient
-déjà leur enfance, sans la corriger.
-
-Morale: il n’y a pas de petits profits--ni de petites leçons.
-
-
-8 DÉCEMBRE: _Immaculée Conception._--Ma dignité préfectorale m’a valu le
-grand honneur d’assister à la fête patronale de la Congrégation des
-_Anciens_. Ils étaient là cinquante ou soixante en âge d’homme, venus
-pour renouveler aux pieds de la Vierge Immaculée, par l’organe de leur
-préfet, la promesse solennelle, non pas de renverser le gouvernement ou
-de comploter un État clérical dans l’État laïque, mais d’honorer Marie
-par le fidèle accomplissement de leurs devoirs de chrétien et de
-Français. Ce fut la résolution que le R. P. Recteur, dans une allocution
-vibrante, les invita tous à emporter de la sainte Table avec le corps de
-Notre-Seigneur, qui donnerait à leur bonne volonté la force et la
-persévérance.
-
-Que ne sont-ils cinquante ou cent mille à donner cet exemple en France!
-Elle redeviendrait chrétienne.
-
-
-25 DÉCEMBRE.--«_Noël! Noël! Voici le Rédempteur!_» Pendant que, cette
-nuit, du haut de la tribune, ce beau cri de reconnaissance invitait
-élèves et parents, dans la chapelle trop étroite, à saluer l’Enfant-Dieu
-sur la paille de sa crèche, et que moi, indigne, je le recevais
-réellement dans mon cœur, oui, j’ai compris mieux que jamais l’immense
-bienfait d’avoir été arraché, par la vertu de la Rédemption, à la
-servitude des passions mauvaises. Désormais je suis son esclave, je veux
-l’être jusqu’à la mort. Je n’ignore pas à quoi cette résolution
-m’engage; mais je compte que sa grâce, après m’avoir cherché si bas et
-ramené de si loin, ne m’abandonnera pas à ma faiblesse naturelle. Gloire
-à Dieu au plus haut des cieux!
-
-Ces pensées m’ont poursuivi toute la journée. Vingt fois pendant les
-offices si beaux de la fête, je me suis senti pressé invinciblement de
-m’offrir au Dieu enfant, moi et tout ce que je puis valoir. Je lui ai
-tout donné: il fera de moi ce qu’il voudra--ou ce qu’il pourra.
-
-
---Le soir, après Vêpres, la Division des Grands a servi à nos vingt
-enfants pauvres, en l’honneur de l’Enfant Jésus, un goûter des plus
-alléchants. Au menu traditionnel, composé de choses plus solides, la
-délicate générosité des élèves avait ajouté quantité de friandises
-prélevées sur leurs desserts. C’était plaisir de voir avec quel entrain
-nos jeunes invités faisaient plat net: ils trouvaient tout juste, entre
-deux bouchées, le temps d’adresser une risette à Messieurs leurs
-servants. Parfois, tournant et retournant dans leurs mains une orange ou
-un bout de pâtisserie, ils avaient l’air de se demander: «Ça sera-t-il
-pour moi ou pour mon petit frère?» Lutte terrible entre deux amours!
-Mais, un instant après, l’amour fraternel l’emportait sur la
-gourmandise, et l’orange ou la pâtisserie était glissée dans une poche
-de réserve, pour faire des heureux à la maison. Ces enfants d’ouvrier
-ont très généralement bon cœur.
-
-Quand les tables sont desservies, un rideau s’ouvre et l’on voit
-apparaître sur la scène, dans une crèche rustique, un charmant petit
-Jésus, qui tend les bras en souriant à nos gamins émerveillés. Il est
-encadré entre deux arbres de Noël. L’un, en guise de pommes de pin,
-porte à ses branches une ample cueillette de bibelots multicolores, de
-jolis jouets, de petits objets utiles à des écoliers... et même des
-saucissons, enroulés dans du papier d’argent. L’autre sapin disparaît
-sous tout un magasin de lingerie, dont la meilleure part vient des
-_Chevalières de l’Aiguille de Z..._ Pourquoi le nouvel Ordre n’a-t-il
-pas délégué au moins sa fondatrice pour jouir de ce beau spectacle et
-pour recueillir, dans la joie naïve des enfants, la récompense terrestre
-de sa charité?
-
-Le tirage au sort de toutes ces charmantes choses est long--pas pour les
-enfants, mais pour les assistants désintéressés: on le coupe par un peu
-de musique et des noëls ou des chansonnettes, dont les élèves de bonne
-volonté font encore les frais.
-
-Le dépouillement fini, les Catéchistes apportent sur la scène des
-paniers pleins de vêtements neufs ou demi-neufs, offrandes des élèves ou
-de leurs parents. Chacun de nos petits protégés reçoit un habillement
-complet, pour lui ou pour quelqu’un des siens, et tous enfin nous
-quittent, heureux comme des princes, fiers de porter un paquet plus
-lourd qu’eux, excitant à leur sortie du collège la surprise curieuse des
-passants et peut-être l’envie de plus d’un.
-
-Cela fait du bien, n’est-il pas vrai, Jeanne? de faire un peu de bien
-autour de soi. Je ne le comprends que depuis ma conversion: avant,
-j’étais un vilain égoïste et, avec cela, toujours mécontent de moi-même
-et d’autrui.
-
-
-27 DÉCEMBRE: _Saint Jean l’Apôtre._--Double fête: celle de mon ami Jean,
-que nous avons célébrée ensemble, en communiant à la messe de notre P.
-Professeur, et celle du P. Professeur lui-même.
-
-A ce dernier j’ai traduit les souhaits et la reconnaissance de la classe
-de Philo dans un morceau d’éloquence dont la parfaite sincérité faisait
-le grand mérite: mérite facile d’ailleurs, quand le cœur se met de la
-partie, et vraiment il en était, car notre professeur actuel a hérité de
-toute l’affection respectueuse que nous avions pour l’ancien. Nous lui
-avons offert (c’est le seul cadeau permis) un joli bouquet de
-chrysanthèmes, qu’il a fait porter à la Vierge de la Congrégation. Sa
-réponse émue à mon compliment nous a prouvé une fois de plus que, chez
-nos professeurs, le maître est toujours doublé d’un père--et que l’on
-calomnie la Philosophie en l’accusant de dessécher le cœur: ni celui du
-Père ni le nôtre n’en sont réduits là, Dieu merci!
-
-Je lui suis personnellement très obligé de m’avoir réconcilié avec cette
-respectable dame, dont les allures sévères et la conversation peu variée
-m’avaient déplu, au commencement. Aujourd’hui je ne la trouve plus que
-sérieuse, et ce qu’elle dit m’intéresse, parfois même très vivement.
-
-
-28 DÉCEMBRE: _les saints Innocents._--Encore une double fête. A la
-chapelle, grand déploiement des enfants de chœur. Ils ont pour patron
-les petites victimes de Bethléem, dont ils rappellent l’innocence par
-leur aube immaculée et le martyre par leur soutane rouge. Purs comme la
-neige, fidèles jusqu’au sang: quel magnifique idéal pour de jeunes
-chrétiens!
-
-Au dîner, le plat de bouillie traditionnel, enguirlandé de sucreries,
-est servi au plus jeune de chaque division, et l’heureux _innocent_ est
-condamné à la manger en public, cuillerée par cuillerée, de la main du
-plus vieux, faisant fonction de bonne d’enfant. S’il s’exécute gaîment,
-il en est récompensé par les vivats de ses condisciples et par quelques
-faveurs qu’il obtient pour eux des autorités. Dans la division des
-petits, on lui rend des honneurs: on l’installe en chaire, à l’étude, et
-là, coiffé de la _birette_ et armé des besicles du P. Surveillant, il
-marque des mauvais points aux rieurs et donne des permissions aux sages.
-Jeux d’enfant, oui, mais bons pour entretenir l’esprit de famille! Je
-les introduirai dans _mon_ Université.
-
-
-30 DÉCEMBRE.--On vient de nous donner en classe les notes détaillées des
-compositions et des examens du premier trimestre: le résultat général
-doit être proclamé demain à la grande salle en présence des parents. Ma
-mère sera satisfaite, celle de Louis aussi: on nous a déclarés tous deux
-_reçus_ avec une bonne note. J’en suis heureux pour elles. Un insuccès
-de l’un ou de l’autre aurait jeté un nuage de tristesse sur les trois
-joyeuses journées que nous allons passer en famille avec nos mamans et
-Jeanne. Merci, ma bonne Mère du ciel!
-
-
-3 JANVIER.--Journées délicieuses en effet, trop vite écoulées. Il n’est
-pas possible, non, il n’est possible de s’imaginer une mère à la fois
-plus aimante et plus sage que la mienne. Avec quel art sans artifice
-elle sait mêler aux témoignages d’affection les bons conseils! Avec
-quelle simplicité de dévouement elle s’oubliait elle-même pour rendre le
-séjour plus agréable à la mère de Louis! Et comme je l’ai vue prier, à
-ce salut solennel de fin d’année, pendant le _Te Deum_ d’action de
-grâces et le _Miserere_ de pénitence! C’est une vraie sainte, et je n’ai
-pas à chercher loin quelle intercession m’a obtenu de Dieu miséricorde
-et amour.
-
-Madame X. a été enchantée de son fils Louis, qu’elle a trouvé de plus en
-plus changé en mieux, et des RR. Pères, qui lui ont paru fort aimables
-et distingués: après en avoir eu si longtemps peur, elle est en train de
-se fanatiser pour eux. Allons, tant mieux! Elle aura de quoi répondre
-aux préjugés du pauvre tuteur de Louis.
-
-Jeanne, ma sœur, que je croyais devenue personne grave, s’est amusée
-comme une petite folle à la comédie où je jouais. Elle prétend que j’y
-étais drôle à faire mourir de rire: est-ce flatteur pour moi? En tout
-cas, elle a conduit la claque, parmi le public féminin qui l’entourait,
-de façon à me rendre presque honteux... Entre quatre yeux, elle a été
-plus sage, et nous avons eu ensemble, les deux derniers jours, des
-conférences utiles. Elle a du bon, ma grande sœur, et je ne serais pas
-surpris que, dans quelques années, elle soit en état de faire le bonheur
-d’un mari sérieux--à moins qu’elle n’aille échouer aux Ursulines.
-
-Ce matin elles sont reparties. Les adieux m’ont coûté beaucoup plus qu’à
-l’ordinaire: j’en ai le cœur malade. Qu’est-ce que cela veut dire?
-
-
-7 JANVIER.--De plus en plus fort... non, de plus en plus faible! Cette
-fois, j’ai une flèche dans le cœur... Mais ce que je vais écrire n’est
-pas pour Jeanne: je ne veux pas faire trotter son imagination.
-
-Comme tout le monde, j’ai ri de certaines petites infirmités qui se
-manifestent de temps à autre chez des élèves au cœur sensible. Voici,
-par exemple, un brave garçon, assez peu soucieux jusque-là de sa
-personne, qui tout à coup se met à soigner ses cheveux, son nœud de
-cravate, son col et ses manchettes: il se fait beau. Pour qui? Les
-malins ont vite fait de le deviner. Son œil, devenu rêveur et doux,
-s’allume, lorsqu’il voit passer telle division. Alors il cherche dans
-les rangs, et, quand il a trouvé, ses joues s’animent à leur tour, un
-mouvement fébrile l’agite et un voisin charitable lui demande: «Es-tu
-malade?--Non.--Qu’as-tu donc?--Rien.» Mais le voilà rouge pivoine:
-preuve qu’il vient de mentir. Et de fait, il a quelque chose, qui
-s’appelle vulgairement un... _chou_.
-
-Vais-je me donner ce ridicule? Hier à la promenade des Rois, il y avait
-dans le cortège trois petits pages, qui offraient des dragées. Ils
-étaient, comme leurs maîtres, deux blancs et un noir. Ce dernier
-(faut-il que ce soit juste le négrillon!) vint à moi avec sa large coupe
-d’or, mit de son petit doigt en évidence un bonbon et, me souriant avec
-ses dents blanches et ses yeux ronds, me dit ingénument: «Prends
-celui-là: c’est le meilleur.» Je le pris, en répondant avec la même
-ingénuité: «Merci, petit moricaud.» Nouveau sourire. Quoi de plus
-innocent?
-
-Oui, mais ce coquin de sourire, et ces dents blanches, et ces yeux ronds
-me sont revenus, le soir; ce matin, ils me reviennent encore, et je
-n’arrive pas à les chasser. N’est-ce pas bête?... Espérons que ça
-passera comme un mal de dents.
-
-
-12 janvier.--Ça ne passe point. Au contraire. Je l’ai revu en blanc:
-figure ordinaire, bouche moyenne, nez légèrement retroussé, yeux... La
-distance m’a empêché d’en distinguer la couleur exacte: je me les figure
-bleus, naturellement. Il a onze ou douze ans. Bon élève sans doute,
-puisqu’il porte croix et rubans, comme moi. Je ne sais pas son nom, ne
-lui ai point parlé et n’ai même pas fait semblant de le reconnaître: il
-en a paru un peu surpris. Mais je m’en moque, petit! Va te faire
-_chouter_ ailleurs: je n’ai pas envie de rire.
-
-Mais non, je n’ai pas envie de rire, pas la moindre envie. Ce gamin-là
-me tracasse à l’étude, quand j’aurais besoin de travailler, et à la
-chapelle, quand je veux prier. J’avais eu l’idée de prier pour lui, afin
-qu’il reste bien sage, bien pur, bien... digne de mon amour, quoi? Mais
-je me suis avisé, à temps, qu’il y avait là-dessous un simple prétexte
-pieux, venant tout droit de l’esprit malin, pour penser à lui, et qu’une
-pareille prière n’avait pas grande chance d’être prise en considération.
-Je prie donc pour moi, demandant à Dieu de me délivrer de cette
-obsession.
-
-
-18 JANVIER.--En me confessant, la pensée m’est venue de parler de mon
-malaise. Mais à quoi bon? Je sens très nettement que je n’ai pas,
-jusqu’ici, offensé le bon Dieu, que pour rien au monde je ne voudrais
-l’offenser, que cette impression bizarre réside uniquement dans ma
-sensibilité et que ma volonté n’y prend aucune part. C’est une chose que
-je subis et que mon bon sens désavoue.
-
-Cependant il est certain que, tout en la désavouant très sincèrement,
-j’y ressens l’amorce du plaisir. Au fond, si ridicule que cela me
-paraisse, je me trouve... comment dirai-je?... flatté secrètement
-d’occuper peut-être une place dans ce petit cœur, et je voudrais bien
-l’occuper tout seul. Donc amoureux et jaloux!... Eh bien, mon pauvre ami
-Paul, pour un garçon de dix-sept ans, philosophe et gros bonnet de la
-division, voilà qui est édifiant!
-
-Comment sortir de là? J’irais bien à mon recours ordinaire, au Père
-spirituel, qui par un fait exprès ne m’a pas appelé depuis huit jours.
-Mais la chose en vaut-elle la peine? Il me répondra que c’est un
-enfantillage et se moquera de moi... N’importe, je le verrai demain,
-pour être tranquille.
-
-
-20 JANVIER.--Le Père ne s’est pas moqué de moi: il a même pris la chose
-tout à fait au sérieux. Quand je lui eus raconté l’origine du mal, le
-trouble qu’il jette dans mon travail et ma prière, mon impuissance à
-dominer ces impressions ridicules, il me dit, de son ton le plus grave:
-
-«Mon cher enfant, il n’y a pas de maladie ridicule, ni du corps ni de
-l’âme. Les plaisanteries ne guériraient pas la votre: il faut la
-combattre sérieusement.
-
---Je le veux bien, mon Père: dites-moi comment.
-
---Par la raison et par la foi. La raison vous fera comprendre que, sous
-l’apparente futilité de cette petite passion naissante, se cache le
-danger sérieux d’un amollissement progressif de votre cœur: or, un cœur
-mou est à la merci des pires tentations, pour le présent et pour
-l’avenir. Je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage à vous, n’est-ce
-pas?
-
---Non: je sors du lycée.
-
---La foi vous indiquera les moyens de conjurer le péril et de garantir à
-votre cœur sa fermeté nécessaire: il faut prier et communier. Je vous
-permets deux communions par semaine. Ajoutez-y l’observation plus
-parfaite que jamais de vos devoirs journaliers, pour rester le maître de
-votre volonté, et fuyez l’occasion: elle fait le larron. Avec cela, mon
-pauvre enfant, prenez votre mal en patience, jusqu’à ce qu’il plaise au
-bon Dieu de vous en délivrer.
-
---Sera-ce long, mon père?
-
---J’espère que non. Tout dépendra, non point des efforts violents que
-vous pourriez être tenté de faire (ils aggraveraient le mal), mais de
-votre fidélité calme et persévérante dans l’emploi des moyens indiqués.
-Allez en paix, mon enfant... et revenez.»
-
-En me reconduisant, il me dit encore: «Courage, Paul! Dieu vous envoie
-cette petite épreuve pour vous aguerrir: il veut faire de vous un de ses
-bons soldats.» Je lui ai promis de lutter de mon mieux.
-
-
-25 JANVIER.--J’ai religieusement obéi à mon directeur et le calme semble
-déjà revenir. D’ailleurs, grâce à une période de froid, nous avons
-beaucoup patiné depuis quelque temps, et cet agréable exercice au grand
-air a notablement contribué, je crois, à me rafraîchir le tempérament.
-
-
-2 FÉVRIER.--Ce matin, fête de la Purification de la Sainte Vierge, en
-présence de tout le collège assemblé à la chapelle, le P. Professeur
-d’Humanités a prononcé ses _grands vœux_.
-
-Rien de plus simple que la manière dont la cérémonie s’accomplit. Au
-moment de la communion du prêtre, pendant que le P. Recteur, tourné vers
-l’assistance, tient la sainte hostie entre ses doigts, le religieux à
-genoux lit la formule solennelle qui consomme son pacte avec Dieu et
-avec la Compagnie de Jésus; le P. Recteur reçoit cet acte signé et
-présente au nouveau Profès, en échange de son oblation suprême, le corps
-de Notre-Seigneur.
-
-Mais la simplicité même de cet acte a quelque chose de saisissant, quand
-on réfléchit que, dans la pensée du religieux, c’est une donation sans
-réserve et sans retour de tout ce qu’il est, de tout ce qu’il a, au
-service et à la plus grande gloire de Dieu, en même temps qu’une
-généreuse acceptation de toutes les souffrances que pourra lui imposer
-sa vocation. Désormais il ne s’appartient plus: il appartient à ses
-Supérieurs, aux âmes qui auront besoin de lui sur n’importe quelle plage
-du monde--et aux persécuteurs, qui font rarement défaut aux enfants de
-saint Ignace. Mais aussi sa récompense est assurée, belle entre les plus
-belles et hors de toute atteinte.
-
-Ah! si j’étais appelé!...
-
-A la séance littéraire, que l’Académie de Rhétorique a offerte au Père
-après la cérémonie, celui-ci occupait selon l’usage la place du P.
-Recteur. Il nous a parlé avec émotion du bonheur incomparable que donne
-le sacrifice de soi à Dieu; puis, à propos du vœu spécial que font les
-Pères de donner un soin particulier à l’instruction des enfants, il nous
-exhorta à élever notre respect pour eux et notre bonne volonté à la
-hauteur surnaturelle d’où descend leur dévouement. Il termina par le
-gracieux octroi d’un congé.
-
-
-13 FÉVRIER: _Jours gras._--Hier dimanche, grande représentation
-dramatique, où Louis a fait un brillant début: il y a montré une
-aisance, un naturel communicatif, qui m’ont agréablement surpris et qui
-promettent au barreau de Z*** un avocat peu ordinaire. Notre professeur
-avait déjà remarqué, depuis un mois ou deux, que le brave garçon
-s’ouvrait et se développait à vue d’œil. Heureux effet du changement
-d’air et de milieu.
-
-Aujourd’hui lundi, loterie pour nos pauvres. J’ai gagné... enfin!... un
-rond de serviette. Il y a un commencement à tout.
-
-Mais hélas! par la même occasion j’ai gagné autre chose encore, dont je
-me serais facilement passé. Pour tirer les numéros du fond des urnes,
-n’avait-on pas imaginé de prendre les trois petits pages du cortège des
-Rois, costumés comme alors! Mon négrillon était encore là, au beau
-milieu, montrant ses dents blanches et ses yeux ronds à travers sa
-figure noire, avec le même sourire. Et ce sourire, je l’ai reçu à bout
-portant durant trois heures consécutives, étant placé juste en face de
-lui: car ma voix de premier ténor me valait l’honneur de proclamer les
-numéros sortants. Cependant je n’ai pas bronché, et quoique la séance
-m’ait paru interminable, j’ai su garder jusqu’au bout mon apparente
-indifférence, sous le couvert de ma dignité. Mais cette longue victoire
-sur moi-même ne va-t-elle pas être suivie d’une fâcheuse réaction?
-
-Par bonheur, pour la sortie de demain mardi gras, les Pères Surveillants
-ont organisé, en faveur des grands qui restent, une excursion folle aux
-sources du B..., l’un des plus jolis points de vue du pays. On se mettra
-des kilomètres dans les jambes, du bon air dans les poumons, de la gaîté
-dans le cœur, et la machine se trouvera remontée pour un bout de temps.
-
-Vilain crapaud de négrillon, tout de même!
-
-
-15 FÉVRIER: _Mercredi des Cendres._--Nous venions de faire à l’étude
-notre prière du matin et je m’apprêtais à donner exceptionnellement à
-mes membres harassés un petit supplément de repos, quand le P. Préfet
-est entré, fort grave, et nous a annoncé que dans la nuit, vers onze
-heures, un de nos condisciples, mon propre voisin de classe, avait été
-appelé subitement à paraître devant le tribunal de Dieu.
-
-Il ne s’y attendait pas, personne ne s’y attendait. Depuis quelques
-jours, il souffrait d’humeurs malignes dans les genoux, mais ne gardait
-même pas le lit. Hier soir, son père était venu le voir à l’infirmerie
-et l’avait quitté sans inquiétude sérieuse, promettant de revenir
-aujourd’hui. Jacques avait ensuite pris son repas, fait sa prière et
-s’était couché comme d’ordinaire. A dix heures et demie, le F.
-Infirmier, qui dormait dans une alcôve voisine, l’entend respirer avec
-effort et gémir. Il court auprès de lui, cherche à le ranimer; mais
-voyant ses soins inutiles, il appelle en toute hâte le prêtre le plus
-rapproché, qui a juste le temps nécessaire pour lui faire demander
-pardon de ses fautes et pour l’absoudre. L’agonie commençait: un quart
-d’heure après, c’était la fin. Les humeurs froides avaient gagné le
-cœur.
-
-Jacques passait pour un bon élève et un excellent camarade. Il
-appartenait à la Congrégation, puissant motif d’espérance pour le salut
-de son âme. Mais la soudaineté du coup n’en a pas moins jeté la
-consternation partout, spécialement en première division et en
-Philosophie. Quand, ce matin, avant la cérémonie des cendres, le P.
-Recteur a pris pour texte de son allocution la formule liturgique:
-«_Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras en
-poussière_»,--le commentaire s’était fait d’avance dans tous les esprits
-et la conclusion pratique apparaissait très claire:
-
-«Nul n’est sûr du lendemain; il faut donc bien employer le présent et se
-tenir toujours prêt à rendre compte de son âme à Dieu... Si l’on y
-pensait sérieusement, ajouta le Père, oserait-on perdre en bagatelles un
-temps précieux, qui va peut-être nous échapper tout d’un coup?»
-
-Cela tombait à pic sur moi et n’a pas manqué son effet. Dans la journée,
-je suis allé prier auprès du défunt, qui reposait, vêtu de l’uniforme,
-sur une couche entourée de beaux lis blancs. Son pauvre père était assis
-tout près, abîmé dans une douleur qui faisait peine; sa mère, Jacques ne
-la connaîtra qu’au ciel. Devant ce cadavre de mon condisciple, j’ai
-renouvelé à Dieu la promesse de donner à ma vie un emploi sérieux.
-
-Et je suis définitivement guéri de ma sotte maladie de cœur.
-
-
-16 FÉVRIER.--Hier, toute la journée, le silence et l’angoisse ont pesé
-sur la maison. Pas de jeux; en cour, on parlait du défunt et, de temps à
-autre, des regards troublés montaient vers les rideaux de la chambre
-mortuaire, derrière lesquels on distinguait la rouge lueur des cierges.
-La nuit a dû paraître longue à plus d’un et les rêves terrifiants
-n’auront pas manqué. Moi, une fois couché, j’ai dit pour Jacques un _De
-profundis_, et puis je l’ai prié de me laisser dormir, parce que j’en
-avais grand besoin. J’ai très bien dormi.
-
-Ce matin, service funèbre solennel, au milieu d’un émouvant
-recueillement. Après l’absoute, pendant que la cloche tintait son
-frémissant adieu, la dépouille mortelle de notre camarade se dirigea
-vers la gare, précédée des Pères et suivie de tous les élèves, tête nue.
-Je tenais avec trois autres philosophes les cordons du poêle. Jacques
-traversa ainsi toute la ville, salué par la respectueuse pitié des
-habitants. Sur le quai de la gare, on récita encore des prières, nous
-jetâmes de l’eau bénite sur le cercueil, on le mit dans un fourgon,
-dessus on plaça la grande croix de violettes qui symbolisait nos regrets
-et nos espérances; puis, pendant qu’il s’en allait vers sa dernière
-demeure, nous reprenions à travers la vie le chemin qui nous conduira
-tôt ou tard au même terme.
-
-A la classe du soir, le P. Professeur nous dit qu’il y avait dans cette
-mort, avec ses circonstances imprévues, une leçon voulue de Dieu pour
-nous et nous engagea à ne pas la laisser passer inutile. Il avait raison
-et je suis décidé, pour ce qui me regarde, à la mettre à profit. Je veux
-que ce carême, ouvert si tristement, ne s’achève point sans que j’aie
-fait de réels progrès dans la lutte contre moi pour Dieu.
-
-
-7 MARS.--Voilà trois semaines que mon journal est resté en panne: mais
-où prendre le loisir de le faire marcher? Dès le lendemain du départ de
-Jacques, le P. Professeur a réuni les fortes têtes de la classe pour la
-préparation d’une séance de philosophie. Je me suis trouvé du nombre;
-car, après avoir quelque temps regimbé contre ces études si arides, j’ai
-reconnu qu’elles donnent à l’intelligence de nobles satisfactions et
-j’ai fini par y prendre tout à fait goût. Avec le goût est venu le
-succès.
-
-La séance a eu lieu aujourd’hui, fête du grand théologien et philosophe
-saint Thomas d’Aquin. Je suis sûr, Jeanne, que tu ne t’y serais pas
-ennuyée, tant nous avions fait effort pour mettre les vérités les plus
-abstraites à la portée des personnes... intelligentes. J’ai vu des dames
-qui semblaient s’intéresser fort à ce qui se disait sur la scène. Mais
-peut-être étaient-ce les mamans ou les sœurs des jeunes philosophes, et,
-dans ce cas, toute conclusion sur la valeur réelle des choses devient
-sujette à caution. L’amour est aveugle.
-
-Les Ursulines, sans doute, ne t’ont jamais laissée soupçonner que nos
-arrière-grands-parents, il y a quelques milliers d’années ou de siècles,
-vivaient sur les cocotiers et y passaient leur temps, entre les repas, à
-exécuter des gambades et des grimaces muettes, comme en font encore
-aujourd’hui les singes dans les cages. Mais voilà qu’un beau jour, on ne
-sait plus à quelle occasion ni à quelle date, les parchemins faisant
-défaut, l’un d’entre eux s’avisa de parler; un autre lui répondit dans
-la même langue (on pense que c’était une langue primitive) et ainsi le
-singe devint homme.
-
-Ils sont au moins quatre savants notables, de divers pays, qui veulent
-nous faire gober cela, sur leur parole, sans y être allés voir. Le plus
-drôle, c’est qu’ils le disent sans rire! Il est vrai que le plus célèbre
-des quatre, un M. Darwin, est Anglais--et les Anglais ne rient jamais.
-
-Cependant, il ne passe pas pour le plus mauvais dans cette _singerie_.
-D’autres, ses admirateurs, prenant au bond la balle qu’il leur offrait,
-consciemment ou non, s’en servent pour attaquer le dogme de la création.
-L’un d’eux, Cari Vogt, l’a confessé en termes cyniques: «Il faut, sans
-plus de façons, mettre le Créateur à la porte et ne plus laisser la
-moindre place à l’action d’un tel être». Mais ce qui est facile à dire,
-n’est pas toujours aussi facile à faire, et ces aimables descendants du
-singe, pour remplacer la création, font exécuter à la science des
-cabrioles et des tours de force extraordinairement réjouissants.
-
-Le singe, leur grand-papa, ne s’est pas fait tout seul: si Dieu ne l’a
-pas créé, d’où venait-il? Un Allemand--les Allemands ne doutent de rien,
-ni surtout d’eux-mêmes--s’est chargé de lui fournir un arbre
-généalogique très simple. Dieu n’a rien créé: la matière a toujours
-existé. Or, il y a de cela bien des millions d’années, quelques
-minuscules poussières, qui se promenaient dans l’espace, se collèrent
-ensemble, par un effet de _circonstances exceptionnelles_, deux mots
-joliment commodes, et constituèrent une petite chose informe, que M.
-Hæckel appelle une _monère_ et que personne n’a jamais vue nulle part,
-si ce n’est lui, en rêve de malade. La _monère_, avec le temps et
-d’autres circonstances exceptionnelles, se transforma en un être vivant
-moins rudimentaire, puis en un troisième plus parfait et, au bout de
-vingt-et-une transformations de ce genre--l’Allemand répond du
-chiffre--après avoir été successivement larve, ver, lamproie,
-salamandre, singe inférieur, singe supérieur, arriva à l’humanité
-intelligente et parlante.
-
-C’est ce qu’on nomme le _transformisme_, et c’est ce beau système que
-notre séance avait pour but de réduire à sa juste valeur.
-
-Je ne t’en ferai pas l’analyse détaillée. Tu sauras seulement que Jean,
-Louis et moi, nous avons eu l’insigne honneur de développer, dans trois
-dissertations fort bien écrites, tu n’en doutes pas, et fort bien
-écoutées, la théorie de l’_évolution_, qui forme la base du système.
-
-La seconde partie comprenait une discussion orale sur cette théorie,
-entre une douzaine de savants, réunis en Congrès à Paris. Le Congrès,
-pour l’agrément de nos invités, avait bien voulu se transporter sur
-notre théâtre, et là, assis autour d’une grande table à tapis vert, ces
-messieurs ont discuté avec une profondeur, une clarté et une courtoisie
-qui se rencontrent rarement à de pareilles assemblées. Chose plus rare
-encore: à la fin, sauf deux ou trois mauvaises têtes, des Anglais ou des
-Allemands, irréductibles au ridicule, tout le monde se trouva d’accord.
-
-Pour finir, une jolie comédie du P. Delaporte, tout à fait dans le
-sujet. Les bons transformistes de tout pays, quoique profondément
-convaincus de l’existence préhistorique de ce fameux _anthropopithèque_
-(homme-singe), gémissaient de penser que, dans cette quantité
-prodigieuse de singes qui peuple les forêts et le monde, son espèce fût
-demeurée jusqu’ici introuvable. C’était un terrible argument contre leur
-doctrine et une fâcheuse lacune dans le tissu serré de la science.
-
-Soudain, à travers l’Allemagne, un cri éclate: «_Il est retrouvé! On le
-montre au Colisée de Munich! Il joue du violon!_» La nouvelle franchit
-le Rhin et va mettre en goguette physiologistes, journalistes, artistes
-et commis-voyageurs de la capitale. Tout ce monde afflue chez
-l’impresario bavarois, pêle-mêle avec les plus respectés professeurs des
-Universités germaniques. Ceux-ci triomphent sans aucune modération:
-«Nous l’avions bien dit! La science allemande ne se trompe pas». Les
-Parisiens, plus accoutumés aux fumisteries humaines, se montrent moins
-affirmatifs.
-
-Mais enfin, il faut bien se rendre à l’évidence. L’anthropopithèque,
-introduit par son barnum, apparaît sur la scène. Il a un air aussi
-intelligent qu’un singe peut l’avoir; il ne parle pas encore, mais il
-comprend fort bien ce qu’on lui dit. Son maître l’invite à prendre son
-violon et à jouer au public bienveillant la 4e symphonie de Beethoven:
-il prend son violon et joue la 4e symphonie de Beethoven, sans
-partition. Stupéfaction générale, bravos enthousiastes: les professeurs
-entrent en délire. On crie: «Bis! Bis!» Il comprend et recommence le
-morceau: il semble même qu’il y ait plus d’âme que tout à l’heure dans
-le jeu de l’étonnant animal--si l’on peut vraiment encore l’appeler un
-animal!
-
-Mais un des Parisiens conçoit des soupçons: il s’approche par derrière,
-en tapinois, et lui tâte un mollet. L’artiste répond par un coup
-d’archet. Le Parisien riposte par un coup de poing, saute sur les
-tréteaux, et, par un effort soudain, attrape une oreille de l’autre; il
-tire, la peau craque et l’on voit apparaître... la tête humaine d’un
-fumiste caché dessous. L’impresario se défile un peu vivement--et la
-science allemande aussi.
-
-Avais-je raison de dire que tu ne te serais pas ennuyée? On a bien ri.
-L’aventure est d’ailleurs authentique: les bons journaux d’Allemagne en
-ont fait des gorges chaudes, aux dépens des pauvres professeurs
-d’Université, qui ont dû _jurer, mais un peu tard, qu’on ne les y
-prendrait plus_.
-
-
-19 MARS.--Visite chez les Petites-Sœurs des Pauvres, en l’honneur de
-saint Joseph, leur grand fournisseur. Le brave tambour de l’année
-dernière ayant été appelé à faire sa partie dans la musique des Anges,
-nous avons été reçus par une clarinette et un trombone, qui nous ont
-conduits gaiement au réfectoire: c’était idyllique comme une noce de
-village.
-
-Dîner fort joyeux. La caisse de mandarines envoyée par Jeanne a eu le
-succès qu’elle méritait. Quand j’ai dit qu’elle venait de ma sœur, une
-bonne vieille qui n’a sans doute pas étudié la propriété des termes, me
-dit:
-
-«Votre sœur, monsieur, doit être une personne bien _convenable_.
-
---En effet.
-
---Est-ce qu’elle vous ressemble?
-
---Oh! Elle est mieux que moi.
-
---Vraiment? Vous êtes pourtant bien convenable aussi, avec votre
-_moustachon_ brun!»
-
-L’entretien prenait une tournure scabreuse: mon _moustachon_ n’allait-il
-pas tourner la tête à la vieille comme à moi le négrillon? Je crus
-prudent de prétexter qu’on m’attendait ailleurs.
-
-Après le dîner, nous donnâmes à ces braves gens un beau salut, où
-chanteurs et enfants de chœur déployèrent tout leur talent, qui n’est
-pas mince.
-
-Puis, sur un théâtre improvisé avec des tables, on rejoua devant eux, en
-costumes, deux actes de la pièce de carnaval. Louis fut couvert, non pas
-d’applaudissements (les bonnes Sœurs les avaient sagement interdits,
-pour le bon ordre), mais de rires joyeux et d’exclamations admiratives.
-Quand ce fut fini, il dut rentrer seul en scène pour recueillir les
-bravos et promettre qu’on reviendrait.
-
-Pauvres bons vieux! Lorsque nous prîmes congé de la Mère Supérieure,
-elle nous dit: «Chers messieurs, nous tâchons de rendre la vieillesse
-aussi douce que possible à nos pensionnaires: mais nous ne pouvons les
-en guérir. Avec vous seuls ils redeviennent jeunes, et chacune de vos
-visites les réchauffe comme une journée de beau soleil. Ils en parlent
-bien longtemps et comptent les jours jusqu’à la suivante. Au lycée, on
-leur fait aussi la charité des restes de cuisine, comme au collège: mais
-cela ne vaut jamais un repas servi par vous. Quand vous venez, vous êtes
-les anges du bon Dieu, et nos vieux enfants le sentent si bien que votre
-présence suffit pour les rendre moins difficiles et plus pieux. Ils
-prient volontiers pour leurs jeunes bienfaiteurs».
-
-
-25 MARS: _Annonciation de la sainte Vierge._--Ayant été réélu préfet
-pour la seconde moitié de l’année, j’ai eu comme tel, ce matin,
-anniversaire de ma propre réception, la grande joie de servir de parrain
-à Louis. Il s’était préparé très sérieusement à son acte de consécration
-et l’a prononcé, je crois, avec les sentiments les plus généreux. Nous
-lui avons immédiatement donné une place, qui se trouvait libre, parmi
-les Catéchistes des enfants pauvres: il en est ravi.
-
-Il a déjà bien travaillé, avec Jean et moi, à l’amélioration de
-plusieurs condisciples. Un ancien élève d’une maison peu recommandable,
-garçon revêche et entêté, avait résisté à toutes mes avances: Louis l’a
-retourné en un rien de temps, sans avoir l’air d’y toucher, et l’a rendu
-souple comme un gant à l’égard de l’autorité. Je devais être son modèle:
-il devient le mien.
-
-
-30 MARS: _Jeudi Saint._--En faisant mes Pâques avec tout le collège, ce
-matin, j’ai pensé que maman et Jeanne remplissaient leur devoir, à la
-même heure, et que mon pauvre papa restait seul, enfermé chez lui, bien
-certainement mal à l’aise, peut-être gémissant dans son cœur de ne pas
-avoir le peu de courage qu’il faudrait. Mon Dieu, ayez pitié de lui! Je
-ne laisserai point passer les petites vacances prochaines sans revenir à
-la charge: je _veux_ son âme, fallût-il pour elle donner ma vie.
-
-A onze heures, devant les Congréganistes réunis à la chapelle, le P.
-Recteur, assisté d’un diacre, d’un sous-diacre et des enfants de chœur,
-a selon l’usage lavé les pieds à douze de nos petits catéchisés.
-Quoiqu’on leur eût bien expliqué d’avance la signification religieuse de
-la cérémonie, les pauvres gamins paraissaient tout déconcertés en voyant
-ce vénérable prêtre s’agenouiller devant eux, leur verser de l’eau sur
-les pieds, les essuyer et puis les baiser. Ils suivaient tous ces
-mouvements avec une sorte de curiosité inquiète et se laissaient à peine
-rassurer par la pièce blanche que chacun recevait ensuite. Leur
-saisissement ne diminuait guère, pendant que les Pères Directeurs, les
-dignitaires de Congrégation et leurs propres catéchistes, à la suite du
-prêtre, venaient aussi leur baiser les pieds. Ce sera certainement un
-des plus durables souvenirs de leur enfance. Puisse-t-il leur être
-salutaire!
-
-Le soir, on va par classes adorer le Saint-Sacrement aux _tombeaux_ des
-églises et chapelles de la ville.
-
-
-31 MARS: _Vendredi Saint._--Journée de deuil. Dès le matin, la seule
-fois de l’année, à moins d’être malade, on déjeune en cour d’un simple
-morceau de pain ou, si l’on veut, de rien du tout. Les offices, si
-émouvants dans leur symbolisme funèbre, occupent une bonne partie de la
-matinée; dans la soirée, le sermon sur la Passion et le chant douloureux
-du _Stabat_ entretiennent les souvenirs du Calvaire. Le silence même des
-cloches et le bruit strident des crécelles qui les remplacent
-contribuent à tenir l’âme comme courbée sous un poids qu’elle se ferait
-scrupule de secouer.
-
-Je ne sais si les Juifs se réjouissent en ce jour, où leurs pères ont
-crucifié Jésus de Nazareth: on pourrait ne pas s’en étonner, puisqu’il
-était et qu’il reste pour leur nation un imposteur. Mais je ne puis
-comprendre, si l’on ne m’a pas trompé, le froid égoïsme des protestants,
-qui, sans compassion pour les souffrances que nos péchés ont coûtées au
-Sauveur et à sa Mère, songent uniquement aujourd’hui à se réjouir de
-leur rédemption. Cela seul suffirait à prouver que le protestantisme
-n’est pas la religion du cœur.
-
-Au lycée, on nous renvoyait dans nos foyers avant le Jeudi Saint. De
-fait, on ne pouvait pas forcer les élèves juifs ou protestants à
-célébrer les mystères de la Passion comme nous; quant à nous, nous
-avions la liberté de faire notre Semaine Sainte et nos Pâques dans nos
-paroisses. Mais, hélas! combien d’entre nous ne pensaient qu’à se venger
-immédiatement des ennuis d’une longue prison en s’amusant! Il me semble
-à présent qu’il y avait là une véritable insulte à l’esprit catholique.
-
-
-2 AVRIL. _Alleluia!_--Le Christ est ressuscité et avec lui la joie des
-cœurs chrétiens. Tous les visages, naguère encore si tristes, rayonnent
-aujourd’hui; tous les chants sont joyeux, à l’église et dans les
-branches, où se montrent les premières feuilles; le soleil lui-même
-paraît plus radieux et plus chaud. _Alleluia!_
-
-Nos enfants pauvres ont assisté à notre grand’messe, sous ma
-surveillance. Quelques-uns, peu amateurs de belle musique et
-d’éloquence, jetaient parfois des regards impatients vers la porte qui
-conduit au jardin, et pour cause. Des poules mystérieuses avaient déposé
-dans les plates-bandes, dans les bordures, sous les buissons, des œufs
-naturels et sucrés; ils le savaient. La messe finie, on se réunit sur la
-pelouse autour du P. Directeur: il indique les endroits permis et les
-endroits défendus, puis donne le signal de l’ouverture de la chasse. On
-se précipite, on se bouscule, on passe les uns par-dessus les autres et
-par-dessus les œufs; à chaque trouvaille, les cris de joie éclatent. Peu
-à peu les casquettes s’emplissent. Quand les nids sont vides, on revient
-auprès du Père: il constate si le hasard n’a pas créé des inégalités
-trop choquantes, et il fait les compensations nécessaires; puis il rend
-la liberté à la joyeuse volée d’oiseaux.
-
-Je connais un autre oiseau, assez gros, qui attend avec impatience la
-journée de demain pour prendre aussi son essor vers un pays et des êtres
-chéris. Il vous apportera deux croix de premier, un témoignage
-semestriel avec la mention _peroptime_ (parfaitement bien), une bonne
-note d’examen, et son cœur de fils et de frère au grand complet.
-_Alleluia!_
-
-
-15 AVRIL. _Après la rentrée._--La première chose que j’ai faite, en
-rentrant au collège, a été d’annoncer à mon Directeur que, sur mes
-nouvelles instances, mon brave papa m’a enfin promis qu’aux grandes
-vacances il irait avec moi se confesser à Lourdes. Le Père m’a répondu:
-«Je dirai dès demain, et de tout mon cœur, une messe d’action de grâces
-pour cet heureux événement: venez me la servir. Nous prierons en même
-temps la Vierge Immaculée d’affermir votre père dans ses bonnes
-dispositions et de vous aider à lui mériter la persévérance par votre
-propre fidélité. Est-ce convenu?»--«_Amen_, mon Père.»
-
-J’ai fait déjà un pacte semblable avec ma sœur Jeanne, qui, de plus,
-s’est chargée d’entretenir tout doucement le feu sous la cendre, en
-évitant les coups de tisonnier imprudents.
-
-En ce qui regarde ma personne, je me sens bien résolu avec la grâce de
-Dieu à poursuivre la lutte contre tout ce qui grouille encore en moi,
-mais épouvanté aussi, en songeant au peu de temps qui me reste (trois
-mois à peine!) pour achever la victoire et pour fixer mon avenir.
-
-Que sera mon avenir? C’est la question troublante. Je veux être soldat:
-je ne saurais, avec mon tempérament, songer à autre chose. Mais sous
-quel drapeau? Je paierai comme tout le monde l’impôt du sang à la
-patrie; mais la carrière militaire ne me tente pas: on y est trop
-passif, trop machine. Restent les luttes de l’intelligence, de la
-parole, de l’action publique. Serai-je professeur, écrivain, avocat,
-homme politique ou... jésuite? Voilà le grave problème que ce dernier
-trimestre devra résoudre. Que Dieu et Notre-Dame me viennent en aide.
-
-
-17 AVRIL.--Conversation intime avec Jean. Je veux la conserver telle
-quelle.
-
-«Mon gros, j’ai à te faire une confidence.
-
---Quelque mauvaise plaisanterie!
-
---Est-ce que tu ne trouves pas que nous commençons à passer l’âge des
-_blagues_?
-
---Tiens! Tu as un air spécial aujourd’hui. C’est donc sérieux?
-
---Très sérieux. Écoute et tais-toi.
-
---Je fais le mort: parle.
-
---Nous n’avons plus que trois mois...
-
---Hélas!
-
---Tu ne devais pas dire un mot.
-
---Ce n’est qu’une interjection, arrachée par la douleur.
-
---Voyons, veux-tu savoir mon secret?
-
---Tu as un secret pour moi?
-
---Mais non, puisque je veux te le dire.
-
---Vas-y. (Je me bâillonne avec mon mouchoir.)
-
---Nous n’avons plus que trois mois pour décider l’emploi futur de notre
-vie. J’ai beaucoup réfléchi, prié, consulté, et mes idées, que tu
-soupçonnes peut-être... (je fais un signe répété d’assentiment muet),
-sont désormais arrêtées. Je ne me sens pas fait pour le monde.
-
---Le monde est indigne de toi!
-
---Encore!... (Je m’empresse de remettre mon bâillon.) Ce qu’il pourrait
-m’offrir ne vaut pas la peine que j’y risque mon âme. Et quel bien y
-ferais-je?»
-
-Pour le coup, j’éclate:
-
-«Mais tout le bien que tu voudras, mon ami. N’as-tu pas tout ce qu’il
-faut, non seulement pour faire bonne figure dans le rang, mais pour être
-capitaine et général dans l’armée du bien?
-
---Il m’est venu des doutes là-dessus, mon bon, depuis que j’entends des
-hommes, bien autrement doués que moi, se plaindre que tous leurs efforts
-n’aboutissent à rien de durable et qu’ils restent ou reviennent toujours
-à l’état de simple unité.
-
---Bah! il ne tiendrait qu’à toi d’être un petit Montalembert.
-
---Je te délègue mes droits à cet honneur.
-
---Oh! moi, je n’ai aucune prétention à m’élever jusque-là: j’ai les
-ailes bien trop courtes.
-
---Tu vois comme le sentiment de ton impuissance, moins prouvée cependant
-que la mienne, te fait reculer! Je me connais, Paul. Isolé, je perdrai
-ma vie: pour valoir et pour faire quelque chose avec ce que Dieu m’a
-donné, il me faut des compagnons d’armes et des chefs sûrs. Je sais où
-les trouver.
-
---Au noviciat des Jésuites?
-
---Oui.
-
---Et tes parents?
-
---Une lettre vient de m’apporter le consentement que je leur avais
-demandé aux vacances dernières. Je suis libre de partir dans trois mois,
-si la retraite de fin d’études, au mois prochain, ne modifie pas mes
-résolutions. Elle ne les modifiera pas, s’il plaît à Dieu.
-
---Et tu partiras sans regret?
-
---Je n’ai pas dit cela. Mon cœur n’est pas un caillou, tant s’en faut,
-et il m’en coûtera énormément de quitter ma famille, mes amis, toi...»
-
-Un sanglot me secoua et mes larmes jaillirent. Il me prit la main:
-
-«Mon pauvre Paul, de toute façon nous devions nous séparer, à la fin de
-cette année, à moins que tu ne m’accompagnes.
-
---Oh! je ne suis pas digne.
-
---J’en avais dit autant au P. Directeur; il m’a répondu: «L’appel de
-Dieu étant une pure faveur, personne n’en est digne. Sommes-nous dignes
-de communier? Non, et pourtant Dieu nous y convie avec instances. Il est
-le Maître: quand il appelle, il faut obéir.» Mon cœur me dit depuis
-longtemps, à n’en plus pouvoir douter, qu’il m’appelle à lui donner
-tout, tout, tout, et, après mûr examen, ceux qu’il a chargés du soin de
-mon âme sont du même avis: dès lors, je n’ai pas le droit d’hésiter.
-S’il t’appelait dans ces conditions, hésiterais-tu?
-
---Non.
-
---Eh bien, mon cher ami, ne me blâme pas...
-
---Oh! je n’y songe point.
-
---Ne me plains pas...
-
---C’est moi que je plains.
-
---Et ne te plains pas toi-même: nos deux âmes se sont trop bien
-comprises, durant ces deux bonnes années, pour que la distance puisse
-les désunir jamais. Nous resterons frères par le cœur: est-ce dit?»
-
-Pour toute réponse, je me jetai à son cou en pleurant. Il reprit:
-«Allons nous consoler tous deux aux pieds de la sainte Vierge et
-demandons-lui, l’un pour l’autre, courage et persévérance.»
-
-
-18 AVRIL.--Pour la première fois depuis... toujours, j’ai passé la nuit
-sans fermer l’œil. La confidence de Jean m’a bouleversé. Je devais
-pourtant m’y attendre, ou plutôt je m’y attendais, mais pas pour si tôt:
-j’avais pensé qu’il se déciderait au moment de la retraite de fin
-d’études et qu’il me laisserait le temps de préparer mon esprit à
-l’inévitable séparation. Au lieu de cela, c’est tombé sur moi comme un
-coup de foudre!
-
-Oh! je sais que sa résolution a été mûrie sagement: il fait tout
-sagement, comme un vieux jésuite. Depuis bien longtemps, c’est visible à
-tous les yeux qu’il avait trouvé son chemin et qu’il n’en déviait pas
-d’une ligne. D’autres _bons élèves_ ont de la piété, de l’ardeur au
-travail, du bon esprit, mais, à côté de cela, des petites idées
-personnelles, des rêves vulgaires d’ambition ou de bien-être matériel,
-rien de généreux ou d’élevé: Jean faisait son devoir sans bruit, ne
-parlait jamais des plaisirs qu’il se promettait; et, quand d’autres en
-parlaient, son visage prenait une légère expression de pitié souriante,
-et son œil noir, par-dessus nos pauvres préoccupations terrestres,
-semblait regarder dans le lointain un idéal surnaturel.
-
-Il le voyait en effet et il va l’atteindre. Pour rien au monde, je ne
-voudrais l’en détourner. J’aime cet ami comme je n’aimerai jamais
-personne; car il a été vraiment (comme dit ma sœur) mon second ange
-gardien, à une époque où tout mon avenir d’ici-bas et d’au-delà se
-trouvait en jeu. Mais si je l’aime, c’est pour lui d’abord, pour moi
-après. Qu’il aille où Dieu l’appelle et qu’il soit heureux, parfaitement
-heureux: c’est mon plus cher désir. J’aurai le courage de dire merci à
-Dieu pour lui.
-
-Mais la pensée que son départ mettra fin à cette douce intimité
-journalière de deux ans et que je devrai renoncer à l’espoir de marcher
-avec lui, la main dans la main, à travers la vie, est dure pour moi, si
-dure que... j’ai envie de le suivre au noviciat. Cette nuit, je le
-voyais, me servant d’introducteur dans la carrière religieuse, comme il
-m’a initié à la vie chrétienne de collégien, m’encourageant encore
-d’exemple et de conseil, corrigeant au besoin mes échappées par une de
-ces gronderies fraternelles qu’il donne si bien. Une fois sortis des
-premières épreuves, nous partagerions les mêmes travaux--car nos goûts
-et nos aptitudes se ressemblent--et, à l’occasion, l’un de nous
-compléterait l’autre. Les Supérieurs, qui approuvaient notre amitié au
-collège et la faisaient servir au bien général, ne la blâmeraient pas au
-couvent et favoriseraient nos efforts communs au profit des âmes et de
-la gloire de Dieu. Pourquoi pas?...
-
-Pourquoi pas?... Hélas! Parce qu’il est appelé et que, moi, je ne suis
-pas sûr de l’être.
-
-Sans aucun doute, moi aussi je veux sauver mon âme; moi aussi je veux,
-par reconnaissance et par devoir, travailler pour Dieu, et si Dieu
-voulait bien me demander le sacrifice sans réserve, je l’offrirais sans
-hésiter: je l’ai déclaré hier à Jean. Mais mon amitié pour Jean et ma
-bonne volonté forment-elles deux motifs suffisants pour que je puisse me
-croire appelé? Ai-je droit de m’appeler moi-même?
-
-Cette incertitude est cruelle.
-
-
-19 AVRIL.--Le P. Directeur m’a rendu un peu de calme et, sans vouloir se
-prononcer formellement sur le fond de la question, m’a engagé à
-réfléchir, à prier surtout et à attendre avec confiance la réponse de
-Dieu.
-
-Je l’ai dit à Jean: il m’a promis de m’aider de tout son cœur à obtenir
-la lumière d’en haut et, en attendant, m’a fait promettre de ne pas
-broyer du noir, prétendant que cela ne pouvait servir qu’à mettre le
-diable en gaîté.
-
-
-24 AVRIL.--Serait-ce la lumière désirée? Je viens d’entendre un
-magnifique discours du comte Albert de Mun, secrétaire général de
-l’œuvre des Cercles catholiques, sur l’action sociale chrétienne.
-
-Je ne veux pas analyser ce qui a été dit; mais la personne de l’orateur
-m’a singulièrement impressionné. Quoiqu’il ne porte plus d’uniforme, sa
-belle prestance et toute son attitude trahissent encore le brillant
-officier de cavalerie. Distinction parfaite, parole irréprochablement
-correcte, geste digne et mesuré. On se sent tantôt charmé, tantôt ému;
-le plus souvent les deux effets sont mêlés, et à l’admiration pour
-l’orateur vient s’ajouter tout naturellement le désir de travailler à la
-réalisation de son noble but.
-
-A la fin, s’adressant aux jeunes gens d’avenir et de bonne volonté, il
-s’est écrié: «Voilà l’heure de secouer votre timidité ou votre mollesse.
-L’avenir de la patrie dépend de vous. Si vous avez le cœur vraiment
-chrétien et français, armez-vous de foi et de courage, ralliez-vous au
-drapeau que nous vous présentons et aidez-nous à le porter haut et
-ferme, pour que le peuple tout entier vienne s’abriter sous ses plis et
-y retrouve sa force et son bonheur avec son Dieu.»
-
-Ces paroles m’ont vivement saisi et il m’a semblé voir, comme dans un
-éclair, ma place marquée à l’ombre du drapeau chrétien.
-
-Si je ne puis être jésuite, je serai un homme d’action sociale et
-catholique.
-
-
-30 AVRIL.--J’ai voulu attendre quelques jours, avant de faire part à mon
-directeur des impressions que j’avais rapportées de la conférence de M.
-de Mun. Elles n’ont pas diminué de vivacité. Je trouve même une certaine
-jouissance à penser qu’en travaillant au bien moral du peuple, je ferais
-sous l’habit séculier ce que Jean fera sous l’habit religieux: ce sera
-quelque chose, et si Dieu s’en contente, il faudra bien que je m’en
-contente aussi.
-
-Le Père n’a pas, de but en blanc, accepté ces impressions nouvelles
-comme une indication de la Providence et n’a rien changé à sa direction
-précédente. Je dois continuer à réfléchir, durant le mois qui nous
-sépare encore de la retraite, afin de pouvoir alors, en connaissance de
-cause, sous l’œil de Dieu, peser avec calme les raisons pour et contre,
-puis prendre mon parti.
-
-Ce mois est celui de Marie: nous allons l’inaugurer tout à l’heure à la
-chapelle. La Vierge Immaculée m’a si visiblement protégé depuis deux ans
-que je veux continuer à tout demander et à tout espérer de sa bonté
-maternelle. Ma mère de la terre et ma sœur Jeanne la prieront aussi pour
-moi: elles ont déjà obtenu ma conversion, elles m’obtiendront la grâce
-de répondre jusqu’au bout aux desseins de Dieu sur ma vie.
-
-
-7 MAI.--«Sonnez, clairons! Battez, tambours!» Voici le général...
-«Soldats, garde à vô! Présentez... échasse!»
-
-Le général, conduit par le P. Recteur, passe entre les deux rangées de
-guerriers et va prendre place au haut bout de la cour. Il a bien voulu
-présider une _revue de jeux_ de la première division[8].
-
- [8] Ce général, un de nos meilleurs, avait ses fils au collège et
- venait y assister, non seulement à nos séances littéraires, mais à
- la messe et aux vêpres: série de crimes qu’il paierait cher
- aujourd’hui! Il a d’ailleurs terminé sa carrière dans la disgrâce
- pour avoir, lors d’une circonstance importante, fait trop bien son
- devoir militaire, sans prendre souci de la politique.
-
-Elle commence par se présenter à lui, sur les échasses, en masse
-profonde, puis sur deux lignes, puis en escadrons détachés. Tous ces
-changements de position s’exécutent avec un ensemble qui fait plaisir au
-vieux soldat. Il approuve et encourage de la voix et du geste.
-
-Les manœuvres qui suivent, d’abord faciles, puis de plus en plus
-savantes et compliquées, excitent sa franche admiration.
-
-Quand on en vient ensuite aux mains, son œil suit avec animation toutes
-les péripéties de la lutte, comme si elle lui en rappelait d’autres bien
-plus sérieuses, auxquelles il a pris une belle part. Les combattants
-sentent sur eux ce regard d’un brave et se disputent ardemment la
-victoire. Lorsqu’elle est enfin décidée, le parti vainqueur reçoit avec
-orgueil les bravos du général.
-
-En un clin d’œil, les cavaliers se transforment en fantassins et, armés
-de boucliers, évoluent maintenant, sur leurs jarrets exercés, avec une
-souplesse et une grâce qu’ils ne pouvaient déployer sur leurs jambes de
-bois.
-
-Mais on attendait avec fièvre le _clou_ de la fête, le grand engagement:
-un combat de balles au bouclier. Deux camps se forment: une ligne les
-sépare, gardée par deux juges d’armes, qui déclareront mort, sans
-rémission, quiconque mettra le pied au-delà ou même dessus. Pendant
-vingt minutes, les projectiles volent et les combattants disparaissent
-de part et d’autre, vaincus. Peu à peu leur nombre se réduit: il ne
-reste plus que les braves à tous crins, sept à huit. J’en étais. Une
-demi-seconde seulement, j’ai le malheur de découvrir mon flanc: une
-balle m’atteint tout près du cœur et je tombe. Après moi un autre, puis
-un autre. Anatole tient bon, seul contre trois: c’est Horace contre les
-Curiaces.
-
-Il a pris position à quelques pas en retrait de la ligne, pour mieux se
-garantir des coups obliques: là, ramassé sur un genou derrière son
-bouclier, il reçoit indifférent les balles qui viennent y mourir et,
-d’un œil d’aigle, il épie le défaut des boucliers ennemis. A peine en
-a-t-il entrevu un que sa balle part et fait un homme mort. L’un des deux
-adversaires encore debout l’atteint au bras droit, mais le bras droit ne
-compte pas; l’autre en pleine figure, mais la figure ne compte pas; son
-nez saigne, mais le sang ne compte pas. Le second Curiace, à son tour,
-mord la poussière. Les voici un contre un; les bravos et les cris de
-_Courage!_ les soutiennent. Mais Anatole a pour lui le sang-froid et la
-promptitude: un éclair fend l’espace et le dernier adversaire (c’est mon
-ami Louis), touché à l’épaule, jette son bouclier aux pieds de
-l’invincible.
-
-Anatole, salué de mille acclamations, redresse sa belle taille, encore
-grandie par cette rude victoire, s’incline, puis court à la fontaine se
-laver la figure et rafraîchir ses yeux, pochés au beurre noir. Redevenu
-quasi présentable, on le conduit au général. Celui-ci le félicite et
-l’embrasse, au milieu des bravos; puis il nous remercie tous du
-réconfortant spectacle de discipline et de vaillance, que nous venons de
-lui donner, et nous invite, pour le premier jour de congé, à venir boire
-avec lui, dans sa campagne, à la gloire que nos belles qualités
-promettent à la patrie.
-
-Vive le général! Vive Anatole!
-
-
-17 MAI.--Le P. Recteur, voulant témoigner aux catéchistes des pauvres et
-à tous les Congréganistes sa bienveillante satisfaction, nous a accordé,
-hier, une excursion sous forme de pèlerinage.
-
-Au sortir de la classe du matin, on nous sert un déjeuner dînatoire pour
-nous donner des jambes; nous prenons ces dernières à notre cou et nous
-voilà partis avec notre P. Directeur pour N.-D.-de-T. Un bout de chemin
-de fer abrège la route et nous permettra de pousser plus loin la
-promenade à pied.
-
-Quand le train s’arrête, nous gagnons le sanctuaire où l’on vénère
-l’antique image de la sainte Vierge. Il est modeste, mais bien tenu et
-recueilli. Nous y sommes seuls. On prend ses places de Congrégation,
-chaque dignitaire à son rang, et l’on se repose à réciter en deux chœurs
-le chapelet pour l’heureux succès de la retraite prochaine. Le P.
-Directeur nous adresse un mot édifiant; puis on va s’agenouiller devant
-l’autel privilégié, et le Préfet, au nom de tous, renouvelle à haute
-voix l’acte de consécration à Marie. Monsieur le curé, arrivé à propos,
-veut bien nous bénir avec la petite statue miraculeuse. Sur sa
-proposition, l’un de nous se met à l’harmonium et nous chantons un
-_Magnificat_, qui ne tarde pas à attirer tous les gamins et les dévotes
-des environs. Nous prenons congé de Notre-Dame et de son chapelain, à
-qui nous laissons une offrande pour l’entretien du sanctuaire.
-
-Et maintenant, à l’assaut de la montagne! Elle est là devant nous, qui
-nous provoque et nous fascine: nos jambes partent toutes seules. L’homme
-a besoin de monter toujours! Pour modérer la fougue des plus impatients,
-le Père est obligé de prendre la tête, avec défense de le devancer d’un
-pas. Mais bientôt la répression devient moins nécessaire: car la montée
-raidit et les jarrets tendus se sentent davantage. Quelques-uns des
-moins marcheurs commencent même à _traîner la patte_. Au bout d’une
-heure, tout le monde pousse un soupir de soulagement, en mettant le pied
-sur le petit plateau qui coupe la pente, à quelque distance du sommet.
-
-L’endroit est ravissant. Dans le fond, une haute muraille, provenant
-d’une entaille faite à la montagne pour donner place à un prieuré
-aujourd’hui disparu; des buissons en couronnent le dessus; de son pied
-jaillit une source fraîche. A vingt mètres en avant, au bord même de la
-pente, quelques gros arbres nous offrent, sous leur ombrage déjà touffu,
-un lieu de repos à souhait, d’où l’œil embrasse au loin la plaine et les
-collines du versant opposé.
-
-On jouit quelques instants du spectacle; mais les gens pratiques de la
-bande, ceux qui ont porté les bagages, rappellent que l’homme ne vit pas
-seulement de poésie et qu’ils n’ont pas envie de remporter les sacs
-pleins. A cette objurgation tous les estomacs répondent: «_Présent._» On
-s’attable, c’est-à-dire qu’on s’établit par terre, qui sur une pierre,
-qui sur une racine, qui sur son mouchoir, chacun selon ses convenances.
-On attrape un journal du temps passé, qui remplace à la fois l’assiette
-et la serviette; le panetier vous apporte du pain, le P. Directeur vous
-envoie une large tranche d’animal, veau, porc ou poulet, et nos machines
-à broyer naturelles, actionnées par le grand air, fonctionnent avec un
-entrain admirable. De temps en temps, un amateur d’esthétique se croit
-obligé de dire entre deux bouchées, sans d’ailleurs lever les yeux:
-«Quel joli paysage!»--«Un peu de moutarde, s’il vous plaît», répond
-quelqu’un.--«J’ai soif», dit le voisin. Et les _boileaux_ circulent,
-remplis à mesure par un homme de confiance, qui connaît les têtes et
-sait ce que chacun peut supporter.
-
-Après le dessert, pendant que le P. Directeur, mis un peu en retard par
-le service de ses invités, mangeait une suprême tartine de confitures,
-un branle-bas mystérieux se produit; on se réunit derrière les arbres
-et, un instant après on revient, en colonne serrée, deux à deux. Le chef
-de file donne le signal d’une révérence profonde et lui débite
-solennellement, en vers pas mal tournés (ils n’étaient pas de moi),
-d’abord la longue liste de ses vertus paternelles, puis la grandeur et
-la sincérité de notre amour filial. A certain endroit où l’éloge prenait
-des promortions quelque peu hyperboliques, le Père eut une légère envie
-de rire: l’orateur se fâcha et, entre deux rimes, lui déclara net: «Mon
-Père, ce que je vous dis est sérieux.» Le Père se le tint pour dit et se
-laissa exécuter jusqu’au bout. Quand ce fut fini, il était tout de même
-un peu plus ému qu’au commencement, et sa voix tremblait, lorsqu’il nous
-remercia de cette petite manifestation aussi délicate que spontanée.
-
-On but encore un coup à sa santé et à la nôtre, et l’on se remit en
-marche à travers les bois, causant, riant, chantant, contents de vivre
-et de nous sentir un même cœur, un cœur léger comme l’oiselet que notre
-gaîté faisait envoler, limpide comme le ruisseau qui gazouillait sur les
-cailloux le long du sentier.
-
-Quand le Père s’aperçut que la route commençait à nous paraître
-longuette, il nous apprit à fabriquer instantanément, avec une simple
-cupule de gland, convenablement serrée entre les dernières phalanges de
-l’index et du médius, un fifre naturel. Nous organisâmes sur place une
-marche militaire, qui mit en émoi tous les échos endormis de la vallée
-et nous fit complètement oublier la fatigue.
-
-Une brave fermière, au sortir de la forêt, nous offrit en réconfort un
-bol de lait délicieux, et bientôt nous reposions nos membres rompus
-(nous ne le sentîmes qu’alors), sur les banquettes de bois du train, qui
-nous parurent douces.
-
-En route, Louis me dit à l’oreille:
-
-«Excellence, voilà encore un bon usage à introduire dans votre
-Université!
-
---Je n’y manquerai pas, dès qu’elle aura des Congréganistes comme toi.»
-
-
-21 MAI: _Pentecôte._--Louis a fêté aujourd’hui avec émotion le premier
-anniversaire de son retour à Dieu. Dans la journée, au nom de sa mère
-(je n’ai pas osé leur faire le chagrin de refuser), il m’a prié
-d’accepter comme souvenir un très beau petit Christ en vieil argent,
-avec date et signatures gravées au revers. L’excellent cœur! Dieu ne
-pouvait pas le laisser dans la voie où il se perdait.
-
-
-28 MAI.--Hier samedi soir, l’Association de St.-X. a clôturé ses
-réunions de semestre par une conférence de son Président, dont le sujet
-a très particulièrement intéressé les plus jeunes auditeurs, philosophes
-et rhétoriciens. C’était «_la jeunesse et ses détracteurs._»
-
-Les _détracteurs_, soit dit en passant, ne venaient guère là que par
-manière de précaution oratoire: car, en réalité, ce discours, quoique
-fort discret et fort délicat, renfermait à l’adresse des jeunes moins de
-compliments que de leçons. C’est précisément ce qui lui donnait sa
-valeur pratique.
-
-On reproche donc à la jeunesse chrétienne de dix-huit à vingt-cinq ans
-(il ne s’agit que de celle-là) _de ne rien faire pour la cause de Dieu_.
-Formulé d’une façon aussi générale, le reproche paraît excessif:
-l’orateur n’a pas grand’peine à le prouver, en faisant un rapide tableau
-des œuvres d’assistance, d’instruction, de moralisation, auxquelles se
-dévouent nos camarades sur tous les points de la France.
-
-Mais il faut l’avouer--et voici déjà la leçon--parmi ceux qui font
-quelque chose pour Dieu et le prochain, plusieurs pourraient faire
-davantage, s’ils avaient moins peur de sacrifier un peu de leur plaisir
-ou de leur loisir, moins peur aussi de se compromettre franchement pour
-la bonne cause. Égoïsme et respect humain.
-
-Mais surtout, il y a trop de jeunes gens qui, une fois libérés du
-collège, ne songent même pas à chercher dans l’action chrétienne, avec
-un préservatif salutaire, le bon emploi des dons qu’ils ont reçus de
-Dieu. A qui la faute?
-
-A leurs familles? Non; car, étant ce qu’elles sont d’ordinaire, elles ne
-pourraient voir qu’avec bonheur et fierté leurs fils se faire les
-champions dévoués de la religion et de la patrie.
-
-A leurs maîtres? Non, encore une fois. Par devoir d’état et par amour
-paternel, ils ont mis tout en œuvre pour développer dans l’esprit de
-leurs élèves les hautes pensées, dans leur cœur les généreux désirs, et,
-après le collège, ils sont encore là pour recueillir, diriger et
-soutenir les bons vouloirs.
-
-«Je sais bien, ajoute l’orateur, que les élèves des Jésuites sont
-parfois accusés de n’avoir pas d’initiative pour le bien, et l’on en
-cherche la cause dans cette compression perpétuelle qu’exercerait sur
-leur caractère l’habitude d’une discipline inflexible. A cette
-affirmation j’oppose une réponse très simple, par voie de comparaison.
-Il n’existe pas d’Ordre religieux qui soumette ses membres à une
-obéissance aussi parfaite que la Compagnie de Jésus: en connaissez-vous
-un qui soit plus militant? Fils d’un soldat, les Jésuites sont restés
-soldats--leurs ennemis le savent bien--et c’est en obéissant qu’ils
-apprennent à combattre. Jeunes gens qui m’écoutez, faites comme eux.
-Quand on comprime un ressort de bon acier, on ne l’affaiblit pas: on lui
-donne le moyen de prouver sa force.»
-
-«Et pour ne pas sortir de la comparaison, savez-vous pourquoi tant
-d’anciens élèves _ne font rien pour la cause de Dieu_? C’est parce que
-le ressort est détendu et qu’il ne veut plus de compression.
-
-«Le premier danger de cette liberté après laquelle soupire le collégien,
-c’est la détente, qui ne tardera pas, si l’on n’y veille, à amener le
-laisser-aller, l’amour égoïste du repos et, par suite, l’inertie pour le
-bien qui demanderait un effort...
-
-«Le second danger, c’est l’entraînement d’un milieu frivole et corrompu,
-tels qu’on les trouve dans les grandes villes et dans les petites, sans
-avoir besoin même de les chercher. Or, s’il ne veut pas se laisser
-saisir par un de ces mauvais courants qui mènent aux abîmes, le jeune
-homme, aujourd’hui plus que jamais, n’a qu’une ressource: entrer
-résolument dans un courant contraire, se faire entraîner au bien,
-s’associer aux hommes d’action chrétienne.»
-
-Mais j’essaierais en vain de reproduire ce vigoureux discours. J’abrège.
-Dans sa seconde partie, l’orateur établit que le jeune homme qui prétend
-faire quelque chose de sérieux pour la cause de Dieu ne doit pas, de
-propos délibéré, voir dans les _œuvres_ dites _de jeunesse_ le dernier
-terme de son activité. Instruire des enfants, amuser des patronages ou
-des cercles, assister les malheureux, sont choses louables, mais
-insuffisantes. Quand on a du cœur, on regarde plus haut et plus loin; on
-ne recule pas (car toutes les nobles ambitions sont permises à nos
-jeunes ardeurs) devant l’idée d’être un jour un homme d’œuvres comme
-Hervé-Bazin, un orateur comme Montalembert, un homme d’État comme Garcia
-Moreno. Ne ferait-on qu’approcher de pareils modèles, ce serait déjà un
-grand mérite et un grand honneur.
-
-«Mais pour en arriver là, mes amis, il faut vouloir sincèrement,
-ardemment, persévéramment, deux choses: _mettre Dieu dans toute votre
-vie de jeune homme_, afin qu’il vous préserve des amollissements du mal
-et vous conserve les énergies du bien,--et puis _travailler sur
-vous-mêmes_, développer méthodiquement tout ce que Dieu vous a donné
-d’intelligence, de savoir-faire et de cœur... Bref, il faut former en
-vous à la fois l’_homme de bien_ et l’_homme d’action_. A ces deux
-conditions, vous aurez le droit de compter sur la grâce de Dieu et sur
-le succès.»
-
-J’ai écouté tout cela avec un intérêt très personnel et, comme à la
-conférence du comte de Mun, il m’a semblé qu’à défaut de vocation
-religieuse, un assez vaste champ resterait encore ouvert à mon activité,
-même si je n’atteignais pas tout à fait Montalembert ou Garcia Moreno!
-
-L’éloquence me souriait; pour la politique, il faudrait «_voir unm
-peu_», comme disait le bon Frère dépensier de l’an passé, quand on lui
-réclamait un supplément de dessert que ses moyens ne comportaient
-peut-être pas.
-
-
-4 JUIN.--Nos petits pauvres ont fait dimanche dernier leur première
-communion à la paroisse. Aujourd’hui ils viennent au collège, tout fiers
-des beaux costumes qu’ils nous doivent et accompagnés de leurs familles.
-Messieurs leurs Catéchistes les introduisent dans la chapelle, aux
-places des élèves. Le P. Directeur, après quelques bons avis aux enfants
-et aux parents, dit la messe d’action de grâces, pendant laquelle
-plusieurs artistes de bonne volonté charment ces braves gens de leurs
-plus beaux accords.
-
-Au sortir de la chapelle, devant le portail, le P. Directeur proclame
-solennellement les places d’_excellence_ pour toute l’année, et chaque
-enfant, selon son rang, vient recevoir du P. Recteur un souvenir pieux
-et deux baisers. L’un des gamins que le Père avait oublié d’embrasser,
-ne manqua pas de revenir à la fin, conduit par sa mère, pour réclamer
-son dû. La cérémonie se termine par une distribution de dragées, que
-tous, jeunes et vieux, acceptent avec plaisir, et l’on s’en retourne
-content, après avoir chaleureusement remercié les Pères et ces
-Messieurs.
-
-Après vêpres, nos enfants partent pour la campagne, sur deux rangs, sous
-la conduite du Père et des Catéchistes, escortant une charrette
-précieuse, qu’il ne ferait pas bon attaquer. Elle porte leur goûter.
-
-Sur l’herbe de la villa, jeux variés, où le problème du rapprochement
-des classes reçoit une solution facile. Il en est de même au goûter qui
-suit: les Catéchistes président les tables et font eux-mêmes honneur aux
-plats avec un appétit aussi démocratique que celui des enfants. Le
-Président toaste, une fois encore, à la santé de tout le monde; chacun
-orne sa boutonnière et sa casquette d’une fleur cueillie au jardin des
-Pères et l’on reprend gaiement le chemin de la ville.
-
-Avec mon petit toast a expiré ma présidence: elle m’avait valu quelques
-joies innocentes, sans parler des honneurs. Un Président de catéchisme
-d’enfants pauvres n’est pas encore un Montalembert ni un Garcia Moreno:
-mais _petit poisson deviendra grand_ et _tout chemin conduit à Rome_.
-
-
-9 JUIN.--Procession solennelle dans les cours du collège, en l’honneur
-du Sacré-Cœur. En avant, derrière la croix, marchent sur deux rangées
-les divisions d’élèves, avec leurs bannières de Congrégation et de
-classe. Le clergé en ornements d’or et de soie précède immédiatement le
-dais, sous lequel le P. Recteur porte le Saint-Sacrement, suivi des
-premiers communiants et des fidèles.
-
-Le cortège s’avance lentement, au milieu de la verdure et des fleurs,
-des draperies et des écussons, des guirlandes et des oriflammes aux
-couleurs variées. Chaque division s’est ingéniée à décorer ses
-frontières et à dresser partout de petits autels pittoresques, où tout,
-jusqu’aux instruments de jeu, se convertit en hommage au divin Maître
-qui passe.
-
-Dans la grande cour, dominée par la statue de Notre-Dame, se dresse le
-reposoir principal. Notre-Seigneur y monte, escorté de ses prêtres, et
-là, exposé entre les lumières et les fleurs, il appelle à lui toutes les
-adorations. En bas, les divisions forment un vaste cercle, encadrant les
-soixante enfants de chœur, qui, selon de savantes figures, balancent
-leurs encensoirs et jettent des roses effeuillées. Puis le _Tantum ergo_
-éclate, chanté par plusieurs centaines de voix et accompagné des sonores
-accents de la fanfare: vrai chant de triomphe qui vous empoigne au cœur
-et vous arrache les larmes. Quand le prêtre a récité l’oraison, tous les
-genoux plient et la bénédiction du Très-Haut descend sur la foule
-profondément recueillie.
-
-De retour à la chapelle, avant que le tabernacle reprenne le divin
-prisonnier, toute l’assistance implore sa miséricorde pour son peuple:
-_Parce, Domine, parce populo tuo!_ Et pendant que la longue théorie des
-enfants de chœur et des prêtres s’écoule avec une majestueuse lenteur
-vers les sacristies, les élèves jettent encore vers le ciel avec un élan
-superbe le refrain patriotique et chrétien:
-
- Dieu de clémence,
- O Dieu vainqueur,
- Sauvez Rome et la France,
- Au nom du Sacré-Cœur!
-
-Les incrédules et les sectaires peuvent rire de ces manifestations
-pieuses, renfermées dans les murs d’un collège: ils ne savent pas ce que
-vaut la prière d’une seule âme qui aime vraiment Dieu, ni combien
-eux-mêmes pèseront peu devant lui, le jour où il voudra les balayer d’un
-souffle.
-
-Quant à moi, cette belle fête a augmenté ma confiance en Dieu et affermi
-ma résolution de le servir comme il voudra que je le serve.
-
-
-13 JUIN.--Ce soir, ouverture de la retraite. Je ne la vois pas venir
-sans anxiété: comment pourrait-il en être autrement, puisqu’elle doit
-décider de l’orientation de toute ma vie? Mais la paix est promise dès
-ce monde aux hommes de bon vouloir: j’y porterai le mien tout entier et
-j’espère que tout ira bien. Mon directeur me l’a promis et je compte sur
-les prières de ceux qui m’aiment.
-
-D’ailleurs, depuis quelques semaines, j’ai beaucoup réfléchi et je pense
-avoir en main les éléments indispensables d’un bon choix: la grâce de la
-retraite fera le reste.
-
-
-18 JUIN.--C’est fait et réglé: je ne serai pas jésuite.
-
-Oh! je n’en ai pas pris mon parti sans lutte et sans déchirement de
-cœur. Le P. Prédicateur nous avait successivement dépeint d’une manière
-si convaincante le grand devoir du salut éternel, les difficultés qu’un
-jeune homme rencontre dans le monde d’aujourd’hui, la sublimité du
-sacrifice de tout soi-même à la gloire de Dieu et au bien des âmes, que
-j’ai senti renaître en moi le dégoût des choses matérielles et le désir
-de prendre le chemin à la fois le plus sûr et le plus généreux. Tout ce
-que le Père nous disait là-dessus, mon esprit le voyait comme réalisé
-d’avance dans mon ami Jean; je me figurais son bonheur et je me
-demandais encore pourquoi je ne le partagerais pas.
-
-Lui-même vint me dire, dès le second jour, que le P. Prédicateur, après
-avoir entendu l’exposé de ses raisons et de la marche que sa vocation
-avait suivie, s’était déclaré complètement d’accord avec son directeur.
-Et le brave garçon rayonnait de joie, à me rendre jaloux.
-
-A mon tour, j’allai demander conseil au Père. Je lui dis ce que j’avais
-été dans le passé, ma conversion, les idées qui se heurtaient dans ma
-pauvre tête pour le choix de ma carrière. Je ne lui cachai pas que mon
-directeur voyait en moi deux obstacles à la vie religieuse: exubérance
-d’imagination et de sensibilité, besoin impérieux de liberté et de
-mouvement au dehors. Il me demanda:
-
-«Votre directeur vous connaît-il bien?
-
---A fond, depuis bientôt deux ans.
-
---Quel est son avis relativement à vos aptitudes?
-
---Il pense que je suis plutôt fait pour l’action chrétienne dans le
-monde.
-
---Et vous, vous êtes-vous déjà senti attiré vers ce but?»
-
-Je lui racontai l’effet qu’avaient produit sur moi la conférence de M.
-de Mun et d’autres discours semblables, ajoutant que mes réflexions
-n’avaient guère affaibli ces impressions. Il me pria de lui apporter par
-écrit mon _élection_, c’est à dire, la balance de mes raisons _pour_ et
-_contre_ la vie religieuse, et _pour_ et _contre_ l’action chrétienne
-dans le monde. Quand il l’eut bien examinée et que nous eûmes encore
-discuté certains points de détail, il conclut: «Mon ami, je crois que
-Dieu ne réclame pas de vous le renoncement dans le cloître, mais le
-dévouement chrétien dans le monde. Vous y ferez beaucoup pour sa gloire,
-si vous travaillez loyalement à mettre en œuvre tout ce qu’il vous a
-donné pour cela. Ne soyez pas mécontent de votre sort: il est méritoire
-et beau!»
-
-J’avais bien envie de le croire sur parole; mais, au moment de renoncer
-d’une façon irrévocable à cet idéal qui m’avait paru et me paraissait
-encore si supérieur à tout le reste, je me sentais pris d’un regret
-amer. J’allai demander à mon Père spirituel si ce regret ne prouvait pas
-que j’étais peut-être appelé quand même. Il me répondit:
-
-«Mon fils, tout chrétien qui estime à sa véritable valeur la vie
-religieuse peut avoir le désir d’y être appelé et le regret de ne pas
-l’être: il en est d’elle comme du martyre sanglant, comme de toute grâce
-privilégiée que Dieu juge bon de réserver aux âmes de son choix. Votre
-ami Jean a la meilleure part: vous ne voudriez pas qu’il en fût privé!
-
---Oh! mon Père!
-
---La vôtre est moins belle: cela vous facilitera l’humilité; mais il
-n’en est pas de plus belle après la sienne. De plus, les deux se
-complètent: où ne peut aller un religieux, là peut souvent aller un
-homme du monde pour faire l’œuvre de Dieu. Jean ne pourra être ni
-magistrat, ni orateur de réunions populaires, ni député, ni ministre:
-mais vous, si vous voulez le devenir, qu’est-ce qui vous en empêchera?
-
---Mon père, vous tentez mon orgueil?
-
---Non, mon ami. Ce que je vous propose, n’est pas une satisfaction
-d’amour-propre: il faut laisser cette faiblesse aux ambitieux vulgaires
-et ne garder pour vous que l’ambition du bien. Ce que je tente chez
-vous, c’est la générosité du jeune homme chrétien, qui ne veut pas
-marchander à Dieu les intérêts du capital reçu et qui regarde le
-dévouement à la cause divine comme un devoir. Soyez d’ailleurs persuadé,
-Paul, que ce devoir vous imposera plus d’une peine, peut-être de rudes
-sacrifices: Jean sera là pour vous aider de ses prières, de son amitié
-persévérante et de ses conseils.
-
---Est-ce votre dernier arrêt, mon Père?
-
---C’est, je crois, mon cher enfant, l’arrêt du bon Dieu.
-
---Je l’accepte comme tel, mon Père, et je vais le lui dire à la
-chapelle.»
-
-J’ai été à la chapelle, devant le tabernacle, où j’ai pleuré, prié et
-immolé la victime: j’en suis sorti, non pas joyeux, mais pacifié et
-résolu. Mon plan de campagne pour l’avenir est établi dans ses lignes
-essentielles et approuvé par qui de droit: je n’ai plus qu’à marcher.
-
-Jean m’invite à aller passer huit jours chez lui après nos examens: je
-compte que mes parents n’y feront pas obstacle. Ce sera une douce
-consolation.
-
-Je garderai longtemps le souvenir des jours trop rapides que je viens de
-passer dans cette délicieuse solitude. Solitude relative, puisque nous
-étions une trentaine, écoutant les mêmes instructions, priant ensemble,
-mangeant ensemble, prenant ensemble nos récréations. Mais après s’être
-délassés en des parties de _vise_ homériques, on retrouvait avec bonheur
-son humble cellule de moine, où l’on était vraiment seul avec sa pensée
-et le bon Dieu. Se sentait-on la tête un peu lourde, on s’en allait sous
-les ombrages du jardin respirer l’air pur des champs et le parfum des
-fleurs. Il n’était pas défendu de s’asseoir dans l’herbe avec un livre
-édifiant, voire même d’écouter les oiseaux qui louaient Dieu. Point de
-surveillance officielle: on était en famille. Aussi, au déjeuner de
-clôture, en remerciant au nom de tous le P. Prédicateur et les autres
-Pères, ai-je pu dire en toute sincérité que nous leur devions quatre
-jours de paradis.
-
-«Vous allez les payer,» a répondu le Père, et il a expliqué ce mot en
-nous rappelant que les consolations d’en haut sont un simple prêt, dont
-Dieu exige le remboursement en actes de vertus et en bons efforts. Nous
-paierons.
-
-
-21 JUIN: _fête de saint Louis de Gonzague_, jésuite, patron de la
-jeunesse studieuse.--Monseigneur est venu donner la confirmation aux
-premiers communiants du collège et présider une séance littéraire, que
-lui a offerte la classe d’Humanités. Il s’est montré, comme toujours,
-fort aimable pour les jeunes Académiciens, dont il a loué le beau style
-et le débit naturel. Il n’a rien dit du fond. C’était presque uniquement
-de la critique littéraire, très savante assurément; mais peut-être
-l’avait-il trouvée trop savante pour des élèves. Peut-être aussi ne
-fais-je que lui prêter impertinemment mes propres impressions.
-
-
-29 JUIN: _fête de saint Paul_ et la mienne.--Le bon Dieu a-t-il voulu me
-récompenser déjà de mon sacrifice et m’encourager? En tout cas, qu’il
-soit mille fois béni!
-
-A la récréation de midi, le portier, d’un air mystérieux, vient
-m’appeler au parloir, refusant obstinément de me dire le nom du
-visiteur: «C’est un monsieur.»
-
-Le monsieur était mon père, que je croyais à soixante lieues d’ici.
-Quand j’entrai, son visage rayonnait; il jouissait de ma stupéfaction:
-
-«Eh! bien, tu ne m’attendais pas, hein?
-
---Non, papa.
-
---J’ai voulu te faire une surprise...»
-
-Et il m’embrassa très fort sur une joue.
-
-«Puis te souhaiter une bonne fête...»
-
-Et il m’embrassa plus fort encore sur l’autre joue.
-
-«Puis... Asseyons-nous là... Tu te rappelles ce que tu m’as demandé l’an
-dernier pour ta fête.
-
---Parfaitement, papa. Vous m’avez promis qu’aux prochaines vacances...
-
---Oui, mais...
-
---Vous reculez?
-
---Mais non. J’ai, au contraire, trouvé que c’était trop long de te faire
-attendre jusque-là.
-
---Et vous allez vous confesser tout de suite?
-
---C’est fait depuis hier et je viens exprès t’en apporter la nouvelle
-pour ta fête.»
-
-Je me jetai à son cou et, ma foi, nous pleurâmes comme deux fontaines.
-Quand nous nous fûmes essuyé les yeux, il me dit:
-
-«Qu’est-ce que tu désires encore, Paul?
-
---Moi? Rien, papa. Je n’ai plus rien à désirer.
-
---Tu ne voudrais pas retourner à Lourdes?
-
---Oh! cela, si. A nous deux?
-
---Avec moi, ta mère et ta sœur. Serons-nous trop pour dire merci à la
-Vierge?
-
---A peine assez. Que vous êtes bon!
-
---C’est Dieu qui est bon, mon fils... Je n’aurais pas cru qu’on pût être
-si heureux de rentrer en grâce avec lui... Mais j’ai à te remercier, toi
-aussi, Paul: car, en définitive, c’est toi qui m’as converti.
-
---Après avoir été moi-même converti par les Pères.
-
---Aussi je veux leur dire ma reconnaissance. Quand nous aurons causé, tu
-me feras voir ton directeur.»
-
-L’entrevue fut très cordiale. Papa remercia le Père avec effusion de
-tout ce qu’il avait bien voulu faire pour nous deux; puis il parla
-encore du bonheur intime dont il jouissait, depuis qu’il avait «écoulé
-son stock de vingt-cinq ans dans les larges manches d’un bon P.
-Capucin.» Il finit par recommander à ses meilleures prières la
-persévérance du père et du fils.
-
-Quelle joie pour ma mère et ma sœur! Merci, mon Dieu, merci!... Cette
-nouvelle grâce, que je n’osais pas attendre si prompte et si complète,
-vaut bien de ma part un redoublement de confiance et de dévouement à
-votre divin Cœur, auquel je me suis donné pour la vie.
-
-
-4 JUILLET.--Les fêtes du P. Recteur se sont passées joyeuses, en
-famille, comme l’an dernier. Pas plus de nuages dans les cœurs que dans
-le ciel. La pièce où j’avais un rôle assez absorbant, le
-discours-compliment qui me revenait encore à titre de préfet, les grands
-jeux Olympiques dont j’étais un des chorèges, ne m’ont guère laissé de
-loisir pour les raconter.
-
-Et maintenant, ma pauvre Jeanne, il faudra que tu fasses ton deuil de
-mon journal: les examens sont devant la porte et, plus que jamais, le
-devoir doit passer avant le plaisir.
-
-Et puis, las! si tu veux tout savoir: à mesure que les jours me
-rapprochent de la fin, je me sens envahir par une invincible tristesse.
-Songe donc qu’avant un mois, je serai ancien et loin de ce collège, dans
-lequel j’ai passé deux ans d’une vie si calme et si douce, qui ne
-reviendront plus jamais! Je t’assure que, par moments, j’ai besoin de
-toute ma raison et de toute ma volonté pour ne point fléchir sous ce
-pénible sentiment. Pénible, il faut qu’il le soit beaucoup, puisqu’il
-résiste même à une pensée, bien agréable pourtant, celle de notre second
-pèlerinage à Lourdes et des vacances qui suivront...
-
-Allons, soyons homme, et «_vive labeur!_»
-
-
-16 JUILLET.--Ce matin, à la _fête des adieux_, au nom de tous les
-Congréganistes partants, Jean, le plus ancien d’entre nous, a
-solennellement promis fidélité au drapeau de Marie, Reine du Ciel et de
-la France. Je l’ai promise avec lui, dans le meilleur fond de mon âme,
-et s’il plaît à Dieu, je tiendrai parole.
-
-Encore quelques jours, et il faudra dire adieu à cette chapelle de
-Congrégation, qui est bien véritablement le cœur même du collège,
-puisque c’est de là que le sang le plus pur se répand dans tous les
-membres du corps. Je ne la quitterai pas sans émotion; car, avec plus de
-raison que personne, je puis m’appliquer les paroles de la Sagesse que
-le P. Recteur nous a développées: _Venerunt mihi omnia bona pariter cum
-illa._ Tous les biens ne sont venus avec la Congrégation, qui m’a fait
-pour la vie enfant de la sainte Vierge. C’est la sainte Vierge qui m’a
-soutenu à seize et dix-sept ans dans mes défaillances: elle me
-soutiendra, j’en ai la confiance, dans la vie de jeune homme où je vais
-entrer, puis dans l’âge viril et jusqu’au bout, _et in hora mortis
-nostrae. Amen._
-
-
-31 JUILLET: _fête de saint Ignace_, fondateur de la Compagnie de
-Jésus.--C’est la veille du départ. Demain, les chaînes tombent, le
-cachot s’ouvre, le soleil succédera au jour sombre et les malheureux
-captifs pourront désormais jouir à pleins poumons du grand air de la
-liberté!...
-
-Voilà de jolis mots, bons à dire aux toutous de la petite division, pour
-qui le dernier terme de la vie et le bonheur parfait, c’est les
-vacances! Cette naïveté fait pitié, quand on est philosophe et qu’on va
-s’en aller pour toujours. Pour moi, ce serait plutôt _le dernier jour
-d’un condamné_.
-
-Cependant la journée a été belle et bien remplie. Le matin, communion
-générale, où nous avons prié de notre mieux, j’en réponds en ce qui me
-regarde, pour nos Pères. Puis, brillante messe en musique, œuvre toute
-neuve du P. C., avec panégyrique du saint fondateur par un orateur
-étranger très fleuri, qui s’est cru tenu de casser une bonne
-demi-douzaine d’encensoirs sur le nez des Jésuites passés, présents et à
-venir: Jean le futur novice en riait aux larmes dans son mouchoir. N’a
-pas qui veut la main légère: il faut voir la bonne intention des gens.
-
-Je ne sais pas quel dîner on a servi au panégyriste pour le payer de ses
-hyperboles: le nôtre était digne de la bonté des Pères, qu’on accuse
-parfois de trop bien traiter leurs enfants. Mais puisque nous sommes
-leurs enfants!... Le reproche ne tient pas debout. Et d’ailleurs, ce
-n’est pas tous les jours fête de notre grand-grand-père!
-
-A deux heures, distribution solennelle des prix. Le discours obligé sur
-un sujet de haute pédagogie, cette fois, n’a paru ni trop long ni trop
-court, ni trop pompeux ni trop familier, et n’a ennuyé personne, par la
-bonne raison qu’il n’a pas eu lieu. On l’avait heureusement remplacé par
-un dialogue entre élèves sur _les meilleurs plaisirs des vacances_.
-Intéressant et moral... Ces Jésuites!
-
- _Aimez-vous la morale? On en a mis partout,_
-
-... jusqu’au dernier jour de l’année, mais dissimulée en tartines si
-appétissantes qu’elle passe toujours.
-
-J’ai partagé fraternellement avec Jean le prix de _sagesse_, décerné par
-le suffrage des élèves avec l’approbation des maîtres, et le prix
-d’honneur de philosophie. Chacun deux prix, un premier et un second: ce
-qui faisait pour chacun quatre plaisirs--sans parler de plusieurs autres
-couronnes que nous avons pu offrir sur l’autel, au grand salut du soir.
-
-A cette cérémonie, nous avons aussi, une dernière fois, côte à côte,
-adressé ensemble au Dieu de l’Eucharistie, avec nos prières, la fumée de
-nos encensoirs. Dans quelques années, Jean montera à l’autel, et moi,
-trop heureux, je lui servirai d’enfant de chœur...
-
-Puis enfin, le soir, j’ai pris mon pauvre gros cœur à deux mains, pour
-aller dire adieu aux Pères qui avaient été bons pour moi, c’est-à-dire,
-à tous ceux que je connaissais...
-
-Et demain, je les quitte, mais pas tout entier: car mon cœur est à
-eux--à la vie, à la mort.
-
-PAUL.
-
-
-
-
-AUJOURD’HUI
-
-Mars 1903.
-
-
-Le lendemain de cette distribution, je suis parti avec Jean pour subir
-mes examens: nous avons été reçus le même jour, avec la même mention
-honorable. Ensuite j’ai passé chez lui une semaine charmante: on m’a
-traité comme si j’avais été de la famille.
-
-J’y ai vu Marguerite, qui avait quinze ans et ressemblait à son frère
-comme une goutte d’eau limpide ressemble à une autre goutte d’eau
-limpide. Elle était trop enfant pour garder mon souvenir: moi, je ne
-l’ai plus oubliée. Six ans après, quand je fus docteur en droit, je la
-revis et, sur le bon témoignage que me rendit Jean, ses parents
-voulurent bien me la donner. Elle est la crème des épouses et des mères,
-une seconde Jeanne.
-
-Le jour où Marguerite est devenue ma femme, Jeanne devenait celle de
-Louis, qui est aujourd’hui le premier avoué de X... Elles s’aiment comme
-deux sœurs; Louis et moi sommes restés frères.
-
-Dieu a béni ces deux unions en nous envoyant de charmants enfants, qui
-font notre joie et celle de leurs trop bons grands-parents. Il a prélevé
-la dîme sur les miens, en m’enlevant mon premier né, retourné au ciel à
-deux ans; mais ce cher ange protège de là-haut ses frères et sœurs.
-J’avais mis les deux suivants dans _mon collège_, dont le P. Jean, leur
-oncle, dirigeait les études comme Préfet. L’an dernier, la _loi
-scélérate_ ayant jeté les Pères à la porte de leurs maisons, mon aîné,
-qui venait de gagner ses deux diplômes, m’annonça que Dieu l’appelait à
-les suivre en exil au noviciat. J’en suis fier.
-
-Il me reste trois garçons. Le plus âgé va avoir quinze ans: il continue
-provisoirement ses études au collège, sous de nouveaux maîtres qui
-s’attachent à conserver les anciennes traditions de la Compagnie de
-Jésus. Si l’iniquité triomphe tout à fait et si on leur retire, à eux
-aussi, le droit d’enseigner, mon fils ira chercher à l’étranger, au bout
-du monde s’il le faut, auprès des religieux expulsés, l’éducation
-chrétienne, proscrite en France, et plus tard ses jeunes frères le
-rejoindront. Aucun d’eux, à aucun prix--je l’ai juré devant Dieu--ne
-mettra les pieds dans un lycée. Pourquoi? Ceux qui ont lu ces Lettres le
-savent: c’est parce que j’y ai passé. L’âme de mes enfants m’est plus
-chère que tout le reste, plus chère que leur vie et que leur avenir
-terrestre: je ne la livrerai point, et personne ne me l’arrachera.
-
-Ma situation indépendante me permet de pratiquer ma foi publiquement, à
-la barbe des sectaires d’en bas et d’en haut. Je suis conseiller général
-et je serai député. Le gouvernement actuel, qui ne m’inspire pas plus de
-crainte que d’estime, peut être assuré d’avance que je combattrai de
-tous mes moyens d’honnête homme sa politique odieuse, qui, sous des
-prétextes plus hypocrites les uns que les autres, ne sait que tyranniser
-nos consciences, rançonner nos bourses et humilier notre patriotisme.
-J’espère ne pas être seul dans cette lutte _pro aris et focis_.
-
-Quant à l’Université officielle, que ma naïve jeunesse rêvait de
-convertir, le temps et les événements ont bien changé mes idées. Depuis
-qu’elle s’est faite la plate complice des projets maçonniques et que,
-pour assurer son triomphe, elle accepte sans honte l’étranglement de la
-libre concurrence, la machine n’est plus seulement avariée: elle est
-malfaisante. Dès que les honnêtes gens seront redevenus les maîtres, ils
-feront bien de la mettre au rancart et de la remplacer par un système
-plus conforme aux droits sacrés du citoyen et du père de famille. Je ne
-demande pas que le monopole passe de la gauche à la droite: je ne veux
-aucun monopole, ni officiel, ni déguisé. Mais j’entends que la loi
-m’assure la liberté de faire instruire mes enfants selon mes
-convictions, par les maîtres de mon choix et sans préjudice pour leur
-carrière. Hors de là, il n’y aura ni justice ni sécurité.
-
-Récemment, un de ces libéraux de comédie, qui votent toutes les
-oppressions, clamait à la Chambre: «_La liberté est en marche!_» Nous
-relevons ce mot pour la vraie liberté, la liberté de tous. Oui, malgré
-toutes les apparences contraires, _elle est en marche_, et si
-l’Université prétend lui barrer le chemin, cette liberté-là passera sur
-le corps de l’Université, qui n’aura que son dû.
-
-
-
-
-APPENDICE
-
-Quelques difficultés
-
-
- «Les pages qui précèdent montrent le beau côté des Collèges de la
- Compagnie de Jésus: la médaille n’a-t-elle point de revers?»--Cette
- objection est toute naturelle. Parmi les lettres que m’a values mon
- livre, j’en ai choisi une qui la formule nettement, et j’ai prié mon
- ami et beau-frère, le R. P. Jean, homme de science et de conscience,
- incomparablement plus compétent que moi dans ces questions, de vouloir
- bien y répondre. De là ces lettres supplémentaires.
-
- J’en ai ajouté quelques autres sur la question douloureusement
- actuelle de la suppression des Collèges chrétiens.
-
-
-
-
-I. _Lettre d’un ancien élève des Jésuites à M. Paul Ker._
-
-Juin 1903.
-
-
-Monsieur et cher camarade,
-
-Je suis bien fâché de ne pas vous connaître autrement que par votre nom
-de guerre; vous devez être ce que nous appelions jadis un _bon zig_! En
-tombant par hasard sur le titre de votre livre, je m’étais dit: «Voyons
-si c’est mon histoire!» Car j’ai été aussi _en pénitence_ chez les bons
-Pères, pour ma correction, dès l’âge de dix ans... et c’était déjà trop
-tard! Je vous ai donc dévoré d’un bout à l’autre. Il y a, ma foi, de
-jolies pages: vous étiez un rhétoricien _calé_. Et il y en a de
-touchantes aussi: deux ou trois m’ont fait pleurer comme une vieille
-bête que je suis. Pardon!
-
-Est-ce mon collège que vous avez voulu peindre? Certains détails,
-certains usages locaux me donnent à penser que non. Mais sur l’ensemble
-des hommes et des choses que vous racontez, il n’y a pas de doute
-possible. C’est bien un collège de Jésuites, tel que je l’ai connu. Ça
-ne s’invente pas. Vous me rappelez au vif ma première communion, avec
-ses ravissements encore vivaces après trente ans passés; l’âne des
-Petites-Sœurs (seulement le mien ne valait pas Brocoli et n’a jamais eu
-l’honneur de paraître sur la scène; nous l’avions acheté par
-souscription pour remplacer le vieux qui était mort); des amis
-charmants, qui ont essayé en vain de me convertir; des professeurs que
-j’ai gardés dans le cœur et... un P. Préfet que j’ai gardé dessus; mais
-ce n’était pas sa faute! Votre bon gros P. Surveillant, après m’avoir
-mis à l’_ours_[9], je ne sais plus pour quelle fredaine, a fini par
-bénir mon mariage. Un jour aussi, moi, le roi des cancres, j’ai infligé
-à tout le collège l’humiliation de m’acclamer comme roi des rois.
-J’étais très fort sur les planches, celles du théâtre (oh! comique) et
-celles de l’escrime; très fort aussi au gymnase et à tous les jeux
-expansifs. Dans une rencontre historique avec les _potaches_, j’ai
-_cogné_ ferme, et pour ce méfait j’ai comparu devant trois inspecteurs,
-que j’ai désarmés en les faisant rire. J’ai d’ailleurs conscience, pour
-un coup de poing reçu, de n’en avoir jamais rendu moins de deux, et plus
-d’une fois, hélas! j’ai rendu ce que je n’avais point reçu. Se jouait-il
-au collège une de ces bonnes farces, d’ailleurs inoffensives, que vous
-avez gardées dans votre sac, la vindicte publique se rabattait
-d’instinct sur moi, les yeux fermés, et... ne se trompait jamais.
-
- [9] Au cachot.
-
-Je n’ai compté parmi les _sages_ que l’année de ma première communion et
-peut-être les derniers mois de ma philosophie. Le reste du temps, j’ai
-fait le désespoir d’excellents professeurs par mon dilettantisme et
-celui des meilleurs surveillants par mes façons ingouvernables. Un de
-mes directeurs, je me demande encore par quels moyens surhumains, a
-réussi deux fois à me sauver d’une exclusion déjà prononcée en haut
-lieu: je lui ai voué un culte.
-
-Joli portrait, n’est-ce pas? Il manque à votre galerie. Appelez-moi
-_cancre_, _braque_, _rossard_, comme vous voudrez. Le fait est que j’ai
-exercé durant huit ans la vertu des Pères «et ne l’ai point lassée». Ils
-ont pu croire jusqu’au dernier moment qu’ils avaient perdu leur peine
-avec moi.
-
-Eh bien, mon cher camarade, s’ils l’avaient cru, ils se seraient
-trompés. Écoutez la suite de ma confession.
-
-Malgré ma _cancrerie_, j’arrivai avec le temps à Polytechnique; en
-somme, je n’étais pas tout à fait bête et j’avais pour père un général.
-Au bout de quelques années, étant encore lieutenant d’artillerie,
-j’avais malheureusement à mon actif un certain nombre de sottises, dont
-la dernière en date venait de faire éclore dans ma pauvre cervelle un
-projet peu banal. Je devais me rendre, le soir même, au mess des
-officiers, déposer devant eux sur une table un revolver chargé, les
-prier de dire loyalement s’ils jugeaient mon cas de nature à entacher
-l’honneur du corps: si oui, je me déclarerais prêt à me casser la tête
-sur place. La chose ainsi réglée, en attendant l’heure fatale, je me
-promenais.
-
-Je vins à passer devant le collège des Jésuites, où, jusqu’alors,
-j’avais évité de mettre les pieds. Cette fois, sans savoir pourquoi ni
-comment, je me trouvai soudain nez à nez avec le Frère portier, un petit
-saint homme blond, qui me souriait:
-
-«Que désirez-vous, monsieur?
-
---Mais... je ne sais trop. Y a-t-il ici des Pères que je connaisse?
-
---Etes-vous du pays, monsieur?
-
---Oh! non, je viens de l’autre bout de la France. Mais je suis un ancien
-élève des Pères.»
-
-La mine du bon Frère, de souriante, devint radieuse et rougissante de
-plaisir:
-
-«Oh! alors, monsieur, vous êtes chez vous. Si vous le voulez bien,
-prenez ce corridor; vous verrez la maison et tous les noms sur les
-portes.
-
---Parfait, mon Frère. Merci.»
-
-La première porte, c’est la Procure: je n’ai plus besoin d’argent,
-puisque ce soir... La seconde, c’est le P. Préfet: fuyons!... La
-troisième, le P. P... Connu.
-
-Toc toc!
-
-«Trééez!
-
---Bonjour, mon Père.
-
---Bonjour, mon lieutenant.
-
---Vous ne me remettez pas? Un tel, votre ancien élève de X***.
-
---Vous ici!»
-
-Une vigoureuse poignée de main. Puis, me regardant bien entre les deux
-yeux:
-
-«Un peu changé!
-
---Vous voulez dire _décati_?
-
---Oh!
-
---Un air de sacripant?
-
---Oh! mon ami.
-
---Si encore je n’en avais que l’air!
-
---Mais, mon fils...
-
---Ah! mon Père, je ne vous ai guère fait honneur.»
-
-Et vlan! sans demander permission, je m’écroule sur le coin de son
-bureau, me cachant la figure et sanglotant à me rompre la poitrine. Le
-Père alla donner un tour de clef à sa porte; puis, revenant s’asseoir
-contre moi, il me passa le bras autour des épaules, comme aurait fait ma
-mère, et me dit:
-
-«Vous souffrez, mon pauvre ami?
-
---Oh! mon Père, si vous saviez combien je suis malheureux!
-
---Dites-moi pourquoi: le voulez-vous?
-
-Si je le voulais? J’étouffais sous le poids. Il sut tout; je vidai
-devant lui jusqu’au plus bas fond toute la hottée de mes dix ans de
-garnison et terminai par mon projet de suicide héroïque. Il me laissa
-dire, ensuite me gronda doucement, comme un grand enfant, et, après une
-heure ou deux, fit enfin rentrer dans mon âme le calme, moyennant une
-bonne absolution.
-
-Le lendemain, je revins communier à sa messe et nous convînmes, pour
-réparer mon honneur et celui du régiment, d’un moyen plus raisonnable
-que le revolver.
-
-Depuis, je le revis quelquefois; il m’aida à devenir un officier rangé,
-que je demeurai jusqu’à ma retraite volontaire. Et aujourd’hui--je le
-dis sans orgueil--l’ancienne «chenille qui faisait peur à voir, tant
-elle était laide et lourde et velue et goulue», s’est transformée aussi
-en un «honnête chrétien», qui n’a pas peur de s’entendre appeler
-_jésuite_. J’y ai mis plus de temps que vous; mais aussi je revenais de
-plus loin. Il faut avoir pitié de moi et prier pour mes vieux péchés.
-
-Comment s’explique mon cas? Je n’ai jamais songé à reprocher aux Pères
-mes sottises, pas plus celles de mon temps de collège que les autres.
-Par tempérament et par éducation de famille, j’avais un caractère
-essentiellement réfractaire à toute discipline. L’_empreinte_, la
-vraie--pas celle de l’imbécile Estaunié--n’avait pas marqué sur ma peau;
-elle était entrée quand même, jusqu’au cœur, par une espèce de pouvoir
-latent, et n’attendait qu’une occasion providentielle pour éclater au
-jour. Je vois là une réponse toute trouvée aux gens qui vous disent
-parfois que les élèves des Jésuites «_font le plongeon comme les
-autres_».--Peut-être; mais ils remontent plus facilement sur l’eau.
-
-Je ne prétends pas, pourtant, qu’ils remontent tous, et toujours. J’en
-connais qui, au rebours de moi, après avoir bien commencé, ont mal fini.
-Dans la ville que j’habite, on se montre, parmi nos anciens
-condisciples, un haut fonctionnaire dont la fringale anticléricale
-réclame chaque matin un petit déjeuner au calotin,--deux prétendus
-magistrats, qui font assaut d’injustice et de platitude pour se faire
-payer leurs complaisances par les puissants du jour,--plusieurs
-ambitieux qui ont tout renié, drapeau, foi, famille, pour décrocher un
-siège dans quelqu’une de nos assemblées politiques ou un simple ruban
-rouge,--des officiers qui ont donné leur nom aux loges pour avancer plus
-vite,--des hommes d’affaires sans conscience,--des fils de famille qui
-mériteraient d’être fouettés en place publique,--des bourgeois
-incorrigiblement égoïstes devant leur devoir social et honteusement
-trembleurs devant les menaces de la canaille lâche. Ils ne sont pas la
-majorité, Dieu merci, et ils ne se vantent pas de sortir de _nos
-maisons_. Mais ils sont encore trop: je l’entends dire quelquefois
-autour de moi et j’en gémis.
-
-Vous devriez, à votre si intéressant tableau de l’éducation chez les
-Jésuites, ajouter un chapitre sur les causes de ces défections. Je vous
-autorise à faire état de mon histoire.
-
-Et puisque je suis en veine de vous poser des desiderata, ne
-pourriez-vous, dans ce même chapitre supplémentaire, répondre en
-quelques mots aux objections suivantes, qui m’ont été faites, après
-lecture de votre ouvrage, par un jeune professeur de l’Université,
-savant, honnête, même chrétien, mais pas mal engagé dans le mouvement
-moderne. Il m’écrivait textuellement:
-
-«Le _Ratio_ des Jésuites pouvait encore servir, il y a trente ou
-quarante ans, sous l’Empire. Depuis lors, le monde a marché; il faut,
-bon gré mal gré, que notre enseignement emboîte le pas à la démocratie
-moderne.
-
-«D’une part, l’enseignement _classique_ ne peut plus être l’élément
-principal de l’_instruction_. L’aristocratie intellectuelle qu’il
-formait est condamnée; le réel a détrôné l’idéal. La science désormais
-sera populaire et positive.
-
-«D’autre part, le sentiment religieux ne peut plus être l’unique
-principe directeur de l’_éducation_. Il ne faut plus de sacristains: il
-faut de bons citoyens. L’enseignement chrétien doit faire sa part à la
-morale civique et à la science sociale.»
-
-Je tiens à vous déclarer, mon cher camarade, que ces idées ne sont pas
-les miennes. Je compte sur votre bonne plume pour réduire en poudre
-l’ennemi que je vous signale. Vous êtes maître ès arts pédagogiques: je
-ne suis qu’un artilleur en retraite, n’ayant guère l’habitude des
-combats de l’esprit, mais gardant une affection jalouse pour tout ce qui
-intéresse l’honneur de mes anciens maîtres.
-
-Défendez-les: je vous en serai reconnaissant comme si vous me défendiez
-moi-même.
-
-Cordialement à vous,
-
-R.
-
-
-
-
-II. _Le R. P. Jean à M. Paul Ker._
-
-Des bords de la mer, juillet 1903.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-Ta proposition est venue me surprendre dans la demeure hospitalière, où,
-par la grâce de M. Combes, j’attends paisiblement la fin de la
-tourmente. Elle est située sur une falaise rocheuse, au pied de
-laquelle, en ce moment, les vagues déferlent avec fracas; mais le roc
-est solide, et tout ce bruit ne sert qu’à me rappeler la parole de foi
-du grand-prêtre Joad:
-
- Celui qui met un frein à la fureur des flots,
- Sait aussi des méchants arrêter les complots.
-
-Quand Dieu dira-t-il à nos jacobins son _halte-là_? Quand il le voudra.
-Notre devoir à nous, provisoirement, est celui du soldat toujours
-attentif, même sous la tente, au coup de clairon qui le rappellera au
-combat.
-
-Mon poste est marqué d’avance dans les collèges, dès qu’ils se
-rouvriront à la liberté. J’aime la jeunesse malgré ses défauts, et, au
-risque de trouver dans le beau métier d’éducateur quelques déceptions,
-je lui donnerai de grand cœur le reste de ma vie. La déception,
-d’ailleurs, nous guette plus ou moins, au bout de n’importe quelle
-entreprise humaine; mais une mauvaise récolte n’empêche pas le laboureur
-de reprendre son dur travail dans l’espoir d’une année plus heureuse...
-Et nous travaillons pour Dieu!
-
-Je ne refuse pas de mettre à profit une partie de mes loisirs forcés
-pour répondre quelque chose à tes correspondants. Seulement, comme c’est
-un «devoir de vacances» que tu m’imposes, je prierai ceux qui me liront
-de n’être pas trop exigeants sur la forme et de me laisser _causer_. Les
-médecins me défendent la tension d’esprit.
-
-L’éducation est une œuvre complexe; elle veut être faite à trois. Il y
-faut le concours du collège, de la famille et de l’enfant. J’ai connu un
-garçon de quinze ou seize ans qui, après quelques mois passés chez nous,
-fut convaincu d’immoralité et rendu à son père. Le pauvre monsieur, en
-prenant congé du Supérieur, ne put s’empêcher de lui dire avec une
-certaine amertume: «J’avais espéré que les Jésuites feraient quelque
-chose de mon fils.» Le fils, qui se trouvait là, reprit vivement: «Père,
-si tu m’avais mis dans ce collège en cinquième, au lieu de me mettre au
-lycée, on n’aurait pas besoin maintenant de me chasser.» Le père baissa
-la tête et partit.
-
-Ce premier cas est heureusement rare: les élèves qui ont passé par les
-lycées n’entrent généralement chez nous--tu le sais mieux que
-personne--qu’avec des garanties de bonne volonté qui effacent vite la
-marque de provenance et les mauvaises impressions d’autrefois.
-
-Mais ton correspondant l’artilleur indique dans sa personne un second
-cas beaucoup plus fréquent, où notre méthode d’éducation reste
-impuissante. Lorsque tel enfant nous arrive, à neuf, dix ou onze ans,
-l’arbuste est déjà noueux et dévié par une première culture mal
-comprise, en famille. Maintes fois, il n’y a même pas eu de culture; on
-a laissé pousser en toute liberté le sauvageon mignon, en lui disant
-pour toute correction: «Attends, gamin; _au collège, il faudra que tu
-changes_.»
-
-Assurément, il y en a qui changent au collège. Mais parfois aussi, à dix
-ou onze ans, il peut être déjà tard pour réduire les nœuds ou redresser
-les difformités; le sauvageon a pris l’habitude de résister à la main
-qui veut le plier. Pour comble de malheur, quand il commence à se
-rectifier et à développer régulièrement sa jeune taille, les vacances
-arrivent et deux mois de faiblesses déplorables mettent à néant dix
-longs mois d’efforts. Tout est à refaire à chaque rentrée, et chaque
-fois avec moins de chances de succès. A qui la faute si, finalement,
-l’arbre reste ce qu’était l’arbuste? Je sais des enfants dont
-l’éducation n’eût pu réussir qu’à une seule condition: c’était de faire
-préalablement l’éducation de leurs parents. Ils sont de plus en plus
-rares, aujourd’hui, les pères et les mères qui comprennent leur devoir
-et qui savent former à leurs fils une âme de chrétien et un caractère
-d’homme. Le souci du grand nombre s’arrête au diplôme de Sorbonne, au
-plumet de Saint-Cyr ou à la rapière de Polytechnique. Comme vue
-d’avenir, c’est court.
-
-Je vais faire un aveu pénible, mais fondé. On jalouse les Jésuites, un
-peu de partout, «parce qu’_ils accaparent l’éducation des enfants nobles
-et riches_. Le fait ainsi formulé n’est pas exact; on l’a démontré plus
-d’une fois. Mais admettons un instant que les élèves riches et nobles
-affluent de préférence chez nous. Il se trouve parmi eux, sans
-contredit, de bons esprits, de beaux caractères, des hommes de
-ressource. J’ajoute que, sans tenir le monopole de la distinction, ils
-en donnent habituellement l’exemple et contribuent ainsi pour une bonne
-part à l’élévation du niveau général. Mais, il faut bien le dire, c’est
-aussi dans leurs rangs que se comptent en plus grand nombre les enfants
-gâtés par une première éducation molle, faible, frivole, et
-conséquemment les intelligences atrophiées, les volontés sans ressort,
-les élégantes nullités. Eh bien, si les Jésuites, de gaîté de cœur,
-_accaparent_ ces éducations-là, j’affirme, sans crainte d’être démenti
-par les hommes du métier, qu’ils sont bien punis par où ils pèchent; car
-ils n’en récoltent ni grande joie au collège, ni grand honneur après.
-
-Le problème s’aggrave singulièrement, lorsque le défaut d’éducation
-première se complique d’un tempérament difficile. Il n’est si bon cheval
-de race qui ne devienne vicieux, s’il se refuse au dressage. Encore un
-cheval peut-il, à la longue, être dompté par la force; le jeune homme,
-lui, garde toujours la liberté de mal faire et le fonds de révolte qu’il
-tient de la chute originelle.
-
-On montre dans les champs une mauvaise herbe qui s’appelle vulgairement
-_herbe de patience_. Les Lorrains lui donnent un nom plus significatif,
-la _haine de prêtre_ (ils entendent le prêtre défroqué, Charbonnel ou
-Combes). Voici la raison de ces deux noms. Au milieu d’une touffe de
-racines peu profondes, elle en a une principale, qui s’enfonce tout
-droit dans la terre et s’amincit peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un
-filament, à peine perceptible aux doigts. Poursuivez-le à un bon mètre
-de profondeur et arrachez ce qui reste: six semaines ou six mois après,
-le mince fil a reparu, la plante scélérate étale de nouveau sa corbeille
-de feuilles vertes, et vous pouvez renouveler votre essai d’extirpation.
-
-Voilà l’image trop fidèle de ce qui arrive à plus d’un de nos
-élèves--pas à eux seuls! Chaque âme d’enfant a son _herbe de patience_,
-souvent plusieurs, qu’il faut lui apprendre et lui aider à combattre.
-Véritable œuvre de patience, capable parfois de désespérer un ange! On y
-travaille pourtant, durant des années, soutenu par le devoir au défaut
-du succès visible, consolé de son impuissance auprès de quelques-uns par
-la vaillance et les victoires des autres.
-
-Mais, si c’est quelque chose, si c’est beaucoup pour l’avenir moral d’un
-jeune homme d’avoir pris au collège l’habitude de la lutte contre ses
-passions naissantes, ce n’est pas tout; il faut qu’elle se continue
-après et toujours. Ceux qui reprochent aux écoles chrétiennes les
-trahisons et les égarements des hommes dont elles avaient instruit la
-jeunesse, oublient cette condition essentielle.
-
-Quand le jeune philosophe nous a quittés, il donnait les plus belles
-espérances, et les promesses rassurantes lui coûtaient peu. Mais
-connaissant trop bien la fragilité de la nature et les ruses de
-l’ennemi, notre tendresse inquiète, au moment des adieux, lui avait
-recommandé instamment de veiller, de prier et de s’appuyer. Hélas! _la
-fascination de la bagatelle obscurcit la notion du bien_, dit
-l’Écriture, _et le tourbillon des désirs mauvais bouleverse un cœur
-jusque-là sans malice_. Le Collégien grandi, lancé peut-être trop tôt ou
-trop seul dans la grande ville, sottement jaloux de son indépendance,
-fier de sa première moustache et de ses dix-huit ans, se prenant déjà
-pour un homme, a voulu tout voir et tout savoir; il a rougi de sa
-simplicité; il a dédaigné ces amitiés pures et solides qui sont
-l’indispensable préservatif de l’adolescence, pour s’en créer de plus
-agréables qui seront sa perte; il a voulu marcher sans guide dans la
-nuit folle de ses rêves désordonnés. La vue du prêtre, d’abord
-importune, a fini par devenir pour lui un reproche et un remords, dont
-il s’est irrité. Alors, plus de sacrements, plus de prière, bientôt plus
-de respect ni de soi ni d’autrui; par suite, la porte ouverte à tous les
-égarements. La racine maudite est remontée tout entière et la mauvaise
-herbe, gagnant de proche en proche, a envahi peu à peu tout le champ de
-cette âme, qu’elle étouffe.
-
-Les confesseurs connaissent ces lamentables histoires, les ravages et
-les ruines qu’elles accumulent sur certaines vies, les larmes de sang
-qu’elles font verser aux mères et, quand ils reviennent plus tard dans
-le chemin du devoir, aux fils.
-
-D’ailleurs, on aurait tort de croire que nous nous contentons de gémir
-et que nous abandonnons les jeunes gens, une fois sortis de chez nous, à
-tous les dangers que leur créent dans le monde les attraits de la
-liberté, les mauvais amis et les mille sollicitations du vice, comme on
-abandonnerait des malheureux sans ressource, sur une barque sans
-défense, au caprice d’une mer furieuse. A Paris et dans maintes grandes
-villes de province, il nous a été possible de fonder, seuls ou avec
-d’autres amis dévoués de la jeunesse, ces associations chrétiennes qui
-sont, pour les _jeunes_ de bonne volonté, autant de ports de refuge
-contre la tempête, en même temps que des champs d’évolutions et de
-manœuvres pour la guerre sainte.
-
-Mais il faut que les jeunes gens y viennent et que les parents y
-tiennent. Nous pouvons intervenir par voie de conseils auprès des uns et
-des autres, et nous n’y manquons pas; n’étant pas des gendarmes, nous ne
-pouvons aller jusqu’à prendre les récalcitrants au collet. Beaucoup nous
-échappent, pour leur malheur. Est-ce notre faute? Et si, plus tard, ils
-tombent au rang des jouisseurs sans honte, des ambitieux sans
-conscience, des égoïstes sans cœur, de ces traîtres à Dieu et à toutes
-les choses sacrées qui descendent de Voltaire jusqu’à Trouillot, est-ce
-la faute de notre éducation? Non; car pour devenir ce qu’ils sont
-devenus, ils ont dû mentir à tous les principes qu’ils avaient reçus de
-nous, et, s’il faut en croire un aveu public du dernier nommé, cela ne
-va pas toujours sans peine et sans angoisse: l’ancien élève de
-Notre-Dame-de-Mont-Roland a mis des années à laver la tache indélébile.
-Est-il bien sûr d’avoir aujourd’hui les mains propres?
-
-Dans un livre qui a donné quelques inquiétudes aux familles chrétiennes,
-parce qu’il représente la vie de collège sous un jour habilement calculé
-pour rendre toutes les intentions suspectes, un _ancien_ de Dijon a
-essayé de transformer en robe de Nessus, inévitable et funeste,
-l’influence que nous exerçons sur nos élèves. Son dénouement est d’un
-fatalisme qui serait effrayant, s’il n’était absurde. Ceux qui nous
-connaissent, connaissent aussi la nature de l’_empreinte_ que nous
-voulions mettre sur les âmes: c’est l’empreinte du salut, _signum
-salutis_, et nos cœurs de prêtres et de Pères ne sauraient avoir au
-monde de chagrin plus cuisant que de la voir effacée chez quelqu’un de
-nos enfants d’autrefois.
-
-Un autre renégat, un Parisien, dont le nom ne souillera pas ma plume, a
-voulu se tailler aussi sur le dos de ses maîtres une célébrité
-facile--ou simplement battre monnaie. Il a inventé une chose immonde qui
-ne mérite même pas le titre de roman; ce n’est qu’un long rêve de
-polisson. Va-t-on nous juger sur ce livre et sur ce malheureux? Autant
-vaudrait juger tout le collège des apôtres et l’enseignement du divin
-Maître sur l’odieux personnage de Judas. Il ne tenait qu’à Judas de
-rester fidèle aux leçons du Sauveur: il ne l’a pas voulu; il a abusé du
-redoutable privilège de sa liberté pour devenir, malgré la grâce que le
-Maître lui offrait, un _fils de perdition_. Lui seul est responsable de
-sa chute et de son châtiment, comme tous les renégats dont il est le
-père.
-
-Il n’y a donc pas lieu de s’étonner des défections que ton brave
-officier d’artillerie constate et déplore, dans son entourage, parmi nos
-anciens élèves; elles sont inévitables et se reproduisent partout où les
-hommes sont des hommes et non pas des anges. Il a raison de croire que
-beaucoup d’entre elles ne sont que passagères, qu’_on en revient_.
-Pourtant il ne faut pas oublier que, plus on tombe de haut, plus la
-chute est lourde et le relèvement difficile. _Corruptio optimi pessima._
-
-Il s’est relevé, lui, parce que c’est un cœur de soldat. Les soldats ont
-parfois les passions violentes, mais avec cela un fonds de loyauté qui
-leur rend intolérables les situations équivoques: l’ennemi une fois
-reconnu, ils vont droit dessus.
-
-Bien plus rarement on voit se convertir les ambitieux que grise la vue
-d’une écharpe ou d’un panache quelconque, sots adorateurs du pouvoir et
-d’eux-mêmes,--rampants et jaloux, tant qu’ils ne sont rien ou peu de
-chose,--tyrans insupportables, quand ils ont _décroché la timbale_.
-Ceux-là, les coups de foudre et les humiliations inattendues peuvent
-seuls les ramener quelquefois.
-
-Mais que faudrait-il pour secouer cette masse inerte d’égoïstes,
-indifférents ou poltrons, qui se cantonnent dans l’enclos de leurs
-intérêts personnels, se croisent les bras en regardant brûler la maison
-du voisin pourvu qu’elle ne touche pas à la leur, verrouillent leur
-porte quand on crie au voleur dans la rue, se déclarent incapables de
-tout effort pour le salut commun et, voulant se justifier de ne rien
-faire, s’en vont partout répéter bien haut qu’_il n’y a rien à faire_?
-Voilà les grands coupables du temps présent; car ils ont en main le
-salut de la France chrétienne et ils ne veulent pas se donner la peine
-de la sauver.
-
-Dans la catégorie des ambitieux dévoyés, nos anciens élèves figurent-ils
-en notable quantité? Je ne le pense pas. On peut citer deux ou trois
-ministres, quelques députés, quelques magistrats. En général, le
-fonctionnarisme tente peu de nos jeunes gens; ils préfèrent les
-situations qui permettent de marcher le front haut. Tant que la
-magistrature et l’armée ont gardé leur prestige traditionnel au-dessus
-des misérables agitations de la politique de parti, elles étaient les
-deux buts les plus fréquents des âmes noblement ambitieuses. La
-suppression de l’inamovibilité, puis les besognes policières et
-antireligieuses infligées aux magistrats sont venues découronner bientôt
-cette carrière.
-
-Restait l’armée, la «grande muette», qui était aussi la «grande dévouée»
-et la «grande respectée», l’image la plus complète de la patrie,
-l’expression humaine la plus haute du sacrifice. On nous a reproché d’y
-avoir trop _poussé_ nos élèves et d’avoir par là rendu stériles pour
-l’action sociale bon nombre de talents. En y regardant de près, on
-trouverait, je crois, les parents plus coupables du méfait que les
-maîtres; mais, cette réserve admise, je rends les armes. Le méfait en
-question est, chez nous aussi, un défaut de famille, un faible. Beaucoup
-de jésuites, ayant de se ranger sous le drapeau du Christ, ont servi
-sous le drapeau de la patrie; ils en ont gardé l’amour, qui va très bien
-avec celui de la croix. J’ai peur qu’on ne nous accuse longtemps encore
-de _pousser_ à l’un et à l’autre. Nous ne sommes pas dreyfusards, non,
-et nous restons les _grenadiers_ qu’on sait.
-
-Faut-il, à ce propos, nous laver du reproche d’embaucher, d’aucuns
-disent de débaucher les meilleurs de nos élèves _ad majorem Dei
-gloriam_, c’est-à-dire pour la gloire de notre toute-puissante et
-tout-envahissante Compagnie? Le cliché, si vieux qu’il soit, est
-résistant, aussi résistant que la sottise humaine; il servira encore.
-Aux gens de bonne foi il suffira de répondre que la Compagnie de Jésus,
-avec tous les théologiens, exige pour la vocation religieuse l’appel
-certain de Dieu et la libre acceptation de l’homme. La première question
-qu’on pose chez nous au candidat novice, est celle-ci: «Quelqu’un,
-jésuite ou autre, vous a-t-il poussé à venir ici, ou y venez-vous
-librement?» S’il y a seulement un doute, on n’entre pas. Quel intérêt,
-d’ailleurs, la Compagnie pourrait-elle avoir à accueillir dans ses rangs
-un soldat forcé? Il lui faut des volontaires, envoyés de Dieu pour faire
-l’œuvre de Dieu, qui est notre œuvre unique.
-
-Pourquoi ne dirais-je pas une chose qui est de nature à étonner nos
-persécuteurs autant qu’elle nous console? Nous sommes chassés de nos
-anciens collèges, et pourtant la race des volontaires de Dieu n’est pas
-éteinte et la source de dévouement religieux n’est pas tarie; sur tous
-les chemins de l’exil on rencontre en ce moment de jeunes cœurs, épris
-d’enthousiasme pour la sainte cause outragée, qui vont demander aux
-proscrits la faveur de partager leurs épreuves et leurs espérances. Le
-divin Chef qui envoie ces recrues à sa _petite Compagnie_--c’est le mot
-de saint Ignace, notre père--ne l’a donc pas rejetée encore, et le jour
-viendra où, comme jadis les Hébreux, nous chanterons, avec nos frères de
-tous les ordres, avec l’Église tout entière, le cantique de la
-délivrance, sur les bords de l’abîme qui aura mis à néant l’orgueil des
-ennemis de Dieu.
-
-Il y a des catholiques, des prêtres même, qui regrettent parfois ces
-renoncements et qui osent les appeler des _désertions_. Il faut les
-renvoyer à l’Évangile et aux paroles du Maître: _Si tu veux être
-parfait, va-t’en vendre tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et
-viens, suis-moi._ Le sang des martyrs n’est pas la seule semence des
-chrétiens; la vie de l’Église et le rachat du monde sont faits de tous
-les sacrifices, y compris, en première ligne, celui des attaches
-terrestres. Notre temps égoïste et jouisseur voudrait supprimer le
-renoncement religieux comme contraire aux droits de la nature; en
-réalité, c’est parce qu’il trouve dans le spectacle des vertus
-monastiques un reproche perpétuel et sa plus sévère leçon. La leçon n’en
-demeure que plus nécessaire.
-
-Les chrétiens qui blâment les vocations religieuses comme des
-désertions, outre l’injure qu’ils font à Dieu, maître absolu de chaque
-destinée humaine, oublient ce qu’un religieux, longuement formé par une
-discipline sûre et intelligente, acquiert de puissance pour le bien dans
-toutes les sphères de l’apostolat. Livré à ses propres forces dans le
-monde, il eût peut-être été un homme d’action, mais n’eût fait que la
-besogne d’un seul; jésuite ou bien membre d’un autre Ordre actif, il
-formera beaucoup d’hommes, et son talent, fécondé par la grâce d’en
-haut, portera des fruits dix fois, cent fois, peut-être mille fois plus
-abondants.
-
-Certains partisans à outrance de l’action sociale ne se bornent pas à
-nous reprocher ces prétendus accaparements de novices; ils nous accusent
-aussi de ne pas donner à nos élèves cet esprit d’initiative qui devrait,
-dans le champ clos des luttes actuelles, faire de chacun d’eux un héros.
-Que ne fournissent-ils en même temps, pour atteindre ce but, la recette
-infaillible!
-
-L’esprit d’initiative est une chose admirable et infiniment souhaitable.
-Malheureusement, il en est de lui comme l’esprit en général: il ne se
-donne pas. C’est une sorte de _bosse_, comme celle des mathématiques ou
-de la poésie. Qui dit initiative, dit pénétration de l’intelligence,
-vivacité du tempérament, énergie de la volonté: où se fabriquent ces
-trois belles qualités? Je compte, plus tard, dire un mot des moyens d’en
-développer le germe, quand ce germe existe.
-
-Je n’ajoute qu’une observation. Le nombre des sots est infini, dit
-l’Écriture: celui des égoïstes n’est pas moindre; car, pris dans leur
-réalité dernière, les _égoïstes_ qui préfèrent la jouissance du moment
-au seul véritable bonheur de la vie future, sont tout bonnement des sots
-qui se croient malins. Dans cette foule, nos amis ou nos jaloux du _bon
-parti_ (oui, des jaloux: il paraît que nous en avons encore
-quelques-uns) prétendent que nous comptons beaucoup de nos anciens
-élèves. C’est une question de chiffres que je ne me charge pas de
-trancher: les statistiques sont chose si délicate! Mais comment se
-fait-il que nos adversaires du _mauvais parti_ ne se lassent pas de
-crier à l’_invasion noire_, celle des _jésuites de toute robe, longue et
-courte_, et que, pour l’arrêter, ils n’aient rien vu de plus sûr, rien
-de plus urgent, que de fermer nos collèges? On peut tirer la conclusion.
-Cette haine semble prouver, mieux que toute statistique, auquel des deux
-camps, celui du bien ou celui du mal, appartient l’ensemble de nos
-élèves. Ils ne sont donc pas si universellement égoïstes et dénués
-d’initiative.
-
-Je me garderai, d’ailleurs, de revendiquer à leur profit le monopole de
-la fidélité aux bons principes. Nous ne sommes pas les seuls éducateurs
-chrétiens; d’autres semeurs, réguliers et séculiers, ont jeté sur toute
-l’étendue de la France les graines vivantes de la moisson future. Ils
-sont ou seront pourchassés, comme nous, par les ennemis de la foi et de
-la liberté; nous n’avons eu que l’honneur d’ouvrir la marche des
-persécutés et de voir notre nom, qui est celui du Sauveur lui-même,
-servir de cri de guerre.
-
-Mon cher Paul, depuis que j’ai commencé cette lettre trop longue, les
-vagues frémissantes ont achevé de se calmer et, par ma fenêtre ouverte,
-je les vois maintenant se dérouler paisiblement sur la plage unie, comme
-des nappes de dentelle, bordées de peluche neigeuse. Un grain de sable
-suffit à Dieu pour fixer son terme à la mer montante et à la tyrannie
-des Cromwell de tous pays. Attendons et prions.
-
-Tout à toi en Notre-Seigneur,
-
-JEAN.
-
-
-
-
-III. _Au même._
-
-Août 1003.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-Le «jeune professeur savant et honnête» nous fait l’honneur de nous
-croire les derniers et malheureux tenants du _classicisme_. Je ne
-voudrais pas, à ce propos, intervenir, moi millième, dans la brûlante
-querelle de l’enseignement moderne. Cependant, je dois l’avouer, sa
-théorie un peu nouvelle sur la nécessité de _démocratiser_ notre
-enseignement secondaire m’a fait réfléchir, et je me suis demandé si,
-réellement, il ne faudrait pas chercher là l’inspiration de la campagne
-qui a été menée, depuis bien des années, contre le _classique_.
-
-Le classique était, de fait, un enseignement privilégié, aristocratique,
-non pas qu’il fût réservé exclusivement aux classes dirigeantes, mais
-parce qu’il menait seul à une culture distinguée et aux carrières
-libérales. Cela répugnait à l’égalité républicaine. On essaya donc
-d’abord d’une concurrence par la culture dite _moderne_, plus à la
-portée des intelligences _démocratiques_. Elle fut par décret proclamée
-équivalente à une culture classique, pour l’entrée aux grandes écoles du
-gouvernement, mais l’opinion n’admit pas l’équivalence réelle et le
-préjugé demeurait favorable à l’ancien régime.
-
-Ne pouvant faire monter le moderne à la hauteur de son rival, on se
-décida à faire descendre le rival. On le chargea de matières étrangères
-ou accessoires, dont on doubla la valeur aux examens, de façon à écraser
-le malheureux sous le poids. La grande réforme de l’an passé est venue
-sanctionner et aggraver cet état de choses. Des quatre sections qui se
-partagent désormais notre enseignement secondaire, une seule, triste
-îlot perdu dans la mer immense, sert de refuge au latin-grec; les trois
-autres sont des combinaisons variées entre les sciences, les langues
-vivantes et le latin. Les quatre machines fonctionnent dans chaque
-établissement, j’allais dire dans chaque fabrique, sur le pied de
-l’égalité, pour produire un baccalauréat qui ne sera plus ni classique
-ni moderne, mais le _baccalauréat_ tout court, ouvrant au même titre la
-porte de toutes les carrières.
-
-M. Chaumié vient de compléter cet admirable outillage par une invention
-du plus pur esprit démocratique: l’aurait-il empruntée au jeune
-professeur? Une circulaire du Grand Maître de l’Université de France
-autorise les lycées à ouvrir des _ateliers_, où les élèves qui n’aiment
-pas le jeu au grand air pourront se délasser à quelque travail manuel,
-sous la direction de véritables ouvriers. Il proteste d’ailleurs contre
-toute assimilation avec ce qui se fait dans les écoles professionnelles.
-Ce sera pour leur seul plaisir que les futurs ingénieurs, officiers,
-médecins ou avocats, apprendront à manier la scie et le rabot, à
-fabriquer des chaussures et des chaussettes, des vestes et des culottes,
-que sait-on encore? Espérons qu’ils ne feront pas une trop rude
-concurrence aux gens de métier, qui se plaignaient déjà des orphelins de
-dom Bosco!
-
-Mais où la pensée démocratique de M. Chaumié touche à l’idylle, c’est
-lorsque, sans rire, il exprime l’espoir que _le contact habituel avec
-l’ouvrier directeur aidera les élèves à mieux comprendre l’âme
-populaire_. Il aime à croire que pour assurer ce dernier résultat,
-l’élève pourra aussi allumer sa pipe à la pipe de l’ouvrier, et terminer
-chaque leçon avec lui sur le zinc par une absinthe fraternelle. Enfin,
-ne conviendrait-il pas d’inscrire ces ouvriers maîtres sur la liste du
-personnel enseignant, à côté ou peut-être à la place des inutiles
-professeurs de littérature ancienne? Ce serait l’égalité parfaite.
-
-De bons esprits pensent que le nouveau plan d’enseignement nous mène
-droit à l’égalité dans la nullité. D’autres, au contraire, avec ton
-«jeune professeur,» s’attendent à voir sortir de ce pot-pourri, le
-triomphe définitif de la _science populaire et positive_. Je parie pour
-ces derniers, si la République dure quelque temps encore. Comme en
-Amérique, nous aurons des milliardaires qui auront commencé par marcher
-sans semelles, des fortunes scandaleuses et des faillites colossales,
-des inventeurs excentriques jusqu’à la démence, des maisons à vingt
-étages, le droit de lyncher les nègres ou autres personnages
-déplaisants, et une foule d’autres droits qu’on nous donnera ou que nous
-prendrons. En revanche, nous emprunterons aux nations restées classiques
-leurs poètes, leurs écrivains, leurs artistes, leur esprit et leur bon
-goût, en les payant bien. Elles pourront aussi, à la longue, nous
-rapprendre le français.
-
-Il fut un temps où certain démocrate assez connu, qui exerça sur les
-destinées de notre pays une influence considérable, prétendit
-ressusciter en France la _république athénienne_. Si Léon Gambetta
-vivait encore, il ne passerait plus que pour un rêveur. Son rêve avait
-du bon, pourtant, même au point de vue démocratique. L’histoire nous
-apprend que les Athéniens, très jaloux de leur liberté civile et
-politique, n’en étaient pas moins un peuple très cultivé. Ils le
-devaient précisément à une aristocratie intellectuelle, comme n’en a vu
-aucune monarchie, pas même celle de Louis XIV. Durant une longue suite
-d’années, les hommes de génie se succédèrent à Athènes et y entretinrent
-ce culte de l’idéal religieux, patriotique et artistique, qui valut à la
-cité le respect de toutes les nations et de tous les siècles. Et pour
-que la république, avec son passé glorieux, finît par tomber sous la
-servitude de l’étranger, il fallut que ce triple idéal sombrât d’abord
-dans la corruption des idées et des mœurs, sous l’action dissolvante de
-sophistes impies et de rhéteurs vendus. Le Macédonien attend aussi à nos
-portes.
-
-La France avait hérité d’Athènes, plus encore que de Rome, le sceptre
-universel de l’esprit; c’était, après son titre de fille aînée de
-l’Église, la plus belle partie de notre patrimoine national, plus belle
-que la gloire de nos armes, tant de fois victorieuses. Mais la
-démocratie n’a cure de cet inutile privilège; elle se suffit à
-elle-même. Le _bloc_ ne s’arrêtera qu’après avoir tout écrasé, pareil à
-ces rouleaux successifs, aveugles et sourds, qui foulent le gravier de
-nos routes.
-
-Faut-il nous résigner à cet écrasement? Ce serait trahir notre cher
-pays, en même temps que toutes nos traditions; nous n’y consentirons
-pas. Dans ces brillantes revues militaires, où chaque nation, si
-_dreyfusarde_ qu’elle se dise, aime à faire parade de sa force, on
-regarde quelquefois défiler deux régiments de la même arme. L’un, de
-formation nouvelle, est précédé d’un drapeau aux couleurs éclatantes,
-tout neuf; on le salue avec respect: c’est l’emblème de la patrie. Mais
-voici le second. La poussière et la poudre ont fané ses couleurs; les
-balles ont troué ses plis et l’ont déchiqueté; on a de la peine à lire
-encore les noms des victoires qu’il a aidé à gagner: ce n’est plus qu’un
-lambeau. Oui; mais quand ce lambeau passe, c’est la gloire qui passe, et
-les bravos éclatent, unanimes, enthousiastes. Et lorsqu’un de ces
-glorieux restes semble trop vieux, un drapeau neuf en prend la place à
-la tête du régiment, mais l’ancien, l’invalide, garde la sienne dans le
-salon du colonel, à côté du nouveau venu; et si, en un jour de malheur,
-le drapeau neuf ne suffit plus à sauver l’honneur de la patrie, la
-_loque sublime_ reparaîtra sur le champ de bataille pour relever les
-courages et ramener la victoire.
-
-Expulsés de nos collèges, nous avons emporté avec nous dans l’exil le
-vieux drapeau déchiré où était inscrit l’amour de la France et des
-bonnes lettres; nous le garderons avec un soin jaloux, et quand la
-liberté de faire le bien nous aura été rendue, nous le rapporterons
-intact et nous le replanterons au frontispice de nos écoles rouvertes.
-
-«Chimères!» dites-vous.--«Double chimère! dira quelqu’un; car, depuis
-cinquante ans que vous aviez la liberté de l’enseignement, qu’en
-avez-vous fait? Où sont les hommes de valeur que votre méthode a
-produits?» Ce reproche, qu’on entend formuler encore quelquefois, nous
-va au cœur; car il n’y en a pas de plus injuste et de plus immérité. Je
-n’y répondrai pas en détail; d’autres l’ont fait victorieusement. Pour
-ne pas le laisser passer impuni, je veux indiquer seulement
-quelques-unes des raisons pour lesquelles l’accusation ne porte pas.
-
-D’abord, cette loi de 1850, qu’on disait si libérale, ne nous donnait
-qu’un semblant de liberté, puisque l’État gardait pour lui seul le droit
-de fixer les programmes et de conférer les grades. Ainsi ligotée par les
-réglements universitaires, quel essor et quel jeu pouvait prendre notre
-méthode traditionnelle?
-
-En second lieu, malgré toutes les démonstrations de la bienveillance
-officielle, nous restions pour l’Université toujours suspects. Sans
-doute, ceux de nos élèves qu’une ambition plus noble poussait à
-conquérir dans les sphères supérieures quelque situation brillante,
-n’avaient rien à craindre de leur provenance cléricale et jésuitique;
-mais... il leur fallait beaucoup de talent pour arriver premiers sur les
-enfants de la maison universitaire.
-
-Je pourrais dire encore que nos collèges, ne participant ni peu ni prou
-aux millions du budget, eurent à se débattre durant les vingt-cinq
-premières années contre de multiples embarras matériels. Quand ils
-allaient être à flot, on inventa l’_article 7_ et les _décrets_, qui
-nous dispersèrent une première fois.
-
-Les vingt années qui suivirent 1880 ont fourni à nos annales des preuves
-consolantes de la solidarité apostolique et fraternelle qui, dans les
-grands périls, unit le clergé séculier et régulier. Nombre de prêtres
-dévoués, mêlés à de vaillants laïques, sont venus remplacer les
-proscrits et enlever à nos ennemis la satisfaction de voir nos collèges
-s’effondrer. La plupart, faisant abnégation de leurs idées personnelles,
-ont compris que l’honneur des nouveaux maîtres et leur succès même
-auprès des familles réclamaient d’eux la fidélité à nos traditions; nous
-en avons connu qui les ont gardées avec une intelligence et une rigueur
-dignes de toute notre reconnaissance. Quelques-uns, dans de bonnes
-intentions, ont voulu faire différemment; ce qui s’en est suivi, les
-regarde.
-
-Toujours est-il que, reprocher à des éducateurs, placés dans des
-conditions si précaires, de n’avoir pas opéré une série de prodiges,
-cela touche à la dérision. Nous sommes sûrs d’en avoir au moins opéré
-un, qui compte pour plusieurs: nous avons failli faire peur à
-l’Université! Si elle trouve que c’est peu de chose, nous ne demandons
-pas mieux que d’en faire davantage. Qu’elle mette en commun ses
-libertés, ses privilèges et ses ressources, de façon à rendre la lutte
-égale: dans vingt ans, le pays jugera.
-
-Si elle croyait devoir refuser le combat, par crainte de trouver en nous
-des ennemis jurés de la science et du progrès moderne, nous pourrions la
-rassurer. Peut-être suffirait-il, pour cela, de lui montrer telles de
-nos anciennes maisons, parfaitement en rapport avec le mouvement
-scientifique, qui, à son gré, ont plutôt trop de succès, et font aux
-écoles de l’État sans Dieu une concurrence gênante.
-
-Nous savons que «le monde marche»; nous sommes prêts à marcher avec lui,
-non pourtant à l’aveugle. Nous ferons au _réel_ les concessions
-nécessaires; mais nous n’admettons point qu’il _détrône l’idéal_. Notre
-ambition est de les réconcilier; la jeune France ne pourra qu’y gagner.
-
-A bientôt, mon cher Paul.
-
-Toujours à toi en Notre-Seigneur.
-
-JEAN.
-
-
-
-
-IV. _Au même_
-
-Août 1903.
-
-
-Mon cher Paul,
-
-J’ai dit qu’entre le vieil enseignement classique et la science moderne,
-la conciliation est possible; mais elle serait incceptable et
-impardonnable, aujourd’hui plus que jamais, si elle devait toucher à la
-devise même de notre enseignement: _Chrétien avant tout!_ Ce serait
-toucher à l’arche sainte.
-
-Le «jeune professeur» part en guerre contre les _sacristains_. Je me
-croirais obligé à protester énergiquement, si l’on pouvait supposer que
-ce mot couvre une intention offensante à l’égard des modestes
-fonctionnaires à qui incombe le service matériel du culte. Mais, puisque
-ce monsieur est «même chrétien», son mot représente une simple
-catachrèse, un abus de langage, et l’on devine son vrai sentiment. Il
-n’aime pas ces dévots exagérés, chrétiens de surface et de forme, qui
-font consister toute leur piété et toute la religion en cérémonies
-extérieures, en airs penchés, en sentences mystiques, en dévotions
-puériles.
-
-Eh bien, il a raison, au fond. Sans aller jusqu’à voir des Tartufes, là
-où, souvent, il n’y a que des simples d’esprit, nous n’aimons pas plus
-que lui ce genre de dévots. Ils n’ont jamais été notre idéal, tant s’en
-faut! Les Chrétiens que nous voulons former joignent à l’amour de leur
-foi l’amour de leurs devoirs, à la piété l’action:
-
- La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère?
-
-Dans une démocratie, où chaque citoyen est appelé à concourir pour sa
-part à la direction des affaires et au bien commun, il est naturel,
-voire indispensable, que les jeunes gens apprennent à remplir leur
-devoir civique. Mais qu’on se rassure là-dessus. Un bon chrétien est,
-par le fait, un bon citoyen. Électeur, il vote selon sa conscience bien
-formée; élu, il défend le droit et la liberté; fonctionnaire, il ne
-connaît pas les pots-de-vin; juge, il ne s’abaisse pas à rendre des
-services au lieu d’arrêts; soldat, il voue son épée à la patrie, non aux
-politiciens; industriel ou commerçant, il tient à garder sans tache
-devant Dieu et devant les hommes l’honneur de sa probité; patron, il
-traite ses ouvriers en père de famille; ouvrier, il rend à son patron le
-respect et le travail qui lui sont dus; riche, il soulage toutes les
-misères qu’il peut; pauvre, il accepte sans révolte le lot que Dieu lui
-assigne, en attendant la compensation éternelle. Imagine-t-on, en toute
-sincérité, un état social plus parfait que celui que régirait une
-pareille morale?
-
-Or, cette morale a dix-neuf siècles d’existence. Les démocrates modernes
-se flattent singulièrement, s’ils croient l’avoir inventée, ou avoir
-inventé mieux. Des hommes considérables se sont battu les flancs, ont
-sué, soufflé... pour aboutir à quoi? A gonfler de phrases creuses leurs
-_Manuels de morale civique et laïque_. Qu’on apporte tous ces volumes en
-un tas: ils ne vaudront pas les dix petites pages d’un catéchisme sur
-les dix commandements de Dieu. Et le catéchisme, comparé au manuel, a
-l’immense avantage de fonder ses enseignements sur un principe divin et
-sur une sanction surnaturelle, qui font absolument défaut à la _morale
-civique_ et que rien ne remplace.
-
-Le problème social, objet si troublant de la préoccupation universelle,
-serait bien près de sa solution, si tous ceux qu’il intéresse
-acceptaient pour base la morale chrétienne. Pour en être convaincu, il
-suffit de regarder ce qui se passe en Belgique, où, malgré les
-grondements intermittents des passions mauvaises, odieusement excitées
-par quelques meneurs, un ministère franchement et énergiquement chrétien
-réussit, depuis vingt ans, à maintenir la paix et la prospérité dans la
-liberté. Sur un autre point de l’Europe, en plein pays protestant, un
-grand parti catholique, solidement campé au cœur même de la
-représentation nationale, avec ses vingt-deux députés ecclésiastiques,
-tient en échec le sectarisme, garantit le pouvoir lui-même contre les
-tentations dangereuses et poursuit, avec une merveilleuse unité de vues
-et d’efforts, le véritable progrès moral et matériel.
-
-Quel contraste chez nous!... D’où vient la différence?
-
-Nombre de braves gens, braves en paroles, attribuent toutes nos misères
-au découragement, à l’indifférence et à l’apathie des catholiques, leurs
-semblables. C’est s’arrêter à mi-chemin de la vérité. La vérité
-complète, c’est que nos catholiques ne sont pas des catholiques.
-
-Lorsque nos hommes politiques, électeurs et élus, sauront leur
-catéchisme et pratiqueront carrément leur foi, comme les catholiques
-belges et allemands, la France redeviendra un pays heureux, libre et
-respecté. Jusque-là, l’opposition peut continuer une lutte qui sera de
-pure parade: le moulin du _bloc_, qui a le vent pour lui et des ailes
-puissantes, continuera de tourner et de faire rouler dans la poussière
-les chevaliers errants qui se battent contre lui si piteusement.
-
-M. le professeur de l’Université doit comprendre maintenant pourquoi le
-sentiment religieux ne peut cesser d’être chez nous, je ne dis pas le
-seul, mais le premier principe directeur de l’éducation. Nul éducateur
-digne de ce titre ne négligera de faire appel aux autres sentiments
-nobles qui dorment dans le cœur des enfants et dont l’éveil amène
-parfois de si heureux élans vers le bien: l’honneur, la reconnaissance,
-le patriotisme... Mais ces mobiles sont purement humains et sujets aux
-variations: la foi est divine et stable, comme les devoirs qu’elle
-impose. Et puisque, dans les temps tourmentés où nous vivons, le monde
-est devenu plus que jamais un champ de bataille et que les mauvais se
-font assaillants, il faut que les bons se fassent défenseurs. Soldats
-contre soldats. Or, la Compagnie de Jésus, on le sait, a été fondée par
-un homme de guerre: elle manquerait à toutes ses traditions, si elle ne
-cherchait à entraîner au combat, sous la bannière du Christ Rédempteur,
-les jeunes forces qui viennent s’offrir à sa discipline. On peut compter
-qu’elle s’y emploiera de son mieux, partout où elle en aura la liberté.
-
-Comment? En développant chez eux, à l’extérieur et à l’intérieur, ce
-qu’on appelle volontiers d’un nom nouveau, mais expressif, la
-_combativité_. A l’intérieur, la lutte pour la soumission à Dieu; à
-l’extérieur, la lutte pour le dévouement à ses frères: toute l’éducation
-morale et sociale tient dans ces deux simples choses. Je ne les
-expliquerai pas davantage.
-
-Quant à cette _science sociale_ pour laquelle ton correspondant réclame
-une place dans l’enseignement chrétien, l’entente ne sera pas difficile.
-Elle était déjà réalisée dans plus d’un de nos collèges; elle doit
-l’être, elle le sera dans tous. Le catéchisme, je l’ai dit, reste la
-base générale. Dans les classes de philosophie, on discute les divers
-systèmes d’économie politique et sociale; l’histoire des institutions
-apporte aussi le contingent de ses lumières. La théorie se complétera
-par des lectures spéciales, revues ou livres, et par des conférences où
-les hommes compétents exposeront les applications pratiques des systèmes
-et les résultats de l’expérience.
-
-On y ajoutera, dans la mesure du possible, la participation active à
-certaines œuvres sociales, associations ouvrières, syndicats,
-patronages. On mettra surtout les jeunes gens en _contact avec l’âme
-populaire_, non pas dans les ateliers utopiques de M. Chaumié, mais dans
-les mansardes où grouillent des enfants affamés que l’assistance
-publique et laïque oublie. A l’occasion, pour qu’ils n’ignorent pas le
-revers de la médaille, il sera peut-être bon aussi de mettre les plus
-robustes d’entre eux en contact avec les pâles _apaches_, pour la
-défense de la liberté du culte et pour la protection des premières
-communiantes de leur paroisse.
-
-La part pourrait être faite plus large à l’_éducation sociale_ si le
-Grand Maître de l’Université, prenant sa bonne hache de bûcheron, se
-décidait à élaguer quelque peu l’inextricable forêt des programmes
-secondaires. Mais il ne faut pas y compter de sitôt: M. Chaumié est trop
-occupé à boucher les trous que fait, dans l’instruction des enfants du
-peuple, le féroce élagueur en chef des congréganistes.
-
-Si donc on ne veut pas augmenter, par des préoccupations étrangères, le
-surmenage qui compromet déjà tant de carrières ambitionnées, il faut
-borner à ce que je viens de dire la _préparation_ du bon citoyen au
-collège.
-
-Sa _formation pratique_ doit être réservée en majeure partie pour le
-temps des études de carrière, alors que le jeune homme, plus conscient
-de ce qu’il veut et de ce qu’il peut, trouvant d’ailleurs autour de lui
-les enseignements et les soutiens nécessaires, est en état de faire ses
-premières armes pour la grande lutte. Soldat quelque peu tremblant
-d’abord, non pas de peur, mais d’émotion (Cicéron lui-même avouait cette
-faiblesse, en montant aux rostres, et l’on dit que de vieux généraux n’y
-résistent pas, au moment du coup de canon qui annonce la bataille); il
-s’aguerrira bien vite, au contact de ses braves compagnons de la
-_Jeunesse catholique_; l’odeur de la poudre finira par le griser, lui
-aussi, et, devenu homme, fort désormais de son expérience et de sa foi,
-il mettra son cœur et son talent à servir les plus graves intérêts, sur
-le terrain où se défont les mauvais ministères et où se font les bonnes
-lois.
-
-Cela, mon cher Paul, c’est ton histoire. Je souhaite de tout cœur
-qu’elle s’achève par les plus magnifiques triomphes et que notre chère
-France trouve, parmi tes condisciples anciens et nouveaux, parmi les
-élèves de notre enseignement libre tout entier, beaucoup de braves gens
-pareils à toi. Elle en a besoin.
-
-Ton dévoué en Notre-Seigneur.
-
-JEAN.
-
-
-
-
-V. _Paul Ker au R. P. Jean._
-
-De Z... le 15 avril 1901.
-
-
-Mon cher Père Jean,
-
-Vous rappelez-vous le temps déjà lointain où notre commun directeur,
-pour me consoler du gros chagrin de ne pas vous accompagner au noviciat
-des Jésuites, me promettait que, dans le tourbillon du monde, je vous
-trouverais toujours prêt à m’aider de vos prières, de votre amitié et de
-vos conseils? Il a été bon prophète. Vos prières, j’en éprouve l’effet
-tous les jours, sur moi et sur les miens; votre amitié et vos conseils,
-j’en vis depuis bientôt trente ans. Comment ferais-je pour m’en passer?
-Lorsqu’il m’arrive un embarras sérieux, un de ces embarras auxquels
-toute la sagesse et le savoir-faire de Marguerite ne peuvent rien, elle
-me dit, en désespoir de cause: «Écrivez à mon frère.» Et je lui réponds
-invariablement: «J’y pensais.»
-
-Je viens de relire le rapport Buisson sur la suppression de
-l’enseignement congréganiste de tout ordre. Le ton est celui du chef de
-brigands qui, soutenu de sa bande, vous explique tranquillement, au coin
-du bois, les honnêtes motifs qui l’obligent à vous décharger du soin de
-votre bourse ou de votre vie, ou même des deux à la fois. C’est
-canaille, visiblement; mais au moins c’est, je ne dirai pas franc, car
-cela suinte l’hypocrisie sectaire, mais clair et net, par conséquent
-instructif.
-
-Les pères de famille sont avertis qu’il «n’appartient à personne, pas
-même aux parents, d’exercer sur un enfant une _pression_ qui soit de
-nature à compromettre son développement normal de _corps_ ou d’esprit.»
-Ainsi nous n’avons même plus la liberté du maillot ou de la bretelle, et
-il faut nous attendre pour nos fils à l’établissement prochain de la
-gymnastique obligatoire, qui sera certainement laïque et probablement
-non gratuite!
-
-«Que si quelqu’un, volontairement ou non, _risque de causer_ ce tort
-peut-être irréparable à des _mineurs_, c’est à l’État, défenseur de ceux
-qui ne peuvent se défendre, de prendre, en leur faveur et _à temps_, des
-mesures de protection efficaces.» Cela veut dire que, s’il plaît à
-l’État de mettre la main sur nos fils, depuis le biberon jusqu’au
-bulletin de vote, il en a le droit. Je ne sais si l’omnipotence
-officielle s’est jamais affirmée en termes aussi cauteleusement
-insolents. On peut, d’ailleurs, se demander pourquoi cette omnipotence
-s’arrête à vingt et un ans: les adorateurs païens du Dieu-État, au temps
-de Lycurgue et de Dracon, où nos aimables maîtres voudraient nous
-ramener, la poussaient bien au delà. Cela viendra sans doute.
-
-Un peu effrayé peut-être de sa hardiesse, le rapporteur sent le besoin
-de se mettre à couvert sous l’autorité de M. Thiers, disant que, «si le
-père a le droit d’élever l’enfant d’une manière convenable à la
-sollicitude paternelle, l’État a le droit de le faire élever d’une
-manière conforme à la constitution du pays.» On voit pourtant la
-différence des principes posés de part et d’autre: car Thiers fait entre
-le rôle de l’État et celui du père de famille un partage qui, après
-entente loyale, pourrait être acceptable. Mais le madré rapporteur se
-garde bien de nous dire jusqu’où s’étendent les droits de cette
-«sollicitude paternelle» qu’il cite: il trouve plus simple de les
-confisquer, sans autre forme de procès, à l’avantage de l’État. Du haut
-de son infaillibilité laïque et protestante, il déclare «qu’une société
-démocratique a besoin avant tout d’hommes et de femmes qui acceptent la
-loi de la liberté et de la responsabilité personnelle, la loi du
-travail, la loi de la famille. Or la société monastique donne à ses
-membres (par les trois vœux de religion) un idéal très différent, et
-nécessairement elle mettra tout en œuvre pour pétrir les enfants à son
-image et au gré de l’Église. Ils entreront ainsi dans la société du
-vingtième siècle avec les idées du treizième, incapables comme leurs
-maîtres de comprendre combien l’idéal laïque de la démocratie est plus
-humain et plus haut que l’idéal théocratique du moyen âge.»
-
-Donc, mes Révérends Pères de la Compagnie de Jésus et de toutes les
-Congrégations, faites-en votre deuil: vous êtes radicalement
-incompatibles avec la démocratie.
-
-Quant au père de famille clérical, M. Buisson ne voit pas de quoi il se
-plaindrait: «La loi ne lui enlève ni le droit ni le moyen de s’adresser
-à des maîtres ou à des maîtresses d’une piété insigne et adonnés à
-toutes les pratiques de la dévotion. Ce qu’elle lui refuse, c’est de
-patenter en quelque sorte, pour le mettre à sa disposition, un
-instrument collectif de compression à haute puissance, instrument qu’il
-jugerait très _commode_ et qu’elle juge très _dangereux_!» En effet, on
-a peine à comprendre l’impertinente prétention de ce papa, qui exige que
-le gouvernement lui procure des écoles _commodes_? Est-ce que les
-gouvernements et les impôts qu’on leur paye sont faits pour servir au
-bonheur des contribuables? C’était bon jadis, au temps de la _poule au
-pot_, qui n’est pas près de revenir.
-
-Et pourquoi cet instrument collectif est-il si _dangereux_? Là-dessus
-l’honnête républicain universitaire s’oublie à nous faire des
-confidences qui ont de quoi épouvanter: «Cette vaste entreprise
-d’enseignement (congréganiste), dit-il avec un pleur, si elle
-s’étendait, serait la mort assurée de la République.» La mort de la
-République serait, qui en doute? un gros malheur: mais il y a pire. Si
-elle devenait cléricale!!! C’est pour prévenir cet autre désastre que,
-«sans toucher à l’idée catholique (tartufes!), on la dépouille d’une
-armature extérieure qu’elle s’est indûment fabriquée aux dépens de la
-liberté humaine et dont elle se sert pour _écraser des concurrents_ qui
-ne peuvent ni ne veulent user des mêmes armes.» A la bonne heure! Voilà
-un petit éclair de franchise. Votre tort irrémissible, mes Pères, c’est
-d’_écraser vos concurrents, qui ne peuvent et_, par suite, _ne veulent
-pas_ vous rendre la pareille. Cet hommage forcé doit consoler un peu
-votre exil.
-
-Il ne me console pas suffisamment, moi, de vous avoir perdu pour mes
-enfants. D’autant plus que ce monsieur, non content de me détrousser,
-abuse de sa position pour se moquer de moi: «Ils (les catholiques)
-réclament, comme une sorte de fonction sociale indispensable, des
-congréganistes pour leurs malades et pour leurs enfants. On disait
-naguère: _Il faut une religion pour le peuple_[10]. Il lui faudrait
-maintenant des religieux ou des religieuses! Sans eux, dit-on, il serait
-impossible aux familles, à l’Église elle-même, d’entretenir un certain
-type d’éducation très religieuse: privée de cette serre chaude, la jeune
-plante humaine ne mûrirait plus pour la foi. Il se peut que le
-catholicisme regrette ce puissant instrument de culture intensive; mais
-l’État ne lui prêtant plus main forte pour l’entretenir, _il faudra bien
-qu’il apprenne à s’en passer_.»
-
- [10] Voltaire disait mieux: «Il faut aux paysans un joug et du foin.»
-
-Et voilà aussi mon paquet! Cette fois, il est manifeste qu’on n’en veut
-pas seulement à la _Congrégation_, mais au _Catholicisme_. Tout cela est
-brutal comme le coup de pied de l’âne. Ces gens-là ont l’intempérance
-d’un pouvoir qu’ils sentent mal acquis et fragile: ils veulent faire
-vite et détruire le plus possible, avant de disparaître. Mais le vieux
-lion catholique n’en mourra pas: il en a vu d’autres!
-
-En attendant, la situation des pères de famille chrétiens devient de
-plus en plus critique. Avec la Chambre d’un côté, le Sénat de l’autre,
-nous sommes pris entre deux feux. Encore quelques mois et, si le salut
-ne nous tombe pas du ciel, nous devrons être solidement organisés pour
-sauvegarder, à la rentrée d’octobre, l’âme de nos enfants et le peu de
-liberté qui nous reste. Il n’est pas trop tôt pour y songer dès
-maintenant.
-
-C’est ce que j’ai exposé au Comité de défense religieuse que je préside.
-On a été de mon avis et l’on est décidé à faire l’impossible pour
-amortir le coup, que nous ne pouvons plus détourner. En pratique, cela
-revient à maintenir, aussi longtemps que la loi le permettra, nos
-collèges chrétiens: un vœu dans ce sens a été adopté à l’unanimité. Une
-commission d’études doit présenter, à bref délai, un plan détaillé des
-voies et moyens: Louis en est le président, moi le rapporteur. Vous ne
-me refuserez pas d’en être le conseil? Les combattants de la plaine
-lèvent tout naturellement les yeux vers la montagne sainte, d’où ils
-savent que Moïse fera descendre sur eux la lumière et le courage. Je
-compte sur vous.
-
-Mais j’ai au cœur un autre souci que je veux épancher dans le vôtre.
-Personnellement, je suis résolu à lutter de toute mon énergie, tant que
-la liberté gardera un pouce de terrain. J’ose espérer qu’elle aura
-d’autres défenseurs: mais
-
- ... s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.
-
-Hélas! je n’ai pas voulu dire à mon Comité tout ce que je pense, par
-crainte de le décourager avant qu’il ait rien fait. Dans mon for
-intérieur, je ne crois pas beaucoup à la viabilité de l’enseignement
-chrétien, mutilé et muselé comme il l’est par la nouvelle loi. Nos
-dogues ont léché du sang: il leur faudra toute la bête. Quand il ne nous
-restera que le monopole et le lycée, comment faire?
-
-Envoyer nos enfants à l’étranger? Moi, je le ferai; d’autres, qui en ont
-les moyens, le feront. Mais ce ne sera jamais qu’un petit nombre.
-Beaucoup, hélas! (il y en a déjà des exemples) vous lâcheront, par
-indifférence religieuse, par peur ou par calcul, surtout si, comme il
-faut le prévoir, on vote des lois contre les collèges d’exilés
-volontaires. Alors, quel remède?
-
-Mon frère, j’attends aussi sur ce second point, pour moi et pour les
-pères de famille catholiques, les bons avis de votre zèle et de votre
-expérience.
-
-A vous comme toujours, et un peu plus.
-
-PAUL.
-
-
-
-
-VI. _Le R. P. Jean à M. Paul Ker._
-
-D’Écosse, le 10 avril 1901.
-
-
-Mon cher Paul.
-
-Si M. Buisson savait que le Comité de défense religieuse de Z***, par
-l’entremise de son clérical président, demande à un jésuite les
-meilleurs moyens de combattre le seul enseignement qui réponde à la
-saine raison et à la Déclaration des droits de l’homme, nous risquerions
-fort de passer tous deux devant la Haute-Cour. Ce serait une répétition
-en miniature du procès de Montalembert et de Lacordaire. Moi, vu la
-modeste qualité du personnage que je représente, j’avoue que cela me
-flatterait, surtout si j’avais chance d’y gagner un bout de prison; mais
-toi, époux et père, y penses-tu? Il est vrai que ma sœur Marguerite ne
-se tiendrait plus d’orgueil d’avoir un mari condamné à faire des
-chaussons de lisière pour la liberté de conscience. Et quel magnifique
-exemple pour tes enfants! Peut-être aussi, qui sait? nous aurions des
-imitateurs, et alors, vive nous! Car une cause qui n’a pas d’autre
-ressource pour faire taire ses contradicteurs que de les mettre sous les
-verrous est une cause perdue.
-
-Mais ce serait trop beau! Si Dieu nous réserve cet honneur pour plus
-tard, tant mieux: en attendant, il faut se hâter, comme tu le dis, de
-préparer les moyens de défense que le despotisme jacobin nous laisse
-pour sauver du massacre nos chers innocents. Voici là-dessus ma pensée,
-franche et nette.
-
-Tout d’abord, mon cher ami, je voudrais la guerre, mais une guerre à
-mort contre les pessimistes et les _décourageurs_. Ils sont les
-meilleurs auxiliaires du camp adverse et pires que nos pires ennemis.
-J’admets qu’on envisage la situation dans toute sa gravité réelle: il
-faut bien se rendre compte du mal pour pouvoir y proportionner le
-remède. Mais quand on se trouve en présence de l’incendie qui dévore la
-maison du voisin et qui tout à l’heure va dévorer la vôtre, à quoi
-servent les jérémiades et les désespoirs? Je dirais volontiers à ces
-poltrons: «Si vous ne savez faire que cela, si vous ne savez mettre ni
-la main à une pompe ni le pied sur une échelle de sauvetage, si vous
-n’êtes bons qu’à encombrer le terrain de votre personne affolée ou à
-distribuer des avis qu’on ne vous demande pas, laissez la place aux
-travailleurs et allez-vous-en là-bas, avec les femmes, vous lamenter à
-votre aise!» On attribue à Napoléon ce mot plaisant, mais profond: «Dix
-hommes qui parlent font plus de bruit que cent autres qui se taisent.»
-Dix hommes qui agissent font aussi plus de besogne que cent autres qui
-gémissent. Nos adversaires le savent à merveille. Ah! lorsqu’ils voient
-joindre à l’horizon, pour eux et leur parti, un danger sérieux, ils ne
-perdent pas leur temps à des paroles oiseuses: ils courent au point
-menacé, chacun prend le poste qu’on lui assigne, les chefs commandent,
-les soldats marchent--et ils nous battent à plate couture, quoique nous
-ayons sur eux l’avantage du nombre et celui de la bonne cause!
-
-Sur le terrain de la politique générale, il semble que la nécessité de
-l’action et de l’entente, si souvent prouvée par les voix les plus
-autorisées et par la triste éloquence des faits, commence à être mieux
-comprise. Le caractère odieusement haineux qu’a pris l’anticléricalisme
-a eu l’heureux effet de réveiller des indignations endormies, de
-susciter des hommes d’initiative, de provoquer dans tous les partis
-honnêtes un mouvement qui, sans être encore l’union, est déjà un
-ensemble d’efforts convergents. L’ennemi s’en irrite: c’est une preuve
-qu’il s’en inquiète et un motif d’espérance qu’il ne faut pas négliger
-de faire valoir contre les pessimistes.
-
-Mais surtout il faut imiter cette action et cette entente sur le terrain
-plus restreint de l’enseignement libre. Ici j’entre dans le pratique et
-le précis.
-
- * * * * *
-
-Oui, à tout prix, il faut sauver et maintenir nos collèges chrétiens.
-Vous le comprenez parfaitement, toi, mon cher Paul, et les autres braves
-gens de ton Comité, parce que vous êtes des chrétiens convaincus et que
-vous mettez l’âme de vos enfants au-dessus de tout le reste. Mais nous
-avons assez vécu, n’est-il pas vrai? pour savoir que, chez beaucoup de
-soi-disant catholiques, les convictions religieuses sont à la merci d’un
-préjugé personnel, d’un intérêt, d’une sollicitation. On ne voudrait pas
-exposer son fils, oh! non, jamais, à perdre sa foi et son innocence dans
-une école sans Dieu, sans religion et sans mœurs; mais on a entendu dire
-par des gens comme il faut (étaient-ils bien renseignés?) que telle
-maison n’est pas si mauvaise qu’on le prétend; d’ailleurs l’enfant est
-_une bonne nature_, de père en fils, et, par surcroît de prudence, on le
-surveillera. Pauvres parents naïfs! Seront-ils à côté de lui pour
-détourner de son oreille les propos graveleux, de ses yeux les images ou
-les réalités inconvenantes? Seront-ils là pour empêcher le venin subtil
-d’une doctrine matérialiste ou impie de s’insinuer goutte à goutte dans
-son esprit et son cœur sans défense? Eux, si pieux dans leur intérieur,
-comptent-ils pour rien la diminution ou la privation de ces secours
-religieux, si indispensables au jeune homme, fût-il un ange, pour garder
-sa vertu? Mais, par je ne sais quel aveuglement fatal, on s’entête, et
-quand un ami bien intentionné, qui a d’ailleurs vu les choses de près,
-insiste sur ces dangers, on le traite volontiers d’homme excessif, si
-l’on ne va pas jusqu’à le soupçonner, par une injure gratuite, de
-prêcher pour sa paroisse. D’autres en arrivent à vous dire qu’après
-tout, il faut bien que la jeunesse se forme à la vie réelle, oubliant
-que Dieu ne doit pas sa grâce à qui aime le danger et que la pratique de
-cette maxime facile a préparé à bien des parents d’amers regrets.
-
-Eh bien, mon ami, la première chose à faire, c’est d’ouvrir les yeux aux
-familles sur la nécessité de l’éducation chrétienne et sur les résultats
-désastreux de l’enseignement irréligieux, qui tend de plus en plus à
-devenir obligatoire dans les lycées et collèges de l’État.
-
-Les preuves par les documents et par les faits ne manquent pas. Le
-rapport Buisson dont tu relèves les faits saillants, et les discours de
-M. Combes et des énergumènes de l’extrême gauche suffiraient, à eux
-seuls, pour démontrer aux plus aveugles que ce gouvernement veut tuer
-chez nous toute éducation religieuse. Il vient de se tenir sous son
-regard bienveillant, au Collège da France, un congrès auquel ont pris
-part un bon nombre de professeurs secondaires et d’instituteurs
-primaires. Or, outre divers autres vœux, ils ont voté que la méthode
-d’enseignement, dans les écoles et les collèges, soit _antidogmatique,
-positive, critique et susceptible de développer l’esprit de libre
-recherche_. Pour qui sait lire, ceci n’est plus de la _neutralité
-scolaire_: c’est du plus pur _antichristianisme_.
-
-Voilà des choses qu’il faut crier aux oreilles des demi-chrétiens par
-des conférences répétées et par toutes les voix de la presse, journaux,
-revues, brochures, tracts populaires. Cette _propagande_ me paraît
-indispensable pour lutter, non seulement contre l’ignorance ou les
-défaillances des parents, mais aussi contre la pression officielle et
-contre les campagnes que nos reptiles ne manqueront pas de mener en
-faveur des établissements de l’État. Elle sera, en se combinant avec la
-propagande personnelle, la plus puissante ressource pour assurer le
-recrutement des élèves.
-
-C’est aux Comités de défense religieuse de l’organiser dans chaque
-région, selon les besoins. Ils feront appel dans ce but aux
-_Associations amicales des anciens élèves des collèges existants_, à la
-_Jeunesse catholique_, à toutes les _Sociétés_ analogues. S’il le faut,
-ils en fonderont d’autres. Pour multiplier les moyens d’action et, du
-même coup, simplifier les dépenses, il conviendra de réunir les
-groupements particuliers en une Fédération plus générale. Mais si tu
-veux m’en croire, mon cher Président, n’attends pas, pour entrer en
-campagne, que cette Fédération soit fondée; tu attendrais peut-être
-longtemps. Quand les groupements régionaux fonctionneront, la Fédération
-se fera toute seule.
-
-D’ailleurs, il n’y a point de temps à perdre: tu l’avoues toi-même.
-Donc, mon ami, va de l’avant avec ton Comité, et commence par donner
-l’exemple en faisant, dans quinze jours ou plus tôt, une conférence
-écrasante sur le rapport Buisson: je t’applaudis par avance.
-
- * * * * *
-
-Une fois le recrutement des élèves assuré, il faut assurer celui des
-professeurs. Il serait plus exact de dire que les deux soucis doivent
-marcher de front, si l’on veut que nos collèges vivent.
-
-La grande raison qui détermine certains parents catholiques à passer
-par-dessus les dangers moraux de l’enseignement officiel pour lui
-confier quand même leurs fils, celle du moins qu’ils allèguent quand ils
-se voient mis au pied au mur, c’est: «Que voulez-vous? Au lycée, on est
-sûr de trouver des cours bien faits: les professeurs de l’Université
-sont toujours des hommes de talent.» On prouverait facilement que cette
-affirmation si élogieuse, dans ses termes généraux, manque de vérité.
-L’Université, il est vrai, compte une multitude de licenciés, d’agrégés
-et de docteurs: mais si le diplôme, pour l’ordinaire, constate le
-savoir, il ne confère pas nécessairement le talent d’enseigner ni le
-dévouement professionnel. Dans les comptes rendus de la grande
-commission d’enquête présidée par M. Ribot, on peut relever les
-dépositions de plusieurs graves témoins, se plaignant très vivement que
-beaucoup de professeurs de l’État _ne sachent pas faire la classe_. Et
-tout récemment encore, un vétéran de l’École normale supérieure
-regrettait publiquement de n’avoir jamais reçu d’elle cette formation
-pratique, indispensable pour l’avancement des enfants. Ce sont là des
-témoignages fâcheux pour l’Université.
-
-Mais admettons provisoirement qu’elle enseigne toujours bien: il faut
-que nos collèges fassent aussi bien et mieux qu’elle. Oui, mieux: cela
-s’est vu et se voit encore. Elle ne détient pas le monopole de
-l’intelligence. Il existe, en dehors d’elle, des esprits cultivés qui
-ont pratiqué l’enseignement, et de jeunes travailleurs qui ne le cèdent
-en rien aux nourrissons de l’_Alma Mater_; et comme elle n’exige pas
-encore, à l’imitation des Japonais d’autrefois, qu’en abordant à ses
-rivages, les candidats marchent sur la croix pour participer au droit
-commun des grades qu’elle distribue, on peut obtenir pour les collèges
-cléricaux des professeurs aussi diplômés que ceux des lycées. Mais, en
-plus, ces diplômés apporteront chez nous, avec le désir légitime d’une
-situation honorable, l’intention plus élevée de remplir un devoir de
-chrétien et un rôle de sauveur d’âmes. C’est dire que leur bon vouloir
-se prêtera sans peine à la formation technique qu’ils trouveront dans
-l’observation obligatoire d’une méthode éprouvée, dans les conseils
-autorisés des directeurs, dans le contrôle habituel dont leur
-enseignement sera l’objet. C’est dire surtout qu’ils ne marchanderont
-pas leur dévouement à leur famille scolaire, qu’ils sauront identifier
-leur propre intérêt avec celui des élèves et qu’ainsi, outre le travail
-qui mène au succès, ils leur inculqueront les principes qui font
-l’honnête homme et le chrétien solide.
-
-Dans cette double tâche, ils auront pour collaborateurs des
-surveillants, dont le choix réclame aussi le plus grand soin. De simples
-gardiens, des _pions_, on en trouve toujours; mais pour garantir le
-sérieux du travail à l’étude, pour veiller partout à la santé des élèves
-et à leurs jeux, en même temps qu’à leurs manières, à leur discipline et
-à leur piété, il faut un rare mélange de qualités et de vertus, la
-douceur et la fermeté, l’entrain et la possession de soi, par-dessus
-tout, cet esprit naturel qui fait voir dans les enfants des âmes à
-former et dans les ennuis du métier une source de mérites pour l’autre
-vie.
-
-Au-dessus des professeurs et des surveillants, aussi nécessaire que la
-clef de voûte à une ogive ou que le pilote à la barque, vient le
-directeur. Responsable de tout, il doit être capable de tout gouverner,
-par lui-même ou par ses seconds, études et discipline, intérieur et
-extérieur, maîtres et élèves. Faible ou capricieux, il encouragera le
-désordre et la paresse; raide et hautain, il découragera le bon vouloir
-des enfants et le dévouement de ses auxiliaires. S’il est médiocrement
-intelligent ou pratique, il ne saura ni donner une bonne impulsion ni
-redresser une erreur; s’il est ou se croit très intelligent, il risquera
-d’imposer trop exclusivement ses idées personnelles et de paralyser
-toute initiative. Bref, un directeur parfait est l’oiseau rare par
-excellence: si on le découvrait, il faudrait le payer son poids d’or.
-
-Ce dernier mot, mon cher ami, te fait deviner la conclusion obligée de
-ce qui précède. Pour avoir un bon personnel, il faut y mettre le prix:
-c’est logique et inévitable. Si l’on a la chance de tomber sur des
-hommes capables qui aient les moyens de faire l’œuvre de Dieu pour le
-pur amour de Dieu, il faut les accepter avec reconnaissance; mais n’y
-comptons pas trop. D’ordinaire, les travailleurs de l’esprit ne sont pas
-riches; quelques-uns, pour venir à nous, auront à sacrifier une position
-déjà faite, qui réclamera un dédommagement. D’une façon générale, le
-souci du lendemain matériel ne favorise pas la liberté d’intelligence ni
-l’entrain joyeux dont un professeur a besoin pour faire de bonne
-besogne.
-
-L’intérêt et l’honneur de notre enseignement exigeront donc des
-sacrifices. Certains collèges trouveront peut-être dès le début, dans le
-nombre de leurs élèves, les ressources nécessaires pour suffire à toutes
-leurs charges; d’autres ne le pourront pas et devront être soutenus.
-C’est une question de vie ou de mort. Les Comités de défense religieuse,
-qui comprennent généralement des hommes pratiques et entendus, ne se
-feront pas d’illusion sur ce point et aviseront à garantir l’avenir, en
-établissant, sous la forme qui conviendra le mieux au tempérament de
-leur région, un _denier des collèges chrétiens_.
-
- * * * * *
-
-J’ai raisonné, jusqu’ici, dans l’hypothèse que la _loi_ (je voulais dire
-la _persécution_: mais c’est tout un) respecterait le droit du clergé
-séculier à l’enseignement. Hélas! il serait téméraire de l’espérer pour
-toujours ou même pour longtemps.
-
-Après avoir déclaré que la suppression de l’enseignement congréganiste
-ne s’étend pas au clergé séculier, le rapport Buisson ajoute ceci: «Et
-pourtant, ont dit plusieurs membres de la commission, les raisons qui
-valent contre le religieux valent contre le prêtre... M. Devèze avait
-même déposé en ce sens un amendement, qu’il a retiré _pour se conformer
-à la méthode de division du travail_, proposée par le gouvernement et
-adoptée par la commission. Il a d’ailleurs été entendu que l’abandon de
-la disposition relative au clergé séculier _n’impliquait nullement_, de
-la part de la commission, _un vote de rejet_.» On nous donne donc avis
-que l’exclusion du clergé séculier est simplement partie remise et qu’en
-temps opportun on reprendra contre lui le _travail_. Quel joli mot! Je
-vois d’ici le boucher qui, fortifié par un bon déjeuner, retrousse sa
-chemise sur ses bras nus, encore tachés de la besogne du matin, et
-s’apprête avec satisfaction à abattre ce qui est resté vivant!
-
-Ce sera la deuxième _étape_. Il faut la prévoir, sans inquiétudes
-exagérées, et déterminer à l’avance les principes qui devront présider à
-la nouvelle organisation.
-
-Le premier sera le _maintien de nos collèges avec un personnel laïque_.
-Beaucoup d’entre eux comptent déjà bon nombre de professeurs laïques
-intelligents et dévoués: élèves et parents les acceptent et les
-respectent. Il serait sage de penser, dès maintenant, à s’en assurer
-d’autres semblables, pour ne pas être pris au dépourvu par un de ces
-coups de Jarnac dont nos gouvernants ont la spécialité. Je n’hésite pas
-à te recommander dans ce but, à toi et à tes amis, le _Syndicat des
-membres de l’enseignement libre_[11], fondé à Paris, sous la présidence
-de M. de Lapparent, pour servir d’intermédiaire entre les établissements
-catholiques et les professeurs disponibles.
-
- [11] Siège social: 18, rue du Regard, Paris (6e).
-
-Je voudrais aussi que tous les hommes zélés, prêtres ou laïques, qui
-sont en rapport avec la jeunesse de nos écoles supérieures, usassent de
-leur influence pour décider des étudiants de bon esprit et de bon
-vouloir à embrasser la carrière de l’enseignement libre. Des âmes
-pieuses se font un bonheur de donner à Dieu un missionnaire en pays
-lointain, que ce soit un fils ou un simple protégé: en présence des
-dangers qui menacent aujourd’hui en France l’éducation chrétienne,
-n’auraient-elles pas un mérite égal et plus grand peut-être, à préparer
-à nos collèges un bon professeur? L’enseignement offre déjà par lui-même
-aux facultés de l’homme un emploi honorable et honoré: dans les
-circonstances actuelles, il devient une forme de la vocation
-apostolique.
-
-Mais il va de soi que, pour prendre la place de prêtres souvent
-distingués, toujours dignes, et ne pas laisser déchoir leur œuvre, les
-nouveaux professeurs devront présenter des garanties très sérieuses, non
-seulement au point de vue intellectuel (je le laisse de côté), mais
-encore plus au point de vue moral. N’ayant pour eux ni le prestige du
-caractère et de l’habit sacerdotal, ni l’expérience que donne le
-maniement des âmes, ni les habitudes professionnelles de piété, de
-régularité et d’obéissance, qui facilitent singulièrement au prêtre et
-au religieux les devoirs de l’enseignement et de la discipline, ils
-auront plus de peine et devront par suite s’imposer un effort plus
-énergique pour rester à la hauteur de leur tâche. Ils n’y réussiront
-qu’à la condition de s’établir franchement et de se maintenir toujours
-sur le terrain du _dévouement surnaturel_ qui, sans refuser au côté
-humain de la carrière ses légitimes satisfactions, réserve la meilleure
-part de soi et de son cœur à l’œuvre de Dieu.
-
-Ce second principe essentiel, les directeurs se feront un devoir strict
-de le maintenir haut et ferme au-dessus de toute équivoque, comme le
-drapeau qui domine la bataille, qu’on ne discute pas, qu’on ne déserte
-pas, mais qu’on suit jusqu’au bout, face à l’ennemi. En acceptant des
-maîtres laïques, nos collèges ne sauraient devenir laïques dans le sens
-officiel de ce mot: ils manqueraient leur but et n’auraient plus de
-raison d’être, s’ils ne demeuraient avant tout chrétiens. Il importe
-souverainement que l’attitude et toute la façon de faire du personnel
-dirigeant et enseignant ne prêtent à aucun doute sur ce point vital.
-
-En troisième lieu, il sera bien entendu que l’_enseignement de la
-religion_, théorie et pratique, garde la place d’honneur. On peut
-espérer que la rage des sectaires n’ira pas jusqu’à supprimer les
-aumôniers dans nos collèges, puisqu’ils n’ont pas osé le faire dans
-leurs propres établissements. Les _Sociétés civiles_ et les directeurs
-mettront une extrême sollicitude à choisir pour ce ministère des hommes
-de savoir et de zèle: car ceux-ci n’auront pas seulement à célébrer les
-offices divins avec la dignité convenable, mais encore à instruire
-solidement les élèves de toutes les classes par les catéchismes et les
-conférences religieuses, à gouverner les consciences par une direction
-sûre et soutenue, à les former à la piété, à la charité et à toutes les
-vertus par les prédications, les congrégations, les œuvres.
-
-Tu n’as pas oublié quel prix nos anciens maîtres attachaient à cette
-partie de l’éducation chrétienne et que de peines ils se donnaient pour
-former en nous l’homme de foi. En définitive, après le collège,
-qu’est-ce qui survit des choses savantes qu’on y avait apprises? Souvent
-peu. Quand la foi demeure, c’est le meilleur qui a demeuré; quand elle
-disparaît, ce qui reste ne vaut plus guère. Si les prêtres qu’on
-appellera pour servir de pères spirituels à nos enfants croyaient
-satisfaire au devoir de leur charge sacrée en l’exerçant comme un
-accessoire, dans les moments de loisir, sans y mettre toute leur étude
-et tout leur cœur, autant vaudrait--ce que je vais dire te surprendra
-peut-être--fermer boutique. Je dis _boutique_, parce qu’un collège
-chrétien où l’éducation chrétienne serait ainsi traitée, ne mériterait
-pas d’autre nom.
-
-Ce mot malséant me fournit la transition naturelle à la troisième et
-dernière _étape_: institution du monopole et ordre à tous les jeunes
-Français de fréquenter exclusivement pour leur instruction la boutique
-officielle.
-
- * * * * *
-
-Je pourrais, comme n’importe qui, prophétiser que nous n’en arriverons
-jamais là--ou que nous y arriverons bientôt: mais à quoi bon? C’est là
-le secret de Dieu et son affaire... Il est évident que toute la
-maçonnerie se démène dans l’ombre pour étrangler l’enseignement
-catholique. Nous avons déjà la corde au cou: mais oseront-ils tirer
-dessus, et s’ils tirent, sont-ils sûrs qu’elle ne leur cassera pas entre
-les mains? Personnellement, je ne crois pas le monopole tout près d’être
-voté par les Chambres. Malgré toutes les hontes que le pays a déjà
-subies patiemment, il ne semble pas encore mûr pour celle-là: l’injure à
-la liberté des pères de famille semblerait excessive à beaucoup d’amis
-du gouvernement et rappellerait trop les despotismes passés, tant
-bafoués. L’Université elle-même n’est pas unanime à le désirer. Mais je
-considère que, par suite de vexations administratives ou pour d’autres
-causes spéciales, un ou plusieurs collèges chrétiens peuvent disparaître
-et ne laisser d’autre ressource à un certain nombre d’enfants que le
-lycée. Mettons donc les choses au pire et avisons.
-
-Les pessimistes, naturellement, crieront que, du coup, tout est perdu
-sans rémission. S’ils étaient capables d’entendre raison, on pourrait
-leur rappeler que Dieu ne permet jamais un mal absolu. Ce qu’il permet
-de pire finit toujours par être bon à quelque chose ou à quelqu’un, et
-s’il le permet, c’est toujours pour de bonnes raisons, dont notre courte
-vue est un mauvais juge. Mais je préfère leur citer un exemple chez nos
-voisins.
-
-Le monopole existe dans la protestante Allemagne. L’État y donne seul
-l’enseignement à tous les degrés, dans les écoles, les gymnases et les
-académies. Il est vrai que, s’inspirant d’une largeur d’esprit et d’une
-sagesse politique dont nos jacobins sont incapables, il respecte et
-protège la liberté de conscience des élèves: l’instruction religieuse,
-donnée par les ministres de chaque culte, tient dans les programmes
-officiels une place importante et considérée.
-
-Cependant, pour tout dire, ce système d’apparence si libérale laisse
-subsister pour les élèves catholiques plus d’un inconvénient. Sur
-certaines questions historiques ou morales, où leurs convictions ne sont
-pas d’accord avec les opinions hétérodoxes ou les mœurs faciles du
-protestantisme, ils entendront peut-être, de la bouche d’un professeur
-intransigeant, maintes assertions qui demanderont à être rectifiées. De
-plus, les relations habituelles avec les condisciples protestants
-peuvent aussi présenter des dangers. Malgré cela, comment se fait-il que
-ce monopole n’ait pas entamé gravement la vie catholique en Allemagne,
-qu’il n’ait pas empêché la création de ce centre catholique qui a fait
-reculer le chancelier de fer et le Kulturkampf?
-
-La raison principale, je vais la dire très sincèrement: elle renferme
-pour nous une grave leçon. Un Français peut n’avoir pas grande sympathie
-pour la nation germanique, et pour l’esprit germanique en général; mais
-quoiqu’il pense des Allemands comme Allemands, il doit, s’il veut être
-loyal, leur rendre justice comme catholiques. La religion, chez nous,
-est trop souvent affaire de convenance et d’impression: chez eux, elle
-est affaire de raison et de conviction. La différence tient, en partie,
-à celle des caractères nationaux; mais elle provient surtout de ce que
-l’Allemagne, depuis le seizième siècle, est restée un champ clos, où la
-grande lutte entre l’Église et la Réforme se poursuit sans trêve et sans
-relâche, comme en témoignent les controverses récentes autour de la
-personne de Luther et les ardents combats pour ou contre le rappel des
-Jésuites. Cet état de guerre prolongé a donné à la foi allemande une
-trempe virile qui la rend capable de toutes les résistances. Le clergé,
-formé par des études sérieuses, soit en Allemagne, soit aux écoles
-célèbres de l’étranger et de Rome même, montre la route, prenant une
-part active à la vie populaire, et les fidèles, étroitement serrés sous
-la conduite de leurs pasteurs, marchent comme un seul homme pour la
-défense de leurs âmes et des âmes de leurs enfants.
-
-Foi solide chez les parents, action énergique du clergé, union de ces
-deux autorités sur le terrain de l’éducation, c’est aussi ce qui sauvera
-nos enfants de la contagion des mauvaises doctrines et des mauvais
-exemples.
-
-En France--car il faut bien me résigner à indiquer la contre-partie--les
-provinces que leur éloignement soustrait aux influences néfastes du
-paganisme central, ont gardé pour une bonne part leur foi
-traditionnelle. Ailleurs, hélas! quand la foi n’est pas morte, ce n’est
-plus la _rude foi_ de nos pères: c’est une foi moderne, rabotée,
-atténuée, assouplie, si souple qu’elle se plie à toutes sortes de
-faiblesses et de caprices, si peu résistante qu’il suffit des rêveries
-du premier prétendu savant, Darwin, Renan ou Loisy, pour la faire
-chanceler. On ne connaît plus la foi, et on la pratique comme on la
-connaît. Nombre de soi-disant chrétiens réduisent la religion à certains
-actes extérieurs de piété, réduits eux-mêmes au strict minimum de la
-communion pascale et de la messe dominicale de l’après-midi. Pour
-quelques-uns, dogme et morale sont deux compartiments ennemis; il y en a
-qui établissent une distinction semblable entre les commandements de
-Dieu et ceux de l’Église qu’il a investie de son autorité. Certaines
-familles de vieille race chrétienne ont compris qu’en un temps où la foi
-est attaquée avec une rage inouïe, où une portion d’élite du peuple de
-Dieu est traquée et proscrite, où le pape est toujours dans la captivité
-et l’Église dans le deuil, où la colère divine plane sur un monde de
-plus en plus pervers, prête à le frapper et nous avec lui, les cœurs
-catholiques ne peuvent, sans indécence, se livrer aux joies bruyantes ou
-frivoles, qui seraient à la fois une insulte aux tristesses et aux
-privations des victimes. Mais, d’autre part, que de concessions faites
-au monde, au bien-être, à la paresse, à l’ambition, au respect humain,
-parce qu’on a perdu le sens pratique et peut-être même la vraie notion
-du devoir, de l’effort, du sacrifice chrétien! Il y a chez nous un reste
-d’habitudes chrétiennes, qu’on suit machinalement: il n’y a plus de
-mœurs chrétiennes.
-
-La première et l’une des plus malheureuses conséquences de cet
-affaiblissement de la foi, c’est que l’éducation religieuse dans la
-famille devient tous les jours plus superficielle et plus molle. Quand
-ses _devoirs mondains_ laissent à la mère le loisir de songer à l’âme de
-ses enfants, elle leur donne une petite piété sentimentale, comme la
-sienne, sans motifs raisonnés, parce qu’elle-même ne sait pas son
-catéchisme à fond. De plus, par crainte de les contrarier, elle leur
-laisse ignorer pratiquement la grande et indispensable loi du combat
-contre la mauvaise nature, et ainsi leurs défauts se développent sans
-contrainte. Parfois le père intervient pour augmenter le mal, en ouvrant
-devant ces yeux trop curieux de dix ou douze ans, sous prétexte de les
-habituer de bonne heure à la vie, des spectacles qui souilleront leur
-imagination sans fortifier leur volonté. L’un et l’autre, père et mère,
-si facilement inquiets pour le moindre bobo du chéri, oublieront trop
-souvent de se préoccuper des remèdes spirituels que réclame la santé de
-sa jeune âme. Ainsi élevé au foyer domestique, comment cet enfant
-subira-t-il, au lycée, l’épreuve d’un milieu sans foi et sans morale? Ni
-sa raison ni son cœur n’y sont préparés, et il est fort à craindre qu’il
-n’en sorte pas vainqueur.
-
-Donc, avant tout, si les familles chrétiennes veulent rendre la
-préservation de leurs enfants possible dans les lycées, il faudra
-qu’elles se préoccupent résolument de leur donner sous le toit paternel
-une solide instruction religieuse, une piété pratique, l’habitude du
-devoir même pénible, et, parce que les leçons toutes seules ne profitent
-guère, l’exemple d’une vie moins commode, moins frivole, plus
-sérieusement chrétienne.
-
-Viendra le moment fatal où il faudra franchir pour la première fois le
-seuil de l’établissement officiel. Il est clair que les parents
-consciencieux ne se résoudront qu’à la dernière extrémité et par
-nécessité absolue à exposer leurs pauvres innocents aux dangers de
-l’internat. S’ils ne peuvent les garder chez eux entre les heures de
-classe, qu’ils tâchent de leur procurer l’hospitalité dans une famille
-sûre, qui veillera à les preserver de toute influence pernicieuse. Dans
-plusieurs villes, des _maisons de famille_, dirigées par des prêtres
-graves et dévoués, reçoivent déjà des groupes plus ou moins
-considérables d’élèves, qui ne fréquentent le collège ou le lycée que
-pour les cours et, le reste du temps, travaillent, prient, se récréent,
-mangent et dorment sous une surveillance paternelle. On multipliera ces
-abris pour venir au secours des parents embarrassés: ils rendront aux
-enfants quelque chose de la famille absente et de l’ancienne éducation
-du collège.
-
-C’est précisément ce qui se pratique en Allemagne. Là, on ne connaît pas
-d’internat: tous les élèves des gymnases habitent dans leur famille, ou
-chez des amis, ou dans des pensions spécialement organisées pour eux.
-Rien n’empêche de généraliser ce système en France au profit des lycéens
-catholiques. A une condition pourtant, qui est essentielle: c’est qu’on
-le complétera, comme en Allemagne, par un ensemble vigoureux de
-garanties disciplinaires et religieuses, formulées au nom des autorités
-ecclésiastiques, loyalement acceptées par les parents et les élèves,
-sauvegardées par une ferme surveillance et par des sanctions efficaces.
-
-Ici le rôle du clergé devient prépondérant. Il devra exercer au dehors,
-sur les enfants dispersés dans la ville, l’influence que les Pères
-spirituels exerçaient dans l’intérieur des collèges: leur faciliter
-d’abord par un service spécial la pratique régulière des
-sacrements--organiser pour eux des catéchismes et des conférences
-religieuses, afin d’affermir leur foi contre l’incrédulité ambiante--les
-grouper en réunions pieuses ou _congrégations_, pour leur donner la
-grande force du soutien mutuel--leur fournir d’honnêtes distractions au
-moyen de cercles ou de patronages--les occuper à des œuvres de
-moralisation et de charité, pour ouvrir un champ utile à leur besoin
-d’expansion et pour orienter leur esprit et leur cœur vers l’action
-sociale. Tout cela, d’ailleurs, existe chez nous en maint endroit et ne
-demandera que d’être adapté aux circonstances particulières[12].
-
- [12] Si l’on veut se documenter à fond sur cette question et sur
- beaucoup d’autres qui préoccupent les esprits sérieux, inquiets pour
- notre avenir social et chrétien, il faut consulter les publications
- supérieurement actuelles et pratiques de l’_Action Populaire_, dont
- les bureaux sont établis à Reims, 5, rue des Trois-Raisinets.
-
-Ainsi préservés, bien encadrés et bien entraînés, les plus faibles
-prendront du courage: les braves feront des merveilles. Forts de leur
-union, ils sauront tous faire respecter leurs croyances; ils
-deviendront, en dépit de l’Université, de vaillants chrétiens, et
-peut-être la convertiront-ils, si elle est encore convertissable.
-
- * * * * *
-
-Mais faut-il essayer de la convertir? Grave question.
-
-Je réponds carrément: _Non_, si ce n’est comme les catholiques allemands
-essayent de convertir le protestantisme, en lui prouvant par des actes
-qu’ils n’ont pas peur de lui et qu’il n’a à attendre d’eux aucune
-concession de principe.
-
-Des concessions, les catholiques en ont fait assez et trop: elles n’ont
-eu d’autre effet que de hâter l’étranglement de nos dernières libertés.
-Dans le cas présent, la seule concession qui leur reste à faire, serait
-de livrer leurs enfants, pieds et poings liés, à un enseignement
-corrupteur: ils n’en ont pas le droit. Leur devoir rigoureux est de les
-encourager, de parole et d’exemple, à observer envers leurs nouveaux
-maîtres une attitude résolument défensive.
-
-On peut s’attendre à ce que l’Université, ou du moins la partie la plus
-avancée de l’Université, s’emploiera de tout son pouvoir à effacer la
-distinction connue entre les _deux jeunesses_: l’une neutre,
-c’est-à-dire, en réalité, sans croyance aucune, l’autre franchement
-croyante. Commencera-t-elle par montrer patte de velours, ou
-osera-t-elle immédiatement sortir ses griffes? Dans le premier cas, nos
-jeunes gens feront bien de se défier des avances tant soit peu louches
-et, tout en se montrant bons élèves et bons camarades, de se tenir sur
-une grande réserve.
-
-Dans le second, sans prendre des airs de bravade, ils sauront témoigner
-que la menace ne les touche pas, de si haut qu’elle puisse venir, et ils
-avertiront parents ou tuteurs de ce qui se passe. Ceux-ci aviseront sans
-retard à faire respecter le droit de leurs enfants à un traitement
-équitable et, si on ne leur rend pas justice, ils en appelleront
-hardiment à l’opinion publique par la voie de la presse. De même, chaque
-fois que, dans l’enseignement ou la discipline, il se produira un écart
-de quelque importance ou un scandale, ils regarderont comme un devoir de
-crier au loup. Ainsi surveillés de près et sûrs d’être rappelés à
-l’ordre pour chacun de leurs errements, les professeurs apprendront à
-s’observer et à observer les convenances de leur charge.
-
-Mais, objecteront certains, ils seront peut-être tentés de prendre leur
-revanche, quand arrivera le redoutable moment des examens, en refusant
-le témoignage obligatoire de satisfaction aux élèves cléricaux et en
-leur fermant, du même coup, l’entrée des carrières de l’État?
-
-Il sera, je crois, possible de prévenir cet inconvénient. L’Université
-n’aura aucun intérêt à compromettre aux examens le succès des élèves
-intelligents et travailleurs, les plus capables, les seuls capables de
-faire honneur à son enseignement. Que nos jeunes gens donnent l’exemple
-du travail consciencieux; qu’ils ne fournissent, de parti pris, à
-personne, un sérieux sujet de plainte par leur conduite; que dans les
-compositions ils enlèvent les meilleures places; bref, qu’ils forcent
-l’estime de leurs nouveaux maîtres en même temps que celle de leurs
-camarades, et ils n’auront rien à craindre pour leurs examens.
-
-Que si, pourtant, l’athéisme officiel, s’obstinant jusqu’au bout dans
-son abominable entreprise sur la liberté des âmes, prétendait
-contraindre nos enfants à opter entre les faveurs de l’État et une
-apostasie, est-il besoin de dire ce que commanderaient le devoir et
-l’honneur? Il faudrait répondre par un souverain mépris à ce pouvoir
-marchandeur de consciences et lui rejeter en plein visage ses infâmes
-propositions.
-
-A voir comme on traite nos magistrats et nos officiers, trop fiers pour
-lécher les bottes ou les bottines ministérielles, est-ce que ces
-carrières sont donc aujourd’hui si enviables? Il en reste assez d’autres
-plus sûres et plus indépendantes, le commerce, l’industrie,
-l’agriculture, où l’intelligence et l’énergie de volonté savent toujours
-trouver leur emploi et le succès. On y trouve mieux encore: un bonheur
-tranquille, la liberté de prier Dieu sans crainte des dénonciateurs,
-mille occasions de rendre service à ses semblables, et aussi, quand leur
-estime vous a porté aux assemblées électives, le droit de parler haut
-aux tyranneaux officiels et d’empêcher une partie du mal qu’ils
-voudraient faire.
-
-Et ne pourrait-on pas dire aujourd’hui qu’en elles réside l’âme de notre
-pays? Si cela est, quelle noble ambition pour un jeune homme au cœur
-bien né que de contribuer pour sa part à moraliser cette âme, afin
-qu’elle arrive quelque jour à secouer le joug odieux qui pèse sur elle
-et à reconquérir ses vieilles destinées chrétiennes!
-
-Pourquoi donc les Comités de défense religieuse n’inscriraient-ils pas
-dans leurs statuts la protection des jeunes chrétiens qui se destinent à
-ces carrières? Pourquoi ne profiterait-on pas des facilités qu’offre la
-loi sur les associations pour fonder des syndicats, ayant pour but
-spécial de favoriser les agriculteurs, les commerçants et les
-industriels catholiques par tous les moyens légaux, y compris certaines
-mesures d’exclusion? Puisqu’on nous met la paix à des conditions
-inacceptables, pourquoi la chercher plus longtemps? Mieux vaut la guerre
-franche qu’une paix honteuse.
-
-Pardonne-moi: je n’ai pas trouvé le temps d’être plus bref.
-
-Ton frère,
-
-JEAN.
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- Avant-propos V
-
- LETTRES DE RHÉTORIQUE
-
- Oct. 1-2. Arrêt paternel. La grande sœur 1
- 7. Internement: vue d’ensemble du collège 6
- 9. Entrée en cour: premiers amis 8
- 10. Classe: aperçu général 11
- 15. Notes hebdomadaires 14
- 20. L’ami Jean: premier sacrifice 16
- 22-27. Troubles sur le devoir chrétien. Visite à l’aumônier 19
- Nov. 1-3. Retraite et conversion 23
- 7-15. Idées nouvelles sur la religion et l’éducation 26
- 24. Les élèves 32
- Déc. 5. Les supérieurs 36
- 14. Les surveillants et les professeurs 39
- 22. Le P. Spirituel: faute et réparation 45
- Janv. 4. Visite de papa 49
- 10. Les Rois Mages 54
- 16. La comédie au collège 58
- 30. Séance académique 61
- Fév. 12. Les auteurs classiques: _lecture_ et _prélection_ 66
- 22. Les jours gras: loterie et visite aux Petites-Sœurs 73
- 28. L’infirmerie 78
- Mars. 8. Concertation de la classe de quatrième 79
- 15-26. Le _Ratio_ ou la méthode d’enseignement des Jésuites 84
- Avr. 5-25. Vacances de Pâques 101
- 31. Convention entre frère et sœur pour leur bien mutuel 108
- Mai. 5-10. Consultation d’un ami troublé: le remède 113
- 13. Le baccalauréat et le _chauffage_ 118
- 22. _Sabbatine_: Lettres et Sciences 124
- Juin. 2-6. Première Communion. L’ami converti 131
- 18. Compositions pour les prix et bains de rivière 137
- 22. Les jeux au collège 142
- 27. Souhaits de fête 148
- 30. Les charges honorifiques 151
- Juil. 2. Petite émeute au lycée 130
- 5. Discipline du collège: pères et religieux 162
- 10-10. Fête du P. Recteur: les _Anciens_, les jeux 172
- 15-22. Scandale au lycée: impressions et remède 183
- 23. La Congrégation 190
- Août. 2-5. Le premier diplôme: récompense 197
- 16. Pélerinage à Lourdes 204
- Sept. 1. Lettre du professeur 208
- 8. Lettre du P. Spirituel 209
- 12. Les vacances d’un ami 211
- Oct. 8. Rentrée en Philosophie 216
- 10-14. Préfet de Congrégation et Président d’œuvre 218
-
- JOURNAL DE PHILOSOPHIE
-
- Oct. 15. La logique 225
- 18. Congé à la campagne 225
- 22. Retraite annuelle 226
- 30. Les Frères jésuites 227
- Nov. 1. La fête des Morts 231
- 13. Saint Stanislas Kostka 232
- 20. Conférence des Anciens élèves 232
- 25. Sainte Catherine, patronne des Philosophes 235
- 30. Sortie du mois et comédie 235
- Déc. 3. Saint François Xavier: causerie d’un missionnaire 238
- 6. Saint Nicolas 238
- 8. Congrégation des Anciens 238
- 25. Fête de Noël et des Enfants pauvres 238
- 27. Fête du professeur 240
- 28. Les Innocents 241
- 30. Résultats du premier trimestre 242
- Janv. 3. Fêtes du jour de l’an 242
- 7-25. Maladie de cœur: un _chou_ 243
- Fév. 5. Vœux solennels d’un Père 246
- 13. Réjouissances des jours gras 247
- 15-16. Mort d’un condisciple 248
- Mars. 7. Séance de Philosophie: le transformisme 251
- 19. Visite aux Petites-Sœurs 255
- 25. Réception d’un Congréganiste 256
- 30-31. Jeudi saint et Vendredi saint 256
- Avr. 2. L’_Alleluia_ et les œufs de Pâques 258
- 15. Dernière rentrée: préoccupations d’avenir 259
- 17-19. Confidence d’un futur novice 260
- 24-30. Conférence sociale au collège (M. de Mun) 264
- Mai. 7. Revue militaire 266
- 17. Promenade de faveur en montagne 268
- 28. Conférence des _Anciens_ sur _la jeunesse et ses
- détracteurs_ 271
- Juin. 4. Adieux aux Enfants pauvres 274
- 9. Procession du Sacré-Cœur 276
- 13-18. Retraite de fin d’études: vocation décidée 277
- 29. Conversion de papa 281
- Juil. 4. Fêtes du P. Recteur 283
- 16. Fête des adieux en Congrégation 283
- 31. Fête de saint Ignace: adieux au collège 284
- Mars 1903. _Aujourd’hui_ 286
-
- Appendice de la seconde édition
-
- QUELQUES DIFFICULTÉS
-
- Juin 1903. I. _Plongeon_ et retour au bien après le collège 289
- Juillet 1903. II. Causes des défections après le collège 296
- Août 1903. III. _L’Idéal_ et le _réel_ dans l’enseignement 307
- IV. Le principe religieux et la morale sociale
- dans l’éducation 313
- Avril 1904. V. Le rapport Buisson sur la suppression de
- l’enseignement congréganiste 318
- VI. Que faire pour sauver l’âme de nos enfants? 324
-
-
-Paris.--Imp. P. TÉQUI, 92, rue de Vaugirard.
-
-
-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN PÉNITENCE CHEZ LES
-JÉSUITES ***
-
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-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
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- The Project Gutenberg eBook of En Pénitence chez les Jésuites, by Paul Ker.
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>En Pénitence chez les Jésuites</span>, by Pierre-Paul Brucker</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>En Pénitence chez les Jésuites</span></p>
-<p style='display:block; margin-left:2em; text-indent:0; margin-top:0; margin-bottom:1em;'><span lang='fr' xml:lang='fr'>Correspondance d&#039;un lycéen</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Pierre-Paul Brucker</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: July 22, 2022 [eBook #68591]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>EN PÉNITENCE CHEZ LES JÉSUITES</span> ***</div>
-<p class="c large">PAUL KER</p>
-
-<h1>En Pénitence
-chez
-les Jésuites</h1>
-
-<p class="c large">CORRESPONDANCE D’UN LYCÉEN</p>
-
-<p class="c small">TROISIÈME ÉDITION</p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-PIERRE TÉQUI, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br />
-82, <span class="small">RUE BONAPARTE</span>, 82</p>
-
-<p class="c small">1910<br />
-Tous droits réservés.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" id="c0" title="AVANT-PROPOS"></h2>
-
-<p class="i top4em">Ceci n’est pas un roman : c’est une histoire vécue.</p>
-
-<p class="i">Je n’ai pas été élevé sur les genoux de la Compagnie
-de Jésus. C’est l’Université qui s’est appliquée la première
-à dégrossir ma jeune intelligence et à la former.
-Je lui sais gré de ses louables intentions. Mais la vérité
-m’oblige à dire que, si je vaux quelque chose, ce n’est
-pas à elle que je le dois. Je l’ai, bien qu’involontairement,
-quittée d’assez bonne heure pour avoir le temps de faire
-peau neuve sous une autre influence. Les pages qu’on va
-lire marquent les diverses phases de mon évolution.</p>
-
-<p class="i">Elles sont d’un jeune homme qui dit, au jour le jour,
-ce qu’il a senti, ce qu’il a vu, et qui le dit sans arrière-pensée.
-J’aurais pu leur donner un tour moins juvénile,
-les corriger : je les aurais gâtées. Je les livre au public
-telles que je les ai retrouvées, un peu jaunies déjà par
-l’âge, dans des tiroirs longtemps oubliés. A une époque
-où le mot d’ordre est de courir sus aux Jésuites, ce témoignage
-primesautier d’un lycéen devenu leur élève pourra,
-sinon guérir les aveugles volontaires — miracle difficile — du
-moins ouvrir quelques yeux qui cherchent sincèrement
-la lumière.</p>
-
-<p class="i">Il y a de par le monde des égarés intelligents qui,
-après avoir reçu chez les Jésuites, quelquefois pour
-l’amour de Dieu, le pain du corps et celui de l’âme, le
-leur ont, depuis, vilainement craché au visage. J’en
-appelle à ceux-là : ils ne sont pas sujets à caution. Qu’ils
-soient francs, et je les défie de me taxer d’exagération ou
-de mensonge.</p>
-
-<p class="i">Néanmoins, on est tellement habitué dans certains
-milieux à regarder les Jésuites, qu’on n’a d’ailleurs
-jamais vus de près, comme des êtres à part, ténébreux,
-insaisissables, essentiellement retors et louches, que je ne
-me flatte pas outre mesure d’être cru sur parole. On dira
-que je suis un jésuite masqué. Il ne me restera qu’une
-ressource : c’est de répondre à ces incrédules : « Allez, une
-bonne fois, y voir vous-mêmes. »</p>
-
-<p class="i">Il s’en trouvera peut-être qui auront assez de courage
-et de loyauté pour faire cet essai, quand les Jésuites
-seront rentrés chez eux — ce qui ne peut tarder bien
-longtemps, s’il est vrai, comme on le dit volontiers, qu’étant
-sortis par les portes, ils ont l’habitude de rentrer par les
-fenêtres.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">En Pénitence chez les Jésuites</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" title="Lettres de Rhétorique">LETTRE 1</h2>
-
-<h3 id="c1" title="1. Arrêt paternel">A<br />
-mon condisciple et ami Louis X., élève de
-Rhétorique au lycée de Z.</h3>
-
-<p class="date">1<sup>er</sup> octobre 187…</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Je t’annonce une nouvelle que tu ne voudras pas
-croire. J’y crois à peine moi-même… Hélas !</p>
-
-<p>Tu me connais de longue date et tu sais que, si je
-ne suis pas un mauvais cœur, sans me vanter, je n’ai
-jamais été un modèle de travail, de discipline et de
-sérieux. Ah, le <i>sérieux</i> ! Voilà un mot qui m’horripile !
-On me le répète le matin, on me le répète le soir, on
-me le fait manger à toutes les sauces : j’en étouffe.
-Que diable ! Je ne suis pas un bénédictin pour sécher
-sur des bouquins savants, ni un chartreux pour moisir
-en cellule et me nourrir de silence, d’eau claire et de
-pénitence. Je vais avoir seize ans ; j’ai dans les veines
-du sang qui bout, dans la cervelle quelques idées pas
-plus sottes que d’autres, dans le cœur… Ma foi, est-ce
-qu’on sait, à nos âges, ce qu’on a dans le cœur ? Tout,
-par le désir ; en réalité, rien, rien que le vide, la faim,
-la soif d’un idéal qui est dans les étoiles, à des milliers
-de lieues… Oh ! j’en pleurerais une journée !</p>
-
-<p>Mais tout cela ne t’apprend pas la chose étonnante,
-stupéfiante. La voici toute crue. Mon père vient de me
-déclarer qu’il me retire du lycée pour me mettre chez
-les Jésuites.</p>
-
-<p>Tu as bien entendu : <span class="small">CHEZ LES JÉSUITES</span>. En pénitence,
-naturellement.</p>
-
-<p>A première vue, ça paraît monstrueux, n’est-ce pas ?
-A la seconde, à la troisième, à la vingtième fois, c’est
-toujours pire. A la fin, c’est comme dans les romans,
-tu sais ? — un tel saisissement de douleur inattendue
-que, ne pouvant pleurer, on se met à rire, comme à
-Charenton.</p>
-
-<p>J’en suis là, mon ami. Je n’ai fait aucune objection
-à mon père : ce qu’il veut, je sais qu’il le veut. Ma
-mère le regarde, me regarde et ne dit rien : je vois
-qu’elle attend l’œuvre du temps.</p>
-
-<p>A demain. Plains-moi.</p>
-
-<p class="ind">Ton malheureux ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="2. La grande sœur">2. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">2 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>La nuit porte conseil, dit-on : je ne m’en aperçois
-guère. J’en ai passé une horrible. Un cauchemar continu.
-Sur mon estomac je sentais les deux larges pieds
-d’un Jésuite, énorme comme un saint Christophe, qui
-avec la hampe pointue de sa lourde croix de procession
-me fouillait le cœur. Un autre m’étranglait avec
-un immense chapelet, roulé en forme de serpent autour
-de mon cou. Un troisième me grillait les pieds,
-comme au temps de l’Inquisition, pendant qu’une
-douzaine d’autres, jeunes et vieux, avec des grimaces
-de démon, dansaient autour de mon lit une sarabande
-insensée.</p>
-
-<p>Il paraît que j’ai crié au secours : ma mère est venue
-et, me trouvant la tête en feu, m’a mis des compresses
-qui ont peu à peu calmé la fièvre. Alors j’ai dormi
-tranquillement jusqu’à dix heures du matin. Au déjeuner,
-mon père me dit : « Tu as eu trop d’appétit
-hier soir ; le régime des Jésuites te fera du bien : ils
-mangent peu au souper. C’est de l’hygiène bien comprise. »</p>
-
-<p>Remarque, mon ami, comme les résolutions arrêtées
-d’un homme changent ses opinions. Mon père n’aime
-pas plus que moi les Jésuites et, s’il les connaît, c’est
-par ouï-dire, sans être sûr de rien. Néanmoins, depuis
-qu’il a résolu de me livrer à eux, tu vas voir qu’il
-leur prêtera toutes les qualités qu’il désire trouver
-chez eux pour ma correction. Il entre dans l’aveuglement
-incurable — et moi, par le fait, j’entre dans la
-fatalité…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>J’ai été interrompu dans ma chambre. Deux coups
-discrets à la porte. C’était ma sœur Jeanne, qui a ton
-âge, un an de plus que moi. Elle m’embrassa plus fort
-que d’habitude, en m’appelant son <i>petit Paul</i>. Cela me
-mit en défiance :</p>
-
-<p>« C’est maman qui t’envoie ?</p>
-
-<p>— Non, c’est moi qui viens te consoler.</p>
-
-<p>— Vrai ?</p>
-
-<p>— Vrai. »</p>
-
-<p>Une petite larme perla au coin de ses yeux parfaitement
-limpides. Mon cœur fit un bond. Après un silence :</p>
-
-<p>« Tu as gros cœur, dit-elle, de ne pas rentrer au lycée ?</p>
-
-<p>— Oui, répondis-je péniblement.</p>
-
-<p>— Tu avais là des amis ?</p>
-
-<p>— Plusieurs, un surtout : je lui écrivais, quand tu
-es entrée.</p>
-
-<p>— Celui-là, je le connais ; il est bon. Mais, les autres,
-l’étaient-ils tous ? »</p>
-
-<p>Je la regardai avec quelque surprise : elle ne m’avait
-jamais encore fait cette question. Elle la répéta de sa
-voix la plus douce, et son œil scrutateur plongeait au
-fond du mien : il fallut répondre :</p>
-
-<p>« Bons… comme moi », fis-je un peu troublé. « Pourquoi
-cette question ?</p>
-
-<p>— Parce que, s’ils avaient été tout à fait bons, notre
-père n’aurait pas eu besoin de chercher pour toi un
-autre milieu. C’est leur faute, si l’on t’envoie chez les
-Jésuites.</p>
-
-<p>— Mes amis actuels valent peut-être bien ceux que
-j’aurai.</p>
-
-<p>— <i>Peut-être</i> est le vrai mot ; car nous n’en savons
-rien encore, ni toi ni moi. Tu vas en faire l’expérience,
-mon petit Paul, dans quelques jours : si elle réussit,
-tu seras moins malheureux.</p>
-
-<p>— Et si elle ne réussit pas ?</p>
-
-<p>— Tu reviendras.</p>
-
-<p>— Mais les élèves ne sont pas tout, repris-je. Il y a
-surtout les maîtres, que j’ai la tentation d’en
-voyer promener à tous les…</p>
-
-<p>— Chut ! Les connais-tu ?</p>
-
-<p>— Je les vois d’ici :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2"><i>Hommes noirs, d’où sortez-vous ?</i></div>
-<div class="verse i2"><i>Nous sortons de dessous terre…</i></div>
-</div>
-
-<p>Si je te chantais le reste, tu serais édifiée sur leur
-compte.</p>
-
-<p>— Mal édifiée, j’imagine. Chanson n’est pas raison.
-Il faut voir avant de juger.</p>
-
-<p>— Jeanne, je te trouve aujourd’hui extraordinairement
-raisonnable.</p>
-
-<p>— C’est que je souhaite très vivement, cher petit
-frère, que tu le sois toi-même, et que tu prennes du bon
-côté l’épreuve à laquelle tu vas être soumis. Dis, le
-veux-tu, pour faire plaisir à ta grande sœur qui t’aime
-bien ? Me promets-tu d’accepter franchement ta situation,
-de ne pas donner du chagrin à maman et à moi,
-et d’être sage chez les Jésuites ? »</p>
-
-<p>Qu’aurais-tu fait à ma place, mon ami ? Je n’en sais
-rien. Moi, j’ai le cœur bête. Je me suis jeté en pleurant
-dans les bras de ma grande sœur Jeanne et je lui ai
-promis tout ce qu’elle a voulu.</p>
-
-<p>A ce propos, je vais te faire une confidence. Vois-tu,
-moi, avec le tempérament que j’ai, je ne me marierai
-jamais. La raison, c’est que, si j’avais une femme
-revêche, je la battrais comme plâtre, jusqu’à extinction ;
-si j’en avais une comme ma sœur Jeanne, elle
-m’enroulerait autour de son petit doigt, et alors, adieu
-toute dignité ! Or, je tiens à ma dignité.</p>
-
-<p>Il est vrai que j’aime follement ma sœur Jeanne,
-bien qu’élevée chez des nonnes par la volonté de ma
-sainte femme de mère, que mon père n’a jamais osé
-contrarier. Elle m’a empêché de faire plus d’une sottise,
-depuis que j’en suis capable. Ça vaut un peu de reconnaissance
-et je tiendrai la parole donnée : s’ensuivra
-que pourra.</p>
-
-<p>Nous partons après-demain pour la jésuitière. J’en
-ai froid dans le dos. Tu sauras dans quelques jours
-mes premières impressions.</p>
-
-<p>Adieu, mon ami ; sois plus heureux que moi.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c2" title="3. Internement : vue d’ensemble du collège">3. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">H., le 7 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Eh bien, j’y suis : c’est invraisemblable et pourtant
-vrai. Mais ce qui te paraîtra tout à fait drôle, comme
-à moi, c’est que — je ne sais comment te dire cela — je
-ne m’y trouve qu’à moitié mal. J’en suis furieux :
-j’espérais autre chose. Ces Jésuites ne sont pas si noirs
-que je croyais et je n’en ai pas vu un qui ait des pieds
-de bouc. Quant à leurs élèves, dame !… Tu sais que
-je n’oublierai jamais les camarades du lycée, et toi,
-d’abord, tu es hors de pair. Ceux-ci ont une tournure
-différente.</p>
-
-<p>Mais commençons par le commencement. Mon nouveau
-professeur, entre autres conseils, nous a recommandé
-hier de ne jamais <i>torcher</i> nos lettres, quel qu’en
-soit le destinataire, par respect pour nous-mêmes et
-pour notre belle langue française. Je vais <i>m’appliquer</i>
-sans me <i>torturer</i>, comme il nous disait encore. Tu vois
-que je deviens docile.</p>
-
-<p>Donc, il y a trois jours, mon père conduisit le malheureux
-mouton à la boucherie. Une belle boucherie,
-ma foi, et bien achalandée, à ce que j’ai vu depuis.
-Un long <i lang="la" xml:lang="la">frater</i> en redingote noire nous ouvrit, avec
-un sourire qui disait clairement : « Encore un de pris
-au piège ! » Vaste parloir très gai, sans nul doute pour
-narguer la tristesse des rares et courtes entrevues de
-famille, avec des bustes de grands hommes et des
-tableaux d’honneur pour les petits enfants sages…
-Mais en voilà un pour la rhétorique ! C’est là-dessus
-que j’ai à me faire afficher pour le plaisir de ma sœur ?
-Tout est prévu : les fiches blanches sont déjà prêtes
-dans leurs coulisses en ferblanterie dorée, qu’ils veulent
-faire passer pour de l’or.</p>
-
-<p>Arrive le <i>Père Recteur</i>, comme qui dirait le proviseur
-de l’endroit, un bel homme, air et tenue graves,
-rien d’administratif. Quand mon père me présenta à
-lui, son regard s’épanouit. Il me prit la main et, la
-sentant un peu trembler, il me baisa au front, comme
-un innocent :</p>
-
-<p>« Soyez le bienvenu, mon enfant, dit-il. Nous tâcherons
-de faire de vous, si vous le voulez bien, un élève meilleur
-encore que vous ne l’êtes déjà. »</p>
-
-<p>Rouerie jésuitique, pensai-je. Il sait parfaitement
-que je suis une manière de cancre : mon père le lui a
-écrit et va le répéter devant moi. C’est en effet ce qui
-eut lieu.</p>
-
-<p>Quand l’abatage fut fini, le Père Recteur dit simplement :</p>
-
-<p>« Monsieur, le passé est passé ; personne ici ne le
-reprochera à votre fils. Il aura la réputation qu’il va
-se faire par ses actes, et je suis sûr qu’elle sera bonne :
-n’est-ce pas, Paul ? »</p>
-
-<p>Ce ton et cette confiance dans ma bonne volonté
-future m’entrèrent dans le cœur, malgré moi. Je répondis,
-sans trop hésiter :</p>
-
-<p>« Oui, monsieur.</p>
-
-<p>— Dites <i>mon Père</i> », reprit-il en souriant : « c’est le nom
-qu’on donne ici aux maîtres et qu’ils tâchent de mériter. »</p>
-
-<p>Je répétai docilement : « Oui, mon Père, » — et je
-sentis que le filet m’envahissait.</p>
-
-<p>On me présenta ensuite au <i>Père Préfet</i> (c’est le
-censeur) : il me plut moins que l’autre. Celui-ci personnifie
-le règlement : je m’en passerais volontiers.
-Pourtant il fut aimable et nous promena par tout
-l’établissement, nous expliquant tous les détails qui
-pouvaient nous intéresser, sans le fastidieux boniment
-auquel je m’attendais.</p>
-
-<p>La boîte n’est vraiment pas vilaine. Il y a de
-l’air et du jour partout, même dans les sous-sols, où
-se trouvent les réfectoires. Les classes, les études sont
-spacieuses, les murs peints en couleur claire. La monotonie
-des longs corridors est égayée par des statues,
-par de jolies gravures historiques, militaires, artistiques,
-qui en font de véritables galeries. Dortoirs d’une propreté
-irréprochable, cirés, hauts et larges, avec des
-lavabos et des sommiers perfectionnés. Mais pas d’alcôves :
-les lits, à distance convenable, sont en vue les
-uns des autres. Le Père Préfet nous dit : « C’est pour
-apprendre aux enfants à se respecter, et l’air circule
-plus librement. » J’aurais préféré un coin fermé, pour
-pouvoir pleurer à mon aise » Mais il faut bien se plier.
-D’ailleurs, depuis trois jours que je fais comme tout
-le monde, l’habitude vient.</p>
-
-<p>Je sens qu’elle viendra pour bien d’autres choses,
-dont je n’avais pas idée jusqu’à présent. C’est comme
-si j’avais changé de pays. A plus tard le reste. Je te
-serre la main.</p>
-
-<p>Ton ami toujours,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c3" title="4. Entrée en cour : premiers amis">4. Au même.</h3>
-
-<p class="date">9 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Ta lettre de condoléance, qui m’a tortillé le cœur,
-me prouve que je n’ai pas encore le pied aussi marin
-que je croyais. Oui, c’est l’exil ; oui, c’est une vie
-nouvelle à apprendre ; oui, c’est rude par moments.
-Mais déjà je n’ose plus trop parler de mon malheur.
-Pourquoi ? Écoute la suite de mes débuts.</p>
-
-<p>Quand on m’eut indiqué ma place à l’étude et au
-dortoir, mon père me dit que j’aurais mauvaise grâce à
-ne pas être satisfait, qu’il l’était, lui, pleinement, et qu’il
-comptait sur moi. Après quoi, il m’embrassa et partit. La
-dernière amarre était coupée ; je revins du parloir le
-cœur serré à m’étouffer, et je lus devant moi, en l’air, écrite
-avec des lettres de feu, la terrible inscription du Dante :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="it" xml:lang="it">Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> !</i></div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Laissez toute espérance, vous qui entrez !</p>
-</div>
-<p>La portion d’enfer où l’on me conduisit d’abord, ce
-fut la cour de récréation. Une quinzaine d’élèves déjà
-rentrés y causaient entre eux, groupés autour d’un
-surveillant en soutane. J’eus un frisson, en me rappelant
-comment j’avais été accueilli, lors de mon entrée au
-lycée, par mes camarades de cinquième : la connaissance
-s’était faite à coups de poing et à coups de pied,
-aussi généreusement donnés que vivement rendus, et
-je ne fus sauvé d’une déconfiture complète que par
-l’intervention compatissante d’un vieux camarade dont
-tu sais le nom. Je t’en reste reconnaissant. Ici, qu’allait-il
-m’advenir, à moi lycéen ?</p>
-
-<p>Le surveillant s’avança :</p>
-
-<p>« Paul Ker, élève de rhétorique », lui dit le Père
-Préfet, qui m’accompagnait. « Ayez soin de lui ; ce sera
-un de vos bons élèves. »</p>
-
-<p>Le surveillant me tendit la main et me mena au
-groupe :</p>
-
-<p>« Un nouveau rhétoricien », dit-il. « Qui se charge de
-le piloter ?</p>
-
-<p>— Moi, moi », répondirent deux des plus jeunes, qui
-me prirent chacun sous un bras, sans façons. « Allons
-faire un tour de promenade. Tu sais, nous en sommes
-aussi, de la <i>rhéto</i> : une classe de bons enfants, tu vas
-voir, et un <i>chic</i> professeur. Tu ne t’ennuieras pas. »</p>
-
-<p>J’étais ahuri de cet accueil inattendu, mais me
-laissai aller.</p>
-
-<p>« D’où viens-tu ? » me dit l’un.</p>
-
-<p>— De tel endroit.</p>
-
-<p>— Un collège de prêtres ?</p>
-
-<p>— Non, de laïques.</p>
-
-<p>— Alors, tu seras mieux ici.</p>
-
-<p>— Es-tu fort ? » demanda l’autre.</p>
-
-<p>— Ça dépend. »</p>
-
-<p>Et nous voilà partis à causer, à tort et à travers, de
-nos études, de nos espérances, de nos craintes pour
-l’avenir, comme si nous nous étions toujours connus.
-De temps à autre, l’un des deux se détachait pour
-aller serrer la main d’un nouvel arrivant, qu’il amenait
-ensuite avec lui. En moins d’une heure, j’avais
-fait vingt-cinq connaissances et j’étais de la famille.</p>
-
-<p>J’ai entendu parler quelquefois de l’<i>esprit de corps</i>
-qui règne chez les Jésuites : si leurs élèves l’entendent
-de cette façon-là, je ne m’en plaindrai point. Tu
-conviendras qu’elle est plus encourageante que celle
-de mes anciens camarades de cinquième.</p>
-
-<p>Le soir de la rentrée, je soupai bien, je ne dormis
-pas mal, et comme on se leva tard, ce premier jour
-scolaire, et que le soleil entrait à flots joyeux par les
-grandes fenêtres, je faillis oublier que j’étais en prison.</p>
-
-<p>Dans la matinée, messe du Saint-Esprit et sermon.
-J’avais un peu désappris mes prières et me suis trouvé
-dépaysé dans un milieu qui me parut assez dévot,
-trop dévot. Il y a là un point noir, qui m’inquiète :
-les Jésuites respecteront-ils ma liberté de conscience ?</p>
-
-<p>Ce soir-là et le lendemain matin, compositions de
-passage. J’ai trimé comme un nègre. Tu comprends
-que mon honneur est engagé à ce que, n’ayant pas
-été tout à fait dernier de classe au lycée, je ne le sois pas
-ici. J’ai peur que les études ne soient fortes. Si je dois être
-remercié, je ne voudrais pas l’être pour crime de bêtise.</p>
-
-<p>Adieu, Louis.</p>
-
-<p class="ind">Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c4" title="5. Classe : aperçu général">5. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">10 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Je suis définitivement reçu en rhétorique ; c’est un
-gros pavé de moins sur le cœur. J’avais une peur
-bleue de descendre en humanités : outre l’humiliation,
-cette dégringolade eût amené un changement de division
-et la perte de mes premiers camarades, qui, décidément,
-sont de braves garçons.</p>
-
-<p>Ils ne m’ont pas trompé en me disant que j’aurais
-un <i>chic</i> professeur. <i>Chic</i>, il l’est, d’abord, parce qu’il
-a bien voulu me garder dans sa classe. Il faut que je
-te raconte, puisque je veux te raconter tout, comment
-la chose s’est faite.</p>
-
-<p>Il y a ici, et, paraît-il, dans tous les collèges des
-Jésuites, un usage qui n’a rien de correspondant au
-lycée et qui suffirait à mettre un abîme entre mes
-anciens professeurs et ceux-ci. Chaque jour, pendant
-l’étude de onze heures à midi, le corridor qui longe
-les salles d’étude se transforme en salle des pas-perdus.
-Les professeurs viennent frapper à la porte et, par
-l’entremise de l’élève portier, gros personnage aimable
-et discret, appellent tour à tour leurs élèves, surtout
-les plus faibles, et, tout en arpentant avec eux le parquet,
-revoient les copies, font rendre compte des fautes,
-donnent des conseils appropriés à chacun, quelquefois
-un reproche qui, fulminé en pleine classe, aurait été
-trop mortifiant, et puis les renvoient à leur travail,
-joyeux ou contrits, toujours encouragés à mieux faire.</p>
-
-<p>Le lendemain de nos compositions de passage, assis
-à mon pupitre, j’observais depuis quelque temps ce
-va-et-vient, et cherchais à en lire la signification sur
-la physionomie diversement émue de ceux qui rentraient,
-quand on vint aussi m’appeler. Mon professeur
-était là, qui me demanda tout d’abord si je ne
-m’ennuyais pas trop, puis si j’étais un travailleur.
-Comme, à cette dernière question, je répondais d’un
-ton que ma conscience rendait assez mal assuré, il
-me dit :</p>
-
-<p>« Je ne sais si, dans vos deux compositions de passage,
-vous avez donné tout ce que vous pouviez. La
-composition française témoigne d’une certaine facilité :
-les deux autres sont faibles. »</p>
-
-<p>Je me crus perdu ; il le vit dans mes yeux, qui durent
-se troubler. Son regard se fixa sur moi durant quelques
-secondes, comme pour sonder mes dispositions ; puis
-il me demanda :</p>
-
-<p>« Seriez-vous content de rester en rhétorique ? »</p>
-
-<p>Deux grosses larmes répondirent pour moi.</p>
-
-<p>« Et si je vous garde, me promettez-vous de ne pas
-m’en faire repentir ?</p>
-
-<p>— Oui, mon Père.</p>
-
-<p>— Eh bien, mon enfant, vous resterez avec moi.
-J’accepte votre parole : souvenez-vous que c’est une
-parole d’honneur. »</p>
-
-<p>Je le remerciai, comme tu penses bien. Il m’indiqua
-les défauts et les lacunes de mes compositions, me
-dit sur quoi devait porter mon effort et me promit,
-à son tour, de m’aider dans la mesure de ma bonne
-volonté.</p>
-
-<p>Ai-je besoin d’ajouter que je revins à ma place
-heureux, disposé à tout et conquis ? Avec ces procédés-là,
-renouvelés de ma sœur Jeanne, on fera de moi ce
-qu’on voudra. C’est vrai que j’ai le cœur bête… Mais
-je suis bien content, tout de même, d’être en <i>rhéto</i>.</p>
-
-<p>N’ayant vu que les classes du lycée, tu ne te figures
-pas ce qu’est la mienne. Je ne veux pas établir de
-comparaison ; tu la feras tout seul.</p>
-
-<p>D’abord, notre professeur parle et nous écoutons.
-Cela me paraît maintenant élémentaire ; mais tu sais
-ce qui en était, l’an dernier, quand notre pauvre professeur
-de seconde, myope plus ou moins volontaire,
-parlait des heures durant à nos dos, tandis que nous
-jouions sur le banc au piquet ou à l’écarté. Mon professeur
-n’est même pas licencié, dit-on ; c’est, évidemment,
-parce qu’il n’a pas voulu l’être, car il
-est de force à en remontrer à n’importe qui. Mais ce
-qui me charme, c’est qu’avec toute sa science, dans
-tout ce qu’il dit, il n’y a pas un mot pour faire valoir
-sa personne, mais, au contraire, une évidente et constante
-préoccupation de se faire parfaitement comprendre,
-de nous introduire au cœur des choses, de
-nous y intéresser. On sent que nous ne sommes pas
-là pour lui créer un auditoire, mais qu’il y est pour
-nous instruire, et que, dans ce but, il met en œuvre
-toutes les ressources de son esprit, sa profonde connaissance
-des jeunes gens et une méthode rigoureuse.
-Quand il a fini de parler, vient le tour des élèves.
-La classe est divisée en deux <i>camps</i>, où chaque élève
-a son numéro d’ordre selon son mérite. Quand l’un
-d’entre nous est désigné par le professeur pour répéter
-la leçon qu’on vient d’entendre, avec lui se lève dans
-le camp opposé son <i>émule</i>, qui l’écoute attentivement,
-guette la moindre erreur, et, dès qu’elle se produit,
-la relève vigoureusement. A son tour, il est invité à
-parler et devra se garantir contre les mêmes corrections.
-Quelquefois, au défaut de l’émule, c’est un autre
-soldat du camp adverse qui reprend, toujours avec
-permission du professeur. Lorsque, parfois, un malheureux
-laisse échapper une bourde trop forte, vingt
-doigts indignés se lèvent pour demander à la redresser.
-D’autres fois, il y a reprise à faux ; alors la riposte ne
-se fait pas attendre, suivie souvent d’une contre-riposte
-et d’un véritable feu croisé d’artillerie littéraire,
-auquel un geste du maître impose silence,
-pour dire de quel côté est le bon droit et la vérité.</p>
-
-<p>On me dit que ce système d’émulation, pratiqué
-chez les <i>grands</i> avec une modération relative, est
-poussé dans les classes inférieures à un degré où l’animation
-touche à la férocité, et je n’ai pas de peine à
-le croire, quand, à certains beaux jours où les fenêtres
-sont ouvertes, j’entends les cris de victoire que lancent,
-au fort d’une bataille sur la grammaire latine ou grecque,
-nos cadets de cinquième ou de sixième. La première fois,
-j’avais cru à une petite révolution !</p>
-
-<p>Le fait est qu’on ne dort pas en classe, et qu’à ce
-fourbissage l’esprit le plus rouillé peut gagner un certain
-lustre. Espérons que je n’arrive pas trop tard.</p>
-
-<p>Adieu, Louis. C’est ma dernière lettre un peu longue ;
-demain on commence à piocher en règle.</p>
-
-<p class="ind">Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c5" title="6. Notes hebdomadaires">6. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">15 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Mais oui, je suis bavard, très bavard, et pas seulement
-avec toi. La preuve, c’est que je viens de
-m’entendre proclamer solennellement par le P. Préfet, du
-haut de la chaire d’étude, devant toute la division,
-qui admirait jusqu’à présent ma sagesse exemplaire,
-un premier Æ de conduite, pour avoir dit trois mots…
-par jour à mon voisin. Mais tu ne sais peut-être pas ce
-que c’est qu’un Æ. Voici :</p>
-
-<p>Les notes de semaine, ici, sont une affaire d’État.
-On en tremble huit jours d’avance, et même de plus
-loin, quand il s’agit de sorties ; car n’a pas de sorties
-qui veut, il faut qu’elles soient méritées. Tout ici se
-paye, le bien par des faveurs, le mal par des privations.
-Cela peut devenir désagréable ; mais, au fond, c’est
-justice.</p>
-
-<p>Or, chaque semaine, on a droit à quatre notes :
-deux d’application, pour l’étude et pour la classe ; deux
-de conduite, pour l’ordre général et pour la classe.
-Elles s’expriment, non point par des chiffres, mais
-par des lettres ; il paraît que c’est moins brutal et plus
-commode. A, c’est <i>très bien</i> ; E, <i>bien</i> ; I, <i>médiocre</i> ;
-O, <i>mal</i> ;
-U, la porte. Mais, par miséricorde pour la
-pauvre nature humaine, et pour qu’on ne dégringole
-pas trop vite la redoutable échelle, on a jésuitiquement
-(morale relâchée !) inventé des échelons intermédiaires
-par voie de combinaison : Æ, <i>presque très
-bien</i> ; EI, <i>passable</i> ; IO, <i>presque mal</i> ; OU, le seuil de
-la porte. Les deux dernières notes OU, U, ne se voient
-jamais ; les quatre A représentent la perfection — et
-la sortie de faveur tous les quinze jours.</p>
-
-<p>Je commence par une chute ; c’est humiliant. Par
-bonheur, on me dit que le premier Æ se pardonne,
-s’il est réparé durant les trois semaines suivantes par
-une série d’A sans mélange<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> On voit que les Jésuites ont appliqué la loi Bérenger avant qu’elle fût
-votée.</p>
-</div>
-<p>On avait mis ce voisin d’étude à côté de moi pour
-aider ma bonne volonté ; mais je lui ai demandé un
-peu trop souvent ses bons conseils, et s’il n’était pas
-connu pour un roc de vertu, je l’aurais entraîné dans
-mon malheur. Cela demande réforme. Il s’appelle Jean
-et mérite toute ton estime. C’est l’un des deux qui
-m’ont piloté le premier jour, un congréganiste… Tu
-me demandes ce que c’est qu’un congréganiste ? Attends
-que je le sache moi-même ; je ne puis pas te dire tout
-à la fois.</p>
-
-<p class="ind">Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c6" title="7. L’ami Jean : premier sacrifice">7. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">20 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Chère sainte Jeanne,</p>
-
-<p>Au reçu de cette lettre, que tu ne montreras pas à
-maman, tu iras dans la remise qui touche au pigeonnier.
-Tout dans le fond, à droite, en cherchant un peu,
-tu trouveras une pierre assez large en forme de dalle.
-Tu la soulèveras doucement, pour ne pas te faire mal,
-et, dessous, dans une boîte, tu verras un certain nombre
-de petits volumes bleus à cinq sous. Ne les ouvre pas,
-chérie : c’est du poison, fabriqué par un serpent à tête
-de singe, nommé Voltaire. Je serais au désespoir qu’ils
-te fissent la centième partie du mal qu’ils m’ont fait.
-Tu les prendras et tu les brûleras avec soin, pour qu’il
-n’en survive pas un feuillet. Avant de partir pour les
-Jésuites, j’avais détruit tous mes autres sales bouquins ;
-ceux-là, qui m’avaient beaucoup amusé, parce qu’ils
-renferment un esprit du diable, j’ai eu la faiblesse de
-les réserver pour les prochaines vacances. Mais je n’en
-veux plus ; tu vas savoir pourquoi.</p>
-
-<p>J’ai trouvé ici un camarade qui s’appelle Jean,
-comme tu t’appelles Jeanne. C’est un fait exprès,
-évidemment, et ce qui le prouve, c’est qu’il te ressemble
-trait pour trait, j’entends au moral. Il est dévot,
-mais bon dévot, un dévot aimable, joyeux, franc
-comme l’or et pur comme de l’eau de roche. Je ne
-l’ai pas confessé, mais ces choses-là se voient. Le fait
-est qu’il m’a charmé et que, rien qu’à me voir en sa compagnie,
-je me sens devenir meilleur.</p>
-
-<p>L’autre jour, durant une promenade où je me trouvais
-avec lui et un de ses amis, la conversation tomba
-sur ce Voltaire. On discuta ses mérites. Jean accorda
-tout ce que je voulus pour sa gloire littéraire, mais fut
-intraitable sur <i>son impiété hypocrite et immorale</i>. Je
-lui demandai ce qu’il penserait d’un jeune homme de
-notre âge qui se plairait à ses œuvres ; il me répondit
-qu’il le plaindrait et qu’en tout cas, il ne voudrait à aucun prix de
-son amitié. J’objectai :</p>
-
-<p>« Mais tu ne les as jamais lues !</p>
-
-<p>— Dieu merci, non ; mais je sais de bonne source
-qu’elles sont l’arsenal où tous les ennemis de la religion
-cherchent leurs armes, et qu’elles sont condamnées
-par l’Église. Pour un catholique, cela suffit. »</p>
-
-<p>Et voilà. Comme je tiens médiocrement au titre de
-païen et beaucoup, en revanche, à l’amitié de Jean,
-flûte soit de Voltaire !</p>
-
-<p>Je sais, d’ailleurs, que Jean, avec toute son intransigeance,
-a raison quant au fond.</p>
-
-<p>Si pourtant ma commission te causait de la peine,
-sœur chérie, il faudrait me le dire : on pourrait
-s’arranger pour sauver ces pauvres papiers… Mais je suis
-trop sûr et trop content de te faire plaisir. Tu vois que
-je commence à tenir la promesse que tu m’as extorquée.
-Pourvu que ça ne me mène pas trop loin ! Parce
-que Jean et toi vous êtes deux perfections, il ne s’ensuit
-pas que je doive en être une troisième. Ne prie pas
-trop pour moi : je t’aime assez sans cela.</p>
-
-<p class="sign">Ton <span class="sc">Popol</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c7" title="8. Troubles sur le devoir chrétien">8. <i>A mon ami Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">22 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Tu me demandes, par manière de mauvaise plaisanterie,
-si j’ai endossé la soutane. Non, je porte une
-veste marine à col de velours, avec deux superbes
-rangées de boutons dorés — uniforme très simple, de
-bon goût et plus commode que ta tunique, mais pas
-assez long pour justifier le titre de jésuite.</p>
-
-<p>Et pourtant, mon bon, tu sauras qu’à certains
-moments cette veste marine me fait l’effet de la robe
-de Nessus, cette robe empoisonnée qui entrait dans
-la peau du malheureux Hercule et qu’il ne pouvait
-plus arracher à la fin qu’avec des lambeaux de sa
-chair. Ce n’est pas qu’on me torture ici. On exige
-l’ordre, le silence, la discipline, la bonne tenue partout ;
-mais on l’exige paternellement, et les élèves auraient
-mauvaise grâce à regimber contre une autorité
-qui s’impose par la simple force de la raison et du devoir.</p>
-
-<p>Mais qu’est-ce que le <i>devoir</i> ? Là, mon ami, est le
-<i lang="la" xml:lang="la">hoc</i>, le tournant décisif, le cap des tempêtes. Y a-t-il
-pour moi un devoir en dehors du devoir chrétien ? Et
-le devoir chrétien est-il divisible ? Peut-on en prendre
-et en laisser — ou est-ce un bloc qu’il faut charger
-tout entier sur ses épaules ?</p>
-
-<p>Au lycée, jamais ces idées-là ne m’ont préoccupé.
-J’allais au hasard de l’impression, du caprice, comme
-une barque mal gouvernée, chassant devant la brise,
-évitant les gros écueils, traînant sur les bas-fonds.
-Cette vie sans but et sans règle commence à me peser
-singulièrement. Tout autour de moi j’ai des camarades
-qui, certes, n’ont rien à m’envier et dont plusieurs
-me dépassent de beaucoup par l’éducation, la fortune,
-l’intelligence : je les vois obéir avec une simplicité
-d’enfant à toutes les exigences du règlement, travailler
-avec conscience et entrain, toujours maîtres d’eux-mêmes,
-toujours joyeux, comme s’ils n’avaient rien
-à regretter ou à désirer. Et pourtant ils ont leurs
-passions, mes passions ! Il y a des moments
-exceptionnels où elles se trahissent par l’effort qu’ils s’imposent
-pour les maintenir.</p>
-
-<p>Ce spectacle me remue parfois profondément, et je
-suis bien obligé de m’avouer à moi-même qu’ils ont
-seuls la plénitude de la vie, la clef du bonheur intime,
-tandis que mes facultés se meuvent dans le vide,
-comme les longs bras d’un moulin à vent qui n’a rien
-à broyer. Où mes camarades prennent-ils ce courage
-du devoir joyeux ?</p>
-
-<p class="ind">Toujours à toi,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="9. Visite à l’aumônier">9. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">23 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>J’ai la réponse à la grave question qui terminait
-ma dernière lettre : je la tiens du P. X***, qui est
-l’aumônier de la division des grands. Je te dirai tout.
-Tu n’es pas un <i>bigot</i>, oh ! non ; mais tu n’es pas non
-plus un impie. Moi, en ce moment, je serais bien embarrassé
-de me définir… Une bouteille à encre !</p>
-
-<p>Voyons, que je reprenne le fil de mon récit. Donc,
-hier, dans l’état d’âme pénible où je t’ai dit que j’étais,
-je fus appelé pour la première fois chez le Père X***.
-Mes voisins, les anciens, y étaient allés l’un après
-l’autre, dès les premiers jours, — « pour se remonter
-l’horloge », me disait l’un d’entre eux. La chose se
-fait très simplement. Quand l’élève facteur passe dans
-l’étude (car il y a un service postal organisé pour la
-correspondance des élèves avec les maîtres), on glisse
-dans sa boîte un billet, par lequel on demande à être
-appelé. Il n’y a que les aumôniers et les supérieurs
-qu’on ait le droit d’aller voir dans leur chambre.</p>
-
-<p>J’entrai assez inquiet, comme tu peux le penser, et
-parfaitement résolu à ne pas me laisser confesser. A
-ma grande surprise, il ne fut pas question de cela. Le
-Père m’accueillit comme avaient fait et le Père Recteur
-et mon professeur, avec une gravité simple, affectueuse,
-mais laissant percer davantage le prêtre. Il s’informa
-très aimablement de ma santé, de mes difficultés
-d’acclimatation, de mes succès, me demanda si j’avais
-trouvé de bons amis et si j’étais bien avec tous mes
-maîtres, m’encouragea en quelques mots paternellement
-fermes à continuer de remplir mon devoir en
-jeune homme raisonnable et chrétien.</p>
-
-<p>Je ne sais comment je me laissai aller à lui dire que
-je voulais bien être raisonnable, mais que, d’être chrétien,
-cela me gênait davantage. Cet aveu me valut
-encore un de ces regards déconcertants, comme ils en
-ont tous, qui font penser qu’ils vous lisent au fond de
-l’âme. Je dus rougir un peu :</p>
-
-<p>« Vous croyez donc, mon fils, qu’il y a bien loin
-d’un garçon raisonnable à un bon chrétien ?</p>
-
-<p>— Je le crains.</p>
-
-<p>— C’est une erreur : il n’y a qu’un pas, et ce pas,
-vous le ferez, s’il n’est pas fait, parce que vous me
-semblez homme à marcher droit. D’autres, parmi vos
-camarades, l’ont fait avant vous et ne sont aujourd’hui
-parfaitement raisonnables que parce qu’ils sont résolument
-chrétiens.</p>
-
-<p>— Je vois bien de qui vous parlez ; ils m’étonnent
-assez, tous les jours. On dirait que rien ne leur coûte
-ni ne leur pèse. Comment font-ils ?</p>
-
-<p>— Mon enfant, ils aiment leur devoir parce qu’ils
-aiment le bon Dieu et qu’ils prient.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas prier et je ne connais guère le bon Dieu.</p>
-
-<p>— Est-ce que vous n’avez pas fait votre première communion ?</p>
-
-<p>— Mais si ; je l’ai même bien faite : je m’en souviens
-quelquefois à la chapelle.</p>
-
-<p>— Et vous étiez heureux, en ce temps-là ?</p>
-
-<p>— Comme je ne l’ai plus jamais été depuis.</p>
-
-<p>— Il dépend de vous, mon cher enfant, que ce
-passé redevienne le présent. Mais, écoutez-moi bien :
-ce changement doit se faire dans la pleine liberté de
-votre raison et de votre cœur. Vous êtes d’âge à réfléchir
-et à vous déterminer, non point par pur sentiment,
-mais par conviction raisonnée. Dans quelques jours,
-la retraite annuelle de rentrée vous fournira l’occasion
-de vous étudier, de chercher ce qui vous manque et
-de faire en connaissance de cause votre choix libre et
-définitif. Jusque-là, soyez simplement raisonnable ; si
-vous ne pouvez encore prier, je le ferai pour vous.
-Et s’il vous arrive des ennuis, revenez causer avec
-moi. Est-ce convenu ? »</p>
-
-<p>Je le promis, sans peine, et il me sembla que je
-sortais le cœur plus léger, quoique sans absolution.</p>
-
-<p>Mais j’attends cette terrible retraite.</p>
-
-<p>Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="10.">10. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">27 octobre.</p>
-
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Jeanne, ma sœur Jeanne, ne vois-tu rien venir ?</i></div>
-</div>
-
-<p>Je tremble sous le grand coutelas d’un Barbe-Bleue
-nouveau genre, et si quelqu’un ne vient à mon secours,
-je suis un homme fini ! Mais ne viens pas, toi ; tu n’y
-gagnerais que d’être immolée de la même arme. Elle
-ne respecte, dit-on, ni l’âge ni le sexe, ni rien ni personne.
-Celui qui la brandit est un Jésuite, et il commence
-demain ses lugubres opérations au collège sous forme
-d’une <i>Retraite</i>.</p>
-
-<p>Comprends-tu cela ? Vois-tu ton petit frère, le <i>potache</i>,
-écoutant dans un profond recueillement, durant trois
-longs jours, une bonne douzaine de sermons, d’une
-heure chacun, sur la mort, l’enfer et autres sujets tout
-aussi récréatifs, qui lui reviendront la nuit en cauchemars
-effroyables ?</p>
-
-<p>Mais cela, ce n’est pas le pire. Le vois-tu obligé,
-pour faire comme tout le monde, d’aller se jeter aux
-pieds du Père Barbe-Bleue et de lui raconter par le
-menu toutes ses petites fredaines, voire même les
-grosses, s’il y en avait par hasard, et de s’en repentir
-à fond, et de lui promettre, dorénavant, de s’encapuchonner
-dans la pratique de toutes les vertus ? Qui
-sait ? Il va peut-être m’ordonner, sous peine d’éternelle
-damnation, de prendre le froc pour l’expiation
-de mes péchés et pour le salut de mon âme noire ! Tout
-est possible, et je ne me sens rien moins que rassuré.</p>
-
-<p>Mais peut-être ai-je tort. Jean ton semblable se
-moque de moi, lorsque je lui parle de mes craintes,
-et me répond : « Eh bien, quoi ? Tu te confesseras :
-ce sera l’affaire d’un quart d’heure, au plus, et après
-tu seras heureux pour des années. » J’ai quelquefois
-envie de le croire sur parole. Qu’en penses-tu, petite
-sœur ? Car, il faut bien que je te le confesse avant de
-me confesser à ce Père missionnaire, depuis que je
-vois tant de gens heureux autour de moi, je me trouve
-par moments le plus malheureux des hommes de ne
-pas leur ressembler, parce que je sens très bien qu’ils
-sont dans le vrai et moi dans la… crotte.</p>
-
-<p>Chère petite sœur, tu es une bonne âme. Je t’ai
-écrit l’autre jour ne ne pas trop prier pour moi ; j’étais
-un sot. Durant ces trois jours, va te mettre le plus
-souvent que tu pourras devant la Vierge dont je t’ai
-fait cadeau et demande-lui pour moi, à deux
-genoux, tout ce que ton cœur aimant et pur t’inspirera. Ce
-ne sera jamais trop.</p>
-
-<p>Cette lettre-ci, tu peux la montrer à maman. Qu’elle
-prie avec toi pour son mauvais garnement de Paul,
-afin qu’il se… <i>convertisse</i>. Le mot est lâché, il me
-soulage. Je vous ai souvent fait de la peine ; je voudrais
-mériter votre pardon.</p>
-
-<p>Aimez-moi encore un peu.</p>
-
-<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c8" title="11. Retraite et conversion">11. <i>A ma mère et à ma sœur.</i></h3>
-
-<p class="date">1<sup>er</sup> novembre.</p>
-
-
-<p>A quoi sert de vous écrire séparément, puisque,
-d’après l’aveu de Jeanne, vous me trahissez l’une à
-l’autre, à qui mieux mieux ? Où vais-je désormais porter
-mes secrets ?</p>
-
-<p>J’en ai un bon à vous dire, aujourd’hui, et tellement
-extraordinaire que vous ne voudriez peut-être
-pas y croire, si un autre vous le disait ; mais moi, vous
-le savez, je ne mens pas : c’est ma seule vertu.</p>
-
-<p>Écoutez une histoire : elle ne sera pas longue.</p>
-
-<p>Il y avait une fois une grosse chenille qui faisait
-peur à voir, tant elle était laide et lourde et velue et
-goulue. Un beau soir, elle se mit en chrysalide, c’est-à-dire
-dans une espèce de boîte à métamorphoses.
-Elle y resta trois jours. Et, le quatrième jour, devinez
-ce qui en sortit…</p>
-
-<p>Un gros papillon, pensez-vous ?</p>
-
-<p>Nenni. Il en est sorti un <i>Jésuite</i>.</p>
-
-<p>J’ai jeté bas le vieil homme, qui était une loque ; on
-m’a revêtu d’un habit neuf, immaculé, et je le garderai
-tel, s’il plaît à Dieu.</p>
-
-<p>Vous avez bien prié, maman ; tu as bien prié, Jeanne.
-Je vous en remercie et je suis bien heureux, de mon
-bonheur et du vôtre. Embrassez-vous pour moi. Je
-regrette de ne pouvoir glisser mes deux joues entre
-vos deux bouches ; mais vous viendrez me voir, pour
-voir si vous me reconnaîtrez.</p>
-
-<p>Dieu soit béni !</p>
-
-<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>, qui vous aime dix mille fois.</p>
-
-<p>Le redouté P. Barbe-Bleue, à qui je me suis confessé,
-a été pour moi bon comme du pain frais. Tu
-feras bien, Jeanne, de le retenir d’avance pour quand
-tu commettras ton premier gros péché. C’est un homme
-qui ne paye pas de mine, qui est voûté, qui n’a pas
-de voix, qui tousse et qui prise ; mais il a le Saint-Esprit.
-Il se nomme le P. X…</p>
-
-
-
-
-<h3 title="12.">12. <i>De ma mère et de ma sœur.</i></h3>
-
-<p class="date">3 novembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Cher enfant bien aimé,</p>
-
-<p>Oui, que Dieu soit béni ! Tu ne sauras jamais combien
-ce mot, et ta lettre, et la nouvelle de ta <i>conversion</i>
-m’ont fait de plaisir et de bien. Il me semble que
-le bon Dieu t’a donné à moi une seconde fois. Et c’est
-un peu la vérité, puisque l’ancien Paul a disparu et
-que mon Paul d’aujourd’hui n’a plus gardé de
-son passé que son cœur filial, épuré et transfiguré par
-l’innocence reconquise, par l’amour de son Créateur et
-par la volonté de lui être désormais fidèle à travers tout.</p>
-
-<p>Je ne te dirai pas, Paul, le nombre des larmes que
-m’a coûté ton âme et je ne t’en reparlerai plus jamais :
-qu’importe maintenant ? Elles sont mille fois rachetées
-par celles de ce matin, les plus douces de ma vie. Te
-voilà mon vrai fils ! Merci.</p>
-
-<p>Après déjeuner, j’ai donné ta lettre à ton père. Il
-l’a ouverte avec empressement, comme toujours. Je
-l’observais. A mesure qu’il lisait, son front s’est plissé.
-A un moment, sans doute quand il t’a vu sorti de
-la chrysalide sous la forme d’un <i>jésuite</i>, il a eu comme
-un soubresaut. Mais il a continué jusqu’au bout, m’a
-rendu la lettre et s’est mis à se promener de long
-en large, sans rien dire. Seulement il était devenu très
-pâle.</p>
-
-<p>Je lui demandai : « Etes-vous malade ?</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— Ou fâché ?</p>
-
-<p>— De quoi ?</p>
-
-<p>— De cette lettre.</p>
-
-<p>— Elle m’a donné un coup ; mais… » Il hésitait.</p>
-
-<p>— « Vous donnez tort à Paul ?</p>
-
-<p>— Non, mais je veux voir la suite. »</p>
-
-<p>Tu es donc averti, mon cher enfant : on jugera ton
-changement sur les effets qu’il produira dans ta conduite.
-Moi, je n’ai pas d’inquiétude : je sais ce que vaut
-ton cœur et ce que peut la grâce du bon Dieu. Mais
-défie-toi de deux écueils également dangereux, la présomption
-et le découragement ; prie, prie beaucoup,
-demande conseil et sois un homme.</p>
-
-<p>Je t’embrasse et te bénis <i>maternellement</i> : c’est tout
-dire, n’est-il pas vrai, mon Paul ?</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Ta mère</span>.</p>
-
-
-<p class="gap">Je ne peux pas t’écrire raisonnablement cette fois,
-mon petit frère : je suis folle de joie, folle de toi. Si
-tu étais là, je te mangerais <i>comme du pain frais</i>. Oh !
-que je suis heureuse de te savoir maintenant tout à
-fait heureux, parce que tu vas devenir tout à fait bon !
-si cela te coûte un peu au commencement, à cause de
-l’habitude que tu n’as pas encore, nous t’en dédommagerons
-bien, va, maman et moi, par notre affection, et
-nous t’aiderons de nos prières. Je ne prierai plus que
-pour toi — et pour papa : car il faudra que lui aussi
-se convertisse.</p>
-
-<p>Tu parlais de pardon pour le passé. Quelle drôle
-d’idée ! Est-ce qu’on songe encore à ça ?</p>
-
-<p>Je t’embrasse dix millions de fois.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c9" title="13. Idées nouvelles sur la religion et l’éducation">13. <i>A Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">7 novembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Je te sais infiniment gré de prendre au sérieux le
-travail d’évolution qui s’opère en moi depuis trois semaines.
-Il y a des choses dont il ne faut pas rire. Moi-même,
-dans l’ancien temps, je n’ai pas toujours compris
-ce respect nécessaire des secrets de l’âme : je le
-regrette aujourd’hui. Ce qui vient de se passer dans
-la mienne m’a guéri à tout jamais, je l’espère, de l’envie
-de plaisanter autrui.</p>
-
-<p>Cette retraite dont j’avais tant peur, m’a retourné.
-Ce que j’étais avant, tu le sais mieux que personne ;
-tu as connu, pour les avoir partagés plus d’une fois,
-mes rêves, mes légèretés d’esprit, mes faiblesses de
-cœur. Mais tu ne savais pas tout : il y a des replis de
-conscience où l’on ose à peine regarder soi-même et
-qu’on n’ouvre jamais au regard d’un ami, même du
-meilleur, surtout du meilleur, par crainte de déchoir
-dans son estime.</p>
-
-<p>Grâce à ma mère et à ma sœur, je n’avais pas perdu
-la foi ; mais je suis bien obligé d’avouer que, dans la
-pratique, ce résidu me gênait peu. Au lycée (je ne
-t’apprends rien), nos professeurs les plus honorables
-respectaient surtout l’incrédulité de leurs élèves et se
-gardaient soigneusement de prononcer le nom de Dieu.
-Le pauvre aumônier qui, dans la semaine, nous faisait
-par ordre une heure de religion et, le dimanche, un
-quart d’heure de sermon, n’était guère écouté. Tu te
-rappelles comment, un certain jour de fête où il dépassait
-les quinze minutes réglementaires, un frottement
-de pieds général le fit descendre de chaire. A Pâques,
-toujours par ordre, on allait le voir ; mais c’était pour
-lui dire poliment qu’on n’avait rien à lui dire ; et j’entends
-encore les stupides quolibets de tel de nos condisciples
-sur ceux d’entre nous qui, pour le plaisir des
-calotins, allaient se faire plaquer sur la langue un pain
-à cacheter gratuit.</p>
-
-<p>Hélas ! que n’ai-je pas entendu en ce genre et dans
-tous les genres, durant ces récréations mornes, où,
-par petits groupes fermés, sous l’œil indifférent des
-pions relégués à l’autre bout de la cour, nous devisions
-sans contrainte aucune dans les <i>bons coins</i> !… Oh !
-ces conversations ! Que de fois je les ai maudites depuis
-trois jours !</p>
-
-<p>Les élèves des jésuites sont-ils tous irréprochables
-sur ce dernier point ? Sont-ils une collection d’anges ?
-Je ne voudrais pas l’affirmer. Mais ce qui ne souffre
-pas le moindre doute, c’est que les conversations honnêtes,
-qui étaient l’exception au lycée de Z…, sont ici
-la règle. Je n’ai pas entendu un mauvais propos depuis
-le jour de mon arrivée. Ce respect général de la décence
-m’a extraordinairement frappé. Quand j’ai voulu
-en chercher la cause, il a bien fallu me l’avouer : les
-langues sont chastes, parce que les cœurs aussi le sont
-ou du moins le veulent être. J’ai longuement réfléchi
-là-dessus et sur bien d’autres choses.</p>
-
-<p>Le prédicateur de la retraite a été le contre-pied de
-ce que je craignais. Je m’attendais à de la mise en
-scène, à des coups de tonnerre ou de tam-tam, à des
-effets oratoires dans le genre terrible, évocations de
-démons et de damnés, apostrophes à faire trembler les
-vitraux. Rien de tout cela n’est venu. Avec un ton de
-raison calme et parfaitement convaincu, mais pénétré
-du désir partout visible de nous éclairer, il nous a
-exposé le grand mystère de notre destinée en ce monde,
-le malheur de perdre son âme immortelle, le devoir
-et le bonheur de servir Dieu.</p>
-
-<p>Ce n’est pas plus malin que cela. Mais j’ai appris là
-du neuf, mon ami, et j’ai regretté que tu n’y fusses
-pas pour l’entendre : tu aurais conclu avec moi qu’en
-y pensant sérieusement, il faut être fou pour ne pas
-être chrétien. Je te traduis la chose un peu rudement :
-mais c’est la vérité vraie. Et de cette vérité j’ai,
-avec l’aide du Père missionnaire, tiré pour moi les conséquences
-pratiques : je me suis confessé, j’ai communié
-et je serai désormais chrétien, non pas à demi,
-mais à fond.</p>
-
-<p>J’ose espérer, mon cher Louis, que je n’expierai
-pas ce changement par la perte de ton amitié, qui,
-malgré nos erreurs communes, me reste précieuse. Tu
-n’es qu’un égaré, comme je l’ai été, et tu vaux mieux
-que je ne valais encore il y a trois jours.</p>
-
-<p>Quant à mes autres amis du lycée, ils penseront
-et diront de moi ce qui leur plaira : leur opinion là-dessus
-est à présent le dernier de mes soucis. Je leur
-souhaite d’être aussi heureux que je le suis.</p>
-
-<p>Ce souhait, mon cher Louis, s’adresse tout d’abord
-à toi.</p>
-
-<p>Adieu, mon ami.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="14.">14. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">15 novembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Merci pour ta franchise. Il est bien convenu que
-cette qualité inestimable reste la loi fondamentale de
-notre amitié. Je vais te rendre la pareille.</p>
-
-<p>Comme il sied à un futur avocat, tu plaides en faveur
-de ma conversion les circonstances atténuantes :
-permets-moi de répondre sans ambages que</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i6"><i>… je n’ai mérité</i></div>
-<div class="verse"><i>Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.</i></div>
-</div>
-
-<p>Il y a de ta part une erreur absolue, quand tu supposes
-que les Jésuites ont exercé une <i>pression savante</i>
-sur mon imagination ou ma conscience. Tu dois savoir
-que je ne suis pas de caractère à l’admettre : on m’a
-toujours dit que je possédais un naturel d’âne rétif, qui
-recule quand on veut le faire avancer contre son idée.
-A vrai dire, je m’attendais à cette pression, tout disposé
-à me garer contre ; mais on n’a employé pour me
-convertir ni force ni ruse.</p>
-
-<p>Avant la retraite, j’avais reçu de mes nouveaux
-maîtres ou de mes condisciples divers avis, très rares
-d’ailleurs et parfaitement courtois, provoqués par mon
-ignorance des usages de la maison ; mais je n’ai eu
-à subir ni un reproche, ni une menace, ni une sollicitation
-quelconque, relativement aux pratiques religieuses.
-Pères et élèves ont eu pour moi de bons procédés,
-qui tendaient à me rendre la vie de collège moins
-désagréable et le devoir plus facile : voudrais-tu qu’ils
-eussent fait le contraire ? Et de quel droit affirmes-tu
-qu’il se cachait là-dessous une conspiration machiavélique
-contre ma naïveté de débutant ? Il faudrait
-des preuves. S’il en existait, sois sûr que ma défiance
-première les aurait aperçues.</p>
-
-<p>Quant à la retraite, je t’ai dit comment les choses
-se sont passées. Je n’ai subi ni enjôlement ni emballement.
-Je suis simplement revenu, par raison et par
-conviction réfléchie, à la foi de mon enfance et aux
-obligations de mon baptême. En d’autres termes, je
-suis rentré dans le devoir intégral — et je m’en trouve
-fort bien. Jamais je n’ai été plus gai, plus heureux de
-vivre, de travailler et d’obéir. Mes journées passent
-avec une rapidité qui n’a de comparable que celle de
-mes nuits ; je n’ai plus le loisir de broyer du noir, ni
-d’entreprendre des voyages dans la lune. Je me sens dans
-le réel et dans le bien, et je ne désire rien au delà pour
-le moment.</p>
-
-<p>Après cela, mon cher, je ne t’en veux pas de me
-faire sentir le contre-coup de tes préjugés : il y a trop
-peu de temps que je les partageais encore. Seulement,
-entre nous deux, il existe à présent une grave
-différence. J’ai le droit de dire comme César, avec une
-variante : « <i>Je suis venu, j’ai vu et j’ai <em>été vaincu</em>.</i> »
-Toi, tu n’as pas vu.</p>
-
-<p>Je ne prétends pas faire le procès de l’éducation
-morale qu’on reçoit, que j’ai reçue au lycée de Z.
-Mais, puisque tu en entreprends l’apologie, parlons-en
-un peu, <i>sans complaisance ni animosité</i>, comme dit
-le profond Tacite — un brave homme qui a toute mon
-estime.</p>
-
-<p>En dehors de quelques phrases pompeusement
-banales, que nous applaudissions à grands coups de
-talon aux distributions de prix (on y applaudit tout,
-parce que c’est la fin), as-tu souvent constaté chez
-nos communs éducateurs la préoccupation de faire de
-nous, je ne dis pas des chrétiens — on n’y songeait
-guère — mais des hommes de bien ? Le proviseur s’inquiétait
-surtout de sauvegarder la réputation du
-<i>bahut</i> contre nos révélations indiscrètes et contre les
-plaintes de nos familles, écho des nôtres, sur la soupe.
-Parmi nos professeurs, les moins mauvais étaient
-protestants ou juifs ; les autres, pour la plupart,
-francs-maçons ou athées. Peut-être, en cherchant bien
-dans la pénombre des emplois modestes, aurait-on
-découvert un ou deux honnêtes cléricaux, dont la
-grande préoccupation allait à ne pas être connus pour
-tels. Je n’en sais qu’un, M. P***, auquel son talent
-hors ligne a fait pardonner ses convictions catholiques
-franchement affichées : mais, dès qu’on a pu se passer
-de lui, il est parti. Quant aux malheureux pions, ils
-nous donnaient généralement l’exemple du plus parfait
-débraillé, et nous connaissions les <i>rigolades</i> qu’ils se
-payaient en ville.</p>
-
-<p>Il est vrai qu’on nous faisait marcher au son du
-tambour et au pas, comme à la caserne. Cet agréable
-exercice, poussé avec persévérance et conviction pendant
-huit ou dix ans, suffit-il pour apprendre à marcher
-droit plus tard dans le chemin de la vie ? On avait
-l’air de le croire ; mais il m’est venu là-dessus des
-doutes sérieux.</p>
-
-<p>Tu me diras que, si quelque chose manquait encore
-à notre vertu, on nous fournissait l’occasion d’y suppléer
-entre nous par le <i>frottement mutuel</i> : car, ainsi
-que du choc des idées jaillit la vérité, ainsi du contact
-des passions doit jaillir la moralité. Belle théorie,
-que nous acceptions de confiance, sans y rien comprendre :
-que nous importait en pratique ? Par le fait,
-c’est une <i>blague</i>. L’expérience m’a, hélas ! appris que
-certaines passions, et non les meilleures, au lieu de
-se détruire au frottement, se combinent et s’ajoutent :
-ce qui s’ensuit, tu le sais comme moi.</p>
-
-<p>Ici l’on a, je crois, la prétention de faire, aussi bien
-qu’ailleurs, des savants ; mais il n’est pas besoin d’y
-avoir passé huit jours pour s’apercevoir qu’avant tout
-on veut former, comme on disait au grand siècle, des
-<i>honnêtes gens</i>. La loi du respect, si peu connue où tu
-es, et le sens chrétien du devoir, dont la notion même
-n’est pas admise au lycée, dominent tout dans ce
-collège et donnent au système d’éducation une puissance
-moralisatrice à laquelle un esprit droit ne saurait
-longtemps résister.</p>
-
-<p>Je me flatte peut-être en me décernant une place
-parmi ces esprits-là : le fait est que je ne résiste plus
-et n’en ai même nulle envie. En ce moment, mon ami,
-je ressemble à un de ces appartements longtemps
-fermés, sombres et froids, dont les fenêtres viennent
-de s’ouvrir toutes grandes au soleil levant : le flot de
-lumière entre, éclaire tout, réchauffe tout, assainit
-tout, et, en même temps, l’âcre odeur des recoins
-poussiéreux ou moisis se fond insensiblement dans la
-délicieuse fraîcheur des parfums printaniers.</p>
-
-<p>Si je continuais, je ferais des vers — dont tu te
-moquerais. Tu n’es qu’un profane !</p>
-
-<p>Et cependant il pleut. C’est même à cette circonstance
-fâcheuse que tu dois cette longue missive : la
-promenade n’étant pas possible, nous avons <i>étude
-libre</i>, c’est-à-dire que chacun fait ce qu’il veut, en
-silence, à son pupitre. Cela me prive du plaisir de
-causer durant deux ou trois heures de marche avec
-Jean ; mais je me suis bien dédommagé avec toi.</p>
-
-<p>Ne sois pas jaloux : il y a dans mon cœur place pour
-deux.</p>
-
-<p class="ind">Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c10" title="15. Les élèves">15. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">24 novembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Des <i>moules</i> ? Assurément elles ne font pas défaut
-parmi mes condisciples actuels. Il y en a même deux
-espèces. L’une, je l’ai déjà rencontrée ailleurs, ce sont
-les <i>grosses moules</i>, qui ont pour caractéristique et
-pour excuse la bêtise native. Ce n’est pas leur faute
-s’ils sont bêtes, et, du moment qu’ils le sont, il leur
-est difficile de ne pas le laisser paraître quelquefois,
-malgré tous leurs efforts, en vertu de l’impitoyable
-dicton lorrain :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2"><i>Quand on est veau, c’est pour un an ;</i></div>
-<div class="verse i2"><i>Quand on est bête, c’est pour longtemps.</i></div>
-</div>
-
-<p>Ceux que je vois sont forts en chair, hauts en couleur,
-avec des yeux ronds qui s’étonnent de tout, avec
-des jambes et des bras balourds qu’ils ne savent où
-fourrer. Ils sont incapables d’éviter le moindre casse-cou
-et de parer le plus innocent des horions. Pas méchants,
-sauf quand ils se mettent en colère contre
-un de leurs semblables ; car alors ce sont des
-moutons enragés, c’est-à-dire ce qu’il y a de pire au monde
-et de plus amusant à regarder. Mais généralement ils
-ont bon caractère : ce sont des nullités qui ne demandent
-pas mieux que de passer inaperçues et qui, de fait,
-ne comptent pas dans une division — si ce n’est, hélas !
-à table… Comme ils ne gênent personne, on ne les
-taquine pas, et leur éducation se poursuit sans encombre,
-s’achèvera sans bruit et se couronnera vraisemblablement
-par un bon petit mariage chrétien. Ils seront
-d’excellents pères de famille, maires de leur commune,
-et de très fermes soutiens de la bonne cause. C’est ce
-qu’on nous dit pour nous empêcher parfois de leur
-<i>former le caractère</i> en les houspillant.</p>
-
-<p>La seconde espèce se voit plus rarement au lycée :
-ce sont les <i>petites moules</i>, les moules fines, gentilles,
-délicates, anges ou demoiselles, qu’on a peur de casser
-en les heurtant et qui ont peur elles-mêmes de se
-fêler en remuant trop vivement. Enfants de bonnes
-familles plus ou moins aristocratiques, élevés doucement,
-tendrement, par des femmes, chétifs de santé,
-habitués dès l’enfance à toutes les attentions et à tous
-les ménagements. Timides et gauches, ils se réfugient
-volontiers dans le règlement, parce qu’il les protège,
-et s’accrochent instinctivement aux soutanes des surveillants
-par ressouvenir des jupes maternelles. Ce sont
-les <i>innocents</i> de la division : on ne les qualifie pas
-plus durement, parce qu’ils tiennent assez souvent
-la tête des classes et que les élèves gardent toujours
-le respect de la supériorité intellectuelle. Mais en récréation,
-où l’intelligence compte beaucoup moins que les
-aptitudes physiques, malheur aux <i>innocents</i> qui se font
-tirer l’oreille pour prendre part au jeu, ou qui, par
-maladresse, font perdre leur camp ! On se charge alors,
-par charité pure, de leur administrer <i lang="la" xml:lang="la">verbo et opere</i>
-une trempe fraternelle qui, à la longue, ne peut manquer
-de produire sur leur tempérament un effet salutaire :
-car avec des gens intelligents il y a toujours
-de la ressource. Les surveillants regardent faire, du
-coin de l’œil, et n’interviennent qu’au moment où le
-dégourdissage menace de tourner en abus de la force.</p>
-
-<p>Les <i>petites moules</i>, dans leur timidité maladive,
-sont du moins simples, modestes, bons enfants en
-général : je les préfère cent fois à l’exécrable engeance
-des <i>poseurs</i> avec leur taille toujours cambrée et leur
-cou d’oie emprisonné à l’anglaise dans un immense
-carcan de gélatine, suant la pommade et la morgue par
-tous les pores de leur précieuse personne. Ils sont,
-Dieu merci ! peu nombreux et n’ont pas même assez
-d’esprit pour voir combien ils sont ridicules. Je me
-rappelle avoir lu quelque part qu’on cesserait d’être
-bête, si l’on pouvait arriver à croire qu’on l’est. Ces
-<i>poseurs</i> n’en sont pas encore là : ils se tiennent pour
-des gens de valeur, parce qu’ils se croient des gens
-<i>comme il faut</i>, et ils écrasent de leur pitié les pauvres
-mortels qui se piquent, non pas d’être à la mode du
-jour, mais de préparer sérieusement leur avenir, et
-qui, dans cet avenir, voient autre chose que des courses,
-des chasses ou des parties de plaisir. Les pauvres sots !
-On la leur rend avec usure, leur pitié… Mais ça ne les
-changera pas.</p>
-
-<p>Quelques-uns pourtant ne manquent pas de moyens :
-ceux-là constituent, dans le genre <i>poseur</i>, l’espèce
-des <i>pédants</i>. Il y a ici un rhétoricien qui en est le type
-achevé. Parce qu’il a trois poils au menton, il joue
-l’oracle perpétuel : il a tout vu, tout lu. Du haut de ses
-quatre pieds six pouces, il juge souverainement les
-hommes et les œuvres, surtout les plus modernes,
-qu’il connaît à fond pour en avoir entendu parler
-pendant les vacances. Il a un oncle qui est académicien — de
-province, mais en attendant mieux — et
-dès lors on conçoit que le neveu ne peut pas être un
-esprit ordinaire. Il semble bien l’entendre ainsi : que
-faire à cela ? Notre professeur, qui le connaît bien, ne
-manque pas les occasions de le rappeler à la modestie
-et au bon sens : le petit bonhomme baisse son nez
-retroussé, puis, l’orage fini, le redresse plus impertinent
-que jamais. Est-ce de l’orgueil ? Je croirais plutôt
-que c’est une manie, provenant d’un culte exagéré
-pour le grand homme son oncle. Nous l’avons baptisé
-lui-même <i>le grand homme</i> : il fait semblant d’en être
-flatté, mais ça le vexe, et, ce qui vaut mieux, ça l’oblige
-quelquefois à se taire.</p>
-
-<p>Si tu es un peu surpris de tous ces méchants portraits,
-je te dirai que nous étudions en ce moment La Bruyère,
-pour lequel je m’avoue un petit faible. Et, comme
-mes vieilles habitudes de caricaturiste se trouvent
-contrariées par le règlement des Jésuites, je me rattrape
-comme je puis, sous le beau prétexte d’amour de
-l’art.</p>
-
-<p>C’est peut-être mal.</p>
-
-<p>Quoi qu’il en soit, après avoir lu ce qui précède, je
-t’entends crier vertueusement au scandale : « Quoi !
-Chez les bons Pères, on admet ces défauts-là ? On tolère
-des petites et des grosses <i>moules</i>, des <i>poseurs</i> et des
-<i>pédants</i> ? Cela renverse toutes les idées courantes sur
-la réputation éducatrice des Jésuites. »</p>
-
-<p>C’est exactement ce que, dans mon indignation de
-néophyte, j’ai objecté à mon sage ami Jean. Il m’a
-répondu : « Mon gros (c’est sa façon de m’appeler,
-quand il va me dire des choses aimables), ça me fait
-de la peine de te voir si borné. Trouve donc moyen
-de rallonger un peu ton nez pour reculer tes horizons.</p>
-
-<p>— Merci.</p>
-
-<p>— Il n’y a pas de quoi. Mais, dis-moi, quand tu es entré ici,
-étais-tu parfait ?</p>
-
-<p>— Dame ! non. Je ne le suis même pas encore.</p>
-
-<p>— Ah ! <i lang="la" xml:lang="la">Habemus confitentem reum.</i> Et pourquoi t’y
-a-t-on amené ?</p>
-
-<p>— Maison de correction.</p>
-
-<p>— Et si, après ton entrée, voyant que tu n’étais
-point parfait, on t’avait, pour te corriger, fourré sommairement
-à la porte ?</p>
-
-<p>— Tu n’aurais pas en ce moment le plaisir délicat
-de me faire poser.</p>
-
-<p>— Soyons sérieux. Aurait-on bien fait ?</p>
-
-<p>— On aurait eu grand tort, parce que je ne me
-serais jamais consolé de perdre tes salutaires leçons,
-soutenues par de si admirables exemples.</p>
-
-<p>— Vil flatteur ! Ça remonte bien plus haut que moi.
-Il faut remercier tes maîtres et les miens, dont l’indulgence
-t’a fait crédit du temps nécessaire à ton amélioration
-et dont le dévouement patient, vigilant, inconfusible,
-travaille sans relâche, sans même que tu
-t’en aperçoives, à achever en toi l’œuvre commencée
-par ta bonne volonté avec l’aide de Dieu. Comprends-tu ?</p>
-
-<p>— Jean, l’un de nous deux est une bête… et ce
-n’est pas toi ! Voici ma patte. Merci. »</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c11" title="16. Les supérieurs">16. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">5 décembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Ce que tu réclames de mon prétendu talent d’observation
-est un vrai travail ! Tu ne songes pas que mes
-lettres sont le meilleur de mon repos, mais à condition
-que ma plume ait <i>la bride sur le cou</i>, comme celle
-de la marquise (sans comparaison). Si tu veux m’obliger
-à prendre le petit pas et la route pavée, je préférerais
-faire du grec, qui, sous la baguette magique de mon
-professeur, commence à perdre pour moi son horrifique
-laideur de langue morte. Sais-tu que Démosthène
-est un fier lutteur et Homère un bonhomme incomparable,
-et qu’on gagne à les connaître tous deux ?</p>
-
-<p>Mais, puisque tu y tiens, je vais essayer de te décrire
-le mécanisme de ma jésuitière, pour autant que
-je l’ai vu fonctionner depuis près de trois mois.</p>
-
-<p><i lang="la" xml:lang="la">Ab Jove principium.</i> Le Jupiter, ici, ce n’est pas
-le P. Recteur, du moins pour les élèves. Il représente
-pour eux presque une divinité cachée, quelque chose
-comme l’antique Destin, qui se contente de régler
-souverainement la marche des choses, mais n’exécute
-pas lui-même ses arrêts. C’est le P. Préfet qui tonne
-et qui rayonne, qui fait la pluie et le beau temps, qui
-puise dans les deux tonneaux olympiens et distribue
-avec équité le sucre des récompenses et le poivre sec
-des châtiments. Le P. Recteur se réserve seulement
-le droit de grâce et les faveurs plus insignes ; il préside
-les <i>séances</i> solennelles à la <i>grande salle</i>, attache
-les croix d’honneur sur la poitrine des premiers de
-classe, chaque semaine, et donne quelquefois, toujours
-trop rarement, des congés supplémentaires.</p>
-
-<p>Essentiellement bon prince, il s’en faut pourtant
-que ce soit un roi fainéant. Il voit tout, par ses yeux
-ou par ceux d’autrui ; il sait tout (par son petit doigt,
-dit-on aux gosses), jusqu’à stupéfier quelquefois tel
-coupable qui se croyait profondément ignoré. Bref,
-sans presque paraître, on sent qu’il est l’âme partout
-présente du collège. Ses décisions sont d’ailleurs sans
-appel. Quand le P. Préfet ou le F. Portier vous ont
-répondu que le P. Recteur <i>n’est pas d’avis</i>, tout est
-dit. J’aime cela, parce qu’on sait à quoi s’en tenir.</p>
-
-<p>Pour en revenir au P. Préfet, il est, contrairement
-au P. Recteur, l’homme qu’on voit partout. Pas un
-mouvement d’ensemble ne se fait sans qu’il y préside
-ou en surveille l’exécution : cela garantit l’ordre général.
-Mais, de plus, il entre dans les mille détails de la vie
-journalière, réglant les heures des classes et des leçons
-d’agrément, les jeux et les bains de pieds, la hauteur
-des cols de chemise et la couleur des cravates, les arrêts
-et les retenues. Il est vrai que pour la partie matérielle
-il se fait aider par le P. Sous-Préfet, mais il garde
-toute la responsabilité. C’est sa griffe qui, imprimée
-sur le billet jaune qu’on appelle <i lang="la" xml:lang="la">admittatur</i>, constitue
-le mot de passe pour obtenir un mouchoir du F. Linger
-ou une tisane du F. Infirmier, pour être admis en
-classe sans devoir ou sans leçon le lendemain d’une
-migraine, pour faire le moindre pas en dehors de sa
-division. Sans ce précieux papier, on est sûr de rencontrer,
-juste au coin où on ne l’attendait pas, un
-impitoyable surveillant général, vulgairement <i>rôdeur</i>,
-qui vous renvoie d’où vous venez, avec une tartine
-de pensum ou d’arrêts.</p>
-
-<p>D’après cela, tu vas penser que le P. Préfet inspire
-aux élèves le sentiment que certain ogre inspirait au
-petit Poucet et à ses frères ? Pour les <i>cancres</i>, c’est
-possible ; pour les <i>sages</i>, non. Car il y a chez lui deux
-hommes absolument différents : l’homme public, qui
-est souvent obligé de faire figure de bois pour le maintien
-de la discipline, et l’homme privé, qui, dans l’intimité
-de sa cellule, peut laisser agir et parler son
-cœur. J’en ai fait récemment l’expérience. Un des professeurs
-d’<i>accessoires</i> s’étant plaint que j’avais l’air
-de ne pas le respecter, le P. Préfet me fit comparaître.
-Je lui avouai qu’en effet le ton doctoral de ce monsieur
-et sa manie de friser perpétuellement ses moustaches
-(c’est un laïc) me donnaient parfois sur les nerfs : de là,
-quelques sourires mal cachés par moi et quelques
-paroles qui pouvaient sentir l’impatience. J’en fus
-quitte pour une semonce paternelle et pour la promesse
-de surveiller un peu mieux mes nerfs.</p>
-
-<p>Un règlement affiché au parloir avertit les parents
-que, pour savoir à quoi s’en tenir sur la conduite et
-les progrès de leur fils, ils doivent s’adresser au P. Recteur
-ou au P. Préfet. Cela paraît sage ; car eux seuls
-tiennent en main tous les éléments d’une juste appréciation :
-notes et compositions, éloges et plaintes des
-maîtres, explications bonnes ou mauvaises des élèves.
-L’opinion qu’ils se font ainsi de chacun d’entre nous
-a de sérieuses chances d’être vraie et complète, surtout
-chez le P. Recteur, qui contrôle et juge en dernière
-instance.</p>
-
-<p>Cette suprême garantie de justice, à laquelle chacun
-est toujours libre de faire appel, est parfaitement
-appréciée des élèves, et, grâce à elle, la personne sacro-sainte
-du P. Recteur jouit d’un respect universel. Il
-vient tout de suite après le bon Dieu, peut-être même
-avant chez certains : car le bon Dieu est loin, tandis
-que le P. Recteur est là tout près — et a le bras joliment
-long !</p>
-
-<p>La suite au prochain temps libre. Tu ne dis pas
-merci ?</p>
-
-<p>Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c12" title="17. Les surveillants et les professeurs">17. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">14 décembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Hier jeudi, par exception, on nous a donné promenade,
-parce qu’il pleuvait les jours précédents : on
-avait oublié que c’est le jour de congé du lycée, ou
-peut-être n’avait-on pu faire autrement. Comme les
-belles routes de ce pays se réduisent à un fort petit
-nombre, il y a eu des rencontres.</p>
-
-<p>D’abord, une division de <i>gosses</i>, futurs premiers
-communiants sans doute, avec un bon petit air d’innocence
-encore intacte. Les premiers rangs ont gentiment
-ôté leur képi devant le P. Surveillant qui nous
-conduisait ; les suivants ont fait de même et le <i>pion</i>
-aussi. Nous avons tous rendu le salut. C’était touchant
-de fraternité et j’ai eu un petit éclair de fierté pour
-mes anciens condisciples. J’en ai été vite puni.</p>
-
-<p>A trois cents pas plus loin, nous croisons une division
-de grands comme nous. Aucun ne salua le Père.
-On passa les uns à côté des autres, en se regardant au
-blanc des yeux, sans rien se dire. Mais à peine les
-lycéens eurent-ils dépassé notre dernier rang, où marchait
-le second surveillant, qu’ils se retournèrent et
-lancèrent un formidable <i>couac</i>, puis un second, sans
-que leur pion en prît le moindre souci. C’était grand,
-n’est-ce pas, et brave !</p>
-
-<p>Plusieurs des nôtres, tout frémissants de colère,
-crièrent au P. Surveillant : « Mon Père, faut-il cogner ? »
-J’ai compris qu’il répondait : « Vous leur feriez trop
-d’honneur. » J’ai trouvé que ce dédain était mérité.
-On obéit, non sans effort, et l’on se contenta de dauber
-sur la bonne éducation des <i>potaches</i>.</p>
-
-<p>Si le Père avait permis de cogner, ma foi ! j’aurais
-cogné comme tout le monde. Je n’ai jamais insulté un
-prêtre : c’est lâche et bête. Je dois même avouer que
-j’aurais eu un plaisir tout spécial à faire au pion, de
-son chapeau, un collier.</p>
-
-<p>L’aventure n’a point fait de tort à nos surveillants,
-déjà très respectés et très populaires. Ces deux adjectifs,
-qui ont un peu l’air de jurer ensemble, expriment
-pourtant la vérité rigoureuse. Cela tient à cette même
-fermeté, tempérée de bonté, dont je t’ai parlé l’autre
-jour. Elle n’est pas le partage exclusif de tel de nos
-maîtres : c’est, avec des nuances, leur caractère commun
-et la base évidente de tout leur système d’éducation.
-Jean me dit que leur sévérité sur la discipline vient
-de saint Ignace leur fondateur, qui a été soldat, et
-de leurs habitudes de régularité monastique. Quant à
-la bonté qui s’y mêle, il n’y a point à en chercher la
-source ailleurs que dans leur cœur de prêtre et dans
-leur fervent et constant désir de nous rendre meilleurs.
-Nous sommes la raison même de leur vocation — leur
-<i>croix</i> et leur <i>joie</i>, disait l’un d’eux — et pour résumer
-tout, mon cher, on sent qu’ils nous aiment.</p>
-
-<p>Ici, pas la moindre trace de ce formalisme officiel
-qui se traduit au lycée, dans toutes les grandes circonstances,
-tristes ou joyeuses, par la froide appellation
-de <i>jeunes élèves</i> ! L’effet, je t’assure, est tout autre,
-quand, après une de ces proclamations de notes qui
-se font en public, devant maîtres, élèves et parents,
-au jour de la sortie générale du mois, le P. Recteur
-commence son allocution par ces simples mots : « <i>Mes
-chers enfants !</i> » Il n’est pas besoin d’effort pour sentir
-du premier coup que c’est le père de famille qui va
-parler, et que toutes ses paroles, éloges, blâmes, conseils,
-lui seront dictées par l’affection. Aussi elles vont droit
-aux cœurs, dont elles remuent les meilleures fibres.</p>
-
-<p>Tu devines maintenant que la maxime de l’âne de
-la Fontaine :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2"><i>Notre ennemi, c’est notre maître,</i></div>
-</div>
-
-<p class="noindent">n’a pas grand cours ici et n’y trouve guère d’applications.
-L’affection appelle l’affection et la bonté engendre
-le bon esprit. Il existe naturellement des degrés
-dans la sympathie des élèves pour leurs différents
-maîtres ; à côté des pères, il y a des oncles ou de simples
-cousins : mais avec tous, jeunes et vieux, on est à son
-aise. On ne songe pas à éviter leur rencontre : c’est au
-contraire une bonne fortune d’en <i>accrocher</i> un par
-hasard dans un corridor et d’en recevoir un mot aimable.
-Je dormirais mal, si le soir, en passant devant mon
-surveillant de dortoir, je ne pouvais lui dire un : <i>Bonsoir,
-mon Père</i>, et s’il ne me répondait : <i>Bonsoir, mon fils.</i> Il
-y a deux jours, n’étant pas content de ma tenue en
-allant au réfectoire, il m’a appelé Ker tout court :
-j’en ai perdu l’appétit au dîner — et pourtant c’était
-jour de frites !… Mais sais-tu seulement ce que c’est
-que nos frites ? Est-ce qu’on songe à vous donner des
-frites au lycée ? Il y faudrait pour le moins un ou deux
-décrets ministériels. Tu n’as rien vu, mon cher, et
-rien mangé de bon !</p>
-
-<p>Il faut dire que notre premier surveillant est la
-meilleure pâte d’homme qu’on puisse rêver : gros,
-rond, franc, tout d’une pièce, aimant à rire, sauf quand
-il s’agit du réglement et des convenances. Aussi n’a-t-il
-qu’à lever le doigt pour être compris et obéi. Il est
-prêtre, confesseur très couru de la division voisine,
-prédicateur très apprécié des élèves et musicien remarquable.</p>
-
-<p>Son collègue est beaucoup plus jeune, notre aîné
-de quelques années, vif, ardent, un pétard toujours
-prêt à partir, bon et beau joueur, souple et nerveux :
-à la tête d’une partie de barres ou de drapeau, il est
-d’une crânerie superbe avec sa soutane et ses manches
-retroussées, ses poings en arrêt, son œil fulgurant.
-Il faut voir comme il enlève son monde à l’assaut
-d’une position ennemie ! C’est un délire de bravoure,
-qui, derrière lui, précipite la moitié de la division,
-et l’autre moitié est vaincue d’avance, à moins d’une
-lutte absolument désespérée. Nous avons failli déjà
-le porter en triomphe.</p>
-
-<p>Il s’ingénie de mille manières à varier nos petits
-plaisirs en cour, en promenade. A la dernière sortie,
-les élèves dont les parents n’avaient pu venir (j’en
-étais) sont partis avec lui dès le matin pour une excursion
-dans la montagne. Musique militaire, composée
-d’un clairon et de plusieurs mirlitons ; pique-nique
-près d’une source limpide ; chants et joyeux devis
-jusqu’à la nuit tombante. L’un de nous s’étant un peu
-blessé, le surveillant le soigna avec une sollicitude
-de maman-gâteau. Comment veux-tu qu’on ne s’attache
-pas du fond de l’âme à des hommes qui identifient
-ainsi leur vie avec la nôtre ? Et quand ensuite, l’heure
-venue, le surveillant donne son coup de sonnette qui
-rappelle au devoir sérieux, ou quand il vous demande,
-au nom de la règle, un de ces mille petits efforts qui
-constituent la vie d’écolier, comment veux-tu qu’on
-le refuse ? Ce serait de l’ingratitude. Pour ma part,
-lorsqu’il est mon adversaire à la balle au camp, je
-<i>cale</i> dessus sans scrupule et sans ménagement : c’est
-le jeu, la bonne guerre. Mais, si j’avais le malheur
-de lui causer en n’importe quoi la moindre peine, je
-n’attendrais pas une minute pour lui demander mon
-pardon.</p>
-
-<p>Voilà pour les surveillants. Avec les professeurs
-nos relations sont encore plus faciles et plus agréables,
-du moins quand on appartient, comme je m’en
-flatte, à la catégorie des travailleurs sérieux. Les surveillants,
-chargés d’assurer l’ordre et la discipline en
-récréation, au réfectoire, au dortoir, partout, du matin
-jusqu’au soir, et du soir jusqu’au matin, ont une
-tâche complexe et souvent, quoi qu’ils fassent, ingrate :
-l’homme extérieur échappe plus facilement à
-l’influence de l’autorité qui veut le former ou le réformer.
-Le professeur s’adresse à l’intelligence : il a ainsi,
-avec le rôle brillant, une prise bien autrement puissante
-sur tout l’homme. L’homme, c’est son style :
-quand un élève est obligé, tous les jours, pendant un
-an ou davantage, de livrer par écrit le fond et la forme
-de sa pensée sur tous les sujets imaginables, il se livre
-lui-même, avec son fort et son faible. Se sent-on faible,
-on s’accroche au professeur comme le naufragé à
-l’unique planche de salut, et alors s’établissent tout
-naturellement des rapports de secourable condescendance,
-d’une part, et de reconnaissante confiance,
-de l’autre.</p>
-
-<p>Cela ne doit pas être gai tous les jours, pour le professeur,
-si l’on en juge par les efforts inouïs d’ingénieuse
-patience que nous le voyons dépenser, souvent
-en pure perte, pour faire entrer des choses rudimentaires
-dans quelque cerveau rebelle ; car ici, mon
-ami, on s’occupe de tout le monde, des premiers et des
-derniers, selon la seule bonne volonté de chacun. C’est
-donc bien le moins, quand on a la chance de compter
-parmi les <i>forts</i>, de dédommager quelque peu le pauvre
-professeur par une tenue et une application sans
-reproche : nous tâchons de le faire.</p>
-
-<p>Il nous le rend dans ces charmantes réunions académiques,
-où il convoque régulièrement l’élite de la
-classe pour quelque travail supplémentaire, pour une
-lecture intéressante, une causerie littéraire, et qui se
-terminent quelquefois — voudras-tu le croire ? — par
-l’épuisement… d’une boîte de dragées, offerte au
-Père en souvenir du baptême d’un de nos petits frères
-et qu’il nous offre à son tour. Tu conçois bien que ce
-n’est pas la dragée qui fait plaisir : c’est de la croquer
-en famille.</p>
-
-<p>Après cela, tu es libre de m’appeler fanatique. Mais
-là, entre nous deux, s’il prenait envie demain à mon
-brave papa de me renvoyer au lycée de Z…, ὦ πόποι!
-Quelle culbute je ferais ! Celle du petit Vulcain, qui
-tomba de l’Olympe pendant neuf
-jours de suite, ne serait rien en comparaison.</p>
-
-<p>Pardonne mon impertinente franchise.</p>
-
-<p>Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c13" title="18. Le P. Spirituel : faute et réparation">18. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">22 décembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Il vient de m’arriver une histoire désagréable qui
-aurait pu avoir un dénouement tragique. Je veux te la
-conter, pour pénitence.</p>
-
-<p>J’ai un faible que tu connais : sans rime ni raison,
-je fais encore quelquefois des vers. Ce serait une manie
-bien innocente, vu la qualité de mes produits, si je
-bornais ma verve soi-disant poétique à des sujets
-inoffensifs, cantiques, pastorales, ou épopée. Mais,
-quelque diable sans doute me poussant, il se trouve
-que mes préférences décidées vont à la satire. Quand
-je vois certaines gens qui font certaines choses, j’enrage
-et j’ai envie de mordre, comme un vulgaire toutou.
-C’est un fort vilain défaut : vais-je m’en corriger, après
-la leçon que j’ai reçue ? Je le souhaite, mais je crains
-que ça ne soit dans le sang.</p>
-
-<p>Donc, avant-hier, le petit <i>grand homme</i> dont je t’ai
-parlé posait, faisait de l’<i>épate</i>, devant quelques illustres
-membres de la confrérie des <i>grosses moules</i>. Il s’agissait
-de son poète favori : il est hugolâtre. Je ne
-déteste pas Victor Hugo : si les poètes sont tous plus ou moins
-fous, lui, c’est un fou puissant. Ainsi pense notre
-professeur. Le <i>grand homme</i> de quatre pieds six
-pouces admet la puissance, mais non la folie, et, au moment
-où je passais, il déclamait avec un lyrisme tout à
-fait convaincu la lugubre rencontre de l’âne et du crapaud
-martyrisé par des gamins. Les autres béaient
-d’admiration, comme des huîtres à marée montante.
-Je haussai les épaules : il s’en aperçut et se mordit
-les lèvres.</p>
-
-<p>Mais je fis mieux, c’est-à-dire plus mal. Rentré à
-l’étude, j’utilisai un moment de loisir à aiguiser une
-épigramme qui se terminait par ces deux vers :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Royal dindon qui fait sa roue</div>
-<div class="verse i3">Devant sa cour d’oisons.</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Pas bien méchants, n’est-il pas vrai ? Et puis les vers
-sont des vers : on ne les prend pas à la lettre. Malheureusement
-ils circulèrent ; un artiste malicieux les
-aggrava, en y adaptant un air connu, et, à la récréation
-suivante, quinze élèves le fredonnèrent, l’un après
-l’autre, au nez de mon <i>grand homme</i>. Au quinzième,
-il perdit patience, vint droit à moi, qui ne lui disais
-rien, et essaya de me cracher au visage. Dame ! je
-répondis du tac au tac — et sa joue claqua. Il cria :
-« Lâche ! » et esquissa un coup de pied, qui ne réussit
-point : seconde claque. Alors le pauvret se mit à pleurer.
-Cela me calma net.</p>
-
-<p>Mais le mal était fait et le feu dans la ruche, je
-veux dire dans la division. La majorité des élèves, par
-antipathie pour l’autre, tenaient pour moi : quelques-uns,
-les oisons, m’en voulaient. J’allais devenir un
-brandon de discorde, l’auteur d’une guerre civile.</p>
-
-<p>Les deux surveillants, qui, au fond (je m’en doutais
-bien), n’étaient pas trop fâchés de la leçon donnée au
-royal dindon, mais qui regrettaient l’esclandre, se consultèrent ;
-puis le vieux vint me dire : « Paul, je ne
-veux pas apprécier votre conduite : mon devoir est
-d’en référer au P. Préfet. » Je voulus me justifier :
-« Non, fit-il doucement ; ce n’est pas le lieu ni
-le moment : je crains que vous ne soyez pas encore assez
-maître de vous pour bien voir les choses. Allez trouver
-votre Père spirituel : il vous dira ce que vous devez
-penser et ce que vous devez faire. On n’en parlera
-qu’après au P. Préfet. »</p>
-
-<p>J’obéis sans difficulté. Le Père spirituel m’écouta,
-comme toujours, avec attention et bienveillance. Quand
-j’eus tout loyalement raconté :</p>
-
-<p>« Mon fils, dit-il gravement, êtes-vous fier de ce que
-vous avez fait ? »</p>
-
-<p>J’avais grande envie de répondre que oui : je ne sais
-pourquoi je n’en eus pas le courage. Le Père continua :</p>
-
-<p>« Qui de vous deux était le plus fort ? »</p>
-
-<p>Voyant venir le coup, je pris la tangente :</p>
-
-<p>« Pouvais-je me laisser cracher à la figure sans
-châtier ce bout d’homme rageur ?</p>
-
-<p>— Peut-être que non. Mais à qui la faute, si le bout
-d’homme rageait ? A sa place, ridiculisé et chansonné
-publiquement, auriez-vous gardé votre sang-froid ? »</p>
-
-<p>Je répondis par un signe de tête négatif.</p>
-
-<p>« Eh bien, mon fils, de quel droit demandez-vous à
-d’autres un effort dont vous ne vous sentez pas vous-même
-capable ?… Cet enfant a eu tort de vous insulter
-comme il l’a fait ; mais, évidemment, il ne se possédait
-pas — et il avait été provoqué. » Le Père insista :
-« Il avait été provoqué. »</p>
-
-<p>Je comprenais trop bien ce qu’il voulait dire et ne
-pouvais nier qu’il eût raison : sans mon épigramme,
-rien ne serait arrivé. Je baissai la tête et attendis mon
-arrêt. Il reprit :</p>
-
-<p>« Vous êtes venu pour savoir mon avis ?</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>— Et vous voulez que je vous le dise franchement ?</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>— Eh bien, vous devez à votre condisciple et à
-toute la division une réparation. »</p>
-
-<p>Et comme je me révoltais :</p>
-
-<p>« Mon fils, je ne vous l’impose pas, je n’en ai pas le
-droit ; mais je l’attends de votre loyauté de cœur et de
-votre bon sens. Et pour avoir le courage de demander
-pardon aux hommes, venez d’abord demander votre
-pardon à Dieu. »</p>
-
-<p>Ce disant, il m’attira doucement à son prie-Dieu,
-s’agenouilla à côté de moi devant son pauvre Christ de
-cuivre et prononça d’une voix où tremblait un peu
-d’émotion : <i>Seigneur, pardonnez-nous nos offenses,
-comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.</i> »
-Je te laisse à deviner ce qui suivit.</p>
-
-<p>Le même jour, après la classe du soir, pendant que
-la division silencieuse entrait dans la cour sur deux
-rangs, je sortis de ma place et m’avançant vers ma victime,
-je dis très haut :</p>
-
-<p>« N…, je te fais mes excuses pour les ennuis que je
-t’ai causés ; je les regrette et te prie, devant tous nos
-camarades, de me pardonner. »</p>
-
-<p>Il prit la main que je lui tendais et la serra avec une
-vivacité qui me donna bonne opinion de son cœur :
-« Merci », dit-il, et un peu plus bas il ajouta : « Pardonne-moi
-aussi. »</p>
-
-<p>Sur ce dernier mot, que je n’attendais pas, tout ce
-que j’avais contre lui s’envola ; je l’embrassai franchement,
-la division applaudit et nous célébrâmes
-tous ensemble la fin de la guerre civile par une partie
-de ballon trois fois plus joyeuse que toutes les précédentes.</p>
-
-<p>Le P. Préfet, averti par le Père spirituel, n’eut pas
-le temps d’intervenir, et, je crois, n’en eut pas de regret :
-nulle mesure disciplinaire ne pouvait produire un effet
-aussi rapide et aussi complet. Je me rends fort bien
-compte que, dans la circonstance, personne autre que
-mon directeur de conscience n’eût obtenu de mon
-amour-propre un acte de réparation : devant une sommation
-officielle, j’aurais cassé, mais non plié.</p>
-
-<p>Tu vois à quoi sert, en dehors même du confessionnal,
-un Père spirituel. Il est le tampon qui amortit
-ou prévient les gros accidents, comme dans mon cas ;
-il est, en tout temps, le médiateur naturel entre les
-faiblesses du jeune âge et les rigueurs du Code pénal
-écolier. Les professeurs et surveillants sont des pères,
-sans doute, mais aussi des maîtres : gants de velours,
-mains de fer. Lui n’est que père : il n’a que du velours.</p>
-
-<p>Et pourtant — je t’en reparlerai peut-être — ce
-velours a quelquefois d’assez rudes passes : il le faut,
-quand on veut être loyal avec soi-même. J’ai dans
-mon directeur une confiance absolue : il me connaît
-de fond en comble. Il a été convenu entre nous que je
-ne lui cacherais rien et qu’il ne me passerait rien : car
-je veux me faire un caractère, et, sans lui, je n’y arriverais
-jamais.</p>
-
-<p>Toi, mon bon, qui est-ce qui te rabroue, te relève
-et te soutient ? Je sais que tu ne hantes pas beaucoup
-l’aumônier : tu serais mal vu — et un aumônier pour
-trois ou quatre cents élèves n’a pas le temps de s’occuper
-beaucoup de chacun. Je te plains ; car je t’assure
-que c’est bon, par moment, d’avoir son déversoir.
-Adieu, Louis.</p>
-
-<p class="ind">Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c14" title="19. Visite de papa">19. <i>De ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">4 janvier.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon petit frère chéri,</p>
-
-<p>Je ne veux pas attendre à demain pour te dire,
-sous le secret de la confession, que papa est revenu
-ce soir enchanté de toi et de tout ce qu’il a vu et entendu
-au collège. Quand maman lui a demandé comment
-il t’avait trouvé, il a répondu : « Pas reconnaissable.
-C’est maintenant un garçon rangé, parfaitement
-rangé, et intelligent. Je n’aurais pas cru ! »</p>
-
-<p>Tu juges si maman était contente. Pour allonger
-son plaisir et le mien, elle a fait parler papa, qui de
-sa vie ne s’est montré aussi communicatif :</p>
-
-<p>« Est-ce qu’il n’a plus ses petits airs mauvais, vous
-savez, quand on le contrariait un peu ?</p>
-
-<p>— Rien, plus rien. J’ai essayé deux fois, dans le
-courant de la sortie, de le taquiner : il n’a pas bronché.
-Les Jésuites l’ont dompté.</p>
-
-<p>— Il avait peut-être peur de vous ?</p>
-
-<p>— Lui ? Jamais il n’a été aussi affectueux. Il m’a
-raconté toutes ses petites affaires : il cause très bien.
-Je l’ai laissé commander notre dîner à l’hôtel : il s’est
-rappelé tous les plats que j’aime. Et ce qu’il y a de
-plus fort… Tu sais quelle moue désagréable il nous
-grimaçait, quand nous avions ici de la tête de veau,
-dont je raffole et où il ne touchait jamais ? Eh bien, il
-m’en a fait servir et il en a mangé, tout comme moi,
-sans l’ombre d’un dégoût. Tout le temps, d’ailleurs, il
-a été pour moi aux petits soins.</p>
-
-<p>— En quoi faisant ? » demandai-je.</p>
-
-<p>— « Par exemple, pour leur comédie, il s’est ingénié
-à me trouver la meilleure place, une première, d’où
-je n’ai perdu ni un mot ni un geste.</p>
-
-<p>— Oh ! » hasardai-je avec intention, « il a fait ça
-par coquetterie, pour être vu dans son rôle ! »</p>
-
-<p>Cela me valut un regard… Brrr !</p>
-
-<p>— « Tu ne seras jamais qu’une petite sotte. Va le
-dire à tes Ursulines ! »</p>
-
-<p>Tu te rappelles qu’après ce gros mot-là, il est toujours
-prudent pour moi de ne pas pousser plus loin
-mes plaisanteries. Maman se hâta d’intervenir :</p>
-
-<p>« A-t-il bien joué ?</p>
-
-<p>— Je ne devrais pas le dire… Ces jeunes gens, ma
-foi ! ont un jeu fort naturel, agréable, distingué ; mais
-il m’a semblé que Paul les dépassait tous, sauf peut-être
-un seul, Jean X…</p>
-
-<p>— Ils ne font qu’un, » dis-je.</p>
-
-<p>— « En tout cas, ils font une belle paire d’acteurs,
-mon fils dans le rôle du valet Scapin, Jean dans celui
-de M. Géronte.</p>
-
-<p>— Vous avez fait connaissance avec ce Jean X…?</p>
-
-<p>— Paul me l’a présenté comme son ami et son
-mentor : c’est un jeune homme parfait et je souhaite
-que mon fils lui ressemble. Il paraît que c’est le coq
-de la division des grands élèves, <i>préfet</i> de je ne sais plus
-quel département.</p>
-
-<p>— Du département de la Congrégation ?</p>
-
-<p>— Possible. A ce titre, je l’ai entendu débiter au P.
-Recteur, au nom de tout le collège, un compliment
-de bonne année fort bien tourné et plein de beaux
-sentiments. Ces messieurs ont l’air de s’entendre à
-développer le cœur des jeunes gens.</p>
-
-<p>— Comme les Ursulines.</p>
-
-<p>— Avec une petite différence que le P. Recteur,
-dans sa réponse, a nettement accentuée : « Vous dites,
-mes enfants, que vous nous aimez, que vous aimez
-vos parents, et je vous crois, parce que vous avez le
-cœur <i>bon</i>. Cela suffit-il ? Pour des femmes peut-être… »
-Vous entendez, mademoiselle ?… « Pour des hommes,
-non. Il faut que vous ayez le cœur <i>fort</i> et que votre
-amour, dépassant le domaine du pur sentiment, s’affirme
-par l’énergie des actes. » Et il leur a déduit les applications
-pratiques. Cela m’a fixé sur la manière dont
-ces messieurs comprennent l’éducation.</p>
-
-<p>— Y avait-il des dames dans l’auditoire ?</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>— Elles n’ont pas dû être flattées de la différence.</p>
-
-<p>— Oh ! Tu penses bien que ce P. Recteur n’est pas
-Jésuite pour rien et qu’il a trouvé moyen de dire, par
-manière de parenthèse, que beaucoup de femmes ont
-des cœurs d’homme. Et celles qui étaient là n’auront
-pas manqué de se caser du côté le plus flatteur pour elles.</p>
-
-<p>— Alors, vous avez eu du plaisir ?</p>
-
-<p>— Un peu, surtout lorsque… » Ici, un petit chat
-dans la gorge.</p>
-
-<p>— « Racontez-nous donc ça, papa. »</p>
-
-<p>Quand le petit chat eut passé : « Eh bien, le matin
-de la comédie, j’ai assisté à la proclamation solennelle qui
-termine le trimestre. Les parents sont invités. Il
-m’avait fait mettre à côté de son professeur, qui est
-un homme fort aimable. Ces messieurs sont tous très
-aimables et gens de bonne compagnie. Le Révérend
-Père m’expliquait les choses, à mesure qu’elles se déroulaient.
-On proclama d’abord les places obtenues dans
-chacun des cours : composition de la semaine,
-travail de la quinzaine (cela s’appelle la <i>diligence</i>),
-excellence du mois. Le premier vient se présenter au
-P. Recteur, qui lui attache sur la poitrine une croix
-d’or ou d’argent et lui donne l’accolade. Le second
-n’a qu’un ruban, dont la couleur varie avec chaque
-branche — et celui-là, on le reçoit de la main de quelque
-professeur. Paul a été décoré de la croix de composition
-en discours français par le P. Recteur, et
-grâce à mon aimable voisin le professeur de rhétorique,
-qui m’a cédé son droit, c’est papa qui a eu
-l’honneur exceptionnel de fleurir son fils des deux rubans
-de diligence et d’excellence.</p>
-
-<p>— Sans émotion aucune ? » demanda maman.</p>
-
-<p>— « Je ne dis pas cela.</p>
-
-<p>— Oh ! Papa a le cœur <i>fort</i>, comme tous les hommes.
-Moi, simple fille, je ne me serais pas gênée pour y aller
-d’une petite larme au coin de l’œil. C’est bien permis !</p>
-
-<p>— Petite perfide !… Eh bien, oui… Mais c’était la
-première fois.</p>
-
-<p>— Espérons que ce ne sera pas la dernière. Et après ?</p>
-
-<p>— Après, sont venus les témoignages de bonne
-tenue et d’application, les <i>bien</i>, les <i>très bien</i>, les <i>parfaitement
-bien</i>, et j’ai encore eu la faveur de remettre
-à Paul… Devine quoi, Jeanne.</p>
-
-<p>— Oh ! un <i>bien</i>, tout au plus.</p>
-
-<p>— Ce serait encore trop pour toi… Un <i>parfaitement
-bien</i>, qui est dans ma valise et que je veux faire encadrer.</p>
-
-<p>— Nous irons prier devant, n’est-ce pas, chaque soir,
-en pèlerinage ?</p>
-
-<p>— A propos de prière », interjeta maman, « ne
-l’avez-vous pas trouvé trop… jésuite ?</p>
-
-<p>— Que veux-tu dire ?</p>
-
-<p>— Eh bien, trop… pieux ?</p>
-
-<p>— Trop, non ; assez, oui. Il m’a mené voir la chapelle.</p>
-
-<p>— Ah !</p>
-
-<p>— J’ai admiré les lustres et les vitraux.</p>
-
-<p>— Et lui, qu’a-t-il fait ?</p>
-
-<p>— Lui ? Il m’a offert de l’eau bénite, en entrant, puis
-s’est mis à genoux, la tête dans ses mains… Je ne sais
-ce qu’il faisait.</p>
-
-<p>— Il priait pour quelqu’un… qui ne prie pas beaucoup »,
-fis-je. Papa me regarda ; mais moi je regardais
-Minet, qui faisait des ronrons sur mes genoux. Il se
-tira d’embarras en disant avec énergie :</p>
-
-<p>— « Allons dîner : ce voyage m’a creusé l’estomac…
-Mais je n’aurais pas cru !… Ces messieurs ont vraiment
-le tour de main. »</p>
-
-<p>Je te conte tout cela, mon petit frère, au long et au
-large, parce que cela m’intéresse énormément et que
-tu ne seras sans doute pas fâché toi-même de savoir
-au juste l’impression de papa. Il est gagné, sûrement,
-et tu verras que tout finira bien.</p>
-
-<p>Après dîner, l’oncle Barnabé est venu. Quand papa
-lui eut refait son récit avec le même enthousiasme, le
-brave homme eut le malheur de dire : « Les Jésuites
-sont des enjôleurs : c’est reconnu. » — « Il est reconnu,
-répliqua papa de son petit ton des jours maigres,
-qu’en fait d’éducation, tu n’as jamais eu le sens commun
-et que tu n’as pas su empêcher ton Ernest de devenir
-un crétin de première force, malgré les trois lycées où
-tu l’as mis successivement ». Le pauvre oncle Barnabé
-n’a pas demandé son reste.</p>
-
-<p>Ton ami Louis a été fort ennuyé de ne pas te trouver
-ici et m’a chargé de te faire savoir que les Jésuites, qui
-ne donnent pas de vacances pour le nouvel an<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, sont
-des esprits chagrins. C’était aussi l’idée de papa, avant
-la visite qu’il t’a faite. Il n’en a plus parlé, ce soir ;
-je vois bien pourquoi : si tu avais eu des vacances,
-il ne t’aurait ni applaudi ni décoré ! Maman et moi,
-qui n’avons pas eu les mêmes bonheurs, nous penchons
-à dire comme Louis. Je t’en demande pardon pour tes
-maîtres, que j’estime tout de même, puisqu’ils te font
-du bien. Ils doivent avoir des raisons. Mais je prendrai
-ma revanche aux jours gras.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Ils n’en donnaient pas à la date de ces lettres. Depuis,
-il paraît qu’on leur a forcé la main.</p>
-</div>
-<p>Je t’embrasse un peu, beaucoup, passionnément.</p>
-
-<p class="sign">Ta sœur <span class="sc">Jeanne</span>.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Papa nous a fidèlement rapporté la recette de ton
-Frère cuisinier pour le gâteau de macaroni. Nous
-l’étudions, maman et moi, avec la vieille Fanchon,
-en vue des prochaines vacances. Ça ne paraît pas bien
-extraordinaire, quoi que tu en dises merveille.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c15" title="20. Les Rois Mages">20. <i>A mon père.</i></h3>
-
-<p class="date">10 janvier.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher papa,</p>
-
-<p>Avez-vous fait bon voyage ? N’avez-vous pas pris de
-rhume en route ? Je vous reste bien reconnaissant
-d’avoir bravé l’hiver pour venir de si loin procurer à
-votre fils quelques bonnes heures — je n’ose pas dire
-de vie de famille, puisque maman et Jeanne y manquaient — mais
-de tête à tête et de cœur à cœur filial.
-Le beau temps est parti avec vous : je l’ai senti le lendemain.
-Autrefois, je n’aurais pas supporté le vide poignant
-que laisse après elle une visite comme la vôtre ;
-aujourd’hui, j’accepte tout, parce que c’est le devoir.</p>
-
-<p>Mais que n’avez-vous pu prolonger votre séjour à
-H. jusqu’à mon avènement au trône !</p>
-
-<p>— « Quel trône ? »</p>
-
-<p>Dame ! j’y suis monté si inopinément et j’en suis
-descendu si vite que j’ai eu à peine le temps de m’apercevoir
-qu’il avait des pieds et des bras dorés et qu’on
-y est fortement secoué par les porteurs. Quant à mon
-royaume, je ne l’ai jamais vu et n’en sais même pas
-le nom : c’était très loin, du côté de l’Orient, patrie
-des Rois Mages. Voici comment, sans le savoir, vous
-êtes devenu l’illustre père d’un illustre potentat.</p>
-
-<p>Au dîner de l’Épiphanie, chaque table a tiré son
-roi : le dixième et dernier morceau de brioche, qui
-me revenait comme chef de ma section, contenait la
-fève enviée. Il n’y a pas eu de triche : j’avais fait les
-parts avec une précision géométrique et surveillé
-rigoureusement la distribution. Je pris pour reine un
-garçon qui me déteste et que je n’aime guère, pour
-figurer les ménages qui ne ressemblent pas au vôtre.
-Je bus, on but, on cria : <i>Vive le roi !</i> et <i>Vive la reine !</i>
-Puis, les trente monarques furent convoqués autour
-d’une autre brioche, immense, mystérieusement recouverte
-d’une serviette, sous laquelle, tour à tour,
-nos mains tremblantes et fiévreuses plongèrent. Un
-génie bienfaisant guida la mienne : je ramenai la fève
-des fèves et je fus le roi des rois.</p>
-
-<p>Les roitelets évincés absorbèrent avec résignation
-un nouveau petit verre en l’honneur de Sa Majesté
-Ker I<sup>er</sup>. Après quoi, on me mit au front un diadème,
-tout flamboyant de pierres précieuses et de papier
-d’or ; sur les épaules un manteau de pourpre qui,
-jusque-là, couvrait prosaïquement un lit de dortoir ;
-dans la dextre, un sceptre, redoutable aux méchants,
-clément aux bons. Puis, on apporta mon trône
-à brancards ; j’y pris place avec la solennité convenable ;
-quatre vigoureux gaillards, costumés à la dernière mode
-du moyen âge, m’enlevèrent comme une plume, et
-précédé d’un long cortège d’hommes d’armes et de
-pages, qui blancs, qui noirs, qui bronzés, guidé par
-l’étoile de Jacob au sommet d’une bonne perche, traînant
-à ma suite mes trente vassaux princiers, fièrement
-drapé dans ma grandeur, le poing gauche sur la
-hanche, l’œil haut, je parus sur le grand perron. Mon
-nom avait déjà circulé avec la rapidité d’une traînée
-de poudre ; je fus acclamé comme aurait pu l’être
-Charlemagne, Napoléon ou tout autre.</p>
-
-<p>Pour ne pas me laisser griser par cette gloire subite :
-« Sire, me disais-je tout bas, prenez garde ! Le peuple
-est comme l’Océan, mobile et perfide : méfiez-vous
-de sa faveur et soyez <i>maître de vous comme de l’univers</i> ! »
-Ainsi affermi dans l’humilité, je pus savourer à mon
-aise le plaisir de voguer au-dessus de la houle de mes
-sujets empressés. On me fit faire le long tour des préaux,
-des jardins et des corridors, entre deux haies de curieux
-et de curieuses (car toute la ville y était), dont
-je recueillais les hommages avec une aimable condescendance.</p>
-
-<p>Tout à coup, les vivats cessèrent et je me trouvai
-en face du Père Recteur, qu’entourait tout le corps
-professoral. Je faillis saluer, par habitude, mais me
-rappelai à temps que le gros personnage ici, pour le
-quart d’heure, c’était moi. Je m’inclinai simplement,
-de l’air protecteur qui convenait à ma dignité.</p>
-
-<p>Par dignité encore, je jugeai bon de me taire. Mon
-grand vizir Joannès-Pacha, que vous connaissez bien,
-parla pour moi. Il apprit au Père Recteur que j’arrivais
-en droite ligne des pays où le soleil se lève, à
-seule fin de lui témoigner ma haute faveur, avec mon
-estime pour ses éclatantes vertus et ma satisfaction
-de le voir à la tête d’un jeune peuple si bien discipliné,
-si intelligent, si parfait. En souvenir de ma visite,
-je sollicitais de sa bonté paternelle pour eux un congé
-extraordinaire.</p>
-
-<p>Le Père Recteur, tout confus de l’honneur que lui
-faisait un si grand prince, offrit à Ma Majesté ses plus
-humbles actions de grâces et se déclara charmé de
-pouvoir m’être agréable en accordant ce que je souhaitais.
-Je le remerciai d’un sourire bienveillant de
-mes augustes lèvres, tandis que le peuple donnait carrière
-à un enthousiasme délirant pour son royal bienfaiteur.</p>
-
-<p>Un quart d’heure après, dépouillé de ma couronne,
-de mon manteau et de mon sceptre, je rentrais dans
-ma plus simple expression, et feu Joannès-Pacha me
-disait avec mélancolie :</p>
-
-<p>« Hein ! mon gros sultan de carton, c’est dommage
-que ça s’arrête là ! A nous deux, nous ferions peut-être
-le bonheur d’une grande nation.</p>
-
-<p>— Pourquoi pas ?… Mais ce brancard sur ces quatre
-chameaux du désert a failli me donner le mal de mer !
-Non, j’en ai assez de la royauté. »</p>
-
-<p>Le profit le plus clair de ma splendeur d’un jour,
-ç’a été une bonne demi-journée de patinage dans les
-fossés de la citadelle, mis gracieusement à la disposition
-du collège par le commandant de place, qui a son
-fils en Humanités. Pour glace un miroir, devant nous
-un espace magnifique, point de faiseurs d’embarras,
-et, comme bouquet, une conférence pratique, sur le
-terrain même, par le P. L…, auteur estimé d’un <i>Art
-de patiner</i> et patineur sans rival. Aussi, on s’en est
-donné à cœur joie. Mais les jambes au retour ! Aïe !…
-Des morceaux de bois rhumatisés !</p>
-
-<p>Le lendemain, reprise générale des affaires sérieuses.
-En rhéto, où l’on n’a pas l’habitude de lambiner, ç’a
-été vite fait : en un instant, la machine est visitée,
-graissée, chauffée, le personnel au poste, le coup de
-sifflet donné et le train en route… vers les vacances
-de Pâques ! Quelle charmante perspective au bout de
-ce voyage !</p>
-
-<p>Mais, auparavant, il faudra trimer. Aux élections
-d’hier pour l’Académie, mon grand vizir a été nommé
-président à l’unanimité. Je lui sers de <i>vice</i> : il n’en a
-pas d’autre ! Au travail ordinaire du cours, nous allons
-joindre la préparation d’une séance littéraire. Y viendrez-vous ?
-Je le voudrais bien, si la saison le permettait,
-et, en attendant, je vous embrasse tous trois
-comme si vous étiez trente-six.</p>
-
-<p class="sign"><span class="blk">Votre fils <span class="sc">Paul</span>,<br />
-ancien sultan, vice-président d’Académie.</span></p>
-
-
-
-
-<h3 id="c16" title="21. La comédie au collège">21. <i>A Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">16 janvier.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Tu me fais dire par ma sœur que les Jésuites sont
-des <i>esprits chagrins</i> ! Pour le coup, mon bon, je ne
-reconnais plus ta subtilité ordinaire de jugement : car
-tu t’es mis, non pas à côté, mais aux antipodes de la
-vérité.</p>
-
-<p>Si les jésuites ne donnent pas de vacances au nouvel
-an, c’est, m’a-t-on dit, parce que, dans leur système
-d’études, le premier semestre est sacré : il représente
-le grand effort de l’année scolaire et n’admet pas d’interruption
-notable. Le programme de chaque classe
-doit être parcouru une première fois tout entier avant
-Pâques : alors seulement on a mérité quelques jours
-de repos complet. Après Pâques, on n’a plus qu’à revoir,
-à parfaire l’œuvre.</p>
-
-<p>Cette méthode semble avoir du bon, et, quoiqu’il
-soit très doux (je le sais par expérience) de retrouver
-pour un peu de temps, après ces trois premiers mois
-d’absence, le nid de famille, je comprends qu’on sacrifie
-ce plaisir à un intérêt plus sérieux.</p>
-
-<p>D’ailleurs, le sacrifice a eu ses compensations. Donner
-aux élèves la clef des champs, c’est une excellente
-recette pour s’épargner la peine de les amuser <i lang="la" xml:lang="la">intra
-muros</i> ; mais quand on réduit les plaisirs des élèves
-à <i>sortir</i>, on les habitue à ne voir dans leur collège qu’une
-cage ou une prison. Les Jésuites ne traitent pas leurs
-oiseaux ou leurs captifs en condamnés : ils dorent
-volontiers les barreaux, les agrémentent de quelques
-verdures et de fleurs, y laissent pénétrer le soleil, la
-musique et les francs éclats de rires. Je constate qu’ils
-se donnent presque autant de mal pour nous délasser,
-à certains jours, qu’aux autres jours pour nous instruire.
-Et de la sorte ils arrivent à faire, non pas seulement
-supporter, mais aimer le collège. Tout y gagne : les
-esprits sont plus libres, les cœurs plus ouverts, par
-conséquent le travail et le bon ordre mieux garantis,
-tout l’homme mieux formé.</p>
-
-<p>Preuve :</p>
-
-<p>Dans les lycées, il y a aussi des jeux qui exercent et
-assouplissent le corps, des leçons d’agrément qui développent
-les goûts artistiques et constituent de véritables
-divertissements ; mais je n’ai pas souvenance
-d’y avoir jamais vu donner par les élèves une séance
-littéraire ou dramatique. La grande raison de cette
-absence, je la conçois très bien depuis un mois : c’est
-que la préparation, avec la bonne volonté des acteurs,
-réclame une somme extraordinaire de dévouement, de
-savoir-faire et d’autorité chez le professeur. Or, mon
-bon, il est certain que ces qualités-là ne courent pas
-les rues — ni les établissements d’instruction où les
-maîtres jouissent d’un traitement pour faire leur devoir,
-sans plus. Tu as compris.</p>
-
-<p>Je sais bien que vous êtes libres d’aller au théâtre,
-parfois même avec des billets de faveur : j’y suis allé,
-malheureusement. Mais qu’est-ce qu’on en rapporte
-pour son perfectionnement intellectuel ou moral ?
-Dans nos petites soirées dramatiques, on s’amuse peut-être
-moins, on s’instruit davantage et l’âme n’y perd rien.</p>
-
-<p>Un théâtre de collège, évidemment, ne peut offrir
-qu’un très modeste reflet des merveilles que savent
-opérer sur les grandes scènes les machinistes, les costumiers
-et les décorateurs ; les jeunes artistes qui
-assument la charge d’intéresser un auditoire plus difficile
-parfois qu’on ne pense ne songent point à se
-comparer, même de fort loin, à un Coquelin ; enfin
-les productions qu’ils ont à interpréter ne constituent
-pas toujours des chefs-d’œuvre d’art littéraire ou dramatique,
-et même quand elles sont empruntées aux
-grands auteurs, d’impitoyables ciseaux leur enlèvent
-plus d’un élément d’intérêt piquant ou croustillant.</p>
-
-<p>Mais le but n’est pas de fournir aux collégiens ou à
-leurs familles un équivalent du théâtre où ils ne
-vont pas. Il s’agit de leur donner, pour une circonstance
-exceptionnelle, une petite fête joyeuse, honnête,
-distinguée, qui puisse, selon le précepte antique, les
-divertir en les instruisant.</p>
-
-<p>Je soupçonne les Pères de ne pas faire grand fond
-sur l’efficacité de la comédie pour la réforme des défauts
-de leurs élèves ; ils ont d’autres moyens plus
-sûrs. Que les pièces n’aient rien d’immoral : cela peut
-suffire. Si, en outre, elles sont spirituelles et bien interprétées,
-elles rendront toujours deux services précieux :
-aux jeunes spectateurs, celui d’affiner leur esprit ;
-aux acteurs, celui de développer leur talent d’expression.</p>
-
-<p>Mon père t’a certainement parlé de la comédie à
-laquelle il a assisté, le jour de l’an. Je garde une vive
-reconnaissance au professeur qui m’a appris là, non
-sans peine et fatigue, à me présenter correctement
-devant le public, à dominer le <i>trac</i>, à parler au naturel — toutes
-choses que j’ignorais et que je suis enchanté
-de savoir un peu mieux qu’avant. Après la représentation,
-mon père a bien voulu me dire que mon avenir
-ne l’inquiétait plus, attendu que sûrement je gagnerais
-ma vie comme avocat, député ou comédien. Député,
-je veux bien ; avocat, peut-être encore, si tu ne me
-fais pas une trop rude concurrence ; mais comédien,
-merci ! C’est bon au collège, un jour de l’an ou de
-carnaval. <i lang="la" xml:lang="la">Dulce est desipere in loco</i>, pour mieux travailler
-après.</p>
-
-<p>La semaine prochaine, grand branle-bas pour la
-préparation d’une séance solennelle, dont le sujet est
-encore un mystère impénétré. Elle aura lieu le 29 janvier,
-fête de saint François de Sales, ancien élève des
-Jésuites et patron de toutes les Académies des classes
-supérieures. Nous serons une douzaine de rhétoriciens.
-Il paraît que les traditions nous obligent à faire
-très bien : on s’y emploiera de son mieux. La comédie
-m’a mis en appétit — quoique la future séance ait une
-bien autre signification. Nous en reparlerons avant ou
-après, si tu veux.</p>
-
-<p>Adieu.</p>
-
-<p>Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c17" title="22. Séance académique">22. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">30 janvier.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Ainsi donc, <i>flafla</i> et <i>temps perdu</i> ! Voilà comme tu
-as entendu qualifier les séances littéraires des Jésuites.
-Tu ne dis point par qui : il serait pourtant intéressant
-de savoir si c’est par des gens qui parlent d’expérience.
-Ils l’ont peut-être entendu dire à d’autres qui n’en
-avaient pas vu plus qu’eux !</p>
-
-<p>Du <i>flafla</i> ! C’est un mot d’épicier : on pourrait l’appliquer
-à tout ce qui ne rapporte pas des écus ou des
-sous. Mais, mon ami, tout le monde, plus ou moins,
-dans les grandes circonstances, fait du <i>flafla</i> ! Les
-banquets, les punchs, les cavalcades et les revues, la
-musique et les lampions, et les ronflants discours des
-quarante Immortels, des candidats en tournée, des
-inaugurateurs de statues ou de chemins de fer, des
-présidents de sociétés utiles ou inutiles, de congrès
-savants ou ignorants, de comices agricoles ou de distributions
-de prix quelconques : tout cela, n’est-ce
-pas du <i>flafla</i> ? On le trouve bon quand même. Pourquoi ?
-Parce que <i>ça chauffe l’enthousiasme</i>.</p>
-
-<p>Eh bien, la jeunesse est le bel âge de l’enthousiasme :
-elle a besoin d’enthousiasme pour élever son âme encore
-neuve au-dessus des vulgarités de la vie, jusqu’à la
-région sereine des grandes pensées, des saintes causes
-et des nobles ambitions. Si dans ces ardeurs juvéniles
-un peu d’illusion vient se mêler, où est le mal ? Les beaux
-rêves ne font pas toujours tort à la réalité : je viens
-d’en avoir la preuve personnelle.</p>
-
-<p>Quand on s’est appliqué pendant trois semaines à
-entrer dans la peau d’un personnage intéressant, qu’on
-s’en est approprié les sentiments généreux et qu’on
-est arrivé enfin à les exprimer dans toute leur énergie
-ou leur délicatesse, tu ne saurais croire comme on est
-empoigné ! Je me suis ému pour tout de bon, dans
-mon rôle, et je garde, après plusieurs jours, la très
-vive impression des belles choses que j’ai dites. Les
-mots mêmes reviennent parfois, tout naturellement,
-dans mes conversations et mes compositions. Chose
-plus étonnante encore : je m’inspire à moi-même le
-respect et je ne voudrais pas faire une chose indigne
-de ce que j’ai été au théâtre, un soldat loyal et chrétien.</p>
-
-<p>Jean, notre président, a été superbe
-dans le rôle du gouverneur de province : à certains
-moments, il a enlevé toute la salle. Il était visible,
-d’ailleurs, que les applaudissements ne s’adressaient
-pas seulement à la perfection du jeu de l’acteur, mais
-aussi et surtout à l’élévation des idées et à la noble
-franchise des sentiments qu’il exprimait. D’où il faut
-conclure, mon ami, qu’une académie de rhétorique
-peut devenir une leçon de haute morale et un sérieux
-moyen d’éducation. C’est déjà quelque chose ; mais
-il y a plus, je crois.</p>
-
-<p>Je t’ai envoyé notre programme. Un esprit fin comme
-le tien n’aura pas eu beaucoup de peine à y discerner
-deux éléments, la littérature et le drame, et à comprendre
-le but de l’un et de l’autre.</p>
-
-<p>Il paraît qu’ailleurs la partie dramatique est quelquefois
-absente ou empruntée à un auteur quelconque
-et sans rapport bien intime avec le sujet, qui souvent
-même ne comporte pas de mise en scène : elle vient là
-pour faire passer le reste. Notre professeur n’aime
-pas ces séances exclusivement littéraires ou critiques :
-il les appelle une concession fâcheuse à l’esprit d’érudition
-germanique, qui envahit l’enseignement français,
-et leur reproche d’ennuyer l’auditoire, jeune et vieux,
-sans grand profit pour les orateurs.</p>
-
-<p>D’après lui, une séance académique doit être, dans
-le sens primitif du mot, le <i>chef-d’œuvre</i>, la <i>pièce de
-maîtrise</i>, où une classe, représentée par l’élite de ses
-élèves, déploie tout ce qu’elle a de meilleur dans la
-cervelle et dans le cœur, pour sa propre instruction,
-pour l’instruction et le plaisir des autres, pour l’honneur
-des <i>Bonnes Lettres</i>. Donc, avant tout, il faut un
-sujet capable d’intéresser acteurs et spectateurs, assez
-riche aussi pour fournir matière à tous les talents.
-C’est la tâche du professeur de le découvrir, de le distribuer,
-puis de coordonner, de revoir et de parfaire
-le travail des élèves.</p>
-
-<p>On s’accorde à dire que notre séance <i>Honneur et
-Patrie</i> réunissait toutes les conditions de succès. Elle
-roulait sur l’un des épisodes les plus émouvants que
-renferme l’histoire de notre vaillante province. Toutes
-les formes que peuvent revêtir les exercices littéraires
-dans un cours de rhétorique, y ont trouvé leur place
-naturelle : la prose française dans le tableau historique,
-dans les discours du conseil de guerre, dans la lettre
-en vieux <i>françois</i>, dans le récit poétique de la bataille ;
-la prose latine, d’ordinaire peu goûtée des dames et
-des queues de classe, dans les portraits et dans le dialogue
-nocturne ; la poésie des deux langues dans le
-chant du barde, dans l’hymne triomphal et l’épilogue
-à la France. Les lettrés de l’assistance ont pu être
-satisfaits ; les autres, chez qui l’amour du <i>beau parler</i>
-ne va pas jusqu’à la passion, n’ont pas dû être trop
-mécontents : car, sauf peu d’exceptions, nos exercices
-littéraires n’étaient pas lus, mais parlés, et formaient
-autant d’épisodes naturels entre les trois actes déclamés
-que comportait l’action.</p>
-
-<p>Le plan général et les principaux détails de cette
-séance avaient été préalablement discutés en conseil
-académique. Les trois plus gros bonnets (j’ai la toque
-de vice-président) furent invités à fournir, d’après un
-canevas donné par le professeur, chacun un acte, travaillé
-à fond : il s’en inspira comme il put et comme
-il voulut pour la rédaction définitive. Nous eûmes le
-plaisir d’y retrouver nos idées sous une forme sensiblement
-perfectionnée, parfois toute nouvelle, et la
-comparaison avec notre ébauche nous profita. Les
-devoirs littéraires sont davantage notre œuvre personnelle,
-quoique plus d’une fois remaniée sur les
-indications du maître.</p>
-
-<p>En somme, durant ces trois semaines, le travail de
-la composition et celui de la déclamation nous ont fait
-remuer bon nombre d’idées que nous ne perdrons plus,
-et cette gymnastique de l’esprit nous a donné à tous
-un nouvel entrain pour l’étude. La contagion s’est étendue
-à toute la classe, fière des compliments que lui a
-valus son académie, et a gagné les classes de littérature
-voisines, désireuses de nous imiter ou de nous
-surpasser. Preuve que nous n’avons pas perdu notre
-temps.</p>
-
-<p>Tu me demandes à ce propos, non sans malice, je
-crois, ce que devenait la rhéto, pendant que le professeur
-avec sa tête de classe préparait cette belle
-académie. Mais rien n’est plus simple, mon ami : le
-professeur continuait à faire sa rhéto, et les élèves
-aussi, tous sans exception. Jamais, en classe, il n’a
-été question de la séance. Le professeur travaillait
-double, les académiciens travaillaient double : il a
-probablement pris un certain nombre d’heures sur le
-repos de ses nuits, nous en avons pris quelques-unes
-sur nos récréations et nos congés. Voilà tout le secret :
-propose-le à ton professeur et dis-moi des nouvelles
-de l’accueil qu’il y fera !</p>
-
-<p>Non, vois-tu, mon ami Louis — il faut que je te
-l’avoue — je finirai par devenir féroce pour l’<i lang="la" xml:lang="la">Alma
-Mater</i>. Ce ne sera pas la faute des Jésuites ; car depuis
-que je suis à leur école, je n’ai jamais entendu de leur
-bouche un mot injurieux à l’adresse de cette Université
-qui les déteste. Et c’est leur faute pourtant, d’une autre
-manière : car entre leurs procédés d’instruction ou
-d’éducation et les siens, je découvre tous les jours
-des contrastes plus violents, qui irritent mon regret de
-les avoir connus si tard.</p>
-
-<p>Que veux-tu ? Je suis franc.</p>
-
-<p>Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul.</span></p>
-
-
-
-
-<h3 id="c18" title="23. Les auteurs classiques : lecture et prélection">23. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">12 février.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Merci pour tes multiples compliments : je transmettrai
-à Jean la part qui lui en revient et je suis sûr
-qu’il t’en sera reconnaissant. Quel bon type et quel
-brave cœur ! Je voudrais bien qu’il fût ton ami aussi.</p>
-
-<p>Maintenant je m’empresse de répondre compendieusement
-aux deux aimables questions, par lesquelles
-tu me prouves ta sollicitude pour mon avenir
-et pour mon présent. L’avenir, c’est le baccalauréat ;
-le présent, c’est l’ennui. Procédons par ordre.</p>
-
-
-<p class="ugap">1<sup>o</sup> Tu veux savoir si je ne crains pas que tous ces
-exercices « extra-classiques » m’empêchent de conquérir
-à la fin de l’année le parchemin officiel ?</p>
-
-<p>Ta préoccupation, mon ami,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Part d’un bon naturel : mais quitte ce souci.</i></div>
-</div>
-
-<p>Je suis tellement sûr de me doubler, dans six mois,
-de cette bienheureuse peau d’âne que… je n’y pense
-même pas. Dès le premier jour de classe, notre professeur
-nous a dit : « Mes amis, vos parents tiennent
-à ce que vous soyez bacheliers ; vous y tenez également,
-moi de même. Mais, écoutez bien ceci : la meilleure
-manière, la plus sûre et la plus courte, de préparer
-son baccalauréat, c’est de ne pas y songer et de
-songer beaucoup à faire une bonne rhétorique. C’est
-à moi, selon la direction des supérieurs, de régler votre
-travail et mon enseignement de façon à concilier tous
-vos intérêts. Je l’ai fait pour vos devanciers, qui n’ont
-pas eu à s’en plaindre : je le ferai pour vous. Mais
-je vous défends formellement à tous, tant que vous êtes,
-de jamais prononcer devant moi le mot de baccalauréat,
-pas plus que je ne le prononcerai devant vous,
-d’ici à Pâques. »</p>
-
-<p>Il a tenu parole et nous aussi. Nous faisons du latin
-et du grec à loisir et à plaisir ; de la littérature ancienne
-et moderne, de l’histoire et de la géographie, avec
-intérêt ; de l’allemand, sans trop rechigner ; des sciences,
-autant qu’il faut ; tout cela d’après un plan parfaitement
-ordonné et ponctuellement suivi, sans fatigue
-et sans inquiétude, sûrs d’arriver, comme si nous voyagions
-dans un de ces trains d’Angleterre, qui partent,
-s’arrêtent, repartent, sans un instant de retard et sans
-un cri. Notre conducteur veille : cela nous suffit, et
-cette absence de préoccupation favorise bien autrement
-le bon travail que la sotte fièvre dont on se laisse parfois
-tourmenter, sans autre profit que des pertes de temps.</p>
-
-<p>Mais, pour te rassurer plus complètement, je dois
-ajouter que notre professeur a fait ses preuves. L’an
-dernier, tous ses élèves, moins un, ont été reçus au
-baccalauréat — et ils avaient fait des thèmes grecs et
-des vers latins jusqu’à l’avant-veille des examens !</p>
-
-
-<p class="ugap">2<sup>o</sup> Tu désires savoir combien de fois par semaine je
-m’ennuie en classe ?</p>
-
-<p>Le compte est facile : je ne m’ennuie jamais. Il y a
-des matières qui me plaisent moins que d’autres : à
-celles-là je m’intéresse par devoir. Mais l’étude des
-auteurs classiques, qui <i>t’assomme</i>, est précisément ce
-que je préfère à tout le reste. Il est vrai qu’elle ne se
-réduit pas, comme trop souvent chez vous, à une
-sèche traduction faite par l’élève, maintes fois préparée
-à l’aide d’un corrigé juxtalinéaire, agrémentée de
-quelques rares explications du professeur et se traînant
-ainsi au milieu de l’indifférence générale jusqu’au
-moment où l’heure sonne. Cela fait songer au
-macaroni des mendiants napolitains. Tu ne sais pas ?
-La marchande tire délicatement de sa marmite un de
-ces succulents petits tuyaux et en met l’extrémité
-dans la bouche du client, avec défense aux mains
-d’intervenir ; le client avale, avale à même, les yeux
-fermés. Quand il en a pour ses deux sous, la bonne
-femme coupe au ras des lèvres ; le suivant rattrape le
-bout disponible, et le macaroni continue à se développer
-uniformément.</p>
-
-<p>Nous avons plus de variété. Le professeur nous
-explique ou nous fait expliquer par nous, en traduction
-courante, les auteurs secondaires, historiens et petits
-poètes : c’est la <i>lecture</i>. Aux grands classiques, orateurs
-et poètes, qui offrent l’application plus parfaite des
-règles qu’on étudie en rhétorique, on réserve l’honneur
-de la <i>prélection</i>. Tu vas saisir par un exemple.</p>
-
-<p>Le programme de rhétorique comprend, pour le
-premier trimestre, les principes généraux de l’art oratoire
-et les règles du discours ; pour le second trimestre,
-les genres d’éloquence. Concurremment avec
-la théorie, nous étudions la pratique dans Cicéron,
-Démosthène et Bossuet. Voici comment notre professeur
-applique la méthode au plaidoyer <i lang="la" xml:lang="la">pro Milone</i>, que tu
-connais bien.</p>
-
-<p>Il ne commence point par perdre son temps à nous
-débiter une savante dissertation sur ce chef d’œuvre
-qui… que… dont… Qu’est-ce que nous en retiendrions
-à ce moment ? Il vaut bien mieux nous faire assister au
-procès.</p>
-
-<p>Il ouvre donc son livre et nous lit avec intelligence
-(ce n’est pas rien !) la première page de l’<i>exorde</i>.
-Qui est l’orateur ? Qui est le prévenu ? Qui sont les juges ?
-Où se passe la scène et avec quel appareil ? Dans quel
-état d’esprit sont les assistants ? La réponse à ces
-diverses questions fournit déjà une somme considérable
-de notions utiles sur l’histoire et les institutions
-romaines, en même temps qu’elle pique la curiosité.
-Que va dire Cicéron — non pas le vrai Cicéron, dont
-la peur valut à son client le plaisir d’aller manger de
-si bon poisson à Marseille — mais le Cicéron de cabinet,
-en pleine possession de son sang-froid et de son talent ?</p>
-
-<p>Le professeur attaque alors le texte, phrase par
-phrase, et le fouille à fond, au point de vue du sens
-et de la valeur de l’expression. Puis il y montre, sous
-le trouble apparent des idées et l’embarras voulu de
-la structure, un art profond pour tourner en faveur de
-la cause tout ce qui semble contre elle et pour faire
-partager aux juges intimidés l’assurance qu’affecte
-l’orateur. Tu vois qu’il ne s’agit plus d’une traduction
-plus ou moins littérale ou d’une simple étude de langue :
-l’auteur devient le modèle, et la prélection vient à l’appui
-des principes oratoires. Quant à la sauvegarde nécessaire
-du principe moral, le professeur aura soin de noter
-comme il convient les entorses que l’avocat de Milon
-donne à la vérité des faits.</p>
-
-<p>Une seconde et peut-être une troisième et une quatrième
-prélection semblables seront consacrées à étudier
-le reste de l’exorde. Ce ne sera pas trop : car il
-est l’œuf d’où sortira tout le discours, et il fournira
-matière à bien d’autres observations intéressantes.</p>
-
-<p>De la <i>réfutation</i> qui suit l’exorde, on extraira un
-beau modèle de discussion oratoire, à propos du droit
-de légitime défense en cas d’agression.</p>
-
-<p>La <i>narration</i> de la rencontre de Milon avec Clodius,
-y compris les antécédents et les suites, amènera
-une foule de détails sur les mœurs politiques et autres
-des Romains et mettra de nouveau en lumière l’habileté
-consommée de ce roi des avocats sans scrupule.</p>
-
-<p>Dans le <i>corps du discours</i>, on choisira quelques
-modèles d’argumentation et de développement oratoire,
-auxquels on joindra les endroits les plus pathétiques
-de la <i>péroraison</i>, et ainsi l’on aura sur l’auteur
-et sur son œuvre des idées claires, complètes, solides,
-qu’on pourra désormais formuler en connaissance de
-cause.</p>
-
-<p>Mais comment retenir une pareille quantité de notions
-en tout genre ? — On y a pourvu, mon ami.
-D’abord, il n’est pas défendu de prendre des notes, au
-moins pour les questions plus difficiles. Puis, après
-chaque prélection, quelques élèves sont interrogés
-sur les choses principales qu’ils viennent d’entendre.
-Le lendemain, avant la prélection du jour, la précédente
-est répétée tout entière, rapidement, mais à
-fond, souvent avec addition de nouvelles remarques.
-Enfin, chaque samedi, il y a revue générale de tout
-ce qui a été expliqué ainsi pendant la semaine. Il faut
-bien que l’essentiel finisse par vous rester.</p>
-
-<p>Parallèlement au chef-d’œuvre de l’orateur romain,
-nous étudions le modèle de l’éloquence grecque, cet
-immortel discours de la <i>Couronne</i>, moins régulier et
-moins châtié que la <i>Milonienne</i>, mais la dominant,
-à mon humble avis, de toute la distance qui sépare la
-raison de la phrase, l’émotion naturelle de la passion
-savante, le torrent impétueux du fleuve canalisé, et,
-somme toute, le génie du talent. Les deux orateurs
-déploient dans la bataille une habileté merveilleuse ;
-mais on sent que Démosthène défend son honneur et
-la patrie, tandis que Cicéron a plutôt l’air de lutter
-pour un parti politique et pour sa clientèle. Quand le
-grave consulaire, pour épouvanter les juges, fait sortir
-des enfers l’ombre de Clodius, on sourit, et cet artifice
-quelque peu puéril diminue ensuite l’effet grandiose
-de l’auguste Jupiter qui, du haut des montagnes latines,
-ouvre enfin les yeux pour voir et punir les crimes
-du tribun révolutionnaire. Mais lorsque, pour se justifier
-d’avoir organisé contre l’envahisseur Philippe une
-résistance impossible et voulu, au défaut de la victoire,
-sauver du moins l’honneur de la patrie, Démosthène
-en appelle solennellement aux héros tombés à Marathon,
-que l’assurance de mourir n’a pas empêchés de faire
-leur devoir de soldat, je dois avouer qu’il me donne la
-chair de poule, comme si je voyais passer dans un
-éclair la charge de Reichshoffen. — « Ah ! les braves
-gens ! » s’écriait Guillaume ; moi aussi j’ai l’envie de
-dire : « Ah ! l’éloquent patriote ! »</p>
-
-<p>De Marathon à Rocroi et à « cette redoutable infanterie
-de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons
-serrés ressemblaient » à ce que tu sais, il n’y a pas loin.
-Notre professeur ne nous sature pas non plus de belles
-critiques générales sur Bossuet : il le lit avec nous en
-classe, nous le fait saisir sur le vif et nous promène à
-loisir dans les mystères de ses hauteurs et de ses profondeurs.</p>
-
-<p>Nous ne sortons pas de ces splendeurs intellectuelles,
-quand ensuite nous entrons dans l’étude du <i>Cid</i>, des
-<i>Horaces</i>, de <i>Polyeucte</i> : Corneille et Bossuet sont de
-la même famille de grands esprits. Après Corneille
-vient l’émouvant et séduisant Racine, qui fait mieux
-comprendre et parfois admirer à ses propres dépens ses
-modèles grecs, Euripide et Sophocle.</p>
-
-<p>Ne ris pas, mon ami, de cet enthousiasme un peu
-nouveau chez moi pour les Grecs ! Depuis que je les
-entends expliquer par un homme qui les connaît et
-qui, à travers leurs formes encore ingrates pour des
-élèves, nous fait apprécier cet art à la fois simple et
-profond qui cherche le beau, non pas dans les effets
-d’à côté, mais dans la pure expression de la nature
-idéalisée, comme Phidias dans ses marbres immortels,
-je suis tenté de mésestime pour les Latins. Mais je ne
-veux pas être injuste envers eux : ils ont bien profité
-des Grecs. Virgile se lit après Homère, avec le même
-plaisir que Racine après les tragiques athéniens. Néanmoins
-je comprends qu’après avoir lu Virgile une fois,
-on relise trois fois le bon Homère.</p>
-
-<p>Il y a pourtant un Latin qui me plaît, et beaucoup :
-mais c’est encore parce qu’il a éminemment l’esprit
-grec et (passe-moi l’énormité de l’anachronisme) l’esprit
-français. C’est ce païen d’Horace : non point assurément
-dans ses gaillardises, mais dans les nobles envolées
-de ses odes patriotiques ou morales, dans les
-gracieuses ou touchantes échappées de son imagination
-de poète et de son brave cœur d’ami, dans ces épîtres
-et ces satires où le bon sens le plus naturel fait assaut
-avec la plus franche gaîté, mélange de sel attique et
-de sel gaulois. Je ne sais pas, mon cher, combien tu
-admires Nicolas Despréaux : il versifie avec une correction
-que ne devait guère dépasser sa perruque
-Louis XIV, et je trouve même qu’il accommode fort
-proprement les reliefs d’Horace ; mais quand je voudrai
-faire bien dîner mon esprit, c’est à la table d’Horace
-que je le mènerai, avec l’espoir secret d’y rencontrer
-La Fontaine et Molière, ses deux cousins du grand
-siècle : la fête alors sera complète.</p>
-
-<p>Je ne me doutais pas autrefois de cette parenté si
-étroite qui relie nos classiques les plus véritablement
-français à l’antiquité grecque et latine ; je répétais sottement
-avec mes camarades :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ?</i></div>
-</div>
-
-<p>Je blasphémais ce que j’ignorais. Mais j’en suis revenu
-depuis six mois, et à présent, ignorant un peu
-moins, j’apprécie mieux et j’admire sincèrement.</p>
-
-<p>Je ne t’ai parlé que des grands classiques : nous ne
-négligeons pas ceux du second rang. Ils servent à
-reposer l’esprit, durant les derniers quarts d’heure
-d’une classe déjà bien remplie. Mais, même pour ceux-là,
-on ne prend pas le macaroni <i>à la défilade</i> : on choisit
-le meilleur. Le professeur a d’ailleurs soin de maintenir
-toujours, par des résumés ou des lectures courantes,
-les liaisons et les vues d’ensemble.</p>
-
-<p>Et comme il met en cela et dans le reste autant de
-science et d’esprit que d’entrain, tu comprendras que la
-classe devienne pour nous un véritable plaisir, un régal
-intellectuel, et qu’on désire, par ce commerce intime
-avec les grands écrivains, arriver avec le temps à se
-façonner sur eux, à les imiter sans les copier, à devenir
-soi-même quelqu’un : ce qui est le but final des
-études — et le plus court chemin pour conquérir un
-baccalauréat honorable.</p>
-
-<p>Si tu trouves cette lettre trop technique, tant pis
-pour toi ! Tu l’as voulu. D’ailleurs, ma moustache
-commence à rivaliser de sérieux avec la tienne : c’est
-dire que j’acquiers le droit de parler gravement de
-choses graves.</p>
-
-<p>Bien à toi,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c19" title="24. Les jours gras : loterie et visite aux Petites-Sœurs">24. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">22 février.</p>
-
-
-<p class="ind">Ma petite sœur grande,</p>
-
-<p>Que c’est vilain à toi d’être tombée malade au moment
-précis où je t’attendais ! L’as-tu fait exprès ? Si
-je le savais, je… je garderais le lot que tu as gagné et
-par-dessus le marché celui de maman, qui, au lieu de
-venir s’amuser ici avec toi et moi, a préféré faire son
-carnaval auprès de ton lit, en compagnie sans doute
-de plusieurs pots de tisane. Comme ça devait être gai
-pour toutes deux ! Vous n’avez pas de remords ? Il y
-aurait de quoi, pourtant, car notre carnaval a fort bien
-réussi. Pour ton châtiment, je vais t’en faire venir
-l’eau à la bouche. Écoute un peu.</p>
-
-<p>Le premier jour, grandissime représentation d’une
-comédie de Labiche, <i>les Gobe-mouches</i>. Il ne faudrait
-pas demander à tes Ursulines de chercher ce titre
-dans leur répertoire de l’Opéra-Comique ou du Théâtre
-des Variétés : car, d’abord, elles ne savent peut-être
-pas ce que c’est qu’un répertoire de théâtre, et puis
-ce titre n’y est pas. La pièce est de Labiche tout de
-même, un peu rarrangée, avec suppression de la trop
-aimable moitié du genre humain à laquelle tu appartiens.
-Je t’en fais mes excuses ; mais il paraît que ces
-dames ne se présentent pas convenablement !… Elle
-a été interprétée par les Anciens Élèves, dont cinq ou
-six jeunes de vingt à vingt-cinq ans et deux déjà pères de
-famille, tous acteurs émérites depuis leur temps de rhétorique.
-Pièce et jeu fort spirituels, quelquefois absolument
-pouffants. Si tu avais été là, tu serais repartie
-bossue, à force de rire — et j’étais condamné à n’avoir
-plus tard qu’un bossu pour beau-frère ! Tu as donc
-bien fait de rester à Z… avec tes pots de tisane.</p>
-
-<p>Le lendemain, nouveau plaisir, très long, trop long
-pour certaines personnes, qui sont venues employer
-trois heures à espérer qu’enfin leur nom sortirait de
-l’urne et à voir passer devant leur nez des lots superbes.</p>
-
-<p>Hélas ! je suis de ceux-là. En fait de chance aux
-loteries, je n’ai jamais eu que du guignon ! Tu as un
-lot, maman en a un, moi rien. Je convoitais pourtant
-bien — tu ne devinerais jamais quoi, je puis te le
-donner en mille — un charmant petit ânon vivant :
-robe grise avec croix noire dans le dos, des yeux doux
-et clairs, une paire d’oreilles à faire jaunir d’envie
-notre cousin Ernest, bref, un amour d’ânon, qui représentait
-la classe de sixième. Il faut savoir que chaque
-classe se cotise pour fournir son lot. La rhéto a donné
-la belle édition savante des Œuvres complètes de Corneille
-et de Racine, un cadeau de grand prix : mais
-qu’était-ce en comparaison de Brocoli ?</p>
-
-<p>On l’avait amené dans la salle, bien brossé, parfumé,
-enrubanné. On l’invita poliment à monter les six
-marches qui le séparaient de la scène : il refusa, par
-modestie. On le pressa, on le poussa même un peu :
-mais les honnêtes gens de son espèce, si jeunes qu’ils
-soient encore, n’aiment pas qu’on violente leur liberté
-de conscience. Plus ses conducteurs insistaient, plus
-il résistait. On a du caractère ou on n’en a pas : Brocoli
-en avait, na ! Mis ainsi par lui au pied du mur,
-les âniers délibérèrent et parlaient déjà d’enlever le
-rebelle à force de bras ; mais</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Le plus âne</i> parfois <i>n’est pas celui qu’on pense</i> :</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Brocoli devina le complot et, profitant du désarroi,
-soudain, d’un seul bond, il franchit les six marches et
-se présenta de lui-même, libre et fier, au public. Il
-eût certainement chanté sa victoire, si les applaudissements
-ne l’avaient intimidé. On le rattrapa et on le
-contraignit d’écouter immobile une chanson dont
-l’air ne lui plut pas : il n’y répondit pas un mot. Il fut
-néanmoins tiré au sort et échut (admire l’intelligence
-du hasard !) à un de nos professeurs de musique. Tu
-devines comme les deux confrères furent applaudis.
-Mais il faut croire que le pauvre Brocoli avait eu peur
-de tomber plus mal : car il redescendit l’escalier sans
-faire de cabriole et sortit les oreilles droites.</p>
-
-<p>A notre grande joie, il n’est pas tout à fait perdu
-pour nous. Aussitôt après la loterie, nous nous sommes
-concertés pour le racheter à l’heureux gagnant : on le
-mettra au vert à la campagne du collège, où il partagera
-nos ébats, les jours de congé, jusqu’à ce qu’il soit
-assez fort pour traîner la carriole des Petites-Sœurs
-qui viennent chercher les restes de nos repas. Ce sera
-pour lui une position sociale très honorable et il pourra
-y gagner tout doucement sa part de… j’allais dire de
-paradis : mais ce n’est tout de même qu’un baudet !
-L’herbe fraîche lui suffira.</p>
-
-<p>Maman a gagné un christ en ivoire, très expressif,
-monté sur branches d’olivier naturel, un des lots que
-j’ai vu le plus apprécier durant l’exposition au parloir
-(j’ai eu l’honneur de compter parmi les <i>collecteurs</i>).
-Je l’avais désiré pour elle. Il me console de n’avoir pas
-eu Brocoli, quoique pourtant j’eusse été bien aise de
-t’offrir le bourriquet en souvenir de ton petit frère !</p>
-
-<p>Toi, tu as gagné une caisse de mandarines : il doit y
-en avoir pour ton année, à une par jour. Est-ce que
-tu aimes les mandarines ? Cela m’étonnerait. C’est
-fade, c’est odorant, c’est… Crois bien, au moins, que
-je dis cela sans arrière-pensée égoïste.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, nous avons été porter aux bons vieux
-et aux bonnes vieilles de nos Petites-Sœurs leur part
-du produit de la loterie. Ils nous ont fait une réception
-de gala. A peine avions-nous franchi la porte cochère
-que, sous la véranda en face, nous apercevons, rangés
-sur un seul front, une trentaine de braves gens endimanchés
-et, à quatre pas en avant, un vénérable tambour,
-qui salua notre arrivée d’un roulement ému.
-Quand nous fûmes plus près, il tourna par le flanc
-gauche et s’engouffra dans la maison, toujours battant ;
-les trente hommes, défilant derrière lui deux à deux,
-au pas relatif, nous menèrent à la porte du réfectoire,
-où ils firent la haie, pendant que nous entrions.</p>
-
-<p>Toute l’antiquité du lieu, dans ses plus beaux atours,
-nous attendait, debout et souriante, pour lui servir
-<i>notre</i> dîner : car c’est nous qui l’offrions.</p>
-
-<p>La prière faite, on s’assit. Nous nous disputâmes
-les tabliers blancs et nous servîmes chaud, sans trop
-de maladresses, sous la direction des bonnes Sœurs.
-D’autres coupèrent le pain, la viande, versèrent à
-boire. Quelques-uns durent s’occuper de remplacer
-les mains qui avaient trop de peine à atteindre la
-bouche sans accident. Ce fut très joyeux. Des mercis
-et des compliments et des tendresses, nous en eûmes
-à foison. Quelques rares grognons grognèrent bien un
-peu, sur la quantité ou la qualité des services ; mais
-les voisins nous disaient : « faites pas attention, monsieur ;
-c’est une vieille habitude qu’il a : il est plus
-bête que méchant. » Et l’on riait. A mesure que les
-estomacs étaient plus satisfaits, les visages le paraissaient
-aussi et, au dessert, un petit verre aidant, la
-joie fut parfaite.</p>
-
-<p>Parfaite, non : le dessert me sembla maigre et j’en
-eus du chagrin pour ces pauvres vieux et vieilles du
-bon Dieu. Il manquait une caisse de mandarines. Et
-je me disais : « Ah ! si ma sœur Jeanne était là avec
-la sienne ! Elle n’en garderait guère pour elle : je la
-connais. Quel plaisir elle se ferait de faire plaisir à ces
-braves gens ! Il y en a peut-être parmi eux qui n’ont
-jamais vu de mandarine et qui n’en verront jamais,
-tandis qu’elle, qu’est-ce que ça peut lui faire, de manger
-tous les jours une mandarine pendant un an ? Du
-mal. Surtout qu’elle est déjà malade !… Et puis ce
-n’est qu’un lot, un pur don du hasard : elle aurait pu
-fort bien, comme moi, ne rien gagner du tout… Ah !
-si j’avais avec moi la caisse de ma bonne sœur Jeanne ! »</p>
-
-<p>Heureusement, par prudence, je l’avais prise avec
-moi, pour le cas où tu me donnerais, sur place, la
-permission tacite de la distribuer en ton nom. Et je
-l’ai distribuée. Il y en avait trois cents ; ils étaient
-trois cents vieux : donc trois cents bénédictions, que
-je t’envoie. Ça te guérira, mignonne !</p>
-
-<p>Si pourtant tu tenais à être dédommagée, je m’engage
-à te les rembourser en trois cents baisers, échelonnés
-sur un espace de quarante ans — est-ce assez
-long ? — afin qu’il t’en reste quelques-uns, quand tu
-seras vieille aussi. Donne tes pauvres joues pâlies et
-maigries, pour que j’y mette les deux premiers, et
-compte bien.</p>
-
-<p>Vous, maman, guérissez-la vite. Je vous embrasse
-aussi, avec papa. Ne craignez rien pour votre christ :
-vous l’aurez.</p>
-
-<p class="sign">Votre <span class="sc">Popol</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c20" title="25. L’infirmerie">25. <i>A ma mère.</i></h3>
-
-<p class="date">28 février.</p>
-
-
-<p class="ind">Chère maman,</p>
-
-<p><i>Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas
-qu’on vous fît !</i> Parole d’Évangile. J’ai eu tort de l’oublier,
-en me moquant des pots de tisane de ma petite
-sœur, et le ciel m’en a châtié. C’est de l’infirmerie que
-je vous écris. J’ai eu quelques jours de toux et de
-fièvre, sans danger aucun. A présent, je suis en pleine
-convalescence, avec des jambes qui flageolent encore
-et une tête un peu plus vide qu’avant. Le cœur étant
-resté intact, je cède au besoin de venir vous donner
-de mes nouvelles.</p>
-
-<p>J’habite une jolie chambre au premier étage : parquet
-ciré, bon fauteuil Voltaire (c’est peut-être tout
-ce que je devrai jamais de bon à ce gredin-là, s’il en
-est l’inventeur !), lit mollet, rideaux blancs, vue très
-récréative sur les cours où les élèves jouent. La hauteur
-et l’éloignement amortissent le bruit, mais ne
-m’empêchent pas de faire sur eux derrière mes rideaux
-quelques études de mœurs fort intéressantes.</p>
-
-<p>Pour me soigner, j’ai un frère infirmier qui vaut
-trois honnêtes gens, un saint homme et une Sœur de
-charité. Après m’avoir consciencieusement exténué
-par la diète, les purges et la quinine, tout en m’exhortant
-à la résignation chrétienne, le voilà maintenant
-qui, pour me rendre des forces, me gave comme s’il
-voulait convertir ma personne en une terrine de foie
-gras, selon une progression savante qui aurait de quoi
-alarmer tout autre estomac que le mien. Entre temps,
-il me régale de ses meilleurs tours de gobelet et de
-cartes. Il est très fort dans la partie. Il m’a avoué
-qu’étant au 1<sup>er</sup> régiment de cuirassiers, il en savait
-près de cinq cents et donnait souvent aux chambrées
-des séances de deux heures consécutives, toujours
-gratuites, pour empêcher les camarades d’aller boire
-et jurer dehors. Le prestige que lui donnait son talent
-lui servit même à en faire confesser plus d’un, et, en
-effet, il ne devait pas mal placer ses bouts de sermon,
-si j’en juge par ceux qu’il m’a insinués.</p>
-
-<p>L’autre jour, à la salle de récréation des infirmes, il
-nous a fait la surprise d’une scène de ventriloquie, un
-petit dialogue entre deux personnages, dont l’un est
-au grenier, l’autre à la cave. Vous ne vous figurez pas
-la stupéfaction comique des <i>gosses</i>, qui cherchaient
-les voix tantôt au plafond, tantôt sous le plancher :
-ils étaient ahuris et le saint homme ravi de les amuser.
-Il y a ici du plaisir à être malade, presque autant que
-si j’étais soigné par maman.</p>
-
-<p>Je n’ai pas été en classe depuis huit jours, et mon
-professeur, qui vient me voir fréquemment, ne veut
-pas encore que je travaille. Vous écrire, ce n’est pas
-travailler ; mais je suis sûr que vous ne seriez pas contente,
-si je prolongeais cette première lettre. A bientôt
-une autre plus longue ! Soyez sans inquiétude.</p>
-
-<p>Je vous embrasse tous.</p>
-
-<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c21" title="26. Concertation de la classe de quatrième">26. <i>A Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">8 mars.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami.</p>
-
-<p>Ne pouvant encore suivre la classe, on m’a permis,
-au titre exceptionnel de convalescent, d’assister au
-duel que se sont livré en public, à la grande salle, les
-deux sections de quatrième, vingt élèves contre vingt,
-sur la grammaire latine et grecque. Cela s’appelle une
-<i>concertation</i>. Il y avait longtemps que je désirais en
-voir une. Je ne regrette point l’heure que j’y ai passée.
-Voici ce que c’est.</p>
-
-<p>Au lever du rideau, on voit les deux armées rangées
-en bataille, l’une en face de l’autre, sur deux lignes :
-dix et dix d’un côté, dix et dix de l’autre. César commande
-les Romains, Vercingétorix les Gaulois. Au bas
-de la cantonade, sur la droite le professeur de la première
-section, sur la gauche celui de la seconde, chacun
-avec deux petits secrétaires chargés de marquer les
-points.</p>
-
-<p>Les deux porte-enseigne inclinent devant le P. Recteur
-l’aigle et le coq, puis vont les planter au fond,
-dominant le champ clos. On échange un dernier regard
-de provocation et la bataille commence.</p>
-
-<p>D’abord, ce n’est qu’une escarmouche. Le général
-romain récite, dans le ton naturel, un passage de ses
-<i>Commentaires</i>, sans broncher ; le chef gaulois lui donne
-la réplique en autant de lignes et sans broncher davantage.
-Beau début et bel exemple. Les deux seconds
-en font autant. Le troisième Romain hésite un quart
-de seconde sur un mot : son <i>émule</i> gaulois, prompt
-comme l’éclair, lui lance le mot à la face et le secrétaire
-du camp triomphant proclame <i>une victoire aux Gaulois</i>.
-C’est la première blessure. D’autres suivent, de-ci
-et de-là, toujours foudroyantes, quelquefois bravement
-rendues. Quand le premier rang a fini, il passe
-en demi-tour derrière le second, qui entre en lutte
-avec le second rang opposé, et ainsi de suite, jusqu’à
-ce que les diverses leçons, auteurs et grammaires,
-soient épuisées et que le P. Préfet, juge du tournoi,
-ait donné le signal du combat suivant : <i>l’explication
-latine</i>.</p>
-
-<p>Comme pour les leçons, les deux sections ont préparé
-les mêmes passages d’auteur. Un Gaulois, désigné
-par son professeur, lit une phrase indiquée, la dissèque
-grammaticalement et la traduit ; si l’<i>émule</i> y trouve à
-reprendre, il corrige et gagne une ou plusieurs <i>victoires</i>.
-Le Romain est ensuite soumis à la même épreuve, et
-ainsi des autres. L’épreuve ne se borne d’ailleurs pas
-au sens du texte : chaque combattant répond en outre
-à des questions très variées de grammaire, d’étymologie,
-d’histoire, d’érudition en tout genre. Puis encore
-vient l’application du texte à des pensées analogues,
-petits exercices oraux de thème et de version, où le
-professeur met en œuvre toute son ingéniosité professionnelle
-pour faire valoir tout ce que l’élève a de
-forces vives, portées à leur plus haute puissance par le
-stimulant toujours harcelant de l’émulation.</p>
-
-<p>Je t’assure, mon ami, que c’est un spectacle saisissant.
-Quand on voit ces gamins de douze ou treize ans,
-dont pas un n’a envie de rire, s’attaquer, se défendre,
-s’ingénier à rendre coup pour coup, se prendre parfois
-corps à corps, s’arracher la victoire pièce à pièce, on
-oublie qu’il ne s’agit que de grammaire et l’on se passionne
-avec eux. Il y avait là un pauvre Gaulois, pas
-grand, pas sot, qui, repris à faux par son émule et condamné
-à faux par le professeur un peu distrait, se débattit
-comme un beau petit diable contre tous les deux
-et, se voyant impuissant à faire triompher la vérité,
-se mit à fondre en larmes en s’écriant : « Mon Père,
-vous l’avez dit en classe ». On applaudit : la victime
-eut permission de s’expliquer et obtint double victoire,
-ce qui ramena instantanément la sérénité sur son visage.</p>
-
-<p>Après une déclamation française, qui permit aux
-troupes de reprendre haleine, la lutte reprit sur l’<i>explication
-grecque</i>. Même méthode, même ardeur, même
-connaissance très sérieuse de cette belle langue, qui
-parfois semble si ardue à ceux qui ne l’ont jamais
-approfondie.</p>
-
-<p>On se demandait avec une curiosité de plus en plus
-tendue à qui appartiendrait finalement la victoire,
-jusque-là disputée avec des chances à peu près égales.
-La fortune allait dire son dernier mot. Le héraut
-d’armes annonça : <i>Combat à mort</i>… Je frémis jusqu’à
-la moelle des os ; allaient-ils s’entre-massacrer ? Si
-jeunes encore !… Il ajouta : <i>sur les verbes irréguliers
-grecs</i>. Je respirai.</p>
-
-<p>Ces verbes irréguliers grecs sont, de tradition immémoriale,
-le cauchemar des écoliers. Est-ce à tort ou à
-raison ? Je ne le discute pas ; mais j’ai constaté que les
-élèves de quatrième n’ont pas plus peur de cet épouvantail
-que les moineaux ne redoutent le pacifique
-mannequin, destiné à les éloigner et devenu leur perchoir.
-Pourtant, il faut bien admettre que ces malheureux
-irréguliers présentent quelque difficulté, puisque,
-dans cette lutte suprême, tant de braves guerriers ont
-mordu la poussière.</p>
-
-<p>Il est vrai qu’on ne faisait plus de quartier. A peine
-l’adversaire avait-il bronché qu’on entendait résonner,
-strident comme une lame d’acier qui fend un casque,
-le fatal cri : <i>Mort !</i> Et le vaincu tombait inerte sur sa
-chaise. De quarante, bientôt il n’en resta sur pied que
-dix et la <i>grande faucheuse</i> continuait à passer impitoyable.</p>
-
-<p>Ils ne sont plus que quatre, deux de chaque nation.
-Les questions volent pour surprendre l’adversaire :
-mais l’adversaire sent qu’un instant de trouble, c’est
-sa perte, et il fait des efforts héroïques pour garder son
-sang-froid. A ce moment, le Gaulois numéro deux
-hésite. On lui a demandé la deuxième personne du
-singulier de l’optatif aoriste premier passif du verbe
-δράω; il donne par distraction la première : <i>Mort !</i> La
-distraction n’est pas admise sur le champ du carnage.</p>
-
-<p>Vercingétorix reste seul en face de César et de Labiénus ;
-il serre ses deux poings sous ses bras croisés,
-et lentement, martelant chaque syllabe, il répond,
-puis interroge, pâle, mais résolu. César est cramoisi,
-mais tient bon. Au second tour, son lieutenant tombe.
-L’auditoire devient haletant. Qui vaincra, Rome ou la
-Gaule ? L’histoire voudrait que ce fût Rome ; mais l’histoire
-se corrige avec le temps.</p>
-
-<p>A la troisième reprise, Jules César, qui pourtant
-jadis mourut en parlant grec, ne trouva pas assez vite
-je ne sais plus quel impératif : Vercingétorix le lui
-décocha comme une flèche : <i>Mort !</i></p>
-
-<p>Et le vainqueur respira profondément, s’essuya
-le front et faillit fléchir sous le poids de son triomphe :
-les bravos le soutinrent et, par-dessus les têtes, il envoya
-dans la salle un léger sourire à sa mère, qui s’était
-levée comme un ressort, toute radieuse de bonheur.</p>
-
-<p>Un joyeux dialogue donna aux secrétaires le temps de
-faire le compte des victoires obtenues de part et d’autre.
-Puis les deux armées reprirent leur position de combat
-et, au milieu du battement de tous les cœurs, le P. Préfet
-proclama : « Camp des Romains, 150 victoires ; camp
-des Gaulois, 165. La victoire finale est aux Gaulois. »</p>
-
-<p>Alors, grave et un peu triste, César prit des mains
-de son porte-enseigne l’aigle romaine et la remit à
-Vercingétorix, en disant : « Gloire aux vainqueurs ! »
-Le Gaulois la reçut avec dignité et, tendant la droite
-au Romain, il s’écria : « Honneur aux vaincus ! »</p>
-
-<p>Qu’en penses-tu, mon ami ? Est-ce encore du <i>flafla</i>
-et du temps perdu ? Et si, d’un bout de l’année à l’autre,
-du haut en bas de l’échelle des classes, chacune vient
-à son tour subir cette épreuve solennelle, ne crois-tu
-pas qu’il en reste quelque chose pour l’avancement des
-études ? Pour ma part, je suis sorti convaincu que,
-si j’avais eu dans mon jeune temps la chance de servir
-sous Vercingétorix ou même sous César, je saurais mes
-verbes irréguliers grecs mieux que je ne les sais — et
-peut-être toi aussi, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Dieu ! que je suis bavard pour un convalescent !</p>
-
-<p>Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c22" title="27. Le Ratio ou la méthode d’enseignement des Jésuites">27. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">15 mars.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Je reviens de la campagne avec mon professeur :
-c’est ma première promenade depuis mon malaise.
-Elle a été délicieuse. L’air était de velours, le soleil
-assez chaud pour attiédir les poumons sans alourdir
-la tête ; dans les prés scintillaient des milliers de primevères,
-dans les arbres les oiseaux chantaient en
-préparant leur nid, et partout la vue se reposait avec
-ravissement sur le feuillage encore tendre qui annonce
-le printemps. Comme Dieu est bon !</p>
-
-<p>Mon professeur l’est aussi : il est venu me chercher
-à l’infirmerie pour me faire jouir de ces belles choses
-et pour causer. Nous avons parlé de <i lang="la" xml:lang="la">omni re scibili et
-de quibusdam aliis</i>,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Passant <i>du grave au doux, du plaisant au sévère</i>.</div>
-</div>
-
-<p>Je lui ai confié que je songe à me pousser dans la
-carrière de l’enseignement public. Car j’y songe très
-sérieusement, mon ami, par pur désir de rendre service
-à la jeunesse universitaire, qu’on est en train d’abrutir :
-si je pouvais lui inoculer un peu de vaccin de
-Jésuite, je suis sûr qu’elle s’en trouverait bien.</p>
-
-<p>Mon professeur m’a encouragé, quoique avec une
-petite pointe d’incrédulité sur l’efficacité future de
-mes intentions réformatrices. Pour lui prouver que je
-ne plaisantais pas, je l’ai prié de me dire ce qu’est au
-juste le <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i>, dont j’ai entendu parler de divers côtés.</p>
-
-<p>— « C’est tout bonnement le <i>Plan d’études</i> de la
-Compagnie de Jésus.</p>
-
-<p>— Est-ce un livre <i>sacré</i> ?</p>
-
-<p>— Pour nous Jésuites, oui, puisqu’il fait partie des
-Règles de notre Institut ; mais chacun peut le lire : on
-le trouve en librairie. Il n’est pas si gros que le moindre
-des volumes qu’on a écrits pour le démonétiser : voulez-vous
-en lire quelques-uns ?</p>
-
-<p>— Grand merci, mon Père ! J’aimerais mieux que
-vous me donniez en quelques mots, si vous le voulez
-bien, la quintessence du livre.</p>
-
-<p>— Je serai trop heureux d’apporter ma petite part
-à l’éducation pédagogique d’un futur Grand Maître de
-l’Université de France.</p>
-
-<p>— Si je le deviens jamais, je vous ferai décorer.</p>
-
-<p>— Pour mes péchés ?</p>
-
-<p>— Non, comme votre ancien élève.</p>
-
-<p>— J’accepterai peut-être, pour la rareté du fait,
-sans en devenir plus fier… Vous voulez donc savoir ?…</p>
-
-<p>— En quoi réside le principe fondamental de ce
-fameux <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> ?</p>
-
-<p>— Votre Excellence va être servie. Ce principe, très
-simple, consiste à suivre le développement naturel
-des facultés pour former peu à peu l’homme parfait.
-Sans avoir étudié la psychologie…</p>
-
-<p>— <i>Psyché</i>, âme, et <i>logos</i>, discours : discours sur
-l’âme.</p>
-
-<p>— Parfaitement… vous savez sans doute qu’à titre
-d’animal raisonnable vous avez reçu de la nature trois
-facultés supérieures : la mémoire…</p>
-
-<p>— Oui, assez.</p>
-
-<p>— La sensibilité…</p>
-
-<p>— Trop.</p>
-
-<p>— Et le jugement.</p>
-
-<p>— Trop peu.</p>
-
-<p>— Le degré de culture et d’équilibre de ces facultés
-maîtresses donnera la valeur intellectuelle et les chances
-probables d’avenir d’un jeune homme au sortir du
-collège. Les amener par une sage progression au degré
-le plus élevé qu’il se pourra, c’est la tâche de l’enseignement
-secondaire.</p>
-
-<p>— Ce que vous dites là, mon Père, me trouble un
-peu. Ne suis-je pas au collège pour devenir savant, le
-plus savant possible ?</p>
-
-<p>— Entendons-nous. Le collège n’a pas pour mission
-de faire de vous un prodige ou un monstre, une encyclopédie
-vivante ou quelque chose comme un lauréat
-de <i>concours d’animaux gras</i> dans le domaine de l’esprit :
-il n’est pas une gaveuse. On est au collège, non
-pas pour tout apprendre, mais pour se rendre apte à
-acquérir plus tard la science que réclamera la carrière
-de chacun.</p>
-
-<p>— J’entrevois le but ; comment l’atteindra-t-on ?</p>
-
-<p>— Comment avez-vous fait, dans votre première
-enfance, pour arriver à savoir quelque chose ?</p>
-
-<p>— Ma foi, je n’y ai guère pensé. Voyons pourtant.
-On m’a toujours dit que j’étais fort curieux et fort
-bavard, demandant le pourquoi de tout et raisonnant
-à tort et à travers sur tout ce que j’avais vu ou entendu.</p>
-
-<p>— Besoin de connaître et besoin de parler : ce sont
-précisément les deux grands moyens naturels d’instruction.
-Entendez-vous dans ces hautes branches ce
-vaste et long bourdonnement ? Il y a là des milliers
-d’abeilles qui recueillent la poussière des premières
-fleurs ; chacune va déposer son butin dans les alvéoles
-où il se transforme en miel, et grâce à toutes les petites
-ouvrières qui parcourent ainsi la plaine et la montagne,
-la ruche se remplit d’un trésor délicieux. Ainsi
-votre jeune esprit s’est primitivement enrichi d’idées
-que vos yeux, vos oreilles, tous vos sens vous amenaient
-de partout : votre mémoire les a retenues et,
-avec l’aide de votre jugement naissant, dirigé et souvent
-rectifié par votre entourage, les a combinées,
-transformées et réunies en un premier fonds, qui
-comprenait toutes les connaissances usuelles dont un
-enfant est capable.</p>
-
-<p>A l’école primaire, par un procédé analogue, vous
-avez élargi votre petit horizon et augmenté votre
-bagage d’idées, grâce aux livres élémentaires d’histoire,
-de géographie, de sciences naturelles, et aux
-leçons de choses. On y a ajouté certaines notions pratiques
-de calcul, de dessin, de musique et autres, dont
-l’ensemble, couronné par l’enseignement religieux,
-aurait pu suffire à faire de vous avec le temps un honnête
-ouvrier, un petit commerçant, un travailleur de
-la terre…</p>
-
-<p>— Oh ! je voulais être pâtissier.</p>
-
-<p>— Pour manger des gâteaux ?</p>
-
-<p>— Oui, et plus tard général, pour battre les Prussiens.</p>
-
-<p>— C’était mieux.</p>
-
-<p>— Ce n’est qu’à dix ou onze ans que j’ai eu l’idée de
-devenir savant et d’aller au collège.</p>
-
-<p>— C’est le bel âge pour y entrer, celui que le <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i>
-suppose aux débutants de sixième : car il ne parle pas
-des classes de <i>robette</i>, septième, huitième, neuvième.</p>
-
-<p>— Elles existent pourtant chez les Pères.</p>
-
-<p>— Parce que trop de parents sont pressés de se décharger
-du soin de leur charmante, mais souvent difficile
-progéniture, et qu’ils sont prématurément épouvantés
-par le spectre de la limite d’âge pour les grandes
-écoles. D’autres familles n’ont pas à leur portée l’institution
-primaire qui leur conviendrait — et ne veulent
-pas des <i>petits collèges</i> de l’Université.</p>
-
-<p>— Vous regrettez ces entrées précoces au collège ?</p>
-
-<p>— Oui, parce qu’elles nous prennent des hommes
-qui pourraient mieux faire que de servir de bonnes
-d’enfants ; non, parce que beaucoup de ces enfants,
-exclus de chez nous, seraient moins bien préparés
-ailleurs et quelquefois trop exposés. Il y a des maux
-nécessaires. Mais, de toute façon, la formation secondaire
-ne commence régulièrement qu’après ces petites
-<i>classes préparatoires</i> et comprend trois cours : la <i>Grammaire</i> — c’est
-la base de l’édifice ; les <i>Lettres</i> — c’est
-le corps principal ; la <i>Philosophie</i> — c’est le couronnement.</p>
-
-<p>Le <i>Cours de grammaire</i> va de la sixième à la fin de
-la troisième : il continuera de développer chez l’enfant
-la mémoire, en appliquant son besoin d’apprendre
-et de parler à l’étude progressive du latin et du grec,
-tout en faisant appel à son jugement dans une foule
-d’exercices variés, oraux ou écrits, qui éveillent, assouplissent
-et fortifient le talent naturel.</p>
-
-<p>— J’ai entendu dire que, durant ces années de
-grammaire, on perd un temps précieux, qui serait
-plus utilement employé à d’autres études ?</p>
-
-<p>— Lesquelles ? Les sciences mathématiques et physiques
-peut-être ? L’immense majorité des enfants n’en
-est pas encore capable, à cet âge, et, en leur imposant
-avant le temps ces études abstraites, on risque de
-dessécher à fond leur esprit ou (cela s’est vu) de les
-<i>crétiniser</i>.</p>
-
-<p>— Mais les langues vivantes ne produiraient-elles
-pas le même effet de culture intellectuelle que le latin
-et le grec, avec des avantages en plus pour la vie pratique ?</p>
-
-<p>— Laissons pour le moment de côté les avantages
-pratiques : nous pourrons y revenir. Au point de vue
-spécial de la formation littéraire, le seul qui nous occupe,
-aucune langue moderne ne saurait remplacer
-pour nous les deux vieilles langues classiques. On
-pourrait en donner plusieurs raisons : une seule suffit — la
-raison historique. Par suite de la profonde influence
-que la civilisation gréco-romaine a exercée,
-d’abord sur nos ancêtres gaulois et francs, puis durant
-de longs siècles sur les générations chrétiennes qui
-ont suivi, la langue française, la pensée française, le
-goût et l’esprit français sont restés tellement pénétrés
-de l’esprit des deux peuples classiques que vouloir le
-leur enlever, ce serait vouloir enlever à un arbre sa
-sève, à un corps vivant le meilleur de son sang. Et, à
-la place, que pourrait-on bien nous inoculer ? De l’anglais
-ou de l’allemand ?… Vous avez entendu parler de
-cette opération nouvelle qui consiste à infuser à un
-anémique le sang tout chaud d’un animal, bœuf, bouc
-ou autre ?</p>
-
-<p>— Vaguement.</p>
-
-<p>— C’est, paraît-il, une invention merveilleuse : les
-anémiques reprennent à vue d’œil des couleurs et des
-forces ; seulement, dit-on, il y en a qui donnent des
-coups de corne et ont envie de brouter l’herbe tendre.
-Si l’on vous infusait à haute dose du <i lang="de" xml:lang="de">deutsch</i> ou de
-l’<i lang="en" xml:lang="en">english</i>, mon pauvre Paul, vous ne connaîtriez bientôt
-plus que la boxe et la choucroute. Pour rester Français,
-il faut rester Gréco-Romain.</p>
-
-<p>— Permettez, mon Père ! Ne pourrais-je pas me contenter
-de me former sur les modèles français ? Ils ont
-quelque valeur et soutiennent même parfois la comparaison
-avec les anciens, sans trop de désavantage — si
-j’en crois les affirmations de mon docte professeur
-de Rhétorique.</p>
-
-<p>— C’est parce qu’ils ont de la valeur, inconséquent
-jeune homme, qu’on vous les fait étudier, et aussi pour
-vous montrer à quoi l’on arrive, avec du talent, par
-l’étude des anciens : car c’est à Rome et à Athènes que
-se sont formés nos trois premiers siècles littéraires,
-laissant en héritage au dix-neuvième un riche fonds
-d’œuvres saines et une belle langue. Le jeune siècle
-a voulu mieux faire : il le pouvait, s’il était resté
-fidèle au premier plan du romantisme, qui, à la forme
-antique, débarrassée de certaines entraves accessoires,
-rêvait d’unir l’inspiration nationale et chrétienne.
-Au lieu de cela, grisé par l’esprit novateur, il a, comme
-le fils prodigue, jeté son héritage aux quatre vents
-du ciel, dans les régions de la licence sans frein et
-sans pudeur, d’où il est revenu en loques.</p>
-
-<p>— Mon père, vous êtes impitoyable.</p>
-
-<p>— Je ne crois pas être injuste, mon fils : car j’admets
-de très honorables exceptions, comme vous le
-verrez dans la suite de notre cours de littérature.
-Mais je dois maintenir que, étudiée seule, la littérature
-française offrirait un champ d’étude trop restreint
-par le nombre des chefs-d’œuvre et trop peu sûr
-pour les principes. Nous devons l’étudier, l’aimer plus
-que toute autre, contribuer à sa gloire, si nous le pouvons,
-mais aussi suppléer à ses lacunes et nous garantir
-contre ses défauts, comme l’artiste, en travaillant
-dans le marbre ou sur la toile, a sans cesse devant
-les yeux l’idéal que lui tracent les règles de son art.
-Or, depuis que le monde est monde, il n’a point existé
-de forme littéraire ou artistique plus parfaite que la
-forme grecque, et vous connaissez les deux vers d’Horace :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo</i></div>
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Musa loqui, præter laudem nullius avaris.</i></div>
-</div>
-
-<p>Traduisez librement.</p>
-
-<p>— Aux Grecs le génie, aux Grecs le beau parler,
-avec l’unique passion de la gloire.</p>
-
-<p>— Fort bien. Après les Romains, qui nous ont
-d’abord transmis l’idéal grec, tel qu’ils se l’étaient
-assimilé, toutes les nations modernes, depuis des
-siècles, sont allées et vont encore apprendre à Athènes
-ou du moins à Rome, son héritière la plus directe,
-les secrets de la beauté littéraire comme de la beauté
-artistique. Il en sera ainsi longtemps encore, parce
-que l’idéal grec n’est pas le fruit du caprice ou du
-convenu, mais un type parfaitement raisonné et admirablement
-conforme à l’immortelle nature.</p>
-
-<p>— Vous, savez, mon Père, que vous prêchez un
-converti.</p>
-
-<p>— Oui… mais aussi un convalescent, qui ne doit
-pas être encore de force à soutenir un sermon trop
-long. Tenons-nous-en là, s’il vous plaît.</p>
-
-<p>— En attendant la suite pour bientôt, n’est-ce pas,
-mon Père ?</p>
-
-<p>— Si vous êtes sage.</p>
-
-<p>— Je le serai, pour cette raison et pour plusieurs
-autres.</p>
-
-<p>— Nous sommes d’ailleurs arrivés et j’aperçois le
-Père Ministre, qui vient à notre rencontre. »</p>
-
-<p>Le Père Ministre est tout bonnement mon Père
-spirituel, que tu connais déjà. Sous sa forme ministérielle,
-les élèves n’ont guère avec lui de relations directes.
-C’est pourtant un gros personnage : il est le
-second du Père Recteur, pour tout ce qui regarde l’ordre
-général de la maison, et j’ai vu le Père Préfet lui-même
-venir, sa barrette à la main, lui demander la
-permission, un jour qu’il était fatigué, de prolonger
-le lendemain son sommeil jusqu’à cinq heures. C’est
-le Père Ministre qui gouverne la sacristie, la cuisine,
-les travaux intérieurs et tous les services domestiques,
-par le moyen des Frères coadjuteurs et du personnel
-salarié. Il a toutes les clefs, y compris celles de l’office
-et de la cave.</p>
-
-<p>A ma vue, ses entrailles deux fois paternelles s’émurent
-de compassion et, pour me rendre plus vite mes
-jambes et mes couleurs, il nous offrit un petit verre
-de derrière les fagots avec un excellent biscuit de
-Reims. Nous prîmes les deux au grand air, sur une
-table champêtre, fort joyeusement, et pour terminer
-la soirée, pendant que mon professeur disait son bréviaire
-dans une avenue, le Père Ministre voulut bien
-perdre sur moi une partie d’échecs. Il s’en vengea en
-nous ramenant au collège dans sa carriole, pour nous
-épargner la route à pied.</p>
-
-<p>Bonne journée. Je t’en souhaite beaucoup de semblables,
-mon cher Louis, sans grande chance de réalisation :
-car tes professeurs ont à promener leurs jeunes
-héritiers, et le lycée n’a pas de Père Ministre.</p>
-
-<p>Demain, je rentre en classe. Quel bonheur !</p>
-
-<p>Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="28.">28. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">26 mars.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Puisque ma <i>pédagogie</i> te plaît et que tu en redemandes,
-voici la suite.</p>
-
-<p>Nous étions en promenade de congé à la campagne
-du collège ; mes camarades jouaient aux barres sur
-l’herbe avec une frénésie que j’aurais volontiers partagée ;
-mais un reste de faiblesse me clouait sur un
-siège rustique au pied d’un arbre, et je regardais. Mon
-excellent professeur vint à passer, et m’apercevant :</p>
-
-<p>« Vous ne ressemblez pas mal, dit-il, à ce brave
-Romain qui, mollement étendu à l’ombre, pendant
-que les autres travaillaient à quelques pas de là, disait :
-« Que je voudrais que ce que je fais s’appelât
-travailler ! »</p>
-
-<p>— Je voudrais bien faire mieux : mes jambes ne
-veulent pas. Mon Père, si j’osais… si vous aviez peut-être
-le temps…</p>
-
-<p>— De quoi ? Dites toujours.</p>
-
-<p>— D’achever la conférence de la semaine dernière ?
-J’ai été sage.</p>
-
-<p>— Avez-vous la tête plus solide que les jambes ?</p>
-
-<p>— Je le crois.</p>
-
-<p>— Alors, venez faire un tour de barque sur la rivière.</p>
-
-<p>— Oh ! le plaisir ! Merci, mon Père. »</p>
-
-<p>Et nous voilà installés sur la jolie chaloupe des
-Pères, mon professeur aux rames, qu’il manie avec la
-dextérité moelleuse d’un vieux canotier, moi au gouvernail,
-gouvernant comme je pouvais, en novice.
-Quand nous eûmes doublé le barrage, non sans quelques
-irrégularités dues à mon peu d’adresse, mais
-chaque fois redressées par un maître coup d’aviron du
-Père, il commanda : « Laissez aller ! » Et notre esquif
-se mit à glisser légèrement, sans la moindre secousse,
-au fil de l’eau tranquille, pendant que le calme de l’air
-était à peine troublé par le feuillage frétillant des
-peupliers du bord et quelquefois par les clameurs toujours
-plus lointaines des joueurs de barres.</p>
-
-<p>Après avoir savouré quelques minutes ce délicieux
-abandon, le Père dit : « Maintenant causons. Où en
-étions-nous restés, l’autre jour ?</p>
-
-<p>— A l’entrée du <i>Cours de Lettres</i>.</p>
-
-<p>— Par conséquent sur un terrain qui vous est familier :
-cela nous dispensera des longueurs. Je n’ai plus
-à vous apprendre ce qu’on fait dans les deux classes
-qui composent ce cours : les Humanités et la Rhétorique.</p>
-
-<p>— On y fait de la poésie et de l’éloquence, et il est
-expressément défendu, non pas d’y préparer son baccalauréat,
-mais d’en parler.</p>
-
-<p>— Très juste, attendu qu’il se prépare tout seul.</p>
-
-<p>— Avec le coup de pouce du professeur.</p>
-
-<p>— Sans doute, et suivant un axiome bien connu :
-<i>Qui peut le plus, peut le moins.</i> Dans les classes inférieures,
-les élèves se sont bravement nourris de la
-<i>moelle substantifique</i> des trois grammaires, française,
-latine et grecque, et ont acquis, par le commerce journalier
-avec les auteurs faciles et par maint exercice pratique,
-une sérieuse connaissance des langues classiques.
-Leur mémoire s’est développée complètement et
-déjà quelque peu meublée ; leur jugement et leur goût
-littéraire a commencé à s’éveiller.</p>
-
-<p>Maintenant, l’étude plus intime des poètes et des
-orateurs, jointe à celle des préceptes de littérature et
-d’éloquence, appuyée de nombreuses compositions
-sagement graduées, narrations, poésies, discours, académies,
-va donner son expansion naturelle à cette
-sensibilité délicate, qui est le don de s’émouvoir et
-d’émouvoir autrui, en face du vrai, du beau et du bien.
-Ainsi comprises et sérieusement employées, ces deux
-belles années du <i>Cours de Lettres</i> apprendront au jeune
-homme à <i>bien penser</i>, à <i>bien sentir</i> et à <i>bien rendre</i>,
-ce qui constitue le grand art de <i>bien dire</i>… selon quel
-auteur ?</p>
-
-<p>— Selon M. le comte de Buffon, qui ne plaisante
-jamais.</p>
-
-<p>— Bien. Voilà donc heureusement achevée l’éducation
-littéraire de notre rhétoricien de seize ans. Le
-moment est venu pour lui…</p>
-
-<p>— De se faire refuser au baccalauréat pour insuffisance
-en Mathématiques.</p>
-
-<p>— C’est une absurdité qui se voit ; mais ce n’est
-pas la faute du <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> ni des Jésuites. Si Messieurs du
-Conseil supérieur de l’Instruction publique avaient
-un peu plus de sens commun, ils comprendraient
-que les progrès de la science moderne n’ont pas modifié
-la nature de l’esprit humain et que l’enseignement
-scientifique, tout comme l’enseignement littéraire,
-doit suivre la marche des années et des facultés.
-L’enfant est de bonne heure capable de faire du calcul
-pratique, mais longtemps il ne peut faire que cela.
-Qu’on y ajoute ensuite peu à peu l’étude élémentaire
-des sciences naturelles et physiques, qui réclament
-surtout de la mémoire, et, durant le Cours de Lettres,
-quelques notions plus étendues de mathématiques :
-c’est assez. Exiger que les humanistes et les rhétoriciens
-mènent de front les Lettres et les Sciences
-et qu’ils y réussissent tous sans distinction, c’est
-vouloir passer le niveau sur toutes les intelligences
-et décréter la capacité universelle, comme <i>nos pères
-de 93</i> décrétaient la victoire. C’est de la folie pure.
-La grande majorité des élèves peut arriver à ce degré
-de culture littéraire qui fait les gens bien élevés, les
-esprits distingués : les mathématiciens seront toujours
-l’infime minorité, au collège comme dans la vie
-pratique. Voilà ce que l’Université refuse de comprendre,
-pour le grand malheur de notre enseignement.</p>
-
-<p>— Ah ! mon Père, que vous dites vrai ! Combien de
-fois j’ai maudit ces vieux bonzes de l’Académie des
-Sciences, qui veulent absolument me fourrer dans la
-tête leur algèbre et leur trigonométrie, pour m’aider à
-faire plus tard de la littérature ou du droit ! Si on les
-obligeait à passer un examen de grec ou de vers latins,
-qu’en penseraient-ils et comment s’en tireraient-ils ?</p>
-
-<p>— Fort mal sans doute. Mais que voulez-vous ? Les
-éminents spécialistes qui fabriquent les programmes
-officiels sont nos maîtres et ils ont chacun son dada.
-Pendant que les professeurs de Facultés ou de l’École
-Normale (section des sciences) et les ingénieurs de
-toute provenance prétendent vous saturer de sciences
-mathématiques, physiques et naturelles depuis la
-tendre enfance jusqu’à l’abrutissement final, d’autre
-part les docteurs ès lettres voudraient former tous ces
-pauvres collégiens à leur image et, à cet effet, les bourrer
-de syntaxe raffinée, de critique savante et d’érudition
-germanique. De leur côté, les hommes d’affaires,
-les économistes, se passeraient volontiers de la haute
-éducation intellectuelle et demandent que le collège
-mette surtout leurs fils à même de gagner de l’argent,
-beaucoup d’argent, dans le commerce et l’industrie,
-en leur apprenant les langues qui servent aux communications
-internationales, la mécanique, la chimie, tous
-les <i>arts utiles</i>. On veut satisfaire tout le monde ; les
-réformes succèdent aux réformes, les programmes
-s’entassent sur les programmes, et le but primitif, rationnel
-des études secondaires est renvoyé aux vieilles
-lunes. Si vous étiez déjà Grand Maître de l’Université,
-que feriez-vous ?</p>
-
-<p>— Une chose très simple : je vous demanderais
-conseil, mon Père.</p>
-
-<p>— La bonne malice ! Vous ne m’embarrassez guère.
-Des anciens collèges de Jésuites il est sorti des poètes
-et des orateurs, des écrivains et des savants, des magistrats
-et des artistes, des ingénieurs et des généraux,
-des hommes d’affaires et des hommes d’État, en nombre
-et de qualité respectable. Tout cela, ils ne le sont pas
-devenus au collège ; mais le collège les y a préparés
-par la solide éducation classique dont je viens de
-parler.</p>
-
-<p>Ainsi arrivés sans hâte et sans surmenage au terme
-de leurs études littéraires, maîtres désormais de leurs
-facultés et de leurs instruments de culture intellectuelle,
-ils étaient en mesure de s’assimiler les abstractions
-de la <i>Philosophie</i> et les aridités des <i>Sciences
-pures</i>. Dans ce labeur austère, qui n’est pas fait pour
-des enfants, le jugement et la raison prenaient leur
-trempe définitive ; l’homme intelligent se complétait
-et enfin se trouvait apte aux études spéciales, réclamées
-par la carrière où Dieu et les circonstances l’appelaient.</p>
-
-<p>— Ah ! l’heureux temps ! Reviendra-t-il ?</p>
-
-<p>— C’est bien douteux, mon ami. Nous vivons dans
-un siècle de machines à vapeur, d’électricité et de fièvre
-de l’argent. Le temps lui-même est devenu de l’argent :
-<i lang="en" xml:lang="en">Time is money.</i> On ne s’inquiète plus comme jadis de
-bien faire : on veut faire vite, et beaucoup, et grand.</p>
-
-<p>— Où pensez-vous, mon Père, que cela mènera ?</p>
-
-<p>— Dites-moi, mon ami : si nous laissions aller indéfiniment
-notre bateau à la dérive, où nous mènerait-il ?</p>
-
-<p>— Dame ! chez messieurs les requins, naturellement.</p>
-
-<p>— Ou peut-être, moyennant beaucoup de chance,
-chez messieurs les <i lang="en" xml:lang="en">Yankees</i> du Nouveau-Monde, qui, à
-défaut d’idéal littéraire, ont dans la cervelle une table
-de multiplication et à la place du cœur un dollar neuf…
-Garde à vous, timonier : il y a un banc. Barre à tribord ! »</p>
-
-<p>Quand nous fûmes remis à flot : « Oui, continua le
-Père, l’enseignement français, l’esprit français, va se
-<i>matérialisant</i> de plus en plus : c’est le grand danger
-de l’avenir, monsieur le Ministre. Veillez-y !</p>
-
-<p>— Quel remède, mon Père ?</p>
-
-<p>— Lorsqu’on se voit embarqué dans un mauvais
-courant, il n’y a qu’un moyen de salut : il faut rebrousser
-chemin… comme nous allons faire nous-mêmes au
-prochain tournant.</p>
-
-<p>— Déjà ?</p>
-
-<p>— Il est quatre heures : je me ferais conscience de
-vous priver du petit goûter qui vous attend à la campagne.</p>
-
-<p>— Mon Père, je goûte fort bien ici, en votre compagnie.
-Si ce n’est que cela !…</p>
-
-<p>— Vos jambes réclament du fortifiant pour être
-bientôt à même de suivre le bataillon de Rhéto : vous
-savez que je n’aime pas les traînards. D’ailleurs, la
-brise a fraîchi : profitons-en pour remonter à la voile.
-Ce sera moins dur et nous permettra de continuer la
-conversation sur le ton grave… Barre à bâbord ! Doucement
-à la côte… Stop ! »</p>
-
-<p>Dresser le mât, fixer les cordes, déployer notre aile
-d’hirondelle, ce fut l’affaire d’un instant. La manœuvre
-étant devenue plus délicate, je cédai la place au Père,
-qui, la barre d’une main, la corde voilière de l’autre,
-prit le vent, vira de bord, et la nacelle fila triomphalement
-contre le courant avec un petit clapotis fort
-gracieux.</p>
-
-<p>« Votre Excellence, reprit le Père, m’autoriserait-elle
-à lui demander pourquoi je la vois songeuse ?</p>
-
-<p>— J’avouerai humblement à Votre Révérence que
-ses dernières paroles sur l’expulsion probable, dans un
-avenir plus ou moins prochain, de l’idéal français par
-la matière américaine, me trouble et m’afflige. Il me
-semble que, si elle se réalisait, ce serait la ruine, non
-pas seulement de l’esprit français, mais de la France
-elle-même. On lit partout et vous nous dites que si notre
-patrie, malgré ses humiliations et ses fautes, tient
-encore la tête des nations civilisées, c’est par son génie
-littéraire, son esprit essentiellement hostile au banal
-et au grossier, sa langue d’une clarté, d’une souplesse
-et d’une distinction unique. Est-il possible, mon Père,
-que tout cela soit perdu sans retour ?</p>
-
-<p>— J’aime à vous voir ce beau chagrin et cette
-ardeur patriotique. Eh bien, non, jeune homme, tant
-qu’il restera des jeunes gens épris du beau idéal comme
-vous, et des maîtres…</p>
-
-<p>— Comme vous, mon Père.</p>
-
-<p>— … résolus, comme moi et beaucoup d’autres,
-par vocation et par conviction, à défendre jusqu’à la
-dernière cartouche la citadelle de notre éducation
-nationale, tout n’est pas perdu et le retour aux bonnes
-traditions, au bon sens, reste possible. Il y a des choses
-qu’on ne tue pas facilement et qui, lorsqu’on les croit
-mortes, se relèvent très vivantes : l’âme française,
-esprit et cœur, est de celles-là.</p>
-
-<p>— Vous me rassurez. Mais que pensez-vous, mon
-Père, de l’utilité pratique des langues étrangères ?</p>
-
-<p>— Elles sont indispensables aux grands industriels,
-aux voyageurs de profession, à certains savants et,
-en cas de guerre, aux officiers : mais combien de gens
-n’en ont que faire ? C’est une manie de croire que personne
-ne peut plus s’en passer.</p>
-
-<p>— C’est vrai. Alors vous les supprimeriez ?</p>
-
-<p>— N’allons pas trop vite. Il est certain (l’expérience
-l’a démontré) qu’un élève intelligent et travailleur
-peut trouver au collège le moyen d’apprendre à lire
-l’allemand ou l’anglais, même à le parler un peu,
-sans faire tort à ses études, pourvu qu’il ait la bosse
-des langues, de bons professeurs et que ses loisirs
-ne soient pas absorbés par le dessin, la musique, l’escrime
-et autres <i>arts d’agrément</i>. Un ou plusieurs séjours
-à l’étranger, en vacances ou au sortir du collège, lui
-donneront ensuite facilement l’usage courant de la
-langue choisie. Mais vouloir imposer à l’ensemble des
-élèves, médiocres ou bons, l’obligation d’étudier à la
-fois les trois langues classiques et encore une langue
-moderne, c’est, à mon sens, une aberration. Ils y gagneront
-de n’en savoir aucune.</p>
-
-<p>— On supprimera le grec.</p>
-
-<p>— Je le crains ; car ce pauvre grec est depuis quelques
-années la bête noire, le bouc émissaire coupable
-de tous les péchés et de tous les insuccès de la gent
-écolière. Quelques-uns, les <i>buses</i>, n’y perdront pas
-grand’chose : mais cette suppression serait un vrai
-malheur pour le développement général de l’esprit
-français, qui, vous le savez, dérive bien plus des Grecs
-que des Romains.</p>
-
-<p>— Croyez-vous que le latin demeurera ?</p>
-
-<p>— Oui, il fait trop intimement corps avec notre
-langue et aussi avec nos études de carrière, le droit, la
-médecine, les sciences. Je ne parle pas de la théologie,
-dont nos réformateurs se soucient comme un poisson
-d’une pomme. Qui sait même si certains d’entre eux, les
-sectaires, quand ils parlent de supprimer le latin, n’y
-voient pas surtout la langue de l’Église et des sciences
-sacrées ? Si ceux-là deviennent jamais les maîtres de
-la France, il faut s’attendre à toutes les ruines.</p>
-
-<p>— Dieu nous en préserve ! Mais pratiquement,
-mon Père, comment organiseriez-vous l’enseignement
-des langues étrangères ?</p>
-
-<p>— Vous poussez votre pointe : c’est fort bien,
-Excellence. Je vous répondrai que tout dépend de vous.</p>
-
-<p>— De moi ?</p>
-
-<p>— Oui, quand vous serez chargé du portefeuille de
-l’Instruction publique.</p>
-
-<p>— J’en suis loin ; mais quand j’y serai, que devrai-je
-faire ?</p>
-
-<p>— Supprimer pour les épreuves du baccalauréat le
-caractère obligatoire des langues vivantes et les réserver
-pour l’entrée des grandes Écoles civiles ou militaires,
-commerciales ou savantes. Par le fait, leur
-étude ne viendrait plus encombrer inutilement le
-programme classique dans les collèges et pourrait
-être réservée aux seuls élèves de bonne volonté, assez
-intelligents pour en profiter, comme il se pratiquait,
-d’ailleurs, il y a peu d’années. Rien n’empêcherait
-de leur en tenir compte au baccalauréat, à titre d’épreuve
-facultative, telle qu’il en existe déjà pour d’autres
-examens.</p>
-
-<p>— Parfait. Ah ! que ne suis-je Ministre ! Je crois
-bien que j’abuserais de ma position pour appliquer du
-même coup le système facultatif à ces affreuses mathématiques.
-Pourquoi pas ? Serait-ce contraire au <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> ?</p>
-
-<p>— Ah ! jeunesse subversive ! Vous ne laisseriez rien
-debout… Ce qui est essentiellement contraire au
-<i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i>, mon ami, vous devez le voir assez maintenant,
-c’est la manie de surcharger les programmes et de
-multiplier les épreuves jusqu’à étouffer les intelligences,
-au lieu de leur donner largement l’air et le
-champ nécessaires pour se développer selon une progression
-naturelle. Le jour où l’Université aura assez
-de bon sens et d’abnégation pour reconnaître qu’elle
-fait fausse route et pour revenir à une méthode plus
-rationnelle, ce sera pour elle chose facile d’y adapter
-ses programmes d’examen, de manière à sauvegarder
-tous les intérêts.</p>
-
-<p>— Ne ferait-elle pas bien d’appeler dans ses conseils
-quelques bons Pères Jésuites pour l’aider ?</p>
-
-<p>— Ce serait la meilleure preuve d’une conversion
-radicale. Travaillez-y.</p>
-
-<p>— Vous pouvez compter sur moi, mon Père.</p>
-
-<p>— Dieu vous le rende, Excellence ! Mais en attendant
-que vous ayez charge de gouverner le vaisseau
-de l’Instruction publique avec un équipage de Jésuites,
-venez reprendre votre poste à la barre : je vais
-carguer la voile et ramer pour rentrer au port. J’entends
-la cloche du goûter. »</p>
-
-<p>Te voilà renseigné, mon cher Louis, plus longuement
-peut-être que tu ne désirais, sur les études chez
-les Jésuites et sur leurs idées de corps enseignant.
-Si tu veux en savoir davantage, prépare ton questionnaire
-pour les vacances de Pâques. D’ici là, bonsoir !
-Tu n’auras plus de mes nouvelles qu’en esprit.</p>
-
-<p>Il faut que je rapporte en vacances un premier
-prix d’examen, un témoignage de satisfaction parfaite
-et trois décorations !!! C’est beaucoup d’ouvrage à
-la fois, pour le peu de temps qui me reste. Au revoir !</p>
-
-<p>Ton dévoué,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c23" title="29. Vacances de Pâques">29. <i>A ma mère.</i></h3>
-
-<p class="date">5 avril.</p>
-
-
-<p class="ind">Chère maman,</p>
-
-<p>Rien qu’un mot, parce que j’ai à rattraper le temps
-perdu par mon indisposition et à donner un dernier
-coup de collier pour gagner mes œufs de Pâques.</p>
-
-<p>Le grand jour des proclamations semestrielles est
-dimanche. Le lendemain, dès avant l’aurore, on prend
-le train de plaisir… Ah ! oui, il n’a jamais si bien
-mérité son nom. Je ne suis pas malheureux au collège,
-certes ; mais y pensez-vous, petite mère ? Voilà six
-mois que je ne vous ai embrassée. Est-ce possible ?
-Reconnaîtrez-vous encore votre grand vaurien de fils ?
-On dit qu’une mère s’y reconnaît toujours, même
-quand tout le monde s’y trompe : j’ai envie de me
-déguiser, pour voir si c’est vrai. Mais j’ai tellement
-changé que, pour les gens qui ne m’ont pas vu depuis
-mon départ du lycée de Z…, je suis tout déguisé.</p>
-
-<p>J’arrive donc lundi. Je bavarde avec vous jusqu’au
-lendemain matin — à quelle heure ? Dieu seul peut le
-savoir !… Vu le stock que j’ai à écouler, je ne réponds
-pas d’en finir, pour le plus gros seulement, avant le
-surlendemain. Mais enfin il y aura un moment où il
-faudra bien dire :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Claudite jam rivos, pueri…</i></div>
-</div>
-
-<p>Pardon ! j’allais vous parler latin. Cela signifie en
-français de famille : « Tais ton bec, pie ; embrasse tout
-le monde et va te coucher. » Je tais mon bec, j’embrasse
-tout le monde, six fois au plus, je vais me coucher
-et je m’en donne vingt-quatre heures d’horloge,
-en rêvant que je dors dans mon berceau d’innocent,
-sous l’œil d’une maman qui m’aime comme en ce temps-là
-et que moi j’aime bien plus qu’alors.</p>
-
-<p>Le lendemain, on revoit les amis. C’est à cause d’eux,
-ma chère maman, que je vous écris ce mot. Louis ne
-me gêne aucunement : il sait où j’en suis. Mes autres
-camarades du lycée le savent peut-être aussi et voudront
-probablement me tâter, pour voir si je suis
-solide sur mes étriers ou si je ne suis qu’un trembleur,
-un de ces pauvres sacristains qu’on démonte avec
-un sourire de pitié ou une arlequinade. Ne vous y fiez
-pas, mes gentils enfants, et gardez vos distances :
-mon cheval rue.</p>
-
-<p>J’avais résolu de rentrer à Z… en paladin Roland
-et de pourfendre sans merci tous les mécréants qui se
-permettraient d’avoir l’air de me regarder de travers :
-mon Père spirituel m’en a dissuadé et m’a fait promettre,
-au contraire, d’être avenant, prévenant, charmant,
-voire même, si je pouvais, séduisant. Commission
-peu facile, n’est-ce pas ? Je l’ai pourtant acceptée,
-non point par goût, mais par raison et par devoir.</p>
-
-<p>Oui, chère mère, par devoir, et parce qu’ayant nettement
-conscience d’avoir été pour quelque chose dans
-les aberrations de mes pauvres camarades, je veux
-réparer le mal que j’ai pu leur faire. Je ne les prêcherai
-pas, sinon d’exemple. Je désire leur montrer en
-chair et en os un <i>jésuite de robe courte</i> que cette qualité
-n’empêche pas d’être un garçon bien élevé, un
-joyeux compagnon et un ami très sûr, d’autant plus
-sûr qu’il sera désormais intraitable sur certaines plaisanteries,
-certains sujets de conversation et certaines
-frasques de jeunesse.</p>
-
-<p>Je vous prie donc, chère maman, de les inviter
-comme autrefois à nos petites parties de plaisir, que
-nous tâcherons, si vous le voulez bien, de rendre encore
-plus amusantes. S’ils y viennent, tant mieux ! Et
-si, après, ils y reviennent, ce sera mieux encore : ce
-sera la preuve qu’ils n’ont pas trop peur d’un converti
-et qu’ils pourront, avec le temps, l’un ou l’autre,
-songer à faire comme lui. Quel bonheur alors pour
-moi !</p>
-
-<p>Mon <i>mot</i> s’est allongé plus que je ne voulais, comme
-toujours. Cependant je dois, avant de finir, vous
-communiquer encore une triste nouvelle. Votre fils,
-trouvant que sa mère ne lui suffit plus, s’en est donné
-une autre, qui, tout invraisemblable que la chose paraît
-à première vue, est encore meilleure que vous. C’est
-une très grande et très illustre dame, qui a bien voulu
-m’adopter à tout jamais, par acte solennel passé devant
-témoins, au pied de l’autel, samedi dernier, en la fête
-de l’Annonciation de la sainte Vierge, patronne
-des congréganistes et désormais la mienne.</p>
-
-<p>Pauvre maman, mon nouveau titre vous cause-t-il
-beaucoup de chagrin ? J’espère que non. Il m’a été
-accordé comme une force et comme un stimulant : il
-m’aidera à bien lutter et à vaincre.</p>
-
-<p>A bientôt ! Mais que c’est loin encore !</p>
-
-<p class="sign"><span class="blk"><span class="sc">Paul</span>,<br />
-<i>enfant de la sainte Vierge et de maman.</i></span></p>
-
-
-
-
-<h3 title="30.">30. <i>De ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">25 avril.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>Comme tout est vide ici, depuis que tu n’y es plus !
-Tu avais apporté la joie, la vie, le soleil : il ne reste
-plus rien de tout cela. Tu serais mort, que la maison
-n’aurait pas un air plus désolé. Maman n’arrive pas à
-sourire, malgré la peine qu’elle se donne, et semble
-n’avoir pas dormi depuis six semaines. Papa, ces deux
-jours-ci, a été absolument morne à table. Il s’est promené
-des heures seul au jardin, tirant et cirant fiévreusement
-sa moustache, cherchant des yeux, tous
-les quarts d’heure, là-bas au loin, par-delà le petit
-mur, quelque chose ou quelqu’un qu’il ne découvrait
-pas ; puis faisant une caresse à ton chien fidèle, qui le
-suivait tête baissée ; rentrant au salon pour donner un
-coup de pied au pauvre Minet, qui a eu le mauvais
-goût d’exprimer par des ronrons sa joie de ne
-plus se voir la queue arrachée par son ennemi mortel ;
-puis encore allumant cigarette sur cigarette pour réduire
-en fumée son chagrin. A un moment, j’étais
-assise dans un coin, lui dans un autre, quand arrive
-M. Legrand :</p>
-
-<p>« Bonjour, Legrand, dit papa. Tu vas bien ?</p>
-
-<p>— Merci. Et toi ?</p>
-
-<p>— C’est <i>embêtant</i> d’avoir des enfants comme ça !</p>
-
-<p>— Comme Jeanne ?… Bonjour, Jeanne.</p>
-
-<p>— Bonjour, monsieur Legrand.</p>
-
-<p>— Non, comme mon fils Paul.</p>
-
-<p>— Il est malade ?</p>
-
-<p>— Lui ? De l’appétit pour quatre et de la santé pour
-six.</p>
-
-<p>— C’est le travail qui cloche ?</p>
-
-<p>— Il tient la tête de sa classe.</p>
-
-<p>— La conduite alors ?</p>
-
-<p>— Rangé comme une religieuse.</p>
-
-<p>— Je donne ma langue aux chiens… Il ne vous
-aime pas, peut-être ?</p>
-
-<p>— Je voudrais qu’il nous aimât un peu moins, parce
-qu’on aurait au moins un prétexte pour se mettre de
-mauvaise humeur, et on n’aurait pas l’air si bête devant
-les gens, quand il n’est plus là !</p>
-
-<p>— Ah ! j’y suis : tu es malheureux d’être trop heureux.
-Eh bien, mon ami, je connais des papas qui
-changeraient volontiers avec toi. Tu es gâté par le
-sort.</p>
-
-<p>— Je le sais bien, pardi, et c’est ce qui me chiffonne :
-on a l’air d’une femme sensible ! Parlons d’autre chose…
-Et toi, petite, va porter ailleurs tes yeux rouges : ils
-nous gênent ici. »</p>
-
-<p>Je ne demandais pas mieux, et j’ai été encore pleurer,
-comme une sotte, dans la chambre de sainte maman,
-que j’ai trouvée à genoux.</p>
-
-<p>Oui, Paul, je suis une sotte ! Car si tu es devenu si
-bon qu’on ne te reconnaît plus, ne devrais-je pas en
-être cent fois joyeuse ? Et puisque c’est le collège qui
-t’a fait ce que tu es, devrais-je regretter ta rentrée ? Je
-veux donc prendre mon cœur à deux mains pour causer
-avec toi sérieusement.</p>
-
-<p>D’abord, du fin fond de mon âme, je te remercie du
-bonheur que ta venue et ton séjour ici ont donné à
-nos parents. Ce qu’a été pour eux ce bonheur, tu peux
-en juger par le chagrin qui a suivi ton départ. Je pensais
-bien, d’après tes lettres, que tu serais bon, aimable,
-pas trop difficile : mais tu as été parfait. Pas
-un mot désagréable pour personne, pas un retour de
-vivacité, pas la moindre exigence. La bonne Fanchon
-n’en revenait pas et avait fini par s’en inquiéter :
-« Ben sûr qu’on lui a fait un mal, à M. Paul, qu’y ne
-veut pas dire ! Y ne se plaint pus de rien, d’à présent,
-et tout ce qu’on lui z’y fait, bon ou mauvais, c’est
-toujours bon. Je l’ons ben vu le jour du macaroni ! Je
-l’avions, pour sûr, préparé du meilleur que j’pouvions,
-ben baigné, ben cuit et ben frit, avec des œufs frais et
-de la bonne râpure de gruyère, tout selon le papier du
-cher frère ; maugré ça, y ne valiont pas c’tit de son
-collège. Mais c’est point à mi qu’il l’a dit ; y m’en a
-remarciée, au contraire, l’pauv’chéri ! Vrai, il est tout
-à l’envers d’avant. » Et elle s’essuyait les yeux, du coin
-de son tablier.</p>
-
-<p>De fait, le passé est à cent lieues. Je t’ai bien
-observé — pardonne-le-moi : c’était pour clouer le bec à l’oncle
-Barnabé, qui s’est encore avisé, l’autre jour, devant
-maman et moi (il ne l’aurait pas dit devant papa), de
-prétendre que les Jésuites, étant des hypocrites, comme
-chacun sait, ne peuvent faire de leurs élèves que des
-hypocrites. On voit sans peine que tu n’es plus, comme
-autrefois, tout en dehors, tout en l’air : tu es maître
-de toi, maintenant, et tu ne t’abandonnes qu’autant
-que tu veux. Mais tes bonnes façons, tes petites prévenances,
-tes taquineries même, tout ce que tu dis et
-tout ce que tu fais a un air si naturel, si simple et
-si franc qu’on ne peut s’y tromper. Ce ne sont pas
-seulement tes manières qui ont changé, c’est tout
-l’homme, et tu es devenu bien vraiment le meilleur
-des fils et des frères. N’en sois pas trop fier, n’est-ce
-pas ? Le mérite en revient d’abord au bon Dieu et à
-tes Pères.</p>
-
-<p>Faut-il que je dise tout ? Oui, je ne saurais le garder
-pour moi. Tous ceux qui t’ont vu à Z… ont fait sur toi
-les mêmes remarques. Si tu avais pu entendre les
-compliments qu’on est venu faire à maman, dimanche,
-au sortir de la messe, sur ta tenue à l’église, et toute
-la semaine sur ta parfaite politesse, ta mine ouverte
-et franche, ta conversation réservée dans les visites
-que tu as dû faire !</p>
-
-<p>Quant à l’effet produit sur tes anciens camarades,
-tu en auras sans doute des nouvelles par Louis. Il
-nous a raconté hier qu’ils ont été <i>ahuris</i> de te trouver
-à la fois si sérieux (tu devines ce qu’ils entendent par
-ce mot) et si bon enfant. Nous avons su par lui comme
-tu as gentiment remis en place ce grand niais de G…
-qui voulait plaisanter sur le confessionnal :</p>
-
-<p>« Est-ce que tu y vas ? lui as-tu demandé.</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— Alors comment sais-tu ce qui s’y passe ? Moi j’y
-vais, et je sais qu’on en sort plus propre et plus léger.
-Fais-en donc l’essai et tu pourras en parler. »</p>
-
-<p>Il paraît que ce malheureux a baissé le nez et que
-les autres sont devenus songeurs. Tu verras qu’ils se
-confesseront.</p>
-
-<p>Mais moi aussi, Paul, tu m’as fait faire des réflexions.
-Je ne suis pas tout à fait une païenne, assurément ;
-je crois que j’aime le bon Dieu et la sainte
-Vierge. Mais je devrais être plus solidement pieuse,
-moins fière, moins coquette, plus charitable.</p>
-
-<p>J’aime bien nos parents : ils sont si bons ! Mais
-suis-je assez bonne à leur égard ? J’ai encore bien souvent
-mes humeurs et mes sots caprices, et alors je ne
-sais pas me retenir de leur faire de la peine. Je vois
-bien qu’ils ne m’en gardent pas rancune : ils en souffrent
-pourtant.</p>
-
-<p>Je voudrais être sérieuse, forte et bonne comme
-toi : je le deviendrais peut-être, si tu m’y aidais. Dis,
-mon Paul, le veux-tu ? Jusqu’à présent, je t’ai appelé
-mon petit frère : mais te voilà congréganiste de la
-sainte Vierge et presque un homme. Les rôles doivent
-changer. Tu seras désormais, si tu le veux, mon grand
-frère, et moi je serai ta petite sœur, que tu conseilleras,
-que tu gronderas et qu’ainsi tu rendras meilleure. Je
-ne t’en aimerai pas moins, crois-le bien, — ni plus,
-parce qu’il n’y a pas de plus possible.</p>
-
-<p>A bientôt de tes nouvelles, mon grand frère bien-aimé !</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Ta petite sœur</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c24" title="31. Convention entre frère et sœur pour leur bien mutuel">31. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">31 avril.</p>
-
-
-<p class="ind">Ma très chère fille en Jésus-Christ,</p>
-
-<p>C’est avec une édification ineffable que mes yeux
-ont lu et que mon âme a goûté les paroles de votre
-dernière lettre. Oui, ma fille, ces paroles édifiantes
-m’ont grandement édifié, parce qu’elles portent avec
-elles une grande édification. Et cette édification est
-grande, parce que (j’ose le proclamer bien haut) elle
-n’est pas petite. Et elle n’est pas petite, parce que (entendez
-bien cet axiome, qui est de la plus haute importance),
-quand il s’agit de la perfection d’une âme,
-rien n’est petit.</p>
-
-<p>Or donc, ma fille, puisqu’il vous plaît de faire appel
-à ma très humble personne et à ma longue expérience
-des choses spirituelles, j’y consens. Et pour coopérer
-efficacement à vos saintes aspirations, je compte, pour
-aujourd’hui, me borner à vous résumer succinctement,
-en trente ou quarante pages, les vingt-six raisons pour
-lesquelles, tout en me donnant grande édification,
-votre âme me paraît encore assez loin de l’état de perfection,
-et ensuite les trente-trois moyens que vous
-aurez à employer, d’abord successivement, puis tous à
-la fois, pour arriver à cet heureux état par le plus
-court chemin, dans quinze à vingt ans — ou davantage.</p>
-
-<p>J’ai l’intime conviction, fondée sur une infusion
-personnnelle des sept dons du Saint-Esprit, que votre
-pauvre âme abattue prendra son essor vers les sublimes
-hauteurs de la perfection, dès qu’elle aura seulement
-trempé le bout de son bec (car on sait indubitablement,
-par les imageries de la rue Saint-Sulpice,
-que toutes les âmes, étant des colombes, ont un bec),
-dès, dis-je, que la vôtre aura trempé son bec dans la
-source cristalline de ma direction spirituelle. Car ma
-méthode, sans me vanter, se distingue de toutes les
-autres par sa simplicité, sa brièveté, sa lumineuse précision,
-comme vous le fait déjà subodorer ce modeste
-préambule, que j’aurais pu faire plus long de beaucoup.</p>
-
-<p>Et maintenant, comme dit le grand Bossuet, <i>passons
-plus outre…</i></p>
-
-<p>Veux-tu <i>passer outre</i>, ma petite sœur, et exiges-tu
-que le robinet mystique fonctionne ainsi jusqu’au
-bout des quarante pages ?</p>
-
-<p>Si oui, je te préviens que j’entends être payé de ma
-peine, à tant la ligne, vu que, pour faire ce métier-là
-gratis, j’aimerais mieux casser des cailloux sur une
-grande route, à cinquante centimes par jour, — ou
-préparer un baccalauréat en plus du mien.</p>
-
-<p>Sans rire, Jeanne, quelle idée de vouloir prendre
-ton petit frère pour ton père spirituel ! En me moquant
-un peu de toi, je ne fais que te rendre la pareille.</p>
-
-<p>Je ne dis rien des compliments invraisemblables
-que les bonnes dames de Z…, en quête d’un sujet de
-conversation nouveau, sont venues faire à maman sur
-mon dos : j’espère bien que maman et papa sont trop
-avisés pour donner dans le piège. Ils savent à quoi s’en
-tenir. Quant à toi, ma petite sœur, ta perspicacité d’espionne
-(le joli rôle que tu jouais là !) a été singulièrement
-égarée par le sentiment fraternel. Si je t’ai apparu
-si parfait, c’est que tu avais d’avance grande envie
-de me trouver conforme à tes rêves. Mais rêve et réalité,
-c’est deux.</p>
-
-<p>Dans la réalité, Jeanne, pour te parler franc, je sais
-très bien ce que je vaux et mieux encore ce que je ne
-vaux pas. Tu m’ouvres ta conscience, pauvre chérie,
-avec une candeur et un abandon qui m’ont profondément
-ému : veux-tu un aperçu de la mienne ? Écoute.</p>
-
-<p>J’ai si longtemps vécu en païen dans ce malheureux
-lycée que ma prière se réduit ordinairement à deux
-mots : « <i>Pardon</i>, mon Dieu, et <i>pitié</i> ! » Je me confesse
-et je communie par devoir, par besoin. Je trouve dans
-les sacrements la force, celle du bœuf qui trace laborieusement
-le sillon de chaque jour ; mais bien rarement
-j’y goûte ces divines douceurs qui font oublier
-le terre à terre et le poids de soi-même. Quelquefois,
-le croirais-tu ? je me prends d’envie pour les alouettes
-que je vois monter si joyeuses dans le ciel pur en chantant
-leur alléluia… Sentimentalité, n’est-ce pas, et
-vaine ambition ! Cependant, Jeanne, tu sais mieux
-que moi combien ces douceurs rafraîchissent le cœur
-desséché et facilitent le rude chemin du devoir. Mais
-c’est une rosée bienfaisante que je ne mérite pas, à
-cause de ces éruptions trop fréquentes encore de mon
-orgueil, de mon égoïsme, de ma méchanceté naturelle,
-de tout ce fond mauvais qui reste incrusté dans mon
-être depuis ma conversion.</p>
-
-<p>Converti ! Le suis-je ? Tu me félicites d’être maître
-de moi et tu me crois fort ! Hélas ! bonne petite sœur,
-toi qui as toujours vécu pure et calme sous l’aile
-des anges visibles et invisibles, tu ne peux savoir tout ce
-qui bout dans les veines d’un garçon de seize ans qui
-a vu le mal de près et dont l’âme a gardé des cicatrices
-encore fraîches. Je ne tiens debout qu’avec l’appui
-constant de mon directeur et grâce à l’encouragement
-journalier des amitiés sûres qui m’entourent. Il se
-passera du temps avant que je puisse marcher sans
-béquilles, avec la seule grâce de Dieu : comment veux-tu
-donc que j’aide les autres à marcher ?</p>
-
-<p>Peut-être as-tu pensé, Jeanne, que je pourrais te
-faire bénéficier, par ricochet, de la direction nette et
-ferme qu’on me donne ici ? Mais ce qui me convient
-ne saurait te convenir. Tu es quelque chose comme
-une rose blanche, à peine agrémentée de trois ou
-quatre petites épines, juste ce qu’il en faut pour sauver
-le proverbe. Moi, je suis un buisson de houx ! Cela ne
-se traite pas de même façon.</p>
-
-<p>Pourtant je ne voudrais pas te faire de la peine, ma
-chère bonne Jeanne, et nous pourrions nous entendre,
-moyennant un amendement à ta proposition. En
-somme, tu veux rendre nos relations plus sérieuses,
-plus utiles à notre bien mutuel : je signe cela des deux
-mains. Mais qu’importe à ce noble but l’épithète que
-nous nous donnerons ? Ne sommes-nous pas assez
-grands, pas assez raisonnables tous deux, pour qu’il
-n’y ait plus ni petite sœur ni petit frère ? Restons simplement
-frère et sœur.</p>
-
-<p>Tu m’aideras comme tu l’as toujours fait ; je t’aiderai,
-si je puis, et nous tâcherons de nous rendre
-meilleurs l’un l’autre en nous disant à l’occasion nos
-petites vérités et en priant beaucoup, toi pour moi et
-moi pour toi.</p>
-
-<p>Nous commencerons tout de suite, si tu veux, par
-faire un bon mois de Marie en vue de notre perfection
-commune. Au collège, il a été inauguré, aujourd’hui
-même, par un beau salut à la chapelle. Le soir, petits
-et grands élèves se sont rangés aux pieds de la Vierge,
-brillamment illuminée, qui domine nos cours de récréation,
-et là nous avons lancé, à plein cœur et à
-pleine voix, dans la nuit qui tombait, un <i lang="la" xml:lang="la">Magnificat</i>
-qui a dû faire plaisir aux anges et peut-être à tout le
-quartier, un bon kilomètre à la ronde.</p>
-
-<p>Dans notre étude, contre le mur en face, nous avons
-élevé, à grands frais de vieilles caisses, de papier peint
-et de génie, un véritable monument, une grotte de
-Lourdes. Sur le rocher se dresse majestueuse la basilique,
-fidèlement reproduite en carton d’après les
-dessins d’un artiste fameux, M. Paul Ker. Dans le
-bas, le gave impétueux roule en silence, sur un lit de
-sable et de cailloux naturels, ses flots de cristal tortillé.
-Au milieu s’ouvre la grotte miraculeuse, dominée
-par l’Immaculée Conception, qui sourit à Bernadette
-et à une soixantaine de moutons blancs, figurant notre
-division. Tout autour, des sapins, des fougères, des
-fleurs, témoignages volontaires de notre dévouement
-filial à la Reine du lieu. Sur le devant enfin, un petit
-panier doublé de satin rose, où viennent tomber les
-billets anonymes, dans lesquels chacun, selon l’inspiration
-de son cœur, présente à Marie ses requêtes et
-les petits actes de vertu pratiqués journellement en
-son honneur. Tu auras ta bonne part dans les miens.</p>
-
-<p>Ces manifestations pieuses, qui jadis m’auraient fait
-hausser les épaules, me plaisent aujourd’hui singulièrement
-et forment un stimulant très sérieux à ma
-bonne volonté. Je sais fort bien qu’elles ne sont pas
-la religion, qu’elles ne sont même pas toute la piété,
-qu’elles demandent des esprits simples et droits ; mais
-j’ai été si longtemps un esprit orgueilleux et frondeur
-que j’éprouve maintenant une vraie jouissance, et
-comme l’âcre plaisir d’une vengeance satisfaite, à
-me faire petit et naïf devant le Maître qui m’a rendu
-ses grâces et devant sa douce Mère, qui m’a ramené
-à lui et qui veut bien aussi m’adopter pour fils. Demande
-à Marie pour moi, Jeanne, de garder jusqu’au bout
-de ma vie une âme d’enfant et de ne jamais en rougir.</p>
-
-<p>J’embrasse ta belle âme de sœur.</p>
-
-<p>Ton <i>frère spirituel</i>,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="32.">32. <i>De ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">3 mai.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon frère.</p>
-
-<p>Que tu es bon ! Tu as beau me plaisanter et te calomnier,
-va, une sœur ne s’y méprend guère. Ta lettre
-vaut bien pour moi quatre sermons de M. l’aumônier
-des Ursulines, qui est un saint homme et mon confesseur
-ordinaire. Je ne prétends pas que tu prennes
-sa place au confessionnal : comment ferais-tu pour
-m’absoudre ? Mais j’ai besoin comme toi d’une amitié
-jeune et sûre, pour m’aider à traduire en actes les
-sages conseils de mon père spirituel et de mes parents.
-Toi tu as pour cela ton impeccable ami Jean, ton
-second ange gardien : je n’ai personne. Parmi les
-jeunes filles que je vois, il n’y en a pas une à qui je
-voulusse parler de mes défauts : elle irait en rire avec
-les autres, et je n’en vaudrais pas mieux.</p>
-
-<p>Ta réponse, Paul, me montre le fond de ton âme
-droite et de ton cœur aussi fort que tendre : j’ai toute
-confiance en toi, j’accepte sans réserve les conditions
-que tu poses et je compte définitivement que tu me
-prêteras désormais ta force, ta franchise et ta bonté
-pour m’aider à marcher dans le devoir toujours, comme
-toi et avec toi. La Reine des anges, dont nous sommes
-tous deux les enfants, bénira nos bons désirs et nos
-efforts : je l’en prierai tous les jours de son beau mois
-et après.</p>
-
-<p>Quant aux piquants du buisson de houx, ils ne m’effrayent
-guère et ne m’empêchent pas de t’embrasser
-mille fois.</p>
-
-<p>Ta sœur,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c25" title="33. Consultation d’un ami troublé : le remède">33. <i>De Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">5 mai.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>Je n’y tiens plus : il faut que je te vide mon cœur.
-Il est plein, non pas d’amertume ni d’angoisse, mais
-d’un sentiment indéfinissable, poignant, mélange de
-l’une et de l’autre.</p>
-
-<p>Tu es donc sorcier ? Je me croyais pourtant préparé
-par ta chère correspondance à trouver en toi des changements
-considérables ; mais il ne reste rien de mon
-ancien ami, rien que son amitié. Oh ! ce n’est pas un
-reproche, Paul : si tu es changé, tu ne l’es pas à ton
-désavantage. Mais cet abîme qui nous sépare, ce contraste
-loyal qui existe entre nos deux âmes, tandis
-que nos cœurs, je le sens bien, restent aussi fraternels
-qu’autrefois, me torture.</p>
-
-<p>Ta première vue m’avait seulement un peu saisi,
-étonné. Je pouvais mettre cette impression sur le
-compte des effets naturels de l’âge : en six mois, le
-physique d’un jeune homme peut se modifier beaucoup.
-Mais en t’écoutant parler, en observant surtout
-ton attitude si réservée et pourtant si franchement
-cordiale à l’égard de nos camarades communs, en
-constatant sur les points délicats cette intransigeance
-si aimable et si calme, il m’a bien fallu convenir qu’il
-s’est opéré chez toi une réaction profonde, et ma surprise
-est devenue de la stupéfaction, une stupéfaction
-obsédante.</p>
-
-<p>Je n’ai pas seul éprouvé cette impression : tous nos
-copains l’ont exprimée devant moi. Quelques-uns, par
-habitude, ont essayé d’en blaguer : cela n’a pas pris
-sur les autres, qui m’ont paru plutôt préoccupés de
-ta conversion. Ils savent que tu n’appartiens pas au
-troupeau des sots. L’un d’eux a dit carrément : « Il vaut
-mieux que nous. » Et il avait raison : tu vaux
-incontestablement mieux que nous tous, bien mieux
-que moi. Tu es dans le vrai : nous sommes, non pas
-dans le faux, — car chez nous il serait inutile de chercher
-un principe ferme de conduite, — nous sommes
-dans les hasards du <i>lâchez-tout</i> ! Où va le vent, nous
-allons.</p>
-
-<p>Moi, je ne veux plus de cette situation équivoque,
-intolérable. Tes lettres ont depuis longtemps remué
-ce qui peut rester en moi de sentiments <i>honnêtes</i> (j’emploie
-un terme large). C’est en vain que j’ai essayé
-parfois de couvrir ce travail intime sous de mauvaises
-plaisanteries qui n’ont pas trompé ta clairvoyance.
-J’en suis arrivé à ce même état où, naguère, tu te
-sentais le plus malheureux des hommes de ne pas ressembler
-à tes bons amis de là-bas, et je me rends parfaitement
-compte, à mon tour, qu’il n’existera plus
-pour moi de repos jusqu’au jour où mon âme sera libre
-comme la tienne.</p>
-
-<p>Pour en arriver là, mon cher Paul, que dois-je faire ?
-S’il faut que j’aille te retrouver chez les Jésuites,
-j’irai : vus à travers toi, ils ne m’effrayent plus. Parle,
-conseille-moi : ta réponse sera pour moi parole d’Évangile.</p>
-
-<p>Ton pauvre ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Louis</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="34. ">34. <i>A Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">7 mai.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon bien cher ami,</p>
-
-<p>Le jour où Dieu m’a fait la grâce de m’accueillir
-comme l’enfant prodigue repentant, a été, après celui
-de ma première communion, le plus heureux de ma
-vie : ta conversion sera le troisième. Merci, mon cher
-Louis, de la bonne nouvelle qui m’annonce enfin que
-ce jour approche. Que de fois déjà, depuis six mois,
-sans te le dire, j’ai demandé à la douce Mère du Sauveur
-que rien ne nous séparât plus ! Me voilà exaucé :
-encore une fois, et du fond de mon affection pour toi,
-merci.</p>
-
-<p>Tu me demandes : « Que faire ? » Mais tu sais bien
-par où j’ai passé pour rentrer en grâce avec mon Père,
-qui est le tien aussi. Il faut te mettre à deux genoux,
-te frapper la poitrine et dire : « Mon Père, j’ai péché
-contre le ciel et contre vous : je ne suis plus digne
-d’être appelé votre fils. » Le Père te relèvera, te pressera
-sur son cœur, mêlera ses larmes aux tiennes, et
-tu seras encore son fils — et mon frère. Ce n’est pas
-difficile : on le voit après coup, lorsque les clartés
-de la divine miséricorde ont dissipé les fumées d’orgueil
-ou de défiance que l’ennemi avait excitées entre
-l’âme coupable et son juge. Ce juge, ce père se fait
-représenter ici-bas par un juge humain qui est encore
-un père. Cœur de Dieu, cœur de prêtre, c’est tout un.
-N’aie pas peur.</p>
-
-<p>Papa viendra me voir à la Pentecôte : c’est la première
-communion du collège. Ah ! si tu pouvais l’accompagner,
-passer ici tes deux jours de congé, t’aboucher
-avec mon directeur et régler avec lui ton petit
-compte ! Ce ne serait pas long et j’aurais l’immense
-joie d’assister à ton second baptême. Demande-le à
-ta bonne maman : j’ai quelque raison de croire qu’elle
-m’aime un peu et que l’assurance de nous faire
-un grand plaisir à tous deux sera plus forte que sa crainte
-des Jésuites. Dis-lui de ma part qu’ils ne te mangeront
-pas.</p>
-
-<p>En attendant, mon cher Louis, prends confiance.
-J’ai lu quelque part que le désir sincère de la conversion
-est déjà une conversion et que la miséricorde
-vient au-devant de ceux qui la cherchent. Je vais redoubler
-mes prières pour hâter, si je puis, le moment
-de ta liberté. Mais, de ton côté, prie la Mère de miséricorde,
-Marie : elle te fera moins peur que ton juge,
-elle te présentera à lui et t’obtiendra le courage qu’il
-faut pour conquérir la joie du cœur par la pureté.</p>
-
-<p>Adieu fraternel, et au revoir bientôt, je l’espère !</p>
-
-<p>Ton ami plus que jamais,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="35.">35. <i>De Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">10 mai.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>Victoire sur toute la ligne ! J’irai te voir à la Pentecôte.
-Avertis ton Père spirituel et confesse-moi d’avance
-à lui, pour que j’aie moins à dire et qu’il ne soit
-pas trop méchant.</p>
-
-<p>Ton papa est enchanté de ne pas voyager tout seul.
-Il m’a dit : « Tu verras ce collège, mon ami, et tu m’en
-diras des nouvelles ! »</p>
-
-<p>Nos deux mamans sont enchantées de procurer à
-leurs fistons réunis un peu de bon temps. Elles ne se
-doutent pas du vrai but, au moins la mienne. Pour la
-tienne, je n’en répondrais pas : elle a du jésuite !</p>
-
-<p>Quant à ta sœur Jeanne, c’est une petite impertinente.
-Elle avait assisté au conseil de famille, où le
-voyage a été décidé. Ne voilà-t-il pas qu’à table, étant
-assise près de moi, elle me demande tout à coup, de
-son air le plus naturel, si c’était pour <i>aller faire mes
-pâques</i> ? Comme je ne m’attendais pas à cette boutade,
-j’ai piqué un soleil et bafouillé : elle s’est mise à
-rire de toutes ses dents. On ne se défie jamais assez
-de ces créatures-là. Mais, tant pis ! J’accepte toutes
-les humiliations et elles n’empêcheront pas que le plus
-enchanté, dans cette histoire, c’est encore Bibi.</p>
-
-<p>Tu as eu là, mon ami, une riche idée ; je t’en remercie.
-Elle arrange tout et coupe court à tous les
-faux-fuyants. Je suis dans le sac et bien content d’y
-être. Donc, à quinze jours ! Ils vont me paraître interminables.
-Pour les raccourcir, je me propose de <i>potasser</i>
-d’arrache-pied mon <i>bachot</i>…</p>
-
-<p>Je m’aperçois un peu tard que mon langage n’est pas
-aussi châtié que le tien, qui m’avait déjà frappé durant
-ces vacances. A réformer avec le reste.</p>
-
-<p>Ton professeur a une manière originale de vous
-préparer au baccalauréat ; je suis curieux de savoir
-où vous en êtes après vos six mois de rhétorique classique,
-et comment vous employez le petit semestre
-réservé au chauffage. Dis-le-moi. Les observations du
-grand réformateur futur de l’Université de France
-m’intéressent beaucoup ; ne crains pas les détails.</p>
-
-<p>Je tâche de prier et je n’ai pas trop la <i>frousse</i> (ah !
-l’incorrigible potache !) ; puisque tu en es sorti, j’en
-sortirai. Mais prie ferme pour moi ; j’y compte.</p>
-
-<p>Ton humble et reconnaissant ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Louis</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c26" title="36. Le baccalauréat et le chauffage">36. <i>A Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">13 mai.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon trop humble et reconnaissant ami,</p>
-
-<p>Au reçu de ta lettre, je n’ai fait qu’un bond chez le
-P. X… pour lui annoncer ta prochaine arrivée et lui
-crayonner ton portrait au naturel. Je ne t’ai pas flatté ;
-mais l’impérieux devoir de la franchise m’a pourtant
-forcé à dire de toi un peu de bien. Je sais que tu diras
-toujours assez de mal. Quant à l’accueil que le Père
-te réserve, ne te mets point martel en tête. Il y a le
-premier regard, le coup de feu plongeant, qu’il n’est
-pas possible d’éviter ; il faut bien qu’on s’aborde par
-un bout. Mais ce ne sera qu’un éclair, immédiatement
-effacé par un de ces bons sourires qui font l’effet d’un
-rayon de soleil printanier. Encore une fois, n’aie pas
-peur. Tu seras reçu comme je l’ai été, à bras ouverts,
-et tu verras comme il fait bon s’y jeter avec toutes
-ses misères.</p>
-
-<p>Moi aussi, je vais trouver longs ces quinze jours, et,
-par contre, je déplore d’avance la rapidité avec laquelle
-passeront les deux jours de congé. Mais il faut
-se faire une raison. Avec l’âge on finit par entrevoir
-que la vie doit être autre chose qu’une série de plaisirs
-variés. <i>Travaillons</i>, disait encore en mourant je ne
-sais plus quel César du vieux temps : c’est un beau
-mot pour un païen, et qui fournit une belle devise,
-même pour les chrétiens qui ne sont pas empereurs.</p>
-
-<p>En ce moment, chez nous, la préparation du baccalauréat
-bat son plein. Je vois maintenant, plus que
-jamais, combien la méthode de notre professeur est
-pratique et sage. Tu veux savoir ce que m’ont appris
-mes six mois de rhétorique <i>vieux jeu</i> ?</p>
-
-<p>D’abord, je crois avoir appris quelque peu à écrire
-en français. Le travail que j’ai fait pour y arriver ne
-ressemble pas, je le dis tout de suite, au travail contre
-nature auquel nous a condamnés, l’an passé, notre
-professeur de seconde. Tu te rappelles qu’il nous parlait
-au moins deux fois par jour de son diplôme d’agrégé ;
-il ne voyait rien au delà et couchait avec. Dès le lendemain
-de la rentrée, quand nous ne savions pas encore
-mettre sur pied une phrase correcte, cet enragé de
-critique littéraire nous imposa comme devoir ce qu’il
-appelait solennellement une <i>dissertation</i>. Ne connaissant
-pas ce dont nous avions à parler, nous achetâmes des
-bouquins (il y en avait un de lui) où le devoir se trouvait
-tout fait, et nous employâmes toute notre ingéniosité
-à accommoder le plat de manière à laisser croire au
-bonhomme qu’il sortait de notre cuisine — ou de la
-sienne. Et ce fut ainsi toute l’année. A la fin, nous
-avions acquis une incontestable dextérité à fabriquer
-des <i>dissertations</i> avec des découpures ; en outre, nous
-possédions un choix assez riche de formules banales
-pour louer convenablement des auteurs ou des œuvres
-que nous connaissions à peine de nom. Mais si, hors
-de là, l’un d’entre nous était de force à mettre une idée
-personnelle en français lisible, il ne le devait pas à
-l’agrégé, ni à ses dissertations.</p>
-
-<p>Ici, on ne nous apprend pas à écrire comme si nous
-aspirions tous à l’agrégation ès lettres : on veut que
-la plume entre nos mains puisse devenir un instrument
-universel. Durant le premier semestre, nous avons fait
-au moins quarante à cinquante compositions françaises,
-deux par semaine, sur tous les sujets et dans
-tous les genres possibles : discours historiques ou
-autres, harangues et plaidoyers, lettres, tableaux,
-portraits, dialogues… La variété des situations, des
-idées, du ton et du style écartait l’ennui, tenait l’esprit
-en haleine, fournissait aux talents spéciaux l’occasion
-de se montrer, enfin nous exerçait à tous les développements.
-Aussi, amour-propre à part, je me crois
-personnellement en mesure d’écrire une page raisonnable
-sur n’importe quel sujet de ma taille. C’est un
-résultat qui, tu l’avoueras, dépasse notablement celui
-d’un vulgaire chauffage pour le baccalauréat et qui,
-après le baccalauréat, gardera son prix.</p>
-
-<p>Quant à cette critique littéraire qui fait la matière
-habituelle de la composition française au baccalauréat,
-je te dirai, mon ami, qu’elle ne me préoccupe guère.
-Les auteurs classiques sur lesquels elle pourra tomber,
-grecs, latins et français, nous les avons étudiés à fond,
-comme je te l’ai expliqué : donc les éléments d’une
-bonne critique ne nous manquent point. La répétition
-générale par pays et par genres, que nous faisons
-durant ces derniers mois, achèvera de nous donner
-les idées d’ensemble et nous permettra les comparaisons,
-si chères, paraît-il, à nombre d’examinateurs.
-Pour nous familiariser avec la forme spéciale au genre,
-étant donnée la souplesse de style acquise par les exercices
-précédents, quelques applications bien choisies
-pourront suffire.</p>
-
-<p>Voilà pour la composition française. En version latine,
-nous sommes forts comme des Turcs, et même
-davantage. Nous en avons fait deux par semaine, selon
-une progression croissante de difficulté : d’abord les
-historiens faciles ; puis les poètes, pas commodes quelquefois ;
-pour le dernier trimestre, le profond et abrupt
-Tacite, les traités oratoires et philosophiques du copieux
-Cicéron, les savants casse-cou du sage et subtil Sénèque.
-D’ailleurs, nous avons eu chaque jour, dans la prélection
-du professeur, un exercice incomparable de
-traduction, et je mets en fait qu’après avoir fouillé
-avec lui dans tous les sens, pendant six mois, les meilleurs
-endroits des bons auteurs, un élève de quelque
-intelligence ne restera jamais coi devant un texte latin
-ou grec, quand il ne l’aurait pas vu de sa vie.</p>
-
-<p>Aussi, pour la préparation des auteurs inscrits au
-programme, on ne juge pas utile, dans cette maison,
-de recourir aux <i>corrigés</i>, si indispensables au lycée :
-ils sont même formellement interdits. Quelquefois,
-pour nous faire connaître ou nous rappeler l’ensemble
-d’une œuvre, le professeur nous en lira une traduction
-rapide, que nous suivrons sur le texte : ce sera tout.</p>
-
-<p>Depuis Pâques, nous donnons aux matières de pure
-mémoire le temps que réclame leur répétition générale ;
-mais tous les loisirs qu’elles nous laissent sont
-consacrés, comme auparavant, à l’étude des trois
-langues classiques par la prélection et la version, par
-la composition française et latine, par le thème grec…</p>
-
-<p>Hé ! oui, mon ami, le thème grec ! La « réaction profonde »
-que tu as découverte chez moi, l’autre jour,
-va plus loin encore que tu ne pensais : elle va jusqu’à
-cet épouvantail qu’on nomme le thème grec. Le premier
-qu’il m’a fallu élaborer ici, m’a fait suer d’ahan.
-Mais il m’a rendu un gros service : il m’a prouvé victorieusement
-que je ne savais pas un mot de grammaire.
-Aussi je fus classé dans les derniers : je ne l’ai
-dit à personne, mais j’en ai été tellement vexé que,
-trois mois après, je savais ma grammaire et je constatais
-que mes progrès dans l’intelligence des auteurs
-suivaient exactement mes progrès en thème grec. Aujourd’hui
-je compte parmi les hellénistes de la classe
-et je lis Homère pour mon plaisir.</p>
-
-<p>La difficulté du grec, mon bon, gît tout entière dans
-l’imagination, l’ignorance et la paresse — et rien que
-là : c’est ma conviction irréductible.</p>
-
-<p>Je t’entends venir : « Et les vers latins ? » — Nous
-en faisons encore, quoique un peu moins qu’avant
-Pâques, et même en pensum. L’autre jour, pendant
-que le professeur parlait, un impertinent moineau
-vint se mettre sur l’appui d’une fenêtre ouverte, regarda
-dans la classe et se mit à parler aussi à sa façon.
-Cela me fit rire. Le Père s’interrompit pour me demander
-la cause de ma gaieté soudaine : « Mon Père, c’est
-ce moineau-là, qui répondait <i>oui, oui</i>, à tout ce que
-vous disiez. » Là-dessus, rire général, que le Père partagea.
-Puis il me dit solennellement : « Paul Ker,
-en punition du désordre que vous venez de causer,
-vous me ferez pour ce soir un distique sur le
-moineau. Et qu’il soit bon ! — J’y tâcherai, mon Père. » Voici
-ce que j’apportai :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Dignus eras intrare scholam, passercule, nostram :</i></div>
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Cuncta probamus enim, nos quoque, dicta Patris.</i></div>
-</div>
-
-<p>Pour les profanes :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Quand notre Père a dit son mot.</div>
-<div class="verse i2"><i>Oui, oui</i>, pense tout bas la classe :</div>
-<div class="verse i2">L’oiseau qui l’a pensé tout haut</div>
-<div class="verse i2">Mérite parmi nous sa place.</div>
-</div>
-
-<p>Le distique et le quatrain eurent l’honneur d’une
-lecture publique — et d’un <i>oui, oui</i> unanime, durant
-l’un des repos de cinq minutes que le Père nous accorde
-entre deux heures de classe. Je n’en suis pas plus
-fier, car c’était un simple jeu.</p>
-
-<p>Peut-être vais-je t’étonner, cette fois, en sens contraire
-de tout à l’heure. Autant je crois le thème indispensable
-pour savoir honnêtement son grec et son
-latin, — parce qu’il est la forme élémentaire de la
-composition personnelle et que, sans la composition
-personnelle, écrite ou orale, il me paraît impossible
-de se rendre un compte exact de l’esprit et des difficultés
-d’une langue morte ou vivante, — autant je
-suis disposé à admettre que le vers latin, comme le
-vers français, et plus que lui, pourrait sans grand
-inconvénient être réservé à une élite. Je sais fort bien
-(on nous l’a dit) que c’est un exercice très efficace de
-gymnastique intellectuelle, d’avoir à changer vingt
-fois un mot ou un tour de phrase pour que, tout en
-restant correct, juste et poétique, il s’adapte en outre
-au moule inflexible du mètre. Je tiens qu’une bonne
-pièce de vers, sans solécisme, sans cheville ni vulgarité,
-constitue un tour de force extraordinairement
-méritoire et honorable pour ceux qui le réussissent,
-à notre âge. Mais les tours de force ne s’imposent pas,
-et quand on n’a pas de quoi y réussir, il me paraîtrait
-sage de n’y pas perdre son temps.</p>
-
-<p>Qu’on fasse donc du thème grec pour arriver plus
-vite à la connaissance restreinte qui nous est demandée
-de cette langue ; pour le latin, qui nous touche de
-plus près, qu’au thème on joigne la narration et le
-discours : rien de plus raisonnable. Mais qu’on réserve
-la poésie latine et française aux privilégiés que <i>leur
-astre en naissant a formés poètes</i> — et qu’on laisse les
-pauvres gens, pour qui <i>Phébus est sourd et Pégase
-rétif</i>, à leur métier de nature ! Ils comprendront un
-peu moins bien les beautés de forme des poètes, mais
-y trouveront encore assez d’autres mérites.</p>
-
-<p>Je finis. Pour varier nos plaisirs et combattre l’ennui
-des répétitions, notre professeur a eu l’attention de
-garder pour ce dernier semestre quelques œuvres plus
-piquantes, d’Horace, d’Aristophane, de Molière, du
-dix-huitième et du dix-neuvième siècle ; en sorte que
-nos classes de littérature sont à la fois bien remplies
-et intéressantes. Par ces chaleurs, c’est aussi précieux
-que nécessaire.</p>
-
-<p>Nos autres cours : histoire, langues, mathématiques, ne
-chôment pas non plus, et le feu sacré est périodiquement
-attisé par les <i>colles</i> hebdomadaires, sans préjudice des
-<i>sabbatines</i>… Mais t’ai-je dit ce que sont nos <i>sabbatines</i> ?
-Je ne pense pas. Je te parlerai de la prochaine, à
-laquelle je suis personnellement intéressé. Pour cette
-fois, j’ai déjà trop causé. Bonsoir, mon cher Louis.</p>
-
-<p>Ton propre baccalauréat va peut-être souffrir quelque
-peu des soucis que te donnera ta <i>grande affaire</i>. Mais
-le bon Dieu saura bien te dédommager après.</p>
-
-<p>Tout à toi,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c27" title="37. Sabbatine : Lettres et Sciences">37. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">22 mai.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher,</p>
-
-<p>J’ai promis de te parler de <i>ma sabbatine</i> : j’ai eu
-tort, car c’est te condamner à entendre des redites.
-Mais tu le veux, soit satisfait.</p>
-
-<p><i>Sabbatine</i> vient du mot <i lang="la" xml:lang="la">sabbatum</i>, samedi. Ce jour-là,
-durant la seconde partie de la classe du matin,
-dame Éloquence et dame Littérature se transportent
-l’une chez l’autre, alternativement. Là, sous la présidence
-du P. Recteur ou du P. Préfet, devant tous les
-rhétoriciens et les humanistes, quelques élèves, pris
-dans les divers rangs d’une des deux classes, montent
-sur l’estrade et font valoir, du mieux qu’ils peuvent,
-un travail de leur façon, quelquefois amendé
-par le professeur, d’autres fois présenté à l’état natif.
-Les lectures sont assez souvent variées d’une déclamation,
-ne serait-ce que pour donner occasion à tous les
-talents de se produire : celui de déclamateur est parfois
-solitaire.</p>
-
-<p>Quand on veut prêter à cet exercice d’assouplissement
-une forme particulièrement intéressante, surtout
-en rhétorique, on en fait une joute oratoire. Toujours,
-comme tu vois, l’humeur batailleuse des <i>soldats de
-Loyola</i> ! Tantôt c’est un procès avec réquisitoire,
-plaidoirie pour et contre, résumé des débats et sentence
-motivée ; tantôt une discussion réglée, sur un sujet
-littéraire ou autre, bien choisi, entre personnages
-fictifs ou réels. Cette fois, la rhétorique a débattu,
-arguments en main, la controverse très actuelle entre
-les partisans respectifs des <i>Lettres</i> et des <i>Sciences</i>,
-au point de vue spécial de l’enseignement secondaire
-dans les collèges.</p>
-
-<p>J’ai eu l’honneur de plaider pour les Lettres : tu
-n’en seras pas surpris, car tu connais mes préférences.
-Mais je n’y ai pas mis de passion et crois avoir été
-modéré. Tu conçois que je me suis largement inspiré
-de mes deux conversations pédagogiques avec mon
-professeur. Les arguments pour et contre avaient, à
-l’avance, fait le sujet de deux devoirs contradictoires
-et d’une discussion générale en classe, à la suite de
-laquelle on avait désigné les deux champions du tournoi.
-Jean se dévoua à défendre les Sciences, évidemment
-par vertu pure et sans conviction, me laissant
-le beau rôle et acceptant d’avance la défaite. La veille
-de la <i>sabbatine</i>, le professeur avait entendu la lecture
-des deux plaidoyers, donné son avis et déclaré aux
-orateurs que, le lendemain, du haut des Pyramides,
-quarante siècles les contempleraient. Avoue que c’était
-intimidant : j’ai failli en perdre une demi-heure de
-sommeil, chose énorme pour moi.</p>
-
-<p>Le lendemain, pour comble d’honneur et de terreur,
-le fauteuil du président de cette lutte pyramidale était
-occupé, non point par le P. Recteur, mais par le
-P. Provincial de Champagne, arrivé la veille au soir
-pour la visite annuelle du collège. C’est, chez les Jésuites,
-le grand supérieur qui vient immédiatement
-après leur Général, comme les évêques ou les archevêques
-après le Pape. Notre professeur, pour nous
-rassurer, nous dit que le P. Provincial étant le père
-des autres Pères, se trouvait naturellement notre
-grand-papa et, par suite, ne pouvait qu’être très bienveillant
-pour nous. De fait, après le petit compliment
-d’usage qu’on lui adressa, il nous dit un mot si encourageant
-que nous ne songeâmes plus qu’à justifier le
-moins mal possible son attente et à lui donner bonne
-opinion de la Rhéto.</p>
-
-<p>Le défenseur des Sciences ouvrit le feu. Il démontra
-ou du moins essaya de démontrer qu’elles sont de
-beaucoup supérieures aux Lettres par leur but, par
-leur puissance éducatrice, par leur utilité.</p>
-
-<p>« Leur but est de développer principalement la raison.
-Or, la raison est la faculté maîtresse de l’homme,
-celle qui l’élève non seulement au-dessus de l’animal,
-mais au-dessus de ses semblables, quand ils se laissent
-guider par les rêves de l’imagination ou les caprices
-de la sensibilité. » Ce fut un beau pathos, où l’orateur
-fit preuve d’assez fortes études… littéraires.</p>
-
-<p>« Quant à la puissance éducatrice des Sciences, elle
-consiste dans l’habitude du raisonnement, qui, pratiqué
-de bonne heure et avec persévérance, donne à
-l’esprit cette justesse, cette pénétration, cette trempe
-solide qui a fait un Blaise Pascal.</p>
-
-<p>« Sans doute, les Sciences ne développent guère
-l’imagination et point du tout la sensibilité ; mais ces
-deux facultés ne procurent que de vaines jouissances
-et contribuent bien plus souvent au malheur des
-hommes qu’à leur bonheur. Les Sciences préparent à
-la vie pratique, positive ; elles mènent quelquefois
-aux situations brillantes et influentes, toujours aux situations
-utiles. »</p>
-
-<p>Conclusion : « Le <i>savant</i> n’a rien à envier au <i>lettré</i>
-et il semble désirable que, pour le bonheur de l’humanité,
-l’enseignement scientifique prenne dans les
-collèges une place prépondérante. »</p>
-
-<p>Cette conclusion parut tellement audacieuse que,
-malgré le talent incontesté de l’honorable préopinant,
-elle ne fut que faiblement applaudie.</p>
-
-<p>Je pris à mon tour la parole et dis, en substance, ce
-qui suit :</p>
-
-<p>« Le grand avantage que les Lettres me semblent
-avoir sur les Sciences, c’est de former l’homme tout
-entier, en cultivant toutes ses facultés nobles, dans
-l’ordre naturel de leur éclosion et de leur développement.</p>
-
-<p>« L’enfant ne commence point par raisonner : il
-regarde, prend des idées, les case dans sa mémoire ; le
-jugement et le raisonnement ne viennent qu’après.
-Vouloir lui imposer dès l’abord le travail de l’étude
-scientifique, c’est risquer de dessécher son esprit et de
-faire éclater son petit cerveau. On cite Pascal, mathématicien
-et inventeur à douze ans ! Pascal fut un de
-ces prodiges qui, par leur nature exceptionnelle, confirment
-précisément la règle générale. D’ailleurs sa précocité
-en mathématiques ne lui a guère porté bonheur,
-puisqu’à vingt-six ans il se trouva, comme plus d’un
-polytechnicien de nos jours, réduit à une impuissance
-intellectuelle qui l’empêcha de rien achever, sauf ses
-<i>Provinciales</i>, où la littérature tient beaucoup plus de
-place que la raison.</p>
-
-<p>« Sans doute, la raison est la faculté maîtresse de
-l’homme, et nous l’admettons si bien qu’au faîte
-de l’enseignement littéraire nous posons la philosophie,
-qui est, je crois, la science du raisonnement. Mais
-nous ne mettons pas la charrue avant les bœufs : nous
-attendons que les années et l’habitude du travail
-intellectuel nous aient rendus aptes aux études abstraites.</p>
-
-<p>« Il ne faut pas croire, du reste, que l’enseignement
-littéraire laisse dormir la faculté de raisonner : il la
-met sans cesse en œuvre, avec l’imagination et la sensibilité,
-dans ces exercices de lecture, de traduction,
-d’analyse, de composition personnelle, qui remplissent
-les années de grammaire et de littérature. Est-ce que
-les règles de syntaxe ne sont pas des lois, des formules,
-des théorèmes, qui sollicitent sans relâche le jugement
-de l’élève pour ses devoirs classiques ? Une version
-est-elle autre chose qu’un problème ? Un discours
-n’exige-t-il pas, avec la convenance du style, la logique
-dans les idées ?</p>
-
-<p>« Mais la raison ne fait pas seule la grandeur de
-l’esprit humain : à côté du vrai, il y a le beau et le
-bien, qui font le charme et le but supérieur de
-notre vie. Les Sciences ne connaissent pas le beau et le
-bien ; les Lettres ont pour mission spéciale de disposer
-les jeunes esprits à comprendre, à admirer, à mettre
-en œuvre l’un et l’autre. A cet effet, la Providence
-semble avoir créé exprès un instrument merveilleux,
-cette double littérature d’Athènes et de Rome, double
-et une, qui, de l’aveu de tous les siècles, offre dans
-ses chefs-d’œuvre variés une perfection voisine de
-l’idéal. A cette école se sont formés, non pas seulement
-notre idiome national, mais encore cet esprit net
-et vif, délicat et fin, simple et distingué, qui se nomme
-dans le monde entier l’<i>esprit français</i> et qui semble
-avoir une sorte d’affinité naturelle avec tout ce qui
-porte la marque du beau et du bien.</p>
-
-<p>« L’enseignement scientifique, essentiellement étroit,
-positif, exclusif, peut convenir au génie utilitaire
-d’autres nations, pour qui les intérêts matériels priment
-tout : notre idéal est plus élevé, et nous tenons
-que l’enseignement classique seul prépare des hommes
-complets, des esprits vraiment supérieurs et des Français
-de France. »</p>
-
-<p>Cette fois (je le dis sans fierté), les applaudissements
-éclatèrent franchement, conduits par mon
-adversaire.</p>
-
-<p>Le R. P. Provincial commença par le féliciter d’avoir
-défendu avec entrain et habileté une thèse ingrate,
-dont il ne devait pas désirer bien vivement le triomphe.
-« De fait, ajouta-t-il, si on vous avait appliqué,
-depuis votre sixième, le programme scientifique
-que proposait votre conclusion, nous aurions perdu
-aujourd’hui un plaidoyer bien écrit et plus tard peut-être
-un bon orateur, pour gagner, qui sait ? un médiocre
-savant. » On applaudit. Il continua :</p>
-
-<p>« Dieu me garde, mes enfants, de condamner les
-Sciences et de déprécier les savants : j’ose même espérer
-que plus d’un parmi vous est appelé à se distinguer
-dans la carrière scientifique. Mais je dis <i>appelé</i> ;
-car n’est pas mathémacien ou physicien qui veut,
-pas plus que poète ou orateur. Je vous laisse entrevoir
-par là, mes amis, le vice radical de ces programmes
-nouveaux, qui viennent périodiquement bouleverser
-et fausser notre enseignement, sous prétexte de mieux
-l’adapter aux besoins modernes. On veut forcer la
-nature, forcer le talent : on oublie que la nature a ses
-lois et que le talent est un don de Dieu seul.</p>
-
-<p>« Le devoir des éducateurs ressemble à celui d’une
-mère attentive, qui aide sans impatience les premiers
-pas de son enfant et l’amène peu à peu à marcher,
-puis à courir, enfin à se diriger librement. C’est ce
-que fait, comme l’a dit excellemment le second orateur
-(salue, mon ami !), la vieille méthode classique :
-son mérite capital est de favoriser le développement
-progressif des dons naturels, tout en réservant l’avenir.
-Talents et vocations ne se manifestent pas toujours dès
-les premières années d’études : en les préjugeant trop
-tôt et en vous assignant d’une façon absolue avant
-l’âge votre future carrière, sans être assurés du succès
-et des vues de la Providence, vos parents et vos maîtres
-s’exposeraient à vous rendre malheureux.</p>
-
-<p>« Rien n’est perdu, tout est profit, dans les études
-grammaticales et littéraires qui, avec la mesure convenable,
-mais secondaire, de sciences mathématiques
-et autres, charment ici vos loisirs studieux. Lorsque
-vous en aurez heureusement atteint le terme, votre
-esprit sera comme une machine parfaitement construite
-et montée, prête à se mouvoir dans toutes les
-directions. Il restera encore devant vous du travail,
-des études spéciales de philosophie, de sciences, de
-droit, de médecine, de guerre, d’industrie, de diplomatie :
-le champ est vaste. C’est parfois encore une
-rude traversée à entreprendre avant d’aborder au rivage
-souhaité ; mais préparés solidement et armés de
-courage, vous pourrez, en lançant votre barque sur
-la haute mer, dire aussi avec confiance, comme ces
-hardis marins chrétiens : <i>A Dieu va !</i> Et vous arriverez.
-Vous conquerrez votre belle place au soleil et
-vous ferez profiter vos semblables, votre famille et la
-patrie des dons que vous avez reçus d’en haut pour
-votre bien et le leur. Sans avoir été des <i>utilitaires</i>,
-vous serez des hommes <i>utiles</i>, parce que vous serez
-des hommes <i>bien élevés</i>, dans toute l’extension du
-mot. Je vous le souhaite de tout cœur et je l’attends
-de votre bonne volonté.</p>
-
-<p>« Je félicite en particulier le défenseur des Lettres,
-dont j’ai admiré l’esprit lucide et pratique (ici j’ai pudiquement
-rougi, pendant que mon professeur, sans
-doute, riait sous cape du compliment que je lui volais) ;
-mais je remercie les deux orateurs du plaisir délicat
-qu’ils nous ont donné. »</p>
-
-<p>Après la séance, nous allâmes remercier à notre
-tour le R. Père, qui nous réitéra sa satisfaction et
-nous offrit un joli souvenir.</p>
-
-<p>Sur ce, je m’empresse de me taire, dans l’attente
-impatiente de ta visite. C’est dans moins de huit jours.
-Quelle joie ce sera de nous sentir tout à fait frères !
-Je continue à prier de toute mon âme pour qu’il n’y
-ait aucun nuage à ce bonheur.</p>
-
-<p>Ton ami à toujours,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c28" title="38. Première Communion">38. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">2 juin.</p>
-
-
-<p class="ind">Ma sœur,</p>
-
-<p>Finie la fête, mais non le plaisir. C’est l’énorme
-différence qu’il y a entre les réjouissances ordinaires,
-où tout est pour les yeux et les nerfs, et ces bonnes
-fêtes du bon Dieu, où le cœur a la grosse part et dont
-le meilleur reste encore longtemps au fond de l’âme,
-comme un excès de sucre, servi par toi, au fond de la
-tasse de thé. Ma comparaison est d’un vulgaire gourmand ;
-mais c’est tout de même ça.</p>
-
-<p>Cette fois, la rosée est descendue et j’ai délicieusement
-pleuré. Je n’ai pas été le seul. Louis est allé à la
-sainte table avec moi, à la suite des radieux petits premiers
-communiants et, revenu à sa place, il a mis les
-yeux dans son mouchoir durant une demi-heure.
-Quand nous nous sommes retrouvés au parloir, il s’est
-jeté à mon cou et m’a dit, encore tout ému : « Merci,
-Paul, merci ! » Papa, que la communion de Louis a
-fort embarrassé, aurait bien voulu se fourrer dans un
-trou : mais il n’y en avait point. Il se contenta de se
-moucher très fort, et, ensuite, alla voir dehors si l’heure
-de sa montre concordait avec celle de la grande horloge
-du collège, pour ne pas manquer le train du surlendemain !…
-Ah ! qu’on est drôle, Jeanne, quand
-on n’a pas le cœur en place !… Ce pauvre papa !… Il
-n’existe pas dans le royaume de France et de Navarre
-un homme plus honnête et plus loyal ; c’est un esprit
-ouvert et cultivé ; et le voilà réduit à des subterfuges
-enfantins, qui, j’en suis persuadé, l’humilient profondément,
-pour se mentir à lui-même, pour étouffer
-des sentiments qu’il sait bons et pour se rendre finalement
-malheureux par peur d’un acte tout simple,
-qui mettrait sa conduite d’accord avec ses sentiments
-et ses désirs secrets !</p>
-
-<p>Ces pénibles petitesses, que je connais pour y avoir
-passé, je voudrais bien les épargner à notre brave
-père. Il est en route pour conquérir avec la pleine
-vérité la vraie joie du cœur : c’est à nous deux, Jeanne,
-de lui raccourcir le chemin. Comment ? Le prêcher ne
-servirait pas à grand’chose : il se rebifferait. Aimons-le
-bien, montrons-lui par notre conduite irréprochable
-à quoi servent la religion et la piété, prions et espérons.
-Mon confesseur veut bien dire quelquefois pour la
-conversion de papa une messe que je lui sers ; j’y
-communie et nous prions ensemble. Unis tes prières
-aux nôtres, Jeanne, avec sainte maman, et tâche,
-à cette intention, de casser encore de temps en temps
-une des petites épines de ta rose, pendant que je rognerai
-les vilains piquants de mon houx. Moins nous
-aurons de défauts, plus nous aurons de chances d’être
-exaucés.</p>
-
-<p>Louis a fait son affaire avec une rondeur qui m’a
-enchanté. Dès le soir de son arrivée, je l’ai présenté à
-mon confesseur : ils n’ont pas eu de peine à s’entendre.
-Je le savais d’avance. Quand il est sorti au bout d’une
-demi-heure, il rayonnait et m’a dit avec un gros soupir
-de soulagement : « C’est fini, et bien fini ! Ton
-confesseur est un charmant homme : je veux le revoir
-avant de partir. »</p>
-
-<p>Le lendemain dimanche, les cérémonies de la première
-communion l’ont vivement impressionné. Il y
-a de quoi. Je voudrais que tu viennes un jour voir
-notre chapelle avec sa décoration des grandes fêtes,
-ses fleurs et ses lumières, ses chants pieux, ses cinquante
-enfants de chœur, dont je vais être bientôt.</p>
-
-<p>A ce propos, on m’a raconté, l’autre jour, qu’avant
-la dernière rentrée le proviseur du lycée voisin, ne
-voulant négliger aucun moyen de combattre la concurrence,
-désastreuse pour lui, des Pères jésuites,
-avait annoncé par circulaire aux parents que ledit
-lycée aurait aussi désormais son bataillon sacré pour rehausser
-l’éclat des offices religieux. Cela, c’est de la
-naïveté à trente-six carats : le bonhomme oublie que
-l’habit ne fait pas le moine et il ne se doute pas que,
-pour servir à l’autel comme on le fait ici, outre une
-formation presque aussi difficile que l’exercice militaire,
-il faut la foi et quelque chose de la piété des
-anges : deux marchandises rares parmi les lycéens.
-Moi, j’ai eu le temps de m’habituer à cette splendeur :
-j’en jouis et ne m’en étonne plus.</p>
-
-<p>Mais la cérémonie de la première communion a son
-charme spécial, unique, venant du grand acte qui en
-fait l’objet, des souvenirs qu’elle réveille, du spectacle
-des petits qui en sont les héros. L’innocence, la piété,
-la joie douce et profonde qui transparaissaient
-de leur âme par leurs yeux et qui mettaient sur le visage
-des moins agréables un reflet surnaturel, semblaient
-se communiquer à tous les assistants, parents et indifférents,
-sous forme d’une émotion irrésistible. Durant
-tous ces longs offices, mais surtout au moment
-suprême de la première union de ces jeunes âmes avec
-leur Créateur, ce n’était plus un simple mot poétique,
-c’était une réalité sensible que ce beau vers, si bien
-chanté par mon surveillant :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2"><i>Le ciel a visité la terre.</i></div>
-</div>
-
-<p>Qu’il fait bon, ma sœur, dans ces moments-là,
-sentir qu’on n’est plus un étranger, comme je l’étais à
-mon arrivée ici, mais qu’on est de la famille du bon
-Dieu avec ces enfants si purs et leurs pieux parents !
-Qu’il fait bon renouveler avec eux, et cette fois pour
-toujours, ces belles promesses que j’ai formulées jadis
-et trop vite oubliées ! Et comme cela réconforte ! J’ai
-pris là du courage pour six mois.</p>
-
-<p>Quant à papa, je ne l’ai pas vu pendant la cérémonie ;
-mais il a été très remué. Ici les enfants ne
-sortent que le lendemain de leur première communion ;
-le jour même, on ne veut pas que la moindre
-parcelle de leur bonheur intime se dissipe au contact
-des distractions profanes : ils retrouveront toujours
-assez tôt le monde et ses vulgarités. A midi, ils ont
-l’honneur exceptionnel de manger à la table des Pères,
-qui leur font grande fête ; le reste du temps que les
-offices ne prennent pas, ils le passent en famille, choyés
-comme des benjamins, respectés comme des chérubins.
-Toutes les portes leur sont ouvertes, comme tous
-les cœurs. En nous promenant aussi dans le collège,
-nous en rencontrâmes plusieurs : papa les saluait
-instinctivement, ne pouvait se lasser de les regarder
-et ajoutait : « Sont-ils heureux ! » Espérons qu’il ne
-s’en tiendra pas là. Je crois qu’il a du plomb dans
-l’aile.</p>
-
-<p>Louis, en prenant congé de notre commun directeur,
-lui a dit avec émotion : « Mon Père, ce n’est pas
-adieu que je vous dis, c’est au revoir. Priez pour que
-je revienne autrement que comme une brebis égarée. »
-Il est parti heureux par avance de la joie que son
-changement va donner à sa mère et bien résolu à demeurer
-fidèle. Il m’a demandé de l’aider, comme toi :
-c’est humiliant, vu la mince vertu que je me connais.
-Mais à force d’aider les autres, j’arriverai peut-être
-à me hisser jusqu’à leur hauteur. Prie pour moi, ma
-bonne Jeanne.</p>
-
-<p>Ton frère qui ne t’aime pas… à moitié,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="39. L’ami converti">39. <i>De Madame X</i></h3>
-
-<p class="date">6 juin.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>On voit que vous profitez des modèles de diplomatie
-que vous avez sous les yeux, chez les Révérends
-Pères, et des leçons que vous en recevez ! Votre petite
-conspiration avec mon fils Louis a été fort bien machinée.
-Elle devait réussir, parce que je suis trop
-naïve pour me défier de vous.</p>
-
-<p>Vous trouveriez peut-être qu’elle a même réussi au
-delà de vos espérances, si vous pouviez voir Louis, tel
-qu’il est depuis son retour ; car il vous imite maintenant
-trait pour trait. D’abord, il a voulu avoir dans
-sa chambre, en face de la porte d’entrée, un grand
-Christ bien en vue ; puis, sur la cheminée, une belle
-Vierge, à la place d’une Nymphe en négligé, qu’il a
-failli faire passer par la fenêtre et que j’ai eu bien de
-la peine à sauver comme souvenir offert jadis à son
-pauvre père. Aux murs il a fallu suspendre un Ange
-gardien et un saint Joseph, avec son patron et le
-vôtre. Une vraie chapelle. Il m’a demandé de dire
-ensemble notre prière du soir et je l’entends réciter très
-exactement celle du matin tout seul. Le jeudi, jour de
-congé, au lieu de faire comme autrefois sa grasse matinée,
-il va à la messe, et il a exhumé du fond de sa
-bibliothèque son paroissien de première communion,
-qu’il ne quitte pas des yeux pendant les offices du dimanche.</p>
-
-<p>Avec ses anciens camarades il reste bon enfant,
-comme vous ; mais eux sont visiblement gênés ; on
-dirait des gens qui ont peur d’attraper sur les doigts.
-Il faut que Louis leur ait carrément notifié les conditions
-auxquelles il met désormais son amitié.</p>
-
-<p>Vous me l’avez complètement changé. Mais c’est
-moi qui ai le plus gagné à ce changement, et je viens,
-mon cher Paul, vous en remercier du fond de mon
-âme. Sans être un démon en famille, Louis n’était pas
-un ange autrefois : il l’est aujourd’hui. Vous m’avez
-rendu mon fils. Je prie Dieu de vous en récompenser,
-vous et les bons Pères qui ont fait de vous un apôtre.</p>
-
-<p>Je ne les connais pas : après ce que j’ai vu, je suis
-toute disposée à leur donner mon estime. Bien plus,
-si j’étais libre de mes actes, Louis vous suivrait à la
-rentrée prochaine. Mais, veuve et infirme, je dépends
-avec mon fils des volontés d’un tuteur qui entend
-gouverner les études de son pupille.</p>
-
-<p>Vous prierez, mon bon Paul, afin que Dieu garde à ce
-pauvre enfant tout son courage. Il m’a dit que vous
-consentiez à être désormais, mieux encore que dans le
-passé, son <i>frère</i> : j’en serai infiniment heureuse, pour
-lui d’abord, parce qu’il persévérera plus sûrement dans
-le droit chemin, et ensuite pour moi-même, parce que
-cela me donnera quelque droit à vous appeler aussi
-mon fils et à vous aimer comme tel, sans faire tort à votre
-bonne et sainte maman qui ne sera pas jalouse, j’espère.</p>
-
-<p>Adieu, mon second fils, et encore mille mercis !</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Adèle X</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c29" title="40. Compositions pour les prix et bains de rivière">40. <i>A ma famille.</i></h3>
-
-<p class="date">18 juin.</p>
-
-
-<p class="ind">Mes chers tous,</p>
-
-<p>J’ai l’agrément de vous apprendre que nous sommes
-entrés aujourd’hui dans la période désirée de la moisson,
-moisson de lauriers et de gloire, dont le résultat
-sera proclamé solennellement dans quelque six semaines,
-à la grande joie des écoliers, des papas, des
-mamans… Faut-il ajouter encore quelqu’un, Jeanne ? — « Oh !
-peux-tu le demander ? »… et des sœurs, quand
-on a la chance d’en avoir une comme la mienne. J’espère
-bien recueillir assez de couronnes pour vous donner
-à chacun le plaisir de m’en déposer une ou deux sur
-le front : vous l’avez bien mérité, et ce plaisir-là vaudra
-plus pour votre Paul que tous les prix possibles.</p>
-
-<p>Donc, ce matin, messe avec douze enfants de chœur,
-dite par le R. P. Recteur. Chant du <i lang="la" xml:lang="la">Veni Creator</i>,
-pour appeler les lumières spéciales du Saint-Esprit
-sur les concurrents de la grande lutte qui se prépare.
-Je ne sais ce qu’ont éprouvé les autres : moi, j’avoue
-que cet appel solennel à l’intervention d’En-haut m’a
-saisi. J’ai vu d’un seul coup, sans avoir besoin d’aucune
-explication, l’importance du travail auquel nous
-étions conviés. En même temps, à la réflexion (car
-je commence à réfléchir), j’ai été frappé de voir comment
-les Pères, avec les moyens les plus simples, mais
-pris à la bonne source, celle du surnaturel, savent
-élever les choses au-dessus de la conception vulgaire
-et hausser les volontés, sans effort apparent, au niveau
-du but fixé.</p>
-
-<p>Après le surnaturel, les moyens naturels. Au sortir
-de la chapelle, réunion à la grande salle, où le P. Préfet,
-devant tout le corps professoral, nous explique le
-mécanisme savant et la discipline rigoureuse des compositions
-pour les prix. Des précautions minutieuses
-sont prises pour la double sauvegarde du sérieux
-et du secret. Les textes sont fournis ou du moins
-approuvés par le P. Préfet des études ; la moindre infraction
-à la plus absolue loyauté du concours expose
-à l’exclusion ; l’attribution des prix ne se fait point
-par le professeur ordinaire, mais par trois correcteurs
-étrangers à la classe, qui ne connaissent personne
-et que personne ne connaît : elle ne devient définitive
-qu’après avoir reçu le visa du même P. Préfet.</p>
-
-<p>Tout cela vous impressionne, et ce n’est pas sans
-quelque frissonnement qu’arrivé en classe, on trempe
-dans l’encre sa meilleure plume, pour la faire courir
-sur le papier pendant plusieurs heures, sans se donner
-le temps de souffler. Tout au plus, en tournant une
-page pleine, se permet-on un rapide coup d’œil sur
-les concurrents, pour voir de quel train ils vont, et
-l’on se hâte de reprendre la course au clocher. Bientôt
-toutes les têtes ont l’air d’appartenir à de jeunes coqs
-courroucés. Au bout de trois heures, le professeur
-avertit qu’il n’en reste plus qu’une, et le train passe
-de l’express au rapide et du rapide à l’éclair. C’est
-toujours à la fin que se présentent les meilleures idées !
-On voudrait casser les aiguilles de cette maudite horloge
-qui avancent toujours… « Encore cinq minutes »,
-dit le professeur, qui regarde toute cette fièvre avec
-un sourire calme et satisfait. La machine va éclater :
-il est temps qu’on arrive au bout. — « Secrétaires,
-recueillez les copies… » Ouf !</p>
-
-<p>Nous aurons douze fois le même plaisir, sauf pour
-quelques matières accessoires, qui ne demandent que
-deux heures de travail ; mais en revanche, on nous
-accorde six heures pour les grandissimes compositions
-qui décident des prix d’honneur.</p>
-
-<p>Après une matinée aussi bien remplie, vous jugez
-de quoi l’on reste capable, lorsque après la récréation
-de midi on rentre à l’étude. Notre salle est fraîche,
-heureusement, car depuis quinze jours le soleil tape.
-Au bout d’un quart d’heure, mon voisin de gauche
-dort les poings fermés devant son histoire ouverte :
-je veille à ce que son petit péché de fragilité humaine
-n’éclate pas en un ronflement scandaleux. Mon voisin
-de droite a demandé permission de recoudre sa
-cravate et la visière de sa casquette, contre lesquelles
-il s’escrime de son mieux en se piquant les doigts — excellent
-moyen d’empêcher le sommeil ! Moi cependant,
-j’en ai trouvé un meilleur encore : c’est de vous
-écrire, à tort et à travers.</p>
-
-<p>Mais quand trois heures sonneront, au revoir, mon
-petit papa, ma petite maman et ma grande sœur
-Jeanne ! Bibi va se jeter à l’eau, pour y trouver de
-quoi vivre et travailler encore demain.</p>
-
-<p>Si vous saviez quelle eau ! C’est à donner envie de
-se faire truite ou brochet. Une dérivation de la rivière
-qui baigne notre ville, courante, limpide, large et pas
-mal profonde en dehors du ponton. Ne vous effrayez
-pas, maman : on ne permet de sortir dans la rivière
-qu’aux nageurs éprouvés, comme moi, et il y a une
-barque avec un sauveteur sûr, qui n’a encore laissé
-couler à fond qu’un homme. Mais cet homme, un domestique,
-venait de dîner et avait attrapé une congestion :
-je n’ai rien à craindre de ce côté-là ; car je digère
-à mesure, comme les moineaux, et d’ailleurs, on
-est déjà à trois bonnes heures du dîner, quand on
-arrive au bord de l’eau. Cependant, il y a quelquefois
-de l’imprévu… Maman, ne lisez pas l’alinéa suivant :
-il est pour les messieurs seuls.</p>
-
-<p>L’autre jour, la seconde division prenait son bain.
-Un élève de troisième, garçon de quinze ans, nommé
-B…, pique une tête. Le P. Surveillant, debout sur
-une poutre du ponton, avait suivi le mouvement. Ne
-voyant pas l’élève remonter après le temps normal,
-il commence à déboutonner sa soutane, les yeux fixés
-sur l’endroit du plongeon. Une demi-minute se passe :
-rien ne reparaît sur l’eau. Alors, prompt comme l’éclair,
-il jette là sa robe, plonge et va ramasser au fond l’artiste,
-qui ne bougeait plus et buvait la rivière à tire-larigot.
-L’eau n’étant pas assez profonde pour sa taille,
-il avait butté du front contre le gravier. Par bonheur,
-il n’était qu’étourdi et revint très vite à résipiscence.
-Mais vous vous figurez l’ovation qu’on fit au P. Surveillant
-et le respect spécial que sa crânerie lui valut
-dans tout le collège<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Il vit encore. Nos soldats l’ont connu missionnaire en Chine, toujours
-aussi brave que modeste.</p>
-</div>
-<p>Quand on a fini de prendre ses ébats aquatiques, il
-n’est plus question de la fatigue du matin ; mais l’on
-se demande, la main sur l’estomac : « Est-ce que j’ai
-dîné ? » Aussi le petit pain affriolant qu’on nous octroie
-au sortir de l’eau, quoique de taille raisonnable, serait-il
-hors de proportion avec mon appétit de loup, si mes
-hautes fonctions de panetier, chargé avec un autre
-de la distribution régimentaire, ne m’autorisaient
-à m’en adjuger un second. Est-ce un péché de gourmandise,
-Jeanne ? Il y a ici une jeune personne de
-ton âge qui en commet un, tous les jours : elle achète
-pour son frère, qui est externe et goûte au collège, un
-pain au lait de premier choix, à charge pour lui d’en
-rapporter un des nôtres, qu’elle croque à son souper.
-Quand tu viendras me voir, nous partagerons gratis.</p>
-
-<p>Ainsi rafraîchis, quelquefois même un peu refroidis,
-on sent le besoin de ranimer la chaleur vitale par un
-salutaire exercice. La campagne du collège nous offre
-l’embarras du choix. Chaque division a sa vaste cour
-de gazon, émaillée de fleurs champêtres… qu’on
-ne respecte pas longtemps. On peut à l’aise y courir,
-sauter, culbuter ; mais défense, de par les convenances
-et le F. Linger, de s’y rouler autrement que par accident.
-Aussitôt qu’on est arrivé sur le terrain, les vestes vont
-dans un coin ou s’accrochent quelque part ; on s’affuble
-d’un chapeau de quatre sous contre le soleil, et vite
-on organise une de ces grandes batailles, où l’adresse
-et la vigueur des bras et des jarrets tiennent lieu de
-poudre et d’armes. Quelques élégants préfèrent le
-tennis ; d’autres se livrent aux plaisirs du billard,
-du croquet ou des boules. Les forts, les <i>biceps</i> s’en
-donnent à cœur-joie au gymnase : barre fixe, trapèze,
-échelles, cordes, passe-rivière, pas-volant, tremplin,
-etc. Il y en a pour tous les goûts.</p>
-
-<p>Vers le coucher du soleil, on soupe joyeusement
-dans un réfectoire à charpente rustique, où parfois les
-hirondelles et les moineaux viennent nous faire, à
-travers les éclaircies du toit, une visite effarée ; puis,
-à la fraîche, on retourne paisiblement en ville, jouissant
-de la brise du soir et abrégeant la longueur du chemin
-par ces causeries intimes qui empruntent un charme
-délicieux au calme de la fin du jour.</p>
-
-<p>Au collège, on se rafraîchit encore d’un gobelet
-d’eau claire à la fontaine, on dit bonsoir aux amis, on
-fait sa prière et l’on s’empresse de regagner son portefeuille,
-dans lequel on dort jusqu’au matin comme ne
-dort pas un président de République.</p>
-
-<p>Voilà, cher papa, chère maman, chère Jeanne, une
-de mes journées. Quand je la récapitule, je me demande
-comment j’ai mérité d’être si heureux : car je le suis,
-autant que je puis l’être sans vous. Durant tout ce
-jour, j’ai fait ce que je devais ; je n’ai causé de peine
-volontaire à personne, j’ai donné un seul coup de pied — et
-encore, c’est à un chien ! Je me suis couché le
-cœur léger, en paix avec Dieu et avec moi-même.
-Demain, je retrouverai avec un nouveau plaisir ma
-besogne, mes amis, mes maîtres, et le bon Dieu, qui
-me fait tous ces cadeaux. Sainte maman et Jeanne,
-aidez-moi à le remercier.</p>
-
-<p>Je vous remercie vous-mêmes, tous trois, de la part
-qui vous en revient et je vous embrasse douze fois,
-avec le treizième à qui m’aime le mieux. Disputez-vous.</p>
-
-<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c30" title="41. Les jeux au collège">41. <i>A Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">20 juin.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher frère,</p>
-
-<p>Je suis enchanté de la joie intime que tu éprouves
-à <i>contenter en toutes choses le bon Dieu et ta mère</i>. Tu
-as trouvé là une formule très complète et très simple,
-du moins en théorie : à la pratique, tu verras ce qu’il
-faut pour la réaliser.</p>
-
-<p>En attendant, puisque tu me demandes un bon avis,
-je t’en donnerai un dont j’ai personnellement expérimenté
-l’utilité : <i>Ne t’emballe pas</i>, mon cher Louis ;
-<i>n’exagère pas, même dans le bien</i>. On attribue aux
-Jésuites une grande prudence : ils l’ont certainement en
-spiritualité. Je ne ferai que te répéter ce que m’a
-dit vingt fois <i>notre</i> P. Spirituel, en te disant à mon
-tour : <i>Sois pieux, mais sans ostentation ; sois aimable,
-mais sincèrement ; sois ferme sur les principes, mais
-indulgent pour les personnes.</i></p>
-
-<p>A moi, le devoir chrétien est relativement facile,
-dans le milieu où je vis ; mais ton entourage ne ressemble
-pas au mien. Tu as, braqués sur toi, une foule
-d’yeux défiants ou malveillants, ardents à chercher
-le défaut de ta cuirasse, c’est-à-dire une contradiction
-quelconque entre ta conduite et ta profession de foi
-chrétienne. Au gré de certaines gens, tout homme
-qui se pose en converti devrait, du jour au lendemain,
-être un saint à miracles : sinon il ne sera qu’un tartufe,
-bon à jeter aux chiens. Il ne faut pas donner de prétexte
-à cette injure inique. Soyons des saints, mais
-restons simples. Je dirai plus : restons ce que nous
-étions, avec le mal en moins, et nous ferons du bien
-à nous-mêmes et aux autres.</p>
-
-<p>Ta visite, mon cher Louis, demeure dans ma pensée
-comme un beau rêve, mais un rêve qui n’est pas disparu
-pour toujours. A la prochaine rentrée, ton tuteur,
-qui n’a pas l’âme méchante, se rendra aux excellentes
-raisons que nous lui donnerons, avec l’aide de Dieu,
-et te renverra ici avec moi.</p>
-
-<p>Tu y retrouveras Jean. Pardonne-lui de n’avoir pu
-que l’entrevoir : un jour de grande fête comme celui de la
-première communion, le cérémoniaire porte le ciel
-sur ses épaules et n’est pas abordable aux humains ; le
-lendemain, il se reposait en famille.</p>
-
-<p>Je ne suis pas surpris que tu aies gardé bonne opinion
-de ma division, après l’avoir vue à l’église et en
-cour.</p>
-
-<p>A propos de nos jeux, tu me poses une question
-délicate : « Amusent-ils tout le monde ? » Je te réponds
-carrément : <i>Non.</i> Moi-même, il y en a qui m’assomment :
-ce sont les jeux où l’on ne remue pas. Ils sont rares,
-Dieu merci, et bornés à l’époque des grandes chaleurs
-ou aux jours de pluie. Les autres m’amusent, en raison
-de l’exercice qu’ils donnent et de l’adresse qu’ils développent,
-d’aucuns beaucoup, d’aucuns moins, quelques-uns
-énormément, jusqu’à en rêver la nuit, comme un
-bambin de son polichinelle. Que veux-tu ? Après ces
-longues sessions à l’étude ou en classe, j’ai un impérieux
-besoin de me fouetter le sang et le jeu n’est pas pour
-moi une vertu.</p>
-
-<p>Mais j’avoue humblement que je ne suis pas tout le
-monde. Il y a dans le courant contraire, d’abord les
-<i>moules</i>, dont je t’ai parlé, qui englobent tous les poltrons
-et tous les maladroits ; puis les <i>philosophes</i>, que
-les exercices du corps humilient, qui voudraient ne
-vivre que par l’esprit et ne se divertir qu’à la conversation
-péripatétique. On la leur permet aux petites
-récréations. Ils sont une demi-douzaine, quantité négligeable,
-qui se promènent gravement, trois en avant,
-trois à reculons, sur la lisière de la cour ; le milieu
-appartient toujours aux joueurs, qui se font, de temps
-à autre, un plaisir innocent de leur envoyer dans les
-jambes un ballon, pour les rappeler au sentiment des
-choses d’ici-bas. Aux autres récréations, après quelques
-minutes de liberté, un coup de sonnette annonce
-l’ouverture de la lice et les promeneurs se fondent
-dans le grand tout, un peu maussades au début, mais
-entraînés bientôt par le mouvement général et par le
-naturel de l’âge.</p>
-
-<p>Je t’ai dit autrefois, mon cher Louis, l’énorme différence
-qui existe entre les conversations de ce collège
-et celles du lycée de Z… Si elles sont très généralement
-chastes ici, elles le doivent, après la piété, principalement
-au jeu.</p>
-
-<p>Entre collégiens les sujets de conversation n’abondent
-pas. Les événements extérieurs n’arrivent jusqu’à
-nous que par des échos affaiblis, et nous n’avons
-pas le droit d’arborer une cocarde politique. Les choses
-de famille n’intéressent guère en dehors de nous que
-quelque ami intime. Quant à notre train de vie journalier…
-Tu connais le <i>tortillard</i> qui serpente si paisiblement,
-avec son panachon de fumée gros comme
-une bouffée de cigarette, à travers la banlieue de
-notre ville natale. On part, on stoppe, on repart, on
-restoppe. Durant une heure de cahotement, on a le
-loisir d’admirer trois bouquets d’arbres, deux clochers,
-un ruisseau à sec, une pie et six corbeaux qui vous
-saluent de leur aimable concert, et puis quoi ? Une
-vaste plaine où le trèfle alterne uniformément avec
-le blé, et la patate avec la betterave. Voilà une image
-approximative de l’intérêt que présente, au point
-de vue de la conversation, le roulement uniforme de
-notre vie ordinaire. De temps à autre seulement, un
-incident plus sérieux, une modification du règlement,
-une visite de personnage important, une fête, une
-sortie, un simple canard viennent égayer cette monotonie
-et fournir matière au caquetage. Rares sont les
-élèves, même parmi les meilleurs, qui aiment à causer
-études, sciences ou littérature d’une façon suivie :
-c’est bon pour les longues promenades, où le grand
-air permet de parler de choses sérieuses sans se fatiguer
-la tête. Restent la pluie et le beau temps ; mais le sujet
-est vite épuisé. Quand il pleut :</p>
-
-<p>« Sale temps !</p>
-
-<p>— C’est parce qu’il y a congé demain, comme toujours. »</p>
-
-<p>Et c’est tout. Le beau temps, on n’en parle jamais ;
-on le prend comme un dû.</p>
-
-<p>Alors, de quoi parler entre jeunes gens qui ont
-déjà vu un coin du monde et qui se trouvent à la veille
-de voir le reste ? La tentation est obvie : salons, bals,
-théâtre, plaisirs permis et non permis… Un farceur
-lance un premier mot risqué, le voisin renchérit, un
-troisième complète ; tout le monde rit, les uns par
-malice, les autres par faiblesse, et la coupe passe et
-repasse, enivrante et funeste. Nous avons connu cela,
-hélas !</p>
-
-<p>Or, le jeu coupe court à cette tentation, et voilà,
-bien au-dessus de la vulgaire et pourtant très réelle
-raison d’hygiène, la grande raison de moralité, pour
-laquelle les Pères tiennent si fort à nous faire jouer.
-Les élèves qui veulent être francs, s’en rendent très
-bien compte ; s’ils ne jouent pas tous les jours par
-plaisir, ils jouent par sentiment d’un devoir supérieur,
-analogue à celui qui leur fait accepter tel travail
-parfois pénible. Les deux obligations sont mises par
-nos maîtres sur la même ligne, et presque chaque
-samedi, à la proclamation des notes, le P. Préfet prononce
-la phrase redoutée : « <i>Un tel, un <span class="roman">I</span>, ou un <span class="roman">II</span>.
-Ne joue pas en récréation.</i> » Voici à l’appui une petite
-histoire authentique. Un bon garçon, fils unique d’une maman faible et
-par conséquent douillet, était allé trouver le P. Préfet
-pour lui dire qu’au collège ecclésiastique d’où il sortait,
-on lui avait permis de passer à prier devant le
-Saint-Sacrement le temps que les autres perdaient à
-se divertir. Il demandait à continuer. Le P. Préfet
-voulut savoir le fin mot de cette rare piété. L’élève
-finit par lui avouer qu’il ne <i>savait</i> pas jouer :</p>
-
-<p>« Eh bien, mon enfant, vous apprendrez. Le jeu
-vous dégourdira, et vous ferez plus de plaisir au bon
-Dieu par là que par de longues visites au Saint-Sacrement.
-Piété bien ordonnée commence par la victoire
-sur soi-même.</p>
-
-<p>— Mon Père, je ne peux pas.</p>
-
-<p>— Avez-vous essayé ?</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— Faites-le, mon enfant ; puis vous reviendrez me
-voir. »</p>
-
-<p>Dès le lendemain, il revenait :</p>
-
-<p>« Mon Père, je ne peux pas jouer.</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Cela m’ennuie à mourir.</p>
-
-<p>— On ne meurt pas de cet ennui-là. Vous vous
-habituerez. Allons, un peu de bonne volonté encore ! »</p>
-
-<p>Deux jours après, maman arrive au parloir et renouvelle
-auprès du P. Préfet la demande pieuse, s’étonnant qu’on
-ne favorise pas davantage ces élans d’un
-jeune cœur vers Dieu. Le P. Préfet sourit :</p>
-
-<p>« Madame, nous favorisons la piété pratique, en
-particulier celle de l’obéissance au règlement.</p>
-
-<p>— Mais, mon fils ne peut pas jouer.</p>
-
-<p>— Est-il malade ou infirme ?</p>
-
-<p>— Non : le jeu l’ennuie à mourir.</p>
-
-<p>— Il me l’avait déjà dit.</p>
-
-<p>— Et vous ne l’avez pas cru, mon Père ?</p>
-
-<p>— Pardon, madame ; mais il est indispensable que
-les jeunes gens de son âge apprennent à faire, pour
-leur bien et pour la formation de leur caractère, certaines
-choses qui les ennuient, sans danger d’ailleurs
-pour leur santé.</p>
-
-<p>— Oh ! je ne me résoudrai jamais à contrarier mon
-enfant, et si vous ne pouvez pas le dispenser de jouer…</p>
-
-<p>— Eh bien, madame ?</p>
-
-<p>— … je serai obligée de le retirer.</p>
-
-<p>— Madame, le portier va sonner le F. Linger, qui,
-dans un instant, viendra prendre vos ordres pour
-faire les paquets de votre enfant. Je vous offre mes
-respects, madame, et vous souhaite bon voyage. »</p>
-
-<p>La dame n’avait pas compté sur une solution si
-prompte, ni si radicale ; mais il était trop tard pour reculer
-et elle emmena son chéri. Trois semaines après,
-tous deux revenaient assez penauds, elle demandant
-qu’on voulût bien reprendre son fils résolu à tout, le
-fils promettant de jouer comme tout le monde. Aujourd’hui,
-il surveille une division dans le même collège
-et applique des notes <i>salées</i> aux élèves que le jeu ennuie.</p>
-
-<p>Si tu racontes ce trait à nos amis du lycée, ils crieront
-à la tyrannie, à l’abrutissement : « Qu’on essaye
-un peu de nous imposer cette balançoire-là ! » On ne
-l’essayera pas, faute de deux éléments indispensables
-de réussite : la bonne volonté des élèves et le savoir-faire
-des maîtres. Le cas ci-dessus est une exception.
-Les Pères savent très bien que le plaisir au jeu ne se
-commande pas : mais ce plaisir, ils s’ingénient à le
-provoquer par un ensemble de moyens pratiques. Ils
-ont leurs livres de jeux qu’ils étudient, leurs traditions
-qu’ils se transmettent. Ils intéressent directement les
-élèves à l’organisation du matériel et au maintien des
-règles par la création de <i>questeurs</i>, de <i>chefs de camp</i>
-et autres dignitaires, toujours fiers de leur charge et
-respectés. Ils s’ingénient à varier ces divertissements
-selon les saisons et les autres circonstances, afin de
-prévenir la satiété. Ils ne leur ménagent pas les encouragements
-de tout genre. Ils y prennent de leur personne
-une part active, et l’on pourrait dire de maint
-surveillant, dans des luttes mémorables, que</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">… <i>lui-même il sonna la charge,</i></div>
-<div class="verse i2"><i>Fut le trompette et le héros.</i></div>
-</div>
-
-<p>J’en aurais encore long à te raconter sur ce sujet,
-qui, je l’avoue, me passionnerait facilement : mais
-voilà déjà trop longtemps que je bavarde. Plus tard,
-je te décrirai une de nos <i>fêtes de jeux</i>.</p>
-
-<p>Adieu, mon frère Louis ! Tiens bon, et quand tu te
-sentiras sur le point d’enfoncer, regarde l’étoile de la
-mer : Marie ne te laissera pas périr.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c31" title="42. Souhaits de fête">42. <i>De ma sœur et de ma mère.</i></h3>
-
-<p class="date">27 juin.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon frère le houx,</p>
-
-<p>Je t’envoie pour la Saint-Paul un écrin, le plus joli
-que j’ai pu trouver : toutes mes économies y ont passé,
-mais je ne regrette que d’en avoir eu si peu ! Sur le
-dessus, tes initiales en argent. A l’intérieur, ton portrait
-authentique : une miniature, peinte sur émail
-par une artiste dont le talent, hélas ! n’égale pas le bon
-vouloir. Si j’avais pu, j’aurais mis sur mes pinceaux,
-en guise de couleurs, toute mon âme. C’est un houx
-en fleur, pris sur nature, avec toutes ses feuilles dehors.
-Seulement, pour garder au portrait sa vérité historique
-actuelle, j’ai dû remplacer chacun des piquants
-par une petite perle.</p>
-
-<p>Au-dessus, dans un nuage brillant, Marie présente
-l’Enfant-Dieu, qui ouvre ses deux petits bras vers
-l’arbuste avec un sourire de complaisance. Dans le
-coin, à l’ombre du houx, une pauvre rose blanche, sur
-sa tige encore armée de plusieurs épines (il n’en est
-tombé que deux ou trois), implore timidement un
-reflet du divin sourire.</p>
-
-<p>Faut-il t’expliquer l’apologue ? Je préfère m’en remettre
-à ta perspicacité naturelle. Quant à ta modestie,
-elle s’en tirera comme elle pourra : je ne suis
-pas chargée de la sauver du naufrage, surtout en un
-jour de fête comme celui-ci, où l’on a le droit de tout
-dire et de tout faire aux gens qu’on aime bien.</p>
-
-<p>Et je t’aime de mieux en mieux, mon grand frère, à
-mesure que, grâce à ton affectueuse influence, je deviens
-plus sérieuse, à mesure aussi que je vois la conduite
-de Dieu sur toi. Je le remercie tous les jours de
-t’avoir retiré des dangers que tu courais ici, pour te
-mener dans un port sûr.</p>
-
-<p>Papa l’indiscret, qui vient lire par-dessus mon
-épaule ce que je t’écris, me charge de te souhaiter
-joyeuse fête et s’étonne que, cette année, contrairement
-à toutes tes vieilles habitudes, tu ne lui aies pas
-encore manifesté tes préférences, pour le cadeau qu’il
-te fait toujours à cette date. Demande ce que tu voudras :
-tu auras le double… Pas vrai, petit papa ?… Il
-me tire l’oreille : c’est une façon de dire oui.</p>
-
-<p>Je prie pour toi et je t’embrasse une immensité de fois.</p>
-
-<p>Ta sœur,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p>
-
-
-<p class="gap">— Quels vœux de fête, mon cher Paul, attends-tu
-de ta mère ? Selon les idées courantes, je devrais te
-souhaiter santé, talents, succès, chances d’un bel
-avenir : mais tout cela, Dieu te l’a donné. Il t’a donné
-mieux encore : la volonté de bien faire et l’intime joie
-de la bonne conscience. Il ne me reste à te souhaiter,
-mon enfant, qu’une profonde reconnaissance pour tout
-ce que tu as reçu et un ardent désir de le faire fructifier
-pour la gloire de ton divin Bienfaiteur, pour ton
-propre bonheur et pour la consolation de ceux qui
-t’aiment. Ces sentiments sont déjà dans ton cœur,
-grâce à la direction nouvelle que ta vie a prise, depuis
-bientôt un an : je demande tous les jours au bon Dieu
-de les y développer et de parfaire en toi son œuvre.</p>
-
-<p>Je sais bien qu’en faisant cette prière, je fais de
-l’égoïsme, puisque ton bonheur sera le mien :
-mais c’est de l’égoïsme bien naturel et, je pense, permis,
-puisque la mère et l’enfant ne font qu’un.</p>
-
-<p>Ton père et moi, mon cher Paul, nous sommes contents
-et même un peu fiers de toi. Je te dis cela en
-grande confidence, non pas pour t’enorgueillir — l’orgueil
-est la chose du monde la plus vilaine et la plus
-sotte — mais pour t’encourager à monter encore.</p>
-
-<p>Quant à Jeanne, il est certain que ton changement
-si complet et ton affection si fraternellement sérieuse
-ont eu sur son caractère la plus heureuse influence.
-Elle ne veut pas faire moins que toi. Sur sa jolie miniature,
-la petite rose blanche n’a perdu que deux ou
-trois épines : mais j’ai compté mieux qu’elle et puis te
-dire, en toute vérité, qu’elle en a cassé bien davantage.
-Ce qui lui en reste, n’est presque plus rien : tu pourras
-le constater bientôt de tes yeux.</p>
-
-<p>Dans un mois nous serons bien près de nous revoir — et
-alors pour longtemps. Quelle joie, sans aucun
-mélange cette fois !… Je me trompe, hélas ! Ton père,
-pourtant si bon, n’est pas encore tout à fait à l’unisson
-de nos âmes. C’est un dernier nuage dans notre beau
-ciel de famille : mais les nuages ne durent pas toujours
-et papa ne résistera plus bien longtemps, je
-crois, à la grâce qui le sollicite. Ses anciens préjugés
-contre la religion et les prêtres sont bien ébranlés.
-Continue à prier pour lui, mon enfant.</p>
-
-<p>Ta mère qui t’aime et te bénit.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c32" title="43. Les charges honorifiques">43. <i>A ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">30 juin.</p>
-
-
-<p class="ind">Ma chère Jeanne,</p>
-
-<p>Ton écrin est un bijou, ta miniature un petit chef-d’œuvre,
-et toi, tu es la fine fleur des sœurs aimables.</p>
-
-<p>Je te pardonne d’avoir chaperonné mes piquants :
-tu ne pouvais pas décemment présenter à Notre-Dame
-et à son divin Fils un bouquet de houx armé en
-guerre. Mais qui me dit qu’un beau jour ces malheureuses
-pointes ne vont pas se décoiffer et reparaître
-dans tout leur désagrément natif ? Je porte envie à la
-petite rose symbolique, si modestement blottie dans
-le coin du tableau : au moins les épines qu’elle a perdues
-(et je suis sûr que, pour t’humilier dans la circonstance,
-tu en as recollé quelques-unes qui n’avaient plus
-le droit d’y être) ne repousseront pas.</p>
-
-<p>Vous faites bien, ma chère Jeanne et ma chère maman,
-de continuer à prier pour ma conversion. Tout
-ce que vous m’offrez pour ma fête m’est infiniment
-précieux : mais rien ne me prouve mieux votre véritable
-amour que vos prières. Pour elles surtout, merci de
-tout cœur.</p>
-
-<p>Tu diras à papa qu’en ne lui demandant pas de
-cadeau, j’ai voulu me punir de mon égoïste empressement
-d’autrefois à réclamer une chose qui ne m’était
-pas due. Ce n’est pas que je sois sans désir : j’en
-ai un très vif, très sérieux, mais que je me réserve de
-lui exprimer, quand j’aurai conquis mon diplôme.
-Prie-le d’attendre jusque-là et remercie-le bien pour
-moi de sa bonté plus que paternelle.</p>
-
-<p>Ce diplôme commence à miroiter de plus en plus
-près devant nos yeux. Nous travaillons comme des
-nègres, et le soleil se mettant aussi de la partie, <i>ça
-chauffe dur</i>. Dans cette manière de fournaise, on accueille
-avec bonheur toute occasion de se rafraîchir
-un peu le corps et l’esprit : les Pères nous en ont procuré
-une charmante, hier dimanche, savoir le <i>dîner
-des Charges</i>. Voici ce que c’est.</p>
-
-<p>Il faut vous dire que, dans cette vaste et savante
-organisation du collège, à côté du personnel dirigeant,
-enseignant et servant, une part d’action est réservée
-aux élèves. On nous intéresse directement à la bonne
-marche et à l’honneur de notre classe, de notre division,
-de toute la maison, par les fonctions variées qu’on
-nous attribue et dont les titulaires sont généralement
-très fiers, vu le mérite qu’elles supposent. Car
-n’y arrive pas qui veut. Les intrigues ne sont pas de
-mise. Il faut de bonnes notes, l’estime générale et
-du savoir-faire pour être nommé : il les faut encore
-pour être maintenu. Et ainsi les charges, récompense
-du mérite, deviennent un stimulant perpétuel, en
-même temps qu’elles développent le sens pratique et
-l’esprit d’initiative.</p>
-
-<p>En tête apparaît, comme l’aurore avant le jour, la
-gracieuse compagnie des enfants de chœur. Ils sont
-une cinquantaine, pris dans toutes les classes, depuis
-les petits <i>naviculaires</i> de dix ou onze ans jusqu’au
-philosophe barbu qui tient le claquoir de <i>cérémoniaire</i>,
-en passant par les <i>acolytes</i>, qui accompagnent
-le prêtre, et par les <i>thuriféraires</i> et les <i>céroféraires</i>,
-qui portent l’encensoir et la torche à couronne de
-brillants. Le Père qui les dirige s’entend parfois appeler
-l’<i>Apôtre des Gentils</i>, parce que le physique de son
-bataillon sacré, non moins que son ministère à l’autel,
-rappelle ou doit rappeler les neuf chœurs angéliques ;
-mais la preuve qu’il n’est pas indispensable d’avoir
-la figure d’un ange pour en exercer la fonction, c’est que
-je l’exerce — et je ne suis pas le plus laid de la troupe !
-Nous sommes tous beaux avec nos soutanes rouges
-à longue traîne, nos blanches aubes en dentelle, nos
-larges ceintures à broderies d’or ou d’argent, et le
-public pieux qui assiste en foule à nos grands offices
-ne se lasse pas, dit-on, d’admirer nos <i>figures</i>, j’entends
-les dessins variés d’après lesquels se font nos graves
-évolutions. Papa les a vues, au salut de la première
-communion, et a déclaré que, grâce à la précision
-des mouvements et à la modestie de notre tenue, ces
-exercices contribuent singulièrement à la solennité
-des cérémonies, sans nuire au recueillement général.
-C’est que les enfants de chœur se sentent à la fois sous
-le regard de Dieu et de l’assistance.</p>
-
-<p>Une autre partie importante du service de la chapelle
-revient à une seconde confrérie, qui s’appelle la
-<i>tribune</i> et comprend les chanteurs de toute voix,
-ténors et basses, alti et soprani. Ils s’appliquent de
-leur mieux, les jours solennels, à interpréter les messes
-en musique et les morceaux à grand effet des maîtres
-de l’art chrétien. Et c’est justice de dire que cet ensemble
-de voix jeunes et diversement fraîches, renforcées
-quelquefois par les tons plus mâles d’artistes étrangers,
-fait vibrer le cœur d’émotions délicieuses et pures,
-qui l’élèvent tout naturellement vers le trône où Dieu
-attend nos hommages.</p>
-
-<p>Dans un ordre de choses moins sublime, les musiciens
-concourent à rehausser l’agrément de nos fêtes
-littéraires, dramatiques ou récréatives, et constituent,
-par ce double emploi, un corps éminemment utile au
-bien public. Ils ont à leur tête un directeur qui, avec
-son bâton d’ébène garni d’argent et l’incroyable jeu
-de son intelligente physionomie, m’a toujours paru
-l’un des types les plus expressifs de la puissance d’un
-homme sur ses semblables. Cela vous fait rire ? Venez
-donc le voir à la grande salle, un jour où il tient
-au bout de son bâton trente instrumentistes et une
-quarantaine de chanteurs. C’est un spectacle unique.</p>
-
-<p>Il est là, debout sur son escabeau, d’où son regard
-domine l’ensemble et pénètre dans tous les coins.
-Devant lui, sur un pupitre, les partitions. Au début
-du morceau, le bâton va et vient avec la calme régularité
-d’un pendule ; la tête suit en dodelinant les
-oscillations, tandis que la main gauche étendue contient
-le flot qui voudrait monter. L’andantino se déroule
-à ravir et finit par se perdre en un point d’orgue,
-que le bras et le bâton du Père semblent vouloir pousser
-jusqu’au ciel. Tout à coup bras et bâton s’abattent
-comme la foudre et fauchent l’air à droite et à gauche,
-enlevant dans un élan grandiose le chœur et l’orchestre.
-Tant que dure cette furia, ses yeux lancent des éclairs,
-tous les muscles de son visage sont en mouvement,
-toutes les voix et tous les instruments ont passé dans
-ses nerfs. Et cependant il se possède admirablement.
-Malheur au distrait qui sort, une seconde seulement,
-de la mesure ou du ton : l’oreille du maître a saisi la
-faute, son œil courroucé a jeté une flamme, et si le
-coupable est à portée du bâton, le châtiment tombe — sans
-rompre la mesure. Un instant après, d’un chut
-en sourdine, il calme la tempête sonore ; bâton, tête
-et physionomie conduisent doucement la symphonie jusqu’au
-rinforzando final, où l’allure vive reprend, puis s’arrête
-net sur un coup sec du bâton, qui donne le signal des
-applaudissements. De ces derniers, une grosse part va
-au directeur : il le devine et salue en souriant. C’est
-d’ailleurs l’homme le plus joyeux du collège, toujours
-de bonne humeur, toujours chantant, toujours « caracolant ».
-Il est compositeur estimé, sans que son talent
-fasse le moindre tort à sa modestie. Dernièrement,
-dans une revue d’art, après un éloge enthousiaste
-d’une de ses messes en musique, un critique naïf s’écriait :
-« <i>Et dire qu’un artiste de cette valeur est simple
-surveillant dans un collège de jésuites !</i> » Quand le père
-lut cette phrase, il dit en riant à ceux qui l’entouraient :
-« <i>Oui, et encore sans traitement !</i> »</p>
-
-<p>Il paraît qu’autrefois la <i>tribune</i> se complétait par
-une <i>fanfare</i>, dont les éclats sonores égayaient les
-fêtes de famille, procession des rois, réjouissances du
-carnaval, la Sainte-Cécile, les excursions. Mais le baccalauréat,
-cet ennemi juré des bonnes vieilles traditions,
-a emporté celle-là comme les autres. La fanfare prenait
-du temps et n’était d’aucune utilité pour la grande
-besogne, qui est de développer chez les jeunes gens
-l’esprit scientifique et positif. La jeunesse, aujourd’hui,
-doit apprendre à se délasser en changeant de travail :
-c’est cela seul qui fait des hommes intelligents. Pauvres
-nous !… Il ne reste, comme souvenir lointain de la
-fanfare, qu’une douzaine de <i>tapins</i> et de clairons,
-qui tapent et soufflent consciencieusement, dans les
-rares occasions où ils paraissent. Ils sont de la fête
-aujourd’hui et nous régaleront de leurs meilleurs
-airs.</p>
-
-<p>A propos de musique, Jeanne, tu sauras que, toujours
-à cause du baccalauréat, j’ai provisoirement
-remisé mon stradivarius, non sans lui donner une
-larme poétique. Mais ne crains rien et continue à travailler
-ton piano : nous reprendrons en vacances
-les duos qui plaisaient tant jadis à papa et à maman.
-J’aime dix fois mieux ces petits concerts de famille
-que de courir les soirées : j’aurai été si longtemps
-privé de vous !</p>
-
-<p>La suppression des <i>fanfarons</i> n’a heureusement pas
-entraîné celle des <i>artistes dramatiques</i>. Ils forment
-une branche secondaire de l’illustre compagnie des
-<i>académiciens</i>.</p>
-
-<p>Après les enfants de chœur, il n’y a rien de plus respectable
-que Messieurs de l’Académie. Les uns et les
-autres sont triés sur le volet et doivent, pour leur
-entrée, apporter comme quartier de noblesse le diplôme
-de congréganiste. Les premiers sont la religion,
-les seconds la science : sur eux comme sur deux colonnes
-inébranlables repose tout l’édifice de notre
-éducation. Vous savez d’ailleurs que ce corps savant
-comprend l’élite intellectuelle des classes supérieures
-et qu’à certains grands jours elles donnent chacune,
-devant un auditoire <i lang="en" xml:lang="en">select</i>, un spécimen solennel de
-leurs travaux. Je les louerais davantage, si mon titre
-de vice-président de l’Académie de rhétorique ne
-m’obligeait à quelque réserve.</p>
-
-<p>Voilà donc les trois grandes confréries, chargées
-des services d’ordre général et supérieur. Après viennent
-les services d’ordre spécial. Ne parlons pas des
-petits fonctionnaires de passage qui n’ont pas droit à
-la <i>chaise curule</i>, je veux dire à une place au banquet
-des charges. Prenons les gros bonnets.</p>
-
-<p>D’abord, il convient de signaler le type de l’exactitude,
-l’horloge vivante, l’homme-cloche, le réglementaire.
-Il est le commencement et la fin de tout ;
-rien ne bouge sans lui ; quand il commande, tout
-obéit. Élèves et moineaux le connaissent également.
-Il sonne les <i>huit</i> : le jeu cesse. Il sonne les <i>trois</i> : les
-rangs se forment et les pierrots viennent se percher
-sur les murs des cours abandonnées. Il sonne le coup
-bref de la fin : le silence se fait, les divisions s’ébranlent
-pour se rendre où le devoir les appelle, et les
-pierrots s’emparent du terrain pour picorer les miettes
-du goûter. N’est-ce pas admirable ?</p>
-
-<p>Chaque étude a ses deux <i>édiles</i> — nom emprunté
-aux dignitaires romains, chargés de la surveillance
-des édifices publics. Ils veillent, selon les instructions
-du P. Surveillant, à l’intégrité et à la bonne tenue du
-matériel, à l’aération, à l’éclairage, à la distribution
-réglementaire des articles de bureau, à la décoration
-des statues, crèches, mois de Marie. Ce sont des
-personnages considérables et enviés, surtout par les mauvais
-temps : car, ces jours-là, ils ont toujours quelque
-honnête prétexte pour passer la récréation au sec ou
-au chaud dans leur domaine, dont ils ont la clef.</p>
-
-<p>A côté d’eux fonctionnent les <i>bibliothécaires</i>, les <i>facteurs</i>,
-les <i>portiers</i>, tous hommes de confiance dans
-leur département respectif. Afin pourtant que la
-routine n’ait pas le temps de mordre sur leur conscience,
-on les change tous les trois mois.</p>
-
-<p>Chaque division, partout où elle se transporte en
-corps, au collège et en promenade, suit docilement
-ses <i>chefs de rangs</i>, hommes calmes et graves, qui toujours</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i4">… <i>marchent à pas comptés,</i></div>
-<div class="verse"><i>Comme un recteur suivi des quatre facultés.</i></div>
-</div>
-
-<p>Elle a, en outre, toute une tribu de <i>questeurs</i>, ainsi
-dénommés par analogie avec les magistrats romains
-de ce nom, à qui incombait la perception des deniers
-publics. Les <i>grands questeurs</i> tiennent boutique ouverte
-à certaines heures et nous vendent (pour rien,
-disent-ils) mille objets d’usage courant pour la classe,
-pour l’étude, pour les jeux, voire même un doigt de
-<i>choco</i>, une fois par jour. S’ils nous volent de moitié,
-ils ont pour excuse que tous les profits de la questure
-sont consacrés, sans y suffire, à nos divertissements.
-On les croit et on paye, en se donnant pour fiche de
-consolation de les appeler <i>enfants d’Israël</i>. Ils se vengent
-en frappant de cinq centimes d’amende tout
-objet égaré par négligence ou distraction, qu’ils ramassent :
-c’est le côté moralisateur de leur emploi.</p>
-
-<p>D’autres <i>questeurs</i> font l’office de bras droit auprès
-du directeur de musique, des professeurs de dessin,
-des maîtres d’escrime ou de gymnastique. Moi, pour
-l’instant, ma réputation de joueur m’a fait nommer
-<i>questeur des jeux</i>, avec mon ami Jean pour collègue.
-Ce n’est pas une sinécure. Nos occupations sont aussi
-variées que les jeux eux-mêmes, qui changent sans
-cesse. Tout veut être préparé de loin, pour qu’un jeu
-nouveau, dès qu’il est annoncé, puisse être bien lancé
-du premier coup. Il faut que chaque joueur ait à point
-nommé son instrument en bon état, avec son nom ou
-son numéro et un solide crochet pour le retrouver le
-lendemain. Il faut des balles et des boules, des poteaux
-et des drapeaux, des lignes et des dessins de couleur
-sur le sol, que sais-je ? La récréation finie, il faut ranger,
-vérifier, réparer surtout et songer à la récréation
-suivante. Comme prix de ses sueurs, outre les
-petites avanies des inévitables mécontents, on récolte…
-le plaisir d’être quelque chose, parfois un
-compliment ou un merci, et, enfin, le <i>dîner des charges</i>.</p>
-
-<p>Donc, au sortir d’un bain délicieux, on s’est rendu
-dans le grand réfectoire-hangar de notre villa. Sur
-l’estrade, la table d’honneur était présidée par le R.
-P. Recteur en personne ; il avait à ses côtés le P. Préfet,
-les Directeurs des diverses corporations et les
-Pères Surveillants. Dans le bas nous étions cent cinquante
-élèves. Du service je dirai seulement qu’il fut
-de première classe ; hors-d’œuvre, volaille, gâteau
-fourré, vin fin. Ne demandez pas si nous y fîmes honneur.
-Mais vous ne verrez certainement de votre vie une
-réunion d’une gaîté plus franche, plus cordiale et
-(pourquoi ne l’ajouterais-je pas ?) plus distinguée.
-Le R. P. Recteur, dans son petit toast, voulut bien
-nous dire que nous représentions tous les dévouements
-et tous les talents, le cœur et l’esprit du collège. Si
-modeste qu’on soit, ces amabilités-là vous font plaisir
-à entendre… pour les camarades.</p>
-
-<p>On ne tarda pas, du reste, à lui prouver qu’il ne se
-trompait pas trop sur notre compte. L’un après l’autre,
-tous les corps de métier, par l’organe d’un ou de plusieurs
-artistes, vinrent chanter en vers gracieux leur
-mérite et leur reconnaissance. Les couplets se succédèrent
-durant une heure, saupoudrés tantôt de sucre
-et tantôt de sel. Coups d’encensoir délicats, gentils
-coups de patte, portraits anonymes transparents,
-boutades et fusées, toutes les formes de la bonne plaisanterie,
-rien n’y manqua : ce fut un second régal,
-plus fin que le premier.</p>
-
-<p>Pour finir, la tribune résuma dans un chœur
-brillant les joies de ce jour et le précieux souvenir
-qu’il laisserait à tous les cœurs. Le toit ne s’écroula
-pas sous nos applaudissements, mais il en trembla, et
-notre enthousiasme eut besoin de toute la bienfaisante
-fraîcheur du soir pour rentrer peu à peu dans les bornes
-de la modération.</p>
-
-<p>C’est la dernière fête de ce genre dont nous aurons
-joui. La fin de l’année approche : j’en suis triste. Pourquoi
-cette contradiction ? Vous le devinez. Je vous
-aime bien ; mais j’aime aussi mon collège. On dit qu’un
-malheur n’arrive jamais seul : pourquoi ne peut-on
-avoir aussi plusieurs bonheurs à la fois ?</p>
-
-<p>Je vous embrasse tous avec tendresse.</p>
-
-<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c33" title="44. Petite émeute au lycée">44. <i>De Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">2 juillet.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>J’ai bien médité le bon avis par lequel tu me mets
-en garde contre l’emballement et l’exagération. Tu es
-un homme sage, et je veux me conformer exactement
-à ta fraternelle direction. Sois remercié et continue à
-me servir de garde-fou : j’en ai besoin. Mon âme s’épure
-peu à peu en s’élevant : mais la montée est rude et
-je sens parfois encore que le précipice n’est pas loin.
-Je me confesse et je communie.</p>
-
-<p>Il se passe ici des histoires drôles que je vais te
-raconter. Je n’ai plus les mêmes raisons qu’autrefois
-de jeter le voile d’un charitable silence sur les méfaits
-de notre <i>bahut</i> : je n’en suis plus que pour la forme.</p>
-
-<p>Avant-hier, la section des moyens, composée des
-classes de troisième et de seconde, allait en promenade,
-sous la conduite d’un maître d’études que sans
-doute elle n’aimait ou n’estimait pas. Arrivés à mi-côte
-de la Haute-Butte, que tu connais bien, on fit
-halte pour se délasser sur la bruyère.</p>
-
-<p>Le maître, assis sur un tronc renversé, regardait
-tranquillement la ville qui s’étendait à ses pieds,
-quand tout à coup il se sent frappé dans le creux
-du dos. Il bondit, se retourne et, cette fois, reçoit sur
-toute sa devanture une mitraillade de mottes de gazon
-et de trognons de souche, qui partaient de derrière
-les buissons. Il veut haranguer ses assaillants invisibles ;
-mais à peine a-t-il ouvert la bouche qu’il entend
-une formidable clameur : <i>A mort, le pion !</i> Et de
-partout il voit déboucher ses vingt-cinq ou trente
-garnements, avec des brassées de projectiles, qu’ils
-font pleuvoir sur lui en hurlant comme des sauvages.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Que vouliez-vous qu’il fît contre</i> tous ?… <i>Qu’il mourût ?</i>…</div>
-</div>
-
-<p>Il préféra épargner un plus grand crime à ces jeunes
-égarés et, s’armant d’un <i>beau désespoir</i>, il descendit
-rapidement la côte, trop rapidement même, — car il
-dut se ramasser, lui et son chapeau, dans un perfide
-fossé qui coupe le bas de la pente un peu trop brusquement.
-Vainqueurs dès le premier choc, les féroces
-gamins dégringolèrent derrière le pauvre homme et
-lui firent une conduite de Grenoble, en continuant à
-le bombarder avec tout ce qui leur tombait sous la
-main, jusqu’à l’entrée de la ville. Là, satisfaits de leur
-vengeance et calmés par l’humiliation de leur tyran,
-ils se rangèrent d’eux-mêmes et revinrent au lycée
-comme une troupe innocente de paisibles agneaux.</p>
-
-<p>Le proviseur, informé de l’aventure, entra dans
-une violente colère, non pas contre les mutins, mais
-contre le malheureux pion qui n’avait pas su faire
-respecter son autorité et qui mettait son supérieur
-dans le plus cruel des embarras. Car enfin, toute la
-ville allait le savoir ! Il faudrait punir et, pour pouvoir
-punir, faire une enquête qui grossirait encore le scandale !
-« J’en référerai au ministre, monsieur ; mais je
-vous engage, de votre côté, à solliciter votre déplacement :
-vous vous êtes rendu impossible ici. »</p>
-
-<p>Entre élèves, on connaît les meneurs de l’affaire :
-ce sont deux lurons de seconde, qui, paraît-il, en cas
-d’interrogatoire, ont leur réponse toute prête. Dernièrement,
-je ne sais plus à quel propos, leur professeur,
-qui passe pour avoir des opinions très avancées,
-leur a déclaré du haut de sa chaire que, dans toute
-l’histoire sacrée, il ne connaissait que trois personnages
-intéressants : Satan, Caïn et Judas, tous trois
-victimes d’une injuste fatalité et d’un despotisme
-aveugle. Les petits humanistes diront pour leur défense
-qu’ils se jugeaient victimés par leur despote
-et qu’ils ont voulu se rendre intéressants en le lapidant.
-On leur accordera les circonstances atténuantes :
-ils en seront quittes pour une admonestation paternelle,
-quelques-uns peut-être pour une privation de
-sortie. Quant au pion,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal,</i></div>
-</div>
-
-<p class="noindent">son compte est clair : il ira se faire oublier dans quelque
-trou, à l’autre bout de la France.</p>
-
-<p>Au professeur on ne dira rien, parce qu’en histoire
-les opinions sont libres, — sans compter que l’histoire
-sacrée, c’est de la simple légende.</p>
-
-<p>On m’a cité une autre déclaration, faite par le professeur
-de philosophie au cours de morale : « Ah ! mes
-amis, je ne vous conseille pas de vous livrer au libertinage :
-tout au contraire ; car il n’est pas moral. Mais
-il faut avouer qu’au point de vue esthétique le libertinage
-a des charmes. » Tu vois d’ici le beau sujet
-de conversation pour les élèves de ce monsieur et
-l’heureux prétexte que leur fournira, dès la prochaine
-sortie, le <i>point de vue esthétique</i>. Quelques-uns d’ailleurs,
-les premiers de classe, trouveront dès dimanche
-prochain une occasion toute naturelle pour leurs études
-pratiques sur la matière en question : ils sont invités
-par la municipalité à la représentation d’une pièce
-qu’on dit… légère. La forte tête du cours, j’allais
-dire le coq de ce fumier, qui pose pour n’admettre en
-fait de religion que l’existence d’un <i>principe créateur</i>,
-se vante tout haut d’avoir naguère, dans les murs
-même d’un autre lycée, ébauché un roman que son
-renvoi était venu interrompre malencontreusement.</p>
-
-<p>Les romans, les journaux à feuilletons corsés, les
-journaux <i>pour rire</i>, toujours interdits, circulent plus
-que jamais, sous l’œil tolérant des maîtres. Il faut
-bien divertir un peu ceux qui savent et <i>déniaiser</i> les
-autres ! Le souci de l’âme n’existe pas : Qu’est-ce que
-c’est que ça, l’âme ? Où est-elle ? Qui l’a vue ? Invention
-des prêtres, comme la confession.</p>
-
-<p>Dans la classe de Rhétorique, il y a un brave homme,
-professeur de langues et bon professeur, mais sans
-autorité, qu’on ne lapide pas : on lui fait pire. Voulant
-nous rendre la langue allemande plus agréable
-moyennant des leçons de choses, il avait apporté
-un tableau qui représentait divers objets en couleurs.
-Pendant qu’il le tenait devant lui et nous l’expliquait,
-des malins trouvèrent spirituel d’y lancer des
-flèches trempées dans l’encre. Il déclara qu’il n’en
-apporterait plus. Le lendemain, craignant d’avoir
-montré trop d’humeur et nous croyant peut-être repentants,
-il arriva en classe avec un autre tableau : le
-bombardement reprit de plus belle et le bonhomme
-dut plier bagage en gémissant.</p>
-
-<p>Cela, c’est stupide, à tout point de vue : ce qui s’est
-passé ce matin, est dégoûtant. En entrant au lycée,
-deux externes virent devant la porte du concierge une
-petite assiette avec un reste de haricots pour le chat :
-ils eurent l’abominable idée de la prendre avec eux, et
-au bon moment, ils en versèrent le contenu dans le
-chapeau du même professeur, qui ne s’aperçut de la
-farce qu’après s’être coiffé. On dit que les deux coupables
-vont être renvoyés : ils ne l’auront pas volé !</p>
-
-<p>Toutes ces misères, je pouvais en rire autrefois,
-avec plus ou moins de conscience du mal que je faisais :
-aujourd’hui que le bandeau est tombé de mes yeux,
-elles m’affligent et m’humilient pour mes pauvres
-camarades.</p>
-
-<p>Prions pour eux, mon ami. Prie pour moi.</p>
-
-<p class="ind">Ton frère,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Louis</span>.</p>
-
-<p><i>P.-S.</i> — Je serais curieux de savoir ce que les Jésuites
-feraient dans des cas pareils à ceux que je viens
-de te raconter. Renseigne-toi.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c34" title="45. Discipline du collège : pères et religieux">45. <i>A Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">5 juillet.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Je me suis renseigné, suivant ton désir, et voici
-ce qu’on m’a raconté comme un fait absolument
-historique.</p>
-
-<p>Il y a quelques années, le P. Surveillant d’une division
-de grands élèves à l’école de *** en soupçonna un
-d’avoir introduit dans la maison un livre dangereux :
-il observa de près le suspect et finit par saisir dans
-son pupitre un de ces imprimés que le règlement interdit
-sous peine formelle d’exclusion. La faute était
-flagrante : le coupable fut rendu à sa famille.</p>
-
-<p>Mais il laissait à l’école des amis que son renvoi
-irrita : ils se le témoignèrent mutuellement, les têtes
-s’échauffèrent peu à peu et une petite révolte s’organisa.
-A l’étude, on <i>piqua une muette</i>, c’est-à-dire
-qu’on ne répondit pas à la prière dite par le Surveillant.
-Quand il entrait ou sortait, un murmure sourd
-grondait à travers la salle et les pieds frottaient contre
-le plancher. En récréation, sur son passage, des groupes
-scandaient à mi-voix les trois syllabes de son
-nom sur l’air des <i>Lampions</i>.</p>
-
-<p>Le Recteur de l’école fut averti : il ordonna au
-P. Surveillant de lui désigner trois des plus coupables.
-Ils furent immédiatement renvoyés chez eux. Les restants
-tinrent bon et continuèrent leurs petites manifestations :
-trois autres partirent, puis encore trois, et
-ainsi de suite durant plusieurs jours. La folie gagna
-presque toute la division. Les journaux s’en émurent
-et le ministère de l’Instruction publique, alors bienveillant,
-offrit main-forte au P. Recteur : celui-ci le
-remercia de ses bonnes intentions, mais se borna à
-poursuivre le système des éliminations par petits
-paquets.</p>
-
-<p>Cependant le P. Surveillant, désolé de toutes ces
-exécutions qu’il se reprochait d’avoir provoquées, conjura
-son Supérieur de le sacrifier au bien commun :
-« Le bien commun, mon cher Père, répondit le Supérieur,
-c’est le respect de l’autorité : dussé-je vider la
-maison, vous resterez à votre poste. »</p>
-
-<p>Il en partit plus de trente et le calme se fit. Sur les
-instances des parents et moyennant amende honorable,
-la moitié des exclus, les moins coupables, obtinrent
-plus tard de rentrer à l’école. La leçon fut comprise.</p>
-
-<p>On m’a cité d’autres faits analogues, moins graves,
-mais prouvant tous que chez les Jésuites l’autorité ne
-capitule pas devant la révolte. Leurs élèves le savent.
-Le fait cité remonte à une époque où la population de
-cette école, fondée depuis peu, était encore assez
-mêlée et ne provenait pas exclusivement de collèges
-ecclésiastiques. Ici, on vient de renvoyer pour la même
-faute, introduction clandestine d’un livre, un élève et
-ses deux complices : personne n’a bougé.</p>
-
-<p>Quant à l’émeute et aux saletés que tu me décris,
-elles semblent chez nous en dehors du possible. Une
-classe ou même une division pourront bien, dans un
-moment d’oubli ou de surexcitation, abuser de la faiblesse
-d’un maître ou de leur propre supériorité numérique
-pour se payer, aux dépens de l’ordre, un peu de
-bon temps, voire même un petit <i>chahut</i> ! mais il y a
-certaines convenances que les plus mauvais élèves
-n’outrepasseront jamais, parce qu’ils gardent toujours
-un fonds de respect pour l’autorité, même quand elle ne
-sait pas se faire suffisamment respecter par elle-même.</p>
-
-<p>Les causes ? J’en vois deux que je t’ai déjà précédemment
-signalées : elles m’ont frappé dès les premiers
-jours après mon arrivée dans ce collège.</p>
-
-<p>C’est, tout d’abord, le caractère essentiellement paternel
-de l’autorité. Ce caractère n’exclut point la fermeté,
-ni même parfois la sévérité : mais, comme le
-soleil voilé trahit sa présence derrière le nuage que
-ses rayons pénètrent et blanchissent, ainsi, derrière le
-châtiment nécessaire, on sent toujours la bonté, qui
-n’a en vue que le bien du coupable et, par suite, ne
-laisse point de place à une rancune sérieuse ou à des
-projets de vengeance. D’ailleurs, les punitions, en général,
-ne se voient ici qu’à l’état d’exception. Il en faut
-chez les <i>petits</i>, pour leur inspirer cette salutaire <i>crainte
-du maître</i> qui est <i>le commencement de la sagesse</i>, comme
-nous le chantons chaque dimanche aux vêpres. Mais à
-mesure qu’on monte vers les hauteurs où siègent la
-noblesse de cœur et la raison pure (j’entends la Rhéto
-et la Philo), la crainte disparaît ou, du moins, change
-de nature. Elle devient filiale. Chez les <i>grands</i>, il n’est
-plus question de punir : la punition la plus sensible, c’est
-le mécontentement du maître ou un reproche public.</p>
-
-<p>Au début de cette année, nous avions un condisciple
-assez intelligent, pas méchant, mais qui, par
-suite d’une longue habitude de nonchaloir, était toujours
-en faute et traînait lamentablement à la queue.
-Le Père ne le punissait jamais : en revanche, il ne perdait
-pas une occasion de l’humilier devant nous et
-l’appelait <i>notre déshonneur</i>. La pointe finit par entrer.
-Un beau jour, en sortant de classe, le malheureux dit
-au professeur en pleurant : « Mon Père, donnez-moi
-toutes les punitions que vous voudrez ; mais <i>ne me
-méprisez pas comme ça !</i> — Allons, dit le Père : je
-vois avec plaisir que le bois n’est pas encore tout à fait sec.
-Je ne vous mépriserai plus ; mais donnez-moi un peu
-plus souvent occasion de vous estimer. » De ce jour,
-l’élève devint bon.</p>
-
-<p>Un autre de nos camarades, pas plus méchant que
-celui-ci, mais très jeune et très étourdi, écoutait peu
-et remuait beaucoup. Une première, puis une seconde
-fois, sans se fâcher, le Père le rappela à l’ordre ; la
-troisième fois, il lui infligea cinq minutes d’arrêts. Le
-bonhomme, peu habitué par ses autres maîtres à recevoir
-des <i>paquets</i> si minces, se mit à rire et se frotta
-les mains sous la table, en se disant que, pour si peu,
-il n’y avait point à se gêner. Le professeur feignit de
-n’avoir rien vu ; mais, un instant après, comme l’étourdi
-avait encore le nez au vent, il l’apostropha :
-« Un tel, je vous croyais plus intelligent que cela. — Pourquoi ? — Vous
-n’avez pas compris tout à l’heure
-que les cinq minutes d’arrêts étaient un avertissement
-paternel ? Puisqu’elles n’ont pas suffi, vous en ferez
-trois heures, et ne m’obligez plus à m’interrompre
-pour vous punir. » Depuis, une ou deux fois encore, il
-eut à fulminer l’avertissement : il le faisait, sans mot
-dire, en montrant ses cinq doigts, et c’était assez. Le
-jeune homme s’est rangé comme tous les autres.</p>
-
-<p>Dans un des cours inférieurs où la classe est coupée
-d’une petite récréation au grand air, voici le <i>truc</i> ingénieux
-que le professeur emploie pour tenir en respect
-quelques petits écervelés. Il écrit au tableau, bien en
-vue de tous, le mot <span class="small">RÉCRÉATION</span>. Un gamin s’oublie-t-il,
-le Père l’envoie effacer, selon la gravité de la faute,
-une ou plusieurs lettres : on devine les angoisses et
-les efforts de sagesse que provoque chaque nouvelle
-suppression. Quelquefois, par commisération pour
-les innocents, il leur accorde, en récompense d’une
-bonne note, la faveur de rétablir une lettre ; mais si, à
-l’heure réglementaire, le tableau est vide, on ne va
-pas en récréation. Le professeur n’a pas besoin de
-tirer la morale : les enfants le font. Les coupables
-ne sont pas fiers et les autres se chargent, après la
-classe, de leur inculquer la contrition avec le ferme propos
-de s’amender.</p>
-
-<p>L’autre cause, bien plus profonde et plus générale,
-qui s’oppose chez les Jésuites aux manifestations de
-<i>mauvais esprit</i> contre les maîtres et contre la règle,
-c’est le sentiment chrétien, qui voit dans le maître le
-représentant de Dieu et dans la règle la volonté de
-Dieu. Du moment qu’on croit en Dieu et qu’on reconnaît
-en lui, selon la pure doctrine chrétienne, le principe
-de toute autorité terrestre, l’obéissance devient
-d’une simplicité extraordinaire :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2"><i>Tes père et mère honoreras,</i></div>
-<div class="verse i2"><i>Afin de vivre longuement.</i></div>
-</div>
-
-<p>« Dieu veut que j’obéisse à mes parents ; or, mes
-parents délèguent leur autorité à mes maîtres : donc je
-dois obéissance à mes maîtres. » Ce raisonnement
-est à la portée d’un marmot de huitième, comme il
-garde toute sa force pour le plus grave des philosophes,
-qu’il soit élève des Jésuites ou de l’Université.</p>
-
-<p>Dans les collèges ecclésiastiques, l’habit même des
-maîtres rappelle sans cesse aux élèves ce caractère
-surnaturel de leur autorité : c’est, je crois, un avantage
-appréciable sur le frac et la jaquette, qui ne
-confèrent pas le même prestige.</p>
-
-<p>Mais les Jésuites ont encore une supériorité : c’est
-l’exemple de leur obéissance religieuse. L’autre soir,
-quinze ou vingt Pères prenaient leur récréation dans
-le jardin contigu à notre cour. Par une porte restée
-ouverte, nous les regardions se promener et deviser
-très joyeusement, quand un coup de cloche annonça
-la fin de l’exercice. A l’instant, toutes les bouches se
-turent et chacun de son côté reprit modestement le
-chemin de la maison. Mon voisin, qui les suivait curieusement
-des yeux, s’écria : « C’est <i>épatant</i> : plus un qui
-dise un mot ! — Tiens ! reprit un autre ; s’ils ne le
-faisaient pas, ils n’auraient pas le droit de nous le
-demander. » La conclusion était excessive ; mais tu
-vois le fond du raisonnement.</p>
-
-<p>Un élève, ancien potache comme moi, qui a encore
-quelquefois des retours du <i>vieil homme</i>, me racontait
-que, mécontent d’un acte de sévérité de son professeur,
-il avait comploté avec deux autres une protestation
-publique. Il devait, aussitôt après la prière du
-commencement, prendre son paquet de livre des deux
-mains et le jeter bruyamment sur le plancher ; les
-deux complices en feraient autant, et cela serait d’un
-effet… oh ! mais d’un effet ! Ce que ça vexerait le petit
-Père !</p>
-
-<p>— « Eh bien, ton effet a-t-il réussi ?</p>
-
-<p>— Hé ! non. Au moment de soulever mes livres, je
-l’ai regardé qui finissait sa prière, et quand je l’ai vu
-faire son grand signe de croix, gravement et modestement
-comme toujours, j’ai senti que j’allais commettre
-une stupidité ; je me suis tranquillement assis comme
-tout le monde et, après la classe, j’ai été lui faire ma
-confession.</p>
-
-<p>— A la bonne heure ! Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?</p>
-
-<p>— Il s’est mis à rire, m’a donné une poignée de main
-et m’a dit :</p>
-
-<p>« Mauvaise tête et bon cœur ! Allez, je vous
-pardonne. »</p>
-
-<p>— Et maintenant ?</p>
-
-<p>— Maintenant, si l’un de mes voisins voulait recommencer
-le coup du paquet de livres, je l’étranglerais
-net. »</p>
-
-<p>Je te cite là deux faits de minime importance. Si tu
-voulais te rendre compte plus à fond de l’impression
-irrésistible que produit le spectacle des vertus religieuses
-de nos maîtres, il faudrait les suivre durant
-une de leurs journées. On y arrive à peu près, sans
-même pénétrer dans le sanctuaire de la communauté,
-en rapprochant les détails qui paraissent au dehors et
-qui font deviner le reste.</p>
-
-<p>A quatre heures du matin, la porte de mon dortoir
-(je couche tout près) s’ouvre doucement ; un Frère armé
-d’une lanterne sourde approche à pas de loup, pour ne
-pas nous réveiller, de l’alcôve où dort le P. Surveillant
-et lui glisse à travers le rideau un <i lang="la" xml:lang="la">Benedicamus Domino</i>.
-Le Père répond, quelquefois avec un demi-soupir
-bien naturel : <i lang="la" xml:lang="la">Deo gratias</i>. Il se lève, s’habille, se débarbouille,
-à petit bruit, se met à genoux devant son
-lit et prie pour les jeunes paresseux qui continuent à
-ronfler autour de lui. Une heure après, il sonne notre
-réveil et son labeur commence.</p>
-
-<p>Homme intelligent, il passera des heures et des
-heures à regarder des plumes trotter sur le papier et
-des bouches énormes bâiller sur des livres, à réprimer
-du regard ou du geste un manquement au bon ordre,
-à donner des permissions de sortir. Homme sérieux,
-il s’occupera de mille bagatelles de lingerie, d’infirmerie,
-de cuisine, fera jouer les enfants et jouera avec
-eux comme s’il y trouvait énormément de plaisir, les
-accompagnera en promenade, aux bains, n’importe où,
-et finalement, le soir, les ramènera au dortoir, où il
-attendra qu’ils soient tous enfournés dans leur dodo
-pour en faire autant, non sans avoir dit encore ses
-diverses prières, ayant peut-être dîné sur le pouce et
-oublié de souper, fatigué, moulu, mais content d’avoir
-derrière lui une journée bien remplie et devant lui (ce
-n’est pas sûr pourtant) une nuit tranquille, qui lui
-permettra de reprendre au matin son collier de dévouement.</p>
-
-<p>Le professeur, de son côté, s’est levé à la même
-heure, peut-être plus tôt, parce que, la veille, une
-occupation imprévue l’aura empêché de corriger ses
-douze dernières copies. Après son heure d’oraison, il
-va dire sa messe, que nous avons l’honneur de servir
-à tour de rôle. Il y met sa demi-heure, comme le veut
-la règle, et l’on voit, à toute sa manière, que c’est pour
-lui le pain de la journée. Quand je sors de là, je sens
-que moi-même j’emporte, avec sa bénédiction, un
-morceau de sa provision.</p>
-
-<p>Dans la matinée, deux heures et demie de classe :
-je t’ai dit ce qu’il y dépense de soins et d’efforts. Par
-manière de repos, entre onze heures et midi, il appelle
-ses élèves, un à un, pour causer avec eux de tout ce
-qui les intéresse et compléter son enseignement par
-quelques bons conseils personnels.</p>
-
-<p>Voilà, je pense, un homme qui a bien gagné son
-dîner ! Je ne saurais te dire si ce dîner ressemble à
-ceux de Lucullus ou de Sardanapale ; car je n’ai pas
-mes entrées libres à la cuisine et jamais je n’ai entendu
-un jésuite parler de ce qu’il avait ou n’avait pas
-mangé. Leur ordinaire ne semble pas les préoccuper
-beaucoup ; quant à l’extraordinaire, s’ils en ont un,
-je douterais volontiers qu’il mérite suffisamment ce
-nom.</p>
-
-<p>Après un peu de récréation en commun, on remonte
-en chaire pour un temps plus ou moins long, qui va jusqu’à deux
-heures ou deux heures et demie dans les cours inférieurs.
-Dans les cours supérieurs, ce sont les Pères Surveillants
-qui enseignent les matières accessoires, pour
-rompre la monotonie énervante de leurs fonctions habituelles.
-Quant aux professeurs de littérature ou de
-philosophie, on ne les voit guère promener les loisirs
-qu’ils peuvent avoir : ils les emploient, dans le secret
-de leur cellule, à la préparation de leur cours et à
-la patiente correction de nos devoirs. Cette seconde
-besogne surtout, de l’aveu du nôtre, est parfois rude.
-Je le crois sans peine, en constatant le soin qu’il met
-à annoter pratiquement nos chefs-d’œuvre d’apprentis
-et l’exactitude parfaite avec laquelle il nous en rend
-compte, aux premiers de la classe jusqu’au dernier,
-sans y manquer un seul jour. Mais aussi, quel merveilleux
-stimulant pour tous !</p>
-
-<p>Cela, c’est le quotidien. Mais que de tâches supplémentaires
-viennent s’y greffer dans le courant de
-l’année ! Compositions, examens, concertations, sabbatines,
-académies, séances récréatives, pièces et fêtes
-à la grande salle, que sais-je encore ?</p>
-
-<p>Mais de plus, en dehors de ces travaux scolaires, les
-Pères n’oublient pas qu’ils sont prêtres et qu’ils appartiennent
-à un ordre apostolique. Leur zèle des âmes
-fait encore trouver aux plus occupés, à certains jours,
-le temps d’aller exercer le ministère sacré en ville ou à
-la campagne, de s’employer activement aux œuvres
-de charité, d’écrire pour les simples et pour les savants.</p>
-
-<p>Au collège même, bon nombre d’entre eux prêchent,
-confessent, dirigent les consciences. Chaque division
-a ses trois confesseurs attitrés, auxquels chaque élève
-est libre d’aller porter, quand il veut, ses ennuis, ses
-misères et ses difficultés, et tu peux croire qu’à certains
-jours, étant donné le besoin naturel d’expansion
-que crée la vie renfermée de pensionnaire, cet
-emploi de Père spirituel n’est pas une sinécure. Je
-connais tel directeur qui, en dehors de ses occupations
-journalières, passe régulièrement deux heures à son
-<i>bureau de consolation</i>.</p>
-
-<p>Que dire encore ? Leur famille, c’est nous ; leur avenir,
-c’est nous ; le but de toute leur vie, vie de dévouement
-et d’abnégation, c’est nous.</p>
-
-<p>Tout cet ensemble place l’autorité de nos maîtres
-religieux à une hauteur où des laïcs, même chrétiens,
-ne sauraient prétendre et qui écrase à plat tes maîtres
-sans Dieu ni foi. Et comment veux-tu qu’on fasse
-des émeutes contre de pareils hommes ? Elles sont
-un non-sens.</p>
-
-<p><span class="sc">Ce qu’il fallait démontrer.</span></p>
-
-<p class="ind">Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c35" title="46. Fête du P. Recteur : les Anciens, les jeux">46. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">10 juillet.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Nous venons de célébrer les fêtes du P. Recteur. Si
-tu me demandes le nom de son patron, je te dirai
-qu’il n’est même pas encore canonisé ; mais peu importe !
-Ce n’est pas le patron qu’on fête, c’est le Supérieur,
-à l’époque la plus commode et pendant trois
-jours, dont un dimanche. Fête joyeuse et très variée,
-d’où se dégage d’une façon intense l’esprit de famille
-que les Pères s’appliquent si constamment à développer
-chez leurs élèves.</p>
-
-<p>C’est du moins ce qui m’a le plus vivement frappé
-en observant les <i>anciens</i>. Une soixantaine avaient,
-selon la tradition, préludé aux réjouissances par une
-retraite de trois jours à notre campagne, voulant profiter
-de l’occasion pour se retremper, sous la direction
-d’un de leurs anciens maîtres, dans le courage et l’amour
-du devoir chrétien.</p>
-
-<p>Le samedi soir, ils vinrent en grand nombre applaudir
-une des plus belles tragédies du P. Longhaye, <i>Jean
-de La Valette</i>. Les grands rôles étaient tenus par quelques
-jeunes <i>anciens</i>, les autres par des élèves. Cette
-collaboration, d’un effet très heureux pour le naturel
-de la représentation, entrait aussi dans le caractère
-général des fêtes : c’étaient les petits frères et les
-grands frères qui réunissaient leurs talents pour mieux
-fêter le Père commun.</p>
-
-<p>Dès le matin du dimanche, malgré la sainteté du
-jour, le collège s’agitait comme une fourmilière. Des
-oriflammes aux mille couleurs battaient joyeusement
-au vent à toutes les fenêtres intérieures, tandis qu’au
-sommet du pavillon central, le long du paratonnerre,
-les larges plis du drapeau national ondoyaient majestueusement
-et apprenaient à toute la ville que l’école
-des Jésuites était en liesse.</p>
-
-<p>A dix heures, une messe rassemblait dans une même
-pensée de foi les anciens et leurs cadets. Après l’Évangile,
-le P. Recteur adressa aux aînés quelques mots
-de bienvenue ; puis, au milieu d’un silence ému, il
-proclama les noms des défunts de l’année. Ils étaient
-douze, une longue série d’enfants, de jeunes gens, de
-pères de famille, plusieurs arrachés subitement à une
-vie pleine d’espérances, un seul notoirement dans des
-circonstances inquiétantes pour son avenir éternel :
-« Il faut se tenir prêt : qui d’entre les assistants était
-sûr de ne pas inscrire son nom sur la prochaine liste ? »
-Chacun fait ses réflexions intimes ; on prie pour ceux
-qui nous ont précédés dans l’au-delà et ensuite pour
-la grande famille des survivants. Aux prières se mêle
-le chant des vieux cantiques familiers. C’est un plaisir
-d’entendre, aussitôt que la tribune a lancé le premier
-vers, les mâles voix des anciens reprendre la suite,
-avec un entrain qui stimule les plus jeunes et produit
-de la sorte un concert d’une harmonieuse variété,
-symbole de l’union des âmes.</p>
-
-<p>Au sortir de la chapelle, c’est la grande scène des
-reconnaissances : « Tiens, c’est toi ? — Tiens, un tel !
-D’où sors-tu ? Je te croyais au Tonkin. — J’en
-reviens. Et toi, que fais-tu ? — Je plante des choux, le seul
-métier indépendant, et je tâche de bien élever mes
-quatre gamins. »</p>
-
-<p>« Ohé, mon capitaine ! Comment vas-tu ? — Pas mal.
-J’attends la croix pour le 14 juillet. — Toujours
-veinard, comme au temps où tu nous flibustais les
-trois décorations ! Il ne restait jamais rien pour les
-autres. — Parce que certains autres n’en voulaient
-pas. — C’est une insinuation ? — Pas mal fondée. — Il
-est vrai que j’ai été un fichu paresseux : je m’en
-repens, un peu tard. Mais mon fils travaille : s’il bronchait… »
-Un geste énergique achève la phrase.</p>
-
-<p>« Mon Révérend Père, enchanté de vous retrouver
-jeune et joyeux comme il y a quinze ans. — Vous,
-êtes-vous triste ? — Dieu merci, je n’ai pas de quoi :
-une femme charmante, une belle-mère comme on n’en
-voit plus, des bébés gentils à croquer et la conscience
-d’être à peu près un honnête chrétien. — Toujours
-conseiller général ? — Oui, et dans les bonnes eaux. — Bravo,
-mon ami ! Je vous reconnais. »</p>
-
-<p>Et ainsi de suite. Ils sont là cent cinquante à deux
-cents, venus de près et de loin, civils et militaires,
-imberbes et barbus, de tout âge et de toute mine, qui
-s’interpellent, s’embrassent, se taquinent, se disent
-des choses sérieuses et plaisantes, se rappellent les
-vieux souvenirs, sont redevenus collégiens. Il y en a
-qui veulent montrer à leurs fils, déjà élèves, la place
-qu’ils occupaient autrefois en classe ou à l’étude.
-Tel tient à savoir qui a hérité de son numéro et surtout
-à dire bonjour au vieux F. linger-modèle, qui lui restaura
-jadis sa première culotte. Un autre grimpe
-aux combles pour faire une visite émue à certain
-local peu meublé, avec un œil-de-bœuf garni de solides
-barreaux, où jadis, à la suite d’une escapade plus
-corsée, il trouva dans la solitude son chemin de Damas.
-Tel autre, ancien réglementaire, sollicite avec instance la
-faveur de sonner aujourd’hui la cloche du dîner.
-D’autres, nous voyant jouer au ballon, viennent nous
-apprendre comment on fait des « chandelles » de quinze
-à vingt mètres de haut. Des groupes se forment autour
-des Pères connus, où l’on demande des nouvelles des
-absents et l’on se raconte mille historiettes du temps passé.
-Nous les entendons répéter souvent la même conclusion :
-« Ah ! c’était le bon temps ! » Et, ma foi, ils le
-disent d’un ton si convaincu qu’on est tenté de les
-croire sur parole.</p>
-
-<p>Mais voilà les clairons et les tambours qui viennent
-se ranger sur deux lignes, à l’entrée de la salle du
-banquet. On nous case à nos tables respectives : quand
-c’est fait, tambours et clairons résonnent et nous
-applaudissons le R. P. Recteur, qui entre, escorté
-des gros bonnets de la table d’honneur et suivi de la
-foule des <i>anciens</i>, qui prennent place par ordre de
-promotions, les plus vieux au haut bout, les plus
-jeunes plus près de nous. Alors la cloche sonne ; le P. Ministre,
-grand organisateur du banquet, dit le <i lang="la" xml:lang="la">Benedicite</i>,
-auquel répondent comme un seul homme plusieurs
-centaines de voix ; après quoi, le P. Recteur
-prononce le solennel <i lang="la" xml:lang="la">Deo gratias</i> et les langues vont
-leur train. Non pas les langues seules, mais aussi les
-fourchettes : le P. Ministre a bien fait les choses.</p>
-
-<p>Et le diapason monte, monte. D’un bout à l’autre
-de l’immense salle, c’est bientôt le plus joyeux et le
-plus assourdissant des brouhahas, qu’on aurait pu
-comparer à l’antique confusion de Babel, si tous ces
-gens qui parlent à la fois (pardon du calembour !) ne
-s’<i>entendaient</i> parfaitement.</p>
-
-<p>Un coup de sonnette : silence de mort. Le président
-des <i>anciens</i> se lève, et, dans un chaleureux discours,
-nous donne la preuve vivante que l’orateur véritable
-est un grand cœur servi par une belle parole. Les témoignages
-de reconnaissance et les promesses de
-fidélité qu’il adresse en notre nom au premier de
-nos Pères, réveillent sans peine dans nos poitrines un
-écho qui éclate en applaudissements. Ils redoublent,
-quand le P. Recteur, à son tour, nous remercie de
-notre piété filiale, fait l’éloge de nos aînés et nous
-invite à leur ressembler un jour. Nous affirmons notre
-solidarité avec eux en vidant à leur santé une coupe
-de champagne authentique.</p>
-
-<p>Un poète vient chanter en strophes énergiques
-l’éternel et toujours impuissant combat de Satan
-contre Dieu et célèbre d’avance la victoire de l’étendard
-du Sacré-Cœur, qui sera le nôtre.</p>
-
-<p>Puis, c’est la note joyeuse. Un Père et deux <i>anciens</i>,
-artistes émérites, nous disent d’une façon charmante
-des couplets gracieux ou désopilants. Pour finir, la
-<i>tribune</i> du collège exécute avec entrain et brio un
-chœur de fête, dont la salle tout entière accompagne
-le gai refrain. Après quoi, les enfants vont prendre
-l’air en cour, laissant ces messieurs continuer en liberté
-leurs joyeux propos, entre le café et la cigarette — deux
-légumes réservés !</p>
-
-<p>Dans l’intervalle, les gradins de l’amphithéâtre improvisé
-qui domine notre plus belle cour se sont garnis
-de spectateurs et de spectatrices. Nous allons prendre
-nos couleurs, bérets et rubans, avec nos diverses armes
-de guerre — et nous voilà à notre poste. Le P. Recteur
-et les invités viennent s’installer aux places réservées
-et la <i>grrrande fête de jeux</i> commence.</p>
-
-<p>La suite à ce soir.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="47. ">47. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">10 juillet <i>bis</i>.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Voici la suite de ma précédente et la relation promise
-d’une fête de jeux complète.</p>
-
-<p>A peine la fanfare a-t-elle attaqué sa <i>Marche villageoise</i>
-qu’on voit s’avancer gravement une ligne de
-huit aliborons avec leurs cavaliers, précédée de Brocoli,
-notre Brocoli, qui paraissait fier comme le coursier
-blanc de l’archange saint Michel et nous faisait au
-passage les yeux doux, avec des petits sourires de connaissance.
-Il sentait d’instinct sa supériorité et regardait
-de haut, lui élève de première division d’un grand
-collège, ses rustiques confrères, simples bêtes de louage.
-Il salua fort bien le P. Recteur d’un léger coup de
-tête qu’on lui avait appris ; les autres firent comme
-ils purent.</p>
-
-<p>A la course de vitesse, Brocoli, bien nourri, bien
-stylé, gagna de plusieurs longueurs. Dans la course à
-la haie, il nous humilia d’abord ; car, parti bon train,
-il s’arrêta net devant l’obstacle et ses concurrents suivirent
-tous ce déplorable exemple. On les ramena :
-même résultat, malgré les coups de bâton qui tombaient
-sur leur dos comme la grêle sur un toit de zinc.
-La troisième fois, neuf d’entre nous courant à quelques
-pas devant eux, exécutèrent le saut pour les enhardir :
-Brocoli passa le premier, deux autres l’imitèrent, les
-six derniers refusèrent.</p>
-
-<p>La haie enlevée, il y avait un fossé à sauter. Les
-élèves firent encore l’office d’entraîneurs. Brocoli,
-après une seconde d’hésitation, sauta convenablement ;
-les villageois prouvèrent de nouveau qu’ils
-n’étaient que de vulgaires baudets, en descendant
-bêtement un versant du fossé et en remontant non
-moins bêtement l’autre. Brouillés avec l’idéal !… Le
-jeune vainqueur reçut en récompense un collier de
-fleurs orné d’une sonnette argentine, qu’on lui mit au
-cou, et un morceau de sucre, qu’il croqua sans se
-faire prier. Pendant qu’on le reconduisait, grands et
-petits crièrent : « Vive Brocoli ! » Je crois qu’il en fut flatté.</p>
-
-<p>Après les bêtes, les gymnastes de première
-division, dans une série d’exercices à la barre fixe, au
-trapèze, au tremplin, sur la planche d’escrime, déployèrent
-une vigueur et une souplesse qui émerveillèrent
-toute l’assistance. Il y avait même un Anglais,
-vrai ou faux, qui ne put s’empêcher de nous rendre
-justice en nous adressant un énergique « hourra ! »
-J’ai gagné le prix du saut en longueur, mais l’ai payé
-d’une écorchure notable au genou… de mon pantalon :
-la blessure n’est pas trop humiliante. A l’escrime,
-j’ai décroché un fleuret d’honneur : quand tu voudras,
-nous pousserons une botte.</p>
-
-<p>Les <i>gosses</i>, en bras de chemise, culotte courte et
-béret sur l’oreille, vinrent ensuite, munis de baguettes,
-exécuter des mouvements d’ensemble fort gentils,
-avec une précision où se reconnaissait la main de leur
-vieux surveillant barbu, à la voix sonore
-de commandement. Soudain, au signal convenu, ils ramassent
-leurs petits boucliers armoriés et leurs gibecières
-pleines de balles molles, se rangent en deux bataillons
-devant leur drapeau respectif et se mitraillent avec
-entrain, au son d’une marche guerrière. Les projectiles
-se croisent dans l’air et rebondissent sur la tôle
-retentissante. Peu de coups portent, tant ils sont
-habiles à couvrir la seule partie légalement vulnérable
-de leur être, qui va de la ceinture au menton ! De
-temps à autre, cependant, on voit un <i>mort</i> s’asseoir
-les bras pendants sur ses talons, devant son bouclier
-devenu inutile.</p>
-
-<p>Mais voilà qu’on entend dans l’un des camps un
-coup de sifflet, auquel répond dans l’autre un cri
-d’alarme : « Au drapeau ! » L’ennemi se consulte des
-yeux, se serre les coudes, puis fonce en avant : « Sus
-au drapeau ! » Cependant les autres se sont groupés
-autour de la <i>loque sublime</i> et la défendent avec désespoir.
-Les assaillants l’attaquent avec rage. Trois des
-plus téméraires tombent, au moment même où ils
-étendent la main pour saisir la hampe ; trois fois l’ennemi
-recule. Mais, un instant seulement, les munitions
-manquent aux défenseurs : les assaillants en profitent
-et le drapeau est enlevé aux cris répétés de : « Victoire
-aux bleus ! » Et les bleus, réunissant les deux
-étendards, viennent, leurs boucliers au poing, défiler
-fièrement devant le P. Recteur, qui les salue, tandis
-que, par derrière, les rouges, tête baissée, boucliers
-renversés, la mort dans l’âme, font cortège à leurs vainqueurs
-d’un jour, mais hélas ! d’un jour qui comptera.</p>
-
-<p>La division des externes prend alors possession
-du terrain. Elle s’est acquis une renommée au <i>polo</i>,
-qui consiste à faire passer, avec des bâtons recourbés,
-une grosse boule de caoutchouc entre deux poteaux
-dans le camp adverse. On ne se figure pas, à moins
-de l’avoir vu de ses yeux, l’acharnement avec lequel
-cette malheureuse boule est disputée, arrachée, lancée,
-relancée, amenée quelquefois par un coup heureux à
-un pas de la ligne fatale, puis, par un autre coup d’adresse,
-renvoyée à l’extrémité opposée. Cela peut
-durer longtemps, sans se ralentir jamais. La sueur
-trace des sillons rouges dans la poussière qui noircit
-les figures ; des mollets nus bleuissent sous des coups
-qui ne leur étaient pas destinés : la pomme de discorde
-roule toujours d’un camp à l’autre, jusqu’à ce
-qu’enfin, par un manque de vigilance que la vedette
-coupable payera cher, elle trouve un passage, entre, — et
-la place est prise. C’est ce qui arriva, après vingt
-minutes de péripéties palpitantes.</p>
-
-<p>Un jeu analogue fut exécuté ensuite par la seconde
-division, montée sur ses échasses. Il s’agissait d’attaquer
-une citadelle, composée de quatre tours et d’un
-donjon central, que représentaient de grandes quilles.
-Un camp essayait de les renverser successivement, en
-poussant dessus une boule que les échasses de l’autre
-camp devaient empêcher de passer. Ici encore, la
-lutte fut vive et assez longue.</p>
-
-<p>Pour s’en reposer, les échassiers nous régalèrent
-de manœuvres savantes, où ils témoignèrent d’une
-merveilleuse solidité sur leurs jambes de bois : elles
-semblaient chevillées à leurs jambes naturelles. Tu
-me demandes s’il y eut des charges de
-cavalerie ? — Certainement. — A quatre pattes ? — Non, c’est
-bien plus simple. Pour les exercices de cheval, l’échasse
-droite devient lance ou carabine, l’échasse
-gauche fait seule office de monture et prend à volonté
-le pas, le trot ou le galop. Si le spectacle n’est pas
-toujours gracieux, il est au moins drôle.</p>
-
-<p>Tout cela fut agréablement coupé par quelques
-intermèdes plaisants : une chasse au canard avec
-des planchettes de cinquante centimètres pour semelles ;
-une course de vitesse avec des bouts de chandelle
-allumés ; la traditionnelle course au sac ; la brouette
-à la grenouille, et d’autres, qui amusèrent les petits et
-les grands enfants.</p>
-
-<p>Le dernier acte de la partie comique était réservé
-aux chars à deux roues de la première division, qui
-firent leur entrée en longue file indienne. Ces véhicules
-sont une réminiscence lointaine des chariots de
-guerre homériques : dans le brancard, deux hommes-chevaux ;
-debout sur la plate-forme, les rênes d’une
-main, son arme de l’autre, le guerrier solidement campé
-sur ses deux jarrets, mais suivant avec souplesse et
-prévoyance toutes les arabesques que peut tracer son
-attelage. Il s’agissait de fracasser d’un coup de bâton,
-en passant dessous au grand trot, une marmite pleine
-d’eau. Le danger est pour le suivant, qui arrive généralement
-à point pour recevoir la douche, à la grande
-joie des spectateurs — et même à la sienne, car il fait
-chaud !</p>
-
-<p>Toutes les marmites vidées, on organise une course
-frénétique à la bague ; tu sais ce que c’est. Puis, enfin,
-grand carrousel de nos douze chars, commandé par
-ton serviteur. Ce fut, sans me vanter, un pur chef-d’œuvre.
-La modestie me défend de t’en donner les
-preuves par le menu. Tu sauras seulement qu’il comprenait
-douze figures : le salut de front, les passes, les
-cercles, le huit, la croix, l’étoile, le moulin, etc., et,
-pour finir, une charge à fond de train, s’arrêtant net,
-comme un boulet de canon dans le sable humide, à
-deux pas des spectateurs. La peur qu’ils ont eue fait
-qu’ils nous applaudissent à tout rompre.</p>
-
-<p>Restait le bouquet. Tout au bout de l’arène se dressait
-une forteresse à deux étages : le premier formé
-par une terrasse qui dépassait le mur d’enceinte, le
-second par une haute tour crénelée qui dominait le
-tout. La place était défendue par des diables noirs,
-aux dents et aux yeux blancs, qui se démenaient,
-comme leurs frères d’enfer dans un bénitier, et poussaient
-des cris de gens qu’on assassine. Nos soldats
-commencèrent par enfoncer les portes à coups de hache
-et, poussant un seul cri de : <i>Vive la France !</i> ils entrèrent,
-firent une décharge générale, puis se ruèrent
-en avant à la baïonnette. Les moricauds épouvantés
-se cantonnèrent sur la terrasse et soutinrent là une
-lutte prolongée. Pendant ce temps, sans être aperçus
-d’eux, une douzaine de petits chasseurs se glissent
-derrière la tour, et faisant la courte échelle, escaladent
-les créneaux et, soudain, se mettent à canarder d’en
-haut les assiégés. Se voyant pris entre deux feux,
-les malheureux jettent leurs armes et demandent
-grâce. Pendant qu’on leur met les menottes, les douze
-chasseurs forment sur la tour une pyramide humaine ;
-le plus agile d’entre eux grimpe jusqu’au sommet
-et là, debout sur les épaules de ses camarades, au grand
-effroi des dames, il brandit le drapeau vainqueur,
-que toutes les bouches saluent d’une acclamation
-enthousiaste.</p>
-
-<p>Une dernière fois, les quatre divisions s’alignent
-par rangs de quatre sur un côté du champ de manœuvres,
-les petits en avant avec leurs boucliers,
-les moyens avec leurs bâtons et leurs échasses, les
-grands avec leurs fleurets et leurs chars. Tout ce monde
-défile au pas devant le P. Recteur, qui salue chaque
-corps d’armée, au milieu des accents d’une musique
-triomphale. Mais la joyeuse surprise des spectateurs se
-traduisit par une tempête de bravos, quand on vit un
-groupe de respectables anciens, emportés par l’ancienne
-fougue de jeunesse, se hisser sur des échasses
-ou des chars, emboîter le pas derrière leurs cadets,
-peut-être leurs fils ou leurs neveux, et défiler avec eux
-devant l’assemblée, dans un bon ordre relatif, trébuchant
-parfois et semant la route de quelque béret mal
-affermi sur leur front chauve.</p>
-
-<p>C’était risible, assurément : dis-moi, mon ami,
-pourquoi j’ai senti une larme me picoter le coin de
-l’œil, et pourquoi j’ai crié de toutes les forces de mon
-âme et de mes poumons : « Vivent les anciens ! » Ils
-nous répondirent : « Vivent les jeunes ! » Et les deux
-cris se croisèrent quelque temps, dominés tout à coup
-par un autre, spontané, unanime, qui résumait toute
-cette fête : « Vivent les Pères ! »</p>
-
-<p>Je suis sûr que plus d’un ancien dut éprouver un
-serrement de cœur en disant adieu à ce vieux collège,
-où il s’était retrouvé si jeune et si bien chez lui, pour
-rentrer dans le tourbillon des affaires et des soucis
-quotidiens. Moi, je comprends mieux, maintenant, que
-les Jésuites soient aimés de leurs élèves, longtemps et
-toujours.</p>
-
-<p>Dieu ! que nous sommes loin de notre ancien lycée !</p>
-
-<p>Demain, grande excursion pour les <i>jeunes</i> seuls.
-Lever très matinal, au son du clairon et du tambour ;
-deux heures en chemin de fer ; messe au pèlerinage
-de Saint-E…; déjeuner sur l’herbette, dans les ruines
-du château de M…; promenade sous bois, par classes,
-avec le professeur (chance !) ; goûter sur les bords de
-la R…; souper au collège, dodo, rêves dorés et, au
-réveil, chute lamentable dans la préparation prochaine
-du baccalauréat. <i lang="la" xml:lang="la">Sic transit gloria mundi.</i></p>
-
-<p>Adieu, mon frère. Si je t’ai ennuyé, pardonne-moi ;
-je ne l’ai pas fait exprès.</p>
-
-<p class="sign">Ton <span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c36" title="48. Scandale au lycée : impressions et remède">48. <i>De Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">15 juillet.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>Cette fois, la mesure est comble. Écoute, sans préambule,
-pourquoi, en ce moment, le personnel du lycée
-est dans la consternation et toute notre bonne ville
-de Z… dans l’indignation.</p>
-
-<p>Je t’avais dit, l’autre jour, les raisons du dégoût
-que m’inspiraient mes condisciples de philosophie.
-Depuis ils ont marché. Un premier scandale, à propos
-d’une expérience de physique en chambre obscure,
-avait été étouffé ; mais les abords de la classe continuaient
-à sentir mauvais. Hier, tout à coup, le bruit
-se répandit qu’un formidable pot aux roses venait
-d’être découvert au lycée.</p>
-
-<p>Depuis plusieurs semaines, chaque nuit, quand tout
-l’établissement dormait, un misérable pion prenait
-avec lui deux ou trois philosophes, leur ouvrait une
-petite porte dont il avait la clef, allait avec eux s’amuser
-en ville, et les ramenait au bout de quelques
-heures par le même chemin. Le lendemain soir, un
-autre pion renouvelait ce bel exploit nocturne avec
-une seconde bande. Puis le premier reprenait la suite,
-et tous les élèves qui le voulaient, y passaient : après
-quoi on recommençait le tour. Quelques rhétoriciens
-plus avancés obtinrent la même faveur.</p>
-
-<p>On s’était juré le secret. Comment fut-il trahi ? Je
-n’en sais rien. L’affaire cause un énorme tapage. On
-annonce que le ministre en personne viendra ouvrir
-une enquête rigoureuse pour <i>établir les responsabilités</i>.
-Style administratif ; comédie administrative. On
-sait d’avance comment ça finira : les pions seront déférés
-au Conseil académique, qui les proclamera coupables
-d’avoir manqué au devoir professionnel et indignes
-d’appartenir désormais à l’Université ; les jeunes
-rôdeurs de nuit que leurs familles n’auront pas encore
-retirés seront sévèrement admonestés, mais se consoleront
-avec le joli mot de leur professeur sur les
-charmes du libertinage <i>au point de vue esthétique</i>.</p>
-
-<p>Pour ce qui me regarde, ma mère a déclaré à mon
-tuteur qu’elle exigeait mon retrait immédiat de cette
-<i>porcherie</i> et que je n’y remettrais jamais les pieds.
-Le pauvre homme est navré de ce qui arrive. Ton père
-triomphe et va t’écrire.</p>
-
-<p>Je reste avec ma mère et prendrai des répétitions
-jusqu’aux examens, qui ne sont plus éloignés. L’an
-prochain, mon frère, j’ai l’espoir que tu ne rentreras
-pas seul dans ton collège. A quelque chose malheur
-sera bon !</p>
-
-<p class="ind">Ton dévoué,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Louis</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="49. ">49. <i>De mon père.</i></h3>
-
-<p class="date">17 juillet.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher fils,</p>
-
-<p>Pour l’ordinaire, j’abandonne volontiers à ta mère
-et à ta sœur le soin de te donner de mes nouvelles :
-ce sont deux fidèles secrétaires. Mais aujourd’hui je
-revendique mes droits de père de famille pour t’envoyer
-un mot de profonde satisfaction. Cela va te
-surprendre, car tu me connais par nature assez peu
-coutumier des compliments. Mais aussi ceux que je
-t’apporte ne vont à toi qu’en seconde ligne : ils s’adressent
-d’abord à d’autres.</p>
-
-<p>Louis t’a appris les faits ignominieux qui viennent
-de jeter le déshonneur sur notre lycée, sur l’éducation
-qu’on y donne et malheureusement aussi sur plusieurs
-familles, jusque alors sans tache. Ce sont des choses
-profondément regrettables et je les déplore ; car, malgré
-tout, j’aimais encore l’Université : elle m’a élevé.
-Même quand une mère n’a pas été ce qu’elle devait
-être, on ne l’oublie pas. Dans mon jeune temps, d’ailleurs,
-il ne se passait rien de semblable. On avait
-encore le respect de soi et de la morale. On nous faisait
-encore le catéchisme, et il y avait des prêtres, non
-pas seulement pour confesser ceux qui en sentaient le
-besoin, mais dans le professorat et même dans l’administration.</p>
-
-<p>En te plaçant au lycée où j’avais fait mes propres
-études, je ne soupçonnais pas les dangers que tu y
-courais et j’accusais d’exagération les inquiétudes perpétuelles
-de ta mère. Si je t’en ai retiré, c’est encore,
-surtout, parce que tu n’y travaillais pas suffisamment
-et que tu prenais des façons désagréables : le côté
-moral m’échappait.</p>
-
-<p>Je me suis trompé et j’ai été trompé<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Sans vouloir rendre toute l’Université responsable des faits cités, qui
-sont rigoureusement historiques, l’auteur croit devoir les appuyer de quelques
-témoignages plus généraux.</p>
-
-<p><i>M. Sigwalt</i>, membre du Conseil supérieur, a fait devant la commission Ribot
-cette déclaration : « La grande masse de nos élèves sont des enfants moralement
-abandonnés, et je n’exagère rien en affirmant que, quoi qu’on dise, nos
-élèves ne sont pas moralisés par l’instruction que nous leur donnons. » (<i>Enquête</i>,
-tome II, p. 148).</p>
-
-<p><i>M. Rocafort</i> : « Les pions d’autrefois, qu’on appelle maintenant répétiteurs,
-sont le plus souvent des jeunes gens inaptes à transmettre une éducation qu’ils
-n’ont pas eux-mêmes. » (II, 650.)</p>
-
-<p>Un de ces répétiteurs, président de l’Association des maîtres répétiteurs,
-a dit le 1<sup>er</sup> novembre 1896, dans un banquet présidé par un député : « Le désir
-le plus vif des répétiteurs serait d’obtenir toutes les semaines un congé de
-vingt-quatre heures consécutives, de pouvoir de temps en temps vivre de
-la vie de tout le monde… » Nous supprimons le reste par respect pour nos plus
-jeunes lecteurs. (<i>L’État éducateur</i>, Auxerre.)</p>
-
-<p><i>M. d’Haussonville</i> répond à M. Lavisse : « Ni à Louis-le-Grand dont je suivais
-les cours, ni à Sainte-Barbe où j’ai été interne, personne ne s’occupait
-peu ou prou de notre éducation et de notre âme. » Et citant un mot de Mirabeau
-sur les grandes villes : « L’agglomération des hommes engendre la pourriture
-comme celle des pommes », il continue : « Sainte-Barbe était une agglomération
-de pommes. Bien peu échappaient à cette pourriture précoce… Il
-en était et il en sera, je crois, toujours ainsi, là où la surveillance qui doit s’exercer
-de jour et de nuit, de nuit surtout, sera confiée, non point à des hommes obéissant
-à une pensée de dévouement moral et religieux, mais à des jeunes gens
-en mal d’arriver ou à des déclassés en peine de trouver un gagne-pain. Partout
-où il y aura des pions, les enfants seront des pommes. » (<i>Questions actuelles</i>,
-17 janvier 1903.)</p>
-
-<p>« Si j’avais un fils, disait un vieux professeur universitaire, j’aimerais mieux
-le plonger dans une fosse d’aisance que de le mettre pensionnaire dans un
-lycée. » (<i>Univers</i> du 15 décembre 1903.)</p>
-</div>
-<p>Mais je me rappelle — en français — certain passage
-poétique que tu dois connaître en latin, où le
-vieux Lucrèce dit qu’il est doux d’assister de la terre
-ferme à la détresse des nautonniers surpris par la tempête.
-C’est ton cas, mon ami. Tu es sorti juste à temps
-de cette malheureuse galère, où peut-être ta vertu et
-l’honneur de ta famille auraient sombré, en compagnie
-de tes anciens camarades. C’est de ce bonheur que je
-te félicite, comme je m’en félicite pour moi-même.</p>
-
-<p>Est-ce tout ? Non. Car si tu n’avais fait que changer
-de maison sans changer de façons, le profit eût été
-maigre et ma joie aussi. Ma joie maintenant, mon
-Paul, — je veux te le dire une fois sans détour, — c’est
-de voir que tu n’as plus rien de commun avec
-ces précoces gredins et que, devant leurs parents
-humiliés, tu me donnes le droit de marcher encore la
-tête haute. De cela je remercie tes maîtres et je te remercie.</p>
-
-<p>Si tu en trouves l’occasion, dis-le-leur de ma part,
-en attendant que je puisse le faire moi-même de vive
-voix.</p>
-
-<p>Et toi, mon fils, reste digne d’eux jusqu’au bout et
-obéis-leur, en tout, comme tu m’obéirais à moi-même…
-ou au bon Dieu.</p>
-
-<p class="sign">Ton père qui t’embrasse.</p>
-
-<p>J’attends ton oncle Barnabé, pour voir comment il
-déraisonnera encore sur le cas des deux pions. S’il
-s’avise de prendre leur défense, il peut être assuré que
-je lui mettrai le nez dans la mélasse. Tant pis pour eux
-et pour lui !</p>
-
-
-
-
-<h3 title="50.">50. <i>A Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">22 juillet</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Je ne veux pas perdre le temps à faire des commentaires
-sur ce que tu m’apprends. C’est profondément
-triste et odieux. Détournons le regard, élevons nos
-cœurs et remercions Dieu de nous avoir préservés de
-l’abîme où sont tombés nos pauvres camarades.</p>
-
-<p>On m’écrit de chez moi le résultat de l’enquête ministérielle.
-Les pions, blâmés et cassés aux gages, ne
-passeront pourtant pas en cour d’assises, parce que
-cela causerait trop de tapage. Sur le tas des élèves
-compromis on en congédiera trois, probablement de
-malheureux boursiers, moins coupables que d’autres :
-mais ces autres, il faut les ménager, parce que leurs
-papas sont influents et ont menacé de faire un esclandre.
-Mère Université veut bien couvrir leurs peccadilles du
-manteau de son indulgence, qui est long et large. Les
-jeunes générations qui montent s’en souviendront, le
-jour où le professeur de philosophie leur parlera encore
-des <i>charmes du libertinage au point de vue esthétique</i>.</p>
-
-<p>Mais tout en déplorant le mal qui vient d’arriver,
-nous avons, je pense, le droit de nous réjouir de l’heureux
-changement qui en résultera pour toi. Quel plaisir
-de nous retrouver, l’an prochain, sous le même toit
-et de mettre en commun nos travaux, nos joies, nos
-idées et nos amis !</p>
-
-<p>A ce propos, mon cher Louis, je ne puis m’empêcher
-de songer que la Providence a préparé les choses d’une
-façon particulièrement attentive pour nous, en permettant
-que ta conversion s’accomplît ici même et avant
-cet éclat scandaleux : sans ces deux circonstances, ton
-admission aurait probablement souffert quelque difficulté.
-N’aurait-on pas eu peur d’introduire un loup
-dans la bergerie ? Maintenant, je pourrai certifier aux
-supérieurs que tu es le plus inoffensif des agneaux.
-J’espère qu’ils accepteront mon témoignage et ma caution — et
-je suis sûr que jamais ta conduite ne m’infligera
-un démenti. Je compte sur toi comme sur moi-même,
-ou davantage.</p>
-
-<p>Quelqu’un que je plains sincèrement dans cette
-affaire, c’est le brave abbé X…, l’aumônier. Ma mère,
-qui l’a vu, m’écrit qu’il en couve une maladie. Le proviseur
-lui a fait le reproche de n’avoir rien empêché. Je
-trouve que ce proviseur a du <i>toupet</i>. Il devrait se souvenir
-qu’il a toujours été le premier à voir dans l’aumônier
-la bête noire de son établissement et qu’il a
-entravé de toute manière, sous prétexte de liberté de
-conscience, l’action du prêtre sur les élèves. Est-ce que
-l’abbé X… nous connaissait ? Est-ce que nous le connaissions ?
-Les reproches du proviseur lui retombent à
-lui-même sur le nez : car, tout injustes qu’ils sont, ils
-prouvent que le malheureux sait où serait le remède.</p>
-
-<p>J’ai entendu raconter ici que M. Duruy, étant grand-maître
-de l’Université de France, avait eu un jour la
-curiosité de voir l’École des Pères de la rue des Postes.
-Le P. Recteur se fit un plaisir de le mener partout. A
-mesure que le Ministre examinait les diverses parties
-de la maison, études et classes, laboratoire de chimie
-et cabinet de physique, dortoirs et réfectoires, etc., il
-comparait avec l’Université en disant : « Nous avons
-mieux… Nous n’avons pas si bien. »</p>
-
-<p>En sortant, on parla de la moralité. Le Ministre demanda
-au R. Père s’il n’avait pas à s’en plaindre.</p>
-
-<p>« Dans certains cas exceptionnels et isolés, répondit
-le P. Recteur, oui ; dans l’ensemble, non.</p>
-
-<p>— Comment faites-vous, mon Révérend Père ? Car
-enfin ces jeunes gens de dix-sept à vingt ans, et vous
-en avez beaucoup…</p>
-
-<p>— Quatre cents.</p>
-
-<p>— … ils ne sont pas bâtis autrement que les nôtres :
-ils ont les mêmes passions, contre lesquelles toute
-leur bonne volonté peut quelquefois échouer.</p>
-
-<p>— Sans doute, Excellence, mais nous avons un
-moyen.</p>
-
-<p>— Puis-je savoir lequel ?</p>
-
-<p>— Chacun de ces jeunes gens se choisit, parmi les
-prêtres le plus expérimentés de la maison, un directeur
-de conscience, à qui, dans les heures mauvaises,
-il est toujours libre de demander conseil et réconfort,
-qui le relève et le soutient en toute occasion. C’est ce
-que nous appelons le Père spirituel.</p>
-
-<p>— Je comprends… Mais là, nous ne pouvons pas
-lutter avec vous. »</p>
-
-<p>Et l’on ajoute que le ministre partit soucieux. L’Excellence
-qui est venue à Z… a dû en faire autant, si
-elle attache quelque prix à la moralité des lycées. Mais
-du souci au remède, il y a loin, si loin que l’Université
-ne franchira jamais l’intervalle — aussi longtemps du
-moins qu’elle se condamnera à ne pas être chrétienne.</p>
-
-<p>J’ai sur ce point comme sur les autres mon plan de
-réforme : car je ne renonce pas encore à convertir un
-jour la marâtre qui a commencé mon éducation. Veux-tu
-que je t’en fasse confidence ? Voici. Tu vas juger si
-je suis hardi et radical.</p>
-
-<p>Ne pouvant établir dans chaque lycée (ce serait pourtant
-le plus sûr et le plus court) un groupe de Jésuites,
-j’y appellerai au moins deux prêtres séculiers,
-recommandables sous tout rapport, que je chargerai de la
-direction active et suivie des consciences, avec toute
-facilité d’exercer leur ministère. Pour compenser leur
-petit nombre et les aider dans leur laborieuse besogne,
-j’introduirai la <i>Congrégation</i> !!!</p>
-
-<p>Oui, cette redoutable Congrégation, sur laquelle tant
-de gens naïfs, depuis le temps de la Restauration,
-déraisonnent encore à plaisir, absolument comme un
-aveugle sur les couleurs. Pour t’épargner le malheur de
-les imiter, je te dirai demain ce que c’est qu’une Congrégation
-de collège.</p>
-
-<p class="ind">Bonsoir, Louis.</p>
-
-<p class="sign">Ton dévoué <span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c37" title="51. La Congrégation">51. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">23 juillet.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Figure-toi, le soir, dans un long corridor sombre, des
-gens cachés sous des manteaux noirs, masqués, se
-glissant à pas de loup, sans mot dire, sans souffle, jusqu’à
-une porte basse bardée de fer. A travers un petit
-grillage, ils murmurent quelques syllabes : la poterne
-s’entre-bâille et ils descendent un escalier en spirale,
-frappent trois coups symétriques à une seconde porte
-ferrée et pénètrent enfin dans un souterrain voûté, aux
-murs absolument nus, sans ouverture vers le dehors,
-à peine éclairé, où d’autres conspirateurs les attendent
-déjà, muets comme la mort. Se connaissent-ils ? On ne
-sait. Que veulent-ils ? Tu vas voir.</p>
-
-<p>Quand tous sont arrivés et comptés, l’un d’eux, un
-jésuite, s’avance vers une grande table ronde placée au
-milieu du caveau, et y plante tout droit un poignard…
-Bigre ! Ça ne te donne pas froid dans le dos ?… C’est
-une façon de déclarer la séance ouverte. Tous prennent
-place, et alors, d’une voix sépulcrale, le président
-invite chacun d’eux à dire ce qu’il a fait pour la <i>bonne
-cause</i>. La bonne cause, tu le devines bien, c’est le
-règne de la Compagnie de Loyola, que ces malheureux
-ont juré, sur le salut de leur âme, de défendre jusqu’à
-la mort, <i lang="la" xml:lang="la">ad majorem Dei gloriam</i>.</p>
-
-<p>Y es-tu ?</p>
-
-<p>Eh bien, mon ami, tout cela se passe… dans les romans
-et peut-être dans certaines sociétés secrètes,
-mais pas au collège. Notre Congrégation n’est pas une
-société secrète : elle se recrute, se réunit et fonctionne
-au grand jour, sans avoir rien de sinistre ni dans son
-but ni dans ses moyens.</p>
-
-<p>Son but général et final est de faire de nous de parfaits
-chrétiens, en nous encourageant dès le collège à
-la pratique généreuse de tous nos devoirs et spécialement
-à la lutte sans merci contre le mal qui est en nous
-et hors de nous.</p>
-
-<p>Quels moyens emploie-t-elle à cet effet ? Avant tout,
-naturellement, la <i>piété</i>, non la piété de surface, de
-bonne femme ou de sainte-nitouche, mais cette piété
-solide qui va de pair avec l’effort vers le bien. A cette
-piété elle propose un modèle et un appui pris dans le
-Ciel : pour les grands, c’est Notre-Dame. En voici les
-raisons. Reine, elle dispose en notre faveur de la puissance
-suprême de son Fils ; Vierge, elle est l’idéal
-réalisé de cette pureté si nécessaire et parfois si difficile,
-quand on est jeune et tenté ; Mère, elle est la
-bonté, la miséricorde, l’amour, dont notre cœur a
-besoin à tous les instants de notre vie.</p>
-
-<p>L’engagement a lieu en public, devant l’autel, par
-un acte solennel de consécration. Il se réduit à une
-sorte de contrat chevaleresque, par lequel je me donne
-librement pour vassal à la Reine des Cieux, qui, en
-loyale suzeraine, voudra bien, à titre d’échange, me
-garantir aide et protection dans la grande affaire de
-mon salut. C’est tout le mystère.</p>
-
-<p>Cependant, il y a un semblant de prétexte à la
-défiance des ennemis de la Congrégation. Si le chevalier
-de Notre-Dame restait isolé, il risquerait de
-succomber dans certaines rencontres et de ne pas
-trouver l’emploi convenable de sa vaillance. Les chevaliers
-errants ne sont plus de notre époque et les
-Jésuites n’ont pas attendu jusqu’aujourd’hui pour savoir
-que la grande force, le grand levier qui élève
-les âmes, dans le petit monde du collège comme dans
-le monde extérieur, c’est l’<i>association</i>. Voilà le point
-irritant.</p>
-
-<p>Mais si mon but personnel est essentiellement bon,
-pourquoi cesserait-il de l’être, si je le poursuis avec
-d’autres et si je m’entends avec eux, en toute honnêteté,
-pour l’atteindre plus sûrement et plus complètement ?</p>
-
-<p>Il y a plus de trois siècles qu’un religieux du Collège
-Romain <i>associa</i> ses élèves pour travailler ensemble,
-sous l’invocation de Notre-Dame, à leur progrès
-dans la vertu et la science. Les Papes ne tardèrent
-pas à encourager les pieuses réunions du même genre
-et elles se répandirent dans tout l’univers, enrôlant
-sous l’étendard de la Vierge Immaculée l’élite des
-chrétiens de tout âge et de tout rang, depuis les enfants
-des écoles et les simples travailleurs jusqu’aux princes
-de l’Église et aux têtes couronnées. L’une des premières
-fut établie dans la capitale de la France, au
-collège de Clermont, devenu plus tard lycée Louis-le-Grand :
-elle compta parmi ses membres saint François
-de Sales et le grand Condé.</p>
-
-<p>Nous autres, chétifs, sommes loin de ces illustres
-personnages ; mais c’est quelque chose de pouvoir se
-dire qu’on leur succède. Si l’on n’y gagne pas le droit
-de s’estimer davantage, on estime du moins davantage
-la Congrégation.</p>
-
-<p>En somme, nous faisons ce qu’ils faisaient : les
-règles n’ont pas changé. Pour être admis à l’honneur
-de la consécration solennelle, il faut avoir, durant
-plusieurs mois, donné des preuves sérieuses de piété,
-de travail, de bon esprit, de caractère. Alors on passe
-devant le Conseil, formé des principaux dignitaires,
-sous la présidence du P. Directeur. Ils décident à la
-pluralité des voix si l’épreuve a été, ou non, satisfaisante
-et suffisante. C’est un moment redoutable : car
-les condisciples se connaissent bien entre eux et se
-jugent sévèrement. L’indulgence descend plutôt du
-Père. Je le sais de bonne source, car…</p>
-
-<p>— « <i>Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ?</i> »</p>
-
-<p>— Eh bien, oui, ils m’ont mis du Conseil. C’est ce
-qui me permet de te parler en connaissance de cause.</p>
-
-<p>Dans ces conditions de recrutement, tu comprendras
-que la Congrégation renferme l’élite morale de la
-Division. Mais elle n’est pas un simple reliquaire pour
-y conserver sous verre ou dans la cire les petits saints :
-elle doit être aussi un instrument d’éducation générale.
-A n’être bon que pour soi seul, on risque de ressembler
-à l’escargot dans sa maison solitaire ou au rat
-dévot dans son fromage.</p>
-
-<p>Accueillir les nouveaux à la rentrée comme j’ai été
-accueilli, consoler un camarade en deuil, prendre
-part à la joie d’un autre, relever un courage abattu,
-défendre un faible contre un abus de force ou contre
-ses propres défaillances, placer un conseil opportun,
-gronder quelquefois, quelquefois arrêter un petit
-désordre, rappeler les convenances à qui les oublie,
-entraîner au jeu, favoriser en toute circonstance la
-gaîté, le bon esprit, la vie de famille au collège : voilà
-quelques-uns des devoirs d’un bon Congréganiste.</p>
-
-<p>Il est évident que tous ne s’en acquitteront pas
-avec la même énergie et le même succès ; mais les gens de
-cœur ne fussent-ils qu’une poignée, ils auront vite fait
-de prendre la tête de la Division. La fermeté de caractère
-et la décision de volonté s’imposent toujours,
-tôt ou tard. Ces braves, on les écoutera, d’ailleurs,
-d’autant plus volontiers qu’ils comptent généralement
-parmi les dignitaires et sont les élus de leurs camarades :
-car les hautes charges de la Congrégation sont
-conférées par le suffrage universel, honnêtement pratiqué,
-et les Supérieurs ne se réservent qu’un droit
-honorifique d’approbation.</p>
-
-<p>Tu vois, sans peine, mon ami, qu’il y a dans cette
-institution une véritable puissance pour le bien et une
-digue solide contre les mauvais courants. Si le lycée
-avait eu sa Congrégation, le scandale récent ne se serait
-pas produit, les sales propos ne formeraient pas le
-jeu ordinaire des élèves et peut-être se serait-il trouvé
-parmi eux quelqu’un pour clore le bec à l’inventeur
-du <i>libertinage esthétique</i>.</p>
-
-<p>Cet apostolat en famille apporte aux Congréganistes
-un avantage personnel infiniment précieux
-pour leur avenir. Il développe à la fois l’esprit d’initiative,
-le savoir-faire, l’art de se gouverner soi-même
-en agissant sur les autres ; il devient ainsi pour eux
-le meilleur apprentissage de l’influence qu’ils seront
-appelés un jour à exercer sur un terrain plus vaste.</p>
-
-<p>Si j’avais plus de temps à moi, je te dirais comment
-cet apprentissage se complète par l’apostolat extérieur
-de la charité, par les relations directes avec le pauvre
-peuple et aussi par un commencement de participation
-aux œuvres sociales chrétiennes.</p>
-
-<p>Ne t’étonne pas, mon cher, si tu me trouves si <i>ferré</i>
-sur cette intéressante question : je n’ai guère fait que
-de te répéter ce qui nous a été dit si éloquemment par
-le R. P. Recteur, ce matin même, à notre <i>fête des
-adieux</i>, dont je veux encore te donner une idée.</p>
-
-<p>Avant de se quitter, les uns pour aller en vacances,
-les autres pour ne plus revenir, les Congréganistes se
-réunissent une dernière fois dans leur chère chapelle,
-témoin de leurs premières promesses à Marie, de tant
-de ferventes prières, de résolutions généreuses, de
-cérémonies touchantes qu’ils n’oublieront pas. On
-chante encore ensemble les louanges de Notre-Dame,
-on prie, on communie les uns pour les autres, avec
-une ardeur que double la pensée de la séparation
-prochaine. A la fin, les <i>partants</i> viennent s’agenouiller
-au pied de l’autel. L’un d’eux tient, debout, la bannière
-de Marie ; un autre, au nom de tous, déclare leur
-volonté de défendre toujours, autant qu’il sera en
-leur pouvoir, la gloire de Dieu, son divin Cœur, sa
-Mère et son Église. Puis le Préfet en charge, suivi
-de ses deux assistants, vient donner acte de leur engagement
-à ceux qui s’en vont, promet au nom des
-<i>restants</i> fidélité au commun drapeau et propose de
-sceller l’union perpétuelle des cœurs par l’union dans
-la prière. Les deux déclarations, munies de toutes
-les signatures, sont déposées aux pieds de Marie et
-conservées ensuite dans les archives de la Congrégation.</p>
-
-<p>Une fois maîtres de leur liberté et lancés dans l’universel
-tourbillon, tous ceux qui ont promis auront-ils
-le courage de tenir toujours ? Dieu le sait. Du moins
-semble-t-il que le souvenir de ce pacte solennel ne
-pourra manquer, à certains moments, de peser sur le
-cœur des coupables et finira peut-être, avant qu’il soit
-trop tard, par y éveiller le remords qui les sauvera.
-Quant à moi, avec la grâce de Dieu et la protection de
-l’Immaculée, je désire et j’espère ne passer jamais
-dans le camp des lâches.</p>
-
-<p>Cette fête, si touchante dans sa pieuse simplicité,
-m’a pourtant laissé une grande tristesse. Jean revient
-ici, l’an prochain : je m’en réjouis pour nous deux, toi
-et moi ; nous formerons avec lui un triumvirat modèle,
-tu verras. Mais j’avais d’autres amis, qui étaient aussi
-les siens et qui ne reviendront plus. Nous étions cinq,
-nous tenant comme les doigts de la main, nous aimant
-comme si nous n’avions eu qu’une seule âme. Notre
-lien commun, c’était un même désir d’être bons, purs,
-généreux pour Dieu et pour nos frères. Sous l’inspiration
-de notre P. Directeur, nous avions formé entre
-nous une <i>alliance</i> confidentielle… Oh ! elle n’avait
-rien de subversif ni de politique !… Ses statuts nous
-obligeaient à nous avertir mutuellement de nos défauts,
-à tâcher doucement et discrètement de ramener
-au devoir certains condisciples empêtrés dans la paresse
-ou l’indiscipline, à en encourager d’autres qui
-étaient déjà revenus, à faire respecter toujours et
-partout, sans fracas et sans forfanterie, trois choses :
-l’autorité, la charité et la pureté.</p>
-
-<p>Mon bon, tu mesureras quelque jour la distance
-qui sépare une amitié fondée sur ces bases et d’autres
-amitiés de collège que tu as connues, que j’ai connues.
-Tu éprouveras quels sentiments profonds, délicieux et
-fortifiants elle met dans le cœur, sans le troubler
-jamais. On voudrait que cela durât toujours. Quand
-j’ai vu les trois philosophes se relever après leur déclaration
-de partants, j’ai senti que mon cœur se
-déchirait et (ne le dis à personne) j’ai pleuré amèrement.</p>
-
-<p>Tu vois, mon cher, que, sans parler des autres raisons,
-ton entrée au collège est indispensable pour me consoler,
-si tu m’aimes, et pour reconstituer l’<i>alliance</i> qui
-va se dissoudre. Arrange-toi en conséquence.</p>
-
-<p>Et pardonne-moi ce bavardage. C’est probablement
-le dernier avant mes examens : je m’attends à les
-passer dans huit jours. Bonne chance pour les
-tiens !</p>
-
-<p>Ton dévoué</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c38" title="52. Le premier diplôme : récompense">52. <i>A mon père.</i></h3>
-
-<p class="date">2 août.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Papa,</p>
-
-<p>Le télégraphe vous a déjà appris la grande nouvelle :
-dame Faculté des Lettres m’a été clémente et
-m’a proclamé bachelier de Rhétorique avec la mention
-honorable <i>bien</i>. J’ai failli décrocher la mention supérieure :
-c’est par ma faute que je l’ai perdue, mais je
-n’en ai aucun repentir. Voici le fait.</p>
-
-<p>Quand je finissais de répondre aux interrogations
-sur la littérature, mon examinateur, le même qui
-avait corrigé mes compositions écrites, voulut bien
-me dire :</p>
-
-<p>« Vos études littéraires, monsieur, semblent avoir
-été bonnes : où les avez-vous faites ?</p>
-
-<p>— Au lycée de Z***.</p>
-
-<p>— Ah ! Bien.</p>
-
-<p>— Et en dernier lieu, au collège des jésuites de H***.</p>
-
-<p>— Vous dites ?</p>
-
-<p>— En dernier lieu, au collège des jésuites de H***,
-où je viens de faire ma Rhétorique. »</p>
-
-<p>Il fronça les sourcils, me toisa, articula un <i>Ah !</i> très
-bref, puis ajouta d’un ton pincé :</p>
-
-<p>« Je vous remercie, monsieur. »</p>
-
-<p>Mon affaire était claire : à l’addition des points,
-il m’en a manqué deux pour avoir droit au <i>très bien</i>.
-Si j’avais encore été de la <i>boutique</i>, on m’aurait fait
-l’aumône de ces deux pauvres points ; mais j’ai payé
-le crime d’avoir déserté et l’honneur d’appartenir à un
-enseignement rival. Je l’ai un peu regretté pour les
-Pères, à qui je dois tout : ils avaient mérité un succès
-plus complet. Quant à moi, il me suffit de savoir qu’ils
-sont contents de mes efforts : aucune mention ne vaut
-leur estime, appuyée sur le témoignage que me rend
-ma conscience d’avoir fait mon devoir.</p>
-
-<p>Et vous, mon cher papa, quand l’examinateur m’a
-adressé sa demande indiscrète<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>, est-ce que vous
-auriez voulu que votre fils reniât ses nouveaux maîtres ?
-Je sais bien que non, car je n’ai pas oublié votre
-dernière lettre. Donc, foin de cette mention <i>très honorable</i>,
-qui m’aurait déshonoré à vos yeux et aux miens ! Je
-n’en avais pas besoin, je pense, pour vous convaincre,
-vous et ma mère, que je n’ai pas perdu mon temps
-au collège.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> En ce temps-là, le <i>livret scolaire</i> n’existait pas et l’Université tenait encore
-à paraître ignorer la provenance des candidats, pour écarter d’elle plus sûrement
-tout soupçon de partialité. J’ajouterai que le fait cité, sans être général,
-n’est cependant pas isolé.</p>
-</div>
-<p>Aussi, mon bien cher papa, je viens en toute confiance
-et simplicité vous demander maintenant, comme
-je vous en avais prévenu, la récompense que vous
-m’avez offerte pour la Saint-Paul. Cependant, si je
-parle de récompense, n’allez pas croire à un retour
-offensif de mon égoïsme d’antan. Quoique je ne sois
-pas devenu insensible, tant s’en faut, à ces petites
-choses qui flattent le moi et les goûts naturels, j’ai
-appris chez les Pères à chercher les vraies satisfactions
-plus haut, dans le devoir accompli pour lui-même
-et pour Dieu.</p>
-
-<p>D’autre part, j’ai appris également à estimer selon
-sa valeur, c’est-à-dire au-dessus de tout le reste, la
-joie d’une âme qui est en paix avec son Créateur.</p>
-
-<p>Cette joie, mon cher papa, je sais que vous ne l’avez
-point. Vous êtes seul maintenant, dans notre cher
-petit foyer, si uni par ailleurs, à ne pas l’avoir. J’en
-souffre plus que je ne saurais vous dire ; nous en souffrons
-tous, ma bonne douce et sainte mère, votre
-petite Jeanne… Vous en souffrez vous-même. Oh ! ne
-dites pas non : quand on a le cœur aussi profondément
-bon que vous l’avez, on ne fait pas souffrir les
-êtres qu’on aime le plus au monde sans souffrir soi-même.</p>
-
-<p>Je suis dans la vérité, n’est-ce pas ? Eh bien, mon
-cher et bon père, si vous pensez que je mérite une récompense
-des efforts que j’ai essayés, depuis près d’un
-an, pour vous faire honneur et plaisir, je n’en veux
-pas d’autre que votre retour à Dieu et à la pratique de
-vos devoirs religieux.</p>
-
-<p>Les raisons, je ne vous les déduirai pas : ce n’est
-pas à moi de vous prêcher, et je suis persuadé qu’au
-fond de vous-même vous les connaissez fort bien. Je
-me contenterai de prier, comme je le fais depuis longtemps,
-pour que Dieu éclaire davantage votre intelligence
-si lucide et fortifie votre volonté si droite, et
-j’attends la réponse de votre cœur, en vous embrassant
-mille fois.</p>
-
-<p class="sign">Votre <span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="53.">53. <i>De mon père.</i></h3>
-
-<p class="date">4 août.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon fils,</p>
-
-<p>Je te félicite d’avoir obtenu la mention <i>bien</i> et de
-n’avoir obtenu que celle-là : si tu avais eu la faiblesse
-de renier tes maîtres, je t’aurais renié toi-même. Mais
-tu n’étais pas capable d’une pareille vilenie !</p>
-
-<p>Je suis très content du prix que tu attaches à leur
-estime et des sentiments de reconnaissance que tu as
-pour eux : ils les méritent de toute manière, et j’écris
-aujourd’hui même pour les remercier de tout ce qu’ils
-ont fait pour la culture de ton intelligence et de ton
-caractère.</p>
-
-<p>Oui, ta mère et moi nous savons que tu n’as pas
-perdu ton temps au collège : nous l’avons constaté de
-nos yeux et par tes lettres. Sois bien rassuré là-dessus :
-tu as droit à toute notre satisfaction, et, pour ma
-part, je ne souhaite pas mieux que de te la témoigner
-d’une façon qui te soit agréable.</p>
-
-<p>La demande très sérieuse que tu m’adresses ne m’a
-ni fâché ni surpris, venant de toi. Je reconnais tes
-bonnes intentions, mon cher Paul : elles m’ont touché.
-Tu sais d’ailleurs que je ne suis pas hostile à la religion :
-je vais à la messe, les jours de fêtes concordataires.
-Pour te faire plaisir, j’y conduirai ta mère et
-ta sœur dimanche prochain, peut-être même les dimanches
-suivants.</p>
-
-<p>Mais ne m’en demande pas davantage pour l’instant :
-la poire n’est pas mûre. Et pour te prouver en
-même temps ma bonne volonté et ma confiance, je te
-dirai encore ceci, à toi seul : « Je sais que ma situation
-n’est pas régulière, et j’espère bien ne pas mourir
-avant de l’avoir régularisée : mais cette opération, je
-veux la faire librement et loyalement, quand je me
-sentirai dans les dispositions convenables pour qu’elle
-ne soit pas un acte de simple complaisance ou, ce qui
-serait pire, d’hypocrisie. »</p>
-
-<p>Je respecterai ton refus de tout autre cadeau pour
-ta fête ; mais je tiens à étrenner ton premier diplôme
-et, me rappelant certains désirs exprimés jadis en
-conversation, j’ai pensé te donner une triple joie en
-te chargeant de conduire à Lourdes ta mère et ta
-sœur. Elles iraient te couronner mardi et partiraient
-avec toi, le soir même de la distribution des prix.
-Vous prendriez le chemin des écoliers et une dizaine
-de jours, que je passerai seul à attendre votre retour.
-Vous prierez bien pour moi la bonne Vierge, que j’ai
-toujours un peu aimée.</p>
-
-<p>Est-ce entendu ?… Qui ne dit mot consent. Je t’embrasse,
-mon cher fils, en attendant.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Papa</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="54.">54. <i>De ma sœur Jeanne.</i></h3>
-
-<p class="date">5 août.</p>
-
-
-<p class="ind">Très honorable bachelier et très aimé frère,</p>
-
-<p>Qu’as-tu demandé à papa ? Nous n’en savons rien,
-ni maman ni moi ; mais nous le devinons. Ta lettre
-est arrivée le soir, pendant le dîner ; il l’a ouverte
-aussitôt et nous a lu ton histoire du <i>très bien</i>, manqué
-par le fait de ce stupide examinateur. Qu’est-ce que
-c’est que cet homme-là ? Et d’abord, est-ce un homme ?
-Je lui donne une figure de vieux singe, avec une tomate
-mûre au bout de la chose qui lui sert de nez : puisqu’il
-est grincheux et injuste, il ne peut qu’être laid
-à faire peur. Quant à son cœur, s’il en a un, il doit
-l’avoir dans l’estomac, à moins que ce ne soit dans
-ses chaussures : car s’il le portait à la bonne place,
-est-ce qu’il ne t’aurait pas admiré, quand tu risquais
-si crânement ta <i>peau d’âne</i>, plutôt que de cacher ton
-titre d’élève des Jésuites ? Lorsque papa nous a lu ta
-réponse, je n’ai pu m’empêcher de dire :</p>
-
-<p>« Bravo, petit frère !</p>
-
-<p>— C’est notre vrai Paul, ajouta maman.</p>
-
-<p>— Ce garçon-là sera un homme », compléta papa
-ému. Puis, à mesure que tu parlais de ta reconnaissance
-et de ton estime pour les Pères : « Il a raison,
-intercalait-il, il a raison ! »</p>
-
-<p>Puis : « Ah ! voilà enfin la question du cadeau de fête
-arriéré ! Qu’est-ce qu’il va me demander ? » Mais après
-nous avoir lu encore deux lignes, soudain il se tut ; sa mine
-devint très sérieuse ; à deux ou trois endroits, je vis
-que ses yeux le picotaient. Quand il eut fini, il plia
-ta lettre et la mit dans son portefeuille sans un mot.</p>
-
-<p>« Qu’est-ce qu’il vous demande, papa ?</p>
-
-<p>— C’est mon secret. » Et toute la soirée, il resta
-songeur, préoccupé. Je voulais le soulager du poids
-qui le gênait : maman me fit signe d’être discrète. De
-bonne heure, il allégua un peu de fatigue et se retira
-chez lui, sans doute pour t’écrire avant de se coucher.</p>
-
-<p>Le lendemain, il vint au déjeuner avec une lettre.
-Il paraissait calme, presque joyeux, comme un homme
-qui a fait ou qui va faire une bonne action :</p>
-
-<p>« A quelle heure va-t-on à la messe, demain dimanche ? »
-demanda-t-il tout à coup.</p>
-
-<p>— « Mais comme toujours, à neuf heures », répondit
-maman, un peu surprise. « Est-ce que vous y venez ?</p>
-
-<p>— Je promets à Paul dans cette lettre de vous y
-conduire.</p>
-
-<p>— En <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i> pour son baccalauréat ? » fis-je.</p>
-
-<p>— « Oui. Trouve-moi un livre de messe, pour que
-je n’aie pas l’air trop dépaysé.</p>
-
-<p>— Voulez-vous son paroissien de première communion ?</p>
-
-<p>— Oui, oui.</p>
-
-<p>— Oh ! que vous me faites plaisir, papa ! » Je l’embrassai,
-il m’embrassa ; puis, voyant maman essuyer
-une larme de joie, il l’embrassa aussi et lui demanda,
-ensuite, si elle se sentait assez forte pour affronter
-la fatigue d’un voyage :</p>
-
-<p>— « A quel endroit ?</p>
-
-<p>— A Lourdes.</p>
-
-<p>— Avec vous ?</p>
-
-<p>— Pas encore. Avec Paul et Jeanne.</p>
-
-<p>— Oh ! maman, ne refusez pas ! Paul et moi, nous
-vous soignerons bien et la sainte Vierge ne permettra
-pas qu’il vous arrive du mal.</p>
-
-<p>— Eh bien, oui. »</p>
-
-<p>Cette fois, je me jetai au cou de maman — et en
-esprit au tien. Là-dessus, sans perdre une minute, on
-régla tout pour le double départ, d’ici chez toi et de
-chez toi à la grotte miraculeuse. Pour le premier trajet,
-c’est ta sœur qui veille sur maman ; après, tu deviens
-notre chevalier jusqu’au retour à Z… Quel bonheur !
-Je me dis que, si nous n’avons pu faire encore ce
-pèlerinage désiré, c’est qu’avant de nous accueillir
-dans son domaine, Marie voulait te voir devenu ce que
-tu es maintenant. Comme nous allons bien la prier,
-n’est-ce pas, mon frère, pour tout ce que nous aimons,
-pour notre pauvre cher papa surtout, qui vient de faire
-un grand pas vers le bon Dieu !</p>
-
-<p>Nous serons au collège après-demain soir ; mardi
-matin, nous te couronnons… Combien de fois ? Ce
-jour-là, nous couchons à Paris, et le lendemain, en
-route pour les Pyrénées, avec toi. Quel bonheur ! Quel
-bonheur !</p>
-
-<p>Au revoir, Paul, dans deux jours, qui n’en finiront
-pas. Je t’embrasse et je te r’embrasse.</p>
-
-<p class="ind">Ta sœur,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p>
-
-
-<p class="gap">Merci, mon Paul, de toutes les joies que tu nous
-donnes — et de celles que ton cœur de fils aimant et
-chrétien nous réserve encore. Je serai bien heureuse
-de jouir avec toi des petites gloires dont Dieu récompense
-ton travail persévérant et d’aller, sous ta protection,
-remercier ta bonne Souveraine des grâces que
-nous lui devons.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Ta mère</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c39" title="55. Pélerinage à Lourdes">55. <i>A Louis.</i></h3>
-
-<p class="date">16 août.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Louis,</p>
-
-<p>Je ne te décrirai pas ce que j’ai vu à Tours, Poitiers,
-Bordeaux, Biarritz, Pau et autres lieux célèbres, où
-nous avons passé : ces belles choses, tu les trouveras
-toutes imprimées dans de beaux livres. Il y manquera
-pourtant le charme qu’on éprouve à les visiter en compagnie
-de personnes intelligentes et aimées.</p>
-
-<p>Ma mère supporte bien le voyage ; ma sœur, joyeuse
-comme un pinson, est aux petits soins pour maman et
-pour Bibi. Quant à Bibi, pénétré qu’il est de ses graves
-devoirs de conducteur responsable, il s’applique à les
-remplir avec la conscience et le savoir-faire qu’ils réclament.
-Nous n’avons encore été ni écrasés, ni empoisonnés,
-ni volés, et n’avons pas manqué un seul train.
-Sans moi, qui sait tout ce qui aurait déjà pu nous
-advenir de fâcheux ? Pour sûr, j’en aurai de l’orgueil,
-si cela dure.</p>
-
-<p>Voilà deux jours que nous sommes à Lourdes. C’est
-Lourdes que je voudrais te décrire : mais comment
-faire ? Il y a ici, en dehors des choses qui se voient,
-tant d’autres que le cœur seul peut sentir, sans pouvoir
-les exprimer.</p>
-
-<p>Le site n’est pas indigne de la sainteté du lieu. La
-basilique s’élève d’un jet hardi sur un rocher, à l’ombre
-d’autres rochers énormes ; en bas, devant la grotte, le
-gave roule sur un lit rocailleux ses eaux transparentes ;
-à peu de distance, un vieux château fort veille encore
-de haut sur la ville qui s’étend au pied de ses murs ;
-par derrière, au-dessus du premier plan des Pyrénées,
-sombre et massif, on voit blanchir au loin les sommets
-où règnent les neiges et les glaces.</p>
-
-<p>Mais ce spectacle, qui se retrouve ailleurs plus grandiose,
-s’efface devant celui des foules de pèlerins qui
-affluent ici de tous les coins du monde. Hier soir, jour
-de l’Assomption, nous avons pris part à une procession
-de huit mille personnes, qui, descendant de la
-basilique, cierges en main, se déroula lentement le
-long des allées sinueuses et remplit peu à peu l’immense
-jardin, où se dresse la statue de la Vierge couronnée
-par Pie IX. Tout en marchant, on s’unissait
-comme on pouvait par petits groupes pour chanter ou
-prier, sans se préoccuper de l’effet d’ensemble, qui, de
-loin, pouvait n’être pas agréable. Mais quand toute la
-procession fut massée autour de la statue, une voix
-puissante entonna un cantique populaire bien connu,
-dont le refrain est très simple et très chantant :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2"><i lang="la" xml:lang="la">Ave, ave, ave, Maria !</i></div>
-<div class="verse i2"><i lang="la" xml:lang="la">Ave, ave, ave, Maria !</i></div>
-</div>
-
-<p>Ce fut alors comme une immense vague d’harmonie
-qui s’éleva dans la nuit, roulant du centre aux extrémités,
-puis se retournant sur elle-même et portant
-jusqu’au ciel, dans une variété de tons infinie, l’expression
-ardente du même amour, de la même confiance,
-du même saint enthousiasme. Je t’assure, mon ami,
-que c’était empoignant et je ne sais pas comment il
-faudrait avoir l’âme faite pour garder son sang-froid
-devant une pareille manifestation. Ma sœur et moi,
-nous chantions de tout notre cœur et de toutes nos
-forces ; entre nous deux, maman priait tout bas et
-pleurait. Elle pensait (elle nous l’a dit après) que si
-papa s’était trouvé là, il n’aurait pas résisté à la grâce.</p>
-
-<p>La grâce, mon cher Louis, semble planer sans interruption
-d’une manière sensible sur ce lieu béni ; elle
-est dans l’air qu’on respire. Si je n’avais peur de passer
-pour un affreux hérétique, je dirais que je crois fermement
-à la présence réelle de Marie à Lourdes.</p>
-
-<p>Cette impression m’a saisi dès notre première visite
-à la grotte. C’était le crépuscule, presque la nuit, une
-belle nuit étoilée. En me trouvant tout à coup, au tournant
-du chemin, en face de la statue blanche qui, dans
-un creux du rocher, occupe la place même où la Reine
-des cieux apparut à la petite bergère, j’ai senti qu’elle
-était encore là, invisible, mais vivante et agissante. Je
-lui ai parlé, je lui ai dit tout ce que j’avais dans le
-cœur, je lui ai recommandé tous mes besoins, tous mes vœux,
-tous mes parents et mes amis, toi et Jean, et il m’a
-semblé qu’elle m’écoutait et me répondait : « Courage !
-Je suis avec toi. »</p>
-
-<p>Chaque fois que j’y reviens, j’éprouve la même
-impression. Et on ne se lasse pas d’y revenir, et quand
-on y est, on ne peut pas faire autrement que de prier,
-de bouche ou de cœur. On est envahi par le recueillement.
-Sur la vaste plate-forme qui sépare la grotte du
-gave, j’ai vu deux et trois cents personnes allant et
-venant dans le plus religieux silence ; si on parlait, ce
-n’était qu’à voix basse. Il y avait presse pour s’agenouiller
-tour à tour un instant sur la dalle où Bernadette
-s’est agenouillée devant la divine apparition ;
-mais n’importe où, au milieu de la foule ou à l’écart,
-on voit des gens prier à genoux, étendre les bras en
-croix, baiser la terre. Tout le monde trouve cela naturel
-et en fait autant. Les cœurs sont tous à la même
-hauteur, bien au-dessus des petitesses du respect
-humain, bien au-dessus de la terre.</p>
-
-<p>Malheureusement, je suis arrivé trop tard pour
-être brancardier en titre : j’ai pourtant rendu service et vu
-de mes yeux plusieurs malades sortir guéris de leurs
-couchettes ou de la piscine. J’ai même assisté à des
-constatations médicales : pour tout esprit non prévenu,
-elles ne laissent pas le moindre doute sur l’intervention
-miraculeuse. Voici seulement un fait. Une brave Flamande
-de quelque trente-cinq ans, appelée Marie,
-nous a raconté, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle
-avait été atteinte depuis quinze ans d’une plaie au bas
-de la jambe. Treize fois elle était venue demander sa
-guérison à la « bonne mère », sans jamais l’obtenir.
-Au contraire, la plaie était devenue si profonde et si
-douloureuse que, lorsqu’elle parla de faire un quatorzième
-pèlerinage, ses proches la traitèrent de folle
-et lui prophétisèrent qu’elle n’arriverait pas vivante à
-Lourdes. Elle eut alors une inspiration soudaine.
-Plusieurs de ses parents n’étaient pas chrétiens : « Si j’en
-reviens guérie, leur dit-elle, me promettez-vous
-d’aller tous à confesse ? » Ils se mirent à rire aux éclats.
-Elle insista : « Me le promettez-vous ? — Nous vous le
-jurons, si vous voulez. — C’est bon : je vous tiens ».
-Elle partit, arriva à Lourdes, non sans avoir horriblement
-souffert des cahots de la route, pria devant la
-grotte, se fit plonger dans la piscine et se trouva instantanément
-guérie. Sa jambe ne garde même pas la
-moindre trace du mal : elle l’a montrée devant
-moi aux médecins et ajoutait naïvement : « Je vais leur
-écrire tout de suite de se préparer à leur acte de contrition :
-je les tiens. »</p>
-
-<p>J’ai demandé à Notre-Dame de vouloir bien tout
-arranger pour que tu rentres avec moi au collège en
-Philosophie. En attendant, je l’ai priée de soutenir ta
-bonne volonté et la mienne, et d’épargner à nos vertus
-encore mal affermies les secousses trop rudes.</p>
-
-<p>Nous ne partons pas encore : il fait si bon ici qu’on
-voudrait y rester toujours ! Mais mon pauvre papa
-doit nous attendre avec angoisse : va le voir pour lui
-faire prendre patience. Ah ! si je pouvais lui rapporter
-sa guérison spirituelle ! J’espère.</p>
-
-<p>Au revoir, mon cher Louis. Offre mes respects à ta
-bonne mère.</p>
-
-<p>Ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-<p>Je ne suis pas étonné du piteux résultat des examens
-au lycée : les préoccupations de nos anciens condisciples
-étaient ailleurs et l’on ne peut courir deux lièvres
-à la fois. Tu as ton diplôme : c’est le principal.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c40" title="56. Lettre du professeur">56. <i>De mon professeur.</i></h3>
-
-<p class="date">1<sup>er</sup> septembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>Je vous ferais de la peine, si je n’acceptais pas vos
-remerciements, si sincères (je le sais) et si affectueux.
-Je ne commettrai même pas l’acte d’humilité douteuse
-qui consisterait à vous dire que je ne les mérite
-pas. J’ai du moins la conscience d’avoir voulu les mériter :
-c’était mon simple devoir.</p>
-
-<p>Mais pour rester dans la vérité pure, je dois ajouter
-que vous m’avez rendu ce devoir singulièrement facile
-et doux. Si tous les élèves vous ressemblaient, un
-professeur ne gagnerait pas sa part de paradis : il serait
-payé de ses peines dès ce bas monde.</p>
-
-<p>J’ai donc aussi à vous remercier, mon cher Paul,
-des satisfactions que vous m’avez données personnellement
-et du précieux appoint que vous avez apporté
-à l’entrain général. Vous en avez été récompensé par
-vos beaux succès de fin d’année, vos sept prix et votre
-diplôme, et mieux encore par l’assurance intime d’avoir
-rempli vos obligations filiales à l’égard de Dieu et
-de vos bons parents.</p>
-
-<p>Hélas ! l’an prochain, vous ne serez plus mon élève ;
-je n’aurai même pas la joie de vous revoir à la rentrée :
-car l’obéissance m’appelle à travailler au bien de la
-jeunesse dans un autre collège, à X., où je dois encore
-professer la Rhétorique. Ce sera pour moi un sacrifice
-assez rude, je l’avoue. Mais le jésuite est le voyageur
-du bon Dieu : sa vocation l’oblige, selon le mot
-de certain brave Père, à avoir toujours <i>un pied levé et
-l’autre… en l’air</i>.</p>
-
-<p>Je garderai votre souvenir, mon cher Paul, surtout
-dans mes prières, et serai heureux d’apprendre que
-vous serez pour votre futur professeur de Philosophie,
-le Père X., ce que vous avez été pour moi, un élève
-modèle. Et si, quelque jour, nous nous rencontrons
-sur l’un des mille sentiers qui se croisent dans la vie,
-je veux espérer que vous en éprouverez autant de
-plaisir que moi-même.</p>
-
-<p>En terminant, je souhaite que les graves études de
-l’an prochain fassent de vous, avec l’aide de Dieu et
-de l’éducation chrétienne, un homme complet, digne
-de réformer l’Université de France ou du moins capable
-de tenir une belle place parmi les gens de tête et de
-cœur.</p>
-
-<p>Je suis tout à vous en N.-S.</p>
-
-<p>Votre ancien professeur,</p>
-
-<p class="sign">S. J.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c41" title="57. Lettre du P. Spirituel">57. <i>De mon Père spirituel.</i></h3>
-
-<p class="date">8 septembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher enfant,</p>
-
-<p>Je connais Lourdes ; je sais par mon expérience personnelle
-ce qu’on y éprouve ; après avoir eu le bonheur
-d’y aller prier déjà trois fois, j’y retournerais volontiers
-encore. Je ne suis donc pas étonné des joies intimes
-que vous y avez ressenties et des belles résolutions
-que vous en avez rapportées : les unes et les autres
-sont des grâces que vous ne laisserez point stériles,
-n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Vous avez bien prié la Vierge Immaculée pour l’âme
-de votre cher papa : ayez confiance en Elle. A l’occasion
-d’un grand pèlerinage à Lourdes, j’ai été appelé à
-prêter mon ministère pour les confessions : j’ai constaté
-là, dans le secret du tribunal de la pénitence,
-plusieurs miracles de conversion, opérés par la prière
-à Marie et plus étonnants, à mon sens, que maintes
-guérisons du corps. Ce miracle se fera pour votre père
-et semble même déjà commencé, puisqu’il assiste
-maintenant régulièrement à la messe du dimanche.
-Continuez, mon cher enfant, avec votre sœur, à fortifier
-vos prières par tous les témoignages d’une affection
-vraiment filiale et d’une vertu sans exagération comme
-sans défaillance. Par là vous forcerez la grâce à descendre
-sur lui, peut-être bientôt. Je prie toujours avec vous.</p>
-
-<p>Quant à votre brave ami Louis, veuillez lui dire
-qu’ayant, selon votre désir, plaidé auprès du P. Recteur
-la cause de son admission en Philosophie, j’ai le
-plaisir de lui annoncer que j’ai réussi. On ne met plus
-qu’une condition à son entrée ; mais je n’ose quasi pas vous
-la transmettre, par crainte de vous humilier… On veut
-qu’il s’engage à suivre vos exemples et, au besoin, vos
-bons conseils : s’il accepte, comme il y a lieu de le
-supposer, vous voilà terriblement engagé vous-même !
-Vous sentez-vous de force à porter ce nouveau fardeau ?</p>
-
-<p>Je comprends, mon pauvre Paul, que le scandale
-donné par vos anciens camarades et la réserve
-qu’il vous impose dans vos relations avec eux, vous chagrinent.
-Il y a peut-être une distinction à établir : rompez
-avec les grands coupables et les impénitents, laissez
-venir à vous et accueillez avec une bienveillance
-discrète ceux qui vous témoigneront des regrets sincères.
-Il ne faut pas éteindre la mèche qui fume encore. A
-vous deux, vous et Louis, il vous sera peut-être possible
-d’en sauver quelques-uns et de former un groupe
-de résistance au mal. Essayez, avec la grâce de Dieu
-et l’aide de Notre-Dame de Lourdes.</p>
-
-<p>Je lui demande de vous protéger vous-même, mon
-fils, contre toutes les défaillances et de vous ramener
-au collège, dans quelques semaines, tel que vous êtes
-parti ou meilleur encore : je vous envoie dans ce but
-ma bénédiction et vous embrasse paternellement.</p>
-
-<p>Mes respects à vos parents et mes amitiés à Louis.</p>
-
-<p>Votre dévoué en Notre-Seigneur,</p>
-
-<p class="sign">S. J.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c42" title="58. Les vacances d’un ami">58. <i>De mon ami Jean.</i></h3>
-
-<p class="date">12 septembre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon gros,</p>
-
-<p>Ton esprit se résigne-t-il peu à peu à descendre des
-cimes sacrées et à reprendre contact avec le sol plat
-des vulgarités profanes ? Il le faudra bien. Mais je regrette
-que pour t’adoucir la chute, tu n’aies pu venir passer
-huit jours avec moi au Mont-Dore, à un millier de mètres
-au-dessus de la mer, presque au fond d’une vallée en
-pente douce que descend la Dordogne. C’eût été une
-jolie transition entre Lourdes et ta ville natale.</p>
-
-<p>Je te donne à deviner l’agréable surprise qui m’attendait
-ici. Imagine-toi que, dès le premier jour, en entrant
-à l’établissement des bains, je me rencontre face
-à face avec un monsieur, habillé comme moi de flanelle
-blanche des pieds à la tête, qui s’arrête et me
-regarde. Je m’arrête, je le regarde et, plongeant au fond
-de son vaste capuchon, je reconnais la physionomie
-souriante du P. X…, notre futur professeur de
-Philo.</p>
-
-<p>« Vous ici, mon Père ! Qu’y faites-vous ?</p>
-
-<p>— Je prends des bains, je bois de l’eau désagréable,
-je me gargarise, je me vaporise, je me pulvérise, comme
-vous sans doute, et je m’ennuie après mes élèves.</p>
-
-<p>— Quelle chance !</p>
-
-<p>— De m’ennuyer après mes élèves ?</p>
-
-<p>— Non, pour moi, de vous rencontrer. Etes-vous ici
-pour longtemps ?</p>
-
-<p>— Pour quinze jours encore.</p>
-
-<p>— Moi pour une vingtaine. Vous reverrai-je, mon
-Père ?</p>
-
-<p>— Quand vous voudrez, à l’hôtel des Étrangers.</p>
-
-<p>— Mais c’est une dépendance du nôtre, où je loge
-avec mes parents.</p>
-
-<p>— Ah ! tant mieux. Voulez-vous me présenter à eux ?</p>
-
-<p>— Tout de suite ?</p>
-
-<p>— Non, après déjeuner : jusque-là j’ai de la besogne.</p>
-
-<p>— Ils seront enchantés de vous voir.</p>
-
-<p>— Est-ce que vous vous promenez beaucoup, Jean ?</p>
-
-<p>— Le médecin me l’ordonne ; mais je ne connais
-rien dans ce pays et trouve insipide de me promener
-seul. Mes parents ne sont guère en état de m’accompagner.</p>
-
-<p>— Et vous avez le pied montagnard ?</p>
-
-<p>— Un peu.</p>
-
-<p>— Alors, ce soir, nous pourrions grimper ensemble
-là-haut, sur le Capucin : cela vous va-t-il ?</p>
-
-<p>— Pouvez-vous le demander, mon Père ? Merci.</p>
-
-<p>— A tout à l’heure, Jean !</p>
-
-<p>— Au revoir, mon Père. »</p>
-
-<p>Tu juges bien si mes parents furent heureux de me
-confier au Père. Le soir même, nous grimpâmes au
-Capucin : c’est un immense bloc arrondi, accessible
-d’un seul côté, tombant de l’autre vertigineusement
-à pic. Le Père se montra satisfait de mon endurance, à
-cette première ascension.</p>
-
-<p>Le lendemain, nous allâmes admirer une jolie cascade
-et prendre des vues. J’appris là du Père un moyen
-précieux de se désaltérer sans danger, en pleine chaleur,
-aux sources glaciales des montagnes. Le voici
-pour ton usage. On puise de l’eau, on y verse un
-peu de rhum et l’on avale le tout, à petites gorgées, à travers
-un morceau de sucre qu’on a dans la bouche.
-C’est un pur nectar, et un raffinement que les vacances
-seules peuvent excuser.</p>
-
-<p>Le troisième jour, délicieuse flânerie sur le vaste
-plateau qui domine les bains, véritable tapis de verdure,
-où le pied se pose sans la moindre fatigue. Au
-milieu, un ruisseau de cristal, qui, sur un assez long
-espace, en vertu de la vitesse acquise, va contre mont.
-Par endroits, des touffes de myrtilles, qu’on croque
-avec plaisir. Puis des vaches qui, tout en ruminant
-philosophiquement (dit le Père), vous regardent avec
-sympathie. Et surtout de l’air, de l’air à pleins poumons,
-pur, dilatant, vivifiant, aromatisé parfois de la
-bonne senteur des sapins. Tant qu’on le respire sur
-les hauteurs, il semble nourrissant et donner des ailes :
-au retour, quand on s’assied à table, on sent qu’il
-vous a creusé l’estomac jusqu’au talon. Ma mère est
-effrayée de ce que je dévore.</p>
-
-<p>Hier enfin, nous croyant suffisamment entraînés,
-nous avons entrepris l’assaut des grandes hauteurs,
-en commençant par le Puy-Gros et la Benne. Ces deux
-têtes, unies par une encolure peu profonde, sont à
-1700 mètres, et nues comme un crâne d’académicien
-ou de sénateur. Vue superbe, quoique assez bornée,
-sur le fouillis des montagnes et sur la vallée de la Dordogne.
-Comme on se sent loin du monde, là-haut,
-et petit devant les œuvres du Créateur ! J’ai mieux
-compris pourquoi Dieu aime à se faire adorer sur
-les sommets. En montant, nous avions rencontré une
-petite bergère, qui, tout en gardant ses vaches, un
-tricot dans les mains, chantait de tout son cœur l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave
-maris stella</i>, comme à l’église : cette enfant comprenait
-par instinct que la belle grande nature est le temple
-du bon Dieu.</p>
-
-<p>Écoute une attention délicate de ce Dieu si bon.
-Une fois arrivés au sommet du Puy-Gros, nous mourions
-de soif. Nous avions bien notre gourde de rhum ;
-mais où trouver de l’eau ? En approchant d’une roche
-plate qui semblait indiquer le point culminant, ô
-miracle ! nous la trouvons percée, à la surface, d’une
-dizaine de cuvettes naturelles ; l’orage de la veille les
-avait remplies d’une eau admirablement limpide, à
-laquelle le vent avait conservé toute sa fraîcheur.
-Nous dîmes notre <i lang="la" xml:lang="la">Benedicite</i> ; puis, mollement couchés
-sur l’herbette à l’abri du rocher, nous pûmes arroser
-à plaisir nos provisions de bouche et, après déjeuner,
-nous nous payâmes un brin de toilette, chacun dans
-son lavabo fourni par le ciel. Cela ne te fait pas venir
-l’eau à la bouche ?</p>
-
-<p>Aujourd’hui, repos indispensable pour refaire nos
-jarrets et pour t’écrire. Mais demain, grandissime
-excursion au Puy de Sancy, le roi des Monts-Dore, haut
-de 1886 mètres. Il y aura des ânes pour les amateurs.</p>
-
-<p>Tu vois que, si ma vie n’est pas tout à fait celle d’un
-sybarite, vu l’exercice qu’elle comporte, je vais pourtant
-de plaisir en plaisir. C’est au P. X… que je le dois ;
-mais il prétend que c’est le contraire, et que l’obligé,
-c’est lui. De fait, à regarder les apparences, on pourrait
-croire qu’il s’amuse autant que moi : mais bien
-naïf est qui se fie aux Jésuites ! Ils s’entendent parfaitement
-à dissimuler leurs vertus — ou du moins à les
-accommoder à la faiblesse humaine. Le P. X… sait
-vivre et rire. Mon père, qui est chrétien, mais n’avait
-jamais vu de jésuite dans l’intimité, disait l’autre
-jour : « Je ne me les figurais pas comme cela : au moins
-ils ne rendent pas la religion désagréable ! »</p>
-
-<p>Bref, mon ami, si tu étais ici avec nous, ce serait un
-idéal de vacances. Hélas ! je te vois là-bas, dans la
-plaine, dans le marécage, respirant un air à couper au
-couteau, de la poussière à rendre aveugle, de la fumée
-à étouffer, buvant une eau empoisonnée par l’industrie
-moderne, mangeant sans appétit, dormant sans
-sommeil, traînant sur un affreux pavé le morne boulet
-de l’ennui. Mon pauvre gros, que ne viens-tu demain
-au Sancy ! Un âne de plus (je parle de celui que tu
-aurais l’honneur… non, qui aurait l’honneur de te
-conduire) ne serait pas d’un mauvais effet dans la
-caravane.</p>
-
-<p>Mais c’est mal de faire danser ainsi devant toi la
-pomme de Tantale : pardonne. Cela vient du grand
-désir que j’aurais de nous récréer tous deux et de te
-mettre à l’avance en relation avec notre professeur
-désigné. Tu te tromperais, d’ailleurs, si tu te figurais
-qu’en cheminant par monts et par vaux, nous ne faisons
-que rire et plaisanter. Le P. X… est un homme
-très sérieux, quand il veut, et moi (tu le sais) aussi.
-Il veut bien me donner un avant-goût des études philosophiques
-et quelques bons conseils pour me les
-rendre profitables : tu en auras ta part, quand je te
-reverrai. Nous avons parlé aussi du collège, de la
-Congrégation, de toi et de tout ce qu’on peut attendre de
-ton intelligence, de ton travail, de ta bonne influence.
-Il compte beaucoup sur tout cela et je lui ai
-promis en ton nom que tu ne démentirais pas ses
-espérances.</p>
-
-<p>Un homme averti en vaut deux, mon gros. Quand
-on a failli remporter une <i>mention très honorable</i>, on
-est tenu de hausser sa vertu au niveau de sa gloire :
-diplôme oblige. Moi qui n’ai attrapé qu’un <i>assez bien</i>
-à cause de ces maudites Mathématiques, j’ai droit à
-me reposer sur mon passé : toi, il faudra que tu marches
-en avant, à la tête, en tout. <i lang="la" xml:lang="la">Intelligenti pauca</i> : si
-je te prêchais trop, tu finirais par me reprocher d’être
-toujours sur ta nuque, comme un cornac sur celle
-d’un éléphant… Ne te fâche pas de la comparaison :
-l’éléphant est un animal très noble et très estimé,
-non seulement pour ses dents, mais aussi et principalement
-pour son intelligence.</p>
-
-<p>Ton ami Louis viendra-t-il décidément nous rejoindre ?
-S’il te ressemble (je dis cela pour faire passer
-mes autres impertinences), je ne demande pas mieux
-que de conclure amitié avec lui.</p>
-
-<p>Es-tu content ? Si tu ne l’es pas, tu as tort ; car au
-fond, tout au fond,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Va, je ne te hais point !</div>
-</div>
-
-<p>Prie pour moi. Et bonnes vacances !</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c43" title="59. Rentrée en Philosophie">59. <i>De ma sœur.</i></h3>
-
-<p class="date">8 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher frère,</p>
-
-<p>Voilà toute une semaine déjà de solitude ! Ne me
-demande pas si j’ai encore le crève-cœur, ni combien
-de fois je monte dans ta chambre causer avec ton portrait,
-que j’ai mis là pour te remplacer. Il faut me
-pardonner cette petite folie : elle m’aide à prendre patience.
-Car après ces deux mois de vacances, où tu
-t’es montré si bon, ton départ a terriblement changé
-ma vie. Mais puisque je te l’ai promis, je veux être raisonnable.</p>
-
-<p>Maman se console en consolant la mère de Louis,
-qui vient nous voir assez souvent. La pauvre femme !
-N’ayant plus son fils, elle n’a plus rien, sinon le plaisir
-d’en parler avec nous. Son beau-frère lui tient rigueur
-de ce qu’elle lui a forcé la main pour faire entrer son
-pupille chez les Pères ; il tremble encore à la seule
-pensée des désagréments que cet acte de témérité
-pourrait lui attirer. Il en a fait l’aveu à papa, qui lui a
-répondu net : « Vous avez peur d’être appelé jésuite ?…
-C’est un tort. Je me suis aperçu que ça ne tue pas et,
-croyez-moi, ça vaut mieux que d’être déshonoré par
-ses enfants. » — « Je vous crois, monsieur Ker », a
-balbutié le brave homme abasourdi, et il s’est empressé
-de prendre son chapeau, craignant peut-être que papa
-ne l’invitât à venir dimanche avec lui à la grand’messe.</p>
-
-<p>Sais-tu qu’il devient tout à fait pieux, notre cher
-papa ? Sa tenue recueillie à l’église fait l’édification
-de la paroisse ; le sermon ne lui paraît plus si monotone,
-ni les cérémonies trop longues. Je pense qu’il
-ira bientôt à vêpres : il a déjà remarqué que ton paroissien
-peut servir aussi à chanter les psaumes en
-latin. Ce paroissien fait des miracles.</p>
-
-<p>Les lettres que madame X… reçoit de Louis débordent
-d’enthousiasme. Il vante le bon ordre et le régime
-de la maison, la direction paternellement ferme des
-maîtres, la facilité de rapport avec les élèves, le respect
-général des convenances, le sentiment du devoir, l’entrain
-au travail comme au jeu, l’esprit de famille,
-et dit qu’on ne peut comparer le collège avec le lycée,
-parce que c’est tout un autre monde. Aussi il promet
-à sa mère de lui donner désormais le plus de contentement
-possible, en ajoutant que, pour cela, il n’aura
-qu’à regarder… tu devines qui, et à faire comme lui.
-Là-dessus, tableau de l’estime qui entoure Paul, de
-la confiance absolue que lui témoignent les Pères,
-de l’affection qu’il inspire à ses camarades, de l’heureuse
-influence qu’il exerce même sur les moins traitables.
-Finalement, après la grâce de Dieu, c’est sur ton amitié
-qu’il compte pour arriver, avec le temps, à te ressembler
-un peu. Je sais tout cela par cœur, parce
-que je l’ai lu trois fois, dans le texte original, et je ne
-dis pas tout, pour ne pas te couvrir de confusion. Tu
-comprends que c’est pour nos parents et moi du pain
-bénit, et qu’on n’en perd pas une miette.</p>
-
-<p>Je veux te remercier encore une fois, mon cher
-Paul, des avis et des conseils fraternels que tu m’as
-donnés pendant ces bonnes chères vacances. Les
-ai-je toujours assez bien reçus, dis ? Si je ne l’ai pas
-fait (car, malgré tout, je me sens beaucoup trop fière
-encore), pardonne-moi. Je ne les ai pas oubliés et je
-m’applique tous les jours à les faire passer dans ma
-conduite. Mais si tu étais là, tout irait bien mieux.</p>
-
-<p>Tu m’as dit qu’à cause de tes études, maintenant
-plus sérieuses, tu ne pourrais plus nous écrire aussi
-longuement que l’an dernier : ce sera une grosse privation.
-J’aurais tant voulu savoir tout ce que tu fais et
-vivre ta vie au jour le jour, afin de m’encourager par
-ton exemple à mieux remplir tous mes devoirs !</p>
-
-<p>Au moins, prions bien l’un pour l’autre, mon vrai
-frère, et aimons-nous comme le bon Dieu nous aime.
-Je t’embrasse.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p>
-
-
-<p class="gap">Ta mère aussi, mon cher Paul, regrette le jeûne
-auquel nous allons être condamnés tous par la réduction
-de tes loisirs ; mais ton devoir passe avant notre
-satisfaction. Remplis-le toujours vaillamment, avec
-l’aide de Dieu et de Marie !</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c44" title="60. Préfet de Congrégation et Président d’œuvre">60. <i>A ma sœur.</i></h3>
-
-<p class="date">10 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Ma bonne Jeanne,</p>
-
-<p>On n’est jamais trahi que par ses amis. J’ai prié
-Louis de se souvenir qu’un philosophe doit savoir
-modérer sa langue, s’il ne veut pas risquer de commettre
-des exagérations toujours regrettables. Qu’il
-dise du collège tout le bien qu’il en pense : il n’en dira
-jamais trop. Mais pour ce qui regarde les vertus qu’il
-m’octroie si libéralement, je proteste contre le verre
-grossissant à travers lequel son amitié les mesure :
-quand il m’aura vu quelque temps de plus près, il en
-rabattra.</p>
-
-<p>De son côté, mon autre ami Jean vient de me jouer
-un tour encore plus traître. Tu ne sais peut-être pas
-ce que c’est qu’un préfet de Congrégation chez les
-Jésuites ?… C’est un élève qu’on place sur le chandelier
-pour éclairer de ses vertus toute une division. A
-la chapelle de Congrégation, il préside les réunions
-sur une estrade, assisté de ses deux assistants. Dans
-les grandes circonstances, il complimente, au nom de
-tout le collège, le P. Recteur ou les illustres étrangers
-qui nous honorent de leur visite. C’est encore à lui
-qu’on recourt, lorsqu’il s’agit de plaider auprès des
-Supérieurs, soit une amnistie, soit une faveur exceptionnelle,
-promenade ou lever de six heures. Si, au prestige
-que lui donnent tous ces honneurs, il joint certaines
-qualités personnelles d’intelligence et de caractère,
-ses condisciples trouveront naturel, en mainte
-occasion, de lui déférer le rôle délicat d’arbitre des
-querelles et de redresseur des torts. Mon ami Jean remplissait
-depuis un an ces multiples devoirs de la préfecture
-avec une perfection qui ne laissait rien à désirer
-et, par conséquent, le bien commun semblait demander
-qu’on ne lui cherchât pas de remplaçant. C’était, je
-pense, l’avis de tout le Conseil de Congrégation, certainement
-le mien.</p>
-
-<p>Or, il y a trois jours, quand le Conseil s’assembla
-pour désigner les candidats qu’on propose d’ordinaire
-aux suffrages des Congréganistes, Jean demanda
-la parole et dit : « Mon R. Père, j’ai porté le fardeau de
-la préfecture pendant toute une année : il me semble
-qu’un changement de titulaire ne pourrait qu’être
-utile à la Congrégation et à moi-même. Avec votre
-agrément, je décline donc toute nouvelle candidature
-à cette charge et je prie les Conseillers de reporter leur
-voix sur une autre tête. Il ne manque point ici de confrères
-qui méritent cet honneur aussi bien et mieux
-que moi. » Le Père n’objecta rien. On vota et je sortis
-en tête de la liste, évidemment comme ami de Jean.
-Je protestai de toutes mes forces que je ne me sentais
-pas à la hauteur de la tâche et que Jean, préfet modèle,
-avait rendu la place difficile à remplir pour n’importe
-qui, mais tout à fait impossible pour moi, le
-dernier venu. Je demandai, en conséquence, que l’on
-recommençât le vote. Hélas ! je n’y gagnai rien : ils
-me maintinrent au premier rang et les Congréganistes
-ratifièrent le choix.</p>
-
-<p>Je suis donc préfet, pour mon malheur et le malheur
-des autres, et ce misérable Jean, nommé mon
-premier assistant, se frotte les mains sous mon nez en
-me disant : « Pincé, mon gros ! Chacun son tour. »
-Mais je ne me tirerai jamais honorablement d’affaire,
-si maman et Jeanne ne disent pas tous les jours, et
-papa le dimanche à la messe, une prière spéciale à
-mon intention. J’y compte.</p>
-
-<p>Ce n’est pas tout. Le préfet est aussi, de droit, président
-d’une <i>Conférence</i> établie en première division.
-Elle a pour but de nous faire faire, autant que notre
-situation d’élèves pensionnaires le permet, l’apprentissage
-de la charité et (si le mot n’est pas trop prétentieux)
-de l’action populaire.</p>
-
-<p>Notre premier moyen de contact avec le pauvre
-peuple, c’est l’instruction religieuse, que vingt à vingt-cinq
-enfants d’ouvriers viennent recevoir chez nous,
-chaque semaine, au temps de la récréation. Dix à
-douze catéchistes, philosophes ou rhétoriciens, ont
-chacun leur petit groupe de deux ou trois gamins,
-dont ils s’ingénient, rarement sans peine, quelquefois
-avec un succès très consolant, à éclairer l’esprit et à
-former le cœur. Ils sont aidés dans cette tâche par des
-leçons de choses sur tableaux coloriés, par de petites
-conférences sur l’histoire sainte, enfin par une bibliothèque
-de bons livres.</p>
-
-<p>Les enfants sont ensuite récompensés, selon leur
-bon vouloir, par des secours que nous allons porter
-régulièrement à leurs familles, sous la conduite du
-P. Directeur, toujours pendant les récréations. C’est
-notre second moyen d’entrer en relations avec les
-pauvres gens. Nos visites les habituent à voir le prêtre
-et dissipent leurs préjugés contre l’indifférence des
-riches et des fils de riches ; ils se soulagent à nous
-raconter leurs souffrances et se laissent peu à peu,
-quelques-uns du moins, ramener aux pensées et aux
-pratiques chrétiennes. Nous-mêmes, nous apprenons
-là à compatir aux privations d’autrui, en les voyant de
-près, et à nous priver aussi pour de plus malheureux
-que nous.</p>
-
-<p>Tu avoueras que c’est une fort belle œuvre ; mais
-comme toutes les œuvres et comme la guerre, elle a
-son nerf, qui est l’argent. Il nous en faut beaucoup,
-parce que ces pauvres gens ont beaucoup de besoins :
-chez certains règne la misère noire et une détresse à
-fendre l’âme. Je quête auprès des élèves, tous les dimanches ;
-mais les bourses des collégiens ne sont pas
-aussi larges que leurs cœurs et, sans l’aide des bonnes
-âmes du dehors, nous serions, comme les budgets modernes,
-en déficit perpétuel.</p>
-
-<p>Papa, maman, Jeanne, vous êtes de bonnes âmes,
-n’est-il pas vrai ? Or donc, pour faire honneur à ma
-nouvelle présidence, je te charge, ma sœur, de réclamer
-à papa, chaque dimanche, au sortir de la messe,
-le prix de location de mon paroissien, et comme il ne
-s’agit pas d’un paroissien vulgaire (je parle du livre — et
-de papa), j’espère un fort minimum. Je l’autorise à
-le prendre sur mon futur héritage, que je ne souhaite
-pas de recueillir avant un siècle.</p>
-
-<p>Maman et toi, ma chérie, tâchez de trouver le loisir
-et la laine nécessaires pour me tricoter, de vos habiles
-mains, chaque semaine, à l’intention de mes pauvres
-gamins, quelque petite pièce de vêtement bien chaud
-pour l’hiver, bas, chausson, gilet, châle, cache-nez, etc.
-Si tu pouvais débaucher pour le même travail une
-demi-douzaine d’amies et ramasser n’importe où quelques
-vieux vêtements encore mettables pour homme, femme
-ou enfant, je te baiserai sur les deux yeux. Nous
-faisons une distribution ordinaire à la fin de chaque mois
-et une extraordinaire en la fête de Noël.</p>
-
-<p>J’ai fini mon boniment et je me félicite d’avance,
-avec mes petits pauvres, des jolis cadeaux que l’Enfant
-Jésus, leur frère du ciel, m’enverra par la poste de Z.</p>
-
-<p>Louis, n’étant pas de la Congrégation, ne peut encore
-aspirer à l’honneur de porter la médaille de catéchiste.
-Peut-être aussi, grâce à l’éducation du lycée, son instruction
-religieuse garde-t-elle certaines petites lacunes
-qui l’exposeraient, sans qu’il s’en rendît compte, à
-être pour nos enfants un docteur d’hérésie. Mais ce
-n’est qu’une question de temps. Il a pris position très
-franchement, dès son arrivée, parmi les meilleurs
-élèves et commence déjà à faire honneur à ses deux
-patrons, Jean et moi. Nous l’encourageons de notre
-mieux.</p>
-
-<p>Ce qui suit, Jeanne, est pour toi seule.</p>
-
-<p>Je te félicite, ma bonne sœur, de prendre si raisonnablement
-le chagrin de notre séparation. Si tu avais
-fait autrement, tu aurais doublé le mien ; car, moi
-aussi, j’ai souffert de la rupture de ces relations si nouvelles,
-si fraternelles, que le désir de nous rendre mutuellement
-moins imparfaits avait établies entre nous
-durant les vacances. Mais chaque chose a son temps,
-et le bonheur, nous disait hier notre P. Directeur, n’est
-que là où est le devoir.</p>
-
-<p>Bien loin d’avoir à te reprocher quoi que ce soit, ma
-chère Jeanne, je te remercie encore des encouragements
-que j’ai trouvés dans ton affection, ta franchise et
-tes bons exemples : grâce à tout cela et à nos communions,
-je puis te déclarer en confidence que ces
-deux mois, souvent si mauvais, ont passé cette fois
-pour mon âme sans faute sérieuse et presque sans
-trouble. Leur souvenir continue à stimuler ma volonté
-de bien faire.</p>
-
-<p>Tu voudrais participer d’une façon plus complète à
-ma vie de tous les jours ? Mais tu ne sais donc pas, ma
-pauvre enfant, que la vie de collège est nécessairement
-très régulière, je ne veux pas dire monotone ? Aujourd’hui,
-on se lève, on travaille, on se couche ; le lendemain,
-on se lève à la même heure ou une demi-heure
-plus tard, on travaille, on se couche ; le surlendemain,
-suite du même chapitre, sauf qu’on va prendre l’air
-durant trois heures à la campagne. Et ainsi toujours.
-Cet ordinaire n’est varié que par quelques fêtes plus
-solennelles, religieuses ou profanes, dont le programme,
-dans ses grandes lignes, ne diffère pas de
-celui de l’année précédente, consigné sur le registre du
-P. Préfet. Il m’a dit que cela s’appelait le <i>Coutumier</i>.
-Les Jésuites sont essentiellement hommes de tradition,
-en tout, dans l’éducation comme dans l’enseignement :
-je crois que c’est leur grande force, et ils y
-tiennent. Ce n’est pas moi, garçon sérieux ou du moins
-désireux de l’être, qui les en blâmerai. Mais tu vois,
-pauvre chérie, quel médiocre intérêt il y aurait pour
-toi à être mêlée aux détails de ma vie journalière.</p>
-
-<p>Ce que tu m’apprends des progrès de papa me comble
-de joie. Mon paroissien n’est pour rien dans ce miracle :
-tout vient de notre bonne Mère de Lourdes.
-Remercions-la bien ensemble, pour qu’elle ne laisse
-pas son œuvre inachevée.</p>
-
-<p>Moi-même, Jeanne, j’attends beaucoup de tes prières,
-dont je vais avoir plus besoin que jamais durant cette
-année de philosophie, si décisive pour mon avenir.
-C’est, bien entendu, à charge de revanche.</p>
-
-<p>Je t’embrasse comme mon unique sœur.</p>
-
-<p class="ind">Ton frère,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 title="61.">61. <i>De ma sœur.</i></h3>
-
-<p class="date">14 octobre.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher frère,</p>
-
-<p>J’accours en toute hâte pour te dire que papa et
-maman acceptent bien volontiers de t’aider à soutenir
-l’honneur de ta nouvelle présidence et que j’ai déjà
-racolé deux bonnes amies pour venir travailler avec
-moi. J’ai envie de fonder un ordre de jeunes filles, qui
-s’appelleront les <i>Chevalières de l’Aiguille pour les
-pauvres</i>. Qu’en penses-tu ?</p>
-
-<p>Mais, en retour, je pose une condition. Il faut absolument
-que tu trouves le temps de me « mêler aux
-détails de ta vie ». Tes belles raisons contre ne m’ont
-pas du tout convaincue. Je serai ravie de t’entendre
-parler de vos fêtes religieuses ou profanes, et même de
-moins que cela. Ta vie, mon Paul, c’est toi, et tout ce
-qui est toi m’intéresse.</p>
-
-<p>Si tu ne peux plus nous faire de ces beaux longs
-récits de l’an dernier, rédige-nous, à tes moments perdus,
-un petit journal, où tu mettras ce qui te passera
-par la tête ou par le cœur, tantôt plus, tantôt moins.
-Tu nous l’enverras de temps en temps, pour que nous
-ayons quelque chose à sucer dans l’intervalle de tes
-lettres. Veux-tu, mon frère ? Je t’en prie au nom de la
-bonne Mère de Lourdes. Tu me feras du bien, et je
-prierai encore un peu plus, pour que Dieu t’éclaire sur
-ton avenir.</p>
-
-<p class="ind">Ta sœur,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jeanne</span>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" title="Journal de philosophie">MON JOURNAL</h2>
-
-<h3 id="c45" title="La logique"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">15 octobre.</span> — Je ne pouvais pas refuser une chose
-qui m’est demandée au nom de Notre-Dame-de-Lourdes.
-Et puis, ce que <i>fille</i> veut, Dieu le veut ! Me
-voilà donc condamné, ma sœur Jeanne, à t’ennuyer :
-je te plains, mais ce sera ta faute, non la mienne. Je
-commence mon journal.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, classe de deux heures sur le <i>syllogisme</i>.</p>
-
-<p>— Ah ! mon Dieu, quelle est cette bête-là ?</p>
-
-<p>— Ce n’est pas une bête : c’est la forme par excellence
-du raisonnement déductif, que tu emploies, sans
-le savoir, plusieurs douzaines de fois par jour ou par
-heure. En voici le principe très simple : <i>Si une idée C
-rentre dans une idée B, laquelle rentre elle-même dans
-l’idée A, il sera prouvé que l’idée C rentre dans l’idée A.</i></p>
-
-<p>Il ne se peut rien de plus clair et je pense que tu as
-saisi. Non ? En ce cas, je déduis, par voie d’<i>enthymème</i>,
-que je perdrais mon temps à te parler de <i>logique formelle</i> :
-tu n’y verrais que du feu. C’est un peu comme
-ton frère. On me dit pourtant que la philosophie m’intéressera
-beaucoup : je ne veux pas en désespérer.</p>
-
-<h3 id="c46" title="Congé à la campagne"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">18 octobre.</span> — Première promenade à la maison de
-campagne, empêchée mercredi dernier par la pluie.
-Un de ses buts est de remettre en place le cœur des
-pauvres nouveaux. J’ai pris mon rang avec Louis
-et un autre philosophe, qui vient du collège de N…
-Jean s’est emparé de deux rhétoriciens, auxquels
-il inculque joyeusement les bons principes, et la gaîté.</p>
-
-<p>La campagne est belle, quoique un peu triste avec
-ses feuillages mourants, que réchauffe en vain le pâle
-soleil d’automne. Je m’aperçois que ce paysage produit
-sur mes nouveaux un effet de rêverie silencieuse,
-que vient heureusement interrompre la cloche du
-dîner.</p>
-
-<p>Je suis curieux de voir si la philosophie, qui explique
-tout, nous expliquera l’influence exhilarante, que
-la perspective d’un petit gala ne manque pas d’exercer
-instantanément sur un jeune cœur malade. Va-t-elle
-nous apprendre que le cœur a chez nous une parenté
-intime avec l’estomac ? Ce serait humiliant. Mais mon
-appétit de dix-sept ans s’en moque.</p>
-
-<p>Après le dîner, qui fut copieux et gai selon l’usage,
-on se répandit sur les pelouses et l’on organisa une
-partie de barres monstre. De temps à autre, naturellement,
-surgit une bonne dispute pour savoir si un
-tel est pris ; on crie, on gesticule, on se démène, comme
-si on voulait se manger le nez. Quand on s’est bien
-essoufflé à crier (ça fait du bien de crier à son aise,
-après huit jours de silence, et je comprends les baudets
-qui s’en donnent à cœur-joie sur les grandes routes),
-quelqu’un de raisonnable, Jean ou un autre, vient
-dire : « Assez, assez : ne perdons pas notre temps » — et
-chacun reprend son poste. Dans les cas graves, on
-va en appel auprès du P. Surveillant, qui d’ordinaire
-n’a pas de peine à mettre tout le monde d’accord :
-au besoin, il s’érige en cour de cassation et tranche
-d’autorité, et la cause est finie.</p>
-
-<p>Mais voilà le serein qui commence à tomber, on
-se rhabille, on repart. Adieu, jolie campagne, pour six
-mois !</p>
-
-<h3 id="c47" title="Retraite annuelle"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">22 octobre.</span> — Je sors de la retraite annuelle de
-rentrée. Provisoirement je garde sous la clef du secret
-mes impressions et mes résolutions intimes, qui sont
-consignées dans un portefeuille spécial. Tu sauras
-seulement, Jeanne, que cette fois, possédant déjà la
-paix de l’âme, je n’ai plus songé à Barbe-Bleue, avec
-lequel, du reste, le nouveau P. Prédicateur n’avait
-pas plus de ressemblance que celui de l’an dernier.</p>
-
-<p>Il a beaucoup insisté, dans ses conférences ou instructions
-pratiques, sur le devoir qui nous incombe,
-principalement à nous les grands, de nous préparer
-dès le collège à l’action et aux luttes futures. J’ai été
-vivement frappé de ses arguments. Dans une conversation
-particulière, il a bien voulu me donner quelques
-explications, a réduit en poudre certaines objections
-d’égoïsme ou de lâcheté, et m’a dit finalement : « Vous
-avez beaucoup reçu, il faudra que vous donniez beaucoup. »
-Cette flèche de Parthe me tracasse.</p>
-
-<h3 id="c48" title="Les Frères jésuites"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">30 octobre.</span> — Fête du B. Alphonse Rodriguez,
-patron des bons Frères qui, sous la haute direction du
-P. Ministre, ont la charge du matériel de la maison.
-Partout où on les rencontre, endimanchés et radieux,
-on la leur souhaite <i>bonne et heureuse</i>. Et c’est de grand
-cœur : car il n’est pas au collège un enfant de huit ans
-qui songe un instant à les confondre avec des employés
-ordinaires. Leur tenue toujours modeste et réservée,
-leur piété que nous admirons souvent à la chapelle,
-leur dévouement simple et sans défaillance, trahissent
-à tout moment le religieux, inspiré uniquement dans sa
-conduite par l’amour de Dieu et du prochain.</p>
-
-<p>Leur prochain, sans doute, ce sont assez ordinairement
-des élèves bien élevés, qui leur rendent la tâche
-facile, parfois peut-être agréable ; mais il s’en trouve
-aussi d’espèce différente : les <i>gommeux</i>, dont un Frère
-linger ne parvient jamais à contenter les caprices
-de toilette, ou les <i>sans-souci</i>, qu’il ne réussit pas à tenir
-propres ; les <i>gourmets</i> et les <i>délicats</i>, toujours à l’affut
-d’un prétexte pour dauber sur la cuisine et le Frère
-cuisinier ; les <i>douillets</i> et les <i>grincheux</i>, qui font le supplice
-perpétuel d’un Frère infirmier… et le reste. Que
-de patience, d’abnégation et de vertus de toute sorte
-réclame une pareille vocation ! Tous les élèves, au
-moins dans leurs bons moments, s’en rendent compte
-et respectent ces hommes dévoués, qu’un petit nouveau
-appelait des <i>Pères en redingote</i>.</p>
-
-<p>Mais, avec le même esprit religieux, ils n’ont pas
-tous les mêmes façons : chacun garde son tempérament.
-Je ris encore de l’effroi que t’a causé, à première vue,
-la tête de notre Frère portier. Je ne prétends pas en
-faire un Adonis ; j’avoue même, entre nous, qu’il a
-l’air un peu… bouledogue. Mais, en dehors des sévérités
-nécessaires de sa consigne, c’est un homme charmant
-et qui s’efforce d’être courtois avec les dames.
-Tu as pu en juger par son sourire d’adieu !</p>
-
-<p>Le Frère linger est un gros sourire en chair et en
-os. Il essaie bien parfois de se fâcher, quand on le taquine ;
-mais on voit trop qu’il le fait par pur devoir de conscience.
-Son cœur n’a point de rempart et, s’il a une
-porte, la clef est toujours dessus : que d’anciens pourraient
-en témoigner ! La plus sensible peine que puissent
-lui faire les Supérieurs, c’est de lui imposer, dans le
-cachot voisin de sa lingerie, la garde d’un coupable, avec
-défense de lui adoucir en quoi que ce soit le <i lang="la" xml:lang="la">carcere duro</i> :
-le plus malheureux des deux, ce n’est pas le prisonnier.</p>
-
-<p>Je vous ai parlé autrefois du Frère infirmier, guérisseur,
-convertisseur et prestidigitateur émérite. C’est
-bien le plus brave homme qu’ait produit la terre d’Alsace,
-qui en produit tant.</p>
-
-<p>Un type très particulier, c’est le Frère procureur
-ou économe. On l’a dit juif converti ; mais il paraît
-qu’on l’a calomnié : il n’entre pas de juif dans la Compagnie
-et l’on ne voit pas qu’il soit indispensable de
-descendre d’Abraham pour avoir le génie des affaires.
-Il avait ce génie avant d’être jésuite : les Pères lui
-ont donné l’occasion de le développer et il leur a rendu
-de grands services, à des époques difficiles. On vient le
-consulter de loin, dit-on, sur des questions épineuses.
-Je le vois quelquefois à son bureau, pour mes petites
-affaires ou celles de la <i>questure</i> : je l’ai trouvé toujours
-très avenant, pas fier du tout, serviable au possible et
-sachant même parfois assaisonner ses bons services d’un
-joyeux calembour, bien pardonnable à son aride métier.</p>
-
-<p>Le Frère dépensier, plus jeune, doit être spécialement
-chargé de tenir éveillés les vieux Frères, pendant
-la petite partie de domino qui suit leur dîner : il s’en
-acquitte si bien que sa voix éclatante traverse les
-murs et vient réveiller jusqu’aux dormeurs de notre
-étude. On le dit la terreur du marché où il achète nos
-provisions, à cause de la forte part qu’il réclame dans
-les profits que voudraient faire sur lui les marchands
-et les marchandes. Mais il tient à honneur de nous
-bien servir au réfectoire. Il m’a pris en affection, comme
-compatriote, et quand, mes jours de lecture, je dîne
-seul après les autres, il soigne mon verre de vin supplémentaire
-et mon dessert, puis me raconte des histoires.
-C’est par lui que je connais si bien les Frères.</p>
-
-<p>Le Frère cuisinier, qu’on voit rarement, a l’air
-aussi bon que son gâteau de macaroni, qui a fait le
-désespoir de la pauvre Fanchon. On le surprend parfois,
-venant contrôler par une porte entre-bâillée le
-succès de ses plats de choix : son plaisir est de nous
-engraisser — pour le bon Dieu.</p>
-
-<p>Le Frère chef du personnel domestique semble
-mener rondement son difficile bataillon. Il ne fait pas
-bon avec lui laisser tomber une pile d’assiettes : il
-lance alors au coupable un « <i>malheureux pécheur !</i> »
-qui promet de rudes expiations. Mais on est rassuré
-sur la persistance de ses rancunes, quand on voit
-avec quelle bonhomie il préside au jeu de boules de
-ses « grands enfants ». C’est d’ailleurs un maître ouvrier
-pour tous les travaux que nécessite la tenue d’une si
-grande maison : peinture, vitrerie, serrurerie, jardinage,
-décoration, rien ne l’embarrasse — sauf l’introuvable
-moyen de contenter en même temps tout le
-monde et son père. Il me l’a dit en confidence.</p>
-
-<p>Le Frère menuisier est un franc Picard de vieille
-roche. A voir ses traits énergiques, son large dos voûté,
-sa longue redingote, son haut-de-forme légèrement
-incliné sur la nuque, sa tabatière à queue de souris et
-son vaste mouchoir de couleur, on n’est pas surpris
-d’apprendre que sa naissance remonte encore au siècle
-dernier. Dans son jeune temps, il a été <i>serpent</i> de sa
-paroisse, où son instrument, symbole des
-vanités humaines, se voit encore accroché en <i>ex-voto</i> dans le
-chœur de l’église. Aujourd’hui il a passé la septantaine
-et se plaint de ne plus pouvoir soulever tout seul
-les grosses poutres, qu’il portait jadis comme des plumes ;
-mais le dimanche, aux vêpres, quand il chante les
-psaumes avec nous, l’orgue ne peut lutter contre le formidable
-cuivre de sa voix et doit prendre la mesure qu’elle
-bat. Nous y sommes faits ; le Père directeur de musique
-s’en impatiente quelquefois, mais… il est Picard aussi et
-ne voudrait pas tuer de chagrin son vieux compatriote,
-en le faisant taire par ordre supérieur. On dit que,
-depuis trente ans, il ne boit que de l’eau, — pour
-mourir centenaire, dit-il<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> : mais c’est par pénitence.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Il est mort à 93 ans.</p>
-</div>
-<p>J’aime bien tous ces braves gens et ne me prive
-pas de causer avec eux, quand j’en trouve l’occasion,
-surtout avec les anciens. Leur conversation exhale
-comme un parfum d’humilité joyeuse et de paix divine.
-L’autre jour, rencontrant le vieux Frère lampiste,
-un saint homme qui porte le bon Dieu dans ses yeux,
-je lui demandai des nouvelles de ses lampes : « Elles
-vont bien », dit-il ; puis, sans transition, avec une simplicité
-adorable, il ajouta : « Tâchez de mériter la
-lumière éternelle. » Je répondis simplement aussi :
-« Priez pour que j’y arrive, mon frère » — et fus payé
-d’un sourire d’adhésion.</p>
-
-<p>Heureux sont-ils de n’être des savants, mais, en revanche,
-bons serviteurs de Dieu et des hommes !</p>
-
-<h3 id="c49" title="La fête des Morts"></h3>
-
-<p class="gap">1<sup>er</sup> <span class="sc">novembre</span>. — Il est cinq heures du soir. Un
-temps triste. Du haut des tours de la cathédrale, le
-gros bourdon, par intervalles réguliers, déverse au
-loin sur la ville les ondes prolongées du glas funèbre
-et toutes les cloches des paroisses lui font écho. On
-dirait, d’une part, la grande voix de la mort proclamant
-son empire universel et, de l’autre, le concert
-plaintif des générations déjà mortes, demandant grâce
-à leur Juge et secours aux vivants.</p>
-
-<p>En revenant de la visite des cimetières, où se pressait
-une foule pieuse, nous avons remarqué l’attitude
-pénible, presque honteuse, des habitués de la rue et
-du cabaret. Le son des cloches, évidemment, leur
-coupait la gaîté et gênait leur libre pensée. On a beau
-se dire qu’avec la mort tout finit et refuser de loin les
-derniers services de l’Église : quand le Jour des Morts
-ramène cet appel de l’Église à la prière pour les défunts
-et, du même coup, le souvenir des êtres chéris
-qu’on a vus partir pour… oui, pour l’autre monde, on
-se reprend à penser qu’on est tout de même plus qu’un
-simple chien, et l’on irait peut-être aussi saluer la croix
-de bois sous laquelle dorment le père et la mère, si
-l’on n’avait peur du camarade X… qui a une langue
-du diable… Mais la petite portera une couronne d’immortelles ;
-ça lui fera plaisir, et ce n’est pas compromettant :
-on en porte bien aux enterrements civils.</p>
-
-<p>Pauvres gens !</p>
-
-<p>J’ai prié pour tous ces inconnus dont nous avons
-visité les tombes : ils sont nos frères. Mais j’ai prié davantage
-pour les défunts qui nous sont chers, pour nos
-grands-parents, dont j’ai gardé un si tendre souvenir,
-surtout de bonne maman Julie, qui m’apparaît encore,
-dans mon imagination d’enfant, comme un portrait
-vivant de toutes les vertus aimables. Pouvais-je oublier
-les émotions douloureuses qu’a dû réveiller dans le
-cœur de nos bons parents la pensée de Gérard, notre
-aîné, enlevé à leur affection et à la nôtre dans cet
-âge charmant où les fleurs commencent à faire place
-aux fruits ? Mais qui sait les déceptions que Dieu
-lui a épargnées, en le prenant à quinze ans ?</p>
-
-<p>La mort ne m’effraie pas. Je vous ferais de bonne
-grâce mes adieux dès demain, dès aujourd’hui, si Dieu
-le voulait. Le P. Prédicateur de la Retraite nous a
-dit que cette indifférence se manifeste fréquemment
-à seize ou dix-huit ans, et il en donnait deux raisons,
-qui sont deux peurs : l’une, c’est la peur de perdre
-plus tard les chances de salut qu’on a maintenant pour
-son âme, et l’autre, c’est une peur instinctive du travail,
-de l’effort, des luttes qu’il faudra subir pour
-se créer une place dans le monde. Ce serait si simple
-d’aller en paradis tout de suite et tout droit, sans avoir
-eu la peine de le conquérir ! — « Oui, concluait le
-Père ; mais il n’existe pas encore de paradis pour les
-fainéants. »</p>
-
-<p>Il faudra donc, de toute façon, que je trime, que je
-bataille et peut-être que je peine rudement pour <i>faire
-ma trouée</i>. J’y suis résolu. Mais dans quelle voie ? Il
-se pose là un point d’interrogation qui devient de plus
-en plus sérieux, à mesure qu’approche le terme de mes
-études secondaires.</p>
-
-<h3 id="c50" title="Saint Stanislas Kostka"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">13 novembre</span> : <i>Saint Stanislas Kostka.</i> — J’ai une
-prédilection pour ce novice jésuite, mort d’amour pour
-Dieu et Marie, à l’âge que j’ai, après avoir été
-deux fois communié de la main des anges. Les rudes
-combats qu’il eut à soutenir pour répondre à l’appel
-d’en haut m’ont engagé à le choisir comme patron dans
-la grave question de mon avenir.</p>
-
-<h3 id="c51" title="Conférence des Anciens élèves"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">20 novembre.</span> — Hier soir, de huit heures à dix
-heures, la classe de Philosophie et l’Académie de Rhétorique
-ont eu la grande faveur d’assister, dans le parloir,
-à la séance de rentrée de l’Association de Saint-X…
-composée d’anciens élèves du Collège. Au bureau
-siégeaient, comme président, vice-président et secrétaire,
-trois jeunes avocats ; aux premières places de
-l’assistance, on voyait le président d’honneur, assis
-entre le R. P. Recteur et le P. Directeur de la Conférence ;
-derrière eux, bon nombre de professeurs, d’associés
-et nous — rien que des gens d’esprit et de bon
-esprit !</p>
-
-<p>L’un et l’autre pétillaient dans l’intéressant rapport
-du secrétaire sur les travaux de l’année précédente. Il
-nous analysa en quelques pages très vivantes, par
-petits groupes, les quinze ou vingt discours prononcés
-par les Associés, dans l’espace de huit mois, sur des
-sujets variés : questions d’arts et de sciences, d’histoire
-et de littérature, de droit et de morale, de patriotisme
-et de charité, surtout d’économie sociale et d’œuvres
-populaires — coups d’essai pour les débutants, coups de
-maître pour les <i>vieux</i> et pour certains privilégiés, de
-ceux chez qui</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>La valeur n’attend pas le nombre des années.</i></div>
-</div>
-
-<p>Plusieurs déjà, après s’être essayés devant l’auditoire
-bienveillant qui les applaudissait aux réunions
-intimes du collège, sont allés porter la bonne parole à
-des assemblées plus difficiles, sur divers points du pays,
-non sans succès. Ils auront des imitateurs.</p>
-
-<p>Le président d’honneur, ancien élève lui-même et
-bien connu pour son dévouement actif à toutes les
-œuvres utiles, félicita vivement la Conférence de tout
-ce qu’elle a tenté et accompli dans le sens de l’apostolat
-social chrétien, qui est son but final. Puis il nous
-dit, avec autant de netteté que de chaleur, en quoi consiste
-<i>le devoir des jeunes</i> dans le monde actuel. Au
-tableau saisissant des misères physiques et morales
-qui rongent la France et des efforts sans relâche que
-nos ennemis s’imposent pour la ruine des âmes, il
-opposa l’écœurant spectacle de ces jeunes hommes de
-dix-huit à vingt ans, qui, riches de toutes les ressources
-d’une éducation chrétienne et distinguée, ne savent
-que faire de leur loisir, de leur intelligence et de leurs
-autres belles qualités ; qui promènent leur ennui et
-leur mollesse d’amusement en amusement, papillons
-ou tourtereaux ; qui n’ont aucun goût sérieux, aucun
-idéal ; qui n’ont rien au cœur en fait de noble ambition,
-et qui gaspillent leurs plus belles années… à
-quoi ? à traîner une existence vide, stérile en œuvres,
-féconde seulement en regrets tardifs et en remords.
-Et s’adressant à nous : « Ne soyez pas de ceux-là, mes
-jeunes condisciples, s’écria-t-il ; regardez plutôt ces
-Conférenciers, vos aînés, et faites ce qu’ils font. Mais
-pour remplir un jour convenablement votre devoir de
-jeunes hommes, il faut bien remplir maintenant votre
-devoir de grands élèves. Vos Pères s’ingénient et se
-dévouent de toute manière (nul ne le sait mieux que
-moi) à faire de vous des chrétiens solides et intelligents,
-aptes à toutes les saintes luttes, comme ils le sont eux-mêmes :
-répondez à leurs efforts par les vôtres, et qu’un
-jour la France et l’Église puissent compter sur vous ! »</p>
-
-<p>Quand les acclamations eurent pris fin, le R, P. Recteur
-demanda la parole. Après avoir remercié l’orateur
-et les Conférenciers de l’honneur qu’ils font à leurs
-anciens maîtres, il annonça que, pour fournir aux
-grands élèves présents une occasion immédiate de se
-former à l’apostolat de la parole, il leur accorderait
-volontiers la permission d’assister désormais, chaque
-quinzaine, aux réunions de l’Association, si nous le
-désirions et si nos aînés n’y voyaient pas d’inconvénient.</p>
-
-<p>Toutes les mains se levèrent comme une seule et les
-bravos éclatèrent.</p>
-
-<p>Bonne soirée. J’en suis enchanté, mes amis aussi.
-Nous ferons quelque chose… et je crois que mes horizons
-s’ouvrent.</p>
-
-<h3 id="c52" title="Sainte Catherine, patronne des Philosophes"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">25 novembre</span> : <i>Sainte Catherine.</i> — Voilà une sainte
-qui humilie singulièrement le sexe fort ! Non contente
-de tenir tête à un empereur fou furieux, elle a réduit
-aux abois tout le ramassis des philosophes païens les
-plus huppés. Pour n’avoir pas devant le public un dessous
-fatal à leur renom de savants, ceux que son invincible
-dialectique n’avait pas convertis à la foi, n’eurent
-pas d’autre ressource que de la faire rouer. Mais elle
-fit une croix sur la roue — et la roue cassa comme un
-fil de verre, comme avaient cassé leurs arguments. Il
-fallut employer la hache pour réduire à l’impuissance
-la vierge philosophe de dix-huit ans.</p>
-
-<p>Elle valait bien un homme, certes, et je m’explique
-parfaitement qu’on l’ait instituée patronne des étudiants
-en philosophie. Le P. Recteur, selon l’usage, nous a
-octroyé en son honneur une boîte de dragées et une
-promenade de classe au premier beau jour. Vive donc
-sainte Catherine !</p>
-
-<p>Je sais bien que les vieilles filles… Mais chut ! <i>Ça
-brûle.</i></p>
-
-<h3 id="c53" title="Sortie du mois et comédie"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">30 novembre.</span> — Sortie du mois, pour ceux qui ont
-la chance de n’être pas loin de la maison paternelle ;
-les autres se résignent à faire, aussi joyeusement que
-la saison le permet, une excursion de quelques heures
-dans la montagne. Le grand incident de la nôtre a été
-la poursuite mouvementée d’une superbe couleuvre,
-que nous avons rapportée en triomphe : elle sera promenée
-demain dans les cours comme témoignage de
-notre intrépidité et, si nous trouvons un naïf, nous la
-lui ferons avaler.</p>
-
-<p>En hiver, la soirée vient de bonne heure et les parents
-qui n’ont pas, comme les miens, mille choses à
-dire à leurs enfants, apprécient peu le tête-à-tête prolongé
-avec eux dans un salon d’hôtel. Pour leur venir en aide,
-chaque soir de sortie, une des classes supérieures
-leur offre une comédie plus ou moins improvisée,
-mais toujours bien reçue. Les Humanistes nous ont
-donné les <i>Inconvénients de la grandeur</i>, par le P. du
-Cerceau, jésuite. On m’avait prié d’y faire un rôle, que
-j’ai trouvé fort long et fort fatigant : j’ai dû rester immobile
-et muet, debout, avec une hallebarde sur
-l’épaule, pendant trois quarts d’heure ! C’est inhumain,
-et pas plaisant du tout pour le personnage… Dévouement
-et abnégation !</p>
-
-<h3 id="c54" title="Saint François Xavier : causerie d’un missionnaire"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">3 décembre</span> : <i>Saint François-Xavier</i>, qui fut le Paul
-de la Compagnie de Jésus, comme saint Ignace en fut
-le Pierre. — La messe nous a été dite par un de
-ses successeurs, vénérable Père à longue barbe grisonnante,
-qui portait sur ses traits amaigris et dans sa
-démarche fatiguée les traces visibles de la souffrance.
-Il revient de Chine. Il a bien voulu nous faire, à la
-grande salle, une « simple causerie » sur sa chère mission.</p>
-
-<p>Après quelques données générales sur l’étendue et
-le gouvernement du Céleste Empire, le Père nous
-parla de cette civilisation chinoise, cristallisée depuis
-des siècles et réfractaire à tout progrès. Il nous dépeignit
-la duplicité insondable des habitants, leur politesse
-de théâtre, leurs études baroques qui consistent
-à apprendre un alphabet de quatre-vingt mille
-caractères, leurs relations de famille, leur cuisine,
-leur médecine, et à ce dernier propos il nous raconta
-comment il venait d’échapper à une terrible attaque
-de choléra, gagnée dans une de ses courses apostoliques
-en pays perdu. On avait appelé en toute hâte le
-docteur de l’endroit. Celui-ci examina le malade, fit
-une grimace peu rassurante, puis ordonna de le frictionner
-à tour de bras avec des linges chauds, pour
-rétablir la circulation du sang. Comme l’effet désiré se
-faisait attendre, il lui râcla le dos jusqu’au vif avec des
-écailles d’huître : les membres restèrent froids. L’Esculape
-demanda des épingles et, à l’exemple des anciens
-bourreaux de martyrs, les insinua sous les ongles
-du patient : toujours rien. Alors, saisissant une forte
-aiguille à tricoter, sans crier gare, il la lui plongea net
-de plusieurs centimètres dans le creux de l’estomac.
-Du coup, la réaction se fit, le sang circula et le Père
-fut sauvé. Il ajouta : « En pays civilisé, aucun médecin
-n’aurait osé m’appliquer ce traitement brutal et j’étais
-un homme mort, tandis qu’à présent mes forces reviennent
-peu à peu et, dans quelques semaines, je
-compte aller reprendre ma besogne interrompue. »</p>
-
-<p>Il nous parla ensuite de la haine héréditaire des
-Chinois pour tous les Européens, qu’ils appellent
-les diables d’Occident : c’est le grand obstacle, inventé
-par le vrai diable, contre la prédication de notre sainte
-foi. « A ce préjugé invétéré, nous dit le Père, il n’y a
-qu’un remède : vaincre la haine par l’amour, la défiance
-par le dévouement. Le Chinois ne manque pas
-de cœur ; mais il faut atteindre ce cœur et le gagner.
-Les riches, les puissants et les savants, tous orgueilleux
-ou corrompus, restent jusqu’ici à peu près inaccessibles
-à un Évangile qui leur demande l’humilité
-et la chasteté ; mais l’Évangile a été d’abord annoncé
-aux pauvres, aux faibles et aux simples. Nous recommençons
-en Chine l’œuvre du Christ et de ses apôtres
-auprès des âmes neuves, et cet humble ministère nous
-apporte de nombreuses consolations. » En preuve, le
-Père nous raconta quelques faits bien touchants, puis
-conclut, d’un ton qui vous pénétrait : « Voilà, mes enfants,
-ce que le missionnaire obtient à force de travail
-et de peine. Il obtiendrait davantage, s’il était comme
-les premiers Apôtres, comme François-Xavier, un saint
-et un faiseur de miracles. Du moins peut-il, comme
-François-Xavier, donner pour ces millions d’infidèles
-son dernier souffle de vie, peut-être sa dernière goutte
-de sang : c’est le double espoir de tous les frères que
-j’ai laissés là-bas — et c’est le mien. »</p>
-
-<p>Que dirais-tu, Jeanne, si je partais avec le P. Missionnaire ?
-Pourrais-je rien faire de meilleur ? J’y penserai.</p>
-
-<h3 id="c55" title="Saint Nicolas"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">6 décembre.</span> — Ce matin, en me levant, j’ai trouvé
-dans l’un de mes souliers un délicieux cornet de bonbons
-fondants, que le grand S. Nicolas y avait
-laissé tomber, la nuit, en passant devant les lits des
-enfants sages. Mon voisin de droite, qui pleurniche facilement,
-a retiré des siens deux oignons, qu’il s’est
-hâté de dissimuler ; celui de gauche, un farceur, a été
-gratifié d’une superbe carotte crue, qu’il mangera.
-Certains étourdis ou paresseux ont retrouvé les verges
-qui épouvantaient déjà leur enfance, sans la corriger.</p>
-
-<p>Morale : il n’y a pas de petits profits — ni de petites
-leçons.</p>
-
-<h3 id="c56" title="Congrégation des Anciens"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">8 décembre</span> : <i>Immaculée Conception.</i> — Ma dignité
-préfectorale m’a valu le grand honneur d’assister à la
-fête patronale de la Congrégation des <i>Anciens</i>. Ils
-étaient là cinquante ou soixante en âge d’homme,
-venus pour renouveler aux pieds de la Vierge Immaculée,
-par l’organe de leur préfet, la promesse solennelle,
-non pas de renverser le gouvernement ou de
-comploter un État clérical dans l’État laïque, mais
-d’honorer Marie par le fidèle accomplissement de leurs
-devoirs de chrétien et de Français. Ce fut la résolution
-que le R. P. Recteur, dans une allocution vibrante, les
-invita tous à emporter de la sainte Table avec le corps
-de Notre-Seigneur, qui donnerait à leur bonne volonté
-la force et la persévérance.</p>
-
-<p>Que ne sont-ils cinquante ou cent mille à donner
-cet exemple en France ! Elle redeviendrait chrétienne.</p>
-
-<h3 id="c57" title="Fête de Noël et des Enfants pauvres"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">25 décembre.</span> — « <i>Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur !</i> »
-Pendant que, cette nuit, du haut de la tribune,
-ce beau cri de reconnaissance invitait élèves et
-parents, dans la chapelle trop étroite, à saluer l’Enfant-Dieu
-sur la paille de sa crèche, et que moi, indigne,
-je le recevais réellement dans mon cœur, oui, j’ai
-compris mieux que jamais l’immense bienfait d’avoir
-été arraché, par la vertu de la Rédemption, à la servitude
-des passions mauvaises. Désormais je suis son
-esclave, je veux l’être jusqu’à la mort. Je n’ignore pas
-à quoi cette résolution m’engage ; mais je compte
-que sa grâce, après m’avoir cherché si bas et ramené
-de si loin, ne m’abandonnera pas à ma faiblesse naturelle.
-Gloire à Dieu au plus haut des cieux !</p>
-
-<p>Ces pensées m’ont poursuivi toute la journée. Vingt
-fois pendant les offices si beaux de la fête, je me suis
-senti pressé invinciblement de m’offrir au Dieu enfant,
-moi et tout ce que je puis valoir. Je lui ai tout donné :
-il fera de moi ce qu’il voudra — ou ce qu’il pourra.</p>
-
-
-<p class="gap">— Le soir, après Vêpres, la Division des Grands a
-servi à nos vingt enfants pauvres, en l’honneur de
-l’Enfant Jésus, un goûter des plus alléchants. Au
-menu traditionnel, composé de choses plus solides, la
-délicate générosité des élèves avait ajouté quantité
-de friandises prélevées sur leurs desserts. C’était plaisir
-de voir avec quel entrain nos jeunes invités faisaient
-plat net : ils trouvaient tout juste, entre deux bouchées,
-le temps d’adresser une risette à Messieurs
-leurs servants. Parfois, tournant et retournant dans
-leurs mains une orange ou un bout de pâtisserie, ils
-avaient l’air de se demander : « Ça sera-t-il pour moi
-ou pour mon petit frère ? » Lutte terrible entre deux
-amours ! Mais, un instant après, l’amour fraternel
-l’emportait sur la gourmandise, et l’orange ou la
-pâtisserie était glissée dans une poche de réserve, pour
-faire des heureux à la maison. Ces enfants d’ouvrier
-ont très généralement bon cœur.</p>
-
-<p>Quand les tables sont desservies, un rideau s’ouvre
-et l’on voit apparaître sur la scène, dans une crèche
-rustique, un charmant petit Jésus, qui tend les bras
-en souriant à nos gamins émerveillés. Il est encadré
-entre deux arbres de Noël. L’un, en guise de pommes
-de pin, porte à ses branches une ample cueillette de
-bibelots multicolores, de jolis jouets, de petits objets
-utiles à des écoliers… et même des saucissons, enroulés
-dans du papier d’argent. L’autre sapin disparaît
-sous tout un magasin de lingerie, dont la meilleure
-part vient des <i>Chevalières de l’Aiguille de Z…</i> Pourquoi
-le nouvel Ordre n’a-t-il pas délégué au moins sa
-fondatrice pour jouir de ce beau spectacle et pour
-recueillir, dans la joie naïve des enfants, la récompense
-terrestre de sa charité ?</p>
-
-<p>Le tirage au sort de toutes ces charmantes choses
-est long — pas pour les enfants, mais pour les assistants
-désintéressés : on le coupe par un peu de musique
-et des noëls ou des chansonnettes, dont les élèves
-de bonne volonté font encore les frais.</p>
-
-<p>Le dépouillement fini, les Catéchistes apportent
-sur la scène des paniers pleins de vêtements neufs ou
-demi-neufs, offrandes des élèves ou de leurs parents.
-Chacun de nos petits protégés reçoit un habillement
-complet, pour lui ou pour quelqu’un des siens, et tous
-enfin nous quittent, heureux comme des princes, fiers
-de porter un paquet plus lourd qu’eux, excitant à leur
-sortie du collège la surprise curieuse des passants et
-peut-être l’envie de plus d’un.</p>
-
-<p>Cela fait du bien, n’est-il pas vrai, Jeanne ? de faire
-un peu de bien autour de soi. Je ne le comprends que
-depuis ma conversion : avant, j’étais un vilain égoïste
-et, avec cela, toujours mécontent de moi-même et
-d’autrui.</p>
-
-<h3 id="c58" title="Fête du professeur"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">27 décembre</span> : <i>Saint Jean l’Apôtre.</i> — Double
-fête : celle de mon ami Jean, que nous avons célébrée
-ensemble, en communiant à la messe de notre
-P. Professeur, et celle du P. Professeur lui-même.</p>
-
-<p>A ce dernier j’ai traduit les souhaits et la reconnaissance
-de la classe de Philo dans un morceau d’éloquence
-dont la parfaite sincérité faisait le grand mérite :
-mérite facile d’ailleurs, quand le cœur se met de la
-partie, et vraiment il en était, car notre professeur
-actuel a hérité de toute l’affection respectueuse que
-nous avions pour l’ancien. Nous lui avons offert (c’est
-le seul cadeau permis) un joli bouquet de chrysanthèmes,
-qu’il a fait porter à la Vierge de la Congrégation.
-Sa réponse émue à mon compliment nous a
-prouvé une fois de plus que, chez nos professeurs, le
-maître est toujours doublé d’un père — et que l’on
-calomnie la Philosophie en l’accusant de dessécher le
-cœur : ni celui du Père ni le nôtre n’en sont réduits
-là, Dieu merci !</p>
-
-<p>Je lui suis personnellement très obligé de m’avoir
-réconcilié avec cette respectable dame, dont les allures
-sévères et la conversation peu variée m’avaient déplu,
-au commencement. Aujourd’hui je ne la trouve plus
-que sérieuse, et ce qu’elle dit m’intéresse, parfois même
-très vivement.</p>
-
-<h3 id="c59" title="Les Innocents"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">28 décembre</span> : <i>les saints Innocents.</i> — Encore une
-double fête. A la chapelle, grand déploiement des
-enfants de chœur. Ils ont pour patron les petites
-victimes de Bethléem, dont ils rappellent l’innocence
-par leur aube immaculée et le martyre par leur soutane
-rouge. Purs comme la neige, fidèles jusqu’au
-sang : quel magnifique idéal pour de jeunes chrétiens !</p>
-
-<p>Au dîner, le plat de bouillie traditionnel, enguirlandé
-de sucreries, est servi au plus jeune de chaque
-division, et l’heureux <i>innocent</i> est condamné à la
-manger en public, cuillerée par cuillerée, de la main
-du plus vieux, faisant fonction de bonne d’enfant.
-S’il s’exécute gaîment, il en est récompensé par les
-vivats de ses condisciples et par quelques faveurs
-qu’il obtient pour eux des autorités. Dans la division des
-petits, on lui rend des honneurs : on l’installe en
-chaire, à l’étude, et là, coiffé de la <i>birette</i> et armé des
-besicles du P. Surveillant, il marque des mauvais
-points aux rieurs et donne des permissions aux sages.
-Jeux d’enfant, oui, mais bons pour entretenir l’esprit
-de famille ! Je les introduirai dans <i>mon</i> Université.</p>
-
-<h3 id="c60" title="Résultats du premier trimestre"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">30 décembre.</span> — On vient de nous donner en classe
-les notes détaillées des compositions et des examens
-du premier trimestre : le résultat général doit être
-proclamé demain à la grande salle en présence des
-parents. Ma mère sera satisfaite, celle de Louis aussi :
-on nous a déclarés tous deux <i>reçus</i> avec une bonne
-note. J’en suis heureux pour elles. Un insuccès de l’un
-ou de l’autre aurait jeté un nuage de tristesse sur les
-trois joyeuses journées que nous allons passer en
-famille avec nos mamans et Jeanne. Merci, ma bonne
-Mère du ciel !</p>
-
-<h3 id="c61" title="Fêtes du jour de l’an"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">3 janvier.</span> — Journées délicieuses en effet, trop vite
-écoulées. Il n’est pas possible, non, il n’est possible
-de s’imaginer une mère à la fois plus aimante et plus
-sage que la mienne. Avec quel art sans artifice elle
-sait mêler aux témoignages d’affection les bons conseils !
-Avec quelle simplicité de dévouement elle s’oubliait
-elle-même pour rendre le séjour plus agréable
-à la mère de Louis ! Et comme je l’ai vue prier, à
-ce salut solennel de fin d’année, pendant le <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i>
-d’action de grâces et le <i lang="la" xml:lang="la">Miserere</i> de pénitence ! C’est
-une vraie sainte, et je n’ai pas à chercher loin quelle
-intercession m’a obtenu de Dieu miséricorde et amour.</p>
-
-<p>Madame X. a été enchantée de son fils Louis, qu’elle
-a trouvé de plus en plus changé en mieux, et des RR.
-Pères, qui lui ont paru fort aimables et distingués :
-après en avoir eu si longtemps peur, elle est en train de
-se fanatiser pour eux. Allons, tant mieux ! Elle aura de
-quoi répondre aux préjugés du pauvre tuteur de Louis.</p>
-
-<p>Jeanne, ma sœur, que je croyais devenue personne
-grave, s’est amusée comme une petite folle à la comédie
-où je jouais. Elle prétend que j’y étais drôle
-à faire mourir de rire : est-ce flatteur pour moi ? En
-tout cas, elle a conduit la claque, parmi le public
-féminin qui l’entourait, de façon à me rendre presque
-honteux… Entre quatre yeux, elle a été plus sage, et
-nous avons eu ensemble, les deux derniers jours, des
-conférences utiles. Elle a du bon, ma grande sœur,
-et je ne serais pas surpris que, dans quelques années,
-elle soit en état de faire le bonheur d’un mari sérieux — à
-moins qu’elle n’aille échouer aux Ursulines.</p>
-
-<p>Ce matin elles sont reparties. Les adieux m’ont
-coûté beaucoup plus qu’à l’ordinaire : j’en ai le cœur
-malade. Qu’est-ce que cela veut dire ?</p>
-
-<h3 id="c62" title="Maladie de cœur : un chou"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">7 janvier.</span> — De plus en plus fort… non, de plus en
-plus faible ! Cette fois, j’ai une flèche dans le cœur…
-Mais ce que je vais écrire n’est pas pour Jeanne : je ne
-veux pas faire trotter son imagination.</p>
-
-<p>Comme tout le monde, j’ai ri de certaines petites
-infirmités qui se manifestent de temps à autre chez
-des élèves au cœur sensible. Voici, par exemple, un
-brave garçon, assez peu soucieux jusque-là de sa
-personne, qui tout à coup se met à soigner ses cheveux,
-son nœud de cravate, son col et ses manchettes :
-il se fait beau. Pour qui ? Les malins ont vite fait de le
-deviner. Son œil, devenu rêveur et doux, s’allume,
-lorsqu’il voit passer telle division. Alors il cherche
-dans les rangs, et, quand il a trouvé, ses joues s’animent
-à leur tour, un mouvement fébrile l’agite et un
-voisin charitable lui demande : « Es-tu malade ? — Non. — Qu’as-tu
-donc ? — Rien. » Mais le voilà rouge
-pivoine : preuve qu’il vient de mentir. Et de fait, il a
-quelque chose, qui s’appelle vulgairement un… <i>chou</i>.</p>
-
-<p>Vais-je me donner ce ridicule ? Hier à la promenade
-des Rois, il y avait dans le cortège trois petits
-pages, qui offraient des dragées. Ils étaient, comme
-leurs maîtres, deux blancs et un noir. Ce dernier (faut-il
-que ce soit juste le négrillon !) vint à moi avec sa
-large coupe d’or, mit de son petit doigt en évidence
-un bonbon et, me souriant avec ses dents blanches
-et ses yeux ronds, me dit ingénument : « Prends celui-là :
-c’est le meilleur. » Je le pris, en répondant avec
-la même ingénuité : « Merci, petit moricaud. » Nouveau
-sourire. Quoi de plus innocent ?</p>
-
-<p>Oui, mais ce coquin de sourire, et ces dents blanches,
-et ces yeux ronds me sont revenus, le soir ; ce matin,
-ils me reviennent encore, et je n’arrive pas à les chasser.
-N’est-ce pas bête ?… Espérons que ça passera comme
-un mal de dents.</p>
-
-
-<p class="gap">12 janvier. — Ça ne passe point. Au contraire.
-Je l’ai revu en blanc : figure ordinaire, bouche moyenne,
-nez légèrement retroussé, yeux… La distance m’a
-empêché d’en distinguer la couleur exacte : je me les
-figure bleus, naturellement. Il a onze ou douze ans.
-Bon élève sans doute, puisqu’il porte croix et rubans,
-comme moi. Je ne sais pas son nom, ne lui ai point
-parlé et n’ai même pas fait semblant de le reconnaître :
-il en a paru un peu surpris. Mais je m’en moque, petit !
-Va te faire <i>chouter</i> ailleurs : je n’ai pas envie de rire.</p>
-
-<p>Mais non, je n’ai pas envie de rire, pas la moindre
-envie. Ce gamin-là me tracasse à l’étude, quand j’aurais
-besoin de travailler, et à la chapelle, quand je veux
-prier. J’avais eu l’idée de prier pour lui, afin qu’il reste
-bien sage, bien pur, bien… digne de mon amour, quoi ?
-Mais je me suis avisé, à temps, qu’il y avait là-dessous
-un simple prétexte pieux, venant tout droit de l’esprit
-malin, pour penser à lui, et qu’une pareille prière
-n’avait pas grande chance d’être prise en considération.
-Je prie donc pour moi, demandant à Dieu de me
-délivrer de cette obsession.</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">18 janvier.</span> — En me confessant, la pensée m’est
-venue de parler de mon malaise. Mais à quoi bon ?
-Je sens très nettement que je n’ai pas, jusqu’ici, offensé
-le bon Dieu, que pour rien au monde je ne voudrais
-l’offenser, que cette impression bizarre réside uniquement
-dans ma sensibilité et que ma volonté n’y
-prend aucune part. C’est une chose que je subis et que
-mon bon sens désavoue.</p>
-
-<p>Cependant il est certain que, tout en la désavouant
-très sincèrement, j’y ressens l’amorce du plaisir. Au
-fond, si ridicule que cela me paraisse, je me trouve…
-comment dirai-je ?… flatté secrètement d’occuper
-peut-être une place dans ce petit cœur, et je voudrais
-bien l’occuper tout seul. Donc amoureux et jaloux !…
-Eh bien, mon pauvre ami Paul, pour un garçon de
-dix-sept ans, philosophe et gros bonnet de la division,
-voilà qui est édifiant !</p>
-
-<p>Comment sortir de là ? J’irais bien à mon recours
-ordinaire, au Père spirituel, qui par un fait exprès ne
-m’a pas appelé depuis huit jours. Mais la chose en
-vaut-elle la peine ? Il me répondra que c’est un enfantillage
-et se moquera de moi… N’importe, je le
-verrai demain, pour être tranquille.</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">20 janvier.</span> — Le Père ne s’est pas moqué de moi :
-il a même pris la chose tout à fait au sérieux. Quand
-je lui eus raconté l’origine du mal, le trouble qu’il
-jette dans mon travail et ma prière, mon impuissance
-à dominer ces impressions ridicules, il me dit, de son
-ton le plus grave :</p>
-
-<p>« Mon cher enfant, il n’y a pas de maladie ridicule,
-ni du corps ni de l’âme. Les plaisanteries ne guériraient
-pas la votre : il faut la combattre sérieusement.</p>
-
-<p>— Je le veux bien, mon Père : dites-moi comment.</p>
-
-<p>— Par la raison et par la foi. La raison vous fera
-comprendre que, sous l’apparente futilité de cette
-petite passion naissante, se cache le danger sérieux
-d’un amollissement progressif de votre cœur : or, un
-cœur mou est à la merci des pires tentations, pour le
-présent et pour l’avenir. Je n’ai pas besoin de m’expliquer
-davantage à vous, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Non : je sors du lycée.</p>
-
-<p>— La foi vous indiquera les moyens de conjurer le
-péril et de garantir à votre cœur sa fermeté nécessaire :
-il faut prier et communier. Je vous permets deux
-communions par semaine. Ajoutez-y l’observation
-plus parfaite que jamais de vos devoirs journaliers,
-pour rester le maître de votre volonté, et fuyez l’occasion :
-elle fait le larron. Avec cela, mon pauvre enfant,
-prenez votre mal en patience, jusqu’à ce qu’il plaise
-au bon Dieu de vous en délivrer.</p>
-
-<p>— Sera-ce long, mon père ?</p>
-
-<p>— J’espère que non. Tout dépendra, non point
-des efforts violents que vous pourriez être tenté de
-faire (ils aggraveraient le mal), mais de votre fidélité
-calme et persévérante dans l’emploi des moyens indiqués.
-Allez en paix, mon enfant… et revenez. »</p>
-
-<p>En me reconduisant, il me dit encore : « Courage,
-Paul ! Dieu vous envoie cette petite épreuve pour
-vous aguerrir : il veut faire de vous un de ses bons
-soldats. » Je lui ai promis de lutter de mon mieux.</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">25 janvier.</span> — J’ai religieusement obéi à mon
-directeur et le calme semble déjà revenir. D’ailleurs,
-grâce à une période de froid, nous avons beaucoup
-patiné depuis quelque temps, et cet agréable exercice
-au grand air a notablement contribué, je crois, à me
-rafraîchir le tempérament.</p>
-
-<h3 id="c63" title="Vœux solennels d’un Père"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">2 février.</span> — Ce matin, fête de la Purification de la
-Sainte Vierge, en présence de tout le collège assemblé
-à la chapelle, le P. Professeur d’Humanités a prononcé
-ses <i>grands vœux</i>.</p>
-
-<p>Rien de plus simple que la manière dont la cérémonie
-s’accomplit. Au moment de la communion du
-prêtre, pendant que le P. Recteur, tourné vers l’assistance,
-tient la sainte hostie entre ses doigts, le religieux
-à genoux lit la formule solennelle qui consomme
-son pacte avec Dieu et avec la Compagnie de Jésus ;
-le P. Recteur reçoit cet acte signé et présente au nouveau
-Profès, en échange de son oblation suprême, le
-corps de Notre-Seigneur.</p>
-
-<p>Mais la simplicité même de cet acte a quelque chose
-de saisissant, quand on réfléchit que, dans la pensée
-du religieux, c’est une donation sans réserve et sans retour de tout
-ce qu’il est, de tout ce qu’il a, au service et à la plus
-grande gloire de Dieu, en même temps qu’une généreuse
-acceptation de toutes les souffrances que pourra
-lui imposer sa vocation. Désormais il ne s’appartient
-plus : il appartient à ses Supérieurs, aux âmes qui
-auront besoin de lui sur n’importe quelle plage du
-monde — et aux persécuteurs, qui font rarement
-défaut aux enfants de saint Ignace. Mais aussi sa récompense
-est assurée, belle entre les plus belles et hors de
-toute atteinte.</p>
-
-<p>Ah ! si j’étais appelé !…</p>
-
-<p>A la séance littéraire, que l’Académie de Rhétorique
-a offerte au Père après la cérémonie, celui-ci occupait
-selon l’usage la place du P. Recteur. Il nous a parlé
-avec émotion du bonheur incomparable que donne le
-sacrifice de soi à Dieu ; puis, à propos du vœu spécial
-que font les Pères de donner un soin particulier à
-l’instruction des enfants, il nous exhorta à élever notre
-respect pour eux et notre bonne volonté à la hauteur
-surnaturelle d’où descend leur dévouement. Il termina
-par le gracieux octroi d’un congé.</p>
-
-<h3 id="c64" title="Réjouissance des jours gras"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">13 février</span> : <i>Jours gras.</i> — Hier dimanche, grande
-représentation dramatique, où Louis a fait un brillant
-début : il y a montré une aisance, un naturel communicatif,
-qui m’ont agréablement surpris et qui promettent
-au barreau de Z*** un avocat peu ordinaire. Notre
-professeur avait déjà remarqué, depuis un mois ou deux,
-que le brave garçon s’ouvrait et se développait à vue
-d’œil. Heureux effet du changement d’air et de milieu.</p>
-
-<p>Aujourd’hui lundi, loterie pour nos pauvres. J’ai
-gagné… enfin !… un rond de serviette. Il y a un commencement
-à tout.</p>
-
-<p>Mais hélas ! par la même occasion j’ai gagné autre
-chose encore, dont je me serais facilement passé.
-Pour tirer les numéros du fond des urnes, n’avait-on
-pas imaginé de prendre les trois petits pages du cortège
-des Rois, costumés comme alors ! Mon négrillon
-était encore là, au beau milieu, montrant ses dents
-blanches et ses yeux ronds à travers sa figure noire,
-avec le même sourire. Et ce sourire, je l’ai reçu à bout
-portant durant trois heures consécutives, étant placé
-juste en face de lui : car ma voix de premier ténor me
-valait l’honneur de proclamer les numéros sortants.
-Cependant je n’ai pas bronché, et quoique la séance
-m’ait paru interminable, j’ai su garder jusqu’au bout
-mon apparente indifférence, sous le couvert de ma
-dignité. Mais cette longue victoire sur moi-même ne
-va-t-elle pas être suivie d’une fâcheuse réaction ?</p>
-
-<p>Par bonheur, pour la sortie de demain mardi gras,
-les Pères Surveillants ont organisé, en faveur des
-grands qui restent, une excursion folle aux sources
-du B…, l’un des plus jolis points de vue du pays. On se
-mettra des kilomètres dans les jambes, du bon air dans
-les poumons, de la gaîté dans le cœur, et la machine
-se trouvera remontée pour un bout de temps.</p>
-
-<p>Vilain crapaud de négrillon, tout de même !</p>
-
-<h3 id="c65" title="Mort d’un condisciple"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">15 février</span> : <i>Mercredi des Cendres.</i> — Nous venions
-de faire à l’étude notre prière du matin et je m’apprêtais
-à donner exceptionnellement à mes membres
-harassés un petit supplément de repos, quand le P. Préfet
-est entré, fort grave, et nous a annoncé que dans
-la nuit, vers onze heures, un de nos condisciples, mon
-propre voisin de classe, avait été appelé subitement
-à paraître devant le tribunal de Dieu.</p>
-
-<p>Il ne s’y attendait pas, personne ne s’y attendait.
-Depuis quelques jours, il souffrait d’humeurs malignes
-dans les genoux, mais ne gardait même pas le lit. Hier
-soir, son père était venu le voir à l’infirmerie et l’avait
-quitté sans inquiétude sérieuse, promettant de revenir
-aujourd’hui. Jacques avait ensuite pris son repas,
-fait sa prière et s’était couché comme d’ordinaire. A
-dix heures et demie, le F. Infirmier, qui dormait dans
-une alcôve voisine, l’entend respirer avec effort et
-gémir. Il court auprès de lui, cherche à le ranimer ;
-mais voyant ses soins inutiles, il appelle en toute hâte
-le prêtre le plus rapproché, qui a juste le temps nécessaire
-pour lui faire demander pardon de ses fautes et
-pour l’absoudre. L’agonie commençait : un quart
-d’heure après, c’était la fin. Les humeurs froides
-avaient gagné le cœur.</p>
-
-<p>Jacques passait pour un bon élève et un excellent
-camarade. Il appartenait à la Congrégation, puissant
-motif d’espérance pour le salut de son âme. Mais la
-soudaineté du coup n’en a pas moins jeté la consternation
-partout, spécialement en première division et
-en Philosophie. Quand, ce matin, avant la cérémonie
-des cendres, le P. Recteur a pris pour texte de son allocution
-la formule liturgique : « <i>Souviens-toi, homme,
-que tu es poussière et que tu retourneras en poussière</i> », — le
-commentaire s’était fait d’avance dans tous les
-esprits et la conclusion pratique apparaissait très claire :</p>
-
-<p>« Nul n’est sûr du lendemain ; il faut donc bien
-employer le présent et se tenir toujours prêt à rendre
-compte de son âme à Dieu… Si l’on y pensait sérieusement,
-ajouta le Père, oserait-on perdre en bagatelles
-un temps précieux, qui va peut-être nous échapper
-tout d’un coup ? »</p>
-
-<p>Cela tombait à pic sur moi et n’a pas manqué son
-effet. Dans la journée, je suis allé prier auprès du
-défunt, qui reposait, vêtu de l’uniforme, sur une couche
-entourée de beaux lis blancs. Son pauvre père était
-assis tout près, abîmé dans une douleur qui faisait
-peine ; sa mère, Jacques ne la connaîtra qu’au ciel.
-Devant ce cadavre de mon condisciple, j’ai renouvelé
-à Dieu la promesse de donner à ma vie un emploi sérieux.</p>
-
-<p>Et je suis définitivement guéri de ma sotte maladie
-de cœur.</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">16 février.</span> — Hier, toute la journée, le silence et
-l’angoisse ont pesé sur la maison. Pas de jeux ; en
-cour, on parlait du défunt et, de temps à autre, des
-regards troublés montaient vers les rideaux de la
-chambre mortuaire, derrière lesquels on distinguait
-la rouge lueur des cierges. La nuit a dû paraître longue
-à plus d’un et les rêves terrifiants n’auront pas manqué.
-Moi, une fois couché, j’ai dit pour Jacques un <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i>,
-et puis je l’ai prié de me laisser dormir, parce
-que j’en avais grand besoin. J’ai très bien dormi.</p>
-
-<p>Ce matin, service funèbre solennel, au milieu d’un
-émouvant recueillement. Après l’absoute, pendant que
-la cloche tintait son frémissant adieu, la dépouille
-mortelle de notre camarade se dirigea vers la gare,
-précédée des Pères et suivie de tous les élèves, tête
-nue. Je tenais avec trois autres philosophes les cordons
-du poêle. Jacques traversa ainsi toute la ville, salué
-par la respectueuse pitié des habitants. Sur le quai de la
-gare, on récita encore des prières, nous jetâmes de
-l’eau bénite sur le cercueil, on le mit dans un fourgon,
-dessus on plaça la grande croix de violettes qui symbolisait
-nos regrets et nos espérances ; puis, pendant
-qu’il s’en allait vers sa dernière demeure, nous reprenions
-à travers la vie le chemin qui nous conduira
-tôt ou tard au même terme.</p>
-
-<p>A la classe du soir, le P. Professeur nous dit qu’il y
-avait dans cette mort, avec ses circonstances
-imprévues, une leçon voulue de Dieu pour nous et nous engagea
-à ne pas la laisser passer inutile. Il avait raison
-et je suis décidé, pour ce qui me regarde, à la mettre
-à profit. Je veux que ce carême, ouvert si tristement,
-ne s’achève point sans que j’aie fait de réels progrès
-dans la lutte contre moi pour Dieu.</p>
-
-<h3 id="c66" title="Séance de Philosophie : le transformisme"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">7 mars.</span> — Voilà trois semaines que mon journal est
-resté en panne : mais où prendre le loisir de le faire
-marcher ? Dès le lendemain du départ de Jacques,
-le P. Professeur a réuni les fortes têtes de la classe
-pour la préparation d’une séance de philosophie. Je
-me suis trouvé du nombre ; car, après avoir quelque
-temps regimbé contre ces études si arides, j’ai reconnu
-qu’elles donnent à l’intelligence de nobles satisfactions
-et j’ai fini par y prendre tout à fait goût. Avec le goût
-est venu le succès.</p>
-
-<p>La séance a eu lieu aujourd’hui, fête du grand théologien
-et philosophe saint Thomas d’Aquin. Je suis sûr,
-Jeanne, que tu ne t’y serais pas ennuyée, tant nous
-avions fait effort pour mettre les vérités les plus abstraites
-à la portée des personnes… intelligentes. J’ai
-vu des dames qui semblaient s’intéresser fort à ce qui
-se disait sur la scène. Mais peut-être étaient-ce les
-mamans ou les sœurs des jeunes philosophes, et, dans
-ce cas, toute conclusion sur la valeur réelle des choses
-devient sujette à caution. L’amour est aveugle.</p>
-
-<p>Les Ursulines, sans doute, ne t’ont jamais laissée
-soupçonner que nos arrière-grands-parents, il y a
-quelques milliers d’années ou de siècles, vivaient sur
-les cocotiers et y passaient leur temps, entre les repas,
-à exécuter des gambades et des grimaces muettes,
-comme en font encore aujourd’hui les singes dans les
-cages. Mais voilà qu’un beau jour, on ne sait plus à
-quelle occasion ni à quelle date, les parchemins faisant
-défaut, l’un d’entre eux s’avisa de parler ; un
-autre lui répondit dans la même langue (on pense que
-c’était une langue primitive) et ainsi le singe devint
-homme.</p>
-
-<p>Ils sont au moins quatre savants notables, de divers
-pays, qui veulent nous faire gober cela, sur leur parole,
-sans y être allés voir. Le plus drôle, c’est qu’ils
-le disent sans rire ! Il est vrai que le plus célèbre des
-quatre, un M. Darwin, est Anglais — et les Anglais ne
-rient jamais.</p>
-
-<p>Cependant, il ne passe pas pour le plus mauvais
-dans cette <i>singerie</i>. D’autres, ses admirateurs, prenant
-au bond la balle qu’il leur offrait, consciemment ou
-non, s’en servent pour attaquer le dogme de la création.
-L’un d’eux, Cari Vogt, l’a confessé en termes
-cyniques : « Il faut, sans plus de façons, mettre le
-Créateur à la porte et ne plus laisser la moindre place
-à l’action d’un tel être ». Mais ce qui est facile à dire,
-n’est pas toujours aussi facile à faire, et ces aimables
-descendants du singe, pour remplacer la création, font
-exécuter à la science des cabrioles et des tours de force
-extraordinairement réjouissants.</p>
-
-<p>Le singe, leur grand-papa, ne s’est pas fait tout seul :
-si Dieu ne l’a pas créé, d’où venait-il ? Un Allemand — les
-Allemands ne doutent de rien, ni surtout d’eux-mêmes — s’est
-chargé de lui fournir un arbre généalogique
-très simple. Dieu n’a rien créé : la matière a
-toujours existé. Or, il y a de cela bien des millions
-d’années, quelques minuscules poussières, qui se promenaient
-dans l’espace, se collèrent ensemble, par un
-effet de <i>circonstances exceptionnelles</i>, deux mots joliment
-commodes, et constituèrent une petite chose
-informe, que M. Hæckel appelle une <i>monère</i> et que
-personne n’a jamais vue nulle part, si ce n’est lui, en
-rêve de malade. La <i>monère</i>, avec le temps et d’autres
-circonstances exceptionnelles, se transforma en un
-être vivant moins rudimentaire, puis en un troisième
-plus parfait et, au bout de vingt-et-une transformations
-de ce genre — l’Allemand répond du chiffre — après
-avoir été successivement larve, ver, lamproie,
-salamandre, singe inférieur, singe supérieur, arriva à
-l’humanité intelligente et parlante.</p>
-
-<p>C’est ce qu’on nomme le <i>transformisme</i>, et c’est ce
-beau système que notre séance avait pour but de réduire
-à sa juste valeur.</p>
-
-<p>Je ne t’en ferai pas l’analyse détaillée. Tu sauras
-seulement que Jean, Louis et moi, nous avons eu l’insigne
-honneur de développer, dans trois dissertations
-fort bien écrites, tu n’en doutes pas, et fort bien écoutées,
-la théorie de l’<i>évolution</i>, qui forme la base du
-système.</p>
-
-<p>La seconde partie comprenait une discussion orale
-sur cette théorie, entre une douzaine de savants,
-réunis en Congrès à Paris. Le Congrès, pour l’agrément
-de nos invités, avait bien voulu se transporter sur
-notre théâtre, et là, assis autour d’une grande table à
-tapis vert, ces messieurs ont discuté avec une profondeur,
-une clarté et une courtoisie qui se rencontrent
-rarement à de pareilles assemblées. Chose plus rare
-encore : à la fin, sauf deux ou trois mauvaises têtes,
-des Anglais ou des Allemands, irréductibles au ridicule,
-tout le monde se trouva d’accord.</p>
-
-<p>Pour finir, une jolie comédie du P. Delaporte,
-tout à fait dans le sujet. Les bons transformistes de
-tout pays, quoique profondément convaincus de l’existence
-préhistorique de ce fameux <i>anthropopithèque</i>
-(homme-singe), gémissaient de penser que, dans cette
-quantité prodigieuse de singes qui peuple les forêts et
-le monde, son espèce fût demeurée jusqu’ici introuvable.
-C’était un terrible argument contre leur doctrine
-et une fâcheuse lacune dans le tissu serré de la
-science.</p>
-
-<p>Soudain, à travers l’Allemagne, un cri éclate : « <i>Il est
-retrouvé ! On le montre au Colisée de Munich ! Il joue
-du violon !</i> » La nouvelle franchit le Rhin et va
-mettre en goguette physiologistes, journalistes, artistes
-et commis-voyageurs de la capitale. Tout ce
-monde afflue chez l’impresario bavarois, pêle-mêle
-avec les plus respectés professeurs des Universités
-germaniques. Ceux-ci triomphent sans aucune modération :
-« Nous l’avions bien dit ! La science allemande
-ne se trompe pas ». Les Parisiens, plus accoutumés
-aux fumisteries humaines, se montrent moins affirmatifs.</p>
-
-<p>Mais enfin, il faut bien se rendre à l’évidence. L’anthropopithèque,
-introduit par son barnum, apparaît
-sur la scène. Il a un air aussi intelligent qu’un singe
-peut l’avoir ; il ne parle pas encore, mais il comprend
-fort bien ce qu’on lui dit. Son maître l’invite à prendre
-son violon et à jouer au public bienveillant la 4<sup>e</sup> symphonie
-de Beethoven : il prend son violon et joue la
-4<sup>e</sup> symphonie de Beethoven, sans partition. Stupéfaction
-générale, bravos enthousiastes : les professeurs
-entrent en délire. On crie : « Bis ! Bis ! » Il comprend
-et recommence le morceau : il semble même qu’il y ait
-plus d’âme que tout à l’heure dans le jeu de l’étonnant
-animal — si l’on peut vraiment encore l’appeler un
-animal !</p>
-
-<p>Mais un des Parisiens conçoit des soupçons : il s’approche
-par derrière, en tapinois, et lui tâte un mollet.
-L’artiste répond par un coup d’archet. Le Parisien riposte
-par un coup de poing, saute sur les tréteaux, et,
-par un effort soudain, attrape une oreille de l’autre ; il
-tire, la peau craque et l’on voit apparaître… la tête
-humaine d’un fumiste caché dessous. L’impresario se
-défile un peu vivement — et la science allemande
-aussi.</p>
-
-<p>Avais-je raison de dire que tu ne te serais pas ennuyée ?
-On a bien ri. L’aventure est d’ailleurs authentique :
-les bons journaux d’Allemagne en ont fait des
-gorges chaudes, aux dépens des pauvres professeurs
-d’Université, qui ont dû <i>jurer, mais un peu tard, qu’on
-ne les y prendrait plus</i>.</p>
-
-<h3 id="c67" title="Visite aux Petites-Sœurs"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">19 mars.</span> — Visite chez les Petites-Sœurs des Pauvres,
-en l’honneur de saint Joseph, leur grand fournisseur.
-Le brave tambour de l’année dernière ayant
-été appelé à faire sa partie dans la musique des Anges,
-nous avons été reçus par une clarinette et un trombone,
-qui nous ont conduits gaiement au réfectoire : c’était
-idyllique comme une noce de village.</p>
-
-<p>Dîner fort joyeux. La caisse de mandarines envoyée
-par Jeanne a eu le succès qu’elle méritait. Quand j’ai
-dit qu’elle venait de ma sœur, une bonne vieille
-qui n’a sans doute pas étudié la propriété des termes,
-me dit :</p>
-
-<p>« Votre sœur, monsieur, doit être une personne
-bien <i>convenable</i>.</p>
-
-<p>— En effet.</p>
-
-<p>— Est-ce qu’elle vous ressemble ?</p>
-
-<p>— Oh ! Elle est mieux que moi.</p>
-
-<p>— Vraiment ? Vous êtes pourtant bien convenable
-aussi, avec votre <i>moustachon</i> brun ! »</p>
-
-<p>L’entretien prenait une tournure scabreuse : mon
-<i>moustachon</i> n’allait-il pas tourner la tête à la vieille
-comme à moi le négrillon ? Je crus prudent de prétexter
-qu’on m’attendait ailleurs.</p>
-
-<p>Après le dîner, nous donnâmes à ces braves gens
-un beau salut, où chanteurs et enfants de chœur déployèrent
-tout leur talent, qui n’est pas mince.</p>
-
-<p>Puis, sur un théâtre improvisé avec des tables, on
-rejoua devant eux, en costumes, deux actes de la
-pièce de carnaval. Louis fut couvert, non pas d’applaudissements
-(les bonnes Sœurs les avaient sagement
-interdits, pour le bon ordre), mais de rires joyeux
-et d’exclamations admiratives. Quand ce fut fini, il
-dut rentrer seul en scène pour recueillir les bravos et
-promettre qu’on reviendrait.</p>
-
-<p>Pauvres bons vieux ! Lorsque nous prîmes congé de
-la Mère Supérieure, elle nous dit : « Chers messieurs,
-nous tâchons de rendre la vieillesse aussi douce que
-possible à nos pensionnaires : mais nous ne pouvons
-les en guérir. Avec vous seuls ils redeviennent jeunes,
-et chacune de vos visites les réchauffe comme une
-journée de beau soleil. Ils en parlent bien longtemps
-et comptent les jours jusqu’à la suivante. Au lycée, on
-leur fait aussi la charité des restes de cuisine, comme
-au collège : mais cela ne vaut jamais un repas servi
-par vous. Quand vous venez, vous êtes les anges du
-bon Dieu, et nos vieux enfants le sentent si bien que
-votre présence suffit pour les rendre moins difficiles
-et plus pieux. Ils prient volontiers pour leurs jeunes
-bienfaiteurs ».</p>
-
-<h3 id="c68" title="Réception d’un Congréganiste"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">25 mars</span> : <i>Annonciation de la sainte Vierge.</i> — Ayant
-été réélu préfet pour la seconde moitié de l’année,
-j’ai eu comme tel, ce matin, anniversaire de ma propre
-réception, la grande joie de servir de parrain à Louis.
-Il s’était préparé très sérieusement à son acte de consécration
-et l’a prononcé, je crois, avec les sentiments
-les plus généreux. Nous lui avons immédiatement
-donné une place, qui se trouvait libre, parmi les Catéchistes
-des enfants pauvres : il en est ravi.</p>
-
-<p>Il a déjà bien travaillé, avec Jean et moi, à l’amélioration
-de plusieurs condisciples. Un ancien élève
-d’une maison peu recommandable, garçon revêche et
-entêté, avait résisté à toutes mes avances : Louis l’a
-retourné en un rien de temps, sans avoir l’air d’y
-toucher, et l’a rendu souple comme un gant à l’égard de
-l’autorité. Je devais être son modèle : il devient le mien.</p>
-
-<h3 id="c69" title="Jeudi saint"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">30 mars</span> : <i>Jeudi Saint.</i> — En faisant mes Pâques
-avec tout le collège, ce matin, j’ai pensé que maman
-et Jeanne remplissaient leur devoir, à la même heure,
-et que mon pauvre papa restait seul, enfermé chez
-lui, bien certainement mal à l’aise, peut-être gémissant
-dans son cœur de ne pas avoir le peu de courage
-qu’il faudrait. Mon Dieu, ayez pitié de lui ! Je ne laisserai
-point passer les petites vacances prochaines sans
-revenir à la charge : je <i>veux</i> son âme, fallût-il pour
-elle donner ma vie.</p>
-
-<p>A onze heures, devant les Congréganistes réunis à
-la chapelle, le P. Recteur, assisté d’un diacre, d’un
-sous-diacre et des enfants de chœur, a selon l’usage
-lavé les pieds à douze de nos petits catéchisés. Quoiqu’on
-leur eût bien expliqué d’avance la signification
-religieuse de la cérémonie, les pauvres gamins paraissaient
-tout déconcertés en voyant ce vénérable prêtre
-s’agenouiller devant eux, leur verser de l’eau sur les
-pieds, les essuyer et puis les baiser. Ils suivaient tous
-ces mouvements avec une sorte de curiosité inquiète
-et se laissaient à peine rassurer par la pièce blanche
-que chacun recevait ensuite. Leur saisissement ne
-diminuait guère, pendant que les Pères Directeurs,
-les dignitaires de Congrégation et leurs propres catéchistes,
-à la suite du prêtre, venaient aussi leur baiser
-les pieds. Ce sera certainement un des plus durables
-souvenirs de leur enfance. Puisse-t-il leur être salutaire !</p>
-
-<p>Le soir, on va par classes adorer le Saint-Sacrement
-aux <i>tombeaux</i> des églises et chapelles de la ville.</p>
-
-<h3 title="Vendredi saint"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">31 mars</span> : <i>Vendredi Saint.</i> — Journée de deuil. Dès
-le matin, la seule fois de l’année, à moins d’être malade,
-on déjeune en cour d’un simple morceau de pain
-ou, si l’on veut, de rien du tout. Les offices, si émouvants
-dans leur symbolisme funèbre, occupent une
-bonne partie de la matinée ; dans la soirée, le sermon
-sur la Passion et le chant douloureux du <i lang="la" xml:lang="la">Stabat</i> entretiennent
-les souvenirs du Calvaire. Le silence même
-des cloches et le bruit strident des crécelles qui les
-remplacent contribuent à tenir l’âme comme courbée
-sous un poids qu’elle se ferait scrupule de secouer.</p>
-
-<p>Je ne sais si les Juifs se réjouissent en ce jour, où
-leurs pères ont crucifié Jésus de Nazareth : on pourrait
-ne pas s’en étonner, puisqu’il était et qu’il reste
-pour leur nation un imposteur. Mais je ne puis comprendre,
-si l’on ne m’a pas trompé, le froid égoïsme
-des protestants, qui, sans compassion pour les souffrances
-que nos péchés ont coûtées au Sauveur et à sa
-Mère, songent uniquement aujourd’hui à se réjouir de
-leur rédemption. Cela seul suffirait à prouver que le
-protestantisme n’est pas la religion du cœur.</p>
-
-<p>Au lycée, on nous renvoyait dans nos foyers avant
-le Jeudi Saint. De fait, on ne pouvait pas forcer les
-élèves juifs ou protestants à célébrer les mystères de
-la Passion comme nous ; quant à nous, nous avions la
-liberté de faire notre Semaine Sainte et nos Pâques
-dans nos paroisses. Mais, hélas ! combien d’entre nous
-ne pensaient qu’à se venger immédiatement des ennuis
-d’une longue prison en s’amusant ! Il me semble
-à présent qu’il y avait là une véritable insulte à l’esprit
-catholique.</p>
-
-<h3 id="c70" title="L’Alleluia et les œufs de Pâques"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">2 avril</span>. <i>Alleluia !</i> — Le Christ est ressuscité et
-avec lui la joie des cœurs chrétiens. Tous les visages,
-naguère encore si tristes, rayonnent aujourd’hui ;
-tous les chants sont joyeux, à l’église et dans les branches,
-où se montrent les premières feuilles ; le soleil
-lui-même paraît plus radieux et plus chaud. <i>Alleluia !</i></p>
-
-<p>Nos enfants pauvres ont assisté à notre grand’messe,
-sous ma surveillance. Quelques-uns, peu amateurs
-de belle musique et d’éloquence, jetaient parfois
-des regards impatients vers la porte qui conduit au
-jardin, et pour cause. Des poules mystérieuses avaient
-déposé dans les plates-bandes, dans les bordures,
-sous les buissons, des œufs naturels et sucrés ; ils le
-savaient. La messe finie, on se réunit sur la pelouse
-autour du P. Directeur : il indique les endroits permis
-et les endroits défendus, puis donne le signal de l’ouverture
-de la chasse. On se précipite, on se bouscule,
-on passe les uns par-dessus les autres et par-dessus
-les œufs ; à chaque trouvaille, les cris de joie éclatent.
-Peu à peu les casquettes s’emplissent. Quand les nids
-sont vides, on revient auprès du Père : il constate
-si le hasard n’a pas créé des inégalités trop choquantes,
-et il fait les compensations nécessaires ; puis il rend la
-liberté à la joyeuse volée d’oiseaux.</p>
-
-<p>Je connais un autre oiseau, assez gros, qui attend
-avec impatience la journée de demain pour prendre
-aussi son essor vers un pays et des êtres chéris. Il
-vous apportera deux croix de premier, un témoignage
-semestriel avec la mention <i lang="la" xml:lang="la">peroptime</i> (parfaitement
-bien), une bonne note d’examen, et son cœur de fils
-et de frère au grand complet. <i>Alleluia !</i></p>
-
-<h3 id="c71" title="Dernière rentrée : préoccupations d’avenir"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">15 avril.</span> <i>Après la rentrée.</i> — La première chose
-que j’ai faite, en rentrant au collège, a été d’annoncer
-à mon Directeur que, sur mes nouvelles instances,
-mon brave papa m’a enfin promis qu’aux grandes vacances
-il irait avec moi se confesser à Lourdes. Le
-Père m’a répondu : « Je dirai dès demain, et de tout
-mon cœur, une messe d’action de grâces pour cet
-heureux événement : venez me la servir. Nous prierons
-en même temps la Vierge Immaculée d’affermir votre
-père dans ses bonnes dispositions et de vous aider
-à lui mériter la persévérance par votre propre fidélité.
-Est-ce convenu ? » — « <i>Amen</i>, mon Père. »</p>
-
-<p>J’ai fait déjà un pacte semblable avec ma sœur
-Jeanne, qui, de plus, s’est chargée d’entretenir tout
-doucement le feu sous la cendre, en évitant les coups
-de tisonnier imprudents.</p>
-
-<p>En ce qui regarde ma personne, je me sens bien
-résolu avec la grâce de Dieu à poursuivre la lutte
-contre tout ce qui grouille encore en moi, mais épouvanté
-aussi, en songeant au peu de temps qui me
-reste (trois mois à peine !) pour achever la victoire et
-pour fixer mon avenir.</p>
-
-<p>Que sera mon avenir ? C’est la question troublante.
-Je veux être soldat : je ne saurais, avec mon tempérament,
-songer à autre chose. Mais sous quel drapeau ?
-Je paierai comme tout le monde l’impôt du sang à la
-patrie ; mais la carrière militaire ne me tente pas : on
-y est trop passif, trop machine. Restent les luttes de
-l’intelligence, de la parole, de l’action publique. Serai-je
-professeur, écrivain, avocat, homme politique ou…
-jésuite ? Voilà le grave problème que ce dernier trimestre
-devra résoudre. Que Dieu et Notre-Dame me
-viennent en aide.</p>
-
-<h3 id="c72" title="Confidence d’un futur novice"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">17 avril.</span> — Conversation intime avec Jean. Je veux
-la conserver telle quelle.</p>
-
-<p>« Mon gros, j’ai à te faire une confidence.</p>
-
-<p>— Quelque mauvaise plaisanterie !</p>
-
-<p>— Est-ce que tu ne trouves pas que nous commençons
-à passer l’âge des <i>blagues</i> ?</p>
-
-<p>— Tiens ! Tu as un air spécial aujourd’hui. C’est
-donc sérieux ?</p>
-
-<p>— Très sérieux. Écoute et tais-toi.</p>
-
-<p>— Je fais le mort : parle.</p>
-
-<p>— Nous n’avons plus que trois mois…</p>
-
-<p>— Hélas !</p>
-
-<p>— Tu ne devais pas dire un mot.</p>
-
-<p>— Ce n’est qu’une interjection, arrachée par la
-douleur.</p>
-
-<p>— Voyons, veux-tu savoir mon secret ?</p>
-
-<p>— Tu as un secret pour moi ?</p>
-
-<p>— Mais non, puisque je veux te le dire.</p>
-
-<p>— Vas-y. (Je me bâillonne avec mon mouchoir.)</p>
-
-<p>— Nous n’avons plus que trois mois pour décider
-l’emploi futur de notre vie. J’ai beaucoup réfléchi,
-prié, consulté, et mes idées, que tu soupçonnes
-peut-être… (je fais un signe répété d’assentiment muet),
-sont désormais arrêtées. Je ne me sens pas fait pour
-le monde.</p>
-
-<p>— Le monde est indigne de toi !</p>
-
-<p>— Encore !… (Je m’empresse de remettre mon
-bâillon.) Ce qu’il pourrait m’offrir ne vaut pas la
-peine que j’y risque mon âme. Et quel bien y ferais-je ? »</p>
-
-<p>Pour le coup, j’éclate :</p>
-
-<p>« Mais tout le bien que tu voudras, mon ami. N’as-tu
-pas tout ce qu’il faut, non seulement pour faire
-bonne figure dans le rang, mais pour être capitaine et
-général dans l’armée du bien ?</p>
-
-<p>— Il m’est venu des doutes là-dessus, mon bon,
-depuis que j’entends des hommes, bien autrement
-doués que moi, se plaindre que tous leurs efforts n’aboutissent
-à rien de durable et qu’ils restent ou reviennent
-toujours à l’état de simple unité.</p>
-
-<p>— Bah ! il ne tiendrait qu’à toi d’être un petit Montalembert.</p>
-
-<p>— Je te délègue mes droits à cet honneur.</p>
-
-<p>— Oh ! moi, je n’ai aucune prétention à m’élever
-jusque-là : j’ai les ailes bien trop courtes.</p>
-
-<p>— Tu vois comme le sentiment de ton impuissance,
-moins prouvée cependant que la mienne, te fait reculer !
-Je me connais, Paul. Isolé, je perdrai ma vie :
-pour valoir et pour faire quelque chose avec ce que
-Dieu m’a donné, il me faut des compagnons d’armes
-et des chefs sûrs. Je sais où les trouver.</p>
-
-<p>— Au noviciat des Jésuites ?</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>— Et tes parents ?</p>
-
-<p>— Une lettre vient de m’apporter le consentement
-que je leur avais demandé aux vacances dernières. Je
-suis libre de partir dans trois mois, si la retraite de
-fin d’études, au mois prochain, ne modifie pas mes
-résolutions. Elle ne les modifiera pas, s’il plaît à Dieu.</p>
-
-<p>— Et tu partiras sans regret ?</p>
-
-<p>— Je n’ai pas dit cela. Mon cœur n’est pas un caillou,
-tant s’en faut, et il m’en coûtera énormément de
-quitter ma famille, mes amis, toi… »</p>
-
-<p>Un sanglot me secoua et mes larmes jaillirent. Il
-me prit la main :</p>
-
-<p>« Mon pauvre Paul, de toute façon nous devions
-nous séparer, à la fin de cette année, à moins que tu
-ne m’accompagnes.</p>
-
-<p>— Oh ! je ne suis pas digne.</p>
-
-<p>— J’en avais dit autant au P. Directeur ; il m’a répondu :
-« L’appel de Dieu étant une pure faveur, personne
-n’en est digne. Sommes-nous dignes de communier ?
-Non, et pourtant Dieu nous y convie avec
-instances. Il est le Maître : quand il appelle, il faut
-obéir. » Mon cœur me dit depuis longtemps, à n’en
-plus pouvoir douter, qu’il m’appelle à lui donner tout,
-tout, tout, et, après mûr examen, ceux qu’il a chargés
-du soin de mon âme sont du même avis : dès lors, je
-n’ai pas le droit d’hésiter. S’il t’appelait dans ces conditions,
-hésiterais-tu ?</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— Eh bien, mon cher ami, ne me blâme pas…</p>
-
-<p>— Oh ! je n’y songe point.</p>
-
-<p>— Ne me plains pas…</p>
-
-<p>— C’est moi que je plains.</p>
-
-<p>— Et ne te plains pas toi-même : nos deux âmes se
-sont trop bien comprises, durant ces deux
-bonnes années, pour que la distance puisse les désunir jamais.
-Nous resterons frères par le cœur : est-ce dit ? »</p>
-
-<p>Pour toute réponse, je me jetai à son cou en pleurant.
-Il reprit : « Allons nous consoler tous deux aux
-pieds de la sainte Vierge et demandons-lui, l’un pour
-l’autre, courage et persévérance. »</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">18 avril.</span> — Pour la première fois depuis… toujours,
-j’ai passé la nuit sans fermer l’œil. La confidence
-de Jean m’a bouleversé. Je devais pourtant m’y
-attendre, ou plutôt je m’y attendais, mais pas pour
-si tôt : j’avais pensé qu’il se déciderait au moment
-de la retraite de fin d’études et qu’il me laisserait le
-temps de préparer mon esprit à l’inévitable séparation.
-Au lieu de cela, c’est tombé sur moi comme un coup
-de foudre !</p>
-
-<p>Oh ! je sais que sa résolution a été mûrie sagement :
-il fait tout sagement, comme un vieux jésuite.
-Depuis bien longtemps, c’est visible à tous les
-yeux qu’il avait trouvé son chemin et qu’il n’en déviait pas
-d’une ligne. D’autres <i>bons élèves</i> ont de la piété, de
-l’ardeur au travail, du bon esprit, mais, à côté de
-cela, des petites idées personnelles, des rêves vulgaires
-d’ambition ou de bien-être matériel, rien de
-généreux ou d’élevé : Jean faisait son devoir sans
-bruit, ne parlait jamais des plaisirs qu’il se promettait ;
-et, quand d’autres en parlaient, son visage prenait une
-légère expression de pitié souriante, et son œil noir,
-par-dessus nos pauvres préoccupations terrestres, semblait
-regarder dans le lointain un idéal surnaturel.</p>
-
-<p>Il le voyait en effet et il va l’atteindre. Pour rien au
-monde, je ne voudrais l’en détourner. J’aime cet ami
-comme je n’aimerai jamais personne ; car il a été vraiment
-(comme dit ma sœur) mon second ange gardien,
-à une époque où tout mon avenir d’ici-bas et d’au-delà
-se trouvait en jeu. Mais si je l’aime, c’est pour
-lui d’abord, pour moi après. Qu’il aille où Dieu l’appelle
-et qu’il soit heureux, parfaitement heureux :
-c’est mon plus cher désir. J’aurai le courage de dire
-merci à Dieu pour lui.</p>
-
-<p>Mais la pensée que son départ mettra fin à cette
-douce intimité journalière de deux ans et que je devrai
-renoncer à l’espoir de marcher avec lui, la main
-dans la main, à travers la vie, est dure pour moi, si
-dure que… j’ai envie de le suivre au noviciat. Cette
-nuit, je le voyais, me servant d’introducteur dans la
-carrière religieuse, comme il m’a initié à la vie chrétienne
-de collégien, m’encourageant encore d’exemple
-et de conseil, corrigeant au besoin mes échappées par
-une de ces gronderies fraternelles qu’il donne si bien.
-Une fois sortis des premières épreuves, nous partagerions
-les mêmes travaux — car nos goûts et nos
-aptitudes se ressemblent — et, à l’occasion, l’un de
-nous compléterait l’autre. Les Supérieurs, qui approuvaient
-notre amitié au collège et la faisaient servir au
-bien général, ne la blâmeraient pas au couvent et
-favoriseraient nos efforts communs au profit des âmes
-et de la gloire de Dieu. Pourquoi pas ?…</p>
-
-<p>Pourquoi pas ?… Hélas ! Parce qu’il est appelé et
-que, moi, je ne suis pas sûr de l’être.</p>
-
-<p>Sans aucun doute, moi aussi je veux sauver
-mon âme ; moi aussi je veux, par reconnaissance et par
-devoir, travailler pour Dieu, et si Dieu voulait bien
-me demander le sacrifice sans réserve, je l’offrirais
-sans hésiter : je l’ai déclaré hier à Jean. Mais mon
-amitié pour Jean et ma bonne volonté forment-elles
-deux motifs suffisants pour que je puisse me croire
-appelé ? Ai-je droit de m’appeler moi-même ?</p>
-
-<p>Cette incertitude est cruelle.</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">19 avril.</span> — Le P. Directeur m’a rendu un peu de
-calme et, sans vouloir se prononcer formellement
-sur le fond de la question, m’a engagé à réfléchir, à
-prier surtout et à attendre avec confiance la réponse
-de Dieu.</p>
-
-<p>Je l’ai dit à Jean : il m’a promis de m’aider de tout
-son cœur à obtenir la lumière d’en haut et, en attendant,
-m’a fait promettre de ne pas broyer du noir,
-prétendant que cela ne pouvait servir qu’à mettre le
-diable en gaîté.</p>
-
-<h3 id="c73" title="Conférence sociale au collège (M. de Mun)"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">24 avril.</span> — Serait-ce la lumière désirée ? Je viens
-d’entendre un magnifique discours du comte Albert
-de Mun, secrétaire général de l’œuvre des Cercles
-catholiques, sur l’action sociale chrétienne.</p>
-
-<p>Je ne veux pas analyser ce qui a été dit ; mais la
-personne de l’orateur m’a singulièrement impressionné.
-Quoiqu’il ne porte plus d’uniforme, sa belle
-prestance et toute son attitude trahissent encore le
-brillant officier de cavalerie. Distinction parfaite,
-parole irréprochablement correcte, geste digne et
-mesuré. On se sent tantôt charmé, tantôt ému ; le
-plus souvent les deux effets sont mêlés, et à l’admiration
-pour l’orateur vient s’ajouter tout naturellement
-le désir de travailler à la réalisation de son noble
-but.</p>
-
-<p>A la fin, s’adressant aux jeunes gens d’avenir et de
-bonne volonté, il s’est écrié : « Voilà l’heure de secouer
-votre timidité ou votre mollesse. L’avenir de la patrie
-dépend de vous. Si vous avez le cœur vraiment chrétien
-et français, armez-vous de foi et de courage,
-ralliez-vous au drapeau que nous vous présentons et
-aidez-nous à le porter haut et ferme, pour que le peuple
-tout entier vienne s’abriter sous ses plis et y retrouve
-sa force et son bonheur avec son Dieu. »</p>
-
-<p>Ces paroles m’ont vivement saisi et il m’a semblé
-voir, comme dans un éclair, ma place marquée à l’ombre
-du drapeau chrétien.</p>
-
-<p>Si je ne puis être jésuite, je serai un homme d’action
-sociale et catholique.</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">30 avril.</span> — J’ai voulu attendre quelques jours, avant
-de faire part à mon directeur des impressions que
-j’avais rapportées de la conférence de M. de Mun.
-Elles n’ont pas diminué de vivacité. Je trouve même
-une certaine jouissance à penser qu’en travaillant au
-bien moral du peuple, je ferais sous l’habit séculier
-ce que Jean fera sous l’habit religieux : ce sera quelque
-chose, et si Dieu s’en contente, il faudra bien que
-je m’en contente aussi.</p>
-
-<p>Le Père n’a pas, de but en blanc, accepté ces impressions
-nouvelles comme une indication de la Providence
-et n’a rien changé à sa direction précédente.
-Je dois continuer à réfléchir, durant le mois qui nous
-sépare encore de la retraite, afin de pouvoir alors, en
-connaissance de cause, sous l’œil de Dieu, peser avec
-calme les raisons pour et contre, puis prendre mon
-parti.</p>
-
-<p>Ce mois est celui de Marie : nous allons l’inaugurer
-tout à l’heure à la chapelle. La Vierge Immaculée
-m’a si visiblement protégé depuis deux ans que je
-veux continuer à tout demander et à tout espérer de
-sa bonté maternelle. Ma mère de la terre et ma sœur
-Jeanne la prieront aussi pour moi : elles ont déjà
-obtenu ma conversion, elles m’obtiendront la grâce
-de répondre jusqu’au bout aux desseins de Dieu
-sur ma vie.</p>
-
-<h3 id="c74" title="Revue militaire"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">7 mai.</span> — « Sonnez, clairons ! Battez, tambours ! »
-Voici le général… « Soldats, garde à vô ! Présentez…
-échasse ! »</p>
-
-<p>Le général, conduit par le P. Recteur, passe entre
-les deux rangées de guerriers et va prendre place au
-haut bout de la cour. Il a bien voulu présider une
-<i>revue de jeux</i> de la première division<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Ce général, un de nos meilleurs, avait ses fils au collège et venait y assister,
-non seulement à nos séances littéraires, mais à la messe et aux vêpres : série de
-crimes qu’il paierait cher aujourd’hui ! Il a d’ailleurs terminé sa carrière dans
-la disgrâce pour avoir, lors d’une circonstance importante, fait trop bien son
-devoir militaire, sans prendre souci de la politique.</p>
-</div>
-<p>Elle commence par se présenter à lui, sur les échasses,
-en masse profonde, puis sur deux lignes, puis en escadrons
-détachés. Tous ces changements de position
-s’exécutent avec un ensemble qui fait plaisir au vieux
-soldat. Il approuve et encourage de la voix et du geste.</p>
-
-<p>Les manœuvres qui suivent, d’abord faciles, puis
-de plus en plus savantes et compliquées, excitent sa
-franche admiration.</p>
-
-<p>Quand on en vient ensuite aux mains, son œil suit
-avec animation toutes les péripéties de la lutte, comme
-si elle lui en rappelait d’autres bien plus sérieuses,
-auxquelles il a pris une belle part. Les combattants
-sentent sur eux ce regard d’un brave et se disputent
-ardemment la victoire. Lorsqu’elle est enfin décidée,
-le parti vainqueur reçoit avec orgueil les bravos du
-général.</p>
-
-<p>En un clin d’œil, les cavaliers se transforment en
-fantassins et, armés de boucliers, évoluent maintenant,
-sur leurs jarrets exercés, avec une souplesse et
-une grâce qu’ils ne pouvaient déployer sur leurs jambes
-de bois.</p>
-
-<p>Mais on attendait avec fièvre le <i>clou</i> de la fête, le
-grand engagement : un combat de balles au bouclier.
-Deux camps se forment : une ligne les sépare, gardée
-par deux juges d’armes, qui déclareront mort, sans
-rémission, quiconque mettra le pied au-delà ou même
-dessus. Pendant vingt minutes, les projectiles volent et
-les combattants disparaissent de part et d’autre,
-vaincus. Peu à peu leur nombre se réduit : il ne reste
-plus que les braves à tous crins, sept à huit. J’en étais.
-Une demi-seconde seulement, j’ai le malheur de découvrir
-mon flanc : une balle m’atteint tout près du
-cœur et je tombe. Après moi un autre, puis un autre.
-Anatole tient bon, seul contre trois : c’est Horace
-contre les Curiaces.</p>
-
-<p>Il a pris position à quelques pas en retrait de la
-ligne, pour mieux se garantir des coups obliques : là,
-ramassé sur un genou derrière son bouclier, il reçoit
-indifférent les balles qui viennent y mourir et, d’un
-œil d’aigle, il épie le défaut des boucliers ennemis.
-A peine en a-t-il entrevu un que sa balle part et fait
-un homme mort. L’un des deux adversaires encore
-debout l’atteint au bras droit, mais le bras droit ne
-compte pas ; l’autre en pleine figure, mais la figure ne
-compte pas ; son nez saigne, mais le sang ne compte
-pas. Le second Curiace, à son tour, mord la poussière.
-Les voici un contre un ; les bravos et les cris de
-<i>Courage !</i> les soutiennent. Mais Anatole a pour lui le
-sang-froid et la promptitude : un éclair fend l’espace
-et le dernier adversaire (c’est mon ami Louis), touché
-à l’épaule, jette son bouclier aux pieds de l’invincible.</p>
-
-<p>Anatole, salué de mille acclamations, redresse sa
-belle taille, encore grandie par cette rude victoire,
-s’incline, puis court à la fontaine se laver la
-figure et rafraîchir ses yeux, pochés au beurre noir. Redevenu
-quasi présentable, on le conduit au général.
-Celui-ci le félicite et l’embrasse, au milieu des bravos ;
-puis il nous remercie tous du réconfortant spectacle
-de discipline et de vaillance, que nous venons de lui
-donner, et nous invite, pour le premier jour de congé,
-à venir boire avec lui, dans sa campagne, à
-la gloire que nos belles qualités promettent à la patrie.</p>
-
-<p>Vive le général ! Vive Anatole !</p>
-
-<h3 id="c75" title="Promenade de faveur en montagne"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">17 mai.</span> — Le P. Recteur, voulant témoigner aux
-catéchistes des pauvres et à tous les Congréganistes
-sa bienveillante satisfaction, nous a accordé, hier,
-une excursion sous forme de pèlerinage.</p>
-
-<p>Au sortir de la classe du matin, on nous sert un
-déjeuner dînatoire pour nous donner des jambes ;
-nous prenons ces dernières à notre cou et nous voilà
-partis avec notre P. Directeur pour N.-D.-de-T. Un
-bout de chemin de fer abrège la route et nous permettra
-de pousser plus loin la promenade à pied.</p>
-
-<p>Quand le train s’arrête, nous gagnons le sanctuaire
-où l’on vénère l’antique image de la sainte Vierge. Il
-est modeste, mais bien tenu et recueilli. Nous y sommes
-seuls. On prend ses places de Congrégation, chaque
-dignitaire à son rang, et l’on se repose à réciter en
-deux chœurs le chapelet pour l’heureux succès de
-la retraite prochaine. Le P. Directeur nous adresse
-un mot édifiant ; puis on va s’agenouiller devant
-l’autel privilégié, et le Préfet, au nom de tous, renouvelle
-à haute voix l’acte de consécration à Marie.
-Monsieur le curé, arrivé à propos, veut bien nous
-bénir avec la petite statue miraculeuse. Sur sa proposition,
-l’un de nous se met à l’harmonium et nous
-chantons un <i lang="la" xml:lang="la">Magnificat</i>, qui ne tarde pas à attirer
-tous les gamins et les dévotes des environs. Nous prenons
-congé de Notre-Dame et de son chapelain, à qui
-nous laissons une offrande pour l’entretien du sanctuaire.</p>
-
-<p>Et maintenant, à l’assaut de la montagne ! Elle est
-là devant nous, qui nous provoque et nous fascine :
-nos jambes partent toutes seules. L’homme a besoin
-de monter toujours ! Pour modérer la fougue des plus
-impatients, le Père est obligé de prendre la tête, avec
-défense de le devancer d’un pas. Mais bientôt la répression
-devient moins nécessaire : car la montée
-raidit et les jarrets tendus se sentent davantage. Quelques-uns
-des moins marcheurs commencent même à
-<i>traîner la patte</i>. Au bout d’une heure, tout le monde
-pousse un soupir de soulagement, en mettant le pied
-sur le petit plateau qui coupe la pente, à quelque distance
-du sommet.</p>
-
-<p>L’endroit est ravissant. Dans le fond, une haute
-muraille, provenant d’une entaille faite à la montagne
-pour donner place à un prieuré aujourd’hui disparu ;
-des buissons en couronnent le dessus ; de son pied
-jaillit une source fraîche. A vingt mètres en avant, au
-bord même de la pente, quelques gros arbres nous
-offrent, sous leur ombrage déjà touffu, un lieu de
-repos à souhait, d’où l’œil embrasse au loin la plaine
-et les collines du versant opposé.</p>
-
-<p>On jouit quelques instants du spectacle ; mais les
-gens pratiques de la bande, ceux qui ont porté les
-bagages, rappellent que l’homme ne vit pas seulement
-de poésie et qu’ils n’ont pas envie de remporter
-les sacs pleins. A cette objurgation tous les estomacs
-répondent : « <i>Présent.</i> » On s’attable, c’est-à-dire qu’on
-s’établit par terre, qui sur une pierre, qui sur une
-racine, qui sur son mouchoir, chacun selon ses convenances.
-On attrape un journal du temps passé, qui
-remplace à la fois l’assiette et la serviette ; le panetier
-vous apporte du pain, le P. Directeur vous envoie une
-large tranche d’animal, veau, porc ou poulet, et nos
-machines à broyer naturelles, actionnées par le grand
-air, fonctionnent avec un entrain admirable. De temps
-en temps, un amateur d’esthétique se croit obligé
-de dire entre deux bouchées, sans d’ailleurs lever les
-yeux : « Quel joli paysage ! » — « Un peu de moutarde,
-s’il vous plaît », répond quelqu’un. — « J’ai soif », dit
-le voisin. Et les <i>boileaux</i> circulent, remplis à mesure
-par un homme de confiance, qui connaît les têtes et
-sait ce que chacun peut supporter.</p>
-
-<p>Après le dessert, pendant que le P. Directeur, mis
-un peu en retard par le service de ses invités, mangeait
-une suprême tartine de confitures, un branle-bas
-mystérieux se produit ; on se réunit derrière les
-arbres et, un instant après on revient, en colonne
-serrée, deux à deux. Le chef de file donne le signal
-d’une révérence profonde et lui débite solennellement,
-en vers pas mal tournés (ils n’étaient pas de moi),
-d’abord la longue liste de ses vertus paternelles, puis
-la grandeur et la sincérité de notre amour filial. A
-certain endroit où l’éloge prenait des promortions
-quelque peu hyperboliques, le Père eut une légère
-envie de rire : l’orateur se fâcha et, entre deux rimes,
-lui déclara net : « Mon Père, ce que je vous dis
-est sérieux. » Le Père se le tint pour dit et se laissa
-exécuter jusqu’au bout. Quand ce fut fini, il était tout
-de même un peu plus ému qu’au commencement, et
-sa voix tremblait, lorsqu’il nous remercia de cette
-petite manifestation aussi délicate que spontanée.</p>
-
-<p>On but encore un coup à sa santé et à la nôtre,
-et l’on se remit en marche à travers les bois, causant,
-riant, chantant, contents de vivre et de nous sentir un
-même cœur, un cœur léger comme l’oiselet que notre
-gaîté faisait envoler, limpide comme le ruisseau
-qui gazouillait sur les cailloux le long du sentier.</p>
-
-<p>Quand le Père s’aperçut que la route commençait
-à nous paraître longuette, il nous apprit à fabriquer
-instantanément, avec une simple cupule de gland,
-convenablement serrée entre les dernières phalanges
-de l’index et du médius, un fifre naturel. Nous organisâmes
-sur place une marche militaire, qui mit en
-émoi tous les échos endormis de la vallée et nous fit
-complètement oublier la fatigue.</p>
-
-<p>Une brave fermière, au sortir de la forêt, nous offrit
-en réconfort un bol de lait délicieux, et bientôt nous
-reposions nos membres rompus (nous ne le sentîmes
-qu’alors), sur les banquettes de bois du train, qui nous
-parurent douces.</p>
-
-<p>En route, Louis me dit à l’oreille :</p>
-
-<p>« Excellence, voilà encore un bon usage à introduire
-dans votre Université !</p>
-
-<p>— Je n’y manquerai pas, dès qu’elle aura des Congréganistes
-comme toi. »</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">21 mai</span> : <i>Pentecôte.</i> — Louis a fêté aujourd’hui avec
-émotion le premier anniversaire de son retour à Dieu.
-Dans la journée, au nom de sa mère (je n’ai pas osé
-leur faire le chagrin de refuser), il m’a prié d’accepter
-comme souvenir un très beau petit Christ en vieil
-argent, avec date et signatures gravées au revers.
-L’excellent cœur ! Dieu ne pouvait pas le laisser dans
-la voie où il se perdait.</p>
-
-<h3 id="c76" title="Conférence des Anciens sur la jeunesse et ses détracteurs"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">28 mai.</span> — Hier samedi soir, l’Association de St.-X. a
-clôturé ses réunions de semestre par une conférence
-de son Président, dont le sujet a très particulièrement
-intéressé les plus jeunes auditeurs, philosophes et
-rhétoriciens. C’était « <i>la jeunesse et ses détracteurs.</i> »</p>
-
-<p>Les <i>détracteurs</i>, soit dit en passant, ne venaient
-guère là que par manière de précaution oratoire : car,
-en réalité, ce discours, quoique fort discret et fort délicat,
-renfermait à l’adresse des jeunes moins de compliments
-que de leçons. C’est précisément ce qui lui
-donnait sa valeur pratique.</p>
-
-<p>On reproche donc à la jeunesse chrétienne de dix-huit
-à vingt-cinq ans (il ne s’agit que de celle-là) <i>de
-ne rien faire pour la cause de Dieu</i>. Formulé d’une façon
-aussi générale, le reproche paraît excessif : l’orateur
-n’a pas grand’peine à le prouver, en faisant un rapide
-tableau des œuvres d’assistance, d’instruction, de moralisation,
-auxquelles se dévouent nos camarades sur
-tous les points de la France.</p>
-
-<p>Mais il faut l’avouer — et voici déjà la leçon — parmi
-ceux qui font quelque chose pour Dieu et le prochain,
-plusieurs pourraient faire davantage, s’ils avaient
-moins peur de sacrifier un peu de leur plaisir ou de leur
-loisir, moins peur aussi de se compromettre franchement
-pour la bonne cause. Égoïsme et respect humain.</p>
-
-<p>Mais surtout, il y a trop de jeunes gens qui, une
-fois libérés du collège, ne songent même pas à chercher
-dans l’action chrétienne, avec un préservatif salutaire,
-le bon emploi des dons qu’ils ont reçus de
-Dieu. A qui la faute ?</p>
-
-<p>A leurs familles ? Non ; car, étant ce qu’elles sont
-d’ordinaire, elles ne pourraient voir qu’avec bonheur
-et fierté leurs fils se faire les champions dévoués de la
-religion et de la patrie.</p>
-
-<p>A leurs maîtres ? Non, encore une fois. Par devoir
-d’état et par amour paternel, ils ont mis tout en œuvre
-pour développer dans l’esprit de leurs élèves les hautes
-pensées, dans leur cœur les généreux désirs, et, après
-le collège, ils sont encore là pour recueillir, diriger et
-soutenir les bons vouloirs.</p>
-
-<p>« Je sais bien, ajoute l’orateur, que les élèves des
-Jésuites sont parfois accusés de n’avoir pas d’initiative
-pour le bien, et l’on en cherche la cause dans cette
-compression perpétuelle qu’exercerait sur leur caractère
-l’habitude d’une discipline inflexible. A cette affirmation
-j’oppose une réponse très simple, par voie de
-comparaison. Il n’existe pas d’Ordre religieux qui soumette
-ses membres à une obéissance aussi parfaite que
-la Compagnie de Jésus : en connaissez-vous un qui
-soit plus militant ? Fils d’un soldat, les Jésuites sont
-restés soldats — leurs ennemis le savent bien — et
-c’est en obéissant qu’ils apprennent à combattre.
-Jeunes gens qui m’écoutez, faites comme eux. Quand
-on comprime un ressort de bon acier, on ne l’affaiblit
-pas : on lui donne le moyen de prouver sa force. »</p>
-
-<p>« Et pour ne pas sortir de la comparaison, savez-vous
-pourquoi tant d’anciens élèves <i>ne font rien pour
-la cause de Dieu</i> ? C’est parce que le ressort est détendu
-et qu’il ne veut plus de compression.</p>
-
-<p>« Le premier danger de cette liberté après laquelle
-soupire le collégien, c’est la détente, qui ne tardera
-pas, si l’on n’y veille, à amener le laisser-aller, l’amour
-égoïste du repos et, par suite, l’inertie pour le bien qui
-demanderait un effort…</p>
-
-<p>« Le second danger, c’est l’entraînement d’un milieu
-frivole et corrompu, tels qu’on les trouve dans les
-grandes villes et dans les petites, sans avoir besoin
-même de les chercher. Or, s’il ne veut pas se laisser
-saisir par un de ces mauvais courants qui mènent aux
-abîmes, le jeune homme, aujourd’hui plus que jamais,
-n’a qu’une ressource : entrer résolument dans un courant
-contraire, se faire entraîner au bien, s’associer
-aux hommes d’action chrétienne. »</p>
-
-<p>Mais j’essaierais en vain de reproduire ce vigoureux
-discours. J’abrège. Dans sa seconde partie, l’orateur
-établit que le jeune homme qui prétend faire quelque
-chose de sérieux pour la cause de Dieu ne doit pas, de
-propos délibéré, voir dans les <i>œuvres</i> dites <i>de jeunesse</i>
-le dernier terme de son activité. Instruire des enfants,
-amuser des patronages ou des cercles, assister les
-malheureux, sont choses louables, mais insuffisantes.
-Quand on a du cœur, on regarde plus haut et plus
-loin ; on ne recule pas (car toutes les nobles ambitions
-sont permises à nos jeunes ardeurs) devant l’idée
-d’être un jour un homme d’œuvres comme Hervé-Bazin,
-un orateur comme Montalembert, un homme
-d’État comme Garcia Moreno. Ne ferait-on qu’approcher
-de pareils modèles, ce serait déjà un grand mérite
-et un grand honneur.</p>
-
-<p>« Mais pour en arriver là, mes amis, il faut vouloir
-sincèrement, ardemment, persévéramment, deux choses :
-<i>mettre Dieu dans toute votre vie de jeune homme</i>, afin
-qu’il vous préserve des amollissements du mal et vous
-conserve les énergies du bien, — et puis <i>travailler
-sur vous-mêmes</i>, développer méthodiquement tout
-ce que Dieu vous a donné d’intelligence, de savoir-faire
-et de cœur… Bref, il faut former en vous à la fois
-l’<i>homme de bien</i> et l’<i>homme d’action</i>. A ces deux conditions,
-vous aurez le droit de compter sur la grâce
-de Dieu et sur le succès. »</p>
-
-<p>J’ai écouté tout cela avec un intérêt très personnel
-et, comme à la conférence du comte de Mun, il m’a
-semblé qu’à défaut de vocation religieuse, un assez
-vaste champ resterait encore ouvert à mon activité,
-même si je n’atteignais pas tout à fait Montalembert
-ou Garcia Moreno !</p>
-
-<p>L’éloquence me souriait ; pour la politique, il faudrait
-« <i>voir unm peu</i> », comme disait le bon Frère dépensier
-de l’an passé, quand on lui réclamait un supplément
-de dessert que ses moyens ne comportaient peut-être pas.</p>
-
-<h3 id="c77" title="Adieux aux Enfants pauvres"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">4 juin.</span> — Nos petits pauvres ont fait dimanche dernier
-leur première communion à la paroisse. Aujourd’hui
-ils viennent au collège, tout fiers des beaux
-costumes qu’ils nous doivent et accompagnés de leurs
-familles. Messieurs leurs Catéchistes les introduisent
-dans la chapelle, aux places des élèves. Le P. Directeur,
-après quelques bons avis aux enfants et aux parents,
-dit la messe d’action de grâces, pendant laquelle
-plusieurs artistes de bonne volonté charment ces braves
-gens de leurs plus beaux accords.</p>
-
-<p>Au sortir de la chapelle, devant le portail, le P. Directeur
-proclame solennellement les places d’<i>excellence</i>
-pour toute l’année, et chaque enfant, selon son rang,
-vient recevoir du P. Recteur un souvenir pieux
-et deux baisers. L’un des gamins que le Père avait
-oublié d’embrasser, ne manqua pas de revenir à la fin,
-conduit par sa mère, pour réclamer son dû. La cérémonie
-se termine par une distribution de dragées, que
-tous, jeunes et vieux, acceptent avec plaisir, et l’on
-s’en retourne content, après avoir chaleureusement
-remercié les Pères et ces Messieurs.</p>
-
-<p>Après vêpres, nos enfants partent pour la campagne,
-sur deux rangs, sous la conduite du Père et des Catéchistes,
-escortant une charrette précieuse, qu’il
-ne ferait pas bon attaquer. Elle porte leur goûter.</p>
-
-<p>Sur l’herbe de la villa, jeux variés, où le problème
-du rapprochement des classes reçoit une solution facile.
-Il en est de même au goûter qui suit : les Catéchistes
-président les tables et font eux-mêmes honneur
-aux plats avec un appétit aussi démocratique que celui
-des enfants. Le Président toaste, une fois encore, à la
-santé de tout le monde ; chacun orne sa boutonnière
-et sa casquette d’une fleur cueillie au jardin des Pères
-et l’on reprend gaiement le chemin de la ville.</p>
-
-<p>Avec mon petit toast a expiré ma présidence : elle
-m’avait valu quelques joies innocentes, sans parler des
-honneurs. Un Président de catéchisme d’enfants pauvres
-n’est pas encore un Montalembert ni un Garcia Moreno :
-mais <i>petit poisson deviendra grand</i> et <i>tout chemin
-conduit à Rome</i>.</p>
-
-<h3 id="c78" title="Procession du Sacré-Cœur"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">9 juin.</span> — Procession solennelle dans les cours du
-collège, en l’honneur du Sacré-Cœur. En avant, derrière
-la croix, marchent sur deux rangées les divisions
-d’élèves, avec leurs bannières de Congrégation et de
-classe. Le clergé en ornements d’or et de soie précède
-immédiatement le dais, sous lequel le P. Recteur porte
-le Saint-Sacrement, suivi des premiers communiants
-et des fidèles.</p>
-
-<p>Le cortège s’avance lentement, au milieu de la verdure
-et des fleurs, des draperies et des écussons, des
-guirlandes et des oriflammes aux couleurs variées.
-Chaque division s’est ingéniée à décorer ses frontières
-et à dresser partout de petits autels pittoresques, où
-tout, jusqu’aux instruments de jeu, se convertit en
-hommage au divin Maître qui passe.</p>
-
-<p>Dans la grande cour, dominée par la statue de Notre-Dame,
-se dresse le reposoir principal. Notre-Seigneur
-y monte, escorté de ses prêtres, et là, exposé entre les
-lumières et les fleurs, il appelle à lui toutes les adorations.
-En bas, les divisions forment un vaste cercle,
-encadrant les soixante enfants de chœur, qui, selon
-de savantes figures, balancent leurs encensoirs et jettent
-des roses effeuillées. Puis le <i lang="la" xml:lang="la">Tantum ergo</i> éclate, chanté
-par plusieurs centaines de voix et accompagné des
-sonores accents de la fanfare : vrai chant de triomphe
-qui vous empoigne au cœur et vous arrache les larmes.
-Quand le prêtre a récité l’oraison, tous les genoux
-plient et la bénédiction du Très-Haut descend sur la
-foule profondément recueillie.</p>
-
-<p>De retour à la chapelle, avant que le tabernacle reprenne
-le divin prisonnier, toute l’assistance implore
-sa miséricorde pour son peuple : <i lang="la" xml:lang="la">Parce, Domine, parce
-populo tuo !</i> Et pendant que la longue théorie des enfants
-de chœur et des prêtres s’écoule avec une majestueuse
-lenteur vers les sacristies, les élèves jettent
-encore vers le ciel avec un élan superbe le refrain patriotique
-et chrétien :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i4">Dieu de clémence,</div>
-<div class="verse i4">O Dieu vainqueur,</div>
-<div class="verse i3">Sauvez Rome et la France,</div>
-<div class="verse i3">Au nom du Sacré-Cœur !</div>
-</div>
-
-<p>Les incrédules et les sectaires peuvent rire de ces
-manifestations pieuses, renfermées dans les murs
-d’un collège : ils ne savent pas ce que vaut la prière
-d’une seule âme qui aime vraiment Dieu, ni combien
-eux-mêmes pèseront peu devant lui, le jour où il voudra
-les balayer d’un souffle.</p>
-
-<p>Quant à moi, cette belle fête a augmenté ma confiance
-en Dieu et affermi ma résolution de le servir
-comme il voudra que je le serve.</p>
-
-<h3 id="c79" title="Retraite de fin d’études : vocation décidée"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">13 juin.</span> — Ce soir, ouverture de la retraite. Je ne la
-vois pas venir sans anxiété : comment pourrait-il en
-être autrement, puisqu’elle doit décider de l’orientation
-de toute ma vie ? Mais la paix est promise dès ce
-monde aux hommes de bon vouloir : j’y porterai le
-mien tout entier et j’espère que tout ira bien. Mon
-directeur me l’a promis et je compte sur les prières
-de ceux qui m’aiment.</p>
-
-<p>D’ailleurs, depuis quelques semaines, j’ai beaucoup
-réfléchi et je pense avoir en main les éléments indispensables
-d’un bon choix : la grâce de la retraite fera
-le reste.</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">18 juin.</span> — C’est fait et réglé : je ne serai pas jésuite.</p>
-
-<p>Oh ! je n’en ai pas pris mon parti sans lutte et sans
-déchirement de cœur. Le P. Prédicateur nous avait
-successivement dépeint d’une manière si convaincante
-le grand devoir du salut éternel, les difficultés qu’un
-jeune homme rencontre dans le monde d’aujourd’hui,
-la sublimité du sacrifice de tout soi-même à la gloire
-de Dieu et au bien des âmes, que j’ai senti renaître en
-moi le dégoût des choses matérielles et le désir de
-prendre le chemin à la fois le plus sûr et le plus généreux.
-Tout ce que le Père nous disait là-dessus, mon esprit
-le voyait comme réalisé d’avance dans mon ami Jean ;
-je me figurais son bonheur et je me demandais encore
-pourquoi je ne le partagerais pas.</p>
-
-<p>Lui-même vint me dire, dès le second jour, que le
-P. Prédicateur, après avoir entendu l’exposé de ses
-raisons et de la marche que sa vocation avait suivie,
-s’était déclaré complètement d’accord avec son directeur.
-Et le brave garçon rayonnait de joie, à me rendre
-jaloux.</p>
-
-<p>A mon tour, j’allai demander conseil au Père. Je
-lui dis ce que j’avais été dans le passé, ma conversion,
-les idées qui se heurtaient dans ma pauvre tête pour
-le choix de ma carrière. Je ne lui cachai pas que mon
-directeur voyait en moi deux obstacles à la vie religieuse :
-exubérance d’imagination et de sensibilité,
-besoin impérieux de liberté et de mouvement au dehors.
-Il me demanda :</p>
-
-<p>« Votre directeur vous connaît-il bien ?</p>
-
-<p>— A fond, depuis bientôt deux ans.</p>
-
-<p>— Quel est son avis relativement à vos aptitudes ?</p>
-
-<p>— Il pense que je suis plutôt fait pour l’action
-chrétienne dans le monde.</p>
-
-<p>— Et vous, vous êtes-vous déjà senti attiré vers ce
-but ? »</p>
-
-<p>Je lui racontai l’effet qu’avaient produit sur moi la
-conférence de M. de Mun et d’autres discours semblables,
-ajoutant que mes réflexions n’avaient guère
-affaibli ces impressions. Il me pria de lui apporter par
-écrit mon <i>élection</i>, c’est à dire, la balance de mes raisons
-<i>pour</i> et <i>contre</i> la vie religieuse, et <i>pour</i> et <i>contre</i>
-l’action chrétienne dans le monde. Quand il l’eut bien
-examinée et que nous eûmes encore discuté certains
-points de détail, il conclut : « Mon ami, je crois que
-Dieu ne réclame pas de vous le renoncement dans le
-cloître, mais le dévouement chrétien dans le monde.
-Vous y ferez beaucoup pour sa gloire, si vous travaillez
-loyalement à mettre en œuvre tout ce qu’il vous a donné
-pour cela. Ne soyez pas mécontent de votre sort : il
-est méritoire et beau ! »</p>
-
-<p>J’avais bien envie de le croire sur parole ; mais,
-au moment de renoncer d’une façon irrévocable à cet
-idéal qui m’avait paru et me paraissait encore si supérieur
-à tout le reste, je me sentais pris d’un regret
-amer. J’allai demander à mon Père spirituel si ce regret
-ne prouvait pas que j’étais peut-être appelé quand
-même. Il me répondit :</p>
-
-<p>« Mon fils, tout chrétien qui estime à sa véritable
-valeur la vie religieuse peut avoir le désir d’y être
-appelé et le regret de ne pas l’être : il en est d’elle
-comme du martyre sanglant, comme de toute grâce
-privilégiée que Dieu juge bon de réserver aux âmes
-de son choix. Votre ami Jean a la meilleure part :
-vous ne voudriez pas qu’il en fût privé !</p>
-
-<p>— Oh ! mon Père !</p>
-
-<p>— La vôtre est moins belle : cela vous facilitera
-l’humilité ; mais il n’en est pas de plus belle après la
-sienne. De plus, les deux se complètent : où ne peut
-aller un religieux, là peut souvent aller un homme
-du monde pour faire l’œuvre de Dieu. Jean ne pourra
-être ni magistrat, ni orateur de réunions populaires,
-ni député, ni ministre : mais vous, si vous voulez
-le devenir, qu’est-ce qui vous en empêchera ?</p>
-
-<p>— Mon père, vous tentez mon orgueil ?</p>
-
-<p>— Non, mon ami. Ce que je vous propose, n’est
-pas une satisfaction d’amour-propre : il faut laisser
-cette faiblesse aux ambitieux vulgaires et ne garder
-pour vous que l’ambition du bien. Ce que je tente
-chez vous, c’est la générosité du jeune homme chrétien,
-qui ne veut pas marchander à Dieu les intérêts du
-capital reçu et qui regarde le dévouement à la cause
-divine comme un devoir. Soyez d’ailleurs persuadé,
-Paul, que ce devoir vous imposera plus d’une peine,
-peut-être de rudes sacrifices : Jean sera là pour vous
-aider de ses prières, de son amitié persévérante et de
-ses conseils.</p>
-
-<p>— Est-ce votre dernier arrêt, mon Père ?</p>
-
-<p>— C’est, je crois, mon cher enfant, l’arrêt du bon
-Dieu.</p>
-
-<p>— Je l’accepte comme tel, mon Père, et je vais le
-lui dire à la chapelle. »</p>
-
-<p>J’ai été à la chapelle, devant le tabernacle, où j’ai
-pleuré, prié et immolé la victime : j’en suis sorti, non
-pas joyeux, mais pacifié et résolu. Mon plan de campagne
-pour l’avenir est établi dans ses lignes essentielles
-et approuvé par qui de droit : je n’ai plus qu’à
-marcher.</p>
-
-<p>Jean m’invite à aller passer huit jours chez lui
-après nos examens : je compte que mes parents n’y
-feront pas obstacle. Ce sera une douce consolation.</p>
-
-<p>Je garderai longtemps le souvenir des jours trop
-rapides que je viens de passer dans cette délicieuse
-solitude. Solitude relative, puisque nous étions une
-trentaine, écoutant les mêmes instructions, priant
-ensemble, mangeant ensemble, prenant ensemble nos
-récréations. Mais après s’être délassés en des parties
-de <i>vise</i> homériques, on retrouvait avec bonheur son
-humble cellule de moine, où l’on était vraiment seul
-avec sa pensée et le bon Dieu. Se sentait-on la tête
-un peu lourde, on s’en allait sous les ombrages du
-jardin respirer l’air pur des champs et le parfum des
-fleurs. Il n’était pas défendu de s’asseoir dans l’herbe
-avec un livre édifiant, voire même d’écouter les oiseaux
-qui louaient Dieu. Point de surveillance officielle :
-on était en famille. Aussi, au déjeuner de clôture,
-en remerciant au nom de tous le P. Prédicateur et les
-autres Pères, ai-je pu dire en toute sincérité que nous
-leur devions quatre jours de paradis.</p>
-
-<p>« Vous allez les payer, » a répondu le Père, et il a
-expliqué ce mot en nous rappelant que les consolations
-d’en haut sont un simple prêt, dont Dieu exige
-le remboursement en actes de vertus et en bons efforts.
-Nous paierons.</p>
-
-
-<p class="gap"><span class="sc">21 juin</span> : <i>fête de saint Louis de Gonzague</i>, jésuite,
-patron de la jeunesse studieuse. — Monseigneur est
-venu donner la confirmation aux premiers communiants
-du collège et présider une séance littéraire,
-que lui a offerte la classe d’Humanités. Il s’est montré,
-comme toujours, fort aimable pour les jeunes
-Académiciens, dont il a loué le beau style et le débit
-naturel. Il n’a rien dit du fond. C’était presque uniquement
-de la critique littéraire, très savante assurément ;
-mais peut-être l’avait-il trouvée trop savante
-pour des élèves. Peut-être aussi ne fais-je que lui
-prêter impertinemment mes propres impressions.</p>
-
-<h3 id="c80" title="Conversion de papa"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">29 juin</span> : <i>fête de saint Paul</i> et la mienne. — Le bon
-Dieu a-t-il voulu me récompenser déjà de mon sacrifice
-et m’encourager ? En tout cas, qu’il soit mille fois
-béni !</p>
-
-<p>A la récréation de midi, le portier, d’un air mystérieux,
-vient m’appeler au parloir, refusant obstinément
-de me dire le nom du visiteur : « C’est un monsieur. »</p>
-
-<p>Le monsieur était mon père, que je croyais à soixante
-lieues d’ici. Quand j’entrai, son visage rayonnait ; il
-jouissait de ma stupéfaction :</p>
-
-<p>« Eh ! bien, tu ne m’attendais pas, hein ?</p>
-
-<p>— Non, papa.</p>
-
-<p>— J’ai voulu te faire une surprise… »</p>
-
-<p>Et il m’embrassa très fort sur une joue.</p>
-
-<p>« Puis te souhaiter une bonne fête… »</p>
-
-<p>Et il m’embrassa plus fort encore sur l’autre joue.</p>
-
-<p>« Puis… Asseyons-nous là… Tu te rappelles ce que
-tu m’as demandé l’an dernier pour ta fête.</p>
-
-<p>— Parfaitement, papa. Vous m’avez promis qu’aux
-prochaines vacances…</p>
-
-<p>— Oui, mais…</p>
-
-<p>— Vous reculez ?</p>
-
-<p>— Mais non. J’ai, au contraire, trouvé que c’était
-trop long de te faire attendre jusque-là.</p>
-
-<p>— Et vous allez vous confesser tout de suite ?</p>
-
-<p>— C’est fait depuis hier et je viens exprès t’en apporter
-la nouvelle pour ta fête. »</p>
-
-<p>Je me jetai à son cou et, ma foi, nous pleurâmes
-comme deux fontaines. Quand nous nous fûmes essuyé
-les yeux, il me dit :</p>
-
-<p>« Qu’est-ce que tu désires encore, Paul ?</p>
-
-<p>— Moi ? Rien, papa. Je n’ai plus rien à désirer.</p>
-
-<p>— Tu ne voudrais pas retourner à Lourdes ?</p>
-
-<p>— Oh ! cela, si. A nous deux ?</p>
-
-<p>— Avec moi, ta mère et ta sœur. Serons-nous trop
-pour dire merci à la Vierge ?</p>
-
-<p>— A peine assez. Que vous êtes bon !</p>
-
-<p>— C’est Dieu qui est bon, mon fils… Je n’aurais pas
-cru qu’on pût être si heureux de rentrer en grâce avec
-lui… Mais j’ai à te remercier, toi aussi, Paul : car, en
-définitive, c’est toi qui m’as converti.</p>
-
-<p>— Après avoir été moi-même converti par les
-Pères.</p>
-
-<p>— Aussi je veux leur dire ma reconnaissance.
-Quand nous aurons causé, tu me feras voir ton directeur. »</p>
-
-<p>L’entrevue fut très cordiale. Papa remercia le
-Père avec effusion de tout ce qu’il avait bien voulu
-faire pour nous deux ; puis il parla encore du bonheur
-intime dont il jouissait, depuis qu’il avait « écoulé son
-stock de vingt-cinq ans dans les larges manches d’un
-bon P. Capucin. » Il finit par recommander à ses meilleures
-prières la persévérance du père et du fils.</p>
-
-<p>Quelle joie pour ma mère et ma sœur ! Merci, mon
-Dieu, merci !… Cette nouvelle grâce, que je n’osais pas
-attendre si prompte et si complète, vaut bien de ma
-part un redoublement de confiance et de dévouement
-à votre divin Cœur, auquel je me suis donné pour la
-vie.</p>
-
-<h3 id="c81" title="Fêtes du P. Recteur"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">4 juillet.</span> — Les fêtes du P. Recteur se sont passées
-joyeuses, en famille, comme l’an dernier. Pas plus de
-nuages dans les cœurs que dans le ciel. La pièce où
-j’avais un rôle assez absorbant, le discours-compliment
-qui me revenait encore à titre de préfet, les
-grands jeux Olympiques dont j’étais un des chorèges,
-ne m’ont guère laissé de loisir pour les raconter.</p>
-
-<p>Et maintenant, ma pauvre Jeanne, il faudra que tu
-fasses ton deuil de mon journal : les examens sont devant
-la porte et, plus que jamais, le devoir doit passer
-avant le plaisir.</p>
-
-<p>Et puis, las ! si tu veux tout savoir : à mesure que
-les jours me rapprochent de la fin, je me sens envahir
-par une invincible tristesse. Songe donc qu’avant un
-mois, je serai ancien et loin de ce collège, dans lequel
-j’ai passé deux ans d’une vie si calme et si douce, qui
-ne reviendront plus jamais ! Je t’assure que, par moments,
-j’ai besoin de toute ma raison et de toute ma
-volonté pour ne point fléchir sous ce pénible sentiment.
-Pénible, il faut qu’il le soit beaucoup, puisqu’il résiste
-même à une pensée, bien agréable pourtant, celle de
-notre second pèlerinage à Lourdes et des vacances qui
-suivront…</p>
-
-<p>Allons, soyons homme, et « <i>vive labeur !</i> »</p>
-
-<h3 id="c82" title="Fête des adieux en Congrégation"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">16 juillet.</span> — Ce matin, à la <i>fête des adieux</i>, au
-nom de tous les Congréganistes partants, Jean, le plus
-ancien d’entre nous, a solennellement promis fidélité au
-drapeau de Marie, Reine du Ciel et de la France. Je
-l’ai promise avec lui, dans le meilleur fond de mon
-âme, et s’il plaît à Dieu, je tiendrai parole.</p>
-
-<p>Encore quelques jours, et il faudra dire adieu à
-cette chapelle de Congrégation, qui est bien véritablement
-le cœur même du collège, puisque c’est de là que
-le sang le plus pur se répand dans tous les membres
-du corps. Je ne la quitterai pas sans émotion ; car,
-avec plus de raison que personne, je puis m’appliquer
-les paroles de la Sagesse que le P. Recteur nous a développées :
-<i lang="la" xml:lang="la">Venerunt mihi omnia bona pariter cum
-illa.</i> Tous les biens ne sont venus avec la Congrégation,
-qui m’a fait pour la vie enfant de la sainte Vierge.
-C’est la sainte Vierge qui m’a soutenu à seize et dix-sept
-ans dans mes défaillances : elle me soutiendra,
-j’en ai la confiance, dans la vie de jeune homme où je
-vais entrer, puis dans l’âge viril et jusqu’au bout, <i lang="la" xml:lang="la">et in
-hora mortis nostrae. Amen.</i></p>
-
-<h3 id="c83" title="Fête de saint Ignace : adieux au collège"></h3>
-
-<p class="gap"><span class="sc">31 juillet</span> : <i>fête de saint Ignace</i>, fondateur de la
-Compagnie de Jésus. — C’est la veille du départ. Demain,
-les chaînes tombent, le cachot s’ouvre, le soleil
-succédera au jour sombre et les malheureux captifs pourront
-désormais jouir à pleins poumons du grand air de la liberté !…</p>
-
-<p>Voilà de jolis mots, bons à dire aux toutous de la petite
-division, pour qui le dernier terme de la vie et
-le bonheur parfait, c’est les vacances ! Cette naïveté
-fait pitié, quand on est philosophe et qu’on va s’en
-aller pour toujours. Pour moi, ce serait plutôt <i>le dernier
-jour d’un condamné</i>.</p>
-
-<p>Cependant la journée a été belle et bien remplie.
-Le matin, communion générale, où nous avons prié
-de notre mieux, j’en réponds en ce qui me regarde,
-pour nos Pères. Puis, brillante messe en musique,
-œuvre toute neuve du P. C., avec panégyrique du
-saint fondateur par un orateur étranger très fleuri,
-qui s’est cru tenu de casser une bonne demi-douzaine
-d’encensoirs sur le nez des Jésuites passés, présents et
-à venir : Jean le futur novice en riait aux larmes dans
-son mouchoir. N’a pas qui veut la main légère : il faut
-voir la bonne intention des gens.</p>
-
-<p>Je ne sais pas quel dîner on a servi au panégyriste
-pour le payer de ses hyperboles : le nôtre était digne
-de la bonté des Pères, qu’on accuse parfois de trop
-bien traiter leurs enfants. Mais puisque nous sommes
-leurs enfants !… Le reproche ne tient pas debout. Et
-d’ailleurs, ce n’est pas tous les jours fête de notre
-grand-grand-père !</p>
-
-<p>A deux heures, distribution solennelle des prix. Le
-discours obligé sur un sujet de haute pédagogie, cette
-fois, n’a paru ni trop long ni trop court, ni trop pompeux
-ni trop familier, et n’a ennuyé personne, par la
-bonne raison qu’il n’a pas eu lieu. On l’avait heureusement
-remplacé par un dialogue entre élèves sur
-<i>les meilleurs plaisirs des vacances</i>. Intéressant et moral…
-Ces Jésuites !</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Aimez-vous la morale ? On en a mis partout,</i></div>
-</div>
-
-<p class="noindent">… jusqu’au dernier jour de l’année, mais dissimulée
-en tartines si appétissantes qu’elle passe toujours.</p>
-
-<p>J’ai partagé fraternellement avec Jean le prix de
-<i>sagesse</i>, décerné par le suffrage des élèves avec l’approbation
-des maîtres, et le prix d’honneur de philosophie.
-Chacun deux prix, un premier et un second : ce qui
-faisait pour chacun quatre plaisirs — sans parler de
-plusieurs autres couronnes que nous avons pu offrir
-sur l’autel, au grand salut du soir.</p>
-
-<p>A cette cérémonie, nous avons aussi, une dernière
-fois, côte à côte, adressé ensemble au Dieu de l’Eucharistie,
-avec nos prières, la fumée de nos encensoirs.
-Dans quelques années, Jean montera à l’autel, et moi,
-trop heureux, je lui servirai d’enfant de chœur…</p>
-
-<p>Puis enfin, le soir, j’ai pris mon pauvre gros cœur
-à deux mains, pour aller dire adieu aux Pères qui
-avaient été bons pour moi, c’est-à-dire, à tous ceux que
-je connaissais…</p>
-
-<p>Et demain, je les quitte, mais pas tout entier : car mon
-cœur est à eux — à la vie, à la mort.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c84">AUJOURD’HUI</h2>
-
-<p class="date">Mars 1903.</p>
-
-
-<p>Le lendemain de cette distribution, je suis parti
-avec Jean pour subir mes examens : nous avons été
-reçus le même jour, avec la même mention honorable. Ensuite
-j’ai passé chez lui une semaine charmante : on m’a
-traité comme si j’avais été de la famille.</p>
-
-<p>J’y ai vu Marguerite, qui avait quinze ans et ressemblait
-à son frère comme une goutte d’eau limpide
-ressemble à une autre goutte d’eau limpide. Elle était
-trop enfant pour garder mon souvenir : moi, je ne
-l’ai plus oubliée. Six ans après, quand je fus docteur
-en droit, je la revis et, sur le bon témoignage que me
-rendit Jean, ses parents voulurent bien me la donner.
-Elle est la crème des épouses et des mères, une seconde
-Jeanne.</p>
-
-<p>Le jour où Marguerite est devenue ma femme,
-Jeanne devenait celle de Louis, qui est aujourd’hui le
-premier avoué de X… Elles s’aiment comme deux
-sœurs ; Louis et moi sommes restés frères.</p>
-
-<p>Dieu a béni ces deux unions en nous envoyant de
-charmants enfants, qui font notre joie et celle de
-leurs trop bons grands-parents. Il a prélevé la dîme
-sur les miens, en m’enlevant mon premier né, retourné
-au ciel à deux ans ; mais ce cher ange protège
-de là-haut ses frères et sœurs. J’avais mis les deux
-suivants dans <i>mon collège</i>, dont le P. Jean, leur oncle,
-dirigeait les études comme Préfet. L’an dernier, la
-<i>loi scélérate</i> ayant jeté les Pères à la porte de leurs
-maisons, mon aîné, qui venait de gagner ses deux
-diplômes, m’annonça que Dieu l’appelait à les suivre
-en exil au noviciat. J’en suis fier.</p>
-
-<p>Il me reste trois garçons. Le plus âgé va avoir quinze
-ans : il continue provisoirement ses études au collège,
-sous de nouveaux maîtres qui s’attachent à conserver
-les anciennes traditions de la Compagnie de Jésus.
-Si l’iniquité triomphe tout à fait et si on leur retire,
-à eux aussi, le droit d’enseigner, mon fils ira chercher
-à l’étranger, au bout du monde s’il le faut, auprès
-des religieux expulsés, l’éducation chrétienne, proscrite
-en France, et plus tard ses jeunes frères le rejoindront.
-Aucun d’eux, à aucun prix — je l’ai juré devant
-Dieu — ne mettra les pieds dans un lycée. Pourquoi ?
-Ceux qui ont lu ces Lettres le savent : c’est parce que
-j’y ai passé. L’âme de mes enfants m’est plus chère
-que tout le reste, plus chère que leur vie et que leur
-avenir terrestre : je ne la livrerai point, et personne
-ne me l’arrachera.</p>
-
-<p>Ma situation indépendante me permet de pratiquer
-ma foi publiquement, à la barbe des sectaires d’en
-bas et d’en haut. Je suis conseiller général et je serai
-député. Le gouvernement actuel, qui ne m’inspire pas
-plus de crainte que d’estime, peut être assuré d’avance
-que je combattrai de tous mes moyens d’honnête homme
-sa politique odieuse, qui, sous des prétextes plus
-hypocrites les uns que les autres, ne sait que tyranniser
-nos consciences, rançonner nos bourses et humilier
-notre patriotisme. J’espère ne pas être seul dans cette
-lutte <i lang="la" xml:lang="la">pro aris et focis</i>.</p>
-
-<p>Quant à l’Université officielle, que ma naïve jeunesse
-rêvait de convertir, le temps et les événements ont
-bien changé mes idées. Depuis qu’elle s’est faite la
-plate complice des projets maçonniques et que, pour
-assurer son triomphe, elle accepte sans honte l’étranglement
-de la libre concurrence, la machine n’est plus
-seulement avariée : elle est malfaisante. Dès que les
-honnêtes gens seront redevenus les maîtres, ils feront
-bien de la mettre au rancart et de la remplacer par
-un système plus conforme aux droits sacrés du citoyen
-et du père de famille. Je ne demande pas que le monopole
-passe de la gauche à la droite : je ne veux aucun monopole,
-ni officiel, ni déguisé. Mais j’entends que la loi
-m’assure la liberté de faire instruire mes enfants selon
-mes convictions, par les maîtres de mon choix et sans
-préjudice pour leur carrière. Hors de là, il n’y aura
-ni justice ni sécurité.</p>
-
-<p>Récemment, un de ces libéraux de comédie, qui
-votent toutes les oppressions, clamait à la Chambre :
-« <i>La liberté est en marche !</i> » Nous relevons ce mot
-pour la vraie liberté, la liberté de tous. Oui, malgré
-toutes les apparences contraires, <i>elle est en marche</i>,
-et si l’Université prétend lui barrer le chemin, cette
-liberté-là passera sur le corps de l’Université, qui
-n’aura que son dû.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">APPENDICE<br />
-Quelques difficultés</h2>
-
-
-<blockquote>
-<p>« Les pages qui précèdent montrent le beau côté des Collèges de la Compagnie
-de Jésus : la médaille n’a-t-elle point de revers ? » — Cette objection
-est toute naturelle. Parmi les lettres que m’a values mon livre, j’en ai choisi
-une qui la formule nettement, et j’ai prié mon ami et beau-frère, le R. P. Jean,
-homme de science et de conscience, incomparablement plus compétent que moi
-dans ces questions, de vouloir bien y répondre. De là ces lettres supplémentaires.</p>
-
-<p>J’en ai ajouté quelques autres sur la question douloureusement actuelle de la
-suppression des Collèges chrétiens.</p>
-</blockquote>
-
-
-
-
-<h3 id="c85" title="I. Plongeon et retour au bien après le collège">I. <i>Lettre d’un ancien élève des Jésuites
-à M. Paul Ker.</i></h3>
-
-<p class="date">Juin 1903.</p>
-
-
-<p class="ind">Monsieur et cher camarade,</p>
-
-<p>Je suis bien fâché de ne pas vous connaître autrement
-que par votre nom de guerre ; vous devez être
-ce que nous appelions jadis un <i>bon zig</i> ! En tombant
-par hasard sur le titre de votre livre, je m’étais dit :
-« Voyons si c’est mon histoire ! » Car j’ai été aussi <i>en
-pénitence</i> chez les bons Pères, pour ma correction, dès
-l’âge de dix ans… et c’était déjà trop tard ! Je vous
-ai donc dévoré d’un bout à l’autre. Il y a, ma foi,
-de jolies pages : vous étiez un rhétoricien <i>calé</i>. Et
-il y en a de touchantes aussi : deux ou trois m’ont
-fait pleurer comme une vieille bête que je suis. Pardon !</p>
-
-<p>Est-ce mon collège que vous avez voulu peindre ?
-Certains détails, certains usages locaux me donnent à
-penser que non. Mais sur l’ensemble des hommes et
-des choses que vous racontez, il n’y a pas de doute
-possible. C’est bien un collège de Jésuites, tel que je
-l’ai connu. Ça ne s’invente pas. Vous me rappelez au
-vif ma première communion, avec ses ravissements
-encore vivaces après trente ans passés ; l’âne des Petites-Sœurs
-(seulement le mien ne valait pas Brocoli et
-n’a jamais eu l’honneur de paraître sur la scène ; nous
-l’avions acheté par souscription pour remplacer le
-vieux qui était mort) ; des amis charmants, qui ont
-essayé en vain de me convertir ; des professeurs que
-j’ai gardés dans le cœur et… un P. Préfet que j’ai
-gardé dessus ; mais ce n’était pas sa faute ! Votre
-bon gros P. Surveillant, après m’avoir mis à l’<i>ours</i><a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>,
-je ne sais plus pour quelle fredaine, a fini par bénir
-mon mariage. Un jour aussi, moi, le roi des cancres,
-j’ai infligé à tout le collège l’humiliation de m’acclamer
-comme roi des rois. J’étais très fort sur les
-planches, celles du théâtre (oh ! comique) et celles
-de l’escrime ; très fort aussi au gymnase et à tous les
-jeux expansifs. Dans une rencontre historique avec
-les <i>potaches</i>, j’ai <i>cogné</i> ferme, et pour ce méfait j’ai
-comparu devant trois inspecteurs, que j’ai désarmés
-en les faisant rire. J’ai d’ailleurs conscience, pour
-un coup de poing reçu, de n’en avoir jamais rendu
-moins de deux, et plus d’une fois, hélas ! j’ai rendu
-ce que je n’avais point reçu. Se jouait-il au collège
-une de ces bonnes farces, d’ailleurs inoffensives, que
-vous avez gardées dans votre sac, la vindicte publique
-se rabattait d’instinct sur moi, les yeux fermés, et…
-ne se trompait jamais.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Au cachot.</p>
-</div>
-<p>Je n’ai compté parmi les <i>sages</i> que l’année de ma
-première communion et peut-être les derniers mois de
-ma philosophie. Le reste du temps, j’ai fait le désespoir
-d’excellents professeurs par mon dilettantisme et celui
-des meilleurs surveillants par mes façons ingouvernables.
-Un de mes directeurs, je me demande
-encore par quels moyens surhumains, a réussi deux
-fois à me sauver d’une exclusion déjà prononcée en
-haut lieu : je lui ai voué un culte.</p>
-
-<p>Joli portrait, n’est-ce pas ? Il manque à votre galerie.
-Appelez-moi <i>cancre</i>, <i>braque</i>, <i>rossard</i>, comme vous
-voudrez. Le fait est que j’ai exercé durant huit ans
-la vertu des Pères « et ne l’ai point lassée ». Ils ont
-pu croire jusqu’au dernier moment qu’ils avaient perdu
-leur peine avec moi.</p>
-
-<p>Eh bien, mon cher camarade, s’ils l’avaient cru, ils
-se seraient trompés. Écoutez la suite de ma confession.</p>
-
-<p>Malgré ma <i>cancrerie</i>, j’arrivai avec le temps à Polytechnique ;
-en somme, je n’étais pas tout à fait bête
-et j’avais pour père un général. Au bout de quelques
-années, étant encore lieutenant d’artillerie, j’avais
-malheureusement à mon actif un certain nombre de
-sottises, dont la dernière en date venait de faire éclore
-dans ma pauvre cervelle un projet peu banal. Je devais
-me rendre, le soir même, au mess des officiers, déposer
-devant eux sur une table un revolver chargé, les prier
-de dire loyalement s’ils jugeaient mon cas de nature
-à entacher l’honneur du corps : si oui, je me déclarerais
-prêt à me casser la tête sur place. La chose
-ainsi réglée, en attendant l’heure fatale, je me promenais.</p>
-
-<p>Je vins à passer devant le collège des Jésuites, où,
-jusqu’alors, j’avais évité de mettre les pieds. Cette
-fois, sans savoir pourquoi ni comment, je me trouvai
-soudain nez à nez avec le Frère portier, un petit saint
-homme blond, qui me souriait :</p>
-
-<p>« Que désirez-vous, monsieur ?</p>
-
-<p>— Mais… je ne sais trop. Y a-t-il ici des Pères que
-je connaisse ?</p>
-
-<p>— Etes-vous du pays, monsieur ?</p>
-
-<p>— Oh ! non, je viens de l’autre bout de la France.
-Mais je suis un ancien élève des Pères. »</p>
-
-<p>La mine du bon Frère, de souriante, devint radieuse
-et rougissante de plaisir :</p>
-
-<p>« Oh ! alors, monsieur, vous êtes chez vous. Si vous
-le voulez bien, prenez ce corridor ; vous verrez la
-maison et tous les noms sur les portes.</p>
-
-<p>— Parfait, mon Frère. Merci. »</p>
-
-<p>La première porte, c’est la Procure : je n’ai plus
-besoin d’argent, puisque ce soir… La seconde, c’est
-le P. Préfet : fuyons !… La troisième, le P. P… Connu.</p>
-
-<p>Toc toc !</p>
-
-<p>« Trééez !</p>
-
-<p>— Bonjour, mon Père.</p>
-
-<p>— Bonjour, mon lieutenant.</p>
-
-<p>— Vous ne me remettez pas ? Un tel, votre ancien
-élève de X***.</p>
-
-<p>— Vous ici ! »</p>
-
-<p>Une vigoureuse poignée de main. Puis, me regardant
-bien entre les deux yeux :</p>
-
-<p>« Un peu changé !</p>
-
-<p>— Vous voulez dire <i>décati</i> ?</p>
-
-<p>— Oh !</p>
-
-<p>— Un air de sacripant ?</p>
-
-<p>— Oh ! mon ami.</p>
-
-<p>— Si encore je n’en avais que l’air !</p>
-
-<p>— Mais, mon fils…</p>
-
-<p>— Ah ! mon Père, je ne vous ai guère fait honneur. »</p>
-
-<p>Et vlan ! sans demander permission, je m’écroule
-sur le coin de son bureau, me cachant la figure et
-sanglotant à me rompre la poitrine. Le Père alla donner
-un tour de clef à sa porte ; puis, revenant s’asseoir
-contre moi, il me passa le bras autour des épaules,
-comme aurait fait ma mère, et me dit :</p>
-
-<p>« Vous souffrez, mon pauvre ami ?</p>
-
-<p>— Oh ! mon Père, si vous saviez combien je suis
-malheureux !</p>
-
-<p>— Dites-moi pourquoi : le voulez-vous ?</p>
-
-<p>Si je le voulais ? J’étouffais sous le poids. Il sut
-tout ; je vidai devant lui jusqu’au plus bas fond toute
-la hottée de mes dix ans de garnison et terminai par
-mon projet de suicide héroïque. Il me laissa dire, ensuite
-me gronda doucement, comme un grand enfant,
-et, après une heure ou deux, fit enfin rentrer dans
-mon âme le calme, moyennant une bonne absolution.</p>
-
-<p>Le lendemain, je revins communier à sa messe et
-nous convînmes, pour réparer mon honneur et celui
-du régiment, d’un moyen plus raisonnable que le revolver.</p>
-
-<p>Depuis, je le revis quelquefois ; il m’aida à devenir
-un officier rangé, que je demeurai jusqu’à ma retraite
-volontaire. Et aujourd’hui — je le dis sans orgueil — l’ancienne
-« chenille qui faisait peur à voir, tant elle
-était laide et lourde et velue et goulue », s’est transformée
-aussi en un « honnête chrétien », qui n’a pas
-peur de s’entendre appeler <i>jésuite</i>. J’y ai mis plus de
-temps que vous ; mais aussi je revenais de plus loin.
-Il faut avoir pitié de moi et prier pour mes vieux péchés.</p>
-
-<p>Comment s’explique mon cas ? Je n’ai jamais songé
-à reprocher aux Pères mes sottises, pas plus celles de
-mon temps de collège que les autres. Par tempérament
-et par éducation de famille, j’avais un caractère
-essentiellement réfractaire à toute discipline. L’<i>empreinte</i>,
-la vraie — pas celle de l’imbécile Estaunié — n’avait
-pas marqué sur ma peau ; elle était entrée quand
-même, jusqu’au cœur, par une espèce de pouvoir
-latent, et n’attendait qu’une occasion providentielle
-pour éclater au jour. Je vois là une réponse toute
-trouvée aux gens qui vous disent parfois que les élèves
-des Jésuites « <i>font le plongeon comme les autres</i> ». — Peut-être ;
-mais ils remontent plus facilement sur
-l’eau.</p>
-
-<p>Je ne prétends pas, pourtant, qu’ils remontent tous,
-et toujours. J’en connais qui, au rebours de moi,
-après avoir bien commencé, ont mal fini. Dans la
-ville que j’habite, on se montre, parmi nos anciens
-condisciples, un haut fonctionnaire dont la fringale
-anticléricale réclame chaque matin un petit déjeuner au
-calotin, — deux prétendus magistrats, qui font assaut
-d’injustice et de platitude pour se faire payer leurs
-complaisances par les puissants du jour, — plusieurs
-ambitieux qui ont tout renié, drapeau, foi, famille,
-pour décrocher un siège dans quelqu’une de nos assemblées
-politiques ou un simple ruban rouge, — des
-officiers qui ont donné leur nom aux loges pour avancer
-plus vite, — des hommes d’affaires sans conscience, — des
-fils de famille qui mériteraient d’être fouettés
-en place publique, — des bourgeois incorrigiblement
-égoïstes devant leur devoir social et honteusement
-trembleurs devant les menaces de la canaille lâche.
-Ils ne sont pas la majorité, Dieu merci, et ils ne se
-vantent pas de sortir de <i>nos maisons</i>. Mais ils sont
-encore trop : je l’entends dire quelquefois autour de
-moi et j’en gémis.</p>
-
-<p>Vous devriez, à votre si intéressant tableau de l’éducation
-chez les Jésuites, ajouter un chapitre sur les
-causes de ces défections. Je vous autorise à faire état
-de mon histoire.</p>
-
-<p>Et puisque je suis en veine de vous poser des desiderata,
-ne pourriez-vous, dans ce même chapitre supplémentaire,
-répondre en quelques mots aux objections
-suivantes, qui m’ont été faites, après lecture de votre
-ouvrage, par un jeune professeur de l’Université,
-savant, honnête, même chrétien, mais pas mal engagé
-dans le mouvement moderne. Il m’écrivait textuellement :</p>
-
-<p>« Le <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> des Jésuites pouvait encore servir, il y a
-trente ou quarante ans, sous l’Empire. Depuis lors, le
-monde a marché ; il faut, bon gré mal gré, que notre
-enseignement emboîte le pas à la démocratie moderne.</p>
-
-<p>« D’une part, l’enseignement <i>classique</i> ne peut plus
-être l’élément principal de l’<i>instruction</i>. L’aristocratie
-intellectuelle qu’il formait est condamnée ; le réel a
-détrôné l’idéal. La science désormais sera populaire
-et positive.</p>
-
-<p>« D’autre part, le sentiment religieux ne peut plus
-être l’unique principe directeur de l’<i>éducation</i>. Il ne
-faut plus de sacristains : il faut de bons citoyens. L’enseignement
-chrétien doit faire sa part à la morale
-civique et à la science sociale. »</p>
-
-<p>Je tiens à vous déclarer, mon cher camarade, que
-ces idées ne sont pas les miennes. Je compte sur votre
-bonne plume pour réduire en poudre l’ennemi que je
-vous signale. Vous êtes maître ès arts pédagogiques :
-je ne suis qu’un artilleur en retraite, n’ayant guère
-l’habitude des combats de l’esprit, mais gardant une
-affection jalouse pour tout ce qui intéresse l’honneur
-de mes anciens maîtres.</p>
-
-<p>Défendez-les : je vous en serai reconnaissant comme
-si vous me défendiez moi-même.</p>
-
-<p class="sign">Cordialement à vous,</p>
-
-<p class="sign2">R.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c86" title="II. Causes des défections après le collège">II. <i>Le R. P. Jean à M. Paul Ker.</i></h3>
-
-<p class="date">Des bords de la mer, juillet 1903.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>Ta proposition est venue me surprendre dans la
-demeure hospitalière, où, par la grâce de M. Combes,
-j’attends paisiblement la fin de la tourmente. Elle est
-située sur une falaise rocheuse, au pied de laquelle,
-en ce moment, les vagues déferlent avec fracas ; mais
-le roc est solide, et tout ce bruit ne sert qu’à me rappeler
-la parole de foi du grand-prêtre Joad :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Celui qui met un frein à la fureur des flots,</div>
-<div class="verse">Sait aussi des méchants arrêter les complots.</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Quand Dieu dira-t-il à nos jacobins son <i>halte-là</i> ? Quand
-il le voudra. Notre devoir à nous, provisoirement,
-est celui du soldat toujours attentif, même sous la
-tente, au coup de clairon qui le rappellera au combat.</p>
-
-<p>Mon poste est marqué d’avance dans les collèges,
-dès qu’ils se rouvriront à la liberté. J’aime la jeunesse
-malgré ses défauts, et, au risque de trouver dans le
-beau métier d’éducateur quelques déceptions, je lui
-donnerai de grand cœur le reste de ma vie. La déception,
-d’ailleurs, nous guette plus ou moins, au bout
-de n’importe quelle entreprise humaine ; mais une
-mauvaise récolte n’empêche pas le laboureur de reprendre
-son dur travail dans l’espoir d’une année plus
-heureuse… Et nous travaillons pour Dieu !</p>
-
-<p>Je ne refuse pas de mettre à profit une partie de mes
-loisirs forcés pour répondre quelque chose à tes correspondants.
-Seulement, comme c’est un « devoir de
-vacances » que tu m’imposes, je prierai ceux qui me
-liront de n’être pas trop exigeants sur la forme et de
-me laisser <i>causer</i>. Les médecins me défendent la tension
-d’esprit.</p>
-
-<p>L’éducation est une œuvre complexe ; elle veut être
-faite à trois. Il y faut le concours du collège, de la
-famille et de l’enfant. J’ai connu un garçon de quinze
-ou seize ans qui, après quelques mois passés chez
-nous, fut convaincu d’immoralité et rendu à son père.
-Le pauvre monsieur, en prenant congé du Supérieur,
-ne put s’empêcher de lui dire avec une certaine amertume :
-« J’avais espéré que les Jésuites feraient quelque
-chose de mon fils. » Le fils, qui se trouvait là, reprit
-vivement : « Père, si tu m’avais mis dans ce collège
-en cinquième, au lieu de me mettre au lycée, on n’aurait
-pas besoin maintenant de me chasser. » Le père baissa
-la tête et partit.</p>
-
-<p>Ce premier cas est heureusement rare : les élèves
-qui ont passé par les lycées n’entrent généralement
-chez nous — tu le sais mieux que personne — qu’avec
-des garanties de bonne volonté qui effacent vite la
-marque de provenance et les mauvaises impressions
-d’autrefois.</p>
-
-<p>Mais ton correspondant l’artilleur indique dans sa
-personne un second cas beaucoup plus fréquent, où
-notre méthode d’éducation reste impuissante. Lorsque
-tel enfant nous arrive, à neuf, dix ou onze ans, l’arbuste
-est déjà noueux et dévié par une première culture
-mal comprise, en famille. Maintes fois, il n’y a même
-pas eu de culture ; on a laissé pousser en toute liberté
-le sauvageon mignon, en lui disant pour toute correction :
-« Attends, gamin ; <i>au collège, il faudra que tu
-changes</i>. »</p>
-
-<p>Assurément, il y en a qui changent au collège. Mais
-parfois aussi, à dix ou onze ans, il peut être déjà tard
-pour réduire les nœuds ou redresser les difformités ;
-le sauvageon a pris l’habitude de résister à la main qui
-veut le plier. Pour comble de malheur, quand il commence
-à se rectifier et à développer régulièrement sa
-jeune taille, les vacances arrivent et deux mois de
-faiblesses déplorables mettent à néant dix longs mois
-d’efforts. Tout est à refaire à chaque rentrée, et chaque
-fois avec moins de chances de succès. A qui la faute
-si, finalement, l’arbre reste ce qu’était l’arbuste ? Je
-sais des enfants dont l’éducation n’eût pu réussir
-qu’à une seule condition : c’était de faire préalablement
-l’éducation de leurs parents. Ils sont de plus en
-plus rares, aujourd’hui, les pères et les mères qui
-comprennent leur devoir et qui savent former à leurs
-fils une âme de chrétien et un caractère d’homme. Le
-souci du grand nombre s’arrête au diplôme de Sorbonne,
-au plumet de Saint-Cyr ou à la rapière de
-Polytechnique. Comme vue d’avenir, c’est court.</p>
-
-<p>Je vais faire un aveu pénible, mais fondé. On jalouse
-les Jésuites, un peu de partout, « parce qu’<i>ils accaparent
-l’éducation des enfants nobles et riches</i>. Le fait ainsi
-formulé n’est pas exact ; on l’a démontré plus d’une
-fois. Mais admettons un instant que les élèves riches
-et nobles affluent de préférence chez nous. Il se trouve
-parmi eux, sans contredit, de bons esprits, de beaux
-caractères, des hommes de ressource. J’ajoute que,
-sans tenir le monopole de la distinction, ils en donnent
-habituellement l’exemple et contribuent ainsi pour
-une bonne part à l’élévation du niveau général. Mais,
-il faut bien le dire, c’est aussi dans leurs rangs que se
-comptent en plus grand nombre les enfants gâtés par
-une première éducation molle, faible, frivole, et conséquemment
-les intelligences atrophiées, les volontés
-sans ressort, les élégantes nullités. Eh bien, si les
-Jésuites, de gaîté de cœur, <i>accaparent</i> ces éducations-là,
-j’affirme, sans crainte d’être démenti par les hommes
-du métier, qu’ils sont bien punis par où ils pèchent ; car
-ils n’en récoltent ni grande joie au collège, ni grand
-honneur après.</p>
-
-<p>Le problème s’aggrave singulièrement, lorsque le
-défaut d’éducation première se complique d’un tempérament
-difficile. Il n’est si bon cheval de race qui ne
-devienne vicieux, s’il se refuse au dressage. Encore un
-cheval peut-il, à la longue, être dompté par la force ; le
-jeune homme, lui, garde toujours la liberté de mal faire
-et le fonds de révolte qu’il tient de la chute originelle.</p>
-
-<p>On montre dans les champs une mauvaise herbe qui
-s’appelle vulgairement <i>herbe de patience</i>. Les Lorrains
-lui donnent un nom plus significatif, la <i>haine de prêtre</i>
-(ils entendent le prêtre défroqué, Charbonnel ou Combes).
-Voici la raison de ces deux noms. Au milieu d’une
-touffe de racines peu profondes, elle en a une principale,
-qui s’enfonce tout droit dans la terre et s’amincit peu
-à peu jusqu’à n’être plus qu’un filament, à peine perceptible
-aux doigts. Poursuivez-le à un bon mètre de profondeur
-et arrachez ce qui reste : six semaines ou six
-mois après, le mince fil a reparu, la plante scélérate
-étale de nouveau sa corbeille de feuilles vertes, et vous
-pouvez renouveler votre essai d’extirpation.</p>
-
-<p>Voilà l’image trop fidèle de ce qui arrive à plus d’un
-de nos élèves — pas à eux seuls ! Chaque âme d’enfant
-a son <i>herbe de patience</i>, souvent plusieurs, qu’il faut
-lui apprendre et lui aider à combattre. Véritable œuvre
-de patience, capable parfois de désespérer un ange ! On
-y travaille pourtant, durant des années, soutenu par
-le devoir au défaut du succès visible, consolé de son
-impuissance auprès de quelques-uns par la vaillance
-et les victoires des autres.</p>
-
-<p>Mais, si c’est quelque chose, si c’est beaucoup pour
-l’avenir moral d’un jeune homme d’avoir pris au collège
-l’habitude de la lutte contre ses passions naissantes,
-ce n’est pas tout ; il faut qu’elle se continue après et
-toujours. Ceux qui reprochent aux écoles chrétiennes
-les trahisons et les égarements des hommes dont elles
-avaient instruit la jeunesse, oublient cette condition
-essentielle.</p>
-
-<p>Quand le jeune philosophe nous a quittés, il donnait
-les plus belles espérances, et les promesses rassurantes
-lui coûtaient peu. Mais connaissant trop bien la fragilité
-de la nature et les ruses de l’ennemi, notre tendresse
-inquiète, au moment des adieux, lui avait recommandé
-instamment de veiller, de prier et de s’appuyer. Hélas !
-<i>la fascination de la bagatelle obscurcit la notion du bien</i>,
-dit l’Écriture, <i>et le tourbillon des désirs mauvais bouleverse
-un cœur jusque-là sans malice</i>. Le Collégien grandi,
-lancé peut-être trop tôt ou trop seul dans la grande
-ville, sottement jaloux de son indépendance, fier de sa
-première moustache et de ses dix-huit ans, se prenant
-déjà pour un homme, a voulu tout voir et tout savoir ;
-il a rougi de sa simplicité ; il a dédaigné ces amitiés
-pures et solides qui sont l’indispensable préservatif de
-l’adolescence, pour s’en créer de plus agréables qui
-seront sa perte ; il a voulu marcher sans guide dans
-la nuit folle de ses rêves désordonnés. La vue du prêtre,
-d’abord importune, a fini par devenir pour lui un
-reproche et un remords, dont il s’est irrité. Alors, plus
-de sacrements, plus de prière, bientôt plus de respect
-ni de soi ni d’autrui ; par suite, la porte ouverte à tous
-les égarements. La racine maudite est remontée tout
-entière et la mauvaise herbe, gagnant de proche en
-proche, a envahi peu à peu tout le champ de cette âme,
-qu’elle étouffe.</p>
-
-<p>Les confesseurs connaissent ces lamentables histoires,
-les ravages et les ruines qu’elles accumulent sur certaines
-vies, les larmes de sang qu’elles font verser aux
-mères et, quand ils reviennent plus tard dans le chemin
-du devoir, aux fils.</p>
-
-<p>D’ailleurs, on aurait tort de croire que nous nous
-contentons de gémir et que nous abandonnons les jeunes
-gens, une fois sortis de chez nous, à tous les dangers que
-leur créent dans le monde les attraits de la liberté, les
-mauvais amis et les mille sollicitations du vice, comme
-on abandonnerait des malheureux sans ressource, sur
-une barque sans défense, au caprice d’une mer furieuse.
-A Paris et dans maintes grandes villes de province, il
-nous a été possible de fonder, seuls ou avec d’autres
-amis dévoués de la jeunesse, ces associations chrétiennes
-qui sont, pour les <i>jeunes</i> de bonne volonté, autant de
-ports de refuge contre la tempête, en même temps que
-des champs d’évolutions et de manœuvres pour la
-guerre sainte.</p>
-
-<p>Mais il faut que les jeunes gens y viennent et que les
-parents y tiennent. Nous pouvons intervenir par voie
-de conseils auprès des uns et des autres, et nous n’y
-manquons pas ; n’étant pas des gendarmes, nous ne
-pouvons aller jusqu’à prendre les récalcitrants au collet.
-Beaucoup nous échappent, pour leur malheur. Est-ce
-notre faute ? Et si, plus tard, ils tombent au rang des
-jouisseurs sans honte, des ambitieux sans conscience,
-des égoïstes sans cœur, de ces traîtres à Dieu et à toutes
-les choses sacrées qui descendent de Voltaire jusqu’à
-Trouillot, est-ce la faute de notre éducation ? Non ; car
-pour devenir ce qu’ils sont devenus, ils ont dû mentir
-à tous les principes qu’ils avaient reçus de nous, et,
-s’il faut en croire un aveu public du dernier nommé,
-cela ne va pas toujours sans peine et sans angoisse :
-l’ancien élève de Notre-Dame-de-Mont-Roland a mis
-des années à laver la tache indélébile. Est-il bien sûr
-d’avoir aujourd’hui les mains propres ?</p>
-
-<p>Dans un livre qui a donné quelques inquiétudes aux
-familles chrétiennes, parce qu’il représente la vie de
-collège sous un jour habilement calculé pour rendre
-toutes les intentions suspectes, un <i>ancien</i> de Dijon a
-essayé de transformer en robe de Nessus, inévitable et
-funeste, l’influence que nous exerçons sur nos élèves.
-Son dénouement est d’un fatalisme qui serait effrayant,
-s’il n’était absurde. Ceux qui nous connaissent, connaissent
-aussi la nature de l’<i>empreinte</i> que nous voulions
-mettre sur les âmes : c’est l’empreinte du salut,
-<i lang="la" xml:lang="la">signum salutis</i>, et nos cœurs de prêtres et de Pères ne
-sauraient avoir au monde de chagrin plus cuisant que de
-la voir effacée chez quelqu’un de nos enfants d’autrefois.</p>
-
-<p>Un autre renégat, un Parisien, dont le nom ne souillera
-pas ma plume, a voulu se tailler aussi sur le dos de
-ses maîtres une célébrité facile — ou simplement battre
-monnaie. Il a inventé une chose immonde qui ne mérite
-même pas le titre de roman ; ce n’est qu’un long rêve
-de polisson. Va-t-on nous juger sur ce livre et sur ce
-malheureux ? Autant vaudrait juger tout le collège
-des apôtres et l’enseignement du divin Maître sur l’odieux
-personnage de Judas. Il ne tenait qu’à Judas de rester
-fidèle aux leçons du Sauveur : il ne l’a pas voulu ; il
-a abusé du redoutable privilège de sa liberté pour
-devenir, malgré la grâce que le Maître lui offrait, un <i>fils
-de perdition</i>. Lui seul est responsable de sa chute et de
-son châtiment, comme tous les renégats dont il est le père.</p>
-
-<p>Il n’y a donc pas lieu de s’étonner des défections
-que ton brave officier d’artillerie constate et déplore,
-dans son entourage, parmi nos anciens élèves ; elles
-sont inévitables et se reproduisent partout où les hommes
-sont des hommes et non pas des anges. Il a raison
-de croire que beaucoup d’entre elles ne sont que passagères,
-qu’<i>on en revient</i>. Pourtant il ne faut pas oublier
-que, plus on tombe de haut, plus la chute est lourde et
-le relèvement difficile. <i lang="la" xml:lang="la">Corruptio optimi pessima.</i></p>
-
-<p>Il s’est relevé, lui, parce que c’est un cœur de soldat.
-Les soldats ont parfois les passions violentes, mais
-avec cela un fonds de loyauté qui leur rend intolérables
-les situations équivoques : l’ennemi une fois reconnu,
-ils vont droit dessus.</p>
-
-<p>Bien plus rarement on voit se convertir les ambitieux
-que grise la vue d’une écharpe ou d’un panache
-quelconque, sots adorateurs du pouvoir et d’eux-mêmes, — rampants
-et jaloux, tant qu’ils ne sont rien ou peu
-de chose, — tyrans insupportables, quand ils ont <i>décroché
-la timbale</i>. Ceux-là, les coups de foudre et les humiliations
-inattendues peuvent seuls les ramener quelquefois.</p>
-
-<p>Mais que faudrait-il pour secouer cette masse inerte
-d’égoïstes, indifférents ou poltrons, qui se cantonnent
-dans l’enclos de leurs intérêts personnels, se croisent
-les bras en regardant brûler la maison du voisin pourvu
-qu’elle ne touche pas à la leur, verrouillent leur porte
-quand on crie au voleur dans la rue, se déclarent incapables
-de tout effort pour le salut commun et, voulant
-se justifier de ne rien faire, s’en vont partout répéter
-bien haut qu’<i>il n’y a rien à faire</i> ? Voilà les grands coupables
-du temps présent ; car ils ont en main le salut de
-la France chrétienne et ils ne veulent pas se donner
-la peine de la sauver.</p>
-
-<p>Dans la catégorie des ambitieux dévoyés, nos anciens
-élèves figurent-ils en notable quantité ? Je ne le
-pense pas. On peut citer deux ou trois ministres, quelques
-députés, quelques magistrats. En général, le fonctionnarisme
-tente peu de nos jeunes gens ; ils préfèrent
-les situations qui permettent de marcher le front haut.
-Tant que la magistrature et l’armée ont gardé leur
-prestige traditionnel au-dessus des misérables agitations
-de la politique de parti, elles étaient les deux buts les
-plus fréquents des âmes noblement ambitieuses. La
-suppression de l’inamovibilité, puis les besognes policières
-et antireligieuses infligées aux magistrats sont
-venues découronner bientôt cette carrière.</p>
-
-<p>Restait l’armée, la « grande muette », qui était aussi
-la « grande dévouée » et la « grande respectée », l’image
-la plus complète de la patrie, l’expression humaine la
-plus haute du sacrifice. On nous a reproché d’y avoir
-trop <i>poussé</i> nos élèves et d’avoir par là rendu stériles
-pour l’action sociale bon nombre de talents. En y regardant
-de près, on trouverait, je crois, les parents plus
-coupables du méfait que les maîtres ; mais, cette réserve
-admise, je rends les armes. Le méfait en question est, chez
-nous aussi, un défaut de famille, un faible. Beaucoup
-de jésuites, ayant de se ranger sous le drapeau du Christ,
-ont servi sous le drapeau de la patrie ; ils en ont gardé
-l’amour, qui va très bien avec celui de la croix. J’ai
-peur qu’on ne nous accuse longtemps encore de <i>pousser</i>
-à l’un et à l’autre. Nous ne sommes pas dreyfusards,
-non, et nous restons les <i>grenadiers</i> qu’on sait.</p>
-
-<p>Faut-il, à ce propos, nous laver du reproche d’embaucher,
-d’aucuns disent de débaucher les meilleurs de
-nos élèves <i lang="la" xml:lang="la">ad majorem Dei gloriam</i>, c’est-à-dire pour la
-gloire de notre toute-puissante et tout-envahissante
-Compagnie ? Le cliché, si vieux qu’il soit, est résistant,
-aussi résistant que la sottise humaine ; il servira encore.
-Aux gens de bonne foi il suffira de répondre que la
-Compagnie de Jésus, avec tous les théologiens, exige
-pour la vocation religieuse l’appel certain de Dieu et
-la libre acceptation de l’homme. La première question
-qu’on pose chez nous au candidat novice, est celle-ci :
-« Quelqu’un, jésuite ou autre, vous a-t-il poussé à venir
-ici, ou y venez-vous librement ? » S’il y a seulement
-un doute, on n’entre pas. Quel intérêt, d’ailleurs, la
-Compagnie pourrait-elle avoir à accueillir dans ses
-rangs un soldat forcé ? Il lui faut des volontaires, envoyés
-de Dieu pour faire l’œuvre de Dieu, qui est notre
-œuvre unique.</p>
-
-<p>Pourquoi ne dirais-je pas une chose qui est de nature
-à étonner nos persécuteurs autant qu’elle nous console ?
-Nous sommes chassés de nos anciens collèges, et pourtant
-la race des volontaires de Dieu n’est pas éteinte
-et la source de dévouement religieux n’est pas tarie ;
-sur tous les chemins de l’exil on rencontre en ce moment
-de jeunes cœurs, épris d’enthousiasme pour la sainte
-cause outragée, qui vont demander aux proscrits la
-faveur de partager leurs épreuves et leurs espérances.
-Le divin Chef qui envoie ces recrues à sa <i>petite Compagnie</i> — c’est
-le mot de saint Ignace, notre père — ne
-l’a donc pas rejetée encore, et le jour viendra où,
-comme jadis les Hébreux, nous chanterons, avec nos
-frères de tous les ordres, avec l’Église tout entière,
-le cantique de la délivrance, sur les bords de l’abîme
-qui aura mis à néant l’orgueil des ennemis de Dieu.</p>
-
-<p>Il y a des catholiques, des prêtres même, qui regrettent
-parfois ces renoncements et qui osent les appeler des
-<i>désertions</i>. Il faut les renvoyer à l’Évangile et aux
-paroles du Maître : <i>Si tu veux être parfait, va-t’en vendre
-tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi.</i>
-Le sang des martyrs n’est pas la seule semence des
-chrétiens ; la vie de l’Église et le rachat du monde sont
-faits de tous les sacrifices, y compris, en première ligne,
-celui des attaches terrestres. Notre temps égoïste et
-jouisseur voudrait supprimer le renoncement religieux
-comme contraire aux droits de la nature ; en réalité,
-c’est parce qu’il trouve dans le spectacle des vertus
-monastiques un reproche perpétuel et sa plus sévère
-leçon. La leçon n’en demeure que plus nécessaire.</p>
-
-<p>Les chrétiens qui blâment les vocations religieuses
-comme des désertions, outre l’injure qu’ils font à Dieu,
-maître absolu de chaque destinée humaine, oublient
-ce qu’un religieux, longuement formé par une discipline
-sûre et intelligente, acquiert de puissance pour
-le bien dans toutes les sphères de l’apostolat. Livré
-à ses propres forces dans le monde, il eût peut-être été
-un homme d’action, mais n’eût fait que la besogne d’un
-seul ; jésuite ou bien membre d’un autre Ordre actif,
-il formera beaucoup d’hommes, et son talent, fécondé
-par la grâce d’en haut, portera des fruits dix fois, cent
-fois, peut-être mille fois plus abondants.</p>
-
-<p>Certains partisans à outrance de l’action sociale ne
-se bornent pas à nous reprocher ces prétendus accaparements
-de novices ; ils nous accusent aussi de ne pas
-donner à nos élèves cet esprit d’initiative qui devrait,
-dans le champ clos des luttes actuelles, faire de chacun
-d’eux un héros. Que ne fournissent-ils en même temps,
-pour atteindre ce but, la recette infaillible !</p>
-
-<p>L’esprit d’initiative est une chose admirable et infiniment
-souhaitable. Malheureusement, il en est de lui
-comme l’esprit en général : il ne se donne pas. C’est une sorte de
-<i>bosse</i>, comme celle des mathématiques ou de la poésie.
-Qui dit initiative, dit pénétration de l’intelligence, vivacité
-du tempérament, énergie de la volonté : où se
-fabriquent ces trois belles qualités ? Je compte, plus
-tard, dire un mot des moyens d’en développer le germe,
-quand ce germe existe.</p>
-
-<p>Je n’ajoute qu’une observation. Le nombre des sots est
-infini, dit l’Écriture : celui des égoïstes n’est pas moindre ;
-car, pris dans leur réalité dernière, les <i>égoïstes</i> qui préfèrent
-la jouissance du moment au seul véritable bonheur
-de la vie future, sont tout bonnement des sots qui se
-croient malins. Dans cette foule, nos amis ou nos jaloux
-du <i>bon parti</i> (oui, des jaloux : il paraît que nous en
-avons encore quelques-uns) prétendent que nous comptons
-beaucoup de nos anciens élèves. C’est une question
-de chiffres que je ne me charge pas de trancher : les
-statistiques sont chose si délicate ! Mais comment se
-fait-il que nos adversaires du <i>mauvais parti</i> ne se lassent
-pas de crier à l’<i>invasion noire</i>, celle des <i>jésuites de toute
-robe, longue et courte</i>, et que, pour l’arrêter, ils n’aient
-rien vu de plus sûr, rien de plus urgent, que de fermer
-nos collèges ? On peut tirer la conclusion. Cette haine
-semble prouver, mieux que toute statistique, auquel
-des deux camps, celui du bien ou celui du mal, appartient
-l’ensemble de nos élèves. Ils ne sont donc pas si
-universellement égoïstes et dénués d’initiative.</p>
-
-<p>Je me garderai, d’ailleurs, de revendiquer à leur
-profit le monopole de la fidélité aux bons principes.
-Nous ne sommes pas les seuls éducateurs chrétiens ;
-d’autres semeurs, réguliers et séculiers, ont jeté sur
-toute l’étendue de la France les graines vivantes de la
-moisson future. Ils sont ou seront pourchassés, comme
-nous, par les ennemis de la foi et de la liberté ; nous
-n’avons eu que l’honneur d’ouvrir la marche des persécutés
-et de voir notre nom, qui est celui du Sauveur
-lui-même, servir de cri de guerre.</p>
-
-<p>Mon cher Paul, depuis que j’ai commencé cette lettre
-trop longue, les vagues frémissantes ont achevé de se
-calmer et, par ma fenêtre ouverte, je les vois maintenant
-se dérouler paisiblement sur la plage unie, comme
-des nappes de dentelle, bordées de peluche neigeuse.
-Un grain de sable suffit à Dieu pour fixer son terme
-à la mer montante et à la tyrannie des Cromwell de
-tous pays. Attendons et prions.</p>
-
-<p class="ind">Tout à toi en Notre-Seigneur,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c87" title="III. L’idéal et le réel dans l’enseignement">III. <i>Au même.</i></h3>
-
-<p class="date">Août 1003.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>Le « jeune professeur savant et honnête » nous fait
-l’honneur de nous croire les derniers et malheureux
-tenants du <i>classicisme</i>. Je ne voudrais pas, à ce propos,
-intervenir, moi millième, dans la brûlante querelle de
-l’enseignement moderne. Cependant, je dois l’avouer,
-sa théorie un peu nouvelle sur la nécessité de <i>démocratiser</i>
-notre enseignement secondaire m’a fait réfléchir,
-et je me suis demandé si, réellement, il ne faudrait pas
-chercher là l’inspiration de la campagne qui a été menée,
-depuis bien des années, contre le <i>classique</i>.</p>
-
-<p>Le classique était, de fait, un enseignement privilégié,
-aristocratique, non pas qu’il fût réservé exclusivement
-aux classes dirigeantes, mais parce qu’il menait seul à
-une culture distinguée et aux carrières libérales. Cela
-répugnait à l’égalité républicaine. On essaya donc
-d’abord d’une concurrence par la culture dite <i>moderne</i>,
-plus à la portée des intelligences <i>démocratiques</i>. Elle
-fut par décret proclamée équivalente à une culture
-classique, pour l’entrée aux grandes écoles du gouvernement,
-mais l’opinion n’admit pas l’équivalence réelle
-et le préjugé demeurait favorable à l’ancien régime.</p>
-
-<p>Ne pouvant faire monter le moderne à la hauteur de
-son rival, on se décida à faire descendre le rival. On
-le chargea de matières étrangères ou accessoires, dont
-on doubla la valeur aux examens, de façon à écraser le
-malheureux sous le poids. La grande réforme de l’an
-passé est venue sanctionner et aggraver cet état de
-choses. Des quatre sections qui se partagent désormais
-notre enseignement secondaire, une seule, triste îlot
-perdu dans la mer immense, sert de refuge au latin-grec ;
-les trois autres sont des combinaisons variées
-entre les sciences, les langues vivantes et le latin. Les
-quatre machines fonctionnent dans chaque établissement,
-j’allais dire dans chaque fabrique, sur le pied de
-l’égalité, pour produire un baccalauréat qui ne sera
-plus ni classique ni moderne, mais le <i>baccalauréat</i> tout
-court, ouvrant au même titre la porte de toutes les carrières.</p>
-
-<p>M. Chaumié vient de compléter cet admirable outillage
-par une invention du plus pur esprit démocratique :
-l’aurait-il empruntée au jeune professeur ? Une circulaire
-du Grand Maître de l’Université de France autorise
-les lycées à ouvrir des <i>ateliers</i>, où les élèves qui n’aiment
-pas le jeu au grand air pourront se délasser à
-quelque travail manuel, sous la direction de véritables
-ouvriers. Il proteste d’ailleurs contre toute assimilation
-avec ce qui se fait dans les écoles professionnelles. Ce
-sera pour leur seul plaisir que les futurs ingénieurs,
-officiers, médecins ou avocats, apprendront à manier
-la scie et le rabot, à fabriquer des chaussures et des
-chaussettes, des vestes et des culottes, que sait-on encore ?
-Espérons qu’ils ne feront pas une trop rude concurrence
-aux gens de métier, qui se plaignaient déjà des
-orphelins de dom Bosco !</p>
-
-<p>Mais où la pensée démocratique de M. Chaumié
-touche à l’idylle, c’est lorsque, sans rire, il exprime
-l’espoir que <i>le contact habituel avec l’ouvrier directeur
-aidera les élèves à mieux comprendre l’âme populaire</i>.
-Il aime à croire que pour assurer ce dernier résultat,
-l’élève pourra aussi allumer sa pipe à la pipe de l’ouvrier,
-et terminer chaque leçon avec lui sur le zinc par
-une absinthe fraternelle. Enfin, ne conviendrait-il pas
-d’inscrire ces ouvriers maîtres sur la liste du personnel
-enseignant, à côté ou peut-être à la place des inutiles
-professeurs de littérature ancienne ? Ce serait l’égalité
-parfaite.</p>
-
-<p>De bons esprits pensent que le nouveau plan d’enseignement
-nous mène droit à l’égalité dans la nullité.
-D’autres, au contraire, avec ton « jeune professeur, »
-s’attendent à voir sortir de ce pot-pourri, le triomphe
-définitif de la <i>science populaire et positive</i>. Je parie
-pour ces derniers, si la République dure quelque temps
-encore. Comme en Amérique, nous aurons des milliardaires
-qui auront commencé par marcher sans semelles,
-des fortunes scandaleuses et des faillites colossales,
-des inventeurs excentriques jusqu’à la démence, des
-maisons à vingt étages, le droit de lyncher les nègres
-ou autres personnages déplaisants, et une foule d’autres
-droits qu’on nous donnera ou que nous prendrons.
-En revanche, nous emprunterons aux nations restées
-classiques leurs poètes, leurs écrivains, leurs artistes,
-leur esprit et leur bon goût, en les payant bien. Elles
-pourront aussi, à la longue, nous rapprendre le français.</p>
-
-<p>Il fut un temps où certain démocrate assez connu,
-qui exerça sur les destinées de notre pays une influence
-considérable, prétendit ressusciter en France la <i>république
-athénienne</i>. Si Léon Gambetta vivait encore, il
-ne passerait plus que pour un rêveur. Son rêve avait
-du bon, pourtant, même au point de vue démocratique.
-L’histoire nous apprend que les Athéniens, très jaloux
-de leur liberté civile et politique, n’en étaient pas moins
-un peuple très cultivé. Ils le devaient précisément à
-une aristocratie intellectuelle, comme n’en a vu aucune
-monarchie, pas même celle de Louis XIV. Durant une
-longue suite d’années, les hommes de génie se succédèrent
-à Athènes et y entretinrent ce culte de l’idéal
-religieux, patriotique et artistique, qui valut à la cité
-le respect de toutes les nations et de tous les siècles.
-Et pour que la république, avec son passé glorieux,
-finît par tomber sous la servitude de l’étranger, il
-fallut que ce triple idéal sombrât d’abord dans la corruption
-des idées et des mœurs, sous l’action dissolvante
-de sophistes impies et de rhéteurs vendus. Le Macédonien
-attend aussi à nos portes.</p>
-
-<p>La France avait hérité d’Athènes, plus encore que
-de Rome, le sceptre universel de l’esprit ; c’était, après
-son titre de fille aînée de l’Église, la plus belle partie
-de notre patrimoine national, plus belle que la gloire
-de nos armes, tant de fois victorieuses. Mais la démocratie
-n’a cure de cet inutile privilège ; elle se suffit à
-elle-même. Le <i>bloc</i> ne s’arrêtera qu’après avoir tout
-écrasé, pareil à ces rouleaux successifs, aveugles et sourds,
-qui foulent le gravier de nos routes.</p>
-
-<p>Faut-il nous résigner à cet écrasement ? Ce serait
-trahir notre cher pays, en même temps que toutes nos
-traditions ; nous n’y consentirons pas. Dans ces brillantes
-revues militaires, où chaque nation, si <i>dreyfusarde</i>
-qu’elle se dise, aime à faire parade de sa force,
-on regarde quelquefois défiler deux régiments de la
-même arme. L’un, de formation nouvelle, est précédé
-d’un drapeau aux couleurs éclatantes, tout neuf ; on le
-salue avec respect : c’est l’emblème de la patrie. Mais
-voici le second. La poussière et la poudre ont fané ses
-couleurs ; les balles ont troué ses plis et l’ont déchiqueté ;
-on a de la peine à lire encore les noms des victoires
-qu’il a aidé à gagner : ce n’est plus qu’un lambeau.
-Oui ; mais quand ce lambeau passe, c’est la gloire qui
-passe, et les bravos éclatent, unanimes, enthousiastes.
-Et lorsqu’un de ces glorieux restes semble trop vieux,
-un drapeau neuf en prend la place à la tête du régiment,
-mais l’ancien, l’invalide, garde la sienne dans le salon
-du colonel, à côté du nouveau venu ; et si, en un jour
-de malheur, le drapeau neuf ne suffit plus à sauver
-l’honneur de la patrie, la <i>loque sublime</i> reparaîtra sur
-le champ de bataille pour relever les courages et ramener
-la victoire.</p>
-
-<p>Expulsés de nos collèges, nous avons emporté avec
-nous dans l’exil le vieux drapeau déchiré où était inscrit
-l’amour de la France et des bonnes lettres ; nous le
-garderons avec un soin jaloux, et quand la liberté de
-faire le bien nous aura été rendue, nous le rapporterons
-intact et nous le replanterons au frontispice de
-nos écoles rouvertes.</p>
-
-<p>« Chimères ! » dites-vous. — « Double chimère ! dira
-quelqu’un ; car, depuis cinquante ans que vous aviez
-la liberté de l’enseignement, qu’en avez-vous fait ? Où
-sont les hommes de valeur que votre méthode a produits ? »
-Ce reproche, qu’on entend formuler encore
-quelquefois, nous va au cœur ; car il n’y en a pas de
-plus injuste et de plus immérité. Je n’y répondrai pas
-en détail ; d’autres l’ont fait victorieusement. Pour ne
-pas le laisser passer impuni, je veux indiquer seulement
-quelques-unes des raisons pour lesquelles l’accusation
-ne porte pas.</p>
-
-<p>D’abord, cette loi de 1850, qu’on disait si libérale,
-ne nous donnait qu’un semblant de liberté, puisque
-l’État gardait pour lui seul le droit de fixer les programmes
-et de conférer les grades. Ainsi ligotée par
-les réglements universitaires, quel essor et quel jeu
-pouvait prendre notre méthode traditionnelle ?</p>
-
-<p>En second lieu, malgré toutes les démonstrations de
-la bienveillance officielle, nous restions pour l’Université
-toujours suspects. Sans doute, ceux de nos élèves
-qu’une ambition plus noble poussait à conquérir dans
-les sphères supérieures quelque situation brillante,
-n’avaient rien à craindre de leur provenance cléricale
-et jésuitique ; mais… il leur fallait beaucoup de talent
-pour arriver premiers sur les enfants de la maison universitaire.</p>
-
-<p>Je pourrais dire encore que nos collèges, ne participant
-ni peu ni prou aux millions du budget, eurent
-à se débattre durant les vingt-cinq premières années
-contre de multiples embarras matériels. Quand ils
-allaient être à flot, on inventa l’<i>article 7</i> et les <i>décrets</i>,
-qui nous dispersèrent une première fois.</p>
-
-<p>Les vingt années qui suivirent 1880 ont fourni à nos
-annales des preuves consolantes de la solidarité apostolique
-et fraternelle qui, dans les grands périls, unit
-le clergé séculier et régulier. Nombre de prêtres dévoués,
-mêlés à de vaillants laïques, sont venus remplacer les
-proscrits et enlever à nos ennemis la satisfaction de
-voir nos collèges s’effondrer. La plupart, faisant abnégation
-de leurs idées personnelles, ont compris que
-l’honneur des nouveaux maîtres et leur succès même
-auprès des familles réclamaient d’eux la fidélité à nos
-traditions ; nous en avons connu qui les ont gardées
-avec une intelligence et une rigueur dignes de toute
-notre reconnaissance. Quelques-uns, dans de bonnes
-intentions, ont voulu faire différemment ; ce qui s’en
-est suivi, les regarde.</p>
-
-<p>Toujours est-il que, reprocher à des éducateurs, placés
-dans des conditions si précaires, de n’avoir pas opéré
-une série de prodiges, cela touche à la dérision. Nous
-sommes sûrs d’en avoir au moins opéré un, qui compte
-pour plusieurs : nous avons failli faire peur à l’Université !
-Si elle trouve que c’est peu de chose, nous ne
-demandons pas mieux que d’en faire davantage. Qu’elle
-mette en commun ses libertés, ses privilèges et ses ressources,
-de façon à rendre la lutte égale : dans vingt ans,
-le pays jugera.</p>
-
-<p>Si elle croyait devoir refuser le combat, par crainte
-de trouver en nous des ennemis jurés de la science et
-du progrès moderne, nous pourrions la rassurer. Peut-être
-suffirait-il, pour cela, de lui montrer telles de nos
-anciennes maisons, parfaitement en rapport avec le
-mouvement scientifique, qui, à son gré, ont plutôt trop
-de succès, et font aux écoles de l’État sans Dieu une
-concurrence gênante.</p>
-
-<p>Nous savons que « le monde marche » ; nous sommes
-prêts à marcher avec lui, non pourtant à l’aveugle.
-Nous ferons au <i>réel</i> les concessions nécessaires ; mais
-nous n’admettons point qu’il <i>détrône l’idéal</i>. Notre
-ambition est de les réconcilier ; la jeune France ne
-pourra qu’y gagner.</p>
-
-<p>A bientôt, mon cher Paul.</p>
-
-<p class="ind">Toujours à toi en Notre-Seigneur.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c88" title="IV. Le principe religieux et la morale sociale dans l’éducation">IV. <i>Au même</i></h3>
-
-<p class="date">Août 1903.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul,</p>
-
-<p>J’ai dit qu’entre le vieil enseignement classique et
-la science moderne, la conciliation est possible ; mais
-elle serait incceptable et impardonnable, aujourd’hui
-plus que jamais, si elle devait toucher à la devise même
-de notre enseignement : <i>Chrétien avant tout !</i> Ce serait
-toucher à l’arche sainte.</p>
-
-<p>Le « jeune professeur » part en guerre contre les
-<i>sacristains</i>. Je me croirais obligé à protester énergiquement,
-si l’on pouvait supposer que ce mot couvre
-une intention offensante à l’égard des modestes fonctionnaires
-à qui incombe le service matériel du culte.
-Mais, puisque ce monsieur est « même chrétien », son
-mot représente une simple catachrèse, un abus de langage,
-et l’on devine son vrai sentiment. Il n’aime pas
-ces dévots exagérés, chrétiens de surface et de forme,
-qui font consister toute leur piété et toute la religion
-en cérémonies extérieures, en airs penchés, en sentences
-mystiques, en dévotions puériles.</p>
-
-<p>Eh bien, il a raison, au fond. Sans aller jusqu’à voir
-des Tartufes, là où, souvent, il n’y a que des simples
-d’esprit, nous n’aimons pas plus que lui ce genre de
-dévots. Ils n’ont jamais été notre idéal, tant s’en faut !
-Les Chrétiens que nous voulons former joignent à l’amour
-de leur foi l’amour de leurs devoirs, à la piété l’action :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ?</div>
-</div>
-
-<p>Dans une démocratie, où chaque citoyen est appelé
-à concourir pour sa part à la direction des affaires et
-au bien commun, il est naturel, voire indispensable,
-que les jeunes gens apprennent à remplir leur devoir
-civique. Mais qu’on se rassure là-dessus. Un bon chrétien
-est, par le fait, un bon citoyen. Électeur, il vote
-selon sa conscience bien formée ; élu, il défend le droit
-et la liberté ; fonctionnaire, il ne connaît pas les pots-de-vin ;
-juge, il ne s’abaisse pas à rendre des services
-au lieu d’arrêts ; soldat, il voue son épée à la patrie,
-non aux politiciens ; industriel ou commerçant, il tient
-à garder sans tache devant Dieu et devant les hommes
-l’honneur de sa probité ; patron, il traite ses ouvriers
-en père de famille ; ouvrier, il rend à son patron le respect
-et le travail qui lui sont dus ; riche, il soulage toutes
-les misères qu’il peut ; pauvre, il accepte sans révolte
-le lot que Dieu lui assigne, en attendant la compensation
-éternelle. Imagine-t-on, en toute sincérité, un
-état social plus parfait que celui que régirait une pareille
-morale ?</p>
-
-<p>Or, cette morale a dix-neuf siècles d’existence. Les
-démocrates modernes se flattent singulièrement, s’ils
-croient l’avoir inventée, ou avoir inventé mieux. Des
-hommes considérables se sont battu les flancs, ont sué,
-soufflé… pour aboutir à quoi ? A gonfler de phrases
-creuses leurs <i>Manuels de morale civique et laïque</i>. Qu’on
-apporte tous ces volumes en un tas : ils ne vaudront
-pas les dix petites pages d’un catéchisme sur les dix
-commandements de Dieu. Et le catéchisme, comparé
-au manuel, a l’immense avantage de fonder ses enseignements
-sur un principe divin et sur une sanction
-surnaturelle, qui font absolument défaut à la <i>morale
-civique</i> et que rien ne remplace.</p>
-
-<p>Le problème social, objet si troublant de la préoccupation
-universelle, serait bien près de sa solution, si
-tous ceux qu’il intéresse acceptaient pour base la morale
-chrétienne. Pour en être convaincu, il suffit de regarder
-ce qui se passe en Belgique, où, malgré les grondements
-intermittents des passions mauvaises, odieusement
-excitées par quelques meneurs, un ministère franchement
-et énergiquement chrétien réussit, depuis vingt
-ans, à maintenir la paix et la prospérité dans la liberté.
-Sur un autre point de l’Europe, en plein pays protestant,
-un grand parti catholique, solidement campé
-au cœur même de la représentation nationale, avec ses
-vingt-deux députés ecclésiastiques, tient en échec
-le sectarisme, garantit le pouvoir lui-même contre les
-tentations dangereuses et poursuit, avec une merveilleuse
-unité de vues et d’efforts, le véritable progrès
-moral et matériel.</p>
-
-<p>Quel contraste chez nous !… D’où vient la différence ?</p>
-
-<p>Nombre de braves gens, braves en paroles, attribuent
-toutes nos misères au découragement, à l’indifférence
-et à l’apathie des catholiques, leurs semblables. C’est
-s’arrêter à mi-chemin de la vérité. La vérité complète,
-c’est que nos catholiques ne sont pas des catholiques.</p>
-
-<p>Lorsque nos hommes politiques, électeurs et élus,
-sauront leur catéchisme et pratiqueront carrément
-leur foi, comme les catholiques belges et allemands,
-la France redeviendra un pays heureux, libre et respecté.
-Jusque-là, l’opposition peut continuer une lutte
-qui sera de pure parade : le moulin du <i>bloc</i>, qui a le
-vent pour lui et des ailes puissantes, continuera de tourner
-et de faire rouler dans la poussière les chevaliers
-errants qui se battent contre lui si piteusement.</p>
-
-<p>M. le professeur de l’Université doit comprendre
-maintenant pourquoi le sentiment religieux ne peut
-cesser d’être chez nous, je ne dis pas le seul, mais le
-premier principe directeur de l’éducation. Nul éducateur
-digne de ce titre ne négligera de faire appel aux autres
-sentiments nobles qui dorment dans le cœur des enfants
-et dont l’éveil amène parfois de si heureux élans vers
-le bien : l’honneur, la reconnaissance, le patriotisme…
-Mais ces mobiles sont purement humains et sujets aux
-variations : la foi est divine et stable, comme les devoirs
-qu’elle impose. Et puisque, dans les temps tourmentés
-où nous vivons, le monde est devenu plus que jamais
-un champ de bataille et que les mauvais se font assaillants,
-il faut que les bons se fassent défenseurs. Soldats
-contre soldats. Or, la Compagnie de Jésus, on le sait,
-a été fondée par un homme de guerre : elle manquerait
-à toutes ses traditions, si elle ne cherchait à entraîner
-au combat, sous la bannière du Christ Rédempteur,
-les jeunes forces qui viennent s’offrir à sa discipline.
-On peut compter qu’elle s’y emploiera de son mieux,
-partout où elle en aura la liberté.</p>
-
-<p>Comment ? En développant chez eux, à l’extérieur
-et à l’intérieur, ce qu’on appelle volontiers d’un nom
-nouveau, mais expressif, la <i>combativité</i>. A l’intérieur,
-la lutte pour la soumission à Dieu ; à l’extérieur, la
-lutte pour le dévouement à ses frères : toute l’éducation
-morale et sociale tient dans ces deux simples choses.
-Je ne les expliquerai pas davantage.</p>
-
-<p>Quant à cette <i>science sociale</i> pour laquelle ton correspondant
-réclame une place dans l’enseignement
-chrétien, l’entente ne sera pas difficile. Elle était déjà
-réalisée dans plus d’un de nos collèges ; elle doit l’être,
-elle le sera dans tous. Le catéchisme, je l’ai dit, reste
-la base générale. Dans les classes de philosophie, on
-discute les divers systèmes d’économie politique et
-sociale ; l’histoire des institutions apporte aussi le contingent
-de ses lumières. La théorie se complétera par
-des lectures spéciales, revues ou livres, et par des conférences
-où les hommes compétents exposeront les
-applications pratiques des systèmes et les résultats de
-l’expérience.</p>
-
-<p>On y ajoutera, dans la mesure du possible, la participation
-active à certaines œuvres sociales, associations
-ouvrières, syndicats, patronages. On mettra surtout
-les jeunes gens en <i>contact avec l’âme populaire</i>, non
-pas dans les ateliers utopiques de M. Chaumié, mais
-dans les mansardes où grouillent des enfants affamés
-que l’assistance publique et laïque oublie. A l’occasion,
-pour qu’ils n’ignorent pas le revers de la médaille,
-il sera peut-être bon aussi de mettre les plus robustes
-d’entre eux en contact avec les pâles <i>apaches</i>, pour
-la défense de la liberté du culte et pour la protection
-des premières communiantes de leur paroisse.</p>
-
-<p>La part pourrait être faite plus large à l’<i>éducation
-sociale</i> si le Grand Maître de l’Université, prenant
-sa bonne hache de bûcheron, se décidait à élaguer
-quelque peu l’inextricable forêt des programmes secondaires.
-Mais il ne faut pas y compter de sitôt : M. Chaumié
-est trop occupé à boucher les trous que fait, dans
-l’instruction des enfants du peuple, le féroce élagueur en
-chef des congréganistes.</p>
-
-<p>Si donc on ne veut pas augmenter, par des préoccupations
-étrangères, le surmenage qui compromet déjà
-tant de carrières ambitionnées, il faut borner à ce que je
-viens de dire la <i>préparation</i> du bon citoyen au collège.</p>
-
-<p>Sa <i>formation pratique</i> doit être réservée en majeure
-partie pour le temps des études de carrière, alors que
-le jeune homme, plus conscient de ce qu’il veut et de
-ce qu’il peut, trouvant d’ailleurs autour de lui les enseignements
-et les soutiens nécessaires, est en état de
-faire ses premières armes pour la grande lutte. Soldat
-quelque peu tremblant d’abord, non pas de peur, mais
-d’émotion (Cicéron lui-même avouait cette faiblesse,
-en montant aux rostres, et l’on dit que de vieux généraux
-n’y résistent pas, au moment du coup de canon qui annonce
-la bataille) ; il s’aguerrira bien vite, au contact de
-ses braves compagnons de la <i>Jeunesse catholique</i> ; l’odeur
-de la poudre finira par le griser, lui aussi, et, devenu
-homme, fort désormais de son expérience et de sa foi, il
-mettra son cœur et son talent à servir les plus graves
-intérêts, sur le terrain où se défont les mauvais ministères
-et où se font les bonnes lois.</p>
-
-<p>Cela, mon cher Paul, c’est ton histoire. Je souhaite
-de tout cœur qu’elle s’achève par les plus magnifiques
-triomphes et que notre chère France trouve, parmi
-tes condisciples anciens et nouveaux, parmi les élèves
-de notre enseignement libre tout entier, beaucoup de
-braves gens pareils à toi. Elle en a besoin.</p>
-
-<p class="ind">Ton dévoué en Notre-Seigneur.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c89" title="V. Le rapport Buisson sur la suppression de l’enseignement congréganiste">V. <i>Paul Ker au R. P. Jean.</i></h3>
-
-<p class="date">De Z… le 15 avril 1901.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Père Jean,</p>
-
-<p>Vous rappelez-vous le temps déjà lointain où notre
-commun directeur, pour me consoler du gros chagrin
-de ne pas vous accompagner au noviciat des Jésuites,
-me promettait que, dans le tourbillon du monde, je
-vous trouverais toujours prêt à m’aider de vos prières,
-de votre amitié et de vos conseils ? Il a été bon prophète.
-Vos prières, j’en éprouve l’effet tous les jours,
-sur moi et sur les miens ; votre amitié et vos conseils,
-j’en vis depuis bientôt trente ans. Comment ferais-je
-pour m’en passer ? Lorsqu’il m’arrive un embarras
-sérieux, un de ces embarras auxquels toute la sagesse
-et le savoir-faire de Marguerite ne peuvent rien, elle
-me dit, en désespoir de cause : « Écrivez à mon frère. »
-Et je lui réponds invariablement : « J’y pensais. »</p>
-
-<p>Je viens de relire le rapport Buisson sur la suppression
-de l’enseignement congréganiste de tout ordre.
-Le ton est celui du chef de brigands qui, soutenu de
-sa bande, vous explique tranquillement, au coin du
-bois, les honnêtes motifs qui l’obligent à vous décharger
-du soin de votre bourse ou de votre vie, ou même
-des deux à la fois. C’est canaille, visiblement ; mais
-au moins c’est, je ne dirai pas franc, car cela suinte
-l’hypocrisie sectaire, mais clair et net, par conséquent
-instructif.</p>
-
-<p>Les pères de famille sont avertis qu’il « n’appartient
-à personne, pas même aux parents, d’exercer sur un
-enfant une <i>pression</i> qui soit de nature à compromettre
-son développement normal de <i>corps</i> ou d’esprit. »
-Ainsi nous n’avons même plus la liberté du maillot ou
-de la bretelle, et il faut nous attendre pour nos fils à
-l’établissement prochain de la gymnastique obligatoire,
-qui sera certainement laïque et probablement
-non gratuite !</p>
-
-<p>« Que si quelqu’un, volontairement ou non, <i>risque
-de causer</i> ce tort peut-être irréparable à des <i>mineurs</i>,
-c’est à l’État, défenseur de ceux qui ne peuvent se
-défendre, de prendre, en leur faveur et <i>à temps</i>, des
-mesures de protection efficaces. » Cela veut dire que,
-s’il plaît à l’État de mettre la main sur nos fils, depuis
-le biberon jusqu’au bulletin de vote, il en a le droit.
-Je ne sais si l’omnipotence officielle s’est jamais affirmée
-en termes aussi cauteleusement insolents. On
-peut, d’ailleurs, se demander pourquoi cette omnipotence
-s’arrête à vingt et un ans : les adorateurs païens du
-Dieu-État, au temps de Lycurgue et de Dracon, où
-nos aimables maîtres voudraient nous ramener, la
-poussaient bien au delà. Cela viendra sans doute.</p>
-
-<p>Un peu effrayé peut-être de sa hardiesse, le rapporteur
-sent le besoin de se mettre à couvert sous
-l’autorité de M. Thiers, disant que, « si le père a le
-droit d’élever l’enfant d’une manière convenable à la
-sollicitude paternelle, l’État a le droit de le faire élever
-d’une manière conforme à la constitution du pays. »
-On voit pourtant la différence des principes posés de
-part et d’autre : car Thiers fait entre le rôle de l’État
-et celui du père de famille un partage qui, après entente
-loyale, pourrait être acceptable. Mais le madré rapporteur
-se garde bien de nous dire jusqu’où s’étendent les
-droits de cette « sollicitude paternelle » qu’il cite : il
-trouve plus simple de les confisquer, sans autre forme
-de procès, à l’avantage de l’État. Du haut de son
-infaillibilité laïque et protestante, il déclare « qu’une
-société démocratique a besoin avant tout d’hommes
-et de femmes qui acceptent la loi de la liberté et de la
-responsabilité personnelle, la loi du travail, la loi de
-la famille. Or la société monastique donne à ses membres
-(par les trois vœux de religion) un idéal très différent,
-et nécessairement elle mettra tout en œuvre pour
-pétrir les enfants à son image et au gré de l’Église. Ils
-entreront ainsi dans la société du vingtième siècle avec
-les idées du treizième, incapables comme leurs maîtres
-de comprendre combien l’idéal laïque de la démocratie
-est plus humain et plus haut que l’idéal théocratique
-du moyen âge. »</p>
-
-<p>Donc, mes Révérends Pères de la Compagnie de
-Jésus et de toutes les Congrégations, faites-en votre
-deuil : vous êtes radicalement incompatibles avec la
-démocratie.</p>
-
-<p>Quant au père de famille clérical, M. Buisson ne
-voit pas de quoi il se plaindrait : « La loi ne lui enlève
-ni le droit ni le moyen de s’adresser à des maîtres
-ou à des maîtresses d’une piété insigne et adonnés à
-toutes les pratiques de la dévotion. Ce qu’elle lui refuse,
-c’est de patenter en quelque sorte, pour le mettre
-à sa disposition, un instrument collectif de compression
-à haute puissance, instrument qu’il jugerait très
-<i>commode</i> et qu’elle juge très <i>dangereux</i> ! » En effet,
-on a peine à comprendre l’impertinente prétention
-de ce papa, qui exige que le gouvernement lui procure
-des écoles <i>commodes</i> ? Est-ce que les gouvernements
-et les impôts qu’on leur paye sont faits pour servir
-au bonheur des contribuables ? C’était bon jadis, au
-temps de la <i>poule au pot</i>, qui n’est pas près de revenir.</p>
-
-<p>Et pourquoi cet instrument collectif est-il si <i>dangereux</i> ?
-Là-dessus l’honnête républicain universitaire
-s’oublie à nous faire des confidences qui ont de quoi
-épouvanter : « Cette vaste entreprise d’enseignement
-(congréganiste), dit-il avec un pleur, si elle s’étendait,
-serait la mort assurée de la République. » La mort de
-la République serait, qui en doute ? un gros malheur :
-mais il y a pire. Si elle devenait cléricale !!! C’est
-pour prévenir cet autre désastre que, « sans toucher
-à l’idée catholique (tartufes !), on la dépouille d’une
-armature extérieure qu’elle s’est indûment fabriquée
-aux dépens de la liberté humaine et dont elle se sert
-pour <i>écraser des concurrents</i> qui ne peuvent ni ne veulent
-user des mêmes armes. » A la bonne heure ! Voilà
-un petit éclair de franchise. Votre tort irrémissible,
-mes Pères, c’est d’<i>écraser vos concurrents, qui ne peuvent
-et</i>, par suite, <i>ne veulent pas</i> vous rendre la pareille. Cet
-hommage forcé doit consoler un peu votre exil.</p>
-
-<p>Il ne me console pas suffisamment, moi, de vous
-avoir perdu pour mes enfants. D’autant plus que ce
-monsieur, non content de me détrousser, abuse de sa
-position pour se moquer de moi : « Ils (les catholiques)
-réclament, comme une sorte de fonction sociale indispensable,
-des congréganistes pour leurs malades et
-pour leurs enfants. On disait naguère : <i>Il faut une
-religion pour le peuple</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>. Il lui faudrait maintenant
-des religieux ou des religieuses ! Sans eux, dit-on, il
-serait impossible aux familles, à l’Église elle-même,
-d’entretenir un certain type d’éducation très religieuse :
-privée de cette serre chaude, la jeune plante
-humaine ne mûrirait plus pour la foi. Il se peut que
-le catholicisme regrette ce puissant instrument de culture
-intensive ; mais l’État ne lui prêtant plus main
-forte pour l’entretenir, <i>il faudra bien qu’il apprenne
-à s’en passer</i>. »</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Voltaire disait mieux : « Il faut aux paysans un joug et du foin. »</p>
-</div>
-<p>Et voilà aussi mon paquet ! Cette fois, il est manifeste
-qu’on n’en veut pas seulement à la <i>Congrégation</i>,
-mais au <i>Catholicisme</i>. Tout cela est brutal comme le
-coup de pied de l’âne. Ces gens-là ont l’intempérance
-d’un pouvoir qu’ils sentent mal acquis et fragile : ils
-veulent faire vite et détruire le plus possible, avant
-de disparaître. Mais le vieux lion catholique n’en
-mourra pas : il en a vu d’autres !</p>
-
-<p>En attendant, la situation des pères de famille chrétiens
-devient de plus en plus critique. Avec la Chambre
-d’un côté, le Sénat de l’autre, nous sommes pris
-entre deux feux. Encore quelques mois et, si le salut
-ne nous tombe pas du ciel, nous devrons être solidement
-organisés pour sauvegarder, à la rentrée d’octobre,
-l’âme de nos enfants et le peu de liberté qui nous reste.
-Il n’est pas trop tôt pour y songer dès maintenant.</p>
-
-<p>C’est ce que j’ai exposé au Comité de défense religieuse
-que je préside. On a été de mon avis et l’on est
-décidé à faire l’impossible pour amortir le coup, que
-nous ne pouvons plus détourner. En pratique, cela
-revient à maintenir, aussi longtemps que la loi le permettra,
-nos collèges chrétiens : un vœu dans ce sens
-a été adopté à l’unanimité. Une commission d’études
-doit présenter, à bref délai, un plan détaillé des voies
-et moyens : Louis en est le président, moi le rapporteur.
-Vous ne me refuserez pas d’en être le conseil ?
-Les combattants de la plaine lèvent tout naturellement
-les yeux vers la montagne sainte, d’où ils savent
-que Moïse fera descendre sur eux la lumière et le courage.
-Je compte sur vous.</p>
-
-<p>Mais j’ai au cœur un autre souci que je veux épancher
-dans le vôtre. Personnellement, je suis résolu à
-lutter de toute mon énergie, tant que la liberté gardera
-un pouce de terrain. J’ose espérer qu’elle aura
-d’autres défenseurs : mais</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">… s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.</div>
-</div>
-
-<p>Hélas ! je n’ai pas voulu dire à mon Comité tout ce
-que je pense, par crainte de le décourager avant qu’il
-ait rien fait. Dans mon for intérieur, je ne crois pas
-beaucoup à la viabilité de l’enseignement chrétien,
-mutilé et muselé comme il l’est par la nouvelle loi.
-Nos dogues ont léché du sang : il leur faudra toute la
-bête. Quand il ne nous restera que le monopole et le
-lycée, comment faire ?</p>
-
-<p>Envoyer nos enfants à l’étranger ? Moi, je le ferai ;
-d’autres, qui en ont les moyens, le feront. Mais ce ne
-sera jamais qu’un petit nombre. Beaucoup, hélas ! (il
-y en a déjà des exemples) vous lâcheront, par indifférence
-religieuse, par peur ou par calcul, surtout si,
-comme il faut le prévoir, on vote des lois contre les
-collèges d’exilés volontaires. Alors, quel remède ?</p>
-
-<p>Mon frère, j’attends aussi sur ce second point, pour
-moi et pour les pères de famille catholiques, les bons
-avis de votre zèle et de votre expérience.</p>
-
-<p class="ind">A vous comme toujours, et un peu plus.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Paul</span>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="c90" title="VI. Que faire pour sauver l’âme de nos enfants ?">VI. <i>Le R. P. Jean à M. Paul Ker.</i></h3>
-
-<p class="date">D’Écosse, le 10 avril 1901.</p>
-
-
-<p class="ind">Mon cher Paul.</p>
-
-<p>Si M. Buisson savait que le Comité de défense religieuse
-de Z***, par l’entremise de son clérical président,
-demande à un jésuite les meilleurs moyens de
-combattre le seul enseignement qui réponde à la saine
-raison et à la Déclaration des droits de l’homme,
-nous risquerions fort de passer tous deux devant la
-Haute-Cour. Ce serait une répétition en miniature du
-procès de Montalembert et de Lacordaire. Moi, vu la
-modeste qualité du personnage que je représente,
-j’avoue que cela me flatterait, surtout si j’avais chance
-d’y gagner un bout de prison ; mais toi, époux et père,
-y penses-tu ? Il est vrai que ma sœur Marguerite ne se
-tiendrait plus d’orgueil d’avoir un mari condamné
-à faire des chaussons de lisière pour la liberté de conscience.
-Et quel magnifique exemple pour tes enfants !
-Peut-être aussi, qui sait ? nous aurions des imitateurs,
-et alors, vive nous ! Car une cause qui n’a pas d’autre
-ressource pour faire taire ses contradicteurs que de les
-mettre sous les verrous est une cause perdue.</p>
-
-<p>Mais ce serait trop beau ! Si Dieu nous réserve cet
-honneur pour plus tard, tant mieux : en attendant, il
-faut se hâter, comme tu le dis, de préparer les moyens
-de défense que le despotisme jacobin nous laisse pour
-sauver du massacre nos chers innocents. Voici là-dessus
-ma pensée, franche et nette.</p>
-
-<p>Tout d’abord, mon cher ami, je voudrais la guerre,
-mais une guerre à mort contre les pessimistes et les
-<i>décourageurs</i>. Ils sont les meilleurs auxiliaires du camp
-adverse et pires que nos pires ennemis. J’admets qu’on
-envisage la situation dans toute sa gravité réelle : il
-faut bien se rendre compte du mal pour pouvoir y proportionner
-le remède. Mais quand on se trouve en présence
-de l’incendie qui dévore la maison du voisin et
-qui tout à l’heure va dévorer la vôtre, à quoi servent
-les jérémiades et les désespoirs ? Je dirais volontiers
-à ces poltrons : « Si vous ne savez faire que cela, si vous
-ne savez mettre ni la main à une pompe ni le pied sur
-une échelle de sauvetage, si vous n’êtes bons qu’à
-encombrer le terrain de votre personne affolée ou à
-distribuer des avis qu’on ne vous demande pas, laissez
-la place aux travailleurs et allez-vous-en là-bas, avec
-les femmes, vous lamenter à votre aise ! » On attribue
-à Napoléon ce mot plaisant, mais profond : « Dix
-hommes qui parlent font plus de bruit que cent autres
-qui se taisent. » Dix hommes qui agissent font aussi
-plus de besogne que cent autres qui gémissent. Nos
-adversaires le savent à merveille. Ah ! lorsqu’ils voient
-joindre à l’horizon, pour eux et leur parti, un danger
-sérieux, ils ne perdent pas leur temps à des paroles
-oiseuses : ils courent au point menacé, chacun prend
-le poste qu’on lui assigne, les chefs commandent, les
-soldats marchent — et ils nous battent à plate couture,
-quoique nous ayons sur eux l’avantage du nombre et
-celui de la bonne cause !</p>
-
-<p>Sur le terrain de la politique générale, il semble
-que la nécessité de l’action et de l’entente, si souvent
-prouvée par les voix les plus autorisées et par la triste
-éloquence des faits, commence à être mieux comprise.
-Le caractère odieusement haineux qu’a pris l’anticléricalisme
-a eu l’heureux effet de réveiller des indignations
-endormies, de susciter des hommes d’initiative,
-de provoquer dans tous les partis honnêtes un
-mouvement qui, sans être encore l’union, est déjà un
-ensemble d’efforts convergents. L’ennemi s’en irrite :
-c’est une preuve qu’il s’en inquiète et un motif d’espérance
-qu’il ne faut pas négliger de faire valoir contre
-les pessimistes.</p>
-
-<p>Mais surtout il faut imiter cette action et cette
-entente sur le terrain plus restreint de l’enseignement
-libre. Ici j’entre dans le pratique et le précis.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Oui, à tout prix, il faut sauver et maintenir nos
-collèges chrétiens. Vous le comprenez parfaitement,
-toi, mon cher Paul, et les autres braves gens de ton
-Comité, parce que vous êtes des chrétiens convaincus
-et que vous mettez l’âme de vos enfants au-dessus de
-tout le reste. Mais nous avons assez vécu, n’est-il pas
-vrai ? pour savoir que, chez beaucoup de soi-disant
-catholiques, les convictions religieuses sont à la merci
-d’un préjugé personnel, d’un intérêt, d’une sollicitation.
-On ne voudrait pas exposer son fils, oh ! non, jamais,
-à perdre sa foi et son innocence dans une école sans
-Dieu, sans religion et sans mœurs ; mais on a entendu
-dire par des gens comme il faut (étaient-ils bien renseignés ?)
-que telle maison n’est pas si mauvaise qu’on
-le prétend ; d’ailleurs l’enfant est <i>une bonne nature</i>,
-de père en fils, et, par surcroît de prudence, on le surveillera.
-Pauvres parents naïfs ! Seront-ils à côté de
-lui pour détourner de son oreille les propos graveleux,
-de ses yeux les images ou les réalités inconvenantes ?
-Seront-ils là pour empêcher le venin subtil d’une doctrine
-matérialiste ou impie de s’insinuer goutte à goutte
-dans son esprit et son cœur sans défense ? Eux, si pieux
-dans leur intérieur, comptent-ils pour rien la diminution
-ou la privation de ces secours religieux, si indispensables
-au jeune homme, fût-il un ange, pour garder
-sa vertu ? Mais, par je ne sais quel aveuglement fatal,
-on s’entête, et quand un ami bien intentionné, qui a
-d’ailleurs vu les choses de près, insiste sur ces dangers,
-on le traite volontiers d’homme excessif, si l’on ne va
-pas jusqu’à le soupçonner, par une injure gratuite, de
-prêcher pour sa paroisse. D’autres en arrivent à vous
-dire qu’après tout, il faut bien que la jeunesse se forme
-à la vie réelle, oubliant que Dieu ne doit pas sa grâce à
-qui aime le danger et que la pratique de cette maxime
-facile a préparé à bien des parents d’amers regrets.</p>
-
-<p>Eh bien, mon ami, la première chose à faire, c’est
-d’ouvrir les yeux aux familles sur la nécessité de l’éducation
-chrétienne et sur les résultats désastreux de l’enseignement
-irréligieux, qui tend de plus en plus à devenir
-obligatoire dans les lycées et collèges de l’État.</p>
-
-<p>Les preuves par les documents et par les faits ne
-manquent pas. Le rapport Buisson dont tu relèves les
-faits saillants, et les discours de M. Combes et des
-énergumènes de l’extrême gauche suffiraient, à eux
-seuls, pour démontrer aux plus aveugles que ce gouvernement
-veut tuer chez nous toute éducation religieuse.
-Il vient de se tenir sous son regard bienveillant,
-au Collège da France, un congrès auquel ont pris
-part un bon nombre de professeurs secondaires et
-d’instituteurs primaires. Or, outre divers autres vœux,
-ils ont voté que la méthode d’enseignement, dans les
-écoles et les collèges, soit <i>antidogmatique, positive,
-critique et susceptible de développer l’esprit de libre
-recherche</i>. Pour qui sait lire, ceci n’est plus de la <i>neutralité
-scolaire</i> : c’est du plus pur <i>antichristianisme</i>.</p>
-
-<p>Voilà des choses qu’il faut crier aux oreilles des
-demi-chrétiens par des conférences répétées et par
-toutes les voix de la presse, journaux, revues, brochures,
-tracts populaires. Cette <i>propagande</i> me paraît
-indispensable pour lutter, non seulement contre l’ignorance
-ou les défaillances des parents, mais aussi contre
-la pression officielle et contre les campagnes que nos
-reptiles ne manqueront pas de mener en faveur des
-établissements de l’État. Elle sera, en se combinant
-avec la propagande personnelle, la plus puissante ressource
-pour assurer le recrutement des élèves.</p>
-
-<p>C’est aux Comités de défense religieuse de l’organiser
-dans chaque région, selon les besoins. Ils feront
-appel dans ce but aux <i>Associations amicales des anciens
-élèves des collèges existants</i>, à la <i>Jeunesse catholique</i>,
-à toutes les <i>Sociétés</i> analogues. S’il le faut, ils
-en fonderont d’autres. Pour multiplier les moyens d’action
-et, du même coup, simplifier les dépenses, il conviendra
-de réunir les groupements particuliers en une
-Fédération plus générale. Mais si tu veux m’en croire,
-mon cher Président, n’attends pas, pour entrer en
-campagne, que cette Fédération soit fondée ; tu attendrais
-peut-être longtemps. Quand les groupements régionaux
-fonctionneront, la Fédération se fera toute seule.</p>
-
-<p>D’ailleurs, il n’y a point de temps à perdre : tu
-l’avoues toi-même. Donc, mon ami, va de l’avant avec
-ton Comité, et commence par donner l’exemple en
-faisant, dans quinze jours ou plus tôt, une conférence
-écrasante sur le rapport Buisson : je t’applaudis par
-avance.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Une fois le recrutement des élèves assuré, il faut
-assurer celui des professeurs. Il serait plus exact de
-dire que les deux soucis doivent marcher de front, si
-l’on veut que nos collèges vivent.</p>
-
-<p>La grande raison qui détermine certains parents
-catholiques à passer par-dessus les dangers moraux
-de l’enseignement officiel pour lui confier quand même
-leurs fils, celle du moins qu’ils allèguent quand ils se
-voient mis au pied au mur, c’est : « Que voulez-vous ?
-Au lycée, on est sûr de trouver des cours bien faits :
-les professeurs de l’Université sont toujours des hommes
-de talent. » On prouverait facilement que cette affirmation
-si élogieuse, dans ses termes généraux, manque
-de vérité. L’Université, il est vrai, compte une multitude
-de licenciés, d’agrégés et de docteurs : mais si le
-diplôme, pour l’ordinaire, constate le savoir, il ne confère
-pas nécessairement le talent d’enseigner ni le
-dévouement professionnel. Dans les comptes rendus
-de la grande commission d’enquête présidée par M. Ribot,
-on peut relever les dépositions de plusieurs graves
-témoins, se plaignant très vivement que beaucoup de
-professeurs de l’État <i>ne sachent pas faire la classe</i>. Et
-tout récemment encore, un vétéran de l’École normale
-supérieure regrettait publiquement de n’avoir jamais
-reçu d’elle cette formation pratique, indispensable
-pour l’avancement des enfants. Ce sont là des témoignages
-fâcheux pour l’Université.</p>
-
-<p>Mais admettons provisoirement qu’elle enseigne
-toujours bien : il faut que nos collèges fassent aussi
-bien et mieux qu’elle. Oui, mieux : cela s’est vu et se
-voit encore. Elle ne détient pas le monopole de l’intelligence.
-Il existe, en dehors d’elle, des esprits cultivés
-qui ont pratiqué l’enseignement, et de jeunes travailleurs
-qui ne le cèdent en rien aux nourrissons de l’<i lang="la" xml:lang="la">Alma
-Mater</i> ; et comme elle n’exige pas encore, à l’imitation
-des Japonais d’autrefois, qu’en abordant à ses
-rivages, les candidats marchent sur la croix pour
-participer au droit commun des grades qu’elle distribue,
-on peut obtenir pour les collèges cléricaux des
-professeurs aussi diplômés que ceux des lycées. Mais,
-en plus, ces diplômés apporteront chez nous, avec le
-désir légitime d’une situation honorable, l’intention
-plus élevée de remplir un devoir de chrétien et un
-rôle de sauveur d’âmes. C’est dire que leur bon vouloir
-se prêtera sans peine à la formation technique
-qu’ils trouveront dans l’observation obligatoire d’une
-méthode éprouvée, dans les conseils autorisés des
-directeurs, dans le contrôle habituel dont leur enseignement
-sera l’objet. C’est dire surtout qu’ils ne marchanderont
-pas leur dévouement à leur famille scolaire,
-qu’ils sauront identifier leur propre intérêt avec
-celui des élèves et qu’ainsi, outre le travail qui mène
-au succès, ils leur inculqueront les principes qui font
-l’honnête homme et le chrétien solide.</p>
-
-<p>Dans cette double tâche, ils auront pour collaborateurs
-des surveillants, dont le choix réclame aussi le
-plus grand soin. De simples gardiens, des <i>pions</i>, on en
-trouve toujours ; mais pour garantir le sérieux du
-travail à l’étude, pour veiller partout à la santé des
-élèves et à leurs jeux, en même temps qu’à leurs manières,
-à leur discipline et à leur piété, il faut un rare
-mélange de qualités et de vertus, la douceur et la fermeté,
-l’entrain et la possession de soi, par-dessus
-tout, cet esprit naturel qui fait voir dans les enfants
-des âmes à former et dans les ennuis du métier une
-source de mérites pour l’autre vie.</p>
-
-<p>Au-dessus des professeurs et des surveillants, aussi
-nécessaire que la clef de voûte à une ogive ou que le
-pilote à la barque, vient le directeur. Responsable de
-tout, il doit être capable de tout gouverner, par lui-même
-ou par ses seconds, études et discipline, intérieur
-et extérieur, maîtres et élèves. Faible ou capricieux,
-il encouragera le désordre et la paresse ; raide
-et hautain, il découragera le bon vouloir des enfants
-et le dévouement de ses auxiliaires. S’il est médiocrement
-intelligent ou pratique, il ne saura ni donner une
-bonne impulsion ni redresser une erreur ; s’il est ou
-se croit très intelligent, il risquera d’imposer trop exclusivement
-ses idées personnelles et de paralyser
-toute initiative. Bref, un directeur parfait est l’oiseau
-rare par excellence : si on le découvrait, il faudrait le
-payer son poids d’or.</p>
-
-<p>Ce dernier mot, mon cher ami, te fait deviner la
-conclusion obligée de ce qui précède. Pour avoir un
-bon personnel, il faut y mettre le prix : c’est logique
-et inévitable. Si l’on a la chance de tomber sur des
-hommes capables qui aient les moyens de faire l’œuvre
-de Dieu pour le pur amour de Dieu, il faut les accepter
-avec reconnaissance ; mais n’y comptons pas trop.
-D’ordinaire, les travailleurs de l’esprit ne sont pas
-riches ; quelques-uns, pour venir à nous, auront à sacrifier
-une position déjà faite, qui réclamera un dédommagement.
-D’une façon générale, le souci du lendemain
-matériel ne favorise pas la liberté d’intelligence
-ni l’entrain joyeux dont un professeur a besoin pour
-faire de bonne besogne.</p>
-
-<p>L’intérêt et l’honneur de notre enseignement exigeront
-donc des sacrifices. Certains collèges trouveront
-peut-être dès le début, dans le nombre de leurs élèves,
-les ressources nécessaires pour suffire à toutes leurs
-charges ; d’autres ne le pourront pas et devront être
-soutenus. C’est une question de vie ou de mort. Les
-Comités de défense religieuse, qui comprennent généralement
-des hommes pratiques et entendus, ne se
-feront pas d’illusion sur ce point et aviseront à garantir
-l’avenir, en établissant, sous la forme qui conviendra
-le mieux au tempérament de leur région, un
-<i>denier des collèges chrétiens</i>.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>J’ai raisonné, jusqu’ici, dans l’hypothèse que la <i>loi</i>
-(je voulais dire la <i>persécution</i> : mais c’est tout un) respecterait
-le droit du clergé séculier à l’enseignement.
-Hélas ! il serait téméraire de l’espérer pour toujours
-ou même pour longtemps.</p>
-
-<p>Après avoir déclaré que la suppression de l’enseignement
-congréganiste ne s’étend pas au clergé séculier,
-le rapport Buisson ajoute ceci : « Et pourtant, ont
-dit plusieurs membres de la commission, les raisons
-qui valent contre le religieux valent contre le prêtre…
-M. Devèze avait même déposé en ce sens un amendement,
-qu’il a retiré <i>pour se conformer à la méthode
-de division du travail</i>, proposée par le gouvernement
-et adoptée par la commission. Il a d’ailleurs été entendu
-que l’abandon de la disposition relative au
-clergé séculier <i>n’impliquait nullement</i>, de la part de
-la commission, <i>un vote de rejet</i>. » On nous donne donc
-avis que l’exclusion du clergé séculier est simplement
-partie remise et qu’en temps opportun on reprendra
-contre lui le <i>travail</i>. Quel joli mot ! Je vois
-d’ici le boucher qui, fortifié par un bon déjeuner, retrousse
-sa chemise sur ses bras nus, encore tachés de
-la besogne du matin, et s’apprête avec satisfaction à
-abattre ce qui est resté vivant !</p>
-
-<p>Ce sera la deuxième <i>étape</i>. Il faut la prévoir, sans
-inquiétudes exagérées, et déterminer à l’avance les
-principes qui devront présider à la nouvelle organisation.</p>
-
-<p>Le premier sera le <i>maintien de nos collèges avec un
-personnel laïque</i>. Beaucoup d’entre eux comptent déjà
-bon nombre de professeurs laïques intelligents et dévoués :
-élèves et parents les acceptent et les respectent.
-Il serait sage de penser, dès maintenant, à s’en
-assurer d’autres semblables, pour ne pas être pris au
-dépourvu par un de ces coups de Jarnac dont nos gouvernants
-ont la spécialité. Je n’hésite pas à te recommander
-dans ce but, à toi et à tes amis, le <i>Syndicat des
-membres de l’enseignement libre</i><a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>, fondé à Paris,
-sous la présidence de M. de Lapparent, pour servir
-d’intermédiaire entre les établissements catholiques et
-les professeurs disponibles.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Siège social : 18, rue du Regard, Paris (6<sup>e</sup>).</p>
-</div>
-<p>Je voudrais aussi que tous les hommes zélés, prêtres
-ou laïques, qui sont en rapport avec la jeunesse de
-nos écoles supérieures, usassent de leur influence
-pour décider des étudiants de bon esprit et de bon
-vouloir à embrasser la carrière de l’enseignement
-libre. Des âmes pieuses se font un bonheur de donner
-à Dieu un missionnaire en pays lointain, que ce soit un
-fils ou un simple protégé : en présence des dangers
-qui menacent aujourd’hui en France l’éducation chrétienne,
-n’auraient-elles pas un mérite égal et plus
-grand peut-être, à préparer à nos collèges un bon
-professeur ? L’enseignement offre déjà par lui-même
-aux facultés de l’homme un emploi honorable et honoré :
-dans les circonstances actuelles, il devient une
-forme de la vocation apostolique.</p>
-
-<p>Mais il va de soi que, pour prendre la place de prêtres
-souvent distingués, toujours dignes, et ne pas laisser
-déchoir leur œuvre, les nouveaux professeurs devront
-présenter des garanties très sérieuses, non seulement
-au point de vue intellectuel (je le laisse de côté), mais
-encore plus au point de vue moral. N’ayant pour
-eux ni le prestige du caractère et de l’habit sacerdotal,
-ni l’expérience que donne le maniement des
-âmes, ni les habitudes professionnelles de piété, de régularité
-et d’obéissance, qui facilitent singulièrement
-au prêtre et au religieux les devoirs de l’enseignement
-et de la discipline, ils auront plus de peine et
-devront par suite s’imposer un effort plus énergique
-pour rester à la hauteur de leur tâche. Ils n’y réussiront
-qu’à la condition de s’établir franchement et
-de se maintenir toujours sur le terrain du <i>dévouement
-surnaturel</i> qui, sans refuser au côté humain de la
-carrière ses légitimes satisfactions, réserve la meilleure
-part de soi et de son cœur à l’œuvre de Dieu.</p>
-
-<p>Ce second principe essentiel, les directeurs se feront
-un devoir strict de le maintenir haut et ferme au-dessus
-de toute équivoque, comme le drapeau qui domine
-la bataille, qu’on ne discute pas, qu’on ne déserte
-pas, mais qu’on suit jusqu’au bout, face à l’ennemi.
-En acceptant des maîtres laïques, nos collèges
-ne sauraient devenir laïques dans le sens officiel de ce
-mot : ils manqueraient leur but et n’auraient plus de
-raison d’être, s’ils ne demeuraient avant tout chrétiens.
-Il importe souverainement que l’attitude et toute la
-façon de faire du personnel dirigeant et enseignant ne
-prêtent à aucun doute sur ce point vital.</p>
-
-<p>En troisième lieu, il sera bien entendu que l’<i>enseignement
-de la religion</i>, théorie et pratique, garde la
-place d’honneur. On peut espérer que la rage des
-sectaires n’ira pas jusqu’à supprimer les aumôniers
-dans nos collèges, puisqu’ils n’ont pas osé le faire
-dans leurs propres établissements. Les <i>Sociétés civiles</i>
-et les directeurs mettront une extrême sollicitude à
-choisir pour ce ministère des hommes de savoir et de
-zèle : car ceux-ci n’auront pas seulement à célébrer
-les offices divins avec la dignité convenable, mais encore
-à instruire solidement les élèves de toutes les classes
-par les catéchismes et les conférences religieuses, à
-gouverner les consciences par une direction sûre et
-soutenue, à les former à la piété, à la charité et à toutes les
-vertus par les prédications, les congrégations, les œuvres.</p>
-
-<p>Tu n’as pas oublié quel prix nos anciens maîtres
-attachaient à cette partie de l’éducation chrétienne et
-que de peines ils se donnaient pour former en nous
-l’homme de foi. En définitive, après le collège, qu’est-ce
-qui survit des choses savantes qu’on y avait apprises ?
-Souvent peu. Quand la foi demeure, c’est le
-meilleur qui a demeuré ; quand elle disparaît, ce qui
-reste ne vaut plus guère. Si les prêtres qu’on appellera
-pour servir de pères spirituels à nos enfants croyaient
-satisfaire au devoir de leur charge sacrée en l’exerçant
-comme un accessoire, dans les moments de loisir,
-sans y mettre toute leur étude et tout leur cœur,
-autant vaudrait — ce que je vais dire te surprendra
-peut-être — fermer boutique. Je dis <i>boutique</i>, parce
-qu’un collège chrétien où l’éducation chrétienne serait
-ainsi traitée, ne mériterait pas d’autre nom.</p>
-
-<p>Ce mot malséant me fournit la transition naturelle
-à la troisième et dernière <i>étape</i> : institution du monopole
-et ordre à tous les jeunes Français de fréquenter
-exclusivement pour leur instruction la boutique officielle.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Je pourrais, comme n’importe qui, prophétiser que
-nous n’en arriverons jamais là — ou que nous y arriverons
-bientôt : mais à quoi bon ? C’est là le secret de
-Dieu et son affaire… Il est évident que toute la maçonnerie
-se démène dans l’ombre pour étrangler l’enseignement
-catholique. Nous avons déjà la corde au cou :
-mais oseront-ils tirer dessus, et s’ils tirent, sont-ils
-sûrs qu’elle ne leur cassera pas entre les mains ?
-Personnellement, je ne crois pas le monopole tout
-près d’être voté par les Chambres. Malgré toutes les
-hontes que le pays a déjà subies patiemment, il ne
-semble pas encore mûr pour celle-là : l’injure à la
-liberté des pères de famille semblerait excessive à
-beaucoup d’amis du gouvernement et rappellerait
-trop les despotismes passés, tant bafoués. L’Université
-elle-même n’est pas unanime à le désirer. Mais
-je considère que, par suite de vexations administratives
-ou pour d’autres causes spéciales, un ou plusieurs
-collèges chrétiens peuvent disparaître et ne
-laisser d’autre ressource à un certain nombre d’enfants
-que le lycée. Mettons donc les choses au pire et avisons.</p>
-
-<p>Les pessimistes, naturellement, crieront que, du
-coup, tout est perdu sans rémission. S’ils étaient capables
-d’entendre raison, on pourrait leur rappeler
-que Dieu ne permet jamais un mal absolu. Ce qu’il
-permet de pire finit toujours par être bon à quelque
-chose ou à quelqu’un, et s’il le permet, c’est toujours
-pour de bonnes raisons, dont notre courte vue est un
-mauvais juge. Mais je préfère leur citer un exemple
-chez nos voisins.</p>
-
-<p>Le monopole existe dans la protestante Allemagne.
-L’État y donne seul l’enseignement à tous les degrés,
-dans les écoles, les gymnases et les académies. Il est
-vrai que, s’inspirant d’une largeur d’esprit et d’une
-sagesse politique dont nos jacobins sont incapables,
-il respecte et protège la liberté de conscience des élèves :
-l’instruction religieuse, donnée par les ministres de
-chaque culte, tient dans les programmes officiels une
-place importante et considérée.</p>
-
-<p>Cependant, pour tout dire, ce système d’apparence
-si libérale laisse subsister pour les élèves catholiques
-plus d’un inconvénient. Sur certaines questions historiques
-ou morales, où leurs convictions ne sont pas
-d’accord avec les opinions hétérodoxes ou les mœurs
-faciles du protestantisme, ils entendront peut-être, de
-la bouche d’un professeur intransigeant, maintes assertions
-qui demanderont à être rectifiées. De plus, les
-relations habituelles avec les condisciples protestants
-peuvent aussi présenter des dangers. Malgré cela,
-comment se fait-il que ce monopole n’ait pas entamé
-gravement la vie catholique en Allemagne, qu’il n’ait
-pas empêché la création de ce centre catholique qui a
-fait reculer le chancelier de fer et le <span lang="de" xml:lang="de">Kulturkampf</span> ?</p>
-
-<p>La raison principale, je vais la dire très sincèrement :
-elle renferme pour nous une grave leçon. Un Français
-peut n’avoir pas grande sympathie pour la nation
-germanique, et pour l’esprit germanique en général ;
-mais quoiqu’il pense des Allemands comme Allemands,
-il doit, s’il veut être loyal, leur rendre justice comme
-catholiques. La religion, chez nous, est trop souvent
-affaire de convenance et d’impression : chez eux,
-elle est affaire de raison et de conviction. La différence
-tient, en partie, à celle des caractères nationaux ; mais
-elle provient surtout de ce que l’Allemagne, depuis
-le seizième siècle, est restée un champ clos, où la grande
-lutte entre l’Église et la Réforme se poursuit sans
-trêve et sans relâche, comme en témoignent les controverses
-récentes autour de la personne de Luther
-et les ardents combats pour ou contre le rappel des
-Jésuites. Cet état de guerre prolongé a donné à la foi
-allemande une trempe virile qui la rend capable de
-toutes les résistances. Le clergé, formé par des études
-sérieuses, soit en Allemagne, soit aux écoles célèbres
-de l’étranger et de Rome même, montre la route,
-prenant une part active à la vie populaire, et les fidèles,
-étroitement serrés sous la conduite de leurs pasteurs,
-marchent comme un seul homme pour la défense de
-leurs âmes et des âmes de leurs enfants.</p>
-
-<p>Foi solide chez les parents, action énergique du
-clergé, union de ces deux autorités sur le terrain de
-l’éducation, c’est aussi ce qui sauvera nos enfants de
-la contagion des mauvaises doctrines et des mauvais
-exemples.</p>
-
-<p>En France — car il faut bien me résigner à indiquer
-la contre-partie — les provinces que leur éloignement
-soustrait aux influences néfastes du paganisme
-central, ont gardé pour une bonne part leur
-foi traditionnelle. Ailleurs, hélas ! quand la foi n’est
-pas morte, ce n’est plus la <i>rude foi</i> de nos pères : c’est
-une foi moderne, rabotée, atténuée, assouplie, si souple
-qu’elle se plie à toutes sortes de faiblesses et de
-caprices, si peu résistante qu’il suffit des rêveries
-du premier prétendu savant, Darwin, Renan ou Loisy,
-pour la faire chanceler. On ne connaît plus la foi,
-et on la pratique comme on la connaît. Nombre de
-soi-disant chrétiens réduisent la religion à certains
-actes extérieurs de piété, réduits eux-mêmes au strict
-minimum de la communion pascale et de la messe
-dominicale de l’après-midi. Pour quelques-uns, dogme
-et morale sont deux compartiments ennemis ; il y en
-a qui établissent une distinction semblable entre les
-commandements de Dieu et ceux de l’Église qu’il a
-investie de son autorité. Certaines familles de vieille
-race chrétienne ont compris qu’en un temps où la foi
-est attaquée avec une rage inouïe, où une portion d’élite
-du peuple de Dieu est traquée et proscrite, où le pape
-est toujours dans la captivité et l’Église dans le deuil,
-où la colère divine plane sur un monde de plus en plus
-pervers, prête à le frapper et nous avec lui, les cœurs
-catholiques ne peuvent, sans indécence, se livrer aux
-joies bruyantes ou frivoles, qui seraient à la fois une
-insulte aux tristesses et aux privations des victimes.
-Mais, d’autre part, que de concessions faites au monde,
-au bien-être, à la paresse, à l’ambition, au respect
-humain, parce qu’on a perdu le sens pratique et peut-être
-même la vraie notion du devoir, de l’effort, du
-sacrifice chrétien ! Il y a chez nous un reste d’habitudes
-chrétiennes, qu’on suit machinalement : il n’y a plus
-de mœurs chrétiennes.</p>
-
-<p>La première et l’une des plus malheureuses conséquences
-de cet affaiblissement de la foi, c’est que
-l’éducation religieuse dans la famille devient tous les
-jours plus superficielle et plus molle. Quand ses <i>devoirs
-mondains</i> laissent à la mère le loisir de songer
-à l’âme de ses enfants, elle leur donne une petite piété
-sentimentale, comme la sienne, sans motifs raisonnés,
-parce qu’elle-même ne sait pas son catéchisme à fond.
-De plus, par crainte de les contrarier, elle leur laisse
-ignorer pratiquement la grande et indispensable loi
-du combat contre la mauvaise nature, et ainsi leurs
-défauts se développent sans contrainte. Parfois le
-père intervient pour augmenter le mal, en ouvrant
-devant ces yeux trop curieux de dix ou douze ans,
-sous prétexte de les habituer de bonne heure à la vie,
-des spectacles qui souilleront leur imagination sans
-fortifier leur volonté. L’un et l’autre, père et mère,
-si facilement inquiets pour le moindre bobo du chéri,
-oublieront trop souvent de se préoccuper des remèdes
-spirituels que réclame la santé de sa jeune âme. Ainsi
-élevé au foyer domestique, comment cet enfant subira-t-il,
-au lycée, l’épreuve d’un milieu sans foi et sans
-morale ? Ni sa raison ni son cœur n’y sont préparés,
-et il est fort à craindre qu’il n’en sorte pas vainqueur.</p>
-
-<p>Donc, avant tout, si les familles chrétiennes veulent
-rendre la préservation de leurs enfants possible dans
-les lycées, il faudra qu’elles se préoccupent résolument
-de leur donner sous le toit paternel une solide
-instruction religieuse, une piété pratique, l’habitude
-du devoir même pénible, et, parce que les leçons toutes
-seules ne profitent guère, l’exemple d’une vie moins
-commode, moins frivole, plus sérieusement chrétienne.</p>
-
-<p>Viendra le moment fatal où il faudra franchir pour
-la première fois le seuil de l’établissement officiel. Il
-est clair que les parents consciencieux ne se résoudront
-qu’à la dernière extrémité et par nécessité absolue
-à exposer leurs pauvres innocents aux dangers de
-l’internat. S’ils ne peuvent les garder chez eux entre
-les heures de classe, qu’ils tâchent de leur procurer
-l’hospitalité dans une famille sûre, qui veillera à les
-preserver de toute influence pernicieuse. Dans plusieurs
-villes, des <i>maisons de famille</i>, dirigées par des
-prêtres graves et dévoués, reçoivent déjà des groupes
-plus ou moins considérables d’élèves, qui ne fréquentent
-le collège ou le lycée que pour les cours et, le reste
-du temps, travaillent, prient, se récréent, mangent
-et dorment sous une surveillance paternelle. On multipliera
-ces abris pour venir au secours des parents
-embarrassés : ils rendront aux enfants quelque chose
-de la famille absente et de l’ancienne éducation du
-collège.</p>
-
-<p>C’est précisément ce qui se pratique en Allemagne.
-Là, on ne connaît pas d’internat : tous les élèves des
-gymnases habitent dans leur famille, ou chez des amis,
-ou dans des pensions spécialement organisées pour
-eux. Rien n’empêche de généraliser ce système en
-France au profit des lycéens catholiques. A une condition
-pourtant, qui est essentielle : c’est qu’on le
-complétera, comme en Allemagne, par un ensemble
-vigoureux de garanties disciplinaires et religieuses,
-formulées au nom des autorités ecclésiastiques, loyalement
-acceptées par les parents et les élèves, sauvegardées
-par une ferme surveillance et par des sanctions
-efficaces.</p>
-
-<p>Ici le rôle du clergé devient prépondérant. Il devra
-exercer au dehors, sur les enfants dispersés dans la
-ville, l’influence que les Pères spirituels exerçaient
-dans l’intérieur des collèges : leur faciliter d’abord
-par un service spécial la pratique régulière des sacrements — organiser
-pour eux des catéchismes et des
-conférences religieuses, afin d’affermir leur foi contre
-l’incrédulité ambiante — les grouper en réunions
-pieuses ou <i>congrégations</i>, pour leur donner la grande
-force du soutien mutuel — leur fournir d’honnêtes
-distractions au moyen de cercles ou de patronages — les
-occuper à des œuvres de moralisation et de charité,
-pour ouvrir un champ utile à leur besoin d’expansion
-et pour orienter leur esprit et leur cœur vers
-l’action sociale. Tout cela, d’ailleurs, existe chez nous
-en maint endroit et ne demandera que d’être adapté
-aux circonstances particulières<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Si l’on veut se documenter à fond sur cette question et sur beaucoup
-d’autres qui préoccupent les esprits sérieux, inquiets pour notre avenir social
-et chrétien, il faut consulter les publications supérieurement actuelles et pratiques
-de l’<i>Action Populaire</i>, dont les bureaux sont établis à Reims, 5, rue
-des Trois-Raisinets.</p>
-</div>
-<p>Ainsi préservés, bien encadrés et bien entraînés, les
-plus faibles prendront du courage : les braves feront
-des merveilles. Forts de leur union, ils sauront tous
-faire respecter leurs croyances ; ils deviendront, en
-dépit de l’Université, de vaillants chrétiens, et peut-être
-la convertiront-ils, si elle est encore convertissable.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Mais faut-il essayer de la convertir ? Grave question.</p>
-
-<p>Je réponds carrément : <i>Non</i>, si ce n’est comme les
-catholiques allemands essayent de convertir le protestantisme,
-en lui prouvant par des actes qu’ils n’ont
-pas peur de lui et qu’il n’a à attendre d’eux aucune
-concession de principe.</p>
-
-<p>Des concessions, les catholiques en ont fait assez et
-trop : elles n’ont eu d’autre effet que de hâter l’étranglement
-de nos dernières libertés. Dans le cas présent,
-la seule concession qui leur reste à faire, serait
-de livrer leurs enfants, pieds et poings liés, à un enseignement
-corrupteur : ils n’en ont pas le droit. Leur
-devoir rigoureux est de les encourager, de parole et
-d’exemple, à observer envers leurs nouveaux maîtres
-une attitude résolument défensive.</p>
-
-<p>On peut s’attendre à ce que l’Université, ou du
-moins la partie la plus avancée de l’Université, s’emploiera
-de tout son pouvoir à effacer la distinction
-connue entre les <i>deux jeunesses</i> : l’une neutre, c’est-à-dire,
-en réalité, sans croyance aucune, l’autre franchement
-croyante. Commencera-t-elle par montrer
-patte de velours, ou osera-t-elle immédiatement sortir
-ses griffes ? Dans le premier cas, nos jeunes gens
-feront bien de se défier des avances tant soit peu
-louches et, tout en se montrant bons élèves et bons
-camarades, de se tenir sur une grande réserve.</p>
-
-<p>Dans le second, sans prendre des airs de bravade,
-ils sauront témoigner que la menace ne les touche
-pas, de si haut qu’elle puisse venir, et ils avertiront
-parents ou tuteurs de ce qui se passe. Ceux-ci aviseront
-sans retard à faire respecter le droit de leurs enfants
-à un traitement équitable et, si on ne leur rend
-pas justice, ils en appelleront hardiment à l’opinion
-publique par la voie de la presse. De même, chaque
-fois que, dans l’enseignement ou la discipline, il se
-produira un écart de quelque importance ou un scandale,
-ils regarderont comme un devoir de crier au
-loup. Ainsi surveillés de près et sûrs d’être rappelés à
-l’ordre pour chacun de leurs errements, les professeurs
-apprendront à s’observer et à observer les convenances
-de leur charge.</p>
-
-<p>Mais, objecteront certains, ils seront peut-être tentés
-de prendre leur revanche, quand arrivera le redoutable
-moment des examens, en refusant le témoignage
-obligatoire de satisfaction aux élèves cléricaux et en
-leur fermant, du même coup, l’entrée des carrières de
-l’État ?</p>
-
-<p>Il sera, je crois, possible de prévenir cet inconvénient.
-L’Université n’aura aucun intérêt à compromettre
-aux examens le succès des élèves intelligents
-et travailleurs, les plus capables, les seuls capables
-de faire honneur à son enseignement. Que nos jeunes
-gens donnent l’exemple du travail consciencieux ;
-qu’ils ne fournissent, de parti pris, à personne, un
-sérieux sujet de plainte par leur conduite ; que dans
-les compositions ils enlèvent les meilleures places ;
-bref, qu’ils forcent l’estime de leurs nouveaux maîtres
-en même temps que celle de leurs camarades, et ils
-n’auront rien à craindre pour leurs examens.</p>
-
-<p>Que si, pourtant, l’athéisme officiel, s’obstinant
-jusqu’au bout dans son abominable entreprise sur la
-liberté des âmes, prétendait contraindre nos enfants
-à opter entre les faveurs de l’État et une apostasie,
-est-il besoin de dire ce que commanderaient le devoir
-et l’honneur ? Il faudrait répondre par un souverain
-mépris à ce pouvoir marchandeur de consciences et lui
-rejeter en plein visage ses infâmes propositions.</p>
-
-<p>A voir comme on traite nos magistrats et nos officiers,
-trop fiers pour lécher les bottes ou les bottines
-ministérielles, est-ce que ces carrières sont donc aujourd’hui
-si enviables ? Il en reste assez d’autres plus
-sûres et plus indépendantes, le commerce, l’industrie,
-l’agriculture, où l’intelligence et l’énergie de volonté
-savent toujours trouver leur emploi et le succès. On y
-trouve mieux encore : un bonheur tranquille, la liberté
-de prier Dieu sans crainte des dénonciateurs, mille
-occasions de rendre service à ses semblables, et aussi,
-quand leur estime vous a porté aux assemblées électives,
-le droit de parler haut aux tyranneaux officiels
-et d’empêcher une partie du mal qu’ils voudraient
-faire.</p>
-
-<p>Et ne pourrait-on pas dire aujourd’hui qu’en elles
-réside l’âme de notre pays ? Si cela est, quelle noble
-ambition pour un jeune homme au cœur bien né que
-de contribuer pour sa part à moraliser cette âme, afin
-qu’elle arrive quelque jour à secouer le joug odieux
-qui pèse sur elle et à reconquérir ses vieilles destinées
-chrétiennes !</p>
-
-<p>Pourquoi donc les Comités de défense religieuse
-n’inscriraient-ils pas dans leurs statuts la protection
-des jeunes chrétiens qui se destinent à ces carrières ?
-Pourquoi ne profiterait-on pas des facilités qu’offre la
-loi sur les associations pour fonder des syndicats,
-ayant pour but spécial de favoriser les agriculteurs, les
-commerçants et les industriels catholiques par tous
-les moyens légaux, y compris certaines mesures d’exclusion ?
-Puisqu’on nous met la paix à des conditions
-inacceptables, pourquoi la chercher plus longtemps ?
-Mieux vaut la guerre franche qu’une paix honteuse.</p>
-
-<p>Pardonne-moi : je n’ai pas trouvé le temps d’être
-plus bref.</p>
-
-<p class="sign2">Ton frère,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jean</span>.</p>
-
-
-<p class="c gap">FIN</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="3"><span class="sc">Avant-propos</span></td>
-<td class="r"><div><a href="#c0"><small>V</small></a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="4" class="c"><div>LETTRES DE RHÉTORIQUE</div></td></tr>
-<tr><td class="i">Oct.</td>
-<td class="r"><div>1-2.</div></td>
-<td class="drap">Arrêt paternel. La grande sœur</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="6">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>7.</div></td>
-<td class="drap">Internement : vue d’ensemble du collège</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c2">6</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>9.</div></td>
-<td class="drap">Entrée en cour : premiers amis</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c3">8</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>10.</div></td>
-<td class="drap">Classe : aperçu général</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c4">11</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>15.</div></td>
-<td class="drap">Notes hebdomadaires</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c5">14</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>20.</div></td>
-<td class="drap">L’ami Jean : premier sacrifice</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c6">16</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>22-27.</div></td>
-<td class="drap">Troubles sur le devoir chrétien. Visite à l’aumônier</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c7">19</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Nov.</td>
-<td class="r"><div>1-3.</div></td>
-<td class="drap">Retraite et conversion</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c8">23</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>7-15.</div></td>
-<td class="drap">Idées nouvelles sur la religion et l’éducation</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c9">26</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>24.</div></td>
-<td class="drap">Les élèves</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c10">32</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Déc.</td>
-<td class="r"><div>5.</div></td>
-<td class="drap">Les supérieurs</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c11">36</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>14.</div></td>
-<td class="drap">Les surveillants et les professeurs</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c12">39</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>22.</div></td>
-<td class="drap">Le P. Spirituel : faute et réparation</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c13">45</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Janv.</td>
-<td class="r"><div>4.</div></td>
-<td class="drap">Visite de papa</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c14">49</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="3">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>10.</div></td>
-<td class="drap">Les Rois Mages</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c15">54</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>16.</div></td>
-<td class="drap">La comédie au collège</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c16">58</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>30.</div></td>
-<td class="drap">Séance académique</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c17">61</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Fév.</td>
-<td class="r"><div>12.</div></td>
-<td class="drap">Les auteurs classiques : <i>lecture</i> et <i>prélection</i></td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c18">66</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>22.</div></td>
-<td class="drap">Les jours gras : loterie et visite aux Petites-Sœurs</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c19">73</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>28.</div></td>
-<td class="drap">L’infirmerie</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c20">78</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Mars.</td>
-<td class="r"><div>8.</div></td>
-<td class="drap">Concertation de la classe de quatrième</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c21">79</a></div></td></tr>
-<tr><td>&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>15-26.</div></td>
-<td class="drap">Le <i lang="la" xml:lang="la">Ratio</i> ou la méthode d’enseignement des Jésuites</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c22">84</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Avr.</td>
-<td class="r"><div>5-25.</div></td>
-<td class="drap">Vacances de Pâques</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c23">101</a></div></td></tr>
-<tr><td>&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>31.</div></td>
-<td class="drap">Convention entre frère et sœur pour leur bien mutuel</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c24">108</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Mai.</td>
-<td class="r"><div>5-10.</div></td>
-<td class="drap">Consultation d’un ami troublé : le remède</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c25">113</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>13.</div></td>
-<td class="drap">Le baccalauréat et le <i>chauffage</i></td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c26">118</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>22.</div></td>
-<td class="drap"><i>Sabbatine</i> : Lettres et Sciences</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c27">124</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Juin.</td>
-<td class="r"><div>2-6.</div></td>
-<td class="drap">Première Communion. L’ami converti</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c28">131</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="4">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>18.</div></td>
-<td class="drap">Compositions pour les prix et bains de rivière</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c29">137</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>22.</div></td>
-<td class="drap">Les jeux au collège</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c30">142</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>27.</div></td>
-<td class="drap">Souhaits de fête</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c31">148</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>30.</div></td>
-<td class="drap">Les charges honorifiques</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c32">151</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Juil.</td>
-<td class="r"><div>2.</div></td>
-<td class="drap">Petite émeute au lycée</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c33">130</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="4">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>5.</div></td>
-<td class="drap">Discipline du collège : pères et religieux</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c34">162</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>10-10.</div></td>
-<td class="drap">Fête du P. Recteur : les <i>Anciens</i>, les jeux</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c35">172</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>15-22.</div></td>
-<td class="drap">Scandale au lycée : impressions et remède</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c36">183</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>23.</div></td>
-<td class="drap">La Congrégation</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c37">190</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Août.</td>
-<td class="r"><div>2-5.</div></td>
-<td class="drap">Le premier diplôme : récompense</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c38">197</a></div></td></tr>
-<tr><td>&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>16.</div></td>
-<td class="drap">Pélerinage à Lourdes</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c39">204</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Sept.</td>
-<td class="r"><div>1.</div></td>
-<td class="drap">Lettre du professeur</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c40">208</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>8.</div></td>
-<td class="drap">Lettre du P. Spirituel</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c41">209</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>12.</div></td>
-<td class="drap">Les vacances d’un ami</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c42">211</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Oct.</td>
-<td class="r"><div>8.</div></td>
-<td class="drap">Rentrée en Philosophie</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c43">216</a></div></td></tr>
-<tr><td>&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>10-14.</div></td>
-<td class="drap">Préfet de Congrégation et Président d’œuvre</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c44">218</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="4" class="c"><div>JOURNAL DE PHILOSOPHIE</div></td></tr>
-<tr><td class="i">Oct.</td>
-<td class="r"><div>15.</div></td>
-<td class="drap">La logique</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c45">225</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="3">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>18.</div></td>
-<td class="drap">Congé à la campagne</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c46">225</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>22.</div></td>
-<td class="drap">Retraite annuelle</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c47">226</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>30.</div></td>
-<td class="drap">Les Frères jésuites</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c48">227</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Nov.</td>
-<td class="r"><div>1.</div></td>
-<td class="drap">La fête des Morts</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c49">231</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="4">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>13.</div></td>
-<td class="drap">Saint Stanislas Kostka</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c50">232</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>20.</div></td>
-<td class="drap">Conférence des Anciens élèves</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c51">232</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>25.</div></td>
-<td class="drap">Sainte Catherine, patronne des Philosophes</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c52">235</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>30.</div></td>
-<td class="drap">Sortie du mois et comédie</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c53">235</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Déc.</td>
-<td class="r"><div>3.</div></td>
-<td class="drap">Saint François Xavier : causerie d’un missionnaire</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c54">238</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="6">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>6.</div></td>
-<td class="drap">Saint Nicolas</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c55">238</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>8.</div></td>
-<td class="drap">Congrégation des Anciens</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c56">238</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>25.</div></td>
-<td class="drap">Fête de Noël et des Enfants pauvres</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c57">238</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>27.</div></td>
-<td class="drap">Fête du professeur</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c58">240</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>28.</div></td>
-<td class="drap">Les Innocents</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c59">241</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>30.</div></td>
-<td class="drap">Résultats du premier trimestre</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c60">242</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Janv.</td>
-<td class="r"><div>3.</div></td>
-<td class="drap">Fêtes du jour de l’an</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c61">242</a></div></td></tr>
-<tr><td>&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>7-25.</div></td>
-<td class="drap">Maladie de cœur : un <i>chou</i></td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c62">243</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Fév.</td>
-<td class="r"><div>5.</div></td>
-<td class="drap">Vœux solennels d’un Père</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c63">246</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>13.</div></td>
-<td class="drap">Réjouissances des jours gras</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c64">247</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>15-16.</div></td>
-<td class="drap">Mort d’un condisciple</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c65">248</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Mars.</td>
-<td class="r"><div>7.</div></td>
-<td class="drap">Séance de Philosophie : le transformisme</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c66">251</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="3">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>19.</div></td>
-<td class="drap">Visite aux Petites-Sœurs</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c67">255</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>25.</div></td>
-<td class="drap">Réception d’un Congréganiste</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c68">256</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>30-31.</div></td>
-<td class="drap">Jeudi saint et Vendredi saint</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c69">256</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Avr.</td>
-<td class="r"><div>2.</div></td>
-<td class="drap">L’<i>Alleluia</i> et les œufs de Pâques</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c70">258</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="3">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>15.</div></td>
-<td class="drap">Dernière rentrée : préoccupations d’avenir</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c71">259</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>17-19.</div></td>
-<td class="drap">Confidence d’un futur novice</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c72">260</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>24-30.</div></td>
-<td class="drap">Conférence sociale au collège (M. de Mun)</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c73">264</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Mai.</td>
-<td class="r"><div>7.</div></td>
-<td class="drap">Revue militaire</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c74">266</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>17.</div></td>
-<td class="drap">Promenade de faveur en montagne</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c75">268</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>28.</div></td>
-<td class="drap">Conférence des <i>Anciens</i> sur <i>la jeunesse et ses détracteurs</i></td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c76">271</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Juin.</td>
-<td class="r"><div>4.</div></td>
-<td class="drap">Adieux aux Enfants pauvres</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c77">274</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="3">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>9.</div></td>
-<td class="drap">Procession du Sacré-Cœur</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c78">276</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>13-18.</div></td>
-<td class="drap">Retraite de fin d’études : vocation décidée</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c79">277</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>29.</div></td>
-<td class="drap">Conversion de papa</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c80">281</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Juil.</td>
-<td class="r"><div>4.</div></td>
-<td class="drap">Fêtes du P. Recteur</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c81">283</a></div></td></tr>
-<tr><td rowspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="r"><div>16.</div></td>
-<td class="drap">Fête des adieux en Congrégation</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c82">283</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>31.</div></td>
-<td class="drap">Fête de saint Ignace : adieux au collège</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c83">284</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Mars</td>
-<td class="r"><div>1903.</div></td>
-<td class="drap"><i>Aujourd’hui</i></td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c84">286</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="4" class="c"><div><b>Appendice de la seconde édition</b><br />
-QUELQUES DIFFICULTÉS</div></td></tr>
-<tr><td class="i">Juin</td>
-<td class="r"><div>1903.</div></td>
-<td class="drap">I. <i>Plongeon</i> et retour au bien après le collège</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c85">289</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Juillet</td>
-<td class="r"><div>1903.</div></td>
-<td class="drap">II. Causes des défections après le collège</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c86">296</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Août</td>
-<td class="r"><div>1903.</div></td>
-<td class="drap">III. <i>L’Idéal</i> et le <i>réel</i> dans l’enseignement</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c87">307</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="drap">IV. Le principe religieux et la morale sociale dans l’éducation</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c88">313</a></div></td></tr>
-<tr><td class="i">Avril</td>
-<td class="r"><div>1904.</div></td>
-<td class="drap">V. Le rapport Buisson sur la suppression de l’enseignement congréganiste</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c89">318</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="drap">VI. Que faire pour sauver l’âme de nos enfants ?</td>
-<td class="r bot"><div><a href="#c90">324</a></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap xsmall">Paris. — Imp. P. <span class="sc">Téqui</span>, 92, rue de Vaugirard.</p>
-
-
-
-
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-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>EN PÉNITENCE CHEZ LES JÉSUITES</span> ***</div>
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-forth in Section 3 below.
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-1.F.
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-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg&#8482; work, and (c) any
-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
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-</div>
-</div>
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