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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Mienne - -Author: Thierry Sandre - -Release Date: May 29, 2022 [eBook #68199] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed - Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was - produced from scanned images of public domain material from - the Google Books project.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MIENNE *** - - - - - - - MIENNE - - JUSTIFICATION DU TIRAGE - - - Il a été tiré - - 5 exemplaires sur Japon, numérotés de 1 à 5. - 15 exemplaires sur Hollande, numérotés de 6 à 20. - 30 exemplaires sur Arches, numérotés de 21 à 50. - - La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage. - - - _Tous droits de reproduction réservés._ - _Copyright 1923 by Edgar Malfère._ - - - - - BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON - - THIERRY SANDRE - - MIENNE - - ROMAN - - --«Elle semble votre propriété, - car c’est vous seul qui pouvez la - rendre heureuse.» - - [Illustration: colophon] - - - AMIENS - LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE - 7, RUE DELAMBRE, 7 - - 1923 - -Treizième mille. - - - - - ON TROUVE CHEZ LE MÊME ÉDITEUR: - - - JEAN SECOND: _LE LIVRE DES BAISERS_, texte latin de JEAN SECOND - accompagné d’une traduction par THIERRY SANDRE, précédé d’un poème - de PIERRE LOUYS, suivi de quelques imitations de Ronsard, Baïf et - Belleau, le tout dédié à l’unique Psyché. - - JOACHIM DU BELLAY: _LES AMOURS DE FAUSTINE_. Poésies latines - traduites pour la première fois et publiées avec une introduction - et des notes par THIERRY SANDRE. - - - PROCHAINEMENT: - - MUSÉE: _LA TOUCHANTE AVENTURE DE HÉRO ET LÉANDRE_ remise au jour, - traduite en prose nouvellement et publiée, avec la translation en - vers qu’en fit Clément Marot et quelques autres pièces utiles ou - curieuses, par THIERRY SANDRE. - - - A FRANCIS CARCO, - - amicalement - et en souvenir des jours - de Jean-Marc Bernard, de Jean Pellerin - et de Paul-René Cousin, - jours heureux. - - - --θεδέ δέ σοι πῆμ᾽ οὐδέν, ἀλλ᾽ αὐτὸς σὺ σοί - - --Un Dieu t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi. - - - - - _Le 9 août 1923._ - -_VOUS désiriez savoir ce qu’il y a de vrai dans cette aventure où mon -nom fut mêlé et dont une partie de la presse parisienne s’est longuement -occupée pendant au moins trois jours? Vous l’auriez su plus tôt, chère -vieille grande amie qui connaissez à peu près tout de mon existence, ou -tout ce qui en est avouable, même à la chère vieille grande amie que -vous êtes pour moi; vous l’auriez su plus tôt, n’en doutez point, si -j’avais appris plus tôt que vous désiriez le savoir. Mais, dans la -soirée du jour où le scandale éclata, je quittai Paris en ordonnant à ma -concierge de garder mon courrier jusqu’à nouvel ordre. Je me promettais -de ne lui donner ce nouvel ordre qu’après un mois de silence: pendant un -mois je voulais disparaître, être seul, être loin, je voulais ne pas -déplier un journal, ne pas ouvrir une lettre, même une lettre de vous, -chère vieille grande amie; et vous me pardonnerez quand vous saurez -tout, puisque je suis prêt à vous en dire plus que vous ne désiriez en -savoir peut-être: et vous saurez tout, parce que j’ai besoin d’un -confident,--mieux: d’une confidente, car les femmes sont seules dignes, -à mon avis, de porter le poids de certaines confidences._ - -_Votre lettre m’est enfin arrivée aujourd’hui, avec une cinquantaine -d’enveloppes que je n’ai pas encore décachetées. Elle m’appelle aux -confidences? Mais comment n’ai-je pas songé à me réfugier tout de suite -auprès de vous? J’y ai songé. C’est une pudeur qui m’a retenu, -l’indispensable pudeur de l’amitié, vertu difficile dont on fit -justement une déesse en des temps plus barbares que le nôtre. Il y a des -secrets que la bouche refuse de révéler, même à voix basse. Ainsi chacun -de nous, souvent, à l’insu de ceux qu’il aime, enferme dans son cœur de -quoi composer un drame. Si l’on pouvait y voir jusqu’au fond, quelles -tragédies ne découvrirait-on pas dans le cœur des moins suspects? Nous -côtoyons à tout instant des abîmes, et nous sommes devant nos plus chers -amis comme ces anarchistes qui ont l’air timide et cachent dans leur -poche une bombe dont un rien provoquerait l’explosion._ - -_Doit-on avouer qu’on est dangereux? On peut s’en vanter, certes, car à -notre époque on est volontiers vaniteux, et vaniteux sans propos, à -moins que l’on ne se montre humble sans plus de propos, autre forme de -vanité; mais qui oserait avouer simplement? La franchise est terrible. -Si je ne vous le disais pas, je dirais que je n’ai jamais rencontré -d’homme ni de femme sincère: nous avons peur de nous faire voir tels que -nous sommes, et nous préférons par scrupule ressembler à tout le monde, -ou par orgueil nous mettre en scène comme des monstres que nous ne -sommes pas toujours. N’étant pas meilleur qu’un autre, je serais -incapable de livrer devant vous, sous votre regard, chère vieille grande -amie, le secret de mon cœur. Mais je peux vous écrire ce que je me -senss incapable de vous avouer de vive voix. Et je veux vous l’écrire. -Aussi bien je me laisserai moins facilement emporter que si je parlais. -En parlant, le mieux disposé risque d’être dupe de ses intentions, et de -s’apitoyer sur son propre compte ou de se noircir à l’excès, car la -parole grise, et la vérité ne peut qu’y perdre. Or je vous ai promis la -vérité, et vous saurez tout de ce scandale qui vous inquiéta._ - -_Et d’abord, il ne faut point user d’un si grand mot pour ce qui ne fut -qu’un incident. Quelques journalistes se sont plu à en exagérer -l’importance parce qu’ils manquaient à ce moment de sujets de -chroniques. Pour moi, je ne m’émeus guère des traits que plusieurs de -ces messieurs ne me ménagent pas depuis quinze ans que j’expose au Salon -des pierres sculptées: ils gagnent leur vie comme ils peuvent, ces -malheureux, et c’est sans méchanceté que, le plus souvent, ils -déshonorent une famille ou réduisent un artiste à la misère dont ils ne -sont pas sortis. La plupart d’entre eux seraient bien en peine si on -leur remontrait qu’ils assument trop légèrement de lourdes -responsabilités. Au reste, vais-je vous laisser croire longtemps que mon -affaire fut si grave?_ - -_J’avais envoyé cette année au Salon un simple moulage, faute de temps, -et aussi parce que j’étais sans goût pour tailler dans la pierre une -œuvre autour de laquelle j’attendais moins de bruit. Une œuvre d’art, -poème, tableau, sonate ou statue, n’est belle que si elle saigne du sang -de l’artiste; nul artiste ne l’ignore et ne s’y trompe; les profanes, -eux, parlent d’imagination: nous voyons autrement, mais l’ignorance de -la foule nous permet de souffrir en public sans crainte d’être surpris -sous le voile de l’art: et j’espérais que ma statue de cette année -passerait insoupçonnable. C’était une femme, nue, couchée sur le côté -droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le visage -enfoui dans le creux des bras croisés haut: étude évidente d’une torsion -de buste toute en souplesse, étude sans quoi que ce fût de hardi, et -l’on n’apercevait de la poitrine de cette femme que la naissance du sein -gauche. Il n’y avait rien là, vous le concevez, qui pût arrêter la -foule. Le temps n’est plus où Clésinger, pour s’astreindre aux -convenances, ajoutait un aspic à sa_ Rêverie d’Amour _afin qu’on la -tolérât sous le nom qu’elle a toujours de_ Femme au Serpent. _Rien ne -m’empêchait d’appeler mon œuvre_: Souvenir, _titre modeste, et banal à -souhait. Bref, une semaine entière s’écoula depuis le jour du -vernissage, et ma statue n’avait été remarquée à peu près par personne, -et deux critiques seulement l’avaient signalée en quatre mots comme -honorable, sans plus._ - -_L’incident eut lieu le huitième jour, soudain. J’appris, par des -reporteurs qui venaient m’interroger, qu’un inconnu s’était jeté comme -un furieux sur le moulage de mon Souvenir et l’avait détruit à coups de -marteau._ - ---_Un inconnu? demandai-je._ - ---_La police ne donne que les initiales de son nom._ - -_Et on me les répéta._ - ---_Ce détail vous éclaire-t-il?_ - ---_Non, répondis-je._ - ---_C’est un fou, proposa l’un des journalistes._ - ---_Je ne crois pas, dit un autre, puisque le marteau trouve la -préméditation._ - -_Ils discutaient entre eux et ne prenaient pas garde à mon silence. -Après quelques phrases violentes ou spirituelles, sans un regret pour -mon œuvre perdue, ils conclurent que le vandale, le barbare, et -l’iconoclaste, ne pouvait être qu’un maniaque ennemi de la liberté dans -l’art, du nu, de l’obscène et de la pornographie. Conclusion précipitée, -et savoureuse façon de me défendre, mais conclusion moins puérile que -feinte, chacun d’eux désirant persuader à ses confrères qu’il la -répandrait et supputant déjà qu’un furieux dont la police réservait le -nom, ne devait pas être n’importe qui. Mon silence témoignait qu’ils se -trouvaient en face d’un petit mystère._ - -_Quand ils surent, le lendemain, que j’avais quitté Paris en demandant à -la police que l’affaire n’eût pas de suites, ils me punirent de ma -discrétion par des perfidies à double entente, de saugrenues hypothèses, -et des échos impudents. Mais je n’en fus informé que plus tard, -lorsqu’il était trop tard pour exiger des rectifications où pour -distribuer quelques gifles. Paris oublie si vite! Lui remettrais-je -aujourd’hui en mémoire ce scandale périmé?_ - -_Voilà toute l’affaire, mon amie: Toute l’affaire officielle, -naturellement. Considérée de haut, elle est bien, comme je vous l’avais -annoncé, sans importance, et elle ne valait pas le tapage qu’on fit -autour d’elle. Pour tout le monde, elle peut demeurer inexpliquée et ne -mériter point d’explications. Pour vous, chère vieille grande amie qui -avez la complaisance de vous intéresser à moi, je conterai le plus -fidèlement possible l’histoire dont le scandale de mon_ Souvenir -_détruit n’est que le dénouement, ou du moins le dernier épisode, car -tout n’est peut-être pas encore fini_. - -_N’attendez pas que mes confidences vous révèlent des aventures -extraordinaires: ne serais-je pas un piètre conteur de commencer mon -récit par le dernier chapitre? C’est le secret de ma vie que je vais -vous conter. Ne souriez pas. Je n’ai que trente ans, et vous, fière de -vos soixante-dix ans que vous opposez toujours à mon inexpérience, vous -me répéterez que je nais à peine. Mais un homme, à trente ans, joue sa -vie; plus tôt, il se cherche; plus tard, il se surclasse. Acceptez cette -formule qui n’est qu’une formule, chère vieille grande amie, et vous -accepterez mieux que, vous ayant à peu près tout confié des secrets de -ma jeunesse, j’aie pu vous dérober pendant quelque temps le secret de ma -trentaine: il ne m’appartenait pas en toute propriété, et il me semblait -capital, parce que je ne suis qu’un homme entre ces pauvres hommes qui -voudraient bien qu’après tant de peines endurées pour l’attendrir, le -bonheur ne fût pas une invention charitable des poètes._ - - -On ne prononce de certains mots qu’avec appréhension: bonheur est de -ceux-là, et d’instinct on l’écrirait volontiers par une majuscule, si -l’on ne redoutait pas aussi de le charger d’emphase. A mesure que -l’humanité vieillit et que dans son progrès elle abandonne peu à peu les -dieux successifs qu’elle a révérés sous différents noms, elle tend à ne -plus se dissimuler qu’elle n’en eut réellement jamais qu’un seul et -qu’elle n’en aura peut-être jamais d’autre; et c’est celui que les -prudents n’osent pas nommer: le Bonheur. Mais on croit moins aux dieux -peut-être qu’on n’aimerait à y croire, et, si les hommes étaient plus -assurés que le bonheur fût de ce monde, ils le révéreraient avec une -ardeur moindre. - -Pour ma part, j’ai laissé de ma laine aux buissons des sentiers où j’ai -flâné. Je préférais d’abord les sentiers abrupts que le hasard emplit de -surprises: mon imagination aimait à vagabonder, et l’univers s’ouvrait -devant mes yeux comme un incunable aux gravures charmantes dont j’étais -trop jeune pour apprécier la saveur. J’y en trouvais une, que j’y -mettais, je n’en disconviens pas; mais j’avais ainsi le tort d’être un -enfant précoce. Je désirai trop tôt de savoir ce que signifiaient les -dessins mystérieux qui couvraient sur deux colonnes la plupart des pages -de ce magnifique exemplaire du _Jardin de Plaisance_ que mon père -m’avait abandonné généreusement. Hélas! je lus trop, je ne m’en tins pas -au _Jardin de Plaisance_, qui suffisait d’ailleurs à marquer ma -destinée, et les livres les plus beaux ne sont gorgés que du -désenchantement de leurs auteurs. On ne résiste pas à la tristesse -qu’impose le génie. Elle enveloppe, elle prend, elle emporte. Loin -d’affaiblir cependant, elle soutient et nourrit en quelque façon celui -qu’elle envoûte. Et l’univers assombri ressuscite avec un charme neuf. -Joies incomparables du pessimisme, danger séduisant, trébuchet des âmes -jeunes, qui vous expliquera? Mais il faut avoir eu l’enfance difficile -pour affronter sous de tels auspices les rigueurs attendues de la vie. - -A quinze ans, j’étais persuadé que le bonheur n’est pas de ce monde. Il -m’avait manqué les caresses d’une mère, qui mourut en m’enfantant. Ce -que j’apprenais des hommes peu à peu par les offenses involontaires -qu’ils m’infligeaient, me rétrécissait le cœur. Le travail, où je me -réfugiai, me sauva. A quinze ans, orphelin désemparé dans les remous de -mon siècle, je niais à peu près tout. A vingt ans, j’étais moins -ambitieux: je n’osais rien affirmer. Je déroutais seulement mon -inquiétude à force de labeur. J’avais entrepris de représenter des êtres -vivants, puis des rêves, voire des idées, dans des blocs d’argile que je -pétrissais voluptueusement, car l’argile cède aux doigts comme un corps -de femme, et je m’attaquais à la pierre même, qui déconcerte autant -qu’une âme de jeune fille. Si je compare mes déceptions à celles que -doit éprouver un écrivain pour exprimer d’une matière aussi liquide que -les mots tout ce qu’il sent ou tout ce qu’il pense, je peux me féliciter -d’avoir choisi la sculpture. Mais satisfait, pouvais-je l’être? Toute -œuvre réalisée est toujours inférieure au projet d’où elle sortit. Les -artistes les plus grands sont les plus malheureux des hommes. J’ai -souvent pleuré de n’être pas même un de ces artistes les plus grands. -Dans ma vingtième année, j’ai souffert surtout parce que je doutais. - -Il me serait facile ici, pour les besoins de ma cause, d’intenter procès -à mon époque. Je répudie ces subterfuges. Il est vrai que je suis né à -un moment des siècles où l’orgueil de l’individu s’est trouvé débridé -par cette espèce de divinisation laïque de l’être humain que la doctrine -de Luther a fait accepter sous le masque du libéralisme, alors que, dans -le même temps, par un retour curieux, les masses d’individus groupés que -sont devenues les nations allaient se précipiter sans intelligence vers -un gouffre au fond duquel devait se dissoudre la dignité méprisée de la -personne humaine. Il est vrai que toute une génération, héritière d’un -siècle de théories contradictoires, a été ballottée au milieu d’erreurs -morales et métaphysiques excessives et déprimantes, et que, dans -l’alternative où elle fut jetée, ou de l’acceptation d’un destin qu’on -sentait provisoire si l’on croyait encore à la vertu des formules -républicaines, ou du renoncement total à ces droits de l’homme qu’un -peuple enthousiaste avait proclamés avec imprudence, si l’on songeait à -résoudre la question politique, dès lors quotidienne, par le socialisme -ou la monarchie, elle fut une génération inquiète. Il est vrai que, dans -de telles conjonctures où les égoïsmes du dehors et du dedans couvaient -de vagues menaces, quiconque osait réfléchir n’osait rien entreprendre à -long terme. Et les artistes mêmes, quantité négligeable au regard de la -foule, élite submergée, burent le vin lourd des époques incertaines. -Mais à quoi bon déclamer? Chacun de nous disparaît dans les tourbillons -de l’Histoire, qui se rit de nos raisonnements. Je voulais relever sans -plus que je suis de ceux qui ont grandi sous un ciel d’angoisse, qui ont -pressenti tout jeunes qu’ils serviraient de gré ou de force à de grandes -aventures nationales, qui ont prévu le peu de bonheur probable que le -destin leur mesurait, qui eurent vingt ans aux abords de 1910, et qui -allèrent vers leur destin, en se sachant écrasés d’avance, sans plainte, -sans morgue, le regard droit, la bouche close, le cœur pantelant. - -Un mot me presse, que j’ai retardé, que je ne peux pas ne pas écrire: la -guerre. 1914. La guerre. Chaque fois que j’écris ce mot redoutable, mes -yeux se troublent, je pose ma plume, et je suis envahi de souvenirs. On -a dit beaucoup de choses sur la guerre de 1914. On en dira beaucoup de -choses encore. Elle nous domine. Moi qui la fis comme combattant dans -les rangs de l’infanterie, moi qui la vis d’en bas, de tout près, de -trop près pour en parler sans passion, je ne peux rien en dire, sinon -qu’elle a du moins révélé brusquement à plusieurs millions d’hommes à la -fois ce que c’est que le malheur. De calamité si étendue, on n’avait pas -d’exemple. Tous les pays, ni tous les hommes d’un même pays, n’en -furent point frappés de la même manière. Mais les hommes qui en -souffrirent le plus, ceux qui en furent les ouvriers enthousiastes ou -contraints, je sais ce qu’ils ont retiré de l’épreuve. Ils sont mes -frères, je les connais. Qui ne fut pas soldat à côté d’eux, ne les -connaîtra jamais: ils ont, la guerre finie, gardé le silence et la -dignité de leurs jours de misère. C’est qu’ils sont revenus des champs -de la mort avec une vertu souveraine qui ne s’acquiert que par la -souffrance: la pitié. Ces hommes ont vu l’épouvantable visage de la -Gorgone: ils ont vu, je dis vu, senti, touché le malheur. Ils en -demeurent imprégnés. Ils en demeurent pour toujours animés d’une -émouvante tendresse. Ceux qui tuaient ont appris combien la mort est -facile et la vie précaire: affreuse révélation, d’où leur vint le désir -d’oublier tant d’horreurs encourues, et d’achever ce qui leur restait de -vie, de vie précaire, dans la tendresse dont ils convoitaient le repos. - -Repos! Tendresse! Pitié! Vœu de tous les hommes, quelle que soit leur -existence! Cris terribles du jour, quand amour est le cri déchirant de -la nuit! Pseudonymes effrayés du dieu qu’on n’ose pas nommer de son vrai -nom! De quel sinistre éclat ne retentissez-vous point dans le désert -qu’est une âme humaine! Mais la divinité qui se dérobe est sourde, et la -voix s’épuise qui la supplie, et le malheureux se retrouve en face de -son malheur qu’il ne reconnaît plus ou qu’il ne reconnaît que pour s’en -accuser. Hélas! à vouloir porter trop haut la cause de ses peines, on -risque d’attirer sur soi le blâme et les sourires. Et quel mérite -excuserait tant de présomption? Et ne saurons-nous pas rester des -hommes capables d’assumer leur part, leur grande part de responsabilité? -Et n’aurons-nous pas le courage de subir humblement jusqu’au bout la vie -que nous voulûmes? - -Comme tout le monde, je suis pour une grande part responsable du malheur -de ma vie. J’étais revenu des champs de la mort; désormais je pouvais -disposer de ma liberté. J’avais échappé par chance au hasard des -batailles; la paix me rendait à mes travaux, à mes rêves, à mes projets, -à mon art, peu importe dans quelles conditions. Sous un ciel délivré de -ses nuages, je pouvais essayer de reprendre, à trente ans, une existence -que pratiquement je n’avais pas encore commencée: je redevenais, je -devenais enfin un homme, maître de son petit domaine. Je ne me dissimule -pas que j’avais tout loisir de mener ma barque où il me plairait. Si je -ne l’y ai pas menée, je n’accuse personne; je n’accuse que moi seul, que -ma jeunesse tourmentée peut-être exposait aux faiblesses d’un cœur -tendre. Mais comme je ne veux pas avoir l’air de tirer vanité de ma -faute, j’ajouterai qu’il sied de me tenir compte aussi d’un élément qui -entre dans presque toutes les combinaisons humaines: c’est le hasard. - - * * * * * - -UN enfant qui ne fut pas élevé par sa mère arrive à l’âge d’homme en -méprisant les femmes, ou en les craignant, ce qui revient souvent au -même. Tout jeune, je méprisais aussi les femmes, par précaution. C’est -pourquoi je fus bouleversé par la première qui m’émut. - -J’avais dix-neuf ans, et je venais de recevoir des félicitations d’un -vieux sculpteur, membre de l’Institut, mais grand artiste, pour une -_Salomé_ que j’avais soumise à son jugement et qu’il avait eu -l’indulgence de regarder. La bonté de ce vieillard me stimula. Je crus -avec moins d’incertitude que je pouvais suivre le chemin où je m’étais -engagé. Je passai plusieurs semaines dans la joie. Je travaillais -quatorze heures par jour, et je ne m’arrêtais que lorsque mes mains -fatiguées ne m’obéissaient plus. Alors je souriais d’aise. - -Résolument, je m’étais mis de bonne heure à tailler mes projets en -pleine matière définitive. Il me passionnait de jouer la difficulté; je -comprends aujourd’hui que j’y cherchais un apaisement. Mais à cette -époque j’étais heureux de la peine que je me donnais, outre que je -risquais, à chaque œuvre nouvelle, de dépenser en pure perte des sommes -d’argent relativement importantes qu’il me fallait chercher ailleurs par -des besognes commerciales. Je n’étais pas riche. Mon père, indifférent, -m’avait abandonné dès mes premières paroles aux soins d’un oncle, du -reste gêné, qui ne me pardonnait ni mes rêveries d’enfant ni -l’antipathie que, jeune homme, j’avais montrée pour la médecine. Bref, -comme je ne pouvais pas espérer un héritage que les débauches de mon -père compromettaient fortement, je me suffisais en fournissant à -d’industrieux intermédiaires soit des maquettes de statues que je -retrouvais ensuite au Salon, corrigées ou respectées par quelqu’un de -ces amateurs au nom illustre qui encombrent toutes les classes de l’art, -soit des sujets achevés que des marchands répandaient à plusieurs -centaines d’exemplaires en simili-bronze pour dégoûter évidemment de la -sculpture les petits bourgeois provinciaux, soit encore des dessins de -meubles hardis à l’intention des snobs, soit même des modèles de robes -destinés aux couturiers du VIIIᵉ arrondissement. Ainsi je gagnais, non -sans heurts, assez d’argent pour ne rien demander à mon oncle et pour me -procurer de surcroît les blocs de pierre dont j’aventurais -tranquillement le prix. - -Ces détails, sur lesquels j’ai l’air de m’appesantir, ne sont pas sans -intérêt pour moi: je m’y révèle tout entier, consciencieux à la fois et -téméraire. Mais j’en sortirai. J’hésite peut-être encore un peu de -toucher à mon secret. Nous éprouvons tant de répugnance à nous laisser -pénétrer! D’autres l’ont remarqué avant moi: en France, et ailleurs -aussi sans doute, dans tous les pays fiers de leur civilisation, un -homme consent moins à paraître tel qu’il est que tel que paraissent être -ceux qu’il appelle, d’un mot décisif, ses semblables. Par crainte du -ridicule, fondement de toute société qui a souci de sa gloire, un homme -cache qu’il est capable de n’être point pareil à ses voisins, et -singulièrement quand l’amour est en jeu. On n’ignore pas que trois -hommes réunis au fumoir, après dîner, ne sauraient causer que de femmes, -et presque toujours de la façon la moins digne, comme s’ils éprouvaient, -à rabaisser les indispensables compagnes de leurs joies et de leurs -douleurs, le besoin trouble de s’avilir eux-mêmes. C’est une espèce de -tradition, je le sais bien, et qui garde sa rigueur lorsque ces hommes -sont à jeun; et je ne doute pas que chacun d’eux, pris à part, ne soit -peut-être écœuré des propos qu’il recueillit avec complaisance ou qu’il -tint lâchement; mais qui aurait le courage de se singulariser, dans -cette bourgeoisie qui tend à devenir la classe unique de notre France, -en avouant qu’il ne méprise ni les femmes ni l’amour? Irai-je affronter -le ridicule sans quelques réticences? - -Je ne me crois certes pas foncièrement différent des hommes -d’aujourd’hui. Ils peuvent sembler plus occupés de soucis plus -immédiats, car il nous plaît assez de nous guinder. Quel homme n’a pas -aimé cependant? Quel homme osera dire qu’il n’a pas tressailli, au moins -une fois, à l’attrait d’une femme, à l’espoir de la conquérir, au regret -de la perdre? Pourtant, lorsque je veux me remémorer quelle histoire -d’amour m’a touché le mieux entre tant d’histoires que les poètes nous -ont contées, je m’en rappelle dix, vingt, trente, dont le personnage -principal est une femme, et fort peu dont un homme soit le héros. Les -poètes sont-ils à ce point timides? Et pourquoi, contre si peu -d’interprètes trouvés dans le cours des âges par la passion de Tristan, -la désolante aventure de Don Juan a-t-elle été si souvent reprise? Un -homme ne peut-il faire figure sans déroger que de séducteur et de -bourreau? La passion d’amour est-elle donc le privilège des femmes, ou -les hommes la tiennent-ils, dans leur éternelle fatuité, pour une -faiblesse qui les déshonore? Mais combien de malentendus ont dû naître -entre les meilleurs amants, si l’un des deux résistait à sa franchise! - -Faut-il que je précise ici qu’en vieillissant, ou parce que j’aimai, je -regardai l’amour avec des yeux sérieux? J’en eus la révélation -nécessaire, au moment qu’un vieux sculpteur m’encourageait dans mes -travaux et que peu à peu montait autour de moi l’appréhension d’une -catastrophe universelle, deux choses propres à me faire perdre mon -sang-froid ou à me précipiter aux pires erreurs. Encore est-il bon que -je dise aussi sans plus attendre que ce n’est point sur le moment que je -pris conscience de tout le pathétique de cette révélation. Le hasard -seul, si l’on refuse comme moi d’y voir une volonté mystérieuse, me -donna par la suite la vraie mesure de ce qui ne fut d’abord à peu près -rien. - -Fier, comme s’il en eût été l’instigateur, du succès de ma _Salomé_, mon -oncle m’avait invité à passer le mois de juillet dans sa petite villa de -la côte normande. C’était une maisonnette fort simple, construite à peu -de frais en un temps où l’endroit n’était pas encore à la mode, et qui -gagnait chaque année de la valeur parce qu’elle était bien située. Mon -oncle songeait à la vendre pour en placer le bénéfice, qu’il supputait -considérable, en viager. Il songea sans doute que la présence chez lui -d’un neveu dont quelques journaux avaient parlé en termes flatteurs, -rehausserait le prix de la maison et rappellerait l’attention des -acquéreurs éventuels. Il m’invita. J’avais besoin de repos après mes -récents excès de travail. Je m’y rendis, emmenant pour tout bagage une -énorme valise de cuir fauve. J’ai oublié bien des choses moins -anciennes. Je n’ai rien oublié des moindres circonstances de ce séjour -chez mon oncle. Je les évoquai trop souvent depuis. - -M’y voici donc. Quel éblouissement! Nos voisins avaient une invitée, une -vieille dame aux cheveux blancs, arrivée deux jours avant moi. Mon oncle -la connaissait à peine, mais il connaissait intimement les voisins, -bourgeois cossus, industriels retirés des affaires. Tous m’accueillirent -avec un intérêt qui m’eût paru exagéré, car au milieu de mes plus vives -ardeurs j’ai toujours gardé le sentiment du ridicule, si je ne m’étais -pas ému tout à coup de me trouver devant la nièce de la vieille dame, -une jeune fille dont le moins que je puisse dire, ou redire, est qu’elle -me bouleversa. - -Je redirai que j’avais dix-neuf ans. Elle en avait quinze ou seize. La -beauté féminine était en quelque sorte de mon commerce familier. Réduite -en ses éléments par mes études, admirée dans les innombrables -représentations que nous ont transmises les siècles, vue sur tant de -corps de modèles que j’avais eus sous les yeux, détaillée et -reconstituée par mes mains, elle ne pouvait guère m’offrir d’autre -surprise que celle qu’offre toujours à un artiste une beauté vivante. Ce -n’est donc point par sa seule beauté que cette jeune fille me frappa, et -je l’affirme aujourd’hui d’autant plus calmement qu’il me souvient que -je ne pensai pas à l’examiner comme j’avais coutume d’examiner -d’instinct toute femme belle que je rencontrais. Mais je n’affirme pas -que je ne la jugeai pas d’ensemble plus belle que les autres femmes. -J’eus seulement l’impression très nette qu’elle était différente, qu’il -y avait d’une part les autres femmes, toutes les autres femmes, et -d’autre part cette jeune fille. Et qu’elle fût jeune fille et non point -femme, c’est une distinction que je ne fis pas non plus d’abord. - -J’étais allé chez mon oncle pour y prendre du repos. J’y trouvai -l’amour. Au milieu de mes longues promenades à pied dans la campagne et -des heures que je restais assis au fond de notre jardin à épier des -sorties ou des rentrées qui me troublaient chaque fois, je connus que -j’aimais. Un pareil événement donnait un démenti formel à mes opinions. -Mon pessimisme d’adolescent avait fondu soudain. Était-ce possible? J’en -demeurais charmé. - -Je voyais souvent la jeune fille. Nous causions. Elle me parlait -librement de toutes choses. Nous discutions aussi parfois, et j’étais -ravi lorsqu’en fin de compte je m’apercevais que nous avions tous deux -bien des goûts et des sentiments sinon identiques, du moins parallèles. -Elle ne mettait dans nos entretiens aucune coquetterie. J’étais de mon -côté toujours en surveillance. Rien ne trahissait, je le crois encore, -que j’eusse pour elle le moindre penchant, et rien ne me permettait de -supposer qu’elle en pût avoir pour moi. - -Le charme durait depuis quinze jours, quand, un dimanche matin, mon -oncle entra dans ma chambre comme je m’éveillais à peine, et me dit sans -détour: - ---Mon petit, tu vas me faire le plaisir de préparer ta valise et de -filer par le train de midi trente. - -Mes yeux s’écarquillèrent. - ---Sois plus poli, continua mon oncle, et ne joue pas l’innocent avec -moi. - ---L’innocent? demandai-je, véritablement étonné. - ---Ne m’interromps pas. Où te crois-tu donc? Je m’imaginais que, l’âge -aidant, tu étais devenu sérieux. Mais je me suis trompé. En tout cas, -que tu sois sérieux ou non, je ne tolérerai pas que tu profites de mon -hospitalité pour abuser plus longtemps d’une gamine. - ---Moi? criai-je. - -J’avais rougi comme sous une gifle. - ---Je n’ignore rien, articula mon oncle. Je viens de tout apprendre. Et -l’on m’a prié de t’éloigner. C’est du propre! - -Le pauvre homme était plus confus que mécontent. Je l’assurai que -j’avais été correct. - ---N’importe, conclut-il. Je veux croire que tu ne t’es pas conduit en -goujat. Mais cette petite n’est plus la même depuis que tu es ici, et sa -tante désire que l’aventure ne se prolonge point. - ---Je partirai, dis-je. - -Et je partis en effet par le train de midi trente, avec mon énorme -valise de cuir fauve, sans avoir revu celle à qui je devais de si simple -façon la révélation de l’amour. Toute ma vie allait dépendre de cette -aventure minime. - - * * * * * - -SI j’essayais de réduire les sentiments divers que j’éprouvai pendant -cette quinzaine de jours où plus rien n’exista pour moi que cette jeune -fille tout de suite aimée, j’étais obligé de reconnaître qu’au fond de -mon enthousiasme il n’y avait que de l’égoïsme. - ---Elle n’est plus la même depuis que tu es ici, m’a dit mon oncle, -songeais-je dans le train qui m’emportait loin d’elle. Elle m’aimait -donc? Elle aurait donc pu être à moi? - -Pensée mesquine, je le concède, où je retrouvais, non sans amertume, ce -goût du triomphe et cette fatuité de propriétaire qui, soupçonnés -seulement, m’avaient fait mépriser d’abord les hommes pour leur -suffisance, et les femmes pour leur résignation. Mais je pensais presque -aussitôt: - ---Qui sait si je n’aurais pas pu la rendre heureuse? - -Et je ne me jugeai pas plus beau d’avoir ainsi pensé: je ne voyais -encore là que de l’égoïsme. Ce n’est que bien plus tard que je compris -que mon dernier regret rachetait l’apparente lâcheté du premier, car on -aime quand on désire se dévouer; et ce n’est qu’à présent que je -constate que j’aimai totalement d’emblée: je voulais faire le bonheur de -celle qui eût fait le mien. - -Quelle dérision! Quel espoir! Quelle vanité! Même si tout ce qui nous -vient du dehors ne nous empêchait pas de réaliser nos plus chers désirs, -nous saurions nous en empêcher nous-mêmes, tant nous avons peu de soin -de notre propre intérêt. Nous sommes tous égoïstes, mais nous poussons -parfois l’égoïsme jusqu’à ne pas permettre que ce soit des autres que -nous arrivent nos chagrins ou nos embarras. J’ai rêvé souvent de ce -Prométhée que, pour le punir de son orgueil, le dieu des dieux enchaîne -sur la montagne où un vautour lui déchiquetait le foie. Et je crois -sincèrement que Prométhée eût refusé que son supplice prît fin par ordre -du bourreau, ou même qu’il se le fût imposé, s’il avait prévu la -décision du maître de l’Olympe. Mais ce sont des sentiments que nous -n’osons pas avouer que nous avons, et nous préférons parler de fatalité. - -J’accorde que, dans cette aventure puérile, je ne soignai pas beaucoup -mon intérêt. Je m’y conduisis proprement comme un sot. Et je me le -reproche chaque fois que j’y reporte mes regrets. Tout en eût peut-être -été si différent! Il m’aurait suffi d’un peu d’audace. J’en étais -dépourvu. J’ai peut-être perdu toute ma vie en quinze jours, en une -heure peut-être. Mais les regrets ne servent de rien. - -L’admirable, ou le naturel, c’est que, dans ces quinze jours où toute ma -vie s’est louée, j’ai vécu comme dans un rêve. Nos promenades, nos -entretiens, nos sourires, me paraissaient être tout ce que je pouvais -souhaiter. Pas une fois il ne me vint à l’esprit de situer dans l’espace -et dans le temps celle qui enchantait mes heures. Je dévidai devant elle -tous mes souvenirs d’enfance, toutes mes inquiétudes, toutes mes -intentions; elle me connut sans avoir à le désirer. D’elle cependant je -ne connus pas grand’chose. Elle se réservait, et je ne le remarquai pas -tout de suite. Quand je m’avisai d’y prendre garde, après l’avoir -quittée, j’y découvris une marque de pudeur, et donc d’amour, comme il -me semblait que mes confidences étaient aussi une preuve d’amour, sur un -autre plan. Car, en matière d’amour, il nous plaît de tout faire -converger au centre de nos préoccupations, et de la façon qui nous est -le plus favorable. - -Ces subtilités qu’ici j’étire comme si j’avais eu dès le début -l’impression qu’elles devaient pour moi devenir capitales, je ne m’y -suis pas arrêté longtemps. L’amour, on le sait, ne se nourrit que dans -le loisir, et d’autre part il exige aussi la présence de l’objet aimé, -ou du moins l’espoir d’une présence. - -Pour moi rien de tel. Je n’avais que dix-neuf ans, j’y insiste; j’étais -pauvre, obligé de travailler pour subsister et pour subvenir en même -temps aux exigences de ma passion de sculpteur. Revenu piteusement à -Paris, je ne pus pas m’offrir le luxe de ruminer mes regrets. Le -travail, on ne l’a pas assez dit, est un grand médecin. Je m’y livrai. -Ce ne fut pas néanmoins sans quelque gêne. Il y avait en moi comme un -malaise que je n’avais jamais ressenti, et je ne m’en suis débarrassé -qu’en l’analysant. On est à moitié guéri quand on sait de quoi l’on -souffre. L’Église catholique n’a probablement institué la confession que -pour amener ses fidèles à s’interroger et par suite à se mieux -conduire; Socrate ne préconisait pas d’autre méthode; on n’a pas encore -étudié d’assez près l’influence de la morale socratique sur la morale -chrétienne, par où le monde moderne se relie à l’ancien; mais laissons -ces problèmes. A dix-neuf ans, je n’avais point tant réfléchi, et tout -en me penchant sur moi-même comme sur un modèle que j’examinerais avant -de le reproduire, je m’instruisais de l’expérience des autres. - -Je lus alors un ouvrage d’aspect didactique et personnel qui m’éclaira -soudainement. Il traitait de l’amour. Une phrase en jaillit entre toutes -pour moi. Je l’ai répétée si souvent que je la sais encore sans faute: -«L’homme qui a éprouvé le battement de cœur que donne de loin le chapeau -de satin blanc de ce qu’il aime est tout étonné de la froideur où le -laisse l’approche de la plus grande beauté du monde.» Il ne m’en fallut -pas davantage. C’est qu’il m’était nécessaire que la plus grande beauté -du monde, que la simple beauté ne me laissât plus indifférent. Au risque -de me faire honnir par toutes les femmes, s’il y en avait d’assez -patientes pour lire ma confession, j’avoue que j’employai toute mon -énergie à me délivrer du fantôme de ma petite bien-aimée. Et j’avoue -aussi que j’y parvins sans trop d’efforts, car la vie qui nous entraîne -efface peu à peu, en les remplaçant par d’autres, souvent moins -précieuses, les plus charmantes visions dont nos regards sont pleins. - -Un mois après l’avoir perdue, je ne souriais plus qu’avec -attendrissement quand je pensais à ma petite bien-aimée, et j’étais -content de moi. J’allais jusqu’à m’admirer. - ---Tu aurais peut-être fait son malheur, me disais-je. - -D’autres fois, plus égoïstement, je me disais: - ---La connaissais-tu? - -Et d’autres fois, raisonnable, je me demandais comment j’avais pu -divaguer à ce point, car mon oncle m’avait bien dit qu’elle n’était plus -la même depuis qu’elle m’avait rencontré, mais il ne m’avait ainsi -rapporté que les impressions de la vieille tante, et rien ne prouvait -que la nièce eût pour moi les sentiments qu’on m’avait fait l’honneur de -lui prêter. - -Bref, ma passion s’éteignit comme le jour s’éteint au large sur la mer, -avec des couleurs violentes qui s’atténuent de teintes par ci par là -fort douces avant de capituler sous la nuit irrésistible. - -Ma nuit fut sans étoiles et sans lune. Ah! pauvre petite bien-aimée! -pauvre amour! pauvre passion! pauvres rêves de bonheur! pauvres rêves! -Je m’étais réfugié dans le travail. Il m’avait repris. Fiévreusement, -comme si mes jours avaient été comptés, j’accumulais ébauches, plans, -projets, notes, indications, croquis, pochades, comme si j’étais -condamné, avant de disparaître pour toujours, à laisser au monde la -preuve que je méritais de vivre plus longtemps. Une autre fièvre -m’exaltait, dès le soleil couché, mais avec moins d’ardeur. Les quelques -amis que j’avais étaient comme moi. Nous cherchions vainement à trouver -du plaisir là où nos aînés se vantaient d’en avoir trouvé. Nous allions -de brasserie en brasserie, de bar en bar, de cabaret en cabaret. Nous -buvions sans goût en essayant de nous distraire au son de musiques -exotiques dans les boîtes de Montmartre. Nous achevions désespérément -nos débauches dans des chambres d’hôtel avec des filles respectueuses -que nous ne méprisions pas, mais qui ne nous satisfaisaient point. Nous -parlions d’art, de politique, beaucoup plus de politique, hélas, que -d’art, et c’est notre génération pensive qui, longtemps avant la guerre, -a vu la fin de cette vie montmartroise que nos pères ont dangereusement -illustrée. - -Ces nuits des samedis de 1911, comment les oublierais-je? Je les passais -presque toutes avec des soldats venus à Paris en permission de -vingt-quatre heures. Moi-même je me préparais à endosser l’uniforme -militaire. Mais alors même que je n’avais pas encore servi, je savais -d’avance tout ce que le mot pathétique comporte d’obligations et de -renoncements. Il n’est rien de tel que d’être soldat pour s’affranchir -bon gré mal gré de tout orgueil et pour admettre qu’un individu ne -compte guère dans une société. Quelle atroce grandeur dans le geste -unanime de plusieurs milliers d’hommes qui se courbent sans murmurer -sous le devoir dont ils n’auront rien à attendre pour la plupart! C’est -peut-être la seule excuse d’une démocratie, cet élan d’abnégation de ses -jeunes hommes. Il serait trop monstrueux que, non contente de les -exposer par incurie au sacrifice, elle pût les y précipiter de force -tous. - -Comme il est loin, le souvenir, même faible, de ma petite bien-aimée! -Quand je repasse en revue les événements de ces années lourdes, je n’y -découvre aucune place pour elle. Moi, qui lui avais donné toute son -importance, j’y tiens déjà si peu de place. Un reste d’orgueil qui -s’obstine m’y situe encore avec trop de complaisance, comme un point à -peine perceptible à mes yeux attentifs. Mais, tout bien pesé, je ne -reprends conscience de tant d’épreuves que par le réveil de quelque -douleur dont chacune m’accable et m’étonne chaque fois. Est-ce moi qui -ai pu m’évader de ces années d’épouvante? Est-ce moi qui respire encore, -qui sens encore mon sang battre à mes poignets, qui pense encore, qui -souffre encore? Est-ce moi qui peux avoir encore des souvenirs? - -Quand j’ai dû revivre parmi les vivants, dans ce désordre général qui a -suivi les prodigalités innombrables de la guerre, je ne me suis pas -reconnu. J’avais commencé de lire un beau livre, assez triste; j’avais -noté au passage un épisode fort petit dont j’étais resté fort peu de -temps ému; et puis j’avais fait une maladie grave, très grave, mortelle; -et puis j’entrais soudain en convalescence. Tout me semblait nouveau -autour de moi, jusqu’à mon métier, jusqu’à mes plus vieux projets que je -prenais pour ceux d’un autre, jusqu’à ce désir de gloire que je doutais -d’avoir pu jamais imaginer, jusqu’à cette crainte de la mort que j’étais -humilié d’avoir pu concevoir. Qu’est-ce donc qui m’attendait chez moi? -Rien. Au cours de la tourmente, j’avais perdu mon père, mon oncle, mes -meilleurs amis que je chérissais davantage; j’avais perdu ma dernière -illusion, celle qu’il fût digne d’un homme de s’épuiser pour embellir la -cruelle vie quotidienne des autres hommes. J’étais véritablement un -convalescent désolé. - -La vie eut raison de mon apathie. Peu à peu, et des amis nouveaux y -aidant, je retrouvai le goût de mon métier. Le travail m’avait déjà -sauvé du désespoir où trop de livres amers m’incitaient pendant mon -enfance morose. Le travail me sauva de la résignation périlleuse que -j’avais tirée de la guerre. Mais, pour me rendre à mon destin d’homme, -qui n’est que de souffrir de maux à sa taille et dont il est presque -toujours l’artisan vaniteux, il fallait que l’amour enfin me fût révélé -sous ses espèces les moins favorables. - - * * * * * - -QUE la vie soit plus forte que nous et qu’elle triomphe lentement de nos -résolutions, je ne suis pas le premier à l’avoir éprouvé. Les grands -destins sont rares. Pour le commun des hommes, poussière enlevée par le -vent, rien n’est durable, ni la joie, ni la paix, ni la douleur. - -Il serait trop beau que la courbe d’une existence humaine fût -harmonieuse. Si l’on tenait quelque part un registre des feuilles de -température de nos péripéties morales, quelle collection de lignes -tourmentées ne s’offrirait pas aux curieux? De cet amas de singularités, -le philosophe peut déduire quelques réflexions relativement peu -nombreuses qui lui permettent d’établir une règle de vie des -collectivités; car, plus on considère les choses de haut, plus elles -semblent être simples et tendre vers une espèce d’unité dont les -politiques font leur profit. Mais si l’on regarde au contraire chacun -des individus de la collectivité, tout y paraît complexe, imprévisible, -fantasque et décourageant. Et c’est une des merveilles de ce monde que -tant de diversités si décevantes en particulier se fondent dans un tout -dont le contemplation satisfait les sages, amis de l’ordre. De là le -sourire amusé qu’ils ont en face de nos révoltes s’ils nous observent -dans l’ensemble, ou la pitié qui les étreint s’ils nous examinent en -détail. L’un d’eux m’enseigna que, pour lui, dès qu’il s’agit d’un être -humain, une seule constatation s’impose: c’est que tout est possible. Sa -formule sans hardiesse a du moins le mérite de n’être pas à la merci de -la mode et de faire une place large à l’indulgence. - -Au mois de janvier 1920, je me contentais des raisons de vivre que peut -avoir un homme sans famille qui vient d’échapper à un désastre et qui -s’aperçoit qu’à trente ans, déjà vieux, quand toute œuvre d’art exige un -temps si long, il n’a même plus d’ambition pour le stimuler. Comme je -n’ai point souci de me poser en héros, je répète que je me confesse en -pleine sincérité. J’abandonne mon cas aux moralistes, s’il en vaut la -peine. Je leur saurais gré néanmoins d’essayer de me comprendre avant de -me foudroyer ou de m’absoudre: ce seul effort que je leur demande est à -peu près le seul que puisse demander un homme à un autre homme, faute de -quoi le premier venu s’érige en juge tranchant, alors que nous avons -tous besoin d’être compris et non jugés. Mais poursuivons. - -Au mois de janvier 1920, j’allai chercher dans le Midi un peu de soleil -et un peu de réconfort. Paris tout entier semblait chercher lui aussi -son équilibre. Les premiers mois de la paix s’écoulaient difficilement. -Des menaces politiques agitaient le pays. Trop de malheureux impatients -faisaient craindre une révolution populaire que l’exemple de la Russie -bolcheviste rendait attrayante pour les uns et fatale pour les autres, -par contagion. De grands procès nés de la guerre mettaient au premier -plan trop d’ignominies et de suspicions. Dans le même temps, on sentait -que les Alliés sournoisement, comme de simples individus égoïstes, se -disputaient les dépouilles d’une victoire qu’ils contribuaient à -diminuer. A la faveur du désarroi général, les gens d’affaires -opéraient. Les banques se multipliant devenaient autant de baraques de -pari mutuel pour ces courses au billet de cent francs où se ruait la -foule. Et, si j’ai dit que, dans la période d’angoisse qui précéda la -guerre, les artistes avaient bu d’un vin lourd, ils ne burent après la -paix signée que de l’eau. Les moins pauvres sont descendus à la misère. -Il faut que l’amour de la beauté soit bien naturel pour que plus -d’artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, poètes, ne se soient pas -jetés dans l’épicerie rémunératrice. Mais chacun d’eux besogna comme il -put, et l’art français n’a pas capitulé. - -Pour ma part, j’emportais à Nice deux commandes que m’avait données un -éditeur d’ouvrages de luxe dont la furie était presque étale: je devais -lui rapporter en avril quinze aquarelles destinées à une _Aphrodite_ de -Pierre Louÿs, et trente dessins au crayon noir pour une édition in-4º -des _Croix de Bois_ de Roland Dorgelès qu’un prix de littérature venait -d’imposer à l’attention du public. Je n’étais pas en effet un sculpteur -de l’école cubiste, mes pierres ne forçaient pas l’intérêt aveugle des -nouveaux-riches, et je gagnais ma vie par des expédients tout de même -honorables. Ainsi, parmi d’autres ouvrages qui m’avaient été proposés, -j’en avais retenu deux à mon goût, et je comptais illustrer l’un avec -mes rêves d’artiste impénitent et l’autre avec mes souvenirs douloureux. - -A Nice, la fièvre de ces premiers jours de 1920 était moins ardente. Et -puis, à Nice, il y a du soleil en hiver et il y a la Méditerranée. -Quiconque y passa, retrouvera sous ma réserve toutes ses impressions de -cette unique Baie des Anges, comme au rappel de trois accords plaqués -sur un piano remontent en mémoire toutes les splendeurs assoupies d’une -sonate. Quant à celui qui n’a pas fait séjour sur cette côte, il -admettrait mal, si j’essayais de l’analyser par des mots trop précis, -l’émotion qui tombe pour moi du ciel méridional sur l’eau sans reflux. A -Nice, toutes les choses, tous les gens, toutes les joies, tous les -soucis, prennent une couleur spéciale. L’air qu’on y respire anesthésie -en quelque sorte, et libère à la fois les moindres possibilités du -sentiment. Ce n’est que sous l’influence de l’opium que j’éprouvai de -comparables délices. Et n’est-ce point une retraite par excellence que -celle où je pouvais espérer de goûter un bon repos propice à mon -travail? - -Tous les matins, j’allais m’asseoir au soleil, devant la mer, un peu à -l’écart de l’endroit où la plus grande partie des hivernants se tient. -Je ne me lasse pas de regarder la mer: elle ne se ressemble jamais; elle -est mouvante; on la pétrit, dirais-je, des yeux, et tant de songes -complaisants naissent comme une écume fragile de ses agitations! Elle -est inépuisable et capricieuse. - -Un matin, j’aperçus de loin que le banc où j’avais coutume de m’asseoir -était occupé. J’eus un mouvement de mauvaise humeur. Comme tous les -hommes, je suis aussi pour bien des choses un homme d’habitudes. Il me -déplut que mon banc ne fût pas libre ainsi que chaque jour. Je l’avais -pourtant choisi en dehors de la zone fréquentée par les promeneurs -ordinaires, et il m’était devenu le seul banc possible de tout le -rivage. Or une femme était assise sur mon banc. Jeune ou vieille, je ne -le distinguais pas, à cause de son ombrelle ouverte. Mais la question -piqua ma curiosité, et ma mauvaise humeur s’oublia. - -Comme je m’approchais, elle se leva et fit trois pas pour s’accouder au -garde-fou qui borde la promenade. Je jugeai qu’elle était jeune et sa -silhouette me plut. - ---Pourvu qu’elle ne s’en aille pas! me dis-je. - -J’avais envie de la voir de près. Elle m’était encore cachée par son -ombrelle. Je m’amusai de ma curiosité. Ma mauvaise humeur première céda -sans trop de peine. - -J’arrivais à mon banc. Je m’assis. J’avais manœuvré de manière à ne me -pas faire remarquer. Je souriais de la surprise que je causerais à -l’inconnue qui m’avait d’abord offensé. - -Je n’attendis pas longtemps. L’inconnue se retourna. Je la vis. Fit-elle -un geste? Je serais incapable de l’affirmer. J’avais au moment même -tressailli. Elle eut l’air gêné, mais elle reprit sa place sur le banc à -côté de moi. Elle regardait vers le large. Je la regardai. Il me -souvient que j’entendis alors le bruit des vagues déferlant contre les -rochers à ma droite et des cris d’enfants qui jouaient sur la plage, à -quelques mètres au-dessous de nous. - -Mon trouble durait. - ---Elle? me disais-je. - -En cette jeune femme je croyais retrouver, transformée certes et -différente, mais non point tellement, ma petite bien-aimée de jadis. -Mais aussitôt je m’étonnai d’avoir gardé si net le souvenir d’une petite -fille qui avait si vite disparu de ma vie. A la vérité, c’est plutôt le -souvenir de la petite fille qui se ranimait grâce à cette jeune femme. -Le visage oublié se recomposait en ma mémoire à l’aspect du visage que -j’avais devant les yeux. - -La curiosité fut trop forte. Après quelques phrases maladroites qui ne -sont pas à mon honneur et que je ne rapporterai pas, mais qui -m’encouragèrent par leur propre ineptie, je fis part de mon étonnement à -ma voisine. - -Elle eut un sourire satisfait. - ---Vraiment, dit-elle, vous m’avez reconnue tout de suite? - -Je ne sais pas quelle expression eut mon sourire. Mais il me semble que -je ne le maîtrisai pas. - ---Vous ne m’aviez donc pas oubliée? disait-elle. - -Elle parlait sans élever la voix, ce qui accentue l’émotion qu’on -provoque et qu’on ressent. - -Oubliée? - -Spontanément, car en la retrouvant je me retrouvais tout d’un coup tel -que j’étais quand j’avais dû la quitter, je lui contai les vicissitudes -des dix dernières années de ma vie. Chose étrange, je n’avais aucune -honte à me montrer devant elle sans déguiser rien, ni ma volonté de -l’oublier, ni l’oubli que tant d’événements plus grands que nous -m’avaient procuré, ni la joie qui me soulevait depuis que je la -revoyais; mais, tout en parlant, je sentais que je parlais d’un passé -mort. Était-ce son attitude qui me poussait à développer mes souvenirs -sans lui donner le temps de placer un mot qui eût rompu le charme? - -Elle ne souriait plus que rarement, et avec une nuance de mélancolie. - ---Quoi! dit-elle. Vous n’avez aimé que moi? - ---Vous seule. - ---C’est affreux, dit-elle si bas que je la devinai plutôt que je ne -l’entendis. - -Le silence qui succéda nous séparait. Je sentis que j’aurais tort de -rien demander. Elle aussi était demeurée telle que jadis, réservée quand -j’étais confiant. Mais je soupçonnais que son silence d’à présent -approfondissait encore davantage sa réserve d’autrefois. - ---C’est affreux, dit-elle de nouveau. - -Et je crus qu’elle allait parler à son tour. - -Mais brusquement, par l’escalier qui menait à la plage et s’ouvrait près -de nous, apparurent en criant deux garçonnets. - ---Mes enfants, me dit-elle. - -Un homme les suivait. - ---Mon mari, me dit-elle. - -Elle se leva, me prit par la main, et me présenta. - - * * * * * - -UN regard de la femme qu’on aime a souvent plus de force persuasive que -les raisonnements le mieux conduits. Un regard m’empêcha de céder à -l’envie que j’avais peut-être de fuir. Ma docilité fut tout de suite -complète. - -Malgré la surprise, je fis tête à ce mauvais coup du sort, et je -prononçai quelques mots qui ne trahirent point mon embarras. Je -m’arrangeai cependant de façon que l’entretien ne se prolongeât pas -outre mesure. - ---J’aurai plaisir à vous revoir, me dit le mari. - -J’étais déconcerté. J’étais surtout mécontent d’avoir avoué sans -hésitation comme j’avais aimé et d’avoir insinué même que j’aimais -toujours, ce qui n’était pas certain. Quelle faute j’avais commise! Et -pour quel résultat? Qu’avais-je appris en retour? - -Je marchais le long de la mer à pas lents. Je tournais le dos à la -ville. Je détestai soudain ce ciel parfaitement pur que, comme tous les -malheureux, j’accusai de son indifférence. J’aurais voulu qu’une -tempête secouât la mer trop bleue et lutter contre le vent déchaîné. - ---Elle est à un autre, me disais-je, elle est à un autre qui la rend -heureuse. Elle a l’air heureux, elle a deux enfants, elle est à un -autre. - -Qu’elle m’eût été dérobée, voilà le chagrin qui me dominait. Jamais -autrefois, aux heures de mon éblouissement, je n’avais imaginé qu’elle -pût être mise nue, même par moi; c’est une pensée qui ne m’avait pas -touché. Après dix ans, quand je la retrouvais, d’équivoques images se -formaient devant moi. Elle était très belle. Je la voyais nue, et elle -consentait d’être à un autre. Je me rassasiais du plaisir répugnant de -me la représenter souillée dans les bras de l’autre. Je la méprisais. -Mais de nouvelles pensées m’envahissaient, plus atroces. - ---Consentir? me disais-je. Souillée? Tu n’as donc pas compris qu’elle -l’aime? - -Mon découragement s’appesantit. Elle l’aimait? Alors je me les -représentai tous les deux côte à côte qui rentraient derrière leurs -enfants en riant de moi. Elle l’aimait. Elle lui répétait sans doute ce -que je lui avais confié. Je crus l’entendre dire, lui: - ---Pauvre type! - -Et je les vis d’avance mettre à profit, le soir même, dans le lit -conjugal, le hasard qui m’avait placé sur leur route pour fouetter leur -amour. Elle triompherait d’être aimée par deux hommes, et il -s’enorgueillirait de la posséder. - -Je ne pus m’empêcher de sourire, non pas de lui qui tenait son rôle de -mâle, mais d’elle qui chantait trop tôt victoire. Aimée par moi, elle? -Oui, jadis, quand elle était petite fille et quand je n’étais pas un -homme. Mais à présent? Lui avais-je donc donné tant d’assurances que mon -amour d’autrefois eût persisté? - -Cette pensée, hélas, m’arrêta. J’aurais dû l’éluder. Il est dangereux de -remuer les vieux sentiments engourdis. Il est dangereux de réveiller les -vieux désirs qui ne furent pas satisfaits. J’essayai de tricher avec -moi-même, de m’objecter des _mais_ et des _cependant_; j’avais honte de -me laisser convaincre; je n’osais pas reconnaître que mon amour rajeuni -s’imposait de plus en plus à moi à mesure que je tâchais de le refouler. -Pourtant j’aimais. - -Las de marcher droit devant moi, je m’aperçus que j’étais loin de la -ville. J’entrai dans une auberge. Deux ouvriers maçons y achevaient de -déjeuner. Je me fis servir du jambon, du fromage, et une bouteille de -vin gris. - -Dans ce pauvre décor d’une salle d’auberge à peine propre, mon chagrin -me parut dérisoire. Amèrement, je me divertis à en saper pour moi-même -le pathétique. Cœur sensible, ô cœur naïf, t’ai-je assez torturé? -T’ai-je assez piqué d’ironie? Mais est-ce un si bon moyen de se moquer -de soi-même? L’ironie, arme des lâches et défense des autres, ne tue que -les faibles. La mienne me blessa profondément: il est toujours cruel de -perdre des illusions, et d’abord celles qui sont d’amour-propre, et je -me rendis compte que je m’étais exagéré la grandeur de ma souffrance. -N’est-ce pas en effet une espèce de volupté trouble que l’on goûte à se -croire le plus malheureux des mortels, ou simplement très malheureux? -Mais, tout bien considéré, je repris conscience de la médiocrité de mon -aventure. Et je sortis plus calme de l’auberge. - -Il n’en restait pas moins vrai que j’aimais, et que j’aimais une femme -que rien ne me permettait d’espérer atteindre. Elle appartenait à un -autre. Je ne songeais pas à rivaliser avec lui. Il n’avait rien en -apparence du mari qu’on peut se flatter d’évincer: il n’était pas vieux, -il n’avait pas l’air d’un imbécile, et physiquement il était ce que les -femmes ont coutume d’appeler un bel homme, en quoi je devais lui -abandonner le pas. Toute entreprise de conquête eût été vaine de ma -part. En outre, ni jadis, ni aujourd’hui, celle que j’aimais ne m’avait -livré le moindre indice qu’elle fût prête à recevoir mon amour. - -Que de complications surgissaient au moment où je me croyais en -sécurité! Je n’avais plus d’autre souci que de vivre au jour le jour en -travaillant dans la modeste retraite que j’avais élue; je me soutenais -de ces souvenirs ardents; j’assistais non sans quelque plaisir furtif -aux ambitieuses agitations des gens qui m’entouraient, et je ne formais -plus que d’humbles projets dont l’achèvement ne me semblait pas -indispensable au bonheur du genre humain. Et tout à coup une femme -venait remettre mon repos en question, une femme que j’avais aimée, puis -oubliée, une femme dont je n’avais presque rien su, et dont je ne savais -rien, sinon qu’elle n’était plus libre. - -Quand je rentrai dans la ville, c’était à l’heure où, le soleil se -couchant, un froid brusque succède à la douceur d’un après-midi de -printemps. Je pressai le pas. Une bise aigrelette soufflait sur le -rivage. J’évitai de repasser par le bord de la mer. - -J’avais résolu de quitter Nice dès le lendemain matin; je ne voulais -plus rencontrer celle que je voulais essayer d’oublier de nouveau. Je ne -me dissimulais pas que j’y parviendrais sans doute moins aisément que la -première fois, mais je ne croyais pas qu’il y eût d’autre façon de -résoudre le problème. Celle-là me semblait simple et naturelle: fuir et -me distraire d’une pensée malheureuse. - -La porte de mon hôtel franchie, je me dirigeai vers le bureau du gérant. - ---Je partirai demain matin par le train de 8 heures, lui dis-je. Mes -bagages seront prêts à 7 heures. - ---Bien, monsieur. - -J’allais sortir. Le portier m’attendait. - ---Une lettre pour monsieur. - -Je pris l’enveloppe comme si j’avais deviné. L’écriture, haute et mince, -était d’une femme: je ne la connaissais pas. J’ouvris. Je lus: - -«_Soyez demain matin où vous étiez ce matin. Je désire vous y revoir._» - -Une signature était inutile. Il n’y en avait pas. Mais ce trait seul -révélait une femme qui réfléchit. - -Je relus le bref billet. Je n’y découvris rien. L’ordre de la première -phrase, si sûr de lui, s’adoucissait par le désir de la fin, plus adroit -ou plus tendre. Le moins que j’en pusse conclure était que cette femme, -dont j’avais résolu de fuir le charme, savait ce qu’elle voulait et le -cacher. - -Je dis seulement au gérant: - ---Contre-ordre, monsieur. Je ne partirai pas demain matin. Excusez-moi. - ---Bien, monsieur, répondit-il. - -Qu’avais-je de mieux à faire? - - * * * * * - -EN arrivant à l’endroit où je devais l’attendre, le lendemain matin, -j’étais aussi calme que je pouvais souhaiter de l’être. J’avais réfléchi -longuement pendant la nuit. - -Certes l’aventure était cruelle pour moi. Mais toutes mes aigreurs, mes -rancunes et mes ironies, parce que je les avais disciplinées, faisaient -place à une résignation dont je me félicitais. Et qui incriminer de mon -infortune? Cette jeune femme qui ne m’avait jamais rien promis, à qui je -n’avais jamais rien demandé, qui n’avait peut-être jamais eu soupçon de -mes sentiments de jeune homme, et qui était parfaitement libre de -disposer d’elle-même? En l’absolvant, je ne lui rendais qu’un hommage -mérité. Elle demeurait toujours pour moi très haut, et, si je souffrais -de la voir à un autre, j’avais enfin le sang-froid de l’estimer digne -d’être heureuse, même à mon détriment. Aussi ne me proposais-je de lui -rien dire qui désormais eût été une offense. Quelles que fussent à mon -égard ses dispositions, je ne lui parlerais plus de mon amour: je ne -voulais pas lui donner à rire ou à sourire, ou même, en mettant les -choses au mieux, je ne voulais pas lui donner de remords. Sa vie s’était -engagée loin de moi; je n’avais plus qu’à m’éloigner de sa vie. Et -j’étais décidé à disparaître avant d’apprendre de sa bouche ce qu’elle -avait à m’annoncer. N’allait-elle pas m’en prier, en effet? - -Elle était vêtue de laine blanche, quand je l’avais rencontrée la veille -par hasard. Elle vint à notre rendez-vous avec un grand manteau noir de -fourrure. - -Je la regardais venir. Mon cœur battait. - -Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de moi, elle ouvrit son -manteau des deux pans sur une robe d’un mauve exquis. - ---Vous rappelez-vous? me dit-elle sans autre préambule. Vous me -préfériez en mauve jadis, et j’avais une robe à peu près pareille lors -de notre dernière promenade. Vous vous rappelez? - ---Il m’en souvient, répondis-je. - ---Mon mari déteste le mauve, dit-elle. - -Puis: - ---Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt. Les enfants me suivent. Nous -n’avons pas beaucoup de temps à nous. Marchons, voulez-vous bien? - -Je me mis à son pas. J’étais anxieux. Ce début ressemblait si mal à ce -que j’avais cru qu’il serait! Qu’avait-elle dit? Que son mari détestait -le mauve; mais elle en portait; et elle s’en était vêtue aujourd’hui -comme au jour de notre dernière promenade, parce que je la préférais -jadis ainsi. Voulait-elle donc me faire entendre qu’elle était moins à -son mari que je ne l’avais pensé? Ou quelle comédie me préparait-elle? -Il y avait pourtant une certaine émotion dans sa voix. - -Elle reprit: - ---Écoutez. Vous m’avez découvert des choses navrantes. - -J’eus un geste vague. - ---Écoutez-moi, dit-elle. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas savoir. Si -j’avais su... Non, laissez-moi parler. - -Je n’objectai rien. J’avais résolu de ne plus me trahir comme j’avais eu -l’imprudence de le faire, la veille. Mais l’entretien prenait un tour -imprévu qui risquait de m’égarer. Quelle maîtrise de soi ne faut-il pas -pour résister à la voix caressante d’une femme qu’on aime? Le silence -qui me fut imposé me tira d’embarras. - ---C’est bête, disait-elle. Au moment où l’on veut parler, les mots vous -échappent. - -Elle ne souriait pas. Je ne relevai point sa remarque. Je préférais -imaginer ce que j’apprendrais, et trop d’espoirs et de craintes -traversaient à la fois ma pensée, tandis que je savourais un sombre -plaisir à ne point presser le dénouement. - ---Écoutez, dit-elle encore. Je ne jouerai pas avec vous, je ne suis pas -si habile. Ce que vous m’avez appris hier m’a consternée, profondément. - -Elle posait la main sur mon bras. Je la regardai. - ---Ne me regardez pas! Vous m’ôteriez tout mon courage. - -Elle se mit à marcher. - ---J’ai besoin de tout mon courage, reprit-elle. Vous en avez eu, vous, -et plus que je ne pensais qu’un homme pût en avoir, car je ne pensais -pas non plus qu’un homme pût aimer à ce point. Mais moi aussi j’en ai -eu. Vous saurez tout un jour. Une jeune fille ne fait pas tout ce -qu’elle veut. Elle fait même souvent ce qu’elle ne veut pas. - -Elle parlait lentement et chacune de ses phrases me remuait. - ---Je vous jure que je ne l’ai pas voulu... - -Elle s’arrêta, puis, d’une voix plus forte: - ---Me croyez-vous? dit-elle. - ---Je vous crois, répondis-je. - -Ma voix aussi était grave. Nous ne pûmes soutenir nos regards. - -Je me remis à marcher. - ---Un jour, dit-elle de nouveau, vous saurez tout, et que je n’étais -peut-être pas indigne de votre fidélité. - ---Ma fidélité... - ---Oh! je n’ai pas le droit d’en être fière, évidemment. Je n’ai aucun -droit devant vous. Hier, je méritais à vos yeux trop d’indulgence. Mais -aujourd’hui, aujourd’hui! - ---Aujourd’hui comme hier... - ---Non, non, ne niez pas. Votre attitude, votre regard, votre voix, rien -n’est en vous aujourd’hui comme hier. Je vois bien que vous êtes encore -plus malheureux qu’hier. - -Je me redressai. - ---Qu’importe! m’écriai-je. - -M’avait-elle appelé pour entendre des plaintes, ou des reproches, et -recevoir un hommage supplémentaire à son triomphe? - -Mais elle s’écria, sur le même ton que moi: - ---Il m’importe au contraire. Je ne veux pas que vous soyez malheureux. - ---Ni vous, ni moi... - ---Je ne veux plus. - -Et ces quatre mots, elle les prononça tout bas comme si elle était -fatiguée par un effort trop long. - -Je ne répondis rien. - -Elle poursuivit, d’une voix de moins en moins assurée qu’elle tâchait -cependant d’affermir: - ---Tout est contre moi. L’heure me presse. Il faut que je rentre. Mais il -faut que j’aie le courage de vous le dire aujourd’hui, car demain -peut-être il serait trop tard et je vous aurais déjà reperdu. Écoutez! - -Elle se mit devant moi, me saisit les mains, me regarda sans faiblir, -et: - ---Je ne peux plus, répéta-t-elle. - -Puis, très vite: - ---Je ne peux plus. Je serai à vous quand vous voudrez. - -Je n’eus pas le temps de la retenir. Elle s’était dégagée et, ramenant -sur sa robe mauve les pans de son grand manteau noir, s’enfuyait. - - * * * * * - -JE m’attendais peut-être à tout sauf à ce qui m’arrivait. Et la scène -s’était déroulée avec tant d’invraisemblance que je doutai si je ne -rêvais pas. Je n’étais pas seulement le condamné qui entend qu’on lui -fait grâce; on me comblait en outre de la plus vive joie que j’eusse pu -souhaiter. Il m’était difficile de ne pas me défier d’abord d’un si -soudain retour de fortune. - -On comprendrait mal mon étonnement et ma crainte si l’on ne considérait -pas que je n’avais jamais essayé de séduire aucune femme. J’avais eu des -aventures, certes, et je n’étais point si nigaud que le supposerait un -lecteur inattentif. Mais les femmes qui m’avaient donné des plaisirs -sans m’occuper sérieusement, n’étaient point femmes à conquérir. Je n’en -avais jamais aimé qu’une, et je n’espérais plus de lui faire agréer ma -dévotion. Celle-là seule comptait à mes yeux entre toutes les femmes. Or -c’était celle-là qui m’offrait ce que je n’aurais pas osé lui demander, -et à l’instant où j’étais près de renoncer à elle pour toujours. - -Une joie inespérée, et qui s’amplifie d’autant, se présente à celui -qu’elle choisit sous les apparences du bonheur. Elle le soulève de -lui-même et lui découvre toutes choses comme s’il les voyait pour la -première fois. Une extrême douleur s’attarde aux moindres détails, afin -de s’en nourrir; une joie extrême accepte sans examen que tout concoure -à la satisfaire. Dans ma joie du premier moment qui suivit ma surprise, -je ne songeai pas à m’expliquer les raisons de mon allégresse: ce qui -m’avait paru impossible, me paraissait conforme aux nécessités qu’il -nous est expédient de concevoir pour notre intérêt. Je fus content que -le ciel eût toujours au-dessus de moi son azur parfait. Comme à d’autres -heures je m’étais senti écrasé de détresse, je me sentais allégé. L’état -d’amour est un état de grâce. Je me sentais jeune surtout. Ah! jeunesse! -jeunesse! que tu me venais tard! Mais je te reconnaissais, jeunesse, et -c’était ma faute. Tu n’as de prix que si l’on t’ignore et si l’on te -dépense les yeux fermés. Et qu’on ferme mal les yeux quand on veut les -fermer! - -Où m’égaré-je? Le souvenir de cette heure m’emporte. Ce fut peut-être ma -plus belle heure. Mais j’en avais déjà l’intuition, et dès lors le drame -de ma vie se nouait. Aussi bien je ne m’appartenais plus et je n’étais -plus à mes seuls ordres. - ---Je serai à vous quand vous voudrez. - -J’avais cette promesse. Mais combien d’ombres autour d’elle! Mon -orgueil, si longtemps comprimé, se redressait et, du même coup, je ne -discernais rien du plus proche avenir. Ou peut-être, et je ne m’en -rends compte que maintenant, je préférais ne rien prévoir et, dans ma -joie enfin acquise, me laisser gouverner par les circonstances. J’aimais -et je croyais enfin être aimé. Quand on peut se dire cette petite -phrase, tous les trésors du monde s’évanouissent, tous les raisonnements -cèdent. Un homme se dissout si vite et si volontiers! Et je ne suis pas -plus grand que nature. - ---Je serai à vous quand vous voudrez. - -J’avais cette promesse. Je ne cherchai pas plus loin. Tous les voiles -qui me cachaient la vie passée, les goûts, les sentiments de celle que -j’aimais, je ne m’inquiétais pas de les écarter. J’accueillais la déesse -avec son mystère: je l’avais si longtemps attendue sans succès! Mon -allégresse était aveugle. Je devinais que je pénétrais dans une contrée -inconnue où je n’aurais pas refusé de me perdre. - ---Je serai à vous quand vous voudrez. - -Promesse! L’amour n’est jamais si beau qu’à cet instant pour un homme. -Et posséder n’est plus rien ensuite, sinon le plus souvent le point -critique où la passion commence à décliner. Les femmes le savent -d’instinct, qui résistent avant de se plier au désir d’un amant plus -pressé. C’est que pour l’homme l’amour n’est pas toujours la grande -affaire de la vie, et ceux qui aiment semblent avoir hâte d’épuiser leur -joie. Les femmes conçoivent l’amour tout autrement, même quand elles n’y -réfléchissent pas, et jeunes filles elles trouvent en des fiançailles -qui se prolongent un contentement que les voluptés futures ne -transformeront peut-être pas de façon avantageuse. Mais une femme, qui -sait où elle va, sait mieux aussi qu’à l’heure qu’elle voudra se donner, -elle marquera peut-être l’heure de ses déceptions. De là vient qu’elle -temporise, et nous croyons, nous autres hommes, à des pudeurs où à une -lutte contre ce que la société nomme le devoir; mais la pudeur recouvre -des craintes plus secrètes, et le devoir retient rarement jusqu’au bout -une femme qui aime, car c’est dans l’amour, même illégitime, qu’une -femme accomplit et a conscience d’accomplir sa destinée. N’étais-je pas -excusable, puisque j’aimais, d’en voir une preuve ici? - ---Je serai à vous quand vous voudrez. - -Elle m’avait jeté sa promesse au visage comme une provocation et comme -un encouragement dont elle avait besoin plus que moi sans doute, -puisqu’elle avait fui sur ces paroles téméraires. Je compris que tant -d’audace avait dû lui être pénible. Et je compris qu’elle mettait dans -sa promesse quelque chose de désespéré. Avait-elle deviné que, si elle -n’osait pas faire cette démarche hardie, j’allais disparaître de -nouveau, et qui sait avec quelles résolutions? En le supposant, je me -dépouillai des craintes qui avaient suivi ma surprise, je fus peu à peu -envahi d’attendrissement et de gratitude. - ---Femme adorable, murmurai-je pour moi seul. - -Mais je regardai tout aussitôt autour de moi. Avais-je déjà compromis -mon secret, mon beau secret qui ne m’appartenait pas? C’était notre -secret. Je regardais avec satisfaction les gens que je rencontrais. Ils -ne savaient pas qu’ils rencontraient un homme heureux. J’avais pour les -passants, pour le reste du monde, une indulgente pitié: je disais bien -que ma jeunesse me venait enfin. - ---Quand vous voudrez! - -Je ne voulais plus rien, plus rien que ce qu’elle voudrait. Elle -promettait d’être à moi; j’étais à elle depuis longtemps. - -Rentré chez moi, je m’enfermai dans ma chambre, non sans faire observer -au portier que je ne sortirais pas. Avouerai-je que, déjà fat, -j’espérais recevoir quelque lettre, comme la veille, ou mieux même? Et -puis, ce qui est moins ambitieux, j’avais envie de solitude, ou plutôt -d’isolement. Une chambre d’hôtel, où pas un meuble, pas un objet, pas un -souvenir ne nous attache, est un endroit propice à la méditation. -Ailleurs, l’esprit se laisse distraire avec trop de complaisance. Dans -ma chambre, nue et froide, car elle s’ouvrait à l’est, je ne pouvais -considérer mon aventure qu’avec plus de lucidité. - -Mais comment saisir au vol tant de pensées contradictoires, souvent si -frêles qu’elles meurent à l’instant qu’on les sent naître, comment -saisir tant de fantômes d’espoirs, de projets, d’objections, de -souvenirs, et de scrupules, qui traversent l’esprit d’un amoureux? Je -n’en garderais qu’une poussière aux doigts, comme les enfants quand ils -ont pris un merveilleux papillon. - -Aussi bien, à mesure que le jour s’écoulait, je me défendais plus mal -contre l’inquiétude. Étais-je déjà si exigeant? Parce que je ne recevais -pas la lettre que j’espérais, devais-je retomber dans les seules -appréhensions qui semblèrent toujours l’aliment préféré de mes rêveries? -Hélas, j’ai toujours eu plus de penchant pour la tristesse que pour la -gaieté, et j’ai tiré moins de bénéfices et moins de plaisir, si le mot -n’exagère pas, de mes bons moments que des mauvais. Maintes fois j’ai -gâté par ma faute des joies qui méritaient d’être franchement savourées. -Qu’est-ce donc qui m’obligeait, cette fois encore, sinon ma sotte manie, -de pousser au noir mes pensées? - ---Je serai à vous quand vous voudrez. - -Qu’avais-je le droit de désirer plus outre à cette heure? N’était-ce pas -assez d’une si belle promesse, si je daignais me rappeler que, la -veille, un regret sans mesure me tourmentait? - -Je n’avais pas de lettre. Je n’en eus pas. La nuit vint. J’en passai la -plus grande partie à ma fenêtre. L’air était doux. Il y avait quelques -étoiles au ciel. J’entendais le bruit faible de la mer proche. Jamais -amant sur le point de triompher après une longue attente ne fut moins -assuré que moi. - ---Je serai à vous quand vous voudrez. - -La phrase volontaire me harcelait. Je me la disais et me la redisais, je -la disséquais, je la retournais. C’est une bien petite phrase, bien -simple; mais elle engageait l’avenir, et quel avenir? Elle m’effrayait. - - * * * * * - -A quoi bon tergiverser davantage? A quoi bon hésiter ici comme j’hésitai -là, devant l’inévitable réalité de mon aventure? Il faut que j’avoue que -je suis entré dans le palais de l’amour par la porte basse. Toutes les -considérations retarderaient seulement mon aveu. - -Dépouillée du lyrisme dont je la parais comme chacun de nous pare la -sienne, mon aventure, pour tout autre que moi, tombe à la plus courante -banalité. C’est pourquoi j’en souffris. Mais dans la conscience que je -prenais de sa navrante banalité, laquelle me faisait semblable à tous -les hommes, je puisais une force nouvelle d’aimer. Nous sommes tous -persuadés, quand nous aimons, que nul n’aima jamais de la même ardeur -que nous. L’amour a cette singularité que chaque amant s’imagine qu’il -l’invente. J’eus, moi, l’illusion de me relever à mes yeux en souffrant -d’une situation dont plus d’un autre eût joui sans scrupule. - -En effet, je n’avais pas reçu la lettre que j’attendais. J’attendis -encore pendant toute la journée du lendemain. Le surlendemain, par le -premier courrier, j’eus un billet. Il me fixait rendez-vous pour le jour -même à l’endroit connu. - ---Je suis contente, me dit-elle en me tendant la main. Je craignais tant -quelque folie de votre part! Voyez-vous, j’aurais donné dix ans de ma -vie hier, pour être sûre que je vous verrais aujourd’hui. - -Dans les romans, les personnages d’importance n’échangent que des -phrases admirables. Dans l’ordinaire réalité, un homme épris ne trouve -presque rien à répondre quand il est heureux, ou il ne répond que par -des mots sans grandeur. Mais deux êtres qui s’aiment ne se soucient pas -de littérature. - ---Vous êtes libre, vous, poursuivit-elle. Je n’ai même pas pu vous -envoyer un billet, et je ne savais pas si vous auriez la patience -d’attendre. - -Je répondis: - ---Je vous aime. - -Elle ferma les yeux en souriant à peine. Mais, vite grave: - ---Vous croyez? - -J’allais protester, elle m’arrêta. - ---Et vous m’aimerez? dit-elle. - -Son regard cherchait le mien, comme si je devais comprendre sans qu’elle -exprimât plus clairement sa pensée. Que vit-elle dans mon regard? Elle -précisa: - ---J’ai deux enfants. - -J’ajoutai en moi-même: - ---Et un mari. - -Elle ajouta: - ---Je les aime. - -Je baissai la tête. - -Elle continua: - ---Ils furent ma consolation. Je ne les abandonnerai jamais. - -Je ne répondis rien. - ---A aucun prix, dit-elle. - -Le courage qu’un début si franc supposait, ne pouvait pas ne pas -émouvoir. Je devinais quelle lutte elle avait soutenue depuis notre -rencontre: je recomposais tout le drame secret dont le dénouement était -entre nos mains. - ---Vous ne dites plus rien? fit-elle. - -Je regrettai peut-être de n’être point parti sans la revoir, car je me -sentais moins courageux qu’elle. Et je répondis: - ---Je vous aime. - -Elle eut alors un sourire infiniment triste. - -Je repris: - ---Je ne vous demanderai jamais d’abandonner vos enfants. Je ne vous -demanderai jamais rien. Je suis trop heureux de ce que vous daignez -m’accorder. - ---Ah! pauvre ami, c’est peu de chose. - ---Voulez-vous bien... - ---Il y a dix ans que je suis à vous. C’eût été mon bonheur de vous -offrir ma jeunesse. - ---Votre jeunesse! me récriai-je. - ---J’ai deux enfants aujourd’hui, dit-elle. Allez, si vous m’aimez, c’est -encore moi, de vous et de moi, qui ai la part la plus grande. - -Elle parlait sans fièvre. Tout ce qu’elle disait si simplement me -semblait recouvrir l’abîme de tout ce qu’elle ne disait pas. Elle ne -pouvait point se déclarer malheureuse avec plus de poignante -discrétion. Malheureuse, elle, sous ces apparences qui m’avaient trompé -d’abord comme elles m’auraient trompé pour toujours si je ne l’avais -plus revue après notre rencontre? Tant de femmes cachent ainsi en public -sans qu’on s’en doute la misère d’une âme blessée! - ---Pensiez-vous que je fusse heureuse? reprit-elle sur un ton plus vif. - ---Je pensais que... - ---Je serais inexcusable de vous écouter. - -J’avais rougi. - ---Je sais, dit-elle, qu’aux yeux du monde je suis une femme coupable. Je -me remets à vous en toute confiance. Je ne tiendrai que de vous mon -bonheur, s’il m’en est réservé un peu. - -Un homme n’entend pas de pareilles choses sans en être transporté. Que -fut-ce de moi qui aimais déjà de toute ma force trop longtemps retenue? - ---Ne faites pas moins beau qu’il n’est le présent que vous m’apportez, -dis-je alors. Je ne suis peut-être pas digne de le recevoir, mais je -m’évertuerai d’en être le moins indigne possible. - -La faiblesse de ma réponse ne m’échappait point. J’en étais dépité. Dans -ce dialogue qui avait plus de pathétique par ce qui ne s’y exprimait pas -que par ce qui s’y exprimait, je me reprochais l’émotion qui diminuait -mes répliques: il déplaît toujours à un homme, même heureux, d’être -inférieur à la femme qu’il aime et qui l’aime. - -Elle disait, elle, plus facilement que moi, ou du moins je le présumais: - ---Je ne vous apporte rien qui ne vous était dû. Vous méritiez mieux, -mon ami. Et qu’est-ce que je vous apporte? Osez regarder devant vous. Je -serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me plaira. - -Elle semblait s’arracher ces paroles douloureuses. Des larmes lui -venaient. Elle répéta: - ---Je vous dis que c’est moi qui suis enfin favorisée, malgré tout. - -Elle essaya de sourire. J’étais interdit. Je lui pris la main. Elle me -la retira. - ---Attendez, dit-elle. - -Elle se dégantait. Elle m’offrit ses doigts nus. - -Sous mes lèvres, ils frémirent. - ---Il faut que je rentre, fit-elle. - -Je la regardai. - ---Il faut toujours que je rentre, poursuivit-elle d’une voix lasse. -Écoutez. Mon mari part ce soir. Il est rappelé à Paris. Je ne partirai, -moi, qu’après-demain. Voulez-vous de moi demain après-midi? Nous irons -où vous voudrez. - -Puis, sans en avoir l’air, mais pour me faire entendre évidemment -qu’elle n’était pas prête à se jeter dans mes bras en dépit de ses -promesses: - ---Soyez, par exemple, ajouta-t-elle, au pied du château vers deux -heures. Je serais si contente de me promener avec vous dans la campagne, -et de la voir sous l’aspect qu’elle a pour vous! - -Là-dessus, prompte, elle me tendit encore la main: - ---Vous m’aimez? dit-elle. - -Je lui serrai les doigts. - ---Et vous m’aimerez? - ---Aussi longtemps que vous me le permettrez. - -Elle se dérobait. Je la suivis du regard. Elle se retourna, me fit un -petit signe, s’éloigna, disparut. Je sentais encore à mes lèvres le -frémissement de ses doigts. J’étais en même temps joyeux et désolé. -J’aurais voulu la garder près de moi, l’emporter au bout du monde, la -rendre heureuse et qu’elle le déclarât sans arrière-pensée, l’avoir à -moi pour lui tisser des jours de tendresse. Elle s’éclipsait de nouveau. - -Je me répétai sa phrase: - ---«Je serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me -plaira.» - -Était-ce bien ce que j’avais rêvé? Je ne jurerais pas que mon -enthousiasme n’eût pas été plus ambitieux ni que la réalité, comme elle -s’imposait à moi, ne me déçût point. Un doute s’insinuait au milieu de -mes réflexions. Je manquais trop de cette assurance qui fait si peu -défaut à la plupart des hommes pour accepter d’être heureux sans -scrupule. Je me disais: - ---Elle ne t’aime pas. C’est par pitié qu’elle consent à te leurrer. Que -de réticences dans toutes ses paroles! Elle ne se joue peut-être pas de -toi, mais elle n’a pas d’autre propos que de te consoler et de te guérir -peu à peu d’une passion qui la touche. Elle? A toi? Elle ne le sera -jamais. - -Et j’avais envie de partir le soir même, moi aussi, pour rompre toutes -les déceptions que je redoutais, et fuir avec l’orgueil d’avoir du moins -détruit par ma volonté propre mon bonheur incertain. - - * * * * * - -IL est de fait que, sans les raisons que j’avais de ne tenir compte -d’aucune objection, j’avais bien des raisons aussi de ne pas me réjouir -outre mesure. Que savais-je au juste de celle que j’aimais? A peu près -rien. Rien de plus que ce que j’en ai dit, et qu’elle m’avait dit. Que -pouvais-je préjuger de si peu? Mais l’amour ne se gêne pas de prudence. -Quelle que dût être la fin de l’aventure, j’y étais trop intéressé pour -refuser de m’y abandonner aveuglément. - -Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de me sentir si troublé quand je -trouvais ailleurs une espèce de lucidité qui me semblait incompatible -avec l’amour. La jeune fille de jadis avait été fort réservée; la jeune -femme que je revoyais, ne paraissait pas plus décidée à se révéler -davantage. Elle gardait un sang-froid que, par moment, sa voix -trahissait peut-être, mais qu’elle reprenait vite, comme s’il ne se fût -pas agi d’elle-même. N’y avait-il aucun calcul dans ses pensées? Je -voudrais en douter toujours. Mais, s’il n’y en avait point, comme je -m’en persuade quelquefois, quelle force d’âme n’avait-elle pas? Et -pouvait-elle résister ainsi au besoin que nous avons tous, quand nous -aimons, de nous livrer à l’être que nous aimons? Je souffrais déjà de -tout ce que je croyais qu’elle me dissimulait. Cependant, je ne -l’accusais pas de coquetterie. Elle était, au contraire, d’une -simplicité déconcertante. Aussi m’arrivait-il de n’éprouver que respect -pour sa réserve, car j’y devinais la pudeur d’une femme malheureuse, qui -tolère que l’on connaisse qu’elle est malheureuse mais non pas jusqu’à -quel point elle l’est. Et ce n’est que plus rarement que j’y découvrais -autre chose. - -La promenade que nous devions faire ensemble dans la campagne, si -j’avouais tout de suite qu’elle fut contremandée, on sourirait. Je n’ai -jamais su, en effet, parce que je n’ai jamais cherché à le savoir, -quelle part de vérité soutenait l’excuse qui m’en fut donnée. J’eus -seulement un geste de colère quand j’appris qu’une indisposition subite -de la gouvernante des enfants me priverait du plaisir d’un après-midi -d’escapade. Mais j’acceptai l’excuse sans trop de peine, étant prié -d’aller le soir, vers neuf heures, porter mon pardon et m’entendre dire -que tous les regrets n’étaient pas de mon côté. A la réflexion -toutefois, tant il m’est commun de ramener les moindres incidents à mon -désavantage, je subodorai je ne sais quelle affectation dans le billet -qui me renvoyait avant de me rappeler. Je supputais que la promenade qui -m’avait été proposée n’eût pas manqué d’être dangereuse et qu’elle -échouerait en entretien forcément inoffensif dans un salon d’hôtel, au -milieu d’étrangers dont la présence nous gênerait. Et je me persuadais -de plus en plus que mon amour ne devait rien espérer d’une amitié -compatissante qui tâcherait de me faire prendre mon mal en patience pour -m’en distraire. J’ajouterai donc sans insister que j’allai naturellement -au rendez-vous, et que je n’y allai pas en conquérant. - -Or, rien ne se réalisa de ce que j’avais prévu. Mon amie m’attendait -dans le jardin de l’hôtel, et le jardin était désert. Tout de suite elle -fut tendre comme une amante. - ---Je pars demain, me dit-elle. Demain, et mon rêve merveilleux peut-être -s’achèvera. De loin vous me pariez sans doute de toutes les beautés et -de toutes les vertus. Maintenant je vous ai déchiré le voile enchanteur. -Demain, vous regretterez de m’avoir revue. Et qui sait si vous ne le -regrettez pas déjà? Votre souvenir était tellement plus beau! - ---Pourquoi faites-vous la coquette? lui demandai-je d’une voix rauque -dont le ton dénonçait, mieux que dix phrases, mon ardeur. - -Elle répliqua: - ---Je ne suis pas coquette. Je vois la situation telle qu’elle est. -Pauvre ami! vous ne pouvez pas soupçonner comme je souffre de ne vous -avoir pas été fidèle; non, vous ne pouvez pas, ni comme je souffre de -n’avoir plus à vous offrir qu’un amour secret. Ah! que ce doit être une -chose magnifique de se donner toute neuve et sans se cacher à celui -qu’on a choisi! Et vous voulez que je n’aie pas peur? - ---Mon amie... - ---Mon pauvre ami, vous connaissant comme je vous connais, je suis sûre -que vous me gardiez à la plus haute place dans votre souvenir? - ---Je vous y garde toujours. - ---Vous le dites, parce que vous êtes bon. Mais si! vous êtes bon, vous -m’avez tout raconté. Que ne puis-je regagner ma belle place! Je vous -engagerais, les yeux fermés, ma vie entière, corps et âme. Au lieu de -cela, qu’ai-je à vous engager? Les loisirs d’une femme qui n’est pas -libre, et les complications d’un amour clandestin. Comment ne -reculeriez-vous pas? ou bien alors... - -Elle hésitait. - ---Ou bien alors, si vous ne désirez que tirer vengeance de moi et -constater jusqu’à quel point je peux mériter votre mépris, s’il vous -plaît de m’humilier sous votre triomphe, faites! je suis à vous. Je pars -demain, et vous aurez ensuite tout le temps de me mépriser, puis de -m’oublier. - -Dans l’ombre, où elle parlait à voix basse, je voyais briller ses yeux. -Elle me tendit les mains comme pour s’abandonner à moi. Je les pris -entre les miennes, et commençai: - ---Mon amie, j’étais venu vous soumettre un projet. Daignerez-vous -m’écouter? - ---Dites. - ---Vous partez demain. Je vous suivrai de près. J’y songeais même avant -de savoir quand vous partiriez. Bref, nous rentrons à Paris, vous chez -vous, moi chez moi. - ---Oui. - ---Vous viendrez chez moi, si vous le désirez, dès que vous le désirerez, -bien entendu. Je n’ai qu’un atelier pour tout logement. Il me suffisait. -Il ne nous suffirait pas. Il sent le plâtre et la peinture. Je veux -autre chose pour vous. - ---Pour moi? - ---Nous aurons notre chez-nous comme vous le souhaiterez. Nous le -meublerons et le décorerons à votre goût et au mien, qui est le vôtre. -Lorsque notre chez-nous sera prêt, lorsqu’il sera digne de vous et du -sacrifice que vous avez promis de me faire, je vous rappellerai votre -promesse. Vous la tiendrez quand vous voudrez. Mais, ce jour-là, je -saurai ce que c’est qu’un homme heureux. - -Je gardais ses mains entre mes mains. Elle me les déroba, saisit à son -tour les miennes, m’attira. - -Je me levai. Brusque, elle me prit la tête entre ses paumes et haussa -ses yeux contre mes lèvres. Elle pleurait. Elle ne me défendit pas sa -bouche. Elle haletait. Je connus qu’il y a une ivresse du baiser. - -Quand elle parla, ce fut pour me dire: - ---Je sais aujourd’hui ce que c’est qu’une femme heureuse. - -Comme il arrive après toute scène d’émotion assez profonde, la détente -nous fit causer de choses sans importance. Au reste il ne me souvient -plus de ces propos. Il ne me souvient même plus si j’y prêtai la moindre -attention. Il me semble que nous avions seulement souci, l’un et -l’autre, d’éluder le silence, périlleux. Et toutes mes autres -inquiétudes étaient en déroute. J’éprouvais une longue sensation de -bien-être complet. Pourquoi le dissimulerais-je? Je n’étais pas -mécontent de moi. Rien ne réconforte comme la pensée d’une bonne action -accomplie. - -Soudain: - ---Il doit être tard. - -C’est elle qui est revenue la première au sentiment de la réalité. - ---Pourvu que les enfants dorment! - -Puis: - ---Il faut que je monte. - -Et: - ---Voulez-vous les voir? - -Tout cela, coup sur coup. - -Elle s’était levée. Elle m’emmenait. - -Nous ne rencontrâmes personne. Le portier somnolant ne nous vit -peut-être pas. - -Elle ouvrit la porte de sa chambre et se posa l’index tendu contre les -lèvres. J’entrai sans faire de bruit. A la lueur des lampes du couloir, -j’aperçus deux petits lits, un de chaque côté de la fenêtre. Je -m’approchai. Je regardai. Mon cœur battit avec violence. - ---Ses enfants! - -Je me retournai. Avait-elle compris, et regrettait-elle de m’avoir -amené? Elle fermait la porte doucement. Presque aussitôt elle fut dans -mes bras. Je cherchai son baiser. Elle y mit plus d’assurance. - -L’avait-elle voulu? Elle m’entraîna. Je craignais surtout de heurter -quelque meuble. Elle me tirait par les mains. Elle se renversa. Je -tombai sur elle. Mon pied heurta le bois du lit. Elle éclata de rire. -Puis ce fut un silence total. Les enfants dormaient. J’eus un mouvement -de dégoût au contact de ce lit. - ---Imbécile! me dis-je. - -Quand je me dégageai, elle me suivit. - ---Je suis heureuse, me dit-elle dans un souffle, en se faisant toute -petite entre mes bras. Je suis à toi. - -J’étais mécontent de moi. Le défaut de lumière sauva ma confusion. - ---Je t’aime, dit-elle encore. - -Je la pressais sur ma poitrine. - ---Et toi? - -Un dernier baiser me tint lieu de réponse, et je m’esquivai comme un -voleur. - - * * * * * - -MÉCONTENT, oui certes, je l’étais. Mécontent de moi. Je me reprochais -d’avoir succombé dans une minute de vertige. Je devais prouver à celle -que j’aimais, que je ne désirais pas d’elle d’abord un bref plaisir que -la première venue pouvait me procurer. Je craignis de lui avoir infligé -sottement une humiliation dont peut-être elle pleurait. Il me peinait -d’avoir souillé la noblesse douloureuse que je voulais garder aux -premières heures de notre banale aventure. - -Mécontent de moi, mais non point d’elle,--je tiens à le déclarer pour -mon honneur,--car que savais-je des motifs qui l’avaient poussée à -m’offrir ce que les hommes ont coutume de considérer comme la plus -grande preuve d’amour? Car j’ignorais que, pour une femme qui aime, tout -est plus simple que nous ne croyons. Et je compliquais toutes mes joies -et tous mes chagrins. Or ce ne m’était pas une joie d’avoir si -malencontreusement abusé d’une situation dont je m’imaginais être le -maître. Un usage trop ancien exige des femmes qu’elles ne cèdent pas si -vite, pour que ma maladresse n’eût pas blessé en son cœur le plus -sensible celle que je respectais autant que je l’aimais, que je -respectais parce que je l’aimais. - -Je fus plus mécontent encore quand je revis mon amie, le lendemain. Son -regard me troubla: il y avait une inquiétude qui ne se dissipa que -lentement. Ce n’était point de la tristesse: mon amie semblait ne rien -regretter; elle ne prononça pas une parole de regret ou de remords; elle -avait accepté sans fausse honte toutes les conséquences, bonnes ou -mauvaises, de son acte; mais je devinais qu’elle craignait d’avoir -commis une faute,--une faute à mes yeux,--en essayant de m’attacher si -vite par une audace propre à m’inspirer peut-être du mépris. - -Selon la morale courante, une femme ne peut rien sacrifier de plus -précieux que son corps, et l’on pardonne moins aisément une faiblesse -momentanée de la chair qu’une longue tentation où l’esprit se complaise. -Une femme qui se donne trop tôt s’expose à être jugée sans indulgence. -Et je voyais bien que mon amie n’avait pas d’autre inquiétude que de -perdre mon estime, et de me perdre du même coup, pour m’avoir prouvé -seulement qu’elle m’aimait. Je n’en étais donc que plus mécontent de -moi-même. - -Quelques phrases échangées de biais, comme nous avions déjà pris pour -toujours l’habitude funeste d’en échanger, car la discrétion observée -rigoureusement peut déterminer les pires malentendus, quelques phrases -discrètes nous rendirent un peu d’assurance. C’était notre dernière -entrevue. Nous ne devions plus nous revoir qu’à Paris, après une semaine -de séparation. - ---Une semaine! Vous m’aurez oubliée. - -Elle revenait malgré elle à son inquiétude. N’a-t-on pas assez souvent -affirmé qu’un amant satisfait est plus difficile à garder? - -Mais je n’étais point satisfait. Et j’usai de toutes les ressources du -langage le moins direct pour lui témoigner ma reconnaissance, en -regrettant qu’une précipitation aussi inconsidérée m’eût empêché de lui -rendre ou même de lui offrir plus que je n’avais reçu. Cette maladresse -augmentait en effet ma confusion. J’avais honte de moi, comme si je -m’étais jeté sur mon plaisir de mâle pareil à tous les mâles sans -m’occuper d’aucun retour. Moi qui m’étais intérieurement promis de -donner et de me donner, j’avais fait preuve du plus vil égoïsme. J’en -rougissais, je le sentais, j’en devenais confus davantage, et les -phrases de tendresse, de gratitude et de remords que j’élaborais, se -développaient avec peine. - ---Alors, tu m’aimes? - -On ne répond à de telles questions, quand on aime, que par des mots qui -n’ont de prix que pour celui qui les prononce et celui qui les écoute. - -Elle ajouta, plus grave: - ---Il faut m’aimer. - -Pourquoi me rappelai-je d’un trait que, la veille, au moment où je -m’enfuyais de sa chambre, elle m’avait dit la première en me tutoyant: -«Je t’aime», et qu’ensuite elle m’avait demandé: «Et toi?» - -Je lui répondis, comme en écho: - ---Je t’aime. - ---Il faut m’aimer, reprit-elle. - -Puis: - ---Il faut surtout que tu saches une chose. C’est que, malgré les -apparences qui me feraient condamner par n’importe qui, car enfin, même -si tu ne t’en es pas aperçu, je n’ai rien négligé pour que tu juges mal -de moi... - -Je protestai. - ---Non, dit-elle. Je sais ce que j’ai fait. Et je ne le regrette pas. -Mais, et crois-le si tu veux, ou ne le crois pas, sache que je n’ai -jamais eu d’amant. - -Je l’adjurai de ne pas continuer. Elle me mit sa main sur la bouche. - ---Sache, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que toi. - -Je ne pouvais que m’enorgueillir d’un aveu si flatteur. J’éprouvai que -ma gorge se serrait. - -Pour dérober mon émotion, je me penchai sur les mains de mon amie et les -couvris de baisers. Je songeais, hélas, à la scène de la veille, et que -j’avais eu un instant de dégoût sur ce lit où, la nuit précédente, elle -n’avait pas couché seule. - -Elle ne me laissa pas le temps de douter. - ---Dès que tu seras arrivé à Paris, me disait-elle, me ramenant sur un -terrain moins dangereux, j’irai te voir. J’ai une envie folle de visiter -ton atelier, de savoir comment tu vis, au milieu de quels objets. C’est -une envie de petite fille? Non, monsieur, c’est plus sérieux que vous ne -pensez. Assurément. Comprends donc que je ne te connais qu’en toi, et -que j’ai besoin de te connaître dans le décor que tu avais choisi pour y -vivre. - ---Oh! répondis-je, mon atelier n’est pas le merveilleux atelier d’un -artiste mondain. Il me sert moins pour les autres que pour moi-même; j’y -travaille; il est encombré de matériaux et de poussières, humble, et -dépourvu de poésie. Si j’étais riche, je le parerais de toutes les -splendeurs qu’on voit au théâtre dans un atelier d’artiste; mais, si -j’étais riche, j’enverrais, pour commencer, mon atelier aux cinq cents -diables, et je t’enlèverais, avec tes deux enfants, bien entendu. - -Elle éclata de rire. - ---Tais-toi! Ne parle pas de l’impossible. - ---Impossible? répliquai-je. - ---Tu es bon, tiens, s’écria-t-elle, toute joyeuse, je t’adore. Non, -mais, écoutez-le! M’enlever, avec mes deux enfants? - ---Naturellement. - ---Naturellement? Et où irions-nous? La gendarmerie me reconduirait chez -moi, avec mes deux enfants. - ---Tu divorcerais. - ---Tu rêves, mon pauvre grand. Si je voulais divorcer, ma volonté seule -ne suffirait pas. Rien ne permet de supposer que le divorce puisse être -demandé contre moi. Et d’ailleurs, s’il l’était, je n’obtiendrais pas de -garder mes enfants. Or, je te l’ai dit: je ne les abandonnerai jamais. - -Elle hésita un peu. - ---Jamais, ajouta-t-elle, ou du moins tant qu’ils seront trop petits pour -se passer de moi et pour comprendre. - -Je baissais les yeux. - ---Plus tard, dit-elle encore, plus tard, quand ils seront grands, si tu -m’aimes toujours... - -Je l’étreignis d’un geste passionné. - ---M’aimeras-tu si longtemps? me demanda-t-elle. - -Et elle était redevenue grave. Mais elle se ressaisit vite. - ---Allons, dit-elle enfin. Du courage! J’emporte d’ici mon plus beau -souvenir. C’est beaucoup. - -Elle me regardait tendrement. - ---A bientôt, mienne. - ---Au revoir, mien. - -Elle sourit, et me quitta. - - * * * * * - -EST-IL rien de merveilleux comme cette force irraisonnable de l’amour -qui pousse deux êtres l’un vers l’autre sans que rien s’y puisse -opposer? L’homme le plus sceptique et la femme la plus religieuse y -succombent pareillement. L’honneur, le devoir, la morale, la sagesse, la -prudence, fils et filles de la volonté, s’ils luttent, sont vaincus. -Sous l’action du vieil instinct, la croûte molle dont les nécessités de -la vie sociale enveloppent nos égoïsmes, éclate ou cède, et l’amoureux, -qui était si fier d’avoir maîtrisé le destin, frémirait d’humilité, -pourvu qu’il y réfléchît, devant la débâcle de toutes ses vertus qu’il -s’imaginait moins chétives. Par bonheur, il n’y réfléchit point. Plus -rien pour lui n’existe qui ne touche pas à son amour. Et le monde entier -se rétrécit autour de son enthousiasme à mesure qu’un seul être prend à -ses yeux une importance plus grande. L’objet qu’il amplifie lui éclipse -le reste de l’univers. - -Mais c’est ici que le drame commence. L’amour nous découvre dans quel -désert chacun de nous s’épuise. D’autres par d’autres moyens arrivent à -la même stupéfiante constatation. Par l’amour le commun des mortels -aperçoit que toute âme humaine est immensément seule. Qu’on se fie à -l’espoir qu’une lumière divine tombe pour l’éclairer sur notre détresse, -ou qu’on se résigne à vivre dans un désert sans issue, l’originelle -certitude subsiste que l’on n’acquiert qu’en souffrant. Et comment ne -souffrirait-on pas, pour peu qu’on soit sensible, quand devant celle -qu’on aime, et la plus sincère, on craint de ne connaître d’elle que ce -qu’elle daigne laisser connaître? Une âme est si vaste! Je ne le savais -pas avant la guerre, parce que je ne savais pas tout ce que peut -contenir de précieux la carcasse trop facilement périssable d’un corps -humain. J’ai vu tant d’hommes s’anéantir autour de moi, tant d’hommes -jeunes, beaux, bons, admirables, que l’épouvante des jours où l’on -mourait à la volée m’a fait comprendre que chaque vie a sa grandeur -secrète. - -Secrète. Secret. Mot plein de tendresse et de mystère, sinon de nargue. -Mot d’arrêt. La porte est close et ne s’entr’ouvrira peut-être jamais. -Quelle joie cependant, si l’on pouvait pénétrer, ne fût-ce que pour -quelques heures, dans la pensée de celle à qui l’on se sacrifierait -volontiers! L’homme sent bien que la femme est toute de faiblesse et -qu’il doit s’approcher d’elle avec précaution. Mais qui nous dira ce -qu’elle désire ou ce qu’elle redoute? L’amour suppose confiance et -confidence. Qu’une femme parle, et nous la croyons. Et si elle ment? Ou -si elle déguise? Ou si elle arrange? Ou si elle se réserve? Un homme qui -aime éprouve une angoisse débilitante quand il se heurte au secret de -sa bien-aimée. Toutes les femmes en ont un. Presque tous les hommes en -souffrent. Presque toutes l’ignorent. - -J’ai toujours été, pour moi, fort timide. Je ne peux pas me résoudre à -poser des questions. Je ne sais pas interroger. Les paroles qui -fouillent ne sortiraient pas de ma bouche. J’attends que la vérité se -dévoile ou se laisse deviner. Est-ce aussi que j’ai peur de la voir -laide ou décevante? J’ai plutôt le respect de tout ce qui se garde. Rien -n’est plus respectable qu’une âme féminine, car la femme n’a guère les -ressources de l’action pour se faire apprécier. C’est moins par ses -gestes réels qu’on la juge, que par les mouvements de son âme. Or qu’y -a-t-il de plus impalpable que de si vaines preuves? - -Sans doute, comme n’auraient pas manqué de s’en réjouir bien des hommes, -j’aurais dû me réjouir aveuglément du bonheur que le hasard venait de -m’envoyer. Huit jours plus tôt, je menais une vie inutile. Tout à coup -je me trouvais en possession de ce que je n’aurais jamais plus espéré. -Une femme m’agréait, jeune et belle, moi tout indigne, je le dis sans -fausse humilité, d’être choisi. Un autre eût savouré pareille victoire. -Elle m’étonnait. Je la supportai mal. J’en fus moins digne que jamais. - -Maintenant que je la considère dans le passé, un peu comme si elle -n’était pas de moi, je m’accorde plus d’indulgence que sur le moment. -Pourquoi mon adorable amie m’avait-elle mesuré ses confidences? Pourquoi -s’était-elle montrée si retenue? Pourquoi peut-être s’enferma-t-elle -dans tant de pudeur, lorsqu’elle me livrait avec tant d’imprudence un -trésor que la morale et ma gratitude mettent à si haut prix? Ne -rendait-elle pas légitimes, ou du moins excusables, toutes les -suppositions que je pouvais faire, et même, puisqu’elle m’avait dit -qu’elle les craignait, les pires? Si je les fis, je ne m’y attardai -point, car j’en souffrais plus qu’elle n’en aurait souffert de son côté; -et d’autre part j’avais tellement besoin, comme tous ceux qui aiment, -d’avoir confiance, que je lui attribuai pour elle et pour moi les -meilleurs sentiments. Tout cela, de façon moins grossière que je ne -l’exprime ici. Et c’est peut-être à cause de tout ce qui s’est passé par -la suite que j’insiste à présent sur le trouble de ces premières -journées. J’étais alors trop heureux pour y discerner ce que j’y -retrouve aujourd’hui. - -Heureux? J’ai plutôt compris comme doivent être heureux un homme et une -femme qui peuvent s’aimer en toute liberté, comme doivent être heureux -deux fiancés qui peuvent se promettre de vivre côte à côte chaque jour. -Mon amie avait son secret, qu’elle ne me laissait pas encore connaître. -Désormais nous en avions un ensemble. Nous étions condamnés à vivre dans -le mensonge et à n’être heureux que dans l’ombre. Noires fiançailles de -l’adultère! Ténébreuse volupté des rendez-vous furtifs! Joie atroce des -baisers dérobés et des caresses silencieuses! Bonheur misérable de deux -êtres qui prétendent se suffire au mépris de la loi! Heureux, heureux -vraiment, si nous avions au moins eu la certitude qu’il n’y eût pas de -mensonge entre nous dans cette ombre où nous nous enveloppions l’un et -l’autre, liés par notre secret. Hélas! je n’ai ni le droit ni le goût -d’accuser mon amie; mais, s’il est excessif d’employer des termes trop -exacts, je ne peux pas ne pas avouer que les premières heures de mon -amour furent embarrassées d’un malaise dont j’étais peut-être seul à -souffrir. - -Pour m’attirer l’indulgence des personnes qui ont souci de la morale -publique, je n’aurais probablement qu’à déclarer que des remords -m’étaient venus. Mais il n’en fut rien. Pas un seul instant je ne -songeai que je poussais ou suivais mon amie dans une aventure -condamnable, ou damnable, selon les opinions. J’aimais. J’étais -seulement inquiet parce que je cherchais à m’expliquer les raisons de -mon bonheur, parce que je ne connaissais pas assez mon amie pour -accepter mon bonheur tel qu’il était, tel qu’elle me le donnait; parce -qu’enfin, insatiable comme tous les hommes et déjà par surcroît exigeant -comme tous les amoureux, je regrettais que mon bonheur ne fût pas plus -grand. Ingratitude? Non certes. Je manquais trop de confiance en moi -pour n’en pas manquer à l’égard de mon amie. Et je n’aurais peut-être -pas douté d’elle si je l’avais moins aimée. L’amour est avare. Je me -répétais les dernières paroles de notre dernier entretien: «A bientôt, -mienne», avais-je dit. Mienne? Elle me quittait à l’instant pour se -rendre auprès de celui à qui elle appartenait. Est-ce qu’il est -nécessaire que je confesse qu’en aimant je venais de me découvrir -jaloux? - - * * * * * - -EN vérité, oui, je fus jaloux dès le premier jour, dès la première -heure, alors que j’aurais dû peut-être exulter seulement. N’a-t-on pas -coutume de sourire quand on parle d’un larron d’amour? Toute une -tradition littéraire veut qu’on rie d’un mari trompé, et qu’on ait des -sourires complices vers l’amant. Ces sourires me blessent. Neuf fois sur -dix, il y a de la douleur au fond d’un adultère. Et c’est au dixième cas -que se précipitent les écrivains, parce que l’exceptionnel les attire. -Ils nous abandonnent les autres, qui sont de la simple vie courante, où -nous nous débattons comme nous pouvons. Mais la vie courante, quand il -s’agit de la nôtre, n’est pas comique. Ou elle ne l’est que pour les -étrangers. De ce déséquilibre naît le sentiment que nous avons tous -d’être seuls au milieu du drame qui nous menace. - -Lorsque je me retrouvai seul après le départ de mon amie, il me revint à -la mémoire quelques vers d’une ballade de ce _Jardin de Plaisance_ qui -avait enchanté ma jeunesse. Je me les murmurais, tout étonné d’y -découvrir un charme qui m’avait jusqu’alors échappé. Ils étaient -pourtant sans éclat. Mais ils me semblaient les plus ardents du monde. -Je répétais: - - _Adieu vous dis, ma très belle maîtresse;_ - _Adieu vous dis, mon souverain plaisir;_ - _Adieu vous dis, ma joie et ma liesse;_ - _Adieu vous dis, mon amoureux désir;_ - _Adieu vous dis, jusques au revenir._ - -Je pense aujourd’hui que ces vers me plaisaient tant à cause de cette -insistance de l’adjectif possessif, que je n’y remarquais pas alors. -Étais-je donc si égoïste? J’aimais. Je ne peux rien dire de plus. Mais -je ne suis pas orgueilleux. Voilà pourquoi j’étais jaloux. - -Baissons le ton et regardons les choses de sang-froid. Sans vantardise, -je puis déclarer que je pouvais être fier de ma victoire. Le mari de mon -amie était encore jeune; physiquement il l’emportait sur moi; il m’avait -paru doux, intelligent, épris de sa femme au reste. Le caprice de sa -femme était, à première vue, incompréhensible, et donc inexcusable aux -yeux des personnes sévères. Comment n’aurais-je pas été moi-même étourdi -par un coup si brusque? J’invoquais les raisons du passé. Oui, je me -rappelais notre amourette d’adolescents. Je me disais: «On l’a peut-être -mariée contre son gré. Son mari est peut-être un butor sans le laisser -soupçonner. Elle est peut-être malheureuse. Il ne faut pas se fier aux -apparences. Combien de ménages ne sont pas ce qu’on croirait qu’ils -sont?» Je me heurtais toujours à cette hypothèse: «Elle n’aime pas son -mari.» Mais je songeais au même instant qu’elle avait de lui deux -garçons. Je n’admettais pas qu’une femme pût accepter d’être mère sans -aimer le père de ses enfants. Et je tombais dans une perplexité -profonde. - -J’étais jaloux. D’avoir obtenu, même si facilement, une victoire si -déconcertante, ne me satisfaisait pas. Cette femme, que j’aimais, que -j’avais appelée mienne en la quittant, elle appartenait à un autre -homme, qui était son maître. Elle ne voulait pas divorcer, à cause de -ses enfants qu’elle voulait élever; elle ne voulait pas du moins que le -divorce, s’il avait lieu, fût prononcé contre elle. Il était à présumer -par conséquent qu’elle observerait à l’égard de son mari l’attitude -qu’elle observait quand nous nous étions retrouvés. Elle était sa femme, -elle le serait encore. Contrainte, je l’accorde; dégoûtée, j’y consens; -malgré elle, je ne le nie pas. Mais aucune excuse n’empêchait... Et je -serrais les poings en y songeant. - -Ah! les beaux éclats de rire qu’un auteur dramatique provoquerait dans -une salle de spectacle en me mettant en scène! Quelle comédie, avec ces -rôles renversés: un mari qui n’est pas grotesque, et un amant qui est -ridicule à force de prendre du mari traditionnel les travers dont on se -gausse! Je ne sais pas si pareille comédie a jamais été représentée. -Mais serait-elle vraiment si comique? Il faudrait modifier mon -caractère, et me charger d’une fatuité que je n’ai pas. Car c’est la -fatuité qui rend la jalousie ridicule. La jalousie humble est -douloureuse. Les femmes ne l’ignorent pas, les unes pour l’éprouver par -elles-mêmes, les autres parce qu’elles ont appris de quelle arme elles -disposent contre ceux qui les aiment et ceux qui ne les aiment pas. -Ai-je insinué que mon amie voulût jouer avec moi de cette corde? -L’expression aurait trahi ma pensée. - -Je n’ai pas dessein de conter au jour le jour le progrès de ma passion. -Il m’y faudrait des volumes, qui n’auraient d’intérêt que pour moi. -D’ailleurs, je n’en viendrais peut-être pas si facilement à bout, car je -ne tiens pas registre de mes impressions quotidiennes, préférant qu’au -fond de ma mémoire se dépouillent les souvenirs qui valent que je les -garde. - -Ainsi, à suivre de trop près ce que je prends à cette heure pour la -démarche véritable de mon amour, je risquerais de déformer la vérité. Il -me reste assez de souvenirs marquants en manière de jalons. Ils -suffiront à qui voudra reconstituer la ligne exacte de mon aventure. - -Ai-je dit trop vite, par exemple, que j’avais été jaloux dès le premier -jour? C’est à présent le souvenir qui me domine. Je me revois, quittant -Nice, incertain de ce qui m’attendait à Paris, mais certain déjà, sans -raison acceptable peut-être, que je souffrirais. Et cependant, je dois -le déclarer tout de suite, mon retour me préparait des joies telles que -je ne les croyais pas possibles. Mais n’est-il pas à décider qu’elles ne -me parurent si grandes que parce que j’avais eu tant d’appréhensions? Ou -bien vais-je rougir d’avoir été si puéril, si délicieusement puéril? -M’excuserai-je d’être arrivé si tard à l’amour avec un cœur tout neuf, -ou plutôt avec une pareille naïveté? Ah! qu’il battait, ce cœur naïf, -quand je vis proche l’heure où nous allions nous retrouver face à face! -Je craignais tellement qu’une déception, mesquine mais cruelle, -n’arrêtât mon amie! - -A en juger par les apparences, mon amie menait un train assez luxueux. -Elle ne m’avait encore vu qu’en représentation, dans la rue, à la -promenade, ou en visite. Je n’étais pas d’une modestie exagérée en lui -annonçant que mon atelier, où elle désirait me voir pour me connaître -mieux, n’avait rien qui fût digne d’elle et rien du nid d’amour que ma -tendresse et ma ferveur lui préparaient. Mais que dirait-elle, ou que -penserait-elle, en me voyant chez moi, dans un intérieur si petit et si -pauvre? Était-ce lui faire injure de présumer qu’elle pût être capable -d’un mouvement de recul, ou du moins de surprise fâcheuse, devant la -simplicité révélée de ma vie? Ne sont-ils pas bien rares ceux qui, sans -mépriser la richesse, qui n’est pas méprisable, n’y attachent que -l’importance qu’elle mérite? - -Un regard me tranquillisa. J’en fus ravi au point que, perdant prudence, -j’avouai les craintes que j’avais eues, car je ne sais pas dissimuler. - ---Grand gosse! s’écria-t-elle. Voulez-vous vite demander pardon? - -J’ouvrais la bouche. - ---Tais-toi, dit-elle. - -Et elle m’offrit ses lèvres. - -Elle fut aussi jeune que moi. Tout sembla lui plaire, l’amuser. Le plus -naturellement du monde, elle s’était installée chez moi, comme chez -elle. Nul embarras, nulle affectation. J’étais content, et un peu -gauche. Je parlais de tout ce qui nous entourait, j’étalais des croquis, -j’expliquais. Elle hochait la tête gentiment. Elle avait l’air d’être -là, non point comme une étrangère qui y venait pour la première fois, -mais comme une habituée de toujours qui y serait revenue après un -voyage. - -Sottes appréhensions! Folles pensées! Pourquoi, devant tant de grâce -charmante, me rappelai-je soudain qu’elle m’avait dit à Nice: -«Croyez-le, ou ne le croyez pas, je n’ai jamais eu d’amant.» Je chassai -l’affreux soupçon suscité par son aisance. - -Elle disait: - ---Mais c’est admirable chez toi! - ---Vous êtes indulgente, répondis-je. - ---Oh! le méchant! s’écria-t-elle. Il n’y a donc ici que ce qu’il y avait -toujours? - -C’est vrai, je ne sais pas faire de compliments. Je rougis. - ---Et ta Tienne? dit-elle avec gaieté. - ---Ma Mienne, dis-je sur le même ton, je lui veux un cadre moins -poussiéreux. - ---Tu l’aimes donc, ta Tienne? - -Je la regardai. - ---Tu l’aimes? - -Elle se pressait contre moi. Je la repoussai doucement. - ---J’ai déjà succombé une fois, dis-je. C’est trop. - ---Tu regrettes? - ---Je t’aime, Mienne, je t’aime, mais je ne t’aimerai, je te l’ai dit à -Nice, que là où nous serons chez nous, où tu seras chez toi. - -J’étais devenu sérieux. - ---Laisse-moi nous entourer, poursuivis-je, d’un peu d’illusion. - ---Comme tu voudras, dit-elle, sérieuse aussi, et tout ce que tu voudras, -quand tu voudras. Je suis tienne. - -Je ne répondis pas. - ---Le crois-tu? - -Je lui pris le visage entre mes mains, et, mon regard fixant le sien: - ---Puis-je le croire? demandai-je. - -Elle ne répondit pas. - -Son regard soutenait résolument le mien. - ---Songe, repris-je, songe, Mienne que je désire mienne de toute mon -ardeur, songe à toutes les pensées, à toutes les inquiétudes, à toutes -les tristesses qui peuvent m’assaillir quand tu es loin de moi, quand tu -seras loin de moi, tout à heure, demain, après-demain, jusqu’à ce que je -te revoie. Songe que je ne sais rien, que je ne saurai rien, que je suis -obligé de tout imaginer de ta vie. Songe que tu t’en vas je ne sais où, -que tu feras je ne sais quoi, songe à cette solitude où tu m’abandonnes. - ---Songes-tu à ma solitude? répliqua-t-elle. Toi, du moins, nul ne t’y -troublera. - ---C’est ce qui me tourmente. - ---Mon ami... - -Fuyant mon regard, elle cacha ses yeux contre mon épaule. - -Elle murmura: - ---Ne sois pas jaloux, chéri. Ne sois pas jaloux. Ce n’est pas toi qui -peux l’être. - -Qu’aurions-nous dit? - -Le silence pesa sur notre amour douloureux. Cœur contre cœur, -étroitement embrassés, nous éprouvions toute l’angoisse du bonheur -inquiet que nous espérions. Ce jour-là, j’ai connu que la tendresse est -voluptueuse. Noires fiançailles de l’adultère!... - - * * * * * - -TOUT un mois, je vécus dans la fièvre. On appelait jadis l’amour la -fièvre blanche. Expression parfaite, mais il faut avoir été malade pour -en savourer la justesse. Et je ne me dissimule pas que la plupart des -hommes d’aujourd’hui comprendraient mal qu’on pût avoir comme je l’eus -cette fièvre contre laquelle ils se déclarent vaccinés, s’ils ne la -tiennent pas pour mythique, surannée, ou imaginaire. Ils sont bien -heureux. Je ne les envie pas. J’ai tiré de mon amour des joies et des -peines que je ne changerais pas contre leur sagesse. - -Je ne regrette pas d’avoir eu tant de candeur ni tant d’inquiétude. J’ai -vu d’assez près le néant de toutes choses dans la boue de l’Artois et -dans les trous d’obus de Douaumont pour m’accorder le droit de dédaigner -la sympathie des indifférents. Si mon cœur est sensible, je n’en ai pas -honte. Je n’ai pas eu honte quand j’ai claqué des dents sous les tirs de -barrage à R 18. Je n’ai pas eu honte quand j’ai cueilli du muguet, au -mois d’avril 1915, dans le bois des Buttes, pour l’envoyer à Paris. Un -homme, s’il ne fut pas soldat pendant les années mortelles, haussera les -épaules. Une femme comprendra. Ce ne sera point à l’honneur de l’homme. -N’est-ce pas une femme, en effet, qui nous a décrits tels que nous -fûmes, tels que nous sommes, nous, les ouvriers de la guerre, dans ces -lignes martelées comme nous, où nous apparaissons «tremblants, exaltés, -sceptiques et résignés, exigeants, privés de tout, lourds d’une -vieillesse amère et étayés d’une foi enfantine»? Toute ma génération -souffrante est là peinte au vif. - -Tels je nous reconnais dans cette peinture, tel je me revois dans le -souvenir mouvant de ce mois de fièvre qui suivit mon retour à Paris: ce -ne furent qu’alternatives d’espoirs et de craintes, de contentements et -de déceptions, de volontés et de faiblesses, d’ardeurs et d’émois. Tous -comptes faits, ce sont des impressions charmantes qui m’en restent. -Plaisir de meubler à neuf un minuscule appartement de deux pièces qui -sera le refuge et le nid, la chambre et le sanctuaire. Plaisir de -chercher des étoffes, de choisir des couleurs, une lampe, un coussin; -plaisir de trouver un service à thé qui ne soit pas anglais, et plaisir -de le mettre à l’épreuve, gravement, à l’instant où l’on constate qu’on -a oublié d’acheter des cuillères; plaisir de tout ordonner en mêmeté de -goûts; plaisir d’être approuvé; plaisir d’aller au-devant d’une envie; -plaisir de faire plaisir! Heures douces, heures brèves, heures puériles, -je vous crois d’hier quand je vous évoque, mes belles heures, mes bonnes -heures, vous qui ne reviendrez plus jamais, jamais, que dans mon -souvenir. - -Nous courions à travers Paris avec une imprudence tranquille. -Songions-nous seulement à notre imprudence? Je n’y songeais pas et mon -amie n’avait pas l’air d’y songer. Elle acceptait tout ce que je lui -offrais, approuvait tout ce que je proposais, mais elle-même ne -demandait rien. Je le lui reprochai. - ---Ai-je le temps de désirer quelque chose? répliquait-elle. - -Et elle souriait. - -Je songe à présent que nous aurions pu nous faire surprendre plus de -vingt fois. Nous entrions ensemble dans les grands magasins, nous en -sortions ensemble. Comment n’avons-nous jamais été vus? Nous passions, -nous, sans rien voir. Nous évitions quelques rues, et c’est tout. La -précaution nous semblait suffisante, nous ne parlions pas de ce qui nous -eût gêné. - ---Dans huit jours, notre chez-nous sera prêt, madame, disais-je. - ---Il faudra que je me mette une voilette épaisse, répondait-elle. -N’est-ce pas de tradition? - -Elle souriait encore, tristement. Il n’en fallait pas davantage pour -rabattre mon entrain. Où donc s’égaraient mes craintes? - -Pendant tout ce mois, nous avons vécu comme deux fiancés classiques. Il -me paraissait nécessaire de montrer à mon amie, qui était disposée à -tout, que je la respectais mieux que je n’aurais peut-être respecté une -jeune fille. J’ajoute néanmoins que je n’étais pas impatient: j’avais -plutôt envie et besoin de tendresse. Or je sentais à chaque rencontre -que, si elle s’en étonnait, mon amie me savait gré de ma réserve. Je -jouais en effet un jeu dangereux: n’eût-elle eu pour moi qu’un caprice, -ne risquais-je pas de la rebuter avant l’heure? Mais je n’avais pas le -dessein de mettre à l’épreuve mon amie; je ne voulais que lui donner un -témoignage de la qualité de mon amour. Une femme facile se blesse de -n’être pas sollicitée; une autre, non. Je tenais à laisser concevoir -jusqu’où je pouvais aimer: c’était marquer nettement que je me livrais -pieds et poings liés, sans redouter les suites de mon abandon. - -Parfois, mon amie m’arrivait taciturne. Sa bouche souriait, mais ses -yeux refusaient de sourire. Je la regardais. - ---Ce n’est rien, disait-elle. Tout est fini puisque je vous vois. - -Je n’insistais pas. Je n’apprenais pas autre chose. J’avais déjà la -dangereuse habitude,--oui, dangereuse,--de ne pas interroger. - -De fait, elle s’empressait de m’enlever la moindre inquiétude. Vite, -elle redevenait enjouée, me posait deux ou trois questions, se montrait -contente, me tendait ses lèvres ou sa main, et demandait: - ---Où allons-nous? - -Nous finissions presque toujours par une courte visite à mon atelier. - ---Le temps de vérifier si vous m’avez été fidèle, disait mon amie. - -Il lui plaisait d’examiner mes dessins. Elle s’y intéressait, trouvait -des mots qui appelaient des explications, jugeait sainement d’ailleurs -en matière d’œuvres d’art, et, pour les miennes, avouait au moins de la -sympathie. - ---Tiens! s’écria-t-elle un jour, mais c’est moi! - -Elle saisissait une esquisse au crayon rouge, un simple jeté de lignes à -peine tracées. Je le lui retirai vivement. - ---J’avais oublié de la détruire, lui dis-je. Excusez-moi. - -Et je déchirai la feuille. - ---Oh! le méchant! - -Elle poussait volontiers cette exclamation, en l’accompagnant d’une moue -délicieuse. - ---Cela m’appartenait, dit-elle. Vous n’avez pas le droit... - ---De le conserver. En effet. - ---Quelle idée! - ---Ce n’est pas le premier portrait de vous que je détruis ainsi. Comme -pour vos lettres, je ne garderai rien qui puisse jamais servir contre -vous, ni à moi... - ---Vous vous injuriez. - ---... ni à d’autres. J’entends que vous n’ayez aucune crainte. - ---Je n’en ai aucune, puisque je suis là, puisque je vais où tu veux et -que j’irai où tu voudras. Ne sais-tu pas que je suis toute tienne? - -Mais elle s’était trop attardée chez moi. Elle n’avait que le temps de -rentrer chez elle. Elle se pressait contre moi, penchait la tête en -arrière, et murmurait: - ---Quand? - -Ensuite: - ---Tu m’aimes? - -Puis elle se dérobait, et partait. - -Ma joie était tombée. - -Je ne me suis jamais senti si seul qu’après ces départs de mon amie. Je -la suivais en pensée. Hélas! où allait-elle? - -J’avais eu, un soir, la curiosité de passer devant sa porte. Il faisait -nuit, la rue était déserte. J’avais, sans m’arrêter, levé les yeux vers -la maison: de la lumière brillait derrière quelques persiennes. Une -fenêtre était ouverte, toute éclatante. Mais je ne savais pas même à -quel étage mon amie habitait. Et soudain je m’étais éloigné rapidement, -furieusement. Je pensais qu’à cette heure peut-être... - -Ceux qui n’ont pas aimé une femme qui n’est pas libre, ne voudront pas -admettre que l’amour n’est jamais si douloureux. Je refuse de descendre -ici au fond de ma peine; au seul souvenir de ces heures troubles, ma -gorge se serre, et je veux écarter les détails de ma souffrance; je -préfère qu’on l’imagine; elle me brûle encore. - -Toutefois, qu’on le sache, il n’y avait en moi aucune révolte. Je me -suis défié toujours des mots trop grands qui masquent des réalités -équivoques. Je suis de la génération des condamnés à mort. On m’a fait -grâce, peut-être; on n’a peut-être que suspendu l’arrêt qui m’a frappé -comme tant d’autres, le 2 août 1914. Ainsi chargé, je tiens toutes les -révoltes pour vaines, et peut-être aussi la volupté qu’il y a dans la -souffrance m’enivre et m’enchante. Je n’ai donc maudit ni le ciel, ni la -société, ni rien, ni personne, parce qu’il m’était échu d’aimer une -femme que l’Église et le Code m’interdisaient d’aimer. J’ai continué de -l’aimer, simplement. Et qu’on ne se récrie pas! Je ne daigne pas -prétendre que j’aie aucun droit ni à la vie ni à l’amour. Je ne réclame -rien. Je ne suis pas de ces fous qui protestent que la société leur -doit quelque chose. On ne me doit rien, pas même une tombe, si je ne -laisse pas à un notaire l’argent qu’exigeront les fossoyeurs. Et -qu’importe? Nous pourrirons tous. On aura pu m’empêcher d’aimer comme -j’aurais voulu pouvoir aimer, on aura pu m’obliger à aimer dans la -souffrance, on n’aura pas pu m’empêcher d’aimer. - -Évidemment, si la loi que les hommes ont imposée aux hommes et aux -femmes était différente, j’aurais moins souffert. Voilà une femme: elle -a accepté, jeune et ignorante, de subir pendant toute sa vie un homme -qu’elle ne connaît pas; désormais, qu’elle le veuille ou non, elle aura -des enfants de cet homme, elle aura des caresses de cet homme, même si -les caresses de cet homme lui sont odieuses. L’homme est protégé par la -loi. La femme peut divorcer, dira-t-on. Non, si l’homme ne veut pas. Ou -bien elle n’aura de recours que dans le scandale, et alors on la privera -de ses enfants, que le dégoût de son mari ne lui fait pas forcément -haïr. Comment appeler cela, pour la malheureuse? De la prostitution, -déclarent pompeusement quelques-uns. Non pas. C’est de l’esclavage, le -plus strict. Je ne récrimine point. Les hommes se moqueraient de moi, et -je négligerais de le remarquer, comme je néglige de discuter s’ils ont -trouvé le meilleur moyen de constituer la famille, premier élément de -toute société. Non, je ne rêve pas de transformer leur monde cruel. J’ai -seulement pitié de la femme que leur morale enchaîne. J’ai souffert -d’aimer une de ces femmes, et je l’ai quand même aimée. Je ne réclame -rien. - -Devant la maison de ma bien-aimée, lorsque par cette nuit de printemps -je me suis senti désespéré en imaginant tout ce que chacun devine, je -n’ai pourtant pas épuisé ma peine. De pires tortures m’attendaient, que -je ne prévoyais pas. Car tout ce que j’imaginai ne reposait en somme que -sur des présomptions. Je ne connaissais presque pas celle que j’aimais -déjà si durement. L’heure était proche où j’allais du moins connaître -quelle femme elle se révélerait enfin sous les caresses. - - * * * * * - -ET pourtant, non. Je recule. Je ne dirai pas cela. J’ai dit tout ce que -je savais de mon amie. Dans le drame que je rapporte, ce sont les -sentiments seuls qui ont de l’intérêt. Je n’ai jamais eu le goût de -m’introduire dans une alcôve, je n’introduirai personne dans la mienne. -Tout ce que je dirais ne serait qu’ignominie, injure et blasphème à la -mémoire de celle que rien ne me permet d’offenser. - -Je n’ai pas dit non plus la couleur de ses cheveux, l’éclat de son œil, -la grâce incomparable de ses mains. Je ne l’ai pas décrite. Je ne la -décrirai pas. Je la trahirais peut-être, et en quoi pareille trahison -serait-elle utile au récit que je fais d’une aventure malheureuse? En -quoi pourrait-elle éclairer cette ombre où la personnalité de mon amie -est demeurée inaccessible? - -Je n’ai même pas dit son nom. Notre prénom, c’est ce que nous avons de -plus intime. Le prénom n’appartient qu’à l’aimée et qu’à l’aimé. Que -d’autres le prononcent, il y a profanation en quelque sorte. Et les -amants en ont bien conscience, dans tous les pays et dans tous les -mondes, quand ils se donnent entre eux de ces surnoms qui semblent -ridicules aux étrangers et qui sont au juste une caresse de la parole. -D’instinct, je n’aurais pas accepté d’appeler mon amie comme d’autres -auraient pu l’appeler, comme un autre tout au moins devait l’appeler. Je -ne dirai pas comment je l’appelais, et je ne lui inventerai pas un nom -pour les besoins de mon récit: son nom restera secret, tel qu’était -notre amour, et mon trésor particulier. Dans les heures où elle -s’échappait pour se réfugier près de moi, il fallait qu’elle fût -entièrement différente de ce qu’elle était ailleurs, et que rien ne la -retînt à cet ailleurs trop journalier: lorsque nous nous retrouvions -dans notre chez-nous enfin prêt, n’était-ce point pour n’être que deux -amants, deux êtres qui n’ont plus souci de rien que d’eux-mêmes? - -Elle me le dit un jour: - ---Il faut nous entourer un peu d’illusion. - -J’avais l’illusion qu’elle fût mienne. Quelle illusion m’eût grisé -davantage? Ne venais-je pas de reconnaître un de mes désirs? Déjà, -plusieurs fois, j’avais remarqué, sans en tirer d’orgueil, qu’elle me -répétait comme venant d’elle des choses que je lui avais murmurées. J’en -tirai peu à peu la conviction qu’elle m’offrait ainsi, et peut-être -involontairement, une preuve de son amour, comme si, devenue mienne et -telle que je pourrais la souhaiter, et dominée par ma tendresse, elle -prenait de mes façons de penser et de sentir. Quel soutien nouveau pour -moi! Deux amants que la chair seule attache, se lassent plus vite, au -lieu que la tendresse ne va que s’affermissant en profondeur. Et quels -espoirs devant moi qui ne rêvais que de tendresse, de communion -véritable, et véritablement,--je ne l’écris pas sans -mélancolie,--d’amour conjugal, l’unique amour que je conçoive! - -J’avais bien l’illusion que chez nous elle était mienne, et qu’en -fermant au verrou derrière elle la porte quand elle m’arrivait, elle -montrait sa volonté d’exclure le reste du monde. Elle y mettait de la -hâte. Se croyait-elle suivie, épiée? Non point. Elle avait l’air -parfaitement calme, et jamais elle ne joua la comédie des précautions -excessives. Elle venait, elle entrait, elle nous enfermait, elle se -jetait contre mon épaule, elle était chez elle. Comme elle me l’avait -dit un jour: - ---Tout est fini, puisque je vous vois. - -Par malheur, tout ne finissait que pour fort peu de temps. Mon amie -n’arrivait pas toujours à l’heure qu’elle m’avait fixée. - ---Je ne fais pas ce que je veux, disait-elle. - -Et parfois elle me quittait plus tôt qu’à son envie. Lorsqu’elle avait -deux heures à me donner, la bonne chance nous favorisait. - -Si quelque jeune fille ignorante imagine merveilleux et terribles les -plaisirs de l’adultère, qu’elle se détrompe. Une femme vicieuse ne court -qu’au plaisir, sans doute; mais pour les autres,--le plus grand -nombre,--pour celles qui, mal mariées, ne cherchent dans l’amour défendu -que ce qu’elles n’ont pas trouvé dans le mariage, c’est-à-dire, non -point un mâle et un maître, mais un homme et un ami, pour celles-là le -dernier mot du bonheur n’est pas de s’épuiser de fatigue sous une -étreinte vaine. Je le pense du moins, et mon amie aussi le pensait, je -n’aurais pas voulu en douter. - -Toute ardente qu’elle fût au lit, et audacieuse même, elle avait -d’autres soins. Plus d’une fois, le commissaire de police eût perdu sa -peine en pénétrant chez nous à l’improviste: nous causions seulement -comme deux vieux camarades, ou bien, tandis qu’elle m’écoutait en -mangeant des fruits, je lisais quelques pages d’un poète que le hasard -de la conversation nous avait mis en goût de relire, ou de lire. -J’ouvrais le plus souvent du Hugo, que mon amie connaissait mal et -qu’elle fut surprise de découvrir soudain: car Hugo n’est pas à la mode -et les hommes de ma génération le tiennent en grand mépris, sans le -connaître probablement, ou pour des raisons de politique, ce qui ne me -suffit pas. J’ouvrais aussi l’_Homme Intérieur_, ou le _Cœur Solitaire_. -Charles Guérin est un poète qui m’émeut. Je crois qu’on ne lui a pas -encore assez rendu l’hommage qu’il mérite. Pour moi, je n’oublierai -probablement jamais cet après-midi de juin où tout à coup je lus, à -mi-voix: - - _Nous montons dans la vie, en peinant, côte à côte;_ - _Mais un mur entre nous suit le même chemin,_ - _Hélas! et l’on ne peut, tant la crête en est haute,_ - _Se voir ni se donner la main._ - - _On échange, il est vrai, mainte parole tendre,_ - _L’un et l’autre on s’appelle en chantant par son nom:_ - _Eh! qu’est-ce donc, au prix de l’angoisse d’entendre_ - _Pleurer souvent son compagnon!_ - - _Quand l’étoile du soir, pour nous triste à voir poindre,_ - _Réunit les amants heureux dans le repos,_ - _Nous n’avons, vainement avides de nous joindre,_ - _Rien à nous deux que nos sanglots._ - -Je m’arrêtai pour regarder mon amie. - -Elle me regardait. Elle était oppressée. - ---Continue, me dit-elle. - -Je continuai. Les strophes se déroulèrent, gonflées de douleur, -limpides, simples, nues. Elles n’ont aucune surcharge, elles ne -s’alambiquent pas d’allitérations et de tentatives musicales, jeux -byzantins où s’égare aujourd’hui, et nul n’ose le dire, la poésie -française. Mais elles frémissent d’un frisson humain. Je lisais: - - _Mais une brèche s’ouvre enfin dans la muraille._ - _On s’élance, les bras tendus, éperdûment,_ - _Et les noces ont lieu sur un lit de broussaille_ - _Où l’on souffre encore en s’aimant._ - - _Cette étreinte a suffi pour fondre les rancunes;_ - _Ce qui n’est pas le seul présent semble aboli;_ - _L’amour, quand on se sait si peu d’heures communes,_ - _Serait atroce sans l’oubli._ - - _Puis on reprend, chacun selon sa destinée,_ - _Le sévère devoir prescrit par la raison,_ - _Presque heureux d’avoir pu pendant une journée_ - _Contempler le même horizon._ - - _Poursuivrons-nous plus tard le chemin, sans barrière,_ - _Ensemble, tendrement l’un sur l’autre appuyés,_ - _Pour ne faire à jamais qu’une seule poussière_ - _Et qu’une ombre unique à nos pieds!_ - - _Ou bien, marquant peut-être ici nos pas suprêmes,_ - _Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,_ - _Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes_ - _Au gouffre brusque de la mort!_ - -Ma voix tremblait. Je posai le livre. Au bruit que je fis, mon amie leva -la tête. Ses yeux brillaient. Elle courut à moi. Elle se blottit contre -mon épaule, à sa place préférée. Nous nous taisions. - ---Mon Mien, mon Mien, murmura-t-elle. Je ne veux pas que tu souffres. - -Elle répéta: - ---Je ne veux pas. - ---Tu ne souffres donc pas, toi? répliquai-je. Tu es donc heureuse? - ---Si tu m’aimes, je suis heureuse. - ---Si je t’aime? Tu me le demandes? Tu ne le sais pas, que je t’aime? - ---Et toi, méchant, tu ne le sais pas aussi, que je t’aime? - ---Je voudrais tant le savoir! - -Elle me repoussa doucement. - ---Tu es injuste, dit-elle. - ---Non, je souffre. - ---Et moi, je ne souffre pas? Moi, qui suis là près de toi comme si plus -rien n’existait que toi et moi, moi qui vais te quitter... Toi, du -moins, tu seras seul, tu pourras faire ce que tu voudras, penser ce que -tu voudras, te taire si tu veux; tandis que moi je devrai subir des -questions, je devrai parler, répondre, je devrai... - ---Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi! - -Qu’aurait-elle dit, si je ne l’avais pas retenue? - -Je la serrai contre moi. - ---Méchant, méchant! dit-elle tout bas. - -La jalousie me fouettant, et les lèvres amères, je cherchai les -siennes, vivement, comme si elle me les eût refusées. - ---Oh! le méchant! dit-elle encore, autant qu’elle le put. Croirait-on -pas qu’il a besoin d’employer la force? Croirait-on pas que je ne suis -pas sienne? - -Elle se tut. Il me plaisait qu’elle fût silencieuse. J’ai en horreur les -manifestations extrêmes de la joie, et qu’une femme crie ou geigne. - -Après ce silence où tout s’oublie pour quelques instants: - ---Quelle heure est-il? dit-elle soudain. - -Nous n’y pensions plus. - ---Je vais être en retard. - -Et elle m’échappa, prompte. Rapidement, elle se préparait. - ---Tu es bien pressée, dis-je sur un ton de reproche badin. - ---Je n’ai plus une minute à perdre, je dîne en ville. - ---Ah! fis-je. En décolleté, sans doute? - -Elle riposta, souriante: - ---Pourquoi pas? - -Puis, se faisant admirer et la gorge offerte: - ---C’est donc si laid qu’il faille le cacher? - -Je grognai: - ---Singulière manie que vous avez toutes, de montrer à tout venant ce qui -doit se réserver. - -Elle éclata de rire. - ---Tu es stupide. - ---Naturellement, dis-je non sans aigreur. - -Meilleure que moi, ou plus fine, elle évitait les discussions. Elle -reprit: - ---Tu es stupide et je t’adore, tiens! - -Elle était prête. Elle me planta sur chaque joue un baiser sonore, comme -on fait aux enfants qui boudent. - ---Au revoir, mon vilain jaloux! conclut-elle. Au revoir, vilain mon -Mien! - -Puis, son habituel: - ---Tu l’aimes, ta Tienne? - -Je refermai lentement la porte sur elle. J’écoutai le bruit de ses pas. -Elle était partie. Notre chez-nous, pourtant si étroit, me parut plus -grand. Je me sentis tout à fait découragé. - -Machinalement, j’allai à la fenêtre et soulevai le rideau. Il avait plu, -mais le soleil triomphait à l’occident. Je laissai retomber le rideau. - -Machinalement encore, je pris pour le ranger le livre de Charles Guérin. -Je l’ouvris au hasard. C’était à la page 113. Je lus: - - _C’est l’heure, après la pluie, où, redevenant pur,_ - _Le ciel du soir se peint dans les vitres riantes,_ - _Où les trottoirs mouillés réfléchissent l’azur_ - _Et les pieds nus des mendiantes._ - - _Couple las que son rêve isole des passants,_ - _Nous suivons vers l’Ouest les rives de la Seine,_ - _Mais tout à leur souci nos cœurs restent absents_ - _Des lieux où le hasard nous mène._ - - _Parfois levant les yeux au bord d’un carrefour,_ - _Nous regardons avec des paupières émues_ - _Les amants séparés par la tâche du jour_ - _Se rejoindre à l’angle des rues._ - - _Ils vivent, à les voir, dans de pauvres emplois;_ - _Et leur destin pourtant nous fait haïr le nôtre,_ - _Car la nuit dont l’attente entrelace leurs doigts_ - _Va nous arracher l’un à l’autre..._ - -Je ne poussai pas plus loin. Je regardai notre divan où les coussins -avaient été écrasés. Un petit objet brillant fixa mon attention: c’était -une épingle à cheveux. Je n’y touchai pas. - - * * * * * - -SINCÈREMENT, j’ai eu, maintes fois, pendant ce printemps merveilleux et -cruel, l’illusion d’être aimé, je veux dire d’être l’homme de qui tient -son bonheur une femme. - -Avez-vous observé les femmes dans la rue ou dans un salon? On reconnaît -celles qui sont heureuses, je veux dire celles qui sont aimées et qui -aiment; on les devine: il y a autour de leur personne comme un halo -spirituel et quasi voluptueux qui les dénonce. Les autres femmes en -prennent ombrage, et les hommes à bonnes fortunes s’éloignent, non sans -dépit, sachant bien qu’on ne les regardera même pas. - -J’observai que mon amie, comme jadis la petite fille troublée qu’elle -avait été, n’était plus la même. Il y avait en elle, dans son air, dans -son sourire, quelque chose de nouveau. J’en étais secrètement satisfait, -je ne le nierai pas, mais j’en avais aussi un peu d’inquiétude. Je le -lui déclarai, par badinage. - ---Ah! me dit-elle, si tu t’imagines qu’on le remarque! Il faudrait être -jaloux pour le remarquer. Et un homme est-il jaloux de sa femme? - ---Sans être jaloux... - ---Il ne remarque même pas que j’ai les yeux rouges quand j’ai pleuré. Il -n’a même pas remarqué que je pleurais, la première fois que... - ---Je t’en supplie, dis-je brusquement. - ---Il faut pourtant que tu saches... - -Mais elle n’était peut-être pas si résolue qu’elle désirait le paraître. - -Je n’ignorais pas qu’elles sont nombreuses, les pauvres femmes que leur -mari traite comme on ne traite point une fille de rencontre, et qui ont -enfanté dans la douleur, du commencement à la fin. Je n’ignorais pas -qu’ils sont nombreux les hommes qui n’ont souci que de leur plaisir sans -gêne. - ---Si seulement j’avais eu ma mère! disait mon amie. Mais je l’ai perdue -alors que j’étais gamine, et ma tante fut trop contente de se -débarrasser de moi entre les mains du premier qui m’a demandée. - -Je n’avais jamais reçu tant de confidences de mon amie. Toujours elle -semblait préférer retarder l’instant que j’appelais de toute mon ardeur. -Voulait-elle enfin m’écarter le voile que je n’osais pas toucher? - -Son histoire était l’histoire de trop de femmes de ma génération, que la -guerre a frappées non point dans ce qu’elles ont de plus précieux, qui -est leur fils, mais dans elles-mêmes. Combien de jeunes filles n’a-t-on -point poussées imprudemment au pire avenir, dès 1915, en répétant que -les maris manqueraient, qu’il y aurait après la paix signée trois filles -et peut-être quatre pour un garçon, qu’il était expédient de ne pas -faire les difficiles ni de temporiser, et qu’un mari n’étant jamais -qu’un mari, il fallait s’estimer assez privilégiée d’en trouver un, -quel qu’il fût? De là tant de mariages précipités, tant d’unions -désastreuses. - -Pour mon amie en particulier, elle avait eu, selon sa tante, une chance -providentielle. Elle avait trouvé «un mari très bien», un homme encore -jeune et qui avait «une belle situation». Le 2 août, il était parti -comme sous-lieutenant de réserve avec le 43ᵉ régiment d’artillerie; -présent à la bataille de Charleroi, du côté de Roselies, il avait reçu à -la joue gauche un éclat d’obus, dont il ne gardait qu’une fossette; mais -il ne s’était laissé évacuer que plus tard, lorsqu’après la victoire de -la Marne, qui se joua pour lui à Escardes et à Courgivaux, une balle -allemande l’avait atteint à l’épaule, tandis qu’il se penchait hors de -son observatoire de Saint-Thierry, devant Brimont. Quand il reparut, -guéri, au dépôt de son régiment, on eut l’intelligence de considérer -qu’il était chimiste «dans le civil», et de plus ancien élève de -Polytechnique, et qu’il rendrait peut-être quelques services en aidant à -fabriquer des explosifs. Dès lors sa guerre était finie. Il pouvait -raisonnablement se marier. Il se maria. - ---Ce n’est pas un méchant homme, disait mon amie, mais je ne l’aime pas. -Que veux-tu? Je n’y peux rien. On aime ou on n’aime pas. Toi, je t’aime. -Lui, je ne l’ai jamais aimé. - -Était-ce habitude prise depuis la guerre, où, tenant le secret sur tout -ce que de par ses fonctions il connaissait, il ne parlait pas à sa femme -des travaux de son usine? Était-ce plutôt habitude très ancienne, et -trait de caractère? Il ne parla pas davantage, après la démobilisation, -des progrès de son entreprise. Il avait acheté, avec deux amis, une -maison de «peinture, vitrerie, et décoration». Il travaillait pour les -régions dévastées. L’affaire était excellente, à en juger par le train -qu’il faisait mener à sa femme. Mais il négligeait de l’intéresser à ses -efforts. Beaucoup d’hommes sont comme lui. Beaucoup de femmes s’en -plaignent. Mon amie, elle, était depuis longtemps résignée à tout. - ---Sans mes deux enfants, disait-elle, je ne me serais pas résignée, je -serais libre. Pour eux, j’ai supporté des épreuves incroyables. J’en -supporterai encore, et plus facilement, puisque je t’ai. - -Elle se confiait en toute simplicité. Nulle coquetterie dans ses aveux. -On aurait pu s’imaginer qu’elle racontait, non point sa vie, mais celle -d’une autre femme. Elle n’y mettait aucune passion, aucune révolte, elle -non plus. J’en fus frappé. Je pouvais m’imaginer que j’avais déjà sur -elle, par mon amour, tant d’influence qu’elle en venait peu à peu à -concevoir toutes choses, sinon dans le même plan que moi, du moins dans -un plan parallèle. Rien qu’à son accent, à sa façon d’exprimer un -regret, d’éluder une rancune, quelle différence entre la femme que -j’avais retrouvée à Nice et la femme qu’elle devenait, qu’elle était -déjà devenue! Ainsi de tout au reste. D’abord, par exemple, elle se -montra timide, quand nous causions d’art. Mais les femmes ont une -prodigieuse faculté d’assimilation. En peu de temps, mon amie ne -prononça plus une parole qui m’eût déçu; d’instinct elle disait ce que -je pouvais souhaiter qu’elle dît. Pareillement, avec une grâce exquise, -elle me demandait de la conseiller pour ses lectures. Je me récusais, -parce que je n’ai pas en matière de livres les goûts que l’on a -maintenant, et je craignais de la rebuter. Je lui dis néanmoins: «Quand -tu seras triste, lis les poètes; quand tu voudras t’enrichir, lis les -historiens; mais n’ouvre un roman qu’avec discrétion et de préférence -les jours de pluie: alors tu t’attristeras davantage, et tu te sauveras -en ouvrant un livre de vers.» Elle avait ri; mais, un jour, ce jour où -elle s’était décidée à me faire ses premières confidences, comme elle me -déclarait gentiment qu’elle me devait d’avoir quelques heures moins -grises dans la brume de ses longues semaines, elle ajouta: - ---J’ai lu hier une jolie phrase. Écoute: «_On peut très bien vivre sans -être la plus heureuse des femmes, et d’ailleurs ce serait une grande -injustice qu’une femme fût la plus heureuse de toutes._» - -Je demeurai bouche close. - ---Tu n’approuves pas? me dit-elle. - -Après une légère hésitation, je répondis: - ---Je pense à une phrase, que j’ai relue, moi aussi, hier. - ---Voyons, ta phrase? - -J’hésitai encore. Puis: - ---«_C’est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire celui de -l’homme qu’on aime._» - -Elle me regarda. - ---Pourquoi ce reproche? demanda-t-elle, sur un ton affectueux. Je ne -sais pas si je fais ton bonheur, mais je t’assure... - ---Non, répliquai-je, tout rougissant, et sans la laisser achever. Je -suis stupide, comme tu me le dis souvent: je viens, par pudeur et par -scrupule, de substituer cette phrase, que je n’avais aucune raison de -citer, en effet, sous peine d’être un goujat, à une autre phrase, que je -n’aurais pas la hardiesse de te répéter. - ---Oh! alors, je veux que tu la répètes. - ---Je veux? Je veux? - ---Oui, je le veux. - ---On m’a changé ma Mienne. Voilà qu’elle a de la volonté? - ---Oui, monsieur, je veux. - ---Regarde, Mienne: j’ai déjà rougi rien qu’à la pensée que j’aurais pu -te répéter cette phrase. - ---Rougis, mais répète. - ---Tourne-toi donc, je ne pourrais pas t’obéir si tu me regardais. - -Elle se tourna vivement, curieuse. Délicieux enfantillages! Quels amants -n’en ont pas eu de semblables? - -Elle s’impatientait. - ---Allons, j’écoute. - -J’articulai à mi-voix: - ---«_Elle semble votre propriété, car c’est vous seul qui pouvez la -rendre heureuse._» - -Elle se retourna, et, me prenant la tête entre ses mains: - ---Tu es un grand gosse, dit-elle, un grand gosse incorrigible. Oui, elle -est ta propriété, ta Tienne, oui, plus que tu ne le mérites peut-être. - -Elle feignait de me renvoyer le reproche. - ---Je ne le mérite peut-être pas, c’est vrai, dis-je sérieusement. - -Elle éclata de rire. - ---C’est vrai aussi, dis-je: je suis stupide. - ---J’allais le dire. - ---Je le sais bien. - -Nous riions tous les deux. Pour la première fois, nous nous séparâmes, -ce jour-là, en riant. Mais je n’eus pas à chercher si mon amie n’avait -point oublié d’épingles à cheveux parmi les coussins de mon divan noir. -Belle journée, dont j’ai gardé le souvenir le plus doux. - -Belle journée dont j’ai gardé le souvenir le plus doux, sans doute par -contraste avec le souvenir de la journée qui suivit. - -Je ne devais pas voir mon amie, le lendemain. - ---Courses et visites, m’avait-elle dit en me quittant. - -Et elle avait ajouté, dans ce style volontiers argotique et -télégraphique si fort à la mode aujourd’hui chez les gens de la -meilleure société: - ---Vieilles rombières et grands magasins. - -Or, le lendemain, vers trois heures, comme je m’apprêtais à traverser la -rue Royale, près du Ministère de la Marine, je remontai soudain sur le -trottoir pour éviter une auto. - -La voiture, une limousine, filait à vive allure vers la Madeleine. Ému -par ce choc que nous éprouvons au cœur involontairement à l’instant que -nous échappons à un danger, même petit, j’avais néanmoins encore assez -de sang-froid pour distinguer, sans erreur possible, les deux personnes -que la voiture emportait: je vis deux personnes, un homme et une femme: -l’homme, je ne le reconnus pas: la femme, c’était mon amie. Et -précisément ils riaient, comme nous avions ri, mon amie et moi, en nous -séparant, la veille. Cette fois, le nouveau choc que je ressentis au -cœur fut plus violent. Je demeurais interdit. Je suivais l’auto du -regard. Quand elle disparut de ma vue, j’éprouvai que mon front était -moite de sueur. - - * * * * * - -VOILA de ces riens qui suffisent à bouleverser un amant. Je n’étais déjà -que trop disposé par mon caractère à pousser à l’extrême les moindres -ennuis. On peut imaginer dans quel désarroi je tombai pour avoir aperçu -celle que j’aimais en compagnie d’un homme que je ne connaissais pas. -Hélas! je connaissais si peu, ou si mal, mon amie elle-même! - -Ce qui me blessait plus profondément, c’était qu’elle eût pu rire loin -de moi, quand moi je portais en tous lieux une mélancolie de tous les -instants. Il me fallut ce réveil pour me tirer du bonheur,--bonheur -mitigé, bonheur fragile, mais bonheur,--où je vivais depuis six -semaines. Certes, deux amants, qui ne se rencontrent que pendant de trop -brèves minutes et moins souvent qu’ils ne le désirent, ont ce privilège -que leur passion est toujours au plus haut point: ils ignorent les -attaques sournoises de l’existence en commun, les satisfactions trop -faciles, les petites querelles qui naissent à propos de rien puis de -tout, les petits travers qui se révèlent, les ridicules même qui se -dénoncent, tout ce qui fait que peu à peu l’amour s’émousse et languit. -Deux amants qui ne vivent pas côte à côte n’ont que le temps de s’aimer. -Mais quel revers à cette brillante médaille! Et vaut-il mieux ne pas se -connaître assez que de se connaître trop, si tant est que deux êtres -humains puissent jamais se connaître? - -Un remords soudain m’assaillit, un remords et une crainte: malgré les -protestations qu’elle ne me ménageait pas, étais-je vraiment l’homme que -mon amie s’attendait à trouver en moi? Ne l’avais-je point déçue? Parce -que j’avais à Nice été touché par la gravité de ses premières paroles et -le pathétique presque désespéré de son accueil et de son amour, -devais-je maintenir notre amour dans cette tristesse où je me plaisais à -l’élever? Si elle était malheureuse chez elle, ne devais-je pas me -maîtriser quand elle accourait chez moi entre deux visites, et lui -imposer l’illusion d’un peu de bonheur complet? Devais-je l’entraîner à -ma suite sans précautions dans ce bonheur douloureux où je puisais, moi, -un réconfort peut-être trop amer pour elle? Femme, et femme jeune, -malheureuse mais prête à croire que le bonheur est possible, -n’attendait-elle pas plutôt de moi que je lui entr’ouvrisse les portes -d’ivoire des paradis rêvés? N’était-elle pas assez généreuse en ne me -laissant pas deviner que je l’avais déçue? Fallait-il lui reprocher de -se distraire quand elle m’offrait toujours une docilité parfaite, riant -si je riais, silencieuse si je me taisais, et rembrunie si j’étais en -peine? - -Toutes ces raisons, je les admettais, mais un doute barrait ma sagesse -naissante, un doute que j’essayais vainement de renverser, ou -d’éviter,--un doute qui m’attirait. Je suis comme je suis. Et je -pensais: «Et si elle ne t’aime pas? Et si elle a seulement pitié de toi? -Et si elle te fait seulement l’aumône d’un semblant d’amour, pour te -consoler?» Et des raisons aussi de douter me venaient. Je me rappelais -une de ses premières paroles: sa décision préalable de ne pas renoncer à -ses enfants, même pour son amour. Et je me disais: «Une femme qui aime, -aime sans conditions.» Je me rappelais encore qu’elle m’avait déclaré -que, sauf à moi d’y croire ou non, elle n’avait jamais eu d’amant. Et je -considérais que c’était une étrange manière de m’inspirer confiance. Je -m’égarais. Ces raisons, aujourd’hui, m’apparaissent telles qu’elles -sont: injurieuses et faibles. Qu’on me les passe, j’aimais. La jalousie -est impitoyable. - -Que me restait-il de tant d’incertitudes, lorsque mon amie sonna le -lendemain à ma porte, à notre porte? - -Elle s’arrêta sur le seuil, inquiète. - ---Mon Mien! Qu’as-tu? - -Je la pris par la main et l’entraînai vers son fauteuil préféré. - ---Tu me fais peur, dit-elle. Qu’as-tu, mon Mien? - -Elle n’avait pas eu le temps d’ôter son chapeau. Elle s’assit, levant -déjà les bras. - ---Regarde-moi, lui dis-je. - -Elle me regarda. Je me penchai sur ses yeux, avidement, comme un -voyageur assoiffé sur une source. La source était limpide et d’un -cristal parfait. - ---Mon Mien... - -Avait-elle peur? Elle ne dit rien de plus. Je lui pris les mains et les -baisai. Elle essaya de sourire. - ---Mon Mien, explique-moi..... - ---Je t’ai vue, hier, à trois heures. - ---A trois heures? - -Elle cherchait. - ---Rue Royale, précisai-je. - ---Ah! fit-elle. - -Elle n’eut aucune émotion apparente. Elle ajouta: - ---Je ne t’ai pas vu. - -Un regret perçait dans sa voix. Je ripostai: - ---Tu étais trop occupée. - ---Moi? - ---Toi, oui, et l’homme qui était à ta gauche. - -Je ne suis pas habile à dissimuler. Ma voix était devenue âpre. - -Mon amie n’éclata pas de rire. Elle se leva. - ---Bon! dit-elle. Je comprends. - -Très calme, debout devant la cheminée, elle ôta son chapeau, me le -tendit en disant: - ---Tiens, fou que tu es. Mets où tu voudras le chapeau de la femme qui -trompe son amant. - -Puis, ayant du bout des doigts assuré l’ordre de ses cheveux, elle se -tourna vers moi qui demeurais immobile, et: - ---Tu es jaloux de mon beau-frère? dit-elle. - ---Tu as un beau-frère? - ---Tu ne le savais pas? - ---Je ne sais rien, Mienne. - -Déjà je respirais. - -En quelques phrases, elle me délivra. - -Son mari avait un frère, plus vieux de cinq ou six ans, veuf depuis -1916. Ce frère, fort aimable, excellent garçon, dirigeait en province -l’usine qui fournissait de couleurs la société de peinture, vitrerie et -décoration dirigée par le cadet. Il venait à Paris plusieurs fois par -mois. Et il emmenait souvent sa belle-sœur dans ses courses à travers la -capitale. Et c’était bien simple. - -Je n’avais rien à répondre. Pour employer ma confusion, je demandai: - ---Il n’a pas d’enfants? - ---Non. Il vit tout seul, en célibataire, à Argenton-sur-Creuse. Tu -connais? - -Je répondis non. Elle poursuivit: - ---Gentille petite ville, avec des maisons anciennes en aplomb sur la -Creuse, et un pâtissier de génie. Gentille petite ville, mais combien -province, et d’une curiosité! Tu vois cela d’ici. Comme mon beau-frère -ferait, au su de tout le monde, un enviable parti, tu penses que tout le -monde est sur les dents. Les mères qui ont des filles, mon Mien, sont -terribles. - ---Et le beau-frère? - ---Il ne veut plus entendre parler de mariage. - ---Tiens! tiens! fis-je. - -Étonnée, elle me regarda. Je repris: - ---Celle qui lui plairait n’est pas libre? - -Son regard se chargea de reproche. - ---En effet, dit-elle. Elle est à toi. - -Décidément, je tenais un mauvais rôle. Mais je n’eus aucune peine à -m’avouer vaincu. Mon amie triompha sans pitié. Je n’entrerai pas dans le -détail de sa victoire: je n’écris pas un livre pour collégiens. Le -silence accoutumé de nos caresses avait une pudeur dépourvue de -dissimulation. Je noterai, sans plus, que jamais ma triomphatrice ne -s’était montrée si exigeante et si hardie. - -C’est le propre de l’amour d’ignorer toute espèce de honte, et de ne -pas s’y avilir. Au feu d’une étreinte loyale flambent toutes les -mesquineries du sentiment. Mais la réalité, ce spectre des drames -romantiques, nous frappe à l’épaule sans s’émouvoir de nos rêves qu’elle -casse, et nous ne rouvrons si tôt les yeux que pour revoir nos soucis. -Avais-je tort de me découvrir tel que j’étais devant mon amie et de -m’acharner en quelque sorte à lui ressasser: «Je t’aime. Tu le sais. Tu -feras de moi ce que tu voudras. Je serai lâche, si tu veux. Mais -laisse-moi t’aimer?» - -Elle m’avait dit à Nice: - ---Il faut m’aimer. - -Il n’était plus besoin qu’elle me le dît: elle n’entendait que trop -certainement ce que je lui disais: - ---Il faut te laisser aimer. - -Je lui dis en effet: - ---Laisse-moi t’aimer, Mienne. Je voudrais tout connaître de toi, et je -redoute d’en connaître trop. Laisse-moi t’aimer, laisse-moi t’aimer -encore. Mais surtout, Mienne, Mienne chérie, s’il est vrai que tu -m’aimes ou que tu acceptes que je t’aime, surtout que ce ne soit point -par pitié! Et quand il te plaira de ne plus venir ici, ne mens pas -surtout, et ne viens plus. - ---Et quand tu ne m’aimeras plus? dit-elle. - -Ainsi je me rendais. Était-ce calcul de ma part, et envie délibérée -qu’elle eût soin de me mentir le plus longtemps possible? Était-ce au -contraire le dernier geste d’un homme qui lutte depuis trop longtemps et -qui aspire au repos, à ce repos que tous les hommes cherchent même dans -les pires agitations? - -Il est probable que, ce jour-là, mon amie connut qu’elle me tenait: -j’avais été assez maladroit, c’est-à-dire assez franc. M’en sut-elle -gré? Répondit-elle au contraire à mon élan par un élan semblable, sans -autre calcul? Et fut-ce aveuglément qu’elle engagea notre amour dans -cette voie où il allait se perdre? - -Elle aussi, me dit-elle, souffrait de toutes les heures dangereuses qui -nous séparaient. - ---Il faut que nous nous voyions plus souvent. - ---Le peux-tu? fis-je. - ---Tu le peux. - -Son mari ne m’avait-il pas exprimé sa sympathie dès notre première -rencontre? Il avait reparlé de moi. - ---Il ne se fera pas prier pour t’inviter. - ---Moi? - ---Nous recevons beaucoup, et des gens qui nous intéressent moins que -toi, je t’assure. - ---Est-ce que tu t’écoutes, Mienne? - ---Mais, mon Mien, quoi de plus naturel? - -Je lui affirmai sur un ton assez dur qu’elle me proposait de jouer un -personnage malencontreux. - -Elle se fâcha. - ---Tu ne penses qu’à toi, dit-elle. Et moi, est-ce que tu t’imagines -qu’il me sera si facile de me tenir entre toi que j’adore et cet autre -que je déteste? - -Elle n’avait jamais eu tant de violence. Ses yeux me parurent nouveaux. -Mais vite ils s’adoucissaient déjà. Je répondais: - ---Je ferai ce que tu voudras, Mienne. - ---Du moins, je te verrai, dit-elle, même si j’en dois souffrir, et tu me -verras, vilain Mien, et tu verras que tu peux te fier en moi sans te -torturer, et tu verras... - ---Je verrai le fameux beau-frère? dis-je en riant. - ---Méchant Mien! répliqua-t-elle en riant aussi, et pauvre beau-frère! -S’il apprenait que tu as pu être jaloux de lui, il tomberait de haut. - ---Mais s’il apprenait qu’on a pu le juger digne de toi, qu’on a pu lui -faire cet honneur, crois-tu qu’il s’en plaindrait? - -Elle s’écria: - ---Chéri... - ---... Tu es stupide! fis-je plus vite qu’elle. - -Et elle me mordit la lèvre. - -La journée s’achevait mieux, somme toute, que je n’espérais. Je ne -m’inquiétais pas du lendemain. J’étais trop content de sortir de mes -transes de la veille. - -Mon amie s’en alla. - -J’attendais son habituel: - ---Tu m’aimes? - -Elle ne me le dit point. - - * * * * * - -OU avais-je accepté de descendre? Où avais-je accepté de suivre mon -amie? Et savait-elle où elle nous entraînait? Et le savais-je? Mais, si -je l’avais su, si je l’avais soupçonné, aurais-je refusé de la suivre? -Il n’est que bien trop certain que nous sommes les ouvriers de notre -fortune. - -Un vers me revient à la mémoire, un vers grec dont on ignore l’auteur et -qui est peut-être d’Euripide, un vers profond comme un regret: - - «_N’accuse pas un dieu, ne t’en prends qu’à toi-même._» - -Je ne suis pas assez bon lettré pour traduire plus exactement avec moins -de mots. Un helléniste m’a déclaré que le texte porte, précis: «_Un dieu -t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi._» Que servirait ici de -discuter? Il ne m’échappe pas que je voudrais retarder à ce point le -torrent de mes souvenirs. Ils se précipitent à mes yeux éblouis comme se -précipitèrent les événements. Quelqu’un a dit un jour pour la première -fois: le tourbillon de la vie. L’expression s’est galvaudée, mais -qu’elle était belle, quand elle faisait encore image! Elle était -désespérante. Il faut lui redonner son sens neuf avec moi pour -comprendre d’ensemble ce que devint ma vie dès ce jour-là. - -Jusqu’alors j’avais peut-être l’illusion que je menais notre amour sous -la seule influence de mon amie. Nous eûmes le tort de sortir de chez -nous. Dans le secret, tout étouffant qu’il fût, notre amour vivait, -chaud comme une rose pourpre, et nos souffrances,--je tiens à cette -dernière illusion du pluriel,--nos souffrances avaient une noblesse, -peut-être arbitraire, mais respectable; car deux malheureux ont droit au -respect. Du jour où nous fûmes assez maladroits pour exposer notre amour -aux atteintes du dehors, la catastrophe, qui avait couvé dans ce secret -étouffant, devint inévitable. - -Tout de suite, puisque je n’écris pas un roman de surprises, je dois -rassurer et détromper: notre amour ne fut pas découvert. Je me -surveillai assez pour ne jamais être suspecté ni par trop d’abandon ni -par trop de froideur. Quant à mon amie, je m’aperçus vite que, loin de -se tenir difficilement, du moins en apparence, entre son mari et moi, -elle se dirigeait au milieu des feintes avec un art terrible. Et le -mari, je me persuadai d’emblée qu’il avait en sa femme une confiance -béate. Devant lui, on se sentait devant un homme honnête, correct, -tranquille, et heureux. Il avait une façon parfaitement quiète de -regarder sa femme. Ce n’était point suffisance de mâle, ni orgueil de -maître. C’était conscience d’une situation claire et de sentiments -réciproques. Il m’étonna. Il ne semblait pas être du tout le bourreau -que la conduite et les propos de sa femme donnaient à supposer. Près -d’elle, il se montrait attentif,--sans excès, pour ne point s’abaisser -peut-être, car certains hommes pensent qu’il est déraisonnable à un mari -d’avoir l’air amoureux,--mais attentif néanmoins de manière qu’un jaloux -tel que moi dût s’inquiéter. Il aimait sa femme, assurément, en bon -mari, en bon bourgeois, si ce terme, où je ne mets rien de péjoratif, -doit mieux me faire entendre. Mais est-ce ainsi que sa femme désirait -d’être aimée? Et avait-elle tort ou raison, c’est une question que je -demande à ne pas résoudre, par gratitude et par honneur. - -De cet homme, parce que je lui avais été préféré, je jugeai promptement -que rien ne me menaçait. Il n’en fut pas de même pour le fameux -beau-frère. Les deux frères ne se ressemblaient pas plus que deux -étrangers. L’aîné me déplut d’abord. Autant le mari paraissait calme et, -pour ainsi dire, toujours de sang-froid, autant le beau-frère se -montrait toujours en éveil. Il cultivait l’ironie, une ironie assez -lourde, avec une espèce de rage sournoise, cherchant à briller par des -moyens brusques, taquinant sa belle-sœur à l’occasion de n’importe quoi, -la détournant de tout entretien qu’elle nouait loin de lui, la prenant à -témoin du moindre fait qu’il citait, la houspillant parfois assez -rudement d’une plaisanterie en lui baisant la main. - ---Ma chère petite belle-sœur... - -Il l’appelait ainsi à tout instant. J’ignore ce que pensaient les autres -de son attitude, qui était désinvolte, hautaine, et certainement forcée. -Moi, j’eus l’impression très nette que le beau-frère faisait plus -figure de mari que le mari. Mais je guettais en vain un geste, un -sourire, un regard, un mot, qui trahît la belle-sœur: elle demeurait -impénétrable. Je pouvais, et en vérité je devais conclure que mes -soupçons n’étaient que rêveries d’amant malheureux. Mais n’avais-je pas -d’autre part la preuve que mon amie ne trahissait pas davantage qu’il y -eût entre elle et moi ce qu’il y avait? - -Je m’enfonçais les ongles dans les paumes chaque fois que je l’entendais -appeler son beau-frère par son prénom. Il répondait: - ---Ma chère petite belle-sœur... - -Et il accourait à elle. - -Un soir, nous étions là, réunis dans les salons, une quinzaine -d’invités: gens d’affaires pour la plupart, jeunes en général, simples -et modestes, curieux de toutes choses d’aujourd’hui, même d’art. Ils -m’avaient marqué de la déférence et de la sympathie. - -Jadis les bourgeois se méfiaient des artistes et les méprisaient un peu. -A présent, ils les admirent d’oser gagner leur vie par un jeu perpétuel -qui souvent use et ne produit que des dividendes aléatoires, car ils ont -compris que les artistes sont des travailleurs absolus dont l’exemple -ennoblit le travail, puisque pour eux le travail est une fin et non un -expédient. Et puis, les femmes sont celles que nous envoûtons, nous, -musiciens, sculpteurs, peintres, poètes: elles seules savourent -d’instinct avant quiconque tout ce que nous mettons d’humain dans nos -œuvres; les hommes ne nous accordent leur attention qu’après que leurs -femmes nous ont couronnés de leur enthousiasme: et nous avons presque -tous la sottise de préférer le suffrage des hommes et de renier, comme -si elle était insuffisante, l’admiration des femmes: sots, triples sots, -qui prétendons au laurier noir des penseurs et des apôtres, quand il -s’agit de distraire la pauvre foule de ses soucis quotidiens en -l’élevant au-dessus de sa misère que l’intelligence domine, et de -mériter trois brins de remerciement, si notre œuvre ne fut pas inutile! - -Pour moi qui ne m’aveugle pas sur la valeur de mon œuvre, je fus, je -l’avoue, flatté du petit succès que j’eus, pendant quelques minutes, -chez mon amie. C’est de ces instants que nous tirons la force de -persévérer et de grandir, même lorsque nous sommes d’un génie médiocre. -Et mon amie avait l’air d’être satisfaite. - ---Vous voyez, cher ami, me dit-elle, combien en ne venant pas vous -auriez déçu vos admiratrices. - -D’un geste de sa main, qui traça devant elle un arc de cercle et qui me -fut comme une caresse, elle attirait autant sur elle que sur moi -l’hommage des sept ou huit jeunes femmes présentes. J’allais balbutier -une protestation. - ---Merci pour les admirateurs! s’écria le beau-frère qui s’approchait. - ---Oh! Monsieur, lui répliquai-je, voudriez-vous me laisser croire que je -n’étais pas un inconnu pour vous, ce matin? - ---Mais oui, cher Monsieur, mais oui. Demandez donc à ma belle-sœur. -Est-ce que je ne vous ai pas suppliée d’aller hier au Salon avec moi, ma -chère petite belle-sœur? Et pour y voir quoi, s’il vous plaît? - -Je rougis. La veille, mon amie ne m’avait point dit qu’elle eût été au -Salon. Je la regardai. Elle regardait son beau-frère. - ---Ajoutez, lui dit-elle, que mon mari s’était joint à vous. - -Puis, me regardant enfin: - ---Vous êtes, cher ami, je vous le répète, d’une modestie exagérée. - ---A ce point-là, dit le beau-frère, la modestie est un défaut, ou un -vice. Sérieusement, cher Monsieur, votre œuvre est admirable. Je -n’entends rien à la sculpture, je m’empresse de ne pas vous le -dissimuler, mais... - -Il m’emmenait à l’écart. Était-ce pour me soustraire à mon petit succès, -qui l’importunait peut-être? - -Il avait quelque chose à me demander. Il s’en excusa, moitié sérieux, -moitié badin, comme s’il s’adressait à un maître dont on se dispute la -priorité. - ---Depuis un an, me dit-il, je possède, près d’Argenton, une vieille -bicoque Louis XIII. Je l’ai achetée parce qu’elle avait séduit ma petite -belle-sœur, et aussi parce que, par le temps qui court, un célibataire -de mon poil ne saurait mieux placer le superflu de ses rentes que dans -de bonnes et solides pierres. D’autant que ces pierres sont entourées -d’un magnifique parc, de dimensions respectables. Mes neveux, présents -et futurs, me devront ces ombrages. Ils sont mes héritiers. Passons. -Bref, voilà. Mon parc est aux trois quarts une forêt vierge, ou à peu -près. Le quatrième quart a plus de dignité, si j’ose dire. J’aimerais y -mettre en belle place une fontaine, et y disposer par ci par là quelques -statues agrestes. Voulez-vous me faire l’honneur et le plaisir... - -Il insistait sur les deux substantifs. - ---... et le plaisir de civiliser ma forêt vierge? - -Comme je ne répondais pas: - ---Cela ne vous tente point? me dit-il. - -Et il me posa la main sur l’épaule, affectueusement. - ---C’est que, dis-je, je n’ai jamais rien tenté de tel. - -Et ma réponse avait le ton d’un refus. L’autre ne s’en aperçut point, ou -feignit. - ---Eh bien! trancha-t-il, vous réfléchirez. - -De loin, mon amie nous épiait. - -Elle vint à nous. - ---Il réfléchira, lui dit-il. Ma chère petite belle-sœur, vous y -réussirez mieux que moi, peut-être. - -Il nous quitta. - ---Je suis tout décidé, dis-je à mon amie. - ---C’est oui? - ---C’est non. - ---Tu es fou? - ---Nullement. - ---Alors, tu ne m’aimes pas? - ---Alors, l’idée est de vous? - -Elle répondit par un battement des paupières. Elle souriait. - ---Songe, me dit-elle tout bas, que de cette façon je t’aurais près de -moi tout l’été. Voici les vacances. Que ferions-nous, séparés? Tu -travailleras là-bas, et tu m’auras à côté de toi: bonheur double. Ne -sera-ce pas délicieux, dis, mon chéri? - ---Pardon, répliquai-je. Pourquoi m’avais-tu caché... - -Mais le mari marchait vers nous. - ---Il accepte? demandait-il en s’avançant. - ---Oui, mon chéri, répondit-elle. Il accepte. - -Le mari me serra la main avec effusion. J’en profitai pour prendre -congé. Mon amie souriait, heureuse,--heureuse apparemment. - - * * * * * - -ULCÉRÉ, ou néanmoins ravi, je ne distingue plus à cette heure ce que je -fus; j’ai la certitude seulement que je ne m’appartenais pas, et que je -n’avais pas envie de m’appartenir. En rêve on éprouve de pareilles -sensations, vagues et très fortes, d’impuissance à la fois et -d’allégresse, d’abandon et d’agrément. - -Mon amie avait répondu pour moi. Elle était l’instigatrice du projet. - -Pouvais-je ne pas vouloir ce qu’elle voulait? Eus-je même le temps de -discuter? - -Le lendemain de cette soirée dont je ne savais s’il m’était préférable -de m’en réjouir ou de m’en attrister, mon amie m’arriva toute -éblouissante de joie. Un autre mot serait moins exact. Il y a des jours -où le visage de la femme qu’on aime rayonne. - ---Chéri, me dit-elle de suite, il fait beau, je suis contente, je -t’aime,--tais-toi, ou je t’adore,--et tu m’emmènes au Bois. - -Mais un amant n’est heureux sans restriction que s’il est cause du -bonheur de sa maîtresse. Mon amie m’arrivait joyeuse. Qu’allai-je -soupçonner? Sa joie, je trouvai qu’elle sonnait mal; et puis je -remarquai du même coup qu’elle m’avait apostrophé d’un nom qu’elle avait -adressé la veille à son mari. J’exagérais peut-être. - -Je répondis sérieusement: - ---Nous irons où tu voudras, Mienne. - ---Alors, ouste! Prends ton chapeau. - -Elle sortait, je la suivis. - ---Dépêchons-nous, mon taxi est en bas, dit-elle. - -Je souris en lui prenant le bras, comme pour la remercier de n’avoir -point douté de mon obéissance. - -Il est de règle qu’une femme attaque, si elle sent qu’on va l’attaquer. -Dès que nous fûmes dans la voiture: - ---Tu ne m’as même pas embrassée, dit mon amie. - ---Pardon, je... - ---Tais-toi, tu es un monstre. - ---Je... - ---Tais-toi, ou je t’embrasse devant tout le monde! - -Elle le fit aussitôt. La voiture était fermée. - ---Mienne, essayai-je de dire. - ---Tu n’as pas l’air content, mon Mien. Moi qui étais si contente! et qui -croyais que tu serais si content! Tu aurais donc supporté de passer tout -juillet, août, et septembre loin de ta Tienne? - -Je pus enfin placer quelques phrases. - ---Les convenances? dit mon amie. Quelles convenances? Nous aurons -d’autres invités. Que tu en sois, qui s’en étonnera, puisque tu vas -travailler à décorer le parc? Tu parles de convenances? Est-ce qu’on -sait que tu es mon amant? Est-ce que cela se voit? Est-ce que je n’ai -pas bien dissimulé hier? - -Ses dernières paroles me furent comme une offense, comme une offense à -elle-même, et d’autant plus grave qu’elle se l’infligeait. J’en -éprouvais un malaise profond. Mais elle était si tendrement agressive! - ---En outre, poursuivait-elle, sur un ton autre, il ne s’agit pas -seulement de mon amant, il s’agit de mon amant qui est sculpteur. Tu vas -décorer le parc d’Argenton. Ainsi, quand tu ne m’aimeras plus, quand tu -m’auras abandonnée entre mon mari... et mon beau-frère... - ---Mienne! - ---... il me restera de toi ce beau souvenir vivant, les statues et la -fontaine. - -Avec quelle aisance elle passait, amoureuse exquise, de l’enjouement à -la mélancolie! Avec quelle douceur elle touchait à la corde sourde qui -m’émeut toujours au plus secret de mon cœur! - -Nous contournions le premier lac. - ---Rentrons! dit mon amie. - -Et elle se rapprocha de moi, se faisant toute petite dans le creux du -bras dont je lui enlaçai la taille. - -On avouera que les raisons destinées par mon amie à me convaincre, -n’étaient point irréfutables. Cependant, pour un homme qui aime, on les -croira sans doute irrésistibles; ou bien on n’aurait jamais aimé. - -Néanmoins, quand nous fûmes rentrés chez nous, je tentai de faire une -nouvelle objection. Mon amie, sans me laisser achever, et feignant de ne -pas entendre, se jeta contre mon épaule, la joue posée à sa place -préférée, et, câline: - ---Tu m’aimes? dit-elle. - ---Tu m’aimeras longtemps? dit-elle encore. - -Puis: - ---Je n’ai plus qu’un quart d’heure à te donner, mon Mien. - -Et, simplement, elle me montrait du regard notre divan noir. - ---Je t’aime, ajouta-t-elle dans un souffle. - -Une femme amoureuse a toujours raison. J’aurais eu tort de ne pas fermer -les yeux. Parce que j’acceptais la vie de complications où elle nous -entraînait, mon amie se montra plus tendre, comme si elle était enfin -débarrassée d’un fardeau. N’avait-elle pas pénétré mes sentiments assez -loin pour être sûre que je devinerais tout ce qu’une pudeur -compréhensible l’empêchait de me révéler? Tout ce que, pour calmer mon -impatience, elle ne pouvait pas me dire, n’était-elle pas avisée et -prudente de me mettre en état de m’y reconnaître? Ou dois-je supposer -qu’elle avait le goût du péril? Tant de femmes n’aiment que -dangereusement! Mais se perd-on à de si torturantes pensées, quand une -femme aimée vous ouvre ses bras? L’instinct nous mate. Nous n’en -rougissons, car notre orgueil est grand, que plus tard. Dans l’heure -même, le désir triomphe. - -Des objections, je me persuadai que je n’en avais plus à faire. A de -certains moments, l’amour pousse à l’optimisme. En pressant contre moi -le corps docile de mon amie, je songeais: - ---Je serai lâche jusqu’où tu voudras, Mienne. - -Et je dis seulement à voix basse: - ---Je t’aime. - -Cela venait après un de nos silences habituels. Mon amie eut un sourire. - ---Sais-tu où je suis? me demanda-t-elle. - -Je la regardai. - ---Je suis chez toi, dit-elle. - -Elle se souleva sur un coude. - ---Non, mon Mien, je ne rêve pas, reprit-elle. Je dis que je suis chez -toi, dans ton atelier, si tu préfères. J’étais chargée d’aller t’inviter -à déjeuner pour demain, parce que mon beau-frère, mon terrible -beau-frère, regagne Argenton samedi soir, et qu’il a besoin de -s’entretenir avec toi de vos projets. - ---Nous pouvions nous en entretenir, grognai-je, sans que ce fût à table. - ---Ne sois pas méchant, mon Mien. - ---Je ne veux pas être un pique-assiette. - ---Tu es stupide. Tu prends tout au tragique. Mon mari et mon beau-frère -n’ont un peu de liberté que pendant les repas. Il est donc naturel... - ---Pardon, dis-je, ton beau-frère est libre aussi en dehors des repas. -Lorsque je vous ai vus... - ---Tu vas recommencer? - ---Non, Mienne, je me tais, je suis stupide. - ---Et tu viendras? - ---Je viendrai. - ---Alors tu n’es plus stupide, mon Mien, et je t’aime, et je me sauve. - -Ce déjeuner, où je me rendis sans entrain, je n’en parlerais pas s’il -n’avait pas été marqué par un incident bien fait pour que je me le -rappelle à loisir. J’y eus la même impression de gêne que lors de ma -première soirée: le beau-frère, le terrible beau-frère, y avait -absolument mine de mari. C’est lui qui menait la conversation, lui qui -veillait à l’ordre du service, lui qui forçait mon amie à manger, lui -qui s’imposait comme un maître plein d’importance. Il m’était odieux, et -je sentais que mon amie, malgré sa gaieté, n’éprouvait pas un -contentement parfait. - -Après le repas, et tandis que, mon amie s’étant retirée avec les -enfants, nous prenions le café dans son petit salon, la conversation -tomba sur la jalousie. - ---On ne tient une femme que si on la fait habilement jalouse, affirma le -beau-frère. - ---A quoi bon? riposta le mari. Des gens civilisés dédaignent de tels -expédients. La jalousie n’est pas un sentiment de civilisés. - ---Hé! Hé! repartit l’autre avec un accent ironique. Il ne faut pas -oublier que les femmes ne sont pas arrivées au point de civilisation où -l’on voit les hommes. Méfions-nous! En ne prenant pas l’offensive, nous -risquons de la laisser prendre aux femmes et qu’elles nous donnent tous -motifs d’être jaloux. - ---Tu poses mal la question, dit le mari, très calme. Quand il s’agit de -mariage, il ne faut pas oublier non plus qu’il ne s’agit pas toujours -d’amour. - -Je n’avais pas ouvert la bouche. Je hochais la tête, essayant de ne -point paraître sot. A la dernière phrase du mari, les joues me -brûlèrent; une joie brusque me pénétra: en dépit du calme qu’il gardait, -je sentis qu’il exprimait un regret. - -Mais le beau-frère tenait à briller. - ---Pourquoi compliques-tu? fit-il. Nous ne disputons pas de l’amour dans -le mariage, nous considérons l’amour en général. Et je prétends que la -jalousie n’est pas méprisable. - -A ce moment, mon amie revenait vers nous. Elle tendait l’oreille. Le -beau-frère se redressa. - ---Je ne conçois pas qu’on aime, dit-il, et qu’on ne soit pas jaloux. Et -vous, ma chère petite belle-sœur? - -Elle répondit sans se troubler: - ---Je ne conçois pas qu’on soit jaloux quand on n’a pas sujet de l’être. - ---On a toujours sujet de l’être, répliqua vite le beau-frère. -Rappelez-vous les vers de _Psyché_; vous les avez applaudis hier soir, -ma chère petite belle-sœur. - ---Vous étiez aux Français, hier soir? demandai-je en la regardant. - -Le beau-frère poursuivait: - ---Rappelez-vous. - -Et il récita: - - --_Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature._ - _Les rayons du soleil vous baisent trop souvent._ - _Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent;_ - _Dès qu’il les flatte, j’en murmure._ - _L’air même que vous respirez_ - _Avec trop de plaisir passe par votre bouche;_ - _Votre habit de trop près vous touche,_ - _Et, sitôt que vous soupirez,_ - _Je ne sais quoi qui m’effarouche_ - _Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés._ - -Ces vers sont incomparables, je n’en disconviens pas. Mais récités par -cet homme, non sans goût d’ailleurs, et ce jour-là, et dans ce lieu, je -les aurais critiqués, dénigrés et ridiculisés avec joie. C’est que -j’aurais peut-être voulu les réciter moi-même à mon amie et enlever en -ma faveur l’émotion qu’ils ne peuvent pas ne pas produire sur une femme. - -Je ne sais pas, je ne sais plus ce que j’étais prêt à jeter dans la -conversation, tant je souffrais, et je ne sais de quoi je souffrais -davantage. Ne venais-je pas d’apprendre que mon amie m’avait caché -qu’elle fût allée au théâtre la veille? Que n’ai-je la ressource des -romanciers qui mènent les événements à leur gré! Il me serait facile de -clore cette scène à mon avantage, ou d’une façon curieuse. Hélas! je -n’invente rien. Et la vie n’a pas l’ordre que lui imposent les poètes. - -La scène tourna court: le mari se levait. Il s’excusa, ses affaires -l’appelaient dehors. Il me secoua vigoureusement les mains. Je balbutiai -que je me retirais aussi. - -J’allais le suivre. - -Le beau-frère lui dit: - ---Ne rentre pas trop tard, et pense à commander la voiture pour le bal. - ---Oui, ajouta mon amie à mon intention, car elle avait dû voir, elle, la -tristesse de mes yeux, mon beau-frère, ancien élève de l’École, nous -emmène au bal de Centrale. - ---Vous dansez? demandai-je bêtement. - ---Si ma chère petite belle-sœur danse? fit le beau-frère en éclatant de -rire. Dites qu’elle est danseuse enragée, et qu’elle n’aurait pas trop -de deux maris pour la conduire et l’attendre aux bals où mon frère ne -peut point passer toutes ses nuits. - -Il me poussait déjà la porte dans le dos. Je n’eus pas le loisir de -regarder mon amie. La porte fermée, j’entendis que l’odieux beau-frère -riait encore. Le mari cependant me précédait dans l’escalier. - - * * * * * - -SÉDUIRE, c’est attirer à soi. Mon amie était séduisante. Elle me -posséda. On en a des preuves par tout ce que j’ai rapporté déjà -d’infime, de quotidien. - -On m’accusera, il se peut, de manquer de caractère. Je l’aimais. Avec un -peu de lâcheté, je ne le nie pas. Avec faiblesse plutôt. J’aurais voulu -qu’elle fût à moi, qu’elle fût mienne, et non pas uniquement de -présence, comme elle était, ou comme je me plaisais à croire qu’elle -était à son mari. Ce que je souhaitais d’elle, pour le dire sans -recherche, c’était son cœur, son esprit, sa pensée, comment dit-on? ce -qu’on n’est jamais assuré de tenir de personne. J’aurais voulu qu’elle -se sentît en sécurité près de moi, qu’il n’y eût rien de secret en elle -à mon égard, que j’eusse au moins cette consolation et cet orgueil de -songer que, faute de la posséder entièrement, je possédais ce que nulle -volonté ne pouvait lui enlever: sa confiance. Me flatterai-je de l’avoir -eue? On douterait. J’ai douté. Mais je n’ose pas affirmer aujourd’hui -que je doute encore. - -Dans de telles dispositions, et ne soupçonnant pas de coquetterie celle -que j’aimais, je ne pouvais que souffrir en pénétrant peu à peu dans -l’intimité de sa vie journalière où mes droits étaient minces. Je -n’avais que ceux qu’elle consentait à me donner. En fait c’était -peut-être beaucoup, sauf pour moi. Que de froissements je prévoyais! Et -j’eus conscience que je m’étais embarqué sur une mer d’écueils. -J’aimais, hélas, de telle sorte que le moindre heurt devait me blesser. -Mon amie en eut-elle jamais conscience? Elle était jeune. A son âge, on -hasarde son bonheur pour moins qu’une gerbe de roses. Je ne désire pas -lui chercher d’autre excuse. - -Comme nous étions convenus de ne nous rencontrer que trois jours après -ce fâcheux déjeuner où j’avais appris qu’elle courait les bals sans me -l’avoir jamais avoué, on supposera que je reçus le soir même, ou le -lendemain matin, un billet de protestations. Une phrase m’eût convaincu. -Mon amie me connaissait assez pour n’avoir rien à craindre d’un homme -qui ne désirait que de se laisser convaincre. Ne m’eût-elle écrit que: -«Ne te torture pas, je t’aime», j’aurais été consolé. Il n’en fut rien. - -Elle parut surprise du reproche que je lui en fis dès qu’elle m’arriva, -trois longues journées de silence écoulées. - ---Voilà comme tu m’accueilles? dit-elle. Après trois jours d’absence, -après trois jours où je n’aspirai qu’à celui-ci, voilà les yeux que je -trouve, et ce baiser de glace sur mes mains! - -Ses yeux avaient soudain changé d’expression. Fébrilement elle ôtait ses -gants, son chapeau, et s’asseyait dans le fauteuil du coin de la -cheminée, qui était le sien. - ---Parle, dit-elle, qu’y a-t-il donc? Je ne t’ai pas écrit, mais tu ne -m’avais pas demandé de t’écrire. - ---C’est vrai, mais je croyais que tu m’aurais écrit. - ---Un caprice? fit-elle en souriant. - ---Un caprice? fis-je amèrement. - -Ses yeux s’attristèrent. - ---Mon Mien, dit-elle, je ne sais pas de quoi tu m’accuses. - -Il y avait de l’humilité dans sa voix. Je m’attendris. - ---Mienne, dis-je en m’approchant, Mienne, tu ne te rappelles pas? - -Prêt à l’interroger, je préférais qu’elle prévînt mes questions. - ---Ah! fit-elle d’un ton méprisant, la soirée à la Comédie-Française? La -représentation de _Psyché_? - -J’attendais. Elle continua: - ---Je ne t’en avais rien dit? Avec raison, tu vois, puisque tu t’en -serais alarmé. - ---Tu penses donc que je m’en serais alarmé avec raison aussi? - -Elle haussa les épaules. - ---C’est que... tu es stupide, dit-elle. - -Et elle essaya de sourire. Mais je n’avais pas envie de plaisanter. - ---Evidemment, dit-elle, parce que j’ai été ta maîtresse, tu peux -conclure que je l’aie été d’un autre. Je le mérite. - -Elle se mordit les lèvres. - -Si je ne l’avais pas aimée comme je l’aimais, je serais demeuré maître -d’un argument faible à ce point. Il me troubla. - ---Mienne, répondis-je, je ne mérite pas que tu me juges si vil. - ---Oh! dit-elle. - -Rien de plus. - -Elle avait l’air accablé. Je lui pris les mains. Elle pleura. Deux -grosses larmes tombèrent sur ses mains que je tenais. - ---Mienne, lui dis-je, Mienne, comprends que je souffre. Comprends que tu -n’es pas un jouet pour moi. Comprends que je t’aime. Sais-tu seulement -ce que c’est que d’aimer? - ---Je le sais depuis que je t’aime. - -Elle avait souvent de ces réponses, courtes, qui me ranimaient. - ---Tu feras de moi ce que tu voudras, Mienne, mais sache aussi, et je te -l’affirme, que nul ne t’a jamais aimée comme je t’aime et que nul jamais -ne t’aimera de cette façon. - -Ses doigts serraient mes mains. - ---Mienne, repris-je, comprends aussi de quelle façon je t’aime. Pour ta -beauté? Oui, sans doute, ni plus ni moins que quiconque. Pour ta -jeunesse, pour ta grâce, pour tes gamineries et pour ton sérieux, oui, -oui, mais n’importe qui t’aimerait pour ces attraits. Sais-tu que je -t’aimerais, moi, moins belle? - -Ses paupières battirent. Je poursuivis: - ---Je ne prétends pas, tel que certains, qu’une prédestination régisse -les couples, et qu’il n’y ait qu’une femme qui puisse faire le bonheur -d’un homme; mais, si la loi n’est pas universelle, je ne conçois pas -qu’une autre femme que toi puisse faire mon bonheur. Tu es pour moi la -femme dont tout homme rêve, la compagne et l’amante, la collaboratrice -et la sœur, celle qu’on a besoin d’avoir à tout instant près de soi, -celle qui a confiance et à qui l’on se confie, celle qui partage -plaisirs et peines, celle que rien ni personne jamais ne peut remplacer. - ---Mon Mien... - ---Ce n’est point là, malgré les apparences, l’idéal de la bourgeoisie -contemporaine. Pour le commun des mortels, la femme ne sert qu’à la -reproduction ou qu’au simulacre de la reproduction. Joins un peu de -vanité, si la femme est belle. Mais, et toutes les périphrases te -ramèneront à ce dilemme brutal, la femme n’est que bête de somme ou bête -de joie,--un sommier, si tu permets, dans les deux sens du mot. Les -hommes qui la considèrent avec plus de respect sont rares. - ---Oui, dit-elle. - -Et elle retint un sanglot. - ---Mais, Mienne, crois-tu que les femmes ne soient pas responsables? -Qu’ont-elles fait, que font-elles pour gagner plus d’estime? Nous -laissent-elles souvent et assez clairement entendre qu’elles soient -capables de former avec nous ces couples parfaits qui sont le seul -fondement excusable d’une société? - -Elle ne répondit rien. - -Je me taisais. Elle me serra les mains. Je songeai que, puisque j’avais -tant dit, je devais profiter de l’avantage et renoncer aux abstractions. - -Doucement, je repris: - ---Mienne, écoute-moi. En m’autorisant à t’aimer, tu m’as donné le seul -bonheur que j’aie jamais goûté depuis que je suis un homme. De cela, je -te voue une reconnaissance profonde, que rien ne tachera, quoi qu’il -arrive. Mais, Mienne, sois sincère. Fais-tu tout ce que tu peux pour -que, t’aimant comme je t’aime, j’aie la consolation de ne pas t’aimer en -vain? Ou bien, je t’en prie, Mienne, je t’en supplie, sois franche, -est-ce d’une autre façon que tu désires que je t’aime? Je m’inclinerai. - -Elle m’attira vers elle et, penchée sur moi, ses mains encadrant mon -visage, ses lèvres contre ma bouche: - ---Tu ne me connais donc pas? dit-elle. - -Et sa voix tremblait. - -Comment résister? Je fermai les yeux. Je les fermais toujours. De tels -baisers anesthésient. - -A distance, quand je rapporte mes faiblesses, dont je ne rougis -d’ailleurs point parce que je suis seul en face de ce papier, deux -images de moi se lèvent en même temps devant mes yeux: je me revois, -quelques années plus tôt, le 25 septembre 1915, devant Souchez; j’étais -adjudant; trois minutes, pas davantage, après notre bond hors des -parallèles de départ, les deux officiers de ma compagnie tombaient, -fauchés au milieu de la première vague d’assaut par une mitrailleuse; la -panique était imminente; je criai; je courus en avant, le fusil haut; -les débris de la compagnie me suivirent; nous ne nous arrêtâmes que cinq -cents mètres plus loin; il parut par la suite que ma compagnie avait -entraîné le succès de tout le bataillon; je fus nommé sous-lieutenant. -Et puis je me revois à genoux devant mon amie, tremblant de la perdre, -humble et près de pleurer. J’ai été ces deux hommes, et celui-ci -peut-être à cause de celui-là. Et le contraste n’est peut-être pas si -extraordinaire. - -La réponse de mon amie n’avait pourtant rien qui forçât la conviction. - ---Tu ne me connais donc pas? - -Je ne souffrais que de ne pas la connaître. Sa réponse, qui me ramenait -au centre douloureux, me sembla néanmoins l’unique réponse souhaitable. - ---Mienne! murmurai-je. - ---Tienne, oui, tienne, je suis tienne, tu peux le dire, tu peux t’en -vanter, mon grand, mon pauvre grand chéri, je ne suis tienne que trop. - ---Tu regrettes? - ---... que trop, parce que je souffre de te voir souffrir ainsi pour des -fantômes, pour des souffles, pour des riens. Donne-moi tes yeux, -regarde-moi, regarde les miens, regarde au fond: il n’y a que toi dans -mes yeux et au fond de mon cœur. Je n’ai jamais aimé que toi, je n’aime -que toi. Quand on a le bonheur d’être aimée de la façon que tu m’aimes, -de la façon que je désire que tu m’aimes, mon Mien, crois-tu qu’on -puisse aimer ailleurs? Quelle femme faudrait-il être? - ---Mienne! - ---Notre amour est assez malheureux, mon grand. Ne le tourmente pas -davantage. Ne sois jaloux de personne, tu n’as rien à redouter de -personne, c’est toi que les autres, tous les autres ont à redouter. Tu -n’es sans doute pas très heureux, mon Mien, et je le comprends, puisque -je souffre autant que toi de tout ce qui nous sépare, mais ta Tienne, -sache-le, sache-le bien, mon grand, ne fait et ne fera jamais le bonheur -d’aucun autre. - -On ne réplique pas à de pareilles déclarations. Le sang-froid et le -vocabulaire courant abdiquent ici. Je me tirai d’embarras en souriant de -gratitude, et je récitai à mi-voix: - ---Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature... - ---Ne le sois pas surtout de mon beau-frère, mon Mien. Il n’a pas droit à -tant d’honneur. - -Comme plusieurs fois déjà, je retrouvais dans ses derniers mots l’écho -de paroles que j’avais prononcées devant elle. Le faisait-elle à -dessein, ou non? Dans les deux cas, ne m’abandonnait-elle pas une preuve -que j’avais sur elle assez d’influence pour que ses pensées fussent de -la même nuance que les miennes? - -Je m’aperçus alors que notre entretien s’était engagé dans une autre -direction que celle que j’avais résolu de lui faire prendre. Dès son -arrivée, mon amie, trompée par mes réticences, avait cru que je lui -reprochais d’être allée avec son beau-frère à la Comédie-Française. Or -je lui reprochais plus encore le goût qu’elle avait pour le bal et les -réunions où hommes et femmes se frôlent, goût dont elle ne m’avait -jamais parlé, goût donc qu’elle condamnait ou qu’elle présumait -coupable. Je le lui dis enfin. - ---Pourquoi t’émouvoir de si peu? répliqua-t-elle. - ---Il m’est désagréable que des hommes te tiennent dans leurs bras. - ---Dans leurs bras? Mais non, mon Mien. Quand on danse, on a des soucis -différents, ne serait-ce que de danser en mesure, ce qui est parfois -laborieux. - -Et elle riait de malice. - ---Ne me raconte pas d’histoires, Mienne. Je sais danser et je sais ce -que c’est qu’un bal. Un quart des danseurs, les débutants, n’ont que le -souci de danser en mesure. Mais le reste, il suffit de les observer -pendant cinq minutes; ils pratiquent la danse pour ce qu’elle est: un -simulacre des jeux de l’amour. - -Elle protesta vivement. - ---Qu’on en ait conscience ou non,--tu vois, Mienne, que je fais grande -la part de la naïveté,--la danse est un exercice indécent. Les Arabes, -qui ont plus de pudeur que nous, ne dansent pas: ils regardent danser -les femmes, lesquelles ne s’accouplent pas, et que dansent-elles? La -danse du ventre, qui excite les hommes. - ---Il est certain que la danse du ventre...... - ---... est la danse d’où les autres s’ensuivent. Mais, plus dégoûtants -que les Arabes, et plus civilisés, dit-on, nos hommes ne se contentent -pas de regarder les danseuses: ils s’accouplent à elles et se frottent -contre leur ventre, en public. - ---Tu ne diras pas que le shimmy... - ---Le shimmy? répliquai-je. Le véritable nom de cette danse est: _shimmy -shake_. Sais-tu ce que cela signifie? - ---Non. - ---Le tremblement de la chemise, si j’en crois Sem. C’est joli, n’est-ce -pas? Et voilà ce que tu danses? Comment veux-tu que je m’en réjouisse? - ---Mais, chéri, il y a des danseurs corrects. - ---Avec les jeunes filles, oui, peut-être; avec les femmes, c’est plus -douteux. Sans compter qu’aujourd’hui toutes les salles et tous les -salons où l’on danse ont un air de maison louche fort contagieux. Non, -je ne comprends pas qu’une femme, si elle aime et si elle est aimée, -puisse se prêter à de tels dévergondages. - ---Chéri, tu me désoles. T’ai-je dit que je dansais avec plaisir? - -Je devinais l’excuse prête, excuse charitable, mais excuse. - ---Ton beau-frère m’a dit, devant toi, que tu es une danseuse enragée. - -Elle riposta: - ---T’a-t-il dit depuis quand? T’a-t-il dit s’il me connaît? T’a-t-il dit -s’il connaît le motif qui me pousse à courir les bals et les salles de -spectacle? - -Elle s’emportait comme si je l’avais offensée. Elle continua. - ---Oublies-tu que j’ai un mari, qu’il est jeune, qu’il m’aime peut-être, -que nous dormons dans la même chambre, et que je suis peut-être -désirable? - ---Mienne, je t’en prie! - ---Pardon! s’écria-t-elle. Tu m’accuses, je me défends, et tu -m’écouteras. - -J’avais blémi. - ---Sous peine de me trahir et de perdre mes enfants, je n’ai aucune -raison de refuser à cet homme, qui y a droit... - ---Mienne! - ---Soit, je passe. Mais j’ai des raisons, méchant, de me dérober par tous -les moyens. - ---Mienne! - ---Non, écoute. Tu ne parles jamais de mon supplice, qui est de toutes -les nuits... - ---Mienne! - ---... qui serait de toutes les nuits, si je n’inventais pas des -subterfuges. Oui, je cours au bal, mais c’est en désespérée; c’est parce -qu’on m’accompagne; et comme il se lève tôt le matin pour travailler, -ayant gardé du temps de la guerre cette habitude, il tombe de fatigue et -de sommeil quand nous rentrons à la maison. Comprends-tu? - ---Mienne! - ---Et voilà ce que tu me reproches, toi! - ---Mienne... - -Je ne trouvais rien à répondre. Tandis qu’elle achevait, elle s’était -remise à pleurer. Je la pris contre moi, comme une enfant qui a du -chagrin. Sous mes caresses elle s’apaisa, elle sourit. - ---Je t’aime, finit-elle par murmurer. - -J’étais écrasé de bonheur, et confus. Que subsistait-il après cela de -mes craintes et de ma jalousie? - ---Et toi, dit-elle avant de se lever pour partir, tu l’aimes, ta Tienne? -Tu peux l’aimer, va. - - * * * * * - -MA dernière semaine de juin, après la scène que j’ai rapportée, fut -parfaite. Mon amie, toute à ses préparatifs de départ, emplissait de sa -gaieté notre petit appartement. Apaisé, je pris plaisir à croire que mes -imaginations n’étaient que fantômes, souffles, et riens, comme elle me -l’avait dit. Est-ce parce qu’elle me sentait plus calme? Est-ce parce -qu’elle se faisait une joie de m’avoir bientôt près d’elle constamment -pendant plusieurs jours? Mon amie riait à tout propos, chantait, me -décrivait la propriété d’Argenton et en particulier l’immense parc où -j’aurais à planter ma fontaine et mes statues. - ---Ce sera peut-être, dans dix ans, le seul souvenir de toi qui me -restera, me dit-elle. - -Elle me l’avait déjà dit. Pour me le répéter, craignait-elle donc de me -perdre? - -Elle ajouta: - ---Ce sera comme des enfants que j’aurais eus de toi. Tu leur donneras de -ton âme, et je serai bien un peu leur mère, dis? - -Elle soupira. - ---Ces statues-là, elles naîtront sous mes yeux. Tu y mettras peut-être -quelque chose de ton amour. Les autres, toutes tes autres, elles me -plaisent, oui, naturellement, mais elles me sont comme des enfants que -tu aurais eus d’autres femmes: j’en suis jalouse. - ---Toi, Mienne, jalouse? - ---Pourquoi non? répliqua-t-elle d’un ton plus vif. - ---Tu te moques. - ---Pas du tout. T’imagines-tu, mon grand, que tu es seul à savoir aimer? -Si je ne passe pas mon temps à te harceler de ma jalousie... - ---Une pierre dans mon jardin? - ---... cela ne signifie pas que je sois plus tranquille que toi-même. - ---Mienne, tu me surprends. - ---Je vais te surprendre davantage, mon Mien: je suis jalouse comme une -tigresse, tu entends? et non seulement de toutes les femmes qui peuvent -t’approcher, mais de toutes celles que tu as tenues dans tes bras. Si je -te disais que je suis jalouse de tes modèles, même si tu te contentes de -les regarder, ce qui est peu probable du reste, me croirais-tu? - -Elle plaisantait, mais il y avait de l’inquiétude dans sa voix. Je ne -pus pas m’empêcher de sourire. - ---Ah! Mienne, répondis-je, Mienne chérie, de toutes les femmes que je -regarde, je n’en vois pas une. - ---Tu le dis. - ---C’est la vérité. - ---Je voudrais en être sûre, fit-elle gravement. Mais quoi! Tu es un -homme, un homme que j’estime par-dessus tous, mais un homme. La chair -est faible. Une jolie femme en passant, quelle tentation! et vous -affirmez que ça ne tire pas à conséquence. - ---Tu rêves, Mienne. - ---Rêve cruel alors, et je rêve toute éveillée. Songe à ces longues -heures, à ces longues journées et à ces nuits où nous sommes loin l’un -de l’autre. A chaque instant, je me demande: où est-il? que fait-il? Il -était triste, ce soir: il court peut-être les cabarets avec des femmes? -Et moi, je ne veux pas, je souffre, tu es mon Mien à moi. - -Que de tendresse dans son accent! Mais d’où puisait-elle l’ardeur sourde -qui l’inspirait? - -Je souriais, touché. Je répondis: - ---T’aperçois-tu, Mienne, que tu m’insultes? - ---Mais non, mon grand. J’ai peur, voilà tout. - ---Peur? - -Elle avoua, très bas: - ---Oui, peur. - ---Si quelqu’un a le droit d’avoir peur, Mienne, ce n’est certes pas toi. - ---Vraiment? fit-elle. Tu m’aimes vraiment? - ---Tu ne le sais pas? - ---J’aime que tu me le dises. - -Ce fut d’une voix à peine perceptible qu’elle acheva, comme si elle -avait honte. Je l’entraînai vers le divan. - -J’avais été trop étonné de ce que je venais d’entendre pour n’en pas -demeurer étonné, maintenant, quand je me rappelle le détail de ces -aveux. Était-elle sincère? Je me pose la question. Dois-je penser qu’à -force de l’aimer et de lui découvrir mes faiblesses, je lui avais -peut-être transmis mon inquiétude, imposé mes craintes, suggéré de -m’aimer comme je l’aimais? Dois-je penser que, malgré elle ou -volontiers, elle s’était en m’aimant mise à l’unisson de mon amour? Ou -faut-il croire à une comédie, à une horrible comédie, ou tout au moins à -un jeu charitable? On en jugera comme on voudra, lorsque j’aurai terminé -mon récit. Nous n’en sommes, pour le moment, qu’à la semaine de calme et -de joie qui précéda mon départ pour Argenton. - -Ces alternatives d’enthousiasme et de découragement qui se succédaient -avec une espèce de rythme depuis le début de notre liaison, elles -marquent l’ordinaire progrès de tout amour; je n’ai pas la prétention -d’avoir aimé comme personne jamais n’aima. Si j’ai souffert en aimant -une femme qui m’échappait tout de même que nous échappe une poignée de -sable, j’en ai souffert d’abord parce que je ne suis ni d’un âge ni d’un -tempérament à chercher un dérivatif dans la révolte. La révolte flambe -et illumine, la résignation brûle et consume. Les amours violentes ne -durent pas. Car on m’objecterait: «Si votre amie vous aimait, elle -n’aurait pas hésité à vous sacrifier ses enfants.» Mais notre liaison -eût flambé, et qu’en serait-il resté, après une brillante nuit -d’ivresse, que du dégoût, du mépris, et des cendres ternes? C’est dans -les livres et chez quelques malades ou des adolescents égarés par des -lectures, que l’amour tourne au feu d’artifice somptueux. Hélas! j’ai -moi-même allumé trop de fusées dans les champs de la guerre; à leur -lueur hallucinante j’ai vu devant moi, sur la plaine trouée d’obus, -moins de vivants que de cadavres; je suis à jamais guéri de la vaine -splendeur de tous les feux d’artifice. - -Je rêvais de lampes voilées, d’une douce lumière qui aurait doré les -cheveux de celle que j’aimais, le soir, à l’heure où la journée finie -rapproche ceux qui s’aiment. Rêve de paix, rêve de durée. Rêve à moi -défendu. Pourquoi fallait-il qu’elle ne fût pas libre, qu’elle ne pût -pas se libérer sans s’arracher le cœur, celle qui eût peut-être apporté -dans ma maison prête à la recevoir ce qui n’y fleurira sans doute -jamais? Car j’avais en horreur cette ombre trouble où nous végétions: -j’y étouffais comme dans une chambre qui sent la fièvre. - -Fuir? Me dégager? Mais je m’accrochais à la moindre excuse, à la moindre -espérance. Je me persuadais que ma patience aurait un jour sa fin. Quand -je trouvais des raisons de mettre en doute la sincérité de mon amie, -j’en trouvais d’autres aussitôt pour me rassurer. Qu’elle parût, qu’elle -s’expliquât,--et elle avait toujours une explication à m’offrir,--et mes -incertitudes s’évanouissaient. - -Ainsi j’oscillais du désespoir à l’enthousiasme; car aux amants séparés, -même s’ils dédaignent ou redoutent d’employer de grands mots, tout prend -figure d’importance; peines et joies s’aggravent et s’enflent; parce que -l’un des deux est absent, les chagrins de l’autre s’exaltent dans la -solitude; et si l’absent revient, le chagrin plie, se courbe, renonce, -et la foi, la foi rafraîchissante, s’épanouit: il en est de l’amour -comme de toutes les misères humaines: il suffit de si peu de chose pour -consoler qui souffre et lui rendre le goût de vivre! Ainsi je couvre -aujourd’hui d’une excuse générale, par pudeur, toutes les excuses que je -me donnais et l’orgueil momentané que j’eus d’endurer une passion -exceptionnelle. - -Fus-je flatté d’apprendre de mon amie qu’elle fût, et à mon insu, -jalouse? Certes non. Mon premier mouvement fut de défiance. Le second, -de gratitude. Je la remerciais de sa gentillesse. N’était-ce point pure -gentillesse de me laisser entendre si précisément que nos deux -cœurs--expression commode--battaient ensemble? Un amant peut-il savourer -satisfaction plus grande? Et, en réfléchissant, en revenant, le soir, -dans ma solitude, sur l’aveu délicat de mon amie, j’arrivai même à y -croire sans trop de difficulté. J’étais encore sous le coup de l’émotion -que j’avais ressentie en apprenant par quels subterfuges mon amie se -dérobait à un devoir odieux. Cela joint à ceci, ceci corroborant cela, -comment aurais-je pu bouder contre mon bonheur? - -Souvenirs merveilleux de cette dernière semaine de juin, avec quels -parfums de printemps clos vous m’enveloppez! Je ferme les yeux, comme je -les fermais alors dans mon allégresse progressive. Chaque jour me -réservait en effet une joie nouvelle. Je n’ai pas encore dévoilé la -meilleure, celle qui devait emporter toutes les autres. Il m’en souvient -comme d’un jour d’ivresse. J’ai honte d’en parler, sinon d’en garder -précieusement la mémoire, et l’on me pardonnera si je n’en dis que -l’indispensable. - -C’est le châtiment de deux êtres qui s’aiment dans l’adultère que de ne -pouvoir, sans ignominie ou sans angoisse, aller jusqu’au terme de leur -amour, jusqu’au terme de tout amour, qui est de procréer. De là cet -opprobre de vice qui flétrit les liaisons clandestines, quoique deux -êtres qui s’aiment ignorent d’instinct le vice. Mais, par un retour de -paradoxe, la morale la plus élémentaire exige que ceux-là qui semblent -s’arroger des libertés détestables, se gouvernent plus sévèrement que -quiconque. - -Jamais, avec mon amie, nous n’avions abordé telle matière. Je ne savais -pas ce qu’elle en pensait. Je ne désirais d’ailleurs pas, on le croira -volontiers, j’espère, compliquer une situation assez pénible, et j’ai -trop parlé de moi pour que je m’attarde à protester ici de ma -discrétion. Jamais donc je n’avais rien tenté de dangereux. Deux ou -trois fois, retenu, je m’étais senti près de succomber à la tentation. -J’avais toujours résisté. - -Or, l’avant-veille de son départ, l’avant-dernier jour de cette dernière -semaine de juin, mon amie, que je ne devais plus revoir à Paris, -m’arriva toute triste. J’en fus d’autant plus inquiet que, je l’ai dit, -elle s’était, depuis plusieurs jours, montrée fort gaie. - ---Laisse, fit-elle. Rien. Discussion et dispute. - ---Dispute? - ---A cause des petits. Le cadet est malade. - ---Mais alors... - ---Rien de grave, rassure-toi. - -Et elle sourit, comme pour me remercier. J’avoue, en effet, que je lui -témoignais rarement de l’affection à l’égard de ses deux fils, et elle -ne s’en offensait pas. - ---Laisse, dit-elle encore. Je te vois, tout est fini. - -Mais tout n’était pas fini, car elle demeurait grave, malgré ses -efforts, jusque dans mes bras. Je lui en fis la remarque. - ---Écoute, répondit-elle. Ces statues que tu vas dresser dans le parc -d’Argenton, je t’ai dit qu’elles seront peut-être pour moi dans dix ans -le seul vestige de ton amour. - ---As-tu l’intention de me chasser? - ---Tu t’en iras. - -J’ouvrais la bouche. - ---Mais non, mon Mien, tu t’en iras. Tu ne supporteras pas, pendant dix -ans, de mener la vie misérable que nous menons. Tu te lasseras, tu t’en -iras, tu m’abandonneras. - ---Mienne... - ---Écoute. Je ne t’ai jamais rien demandé. Ou plutôt tu n’as jamais -compris que je voulais de toi quelque chose. Aujourd’hui, aujourd’hui -que nous nous aimons pour la dernière fois dans notre chez-nous, il faut -que je te dise ce que je veux. Et il faut que tu me l’accordes. - ---Parle, Mienne, je suis prêt. - ---Jure d’abord que tu ne me refuseras pas. - ---Parle, Mienne, je ne refuserai pas. - ---Eh bien, je veux... - -Elle était dans mes bras, la tête posée contre mon épaule, à sa place -préférée. Et elle me dit tout bas ce qu’elle voulait. Et elle ajouta, -prompte: - ---Ne réplique pas que je veux donc éloigner davantage le moment où je -pourrai me rendre libre. Je suis sûre que je ne te garderai pas si -longtemps. Et je serai sûre au moins d’avoir de toi un souvenir que tu -ne pourras pas m’enlever. - ---Mienne! Mienne! - ---Quelle joie pour moi! dis, mon Mien, dis, tu veux? tu veux? - -J’abrège. - ---Je veux que ce soit une fille, dit-elle quand elle n’eut plus rien à -vouloir, et je veux qu’elle te ressemble. - ---Mienne... - ---Tout me sera tellement égal, quand tu m’auras abandonnée! - ---Mienne... - ---Ose prétendre qu’elle n’est pas tienne, ta Tienne, ose! dit-elle -enfin. - -Mais je m’arrête là. Le cœur me saute dans la poitrine. Mes paupières -sont brûlantes. Si je n’ai pas connu le bonheur d’aimer, je ne le -connaîtrai jamais. - - * * * * * - -INSENSÉ, peut-être, qui n’ai pas eu l’audace de forcer l’occasion! Trop -de regrets m’enveloppent à présent. Je baisse la tête. Je fixe mon -regard sur ce papier où je réveille des heures d’incertitude. J’écris -lentement. J’hésite. Je relis ce que j’ai écrit. Vais-je poursuivre? -Vais-je déchirer tous mes feuillets? - -Je songe à ce geste légendaire du héros qui brise, après l’avoir -épuisée, la coupe précieuse où nul ne boira plus, pas même lui. Il y a -dans la vie des pauvres hommes des instants pareils dont rien ne -renouvellera jamais l’éclat, des instants où les pauvres hommes se -trouvent au sommet de leur trajectoire et où il leur serait merveilleux -de disparaître tout à coup, en plein bonheur, en pleine apparence de -bonheur. Mais voilà du rêve. - -On le sent bien: j’arrive aux souvenirs mauvais de ma vie. Cette -dernière semaine de juin, qui ne fut que d’enchantement, on sent bien, -n’est-ce pas? que c’est la dernière semaine du malade condamné, celle où -la maladie s’oubliant permet de sournois espoirs? Elle fut parfaite, je -l’ai dit. Mais savais-je, mais sus-je que j’étais condamné? Non point. -Tout m’incitait à l’espérance la plus quiète. Jamais comme alors je -n’avais éprouvé que mon amie fût près de moi; jamais je n’avais pu -davantage la croire mienne. - -Mienne? Soit. Sauf que nous étions loin du temps qu’elle ne demandait -rien et qu’elle acceptait tout ce que je proposais. C’est moi qui -acquiesçais à tous ses désirs. Comme les rôles s’étaient renversés -depuis que nous nous aimions! Cela frôlerait le comique, si je n’étais -pas en cause. Mais je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui. Et j’ai -peut-être tort. La limite entre le comique et le tragique est aussi -vague et mobile qu’entre le bien et le mal. L’acteur et le spectateur -jugent différemment. Les autres décident, et nous, nous souffrons. - -Ce séjour que j’allais faire près d’elle à la campagne, mon amie l’avait -désiré, obtenu. Elle l’organisa. Je ne devais qu’obéir. - -Le beau-frère nous attendait. Mon amie partait avec ses enfants et son -mari. Je partais, moi, trois jours plus tard; mon amie comptait -m’installer une chambre d’où j’aurais une belle vue du parc et, dans les -communs, à côté du garage et des serres, une espèce de local sans emploi -qui me tiendrait lieu d’atelier. - -Ces détails ne sont pas inutiles; ils prouvent que la propriété -d’Argenton appartenait à des gens assez riches pour jouer les seigneurs -des siècles où les artistes ne travaillaient ni à la pièce ni à l’heure; -que mon amie imposait à son entourage, comme à moi-même, ses désirs; et -que je n’avais donc peut-être pas tort de me rendre là-bas non sans -quelques appréhensions de paraître suspect, par exemple, et de tout -compromettre, et d’encourir alors le pire blâme pour abus d’hospitalité. -Mais n’insistons pas. - -Il était entendu que je travaillerais sur place à mes statues et à ma -fontaine, «dans l’atmosphère», disait en jargon mon amie, afin de me -flatter; on me procurerait la pierre de mon choix, et licence de tailler -directement selon ma fantaisie; avec cette seule restriction, qui -pouvait me faire suspecter mais qui dégageait un peu ma conscience, que -je travaillerais pour le plaisir, en souvenir de «mon pauvre oncle tant -choyé jadis par mon amie alors qu’elle était gamine»: mensonge -inattaquable. - -Enfin toute liberté m’était d’avance accordée, car on sait ce que c’est -qu’un artiste. Nul ne s’occuperait de moi, ni de mes humeurs ni de mes -absences; je ne verrais personne quand je ne voudrais voir personne; je -m’assoirais à table en blouse blanche ou en smoquine; j’aurais, bref, -tous les droits. - ---Sauf celui d’admirer les jolies filles d’Argenton, spécifia mon amie, -et il y en a beaucoup dans les chemiseries de la ville. - -Et elle riait, en me menaçant du doigt. - -Elle ajouta: - ---D’ailleurs, monsieur, on ne vous enfermera pas dans une île déserte. -On sait aussi ce que c’est qu’un homme. Les affaires n’iront pas si mal, -cet été, que les deux gêneurs ne soient pas obligés, et souvent, je -l’espère, de se transporter à Paris; et alors, comme nous serons seuls, -et pour des nuits entières, je ne sais pas ce que vous ferez, Monsieur, -mais je crois que je ne dormirai pas beaucoup. - -Puis, ardente: - ---Dis, dis, tu ne trouveras pas que c’est trop long; toute une nuit, -toute une nuit? - -Ces promesses et d’autres enfantillages dominèrent à l’heure de la -séparation. - ---Dans trois jours, dit mon amie, je commencerai d’être heureuse pour -longtemps. - ---Je préférerais partir avec toi, dit-elle encore. - ---Ne soyons pas trop exigeants, répondis-je. Il ne faut pas abuser du -bonheur. - ---Tu crois que nous en abusons? - ---Il ne faut point parler du bonheur, Mienne. Le moindre bruit -l’effarouche. - ---Peux-tu dire que tu m’aimes? - ---C’est autre chose, fis-je. - ---Ah! fit-elle, c’est la même chose. - -Elle me quitta sur ces mots. - -Trois jours plus tard, je partis pour Argenton. - -Mon amie ne m’attendait pas sur le quai de la gare. J’en fus tout de -suite inquiet. Le beau-frère m’ayant aperçu, levait les bras de loin -vers moi. M’attendait-elle dehors? - ---Les convenances, me dis-je. - -Mais mon amie n’était pas encore arrivée. - ---Le médecin les retient, m’expliqua le beau-frère, affable. Il n’ose -pas se prononcer sur l’état du petit. - ---Est-ce plus grave? demandai-je. - ---Peuh! répondit-il. Le médecin fait l’important. Ma belle-sœur se fie -en son Diafoirus comme elle ne se fierait pas en son curé. Le tout parce -qu’il l’entoure de compliments et de galanteries. - -Il m’entraînait hors de la gare. - ---Ne vous désolez pas, dit-il. Ils arriveront peut-être demain. Je suis -convaincu que le petit n’a rien du tout. Mais les mères s’affolent -aisément, et ma belle-sœur est mère jusqu’au bout des ongles. Du reste, -j’ai pour vous une lettre qui vous éclaircira davantage. - -Et il me tendit une enveloppe. - -En même temps, il ajoutait: - ---Donnez-moi donc votre bulletin, que je retire vos bagages. - -Il avait mis tant de grâce, de concision, et d’ironie peut-être, dans -son accueil, qu’un complice ne se fût pas montré plus adroit ou plus -perfide. J’étais à peine au fait, qu’il me laissait discrètement avec ma -lettre entre les doigts. - -Lettre vide, comme on pense. Il n’y paraissait qu’un souci: la santé de -l’enfant. Le médecin se réservait et ordonnait que le départ fût -différé. La maman priait l’ami de se remettre aux soins du beau-frère, -qui avait reçu des instructions pour que tout fût prêt comme si elle eût -été là. Des nouvelles suivraient bientôt. - -Le beau-frère ne revint que lorsque j’eus achevé. - ---C’est bien ce que je disais? fit-il. Alors je vous enlève. Voici la -voiture. Prenez place. Une lieue de route, et je vous ouvre la porte de -votre domaine. - -Il s’assit au volant, moi près de lui. L’automobile traversa la ville de -bout en bout. La trompe sonnait. Le beau-frère conduisait en maître. - -Une route blanche, des prairies. Des animaux au pâturage. Un joli petit -château, sur la gauche, au milieu d’un bassin circulaire. Une côte à -grimper. Un hameau. Une grande ferme. Des écuries. Un poulain gambadant -à côté d’une jument. Des arbres. De la verdure. Paysage médiocre et -frais. - -Le beau-frère dirigea son doigt vers la droite. - ---La Creuse, dit-il. Nous approchons. - -Une brise légère, que nous ne sentions pas, agitait le feuillage des -peupliers. Acceptant mal ma déception, et cherchant déjà pour quel motif -plus secret mon amie ne m’avait ni devancé à Argenton, ni retenu à -Paris, silencieux près du beau-frère qui ne disait rien ou que des -lambeaux de phrases, j’aurais aimé que la voiture m’emmenât loin, très -loin, n’importe où. Ne m’emmenait-elle pas à un piège? Attristé, j’eus -l’impression que j’allais à une catastrophe. - -La voiture, ralentissant, s’engagea dans un petit chemin qui -s’embranchait sur la grand’route et descendait en pente assez raide vers -la rivière. - ---Le domaine en question. - -Le bas du petit chemin s’enfonçait dans une forêt véritable, épaisse -masse verte dont une trouée révélait le cours de la Creuse. - -La maison, fort simple, était une gentilhommière du XVIIᵉ siècle. Les -gens du pays l’appelaient le château. Ils exagéraient. Mais elle avait -un aspect ancien et cossu qui ne rebutait pas. Les communs, où je devais -trouver mon atelier, touchaient à une châtaigneraie qui tranchait de -loin par son feuillage plus clair sur la masse voisine du parc et du -bois, où le chêne abondait. Le parc, lui, où j’aurais à travailler, -faisait suite, vers la gauche, à un jardin, vaste et sans prétention, -tout taché de buissons d’œillets et de roses. - -Quand nous entrâmes dans le parc, un écureuil se sauva. Le beau-frère, -avant de me montrer la maison, m’en montrait en effet les dépendances. - ---Ainsi, dit-il, quand vous aurez enfin la clé de votre chambre, vous -serez chez vous et libre d’aller où vous voudrez en toute connaissance -des lieux. Vous m’excuserez seulement si je n’ai pas pu vous délivrer -plus tôt de mon encombrante personne. - -Il y avait, dans l’attitude et les paroles de cet homme, du persiflage -et de la rondeur, de l’affabilité et de la modestie; mais sa modestie me -semblait excessive, son affabilité contrainte, sa rondeur un peu lourde, -et son persiflage m’était insupportable. Je me demandai s’il n’avait pas -deviné de quelle nature était l’amitié qui me liait à sa belle-sœur. -Mais seul un amoureux, et jaloux, comme il avait un jour déclaré devant -moi que tout amoureux l’est par principe, l’eût deviné. N’avais-je pas -eu tort de croire que mon amie n’eût rien à lui reprocher? Nous étions -l’un en face de l’autre, du moins à mon sentiment, tels que deux rivaux -qui s’observent et se découvrent. Une gêne certaine était entre nous, et -je me persuadais qu’il se réjouissait de ma déception dont il était le -premier témoin. - -Lorsqu’il m’eut laissé dans ma chambre, d’où j’avais une belle vue du -parc, de la rivière et d’une île couverte d’arbres qui s’étendait le -long d’une terrasse ombragée de tilleuls, je me demandai si cet homme -n’était pas aussi l’ouvrier de ma mésaventure. On dira que je poussais -trop vite les choses au plus sombre. Mais puis-je dissimuler à quel -point mon amour malheureux m’avait rendu sensible? - -Au reste, durant le déjeuner, puis dans l’après-midi, je revins sur mes -noires pensées du début. Mon hôte me sembla moins guindé. Prompt à -passer du noir au blanc, je m’assurai que j’avais été victime de ces -imaginations, fantômes, souffles, riens, dont mon amie m’avait déjà -dénoncé la fâcheuse influence. - -Loin de fuir l’inquiétant beau-frère, je lui marquai que j’avais plaisir -à causer avec lui. Il en parut flatté. - ---Comment! me dit-il, vous n’avez jamais pêché? Mais c’est une -distraction charmante. Je me proposais d’aller tout à l’heure taquiner -le goujon, pour employer l’expression consacrée; et, si notre pacte ne -m’empêchait pas d’attaquer votre tranquillité, je vous inviterais... - ---Je m’empresserais de vous prendre au mot, répondis-je. - -Une barque était amarrée à la terrasse ombragée de tilleuls. Il m’y -entraîna. Le jardinier y avait rangé des lignes, un seau, et une boîte -pleine de vers. - -Mon hôte se mit aux rames, nous dirigeant du côté de l’île. - ---Il y a là, me dit-il, un fond de sable, que je n’ai pas encore exploré -cette année. Je parie que nous y aurons une pêche miraculeuse. - -La pêche ne fut pas miraculeuse. Elle ne suscita point mon enthousiasme. -Mais j’eus là, dans cette barque, au milieu d’un paysage agréable, à -côté d’un homme qui ne parla point par crainte d’effrayer le poisson, -une heure de solitude bienfaisante et de repos. Je pensais à mon amie. -J’espérais la voir bientôt dans ces lieux qui lui plaisaient. - -Pour la rentrée, je désirai me mettre aux rames à mon tour. Mais je -n’avais jamais ramé non plus. Dès mon premier coup, je touchai le fond -de l’eau, et un mince craquement se fit entendre. La rame s’était fendue -à hauteur de l’attache. - ---C’est sans importance, dit mon hôte. Avec deux clous le jardinier -rafistolera cela. - -J’étais néanmoins penaud. - ---Bah! dit-il. S’il n’y avait que de pareils malheurs en ce bas monde! - -Et pendant le repas dont la cloche nous annonçait l’heure, puis assez -tard dans la soirée, il me conta des histoires de pêche, et des -histoires de chasse que celles-là provoquèrent, car la chasse était son -autre distraction favorite, et le domaine passait pour l’un des plus -riches en faisans de la contrée. - -Nous nous serrâmes la main, avant de gagner nos chambres, comme deux -excellents amis. - - * * * * * - -ÉCRIVAINS dont les romans s’entassent chez les libraires, je vous -admire. Magiciens déconcertants, vous pénétrez jusqu’au fond de la -pensée de vos héros, et, charitables, vous dispensez aux lecteurs les -merveilles de vos découvertes, de sorte qu’ils voient à leur tour la -cervelle disséquée et le prodigieux mécanisme du cœur de vos -personnages. Vos récits objectifs,--est-ce bien ainsi que vous appelez -vos romans, quand vous ne feignez pas de rapporter une histoire -personnelle en la bourrant de _je_ et de _moi_?--ils me confondent -surtout. Pouvez-vous vraiment présider à tant de drames simultanés ou -successifs sans rougir de votre ambition ou sans redouter le ridicule, -si vous n’êtes pas des dieux? Et j’admets que de tels romans soient -considérés comme les plus difficiles et les plus louables. Mais je me -sens moins écrasé, j’ai devant vous moins de respect, sinon de -sympathie, lorsque, par un artifice banal et, dit-on, d’un ordre -inférieur, vous semblez raconter seulement ce qu’un homme vous conta de -sa vie. Vos récits à la première personne m’émeuvent davantage; -j’oublie alors plus volontiers que je lis une histoire imaginée. -Cependant mon admiration vous reste acquise; car, même là, votre héros -qui parle, s’il ne m’étonne pas en se connaissant, il m’étonne en -connaissant les personnages qui l’entourent. Je rêve quand vous écrivez -ou que votre héros déclare: «Il pensait que...; il supposait que...; il -songeait à...; il se disait...» - -Je sais bien que vous avez une réponse toute prête: vous êtes des -savants, votre science est la psychologie; observateurs, vous pouvez -déduire que dans tel cas tel personnage doit penser ceci, songer à cela, -et se dire ce que vous affirmez qu’il se dit. J’entends. Mais une -science pareille ne vous permettrait de rien écrire avant, je suis -généreux, votre soixantième année. Ou nous souririons de votre jeune -expérience. Je préfère, sans ironie, vous admirer. - -Je vous admire d’autant plus qu’ayant entrepris de conter une aventure -où j’eus mon rôle, je me trouve à chaque page arrêté par cette barrière -qui m’arrêtait à chaque instant dans la réalité: que pensait-elle? Que -supposait-elle? Que voulait-elle? Je ne suis sans doute pas grand clerc -en psychologie; j’ai peut-être tort de croire, avec beaucoup d’autres, -que jamais un événement ne se reproduit, que jamais un homme n’a deux -fois la même pensée, que jamais deux individus n’ont des sentiments -identiques, et que, si la science des collectivités, qui est la -politique, est possible parce que les collectivités sentent de façon -simple et ne pensent guère, la science des individus, qui sont si -complexes, est trop incertaine. Mais quoi? Si ma modeste expérience me -convainc que tout est fuyant, imprévisible et, en somme, miraculeux, -dans chaque être humain, si je suis craintif en face de ce miracle -perpétuel que je pressens dans tous les fils et toutes les filles de -l’homme et de la femme, vais-je me guinder et renier ma foi, ma foi -décevante? - -Connais-toi toi-même, disait Socrate, ce qui est une façon de dire: tu -ne te connaîtras déjà pas si commodément. Sagesse! sagesse! Elle n’est -aussi qu’un mot, et nous nous jetons dans les bras de la folie. Je n’ai -pas la prétention de me connaître, mais je ne sais pas si, me -connaissant, je ne désespérerais point quand même de ne connaître que -moi. Et je suis sûr que je souffre de vivre dans une farandole de points -d’interrogation. Qu’il est pénible de ne rien posséder de l’âme de ceux -qu’on aime, sinon par présomption et par hypothèse! - -Je n’ai que trop longuement démontré qu’il métait impossible de me faire -de mon amie une opinion raisonnable. M’aimait-elle? Un jour je le -croyais; j’en doutais le lendemain. Quand j’étais parti pour Argenton, -j’avais de nombreux motifs de ne plus douter, ou de douter moins -étroitement. L’ennui qui marqua le début de mon séjour me rendit à mes -appréhensions. - -Jaloux, inquiet, maniaque si l’on veut, je retrouvais au contact du -beau-frère, du terrible beau-frère, toutes mes incertitudes. En vain -j’essayai de travailler. Le parc, qui me semblait hostile, ne -m’inspirait pas. L’absence de mon amie m’était une véritable trahison, -dont gens et choses autour de moi m’apparaissaient comme des complices -inconscients ou pervers. La médiocrité paisible de ce paysage berrichon -me déprimait. Je regrettais d’être venu. J’avais envie de m’en aller. -Mais quel prétexte alléguerais-je? Et une brusque retraite -n’éveillerait-elle pas des soupçons? Et quoi de plus? J’attendais que -l’arrivée de mon amie détruisît mon malaise. - -Les nouvelles que nous reçûmes devinrent meilleures. La prudence du -médecin fit place à de la joie: l’enfant sortait indemne de l’alerte. -Après cinq journées d’attente, un télégramme nous annonça: - ---Demain. - -La journée fut délicieuse. Je ne songeai pas à m’offenser des propos que -le beau-frère tint avec abondance sur sa belle-sœur. Je lui savais gré, -comme à un confident plein de tact, pour tout ce qu’il me disait de mon -amie. - ---Le domaine est mort quand elle n’y est pas, disait-il. Vous verrez, -dès qu’elle sera là, tout vous paraîtra métamorphosé. - -Et il me berçait d’anecdotes, de traits charmants, de longs détails, que -pas n’est besoin de rapporter ici. - -Il disait vrai, cet homme terrible. Indulgence d’amoureux mise de côté, -mon amie survenant transforma tout dans le domaine morose. Elle en était -la fée que la salle à manger trop grande, le jardin trop encombré de -fleurs inutiles, la châtaigneraie trop déserte, et le chien trop calme -attendaient. Elle y apportait de la gaieté, du bruit, du mouvement, de -la grâce. Elle y réveillait partout des raisons d’être. Elle était la -châtelaine sans qui le château n’a pas d’excuse. - -Je laisse à conclure de quel sursaut mon amour se ranima, plus profond -que jamais, plus reconnaissant, plus humble et plus fier à la fois, -plus confiant aussi. Belle journée blanche, que celle où mon amie -m’apparut au centre de ce décor où elle avait décidé de m’apparaître -dans l’éclat de son triomphe modeste. Tous et tout lui rendaient -hommage: et d’abord son beau-frère, avec un peu d’affectation; son mari, -tranquillement; ses enfants, avec turbulence; et moi, qui me morfondais -d’orgueil et de timidité. - -Nous ne pûmes guère nous parler sans témoins, le jour de son arrivée. -Trop de gens la sollicitaient, qui pour demander un ordre, qui pour lui -présenter ses devoirs. A tout le monde elle souriait. Elle inspecta le -domaine, entra chez les métayers, interrogea le valet d’écurie, le -jardinier, la vieille laveuse. Elle vint même me visiter dans mon -atelier. Elle était accompagnée de son beau-frère, qui tenait à lui -montrer qu’il avait suivi ses instructions. Dont elle le remercia. - ---Quelle maîtresse de maison! s’écria-t-il. Elle a l’œil sur tout, je -vous l’avais dit. Mais, et c’est peut-être en votre honneur, cher hôte, -jamais nous ne l’avions vue s’installer au château avec tant -d’empressement minutieux. A la place de mon frère, moi, je me méfierais. - -J’eus assez de sang-froid pour ne pas rougir. Content de ce trait, il -emmenait déjà mon amie ailleurs. Elle lui courut après, l’ombrelle -levée. J’entendis leurs rires qui s’éloignaient. - -Je m’allongeai sur les nattes du divan de fortune dont on avait garni le -fond de l’atelier. Mes réflexions se perdirent en fumée de cigarettes. -Mais, une heure après, je me dressais. Et je couvris d’esquisses une -dizaine de feuilles de papier: je venais de trouver enfin l’inspiration -qui m’avait fui jusqu’alors, et de concevoir un projet possible pour ma -fontaine. - -Je travaillais avec ardeur quand la cloche du dîner sonna. J’arrivai le -dernier dans la salle à manger. - ---Nous respectons notre pacte, me dit le beau-frère: nous avons commencé -sans vous attendre. C’est obéir à vos vœux, n’est-ce pas? - ---Ce serait parfait, répondis-je, si l’on m’avait laissé le bas-bout de -la table. - -Je devais m’asseoir, en effet, à côté de mon amie. - ---Dieux! fit-elle, que ces artistes sont donc exigeants! - -Et comme je m’asseyais, je sentis que son pied cherchait le mien et se -posait dessus. - -Je me penchai sur mon assiette. Était-ce vergogne? Je n’ai peut-être pas -beaucoup de goût pour ce genre de fourberies vénielles. Mais je pensais: -elle est gentille, elle te caresse, elle te dit _vous_, elle dit _tu_ à -son mari, elle doit être très gênée. - -Nul embarras néanmoins ne la dénonçait. Enjouée, elle tenait tête aux -attaques de son beau-frère, ou bien elle taquinait son mari, qui se -défendait sans aigreur ni obséquiosité. Et pendant ce temps, elle -faisait glisser sa jambe le long de la mienne. - -A mesure que le repas tirait à sa fin, elle devenait plus entreprenante, -plus gaie aussi, et je devais comprendre que sa gaieté trompait sa -tendresse opprimée. - ---Je tombe de fatigue, dit-elle en se levant. J’envie les enfants qui -dorment déjà. - ---Tu n’es pas raisonnable, lui dit son mari. Qu’avais-tu besoin de tant -te démener dès le premier jour? - ---Voulez-vous que je vous porte au lit, petite fille? lui demanda son -beau-frère. - ---J’irai bien toute seule, répliqua-t-elle. - -Puis, à moi: - ---Vous permettez? - -Qu’avais-je à permettre? La politesse a des ironies cruelles. Je -m’inclinai sur une main dont les doigts s’attardèrent contre les miens. -Le beau-frère baisa le poignet de sa chère petite belle-sœur. - ---Bonsoir, dit-elle à son mari. - -Et, lui ayant tendu la joue, elle nous quitta. - ---La vie sera drôle ici, pensai-je. - -Le beau-frère dépliait un journal du matin. Le mari alluma un cigare. - -La porte du salon était ouverte. J’allai par contenance regarder le -ciel, étoilé modérément. Nuit douce. Un crapaud chantait dans le jardin. -Je fis un pas dehors, puis deux, puis trois. Je gagnai le jardin, sans -hâte, puis le parc, et la clairière où s’élèverait ma fontaine. - -Quand je revins au salon, les deux frères lisaient des journaux. Je ne -fis que leur souhaiter un bon soir et je montai dans ma chambre. - -Sur ma table, on avait mis un vase avec deux roses et un œillet. - - * * * * * - -NUIT douce, ai-je dit. Nuit fade, sur une campagne d’une simplicité -décourageante. Ces paysages berrichons n’ont rien de romantique. Ils -serviraient mal de cadre à des héros de tragédie. Une âme tourmentée n’y -trouve pas matière à s’émouvoir, sauf par contraste. C’est un pays de -tout repos. - -Par ma fenêtre ouverte, je n’entendais que le cri morne du crapaud qui -chantait dans le jardin. L’eau de la Creuse luisait à peine. - -Je m’assis à ma table pour y fixer un croquis. J’aurais pu me croire -seul dans la maison, tant le silence y était parfait. Un écrivain eût -mieux apprécié que moi les ressources d’une nuit pareille en une -pareille solitude. Nous autres, sculpteurs et peintres, qui travaillons -au grand jour, nous ignorons la volupté du travail nocturne et l’orgueil -de penser ou de souffrir pour la multitude qui sommeille. - -A mesure que ma main combinait des harmonies de lignes, je m’enivrais de -la docilité de mes doigts à jouer du crayon. Pour la première fois -depuis mon arrivée, je me sentais dispos. Étais-je enfin conquis par la -douceur modeste du climat? Dix projets différents pour ma fontaine -naissaient en moi l’un de l’autre, et le dernier me séduisait toujours -plus que le précédent. - -Combien de temps passai-je ainsi, à noter les démarches pressées de mon -imagination jusque-là si rétive? Je ne sais pas. Les trois fleurs, que -mon amie avait placées sur ma table, enchantaient de leur parfum mon -allégresse. Le cri du crapaud persistait dans le jardin, morne et -fidèle. Toute la maison semblait endormie. - -J’avais l’impression qu’en me levant je troublerais d’un bruit -intempestif la quiétude qui m’environnait. Je n’osais plus bouger de ma -chaise. Je crayonnais d’une main lente. Le moindre geste maladroit eût -sans doute éveillé de lointains échos. - -Derrière moi, le bois de l’armoire craqua. Je tournai la tête, surpris -qu’un effet si grand n’eût pas de cause plus considérable. Et j’eus -envie de me coucher, afin de ne point me gagner près de mes hôtes une -réputation d’importun. - -Mais, comme machinalement je traçais quelques dernières lignes, un autre -bruit soudain m’arrêta, un autre craquement, moins proche, puis un -autre, et un autre, et un autre, et un autre, puis un autre, puis -d’autres encore; et tout à coup je crus que ma respiration allait -s’arrêter aussi; mon cœur battit avec violence contre la table. - -Une plainte sourde m’arrivait. Une plainte, rythmée comme le bruit qui -avait arrêté ma main. Cette voix... Des mots dominèrent la plainte. Je -les entendis. Une voix, une seule. Des mots d’extase. La voix haletait. -Elle cria. Deux cris légers. Silence. - -Les craquements duraient. J’aurais été incapable de me lever. Quel coup -de matraque venait de me frapper à la nuque? Ces bruits qui m’arrivaient -prenaient une ampleur de cauchemar. La plainte recommençait. La même -faible voix geignit, geignit longtemps, râla, encouragea, témoigna, se -rendit, s’oublia, cria. Toute la maison aurait dû entendre comme -j’entendais. Mais non, rien. Silence. Silence partout. Seuls les -craquements premiers se prolongeaient, étouffés, mais réguliers, -tenaces, lancinants. - -J’étais rivé à ma table, les épaules lourdes, les oreilles -bourdonnantes, paralysé, anéanti. Une troisième fois,--oui, une -troisième fois, alors que l’homme, pas une fois, ne se révéla d’aucune -façon,--je subis le supplice de ces cris de femme en plaisir, puis tout -se tut. Silence complet. Silence enfin total. Silence définitif. J’ai -connu de pareils silences pendant la guerre, la nuit, après des -fusillades inopinées. - -Qu’ajouterais-je? Rien. Il faut qu’ici le même silence pèse, comme -là-bas sur toute la maison endormie, comme il pèse encore à cette heure -sur mon cœur battant. Rien. Il ne faut rien ajouter. - -Ma longue détresse qui s’ensuivit, elle n’importe pas. Ni le désordre -des mille résolutions qui m’éblouirent et m’épuisèrent. Ni mon -accablement. Ni ma honte. Ni rien. Rien. Silence. - -L’aube à la cime des tilleuls blémit. J’étais toujours prostré à ma -table. J’eus froid. Un coq appela. - -Le soleil parut. Des oiseaux, jetant au jour leur joie en paquets de -sifflets confus, marquèrent la fin du silence. Tout peu à peu se -réveilla, au loin, plus près, à la ferme, dans la maison. Ce fut comme -un flux de vie qui monta vers ma stupeur. - -Courbatu, je me levai, et j’allai vers un miroir. Mes cheveux n’étaient -point devenus blancs, mais quel désarroi trahissaient mes yeux! - -Quand je sortis de ma chambre, vers huit heures, le beau-frère de mon -amie sortait de la chambre voisine. En costume d’appartement, et la main -sur le bouton de la porte, il disait, vers l’intérieur: - ---Je vous envoie le chocolat et des rôties, mais levez-vous, hein? Vous -avez assez dormi, petite paresseuse. - -Après quoi: - ---A la bonne heure au moins! me dit-il. Voilà qui est d’un campagnard, -de ne pas s’attarder au lit. Comment allez-vous, ce matin? - - * * * * * - -NE devrais-je pas clore ici cette confession, et la détruire peut-être? -C’est grande pitié que d’aimer si lâchement, et tant de misère consentie -ne mérite peut-être pas non plus de compassion. Et ne devine-t-on pas -que je fus sans courage? - -Il est vrai que les conditions de la vie courante ne sont pas telles que -dans les livres où tout se construit et se compose pour distraire ou -pour éclairer les lecteurs curieux. Personnage de roman ou de drame, -sans aller jusqu’au crime ou jusqu’au suicide, j’aurais fui tout de -suite au mépris du scandale probable, et j’aurais eu, avec la traîtresse -que j’aimais, une scène horrible. Mais, quoi qu’on en pense, des -scrupules et un sentiment du devoir m’empêchèrent de fuir: je ne me -reconnaissais pas même le droit de sacrifier à ma rage celle qui m’avait -traité de si affreuse façon. Quel motif donner à mon brusque départ, -sans la compromettre? Elle avait deux enfants, qu’elle adorait. Pour -eux, que je n’adorais pas, pour son mari, qui était un honnête homme, -pour elle, qui eût été sans défense, je ne fis aucun éclat. J’avalai ma -honte, et ma fureur, et--je le dis--mon dégoût. Si l’on m’objectait -qu’il ne faut pas plus de courage pour se réprimer que pour fuir, je ne -daignerais pas répondre. Au demeurant, je ne plaide pas, j’expose. - -Et puis, je l’avoue, je désirais épuiser ma misère et ne me retirer de -cette noire aventure qu’après avoir tout de même confondu ma cruelle -amie. Je me réjouissais amèrement à l’espoir et à la crainte de lui -démontrer toute l’ignominie de sa conduite. Les griefs, qui peu à peu -s’étaient accumulés au fond de mes doutes, me remontaient à la mémoire -en faisceau. Je me préparais à une dernière scène, et à une retraite -digne. - -Hélas! j’avais aussi la crainte de cette dernière scène. La réflexion -use les possibilités de toutes violences. La réflexion s’accroche aux -moindres hypothèses favorables. Plus l’affreuse stupeur de ma nuit se -diluait, plus j’espérais également en je ne sais quel miraculeux -malentendu. L’attitude seule de mon amie, quand je la reverrais, -m’avertirait de ma chance. Et ma crainte s’emmêlait à ce point avec mon -espoir, que je désirais retarder l’instant où je reverrais mon amie. - -Je la revis à l’heure du déjeuner. Elle supporta mon regard inquiet -comme si elle n’eût aucune faute sur la conscience. J’en fus désarmé. Y -avait-il vraiment malentendu? Était-elle plutôt si audacieuse? Son pied -sous la table chercha le mien, comme la veille. J’observai le mari. -J’observai le beau-frère. Je ne remarquai rien. J’eus envie de sourire; -quelle comédie désastreuse jouaient ces quatre marionnettes que nous -étions autour de cette table? - -La scène eut lieu dans mon atelier, l’après-midi, tandis que les deux -hommes étaient à Argenton. - -Il m’est désagréable d’en rapporter tous les détails. Au reste, je ne le -pourrais peut-être pas. Elle fut d’abord si embarrassée, et si pleine -d’allusions plutôt que de coups directs,--on le conçoit sans peine,--que -je ne saurais plus m’en rappeler exactement le progrès tortueux. - -Devant l’évidence, devant les mots et les cris que je lui répétais, la -malheureuse ne chercha pas à nier. Elle fondit en larmes. - -Ce n’était pas répondre. - ---Il te faut une réponse? dit-elle. - -Elle leva la tête et me regarda. Mais elle se taisait. - ---Oui, dis-je, il me faut une réponse. - -De quel reproche s’éclaira son regard? - -Elle prononça lentement: - ---Tu ne te rappelles pas ce que tu as fait, à Paris, la dernière fois -que nous nous sommes vus? - -Sans attendre, elle ajouta: - ---Tu ne te rappelles pas ce que je t’ai demandé de faire? - -C’est moi qu’elle accusait, et d’une voix dure. Elle me jeta sans pitié -ce reproche enfin exprimé: - ---Et si je suis enceinte? - -Je baissai le front. - -Elle en profita pour pousser son attaque. Elle la poussa loin. Je ne -l’aimais pas, ou je ne l’aimais plus. Elle avait prévu juste, en -prévoyant que je m’efforcerais de m’échapper sitôt qu’un semblant -d’occasion s’offrirait à moi, mais en réalité parce que tous les hommes -sont pareils; et elle ne regretterait pas, elle, malgré moi, d’avoir -voulu me prendre un souvenir plus durable que mon amour; et ne savais-je -pas qu’elle était mariée et que par conséquent... - -Et elle m’accabla d’une phrase précise. Cinglé profondément dans mon -orgueil d’homme, je crus retrouver sous le rauque de sa voix ses râles -satisfaits. Je me bouchai les oreilles. Avec moi toujours elle était -demeurée silencieuse, et réservée en pleins transports. Je compris, -humilié, que j’avais été toujours incapable de l’émouvoir. - -Elle ne pleurait plus. - ---Eh bien! dit-elle. Vous vous taisez à votre tour? - -Elle s’était ressaisie. Allais-je me rendre? Je me sauvai dans les -sarcasmes. Je me permettais seulement de relever que, pour une femme qui -subit une charge fastidieuse mais inévitable, elle la subissait avec une -ardeur un peu bien singulière. - -Ah! l’abominable discussion! - -A mesure que je faiblissais et que je tentais en vain de résister, je -voyais mon adversaire se raidir et s’éloigner de moi. - -Un indicible mépris passa dans son regard. Elle riposta: - ---Il est facile à une femme de feindre. - -Riposte double, à dessein peut-être. Avec qui devais-je entendre qu’elle -avait feint? Faisait-elle un pas vers moi, ou me chassait-elle à jamais -de son amitié si longtemps complaisante? Mais je m’étais trop avancé et -j’avais abdiqué toute honte: d’un trait, pour en finir, tant pis! je lui -posai la question. Ainsi je capitulais d’avance. - ---Ingrat! répondit-elle. - -L’abominable discussion s’achevait par deux défaites. Le reste n’a plus -d’importance. Toutes les querelles d’amants à peu de chose près se -ressemblent. Celle-ci cependant avait été la plus âpre des nôtres. Ma -blessure saignait encore. Je ne pouvais pas l’oublier sur-le-champ. - ---Reproche-moi tout ce que tu voudras, disait mon amie, mais je te -défends,--je te défends de douter de mon amour. - -Je ne souhaitais que de me laisser convaincre. - -Elle dit: - ---Tu ne m’aimes peut-être plus, toi, et tu cherches à te retirer avec -l’avantage? Sois plus franc, je ne te garderai pas malgré toi. Surtout, -surtout je ne veux pas que tu feignes de m’aimer par pitié. Je ne veux -pas de ta pitié. Je veux que tu m’aimes, ou que tu partes. Mais, si tu -pars, sache-le, nulle ne t’a jamais aimé et nulle jamais ne t’aimera -comme moi. - -J’aurais pu tomber à genoux devant elle, si je ne lui avais pas déjà dit -naguère moi-même ce qu’elle venait de me dire là. Mes incertitudes me -reprirent. Était-elle sincère, et l’amour lui faisait-il vraiment -répéter comme d’elle ce qui était de moi? Ou manœuvrait-elle avec art? -Dilemme insoluble, pour toujours insoluble. Et comment m’imputer à crime -les pires suppositions? De la franchise de celle que j’aimais, je -n’avais en preuves que ses serments. Et dans l’autre plateau de la -balance, qu’on me l’accorde, combien de doutes légitimes? - -J’aimais trop pour refuser de croire. Je souffrais trop pour accepter -d’emblée une affirmation, même un serment. J’étais désemparé. -J’entendais encore des cris d’amour qui n’avaient pas été pour moi. Je -voyais couler encore des larmes, qui sont plus troublantes que toutes -les paroles. Mais je me la représentais couchée, offerte, les bras en -collier, telle que pour moi, pour l’autre. Je savais comment elle -s’offrait. - -Je me dressai du divan où je pensais être rivé comme je l’avais été, la -nuit précédente, à ma table. - ---Tu t’en vas? - -D’un bond elle m’avait rejoint, et me retenait. - ---Tu t’en vas? redit-elle. - -Son élan, je ne pus point le présumer joué. - ---Non, dis-je à bout de courage. Non, je ne pars pas. Mais laisse-moi -seul, je t’en prie, laisse-moi seul, laisse-moi seul, Mienne. - -Ses bras me serraient. - ---Mienne, dis-je, je t’en supplie, laisse-moi. Comprends. J’ai besoin -d’être seul. Je souffre. Laisse-moi. Va. Comprends, Mienne. - -Prête à me laisser, elle se haussait sur la pointe des pieds. - ---Non, dis-je, non, pas maintenant. Comprends, mon petit. Je t’aime. - -Elle sortit de l’atelier sans se retourner. «Mon petit», avais-je dit. -Elle me parut en effet moins grande qu’à l’accoutumée, pendant qu’elle -sortait. - - * * * * * - -ELLE avait compris. Pendant plusieurs jours, elle n’essaya pas une fois -de forcer mon indécision. Elle se plaignit seulement, dès le premier, au -dîner, d’être souffrante. Et, plusieurs jours durant, elle traîna de -vagues migraines et des mines fatiguées. C’était sans doute une façon de -se montrer à mes yeux humble et repentante. Un homme plus cruel que moi -l’eût accusée de sentiments plus habiles. La discrétion qu’elle observa -m’attendrit. Tels sont les effets de la présence. Si j’avais fui tout de -suite, chaque heure d’absence nous aurait éloignés davantage l’un de -l’autre: tout rapprochement eût été désormais impossible. - -Que désirais-je? J’étais dans l’état d’un blessé qui ne se rend même -plus compte de la gravité de sa blessure, que la fièvre alimente, que -d’étranges rêves soutiennent, et qui ne sait point s’il guérira ni s’il -a peut-être envie de guérir, tant un retour à la vie normale de tous les -hommes n’est pas toujours pour les hommes désirable. - -Les jours, lents, se succédaient. Je m’enfermais dans mon atelier. -N’ayant encore fixé mon choix sur aucun de mes projets, je n’avais pas -encore commandé le marbre convenable. Pour éviter des questions, je -m’étais empressé de manier quelques blocs de glaise, au hasard, et, -couvert par cette apparence, je ne faisais rien, que de ruminer des -pensées débilitantes. - -Quelquefois, les enfants entraient dans l’atelier. Ils avaient l’air -contraint. Obscurément, ils pressentaient peut-être en moi un ennemi, et -ils ne cherchaient pas mon amitié; ils demeuraient distants, comme il -arrive à l’ordinaire à ces pauvres petits êtres devant ceux qui menacent -de leur dérober une part de l’affection maternelle qu’ils veulent toute -pour eux. - -Le mari, quand il venait me voir, ne laissait percer aucune gêne. Il -avait, comme on dit, des idées arrêtées, mais, quand l’éducation de ses -enfants n’était pas en jeu, il n’essayait pas de les imposer. A mon -égard, il montrait de la sympathie. Je ne m’en réjouissais pas. Il -m’interrogeait volontiers, s’intéressait à ce qu’il nommait mon labeur -secret d’artiste; mais, en homme de méthode, il ne me parlait de mon art -que dans mon atelier. Il était intelligent, curieux, et n’affichait -qu’un goût modéré pour les spéculations philosophiques, se retranchant -derrière sa seule compétence de technicien qui regrette que tout le -monde ne l’imite pas. Au demeurant, un homme de bonne compagnie. - -Quant au beau-frère, il ne me dérangeait presque jamais. Il prétendait, -disait-il, ne pas violer les mystères de mon temple. Et je lui savais -gré de ne m’infliger que rarement, et rapidement, son intrusion. C’est -à cause de lui, on le comprend, que je retardais de plus en plus -l’instant où j’ouvrirais mes bras à mon amie pardonnée, si je devais les -lui ouvrir jamais. - -Quelle certitude attendais-je? - -Mon amie ne semblait pas pressée d’obtenir malgré moi son pardon. -Discrète, humble, digne, et douloureuse, elle attendait, elle aussi. -Depuis la nuit affreuse, je ne montais dans ma chambre que fort tard, -après de longues et desséchantes heures passées au fond de mon atelier, -lorsque je présumais que je pouvais enfin sans risque gagner mon lit, où -d’ailleurs le sommeil m’échappait longtemps. Nuits détestables. Nuits -atroces. Réveils pénibles. Je descendais de ma chambre vers midi, pour -ne pas risquer non plus de trouver encore le beau-frère sur le seuil de -sa belle-sœur, ou de rencontrer l’un de mes hôtes au sortir du lit, -alors que les yeux et tout le visage ont une franchise indécente. - -Quand je revoyais mon amie, elle me regardait tristement, puis elle -baissait la tête. Rien de plus. Selon mon humeur, c’était beaucoup, ou -c’était peu. Certains jours, j’avais envie de la prendre dans mes bras, -devant tout le monde; d’autres jours, je serrais les poings, et je -l’aurais frappée avec plaisir. - -Orgueil! Orgueil! Lequel fut le plus coupable, du sien ou du mien? -Pourquoi n’avait-elle pas le courage de me tendre des mains chéries? -Pourquoi n’eus-je pas la force d’être lâche encore, aveuglément? Le même -orgueil nous retenait tous deux. Aurais-je persévéré? Je ne crois pas. -Du plus profond de ma misère, je songeais souvent à cet enfant qu’elle -avait voulu de moi. Me fallait-il d’autres preuves de son amour? A ces -moments-là, si elle avait ouvert la porte de mon atelier, je me serais -jeté devant elle et je lui aurais demandé pardon. Elle ne venait pas. - -Quand elle vint, après une semaine perdue, après une semaine de torture, -si j’étais à la limite de la patience et déjà cédant avant d’en être -sollicité, comment ne le comprit-elle pas au premier regard? Quel -travail s’était fait, pendant cette semaine, sous la tristesse visible -de ses yeux? Ou n’avait-elle que l’intention de m’éprouver d’abord? Et -fûmes-nous tous deux assez imprudents pour ne pas discerner où nous -courions? - ---Excusez-moi, me dit-elle en entrant. J’ai à vous parler. - ---Vous êtes ici chez vous, lui répondis-je. - -Elle eut un sourire ambigu. Mais quel orgueil avait écarté de nos lèvres -le _tu_ nécessaire? - ---Depuis huit jours, dit-elle, vous cherchez un prétexte pour partir -honorablement. - ---Moi? - ---Vous. J’admire que vous ayez cru devoir obéir à des scrupules dont je -vous remercie, mais dont il est temps que je vous délivre. - -Que voulait-elle dire? - ---Vous pouvez partir tranquille, dit-elle. Plus rien ne vous attache -ici: je ne suis pas enceinte. - -Quelle abjecte mesquinerie osait-elle m’imputer? Je demeurai stupéfait. -Je n’imaginai pas que ce ne fût qu’une épreuve. Un sursaut de colère -m’emporta. - ---A de telles injures je ne répondrai point, dis-je. Mais répondez à ma -question, je vous en prie, et je vous débarrasserai de ma personne. - -Les mains levées, elle protesta. - ---Répondrez-vous? - ---Je réponds toujours. - ---L’autre soir, l’autre nuit, vous me comprenez?... - -Elle fit oui de la tête. Ses paupières battirent. - ---Qui était avec vous? demandai-je. - -Les paupières hautes, elle me regarda. - ---Qui? repris-je. Répondez. Votre mari, ou votre... - -Je n’achevai pas. Elle chancelait. Elle tombait déjà sur le divan. Je me -précipitai vers elle. - -Évanouie? Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu de femme évanouie. Son -visage, que je dégageai des coussins, était mouillé de larmes. Elle -sanglotait, respirait mal. Je la couchai mieux. Elle ne résista pas. Que -faire? Je l’examinais, anxieux. Les yeux clos, la poitrine oppressée, -elle pleurait. - -Elle se retourna soudain vers les coussins, pour me dérober son visage. -Dans ce mouvement, une enveloppe bleue, cachée entre ses seins, sortit -de sa robe. Malgré moi, j’y lus mon nom. Je la pris. On l’avait -décachetée. - -C’était une invitation d’une dame quelconque, rencontrée n’importe où et -que je n’aurais pas reconnue si je l’avais rencontrée de nouveau, mais -qui me conviait à une quelconque fête en des termes excessifs. Les -maladroites de cette espèce ne manquent pas à Paris. - -Le billet remis dans l’enveloppe, je lançai le tout à l’autre bout du -divan, et je revins à mon amie. - -Elle me regardait. - ---Vous pouvez partir, dit-elle. Tout s’explique. - -Je haussai les épaules. - -Elle se redressa. - ---Vous n’allez pas nier, je suppose? - -Je la regardai. - ---Vous ne dites rien? fit-elle. - -Mon orgueil s’effondra. - ---Mienne, tu es stupide. - -Ses yeux brillèrent. Elle me tendit les mains. Je m’assis près d’elle. -Elle souriait pauvrement. - ---C’est vrai? - -Je n’avais pas à me défendre. Je me défendis néanmoins. - ---C’est vrai? disait-elle. - -Elle pleurait sans bruit, peu à peu calmée, peu à peu détendue. - ---Tu m’aimes? dit-elle. - -Elle m’attirait. - ---Je souffre, murmurait-elle. - -Au contact de son corps que j’enlaçais, je capitulai. Ardente, elle -s’offrit. Déroute silencieuse. Triomphe bref. Je songeai tout à coup aux -cris qu’elle ne poussait pas. - ---Ah! fit-elle, tu es un monstre, je t’aime trop. - -Elle m’avait repris. - -Alors seulement, elle me reprocha l’injurieuse question que je lui avais -posée. - ---Tais-toi, Mienne, tais-toi. - -Je la serrais contre ma poitrine. - ---La porte n’est pas fermée, me dit-elle. - -Ces minutes d’oubli s’achevèrent. - ---Soyons prudents, dit-elle. - -Subitement raisonnable, elle me quitta. - -Je n’eus pas trop de loisir jusqu’au dîner pour me débattre au milieu -des réflexions diverses qui m’envahirent. - - * * * * * - -PAR des commentaires il m’aurait été facile de rendre moins -invraisemblable le récit que je viens d’interrompre; mais je trahirais -l’incohérence même de la réalité, et je mettrais un ordre factice dans -des événements qui me déconcertèrent au point que je croyais encore -n’avoir que rêvé quand la cloche du dîner sonna. - -Il est toujours facile après coup d’expliquer les choses: le -raisonnement, pour peu qu’on l’y oblige, trouve sans peine des motifs à -tout, et l’imagination, qui n’est guère qu’une des formes, centrifuge, -du raisonnement, ne se refuse pas à qui la sollicite. Mais des -commentaires seraient vains. Les événements vont quelquefois plus vite -que notre volonté, c’est une vérité banale, et ils vont plus vite que -notre intelligence, ce qui est moins flatteur pour nous. J’ai l’air ici -d’énoncer des lapalissades. Que l’on observe cependant que l’histoire -d’un siècle ne peut jamais être écrite que dans les siècles suivants, -parce que le temps éclaire et tamise; et l’on ne me reprochera pas, -pour mon histoire minime, de n’avoir pas vu tout de suite ce que je ne -discernai que peu à peu, à mesure que les événements m’instruisaient. - -A cet endroit de mon récit, je n’ai d’ailleurs pas le goût d’épiloguer. -Et si j’ai tenté de m’en excuser d’abord par des considérations -générales, j’avoue aussi que j’avais besoin de prendre courage et de -m’assurer la voix avant de confesser ce qu’il me reste à dire. - -J’ai tout dit de l’indispensable. On connaît à présent mon amie comme je -la connaissais. On me connaît. On connaît la situation. Je vais dire le -reste sans m’attarder davantage. La conclusion ne m’appartient pas. - -On peut se représenter quels pouvaient être mes sentiments lorsque je -m’assis à ma place, pour le dernier repas de la journée, le soir de -notre réconciliation fortuite. Qu’on juge maintenant du tour qu’ils -prirent, quand le petit incident que voici m’alarma tout à coup. - -Le mari annonçait qu’il avait reçu un télégramme de leur médecin de -Paris. - ---Il n’arrivera que mercredi, par le train de trois heures, dit-il. - ---Alors, dit le beau-frère, on pourra disposer de l’auto pour samedi. Ma -chère belle-sœur, je vous enlève. - -Puis à moi: - ---Et vous également, cher Monsieur, s’il vous plaît d’aller par exemple -à Gargilesse ou à Crozant. - ---Après-demain? fis-je interloqué. - -De quoi me souvenait-il en effet au même instant? Que, le jour de mon -arrivée, dans la cour de la gare, le beau-frère m’avait appris, en -passant, que sa belle-sœur recevait sans déplaisir les compliments -empressés du médecin en question. Et ce médecin était invité par mes -hôtes? Et mon amie me l’avait caché? Pourquoi? - ---Après-demain, répondis-je, je me proposais d’aller à Argenton. - -Le beau-frère s’inclina, protestant ainsi que nul, dans cette maison, -n’attenterait à ma liberté. - ---Au fait, dit le mari en s’adressant à sa femme, pour combien de temps -vient-il, ton médecin? - ---Il n’est pas plus mon médecin que le tien, répliqua-t-elle. - ---Soit, dit-il doucement. Mettons que j’aie dit: ton danseur. Il n’est -pas le mien, n’est-ce pas? - -Il parlait d’un ton badin. Elle riposta: - ---Je croyais qu’il était ton ami? - ---Je n’avais pas l’intention de t’offenser, dit-il. Ne te fâche pas. Là, -je corrige: notre médecin, ton danseur et mon ami, sa lettre de ce matin -te laisse-t-elle prévoir la durée du séjour qu’il daignera faire chez -nous? - -Sa lettre du matin qui, avant contre-ordre, ne le précédait que de -quarante-huit heures. Notre réconciliation de l’après-midi qui aurait pu -si aisément céder à une rupture définitive. Quel rapport entre l’une et -l’autre? Je me renfrognai. - -Mon amie répondait: - ---Sa lettre ne laisse rien prévoir. Je te la donnerai, si tu le désires. - ---Nullement. Mais pour combien de temps l’avais-tu invité? - ---Hé! fit-elle, perdant patience, je ne l’ai pas invité, je lui ai -transmis l’invitation que tu me chargeais de lui transmettre. Tu n’avais -rien précisé? Moi non plus. Un point, c’est tout. - ---Ne te fâche pas, je t’en prie, dit-il encore. Le jeu n’en vaut pas la -chandelle. Je te demande pardon. Êtes-vous satisfaite, Madame? Faut-il -que je me traîne à vos pieds? - -Il avait l’air confus et semblait vouloir à la fois qu’on ne le vît -point. - ---L’incident est clos, prononça le beau-frère. - -Il n’était pas intervenu. Que ne pouvais-je en déduire? - -Sous la table, le pied de mon amie pressa plus fortement, et longuement, -le mien. - -L’incident clos, le repas s’acheva sans encombre. L’habituelle partie de -bridge qui suivit fut plus animée que de coutume. Une douce gaieté -familiale, dont je savourais en secret l’ironie, détendait les quatre -personnages que nous jouions, sciemment pour certains. - -Mon amie et moi fûmes les perdants. - ---Malheureux au jeu..., dit le beau-frère. - ---... Heureux en amour, dit le mari. - -Et il s’assit au piano. - -Les hommes de ma génération affectent un goût marqué pour la musique. -Ceux qui sont passés par les grandes écoles en sont férus. Il n’y a plus -guère d’élève de Polytechnique ou de Normale qui ne ferme des yeux -dévots en écoutant un _Nocturne_ de Chopin. C’est une manie que l’on -croit élégante et qui m’exaspère. La musique, oui, je l’aime, mais non à -ce point. Il me plaît de m’y distraire, non de m’y abîmer. - ---Je vous fais fuir? me cria le mari, comme je me levais. - -Je n’étais pas si grossier. Aussi bien, le mari tenait le piano de façon -fort modeste et fort agréable. Je changeais seulement de fauteuil parce -que, placés ainsi que nous l’étions, je craignais que le beau-frère ne -remarquât le regard attentif que mon amie commençait à poser sur moi. - -Mon amie fut, en effet, à partir de ce soir-là, d’une imprudence qui ne -manqua pas de m’inquiéter. Rêveuse en compagnie, elle entrait dans mon -atelier et dans ma chambre plusieurs fois par jour sous les prétextes -les plus futiles. Je devais chaque fois modérer ses élans. Il y avait -une espèce de fièvre dans l’amour qu’elle me donnait. - -Un matin que je me promenais au jardin, elle me rejoignit. Nous gagnâmes -le parc, et la clairière de ma future fontaine. Elle me parla de mes -projets. Elle approuva. - ---Tu m’aimes? dit-elle. - -Elle se pressait contre moi. - ---Si, dit-elle, tout de suite. - ---Ici? tu es folle. - ---Oui, de toi. - -Et il fallut que j’obéisse. - ---Quelle affaire! murmura-t-elle en se moquant de mes craintes. - ---Tu ne m’aimes donc pas? dit-elle encore. - -Et maints autres enfantillages qui trahissaient une passion véritable, -mais un peu trouble. Combien de fois n’aurions-nous pas pu nous faire -surprendre jusque par ses enfants? Elle semblait narguer tout. N’est-ce -pas le propre d’une amoureuse? Il m’était permis de le penser. Ces -quelques jours, qui précédèrent l’arrivée du médecin, furent d’une -ardeur pleine et dangereuse. - -J’avais attendu qu’elle me parlât d’elle-même de ce médecin dont elle -s’était si vivement défendue d’être la malade. Mais il allait arriver, -et mon amie s’était gardée de faire la moindre allusion à l’incident qui -me revenait souvent à l’esprit. Je fus donc obligé de lui en toucher -deux mots. - ---Pourquoi je l’ai invité? me répondit-elle. Voilà que tu me récompenses -par des soupçons aussi contre celui-là? Ne sais-tu pas qu’il n’est pas -inutile d’avoir un médecin près de soi quand on commence une grossesse? -Et n’avais-je pas l’espoir?... Vraiment, mon pauvre Mien, tu poses -toujours des questions qu’il vaut mieux ne pas poser. - -Elle se tut sur cette phrase amère. - ---Tu as toujours, toi, fis-je, réponse prête à toutes les questions. - -Elle haussa les épaules. - -La querelle tomba brusquement. L’automobile pénétrait à cet instant dans -la cour. Le mari amenait le médecin. J’avais attendu jusqu’à la dernière -minute pour poser mon importune question. - -Ce médecin me déplut et je compris vite qu’il déplaisait au beau-frère. -Avions-nous les mêmes motifs de nous méfier de lui? C’était un de ces -hommes qui cherchent à plaire, qui veulent plaire, qui font des avances -à chacun et ne se rebutent d’aucune nasarde. Grand, mince, environ la -quarantaine, le visage étroit et allongé, le teint brun, des cheveux -noirs bien peignés, il avait des gestes précieux et toute une comédie -d’intonations dont les plus fréquentes s’alanguissaient en une tendresse -fort peu masculine. Il séduisait peut-être les femmes, encore qu’il -n’eût pas du séducteur de race l’assurance nécessaire. Aux hommes, il -paraissait dès l’abord assez suspect. Dans ses yeux légèrement hagards -de morphinomane, on trouvait de tout, sauf de la franchise. Et l’on -présumait qu’il n’aurait sans doute reculé devant aucune des petites -malpropretés quotidiennes qui s’offrent en tentation aux médecins -pauvres. Celui-là devait avoir plus d’un avortement sur la conscience -sans en souffrir, et peut-être pis. Je ne serai pas trop étonné -d’apercevoir un jour son portrait dans les journaux, à propos de quelque -sale affaire. - -Au milieu des compliments de bienvenue, j’appris qu’il était marié. - ---Oui, m’expliqua le beau-frère, il a épousé une jeune fille charmante, -qui a vingt ans de moins que lui. - ---Et il voyage sans elle? - ---Elle file un mauvais coton. Tuberculose, je crois. Elle était -délicieuse, avant son mariage. - -Sur quoi il se tut, montrant qu’il ne dirait plus rien et qu’il m’en -avait dit assez. - -Qu’était-ce donc que ce singulier personnage? - -A table, le soir, il tint haut la conversation. Causeur brillant, -c’est-à-dire bavard, ne redoutant pas la vulgarité, qui lui était -peut-être naturelle, il débitait les lieux-communs les plus éculés avec -une faconde complaisante. Pour me conquérir, il me fit l’éloge de -Carpeaux comme s’il l’avait découvert, et, remontant jusqu’à l’art grec, -qu’il préférait à tous les arts, cela va de soi, il confondit Praxitèle -et Phidias très tranquillement. Il m’amusa, certes, mais non point dans -le sens qu’il voulait. - -Le bridge n’était pas son fort: on n’y peut guère causer. Il ne jouait -pas. Il nous regarda. - -Or la partie ne fut pas longue. - ---Dix heures? s’écria-t-il. Oh! cher ami, puisqu’il n’est pas tard, -jouez-nous donc un petit tango: je veux faire ma partie aussi, moi. - -Il s’était adressé au mari. - ---Vous ne refuserez pas de le danser, chère Madame? - ---Je suis bien fatiguée, ce soir, répondit-elle. - ---Ne te fais donc pas prier, dit le mari: tu en meurs de désir. - ---Moi? - ---Mais oui. Allons. - ---Chère Madame... - -Le mari préludait. Maussade, elle se leva. - -Ils tournèrent. - -Peu à peu, elle résista de moins en moins au rythme de la danse. Elle -sourit. Le médecin, excellent danseur comme tous les médiocres, la -serrait contre lui. Je voyais le sein gauche de mon amie s’aplatir sur -le veston, leurs jambes emmêlées, emboîtées, mariées, et leurs têtes -proches à se toucher. - -Mon cœur battait violemment. Jamais je n’avais vu danser mon amie. Je ne -savais pas encore de quelle façon elle dansait. - -Quand elle revint vers son beau-frère et vers moi, j’étais penché sur un -journal que je ne me décidais pas à quitter du regard. - - * * * * * - -SI je dormis cette nuit-là, je ne le dirai point. Au matin, je sortis de -ma chambre d’assez bonne heure et, après une promenade au fond du parc, -je me réfugiai dans mon atelier. - ---Déjà au travail? me demanda le beau-frère, qui passait devant ma porte -au moment que je l’ouvrais. - ---Oh! répondis-je, travail ou cigarettes. - ---Cafard? - ---Plus ou moins. - ---Venez donc avec moi. Vous n’avez pas encore vu toutes les vieilles -maisons d’Argenton. Il y en a de charmantes au bord de l’eau. - ---Vous me tentez, mais mon divan me tente davantage. - ---Comme il vous plaira, cher ami. En tout cas, si le cœur vous en -chante, je pars à onze heures. - ---Merci. - -Je m’enfermai dans l’atelier. Un peu d’isolement au milieu de mes vagues -maquettes m’attirait plus que toutes les excursions du monde. Non point -que j’eusse ce matin-là, pour le beau-frère, un dédain plus grand. Non. -Au contraire. Depuis la veille, il me semblait moins antipathique. Il -n’avait pas eu l’air ravi, lui non plus, de voir sa belle-sœur entre les -bras du médecin. Je m’en étais bien aperçu. Et mon dégoût et ma méfiance -de cet homme suspect me rapprochaient du beau-frère, qui m’avait été -suspect lui aussi, mais d’une autre façon. Néanmoins, je préférais -d’être seul, et de ne pas faire le voyage d’Argenton. - -Rien ne m’apaise tant que de songer ou de réfléchir dans le lieu même où -j’ai l’habitude de travailler. Je ne suis pas un de ces sculpteurs de -génie comme on en rencontre dans les romans. Je sais où sont mes -limites. Pourtant, et tout modeste artiste que je sois, quand je suis -dans mon atelier, parmi mes ébauches, mes cartons et mes livres, -j’éprouve un sentiment de bien-être qui me rassérène. Le monde idéal où -nous pénétrons si facilement, nous artistes, il nous console de l’autre -monde qu’on ne peut pas abolir. Mon atelier? C’est là que j’ai toujours -trouvé mes meilleurs amis. C’est là de même, ce soir, que j’écris ce -chapitre. Je suis seul. Nul ne viendra me visiter. Nul. Et nulle. Quelle -solitude! - -Hélas! à quoi pend notre pauvre bonheur? A moins qu’à un geste, à moins -qu’à une parole, à rien, à moins qu’à rien. O souvenir, souvenir, noir -aliment de notre humilité, amer soutien de nos tristesses, fumée, fumée! -Qu’avais-je besoin d’aller chercher ce livre dans ma chambre? -Qu’avais-je besoin de sortir de mon atelier et d’aller au-devant du -malheur? - -J’y fus. - -Je redescendais, ce livre à la main, que j’étais allé chercher dans ma -chambre. - -La porte du salon, sur le vestibule, était ouverte. - -Machinalement, je regardai. - -Debout, le médecin tenait mon amie et lui baisait la bouche. - -Ils me virent comme je les vis. - -Elle le repoussait. - ---Ah! s’écria-t-elle, je vous le disais bien! - -A ce moment, la voiture quittait le garage. - ---Une minute, voulez-vous? dis-je au beau-frère. Je prends mon chapeau, -et je vous accompagne. - ---Nous déjeunerons là-bas, me dit-il. - ---Tout ce que vous voudrez. - -A mi-côte, je me retournai vers la maison. Mon amie était sur le seuil, -et nous regardait partir. - -J’avais pris, on le devine, la décision de m’échapper de mon enfer. Je -ne souffrais pas. Je ne souffrais plus. J’en étais surpris à la fois et -content. J’éprouvais ce qu’on éprouve quand un coup de bistouri vient de -libérer un abcès: un soulagement profond. - -M’échapper. Oui. Me reprendre. Me guérir. L’horrible jeu n’avait duré -que trop longtemps. - -Il ne fallait pas plus d’un quart d’heure pour aller à Argenton. Le -beau-frère se rendait à l’usine. Il me laissa sur la place du marché. - ---Rendez-vous à la _Cloche d’Or_, à midi et demi, me dit-il. - ---Entendu, fis-je. - -Les vieilles maisons du bord de l’eau ne m’intéressaient pas. C’est au -bureau de poste que j’avais affaire. Je désirais m’envoyer un -télégramme. - -Le bureau de poste était vide. J’en profitai. Je priai la seule jeune -fille présente de me recopier sur une feuille de papier bleu -réglementaire le texte de la dépêche que je voulais recevoir. Elle -n’avait pas l’air de comprendre. Mais je lui tendis un petit billet de -banque, et elle fit comme si elle comprenait. - -Quand le beau-frère vint me rejoindre à l’hôtel de la _Cloche d’Or_, je -lui montrai le télégramme. - ---Le dernier oncle qui me reste, expliquai-je. Il est au plus mal. J’ai -un train à deux heures, je vais le prendre. Vous aurez l’obligeance de -m’excuser auprès de mes amis, n’est-ce pas? - -Ainsi je sauvai la face. - -De Paris, le lendemain, j’écrivis au beau-frère que je serais -probablement forcé de prolonger mon absence, l’état de mon oncle étant -mauvais, mais non point encore désespéré. - -Pendant trois jours, si parfois je souffris, j’eus plus souvent la joie -de me croire en bonne voie de convalescence. Mon aventure m’apparaissait -comme celle d’un étranger, ou tout au moins d’un camarade. Je la jugeais -du dehors. J’en reconstituais le dessin. Dans l’ensemble, des détails -négligés prenaient une valeur qui m’étonnait. - -J’allais tous les jours chez nous, dans ce petit appartement que j’avais -meublé pour elle. C’est là que je souffrais surtout. Quels que fussent -ses torts, je ne pouvais pas supprimer d’un trait de volonté, comme d’un -trait de plume, les instants de bonheur qu’elle m’avait donnés. Femme -imprudente ou perfide, qu’avait-elle fait? Et méritais-je pareille -avanie? Ou qu’aurais-je dû faire? Que voulait-elle? Que ne voulait-elle -pas? Mais je ne regrettais point de lui avoir prouvé que j’étais assez -fort pour me délivrer de ses pièges. - -Le quatrième jour, je reçus une lettre, dont la haute écriture mince -m’était familière. J’eus la force de ne pas l’ouvrir. - -J’eus la force de n’ouvrir aucune des huit lettres qui m’arrivèrent -ensuite l’une après l’autre. Je les posais, à mesure, l’une sur l’autre, -dans une coupe de verre jaune de notre petite chambre jaune et bleue. -Plus elles devenaient nombreuses, plus je sentais que je ne les -ouvrirais pas. - -J’écrivis alors au beau-frère que, mon absence menaçant de se prolonger -sans que j’en pusse prévoir la fin, je le priais de me renvoyer ma -malle, et de me laisser remettre à plus tard le plaisir de dresser dans -le parc d’Argenton la fontaine et les statues qu’il y souhaitait. - -Mon amie savait bien que je n’avais plus de famille et que la prétendue -maladie de mon oncle n’était qu’invention et prétexte. Après ce que je -venais d’écrire à son beau-frère, elle devait comprendre que je -renonçais enfin à souffrir davantage par elle. - -Je reçus encore deux lettres. Puis rien. - -Trois jours passèrent. Je ne recevais plus rien. La séparation était -définitive. Pour la première fois depuis mon départ d’Argenton, je -pleurai. Tant que je n’avais pas la certitude que tout fût fini, j’étais -trop encore sous l’influence, reconnue ou inconsciente, de ma colère. Le -silence de celle que j’avais tant aimée me fit l’effet d’un gouffre où -mon beau trésor s’engloutissait. - -Et puis... - -Et puis je reçus l’effroyable nouvelle. - -D’abord je ne compris pas. Je ne voulais pas comprendre. Ce n’était pas -possible. - -Il me fallut relire le billet que, dans le désarroi de la maison, le -beau-frère avait eu la bonté de m’adresser. - -Que disait-il? - -Mon amie? Noyée? Avec ses deux enfants? Et l’on n’avait retiré de la -rivière, au barrage du moulin, que trois cadavres? - -Était-ce possible? Était-ce possible? - - * * * * * - -Y eût-il une façon la plus pudique d’exprimer la douleur d’un homme qui -vient de perdre celle qu’il aime et qui ne peut même pas la conduire à -sa tombe, je jetterais ici le voile lourd de mon silence. Je n’ai pas le -goût de pleurer en public. Les larmes doivent être secrètes. Secrètes. -Secret. Ce mot couvre comme une dalle de granit gris toute ma pauvre -aventure, tout mon pauvre amour. - -Mon amie morte, plus rien ne signifiait rien autour de moi. Qu’on se -rappelle au fond de quelle solitude je me traînais avant de l’avoir -retrouvée à Nice, un jour de soleil qu’elle était vêtue de blanc. Qu’on -se rappelle du fond de quelle solitude elle m’avait ramené vers une vie -moins morne. Qu’on se rappelle comme tout s’était transformé pour moi -depuis qu’elle m’avait permis de l’aimer. - -Elle était morte. Je retombais à ma solitude, mais à quelle solitude -plus sombre? Elle était morte; mais comment? Je ne savais rien. Mais où -aurais-je pu savoir quelque chose? Écrire? Interroger? Montrer trop -d’intérêt? Compromettre une morte? Et saurais-je les causes de cet -accident horrible? Qui les savait? Et si elle avait provoqué l’accident? - -Une crainte atroce s’installait en moi peu à peu. Je cherchais vainement -à l’éluder, car je ne songeais plus aux tortures que, le voulût-elle ou -ne le voulût-elle pas, mon adorable amie m’avait infligées. Cette -parfaite reconstitution de notre amour que j’avais si aisément élaborée -à mon retour d’Argenton, après ma fuite, elle s’était effacée tout d’un -coup à l’annonce de la catastrophe. Il ne m’en restait qu’un chaos -d’images vives où j’eusse été bien en peine de choisir. Et toutes mes -pensées ne se fixaient que sur un point: la mort de mon amie. La mort -emporte toutes nos pensées. - -Que n’aurais-je pas donné pour savoir comment mon amie était morte! De -toute sa vie qui m’avait échappé, dont ç’avait été mon tourment -quotidien de ne rien savoir, tout m’échappait donc, jusqu’à cette triste -consolation de savoir comment elle s’était achevée? De celle que -j’appelais Mienne, non sans en frémir chaque fois d’inquiétude, je ne -pouvais donc me flatter de posséder rien? Et sa tombe, loin de moi, je -ne savais même pas où, s’était à jamais fermée sur son mystère? - -Que parlé-je d’accident? Une crainte atroce m’obsédait. Est-ce que mon -amie, innocente peut-être, innocente en dépit de tout ce que j’avais vu -et de tout ce que j’avais cru voir, et désespérée de ma fuite, est-ce -que mon amie avait eu le triste courage...? Est-ce qu’elle était morte à -cause de moi, par moi, pour moi? Mais comment le savoir? Et comment -admettre qu’elle eût entraîné ses enfants avec elle? Et pourquoi, si -elle était innocente, avait-elle eu recours à cette preuve déplorable? - -Tant de questions m’assaillaient à la fois devant le billet du -beau-frère que je tournais et retournais entre mes doigts! Et toujours, -tellement l’intelligence humaine s’atrophie dans les grandes -circonstances, toujours je revenais à cette misérable conclusion, que je -ne comprenais pas. Je ne comprenais pas. Et comment savoir? Savoir si -peu que ce fût, mais savoir quelque chose, savoir... - -Penché sur ce gouffre où j’avais eu, qu’on se le rappelle, le -pressentiment que notre amour s’était englouti dès mon départ -d’Argenton, j’essayais en vain d’imaginer ce que je n’arrivais pas à -déduire, faute d’éléments suffisants. Je m’accusais déjà d’être parti -sans attendre. Je me reprochais ma précipitation. Mais quoi? N’avais-je -pas vu qu’ils s’embrassaient dans le salon? Et mon amie aurait-elle pu -nier cette fois? Qu’eussé-je attendu? Et pouvais-je capituler encore une -fois, capituler toujours, et toujours accepter tout? - -Tout s’achevait de façon affreuse, par ce billet que le beau-frère -m’avait envoyé. Que je comprisse ou non, la mort brutale nous arrachait -l’un à l’autre: telle était la réalité nue, froide, impitoyable. Il me -souvint du poème de Charles Guérin que je lui avais lu, un jour, dans -cette même chambre jaune et bleue où j’étais seul à cette heure avec ce -billet tragique entre les doigts. Quel rapprochement! Quelle -coïncidence! Je blémis en me répétant le - - _Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,_ - _Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes_ - _Au gouffre brusque de la mort!_ - -Et soudain je me levai. N’avais-je pas là sous la main peut-être de quoi -m’éclairer? De toutes les lettres que mon amie m’avait écrites depuis -mon départ, je n’en avais pas ouvert une. Je les ouvris, je les -parcourus. - -La plus ardente passion s’y avouait sans contrainte. A n’en juger que -par ces pages brûlantes, où elle allait jusqu’à se déclarer prête à tout -abandonner pour me suivre, mon amie y apparaissait comme la Mienne que -j’avais rêvé qu’elle fût. Mienne? Ah! Mienne, quel rêve! Et -qu’avait-elle fait, ma Mienne adorée, ma pauvre Mienne? Dans sa dernière -lettre, elle me suppliait de lui revenir ou de l’appeler à moi. -Dépouillée de tout orgueil, elle me demandait de lui dire au moins que -je ne l’aimais plus, que je ne voulais plus d’elle; elle me promettait -de ne plus m’importuner ensuite. Et c’était tout. Plus rien. Je n’avais -rien répondu. Elle était morte. Était-elle morte à cause de moi? La -crainte atroce me harcela de nouveau. Les lettres de mon amie ne -m’avaient pas éclairé. Elles augmentaient seulement l’impuissante -tendresse de mes regrets. - -Mienne! Mienne chérie, Mienne imprudente, Mienne coupable même, est-il -vrai que tu aurais couru vers moi, si je t’avais appelée? Est-il vrai -que tu aurais abandonné tout pour vivre avec moi, tout, ton mari, tes -enfants, le luxe de ta maison, le plaisir de tes bals, ton existence -brillante et facile, pour mener à côté de moi une vie simple, peut-être -difficile, hasardeuse en tout cas, et certainement sévère? Est-il vrai -que tu étais prête à braver pour moi l’opinion des gens que tu -fréquentais, et à supporter d’être sans doute méprisée? Est-il vrai que -tu te sentais enfin la force d’être mienne entièrement, jalousement, -comme je te voulais? - -Regrets, autre fumée, la plus âcre! Vous nous reliez du moins à ceux que -nous pleurons. Vous soutenez aussi nos pensées que la présence de la -mort épuise, et vous prolongez dans nos cœurs pour un temps, le plus -longtemps possible, ceux qui ne sont plus. Regrets de l’homme, vous êtes -son excuse et sa pudeur en face du néant. Regrets, inutiles regrets, -vous fus-je assez docile au long des jours qui suivirent la mort de -celle que j’aimais? Suis-je descendu assez bas, dans ma solitude -misérable, sous l’accablement de la douleur? - -Un jour, une quinzaine de jours après qu’il m’eut annoncé la mort de mon -amie, le beau-frère se présenta chez moi. J’étais dans mon atelier, -travaillant sans enthousiasme à des dessins commandés. Je le reçus comme -un ami qu’on n’a pas revu depuis plusieurs années. - -Je n’avais plus aucune rancune contre lui, et lui, de son côté, se -montra moins guindé que naguère. Nous nous tenions les mains longuement. - ---Cher ami... - ---Oui, dit-il, nous pensions que vous deviez avoir du chagrin. - -Il s’arrêta. - ---Alors je suis venu, dit-il. - -Il s’assit sur le divan que je débarrassais des cartons qui -l’encombraient. - ---C’est affreux, n’est-ce pas? fit-il. Mourir ainsi, à son âge! Elle -n’avait pas vingt-cinq ans. Vous ne trouvez pas que la mort des êtres -jeunes, en pleine santé, a quelque chose de bête qui révolte? - ---Votre billet m’a déconcerté, répondis-je. Je ne pouvais pas -comprendre. - ---Ç’a été si rapide! Figurez-vous... - -Au lendemain d’un orage qui avait grossi la Creuse, et en l’absence des -deux hommes, elle s’était embarquée pour une promenade, avec ses deux -enfants. - ---Elle allait quelquefois ainsi seule sur la rivière, mais le courant, -ce jour-là, était plus violent qu’à l’accoutumée. Si bien qu’à la pointe -de l’île, près de l’endroit où nous avions pêché, vous en souvient-il? -la barque s’est tout à coup retournée. Une femme a donné l’alarme, mais -les eaux jaunies par l’orage ont gêné les recherches. On a fouillé la -rivière jusqu’à la nuit close. On n’a retrouvé les trois cadavres que le -lendemain, au barrage du Moulin Vert. Dans quel état, vous le devinez. - -Je ne l’avais pas interrompu. - ---La barque s’est retournée, dis-je, mais comment expliquez-vous?... - -Il baissa la tête. - ---Hélas! Je n’ose pas vous dire comment je l’explique. - ---Que voulez-vous dire? - ---J’ai ma part de responsabilité dans cet abominable accident. - ---Vous? - ---Oui, et vous aussi. - ---Moi? - ---Oh! involontairement, fit-il. La fatalité s’en est mêlée. - ---Mais encore? - ---Vous vous rappelez que vous aviez fendu l’une des rames en son milieu? - ---J’avais chargé le jardinier de la consolider. Seulement, j’ai négligé -de vérifier ce qu’il avait fait, et même de m’assurer qu’il eût fait -quelque chose. Voilà ma faute, et de n’avoir pas remplacé, ce qui était -encore plus sûr, la rame fendue. - ---Alors? - ---Alors il est probable que, quand la pauvre petite a voulu virer pour -rentrer à la maison, peut-être avec un effort trop brusque, la rame -fendue s’est brisée contre le courant, et la malheureuse perdant -l’équilibre a dû entraîner la barque dans sa chute. - -Je me taisais. Il ajouta: - ---On a retrouvé les deux tronçons de la rame. - ---C’est affreux, dis-je. - ---Mon frère a failli devenir fou. - ---S’il y avait des paroles pour consoler, je me serais déjà fait un -devoir d’aller lui témoigner ma sympathie. Mais ne vaut-il pas mieux -respecter de telles douleurs? - ---Il est certain qu’on se sent bien maladroit devant ceux qui souffrent. - ---Et à quoi bon? dis-je. - ---Oh! dit-il, mon frère est énergique. Il se dompte. Il viendra vous -voir, il m’en a manifesté l’intention. N’êtes-vous pas de ceux qui ont -connu la pauvre enfant quand elle n’était qu’une gamine? C’est presque -avec un de ses parents que mon frère croira s’entretenir d’elle. Elle -n’avait plus de famille. - ---Je sais. - -Il se levait. Il se ravisa. Il eut l’air gêné. - ---Je vais vendre la propriété d’Argenton, dit-il. Vous concevez que mon -frère ni moi ne pourrions plus vivre dans cette maison qui avait été -choisie par elle et pour elle. - ---En effet. - ---Et vous nous pardonnerez, si nous vous demandons de renoncer au projet -que nous avions eu... - ---Je vous en prie. Je comprends trop bien. - ---Merci, fit-il. - -Et il me secoua les mains. - -Cette fois, il s’en alla. N’était-il venu que pour s’acquitter de ce -dernier souci? Était-il venu plutôt pour me donner des remords? Avait-il -découvert notre secret, et voulait-il aggraver ma peine? Et devais-je -continuer à me méfier de cet homme impénétrable? Ou si j’avais tort, -toujours tort, de chercher là, comme partout, des complications pour -m’en torturer? - - * * * * * - -CINQ ou six semaines plus tard, ce fut le mari qui vint me surprendre -dans mon atelier. - -Il avait vieilli, il s’était voûté légèrement. Il ne se surveillait pas -comme jadis dans ses propos, il parlait avec moins de retenue. La -douleur l’avait transformé. Lui si réservé toujours jusqu’à sembler -insensible, il s’abandonna tout de suite devant moi sans fausse honte. -Jamais je n’avais souffert à cause de cet homme au point où j’en -souffris ce jour-là. - -Celle qui, vivante, avait fait de nous deux ennemis, conscients ou non, -nous dressa l’un en face de l’autre après sa mort dans une attitude plus -dangereuse. Je n’avais aucune envie de le revoir. Cet homme, je ne le -haïssais pas, je le détestais. Il avait été le maître de celle qui -voulait, ou qui m’avait déclaré qu’elle voulait être mienne. A son insu, -je le concède, mais en fait il avait pesé sur ma vie et sur le bonheur -auquel j’aurais pu prétendre. Morte celle que j’aimais, rompue toute -espérance, que venait-il faire chez moi? - -Il m’apportait une lettre, qu’il m’offrit dès les premiers mots. - ---Je l’ai trouvée dans le petit bureau de ma femme. Elle était à votre -nom. Elle vous appartient. La voici. J’ai pensé qu’il vous serait -précieux de recevoir ce souvenir d’elle. Vous ne l’ouvrez pas? Vous -n’êtes pas curieux. - -Je posais l’enveloppe cachetée sur la cheminée, dans une coupe de grès. - ---Je ne l’ouvre pas, et je ne l’ouvrirai pas, dis-je. Puisque mon amie -n’avait pas jugé bon de me l’envoyer, je me reprocherais de forcer son -vœu. Je la garderai précieusement en effet, comme un souvenir, mais -telle que vous l’avez trouvée. - ---Savez-vous que c’est d’un joli sentiment, cela? - ---Votre frère en rirait. - ---Mon frère ne rit plus. La maison est trop vide à présent. Toutes les -pièces nous en semblent trop grandes. La chambre des enfants... - -Il fit un effort. Des larmes lui venaient. - ---La chambre des enfants, je ne peux pas y entrer sans pleurer, comme je -fais ici, vous voyez? Ces deux petits lits, de chaque côté de la -fenêtre, qui semblent toujours attendre, c’est une chose qui vous -arrache le cœur. Oui, vous n’avez pas d’enfant, vous ne savez pas comme -on peut aimer ces êtres fragiles nés de vous et de la femme qu’on aime. -On en est fier. Ils étaient si beaux, mes petits garçons! Et déjà -tendres, affectueux, les vrais fils de leur maman. - -Il pleurait, les épaules hautes, penché en avant, le mouchoir sur les -yeux. - -J’allumai une cigarette. - -Il poursuivit: - ---J’aurais désiré pouvoir ne toucher à rien dans l’appartement, laisser -tout en place, comme autrefois. Je ne pourrai pas. Je n’aurai pas la -force. Je vous parlais de la chambre des enfants? Mais notre chambre, -Monsieur, que vous en dirai-je? Que vous en dirais-je? Nous faisions lit -commun, vous le savez, ma femme n’avait jamais voulu que nous eussions -deux chambres; eh bien! je ne peux pas me résoudre à coucher dans ce lit -où nous avons dormi côte à côte. Songez, Monsieur, que c’est là qu’elle -a mis au monde nos enfants, et que c’est là que nous nous sommes aimés. - -J’eus un geste, qui le trompa. - ---Oh! fit-il, je peux bien vous confier cela à vous qui l’avez connue -alors qu’elle n’était qu’une toute jeune fille, et qui l’aimiez d’une -bonne affection: en la perdant, j’ai perdu plus qu’une compagne -délicieuse; elle était une femme incomparable, la femme même que je -croyais impossible de rencontrer à notre époque. Jamais elle ne m’a -donné le moindre sujet d’inquiétude, le moindre motif de jalousie. Il ne -manque pas de femmes à présent dont on aurait plaisir à faire sa -maîtresse de quelques jours ou de quelques semaines; il n’y en a guère -dont on voudrait faire sa femme. Elle, je me félicitais chaque soir de -l’avoir rencontrée. Elle méritait l’estime et la gratitude. - -A cet homme en larmes qui m’étalait son bonheur magnifique, qu’aurais-je -répondu? Je me taisais. - -Il continua: - ---Non point qu’elle fût seulement une épouse parfaite et, pour nos -enfants, une mère attentive. Elle avait cependant une façon toute -particulière d’égayer un intérieur et d’être, comme on dit vulgairement, -l’ange véritable de notre foyer. Et de telles vertus suffisaient à lui -gagner mon cœur. Mais elle avait de surcroît ce qui souvent fait défaut -aux meilleures épouses. C’était, comment dire? une façon toute -particulière aussi d’être autre chose qu’une compagne même parfaite. -Dans l’intimité, vous ne l’auriez pas reconnue. Oui, Monsieur, j’étais -arrivé jusqu’à mon âge sans soupçonner que l’amour pût n’être pas un -mythe poétique. - -J’écrasai ma cigarette dans un cendrier. - -Il continua: - ---Vous avez un jour entendu mon frère épiloguer lyriquement sur la -nécessité de la jalousie, et vous vous rappelez peut-être que je ne -l’approuvai pas. Mais vous rappelez-vous ce que ma femme lui -répondit?--qu’elle n’admettait pas qu’on fût jaloux quand on n’avait pas -sujet de l’être? Elle venait ainsi, et vous ne vous en êtes probablement -pas douté, d’établir le bilan exact de notre union. Quelquefois, certes, -elle jouait, par pur badinage, à s’assurer de mes sentiments, car elle -avait la touchante habitude, après plusieurs années de mariage, de me -demander à tout propos si je l’aimais toujours; et elle s’amusait -quelquefois, dis-je, à éveiller en moi un peu de jalousie. Tenez, un -soir, par exemple, elle me demanda, d’un air sérieux, ce que je ferais -si j’apprenais que vous étiez son amant. Mais pouvais-je m’alarmer? Au -même instant, elle m’attirait à elle et cette scène charmante se -passait, vous l’avez deviné, dans ce lit où vous comprenez que je n’aie -plus le courage de me coucher. - -Immobile sur mon fauteuil, je m’y sentais rivé comme devant ma table -d’Argenton, naguère, dans cette nuit où j’avais entendu de quelle façon -ils s’aimaient. Quel nouveau cauchemar m’envahissait ici? - -Il continua: - ---Non, j’avais le droit d’être sûr d’elle. Elle me donnait assez de -preuves de son attachement. Et je ne parle pas de cet attachement moral -qui est de règle entre époux. C’est du physique aussi que je parle. On -voit en effet assez de ménages où la meilleure entente règne dans la -journée, mais où l’un des deux ne s’accommode pas, ou s’accommode mal de -l’autre, à de certaines heures. De là tant de maris, par ailleurs -excellents, qui ont une maîtresse, et des femmes, mères sans reproches, -qui s’égarent. Notez, Monsieur, que je ne suis pas de ceux qui ne -songent qu’aux plaisirs du lit: non, il y a des plaisirs plus dignes; -mais je ne les méprise pas, et j’estime que rien n’est sain comme -l’amour entre gens qui s’aiment. Or dans cette matière, je peux dire -qu’avec ma femme notre entente était complète. Non, non, je peux vous le -dire. Je le dirais à son père s’il était encore là, et vous êtes, vous -permettez? un peu son grand frère, n’est-ce pas? Je n’ai eu de ma femme -que des satisfactions. Cela n’est pas si commun. D’autant que j’avais -tout lieu d’appréhender que notre mariage ne tournât pas si bien. Elle -n’avait pas de dot et pas d’espérances, vous le savez, et j’étais ce -qu’on appelle un homme riche; encore que je ne sois pas spécialement -laid, je n’ai rien de séduisant, et je n’ai pas l’art de parler aux -femmes: bref, je pouvais craindre de n’être que toléré, accepté, et rien -de plus. J’eus l’orgueil de la conquérir lentement. Si elle m’avait fait -de grandes protestations dès le début, je me serais tenu sur mes gardes. -Elle est venue à moi peu à peu, et j’ai vu naître et croître son -affection. Depuis un an, depuis six mois surtout, j’aurais pu, si -j’étais fat, tirer vanité de mon bonheur. Oui, Monsieur, de mon bonheur, -le mot n’est pas excessif. Pour un homme qui travaille durement toute la -journée à des travaux souvent fastidieux, il n’est pas de plus belle -récompense que de trouver chez soi, en rentrant, une femme douce, -tendre, et, mais oui, je n’en rougis pas, amoureuse. - -Il s’était tu. Je me taisais. Un silence se fit entre nous, que je fus -seul peut-être à remarquer. Lui était tout à ses souvenirs et à son -bonheur. - -Il reprit: - ---C’est curieux, comme la femme la plus modeste d’apparence peut se -révéler différente, et avec tant de simplicité, dans le secret de sa -chambre. Enfin, Monsieur, vous qui l’avez bien connue, auriez-vous cru -cela d’elle? Vous savez que nous allions souvent en soirée, et qu’elle -avait un goût assez vif pour la danse. Eh bien, quand nous rentrions, -tard, à l’aube parfois, après de longues heures où elle s’était -fatiguée, où elle avait été fêtée, complimentée, voire sollicitée, elle -ne se montrait jamais si ardente qu’à ces moments-là, et c’est moi qui -devais la modérer. Elle eût commis les pires imprudences. - -J’entendais à mes oreilles bourdonner la fièvre. Mes mains serraient, à -s’y faire mal, les poignées du fauteuil. - -Il continua: - ---Comment n’aurais-je pas eu confiance en elle? Vous l’avez vue dans le -monde, Monsieur, elle ne faisait pas la prude ni la mijaurée: elle -écoutait tout, et répondait: elle ne repoussait pas d’un air outré les -compliments; elle n’affichait pas son amour, ce qui est ridicule; bien -malin qui eût deviné si elle aimait son mari ou non! Mais bien maladroit -qui s’y fût risqué. Si un rustaud poussait trop loin ses essais de -galanterie, elle le remettait vertement à sa place. Elle avait souci de -son honneur autant que du mien. Ainsi, quelques jours avant... - -Il s’arrête, puis: - ---Au fait, dit-il, vous étiez là quand il est arrivé. - ---Qui donc? - ---Le médecin. Oui, et vous nous avez quittés la veille de l’algarade. - -J’ouvris de grands yeux. - ---Le soir même de votre départ, après le dîner où j’avais remarqué que -ma femme n’était pas dans son assiette, comme je m’inquiétais de sa -mauvaise mine, elle se jeta dans mes bras en pleurant. Quand elle put -parler, ce fut pour me demander que le médecin partît dès le lendemain. -«Ne me questionne pas, me dit-elle, j’ai mes raisons. Je ne veux plus -voir cet homme.» Je n’insistai pas. J’avais compris qu’il s’était oublié -devant elle. J’en eus la certitude le lendemain, lorsque je dus -signifier à ce triste sire son congé. Et je dis triste sire, parce que -je suis persuadé que je n’exagère pas. Je n’en veux à preuve que son -insolence à exiger des explications. - -Je le regardais. Ses yeux brillaient d’un éclat sombre. - ---Voilà ce que j’ai perdu, dit-il, j’ai tout perdu. Je suis un homme -fini. - -Je murmurai des mots d’encouragement, sans feu. - ---Oh! fit-il, je vous remercie de m’avoir écouté. Ce que je vous ai dit -m’a soulagé plus que tout ce que vous pourriez me dire. C’est vrai, cela -réconforte de parler de ceux qu’on aime à ceux qui les ont aimés aussi. -Car vous l’aimiez bien, n’est-ce pas, ma pauvre petite? - -Étaient-ce des larmes qui me troublèrent la vue? - ---Et vous permettez que je vienne vous parler d’elle quelquefois, de -temps en temps? - ---Autant qu’il vous plaira, répondis-je. - ---Ah! fit-il. - -Il s’était levé. D’un élan brusque il me prit par les épaules, me serra -contre lui et m’embrassa. J’eus les joues mouillées de ses larmes. - -Et il me laissa, veule et défait. - - * * * * * - -HUMILIÉ, je l’aurais été, si j’avais cru toujours aveuglément que ma -pauvre amie fût mienne. Hélas! J’avais trop douté d’elle et trop douté -du bonheur qu’elle s’efforçait de me procurer. - -La confession de son mari, qui m’étonna pour d’autres raisons, ne -m’écrasait pas à l’improviste. Et puis je ne suis pas tellement dépourvu -de sens critique: toute douloureuse qu’elle fût pour moi, l’ironie d’une -telle situation n’avait pas manqué de me frapper. Quelle misère! Il -était dit que je l’épuiserais toute. Il ne suffisait donc pas que -j’eusse à ce point souffert d’un partage où je ne trouvais pas mon -compte? Il fallait encore que la certitude me fût donnée, et par mon -rival, de son triomphe tranquille? Mienne, Mienne adorée, comme tu -mentais! comme tu mentais! - -Mais cette colère est morte aussi, apaisée peu à peu par le temps. Que -m’importe à cette heure de n’avoir pas été aimé, ou d’avoir servi de -jouet à une femme légère, ou d’avoir tiré d’une femme compatissante -quelques chers instants de pitié? Il ne m’en reste pas moins que j’ai -aimé cette femme, quelle qu’elle fût, et nul ni rien ne m’enlèvera -jamais le souvenir de ce noir bonheur. - -Aussi bien, nul non plus, ni rien ne me prouvera que mon adorable amie -fût si coupable. Toutes les apparences conspirent contre elle; mais, à -mesure que s’éloignent ces jours assombris, j’affirmerais avec moins -d’âpreté qu’elle ne fut pas trahie par les circonstances. Que ne dois-je -pas conclure en sa faveur, par exemple, lorsque je songe qu’elle chassa -le médecin qui fut cause de ma fuite? - -Il est vrai cependant que la confession du mari ne me laissait pas de -doutes sur la qualité de leurs rapports. Mais, si je fais néanmoins des -réserves sur la véracité même de cette confession, sans d’ailleurs -accuser le mari d’autre chose que d’une trop faible perspicacité, je -demande à les garder. N’importe qui les fera tout aussi facilement que -moi. C’est de cet homme que j’ai tenu ma plus grande disgrâce. C’est de -lui que j’ai reçu le coup le plus cruel, dont je suis demeuré défait -pendant plus de six mois. Mais j’ai eu ma revanche. J’étais trop -malheureux. Il avait été trop heureux: il rendit gorge. Je ne m’en -réjouis pas, s’il faut le dire franchement; le malheur des autre n’a -jamais fait ma joie; mais je ne peux pas clore mon récit sans y -rapporter que, depuis la mort de sa femme, cet homme a souffert et -souffre peu à peu et de plus en plus tout ce que j’avais souffert -moi-même. - -Il m’avait donné le spectacle de son amour triomphant. Avec quelle -insultante assurance, je l’ai dit. Pendant six mois, je ne le revis -pas. Il m’avait promis de revenir, il n’était pas revenu. Je ne m’en -plaignais pas, on me croira sans peine, et je ne serais pas allé vers -lui. Je pensais que je ne le reverrais plus, ou que, si je le -rencontrais, je le trouverais consolé. Je pensais qu’il l’était -peut-être déjà, et qu’il n’osait pas reparaître devant moi après m’avoir -en quelque sorte pris à témoin de l’ardeur durable de sa détresse. - -Il reparut. - -Mais il n’était pas consolé. Au contraire. Si la mort soudaine de sa -femme l’avait transformé dès la première heure en lui ôtant de cette -impassibilité dont il se cuirassait auparavant, il semblait, six mois -plus tard, moins impassible que jamais. - -Il parlait d’une voix saccadée. A tout propos il faisait des gestes. Il -ne se surveillait plus aucunement. J’avais en face de moi un homme -nouveau, que je devinais inquiet, agité, désemparé. Et son assurance de -naguère avait fondu. - ---Vous ne savez pas ce qui m’arrive? me dit-il après les phrases -d’excuse obligatoires. - -Je le regardai. - ---Je suis jaloux. - ---Jaloux? - ---Oui. Jaloux de ma femme. Jaloux d’une morte. - -Il avait tant de tristesse dans la voix que je me retins mal de frémir, -pressentant le drame. - ---Que dites-vous de ça? - ---Il faudrait m’expliquer... - ---Oh! c’est bien simple. - -Je dus cependant l’écouter avec attention pour démêler, au milieu de -nombreuses incidentes, qu’une femme, une amie de la famille, une veuve, -qui s’était montrée particulièrement affectée par la catastrophe -d’Argenton, qui avait ensuite témoigné pour le veuf d’une sympathie -active, et qui enfin s’était offerte sans succès à remplacer la morte, -avait insinué que la morte ne méritait peut-être pas des regrets si -profonds et s’était, avec une discrétion terrible, refusée à préciser -davantage. - ---Vengeance de femme, déclarai-je d’un ton de mépris. - -Il se passa la main sur le front. - ---Évidemment, je le pense aussi, je me le dis, je me le répète. Mais... - ---Calomnies pures, affirmai-je. - ---Certes, calomnies pures. Mais rappelez-vous le couplet de _Figaro_: -Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose. - ---Voyons, Monsieur, vous êtes un homme. Vous... - ---Je suis très malheureux. - -Que répondre? - ---Depuis huit jours que le poison m’a pénétré, dit-il, je ne peux pas me -débarrasser de ce doute croissant, et je me torture à chercher des -preuves, des indices, des présomptions, que sais-je? tantôt pour le -réduire à néant et tantôt pour le justifier. Car j’en suis là, que -j’admets que ma femme ait pu n’être pas la femme fidèle que j’étais sûr -qu’elle était. Ne suffit-il pas que d’autres l’admettent ou l’insinuent? -Pour quelques mots perfides lancés par une gueuse... - ---Vous le voyez, vous le dites vous-même. - ---Je vois par-dessus tout que je ne suis plus sûr de rien. C’est odieux. -Que voulez-vous? J’ai réfléchi. Je réfléchis. Je trouve qu’un bonheur -tel que celui que je croyais mien, n’est pas naturel, n’est pas -humainement possible. Vous le trouvez naturel, vous? - -Il me prenait de court. J’hésitai. Il le remarqua. - ---Vous le voyez vous-même, je vous renvoie votre argument: vous ne -protestez pas. - ---Pardon, je... - ---Mais non. Mon bonheur était trop beau pour être réel. Il ne faut pas -oublier les conditions de notre mariage, ni que j’étais riche, alors que -celle que j’épousai n’avait pas un sou. Jamais, vous le pensez bien, je -n’ai rien négligé pour que ma femme fût persuadée que je lui devais plus -qu’elle ne me devait. Mais quoi! je n’ai pas de ces illusions: un homme -qui achète une femme, n’a pas le droit d’exiger l’impossible, fût-il le -meilleur des hommes. - ---Vous devenez injuste, dis-je. - ---Je deviens juste, répliqua-t-il, amer. Je commence à me demander si -j’ai fait tout ce que je pouvais pour que ma femme n’eût aucune raison -de me considérer comme le maître que j’ai toujours redouté d’être. C’est -ma faute. Je n’ai peut-être pas eu assez de courage, je veux dire assez -de courage pour ne pas craindre de découvrir devant elle mes sentiments. -On est souvent victime de son orgueil. On s’imagine qu’on s’abaisserait -en se laissant voir tel qu’on est par une femme. On s’imagine que des -actes ont plus de portée que des paroles. Ah! ce doute qui m’est venu, -ce doute qui me ronge depuis huit jours, je conçois qu’il vous étonne. -Vous pensiez que nous étions un ménage parfait, n’est-ce pas? Oui, tout -le monde le pensait. Je le pensais aussi, tellement il y avait autour de -nous de ménages moins bons. Et voilà tout à coup que je m’aperçois que -je n’ai jamais su si ma femme était heureuse ou non par moi, et voilà -que je doute qu’elle l’ait été, et voilà que je doute de ses -protestations. Je vous semble ridicule? - -Il ne me semblait pas ridicule, ai-je à le confirmer? J’avais porté trop -longtemps en moi l’angoisse dont il ne commençait que d’être atteint. -Comment l’apaiser? Il me faisait pitié. Mais nul héroïsme ne m’animait à -son endroit. Et si j’avais envie de lui démontrer qu’il s’égarait, et si -je mis toute mon éloquence en œuvre pour le lui démontrer, en effet, ou -pour essayer de le lui démontrer, ce ne fut point par grandeur d’âme; ce -fut par jalousie, ma jalousie tenace, car j’étais offensé qu’il pût -éprouver lui aussi cette angoisse que mon amour avait atrocement -savourée. - -Eus-je le talent de convaincre ce malheureux qui m’avait si -singulièrement choisi pour confident de sa peine? Il s’en alla -rasséréné, du moins en apparence, et confondu de gratitude, me -sollicitant de ne pas lui refuser mon amitié, d’excuser sa faiblesse, et -de permettre qu’il vînt m’importuner encore. - -Il revint donc. - -Il revint plusieurs fois. - -Chaque fois, il me parut un peu plus inquiet. Son inquiétude n’avait eu -d’abord qu’une forme assez vague; il ne cherchait à ses doutes que des -raisons d’ordre en quelque manière logique, et abstraites; il faisait, -somme toute, de la jalousie dans le vide. Mais peu à peu, il se mit à -examiner l’une après l’autre les personnes de son entourage, à se -remémorer ce que sa femme lui avait dit de chacune d’elles, quelle -avait été leur attitude, et la qualité de leurs relations, quels avaient -pu être leurs sentiments. Ses soupçons prirent corps. Sa jalousie -rétrospective se fixa peu à peu sur ses différents amis. Il n’admettait -plus, comme aux premières heures, que sa jalousie pût être injustifiée. -Qu’elle lui fût venue, lui semblait un motif de la subir. Toutes les -objections que je lui présentais, elles étaient peut-être mauvaises: il -les discutait et les repoussait. - -J’assistai, morne et contrit, au lent supplice qu’il s’imposa. Je ne -reconnaissais pas, en cet homme ardent et sans orgueil, l’homme modéré, -froid et distant de naguère. J’assistai, morne et soumis, au progrès de -sa passion. - ---Jamais je n’aurais cru, me disait-il, que je pouvais aimer ainsi. - -Il ne se reconnaissait pas lui-même, et ne rougissait pas de me -l’avouer. Tandis qu’il doutait davantage de sa femme morte, il -regrettait davantage de l’avoir perdue sans lui avoir donné de son amour -des témoignages victorieux. - ---Si j’avais su, disait-il, si j’avais su, je l’aurais reconquise, je -l’aurais conquise. - -A d’autres moments, il évoquait ses meilleurs souvenirs. - ---Comment l’aurais-je soupçonnée? disait-il. Avant sa mort elle était -plus tendre qu’au lendemain de notre mariage. Depuis quelque temps, je -n’y songe pas sans une douce émotion, elle m’appelait _mon mien_. -N’était-ce pas d’une femme qui aime? - -Puis, comme je ne répondais rien, et après un silence: - ---Oui, murmurait-il, mais n’était-ce pas d’une femme qui veut endormir -et tromper? Franchement, trouvez-vous naturel qu’une femme se montre de -plus en plus amoureuse? - -Parfois, il parlait du médecin qu’il avait, à la prière de sa femme, -expulsé d’Argenton. - ---Qu’y avait-il entre eux? se demandait-il devant moi. Qu’y a-t-il eu -plutôt? Avait-il eu vent de quelque chose, et s’était-il cru en droit de -profiter d’un secret dérobé, le scélérat, pour se faire malproprement -payer sa discrétion? Car il n’y avait rien entre eux, n’est-ce pas? -C’est bien votre avis aussi? - -Avec la même déconcertante franchise, il me tint au courant de toutes -ses recherches et de ses perplexités. Il commit des erreurs. Il se -brouilla sans hésitation avec plusieurs de ses amis. Mais, parce que je -me gardais de l’interroger, je ne peux fixer ici de sa passion que ce -qu’il m’en conta. S’il alla jusqu’à des violences, je ne le sais point. -Je ne sais que ce qu’il m’a dit. Il ne m’a certainement pas dit tout. -Par le peu que je sais, j’imagine cependant sans trop de peine jusqu’à -quelles démarches inconsidérées il a dû descendre. - -A-t-il soupçonné son frère, comme je l’avais moi-même soupçonné? Je ne -le nierais pas. La dernière fois que je le vis, il me laissa -l’impression d’un homme qui ne se possède plus. Cet homme-là, je ne -jurerais pas qu’il ne fût pas capable de rompre ses plus chères -affections, et peut-être de pis encore. - -La dernière fois que je le vis, en effet, il entra chez moi d’un air -sombre. C’était environ quinze mois après la mort de sa femme. Ses yeux -avaient un regard dur. - -Au lieu de s’asseoir sur mon divan, comme il s’y asseyait d’habitude -sitôt que j’en avais ôté pour lui les cartons qui l’encombraient, il se -mit à marcher de long en large dans mon atelier. - -Il ne parlait pas. Je l’observais, en rangeant des papiers. - -Soudain, il se décida. - ---Après la mort de ma femme, dit-il, je vous ai apporté une lettre que -j’avais trouvée à votre nom dans son bureau. - ---Oui. - ---Cette lettre, vous ne l’aviez pas ouverte devant moi. - ---Je ne l’ai jamais ouverte. - -Il me regarda. - ---Vous l’avez encore? - ---Oui. Elle est là. - -Je désignais l’armoire. - ---Me la montreriez-vous? fit-il, la voix rauque. - -J’avais compris. - ---Non, dis-je, calme et résolu. Cette lettre n’appartient ni à moi ni à -vous. Elle ne sortira pas de cette armoire. Au reste, elle ne vous -apprendrait rien, soyez-en persuadé. - ---Je la veux, répondit-il, changeant de ton. - ---N’insistez pas. - ---Je la veux, cria-t-il. - -Et il se dirigeait vers l’armoire. - -Je le saisis par le bras. - ---Vous êtes fou? - -Ses lèvres tremblaient. - ---Allez-vous-en, lui dis-je. - -Je le poussai dehors. Il ne résista pas. - -Je ne l’ai plus revu. - - * * * * * - -ETRANGES retours de la fortune et de la passion! De ces deux hommes qui -aimèrent la même femme, bien que je sois l’un d’eux, je ne saurais -affirmer que celui-là fut le plus malheureux dont j’ai le plus -longuement conté l’histoire. - -Je n’avais jamais eu pour mon rival, pour mon rival heureux, une haine -profonde: il n’était pas volontairement responsable de ma misère: il ne -m’avait pas supplanté. Quand son bonheur s’effrita, si ma jalousie eut -des flambées nouvelles, j’éprouvai surtout pour lui de la pitié. Celle -que nous aimions tous deux était morte. Des souffrances qu’elle m’avait -infligées, à son corps défendant peut-être, je conservais un souvenir -douloureux, mais je conservais aussi le souvenir chaud des joies qu’elle -m’avait dispensées. Mon rival, mon rival désormais malheureux, ne -pouvait pas trouver dans sa misère les consolations que j’avais trouvées -dans la mienne: celle que nous aimions était morte; il ne pouvait plus -chercher au fond de ses yeux le regard qui désarme; il ne pouvait plus -espérer qu’une parole, même mensongère, même compatissante, dissipât ses -doutes; il ne pouvait plus rien espérer. Plus rien. Sa misère était à -jamais sans recours. La mienne? N’en parlons pas. Je n’en ai parlé que -trop. - -Tous deux évidemment, et chacun pour soi, nous fûmes coupables. En face -de la même femme que nous aimions, chacun de nous avait cru, pour des -motifs différents, qu’elle était sienne. Ni l’un ni l’autre n’avait eu -le courage et la faiblesse de la forcer à se faire connaître. J’étais -trop timide et trop résigné, il était trop fier et trop confiant; -j’avais eu trop de franchise, et lui trop de pudeur; mon amour s’était -livré trop naïvement, le sien s’était trop sévèrement dissimulé. Entre -nous deux, celle que nous aimions, qu’avait-elle voulu? qu’avait-elle -pensé? Lui ni moi ne le saurons jamais. Et de nous trois, puis-je même -accuser celui-là plutôt que celui-ci? Et plaindra-t-on l’un plutôt que -l’autre? - -Dans notre pauvre aventure, la morte n’a peut-être pas eu le lot le -moins enviable. Sans cet accident horrible que je ne veux tenir que pour -tel, sans cet accident qui ne prouve rien, qui n’achève rien, que fût-il -advenu de nous? Y avait-il au drame que nous jouions une issue qui ne -dût pas être désastreuse? En éliminant le cas du mari, dont la passion -ne dépendit que de la mienne brisée, que nous permettait d’attendre -notre amour dangereux? Les moralistes me répondraient que l’adultère -sème son châtiment. Je ne discuterai pas. - -Quant au mari, je ne sais pas comment il supporte sa détresse que je vis -poindre et grandir. Pendant près d’un an, je n’ai pas eu de nouvelles -de lui. Tout m’incite à supposer néanmoins qu’il n’a pas recouvré son -sang-froid de jadis, ni ce calme dont je comprenais que sa femme fût -excédée. - -Au dernier Salon, en effet, j’avais envoyé, comme je l’ai dit dès les -premières lignes, un simple moulage d’étude: une femme nue, couchée sur -le côté droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le -visage enfoui dans le creux des bras croisés haut, de sorte que l’on -n’apercevait de sa poitrine que la naissance du sein gauche. -Inconsciemment plutôt que sottement, j’appelais cela: _Souvenir_. Or, -huit jours après le vernissage, un inconnu se jeta comme un furieux sur -cette œuvre sans mérite et la détruisit à coups de marteau. Des -journalistes venus m’interroger, me répétèrent les initiales du nom de -ce fou, la police ne leur en ayant pas appris davantage. Je n’ai pas -besoin de dire qui était ce malheureux, ni que je demandai que l’affaire -n’eût pas de suites. - -Sans cette affaire, je ne me serais probablement pas aperçu que j’avais -fait prendre à mon modèle une pose que prenait d’habitude, décente et -narquoise à la fois, quand elle se mettait au lit, la femme adorable que -je pleure toujours. C’eût été de ma part imprudence et goujaterie, si je -n’avais pas agi sans dessein. Il a fallu que le mari, plus lucide et -pour cause, se crût outragé. Maladroit, sans le vouloir, j’ai provoqué -la rage de cet homme. Je lui ai de moi-même fourni la preuve qu’il eût -peut-être vainement cherchée ailleurs. - -N’est-il pas superflu que je détaille à présent la couleur de mes -souvenirs? Ce _Souvenir_, que j’exposais au dernier Salon, témoigne -assez que je n’ai rien oublié, et que, le désirant, je n’oublierais -rien: mon amie perdue est en moi le plus puissant de ces fantômes que -chacun de nous porte au profond de sa conscience. Elle dirige, sans que -je m’en rende toujours compte, le cours de mes songes. Au milieu de mes -travaux, au milieu de ces travaux où j’use mes journées et déroute mes -rêveries, elle est présente; elle y serait malgré moi. Je l’aimais comme -je crois que je n’aimerai jamais. On n’aime qu’une fois dans sa vie avec -tant d’enthousiasme et d’abandon. Si j’aime de nouveau, ce serait avec -moins d’exigence et plus d’habileté. Mais pourrais-je aimer? - -Hélas! si les douleurs anciennes ne disparaissent pas tout entières de -nous, elles ne persistent pas davantage avec leur acuité qui nous fut -chère. Elles fondent, elles s’usent, comme une falaise abrupte que lèche -l’océan; elles s’arrondissent: elles deviennent de tendres et cruels -souvenirs, autour de quoi montent, écument et sonnent nos agitations -perpétuelles. Que répondrai-je, si, me voyant silencieux et morose, on -me demande: à quoi pensez-vous? - -O Mienne, Mienne! Toi que je nommais Mienne, à qui étais-tu? Quelle -étais-tu? Le savais-tu seulement? Tête chérie dont je n’ai jamais connu, -dont nul n’a peut-être jamais connu le secret, cœur que j’ai senti -battre sous ma main tremblante, cœur fragile, cœur qui ne bats plus sous -la main de personne, trésor anéanti, orgueil et désespoir de qui t’aima, -ô mon amour! Voilà que je ne sais plus, moi non plus, quelle tu étais -pour moi. A mesure que le temps passe, j’ai bien l’impression que je ne -te vois plus tout à fait comme je te voyais, et je sais aussi que ton -image peu à peu se modifiera devant mes yeux qu’en vain je ferme pour -qu’elle ne me mente point. Tu m’échappas vivante. Est-ce que ton -souvenir m’échappera? Se peut-il que je ne garde pas toujours neuve -cette image charmante qui fut celle de tes derniers moments, celle de ta -jeunesse, de ta belle jeunesse ravie? Où fuis-tu, mon amour? Où me -fuis-tu? Suis-je déjà si vieux? Mienne, Mienne que j’ai mal connue, -Mienne que je n’ai pas connue, vais-je déjà ne plus me reconnaître? -Vais-je déjà m’étonner que ce soit moi qui porte au flanc cette blessure -qui saigne? - - - FIN - - ACHEVÉ D’IMPRIMER - EN DÉCEMBRE 1924 - PAR F. PAILLART A - ABBEVILLE (SOMME). - - * * * * * - - - BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON - - - Anthologie des Écrivains Morts à la Guerre (1914-1918) - - Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15 × 21 - -Exemplaires ordinaires 100 fr. les 4 volumes -Exemplaires sur Madagascar (nᵒˢ I à XXV) 1120 fr. -- -Exemplaires sur Lafuma pur fil (nᵒˢ 1 à 250) 336 fr. -- - - -Format in-8º couronne (12 × 19) - -ROMANS & CONTES - -BALKIS -_Personne._ -_En marge de la Bible._ - -PIERRE BILLOTEY -_Le Pharmacien spirite._ -_Raz-Bobeul._ - -SUZANNE DE CALLIAS -_Jerry._ - -NONCE CASANOVA -_La Libertine._ -_Messaline._ - -RENÉE DUNAN -_Baâl._ - -RAYMOND ESCHOLIER -_Le Sel de la Terre._ - -MAURICE D’HARTOY -_L’Homme Bleu._ - -RENÉ-MARIE HERMANT -_Kniazii._ -_En détresse._ -_La Femme aux hommes._ -_Fakir._ - -JONQUEL ET VARLET -_Les Titans du Ciel._ -_L’Agonie de la Terre._ - -MAGALI-BOISNARD -_Mâadith._ -_L’Enfant taciturne._ - -GEORGES MAUREVERT -_Le Grand Plagiat._ - -MARCEL MILLET -_La Lanterne chinoise._ - -ALICE ORIENT -_La Tunique verte._ - -GASTON PICARD -_La Surprise des Sens._ - -THIERRY SANDRE -_Mienne._ -_Le Purgatoire._ - -P.-J. TOULET -_Béhanzigue._ - -THÉO VARLET -_La Bella Venere._ -_Le Dernier Satyre._ -_Le Démon dans l’âme._ - -VARLET ET BLANDIN -_La Belle Valence._ - -WILLY ET MENALKAS -_L’Ersatz d’Amour._ -_Le Naufragé._ - -POÉSIE - -JOACHIM DU BELLAY -_Les Amours de Faustine._ - -FAGUS -_La Danse Macabre._ -_La Guirlande de l’Épousée._ -_Frère Tranquille._ - -ANDRÉ FONTAINAS -_Récifs au Soleil._ - -LUCIEN JACQUES -_La Pâque dans la Grange._ - -TRISTAN KLINGSOR -_Humoresques._ - -LOYS LABÈQUE -_Le Miroir mystique._ - -ALPHONSE MÉTÉRIÉ -_Le Livre des Sœurs._ -_Le Cahier Noir._ - -MUSÉE -_Héro et Léandre._ - -HENRY MUSTIÈRE -_La Nouvelle Franciade._ - -JEAN ROYÈRE -_Poésies._ - -CH. DE SAINT-CYR -_Le Livre d’Iseult._ - -JEAN SECOND -_Le Livre des Baisers._ - -THEO VARLET -_Aux Libres Jardins._ - -THÉÂTRE - -HENRY STRENTZ -_Théâtre de Hans Pipp._ -_Nouveau Théâtre de Hans Pipp._ - -LITTÉRATURE - -ATHÉNÉE -_Le Chapitre Treize._ - -FAGUS -_Essai sur Shakespeare._ - -LÉON BOCQUET -_Les Destinées Mauvaises._ - -ART - -LE FAUCONNIER -_Album_, préface de _J. Romains_. - -Exemplaires sur Alfa français 7.50 - -- Arches 22 -- -Exemplaires sur Hollande 33 -- - -- Japon 55 -- - - -Histoire des Régiments de Gardes d’honneur (1813-1814). - -Par le Docteur LOMIER (Préface d’Édouard DRIAULT). - -Un volume de 500 pages, format 15 × 21 25 fr. - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MIENNE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/68199-0.zip b/old/68199-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index c858a06..0000000 --- a/old/68199-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68199-h.zip b/old/68199-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 7e21053..0000000 --- a/old/68199-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68199-h/68199-h.htm b/old/68199-h/68199-h.htm deleted file mode 100644 index 8f7f4ad..0000000 --- a/old/68199-h/68199-h.htm +++ /dev/null @@ -1,7610 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" -"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> - <head> <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover" /> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Mienne, par Theirry Sandre. -</title> -<style type="text/css"> - -a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - - link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - -a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;} - -a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;} - -.blk {page-break-before:always;page-break-after:always;} - -.big{font-size:150%;} - -.boxx {border:2px solid black;padding:.5em;} -.boxx p {text-align:center;} - -body{margin-left:4%;margin-right:6%;background:#ffffff;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;} - -.blockquot {margin-top:2%;margin-bottom:2%;} - -.c {text-align:center;text-indent:0%;} - -.cb {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;} - -.hang {text-indent:-2%;margin-left:2%;} - -.fint {text-align:center;text-indent:0%; -margin-top:2em;} - - h1 {margin-top:5%;text-align:center;clear:both; -font-weight:bold;letter-spacing:.2em;font-size:300%;} - - hr {width:90%;margin:2em auto 2em auto;clear:both;color:black;} - - hr.full {width: 60%;margin:2% auto 2% auto;border-top:1px solid black; -padding:.1em;border-bottom:1px solid black;border-left:none;border-right:none;} - - img {border:none;} - -.letra {font-size:250%;float:left;margin-top:-1%;} - -.nind {text-indent:0%;} - - p {margin-top:.2em;text-align:justify;margin-bottom:.2em;text-indent:4%;} - -.pagenum {font-style:normal;position:absolute; -left:95%;font-size:55%;text-align:right;color:gray; -background-color:#ffffff;font-variant:normal;font-style:normal;font-weight:normal;text-decoration:none;text-indent:0em;} - -.r {text-align:right;margin-right: 5%;} - -.rt {text-align:right;} - -small {font-size: 70%;} - -.smcap {font-variant:small-caps;font-size:100%;} - -table {margin:2% auto;border:none;} - -div.poetry {text-align:center;} -div.poetry1 {text-align:center;margin-left:30%;} -div.poem {font-size:100%;margin:auto auto;text-indent:0%; -display: inline-block; text-align: left;} -.poem .stanza {margin-top: 1em;margin-bottom:1em;} -.poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i4 {display: block; margin-left: 3em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} - -.un {text-decoration:underline; -font-size:110%;} - -</style> - </head> -<body> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Mienne</span>, by Thierry Sandre</p> -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Poésies latines -traduites pour la première fois et publiées avec une introduction -et des notes par <span class="smcap">Thierry Sandre</span>.</p></div> - -<p>PROCHAINEMENT:</p> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><span class="smcap">Musée</span>: <i>LA TOUCHANTE AVENTURE DE HÉRO ET LÉANDRE</i> remise au jour, -traduite en prose nouvellement et publiée, avec la translation en -vers qu’en fit Clément Marot et quelques autres pièces utiles ou -curieuses, par <span class="smcap">Thierry Sandre</span>.</p></div> - -<p class="c"> -A FRANCIS CARCO,<br /> -<br /> -amicalement<br /> -et en souvenir des jours<br /> -de Jean-Marc Bernard, de Jean Pellerin<br /> -et de Paul-René Cousin,<br /> -jours heureux.<br /> -</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">—θεδέ δέ σοι πῆμ᾽ οὐδέν, ἀλλ᾽ αὐτὸς σὺ σοί<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">—Un Dieu t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi.<br /></span> -<span class="pagenum"><a name="page_9" id="page_9">{9}</a></span></div></div> -</div> - -<p class="r"> -<i>Le 9 août 1923.</i><br /> -</p> - -<p class="nind"><i><span class="letra">V</span>OUS désiriez savoir ce qu’il y a de vrai dans cette aventure où mon -nom fut mêlé et dont une partie de la presse parisienne s’est longuement -occupée pendant au moins trois jours? Vous l’auriez su plus tôt, chère -vieille grande amie qui connaissez à peu près tout de mon existence, ou -tout ce qui en est avouable, même à la chère vieille grande amie que -vous êtes pour moi; vous l’auriez su plus tôt, n’en doutez point, si -j’avais appris plus tôt que vous désiriez le savoir. Mais, dans la -soirée du jour où le scandale éclata, je quittai Paris en ordonnant à ma -concierge de garder mon courrier jusqu’à nouvel ordre. Je me promettais -de ne lui donner ce nouvel ordre qu’après un mois de silence: pendant un -mois je voulais disparaître, être seul, être loin, je voulais ne pas -déplier un journal, ne pas ouvrir une lettre, même une lettre de vous, -chère vieille grande amie; et vous me pardonnerez quand vous saurez -tout, puisque je suis prêt à vous en dire plus que vous ne désiriez en -savoir peut-être: et vous saurez tout, parce que j’ai besoin d’un -confident,—mieux: d’une confidente, car les<span class="pagenum"><a name="page_10" id="page_10">{10}</a></span> femmes sont seules dignes, -à mon avis, de porter le poids de certaines confidences.</i></p> - -<p><i>Votre lettre m’est enfin arrivée aujourd’hui, avec une cinquantaine -d’enveloppes que je n’ai pas encore décachetées. Elle m’appelle aux -confidences? Mais comment n’ai-je pas songé à me réfugier tout de suite -auprès de vous? J’y ai songé. C’est une pudeur qui m’a retenu, -l’indispensable pudeur de l’amitié, vertu difficile dont on fit -justement une déesse en des temps plus barbares que le nôtre. Il y a des -secrets que la bouche refuse de révéler, même à voix basse. Ainsi chacun -de nous, souvent, à l’insu de ceux qu’il aime, enferme dans son cœur de -quoi composer un drame. Si l’on pouvait y voir jusqu’au fond, quelles -tragédies ne découvrirait-on pas dans le cœur des moins suspects? Nous -côtoyons à tout instant des abîmes, et nous sommes devant nos plus chers -amis comme ces anarchistes qui ont l’air timide et cachent dans leur -poche une bombe dont un rien provoquerait l’explosion.</i></p> - -<p><i>Doit-on avouer qu’on est dangereux? On peut s’en vanter, certes, car à -notre époque on est volontiers vaniteux, et vaniteux sans propos, à -moins que l’on ne se montre humble sans plus de propos, autre forme de -vanité; mais qui oserait avouer simplement? La franchise est terrible. -Si je ne vous le disais pas, je dirais que je n’ai jamais rencontré -d’homme ni de femme sincère: nous avons peur de nous faire voir tels que -nous sommes, et nous préférons par scrupule ressembler à tout le monde, -ou par orgueil nous mettre en scène comme des monstres que nous ne -sommes pas toujours. N’étant pas meilleur qu’un autre, je serais -incapable de livrer devant vous, sous votre regard, chère vieille grande -amie, le secret de mon cœur. Mais je peux vous écrire ce que je me -senss<span class="pagenum"><a name="page_11" id="page_11">{11}</a></span> incapable de vous avouer de vive voix. Et je veux vous l’écrire. -Aussi bien je me laisserai moins facilement emporter que si je parlais. -En parlant, le mieux disposé risque d’être dupe de ses intentions, et de -s’apitoyer sur son propre compte ou de se noircir à l’excès, car la -parole grise, et la vérité ne peut qu’y perdre. Or je vous ai promis la -vérité, et vous saurez tout de ce scandale qui vous inquiéta.</i></p> - -<p><i>Et d’abord, il ne faut point user d’un si grand mot pour ce qui ne fut -qu’un incident. Quelques journalistes se sont plu à en exagérer -l’importance parce qu’ils manquaient à ce moment de sujets de -chroniques. Pour moi, je ne m’émeus guère des traits que plusieurs de -ces messieurs ne me ménagent pas depuis quinze ans que j’expose au Salon -des pierres sculptées: ils gagnent leur vie comme ils peuvent, ces -malheureux, et c’est sans méchanceté que, le plus souvent, ils -déshonorent une famille ou réduisent un artiste à la misère dont ils ne -sont pas sortis. La plupart d’entre eux seraient bien en peine si on -leur remontrait qu’ils assument trop légèrement de lourdes -responsabilités. Au reste, vais-je vous laisser croire longtemps que mon -affaire fut si grave?</i></p> - -<p><i>J’avais envoyé cette année au Salon un simple moulage, faute de temps, -et aussi parce que j’étais sans goût pour tailler dans la pierre une -œuvre autour de laquelle j’attendais moins de bruit. Une œuvre d’art, -poème, tableau, sonate ou statue, n’est belle que si elle saigne du sang -de l’artiste; nul artiste ne l’ignore et ne s’y trompe; les profanes, -eux, parlent d’imagination: nous voyons autrement, mais l’ignorance de -la foule nous permet de souffrir en public sans crainte d’être surpris -sous le voile de l’art: et j’espérais que ma statue de cette année -passe<span class="pagenum"><a name="page_12" id="page_12">{12}</a></span>rait insoupçonnable. C’était une femme, nue, couchée sur le côté -droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le visage -enfoui dans le creux des bras croisés haut: étude évidente d’une torsion -de buste toute en souplesse, étude sans quoi que ce fût de hardi, et -l’on n’apercevait de la poitrine de cette femme que la naissance du sein -gauche. Il n’y avait rien là, vous le concevez, qui pût arrêter la -foule. Le temps n’est plus où Clésinger, pour s’astreindre aux -convenances, ajoutait un aspic à sa</i> Rêverie d’Amour <i>afin qu’on la -tolérât sous le nom qu’elle a toujours de</i> Femme au Serpent. <i>Rien ne -m’empêchait d’appeler mon œuvre</i>: Souvenir, <i>titre modeste, et banal à -souhait. Bref, une semaine entière s’écoula depuis le jour du -vernissage, et ma statue n’avait été remarquée à peu près par personne, -et deux critiques seulement l’avaient signalée en quatre mots comme -honorable, sans plus.</i></p> - -<p><i>L’incident eut lieu le huitième jour, soudain. J’appris, par des -reporteurs qui venaient m’interroger, qu’un inconnu s’était jeté comme -un furieux sur le moulage de mon Souvenir et l’avait détruit à coups de -marteau.</i></p> - -<p>—<i>Un inconnu? demandai-je.</i></p> - -<p>—<i>La police ne donne que les initiales de son nom.</i></p> - -<p><i>Et on me les répéta.</i></p> - -<p>—<i>Ce détail vous éclaire-t-il?</i></p> - -<p>—<i>Non, répondis-je.</i></p> - -<p>—<i>C’est un fou, proposa l’un des journalistes.</i></p> - -<p>—<i>Je ne crois pas, dit un autre, puisque le marteau trouve la -préméditation.</i></p> - -<p><i>Ils discutaient entre eux et ne prenaient pas garde à mon silence. -Après quelques phrases violentes ou spirituelles, sans un regret pour -mon œuvre perdue, ils conclurent<span class="pagenum"><a name="page_13" id="page_13">{13}</a></span> que le vandale, le barbare, et -l’iconoclaste, ne pouvait être qu’un maniaque ennemi de la liberté dans -l’art, du nu, de l’obscène et de la pornographie. Conclusion précipitée, -et savoureuse façon de me défendre, mais conclusion moins puérile que -feinte, chacun d’eux désirant persuader à ses confrères qu’il la -répandrait et supputant déjà qu’un furieux dont la police réservait le -nom, ne devait pas être n’importe qui. Mon silence témoignait qu’ils se -trouvaient en face d’un petit mystère.</i></p> - -<p><i>Quand ils surent, le lendemain, que j’avais quitté Paris en demandant à -la police que l’affaire n’eût pas de suites, ils me punirent de ma -discrétion par des perfidies à double entente, de saugrenues hypothèses, -et des échos impudents. Mais je n’en fus informé que plus tard, -lorsqu’il était trop tard pour exiger des rectifications où pour -distribuer quelques gifles. Paris oublie si vite! Lui remettrais-je -aujourd’hui en mémoire ce scandale périmé?</i></p> - -<p><i>Voilà toute l’affaire, mon amie: Toute l’affaire officielle, -naturellement. Considérée de haut, elle est bien, comme je vous l’avais -annoncé, sans importance, et elle ne valait pas le tapage qu’on fit -autour d’elle. Pour tout le monde, elle peut demeurer inexpliquée et ne -mériter point d’explications. Pour vous, chère vieille grande amie qui -avez la complaisance de vous intéresser à moi, je conterai le plus -fidèlement possible l’histoire dont le scandale de mon</i> Souvenir -<i>détruit n’est que le dénouement, ou du moins le dernier épisode, car -tout n’est peut-être pas encore fini</i>.</p> - -<p><i>N’attendez pas que mes confidences vous révèlent des aventures -extraordinaires: ne serais-je pas un piètre conteur de commencer mon -récit par le dernier chapitre? C’est le secret de ma vie que je vais -vous conter. Ne sou<span class="pagenum"><a name="page_14" id="page_14">{14}</a></span>riez pas. Je n’ai que trente ans, et vous, fière de -vos soixante-dix ans que vous opposez toujours à mon inexpérience, vous -me répéterez que je nais à peine. Mais un homme, à trente ans, joue sa -vie; plus tôt, il se cherche; plus tard, il se surclasse. Acceptez cette -formule qui n’est qu’une formule, chère vieille grande amie, et vous -accepterez mieux que, vous ayant à peu près tout confié des secrets de -ma jeunesse, j’aie pu vous dérober pendant quelque temps le secret de ma -trentaine: il ne m’appartenait pas en toute propriété, et il me semblait -capital, parce que je ne suis qu’un homme entre ces pauvres hommes qui -voudraient bien qu’après tant de peines endurées pour l’attendrir, le -bonheur ne fût pas une invention charitable des poètes.</i><span class="pagenum"><a name="page_15" id="page_15">{15}</a></span></p> - -<p>On ne prononce de certains mots qu’avec appréhension: bonheur est de -ceux-là, et d’instinct on l’écrirait volontiers par une majuscule, si -l’on ne redoutait pas aussi de le charger d’emphase. A mesure que -l’humanité vieillit et que dans son progrès elle abandonne peu à peu les -dieux successifs qu’elle a révérés sous différents noms, elle tend à ne -plus se dissimuler qu’elle n’en eut réellement jamais qu’un seul et -qu’elle n’en aura peut-être jamais d’autre; et c’est celui que les -prudents n’osent pas nommer: le Bonheur. Mais on croit moins aux dieux -peut-être qu’on n’aimerait à y croire, et, si les hommes étaient plus -assurés que le bonheur fût de ce monde, ils le révéreraient avec une -ardeur moindre.</p> - -<p>Pour ma part, j’ai laissé de ma laine aux buissons des sentiers où j’ai -flâné. Je préférais d’abord les sentiers abrupts que le hasard emplit de -surprises: mon imagination aimait à vagabonder, et l’univers s’ouvrait -devant mes yeux comme un incunable aux gravures charmantes dont j’étais -trop jeune pour apprécier la<span class="pagenum"><a name="page_16" id="page_16">{16}</a></span> saveur. J’y en trouvais une, que j’y -mettais, je n’en disconviens pas; mais j’avais ainsi le tort d’être un -enfant précoce. Je désirai trop tôt de savoir ce que signifiaient les -dessins mystérieux qui couvraient sur deux colonnes la plupart des pages -de ce magnifique exemplaire du <i>Jardin de Plaisance</i> que mon père -m’avait abandonné généreusement. Hélas! je lus trop, je ne m’en tins pas -au <i>Jardin de Plaisance</i>, qui suffisait d’ailleurs à marquer ma -destinée, et les livres les plus beaux ne sont gorgés que du -désenchantement de leurs auteurs. On ne résiste pas à la tristesse -qu’impose le génie. Elle enveloppe, elle prend, elle emporte. Loin -d’affaiblir cependant, elle soutient et nourrit en quelque façon celui -qu’elle envoûte. Et l’univers assombri ressuscite avec un charme neuf. -Joies incomparables du pessimisme, danger séduisant, trébuchet des âmes -jeunes, qui vous expliquera? Mais il faut avoir eu l’enfance difficile -pour affronter sous de tels auspices les rigueurs attendues de la vie.</p> - -<p>A quinze ans, j’étais persuadé que le bonheur n’est pas de ce monde. Il -m’avait manqué les caresses d’une mère, qui mourut en m’enfantant. Ce -que j’apprenais des hommes peu à peu par les offenses involontaires -qu’ils m’infligeaient, me rétrécissait le cœur. Le travail, où je me -réfugiai, me sauva. A quinze ans, orphelin désemparé dans les remous de -mon siècle, je niais à peu près tout. A vingt ans, j’étais moins -ambitieux: je n’osais rien affirmer. Je déroutais seulement mon -inquiétude à force de labeur. J’avais entrepris de représenter des êtres -vivants, puis des rêves, voire des idées, dans des blocs d’argile que je -pétrissais voluptueusement, car l’argile cède aux doigts comme un<span class="pagenum"><a name="page_17" id="page_17">{17}</a></span> corps -de femme, et je m’attaquais à la pierre même, qui déconcerte autant -qu’une âme de jeune fille. Si je compare mes déceptions à celles que -doit éprouver un écrivain pour exprimer d’une matière aussi liquide que -les mots tout ce qu’il sent ou tout ce qu’il pense, je peux me féliciter -d’avoir choisi la sculpture. Mais satisfait, pouvais-je l’être? Toute -œuvre réalisée est toujours inférieure au projet d’où elle sortit. Les -artistes les plus grands sont les plus malheureux des hommes. J’ai -souvent pleuré de n’être pas même un de ces artistes les plus grands. -Dans ma vingtième année, j’ai souffert surtout parce que je doutais.</p> - -<p>Il me serait facile ici, pour les besoins de ma cause, d’intenter procès -à mon époque. Je répudie ces subterfuges. Il est vrai que je suis né à -un moment des siècles où l’orgueil de l’individu s’est trouvé débridé -par cette espèce de divinisation laïque de l’être humain que la doctrine -de Luther a fait accepter sous le masque du libéralisme, alors que, dans -le même temps, par un retour curieux, les masses d’individus groupés que -sont devenues les nations allaient se précipiter sans intelligence vers -un gouffre au fond duquel devait se dissoudre la dignité méprisée de la -personne humaine. Il est vrai que toute une génération, héritière d’un -siècle de théories contradictoires, a été ballottée au milieu d’erreurs -morales et métaphysiques excessives et déprimantes, et que, dans -l’alternative où elle fut jetée, ou de l’acceptation d’un destin qu’on -sentait provisoire si l’on croyait encore à la vertu des formules -républicaines, ou du renoncement total à ces droits de l’homme qu’un -peuple enthousiaste avait proclamés avec imprudence, si l’on songeait à -résoudre<span class="pagenum"><a name="page_18" id="page_18">{18}</a></span> la question politique, dès lors quotidienne, par le socialisme -ou la monarchie, elle fut une génération inquiète. Il est vrai que, dans -de telles conjonctures où les égoïsmes du dehors et du dedans couvaient -de vagues menaces, quiconque osait réfléchir n’osait rien entreprendre à -long terme. Et les artistes mêmes, quantité négligeable au regard de la -foule, élite submergée, burent le vin lourd des époques incertaines. -Mais à quoi bon déclamer? Chacun de nous disparaît dans les tourbillons -de l’Histoire, qui se rit de nos raisonnements. Je voulais relever sans -plus que je suis de ceux qui ont grandi sous un ciel d’angoisse, qui ont -pressenti tout jeunes qu’ils serviraient de gré ou de force à de grandes -aventures nationales, qui ont prévu le peu de bonheur probable que le -destin leur mesurait, qui eurent vingt ans aux abords de 1910, et qui -allèrent vers leur destin, en se sachant écrasés d’avance, sans plainte, -sans morgue, le regard droit, la bouche close, le cœur pantelant.</p> - -<p>Un mot me presse, que j’ai retardé, que je ne peux pas ne pas écrire: la -guerre. 1914. La guerre. Chaque fois que j’écris ce mot redoutable, mes -yeux se troublent, je pose ma plume, et je suis envahi de souvenirs. On -a dit beaucoup de choses sur la guerre de 1914. On en dira beaucoup de -choses encore. Elle nous domine. Moi qui la fis comme combattant dans -les rangs de l’infanterie, moi qui la vis d’en bas, de tout près, de -trop près pour en parler sans passion, je ne peux rien en dire, sinon -qu’elle a du moins révélé brusquement à plusieurs millions d’hommes à la -fois ce que c’est que le malheur. De calamité si étendue, on n’avait pas -d’exemple. Tous les pays, ni tous les<span class="pagenum"><a name="page_19" id="page_19">{19}</a></span> hommes d’un même pays, n’en -furent point frappés de la même manière. Mais les hommes qui en -souffrirent le plus, ceux qui en furent les ouvriers enthousiastes ou -contraints, je sais ce qu’ils ont retiré de l’épreuve. Ils sont mes -frères, je les connais. Qui ne fut pas soldat à côté d’eux, ne les -connaîtra jamais: ils ont, la guerre finie, gardé le silence et la -dignité de leurs jours de misère. C’est qu’ils sont revenus des champs -de la mort avec une vertu souveraine qui ne s’acquiert que par la -souffrance: la pitié. Ces hommes ont vu l’épouvantable visage de la -Gorgone: ils ont vu, je dis vu, senti, touché le malheur. Ils en -demeurent imprégnés. Ils en demeurent pour toujours animés d’une -émouvante tendresse. Ceux qui tuaient ont appris combien la mort est -facile et la vie précaire: affreuse révélation, d’où leur vint le désir -d’oublier tant d’horreurs encourues, et d’achever ce qui leur restait de -vie, de vie précaire, dans la tendresse dont ils convoitaient le repos.</p> - -<p>Repos! Tendresse! Pitié! Vœu de tous les hommes, quelle que soit leur -existence! Cris terribles du jour, quand amour est le cri déchirant de -la nuit! Pseudonymes effrayés du dieu qu’on n’ose pas nommer de son vrai -nom! De quel sinistre éclat ne retentissez-vous point dans le désert -qu’est une âme humaine! Mais la divinité qui se dérobe est sourde, et la -voix s’épuise qui la supplie, et le malheureux se retrouve en face de -son malheur qu’il ne reconnaît plus ou qu’il ne reconnaît que pour s’en -accuser. Hélas! à vouloir porter trop haut la cause de ses peines, on -risque d’attirer sur soi le blâme et les sourires. Et quel mérite -excuserait tant de présomption? Et ne saurons-nous<span class="pagenum"><a name="page_20" id="page_20">{20}</a></span> pas rester des -hommes capables d’assumer leur part, leur grande part de responsabilité? -Et n’aurons-nous pas le courage de subir humblement jusqu’au bout la vie -que nous voulûmes?</p> - -<p>Comme tout le monde, je suis pour une grande part responsable du malheur -de ma vie. J’étais revenu des champs de la mort; désormais je pouvais -disposer de ma liberté. J’avais échappé par chance au hasard des -batailles; la paix me rendait à mes travaux, à mes rêves, à mes projets, -à mon art, peu importe dans quelles conditions. Sous un ciel délivré de -ses nuages, je pouvais essayer de reprendre, à trente ans, une existence -que pratiquement je n’avais pas encore commencée: je redevenais, je -devenais enfin un homme, maître de son petit domaine. Je ne me dissimule -pas que j’avais tout loisir de mener ma barque où il me plairait. Si je -ne l’y ai pas menée, je n’accuse personne; je n’accuse que moi seul, que -ma jeunesse tourmentée peut-être exposait aux faiblesses d’un cœur -tendre. Mais comme je ne veux pas avoir l’air de tirer vanité de ma -faute, j’ajouterai qu’il sied de me tenir compte aussi d’un élément qui -entre dans presque toutes les combinaisons humaines: c’est le hasard.<span class="pagenum"><a name="page_21" id="page_21">{21}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">U</span>N enfant qui ne fut pas élevé par sa mère arrive à l’âge d’homme en -méprisant les femmes, ou en les craignant, ce qui revient souvent au -même. Tout jeune, je méprisais aussi les femmes, par précaution. C’est -pourquoi je fus bouleversé par la première qui m’émut.</p> - -<p>J’avais dix-neuf ans, et je venais de recevoir des félicitations d’un -vieux sculpteur, membre de l’Institut, mais grand artiste, pour une -<i>Salomé</i> que j’avais soumise à son jugement et qu’il avait eu -l’indulgence de regarder. La bonté de ce vieillard me stimula. Je crus -avec moins d’incertitude que je pouvais suivre le chemin où je m’étais -engagé. Je passai plusieurs semaines dans la joie. Je travaillais -quatorze heures par jour, et je ne m’arrêtais que lorsque mes mains -fatiguées ne m’obéissaient plus. Alors je souriais d’aise.</p> - -<p>Résolument, je m’étais mis de bonne heure à tailler mes projets en -pleine matière définitive. Il me passionnait de jouer la difficulté; je -comprends aujourd’hui que j’y cherchais un apaisement. Mais à cette<span class="pagenum"><a name="page_22" id="page_22">{22}</a></span> -époque j’étais heureux de la peine que je me donnais, outre que je -risquais, à chaque œuvre nouvelle, de dépenser en pure perte des sommes -d’argent relativement importantes qu’il me fallait chercher ailleurs par -des besognes commerciales. Je n’étais pas riche. Mon père, indifférent, -m’avait abandonné dès mes premières paroles aux soins d’un oncle, du -reste gêné, qui ne me pardonnait ni mes rêveries d’enfant ni -l’antipathie que, jeune homme, j’avais montrée pour la médecine. Bref, -comme je ne pouvais pas espérer un héritage que les débauches de mon -père compromettaient fortement, je me suffisais en fournissant à -d’industrieux intermédiaires soit des maquettes de statues que je -retrouvais ensuite au Salon, corrigées ou respectées par quelqu’un de -ces amateurs au nom illustre qui encombrent toutes les classes de l’art, -soit des sujets achevés que des marchands répandaient à plusieurs -centaines d’exemplaires en simili-bronze pour dégoûter évidemment de la -sculpture les petits bourgeois provinciaux, soit encore des dessins de -meubles hardis à l’intention des snobs, soit même des modèles de robes -destinés aux couturiers du VIIIᵉ arrondissement. Ainsi je gagnais, non -sans heurts, assez d’argent pour ne rien demander à mon oncle et pour me -procurer de surcroît les blocs de pierre dont j’aventurais -tranquillement le prix.</p> - -<p>Ces détails, sur lesquels j’ai l’air de m’appesantir, ne sont pas sans -intérêt pour moi: je m’y révèle tout entier, consciencieux à la fois et -téméraire. Mais j’en sortirai. J’hésite peut-être encore un peu de -toucher à mon secret. Nous éprouvons tant de répugnance à nous laisser -pénétrer! D’autres l’ont remarqué<span class="pagenum"><a name="page_23" id="page_23">{23}</a></span> avant moi: en France, et ailleurs -aussi sans doute, dans tous les pays fiers de leur civilisation, un -homme consent moins à paraître tel qu’il est que tel que paraissent être -ceux qu’il appelle, d’un mot décisif, ses semblables. Par crainte du -ridicule, fondement de toute société qui a souci de sa gloire, un homme -cache qu’il est capable de n’être point pareil à ses voisins, et -singulièrement quand l’amour est en jeu. On n’ignore pas que trois -hommes réunis au fumoir, après dîner, ne sauraient causer que de femmes, -et presque toujours de la façon la moins digne, comme s’ils éprouvaient, -à rabaisser les indispensables compagnes de leurs joies et de leurs -douleurs, le besoin trouble de s’avilir eux-mêmes. C’est une espèce de -tradition, je le sais bien, et qui garde sa rigueur lorsque ces hommes -sont à jeun; et je ne doute pas que chacun d’eux, pris à part, ne soit -peut-être écœuré des propos qu’il recueillit avec complaisance ou qu’il -tint lâchement; mais qui aurait le courage de se singulariser, dans -cette bourgeoisie qui tend à devenir la classe unique de notre France, -en avouant qu’il ne méprise ni les femmes ni l’amour? Irai-je affronter -le ridicule sans quelques réticences?</p> - -<p>Je ne me crois certes pas foncièrement différent des hommes -d’aujourd’hui. Ils peuvent sembler plus occupés de soucis plus -immédiats, car il nous plaît assez de nous guinder. Quel homme n’a pas -aimé cependant? Quel homme osera dire qu’il n’a pas tressailli, au moins -une fois, à l’attrait d’une femme, à l’espoir de la conquérir, au regret -de la perdre? Pourtant, lorsque je veux me remémorer quelle histoire -d’amour m’a touché le mieux entre tant d’histoires<span class="pagenum"><a name="page_24" id="page_24">{24}</a></span> que les poètes nous -ont contées, je m’en rappelle dix, vingt, trente, dont le personnage -principal est une femme, et fort peu dont un homme soit le héros. Les -poètes sont-ils à ce point timides? Et pourquoi, contre si peu -d’interprètes trouvés dans le cours des âges par la passion de Tristan, -la désolante aventure de Don Juan a-t-elle été si souvent reprise? Un -homme ne peut-il faire figure sans déroger que de séducteur et de -bourreau? La passion d’amour est-elle donc le privilège des femmes, ou -les hommes la tiennent-ils, dans leur éternelle fatuité, pour une -faiblesse qui les déshonore? Mais combien de malentendus ont dû naître -entre les meilleurs amants, si l’un des deux résistait à sa franchise!</p> - -<p>Faut-il que je précise ici qu’en vieillissant, ou parce que j’aimai, je -regardai l’amour avec des yeux sérieux? J’en eus la révélation -nécessaire, au moment qu’un vieux sculpteur m’encourageait dans mes -travaux et que peu à peu montait autour de moi l’appréhension d’une -catastrophe universelle, deux choses propres à me faire perdre mon -sang-froid ou à me précipiter aux pires erreurs. Encore est-il bon que -je dise aussi sans plus attendre que ce n’est point sur le moment que je -pris conscience de tout le pathétique de cette révélation. Le hasard -seul, si l’on refuse comme moi d’y voir une volonté mystérieuse, me -donna par la suite la vraie mesure de ce qui ne fut d’abord à peu près -rien.</p> - -<p>Fier, comme s’il en eût été l’instigateur, du succès de ma <i>Salomé</i>, mon -oncle m’avait invité à passer le mois de juillet dans sa petite villa de -la côte normande. C’était une maisonnette fort simple, construite à peu<span class="pagenum"><a name="page_25" id="page_25">{25}</a></span> -de frais en un temps où l’endroit n’était pas encore à la mode, et qui -gagnait chaque année de la valeur parce qu’elle était bien située. Mon -oncle songeait à la vendre pour en placer le bénéfice, qu’il supputait -considérable, en viager. Il songea sans doute que la présence chez lui -d’un neveu dont quelques journaux avaient parlé en termes flatteurs, -rehausserait le prix de la maison et rappellerait l’attention des -acquéreurs éventuels. Il m’invita. J’avais besoin de repos après mes -récents excès de travail. Je m’y rendis, emmenant pour tout bagage une -énorme valise de cuir fauve. J’ai oublié bien des choses moins -anciennes. Je n’ai rien oublié des moindres circonstances de ce séjour -chez mon oncle. Je les évoquai trop souvent depuis.</p> - -<p>M’y voici donc. Quel éblouissement! Nos voisins avaient une invitée, une -vieille dame aux cheveux blancs, arrivée deux jours avant moi. Mon oncle -la connaissait à peine, mais il connaissait intimement les voisins, -bourgeois cossus, industriels retirés des affaires. Tous m’accueillirent -avec un intérêt qui m’eût paru exagéré, car au milieu de mes plus vives -ardeurs j’ai toujours gardé le sentiment du ridicule, si je ne m’étais -pas ému tout à coup de me trouver devant la nièce de la vieille dame, -une jeune fille dont le moins que je puisse dire, ou redire, est qu’elle -me bouleversa.</p> - -<p>Je redirai que j’avais dix-neuf ans. Elle en avait quinze ou seize. La -beauté féminine était en quelque sorte de mon commerce familier. Réduite -en ses éléments par mes études, admirée dans les innombrables -représentations que nous ont transmises les siècles, vue sur tant de -corps de modèles que j’avais eus sous<span class="pagenum"><a name="page_26" id="page_26">{26}</a></span> les yeux, détaillée et -reconstituée par mes mains, elle ne pouvait guère m’offrir d’autre -surprise que celle qu’offre toujours à un artiste une beauté vivante. Ce -n’est donc point par sa seule beauté que cette jeune fille me frappa, et -je l’affirme aujourd’hui d’autant plus calmement qu’il me souvient que -je ne pensai pas à l’examiner comme j’avais coutume d’examiner -d’instinct toute femme belle que je rencontrais. Mais je n’affirme pas -que je ne la jugeai pas d’ensemble plus belle que les autres femmes. -J’eus seulement l’impression très nette qu’elle était différente, qu’il -y avait d’une part les autres femmes, toutes les autres femmes, et -d’autre part cette jeune fille. Et qu’elle fût jeune fille et non point -femme, c’est une distinction que je ne fis pas non plus d’abord.</p> - -<p>J’étais allé chez mon oncle pour y prendre du repos. J’y trouvai -l’amour. Au milieu de mes longues promenades à pied dans la campagne et -des heures que je restais assis au fond de notre jardin à épier des -sorties ou des rentrées qui me troublaient chaque fois, je connus que -j’aimais. Un pareil événement donnait un démenti formel à mes opinions. -Mon pessimisme d’adolescent avait fondu soudain. Était-ce possible? J’en -demeurais charmé.</p> - -<p>Je voyais souvent la jeune fille. Nous causions. Elle me parlait -librement de toutes choses. Nous discutions aussi parfois, et j’étais -ravi lorsqu’en fin de compte je m’apercevais que nous avions tous deux -bien des goûts et des sentiments sinon identiques, du moins parallèles. -Elle ne mettait dans nos entretiens aucune coquetterie. J’étais de mon -côté toujours en surveillance. Rien ne trahissait, je le crois encore,<span class="pagenum"><a name="page_27" id="page_27">{27}</a></span> -que j’eusse pour elle le moindre penchant, et rien ne me permettait de -supposer qu’elle en pût avoir pour moi.</p> - -<p>Le charme durait depuis quinze jours, quand, un dimanche matin, mon -oncle entra dans ma chambre comme je m’éveillais à peine, et me dit sans -détour:</p> - -<p>—Mon petit, tu vas me faire le plaisir de préparer ta valise et de -filer par le train de midi trente.</p> - -<p>Mes yeux s’écarquillèrent.</p> - -<p>—Sois plus poli, continua mon oncle, et ne joue pas l’innocent avec -moi.</p> - -<p>—L’innocent? demandai-je, véritablement étonné.</p> - -<p>—Ne m’interromps pas. Où te crois-tu donc? Je m’imaginais que, l’âge -aidant, tu étais devenu sérieux. Mais je me suis trompé. En tout cas, -que tu sois sérieux ou non, je ne tolérerai pas que tu profites de mon -hospitalité pour abuser plus longtemps d’une gamine.</p> - -<p>—Moi? criai-je.</p> - -<p>J’avais rougi comme sous une gifle.</p> - -<p>—Je n’ignore rien, articula mon oncle. Je viens de tout apprendre. Et -l’on m’a prié de t’éloigner. C’est du propre!</p> - -<p>Le pauvre homme était plus confus que mécontent. Je l’assurai que -j’avais été correct.</p> - -<p>—N’importe, conclut-il. Je veux croire que tu ne t’es pas conduit en -goujat. Mais cette petite n’est plus la même depuis que tu es ici, et sa -tante désire que l’aventure ne se prolonge point.</p> - -<p>—Je partirai, dis-je.<span class="pagenum"><a name="page_28" id="page_28">{28}</a></span></p> - -<p>Et je partis en effet par le train de midi trente, avec mon énorme -valise de cuir fauve, sans avoir revu celle à qui je devais de si simple -façon la révélation de l’amour. Toute ma vie allait dépendre de cette -aventure minime.<span class="pagenum"><a name="page_29" id="page_29">{29}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">S</span>I j’essayais de réduire les sentiments divers que j’éprouvai pendant -cette quinzaine de jours où plus rien n’exista pour moi que cette jeune -fille tout de suite aimée, j’étais obligé de reconnaître qu’au fond de -mon enthousiasme il n’y avait que de l’égoïsme.</p> - -<p>—Elle n’est plus la même depuis que tu es ici, m’a dit mon oncle, -songeais-je dans le train qui m’emportait loin d’elle. Elle m’aimait -donc? Elle aurait donc pu être à moi?</p> - -<p>Pensée mesquine, je le concède, où je retrouvais, non sans amertume, ce -goût du triomphe et cette fatuité de propriétaire qui, soupçonnés -seulement, m’avaient fait mépriser d’abord les hommes pour leur -suffisance, et les femmes pour leur résignation. Mais je pensais presque -aussitôt:</p> - -<p>—Qui sait si je n’aurais pas pu la rendre heureuse?</p> - -<p>Et je ne me jugeai pas plus beau d’avoir ainsi pensé: je ne voyais -encore là que de l’égoïsme. Ce n’est que bien plus tard que je compris -que mon dernier regret rachetait l’apparente lâcheté du premier, car on -aime<span class="pagenum"><a name="page_30" id="page_30">{30}</a></span> quand on désire se dévouer; et ce n’est qu’à présent que je -constate que j’aimai totalement d’emblée: je voulais faire le bonheur de -celle qui eût fait le mien.</p> - -<p>Quelle dérision! Quel espoir! Quelle vanité! Même si tout ce qui nous -vient du dehors ne nous empêchait pas de réaliser nos plus chers désirs, -nous saurions nous en empêcher nous-mêmes, tant nous avons peu de soin -de notre propre intérêt. Nous sommes tous égoïstes, mais nous poussons -parfois l’égoïsme jusqu’à ne pas permettre que ce soit des autres que -nous arrivent nos chagrins ou nos embarras. J’ai rêvé souvent de ce -Prométhée que, pour le punir de son orgueil, le dieu des dieux enchaîne -sur la montagne où un vautour lui déchiquetait le foie. Et je crois -sincèrement que Prométhée eût refusé que son supplice prît fin par ordre -du bourreau, ou même qu’il se le fût imposé, s’il avait prévu la -décision du maître de l’Olympe. Mais ce sont des sentiments que nous -n’osons pas avouer que nous avons, et nous préférons parler de fatalité.</p> - -<p>J’accorde que, dans cette aventure puérile, je ne soignai pas beaucoup -mon intérêt. Je m’y conduisis proprement comme un sot. Et je me le -reproche chaque fois que j’y reporte mes regrets. Tout en eût peut-être -été si différent! Il m’aurait suffi d’un peu d’audace. J’en étais -dépourvu. J’ai peut-être perdu toute ma vie en quinze jours, en une -heure peut-être. Mais les regrets ne servent de rien.</p> - -<p>L’admirable, ou le naturel, c’est que, dans ces quinze jours où toute ma -vie s’est louée, j’ai vécu comme dans un rêve. Nos promenades, nos -entretiens, nos sourires, me paraissaient être tout ce que je pou<span class="pagenum"><a name="page_31" id="page_31">{31}</a></span>vais -souhaiter. Pas une fois il ne me vint à l’esprit de situer dans l’espace -et dans le temps celle qui enchantait mes heures. Je dévidai devant elle -tous mes souvenirs d’enfance, toutes mes inquiétudes, toutes mes -intentions; elle me connut sans avoir à le désirer. D’elle cependant je -ne connus pas grand’chose. Elle se réservait, et je ne le remarquai pas -tout de suite. Quand je m’avisai d’y prendre garde, après l’avoir -quittée, j’y découvris une marque de pudeur, et donc d’amour, comme il -me semblait que mes confidences étaient aussi une preuve d’amour, sur un -autre plan. Car, en matière d’amour, il nous plaît de tout faire -converger au centre de nos préoccupations, et de la façon qui nous est -le plus favorable.</p> - -<p>Ces subtilités qu’ici j’étire comme si j’avais eu dès le début -l’impression qu’elles devaient pour moi devenir capitales, je ne m’y -suis pas arrêté longtemps. L’amour, on le sait, ne se nourrit que dans -le loisir, et d’autre part il exige aussi la présence de l’objet aimé, -ou du moins l’espoir d’une présence.</p> - -<p>Pour moi rien de tel. Je n’avais que dix-neuf ans, j’y insiste; j’étais -pauvre, obligé de travailler pour subsister et pour subvenir en même -temps aux exigences de ma passion de sculpteur. Revenu piteusement à -Paris, je ne pus pas m’offrir le luxe de ruminer mes regrets. Le -travail, on ne l’a pas assez dit, est un grand médecin. Je m’y livrai. -Ce ne fut pas néanmoins sans quelque gêne. Il y avait en moi comme un -malaise que je n’avais jamais ressenti, et je ne m’en suis débarrassé -qu’en l’analysant. On est à moitié guéri quand on sait de quoi l’on -souffre. L’Église catholique n’a probablement institué la confession que -pour<span class="pagenum"><a name="page_32" id="page_32">{32}</a></span> amener ses fidèles à s’interroger et par suite à se mieux -conduire; Socrate ne préconisait pas d’autre méthode; on n’a pas encore -étudié d’assez près l’influence de la morale socratique sur la morale -chrétienne, par où le monde moderne se relie à l’ancien; mais laissons -ces problèmes. A dix-neuf ans, je n’avais point tant réfléchi, et tout -en me penchant sur moi-même comme sur un modèle que j’examinerais avant -de le reproduire, je m’instruisais de l’expérience des autres.</p> - -<p>Je lus alors un ouvrage d’aspect didactique et personnel qui m’éclaira -soudainement. Il traitait de l’amour. Une phrase en jaillit entre toutes -pour moi. Je l’ai répétée si souvent que je la sais encore sans faute: -«L’homme qui a éprouvé le battement de cœur que donne de loin le chapeau -de satin blanc de ce qu’il aime est tout étonné de la froideur où le -laisse l’approche de la plus grande beauté du monde.» Il ne m’en fallut -pas davantage. C’est qu’il m’était nécessaire que la plus grande beauté -du monde, que la simple beauté ne me laissât plus indifférent. Au risque -de me faire honnir par toutes les femmes, s’il y en avait d’assez -patientes pour lire ma confession, j’avoue que j’employai toute mon -énergie à me délivrer du fantôme de ma petite bien-aimée. Et j’avoue -aussi que j’y parvins sans trop d’efforts, car la vie qui nous entraîne -efface peu à peu, en les remplaçant par d’autres, souvent moins -précieuses, les plus charmantes visions dont nos regards sont pleins.</p> - -<p>Un mois après l’avoir perdue, je ne souriais plus qu’avec -attendrissement quand je pensais à ma petite bien-aimée, et j’étais -content de moi. J’allais jusqu’à m’admirer.<span class="pagenum"><a name="page_33" id="page_33">{33}</a></span></p> - -<p>—Tu aurais peut-être fait son malheur, me disais-je.</p> - -<p>D’autres fois, plus égoïstement, je me disais:</p> - -<p>—La connaissais-tu?</p> - -<p>Et d’autres fois, raisonnable, je me demandais comment j’avais pu -divaguer à ce point, car mon oncle m’avait bien dit qu’elle n’était plus -la même depuis qu’elle m’avait rencontré, mais il ne m’avait ainsi -rapporté que les impressions de la vieille tante, et rien ne prouvait -que la nièce eût pour moi les sentiments qu’on m’avait fait l’honneur de -lui prêter.</p> - -<p>Bref, ma passion s’éteignit comme le jour s’éteint au large sur la mer, -avec des couleurs violentes qui s’atténuent de teintes par ci par là -fort douces avant de capituler sous la nuit irrésistible.</p> - -<p>Ma nuit fut sans étoiles et sans lune. Ah! pauvre petite bien-aimée! -pauvre amour! pauvre passion! pauvres rêves de bonheur! pauvres rêves! -Je m’étais réfugié dans le travail. Il m’avait repris. Fiévreusement, -comme si mes jours avaient été comptés, j’accumulais ébauches, plans, -projets, notes, indications, croquis, pochades, comme si j’étais -condamné, avant de disparaître pour toujours, à laisser au monde la -preuve que je méritais de vivre plus longtemps. Une autre fièvre -m’exaltait, dès le soleil couché, mais avec moins d’ardeur. Les quelques -amis que j’avais étaient comme moi. Nous cherchions vainement à trouver -du plaisir là où nos aînés se vantaient d’en avoir trouvé. Nous allions -de brasserie en brasserie, de bar en bar, de cabaret en cabaret. Nous -buvions sans goût en essayant de nous distraire au son de musiques -exotiques dans les boîtes de Montmartre. Nous achevions désespérément -nos débauches dans des chambres d’hôtel avec<span class="pagenum"><a name="page_34" id="page_34">{34}</a></span> des filles respectueuses -que nous ne méprisions pas, mais qui ne nous satisfaisaient point. Nous -parlions d’art, de politique, beaucoup plus de politique, hélas, que -d’art, et c’est notre génération pensive qui, longtemps avant la guerre, -a vu la fin de cette vie montmartroise que nos pères ont dangereusement -illustrée.</p> - -<p>Ces nuits des samedis de 1911, comment les oublierais-je? Je les passais -presque toutes avec des soldats venus à Paris en permission de -vingt-quatre heures. Moi-même je me préparais à endosser l’uniforme -militaire. Mais alors même que je n’avais pas encore servi, je savais -d’avance tout ce que le mot pathétique comporte d’obligations et de -renoncements. Il n’est rien de tel que d’être soldat pour s’affranchir -bon gré mal gré de tout orgueil et pour admettre qu’un individu ne -compte guère dans une société. Quelle atroce grandeur dans le geste -unanime de plusieurs milliers d’hommes qui se courbent sans murmurer -sous le devoir dont ils n’auront rien à attendre pour la plupart! C’est -peut-être la seule excuse d’une démocratie, cet élan d’abnégation de ses -jeunes hommes. Il serait trop monstrueux que, non contente de les -exposer par incurie au sacrifice, elle pût les y précipiter de force -tous.</p> - -<p>Comme il est loin, le souvenir, même faible, de ma petite bien-aimée! -Quand je repasse en revue les événements de ces années lourdes, je n’y -découvre aucune place pour elle. Moi, qui lui avais donné toute son -importance, j’y tiens déjà si peu de place. Un reste d’orgueil qui -s’obstine m’y situe encore avec trop de complaisance, comme un point à -peine perceptible à mes yeux attentifs. Mais, tout bien pesé, je ne -re<span class="pagenum"><a name="page_35" id="page_35">{35}</a></span>prends conscience de tant d’épreuves que par le réveil de quelque -douleur dont chacune m’accable et m’étonne chaque fois. Est-ce moi qui -ai pu m’évader de ces années d’épouvante? Est-ce moi qui respire encore, -qui sens encore mon sang battre à mes poignets, qui pense encore, qui -souffre encore? Est-ce moi qui peux avoir encore des souvenirs?</p> - -<p>Quand j’ai dû revivre parmi les vivants, dans ce désordre général qui a -suivi les prodigalités innombrables de la guerre, je ne me suis pas -reconnu. J’avais commencé de lire un beau livre, assez triste; j’avais -noté au passage un épisode fort petit dont j’étais resté fort peu de -temps ému; et puis j’avais fait une maladie grave, très grave, mortelle; -et puis j’entrais soudain en convalescence. Tout me semblait nouveau -autour de moi, jusqu’à mon métier, jusqu’à mes plus vieux projets que je -prenais pour ceux d’un autre, jusqu’à ce désir de gloire que je doutais -d’avoir pu jamais imaginer, jusqu’à cette crainte de la mort que j’étais -humilié d’avoir pu concevoir. Qu’est-ce donc qui m’attendait chez moi? -Rien. Au cours de la tourmente, j’avais perdu mon père, mon oncle, mes -meilleurs amis que je chérissais davantage; j’avais perdu ma dernière -illusion, celle qu’il fût digne d’un homme de s’épuiser pour embellir la -cruelle vie quotidienne des autres hommes. J’étais véritablement un -convalescent désolé.</p> - -<p>La vie eut raison de mon apathie. Peu à peu, et des amis nouveaux y -aidant, je retrouvai le goût de mon métier. Le travail m’avait déjà -sauvé du désespoir où trop de livres amers m’incitaient pendant mon -enfance morose. Le travail me sauva de la résignation<span class="pagenum"><a name="page_36" id="page_36">{36}</a></span> périlleuse que -j’avais tirée de la guerre. Mais, pour me rendre à mon destin d’homme, -qui n’est que de souffrir de maux à sa taille et dont il est presque -toujours l’artisan vaniteux, il fallait que l’amour enfin me fût révélé -sous ses espèces les moins favorables.<span class="pagenum"><a name="page_37" id="page_37">{37}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">Q</span>UE la vie soit plus forte que nous et qu’elle triomphe lentement de nos -résolutions, je ne suis pas le premier à l’avoir éprouvé. Les grands -destins sont rares. Pour le commun des hommes, poussière enlevée par le -vent, rien n’est durable, ni la joie, ni la paix, ni la douleur.</p> - -<p>Il serait trop beau que la courbe d’une existence humaine fût -harmonieuse. Si l’on tenait quelque part un registre des feuilles de -température de nos péripéties morales, quelle collection de lignes -tourmentées ne s’offrirait pas aux curieux? De cet amas de singularités, -le philosophe peut déduire quelques réflexions relativement peu -nombreuses qui lui permettent d’établir une règle de vie des -collectivités; car, plus on considère les choses de haut, plus elles -semblent être simples et tendre vers une espèce d’unité dont les -politiques font leur profit. Mais si l’on regarde au contraire chacun -des individus de la collectivité, tout y paraît complexe, imprévisible, -fantasque et décourageant. Et c’est une des merveilles de ce monde<span class="pagenum"><a name="page_38" id="page_38">{38}</a></span> que -tant de diversités si décevantes en particulier se fondent dans un tout -dont le contemplation satisfait les sages, amis de l’ordre. De là le -sourire amusé qu’ils ont en face de nos révoltes s’ils nous observent -dans l’ensemble, ou la pitié qui les étreint s’ils nous examinent en -détail. L’un d’eux m’enseigna que, pour lui, dès qu’il s’agit d’un être -humain, une seule constatation s’impose: c’est que tout est possible. Sa -formule sans hardiesse a du moins le mérite de n’être pas à la merci de -la mode et de faire une place large à l’indulgence.</p> - -<p>Au mois de janvier 1920, je me contentais des raisons de vivre que peut -avoir un homme sans famille qui vient d’échapper à un désastre et qui -s’aperçoit qu’à trente ans, déjà vieux, quand toute œuvre d’art exige un -temps si long, il n’a même plus d’ambition pour le stimuler. Comme je -n’ai point souci de me poser en héros, je répète que je me confesse en -pleine sincérité. J’abandonne mon cas aux moralistes, s’il en vaut la -peine. Je leur saurais gré néanmoins d’essayer de me comprendre avant de -me foudroyer ou de m’absoudre: ce seul effort que je leur demande est à -peu près le seul que puisse demander un homme à un autre homme, faute de -quoi le premier venu s’érige en juge tranchant, alors que nous avons -tous besoin d’être compris et non jugés. Mais poursuivons.</p> - -<p>Au mois de janvier 1920, j’allai chercher dans le Midi un peu de soleil -et un peu de réconfort. Paris tout entier semblait chercher lui aussi -son équilibre. Les premiers mois de la paix s’écoulaient difficilement. -Des menaces politiques agitaient le pays. Trop de malheureux impatients -faisaient craindre une révolu<span class="pagenum"><a name="page_39" id="page_39">{39}</a></span>tion populaire que l’exemple de la Russie -bolcheviste rendait attrayante pour les uns et fatale pour les autres, -par contagion. De grands procès nés de la guerre mettaient au premier -plan trop d’ignominies et de suspicions. Dans le même temps, on sentait -que les Alliés sournoisement, comme de simples individus égoïstes, se -disputaient les dépouilles d’une victoire qu’ils contribuaient à -diminuer. A la faveur du désarroi général, les gens d’affaires -opéraient. Les banques se multipliant devenaient autant de baraques de -pari mutuel pour ces courses au billet de cent francs où se ruait la -foule. Et, si j’ai dit que, dans la période d’angoisse qui précéda la -guerre, les artistes avaient bu d’un vin lourd, ils ne burent après la -paix signée que de l’eau. Les moins pauvres sont descendus à la misère. -Il faut que l’amour de la beauté soit bien naturel pour que plus -d’artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, poètes, ne se soient pas -jetés dans l’épicerie rémunératrice. Mais chacun d’eux besogna comme il -put, et l’art français n’a pas capitulé.</p> - -<p>Pour ma part, j’emportais à Nice deux commandes que m’avait données un -éditeur d’ouvrages de luxe dont la furie était presque étale: je devais -lui rapporter en avril quinze aquarelles destinées à une <i>Aphrodite</i> de -Pierre Louÿs, et trente dessins au crayon noir pour une édition in-4º -des <i>Croix de Bois</i> de Roland Dorgelès qu’un prix de littérature venait -d’imposer à l’attention du public. Je n’étais pas en effet un sculpteur -de l’école cubiste, mes pierres ne forçaient pas l’intérêt aveugle des -nouveaux-riches, et je gagnais ma vie par des expédients tout de même -honorables. Ainsi, parmi d’autres ouvrages qui m’avaient été proposés, -j’en<span class="pagenum"><a name="page_40" id="page_40">{40}</a></span> avais retenu deux à mon goût, et je comptais illustrer l’un avec -mes rêves d’artiste impénitent et l’autre avec mes souvenirs douloureux.</p> - -<p>A Nice, la fièvre de ces premiers jours de 1920 était moins ardente. Et -puis, à Nice, il y a du soleil en hiver et il y a la Méditerranée. -Quiconque y passa, retrouvera sous ma réserve toutes ses impressions de -cette unique Baie des Anges, comme au rappel de trois accords plaqués -sur un piano remontent en mémoire toutes les splendeurs assoupies d’une -sonate. Quant à celui qui n’a pas fait séjour sur cette côte, il -admettrait mal, si j’essayais de l’analyser par des mots trop précis, -l’émotion qui tombe pour moi du ciel méridional sur l’eau sans reflux. A -Nice, toutes les choses, tous les gens, toutes les joies, tous les -soucis, prennent une couleur spéciale. L’air qu’on y respire anesthésie -en quelque sorte, et libère à la fois les moindres possibilités du -sentiment. Ce n’est que sous l’influence de l’opium que j’éprouvai de -comparables délices. Et n’est-ce point une retraite par excellence que -celle où je pouvais espérer de goûter un bon repos propice à mon -travail?</p> - -<p>Tous les matins, j’allais m’asseoir au soleil, devant la mer, un peu à -l’écart de l’endroit où la plus grande partie des hivernants se tient. -Je ne me lasse pas de regarder la mer: elle ne se ressemble jamais; elle -est mouvante; on la pétrit, dirais-je, des yeux, et tant de songes -complaisants naissent comme une écume fragile de ses agitations! Elle -est inépuisable et capricieuse.</p> - -<p>Un matin, j’aperçus de loin que le banc où j’avais coutume de m’asseoir -était occupé. J’eus un mouve<span class="pagenum"><a name="page_41" id="page_41">{41}</a></span>ment de mauvaise humeur. Comme tous les -hommes, je suis aussi pour bien des choses un homme d’habitudes. Il me -déplut que mon banc ne fût pas libre ainsi que chaque jour. Je l’avais -pourtant choisi en dehors de la zone fréquentée par les promeneurs -ordinaires, et il m’était devenu le seul banc possible de tout le -rivage. Or une femme était assise sur mon banc. Jeune ou vieille, je ne -le distinguais pas, à cause de son ombrelle ouverte. Mais la question -piqua ma curiosité, et ma mauvaise humeur s’oublia.</p> - -<p>Comme je m’approchais, elle se leva et fit trois pas pour s’accouder au -garde-fou qui borde la promenade. Je jugeai qu’elle était jeune et sa -silhouette me plut.</p> - -<p>—Pourvu qu’elle ne s’en aille pas! me dis-je.</p> - -<p>J’avais envie de la voir de près. Elle m’était encore cachée par son -ombrelle. Je m’amusai de ma curiosité. Ma mauvaise humeur première céda -sans trop de peine.</p> - -<p>J’arrivais à mon banc. Je m’assis. J’avais manœuvré de manière à ne me -pas faire remarquer. Je souriais de la surprise que je causerais à -l’inconnue qui m’avait d’abord offensé.</p> - -<p>Je n’attendis pas longtemps. L’inconnue se retourna. Je la vis. Fit-elle -un geste? Je serais incapable de l’affirmer. J’avais au moment même -tressailli. Elle eut l’air gêné, mais elle reprit sa place sur le banc à -côté de moi. Elle regardait vers le large. Je la regardai. Il me -souvient que j’entendis alors le bruit des vagues déferlant contre les -rochers à ma droite et des cris d’enfants qui jouaient sur la plage, à -quelques mètres au-dessous de nous.</p> - -<p>Mon trouble durait.<span class="pagenum"><a name="page_42" id="page_42">{42}</a></span></p> - -<p>—Elle? me disais-je.</p> - -<p>En cette jeune femme je croyais retrouver, transformée certes et -différente, mais non point tellement, ma petite bien-aimée de jadis. -Mais aussitôt je m’étonnai d’avoir gardé si net le souvenir d’une petite -fille qui avait si vite disparu de ma vie. A la vérité, c’est plutôt le -souvenir de la petite fille qui se ranimait grâce à cette jeune femme. -Le visage oublié se recomposait en ma mémoire à l’aspect du visage que -j’avais devant les yeux.</p> - -<p>La curiosité fut trop forte. Après quelques phrases maladroites qui ne -sont pas à mon honneur et que je ne rapporterai pas, mais qui -m’encouragèrent par leur propre ineptie, je fis part de mon étonnement à -ma voisine.</p> - -<p>Elle eut un sourire satisfait.</p> - -<p>—Vraiment, dit-elle, vous m’avez reconnue tout de suite?</p> - -<p>Je ne sais pas quelle expression eut mon sourire. Mais il me semble que -je ne le maîtrisai pas.</p> - -<p>—Vous ne m’aviez donc pas oubliée? disait-elle.</p> - -<p>Elle parlait sans élever la voix, ce qui accentue l’émotion qu’on -provoque et qu’on ressent.</p> - -<p>Oubliée?</p> - -<p>Spontanément, car en la retrouvant je me retrouvais tout d’un coup tel -que j’étais quand j’avais dû la quitter, je lui contai les vicissitudes -des dix dernières années de ma vie. Chose étrange, je n’avais aucune -honte à me montrer devant elle sans déguiser rien, ni ma volonté de -l’oublier, ni l’oubli que tant d’événements plus grands que nous -m’avaient procuré, ni la joie qui me soulevait depuis que je la -revoyais;<span class="pagenum"><a name="page_43" id="page_43">{43}</a></span> mais, tout en parlant, je sentais que je parlais d’un passé -mort. Était-ce son attitude qui me poussait à développer mes souvenirs -sans lui donner le temps de placer un mot qui eût rompu le charme?</p> - -<p>Elle ne souriait plus que rarement, et avec une nuance de mélancolie.</p> - -<p>—Quoi! dit-elle. Vous n’avez aimé que moi?</p> - -<p>—Vous seule.</p> - -<p>—C’est affreux, dit-elle si bas que je la devinai plutôt que je ne -l’entendis.</p> - -<p>Le silence qui succéda nous séparait. Je sentis que j’aurais tort de -rien demander. Elle aussi était demeurée telle que jadis, réservée quand -j’étais confiant. Mais je soupçonnais que son silence d’à présent -approfondissait encore davantage sa réserve d’autrefois.</p> - -<p>—C’est affreux, dit-elle de nouveau.</p> - -<p>Et je crus qu’elle allait parler à son tour.</p> - -<p>Mais brusquement, par l’escalier qui menait à la plage et s’ouvrait près -de nous, apparurent en criant deux garçonnets.</p> - -<p>—Mes enfants, me dit-elle.</p> - -<p>Un homme les suivait.</p> - -<p>—Mon mari, me dit-elle.</p> - -<p>Elle se leva, me prit par la main, et me présenta.<span class="pagenum"><a name="page_44" id="page_44">{44}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">U</span>N regard de la femme qu’on aime a souvent plus de force persuasive que -les raisonnements le mieux conduits. Un regard m’empêcha de céder à -l’envie que j’avais peut-être de fuir. Ma docilité fut tout de suite -complète.</p> - -<p>Malgré la surprise, je fis tête à ce mauvais coup du sort, et je -prononçai quelques mots qui ne trahirent point mon embarras. Je -m’arrangeai cependant de façon que l’entretien ne se prolongeât pas -outre mesure.</p> - -<p>—J’aurai plaisir à vous revoir, me dit le mari.</p> - -<p>J’étais déconcerté. J’étais surtout mécontent d’avoir avoué sans -hésitation comme j’avais aimé et d’avoir insinué même que j’aimais -toujours, ce qui n’était pas certain. Quelle faute j’avais commise! Et -pour quel résultat? Qu’avais-je appris en retour?</p> - -<p>Je marchais le long de la mer à pas lents. Je tournais le dos à la -ville. Je détestai soudain ce ciel parfaitement pur que, comme tous les -malheureux, j’accusai de son indifférence. J’aurais voulu qu’une<span class="pagenum"><a name="page_45" id="page_45">{45}</a></span> -tempête secouât la mer trop bleue et lutter contre le vent déchaîné.</p> - -<p>—Elle est à un autre, me disais-je, elle est à un autre qui la rend -heureuse. Elle a l’air heureux, elle a deux enfants, elle est à un -autre.</p> - -<p>Qu’elle m’eût été dérobée, voilà le chagrin qui me dominait. Jamais -autrefois, aux heures de mon éblouissement, je n’avais imaginé qu’elle -pût être mise nue, même par moi; c’est une pensée qui ne m’avait pas -touché. Après dix ans, quand je la retrouvais, d’équivoques images se -formaient devant moi. Elle était très belle. Je la voyais nue, et elle -consentait d’être à un autre. Je me rassasiais du plaisir répugnant de -me la représenter souillée dans les bras de l’autre. Je la méprisais. -Mais de nouvelles pensées m’envahissaient, plus atroces.</p> - -<p>—Consentir? me disais-je. Souillée? Tu n’as donc pas compris qu’elle -l’aime?</p> - -<p>Mon découragement s’appesantit. Elle l’aimait? Alors je me les -représentai tous les deux côte à côte qui rentraient derrière leurs -enfants en riant de moi. Elle l’aimait. Elle lui répétait sans doute ce -que je lui avais confié. Je crus l’entendre dire, lui:</p> - -<p>—Pauvre type!</p> - -<p>Et je les vis d’avance mettre à profit, le soir même, dans le lit -conjugal, le hasard qui m’avait placé sur leur route pour fouetter leur -amour. Elle triompherait d’être aimée par deux hommes, et il -s’enorgueillirait de la posséder.</p> - -<p>Je ne pus m’empêcher de sourire, non pas de lui qui tenait son rôle de -mâle, mais d’elle qui chantait trop tôt victoire. Aimée par moi, elle? -Oui, jadis,<span class="pagenum"><a name="page_46" id="page_46">{46}</a></span> quand elle était petite fille et quand je n’étais pas un -homme. Mais à présent? Lui avais-je donc donné tant d’assurances que mon -amour d’autrefois eût persisté?</p> - -<p>Cette pensée, hélas, m’arrêta. J’aurais dû l’éluder. Il est dangereux de -remuer les vieux sentiments engourdis. Il est dangereux de réveiller les -vieux désirs qui ne furent pas satisfaits. J’essayai de tricher avec -moi-même, de m’objecter des <i>mais</i> et des <i>cependant</i>; j’avais honte de -me laisser convaincre; je n’osais pas reconnaître que mon amour rajeuni -s’imposait de plus en plus à moi à mesure que je tâchais de le refouler. -Pourtant j’aimais.</p> - -<p>Las de marcher droit devant moi, je m’aperçus que j’étais loin de la -ville. J’entrai dans une auberge. Deux ouvriers maçons y achevaient de -déjeuner. Je me fis servir du jambon, du fromage, et une bouteille de -vin gris.</p> - -<p>Dans ce pauvre décor d’une salle d’auberge à peine propre, mon chagrin -me parut dérisoire. Amèrement, je me divertis à en saper pour moi-même -le pathétique. Cœur sensible, ô cœur naïf, t’ai-je assez torturé? -T’ai-je assez piqué d’ironie? Mais est-ce un si bon moyen de se moquer -de soi-même? L’ironie, arme des lâches et défense des autres, ne tue que -les faibles. La mienne me blessa profondément: il est toujours cruel de -perdre des illusions, et d’abord celles qui sont d’amour-propre, et je -me rendis compte que je m’étais exagéré la grandeur de ma souffrance. -N’est-ce pas en effet une espèce de volupté trouble que l’on goûte à se -croire le plus malheureux des mortels, ou simplement très malheureux? -Mais, tout bien considéré, je repris conscience de la médiocrité<span class="pagenum"><a name="page_47" id="page_47">{47}</a></span> de mon -aventure. Et je sortis plus calme de l’auberge.</p> - -<p>Il n’en restait pas moins vrai que j’aimais, et que j’aimais une femme -que rien ne me permettait d’espérer atteindre. Elle appartenait à un -autre. Je ne songeais pas à rivaliser avec lui. Il n’avait rien en -apparence du mari qu’on peut se flatter d’évincer: il n’était pas vieux, -il n’avait pas l’air d’un imbécile, et physiquement il était ce que les -femmes ont coutume d’appeler un bel homme, en quoi je devais lui -abandonner le pas. Toute entreprise de conquête eût été vaine de ma -part. En outre, ni jadis, ni aujourd’hui, celle que j’aimais ne m’avait -livré le moindre indice qu’elle fût prête à recevoir mon amour.</p> - -<p>Que de complications surgissaient au moment où je me croyais en -sécurité! Je n’avais plus d’autre souci que de vivre au jour le jour en -travaillant dans la modeste retraite que j’avais élue; je me soutenais -de ces souvenirs ardents; j’assistais non sans quelque plaisir furtif -aux ambitieuses agitations des gens qui m’entouraient, et je ne formais -plus que d’humbles projets dont l’achèvement ne me semblait pas -indispensable au bonheur du genre humain. Et tout à coup une femme -venait remettre mon repos en question, une femme que j’avais aimée, puis -oubliée, une femme dont je n’avais presque rien su, et dont je ne savais -rien, sinon qu’elle n’était plus libre.</p> - -<p>Quand je rentrai dans la ville, c’était à l’heure où, le soleil se -couchant, un froid brusque succède à la douceur d’un après-midi de -printemps. Je pressai le pas. Une bise aigrelette soufflait sur le -rivage. J’évitai de repasser par le bord de la mer.</p> - -<p>J’avais résolu de quitter Nice dès le lendemain matin;<span class="pagenum"><a name="page_48" id="page_48">{48}</a></span> je ne voulais -plus rencontrer celle que je voulais essayer d’oublier de nouveau. Je ne -me dissimulais pas que j’y parviendrais sans doute moins aisément que la -première fois, mais je ne croyais pas qu’il y eût d’autre façon de -résoudre le problème. Celle-là me semblait simple et naturelle: fuir et -me distraire d’une pensée malheureuse.</p> - -<p>La porte de mon hôtel franchie, je me dirigeai vers le bureau du gérant.</p> - -<p>—Je partirai demain matin par le train de 8 heures, lui dis-je. Mes -bagages seront prêts à 7 heures.</p> - -<p>—Bien, monsieur.</p> - -<p>J’allais sortir. Le portier m’attendait.</p> - -<p>—Une lettre pour monsieur.</p> - -<p>Je pris l’enveloppe comme si j’avais deviné. L’écriture, haute et mince, -était d’une femme: je ne la connaissais pas. J’ouvris. Je lus:</p> - -<p>«<i>Soyez demain matin où vous étiez ce matin. Je désire vous y revoir.</i>»</p> - -<p>Une signature était inutile. Il n’y en avait pas. Mais ce trait seul -révélait une femme qui réfléchit.</p> - -<p>Je relus le bref billet. Je n’y découvris rien. L’ordre de la première -phrase, si sûr de lui, s’adoucissait par le désir de la fin, plus adroit -ou plus tendre. Le moins que j’en pusse conclure était que cette femme, -dont j’avais résolu de fuir le charme, savait ce qu’elle voulait et le -cacher.</p> - -<p>Je dis seulement au gérant:</p> - -<p>—Contre-ordre, monsieur. Je ne partirai pas demain matin. Excusez-moi.</p> - -<p>—Bien, monsieur, répondit-il.</p> - -<p>Qu’avais-je de mieux à faire?<span class="pagenum"><a name="page_49" id="page_49">{49}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">E</span>N arrivant à l’endroit où je devais l’attendre, le lendemain matin, -j’étais aussi calme que je pouvais souhaiter de l’être. J’avais réfléchi -longuement pendant la nuit.</p> - -<p>Certes l’aventure était cruelle pour moi. Mais toutes mes aigreurs, mes -rancunes et mes ironies, parce que je les avais disciplinées, faisaient -place à une résignation dont je me félicitais. Et qui incriminer de mon -infortune? Cette jeune femme qui ne m’avait jamais rien promis, à qui je -n’avais jamais rien demandé, qui n’avait peut-être jamais eu soupçon de -mes sentiments de jeune homme, et qui était parfaitement libre de -disposer d’elle-même? En l’absolvant, je ne lui rendais qu’un hommage -mérité. Elle demeurait toujours pour moi très haut, et, si je souffrais -de la voir à un autre, j’avais enfin le sang-froid de l’estimer digne -d’être heureuse, même à mon détriment. Aussi ne me proposais-je de lui -rien dire qui désormais eût été une offense. Quelles que fussent à mon -égard ses dispositions, je ne lui parlerais plus de mon amour: je ne -vou<span class="pagenum"><a name="page_50" id="page_50">{50}</a></span>lais pas lui donner à rire ou à sourire, ou même, en mettant les -choses au mieux, je ne voulais pas lui donner de remords. Sa vie s’était -engagée loin de moi; je n’avais plus qu’à m’éloigner de sa vie. Et -j’étais décidé à disparaître avant d’apprendre de sa bouche ce qu’elle -avait à m’annoncer. N’allait-elle pas m’en prier, en effet?</p> - -<p>Elle était vêtue de laine blanche, quand je l’avais rencontrée la veille -par hasard. Elle vint à notre rendez-vous avec un grand manteau noir de -fourrure.</p> - -<p>Je la regardais venir. Mon cœur battait.</p> - -<p>Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de moi, elle ouvrit son -manteau des deux pans sur une robe d’un mauve exquis.</p> - -<p>—Vous rappelez-vous? me dit-elle sans autre préambule. Vous me -préfériez en mauve jadis, et j’avais une robe à peu près pareille lors -de notre dernière promenade. Vous vous rappelez?</p> - -<p>—Il m’en souvient, répondis-je.</p> - -<p>—Mon mari déteste le mauve, dit-elle.</p> - -<p>Puis:</p> - -<p>—Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt. Les enfants me suivent. Nous -n’avons pas beaucoup de temps à nous. Marchons, voulez-vous bien?</p> - -<p>Je me mis à son pas. J’étais anxieux. Ce début ressemblait si mal à ce -que j’avais cru qu’il serait! Qu’avait-elle dit? Que son mari détestait -le mauve; mais elle en portait; et elle s’en était vêtue aujourd’hui -comme au jour de notre dernière promenade, parce que je la préférais -jadis ainsi. Voulait-elle donc me faire entendre qu’elle était moins à -son mari que je ne l’avais pensé? Ou quelle comédie me préparait-elle? -Il y<span class="pagenum"><a name="page_51" id="page_51">{51}</a></span> avait pourtant une certaine émotion dans sa voix.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Écoutez. Vous m’avez découvert des choses navrantes.</p> - -<p>J’eus un geste vague.</p> - -<p>—Écoutez-moi, dit-elle. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas savoir. Si -j’avais su... Non, laissez-moi parler.</p> - -<p>Je n’objectai rien. J’avais résolu de ne plus me trahir comme j’avais eu -l’imprudence de le faire, la veille. Mais l’entretien prenait un tour -imprévu qui risquait de m’égarer. Quelle maîtrise de soi ne faut-il pas -pour résister à la voix caressante d’une femme qu’on aime? Le silence -qui me fut imposé me tira d’embarras.</p> - -<p>—C’est bête, disait-elle. Au moment où l’on veut parler, les mots vous -échappent.</p> - -<p>Elle ne souriait pas. Je ne relevai point sa remarque. Je préférais -imaginer ce que j’apprendrais, et trop d’espoirs et de craintes -traversaient à la fois ma pensée, tandis que je savourais un sombre -plaisir à ne point presser le dénouement.</p> - -<p>—Écoutez, dit-elle encore. Je ne jouerai pas avec vous, je ne suis pas -si habile. Ce que vous m’avez appris hier m’a consternée, profondément.</p> - -<p>Elle posait la main sur mon bras. Je la regardai.</p> - -<p>—Ne me regardez pas! Vous m’ôteriez tout mon courage.</p> - -<p>Elle se mit à marcher.</p> - -<p>—J’ai besoin de tout mon courage, reprit-elle. Vous en avez eu, vous, -et plus que je ne pensais qu’un homme pût en avoir, car je ne pensais -pas non plus<span class="pagenum"><a name="page_52" id="page_52">{52}</a></span> qu’un homme pût aimer à ce point. Mais moi aussi j’en ai -eu. Vous saurez tout un jour. Une jeune fille ne fait pas tout ce -qu’elle veut. Elle fait même souvent ce qu’elle ne veut pas.</p> - -<p>Elle parlait lentement et chacune de ses phrases me remuait.</p> - -<p>—Je vous jure que je ne l’ai pas voulu...</p> - -<p>Elle s’arrêta, puis, d’une voix plus forte:</p> - -<p>—Me croyez-vous? dit-elle.</p> - -<p>—Je vous crois, répondis-je.</p> - -<p>Ma voix aussi était grave. Nous ne pûmes soutenir nos regards.</p> - -<p>Je me remis à marcher.</p> - -<p>—Un jour, dit-elle de nouveau, vous saurez tout, et que je n’étais -peut-être pas indigne de votre fidélité.</p> - -<p>—Ma fidélité...</p> - -<p>—Oh! je n’ai pas le droit d’en être fière, évidemment. Je n’ai aucun -droit devant vous. Hier, je méritais à vos yeux trop d’indulgence. Mais -aujourd’hui, aujourd’hui!</p> - -<p>—Aujourd’hui comme hier...</p> - -<p>—Non, non, ne niez pas. Votre attitude, votre regard, votre voix, rien -n’est en vous aujourd’hui comme hier. Je vois bien que vous êtes encore -plus malheureux qu’hier.</p> - -<p>Je me redressai.</p> - -<p>—Qu’importe! m’écriai-je.</p> - -<p>M’avait-elle appelé pour entendre des plaintes, ou des reproches, et -recevoir un hommage supplémentaire à son triomphe?</p> - -<p>Mais elle s’écria, sur le même ton que moi:<span class="pagenum"><a name="page_53" id="page_53">{53}</a></span></p> - -<p>—Il m’importe au contraire. Je ne veux pas que vous soyez malheureux.</p> - -<p>—Ni vous, ni moi...</p> - -<p>—Je ne veux plus.</p> - -<p>Et ces quatre mots, elle les prononça tout bas comme si elle était -fatiguée par un effort trop long.</p> - -<p>Je ne répondis rien.</p> - -<p>Elle poursuivit, d’une voix de moins en moins assurée qu’elle tâchait -cependant d’affermir:</p> - -<p>—Tout est contre moi. L’heure me presse. Il faut que je rentre. Mais il -faut que j’aie le courage de vous le dire aujourd’hui, car demain -peut-être il serait trop tard et je vous aurais déjà reperdu. Écoutez!</p> - -<p>Elle se mit devant moi, me saisit les mains, me regarda sans faiblir, -et:</p> - -<p>—Je ne peux plus, répéta-t-elle.</p> - -<p>Puis, très vite:</p> - -<p>—Je ne peux plus. Je serai à vous quand vous voudrez.</p> - -<p>Je n’eus pas le temps de la retenir. Elle s’était dégagée et, ramenant -sur sa robe mauve les pans de son grand manteau noir, s’enfuyait.<span class="pagenum"><a name="page_54" id="page_54">{54}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">J</span>E m’attendais peut-être à tout sauf à ce qui m’arrivait. Et la scène -s’était déroulée avec tant d’invraisemblance que je doutai si je ne -rêvais pas. Je n’étais pas seulement le condamné qui entend qu’on lui -fait grâce; on me comblait en outre de la plus vive joie que j’eusse pu -souhaiter. Il m’était difficile de ne pas me défier d’abord d’un si -soudain retour de fortune.</p> - -<p>On comprendrait mal mon étonnement et ma crainte si l’on ne considérait -pas que je n’avais jamais essayé de séduire aucune femme. J’avais eu des -aventures, certes, et je n’étais point si nigaud que le supposerait un -lecteur inattentif. Mais les femmes qui m’avaient donné des plaisirs -sans m’occuper sérieusement, n’étaient point femmes à conquérir. Je n’en -avais jamais aimé qu’une, et je n’espérais plus de lui faire agréer ma -dévotion. Celle-là seule comptait à mes yeux entre toutes les femmes. Or -c’était celle-là qui m’offrait ce que je n’aurais pas osé lui demander,<span class="pagenum"><a name="page_55" id="page_55">{55}</a></span> -et à l’instant où j’étais près de renoncer à elle pour toujours.</p> - -<p>Une joie inespérée, et qui s’amplifie d’autant, se présente à celui -qu’elle choisit sous les apparences du bonheur. Elle le soulève de -lui-même et lui découvre toutes choses comme s’il les voyait pour la -première fois. Une extrême douleur s’attarde aux moindres détails, afin -de s’en nourrir; une joie extrême accepte sans examen que tout concoure -à la satisfaire. Dans ma joie du premier moment qui suivit ma surprise, -je ne songeai pas à m’expliquer les raisons de mon allégresse: ce qui -m’avait paru impossible, me paraissait conforme aux nécessités qu’il -nous est expédient de concevoir pour notre intérêt. Je fus content que -le ciel eût toujours au-dessus de moi son azur parfait. Comme à d’autres -heures je m’étais senti écrasé de détresse, je me sentais allégé. L’état -d’amour est un état de grâce. Je me sentais jeune surtout. Ah! jeunesse! -jeunesse! que tu me venais tard! Mais je te reconnaissais, jeunesse, et -c’était ma faute. Tu n’as de prix que si l’on t’ignore et si l’on te -dépense les yeux fermés. Et qu’on ferme mal les yeux quand on veut les -fermer!</p> - -<p>Où m’égaré-je? Le souvenir de cette heure m’emporte. Ce fut peut-être ma -plus belle heure. Mais j’en avais déjà l’intuition, et dès lors le drame -de ma vie se nouait. Aussi bien je ne m’appartenais plus et je n’étais -plus à mes seuls ordres.</p> - -<p>—Je serai à vous quand vous voudrez.</p> - -<p>J’avais cette promesse. Mais combien d’ombres autour d’elle! Mon -orgueil, si longtemps comprimé, se redressait et, du même coup, je ne -discernais rien<span class="pagenum"><a name="page_56" id="page_56">{56}</a></span> du plus proche avenir. Ou peut-être, et je ne m’en -rends compte que maintenant, je préférais ne rien prévoir et, dans ma -joie enfin acquise, me laisser gouverner par les circonstances. J’aimais -et je croyais enfin être aimé. Quand on peut se dire cette petite -phrase, tous les trésors du monde s’évanouissent, tous les raisonnements -cèdent. Un homme se dissout si vite et si volontiers! Et je ne suis pas -plus grand que nature.</p> - -<p>—Je serai à vous quand vous voudrez.</p> - -<p>J’avais cette promesse. Je ne cherchai pas plus loin. Tous les voiles -qui me cachaient la vie passée, les goûts, les sentiments de celle que -j’aimais, je ne m’inquiétais pas de les écarter. J’accueillais la déesse -avec son mystère: je l’avais si longtemps attendue sans succès! Mon -allégresse était aveugle. Je devinais que je pénétrais dans une contrée -inconnue où je n’aurais pas refusé de me perdre.</p> - -<p>—Je serai à vous quand vous voudrez.</p> - -<p>Promesse! L’amour n’est jamais si beau qu’à cet instant pour un homme. -Et posséder n’est plus rien ensuite, sinon le plus souvent le point -critique où la passion commence à décliner. Les femmes le savent -d’instinct, qui résistent avant de se plier au désir d’un amant plus -pressé. C’est que pour l’homme l’amour n’est pas toujours la grande -affaire de la vie, et ceux qui aiment semblent avoir hâte d’épuiser leur -joie. Les femmes conçoivent l’amour tout autrement, même quand elles n’y -réfléchissent pas, et jeunes filles elles trouvent en des fiançailles -qui se prolongent un contentement que les voluptés futures ne -transformeront peut-être pas de façon avantageuse. Mais une<span class="pagenum"><a name="page_57" id="page_57">{57}</a></span> femme, qui -sait où elle va, sait mieux aussi qu’à l’heure qu’elle voudra se donner, -elle marquera peut-être l’heure de ses déceptions. De là vient qu’elle -temporise, et nous croyons, nous autres hommes, à des pudeurs où à une -lutte contre ce que la société nomme le devoir; mais la pudeur recouvre -des craintes plus secrètes, et le devoir retient rarement jusqu’au bout -une femme qui aime, car c’est dans l’amour, même illégitime, qu’une -femme accomplit et a conscience d’accomplir sa destinée. N’étais-je pas -excusable, puisque j’aimais, d’en voir une preuve ici?</p> - -<p>—Je serai à vous quand vous voudrez.</p> - -<p>Elle m’avait jeté sa promesse au visage comme une provocation et comme -un encouragement dont elle avait besoin plus que moi sans doute, -puisqu’elle avait fui sur ces paroles téméraires. Je compris que tant -d’audace avait dû lui être pénible. Et je compris qu’elle mettait dans -sa promesse quelque chose de désespéré. Avait-elle deviné que, si elle -n’osait pas faire cette démarche hardie, j’allais disparaître de -nouveau, et qui sait avec quelles résolutions? En le supposant, je me -dépouillai des craintes qui avaient suivi ma surprise, je fus peu à peu -envahi d’attendrissement et de gratitude.</p> - -<p>—Femme adorable, murmurai-je pour moi seul.</p> - -<p>Mais je regardai tout aussitôt autour de moi. Avais-je déjà compromis -mon secret, mon beau secret qui ne m’appartenait pas? C’était notre -secret. Je regardais avec satisfaction les gens que je rencontrais. Ils -ne savaient pas qu’ils rencontraient un homme heureux. J’avais pour les -passants, pour le reste du monde,<span class="pagenum"><a name="page_58" id="page_58">{58}</a></span> une indulgente pitié: je disais bien -que ma jeunesse me venait enfin.</p> - -<p>—Quand vous voudrez!</p> - -<p>Je ne voulais plus rien, plus rien que ce qu’elle voudrait. Elle -promettait d’être à moi; j’étais à elle depuis longtemps.</p> - -<p>Rentré chez moi, je m’enfermai dans ma chambre, non sans faire observer -au portier que je ne sortirais pas. Avouerai-je que, déjà fat, -j’espérais recevoir quelque lettre, comme la veille, ou mieux même? Et -puis, ce qui est moins ambitieux, j’avais envie de solitude, ou plutôt -d’isolement. Une chambre d’hôtel, où pas un meuble, pas un objet, pas un -souvenir ne nous attache, est un endroit propice à la méditation. -Ailleurs, l’esprit se laisse distraire avec trop de complaisance. Dans -ma chambre, nue et froide, car elle s’ouvrait à l’est, je ne pouvais -considérer mon aventure qu’avec plus de lucidité.</p> - -<p>Mais comment saisir au vol tant de pensées contradictoires, souvent si -frêles qu’elles meurent à l’instant qu’on les sent naître, comment -saisir tant de fantômes d’espoirs, de projets, d’objections, de -souvenirs, et de scrupules, qui traversent l’esprit d’un amoureux? Je -n’en garderais qu’une poussière aux doigts, comme les enfants quand ils -ont pris un merveilleux papillon.</p> - -<p>Aussi bien, à mesure que le jour s’écoulait, je me défendais plus mal -contre l’inquiétude. Étais-je déjà si exigeant? Parce que je ne recevais -pas la lettre que j’espérais, devais-je retomber dans les seules -appréhensions qui semblèrent toujours l’aliment préféré de mes rêveries? -Hélas, j’ai toujours eu plus de<span class="pagenum"><a name="page_59" id="page_59">{59}</a></span> penchant pour la tristesse que pour la -gaieté, et j’ai tiré moins de bénéfices et moins de plaisir, si le mot -n’exagère pas, de mes bons moments que des mauvais. Maintes fois j’ai -gâté par ma faute des joies qui méritaient d’être franchement savourées. -Qu’est-ce donc qui m’obligeait, cette fois encore, sinon ma sotte manie, -de pousser au noir mes pensées?</p> - -<p>—Je serai à vous quand vous voudrez.</p> - -<p>Qu’avais-je le droit de désirer plus outre à cette heure? N’était-ce pas -assez d’une si belle promesse, si je daignais me rappeler que, la -veille, un regret sans mesure me tourmentait?</p> - -<p>Je n’avais pas de lettre. Je n’en eus pas. La nuit vint. J’en passai la -plus grande partie à ma fenêtre. L’air était doux. Il y avait quelques -étoiles au ciel. J’entendais le bruit faible de la mer proche. Jamais -amant sur le point de triompher après une longue attente ne fut moins -assuré que moi.</p> - -<p>—Je serai à vous quand vous voudrez.</p> - -<p>La phrase volontaire me harcelait. Je me la disais et me la redisais, je -la disséquais, je la retournais. C’est une bien petite phrase, bien -simple; mais elle engageait l’avenir, et quel avenir? Elle m’effrayait.<span class="pagenum"><a name="page_60" id="page_60">{60}</a></span></p> - -<hr style="width: 45%;" /> - -<p>A quoi bon tergiverser davantage? A quoi bon hésiter ici comme j’hésitai -là, devant l’inévitable réalité de mon aventure? Il faut que j’avoue que -je suis entré dans le palais de l’amour par la porte basse. Toutes les -considérations retarderaient seulement mon aveu.</p> - -<p>Dépouillée du lyrisme dont je la parais comme chacun de nous pare la -sienne, mon aventure, pour tout autre que moi, tombe à la plus courante -banalité. C’est pourquoi j’en souffris. Mais dans la conscience que je -prenais de sa navrante banalité, laquelle me faisait semblable à tous -les hommes, je puisais une force nouvelle d’aimer. Nous sommes tous -persuadés, quand nous aimons, que nul n’aima jamais de la même ardeur -que nous. L’amour a cette singularité que chaque amant s’imagine qu’il -l’invente. J’eus, moi, l’illusion de me relever à mes yeux en souffrant -d’une situation dont plus d’un autre eût joui sans scrupule.</p> - -<p>En effet, je n’avais pas reçu la lettre que j’attendais.<span class="pagenum"><a name="page_61" id="page_61">{61}</a></span> J’attendis -encore pendant toute la journée du lendemain. Le surlendemain, par le -premier courrier, j’eus un billet. Il me fixait rendez-vous pour le jour -même à l’endroit connu.</p> - -<p>—Je suis contente, me dit-elle en me tendant la main. Je craignais tant -quelque folie de votre part! Voyez-vous, j’aurais donné dix ans de ma -vie hier, pour être sûre que je vous verrais aujourd’hui.</p> - -<p>Dans les romans, les personnages d’importance n’échangent que des -phrases admirables. Dans l’ordinaire réalité, un homme épris ne trouve -presque rien à répondre quand il est heureux, ou il ne répond que par -des mots sans grandeur. Mais deux êtres qui s’aiment ne se soucient pas -de littérature.</p> - -<p>—Vous êtes libre, vous, poursuivit-elle. Je n’ai même pas pu vous -envoyer un billet, et je ne savais pas si vous auriez la patience -d’attendre.</p> - -<p>Je répondis:</p> - -<p>—Je vous aime.</p> - -<p>Elle ferma les yeux en souriant à peine. Mais, vite grave:</p> - -<p>—Vous croyez?</p> - -<p>J’allais protester, elle m’arrêta.</p> - -<p>—Et vous m’aimerez? dit-elle.</p> - -<p>Son regard cherchait le mien, comme si je devais comprendre sans qu’elle -exprimât plus clairement sa pensée. Que vit-elle dans mon regard? Elle -précisa:</p> - -<p>—J’ai deux enfants.</p> - -<p>J’ajoutai en moi-même:</p> - -<p>—Et un mari.</p> - -<p>Elle ajouta:</p> - -<p>—Je les aime.<span class="pagenum"><a name="page_62" id="page_62">{62}</a></span></p> - -<p>Je baissai la tête.</p> - -<p>Elle continua:</p> - -<p>—Ils furent ma consolation. Je ne les abandonnerai jamais.</p> - -<p>Je ne répondis rien.</p> - -<p>—A aucun prix, dit-elle.</p> - -<p>Le courage qu’un début si franc supposait, ne pouvait pas ne pas -émouvoir. Je devinais quelle lutte elle avait soutenue depuis notre -rencontre: je recomposais tout le drame secret dont le dénouement était -entre nos mains.</p> - -<p>—Vous ne dites plus rien? fit-elle.</p> - -<p>Je regrettai peut-être de n’être point parti sans la revoir, car je me -sentais moins courageux qu’elle. Et je répondis:</p> - -<p>—Je vous aime.</p> - -<p>Elle eut alors un sourire infiniment triste.</p> - -<p>Je repris:</p> - -<p>—Je ne vous demanderai jamais d’abandonner vos enfants. Je ne vous -demanderai jamais rien. Je suis trop heureux de ce que vous daignez -m’accorder.</p> - -<p>—Ah! pauvre ami, c’est peu de chose.</p> - -<p>—Voulez-vous bien...</p> - -<p>—Il y a dix ans que je suis à vous. C’eût été mon bonheur de vous -offrir ma jeunesse.</p> - -<p>—Votre jeunesse! me récriai-je.</p> - -<p>—J’ai deux enfants aujourd’hui, dit-elle. Allez, si vous m’aimez, c’est -encore moi, de vous et de moi, qui ai la part la plus grande.</p> - -<p>Elle parlait sans fièvre. Tout ce qu’elle disait si simplement me -semblait recouvrir l’abîme de tout ce qu’elle ne disait pas. Elle ne -pouvait point se déclarer<span class="pagenum"><a name="page_63" id="page_63">{63}</a></span> malheureuse avec plus de poignante -discrétion. Malheureuse, elle, sous ces apparences qui m’avaient trompé -d’abord comme elles m’auraient trompé pour toujours si je ne l’avais -plus revue après notre rencontre? Tant de femmes cachent ainsi en public -sans qu’on s’en doute la misère d’une âme blessée!</p> - -<p>—Pensiez-vous que je fusse heureuse? reprit-elle sur un ton plus vif.</p> - -<p>—Je pensais que...</p> - -<p>—Je serais inexcusable de vous écouter.</p> - -<p>J’avais rougi.</p> - -<p>—Je sais, dit-elle, qu’aux yeux du monde je suis une femme coupable. Je -me remets à vous en toute confiance. Je ne tiendrai que de vous mon -bonheur, s’il m’en est réservé un peu.</p> - -<p>Un homme n’entend pas de pareilles choses sans en être transporté. Que -fut-ce de moi qui aimais déjà de toute ma force trop longtemps retenue?</p> - -<p>—Ne faites pas moins beau qu’il n’est le présent que vous m’apportez, -dis-je alors. Je ne suis peut-être pas digne de le recevoir, mais je -m’évertuerai d’en être le moins indigne possible.</p> - -<p>La faiblesse de ma réponse ne m’échappait point. J’en étais dépité. Dans -ce dialogue qui avait plus de pathétique par ce qui ne s’y exprimait pas -que par ce qui s’y exprimait, je me reprochais l’émotion qui diminuait -mes répliques: il déplaît toujours à un homme, même heureux, d’être -inférieur à la femme qu’il aime et qui l’aime.</p> - -<p>Elle disait, elle, plus facilement que moi, ou du moins je le présumais:</p> - -<p>—Je ne vous apporte rien qui ne vous était dû.<span class="pagenum"><a name="page_64" id="page_64">{64}</a></span> Vous méritiez mieux, -mon ami. Et qu’est-ce que je vous apporte? Osez regarder devant vous. Je -serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me plaira.</p> - -<p>Elle semblait s’arracher ces paroles douloureuses. Des larmes lui -venaient. Elle répéta:</p> - -<p>—Je vous dis que c’est moi qui suis enfin favorisée, malgré tout.</p> - -<p>Elle essaya de sourire. J’étais interdit. Je lui pris la main. Elle me -la retira.</p> - -<p>—Attendez, dit-elle.</p> - -<p>Elle se dégantait. Elle m’offrit ses doigts nus.</p> - -<p>Sous mes lèvres, ils frémirent.</p> - -<p>—Il faut que je rentre, fit-elle.</p> - -<p>Je la regardai.</p> - -<p>—Il faut toujours que je rentre, poursuivit-elle d’une voix lasse. -Écoutez. Mon mari part ce soir. Il est rappelé à Paris. Je ne partirai, -moi, qu’après-demain. Voulez-vous de moi demain après-midi? Nous irons -où vous voudrez.</p> - -<p>Puis, sans en avoir l’air, mais pour me faire entendre évidemment -qu’elle n’était pas prête à se jeter dans mes bras en dépit de ses -promesses:</p> - -<p>—Soyez, par exemple, ajouta-t-elle, au pied du château vers deux -heures. Je serais si contente de me promener avec vous dans la campagne, -et de la voir sous l’aspect qu’elle a pour vous!</p> - -<p>Là-dessus, prompte, elle me tendit encore la main:</p> - -<p>—Vous m’aimez? dit-elle.</p> - -<p>Je lui serrai les doigts.</p> - -<p>—Et vous m’aimerez?</p> - -<p>—Aussi longtemps que vous me le permettrez.<span class="pagenum"><a name="page_65" id="page_65">{65}</a></span></p> - -<p>Elle se dérobait. Je la suivis du regard. Elle se retourna, me fit un -petit signe, s’éloigna, disparut. Je sentais encore à mes lèvres le -frémissement de ses doigts. J’étais en même temps joyeux et désolé. -J’aurais voulu la garder près de moi, l’emporter au bout du monde, la -rendre heureuse et qu’elle le déclarât sans arrière-pensée, l’avoir à -moi pour lui tisser des jours de tendresse. Elle s’éclipsait de nouveau.</p> - -<p>Je me répétai sa phrase:</p> - -<p>—«Je serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me -plaira.»</p> - -<p>Était-ce bien ce que j’avais rêvé? Je ne jurerais pas que mon -enthousiasme n’eût pas été plus ambitieux ni que la réalité, comme elle -s’imposait à moi, ne me déçût point. Un doute s’insinuait au milieu de -mes réflexions. Je manquais trop de cette assurance qui fait si peu -défaut à la plupart des hommes pour accepter d’être heureux sans -scrupule. Je me disais:</p> - -<p>—Elle ne t’aime pas. C’est par pitié qu’elle consent à te leurrer. Que -de réticences dans toutes ses paroles! Elle ne se joue peut-être pas de -toi, mais elle n’a pas d’autre propos que de te consoler et de te guérir -peu à peu d’une passion qui la touche. Elle? A toi? Elle ne le sera -jamais.</p> - -<p>Et j’avais envie de partir le soir même, moi aussi, pour rompre toutes -les déceptions que je redoutais, et fuir avec l’orgueil d’avoir du moins -détruit par ma volonté propre mon bonheur incertain.<span class="pagenum"><a name="page_66" id="page_66">{66}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">I</span>L est de fait que, sans les raisons que j’avais de ne tenir compte -d’aucune objection, j’avais bien des raisons aussi de ne pas me réjouir -outre mesure. Que savais-je au juste de celle que j’aimais? A peu près -rien. Rien de plus que ce que j’en ai dit, et qu’elle m’avait dit. Que -pouvais-je préjuger de si peu? Mais l’amour ne se gêne pas de prudence. -Quelle que dût être la fin de l’aventure, j’y étais trop intéressé pour -refuser de m’y abandonner aveuglément.</p> - -<p>Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de me sentir si troublé quand je -trouvais ailleurs une espèce de lucidité qui me semblait incompatible -avec l’amour. La jeune fille de jadis avait été fort réservée; la jeune -femme que je revoyais, ne paraissait pas plus décidée à se révéler -davantage. Elle gardait un sang-froid que, par moment, sa voix -trahissait peut-être, mais qu’elle reprenait vite, comme s’il ne se fût -pas agi d’elle-même. N’y avait-il aucun calcul dans ses pensées? Je -voudrais en douter toujours. Mais, s’il n’y en avait point, comme je -m’en persuade quelquefois, quelle<span class="pagenum"><a name="page_67" id="page_67">{67}</a></span> force d’âme n’avait-elle pas? Et -pouvait-elle résister ainsi au besoin que nous avons tous, quand nous -aimons, de nous livrer à l’être que nous aimons? Je souffrais déjà de -tout ce que je croyais qu’elle me dissimulait. Cependant, je ne -l’accusais pas de coquetterie. Elle était, au contraire, d’une -simplicité déconcertante. Aussi m’arrivait-il de n’éprouver que respect -pour sa réserve, car j’y devinais la pudeur d’une femme malheureuse, qui -tolère que l’on connaisse qu’elle est malheureuse mais non pas jusqu’à -quel point elle l’est. Et ce n’est que plus rarement que j’y découvrais -autre chose.</p> - -<p>La promenade que nous devions faire ensemble dans la campagne, si -j’avouais tout de suite qu’elle fut contremandée, on sourirait. Je n’ai -jamais su, en effet, parce que je n’ai jamais cherché à le savoir, -quelle part de vérité soutenait l’excuse qui m’en fut donnée. J’eus -seulement un geste de colère quand j’appris qu’une indisposition subite -de la gouvernante des enfants me priverait du plaisir d’un après-midi -d’escapade. Mais j’acceptai l’excuse sans trop de peine, étant prié -d’aller le soir, vers neuf heures, porter mon pardon et m’entendre dire -que tous les regrets n’étaient pas de mon côté. A la réflexion -toutefois, tant il m’est commun de ramener les moindres incidents à mon -désavantage, je subodorai je ne sais quelle affectation dans le billet -qui me renvoyait avant de me rappeler. Je supputais que la promenade qui -m’avait été proposée n’eût pas manqué d’être dangereuse et qu’elle -échouerait en entretien forcément inoffensif dans un salon d’hôtel, au -milieu d’étrangers dont la présence nous gênerait. Et je me persuadais -de plus en plus que mon<span class="pagenum"><a name="page_68" id="page_68">{68}</a></span> amour ne devait rien espérer d’une amitié -compatissante qui tâcherait de me faire prendre mon mal en patience pour -m’en distraire. J’ajouterai donc sans insister que j’allai naturellement -au rendez-vous, et que je n’y allai pas en conquérant.</p> - -<p>Or, rien ne se réalisa de ce que j’avais prévu. Mon amie m’attendait -dans le jardin de l’hôtel, et le jardin était désert. Tout de suite elle -fut tendre comme une amante.</p> - -<p>—Je pars demain, me dit-elle. Demain, et mon rêve merveilleux peut-être -s’achèvera. De loin vous me pariez sans doute de toutes les beautés et -de toutes les vertus. Maintenant je vous ai déchiré le voile enchanteur. -Demain, vous regretterez de m’avoir revue. Et qui sait si vous ne le -regrettez pas déjà? Votre souvenir était tellement plus beau!</p> - -<p>—Pourquoi faites-vous la coquette? lui demandai-je d’une voix rauque -dont le ton dénonçait, mieux que dix phrases, mon ardeur.</p> - -<p>Elle répliqua:</p> - -<p>—Je ne suis pas coquette. Je vois la situation telle qu’elle est. -Pauvre ami! vous ne pouvez pas soupçonner comme je souffre de ne vous -avoir pas été fidèle; non, vous ne pouvez pas, ni comme je souffre de -n’avoir plus à vous offrir qu’un amour secret. Ah! que ce doit être une -chose magnifique de se donner toute neuve et sans se cacher à celui -qu’on a choisi! Et vous voulez que je n’aie pas peur?</p> - -<p>—Mon amie...</p> - -<p>—Mon pauvre ami, vous connaissant comme je vous connais, je suis sûre -que vous me gardiez à la plus haute place dans votre souvenir?<span class="pagenum"><a name="page_69" id="page_69">{69}</a></span></p> - -<p>—Je vous y garde toujours.</p> - -<p>—Vous le dites, parce que vous êtes bon. Mais si! vous êtes bon, vous -m’avez tout raconté. Que ne puis-je regagner ma belle place! Je vous -engagerais, les yeux fermés, ma vie entière, corps et âme. Au lieu de -cela, qu’ai-je à vous engager? Les loisirs d’une femme qui n’est pas -libre, et les complications d’un amour clandestin. Comment ne -reculeriez-vous pas? ou bien alors...</p> - -<p>Elle hésitait.</p> - -<p>—Ou bien alors, si vous ne désirez que tirer vengeance de moi et -constater jusqu’à quel point je peux mériter votre mépris, s’il vous -plaît de m’humilier sous votre triomphe, faites! je suis à vous. Je pars -demain, et vous aurez ensuite tout le temps de me mépriser, puis de -m’oublier.</p> - -<p>Dans l’ombre, où elle parlait à voix basse, je voyais briller ses yeux. -Elle me tendit les mains comme pour s’abandonner à moi. Je les pris -entre les miennes, et commençai:</p> - -<p>—Mon amie, j’étais venu vous soumettre un projet. Daignerez-vous -m’écouter?</p> - -<p>—Dites.</p> - -<p>—Vous partez demain. Je vous suivrai de près. J’y songeais même avant -de savoir quand vous partiriez. Bref, nous rentrons à Paris, vous chez -vous, moi chez moi.</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Vous viendrez chez moi, si vous le désirez, dès que vous le désirerez, -bien entendu. Je n’ai qu’un atelier pour tout logement. Il me suffisait. -Il ne nous<span class="pagenum"><a name="page_70" id="page_70">{70}</a></span> suffirait pas. Il sent le plâtre et la peinture. Je veux -autre chose pour vous.</p> - -<p>—Pour moi?</p> - -<p>—Nous aurons notre chez-nous comme vous le souhaiterez. Nous le -meublerons et le décorerons à votre goût et au mien, qui est le vôtre. -Lorsque notre chez-nous sera prêt, lorsqu’il sera digne de vous et du -sacrifice que vous avez promis de me faire, je vous rappellerai votre -promesse. Vous la tiendrez quand vous voudrez. Mais, ce jour-là, je -saurai ce que c’est qu’un homme heureux.</p> - -<p>Je gardais ses mains entre mes mains. Elle me les déroba, saisit à son -tour les miennes, m’attira.</p> - -<p>Je me levai. Brusque, elle me prit la tête entre ses paumes et haussa -ses yeux contre mes lèvres. Elle pleurait. Elle ne me défendit pas sa -bouche. Elle haletait. Je connus qu’il y a une ivresse du baiser.</p> - -<p>Quand elle parla, ce fut pour me dire:</p> - -<p>—Je sais aujourd’hui ce que c’est qu’une femme heureuse.</p> - -<p>Comme il arrive après toute scène d’émotion assez profonde, la détente -nous fit causer de choses sans importance. Au reste il ne me souvient -plus de ces propos. Il ne me souvient même plus si j’y prêtai la moindre -attention. Il me semble que nous avions seulement souci, l’un et -l’autre, d’éluder le silence, périlleux. Et toutes mes autres -inquiétudes étaient en déroute. J’éprouvais une longue sensation de -bien-être complet. Pourquoi le dissimulerais-je? Je n’étais pas -mécontent de moi. Rien ne réconforte comme la pensée d’une bonne action -accomplie.</p> - -<p>Soudain:<span class="pagenum"><a name="page_71" id="page_71">{71}</a></span></p> - -<p>—Il doit être tard.</p> - -<p>C’est elle qui est revenue la première au sentiment de la réalité.</p> - -<p>—Pourvu que les enfants dorment!</p> - -<p>Puis:</p> - -<p>—Il faut que je monte.</p> - -<p>Et:</p> - -<p>—Voulez-vous les voir?</p> - -<p>Tout cela, coup sur coup.</p> - -<p>Elle s’était levée. Elle m’emmenait.</p> - -<p>Nous ne rencontrâmes personne. Le portier somnolant ne nous vit -peut-être pas.</p> - -<p>Elle ouvrit la porte de sa chambre et se posa l’index tendu contre les -lèvres. J’entrai sans faire de bruit. A la lueur des lampes du couloir, -j’aperçus deux petits lits, un de chaque côté de la fenêtre. Je -m’approchai. Je regardai. Mon cœur battit avec violence.</p> - -<p>—Ses enfants!</p> - -<p>Je me retournai. Avait-elle compris, et regrettait-elle de m’avoir -amené? Elle fermait la porte doucement. Presque aussitôt elle fut dans -mes bras. Je cherchai son baiser. Elle y mit plus d’assurance.</p> - -<p>L’avait-elle voulu? Elle m’entraîna. Je craignais surtout de heurter -quelque meuble. Elle me tirait par les mains. Elle se renversa. Je -tombai sur elle. Mon pied heurta le bois du lit. Elle éclata de rire. -Puis ce fut un silence total. Les enfants dormaient. J’eus un mouvement -de dégoût au contact de ce lit.</p> - -<p>—Imbécile! me dis-je.</p> - -<p>Quand je me dégageai, elle me suivit.</p> - -<p>—Je suis heureuse, me dit-elle dans un souffle, en se faisant toute -petite entre mes bras. Je suis à toi.<span class="pagenum"><a name="page_72" id="page_72">{72}</a></span></p> - -<p>J’étais mécontent de moi. Le défaut de lumière sauva ma confusion.</p> - -<p>—Je t’aime, dit-elle encore.</p> - -<p>Je la pressais sur ma poitrine.</p> - -<p>—Et toi?</p> - -<p>Un dernier baiser me tint lieu de réponse, et je m’esquivai comme un -voleur.<span class="pagenum"><a name="page_73" id="page_73">{73}</a></span></p> - -<hr style="width: 45%;" /> - -<p>MÉCONTENT, oui certes, je l’étais. Mécontent de moi. Je me reprochais -d’avoir succombé dans une minute de vertige. Je devais prouver à celle -que j’aimais, que je ne désirais pas d’elle d’abord un bref plaisir que -la première venue pouvait me procurer. Je craignis de lui avoir infligé -sottement une humiliation dont peut-être elle pleurait. Il me peinait -d’avoir souillé la noblesse douloureuse que je voulais garder aux -premières heures de notre banale aventure.</p> - -<p>Mécontent de moi, mais non point d’elle,—je tiens à le déclarer pour -mon honneur,—car que savais-je des motifs qui l’avaient poussée à -m’offrir ce que les hommes ont coutume de considérer comme la plus -grande preuve d’amour? Car j’ignorais que, pour une femme qui aime, tout -est plus simple que nous ne croyons. Et je compliquais toutes mes joies -et tous mes chagrins. Or ce ne m’était pas une joie d’avoir si -malencontreusement abusé d’une situation dont je m’imaginais être le -maître. Un usage trop ancien exige des femmes qu’elles ne cèdent pas si -vite, pour<span class="pagenum"><a name="page_74" id="page_74">{74}</a></span> que ma maladresse n’eût pas blessé en son cœur le plus -sensible celle que je respectais autant que je l’aimais, que je -respectais parce que je l’aimais.</p> - -<p>Je fus plus mécontent encore quand je revis mon amie, le lendemain. Son -regard me troubla: il y avait une inquiétude qui ne se dissipa que -lentement. Ce n’était point de la tristesse: mon amie semblait ne rien -regretter; elle ne prononça pas une parole de regret ou de remords; elle -avait accepté sans fausse honte toutes les conséquences, bonnes ou -mauvaises, de son acte; mais je devinais qu’elle craignait d’avoir -commis une faute,—une faute à mes yeux,—en essayant de m’attacher si -vite par une audace propre à m’inspirer peut-être du mépris.</p> - -<p>Selon la morale courante, une femme ne peut rien sacrifier de plus -précieux que son corps, et l’on pardonne moins aisément une faiblesse -momentanée de la chair qu’une longue tentation où l’esprit se complaise. -Une femme qui se donne trop tôt s’expose à être jugée sans indulgence. -Et je voyais bien que mon amie n’avait pas d’autre inquiétude que de -perdre mon estime, et de me perdre du même coup, pour m’avoir prouvé -seulement qu’elle m’aimait. Je n’en étais donc que plus mécontent de -moi-même.</p> - -<p>Quelques phrases échangées de biais, comme nous avions déjà pris pour -toujours l’habitude funeste d’en échanger, car la discrétion observée -rigoureusement peut déterminer les pires malentendus, quelques phrases -discrètes nous rendirent un peu d’assurance. C’était notre dernière -entrevue. Nous ne devions plus nous revoir qu’à Paris, après une semaine -de séparation.</p> - -<p>—Une semaine! Vous m’aurez oubliée.<span class="pagenum"><a name="page_75" id="page_75">{75}</a></span></p> - -<p>Elle revenait malgré elle à son inquiétude. N’a-t-on pas assez souvent -affirmé qu’un amant satisfait est plus difficile à garder?</p> - -<p>Mais je n’étais point satisfait. Et j’usai de toutes les ressources du -langage le moins direct pour lui témoigner ma reconnaissance, en -regrettant qu’une précipitation aussi inconsidérée m’eût empêché de lui -rendre ou même de lui offrir plus que je n’avais reçu. Cette maladresse -augmentait en effet ma confusion. J’avais honte de moi, comme si je -m’étais jeté sur mon plaisir de mâle pareil à tous les mâles sans -m’occuper d’aucun retour. Moi qui m’étais intérieurement promis de -donner et de me donner, j’avais fait preuve du plus vil égoïsme. J’en -rougissais, je le sentais, j’en devenais confus davantage, et les -phrases de tendresse, de gratitude et de remords que j’élaborais, se -développaient avec peine.</p> - -<p>—Alors, tu m’aimes?</p> - -<p>On ne répond à de telles questions, quand on aime, que par des mots qui -n’ont de prix que pour celui qui les prononce et celui qui les écoute.</p> - -<p>Elle ajouta, plus grave:</p> - -<p>—Il faut m’aimer.</p> - -<p>Pourquoi me rappelai-je d’un trait que, la veille, au moment où je -m’enfuyais de sa chambre, elle m’avait dit la première en me tutoyant: -«Je t’aime», et qu’ensuite elle m’avait demandé: «Et toi?»</p> - -<p>Je lui répondis, comme en écho:</p> - -<p>—Je t’aime.</p> - -<p>—Il faut m’aimer, reprit-elle.</p> - -<p>Puis:</p> - -<p>—Il faut surtout que tu saches une chose. C’est<span class="pagenum"><a name="page_76" id="page_76">{76}</a></span> que, malgré les -apparences qui me feraient condamner par n’importe qui, car enfin, même -si tu ne t’en es pas aperçu, je n’ai rien négligé pour que tu juges mal -de moi...</p> - -<p>Je protestai.</p> - -<p>—Non, dit-elle. Je sais ce que j’ai fait. Et je ne le regrette pas. -Mais, et crois-le si tu veux, ou ne le crois pas, sache que je n’ai -jamais eu d’amant.</p> - -<p>Je l’adjurai de ne pas continuer. Elle me mit sa main sur la bouche.</p> - -<p>—Sache, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que toi.</p> - -<p>Je ne pouvais que m’enorgueillir d’un aveu si flatteur. J’éprouvai que -ma gorge se serrait.</p> - -<p>Pour dérober mon émotion, je me penchai sur les mains de mon amie et les -couvris de baisers. Je songeais, hélas, à la scène de la veille, et que -j’avais eu un instant de dégoût sur ce lit où, la nuit précédente, elle -n’avait pas couché seule.</p> - -<p>Elle ne me laissa pas le temps de douter.</p> - -<p>—Dès que tu seras arrivé à Paris, me disait-elle, me ramenant sur un -terrain moins dangereux, j’irai te voir. J’ai une envie folle de visiter -ton atelier, de savoir comment tu vis, au milieu de quels objets. C’est -une envie de petite fille? Non, monsieur, c’est plus sérieux que vous ne -pensez. Assurément. Comprends donc que je ne te connais qu’en toi, et -que j’ai besoin de te connaître dans le décor que tu avais choisi pour y -vivre.</p> - -<p>—Oh! répondis-je, mon atelier n’est pas le merveilleux atelier d’un -artiste mondain. Il me sert moins pour les autres que pour moi-même; j’y -travaille; il est encombré de matériaux et de poussières, humble,<span class="pagenum"><a name="page_77" id="page_77">{77}</a></span> et -dépourvu de poésie. Si j’étais riche, je le parerais de toutes les -splendeurs qu’on voit au théâtre dans un atelier d’artiste; mais, si -j’étais riche, j’enverrais, pour commencer, mon atelier aux cinq cents -diables, et je t’enlèverais, avec tes deux enfants, bien entendu.</p> - -<p>Elle éclata de rire.</p> - -<p>—Tais-toi! Ne parle pas de l’impossible.</p> - -<p>—Impossible? répliquai-je.</p> - -<p>—Tu es bon, tiens, s’écria-t-elle, toute joyeuse, je t’adore. Non, -mais, écoutez-le! M’enlever, avec mes deux enfants?</p> - -<p>—Naturellement.</p> - -<p>—Naturellement? Et où irions-nous? La gendarmerie me reconduirait chez -moi, avec mes deux enfants.</p> - -<p>—Tu divorcerais.</p> - -<p>—Tu rêves, mon pauvre grand. Si je voulais divorcer, ma volonté seule -ne suffirait pas. Rien ne permet de supposer que le divorce puisse être -demandé contre moi. Et d’ailleurs, s’il l’était, je n’obtiendrais pas de -garder mes enfants. Or, je te l’ai dit: je ne les abandonnerai jamais.</p> - -<p>Elle hésita un peu.</p> - -<p>—Jamais, ajouta-t-elle, ou du moins tant qu’ils seront trop petits pour -se passer de moi et pour comprendre.</p> - -<p>Je baissais les yeux.</p> - -<p>—Plus tard, dit-elle encore, plus tard, quand ils seront grands, si tu -m’aimes toujours...</p> - -<p>Je l’étreignis d’un geste passionné.</p> - -<p>—M’aimeras-tu si longtemps? me demanda-t-elle.<span class="pagenum"><a name="page_78" id="page_78">{78}</a></span></p> - -<p>Et elle était redevenue grave. Mais elle se ressaisit vite.</p> - -<p>—Allons, dit-elle enfin. Du courage! J’emporte d’ici mon plus beau -souvenir. C’est beaucoup.</p> - -<p>Elle me regardait tendrement.</p> - -<p>—A bientôt, mienne.</p> - -<p>—Au revoir, mien.</p> - -<p>Elle sourit, et me quitta.<span class="pagenum"><a name="page_79" id="page_79">{79}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">E</span>ST-IL rien de merveilleux comme cette force irraisonnable de l’amour -qui pousse deux êtres l’un vers l’autre sans que rien s’y puisse -opposer? L’homme le plus sceptique et la femme la plus religieuse y -succombent pareillement. L’honneur, le devoir, la morale, la sagesse, la -prudence, fils et filles de la volonté, s’ils luttent, sont vaincus. -Sous l’action du vieil instinct, la croûte molle dont les nécessités de -la vie sociale enveloppent nos égoïsmes, éclate ou cède, et l’amoureux, -qui était si fier d’avoir maîtrisé le destin, frémirait d’humilité, -pourvu qu’il y réfléchît, devant la débâcle de toutes ses vertus qu’il -s’imaginait moins chétives. Par bonheur, il n’y réfléchit point. Plus -rien pour lui n’existe qui ne touche pas à son amour. Et le monde entier -se rétrécit autour de son enthousiasme à mesure qu’un seul être prend à -ses yeux une importance plus grande. L’objet qu’il amplifie lui éclipse -le reste de l’univers.</p> - -<p>Mais c’est ici que le drame commence. L’amour nous découvre dans quel -désert chacun de nous<span class="pagenum"><a name="page_80" id="page_80">{80}</a></span> s’épuise. D’autres par d’autres moyens arrivent à -la même stupéfiante constatation. Par l’amour le commun des mortels -aperçoit que toute âme humaine est immensément seule. Qu’on se fie à -l’espoir qu’une lumière divine tombe pour l’éclairer sur notre détresse, -ou qu’on se résigne à vivre dans un désert sans issue, l’originelle -certitude subsiste que l’on n’acquiert qu’en souffrant. Et comment ne -souffrirait-on pas, pour peu qu’on soit sensible, quand devant celle -qu’on aime, et la plus sincère, on craint de ne connaître d’elle que ce -qu’elle daigne laisser connaître? Une âme est si vaste! Je ne le savais -pas avant la guerre, parce que je ne savais pas tout ce que peut -contenir de précieux la carcasse trop facilement périssable d’un corps -humain. J’ai vu tant d’hommes s’anéantir autour de moi, tant d’hommes -jeunes, beaux, bons, admirables, que l’épouvante des jours où l’on -mourait à la volée m’a fait comprendre que chaque vie a sa grandeur -secrète.</p> - -<p>Secrète. Secret. Mot plein de tendresse et de mystère, sinon de nargue. -Mot d’arrêt. La porte est close et ne s’entr’ouvrira peut-être jamais. -Quelle joie cependant, si l’on pouvait pénétrer, ne fût-ce que pour -quelques heures, dans la pensée de celle à qui l’on se sacrifierait -volontiers! L’homme sent bien que la femme est toute de faiblesse et -qu’il doit s’approcher d’elle avec précaution. Mais qui nous dira ce -qu’elle désire ou ce qu’elle redoute? L’amour suppose confiance et -confidence. Qu’une femme parle, et nous la croyons. Et si elle ment? Ou -si elle déguise? Ou si elle arrange? Ou si elle se réserve? Un homme qui -aime éprouve une angoisse débilitante quand il se<span class="pagenum"><a name="page_81" id="page_81">{81}</a></span> heurte au secret de -sa bien-aimée. Toutes les femmes en ont un. Presque tous les hommes en -souffrent. Presque toutes l’ignorent.</p> - -<p>J’ai toujours été, pour moi, fort timide. Je ne peux pas me résoudre à -poser des questions. Je ne sais pas interroger. Les paroles qui -fouillent ne sortiraient pas de ma bouche. J’attends que la vérité se -dévoile ou se laisse deviner. Est-ce aussi que j’ai peur de la voir -laide ou décevante? J’ai plutôt le respect de tout ce qui se garde. Rien -n’est plus respectable qu’une âme féminine, car la femme n’a guère les -ressources de l’action pour se faire apprécier. C’est moins par ses -gestes réels qu’on la juge, que par les mouvements de son âme. Or qu’y -a-t-il de plus impalpable que de si vaines preuves?</p> - -<p>Sans doute, comme n’auraient pas manqué de s’en réjouir bien des hommes, -j’aurais dû me réjouir aveuglément du bonheur que le hasard venait de -m’envoyer. Huit jours plus tôt, je menais une vie inutile. Tout à coup -je me trouvais en possession de ce que je n’aurais jamais plus espéré. -Une femme m’agréait, jeune et belle, moi tout indigne, je le dis sans -fausse humilité, d’être choisi. Un autre eût savouré pareille victoire. -Elle m’étonnait. Je la supportai mal. J’en fus moins digne que jamais.</p> - -<p>Maintenant que je la considère dans le passé, un peu comme si elle -n’était pas de moi, je m’accorde plus d’indulgence que sur le moment. -Pourquoi mon adorable amie m’avait-elle mesuré ses confidences? Pourquoi -s’était-elle montrée si retenue? Pourquoi peut-être s’enferma-t-elle -dans tant de pudeur, lorsqu’elle me livrait avec tant d’imprudence un -trésor<span class="pagenum"><a name="page_82" id="page_82">{82}</a></span> que la morale et ma gratitude mettent à si haut prix? Ne -rendait-elle pas légitimes, ou du moins excusables, toutes les -suppositions que je pouvais faire, et même, puisqu’elle m’avait dit -qu’elle les craignait, les pires? Si je les fis, je ne m’y attardai -point, car j’en souffrais plus qu’elle n’en aurait souffert de son côté; -et d’autre part j’avais tellement besoin, comme tous ceux qui aiment, -d’avoir confiance, que je lui attribuai pour elle et pour moi les -meilleurs sentiments. Tout cela, de façon moins grossière que je ne -l’exprime ici. Et c’est peut-être à cause de tout ce qui s’est passé par -la suite que j’insiste à présent sur le trouble de ces premières -journées. J’étais alors trop heureux pour y discerner ce que j’y -retrouve aujourd’hui.</p> - -<p>Heureux? J’ai plutôt compris comme doivent être heureux un homme et une -femme qui peuvent s’aimer en toute liberté, comme doivent être heureux -deux fiancés qui peuvent se promettre de vivre côte à côte chaque jour. -Mon amie avait son secret, qu’elle ne me laissait pas encore connaître. -Désormais nous en avions un ensemble. Nous étions condamnés à vivre dans -le mensonge et à n’être heureux que dans l’ombre. Noires fiançailles de -l’adultère! Ténébreuse volupté des rendez-vous furtifs! Joie atroce des -baisers dérobés et des caresses silencieuses! Bonheur misérable de deux -êtres qui prétendent se suffire au mépris de la loi! Heureux, heureux -vraiment, si nous avions au moins eu la certitude qu’il n’y eût pas de -mensonge entre nous dans cette ombre où nous nous enveloppions l’un et -l’autre, liés par notre secret. Hélas! je n’ai ni le droit ni le goût -d’accuser mon amie; mais, s’il est excessif d’employer des termes trop -exacts, je ne<span class="pagenum"><a name="page_83" id="page_83">{83}</a></span> peux pas ne pas avouer que les premières heures de mon -amour furent embarrassées d’un malaise dont j’étais peut-être seul à -souffrir.</p> - -<p>Pour m’attirer l’indulgence des personnes qui ont souci de la morale -publique, je n’aurais probablement qu’à déclarer que des remords -m’étaient venus. Mais il n’en fut rien. Pas un seul instant je ne -songeai que je poussais ou suivais mon amie dans une aventure -condamnable, ou damnable, selon les opinions. J’aimais. J’étais -seulement inquiet parce que je cherchais à m’expliquer les raisons de -mon bonheur, parce que je ne connaissais pas assez mon amie pour -accepter mon bonheur tel qu’il était, tel qu’elle me le donnait; parce -qu’enfin, insatiable comme tous les hommes et déjà par surcroît exigeant -comme tous les amoureux, je regrettais que mon bonheur ne fût pas plus -grand. Ingratitude? Non certes. Je manquais trop de confiance en moi -pour n’en pas manquer à l’égard de mon amie. Et je n’aurais peut-être -pas douté d’elle si je l’avais moins aimée. L’amour est avare. Je me -répétais les dernières paroles de notre dernier entretien: «A bientôt, -mienne», avais-je dit. Mienne? Elle me quittait à l’instant pour se -rendre auprès de celui à qui elle appartenait. Est-ce qu’il est -nécessaire que je confesse qu’en aimant je venais de me découvrir -jaloux?<span class="pagenum"><a name="page_84" id="page_84">{84}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">E</span>N vérité, oui, je fus jaloux dès le premier jour, dès la première -heure, alors que j’aurais dû peut-être exulter seulement. N’a-t-on pas -coutume de sourire quand on parle d’un larron d’amour? Toute une -tradition littéraire veut qu’on rie d’un mari trompé, et qu’on ait des -sourires complices vers l’amant. Ces sourires me blessent. Neuf fois sur -dix, il y a de la douleur au fond d’un adultère. Et c’est au dixième cas -que se précipitent les écrivains, parce que l’exceptionnel les attire. -Ils nous abandonnent les autres, qui sont de la simple vie courante, où -nous nous débattons comme nous pouvons. Mais la vie courante, quand il -s’agit de la nôtre, n’est pas comique. Ou elle ne l’est que pour les -étrangers. De ce déséquilibre naît le sentiment que nous avons tous -d’être seuls au milieu du drame qui nous menace.</p> - -<p>Lorsque je me retrouvai seul après le départ de mon amie, il me revint à -la mémoire quelques vers d’une ballade de ce <i>Jardin de Plaisance</i> qui -avait enchanté ma jeunesse. Je me les murmurais, tout étonné<span class="pagenum"><a name="page_85" id="page_85">{85}</a></span> d’y -découvrir un charme qui m’avait jusqu’alors échappé. Ils étaient -pourtant sans éclat. Mais ils me semblaient les plus ardents du monde. -Je répétais:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Adieu vous dis, ma très belle maîtresse;</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Adieu vous dis, mon souverain plaisir;</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Adieu vous dis, ma joie et ma liesse;</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Adieu vous dis, mon amoureux désir;</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Adieu vous dis, jusques au revenir.</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Je pense aujourd’hui que ces vers me plaisaient tant à cause de cette -insistance de l’adjectif possessif, que je n’y remarquais pas alors. -Étais-je donc si égoïste? J’aimais. Je ne peux rien dire de plus. Mais -je ne suis pas orgueilleux. Voilà pourquoi j’étais jaloux.</p> - -<p>Baissons le ton et regardons les choses de sang-froid. Sans vantardise, -je puis déclarer que je pouvais être fier de ma victoire. Le mari de mon -amie était encore jeune; physiquement il l’emportait sur moi; il m’avait -paru doux, intelligent, épris de sa femme au reste. Le caprice de sa -femme était, à première vue, incompréhensible, et donc inexcusable aux -yeux des personnes sévères. Comment n’aurais-je pas été moi-même étourdi -par un coup si brusque? J’invoquais les raisons du passé. Oui, je me -rappelais notre amourette d’adolescents. Je me disais: «On l’a peut-être -mariée contre son gré. Son mari est peut-être un butor sans le laisser -soupçonner. Elle est peut-être malheureuse. Il ne faut pas se fier aux -apparences. Combien de ménages ne sont pas ce qu’on croirait qu’ils -sont?» Je me heurtais toujours à cette hypothèse: «Elle n’aime pas son -mari.» Mais je songeais au même instant qu’elle avait de lui deux -garçons. Je n’admettais pas qu’une<span class="pagenum"><a name="page_86" id="page_86">{86}</a></span> femme pût accepter d’être mère sans -aimer le père de ses enfants. Et je tombais dans une perplexité -profonde.</p> - -<p>J’étais jaloux. D’avoir obtenu, même si facilement, une victoire si -déconcertante, ne me satisfaisait pas. Cette femme, que j’aimais, que -j’avais appelée mienne en la quittant, elle appartenait à un autre -homme, qui était son maître. Elle ne voulait pas divorcer, à cause de -ses enfants qu’elle voulait élever; elle ne voulait pas du moins que le -divorce, s’il avait lieu, fût prononcé contre elle. Il était à présumer -par conséquent qu’elle observerait à l’égard de son mari l’attitude -qu’elle observait quand nous nous étions retrouvés. Elle était sa femme, -elle le serait encore. Contrainte, je l’accorde; dégoûtée, j’y consens; -malgré elle, je ne le nie pas. Mais aucune excuse n’empêchait... Et je -serrais les poings en y songeant.</p> - -<p>Ah! les beaux éclats de rire qu’un auteur dramatique provoquerait dans -une salle de spectacle en me mettant en scène! Quelle comédie, avec ces -rôles renversés: un mari qui n’est pas grotesque, et un amant qui est -ridicule à force de prendre du mari traditionnel les travers dont on se -gausse! Je ne sais pas si pareille comédie a jamais été représentée. -Mais serait-elle vraiment si comique? Il faudrait modifier mon -caractère, et me charger d’une fatuité que je n’ai pas. Car c’est la -fatuité qui rend la jalousie ridicule. La jalousie humble est -douloureuse. Les femmes ne l’ignorent pas, les unes pour l’éprouver par -elles-mêmes, les autres parce qu’elles ont appris de quelle arme elles -disposent contre ceux qui les aiment et ceux qui ne les aiment pas. -Ai-je insinué que mon amie voulût<span class="pagenum"><a name="page_87" id="page_87">{87}</a></span> jouer avec moi de cette corde? -L’expression aurait trahi ma pensée.</p> - -<p>Je n’ai pas dessein de conter au jour le jour le progrès de ma passion. -Il m’y faudrait des volumes, qui n’auraient d’intérêt que pour moi. -D’ailleurs, je n’en viendrais peut-être pas si facilement à bout, car je -ne tiens pas registre de mes impressions quotidiennes, préférant qu’au -fond de ma mémoire se dépouillent les souvenirs qui valent que je les -garde.</p> - -<p>Ainsi, à suivre de trop près ce que je prends à cette heure pour la -démarche véritable de mon amour, je risquerais de déformer la vérité. Il -me reste assez de souvenirs marquants en manière de jalons. Ils -suffiront à qui voudra reconstituer la ligne exacte de mon aventure.</p> - -<p>Ai-je dit trop vite, par exemple, que j’avais été jaloux dès le premier -jour? C’est à présent le souvenir qui me domine. Je me revois, quittant -Nice, incertain de ce qui m’attendait à Paris, mais certain déjà, sans -raison acceptable peut-être, que je souffrirais. Et cependant, je dois -le déclarer tout de suite, mon retour me préparait des joies telles que -je ne les croyais pas possibles. Mais n’est-il pas à décider qu’elles ne -me parurent si grandes que parce que j’avais eu tant d’appréhensions? Ou -bien vais-je rougir d’avoir été si puéril, si délicieusement puéril? -M’excuserai-je d’être arrivé si tard à l’amour avec un cœur tout neuf, -ou plutôt avec une pareille naïveté? Ah! qu’il battait, ce cœur naïf, -quand je vis proche l’heure où nous allions nous retrouver face à face! -Je craignais tellement qu’une déception, mesquine mais cruelle, -n’arrêtât mon amie!<span class="pagenum"><a name="page_88" id="page_88">{88}</a></span></p> - -<p>A en juger par les apparences, mon amie menait un train assez luxueux. -Elle ne m’avait encore vu qu’en représentation, dans la rue, à la -promenade, ou en visite. Je n’étais pas d’une modestie exagérée en lui -annonçant que mon atelier, où elle désirait me voir pour me connaître -mieux, n’avait rien qui fût digne d’elle et rien du nid d’amour que ma -tendresse et ma ferveur lui préparaient. Mais que dirait-elle, ou que -penserait-elle, en me voyant chez moi, dans un intérieur si petit et si -pauvre? Était-ce lui faire injure de présumer qu’elle pût être capable -d’un mouvement de recul, ou du moins de surprise fâcheuse, devant la -simplicité révélée de ma vie? Ne sont-ils pas bien rares ceux qui, sans -mépriser la richesse, qui n’est pas méprisable, n’y attachent que -l’importance qu’elle mérite?</p> - -<p>Un regard me tranquillisa. J’en fus ravi au point que, perdant prudence, -j’avouai les craintes que j’avais eues, car je ne sais pas dissimuler.</p> - -<p>—Grand gosse! s’écria-t-elle. Voulez-vous vite demander pardon?</p> - -<p>J’ouvrais la bouche.</p> - -<p>—Tais-toi, dit-elle.</p> - -<p>Et elle m’offrit ses lèvres.</p> - -<p>Elle fut aussi jeune que moi. Tout sembla lui plaire, l’amuser. Le plus -naturellement du monde, elle s’était installée chez moi, comme chez -elle. Nul embarras, nulle affectation. J’étais content, et un peu -gauche. Je parlais de tout ce qui nous entourait, j’étalais des croquis, -j’expliquais. Elle hochait la tête gentiment. Elle avait l’air d’être -là, non point comme une étrangère qui y venait pour la première fois, -mais comme<span class="pagenum"><a name="page_89" id="page_89">{89}</a></span> une habituée de toujours qui y serait revenue après un -voyage.</p> - -<p>Sottes appréhensions! Folles pensées! Pourquoi, devant tant de grâce -charmante, me rappelai-je soudain qu’elle m’avait dit à Nice: -«Croyez-le, ou ne le croyez pas, je n’ai jamais eu d’amant.» Je chassai -l’affreux soupçon suscité par son aisance.</p> - -<p>Elle disait:</p> - -<p>—Mais c’est admirable chez toi!</p> - -<p>—Vous êtes indulgente, répondis-je.</p> - -<p>—Oh! le méchant! s’écria-t-elle. Il n’y a donc ici que ce qu’il y avait -toujours?</p> - -<p>C’est vrai, je ne sais pas faire de compliments. Je rougis.</p> - -<p>—Et ta Tienne? dit-elle avec gaieté.</p> - -<p>—Ma Mienne, dis-je sur le même ton, je lui veux un cadre moins -poussiéreux.</p> - -<p>—Tu l’aimes donc, ta Tienne?</p> - -<p>Je la regardai.</p> - -<p>—Tu l’aimes?</p> - -<p>Elle se pressait contre moi. Je la repoussai doucement.</p> - -<p>—J’ai déjà succombé une fois, dis-je. C’est trop.</p> - -<p>—Tu regrettes?</p> - -<p>—Je t’aime, Mienne, je t’aime, mais je ne t’aimerai, je te l’ai dit à -Nice, que là où nous serons chez nous, où tu seras chez toi.</p> - -<p>J’étais devenu sérieux.</p> - -<p>—Laisse-moi nous entourer, poursuivis-je, d’un peu d’illusion.</p> - -<p>—Comme tu voudras, dit-elle, sérieuse aussi, et tout ce que tu voudras, -quand tu voudras. Je suis tienne.<span class="pagenum"><a name="page_90" id="page_90">{90}</a></span></p> - -<p>Je ne répondis pas.</p> - -<p>—Le crois-tu?</p> - -<p>Je lui pris le visage entre mes mains, et, mon regard fixant le sien:</p> - -<p>—Puis-je le croire? demandai-je.</p> - -<p>Elle ne répondit pas.</p> - -<p>Son regard soutenait résolument le mien.</p> - -<p>—Songe, repris-je, songe, Mienne que je désire mienne de toute mon -ardeur, songe à toutes les pensées, à toutes les inquiétudes, à toutes -les tristesses qui peuvent m’assaillir quand tu es loin de moi, quand tu -seras loin de moi, tout à heure, demain, après-demain, jusqu’à ce que je -te revoie. Songe que je ne sais rien, que je ne saurai rien, que je suis -obligé de tout imaginer de ta vie. Songe que tu t’en vas je ne sais où, -que tu feras je ne sais quoi, songe à cette solitude où tu m’abandonnes.</p> - -<p>—Songes-tu à ma solitude? répliqua-t-elle. Toi, du moins, nul ne t’y -troublera.</p> - -<p>—C’est ce qui me tourmente.</p> - -<p>—Mon ami...</p> - -<p>Fuyant mon regard, elle cacha ses yeux contre mon épaule.</p> - -<p>Elle murmura:</p> - -<p>—Ne sois pas jaloux, chéri. Ne sois pas jaloux. Ce n’est pas toi qui -peux l’être.</p> - -<p>Qu’aurions-nous dit?</p> - -<p>Le silence pesa sur notre amour douloureux. Cœur contre cœur, -étroitement embrassés, nous éprouvions toute l’angoisse du bonheur -inquiet que nous espérions. Ce jour-là, j’ai connu que la tendresse est -voluptueuse. Noires fiançailles de l’adultère!...<span class="pagenum"><a name="page_91" id="page_91">{91}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">T</span>OUT un mois, je vécus dans la fièvre. On appelait jadis l’amour la -fièvre blanche. Expression parfaite, mais il faut avoir été malade pour -en savourer la justesse. Et je ne me dissimule pas que la plupart des -hommes d’aujourd’hui comprendraient mal qu’on pût avoir comme je l’eus -cette fièvre contre laquelle ils se déclarent vaccinés, s’ils ne la -tiennent pas pour mythique, surannée, ou imaginaire. Ils sont bien -heureux. Je ne les envie pas. J’ai tiré de mon amour des joies et des -peines que je ne changerais pas contre leur sagesse.</p> - -<p>Je ne regrette pas d’avoir eu tant de candeur ni tant d’inquiétude. J’ai -vu d’assez près le néant de toutes choses dans la boue de l’Artois et -dans les trous d’obus de Douaumont pour m’accorder le droit de dédaigner -la sympathie des indifférents. Si mon cœur est sensible, je n’en ai pas -honte. Je n’ai pas eu honte quand j’ai claqué des dents sous les tirs de -barrage à R 18. Je n’ai pas eu honte quand j’ai cueilli du muguet, au -mois d’avril 1915, dans le bois des Buttes, pour<span class="pagenum"><a name="page_92" id="page_92">{92}</a></span> l’envoyer à Paris. Un -homme, s’il ne fut pas soldat pendant les années mortelles, haussera les -épaules. Une femme comprendra. Ce ne sera point à l’honneur de l’homme. -N’est-ce pas une femme, en effet, qui nous a décrits tels que nous -fûmes, tels que nous sommes, nous, les ouvriers de la guerre, dans ces -lignes martelées comme nous, où nous apparaissons «tremblants, exaltés, -sceptiques et résignés, exigeants, privés de tout, lourds d’une -vieillesse amère et étayés d’une foi enfantine»? Toute ma génération -souffrante est là peinte au vif.</p> - -<p>Tels je nous reconnais dans cette peinture, tel je me revois dans le -souvenir mouvant de ce mois de fièvre qui suivit mon retour à Paris: ce -ne furent qu’alternatives d’espoirs et de craintes, de contentements et -de déceptions, de volontés et de faiblesses, d’ardeurs et d’émois. Tous -comptes faits, ce sont des impressions charmantes qui m’en restent. -Plaisir de meubler à neuf un minuscule appartement de deux pièces qui -sera le refuge et le nid, la chambre et le sanctuaire. Plaisir de -chercher des étoffes, de choisir des couleurs, une lampe, un coussin; -plaisir de trouver un service à thé qui ne soit pas anglais, et plaisir -de le mettre à l’épreuve, gravement, à l’instant où l’on constate qu’on -a oublié d’acheter des cuillères; plaisir de tout ordonner en mêmeté de -goûts; plaisir d’être approuvé; plaisir d’aller au-devant d’une envie; -plaisir de faire plaisir! Heures douces, heures brèves, heures puériles, -je vous crois d’hier quand je vous évoque, mes belles heures, mes bonnes -heures, vous qui ne reviendrez plus jamais, jamais, que dans mon -souvenir.<span class="pagenum"><a name="page_93" id="page_93">{93}</a></span></p> - -<p>Nous courions à travers Paris avec une imprudence tranquille. -Songions-nous seulement à notre imprudence? Je n’y songeais pas et mon -amie n’avait pas l’air d’y songer. Elle acceptait tout ce que je lui -offrais, approuvait tout ce que je proposais, mais elle-même ne -demandait rien. Je le lui reprochai.</p> - -<p>—Ai-je le temps de désirer quelque chose? répliquait-elle.</p> - -<p>Et elle souriait.</p> - -<p>Je songe à présent que nous aurions pu nous faire surprendre plus de -vingt fois. Nous entrions ensemble dans les grands magasins, nous en -sortions ensemble. Comment n’avons-nous jamais été vus? Nous passions, -nous, sans rien voir. Nous évitions quelques rues, et c’est tout. La -précaution nous semblait suffisante, nous ne parlions pas de ce qui nous -eût gêné.</p> - -<p>—Dans huit jours, notre chez-nous sera prêt, madame, disais-je.</p> - -<p>—Il faudra que je me mette une voilette épaisse, répondait-elle. -N’est-ce pas de tradition?</p> - -<p>Elle souriait encore, tristement. Il n’en fallait pas davantage pour -rabattre mon entrain. Où donc s’égaraient mes craintes?</p> - -<p>Pendant tout ce mois, nous avons vécu comme deux fiancés classiques. Il -me paraissait nécessaire de montrer à mon amie, qui était disposée à -tout, que je la respectais mieux que je n’aurais peut-être respecté une -jeune fille. J’ajoute néanmoins que je n’étais pas impatient: j’avais -plutôt envie et besoin de tendresse. Or je sentais à chaque rencontre -que, si elle s’en étonnait, mon amie me savait gré de ma réserve. Je -jouais en effet un jeu dangereux: n’eût-elle eu pour moi<span class="pagenum"><a name="page_94" id="page_94">{94}</a></span> qu’un caprice, -ne risquais-je pas de la rebuter avant l’heure? Mais je n’avais pas le -dessein de mettre à l’épreuve mon amie; je ne voulais que lui donner un -témoignage de la qualité de mon amour. Une femme facile se blesse de -n’être pas sollicitée; une autre, non. Je tenais à laisser concevoir -jusqu’où je pouvais aimer: c’était marquer nettement que je me livrais -pieds et poings liés, sans redouter les suites de mon abandon.</p> - -<p>Parfois, mon amie m’arrivait taciturne. Sa bouche souriait, mais ses -yeux refusaient de sourire. Je la regardais.</p> - -<p>—Ce n’est rien, disait-elle. Tout est fini puisque je vous vois.</p> - -<p>Je n’insistais pas. Je n’apprenais pas autre chose. J’avais déjà la -dangereuse habitude,—oui, dangereuse,—de ne pas interroger.</p> - -<p>De fait, elle s’empressait de m’enlever la moindre inquiétude. Vite, -elle redevenait enjouée, me posait deux ou trois questions, se montrait -contente, me tendait ses lèvres ou sa main, et demandait:</p> - -<p>—Où allons-nous?</p> - -<p>Nous finissions presque toujours par une courte visite à mon atelier.</p> - -<p>—Le temps de vérifier si vous m’avez été fidèle, disait mon amie.</p> - -<p>Il lui plaisait d’examiner mes dessins. Elle s’y intéressait, trouvait -des mots qui appelaient des explications, jugeait sainement d’ailleurs -en matière d’œuvres d’art, et, pour les miennes, avouait au moins de la -sympathie.</p> - -<p>—Tiens! s’écria-t-elle un jour, mais c’est moi!<span class="pagenum"><a name="page_95" id="page_95">{95}</a></span></p> - -<p>Elle saisissait une esquisse au crayon rouge, un simple jeté de lignes à -peine tracées. Je le lui retirai vivement.</p> - -<p>—J’avais oublié de la détruire, lui dis-je. Excusez-moi.</p> - -<p>Et je déchirai la feuille.</p> - -<p>—Oh! le méchant!</p> - -<p>Elle poussait volontiers cette exclamation, en l’accompagnant d’une moue -délicieuse.</p> - -<p>—Cela m’appartenait, dit-elle. Vous n’avez pas le droit...</p> - -<p>—De le conserver. En effet.</p> - -<p>—Quelle idée!</p> - -<p>—Ce n’est pas le premier portrait de vous que je détruis ainsi. Comme -pour vos lettres, je ne garderai rien qui puisse jamais servir contre -vous, ni à moi...</p> - -<p>—Vous vous injuriez.</p> - -<p>—... ni à d’autres. J’entends que vous n’ayez aucune crainte.</p> - -<p>—Je n’en ai aucune, puisque je suis là, puisque je vais où tu veux et -que j’irai où tu voudras. Ne sais-tu pas que je suis toute tienne?</p> - -<p>Mais elle s’était trop attardée chez moi. Elle n’avait que le temps de -rentrer chez elle. Elle se pressait contre moi, penchait la tête en -arrière, et murmurait:</p> - -<p>—Quand?</p> - -<p>Ensuite:</p> - -<p>—Tu m’aimes?</p> - -<p>Puis elle se dérobait, et partait.</p> - -<p>Ma joie était tombée.</p> - -<p>Je ne me suis jamais senti si seul qu’après ces dé<span class="pagenum"><a name="page_96" id="page_96">{96}</a></span>parts de mon amie. Je -la suivais en pensée. Hélas! où allait-elle?</p> - -<p>J’avais eu, un soir, la curiosité de passer devant sa porte. Il faisait -nuit, la rue était déserte. J’avais, sans m’arrêter, levé les yeux vers -la maison: de la lumière brillait derrière quelques persiennes. Une -fenêtre était ouverte, toute éclatante. Mais je ne savais pas même à -quel étage mon amie habitait. Et soudain je m’étais éloigné rapidement, -furieusement. Je pensais qu’à cette heure peut-être...</p> - -<p>Ceux qui n’ont pas aimé une femme qui n’est pas libre, ne voudront pas -admettre que l’amour n’est jamais si douloureux. Je refuse de descendre -ici au fond de ma peine; au seul souvenir de ces heures troubles, ma -gorge se serre, et je veux écarter les détails de ma souffrance; je -préfère qu’on l’imagine; elle me brûle encore.</p> - -<p>Toutefois, qu’on le sache, il n’y avait en moi aucune révolte. Je me -suis défié toujours des mots trop grands qui masquent des réalités -équivoques. Je suis de la génération des condamnés à mort. On m’a fait -grâce, peut-être; on n’a peut-être que suspendu l’arrêt qui m’a frappé -comme tant d’autres, le 2 août 1914. Ainsi chargé, je tiens toutes les -révoltes pour vaines, et peut-être aussi la volupté qu’il y a dans la -souffrance m’enivre et m’enchante. Je n’ai donc maudit ni le ciel, ni la -société, ni rien, ni personne, parce qu’il m’était échu d’aimer une -femme que l’Église et le Code m’interdisaient d’aimer. J’ai continué de -l’aimer, simplement. Et qu’on ne se récrie pas! Je ne daigne pas -prétendre que j’aie aucun droit ni à la vie ni à l’amour. Je ne réclame -rien. Je ne suis<span class="pagenum"><a name="page_97" id="page_97">{97}</a></span> pas de ces fous qui protestent que la société leur -doit quelque chose. On ne me doit rien, pas même une tombe, si je ne -laisse pas à un notaire l’argent qu’exigeront les fossoyeurs. Et -qu’importe? Nous pourrirons tous. On aura pu m’empêcher d’aimer comme -j’aurais voulu pouvoir aimer, on aura pu m’obliger à aimer dans la -souffrance, on n’aura pas pu m’empêcher d’aimer.</p> - -<p>Évidemment, si la loi que les hommes ont imposée aux hommes et aux -femmes était différente, j’aurais moins souffert. Voilà une femme: elle -a accepté, jeune et ignorante, de subir pendant toute sa vie un homme -qu’elle ne connaît pas; désormais, qu’elle le veuille ou non, elle aura -des enfants de cet homme, elle aura des caresses de cet homme, même si -les caresses de cet homme lui sont odieuses. L’homme est protégé par la -loi. La femme peut divorcer, dira-t-on. Non, si l’homme ne veut pas. Ou -bien elle n’aura de recours que dans le scandale, et alors on la privera -de ses enfants, que le dégoût de son mari ne lui fait pas forcément -haïr. Comment appeler cela, pour la malheureuse? De la prostitution, -déclarent pompeusement quelques-uns. Non pas. C’est de l’esclavage, le -plus strict. Je ne récrimine point. Les hommes se moqueraient de moi, et -je négligerais de le remarquer, comme je néglige de discuter s’ils ont -trouvé le meilleur moyen de constituer la famille, premier élément de -toute société. Non, je ne rêve pas de transformer leur monde cruel. J’ai -seulement pitié de la femme que leur morale enchaîne. J’ai souffert -d’aimer une de ces femmes, et je l’ai quand même aimée. Je ne réclame -rien.<span class="pagenum"><a name="page_98" id="page_98">{98}</a></span></p> - -<p>Devant la maison de ma bien-aimée, lorsque par cette nuit de printemps -je me suis senti désespéré en imaginant tout ce que chacun devine, je -n’ai pourtant pas épuisé ma peine. De pires tortures m’attendaient, que -je ne prévoyais pas. Car tout ce que j’imaginai ne reposait en somme que -sur des présomptions. Je ne connaissais presque pas celle que j’aimais -déjà si durement. L’heure était proche où j’allais du moins connaître -quelle femme elle se révélerait enfin sous les caresses.<span class="pagenum"><a name="page_99" id="page_99">{99}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">E</span>T pourtant, non. Je recule. Je ne dirai pas cela. J’ai dit tout ce que -je savais de mon amie. Dans le drame que je rapporte, ce sont les -sentiments seuls qui ont de l’intérêt. Je n’ai jamais eu le goût de -m’introduire dans une alcôve, je n’introduirai personne dans la mienne. -Tout ce que je dirais ne serait qu’ignominie, injure et blasphème à la -mémoire de celle que rien ne me permet d’offenser.</p> - -<p>Je n’ai pas dit non plus la couleur de ses cheveux, l’éclat de son œil, -la grâce incomparable de ses mains. Je ne l’ai pas décrite. Je ne la -décrirai pas. Je la trahirais peut-être, et en quoi pareille trahison -serait-elle utile au récit que je fais d’une aventure malheureuse? En -quoi pourrait-elle éclairer cette ombre où la personnalité de mon amie -est demeurée inaccessible?</p> - -<p>Je n’ai même pas dit son nom. Notre prénom, c’est ce que nous avons de -plus intime. Le prénom n’appartient qu’à l’aimée et qu’à l’aimé. Que -d’autres le prononcent, il y a profanation en quelque sorte. Et les -amants en ont bien conscience, dans tous les<span class="pagenum"><a name="page_100" id="page_100">{100}</a></span> pays et dans tous les -mondes, quand ils se donnent entre eux de ces surnoms qui semblent -ridicules aux étrangers et qui sont au juste une caresse de la parole. -D’instinct, je n’aurais pas accepté d’appeler mon amie comme d’autres -auraient pu l’appeler, comme un autre tout au moins devait l’appeler. Je -ne dirai pas comment je l’appelais, et je ne lui inventerai pas un nom -pour les besoins de mon récit: son nom restera secret, tel qu’était -notre amour, et mon trésor particulier. Dans les heures où elle -s’échappait pour se réfugier près de moi, il fallait qu’elle fût -entièrement différente de ce qu’elle était ailleurs, et que rien ne la -retînt à cet ailleurs trop journalier: lorsque nous nous retrouvions -dans notre chez-nous enfin prêt, n’était-ce point pour n’être que deux -amants, deux êtres qui n’ont plus souci de rien que d’eux-mêmes?</p> - -<p>Elle me le dit un jour:</p> - -<p>—Il faut nous entourer un peu d’illusion.</p> - -<p>J’avais l’illusion qu’elle fût mienne. Quelle illusion m’eût grisé -davantage? Ne venais-je pas de reconnaître un de mes désirs? Déjà, -plusieurs fois, j’avais remarqué, sans en tirer d’orgueil, qu’elle me -répétait comme venant d’elle des choses que je lui avais murmurées. J’en -tirai peu à peu la conviction qu’elle m’offrait ainsi, et peut-être -involontairement, une preuve de son amour, comme si, devenue mienne et -telle que je pourrais la souhaiter, et dominée par ma tendresse, elle -prenait de mes façons de penser et de sentir. Quel soutien nouveau pour -moi! Deux amants que la chair seule attache, se lassent plus vite, au -lieu que la tendresse ne va que s’affermissant en profondeur. Et quels -espoirs devant moi qui ne rêvais que de<span class="pagenum"><a name="page_101" id="page_101">{101}</a></span> tendresse, de communion -véritable, et véritablement,—je ne l’écris pas sans -mélancolie,—d’amour conjugal, l’unique amour que je conçoive!</p> - -<p>J’avais bien l’illusion que chez nous elle était mienne, et qu’en -fermant au verrou derrière elle la porte quand elle m’arrivait, elle -montrait sa volonté d’exclure le reste du monde. Elle y mettait de la -hâte. Se croyait-elle suivie, épiée? Non point. Elle avait l’air -parfaitement calme, et jamais elle ne joua la comédie des précautions -excessives. Elle venait, elle entrait, elle nous enfermait, elle se -jetait contre mon épaule, elle était chez elle. Comme elle me l’avait -dit un jour:</p> - -<p>—Tout est fini, puisque je vous vois.</p> - -<p>Par malheur, tout ne finissait que pour fort peu de temps. Mon amie -n’arrivait pas toujours à l’heure qu’elle m’avait fixée.</p> - -<p>—Je ne fais pas ce que je veux, disait-elle.</p> - -<p>Et parfois elle me quittait plus tôt qu’à son envie. Lorsqu’elle avait -deux heures à me donner, la bonne chance nous favorisait.</p> - -<p>Si quelque jeune fille ignorante imagine merveilleux et terribles les -plaisirs de l’adultère, qu’elle se détrompe. Une femme vicieuse ne court -qu’au plaisir, sans doute; mais pour les autres,—le plus grand -nombre,—pour celles qui, mal mariées, ne cherchent dans l’amour défendu -que ce qu’elles n’ont pas trouvé dans le mariage, c’est-à-dire, non -point un mâle et un maître, mais un homme et un ami, pour celles-là le -dernier mot du bonheur n’est pas de s’épuiser de fatigue sous une -étreinte vaine. Je le pense du moins, et mon amie aussi le pensait, je -n’aurais pas voulu en douter.<span class="pagenum"><a name="page_102" id="page_102">{102}</a></span></p> - -<p>Toute ardente qu’elle fût au lit, et audacieuse même, elle avait -d’autres soins. Plus d’une fois, le commissaire de police eût perdu sa -peine en pénétrant chez nous à l’improviste: nous causions seulement -comme deux vieux camarades, ou bien, tandis qu’elle m’écoutait en -mangeant des fruits, je lisais quelques pages d’un poète que le hasard -de la conversation nous avait mis en goût de relire, ou de lire. -J’ouvrais le plus souvent du Hugo, que mon amie connaissait mal et -qu’elle fut surprise de découvrir soudain: car Hugo n’est pas à la mode -et les hommes de ma génération le tiennent en grand mépris, sans le -connaître probablement, ou pour des raisons de politique, ce qui ne me -suffit pas. J’ouvrais aussi l’<i>Homme Intérieur</i>, ou le <i>Cœur Solitaire</i>. -Charles Guérin est un poète qui m’émeut. Je crois qu’on ne lui a pas -encore assez rendu l’hommage qu’il mérite. Pour moi, je n’oublierai -probablement jamais cet après-midi de juin où tout à coup je lus, à -mi-voix:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Nous montons dans la vie, en peinant, côte à côte;</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Mais un mur entre nous suit le même chemin,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Hélas! et l’on ne peut, tant la crête en est haute,</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Se voir ni se donner la main.</i><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>On échange, il est vrai, mainte parole tendre,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>L’un et l’autre on s’appelle en chantant par son nom:</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Eh! qu’est-ce donc, au prix de l’angoisse d’entendre</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Pleurer souvent son compagnon!</i><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Quand l’étoile du soir, pour nous triste à voir poindre,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Réunit les amants heureux dans le repos,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Nous n’avons, vainement avides de nous joindre,</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Rien à nous deux que nos sanglots.</i><br /></span> -<span class="pagenum"><a name="page_103" id="page_103">{103}</a></span></div></div> -</div> - -<p>Je m’arrêtai pour regarder mon amie.</p> - -<p>Elle me regardait. Elle était oppressée.</p> - -<p>—Continue, me dit-elle.</p> - -<p>Je continuai. Les strophes se déroulèrent, gonflées de douleur, -limpides, simples, nues. Elles n’ont aucune surcharge, elles ne -s’alambiquent pas d’allitérations et de tentatives musicales, jeux -byzantins où s’égare aujourd’hui, et nul n’ose le dire, la poésie -française. Mais elles frémissent d’un frisson humain. Je lisais:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Mais une brèche s’ouvre enfin dans la muraille.</i><br /></span> -<span class="i0"><i>On s’élance, les bras tendus, éperdûment,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Et les noces ont lieu sur un lit de broussaille</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Où l’on souffre encore en s’aimant.</i><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Cette étreinte a suffi pour fondre les rancunes;</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Ce qui n’est pas le seul présent semble aboli;</i><br /></span> -<span class="i0"><i>L’amour, quand on se sait si peu d’heures communes,</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Serait atroce sans l’oubli.</i><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Puis on reprend, chacun selon sa destinée,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Le sévère devoir prescrit par la raison,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Presque heureux d’avoir pu pendant une journée</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Contempler le même horizon.</i><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Poursuivrons-nous plus tard le chemin, sans barrière,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Ensemble, tendrement l’un sur l’autre appuyés,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Pour ne faire à jamais qu’une seule poussière</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Et qu’une ombre unique à nos pieds!</i><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Ou bien, marquant peut-être ici nos pas suprêmes,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Au gouffre brusque de la mort!</i><br /></span> -<span class="pagenum"><a name="page_104" id="page_104">{104}</a></span></div></div> -</div> - -<p>Ma voix tremblait. Je posai le livre. Au bruit que je fis, mon amie leva -la tête. Ses yeux brillaient. Elle courut à moi. Elle se blottit contre -mon épaule, à sa place préférée. Nous nous taisions.</p> - -<p>—Mon Mien, mon Mien, murmura-t-elle. Je ne veux pas que tu souffres.</p> - -<p>Elle répéta:</p> - -<p>—Je ne veux pas.</p> - -<p>—Tu ne souffres donc pas, toi? répliquai-je. Tu es donc heureuse?</p> - -<p>—Si tu m’aimes, je suis heureuse.</p> - -<p>—Si je t’aime? Tu me le demandes? Tu ne le sais pas, que je t’aime?</p> - -<p>—Et toi, méchant, tu ne le sais pas aussi, que je t’aime?</p> - -<p>—Je voudrais tant le savoir!</p> - -<p>Elle me repoussa doucement.</p> - -<p>—Tu es injuste, dit-elle.</p> - -<p>—Non, je souffre.</p> - -<p>—Et moi, je ne souffre pas? Moi, qui suis là près de toi comme si plus -rien n’existait que toi et moi, moi qui vais te quitter... Toi, du -moins, tu seras seul, tu pourras faire ce que tu voudras, penser ce que -tu voudras, te taire si tu veux; tandis que moi je devrai subir des -questions, je devrai parler, répondre, je devrai...</p> - -<p>—Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi!</p> - -<p>Qu’aurait-elle dit, si je ne l’avais pas retenue?</p> - -<p>Je la serrai contre moi.</p> - -<p>—Méchant, méchant! dit-elle tout bas.</p> - -<p>La jalousie me fouettant, et les lèvres amères, je<span class="pagenum"><a name="page_105" id="page_105">{105}</a></span> cherchai les -siennes, vivement, comme si elle me les eût refusées.</p> - -<p>—Oh! le méchant! dit-elle encore, autant qu’elle le put. Croirait-on -pas qu’il a besoin d’employer la force? Croirait-on pas que je ne suis -pas sienne?</p> - -<p>Elle se tut. Il me plaisait qu’elle fût silencieuse. J’ai en horreur les -manifestations extrêmes de la joie, et qu’une femme crie ou geigne.</p> - -<p>Après ce silence où tout s’oublie pour quelques instants:</p> - -<p>—Quelle heure est-il? dit-elle soudain.</p> - -<p>Nous n’y pensions plus.</p> - -<p>—Je vais être en retard.</p> - -<p>Et elle m’échappa, prompte. Rapidement, elle se préparait.</p> - -<p>—Tu es bien pressée, dis-je sur un ton de reproche badin.</p> - -<p>—Je n’ai plus une minute à perdre, je dîne en ville.</p> - -<p>—Ah! fis-je. En décolleté, sans doute?</p> - -<p>Elle riposta, souriante:</p> - -<p>—Pourquoi pas?</p> - -<p>Puis, se faisant admirer et la gorge offerte:</p> - -<p>—C’est donc si laid qu’il faille le cacher?</p> - -<p>Je grognai:</p> - -<p>—Singulière manie que vous avez toutes, de montrer à tout venant ce qui -doit se réserver.</p> - -<p>Elle éclata de rire.</p> - -<p>—Tu es stupide.</p> - -<p>—Naturellement, dis-je non sans aigreur.</p> - -<p>Meilleure que moi, ou plus fine, elle évitait les discussions. Elle -reprit:</p> - -<p>—Tu es stupide et je t’adore, tiens!<span class="pagenum"><a name="page_106" id="page_106">{106}</a></span></p> - -<p>Elle était prête. Elle me planta sur chaque joue un baiser sonore, comme -on fait aux enfants qui boudent.</p> - -<p>—Au revoir, mon vilain jaloux! conclut-elle. Au revoir, vilain mon -Mien!</p> - -<p>Puis, son habituel:</p> - -<p>—Tu l’aimes, ta Tienne?</p> - -<p>Je refermai lentement la porte sur elle. J’écoutai le bruit de ses pas. -Elle était partie. Notre chez-nous, pourtant si étroit, me parut plus -grand. Je me sentis tout à fait découragé.</p> - -<p>Machinalement, j’allai à la fenêtre et soulevai le rideau. Il avait plu, -mais le soleil triomphait à l’occident. Je laissai retomber le rideau.</p> - -<p>Machinalement encore, je pris pour le ranger le livre de Charles Guérin. -Je l’ouvris au hasard. C’était à la page 113. Je lus:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>C’est l’heure, après la pluie, où, redevenant pur,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Le ciel du soir se peint dans les vitres riantes,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Où les trottoirs mouillés réfléchissent l’azur</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Et les pieds nus des mendiantes.</i><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Couple las que son rêve isole des passants,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Nous suivons vers l’Ouest les rives de la Seine,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Mais tout à leur souci nos cœurs restent absents</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Des lieux où le hasard nous mène.</i><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Parfois levant les yeux au bord d’un carrefour,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Nous regardons avec des paupières émues</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Les amants séparés par la tâche du jour</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Se rejoindre à l’angle des rues.</i><span class="pagenum"><a name="page_107" id="page_107">{107}</a></span><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Ils vivent, à les voir, dans de pauvres emplois;</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Et leur destin pourtant nous fait haïr le nôtre,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Car la nuit dont l’attente entrelace leurs doigts</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Va nous arracher l’un à l’autre...</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Je ne poussai pas plus loin. Je regardai notre divan où les coussins -avaient été écrasés. Un petit objet brillant fixa mon attention: c’était -une épingle à cheveux. Je n’y touchai pas.<span class="pagenum"><a name="page_108" id="page_108">{108}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">S</span>INCÈREMENT, j’ai eu, maintes fois, pendant ce printemps merveilleux et -cruel, l’illusion d’être aimé, je veux dire d’être l’homme de qui tient -son bonheur une femme.</p> - -<p>Avez-vous observé les femmes dans la rue ou dans un salon? On reconnaît -celles qui sont heureuses, je veux dire celles qui sont aimées et qui -aiment; on les devine: il y a autour de leur personne comme un halo -spirituel et quasi voluptueux qui les dénonce. Les autres femmes en -prennent ombrage, et les hommes à bonnes fortunes s’éloignent, non sans -dépit, sachant bien qu’on ne les regardera même pas.</p> - -<p>J’observai que mon amie, comme jadis la petite fille troublée qu’elle -avait été, n’était plus la même. Il y avait en elle, dans son air, dans -son sourire, quelque chose de nouveau. J’en étais secrètement satisfait, -je ne le nierai pas, mais j’en avais aussi un peu d’inquiétude. Je le -lui déclarai, par badinage.</p> - -<p>—Ah! me dit-elle, si tu t’imagines qu’on le remarque! Il faudrait être -jaloux pour le remarquer. Et un homme est-il jaloux de sa femme?<span class="pagenum"><a name="page_109" id="page_109">{109}</a></span></p> - -<p>—Sans être jaloux...</p> - -<p>—Il ne remarque même pas que j’ai les yeux rouges quand j’ai pleuré. Il -n’a même pas remarqué que je pleurais, la première fois que...</p> - -<p>—Je t’en supplie, dis-je brusquement.</p> - -<p>—Il faut pourtant que tu saches...</p> - -<p>Mais elle n’était peut-être pas si résolue qu’elle désirait le paraître.</p> - -<p>Je n’ignorais pas qu’elles sont nombreuses, les pauvres femmes que leur -mari traite comme on ne traite point une fille de rencontre, et qui ont -enfanté dans la douleur, du commencement à la fin. Je n’ignorais pas -qu’ils sont nombreux les hommes qui n’ont souci que de leur plaisir sans -gêne.</p> - -<p>—Si seulement j’avais eu ma mère! disait mon amie. Mais je l’ai perdue -alors que j’étais gamine, et ma tante fut trop contente de se -débarrasser de moi entre les mains du premier qui m’a demandée.</p> - -<p>Je n’avais jamais reçu tant de confidences de mon amie. Toujours elle -semblait préférer retarder l’instant que j’appelais de toute mon ardeur. -Voulait-elle enfin m’écarter le voile que je n’osais pas toucher?</p> - -<p>Son histoire était l’histoire de trop de femmes de ma génération, que la -guerre a frappées non point dans ce qu’elles ont de plus précieux, qui -est leur fils, mais dans elles-mêmes. Combien de jeunes filles n’a-t-on -point poussées imprudemment au pire avenir, dès 1915, en répétant que -les maris manqueraient, qu’il y aurait après la paix signée trois filles -et peut-être quatre pour un garçon, qu’il était expédient de ne pas -faire les difficiles ni de temporiser, et qu’un mari n’étant jamais -qu’un mari, il fallait s’estimer assez<span class="pagenum"><a name="page_110" id="page_110">{110}</a></span> privilégiée d’en trouver un, -quel qu’il fût? De là tant de mariages précipités, tant d’unions -désastreuses.</p> - -<p>Pour mon amie en particulier, elle avait eu, selon sa tante, une chance -providentielle. Elle avait trouvé «un mari très bien», un homme encore -jeune et qui avait «une belle situation». Le 2 août, il était parti -comme sous-lieutenant de réserve avec le 43ᵉ régiment d’artillerie; -présent à la bataille de Charleroi, du côté de Roselies, il avait reçu à -la joue gauche un éclat d’obus, dont il ne gardait qu’une fossette; mais -il ne s’était laissé évacuer que plus tard, lorsqu’après la victoire de -la Marne, qui se joua pour lui à Escardes et à Courgivaux, une balle -allemande l’avait atteint à l’épaule, tandis qu’il se penchait hors de -son observatoire de Saint-Thierry, devant Brimont. Quand il reparut, -guéri, au dépôt de son régiment, on eut l’intelligence de considérer -qu’il était chimiste «dans le civil», et de plus ancien élève de -Polytechnique, et qu’il rendrait peut-être quelques services en aidant à -fabriquer des explosifs. Dès lors sa guerre était finie. Il pouvait -raisonnablement se marier. Il se maria.</p> - -<p>—Ce n’est pas un méchant homme, disait mon amie, mais je ne l’aime pas. -Que veux-tu? Je n’y peux rien. On aime ou on n’aime pas. Toi, je t’aime. -Lui, je ne l’ai jamais aimé.</p> - -<p>Était-ce habitude prise depuis la guerre, où, tenant le secret sur tout -ce que de par ses fonctions il connaissait, il ne parlait pas à sa femme -des travaux de son usine? Était-ce plutôt habitude très ancienne, et -trait de caractère? Il ne parla pas davantage, après la démobilisation, -des progrès de son entreprise. Il avait acheté, avec deux amis, une -maison de «pein<span class="pagenum"><a name="page_111" id="page_111">{111}</a></span>ture, vitrerie, et décoration». Il travaillait pour les -régions dévastées. L’affaire était excellente, à en juger par le train -qu’il faisait mener à sa femme. Mais il négligeait de l’intéresser à ses -efforts. Beaucoup d’hommes sont comme lui. Beaucoup de femmes s’en -plaignent. Mon amie, elle, était depuis longtemps résignée à tout.</p> - -<p>—Sans mes deux enfants, disait-elle, je ne me serais pas résignée, je -serais libre. Pour eux, j’ai supporté des épreuves incroyables. J’en -supporterai encore, et plus facilement, puisque je t’ai.</p> - -<p>Elle se confiait en toute simplicité. Nulle coquetterie dans ses aveux. -On aurait pu s’imaginer qu’elle racontait, non point sa vie, mais celle -d’une autre femme. Elle n’y mettait aucune passion, aucune révolte, elle -non plus. J’en fus frappé. Je pouvais m’imaginer que j’avais déjà sur -elle, par mon amour, tant d’influence qu’elle en venait peu à peu à -concevoir toutes choses, sinon dans le même plan que moi, du moins dans -un plan parallèle. Rien qu’à son accent, à sa façon d’exprimer un -regret, d’éluder une rancune, quelle différence entre la femme que -j’avais retrouvée à Nice et la femme qu’elle devenait, qu’elle était -déjà devenue! Ainsi de tout au reste. D’abord, par exemple, elle se -montra timide, quand nous causions d’art. Mais les femmes ont une -prodigieuse faculté d’assimilation. En peu de temps, mon amie ne -prononça plus une parole qui m’eût déçu; d’instinct elle disait ce que -je pouvais souhaiter qu’elle dît. Pareillement, avec une grâce exquise, -elle me demandait de la conseiller pour ses lectures. Je me récusais, -parce que je n’ai pas en matière de livres les goûts que l’on a -mainte<span class="pagenum"><a name="page_112" id="page_112">{112}</a></span>nant, et je craignais de la rebuter. Je lui dis néanmoins: «Quand -tu seras triste, lis les poètes; quand tu voudras t’enrichir, lis les -historiens; mais n’ouvre un roman qu’avec discrétion et de préférence -les jours de pluie: alors tu t’attristeras davantage, et tu te sauveras -en ouvrant un livre de vers.» Elle avait ri; mais, un jour, ce jour où -elle s’était décidée à me faire ses premières confidences, comme elle me -déclarait gentiment qu’elle me devait d’avoir quelques heures moins -grises dans la brume de ses longues semaines, elle ajouta:</p> - -<p>—J’ai lu hier une jolie phrase. Écoute: «<i>On peut très bien vivre sans -être la plus heureuse des femmes, et d’ailleurs ce serait une grande -injustice qu’une femme fût la plus heureuse de toutes.</i>»</p> - -<p>Je demeurai bouche close.</p> - -<p>—Tu n’approuves pas? me dit-elle.</p> - -<p>Après une légère hésitation, je répondis:</p> - -<p>—Je pense à une phrase, que j’ai relue, moi aussi, hier.</p> - -<p>—Voyons, ta phrase?</p> - -<p>J’hésitai encore. Puis:</p> - -<p>—«<i>C’est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire celui de -l’homme qu’on aime.</i>»</p> - -<p>Elle me regarda.</p> - -<p>—Pourquoi ce reproche? demanda-t-elle, sur un ton affectueux. Je ne -sais pas si je fais ton bonheur, mais je t’assure...</p> - -<p>—Non, répliquai-je, tout rougissant, et sans la laisser achever. Je -suis stupide, comme tu me le dis souvent: je viens, par pudeur et par -scrupule, de substituer cette phrase, que je n’avais aucune raison de<span class="pagenum"><a name="page_113" id="page_113">{113}</a></span> -citer, en effet, sous peine d’être un goujat, à une autre phrase, que je -n’aurais pas la hardiesse de te répéter.</p> - -<p>—Oh! alors, je veux que tu la répètes.</p> - -<p>—Je veux? Je veux?</p> - -<p>—Oui, je le veux.</p> - -<p>—On m’a changé ma Mienne. Voilà qu’elle a de la volonté?</p> - -<p>—Oui, monsieur, je veux.</p> - -<p>—Regarde, Mienne: j’ai déjà rougi rien qu’à la pensée que j’aurais pu -te répéter cette phrase.</p> - -<p>—Rougis, mais répète.</p> - -<p>—Tourne-toi donc, je ne pourrais pas t’obéir si tu me regardais.</p> - -<p>Elle se tourna vivement, curieuse. Délicieux enfantillages! Quels amants -n’en ont pas eu de semblables?</p> - -<p>Elle s’impatientait.</p> - -<p>—Allons, j’écoute.</p> - -<p>J’articulai à mi-voix:</p> - -<p>—«<i>Elle semble votre propriété, car c’est vous seul qui pouvez la -rendre heureuse.</i>»</p> - -<p>Elle se retourna, et, me prenant la tête entre ses mains:</p> - -<p>—Tu es un grand gosse, dit-elle, un grand gosse incorrigible. Oui, elle -est ta propriété, ta Tienne, oui, plus que tu ne le mérites peut-être.</p> - -<p>Elle feignait de me renvoyer le reproche.</p> - -<p>—Je ne le mérite peut-être pas, c’est vrai, dis-je sérieusement.</p> - -<p>Elle éclata de rire.</p> - -<p>—C’est vrai aussi, dis-je: je suis stupide.</p> - -<p>—J’allais le dire.</p> - -<p>—Je le sais bien.<span class="pagenum"><a name="page_114" id="page_114">{114}</a></span></p> - -<p>Nous riions tous les deux. Pour la première fois, nous nous séparâmes, -ce jour-là, en riant. Mais je n’eus pas à chercher si mon amie n’avait -point oublié d’épingles à cheveux parmi les coussins de mon divan noir. -Belle journée, dont j’ai gardé le souvenir le plus doux.</p> - -<p>Belle journée dont j’ai gardé le souvenir le plus doux, sans doute par -contraste avec le souvenir de la journée qui suivit.</p> - -<p>Je ne devais pas voir mon amie, le lendemain.</p> - -<p>—Courses et visites, m’avait-elle dit en me quittant.</p> - -<p>Et elle avait ajouté, dans ce style volontiers argotique et -télégraphique si fort à la mode aujourd’hui chez les gens de la -meilleure société:</p> - -<p>—Vieilles rombières et grands magasins.</p> - -<p>Or, le lendemain, vers trois heures, comme je m’apprêtais à traverser la -rue Royale, près du Ministère de la Marine, je remontai soudain sur le -trottoir pour éviter une auto.</p> - -<p>La voiture, une limousine, filait à vive allure vers la Madeleine. Ému -par ce choc que nous éprouvons au cœur involontairement à l’instant que -nous échappons à un danger, même petit, j’avais néanmoins encore assez -de sang-froid pour distinguer, sans erreur possible, les deux personnes -que la voiture emportait: je vis deux personnes, un homme et une femme: -l’homme, je ne le reconnus pas: la femme, c’était mon amie. Et -précisément ils riaient, comme nous avions ri, mon amie et moi, en nous -séparant, la veille. Cette fois, le nouveau choc que je ressentis au -cœur fut plus violent. Je demeurais interdit. Je suivais l’auto du -regard. Quand elle disparut de ma vue, j’éprouvai que mon front était -moite de sueur.<span class="pagenum"><a name="page_115" id="page_115">{115}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">V</span>OILA de ces riens qui suffisent à bouleverser un amant. Je n’étais déjà -que trop disposé par mon caractère à pousser à l’extrême les moindres -ennuis. On peut imaginer dans quel désarroi je tombai pour avoir aperçu -celle que j’aimais en compagnie d’un homme que je ne connaissais pas. -Hélas! je connaissais si peu, ou si mal, mon amie elle-même!</p> - -<p>Ce qui me blessait plus profondément, c’était qu’elle eût pu rire loin -de moi, quand moi je portais en tous lieux une mélancolie de tous les -instants. Il me fallut ce réveil pour me tirer du bonheur,—bonheur -mitigé, bonheur fragile, mais bonheur,—où je vivais depuis six -semaines. Certes, deux amants, qui ne se rencontrent que pendant de trop -brèves minutes et moins souvent qu’ils ne le désirent, ont ce privilège -que leur passion est toujours au plus haut point: ils ignorent les -attaques sournoises de l’existence en commun, les satisfactions trop -faciles, les petites querelles qui naissent à propos de rien puis de -tout, les petits travers qui se révèlent, les ridicules même qui se -dé<span class="pagenum"><a name="page_116" id="page_116">{116}</a></span>noncent, tout ce qui fait que peu à peu l’amour s’émousse et languit. -Deux amants qui ne vivent pas côte à côte n’ont que le temps de s’aimer. -Mais quel revers à cette brillante médaille! Et vaut-il mieux ne pas se -connaître assez que de se connaître trop, si tant est que deux êtres -humains puissent jamais se connaître?</p> - -<p>Un remords soudain m’assaillit, un remords et une crainte: malgré les -protestations qu’elle ne me ménageait pas, étais-je vraiment l’homme que -mon amie s’attendait à trouver en moi? Ne l’avais-je point déçue? Parce -que j’avais à Nice été touché par la gravité de ses premières paroles et -le pathétique presque désespéré de son accueil et de son amour, -devais-je maintenir notre amour dans cette tristesse où je me plaisais à -l’élever? Si elle était malheureuse chez elle, ne devais-je pas me -maîtriser quand elle accourait chez moi entre deux visites, et lui -imposer l’illusion d’un peu de bonheur complet? Devais-je l’entraîner à -ma suite sans précautions dans ce bonheur douloureux où je puisais, moi, -un réconfort peut-être trop amer pour elle? Femme, et femme jeune, -malheureuse mais prête à croire que le bonheur est possible, -n’attendait-elle pas plutôt de moi que je lui entr’ouvrisse les portes -d’ivoire des paradis rêvés? N’était-elle pas assez généreuse en ne me -laissant pas deviner que je l’avais déçue? Fallait-il lui reprocher de -se distraire quand elle m’offrait toujours une docilité parfaite, riant -si je riais, silencieuse si je me taisais, et rembrunie si j’étais en -peine?</p> - -<p>Toutes ces raisons, je les admettais, mais un doute barrait ma sagesse -naissante, un doute que j’essayais vainement de renverser, ou -d’éviter,—un doute qui<span class="pagenum"><a name="page_117" id="page_117">{117}</a></span> m’attirait. Je suis comme je suis. Et je -pensais: «Et si elle ne t’aime pas? Et si elle a seulement pitié de toi? -Et si elle te fait seulement l’aumône d’un semblant d’amour, pour te -consoler?» Et des raisons aussi de douter me venaient. Je me rappelais -une de ses premières paroles: sa décision préalable de ne pas renoncer à -ses enfants, même pour son amour. Et je me disais: «Une femme qui aime, -aime sans conditions.» Je me rappelais encore qu’elle m’avait déclaré -que, sauf à moi d’y croire ou non, elle n’avait jamais eu d’amant. Et je -considérais que c’était une étrange manière de m’inspirer confiance. Je -m’égarais. Ces raisons, aujourd’hui, m’apparaissent telles qu’elles -sont: injurieuses et faibles. Qu’on me les passe, j’aimais. La jalousie -est impitoyable.</p> - -<p>Que me restait-il de tant d’incertitudes, lorsque mon amie sonna le -lendemain à ma porte, à notre porte?</p> - -<p>Elle s’arrêta sur le seuil, inquiète.</p> - -<p>—Mon Mien! Qu’as-tu?</p> - -<p>Je la pris par la main et l’entraînai vers son fauteuil préféré.</p> - -<p>—Tu me fais peur, dit-elle. Qu’as-tu, mon Mien?</p> - -<p>Elle n’avait pas eu le temps d’ôter son chapeau. Elle s’assit, levant -déjà les bras.</p> - -<p>—Regarde-moi, lui dis-je.</p> - -<p>Elle me regarda. Je me penchai sur ses yeux, avidement, comme un -voyageur assoiffé sur une source. La source était limpide et d’un -cristal parfait.</p> - -<p>—Mon Mien...</p> - -<p>Avait-elle peur? Elle ne dit rien de plus. Je lui pris les mains et les -baisai. Elle essaya de sourire.</p> - -<p>—Mon Mien, explique-moi.....<span class="pagenum"><a name="page_118" id="page_118">{118}</a></span></p> - -<p>—Je t’ai vue, hier, à trois heures.</p> - -<p>—A trois heures?</p> - -<p>Elle cherchait.</p> - -<p>—Rue Royale, précisai-je.</p> - -<p>—Ah! fit-elle.</p> - -<p>Elle n’eut aucune émotion apparente. Elle ajouta:</p> - -<p>—Je ne t’ai pas vu.</p> - -<p>Un regret perçait dans sa voix. Je ripostai:</p> - -<p>—Tu étais trop occupée.</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Toi, oui, et l’homme qui était à ta gauche.</p> - -<p>Je ne suis pas habile à dissimuler. Ma voix était devenue âpre.</p> - -<p>Mon amie n’éclata pas de rire. Elle se leva.</p> - -<p>—Bon! dit-elle. Je comprends.</p> - -<p>Très calme, debout devant la cheminée, elle ôta son chapeau, me le -tendit en disant:</p> - -<p>—Tiens, fou que tu es. Mets où tu voudras le chapeau de la femme qui -trompe son amant.</p> - -<p>Puis, ayant du bout des doigts assuré l’ordre de ses cheveux, elle se -tourna vers moi qui demeurais immobile, et:</p> - -<p>—Tu es jaloux de mon beau-frère? dit-elle.</p> - -<p>—Tu as un beau-frère?</p> - -<p>—Tu ne le savais pas?</p> - -<p>—Je ne sais rien, Mienne.</p> - -<p>Déjà je respirais.</p> - -<p>En quelques phrases, elle me délivra.</p> - -<p>Son mari avait un frère, plus vieux de cinq ou six ans, veuf depuis -1916. Ce frère, fort aimable, excellent garçon, dirigeait en province -l’usine qui fournissait de couleurs la société de peinture, vitrerie et -décoration<span class="pagenum"><a name="page_119" id="page_119">{119}</a></span> dirigée par le cadet. Il venait à Paris plusieurs fois par -mois. Et il emmenait souvent sa belle-sœur dans ses courses à travers la -capitale. Et c’était bien simple.</p> - -<p>Je n’avais rien à répondre. Pour employer ma confusion, je demandai:</p> - -<p>—Il n’a pas d’enfants?</p> - -<p>—Non. Il vit tout seul, en célibataire, à Argenton-sur-Creuse. Tu -connais?</p> - -<p>Je répondis non. Elle poursuivit:</p> - -<p>—Gentille petite ville, avec des maisons anciennes en aplomb sur la -Creuse, et un pâtissier de génie. Gentille petite ville, mais combien -province, et d’une curiosité! Tu vois cela d’ici. Comme mon beau-frère -ferait, au su de tout le monde, un enviable parti, tu penses que tout le -monde est sur les dents. Les mères qui ont des filles, mon Mien, sont -terribles.</p> - -<p>—Et le beau-frère?</p> - -<p>—Il ne veut plus entendre parler de mariage.</p> - -<p>—Tiens! tiens! fis-je.</p> - -<p>Étonnée, elle me regarda. Je repris:</p> - -<p>—Celle qui lui plairait n’est pas libre?</p> - -<p>Son regard se chargea de reproche.</p> - -<p>—En effet, dit-elle. Elle est à toi.</p> - -<p>Décidément, je tenais un mauvais rôle. Mais je n’eus aucune peine à -m’avouer vaincu. Mon amie triompha sans pitié. Je n’entrerai pas dans le -détail de sa victoire: je n’écris pas un livre pour collégiens. Le -silence accoutumé de nos caresses avait une pudeur dépourvue de -dissimulation. Je noterai, sans plus, que jamais ma triomphatrice ne -s’était montrée si exigeante et si hardie.</p> - -<p>C’est le propre de l’amour d’ignorer toute espèce<span class="pagenum"><a name="page_120" id="page_120">{120}</a></span> de honte, et de ne -pas s’y avilir. Au feu d’une étreinte loyale flambent toutes les -mesquineries du sentiment. Mais la réalité, ce spectre des drames -romantiques, nous frappe à l’épaule sans s’émouvoir de nos rêves qu’elle -casse, et nous ne rouvrons si tôt les yeux que pour revoir nos soucis. -Avais-je tort de me découvrir tel que j’étais devant mon amie et de -m’acharner en quelque sorte à lui ressasser: «Je t’aime. Tu le sais. Tu -feras de moi ce que tu voudras. Je serai lâche, si tu veux. Mais -laisse-moi t’aimer?»</p> - -<p>Elle m’avait dit à Nice:</p> - -<p>—Il faut m’aimer.</p> - -<p>Il n’était plus besoin qu’elle me le dît: elle n’entendait que trop -certainement ce que je lui disais:</p> - -<p>—Il faut te laisser aimer.</p> - -<p>Je lui dis en effet:</p> - -<p>—Laisse-moi t’aimer, Mienne. Je voudrais tout connaître de toi, et je -redoute d’en connaître trop. Laisse-moi t’aimer, laisse-moi t’aimer -encore. Mais surtout, Mienne, Mienne chérie, s’il est vrai que tu -m’aimes ou que tu acceptes que je t’aime, surtout que ce ne soit point -par pitié! Et quand il te plaira de ne plus venir ici, ne mens pas -surtout, et ne viens plus.</p> - -<p>—Et quand tu ne m’aimeras plus? dit-elle.</p> - -<p>Ainsi je me rendais. Était-ce calcul de ma part, et envie délibérée -qu’elle eût soin de me mentir le plus longtemps possible? Était-ce au -contraire le dernier geste d’un homme qui lutte depuis trop longtemps et -qui aspire au repos, à ce repos que tous les hommes cherchent même dans -les pires agitations?</p> - -<p>Il est probable que, ce jour-là, mon amie connut<span class="pagenum"><a name="page_121" id="page_121">{121}</a></span> qu’elle me tenait: -j’avais été assez maladroit, c’est-à-dire assez franc. M’en sut-elle -gré? Répondit-elle au contraire à mon élan par un élan semblable, sans -autre calcul? Et fut-ce aveuglément qu’elle engagea notre amour dans -cette voie où il allait se perdre?</p> - -<p>Elle aussi, me dit-elle, souffrait de toutes les heures dangereuses qui -nous séparaient.</p> - -<p>—Il faut que nous nous voyions plus souvent.</p> - -<p>—Le peux-tu? fis-je.</p> - -<p>—Tu le peux.</p> - -<p>Son mari ne m’avait-il pas exprimé sa sympathie dès notre première -rencontre? Il avait reparlé de moi.</p> - -<p>—Il ne se fera pas prier pour t’inviter.</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Nous recevons beaucoup, et des gens qui nous intéressent moins que -toi, je t’assure.</p> - -<p>—Est-ce que tu t’écoutes, Mienne?</p> - -<p>—Mais, mon Mien, quoi de plus naturel?</p> - -<p>Je lui affirmai sur un ton assez dur qu’elle me proposait de jouer un -personnage malencontreux.</p> - -<p>Elle se fâcha.</p> - -<p>—Tu ne penses qu’à toi, dit-elle. Et moi, est-ce que tu t’imagines -qu’il me sera si facile de me tenir entre toi que j’adore et cet autre -que je déteste?</p> - -<p>Elle n’avait jamais eu tant de violence. Ses yeux me parurent nouveaux. -Mais vite ils s’adoucissaient déjà. Je répondais:</p> - -<p>—Je ferai ce que tu voudras, Mienne.</p> - -<p>—Du moins, je te verrai, dit-elle, même si j’en dois souffrir, et tu me -verras, vilain Mien, et tu verras que tu peux te fier en moi sans te -torturer, et tu verras...</p> - -<p>—Je verrai le fameux beau-frère? dis-je en riant.<span class="pagenum"><a name="page_122" id="page_122">{122}</a></span></p> - -<p>—Méchant Mien! répliqua-t-elle en riant aussi, et pauvre beau-frère! -S’il apprenait que tu as pu être jaloux de lui, il tomberait de haut.</p> - -<p>—Mais s’il apprenait qu’on a pu le juger digne de toi, qu’on a pu lui -faire cet honneur, crois-tu qu’il s’en plaindrait?</p> - -<p>Elle s’écria:</p> - -<p>—Chéri...</p> - -<p>—... Tu es stupide! fis-je plus vite qu’elle.</p> - -<p>Et elle me mordit la lèvre.</p> - -<p>La journée s’achevait mieux, somme toute, que je n’espérais. Je ne -m’inquiétais pas du lendemain. J’étais trop content de sortir de mes -transes de la veille.</p> - -<p>Mon amie s’en alla.</p> - -<p>J’attendais son habituel:</p> - -<p>—Tu m’aimes?</p> - -<p>Elle ne me le dit point.<span class="pagenum"><a name="page_123" id="page_123">{123}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">O</span>U avais-je accepté de descendre? Où avais-je accepté de suivre mon -amie? Et savait-elle où elle nous entraînait? Et le savais-je? Mais, si -je l’avais su, si je l’avais soupçonné, aurais-je refusé de la suivre? -Il n’est que bien trop certain que nous sommes les ouvriers de notre -fortune.</p> - -<p>Un vers me revient à la mémoire, un vers grec dont on ignore l’auteur et -qui est peut-être d’Euripide, un vers profond comme un regret:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">«<i>N’accuse pas un dieu, ne t’en prends qu’à toi-même.</i>»<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Je ne suis pas assez bon lettré pour traduire plus exactement avec moins -de mots. Un helléniste m’a déclaré que le texte porte, précis: «<i>Un dieu -t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi.</i>» Que servirait ici de -discuter? Il ne m’échappe pas que je voudrais retarder à ce point le -torrent de mes souvenirs. Ils se précipitent à mes yeux éblouis comme se -précipitèrent les événements. Quelqu’un a dit un jour pour la première -fois: le tourbillon de la vie. L’expres<span class="pagenum"><a name="page_124" id="page_124">{124}</a></span>sion s’est galvaudée, mais -qu’elle était belle, quand elle faisait encore image! Elle était -désespérante. Il faut lui redonner son sens neuf avec moi pour -comprendre d’ensemble ce que devint ma vie dès ce jour-là.</p> - -<p>Jusqu’alors j’avais peut-être l’illusion que je menais notre amour sous -la seule influence de mon amie. Nous eûmes le tort de sortir de chez -nous. Dans le secret, tout étouffant qu’il fût, notre amour vivait, -chaud comme une rose pourpre, et nos souffrances,—je tiens à cette -dernière illusion du pluriel,—nos souffrances avaient une noblesse, -peut-être arbitraire, mais respectable; car deux malheureux ont droit au -respect. Du jour où nous fûmes assez maladroits pour exposer notre amour -aux atteintes du dehors, la catastrophe, qui avait couvé dans ce secret -étouffant, devint inévitable.</p> - -<p>Tout de suite, puisque je n’écris pas un roman de surprises, je dois -rassurer et détromper: notre amour ne fut pas découvert. Je me -surveillai assez pour ne jamais être suspecté ni par trop d’abandon ni -par trop de froideur. Quant à mon amie, je m’aperçus vite que, loin de -se tenir difficilement, du moins en apparence, entre son mari et moi, -elle se dirigeait au milieu des feintes avec un art terrible. Et le -mari, je me persuadai d’emblée qu’il avait en sa femme une confiance -béate. Devant lui, on se sentait devant un homme honnête, correct, -tranquille, et heureux. Il avait une façon parfaitement quiète de -regarder sa femme. Ce n’était point suffisance de mâle, ni orgueil de -maître. C’était conscience d’une situation claire et de sentiments -réciproques. Il m’étonna. Il ne semblait pas être du tout le bourreau -que la conduite<span class="pagenum"><a name="page_125" id="page_125">{125}</a></span> et les propos de sa femme donnaient à supposer. Près -d’elle, il se montrait attentif,—sans excès, pour ne point s’abaisser -peut-être, car certains hommes pensent qu’il est déraisonnable à un mari -d’avoir l’air amoureux,—mais attentif néanmoins de manière qu’un jaloux -tel que moi dût s’inquiéter. Il aimait sa femme, assurément, en bon -mari, en bon bourgeois, si ce terme, où je ne mets rien de péjoratif, -doit mieux me faire entendre. Mais est-ce ainsi que sa femme désirait -d’être aimée? Et avait-elle tort ou raison, c’est une question que je -demande à ne pas résoudre, par gratitude et par honneur.</p> - -<p>De cet homme, parce que je lui avais été préféré, je jugeai promptement -que rien ne me menaçait. Il n’en fut pas de même pour le fameux -beau-frère. Les deux frères ne se ressemblaient pas plus que deux -étrangers. L’aîné me déplut d’abord. Autant le mari paraissait calme et, -pour ainsi dire, toujours de sang-froid, autant le beau-frère se -montrait toujours en éveil. Il cultivait l’ironie, une ironie assez -lourde, avec une espèce de rage sournoise, cherchant à briller par des -moyens brusques, taquinant sa belle-sœur à l’occasion de n’importe quoi, -la détournant de tout entretien qu’elle nouait loin de lui, la prenant à -témoin du moindre fait qu’il citait, la houspillant parfois assez -rudement d’une plaisanterie en lui baisant la main.</p> - -<p>—Ma chère petite belle-sœur...</p> - -<p>Il l’appelait ainsi à tout instant. J’ignore ce que pensaient les autres -de son attitude, qui était désinvolte, hautaine, et certainement forcée. -Moi, j’eus l’impression très nette que le beau-frère faisait plus<span class="pagenum"><a name="page_126" id="page_126">{126}</a></span> -figure de mari que le mari. Mais je guettais en vain un geste, un -sourire, un regard, un mot, qui trahît la belle-sœur: elle demeurait -impénétrable. Je pouvais, et en vérité je devais conclure que mes -soupçons n’étaient que rêveries d’amant malheureux. Mais n’avais-je pas -d’autre part la preuve que mon amie ne trahissait pas davantage qu’il y -eût entre elle et moi ce qu’il y avait?</p> - -<p>Je m’enfonçais les ongles dans les paumes chaque fois que je l’entendais -appeler son beau-frère par son prénom. Il répondait:</p> - -<p>—Ma chère petite belle-sœur...</p> - -<p>Et il accourait à elle.</p> - -<p>Un soir, nous étions là, réunis dans les salons, une quinzaine -d’invités: gens d’affaires pour la plupart, jeunes en général, simples -et modestes, curieux de toutes choses d’aujourd’hui, même d’art. Ils -m’avaient marqué de la déférence et de la sympathie.</p> - -<p>Jadis les bourgeois se méfiaient des artistes et les méprisaient un peu. -A présent, ils les admirent d’oser gagner leur vie par un jeu perpétuel -qui souvent use et ne produit que des dividendes aléatoires, car ils ont -compris que les artistes sont des travailleurs absolus dont l’exemple -ennoblit le travail, puisque pour eux le travail est une fin et non un -expédient. Et puis, les femmes sont celles que nous envoûtons, nous, -musiciens, sculpteurs, peintres, poètes: elles seules savourent -d’instinct avant quiconque tout ce que nous mettons d’humain dans nos -œuvres; les hommes ne nous accordent leur attention qu’après que leurs -femmes nous ont couronnés de leur enthousiasme: et nous avons presque -tous la sottise de préférer le<span class="pagenum"><a name="page_127" id="page_127">{127}</a></span> suffrage des hommes et de renier, comme -si elle était insuffisante, l’admiration des femmes: sots, triples sots, -qui prétendons au laurier noir des penseurs et des apôtres, quand il -s’agit de distraire la pauvre foule de ses soucis quotidiens en -l’élevant au-dessus de sa misère que l’intelligence domine, et de -mériter trois brins de remerciement, si notre œuvre ne fut pas inutile!</p> - -<p>Pour moi qui ne m’aveugle pas sur la valeur de mon œuvre, je fus, je -l’avoue, flatté du petit succès que j’eus, pendant quelques minutes, -chez mon amie. C’est de ces instants que nous tirons la force de -persévérer et de grandir, même lorsque nous sommes d’un génie médiocre. -Et mon amie avait l’air d’être satisfaite.</p> - -<p>—Vous voyez, cher ami, me dit-elle, combien en ne venant pas vous -auriez déçu vos admiratrices.</p> - -<p>D’un geste de sa main, qui traça devant elle un arc de cercle et qui me -fut comme une caresse, elle attirait autant sur elle que sur moi -l’hommage des sept ou huit jeunes femmes présentes. J’allais balbutier -une protestation.</p> - -<p>—Merci pour les admirateurs! s’écria le beau-frère qui s’approchait.</p> - -<p>—Oh! Monsieur, lui répliquai-je, voudriez-vous me laisser croire que je -n’étais pas un inconnu pour vous, ce matin?</p> - -<p>—Mais oui, cher Monsieur, mais oui. Demandez donc à ma belle-sœur. -Est-ce que je ne vous ai pas suppliée d’aller hier au Salon avec moi, ma -chère petite belle-sœur? Et pour y voir quoi, s’il vous plaît?</p> - -<p>Je rougis. La veille, mon amie ne m’avait point dit<span class="pagenum"><a name="page_128" id="page_128">{128}</a></span> qu’elle eût été au -Salon. Je la regardai. Elle regardait son beau-frère.</p> - -<p>—Ajoutez, lui dit-elle, que mon mari s’était joint à vous.</p> - -<p>Puis, me regardant enfin:</p> - -<p>—Vous êtes, cher ami, je vous le répète, d’une modestie exagérée.</p> - -<p>—A ce point-là, dit le beau-frère, la modestie est un défaut, ou un -vice. Sérieusement, cher Monsieur, votre œuvre est admirable. Je -n’entends rien à la sculpture, je m’empresse de ne pas vous le -dissimuler, mais...</p> - -<p>Il m’emmenait à l’écart. Était-ce pour me soustraire à mon petit succès, -qui l’importunait peut-être?</p> - -<p>Il avait quelque chose à me demander. Il s’en excusa, moitié sérieux, -moitié badin, comme s’il s’adressait à un maître dont on se dispute la -priorité.</p> - -<p>—Depuis un an, me dit-il, je possède, près d’Argenton, une vieille -bicoque Louis XIII. Je l’ai achetée parce qu’elle avait séduit ma petite -belle-sœur, et aussi parce que, par le temps qui court, un célibataire -de mon poil ne saurait mieux placer le superflu de ses rentes que dans -de bonnes et solides pierres. D’autant que ces pierres sont entourées -d’un magnifique parc, de dimensions respectables. Mes neveux, présents -et futurs, me devront ces ombrages. Ils sont mes héritiers. Passons. -Bref, voilà. Mon parc est aux trois quarts une forêt vierge, ou à peu -près. Le quatrième quart a plus de dignité, si j’ose dire. J’aimerais y -mettre en belle place une fontaine, et y disposer par ci par là quelques -statues agrestes. Voulez-vous me faire l’honneur et le plaisir...<span class="pagenum"><a name="page_129" id="page_129">{129}</a></span></p> - -<p>Il insistait sur les deux substantifs.</p> - -<p>—... et le plaisir de civiliser ma forêt vierge?</p> - -<p>Comme je ne répondais pas:</p> - -<p>—Cela ne vous tente point? me dit-il.</p> - -<p>Et il me posa la main sur l’épaule, affectueusement.</p> - -<p>—C’est que, dis-je, je n’ai jamais rien tenté de tel.</p> - -<p>Et ma réponse avait le ton d’un refus. L’autre ne s’en aperçut point, ou -feignit.</p> - -<p>—Eh bien! trancha-t-il, vous réfléchirez.</p> - -<p>De loin, mon amie nous épiait.</p> - -<p>Elle vint à nous.</p> - -<p>—Il réfléchira, lui dit-il. Ma chère petite belle-sœur, vous y -réussirez mieux que moi, peut-être.</p> - -<p>Il nous quitta.</p> - -<p>—Je suis tout décidé, dis-je à mon amie.</p> - -<p>—C’est oui?</p> - -<p>—C’est non.</p> - -<p>—Tu es fou?</p> - -<p>—Nullement.</p> - -<p>—Alors, tu ne m’aimes pas?</p> - -<p>—Alors, l’idée est de vous?</p> - -<p>Elle répondit par un battement des paupières. Elle souriait.</p> - -<p>—Songe, me dit-elle tout bas, que de cette façon je t’aurais près de -moi tout l’été. Voici les vacances. Que ferions-nous, séparés? Tu -travailleras là-bas, et tu m’auras à côté de toi: bonheur double. Ne -sera-ce pas délicieux, dis, mon chéri?</p> - -<p>—Pardon, répliquai-je. Pourquoi m’avais-tu caché...</p> - -<p>Mais le mari marchait vers nous.</p> - -<p>—Il accepte? demandait-il en s’avançant.<span class="pagenum"><a name="page_130" id="page_130">{130}</a></span></p> - -<p>—Oui, mon chéri, répondit-elle. Il accepte.</p> - -<p>Le mari me serra la main avec effusion. J’en profitai pour prendre -congé. Mon amie souriait, heureuse,—heureuse apparemment.<span class="pagenum"><a name="page_131" id="page_131">{131}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">U</span>LCÉRÉ, ou néanmoins ravi, je ne distingue plus à cette heure ce que je -fus; j’ai la certitude seulement que je ne m’appartenais pas, et que je -n’avais pas envie de m’appartenir. En rêve on éprouve de pareilles -sensations, vagues et très fortes, d’impuissance à la fois et -d’allégresse, d’abandon et d’agrément.</p> - -<p>Mon amie avait répondu pour moi. Elle était l’instigatrice du projet.</p> - -<p>Pouvais-je ne pas vouloir ce qu’elle voulait? Eus-je même le temps de -discuter?</p> - -<p>Le lendemain de cette soirée dont je ne savais s’il m’était préférable -de m’en réjouir ou de m’en attrister, mon amie m’arriva toute -éblouissante de joie. Un autre mot serait moins exact. Il y a des jours -où le visage de la femme qu’on aime rayonne.</p> - -<p>—Chéri, me dit-elle de suite, il fait beau, je suis contente, je -t’aime,—tais-toi, ou je t’adore,—et tu m’emmènes au Bois.</p> - -<p>Mais un amant n’est heureux sans restriction que<span class="pagenum"><a name="page_132" id="page_132">{132}</a></span> s’il est cause du -bonheur de sa maîtresse. Mon amie m’arrivait joyeuse. Qu’allai-je -soupçonner? Sa joie, je trouvai qu’elle sonnait mal; et puis je -remarquai du même coup qu’elle m’avait apostrophé d’un nom qu’elle avait -adressé la veille à son mari. J’exagérais peut-être.</p> - -<p>Je répondis sérieusement:</p> - -<p>—Nous irons où tu voudras, Mienne.</p> - -<p>—Alors, ouste! Prends ton chapeau.</p> - -<p>Elle sortait, je la suivis.</p> - -<p>—Dépêchons-nous, mon taxi est en bas, dit-elle.</p> - -<p>Je souris en lui prenant le bras, comme pour la remercier de n’avoir -point douté de mon obéissance.</p> - -<p>Il est de règle qu’une femme attaque, si elle sent qu’on va l’attaquer. -Dès que nous fûmes dans la voiture:</p> - -<p>—Tu ne m’as même pas embrassée, dit mon amie.</p> - -<p>—Pardon, je...</p> - -<p>—Tais-toi, tu es un monstre.</p> - -<p>—Je...</p> - -<p>—Tais-toi, ou je t’embrasse devant tout le monde!</p> - -<p>Elle le fit aussitôt. La voiture était fermée.</p> - -<p>—Mienne, essayai-je de dire.</p> - -<p>—Tu n’as pas l’air content, mon Mien. Moi qui étais si contente! et qui -croyais que tu serais si content! Tu aurais donc supporté de passer tout -juillet, août, et septembre loin de ta Tienne?</p> - -<p>Je pus enfin placer quelques phrases.</p> - -<p>—Les convenances? dit mon amie. Quelles convenances? Nous aurons -d’autres invités. Que tu en sois, qui s’en étonnera, puisque tu vas -travailler à décorer le parc? Tu parles de convenances? Est-ce<span class="pagenum"><a name="page_133" id="page_133">{133}</a></span> qu’on -sait que tu es mon amant? Est-ce que cela se voit? Est-ce que je n’ai -pas bien dissimulé hier?</p> - -<p>Ses dernières paroles me furent comme une offense, comme une offense à -elle-même, et d’autant plus grave qu’elle se l’infligeait. J’en -éprouvais un malaise profond. Mais elle était si tendrement agressive!</p> - -<p>—En outre, poursuivait-elle, sur un ton autre, il ne s’agit pas -seulement de mon amant, il s’agit de mon amant qui est sculpteur. Tu vas -décorer le parc d’Argenton. Ainsi, quand tu ne m’aimeras plus, quand tu -m’auras abandonnée entre mon mari... et mon beau-frère...</p> - -<p>—Mienne!</p> - -<p>—... il me restera de toi ce beau souvenir vivant, les statues et la -fontaine.</p> - -<p>Avec quelle aisance elle passait, amoureuse exquise, de l’enjouement à -la mélancolie! Avec quelle douceur elle touchait à la corde sourde qui -m’émeut toujours au plus secret de mon cœur!</p> - -<p>Nous contournions le premier lac.</p> - -<p>—Rentrons! dit mon amie.</p> - -<p>Et elle se rapprocha de moi, se faisant toute petite dans le creux du -bras dont je lui enlaçai la taille.</p> - -<p>On avouera que les raisons destinées par mon amie à me convaincre, -n’étaient point irréfutables. Cependant, pour un homme qui aime, on les -croira sans doute irrésistibles; ou bien on n’aurait jamais aimé.</p> - -<p>Néanmoins, quand nous fûmes rentrés chez nous, je tentai de faire une -nouvelle objection. Mon amie, sans me laisser achever, et feignant de ne -pas entendre, se jeta contre mon épaule, la joue posée à sa place -préférée, et, câline:<span class="pagenum"><a name="page_134" id="page_134">{134}</a></span></p> - -<p>—Tu m’aimes? dit-elle.</p> - -<p>—Tu m’aimeras longtemps? dit-elle encore.</p> - -<p>Puis:</p> - -<p>—Je n’ai plus qu’un quart d’heure à te donner, mon Mien.</p> - -<p>Et, simplement, elle me montrait du regard notre divan noir.</p> - -<p>—Je t’aime, ajouta-t-elle dans un souffle.</p> - -<p>Une femme amoureuse a toujours raison. J’aurais eu tort de ne pas fermer -les yeux. Parce que j’acceptais la vie de complications où elle nous -entraînait, mon amie se montra plus tendre, comme si elle était enfin -débarrassée d’un fardeau. N’avait-elle pas pénétré mes sentiments assez -loin pour être sûre que je devinerais tout ce qu’une pudeur -compréhensible l’empêchait de me révéler? Tout ce que, pour calmer mon -impatience, elle ne pouvait pas me dire, n’était-elle pas avisée et -prudente de me mettre en état de m’y reconnaître? Ou dois-je supposer -qu’elle avait le goût du péril? Tant de femmes n’aiment que -dangereusement! Mais se perd-on à de si torturantes pensées, quand une -femme aimée vous ouvre ses bras? L’instinct nous mate. Nous n’en -rougissons, car notre orgueil est grand, que plus tard. Dans l’heure -même, le désir triomphe.</p> - -<p>Des objections, je me persuadai que je n’en avais plus à faire. A de -certains moments, l’amour pousse à l’optimisme. En pressant contre moi -le corps docile de mon amie, je songeais:</p> - -<p>—Je serai lâche jusqu’où tu voudras, Mienne.</p> - -<p>Et je dis seulement à voix basse:</p> - -<p>—Je t’aime.<span class="pagenum"><a name="page_135" id="page_135">{135}</a></span></p> - -<p>Cela venait après un de nos silences habituels. Mon amie eut un sourire.</p> - -<p>—Sais-tu où je suis? me demanda-t-elle.</p> - -<p>Je la regardai.</p> - -<p>—Je suis chez toi, dit-elle.</p> - -<p>Elle se souleva sur un coude.</p> - -<p>—Non, mon Mien, je ne rêve pas, reprit-elle. Je dis que je suis chez -toi, dans ton atelier, si tu préfères. J’étais chargée d’aller t’inviter -à déjeuner pour demain, parce que mon beau-frère, mon terrible -beau-frère, regagne Argenton samedi soir, et qu’il a besoin de -s’entretenir avec toi de vos projets.</p> - -<p>—Nous pouvions nous en entretenir, grognai-je, sans que ce fût à table.</p> - -<p>—Ne sois pas méchant, mon Mien.</p> - -<p>—Je ne veux pas être un pique-assiette.</p> - -<p>—Tu es stupide. Tu prends tout au tragique. Mon mari et mon beau-frère -n’ont un peu de liberté que pendant les repas. Il est donc naturel...</p> - -<p>—Pardon, dis-je, ton beau-frère est libre aussi en dehors des repas. -Lorsque je vous ai vus...</p> - -<p>—Tu vas recommencer?</p> - -<p>—Non, Mienne, je me tais, je suis stupide.</p> - -<p>—Et tu viendras?</p> - -<p>—Je viendrai.</p> - -<p>—Alors tu n’es plus stupide, mon Mien, et je t’aime, et je me sauve.</p> - -<p>Ce déjeuner, où je me rendis sans entrain, je n’en parlerais pas s’il -n’avait pas été marqué par un incident bien fait pour que je me le -rappelle à loisir. J’y eus la même impression de gêne que lors de ma -première<span class="pagenum"><a name="page_136" id="page_136">{136}</a></span> soirée: le beau-frère, le terrible beau-frère, y avait -absolument mine de mari. C’est lui qui menait la conversation, lui qui -veillait à l’ordre du service, lui qui forçait mon amie à manger, lui -qui s’imposait comme un maître plein d’importance. Il m’était odieux, et -je sentais que mon amie, malgré sa gaieté, n’éprouvait pas un -contentement parfait.</p> - -<p>Après le repas, et tandis que, mon amie s’étant retirée avec les -enfants, nous prenions le café dans son petit salon, la conversation -tomba sur la jalousie.</p> - -<p>—On ne tient une femme que si on la fait habilement jalouse, affirma le -beau-frère.</p> - -<p>—A quoi bon? riposta le mari. Des gens civilisés dédaignent de tels -expédients. La jalousie n’est pas un sentiment de civilisés.</p> - -<p>—Hé! Hé! repartit l’autre avec un accent ironique. Il ne faut pas -oublier que les femmes ne sont pas arrivées au point de civilisation où -l’on voit les hommes. Méfions-nous! En ne prenant pas l’offensive, nous -risquons de la laisser prendre aux femmes et qu’elles nous donnent tous -motifs d’être jaloux.</p> - -<p>—Tu poses mal la question, dit le mari, très calme. Quand il s’agit de -mariage, il ne faut pas oublier non plus qu’il ne s’agit pas toujours -d’amour.</p> - -<p>Je n’avais pas ouvert la bouche. Je hochais la tête, essayant de ne -point paraître sot. A la dernière phrase du mari, les joues me -brûlèrent; une joie brusque me pénétra: en dépit du calme qu’il gardait, -je sentis qu’il exprimait un regret.</p> - -<p>Mais le beau-frère tenait à briller.</p> - -<p>—Pourquoi compliques-tu? fit-il. Nous ne disputons pas de l’amour dans -le mariage, nous considérons<span class="pagenum"><a name="page_137" id="page_137">{137}</a></span> l’amour en général. Et je prétends que la -jalousie n’est pas méprisable.</p> - -<p>A ce moment, mon amie revenait vers nous. Elle tendait l’oreille. Le -beau-frère se redressa.</p> - -<p>—Je ne conçois pas qu’on aime, dit-il, et qu’on ne soit pas jaloux. Et -vous, ma chère petite belle-sœur?</p> - -<p>Elle répondit sans se troubler:</p> - -<p>—Je ne conçois pas qu’on soit jaloux quand on n’a pas sujet de l’être.</p> - -<p>—On a toujours sujet de l’être, répliqua vite le beau-frère. -Rappelez-vous les vers de <i>Psyché</i>; vous les avez applaudis hier soir, -ma chère petite belle-sœur.</p> - -<p>—Vous étiez aux Français, hier soir? demandai-je en la regardant.</p> - -<p>Le beau-frère poursuivait:</p> - -<p>—Rappelez-vous.</p> - -<p>Et il récita:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">—<i>Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature.</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Les rayons du soleil vous baisent trop souvent.</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent;</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Dès qu’il les flatte, j’en murmure.</i><br /></span> -<span class="i4"><i>L’air même que vous respirez</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Avec trop de plaisir passe par votre bouche;</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Votre habit de trop près vous touche,</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Et, sitôt que vous soupirez,</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Je ne sais quoi qui m’effarouche</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés.</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Ces vers sont incomparables, je n’en disconviens pas. Mais récités par -cet homme, non sans goût d’ailleurs, et ce jour-là, et dans ce lieu, je -les aurais criti<span class="pagenum"><a name="page_138" id="page_138">{138}</a></span>qués, dénigrés et ridiculisés avec joie. C’est que -j’aurais peut-être voulu les réciter moi-même à mon amie et enlever en -ma faveur l’émotion qu’ils ne peuvent pas ne pas produire sur une femme.</p> - -<p>Je ne sais pas, je ne sais plus ce que j’étais prêt à jeter dans la -conversation, tant je souffrais, et je ne sais de quoi je souffrais -davantage. Ne venais-je pas d’apprendre que mon amie m’avait caché -qu’elle fût allée au théâtre la veille? Que n’ai-je la ressource des -romanciers qui mènent les événements à leur gré! Il me serait facile de -clore cette scène à mon avantage, ou d’une façon curieuse. Hélas! je -n’invente rien. Et la vie n’a pas l’ordre que lui imposent les poètes.</p> - -<p>La scène tourna court: le mari se levait. Il s’excusa, ses affaires -l’appelaient dehors. Il me secoua vigoureusement les mains. Je balbutiai -que je me retirais aussi.</p> - -<p>J’allais le suivre.</p> - -<p>Le beau-frère lui dit:</p> - -<p>—Ne rentre pas trop tard, et pense à commander la voiture pour le bal.</p> - -<p>—Oui, ajouta mon amie à mon intention, car elle avait dû voir, elle, la -tristesse de mes yeux, mon beau-frère, ancien élève de l’École, nous -emmène au bal de Centrale.</p> - -<p>—Vous dansez? demandai-je bêtement.</p> - -<p>—Si ma chère petite belle-sœur danse? fit le beau-frère en éclatant de -rire. Dites qu’elle est danseuse enragée, et qu’elle n’aurait pas trop -de deux maris pour la conduire et l’attendre aux bals où mon frère ne -peut point passer toutes ses nuits.<span class="pagenum"><a name="page_139" id="page_139">{139}</a></span></p> - -<p>Il me poussait déjà la porte dans le dos. Je n’eus pas le loisir de -regarder mon amie. La porte fermée, j’entendis que l’odieux beau-frère -riait encore. Le mari cependant me précédait dans l’escalier.<span class="pagenum"><a name="page_140" id="page_140">{140}</a></span></p> - -<hr style="width: 45%;" /> - -<p>SÉDUIRE, c’est attirer à soi. Mon amie était séduisante. Elle me -posséda. On en a des preuves par tout ce que j’ai rapporté déjà -d’infime, de quotidien.</p> - -<p>On m’accusera, il se peut, de manquer de caractère. Je l’aimais. Avec un -peu de lâcheté, je ne le nie pas. Avec faiblesse plutôt. J’aurais voulu -qu’elle fût à moi, qu’elle fût mienne, et non pas uniquement de -présence, comme elle était, ou comme je me plaisais à croire qu’elle -était à son mari. Ce que je souhaitais d’elle, pour le dire sans -recherche, c’était son cœur, son esprit, sa pensée, comment dit-on? ce -qu’on n’est jamais assuré de tenir de personne. J’aurais voulu qu’elle -se sentît en sécurité près de moi, qu’il n’y eût rien de secret en elle -à mon égard, que j’eusse au moins cette consolation et cet orgueil de -songer que, faute de la posséder entièrement, je possédais ce que nulle -volonté ne pouvait lui enlever: sa confiance. Me flatterai-je de l’avoir -eue? On douterait. J’ai douté.<span class="pagenum"><a name="page_141" id="page_141">{141}</a></span> Mais je n’ose pas affirmer aujourd’hui -que je doute encore.</p> - -<p>Dans de telles dispositions, et ne soupçonnant pas de coquetterie celle -que j’aimais, je ne pouvais que souffrir en pénétrant peu à peu dans -l’intimité de sa vie journalière où mes droits étaient minces. Je -n’avais que ceux qu’elle consentait à me donner. En fait c’était -peut-être beaucoup, sauf pour moi. Que de froissements je prévoyais! Et -j’eus conscience que je m’étais embarqué sur une mer d’écueils. -J’aimais, hélas, de telle sorte que le moindre heurt devait me blesser. -Mon amie en eut-elle jamais conscience? Elle était jeune. A son âge, on -hasarde son bonheur pour moins qu’une gerbe de roses. Je ne désire pas -lui chercher d’autre excuse.</p> - -<p>Comme nous étions convenus de ne nous rencontrer que trois jours après -ce fâcheux déjeuner où j’avais appris qu’elle courait les bals sans me -l’avoir jamais avoué, on supposera que je reçus le soir même, ou le -lendemain matin, un billet de protestations. Une phrase m’eût convaincu. -Mon amie me connaissait assez pour n’avoir rien à craindre d’un homme -qui ne désirait que de se laisser convaincre. Ne m’eût-elle écrit que: -«Ne te torture pas, je t’aime», j’aurais été consolé. Il n’en fut rien.</p> - -<p>Elle parut surprise du reproche que je lui en fis dès qu’elle m’arriva, -trois longues journées de silence écoulées.</p> - -<p>—Voilà comme tu m’accueilles? dit-elle. Après trois jours d’absence, -après trois jours où je n’aspirai qu’à celui-ci, voilà les yeux que je -trouve, et ce baiser de glace sur mes mains!<span class="pagenum"><a name="page_142" id="page_142">{142}</a></span></p> - -<p>Ses yeux avaient soudain changé d’expression. Fébrilement elle ôtait ses -gants, son chapeau, et s’asseyait dans le fauteuil du coin de la -cheminée, qui était le sien.</p> - -<p>—Parle, dit-elle, qu’y a-t-il donc? Je ne t’ai pas écrit, mais tu ne -m’avais pas demandé de t’écrire.</p> - -<p>—C’est vrai, mais je croyais que tu m’aurais écrit.</p> - -<p>—Un caprice? fit-elle en souriant.</p> - -<p>—Un caprice? fis-je amèrement.</p> - -<p>Ses yeux s’attristèrent.</p> - -<p>—Mon Mien, dit-elle, je ne sais pas de quoi tu m’accuses.</p> - -<p>Il y avait de l’humilité dans sa voix. Je m’attendris.</p> - -<p>—Mienne, dis-je en m’approchant, Mienne, tu ne te rappelles pas?</p> - -<p>Prêt à l’interroger, je préférais qu’elle prévînt mes questions.</p> - -<p>—Ah! fit-elle d’un ton méprisant, la soirée à la Comédie-Française? La -représentation de <i>Psyché</i>?</p> - -<p>J’attendais. Elle continua:</p> - -<p>—Je ne t’en avais rien dit? Avec raison, tu vois, puisque tu t’en -serais alarmé.</p> - -<p>—Tu penses donc que je m’en serais alarmé avec raison aussi?</p> - -<p>Elle haussa les épaules.</p> - -<p>—C’est que... tu es stupide, dit-elle.</p> - -<p>Et elle essaya de sourire. Mais je n’avais pas envie de plaisanter.</p> - -<p>—Evidemment, dit-elle, parce que j’ai été ta maîtresse, tu peux -conclure que je l’aie été d’un autre. Je le mérite.</p> - -<p>Elle se mordit les lèvres.<span class="pagenum"><a name="page_143" id="page_143">{143}</a></span></p> - -<p>Si je ne l’avais pas aimée comme je l’aimais, je serais demeuré maître -d’un argument faible à ce point. Il me troubla.</p> - -<p>—Mienne, répondis-je, je ne mérite pas que tu me juges si vil.</p> - -<p>—Oh! dit-elle.</p> - -<p>Rien de plus.</p> - -<p>Elle avait l’air accablé. Je lui pris les mains. Elle pleura. Deux -grosses larmes tombèrent sur ses mains que je tenais.</p> - -<p>—Mienne, lui dis-je, Mienne, comprends que je souffre. Comprends que tu -n’es pas un jouet pour moi. Comprends que je t’aime. Sais-tu seulement -ce que c’est que d’aimer?</p> - -<p>—Je le sais depuis que je t’aime.</p> - -<p>Elle avait souvent de ces réponses, courtes, qui me ranimaient.</p> - -<p>—Tu feras de moi ce que tu voudras, Mienne, mais sache aussi, et je te -l’affirme, que nul ne t’a jamais aimée comme je t’aime et que nul jamais -ne t’aimera de cette façon.</p> - -<p>Ses doigts serraient mes mains.</p> - -<p>—Mienne, repris-je, comprends aussi de quelle façon je t’aime. Pour ta -beauté? Oui, sans doute, ni plus ni moins que quiconque. Pour ta -jeunesse, pour ta grâce, pour tes gamineries et pour ton sérieux, oui, -oui, mais n’importe qui t’aimerait pour ces attraits. Sais-tu que je -t’aimerais, moi, moins belle?</p> - -<p>Ses paupières battirent. Je poursuivis:</p> - -<p>—Je ne prétends pas, tel que certains, qu’une prédestination régisse -les couples, et qu’il n’y ait qu’une femme qui puisse faire le bonheur -d’un homme; mais,<span class="pagenum"><a name="page_144" id="page_144">{144}</a></span> si la loi n’est pas universelle, je ne conçois pas -qu’une autre femme que toi puisse faire mon bonheur. Tu es pour moi la -femme dont tout homme rêve, la compagne et l’amante, la collaboratrice -et la sœur, celle qu’on a besoin d’avoir à tout instant près de soi, -celle qui a confiance et à qui l’on se confie, celle qui partage -plaisirs et peines, celle que rien ni personne jamais ne peut remplacer.</p> - -<p>—Mon Mien...</p> - -<p>—Ce n’est point là, malgré les apparences, l’idéal de la bourgeoisie -contemporaine. Pour le commun des mortels, la femme ne sert qu’à la -reproduction ou qu’au simulacre de la reproduction. Joins un peu de -vanité, si la femme est belle. Mais, et toutes les périphrases te -ramèneront à ce dilemme brutal, la femme n’est que bête de somme ou bête -de joie,—un sommier, si tu permets, dans les deux sens du mot. Les -hommes qui la considèrent avec plus de respect sont rares.</p> - -<p>—Oui, dit-elle.</p> - -<p>Et elle retint un sanglot.</p> - -<p>—Mais, Mienne, crois-tu que les femmes ne soient pas responsables? -Qu’ont-elles fait, que font-elles pour gagner plus d’estime? Nous -laissent-elles souvent et assez clairement entendre qu’elles soient -capables de former avec nous ces couples parfaits qui sont le seul -fondement excusable d’une société?</p> - -<p>Elle ne répondit rien.</p> - -<p>Je me taisais. Elle me serra les mains. Je songeai que, puisque j’avais -tant dit, je devais profiter de l’avantage et renoncer aux abstractions.</p> - -<p>Doucement, je repris:</p> - -<p>—Mienne, écoute-moi. En m’autorisant à t’aimer,<span class="pagenum"><a name="page_145" id="page_145">{145}</a></span> tu m’as donné le seul -bonheur que j’aie jamais goûté depuis que je suis un homme. De cela, je -te voue une reconnaissance profonde, que rien ne tachera, quoi qu’il -arrive. Mais, Mienne, sois sincère. Fais-tu tout ce que tu peux pour -que, t’aimant comme je t’aime, j’aie la consolation de ne pas t’aimer en -vain? Ou bien, je t’en prie, Mienne, je t’en supplie, sois franche, -est-ce d’une autre façon que tu désires que je t’aime? Je m’inclinerai.</p> - -<p>Elle m’attira vers elle et, penchée sur moi, ses mains encadrant mon -visage, ses lèvres contre ma bouche:</p> - -<p>—Tu ne me connais donc pas? dit-elle.</p> - -<p>Et sa voix tremblait.</p> - -<p>Comment résister? Je fermai les yeux. Je les fermais toujours. De tels -baisers anesthésient.</p> - -<p>A distance, quand je rapporte mes faiblesses, dont je ne rougis -d’ailleurs point parce que je suis seul en face de ce papier, deux -images de moi se lèvent en même temps devant mes yeux: je me revois, -quelques années plus tôt, le 25 septembre 1915, devant Souchez; j’étais -adjudant; trois minutes, pas davantage, après notre bond hors des -parallèles de départ, les deux officiers de ma compagnie tombaient, -fauchés au milieu de la première vague d’assaut par une mitrailleuse; la -panique était imminente; je criai; je courus en avant, le fusil haut; -les débris de la compagnie me suivirent; nous ne nous arrêtâmes que cinq -cents mètres plus loin; il parut par la suite que ma compagnie avait -entraîné le succès de tout le bataillon; je fus nommé sous-lieutenant. -Et puis je me revois à genoux devant mon amie, tremblant de la perdre, -humble et près de pleurer. J’ai été ces deux hommes, et celui-ci<span class="pagenum"><a name="page_146" id="page_146">{146}</a></span> -peut-être à cause de celui-là. Et le contraste n’est peut-être pas si -extraordinaire.</p> - -<p>La réponse de mon amie n’avait pourtant rien qui forçât la conviction.</p> - -<p>—Tu ne me connais donc pas?</p> - -<p>Je ne souffrais que de ne pas la connaître. Sa réponse, qui me ramenait -au centre douloureux, me sembla néanmoins l’unique réponse souhaitable.</p> - -<p>—Mienne! murmurai-je.</p> - -<p>—Tienne, oui, tienne, je suis tienne, tu peux le dire, tu peux t’en -vanter, mon grand, mon pauvre grand chéri, je ne suis tienne que trop.</p> - -<p>—Tu regrettes?</p> - -<p>—... que trop, parce que je souffre de te voir souffrir ainsi pour des -fantômes, pour des souffles, pour des riens. Donne-moi tes yeux, -regarde-moi, regarde les miens, regarde au fond: il n’y a que toi dans -mes yeux et au fond de mon cœur. Je n’ai jamais aimé que toi, je n’aime -que toi. Quand on a le bonheur d’être aimée de la façon que tu m’aimes, -de la façon que je désire que tu m’aimes, mon Mien, crois-tu qu’on -puisse aimer ailleurs? Quelle femme faudrait-il être?</p> - -<p>—Mienne!</p> - -<p>—Notre amour est assez malheureux, mon grand. Ne le tourmente pas -davantage. Ne sois jaloux de personne, tu n’as rien à redouter de -personne, c’est toi que les autres, tous les autres ont à redouter. Tu -n’es sans doute pas très heureux, mon Mien, et je le comprends, puisque -je souffre autant que toi de tout ce qui nous sépare, mais ta Tienne, -sache-le, sache-le bien, mon grand, ne fait et ne fera jamais le bonheur -d’aucun autre.<span class="pagenum"><a name="page_147" id="page_147">{147}</a></span></p> - -<p>On ne réplique pas à de pareilles déclarations. Le sang-froid et le -vocabulaire courant abdiquent ici. Je me tirai d’embarras en souriant de -gratitude, et je récitai à mi-voix:</p> - -<p>—Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature...</p> - -<p>—Ne le sois pas surtout de mon beau-frère, mon Mien. Il n’a pas droit à -tant d’honneur.</p> - -<p>Comme plusieurs fois déjà, je retrouvais dans ses derniers mots l’écho -de paroles que j’avais prononcées devant elle. Le faisait-elle à -dessein, ou non? Dans les deux cas, ne m’abandonnait-elle pas une preuve -que j’avais sur elle assez d’influence pour que ses pensées fussent de -la même nuance que les miennes?</p> - -<p>Je m’aperçus alors que notre entretien s’était engagé dans une autre -direction que celle que j’avais résolu de lui faire prendre. Dès son -arrivée, mon amie, trompée par mes réticences, avait cru que je lui -reprochais d’être allée avec son beau-frère à la Comédie-Française. Or -je lui reprochais plus encore le goût qu’elle avait pour le bal et les -réunions où hommes et femmes se frôlent, goût dont elle ne m’avait -jamais parlé, goût donc qu’elle condamnait ou qu’elle présumait -coupable. Je le lui dis enfin.</p> - -<p>—Pourquoi t’émouvoir de si peu? répliqua-t-elle.</p> - -<p>—Il m’est désagréable que des hommes te tiennent dans leurs bras.</p> - -<p>—Dans leurs bras? Mais non, mon Mien. Quand on danse, on a des soucis -différents, ne serait-ce que de danser en mesure, ce qui est parfois -laborieux.</p> - -<p>Et elle riait de malice.</p> - -<p>—Ne me raconte pas d’histoires, Mienne. Je sais danser et je sais ce -que c’est qu’un bal. Un quart des<span class="pagenum"><a name="page_148" id="page_148">{148}</a></span> danseurs, les débutants, n’ont que le -souci de danser en mesure. Mais le reste, il suffit de les observer -pendant cinq minutes; ils pratiquent la danse pour ce qu’elle est: un -simulacre des jeux de l’amour.</p> - -<p>Elle protesta vivement.</p> - -<p>—Qu’on en ait conscience ou non,—tu vois, Mienne, que je fais grande -la part de la naïveté,—la danse est un exercice indécent. Les Arabes, -qui ont plus de pudeur que nous, ne dansent pas: ils regardent danser -les femmes, lesquelles ne s’accouplent pas, et que dansent-elles? La -danse du ventre, qui excite les hommes.</p> - -<p>—Il est certain que la danse du ventre......</p> - -<p>—... est la danse d’où les autres s’ensuivent. Mais, plus dégoûtants -que les Arabes, et plus civilisés, dit-on, nos hommes ne se contentent -pas de regarder les danseuses: ils s’accouplent à elles et se frottent -contre leur ventre, en public.</p> - -<p>—Tu ne diras pas que le shimmy...</p> - -<p>—Le shimmy? répliquai-je. Le véritable nom de cette danse est: <i>shimmy -shake</i>. Sais-tu ce que cela signifie?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Le tremblement de la chemise, si j’en crois Sem. C’est joli, n’est-ce -pas? Et voilà ce que tu danses? Comment veux-tu que je m’en réjouisse?</p> - -<p>—Mais, chéri, il y a des danseurs corrects.</p> - -<p>—Avec les jeunes filles, oui, peut-être; avec les femmes, c’est plus -douteux. Sans compter qu’aujourd’hui toutes les salles et tous les -salons où l’on danse ont un air de maison louche fort contagieux. Non, -je ne comprends pas qu’une femme, si elle aime<span class="pagenum"><a name="page_149" id="page_149">{149}</a></span> et si elle est aimée, -puisse se prêter à de tels dévergondages.</p> - -<p>—Chéri, tu me désoles. T’ai-je dit que je dansais avec plaisir?</p> - -<p>Je devinais l’excuse prête, excuse charitable, mais excuse.</p> - -<p>—Ton beau-frère m’a dit, devant toi, que tu es une danseuse enragée.</p> - -<p>Elle riposta:</p> - -<p>—T’a-t-il dit depuis quand? T’a-t-il dit s’il me connaît? T’a-t-il dit -s’il connaît le motif qui me pousse à courir les bals et les salles de -spectacle?</p> - -<p>Elle s’emportait comme si je l’avais offensée. Elle continua.</p> - -<p>—Oublies-tu que j’ai un mari, qu’il est jeune, qu’il m’aime peut-être, -que nous dormons dans la même chambre, et que je suis peut-être -désirable?</p> - -<p>—Mienne, je t’en prie!</p> - -<p>—Pardon! s’écria-t-elle. Tu m’accuses, je me défends, et tu -m’écouteras.</p> - -<p>J’avais blémi.</p> - -<p>—Sous peine de me trahir et de perdre mes enfants, je n’ai aucune -raison de refuser à cet homme, qui y a droit...</p> - -<p>—Mienne!</p> - -<p>—Soit, je passe. Mais j’ai des raisons, méchant, de me dérober par tous -les moyens.</p> - -<p>—Mienne!</p> - -<p>—Non, écoute. Tu ne parles jamais de mon supplice, qui est de toutes -les nuits...</p> - -<p>—Mienne!</p> - -<p>—... qui serait de toutes les nuits, si je n’inven<span class="pagenum"><a name="page_150" id="page_150">{150}</a></span>tais pas des -subterfuges. Oui, je cours au bal, mais c’est en désespérée; c’est parce -qu’on m’accompagne; et comme il se lève tôt le matin pour travailler, -ayant gardé du temps de la guerre cette habitude, il tombe de fatigue et -de sommeil quand nous rentrons à la maison. Comprends-tu?</p> - -<p>—Mienne!</p> - -<p>—Et voilà ce que tu me reproches, toi!</p> - -<p>—Mienne...</p> - -<p>Je ne trouvais rien à répondre. Tandis qu’elle achevait, elle s’était -remise à pleurer. Je la pris contre moi, comme une enfant qui a du -chagrin. Sous mes caresses elle s’apaisa, elle sourit.</p> - -<p>—Je t’aime, finit-elle par murmurer.</p> - -<p>J’étais écrasé de bonheur, et confus. Que subsistait-il après cela de -mes craintes et de ma jalousie?</p> - -<p>—Et toi, dit-elle avant de se lever pour partir, tu l’aimes, ta Tienne? -Tu peux l’aimer, va.<span class="pagenum"><a name="page_151" id="page_151">{151}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">M</span>A dernière semaine de juin, après la scène que j’ai rapportée, fut -parfaite. Mon amie, toute à ses préparatifs de départ, emplissait de sa -gaieté notre petit appartement. Apaisé, je pris plaisir à croire que mes -imaginations n’étaient que fantômes, souffles, et riens, comme elle me -l’avait dit. Est-ce parce qu’elle me sentait plus calme? Est-ce parce -qu’elle se faisait une joie de m’avoir bientôt près d’elle constamment -pendant plusieurs jours? Mon amie riait à tout propos, chantait, me -décrivait la propriété d’Argenton et en particulier l’immense parc où -j’aurais à planter ma fontaine et mes statues.</p> - -<p>—Ce sera peut-être, dans dix ans, le seul souvenir de toi qui me -restera, me dit-elle.</p> - -<p>Elle me l’avait déjà dit. Pour me le répéter, craignait-elle donc de me -perdre?</p> - -<p>Elle ajouta:</p> - -<p>—Ce sera comme des enfants que j’aurais eus de toi. Tu leur donneras de -ton âme, et je serai bien un peu leur mère, dis?<span class="pagenum"><a name="page_152" id="page_152">{152}</a></span></p> - -<p>Elle soupira.</p> - -<p>—Ces statues-là, elles naîtront sous mes yeux. Tu y mettras peut-être -quelque chose de ton amour. Les autres, toutes tes autres, elles me -plaisent, oui, naturellement, mais elles me sont comme des enfants que -tu aurais eus d’autres femmes: j’en suis jalouse.</p> - -<p>—Toi, Mienne, jalouse?</p> - -<p>—Pourquoi non? répliqua-t-elle d’un ton plus vif.</p> - -<p>—Tu te moques.</p> - -<p>—Pas du tout. T’imagines-tu, mon grand, que tu es seul à savoir aimer? -Si je ne passe pas mon temps à te harceler de ma jalousie...</p> - -<p>—Une pierre dans mon jardin?</p> - -<p>—... cela ne signifie pas que je sois plus tranquille que toi-même.</p> - -<p>—Mienne, tu me surprends.</p> - -<p>—Je vais te surprendre davantage, mon Mien: je suis jalouse comme une -tigresse, tu entends? et non seulement de toutes les femmes qui peuvent -t’approcher, mais de toutes celles que tu as tenues dans tes bras. Si je -te disais que je suis jalouse de tes modèles, même si tu te contentes de -les regarder, ce qui est peu probable du reste, me croirais-tu?</p> - -<p>Elle plaisantait, mais il y avait de l’inquiétude dans sa voix. Je ne -pus pas m’empêcher de sourire.</p> - -<p>—Ah! Mienne, répondis-je, Mienne chérie, de toutes les femmes que je -regarde, je n’en vois pas une.</p> - -<p>—Tu le dis.</p> - -<p>—C’est la vérité.</p> - -<p>—Je voudrais en être sûre, fit-elle gravement. Mais quoi! Tu es un -homme, un homme que j’estime par-dessus tous, mais un homme. La chair -est faible.<span class="pagenum"><a name="page_153" id="page_153">{153}</a></span> Une jolie femme en passant, quelle tentation! et vous -affirmez que ça ne tire pas à conséquence.</p> - -<p>—Tu rêves, Mienne.</p> - -<p>—Rêve cruel alors, et je rêve toute éveillée. Songe à ces longues -heures, à ces longues journées et à ces nuits où nous sommes loin l’un -de l’autre. A chaque instant, je me demande: où est-il? que fait-il? Il -était triste, ce soir: il court peut-être les cabarets avec des femmes? -Et moi, je ne veux pas, je souffre, tu es mon Mien à moi.</p> - -<p>Que de tendresse dans son accent! Mais d’où puisait-elle l’ardeur sourde -qui l’inspirait?</p> - -<p>Je souriais, touché. Je répondis:</p> - -<p>—T’aperçois-tu, Mienne, que tu m’insultes?</p> - -<p>—Mais non, mon grand. J’ai peur, voilà tout.</p> - -<p>—Peur?</p> - -<p>Elle avoua, très bas:</p> - -<p>—Oui, peur.</p> - -<p>—Si quelqu’un a le droit d’avoir peur, Mienne, ce n’est certes pas toi.</p> - -<p>—Vraiment? fit-elle. Tu m’aimes vraiment?</p> - -<p>—Tu ne le sais pas?</p> - -<p>—J’aime que tu me le dises.</p> - -<p>Ce fut d’une voix à peine perceptible qu’elle acheva, comme si elle -avait honte. Je l’entraînai vers le divan.</p> - -<p>J’avais été trop étonné de ce que je venais d’entendre pour n’en pas -demeurer étonné, maintenant, quand je me rappelle le détail de ces -aveux. Était-elle sincère? Je me pose la question. Dois-je penser qu’à -force de l’aimer et de lui découvrir mes faiblesses, je lui avais -peut-être transmis mon inquiétude, imposé mes craintes, suggéré de -m’aimer comme je l’ai<span class="pagenum"><a name="page_154" id="page_154">{154}</a></span>mais? Dois-je penser que, malgré elle ou -volontiers, elle s’était en m’aimant mise à l’unisson de mon amour? Ou -faut-il croire à une comédie, à une horrible comédie, ou tout au moins à -un jeu charitable? On en jugera comme on voudra, lorsque j’aurai terminé -mon récit. Nous n’en sommes, pour le moment, qu’à la semaine de calme et -de joie qui précéda mon départ pour Argenton.</p> - -<p>Ces alternatives d’enthousiasme et de découragement qui se succédaient -avec une espèce de rythme depuis le début de notre liaison, elles -marquent l’ordinaire progrès de tout amour; je n’ai pas la prétention -d’avoir aimé comme personne jamais n’aima. Si j’ai souffert en aimant -une femme qui m’échappait tout de même que nous échappe une poignée de -sable, j’en ai souffert d’abord parce que je ne suis ni d’un âge ni d’un -tempérament à chercher un dérivatif dans la révolte. La révolte flambe -et illumine, la résignation brûle et consume. Les amours violentes ne -durent pas. Car on m’objecterait: «Si votre amie vous aimait, elle -n’aurait pas hésité à vous sacrifier ses enfants.» Mais notre liaison -eût flambé, et qu’en serait-il resté, après une brillante nuit -d’ivresse, que du dégoût, du mépris, et des cendres ternes? C’est dans -les livres et chez quelques malades ou des adolescents égarés par des -lectures, que l’amour tourne au feu d’artifice somptueux. Hélas! j’ai -moi-même allumé trop de fusées dans les champs de la guerre; à leur -lueur hallucinante j’ai vu devant moi, sur la plaine trouée d’obus, -moins de vivants que de cadavres; je suis à jamais guéri de la vaine -splendeur de tous les feux d’artifice.<span class="pagenum"><a name="page_155" id="page_155">{155}</a></span></p> - -<p>Je rêvais de lampes voilées, d’une douce lumière qui aurait doré les -cheveux de celle que j’aimais, le soir, à l’heure où la journée finie -rapproche ceux qui s’aiment. Rêve de paix, rêve de durée. Rêve à moi -défendu. Pourquoi fallait-il qu’elle ne fût pas libre, qu’elle ne pût -pas se libérer sans s’arracher le cœur, celle qui eût peut-être apporté -dans ma maison prête à la recevoir ce qui n’y fleurira sans doute -jamais? Car j’avais en horreur cette ombre trouble où nous végétions: -j’y étouffais comme dans une chambre qui sent la fièvre.</p> - -<p>Fuir? Me dégager? Mais je m’accrochais à la moindre excuse, à la moindre -espérance. Je me persuadais que ma patience aurait un jour sa fin. Quand -je trouvais des raisons de mettre en doute la sincérité de mon amie, -j’en trouvais d’autres aussitôt pour me rassurer. Qu’elle parût, qu’elle -s’expliquât,—et elle avait toujours une explication à m’offrir,—et mes -incertitudes s’évanouissaient.</p> - -<p>Ainsi j’oscillais du désespoir à l’enthousiasme; car aux amants séparés, -même s’ils dédaignent ou redoutent d’employer de grands mots, tout prend -figure d’importance; peines et joies s’aggravent et s’enflent; parce que -l’un des deux est absent, les chagrins de l’autre s’exaltent dans la -solitude; et si l’absent revient, le chagrin plie, se courbe, renonce, -et la foi, la foi rafraîchissante, s’épanouit: il en est de l’amour -comme de toutes les misères humaines: il suffit de si peu de chose pour -consoler qui souffre et lui rendre le goût de vivre! Ainsi je couvre -aujourd’hui d’une excuse générale, par pudeur, toutes les excuses que je -me donnais et l’orgueil momen<span class="pagenum"><a name="page_156" id="page_156">{156}</a></span>tané que j’eus d’endurer une passion -exceptionnelle.</p> - -<p>Fus-je flatté d’apprendre de mon amie qu’elle fût, et à mon insu, -jalouse? Certes non. Mon premier mouvement fut de défiance. Le second, -de gratitude. Je la remerciais de sa gentillesse. N’était-ce point pure -gentillesse de me laisser entendre si précisément que nos deux -cœurs—expression commode—battaient ensemble? Un amant peut-il savourer -satisfaction plus grande? Et, en réfléchissant, en revenant, le soir, -dans ma solitude, sur l’aveu délicat de mon amie, j’arrivai même à y -croire sans trop de difficulté. J’étais encore sous le coup de l’émotion -que j’avais ressentie en apprenant par quels subterfuges mon amie se -dérobait à un devoir odieux. Cela joint à ceci, ceci corroborant cela, -comment aurais-je pu bouder contre mon bonheur?</p> - -<p>Souvenirs merveilleux de cette dernière semaine de juin, avec quels -parfums de printemps clos vous m’enveloppez! Je ferme les yeux, comme je -les fermais alors dans mon allégresse progressive. Chaque jour me -réservait en effet une joie nouvelle. Je n’ai pas encore dévoilé la -meilleure, celle qui devait emporter toutes les autres. Il m’en souvient -comme d’un jour d’ivresse. J’ai honte d’en parler, sinon d’en garder -précieusement la mémoire, et l’on me pardonnera si je n’en dis que -l’indispensable.</p> - -<p>C’est le châtiment de deux êtres qui s’aiment dans l’adultère que de ne -pouvoir, sans ignominie ou sans angoisse, aller jusqu’au terme de leur -amour, jusqu’au terme de tout amour, qui est de procréer. De là cet -opprobre de vice qui flétrit les liaisons clandestines, quoique deux -êtres qui s’aiment ignorent d’instinct<span class="pagenum"><a name="page_157" id="page_157">{157}</a></span> le vice. Mais, par un retour de -paradoxe, la morale la plus élémentaire exige que ceux-là qui semblent -s’arroger des libertés détestables, se gouvernent plus sévèrement que -quiconque.</p> - -<p>Jamais, avec mon amie, nous n’avions abordé telle matière. Je ne savais -pas ce qu’elle en pensait. Je ne désirais d’ailleurs pas, on le croira -volontiers, j’espère, compliquer une situation assez pénible, et j’ai -trop parlé de moi pour que je m’attarde à protester ici de ma -discrétion. Jamais donc je n’avais rien tenté de dangereux. Deux ou -trois fois, retenu, je m’étais senti près de succomber à la tentation. -J’avais toujours résisté.</p> - -<p>Or, l’avant-veille de son départ, l’avant-dernier jour de cette dernière -semaine de juin, mon amie, que je ne devais plus revoir à Paris, -m’arriva toute triste. J’en fus d’autant plus inquiet que, je l’ai dit, -elle s’était, depuis plusieurs jours, montrée fort gaie.</p> - -<p>—Laisse, fit-elle. Rien. Discussion et dispute.</p> - -<p>—Dispute?</p> - -<p>—A cause des petits. Le cadet est malade.</p> - -<p>—Mais alors...</p> - -<p>—Rien de grave, rassure-toi.</p> - -<p>Et elle sourit, comme pour me remercier. J’avoue, en effet, que je lui -témoignais rarement de l’affection à l’égard de ses deux fils, et elle -ne s’en offensait pas.</p> - -<p>—Laisse, dit-elle encore. Je te vois, tout est fini.</p> - -<p>Mais tout n’était pas fini, car elle demeurait grave, malgré ses -efforts, jusque dans mes bras. Je lui en fis la remarque.</p> - -<p>—Écoute, répondit-elle. Ces statues que tu vas<span class="pagenum"><a name="page_158" id="page_158">{158}</a></span> dresser dans le parc -d’Argenton, je t’ai dit qu’elles seront peut-être pour moi dans dix ans -le seul vestige de ton amour.</p> - -<p>—As-tu l’intention de me chasser?</p> - -<p>—Tu t’en iras.</p> - -<p>J’ouvrais la bouche.</p> - -<p>—Mais non, mon Mien, tu t’en iras. Tu ne supporteras pas, pendant dix -ans, de mener la vie misérable que nous menons. Tu te lasseras, tu t’en -iras, tu m’abandonneras.</p> - -<p>—Mienne...</p> - -<p>—Écoute. Je ne t’ai jamais rien demandé. Ou plutôt tu n’as jamais -compris que je voulais de toi quelque chose. Aujourd’hui, aujourd’hui -que nous nous aimons pour la dernière fois dans notre chez-nous, il faut -que je te dise ce que je veux. Et il faut que tu me l’accordes.</p> - -<p>—Parle, Mienne, je suis prêt.</p> - -<p>—Jure d’abord que tu ne me refuseras pas.</p> - -<p>—Parle, Mienne, je ne refuserai pas.</p> - -<p>—Eh bien, je veux...</p> - -<p>Elle était dans mes bras, la tête posée contre mon épaule, à sa place -préférée. Et elle me dit tout bas ce qu’elle voulait. Et elle ajouta, -prompte:</p> - -<p>—Ne réplique pas que je veux donc éloigner davantage le moment où je -pourrai me rendre libre. Je suis sûre que je ne te garderai pas si -longtemps. Et je serai sûre au moins d’avoir de toi un souvenir que tu -ne pourras pas m’enlever.</p> - -<p>—Mienne! Mienne!</p> - -<p>—Quelle joie pour moi! dis, mon Mien, dis, tu veux? tu veux?<span class="pagenum"><a name="page_159" id="page_159">{159}</a></span></p> - -<p>J’abrège.</p> - -<p>—Je veux que ce soit une fille, dit-elle quand elle n’eut plus rien à -vouloir, et je veux qu’elle te ressemble.</p> - -<p>—Mienne...</p> - -<p>—Tout me sera tellement égal, quand tu m’auras abandonnée!</p> - -<p>—Mienne...</p> - -<p>—Ose prétendre qu’elle n’est pas tienne, ta Tienne, ose! dit-elle -enfin.</p> - -<p>Mais je m’arrête là. Le cœur me saute dans la poitrine. Mes paupières -sont brûlantes. Si je n’ai pas connu le bonheur d’aimer, je ne le -connaîtrai jamais.<span class="pagenum"><a name="page_160" id="page_160">{160}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">I</span>NSENSÉ, peut-être, qui n’ai pas eu l’audace de forcer l’occasion! Trop -de regrets m’enveloppent à présent. Je baisse la tête. Je fixe mon -regard sur ce papier où je réveille des heures d’incertitude. J’écris -lentement. J’hésite. Je relis ce que j’ai écrit. Vais-je poursuivre? -Vais-je déchirer tous mes feuillets?</p> - -<p>Je songe à ce geste légendaire du héros qui brise, après l’avoir -épuisée, la coupe précieuse où nul ne boira plus, pas même lui. Il y a -dans la vie des pauvres hommes des instants pareils dont rien ne -renouvellera jamais l’éclat, des instants où les pauvres hommes se -trouvent au sommet de leur trajectoire et où il leur serait merveilleux -de disparaître tout à coup, en plein bonheur, en pleine apparence de -bonheur. Mais voilà du rêve.</p> - -<p>On le sent bien: j’arrive aux souvenirs mauvais de ma vie. Cette -dernière semaine de juin, qui ne fut que d’enchantement, on sent bien, -n’est-ce pas? que c’est la dernière semaine du malade condamné, celle où -la maladie s’oubliant permet de sournois espoirs?<span class="pagenum"><a name="page_161" id="page_161">{161}</a></span> Elle fut parfaite, je -l’ai dit. Mais savais-je, mais sus-je que j’étais condamné? Non point. -Tout m’incitait à l’espérance la plus quiète. Jamais comme alors je -n’avais éprouvé que mon amie fût près de moi; jamais je n’avais pu -davantage la croire mienne.</p> - -<p>Mienne? Soit. Sauf que nous étions loin du temps qu’elle ne demandait -rien et qu’elle acceptait tout ce que je proposais. C’est moi qui -acquiesçais à tous ses désirs. Comme les rôles s’étaient renversés -depuis que nous nous aimions! Cela frôlerait le comique, si je n’étais -pas en cause. Mais je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui. Et j’ai -peut-être tort. La limite entre le comique et le tragique est aussi -vague et mobile qu’entre le bien et le mal. L’acteur et le spectateur -jugent différemment. Les autres décident, et nous, nous souffrons.</p> - -<p>Ce séjour que j’allais faire près d’elle à la campagne, mon amie l’avait -désiré, obtenu. Elle l’organisa. Je ne devais qu’obéir.</p> - -<p>Le beau-frère nous attendait. Mon amie partait avec ses enfants et son -mari. Je partais, moi, trois jours plus tard; mon amie comptait -m’installer une chambre d’où j’aurais une belle vue du parc et, dans les -communs, à côté du garage et des serres, une espèce de local sans emploi -qui me tiendrait lieu d’atelier.</p> - -<p>Ces détails ne sont pas inutiles; ils prouvent que la propriété -d’Argenton appartenait à des gens assez riches pour jouer les seigneurs -des siècles où les artistes ne travaillaient ni à la pièce ni à l’heure; -que mon amie imposait à son entourage, comme à moi-même, ses désirs; et -que je n’avais donc peut-être pas tort de me rendre là-bas non sans -quelques appréhen<span class="pagenum"><a name="page_162" id="page_162">{162}</a></span>sions de paraître suspect, par exemple, et de tout -compromettre, et d’encourir alors le pire blâme pour abus d’hospitalité. -Mais n’insistons pas.</p> - -<p>Il était entendu que je travaillerais sur place à mes statues et à ma -fontaine, «dans l’atmosphère», disait en jargon mon amie, afin de me -flatter; on me procurerait la pierre de mon choix, et licence de tailler -directement selon ma fantaisie; avec cette seule restriction, qui -pouvait me faire suspecter mais qui dégageait un peu ma conscience, que -je travaillerais pour le plaisir, en souvenir de «mon pauvre oncle tant -choyé jadis par mon amie alors qu’elle était gamine»: mensonge -inattaquable.</p> - -<p>Enfin toute liberté m’était d’avance accordée, car on sait ce que c’est -qu’un artiste. Nul ne s’occuperait de moi, ni de mes humeurs ni de mes -absences; je ne verrais personne quand je ne voudrais voir personne; je -m’assoirais à table en blouse blanche ou en smoquine; j’aurais, bref, -tous les droits.</p> - -<p>—Sauf celui d’admirer les jolies filles d’Argenton, spécifia mon amie, -et il y en a beaucoup dans les chemiseries de la ville.</p> - -<p>Et elle riait, en me menaçant du doigt.</p> - -<p>Elle ajouta:</p> - -<p>—D’ailleurs, monsieur, on ne vous enfermera pas dans une île déserte. -On sait aussi ce que c’est qu’un homme. Les affaires n’iront pas si mal, -cet été, que les deux gêneurs ne soient pas obligés, et souvent, je -l’espère, de se transporter à Paris; et alors, comme nous serons seuls, -et pour des nuits entières, je ne sais pas ce que vous ferez, Monsieur, -mais je crois que je ne dormirai pas beaucoup.<span class="pagenum"><a name="page_163" id="page_163">{163}</a></span></p> - -<p>Puis, ardente:</p> - -<p>—Dis, dis, tu ne trouveras pas que c’est trop long; toute une nuit, -toute une nuit?</p> - -<p>Ces promesses et d’autres enfantillages dominèrent à l’heure de la -séparation.</p> - -<p>—Dans trois jours, dit mon amie, je commencerai d’être heureuse pour -longtemps.</p> - -<p>—Je préférerais partir avec toi, dit-elle encore.</p> - -<p>—Ne soyons pas trop exigeants, répondis-je. Il ne faut pas abuser du -bonheur.</p> - -<p>—Tu crois que nous en abusons?</p> - -<p>—Il ne faut point parler du bonheur, Mienne. Le moindre bruit -l’effarouche.</p> - -<p>—Peux-tu dire que tu m’aimes?</p> - -<p>—C’est autre chose, fis-je.</p> - -<p>—Ah! fit-elle, c’est la même chose.</p> - -<p>Elle me quitta sur ces mots.</p> - -<p>Trois jours plus tard, je partis pour Argenton.</p> - -<p>Mon amie ne m’attendait pas sur le quai de la gare. J’en fus tout de -suite inquiet. Le beau-frère m’ayant aperçu, levait les bras de loin -vers moi. M’attendait-elle dehors?</p> - -<p>—Les convenances, me dis-je.</p> - -<p>Mais mon amie n’était pas encore arrivée.</p> - -<p>—Le médecin les retient, m’expliqua le beau-frère, affable. Il n’ose -pas se prononcer sur l’état du petit.</p> - -<p>—Est-ce plus grave? demandai-je.</p> - -<p>—Peuh! répondit-il. Le médecin fait l’important. Ma belle-sœur se fie -en son Diafoirus comme elle ne se fierait pas en son curé. Le tout parce -qu’il l’entoure de compliments et de galanteries.<span class="pagenum"><a name="page_164" id="page_164">{164}</a></span></p> - -<p>Il m’entraînait hors de la gare.</p> - -<p>—Ne vous désolez pas, dit-il. Ils arriveront peut-être demain. Je suis -convaincu que le petit n’a rien du tout. Mais les mères s’affolent -aisément, et ma belle-sœur est mère jusqu’au bout des ongles. Du reste, -j’ai pour vous une lettre qui vous éclaircira davantage.</p> - -<p>Et il me tendit une enveloppe.</p> - -<p>En même temps, il ajoutait:</p> - -<p>—Donnez-moi donc votre bulletin, que je retire vos bagages.</p> - -<p>Il avait mis tant de grâce, de concision, et d’ironie peut-être, dans -son accueil, qu’un complice ne se fût pas montré plus adroit ou plus -perfide. J’étais à peine au fait, qu’il me laissait discrètement avec ma -lettre entre les doigts.</p> - -<p>Lettre vide, comme on pense. Il n’y paraissait qu’un souci: la santé de -l’enfant. Le médecin se réservait et ordonnait que le départ fût -différé. La maman priait l’ami de se remettre aux soins du beau-frère, -qui avait reçu des instructions pour que tout fût prêt comme si elle eût -été là. Des nouvelles suivraient bientôt.</p> - -<p>Le beau-frère ne revint que lorsque j’eus achevé.</p> - -<p>—C’est bien ce que je disais? fit-il. Alors je vous enlève. Voici la -voiture. Prenez place. Une lieue de route, et je vous ouvre la porte de -votre domaine.</p> - -<p>Il s’assit au volant, moi près de lui. L’automobile traversa la ville de -bout en bout. La trompe sonnait. Le beau-frère conduisait en maître.</p> - -<p>Une route blanche, des prairies. Des animaux au pâturage. Un joli petit -château, sur la gauche, au milieu d’un bassin circulaire. Une côte à -grimper.<span class="pagenum"><a name="page_165" id="page_165">{165}</a></span> Un hameau. Une grande ferme. Des écuries. Un poulain gambadant -à côté d’une jument. Des arbres. De la verdure. Paysage médiocre et -frais.</p> - -<p>Le beau-frère dirigea son doigt vers la droite.</p> - -<p>—La Creuse, dit-il. Nous approchons.</p> - -<p>Une brise légère, que nous ne sentions pas, agitait le feuillage des -peupliers. Acceptant mal ma déception, et cherchant déjà pour quel motif -plus secret mon amie ne m’avait ni devancé à Argenton, ni retenu à -Paris, silencieux près du beau-frère qui ne disait rien ou que des -lambeaux de phrases, j’aurais aimé que la voiture m’emmenât loin, très -loin, n’importe où. Ne m’emmenait-elle pas à un piège? Attristé, j’eus -l’impression que j’allais à une catastrophe.</p> - -<p>La voiture, ralentissant, s’engagea dans un petit chemin qui -s’embranchait sur la grand’route et descendait en pente assez raide vers -la rivière.</p> - -<p>—Le domaine en question.</p> - -<p>Le bas du petit chemin s’enfonçait dans une forêt véritable, épaisse -masse verte dont une trouée révélait le cours de la Creuse.</p> - -<p>La maison, fort simple, était une gentilhommière du XVIIᵉ siècle. Les -gens du pays l’appelaient le château. Ils exagéraient. Mais elle avait -un aspect ancien et cossu qui ne rebutait pas. Les communs, où je devais -trouver mon atelier, touchaient à une châtaigneraie qui tranchait de -loin par son feuillage plus clair sur la masse voisine du parc et du -bois, où le chêne abondait. Le parc, lui, où j’aurais à travailler, -faisait suite, vers la gauche, à un jardin, vaste et sans prétention, -tout taché de buissons d’œillets et de roses.<span class="pagenum"><a name="page_166" id="page_166">{166}</a></span></p> - -<p>Quand nous entrâmes dans le parc, un écureuil se sauva. Le beau-frère, -avant de me montrer la maison, m’en montrait en effet les dépendances.</p> - -<p>—Ainsi, dit-il, quand vous aurez enfin la clé de votre chambre, vous -serez chez vous et libre d’aller où vous voudrez en toute connaissance -des lieux. Vous m’excuserez seulement si je n’ai pas pu vous délivrer -plus tôt de mon encombrante personne.</p> - -<p>Il y avait, dans l’attitude et les paroles de cet homme, du persiflage -et de la rondeur, de l’affabilité et de la modestie; mais sa modestie me -semblait excessive, son affabilité contrainte, sa rondeur un peu lourde, -et son persiflage m’était insupportable. Je me demandai s’il n’avait pas -deviné de quelle nature était l’amitié qui me liait à sa belle-sœur. -Mais seul un amoureux, et jaloux, comme il avait un jour déclaré devant -moi que tout amoureux l’est par principe, l’eût deviné. N’avais-je pas -eu tort de croire que mon amie n’eût rien à lui reprocher? Nous étions -l’un en face de l’autre, du moins à mon sentiment, tels que deux rivaux -qui s’observent et se découvrent. Une gêne certaine était entre nous, et -je me persuadais qu’il se réjouissait de ma déception dont il était le -premier témoin.</p> - -<p>Lorsqu’il m’eut laissé dans ma chambre, d’où j’avais une belle vue du -parc, de la rivière et d’une île couverte d’arbres qui s’étendait le -long d’une terrasse ombragée de tilleuls, je me demandai si cet homme -n’était pas aussi l’ouvrier de ma mésaventure. On dira que je poussais -trop vite les choses au plus sombre. Mais puis-je dissimuler à quel -point mon amour malheureux m’avait rendu sensible?<span class="pagenum"><a name="page_167" id="page_167">{167}</a></span></p> - -<p>Au reste, durant le déjeuner, puis dans l’après-midi, je revins sur mes -noires pensées du début. Mon hôte me sembla moins guindé. Prompt à -passer du noir au blanc, je m’assurai que j’avais été victime de ces -imaginations, fantômes, souffles, riens, dont mon amie m’avait déjà -dénoncé la fâcheuse influence.</p> - -<p>Loin de fuir l’inquiétant beau-frère, je lui marquai que j’avais plaisir -à causer avec lui. Il en parut flatté.</p> - -<p>—Comment! me dit-il, vous n’avez jamais pêché? Mais c’est une -distraction charmante. Je me proposais d’aller tout à l’heure taquiner -le goujon, pour employer l’expression consacrée; et, si notre pacte ne -m’empêchait pas d’attaquer votre tranquillité, je vous inviterais...</p> - -<p>—Je m’empresserais de vous prendre au mot, répondis-je.</p> - -<p>Une barque était amarrée à la terrasse ombragée de tilleuls. Il m’y -entraîna. Le jardinier y avait rangé des lignes, un seau, et une boîte -pleine de vers.</p> - -<p>Mon hôte se mit aux rames, nous dirigeant du côté de l’île.</p> - -<p>—Il y a là, me dit-il, un fond de sable, que je n’ai pas encore exploré -cette année. Je parie que nous y aurons une pêche miraculeuse.</p> - -<p>La pêche ne fut pas miraculeuse. Elle ne suscita point mon enthousiasme. -Mais j’eus là, dans cette barque, au milieu d’un paysage agréable, à -côté d’un homme qui ne parla point par crainte d’effrayer le poisson, -une heure de solitude bienfaisante et de repos. Je pensais à mon amie. -J’espérais la voir bientôt dans ces lieux qui lui plaisaient.<span class="pagenum"><a name="page_168" id="page_168">{168}</a></span></p> - -<p>Pour la rentrée, je désirai me mettre aux rames à mon tour. Mais je -n’avais jamais ramé non plus. Dès mon premier coup, je touchai le fond -de l’eau, et un mince craquement se fit entendre. La rame s’était fendue -à hauteur de l’attache.</p> - -<p>—C’est sans importance, dit mon hôte. Avec deux clous le jardinier -rafistolera cela.</p> - -<p>J’étais néanmoins penaud.</p> - -<p>—Bah! dit-il. S’il n’y avait que de pareils malheurs en ce bas monde!</p> - -<p>Et pendant le repas dont la cloche nous annonçait l’heure, puis assez -tard dans la soirée, il me conta des histoires de pêche, et des -histoires de chasse que celles-là provoquèrent, car la chasse était son -autre distraction favorite, et le domaine passait pour l’un des plus -riches en faisans de la contrée.</p> - -<p>Nous nous serrâmes la main, avant de gagner nos chambres, comme deux -excellents amis.<span class="pagenum"><a name="page_169" id="page_169">{169}</a></span></p> - -<hr style="width: 45%;" /> - -<p>ÉCRIVAINS dont les romans s’entassent chez les libraires, je vous -admire. Magiciens déconcertants, vous pénétrez jusqu’au fond de la -pensée de vos héros, et, charitables, vous dispensez aux lecteurs les -merveilles de vos découvertes, de sorte qu’ils voient à leur tour la -cervelle disséquée et le prodigieux mécanisme du cœur de vos -personnages. Vos récits objectifs,—est-ce bien ainsi que vous appelez -vos romans, quand vous ne feignez pas de rapporter une histoire -personnelle en la bourrant de <i>je</i> et de <i>moi</i>?—ils me confondent -surtout. Pouvez-vous vraiment présider à tant de drames simultanés ou -successifs sans rougir de votre ambition ou sans redouter le ridicule, -si vous n’êtes pas des dieux? Et j’admets que de tels romans soient -considérés comme les plus difficiles et les plus louables. Mais je me -sens moins écrasé, j’ai devant vous moins de respect, sinon de -sympathie, lorsque, par un artifice banal et, dit-on, d’un ordre -inférieur, vous semblez raconter seulement ce qu’un homme vous conta de -sa vie. Vos récits<span class="pagenum"><a name="page_170" id="page_170">{170}</a></span> à la première personne m’émeuvent davantage; -j’oublie alors plus volontiers que je lis une histoire imaginée. -Cependant mon admiration vous reste acquise; car, même là, votre héros -qui parle, s’il ne m’étonne pas en se connaissant, il m’étonne en -connaissant les personnages qui l’entourent. Je rêve quand vous écrivez -ou que votre héros déclare: «Il pensait que...; il supposait que...; il -songeait à...; il se disait...»</p> - -<p>Je sais bien que vous avez une réponse toute prête: vous êtes des -savants, votre science est la psychologie; observateurs, vous pouvez -déduire que dans tel cas tel personnage doit penser ceci, songer à cela, -et se dire ce que vous affirmez qu’il se dit. J’entends. Mais une -science pareille ne vous permettrait de rien écrire avant, je suis -généreux, votre soixantième année. Ou nous souririons de votre jeune -expérience. Je préfère, sans ironie, vous admirer.</p> - -<p>Je vous admire d’autant plus qu’ayant entrepris de conter une aventure -où j’eus mon rôle, je me trouve à chaque page arrêté par cette barrière -qui m’arrêtait à chaque instant dans la réalité: que pensait-elle? Que -supposait-elle? Que voulait-elle? Je ne suis sans doute pas grand clerc -en psychologie; j’ai peut-être tort de croire, avec beaucoup d’autres, -que jamais un événement ne se reproduit, que jamais un homme n’a deux -fois la même pensée, que jamais deux individus n’ont des sentiments -identiques, et que, si la science des collectivités, qui est la -politique, est possible parce que les collectivités sentent de façon -simple et ne pensent guère, la science des individus, qui sont si -complexes, est trop incertaine. Mais quoi?<span class="pagenum"><a name="page_171" id="page_171">{171}</a></span> Si ma modeste expérience me -convainc que tout est fuyant, imprévisible et, en somme, miraculeux, -dans chaque être humain, si je suis craintif en face de ce miracle -perpétuel que je pressens dans tous les fils et toutes les filles de -l’homme et de la femme, vais-je me guinder et renier ma foi, ma foi -décevante?</p> - -<p>Connais-toi toi-même, disait Socrate, ce qui est une façon de dire: tu -ne te connaîtras déjà pas si commodément. Sagesse! sagesse! Elle n’est -aussi qu’un mot, et nous nous jetons dans les bras de la folie. Je n’ai -pas la prétention de me connaître, mais je ne sais pas si, me -connaissant, je ne désespérerais point quand même de ne connaître que -moi. Et je suis sûr que je souffre de vivre dans une farandole de points -d’interrogation. Qu’il est pénible de ne rien posséder de l’âme de ceux -qu’on aime, sinon par présomption et par hypothèse!</p> - -<p>Je n’ai que trop longuement démontré qu’il métait impossible de me faire -de mon amie une opinion raisonnable. M’aimait-elle? Un jour je le -croyais; j’en doutais le lendemain. Quand j’étais parti pour Argenton, -j’avais de nombreux motifs de ne plus douter, ou de douter moins -étroitement. L’ennui qui marqua le début de mon séjour me rendit à mes -appréhensions.</p> - -<p>Jaloux, inquiet, maniaque si l’on veut, je retrouvais au contact du -beau-frère, du terrible beau-frère, toutes mes incertitudes. En vain -j’essayai de travailler. Le parc, qui me semblait hostile, ne -m’inspirait pas. L’absence de mon amie m’était une véritable trahison, -dont gens et choses autour de moi m’apparaissaient comme des complices -inconscients ou pervers. La<span class="pagenum"><a name="page_172" id="page_172">{172}</a></span> médiocrité paisible de ce paysage berrichon -me déprimait. Je regrettais d’être venu. J’avais envie de m’en aller. -Mais quel prétexte alléguerais-je? Et une brusque retraite -n’éveillerait-elle pas des soupçons? Et quoi de plus? J’attendais que -l’arrivée de mon amie détruisît mon malaise.</p> - -<p>Les nouvelles que nous reçûmes devinrent meilleures. La prudence du -médecin fit place à de la joie: l’enfant sortait indemne de l’alerte. -Après cinq journées d’attente, un télégramme nous annonça:</p> - -<p>—Demain.</p> - -<p>La journée fut délicieuse. Je ne songeai pas à m’offenser des propos que -le beau-frère tint avec abondance sur sa belle-sœur. Je lui savais gré, -comme à un confident plein de tact, pour tout ce qu’il me disait de mon -amie.</p> - -<p>—Le domaine est mort quand elle n’y est pas, disait-il. Vous verrez, -dès qu’elle sera là, tout vous paraîtra métamorphosé.</p> - -<p>Et il me berçait d’anecdotes, de traits charmants, de longs détails, que -pas n’est besoin de rapporter ici.</p> - -<p>Il disait vrai, cet homme terrible. Indulgence d’amoureux mise de côté, -mon amie survenant transforma tout dans le domaine morose. Elle en était -la fée que la salle à manger trop grande, le jardin trop encombré de -fleurs inutiles, la châtaigneraie trop déserte, et le chien trop calme -attendaient. Elle y apportait de la gaieté, du bruit, du mouvement, de -la grâce. Elle y réveillait partout des raisons d’être. Elle était la -châtelaine sans qui le château n’a pas d’excuse.</p> - -<p>Je laisse à conclure de quel sursaut mon amour se ranima, plus profond -que jamais, plus reconnaissant,<span class="pagenum"><a name="page_173" id="page_173">{173}</a></span> plus humble et plus fier à la fois, -plus confiant aussi. Belle journée blanche, que celle où mon amie -m’apparut au centre de ce décor où elle avait décidé de m’apparaître -dans l’éclat de son triomphe modeste. Tous et tout lui rendaient -hommage: et d’abord son beau-frère, avec un peu d’affectation; son mari, -tranquillement; ses enfants, avec turbulence; et moi, qui me morfondais -d’orgueil et de timidité.</p> - -<p>Nous ne pûmes guère nous parler sans témoins, le jour de son arrivée. -Trop de gens la sollicitaient, qui pour demander un ordre, qui pour lui -présenter ses devoirs. A tout le monde elle souriait. Elle inspecta le -domaine, entra chez les métayers, interrogea le valet d’écurie, le -jardinier, la vieille laveuse. Elle vint même me visiter dans mon -atelier. Elle était accompagnée de son beau-frère, qui tenait à lui -montrer qu’il avait suivi ses instructions. Dont elle le remercia.</p> - -<p>—Quelle maîtresse de maison! s’écria-t-il. Elle a l’œil sur tout, je -vous l’avais dit. Mais, et c’est peut-être en votre honneur, cher hôte, -jamais nous ne l’avions vue s’installer au château avec tant -d’empressement minutieux. A la place de mon frère, moi, je me méfierais.</p> - -<p>J’eus assez de sang-froid pour ne pas rougir. Content de ce trait, il -emmenait déjà mon amie ailleurs. Elle lui courut après, l’ombrelle -levée. J’entendis leurs rires qui s’éloignaient.</p> - -<p>Je m’allongeai sur les nattes du divan de fortune dont on avait garni le -fond de l’atelier. Mes réflexions se perdirent en fumée de cigarettes. -Mais, une heure après, je me dressais. Et je couvris d’esquisses une<span class="pagenum"><a name="page_174" id="page_174">{174}</a></span> -dizaine de feuilles de papier: je venais de trouver enfin l’inspiration -qui m’avait fui jusqu’alors, et de concevoir un projet possible pour ma -fontaine.</p> - -<p>Je travaillais avec ardeur quand la cloche du dîner sonna. J’arrivai le -dernier dans la salle à manger.</p> - -<p>—Nous respectons notre pacte, me dit le beau-frère: nous avons commencé -sans vous attendre. C’est obéir à vos vœux, n’est-ce pas?</p> - -<p>—Ce serait parfait, répondis-je, si l’on m’avait laissé le bas-bout de -la table.</p> - -<p>Je devais m’asseoir, en effet, à côté de mon amie.</p> - -<p>—Dieux! fit-elle, que ces artistes sont donc exigeants!</p> - -<p>Et comme je m’asseyais, je sentis que son pied cherchait le mien et se -posait dessus.</p> - -<p>Je me penchai sur mon assiette. Était-ce vergogne? Je n’ai peut-être pas -beaucoup de goût pour ce genre de fourberies vénielles. Mais je pensais: -elle est gentille, elle te caresse, elle te dit <i>vous</i>, elle dit <i>tu</i> à -son mari, elle doit être très gênée.</p> - -<p>Nul embarras néanmoins ne la dénonçait. Enjouée, elle tenait tête aux -attaques de son beau-frère, ou bien elle taquinait son mari, qui se -défendait sans aigreur ni obséquiosité. Et pendant ce temps, elle -faisait glisser sa jambe le long de la mienne.</p> - -<p>A mesure que le repas tirait à sa fin, elle devenait plus entreprenante, -plus gaie aussi, et je devais comprendre que sa gaieté trompait sa -tendresse opprimée.</p> - -<p>—Je tombe de fatigue, dit-elle en se levant. J’envie les enfants qui -dorment déjà.</p> - -<p>—Tu n’es pas raisonnable, lui dit son mari. Qu’avais-tu besoin de tant -te démener dès le premier jour?<span class="pagenum"><a name="page_175" id="page_175">{175}</a></span></p> - -<p>—Voulez-vous que je vous porte au lit, petite fille? lui demanda son -beau-frère.</p> - -<p>—J’irai bien toute seule, répliqua-t-elle.</p> - -<p>Puis, à moi:</p> - -<p>—Vous permettez?</p> - -<p>Qu’avais-je à permettre? La politesse a des ironies cruelles. Je -m’inclinai sur une main dont les doigts s’attardèrent contre les miens. -Le beau-frère baisa le poignet de sa chère petite belle-sœur.</p> - -<p>—Bonsoir, dit-elle à son mari.</p> - -<p>Et, lui ayant tendu la joue, elle nous quitta.</p> - -<p>—La vie sera drôle ici, pensai-je.</p> - -<p>Le beau-frère dépliait un journal du matin. Le mari alluma un cigare.</p> - -<p>La porte du salon était ouverte. J’allai par contenance regarder le -ciel, étoilé modérément. Nuit douce. Un crapaud chantait dans le jardin. -Je fis un pas dehors, puis deux, puis trois. Je gagnai le jardin, sans -hâte, puis le parc, et la clairière où s’élèverait ma fontaine.</p> - -<p>Quand je revins au salon, les deux frères lisaient des journaux. Je ne -fis que leur souhaiter un bon soir et je montai dans ma chambre.</p> - -<p>Sur ma table, on avait mis un vase avec deux roses et un œillet.<span class="pagenum"><a name="page_176" id="page_176">{176}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">N</span>UIT douce, ai-je dit. Nuit fade, sur une campagne d’une simplicité -décourageante. Ces paysages berrichons n’ont rien de romantique. Ils -serviraient mal de cadre à des héros de tragédie. Une âme tourmentée n’y -trouve pas matière à s’émouvoir, sauf par contraste. C’est un pays de -tout repos.</p> - -<p>Par ma fenêtre ouverte, je n’entendais que le cri morne du crapaud qui -chantait dans le jardin. L’eau de la Creuse luisait à peine.</p> - -<p>Je m’assis à ma table pour y fixer un croquis. J’aurais pu me croire -seul dans la maison, tant le silence y était parfait. Un écrivain eût -mieux apprécié que moi les ressources d’une nuit pareille en une -pareille solitude. Nous autres, sculpteurs et peintres, qui travaillons -au grand jour, nous ignorons la volupté du travail nocturne et l’orgueil -de penser ou de souffrir pour la multitude qui sommeille.</p> - -<p>A mesure que ma main combinait des harmonies de lignes, je m’enivrais de -la docilité de mes doigts à jouer du crayon. Pour la première fois -depuis mon<span class="pagenum"><a name="page_177" id="page_177">{177}</a></span> arrivée, je me sentais dispos. Étais-je enfin conquis par la -douceur modeste du climat? Dix projets différents pour ma fontaine -naissaient en moi l’un de l’autre, et le dernier me séduisait toujours -plus que le précédent.</p> - -<p>Combien de temps passai-je ainsi, à noter les démarches pressées de mon -imagination jusque-là si rétive? Je ne sais pas. Les trois fleurs, que -mon amie avait placées sur ma table, enchantaient de leur parfum mon -allégresse. Le cri du crapaud persistait dans le jardin, morne et -fidèle. Toute la maison semblait endormie.</p> - -<p>J’avais l’impression qu’en me levant je troublerais d’un bruit -intempestif la quiétude qui m’environnait. Je n’osais plus bouger de ma -chaise. Je crayonnais d’une main lente. Le moindre geste maladroit eût -sans doute éveillé de lointains échos.</p> - -<p>Derrière moi, le bois de l’armoire craqua. Je tournai la tête, surpris -qu’un effet si grand n’eût pas de cause plus considérable. Et j’eus -envie de me coucher, afin de ne point me gagner près de mes hôtes une -réputation d’importun.</p> - -<p>Mais, comme machinalement je traçais quelques dernières lignes, un autre -bruit soudain m’arrêta, un autre craquement, moins proche, puis un -autre, et un autre, et un autre, et un autre, puis un autre, puis -d’autres encore; et tout à coup je crus que ma respiration allait -s’arrêter aussi; mon cœur battit avec violence contre la table.</p> - -<p>Une plainte sourde m’arrivait. Une plainte, rythmée comme le bruit qui -avait arrêté ma main. Cette voix... Des mots dominèrent la plainte. Je -les entendis.<span class="pagenum"><a name="page_178" id="page_178">{178}</a></span> Une voix, une seule. Des mots d’extase. La voix haletait. -Elle cria. Deux cris légers. Silence.</p> - -<p>Les craquements duraient. J’aurais été incapable de me lever. Quel coup -de matraque venait de me frapper à la nuque? Ces bruits qui m’arrivaient -prenaient une ampleur de cauchemar. La plainte recommençait. La même -faible voix geignit, geignit longtemps, râla, encouragea, témoigna, se -rendit, s’oublia, cria. Toute la maison aurait dû entendre comme -j’entendais. Mais non, rien. Silence. Silence partout. Seuls les -craquements premiers se prolongeaient, étouffés, mais réguliers, -tenaces, lancinants.</p> - -<p>J’étais rivé à ma table, les épaules lourdes, les oreilles -bourdonnantes, paralysé, anéanti. Une troisième fois,—oui, une -troisième fois, alors que l’homme, pas une fois, ne se révéla d’aucune -façon,—je subis le supplice de ces cris de femme en plaisir, puis tout -se tut. Silence complet. Silence enfin total. Silence définitif. J’ai -connu de pareils silences pendant la guerre, la nuit, après des -fusillades inopinées.</p> - -<p>Qu’ajouterais-je? Rien. Il faut qu’ici le même silence pèse, comme -là-bas sur toute la maison endormie, comme il pèse encore à cette heure -sur mon cœur battant. Rien. Il ne faut rien ajouter.</p> - -<p>Ma longue détresse qui s’ensuivit, elle n’importe pas. Ni le désordre -des mille résolutions qui m’éblouirent et m’épuisèrent. Ni mon -accablement. Ni ma honte. Ni rien. Rien. Silence.</p> - -<p>L’aube à la cime des tilleuls blémit. J’étais toujours prostré à ma -table. J’eus froid. Un coq appela.</p> - -<p>Le soleil parut. Des oiseaux, jetant au jour leur joie en paquets de -sifflets confus, marquèrent la fin du<span class="pagenum"><a name="page_179" id="page_179">{179}</a></span> silence. Tout peu à peu se -réveilla, au loin, plus près, à la ferme, dans la maison. Ce fut comme -un flux de vie qui monta vers ma stupeur.</p> - -<p>Courbatu, je me levai, et j’allai vers un miroir. Mes cheveux n’étaient -point devenus blancs, mais quel désarroi trahissaient mes yeux!</p> - -<p>Quand je sortis de ma chambre, vers huit heures, le beau-frère de mon -amie sortait de la chambre voisine. En costume d’appartement, et la main -sur le bouton de la porte, il disait, vers l’intérieur:</p> - -<p>—Je vous envoie le chocolat et des rôties, mais levez-vous, hein? Vous -avez assez dormi, petite paresseuse.</p> - -<p>Après quoi:</p> - -<p>—A la bonne heure au moins! me dit-il. Voilà qui est d’un campagnard, -de ne pas s’attarder au lit. Comment allez-vous, ce matin?<span class="pagenum"><a name="page_180" id="page_180">{180}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">N</span>E devrais-je pas clore ici cette confession, et la détruire peut-être? -C’est grande pitié que d’aimer si lâchement, et tant de misère consentie -ne mérite peut-être pas non plus de compassion. Et ne devine-t-on pas -que je fus sans courage?</p> - -<p>Il est vrai que les conditions de la vie courante ne sont pas telles que -dans les livres où tout se construit et se compose pour distraire ou -pour éclairer les lecteurs curieux. Personnage de roman ou de drame, -sans aller jusqu’au crime ou jusqu’au suicide, j’aurais fui tout de -suite au mépris du scandale probable, et j’aurais eu, avec la traîtresse -que j’aimais, une scène horrible. Mais, quoi qu’on en pense, des -scrupules et un sentiment du devoir m’empêchèrent de fuir: je ne me -reconnaissais pas même le droit de sacrifier à ma rage celle qui m’avait -traité de si affreuse façon. Quel motif donner à mon brusque départ, -sans la compromettre? Elle avait deux enfants, qu’elle adorait. Pour -eux, que je n’adorais pas, pour son mari, qui était un honnête homme, -pour elle, qui eût été<span class="pagenum"><a name="page_181" id="page_181">{181}</a></span> sans défense, je ne fis aucun éclat. J’avalai ma -honte, et ma fureur, et—je le dis—mon dégoût. Si l’on m’objectait -qu’il ne faut pas plus de courage pour se réprimer que pour fuir, je ne -daignerais pas répondre. Au demeurant, je ne plaide pas, j’expose.</p> - -<p>Et puis, je l’avoue, je désirais épuiser ma misère et ne me retirer de -cette noire aventure qu’après avoir tout de même confondu ma cruelle -amie. Je me réjouissais amèrement à l’espoir et à la crainte de lui -démontrer toute l’ignominie de sa conduite. Les griefs, qui peu à peu -s’étaient accumulés au fond de mes doutes, me remontaient à la mémoire -en faisceau. Je me préparais à une dernière scène, et à une retraite -digne.</p> - -<p>Hélas! j’avais aussi la crainte de cette dernière scène. La réflexion -use les possibilités de toutes violences. La réflexion s’accroche aux -moindres hypothèses favorables. Plus l’affreuse stupeur de ma nuit se -diluait, plus j’espérais également en je ne sais quel miraculeux -malentendu. L’attitude seule de mon amie, quand je la reverrais, -m’avertirait de ma chance. Et ma crainte s’emmêlait à ce point avec mon -espoir, que je désirais retarder l’instant où je reverrais mon amie.</p> - -<p>Je la revis à l’heure du déjeuner. Elle supporta mon regard inquiet -comme si elle n’eût aucune faute sur la conscience. J’en fus désarmé. Y -avait-il vraiment malentendu? Était-elle plutôt si audacieuse? Son pied -sous la table chercha le mien, comme la veille. J’observai le mari. -J’observai le beau-frère. Je ne remarquai rien. J’eus envie de sourire; -quelle comédie désastreuse jouaient ces quatre marionnettes que nous -étions autour de cette table?<span class="pagenum"><a name="page_182" id="page_182">{182}</a></span></p> - -<p>La scène eut lieu dans mon atelier, l’après-midi, tandis que les deux -hommes étaient à Argenton.</p> - -<p>Il m’est désagréable d’en rapporter tous les détails. Au reste, je ne le -pourrais peut-être pas. Elle fut d’abord si embarrassée, et si pleine -d’allusions plutôt que de coups directs,—on le conçoit sans peine,—que -je ne saurais plus m’en rappeler exactement le progrès tortueux.</p> - -<p>Devant l’évidence, devant les mots et les cris que je lui répétais, la -malheureuse ne chercha pas à nier. Elle fondit en larmes.</p> - -<p>Ce n’était pas répondre.</p> - -<p>—Il te faut une réponse? dit-elle.</p> - -<p>Elle leva la tête et me regarda. Mais elle se taisait.</p> - -<p>—Oui, dis-je, il me faut une réponse.</p> - -<p>De quel reproche s’éclaira son regard?</p> - -<p>Elle prononça lentement:</p> - -<p>—Tu ne te rappelles pas ce que tu as fait, à Paris, la dernière fois -que nous nous sommes vus?</p> - -<p>Sans attendre, elle ajouta:</p> - -<p>—Tu ne te rappelles pas ce que je t’ai demandé de faire?</p> - -<p>C’est moi qu’elle accusait, et d’une voix dure. Elle me jeta sans pitié -ce reproche enfin exprimé:</p> - -<p>—Et si je suis enceinte?</p> - -<p>Je baissai le front.</p> - -<p>Elle en profita pour pousser son attaque. Elle la poussa loin. Je ne -l’aimais pas, ou je ne l’aimais plus. Elle avait prévu juste, en -prévoyant que je m’efforcerais de m’échapper sitôt qu’un semblant -d’occasion s’offrirait à moi, mais en réalité parce que tous les hommes -sont pareils; et elle ne regretterait pas, elle,<span class="pagenum"><a name="page_183" id="page_183">{183}</a></span> malgré moi, d’avoir -voulu me prendre un souvenir plus durable que mon amour; et ne savais-je -pas qu’elle était mariée et que par conséquent...</p> - -<p>Et elle m’accabla d’une phrase précise. Cinglé profondément dans mon -orgueil d’homme, je crus retrouver sous le rauque de sa voix ses râles -satisfaits. Je me bouchai les oreilles. Avec moi toujours elle était -demeurée silencieuse, et réservée en pleins transports. Je compris, -humilié, que j’avais été toujours incapable de l’émouvoir.</p> - -<p>Elle ne pleurait plus.</p> - -<p>—Eh bien! dit-elle. Vous vous taisez à votre tour?</p> - -<p>Elle s’était ressaisie. Allais-je me rendre? Je me sauvai dans les -sarcasmes. Je me permettais seulement de relever que, pour une femme qui -subit une charge fastidieuse mais inévitable, elle la subissait avec une -ardeur un peu bien singulière.</p> - -<p>Ah! l’abominable discussion!</p> - -<p>A mesure que je faiblissais et que je tentais en vain de résister, je -voyais mon adversaire se raidir et s’éloigner de moi.</p> - -<p>Un indicible mépris passa dans son regard. Elle riposta:</p> - -<p>—Il est facile à une femme de feindre.</p> - -<p>Riposte double, à dessein peut-être. Avec qui devais-je entendre qu’elle -avait feint? Faisait-elle un pas vers moi, ou me chassait-elle à jamais -de son amitié si longtemps complaisante? Mais je m’étais trop avancé et -j’avais abdiqué toute honte: d’un trait, pour en finir, tant pis! je lui -posai la question. Ainsi je capitulais d’avance.</p> - -<p>—Ingrat! répondit-elle.<span class="pagenum"><a name="page_184" id="page_184">{184}</a></span></p> - -<p>L’abominable discussion s’achevait par deux défaites. Le reste n’a plus -d’importance. Toutes les querelles d’amants à peu de chose près se -ressemblent. Celle-ci cependant avait été la plus âpre des nôtres. Ma -blessure saignait encore. Je ne pouvais pas l’oublier sur-le-champ.</p> - -<p>—Reproche-moi tout ce que tu voudras, disait mon amie, mais je te -défends,—je te défends de douter de mon amour.</p> - -<p>Je ne souhaitais que de me laisser convaincre.</p> - -<p>Elle dit:</p> - -<p>—Tu ne m’aimes peut-être plus, toi, et tu cherches à te retirer avec -l’avantage? Sois plus franc, je ne te garderai pas malgré toi. Surtout, -surtout je ne veux pas que tu feignes de m’aimer par pitié. Je ne veux -pas de ta pitié. Je veux que tu m’aimes, ou que tu partes. Mais, si tu -pars, sache-le, nulle ne t’a jamais aimé et nulle jamais ne t’aimera -comme moi.</p> - -<p>J’aurais pu tomber à genoux devant elle, si je ne lui avais pas déjà dit -naguère moi-même ce qu’elle venait de me dire là. Mes incertitudes me -reprirent. Était-elle sincère, et l’amour lui faisait-il vraiment -répéter comme d’elle ce qui était de moi? Ou manœuvrait-elle avec art? -Dilemme insoluble, pour toujours insoluble. Et comment m’imputer à crime -les pires suppositions? De la franchise de celle que j’aimais, je -n’avais en preuves que ses serments. Et dans l’autre plateau de la -balance, qu’on me l’accorde, combien de doutes légitimes?</p> - -<p>J’aimais trop pour refuser de croire. Je souffrais trop pour accepter -d’emblée une affirmation, même un serment. J’étais désemparé. -J’entendais encore des<span class="pagenum"><a name="page_185" id="page_185">{185}</a></span> cris d’amour qui n’avaient pas été pour moi. Je -voyais couler encore des larmes, qui sont plus troublantes que toutes -les paroles. Mais je me la représentais couchée, offerte, les bras en -collier, telle que pour moi, pour l’autre. Je savais comment elle -s’offrait.</p> - -<p>Je me dressai du divan où je pensais être rivé comme je l’avais été, la -nuit précédente, à ma table.</p> - -<p>—Tu t’en vas?</p> - -<p>D’un bond elle m’avait rejoint, et me retenait.</p> - -<p>—Tu t’en vas? redit-elle.</p> - -<p>Son élan, je ne pus point le présumer joué.</p> - -<p>—Non, dis-je à bout de courage. Non, je ne pars pas. Mais laisse-moi -seul, je t’en prie, laisse-moi seul, laisse-moi seul, Mienne.</p> - -<p>Ses bras me serraient.</p> - -<p>—Mienne, dis-je, je t’en supplie, laisse-moi. Comprends. J’ai besoin -d’être seul. Je souffre. Laisse-moi. Va. Comprends, Mienne.</p> - -<p>Prête à me laisser, elle se haussait sur la pointe des pieds.</p> - -<p>—Non, dis-je, non, pas maintenant. Comprends, mon petit. Je t’aime.</p> - -<p>Elle sortit de l’atelier sans se retourner. «Mon petit», avais-je dit. -Elle me parut en effet moins grande qu’à l’accoutumée, pendant qu’elle -sortait.<span class="pagenum"><a name="page_186" id="page_186">{186}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">E</span>LLE avait compris. Pendant plusieurs jours, elle n’essaya pas une fois -de forcer mon indécision. Elle se plaignit seulement, dès le premier, au -dîner, d’être souffrante. Et, plusieurs jours durant, elle traîna de -vagues migraines et des mines fatiguées. C’était sans doute une façon de -se montrer à mes yeux humble et repentante. Un homme plus cruel que moi -l’eût accusée de sentiments plus habiles. La discrétion qu’elle observa -m’attendrit. Tels sont les effets de la présence. Si j’avais fui tout de -suite, chaque heure d’absence nous aurait éloignés davantage l’un de -l’autre: tout rapprochement eût été désormais impossible.</p> - -<p>Que désirais-je? J’étais dans l’état d’un blessé qui ne se rend même -plus compte de la gravité de sa blessure, que la fièvre alimente, que -d’étranges rêves soutiennent, et qui ne sait point s’il guérira ni s’il -a peut-être envie de guérir, tant un retour à la vie normale de tous les -hommes n’est pas toujours pour les hommes désirable.<span class="pagenum"><a name="page_187" id="page_187">{187}</a></span></p> - -<p>Les jours, lents, se succédaient. Je m’enfermais dans mon atelier. -N’ayant encore fixé mon choix sur aucun de mes projets, je n’avais pas -encore commandé le marbre convenable. Pour éviter des questions, je -m’étais empressé de manier quelques blocs de glaise, au hasard, et, -couvert par cette apparence, je ne faisais rien, que de ruminer des -pensées débilitantes.</p> - -<p>Quelquefois, les enfants entraient dans l’atelier. Ils avaient l’air -contraint. Obscurément, ils pressentaient peut-être en moi un ennemi, et -ils ne cherchaient pas mon amitié; ils demeuraient distants, comme il -arrive à l’ordinaire à ces pauvres petits êtres devant ceux qui menacent -de leur dérober une part de l’affection maternelle qu’ils veulent toute -pour eux.</p> - -<p>Le mari, quand il venait me voir, ne laissait percer aucune gêne. Il -avait, comme on dit, des idées arrêtées, mais, quand l’éducation de ses -enfants n’était pas en jeu, il n’essayait pas de les imposer. A mon -égard, il montrait de la sympathie. Je ne m’en réjouissais pas. Il -m’interrogeait volontiers, s’intéressait à ce qu’il nommait mon labeur -secret d’artiste; mais, en homme de méthode, il ne me parlait de mon art -que dans mon atelier. Il était intelligent, curieux, et n’affichait -qu’un goût modéré pour les spéculations philosophiques, se retranchant -derrière sa seule compétence de technicien qui regrette que tout le -monde ne l’imite pas. Au demeurant, un homme de bonne compagnie.</p> - -<p>Quant au beau-frère, il ne me dérangeait presque jamais. Il prétendait, -disait-il, ne pas violer les mystères de mon temple. Et je lui savais -gré de ne m’infliger que rarement, et rapidement, son intrusion.<span class="pagenum"><a name="page_188" id="page_188">{188}</a></span> C’est -à cause de lui, on le comprend, que je retardais de plus en plus -l’instant où j’ouvrirais mes bras à mon amie pardonnée, si je devais les -lui ouvrir jamais.</p> - -<p>Quelle certitude attendais-je?</p> - -<p>Mon amie ne semblait pas pressée d’obtenir malgré moi son pardon. -Discrète, humble, digne, et douloureuse, elle attendait, elle aussi. -Depuis la nuit affreuse, je ne montais dans ma chambre que fort tard, -après de longues et desséchantes heures passées au fond de mon atelier, -lorsque je présumais que je pouvais enfin sans risque gagner mon lit, où -d’ailleurs le sommeil m’échappait longtemps. Nuits détestables. Nuits -atroces. Réveils pénibles. Je descendais de ma chambre vers midi, pour -ne pas risquer non plus de trouver encore le beau-frère sur le seuil de -sa belle-sœur, ou de rencontrer l’un de mes hôtes au sortir du lit, -alors que les yeux et tout le visage ont une franchise indécente.</p> - -<p>Quand je revoyais mon amie, elle me regardait tristement, puis elle -baissait la tête. Rien de plus. Selon mon humeur, c’était beaucoup, ou -c’était peu. Certains jours, j’avais envie de la prendre dans mes bras, -devant tout le monde; d’autres jours, je serrais les poings, et je -l’aurais frappée avec plaisir.</p> - -<p>Orgueil! Orgueil! Lequel fut le plus coupable, du sien ou du mien? -Pourquoi n’avait-elle pas le courage de me tendre des mains chéries? -Pourquoi n’eus-je pas la force d’être lâche encore, aveuglément? Le même -orgueil nous retenait tous deux. Aurais-je persévéré? Je ne crois pas. -Du plus profond de ma misère, je songeais souvent à cet enfant qu’elle -avait voulu<span class="pagenum"><a name="page_189" id="page_189">{189}</a></span> de moi. Me fallait-il d’autres preuves de son amour? A ces -moments-là, si elle avait ouvert la porte de mon atelier, je me serais -jeté devant elle et je lui aurais demandé pardon. Elle ne venait pas.</p> - -<p>Quand elle vint, après une semaine perdue, après une semaine de torture, -si j’étais à la limite de la patience et déjà cédant avant d’en être -sollicité, comment ne le comprit-elle pas au premier regard? Quel -travail s’était fait, pendant cette semaine, sous la tristesse visible -de ses yeux? Ou n’avait-elle que l’intention de m’éprouver d’abord? Et -fûmes-nous tous deux assez imprudents pour ne pas discerner où nous -courions?</p> - -<p>—Excusez-moi, me dit-elle en entrant. J’ai à vous parler.</p> - -<p>—Vous êtes ici chez vous, lui répondis-je.</p> - -<p>Elle eut un sourire ambigu. Mais quel orgueil avait écarté de nos lèvres -le <i>tu</i> nécessaire?</p> - -<p>—Depuis huit jours, dit-elle, vous cherchez un prétexte pour partir -honorablement.</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Vous. J’admire que vous ayez cru devoir obéir à des scrupules dont je -vous remercie, mais dont il est temps que je vous délivre.</p> - -<p>Que voulait-elle dire?</p> - -<p>—Vous pouvez partir tranquille, dit-elle. Plus rien ne vous attache -ici: je ne suis pas enceinte.</p> - -<p>Quelle abjecte mesquinerie osait-elle m’imputer? Je demeurai stupéfait. -Je n’imaginai pas que ce ne fût qu’une épreuve. Un sursaut de colère -m’emporta.</p> - -<p>—A de telles injures je ne répondrai point, dis-je.<span class="pagenum"><a name="page_190" id="page_190">{190}</a></span> Mais répondez à ma -question, je vous en prie, et je vous débarrasserai de ma personne.</p> - -<p>Les mains levées, elle protesta.</p> - -<p>—Répondrez-vous?</p> - -<p>—Je réponds toujours.</p> - -<p>—L’autre soir, l’autre nuit, vous me comprenez?...</p> - -<p>Elle fit oui de la tête. Ses paupières battirent.</p> - -<p>—Qui était avec vous? demandai-je.</p> - -<p>Les paupières hautes, elle me regarda.</p> - -<p>—Qui? repris-je. Répondez. Votre mari, ou votre...</p> - -<p>Je n’achevai pas. Elle chancelait. Elle tombait déjà sur le divan. Je me -précipitai vers elle.</p> - -<p>Évanouie? Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu de femme évanouie. Son -visage, que je dégageai des coussins, était mouillé de larmes. Elle -sanglotait, respirait mal. Je la couchai mieux. Elle ne résista pas. Que -faire? Je l’examinais, anxieux. Les yeux clos, la poitrine oppressée, -elle pleurait.</p> - -<p>Elle se retourna soudain vers les coussins, pour me dérober son visage. -Dans ce mouvement, une enveloppe bleue, cachée entre ses seins, sortit -de sa robe. Malgré moi, j’y lus mon nom. Je la pris. On l’avait -décachetée.</p> - -<p>C’était une invitation d’une dame quelconque, rencontrée n’importe où et -que je n’aurais pas reconnue si je l’avais rencontrée de nouveau, mais -qui me conviait à une quelconque fête en des termes excessifs. Les -maladroites de cette espèce ne manquent pas à Paris.</p> - -<p>Le billet remis dans l’enveloppe, je lançai le tout à l’autre bout du -divan, et je revins à mon amie.<span class="pagenum"><a name="page_191" id="page_191">{191}</a></span></p> - -<p>Elle me regardait.</p> - -<p>—Vous pouvez partir, dit-elle. Tout s’explique.</p> - -<p>Je haussai les épaules.</p> - -<p>Elle se redressa.</p> - -<p>—Vous n’allez pas nier, je suppose?</p> - -<p>Je la regardai.</p> - -<p>—Vous ne dites rien? fit-elle.</p> - -<p>Mon orgueil s’effondra.</p> - -<p>—Mienne, tu es stupide.</p> - -<p>Ses yeux brillèrent. Elle me tendit les mains. Je m’assis près d’elle. -Elle souriait pauvrement.</p> - -<p>—C’est vrai?</p> - -<p>Je n’avais pas à me défendre. Je me défendis néanmoins.</p> - -<p>—C’est vrai? disait-elle.</p> - -<p>Elle pleurait sans bruit, peu à peu calmée, peu à peu détendue.</p> - -<p>—Tu m’aimes? dit-elle.</p> - -<p>Elle m’attirait.</p> - -<p>—Je souffre, murmurait-elle.</p> - -<p>Au contact de son corps que j’enlaçais, je capitulai. Ardente, elle -s’offrit. Déroute silencieuse. Triomphe bref. Je songeai tout à coup aux -cris qu’elle ne poussait pas.</p> - -<p>—Ah! fit-elle, tu es un monstre, je t’aime trop.</p> - -<p>Elle m’avait repris.</p> - -<p>Alors seulement, elle me reprocha l’injurieuse question que je lui avais -posée.</p> - -<p>—Tais-toi, Mienne, tais-toi.</p> - -<p>Je la serrais contre ma poitrine.</p> - -<p>—La porte n’est pas fermée, me dit-elle.</p> - -<p>Ces minutes d’oubli s’achevèrent.<span class="pagenum"><a name="page_192" id="page_192">{192}</a></span></p> - -<p>—Soyons prudents, dit-elle.</p> - -<p>Subitement raisonnable, elle me quitta.</p> - -<p>Je n’eus pas trop de loisir jusqu’au dîner pour me débattre au milieu -des réflexions diverses qui m’envahirent.<span class="pagenum"><a name="page_193" id="page_193">{193}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">P</span>AR des commentaires il m’aurait été facile de rendre moins -invraisemblable le récit que je viens d’interrompre; mais je trahirais -l’incohérence même de la réalité, et je mettrais un ordre factice dans -des événements qui me déconcertèrent au point que je croyais encore -n’avoir que rêvé quand la cloche du dîner sonna.</p> - -<p>Il est toujours facile après coup d’expliquer les choses: le -raisonnement, pour peu qu’on l’y oblige, trouve sans peine des motifs à -tout, et l’imagination, qui n’est guère qu’une des formes, centrifuge, -du raisonnement, ne se refuse pas à qui la sollicite. Mais des -commentaires seraient vains. Les événements vont quelquefois plus vite -que notre volonté, c’est une vérité banale, et ils vont plus vite que -notre intelligence, ce qui est moins flatteur pour nous. J’ai l’air ici -d’énoncer des lapalissades. Que l’on observe cependant que l’histoire -d’un siècle ne peut jamais être écrite que dans les siècles suivants, -parce que le temps éclaire et tamise; et l’on ne me reprochera<span class="pagenum"><a name="page_194" id="page_194">{194}</a></span> pas, -pour mon histoire minime, de n’avoir pas vu tout de suite ce que je ne -discernai que peu à peu, à mesure que les événements m’instruisaient.</p> - -<p>A cet endroit de mon récit, je n’ai d’ailleurs pas le goût d’épiloguer. -Et si j’ai tenté de m’en excuser d’abord par des considérations -générales, j’avoue aussi que j’avais besoin de prendre courage et de -m’assurer la voix avant de confesser ce qu’il me reste à dire.</p> - -<p>J’ai tout dit de l’indispensable. On connaît à présent mon amie comme je -la connaissais. On me connaît. On connaît la situation. Je vais dire le -reste sans m’attarder davantage. La conclusion ne m’appartient pas.</p> - -<p>On peut se représenter quels pouvaient être mes sentiments lorsque je -m’assis à ma place, pour le dernier repas de la journée, le soir de -notre réconciliation fortuite. Qu’on juge maintenant du tour qu’ils -prirent, quand le petit incident que voici m’alarma tout à coup.</p> - -<p>Le mari annonçait qu’il avait reçu un télégramme de leur médecin de -Paris.</p> - -<p>—Il n’arrivera que mercredi, par le train de trois heures, dit-il.</p> - -<p>—Alors, dit le beau-frère, on pourra disposer de l’auto pour samedi. Ma -chère belle-sœur, je vous enlève.</p> - -<p>Puis à moi:</p> - -<p>—Et vous également, cher Monsieur, s’il vous plaît d’aller par exemple -à Gargilesse ou à Crozant.</p> - -<p>—Après-demain? fis-je interloqué.</p> - -<p>De quoi me souvenait-il en effet au même instant? Que, le jour de mon -arrivée, dans la cour de la gare,<span class="pagenum"><a name="page_195" id="page_195">{195}</a></span> le beau-frère m’avait appris, en -passant, que sa belle-sœur recevait sans déplaisir les compliments -empressés du médecin en question. Et ce médecin était invité par mes -hôtes? Et mon amie me l’avait caché? Pourquoi?</p> - -<p>—Après-demain, répondis-je, je me proposais d’aller à Argenton.</p> - -<p>Le beau-frère s’inclina, protestant ainsi que nul, dans cette maison, -n’attenterait à ma liberté.</p> - -<p>—Au fait, dit le mari en s’adressant à sa femme, pour combien de temps -vient-il, ton médecin?</p> - -<p>—Il n’est pas plus mon médecin que le tien, répliqua-t-elle.</p> - -<p>—Soit, dit-il doucement. Mettons que j’aie dit: ton danseur. Il n’est -pas le mien, n’est-ce pas?</p> - -<p>Il parlait d’un ton badin. Elle riposta:</p> - -<p>—Je croyais qu’il était ton ami?</p> - -<p>—Je n’avais pas l’intention de t’offenser, dit-il. Ne te fâche pas. Là, -je corrige: notre médecin, ton danseur et mon ami, sa lettre de ce matin -te laisse-t-elle prévoir la durée du séjour qu’il daignera faire chez -nous?</p> - -<p>Sa lettre du matin qui, avant contre-ordre, ne le précédait que de -quarante-huit heures. Notre réconciliation de l’après-midi qui aurait pu -si aisément céder à une rupture définitive. Quel rapport entre l’une et -l’autre? Je me renfrognai.</p> - -<p>Mon amie répondait:</p> - -<p>—Sa lettre ne laisse rien prévoir. Je te la donnerai, si tu le désires.</p> - -<p>—Nullement. Mais pour combien de temps l’avais-tu invité?<span class="pagenum"><a name="page_196" id="page_196">{196}</a></span></p> - -<p>—Hé! fit-elle, perdant patience, je ne l’ai pas invité, je lui ai -transmis l’invitation que tu me chargeais de lui transmettre. Tu n’avais -rien précisé? Moi non plus. Un point, c’est tout.</p> - -<p>—Ne te fâche pas, je t’en prie, dit-il encore. Le jeu n’en vaut pas la -chandelle. Je te demande pardon. Êtes-vous satisfaite, Madame? Faut-il -que je me traîne à vos pieds?</p> - -<p>Il avait l’air confus et semblait vouloir à la fois qu’on ne le vît -point.</p> - -<p>—L’incident est clos, prononça le beau-frère.</p> - -<p>Il n’était pas intervenu. Que ne pouvais-je en déduire?</p> - -<p>Sous la table, le pied de mon amie pressa plus fortement, et longuement, -le mien.</p> - -<p>L’incident clos, le repas s’acheva sans encombre. L’habituelle partie de -bridge qui suivit fut plus animée que de coutume. Une douce gaieté -familiale, dont je savourais en secret l’ironie, détendait les quatre -personnages que nous jouions, sciemment pour certains.</p> - -<p>Mon amie et moi fûmes les perdants.</p> - -<p>—Malheureux au jeu..., dit le beau-frère.</p> - -<p>—... Heureux en amour, dit le mari.</p> - -<p>Et il s’assit au piano.</p> - -<p>Les hommes de ma génération affectent un goût marqué pour la musique. -Ceux qui sont passés par les grandes écoles en sont férus. Il n’y a plus -guère d’élève de Polytechnique ou de Normale qui ne ferme des yeux -dévots en écoutant un <i>Nocturne</i> de Chopin. C’est une manie que l’on -croit élégante et qui m’exaspère. La musique, oui, je l’aime, mais non à -ce point. Il me plaît de m’y distraire, non de m’y abîmer.<span class="pagenum"><a name="page_197" id="page_197">{197}</a></span></p> - -<p>—Je vous fais fuir? me cria le mari, comme je me levais.</p> - -<p>Je n’étais pas si grossier. Aussi bien, le mari tenait le piano de façon -fort modeste et fort agréable. Je changeais seulement de fauteuil parce -que, placés ainsi que nous l’étions, je craignais que le beau-frère ne -remarquât le regard attentif que mon amie commençait à poser sur moi.</p> - -<p>Mon amie fut, en effet, à partir de ce soir-là, d’une imprudence qui ne -manqua pas de m’inquiéter. Rêveuse en compagnie, elle entrait dans mon -atelier et dans ma chambre plusieurs fois par jour sous les prétextes -les plus futiles. Je devais chaque fois modérer ses élans. Il y avait -une espèce de fièvre dans l’amour qu’elle me donnait.</p> - -<p>Un matin que je me promenais au jardin, elle me rejoignit. Nous gagnâmes -le parc, et la clairière de ma future fontaine. Elle me parla de mes -projets. Elle approuva.</p> - -<p>—Tu m’aimes? dit-elle.</p> - -<p>Elle se pressait contre moi.</p> - -<p>—Si, dit-elle, tout de suite.</p> - -<p>—Ici? tu es folle.</p> - -<p>—Oui, de toi.</p> - -<p>Et il fallut que j’obéisse.</p> - -<p>—Quelle affaire! murmura-t-elle en se moquant de mes craintes.</p> - -<p>—Tu ne m’aimes donc pas? dit-elle encore.</p> - -<p>Et maints autres enfantillages qui trahissaient une passion véritable, -mais un peu trouble. Combien de fois n’aurions-nous pas pu nous faire -surprendre jusque par ses enfants? Elle semblait<span class="pagenum"><a name="page_198" id="page_198">{198}</a></span> narguer tout. N’est-ce -pas le propre d’une amoureuse? Il m’était permis de le penser. Ces -quelques jours, qui précédèrent l’arrivée du médecin, furent d’une -ardeur pleine et dangereuse.</p> - -<p>J’avais attendu qu’elle me parlât d’elle-même de ce médecin dont elle -s’était si vivement défendue d’être la malade. Mais il allait arriver, -et mon amie s’était gardée de faire la moindre allusion à l’incident qui -me revenait souvent à l’esprit. Je fus donc obligé de lui en toucher -deux mots.</p> - -<p>—Pourquoi je l’ai invité? me répondit-elle. Voilà que tu me récompenses -par des soupçons aussi contre celui-là? Ne sais-tu pas qu’il n’est pas -inutile d’avoir un médecin près de soi quand on commence une grossesse? -Et n’avais-je pas l’espoir?... Vraiment, mon pauvre Mien, tu poses -toujours des questions qu’il vaut mieux ne pas poser.</p> - -<p>Elle se tut sur cette phrase amère.</p> - -<p>—Tu as toujours, toi, fis-je, réponse prête à toutes les questions.</p> - -<p>Elle haussa les épaules.</p> - -<p>La querelle tomba brusquement. L’automobile pénétrait à cet instant dans -la cour. Le mari amenait le médecin. J’avais attendu jusqu’à la dernière -minute pour poser mon importune question.</p> - -<p>Ce médecin me déplut et je compris vite qu’il déplaisait au beau-frère. -Avions-nous les mêmes motifs de nous méfier de lui? C’était un de ces -hommes qui cherchent à plaire, qui veulent plaire, qui font des avances -à chacun et ne se rebutent d’aucune nasarde. Grand, mince, environ la -quarantaine, le visage étroit et allongé, le teint brun, des cheveux -noirs<span class="pagenum"><a name="page_199" id="page_199">{199}</a></span> bien peignés, il avait des gestes précieux et toute une comédie -d’intonations dont les plus fréquentes s’alanguissaient en une tendresse -fort peu masculine. Il séduisait peut-être les femmes, encore qu’il -n’eût pas du séducteur de race l’assurance nécessaire. Aux hommes, il -paraissait dès l’abord assez suspect. Dans ses yeux légèrement hagards -de morphinomane, on trouvait de tout, sauf de la franchise. Et l’on -présumait qu’il n’aurait sans doute reculé devant aucune des petites -malpropretés quotidiennes qui s’offrent en tentation aux médecins -pauvres. Celui-là devait avoir plus d’un avortement sur la conscience -sans en souffrir, et peut-être pis. Je ne serai pas trop étonné -d’apercevoir un jour son portrait dans les journaux, à propos de quelque -sale affaire.</p> - -<p>Au milieu des compliments de bienvenue, j’appris qu’il était marié.</p> - -<p>—Oui, m’expliqua le beau-frère, il a épousé une jeune fille charmante, -qui a vingt ans de moins que lui.</p> - -<p>—Et il voyage sans elle?</p> - -<p>—Elle file un mauvais coton. Tuberculose, je crois. Elle était -délicieuse, avant son mariage.</p> - -<p>Sur quoi il se tut, montrant qu’il ne dirait plus rien et qu’il m’en -avait dit assez.</p> - -<p>Qu’était-ce donc que ce singulier personnage?</p> - -<p>A table, le soir, il tint haut la conversation. Causeur brillant, -c’est-à-dire bavard, ne redoutant pas la vulgarité, qui lui était -peut-être naturelle, il débitait les lieux-communs les plus éculés avec -une faconde complaisante. Pour me conquérir, il me fit l’éloge de -Carpeaux comme s’il l’avait découvert, et, remontant jusqu’à l’art grec, -qu’il préférait à tous les arts, cela<span class="pagenum"><a name="page_200" id="page_200">{200}</a></span> va de soi, il confondit Praxitèle -et Phidias très tranquillement. Il m’amusa, certes, mais non point dans -le sens qu’il voulait.</p> - -<p>Le bridge n’était pas son fort: on n’y peut guère causer. Il ne jouait -pas. Il nous regarda.</p> - -<p>Or la partie ne fut pas longue.</p> - -<p>—Dix heures? s’écria-t-il. Oh! cher ami, puisqu’il n’est pas tard, -jouez-nous donc un petit tango: je veux faire ma partie aussi, moi.</p> - -<p>Il s’était adressé au mari.</p> - -<p>—Vous ne refuserez pas de le danser, chère Madame?</p> - -<p>—Je suis bien fatiguée, ce soir, répondit-elle.</p> - -<p>—Ne te fais donc pas prier, dit le mari: tu en meurs de désir.</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Mais oui. Allons.</p> - -<p>—Chère Madame...</p> - -<p>Le mari préludait. Maussade, elle se leva.</p> - -<p>Ils tournèrent.</p> - -<p>Peu à peu, elle résista de moins en moins au rythme de la danse. Elle -sourit. Le médecin, excellent danseur comme tous les médiocres, la -serrait contre lui. Je voyais le sein gauche de mon amie s’aplatir sur -le veston, leurs jambes emmêlées, emboîtées, mariées, et leurs têtes -proches à se toucher.</p> - -<p>Mon cœur battait violemment. Jamais je n’avais vu danser mon amie. Je ne -savais pas encore de quelle façon elle dansait.</p> - -<p>Quand elle revint vers son beau-frère et vers moi, j’étais penché sur un -journal que je ne me décidais pas à quitter du regard.<span class="pagenum"><a name="page_201" id="page_201">{201}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">S</span>I je dormis cette nuit-là, je ne le dirai point. Au matin, je sortis de -ma chambre d’assez bonne heure et, après une promenade au fond du parc, -je me réfugiai dans mon atelier.</p> - -<p>—Déjà au travail? me demanda le beau-frère, qui passait devant ma porte -au moment que je l’ouvrais.</p> - -<p>—Oh! répondis-je, travail ou cigarettes.</p> - -<p>—Cafard?</p> - -<p>—Plus ou moins.</p> - -<p>—Venez donc avec moi. Vous n’avez pas encore vu toutes les vieilles -maisons d’Argenton. Il y en a de charmantes au bord de l’eau.</p> - -<p>—Vous me tentez, mais mon divan me tente davantage.</p> - -<p>—Comme il vous plaira, cher ami. En tout cas, si le cœur vous en -chante, je pars à onze heures.</p> - -<p>—Merci.</p> - -<p>Je m’enfermai dans l’atelier. Un peu d’isolement au milieu de mes vagues -maquettes m’attirait plus que toutes les excursions du monde. Non point -que<span class="pagenum"><a name="page_202" id="page_202">{202}</a></span> j’eusse ce matin-là, pour le beau-frère, un dédain plus grand. Non. -Au contraire. Depuis la veille, il me semblait moins antipathique. Il -n’avait pas eu l’air ravi, lui non plus, de voir sa belle-sœur entre les -bras du médecin. Je m’en étais bien aperçu. Et mon dégoût et ma méfiance -de cet homme suspect me rapprochaient du beau-frère, qui m’avait été -suspect lui aussi, mais d’une autre façon. Néanmoins, je préférais -d’être seul, et de ne pas faire le voyage d’Argenton.</p> - -<p>Rien ne m’apaise tant que de songer ou de réfléchir dans le lieu même où -j’ai l’habitude de travailler. Je ne suis pas un de ces sculpteurs de -génie comme on en rencontre dans les romans. Je sais où sont mes -limites. Pourtant, et tout modeste artiste que je sois, quand je suis -dans mon atelier, parmi mes ébauches, mes cartons et mes livres, -j’éprouve un sentiment de bien-être qui me rassérène. Le monde idéal où -nous pénétrons si facilement, nous artistes, il nous console de l’autre -monde qu’on ne peut pas abolir. Mon atelier? C’est là que j’ai toujours -trouvé mes meilleurs amis. C’est là de même, ce soir, que j’écris ce -chapitre. Je suis seul. Nul ne viendra me visiter. Nul. Et nulle. Quelle -solitude!</p> - -<p>Hélas! à quoi pend notre pauvre bonheur? A moins qu’à un geste, à moins -qu’à une parole, à rien, à moins qu’à rien. O souvenir, souvenir, noir -aliment de notre humilité, amer soutien de nos tristesses, fumée, fumée! -Qu’avais-je besoin d’aller chercher ce livre dans ma chambre? -Qu’avais-je besoin de sortir de mon atelier et d’aller au-devant du -malheur?</p> - -<p>J’y fus.<span class="pagenum"><a name="page_203" id="page_203">{203}</a></span></p> - -<p>Je redescendais, ce livre à la main, que j’étais allé chercher dans ma -chambre.</p> - -<p>La porte du salon, sur le vestibule, était ouverte.</p> - -<p>Machinalement, je regardai.</p> - -<p>Debout, le médecin tenait mon amie et lui baisait la bouche.</p> - -<p>Ils me virent comme je les vis.</p> - -<p>Elle le repoussait.</p> - -<p>—Ah! s’écria-t-elle, je vous le disais bien!</p> - -<p>A ce moment, la voiture quittait le garage.</p> - -<p>—Une minute, voulez-vous? dis-je au beau-frère. Je prends mon chapeau, -et je vous accompagne.</p> - -<p>—Nous déjeunerons là-bas, me dit-il.</p> - -<p>—Tout ce que vous voudrez.</p> - -<p>A mi-côte, je me retournai vers la maison. Mon amie était sur le seuil, -et nous regardait partir.</p> - -<p>J’avais pris, on le devine, la décision de m’échapper de mon enfer. Je -ne souffrais pas. Je ne souffrais plus. J’en étais surpris à la fois et -content. J’éprouvais ce qu’on éprouve quand un coup de bistouri vient de -libérer un abcès: un soulagement profond.</p> - -<p>M’échapper. Oui. Me reprendre. Me guérir. L’horrible jeu n’avait duré -que trop longtemps.</p> - -<p>Il ne fallait pas plus d’un quart d’heure pour aller à Argenton. Le -beau-frère se rendait à l’usine. Il me laissa sur la place du marché.</p> - -<p>—Rendez-vous à la <i>Cloche d’Or</i>, à midi et demi, me dit-il.</p> - -<p>—Entendu, fis-je.</p> - -<p>Les vieilles maisons du bord de l’eau ne m’intéressaient pas. C’est au -bureau de poste que j’avais affaire. Je désirais m’envoyer un -télégramme.<span class="pagenum"><a name="page_204" id="page_204">{204}</a></span></p> - -<p>Le bureau de poste était vide. J’en profitai. Je priai la seule jeune -fille présente de me recopier sur une feuille de papier bleu -réglementaire le texte de la dépêche que je voulais recevoir. Elle -n’avait pas l’air de comprendre. Mais je lui tendis un petit billet de -banque, et elle fit comme si elle comprenait.</p> - -<p>Quand le beau-frère vint me rejoindre à l’hôtel de la <i>Cloche d’Or</i>, je -lui montrai le télégramme.</p> - -<p>—Le dernier oncle qui me reste, expliquai-je. Il est au plus mal. J’ai -un train à deux heures, je vais le prendre. Vous aurez l’obligeance de -m’excuser auprès de mes amis, n’est-ce pas?</p> - -<p>Ainsi je sauvai la face.</p> - -<p>De Paris, le lendemain, j’écrivis au beau-frère que je serais -probablement forcé de prolonger mon absence, l’état de mon oncle étant -mauvais, mais non point encore désespéré.</p> - -<p>Pendant trois jours, si parfois je souffris, j’eus plus souvent la joie -de me croire en bonne voie de convalescence. Mon aventure m’apparaissait -comme celle d’un étranger, ou tout au moins d’un camarade. Je la jugeais -du dehors. J’en reconstituais le dessin. Dans l’ensemble, des détails -négligés prenaient une valeur qui m’étonnait.</p> - -<p>J’allais tous les jours chez nous, dans ce petit appartement que j’avais -meublé pour elle. C’est là que je souffrais surtout. Quels que fussent -ses torts, je ne pouvais pas supprimer d’un trait de volonté, comme d’un -trait de plume, les instants de bonheur qu’elle m’avait donnés. Femme -imprudente ou perfide, qu’avait-elle fait? Et méritais-je pareille -avanie? Ou qu’aurais-je dû faire? Que voulait-elle? Que ne<span class="pagenum"><a name="page_205" id="page_205">{205}</a></span> voulait-elle -pas? Mais je ne regrettais point de lui avoir prouvé que j’étais assez -fort pour me délivrer de ses pièges.</p> - -<p>Le quatrième jour, je reçus une lettre, dont la haute écriture mince -m’était familière. J’eus la force de ne pas l’ouvrir.</p> - -<p>J’eus la force de n’ouvrir aucune des huit lettres qui m’arrivèrent -ensuite l’une après l’autre. Je les posais, à mesure, l’une sur l’autre, -dans une coupe de verre jaune de notre petite chambre jaune et bleue. -Plus elles devenaient nombreuses, plus je sentais que je ne les -ouvrirais pas.</p> - -<p>J’écrivis alors au beau-frère que, mon absence menaçant de se prolonger -sans que j’en pusse prévoir la fin, je le priais de me renvoyer ma -malle, et de me laisser remettre à plus tard le plaisir de dresser dans -le parc d’Argenton la fontaine et les statues qu’il y souhaitait.</p> - -<p>Mon amie savait bien que je n’avais plus de famille et que la prétendue -maladie de mon oncle n’était qu’invention et prétexte. Après ce que je -venais d’écrire à son beau-frère, elle devait comprendre que je -renonçais enfin à souffrir davantage par elle.</p> - -<p>Je reçus encore deux lettres. Puis rien.</p> - -<p>Trois jours passèrent. Je ne recevais plus rien. La séparation était -définitive. Pour la première fois depuis mon départ d’Argenton, je -pleurai. Tant que je n’avais pas la certitude que tout fût fini, j’étais -trop encore sous l’influence, reconnue ou inconsciente, de ma colère. Le -silence de celle que j’avais tant aimée me fit l’effet d’un gouffre où -mon beau trésor s’engloutissait.<span class="pagenum"><a name="page_206" id="page_206">{206}</a></span></p> - -<p>Et puis...</p> - -<p>Et puis je reçus l’effroyable nouvelle.</p> - -<p>D’abord je ne compris pas. Je ne voulais pas comprendre. Ce n’était pas -possible.</p> - -<p>Il me fallut relire le billet que, dans le désarroi de la maison, le -beau-frère avait eu la bonté de m’adresser.</p> - -<p>Que disait-il?</p> - -<p>Mon amie? Noyée? Avec ses deux enfants? Et l’on n’avait retiré de la -rivière, au barrage du moulin, que trois cadavres?</p> - -<p>Était-ce possible? Était-ce possible?<span class="pagenum"><a name="page_207" id="page_207">{207}</a></span></p> - -<hr style="width: 45%;" /> - -<p>Y eût-il une façon la plus pudique d’exprimer la douleur d’un homme qui -vient de perdre celle qu’il aime et qui ne peut même pas la conduire à -sa tombe, je jetterais ici le voile lourd de mon silence. Je n’ai pas le -goût de pleurer en public. Les larmes doivent être secrètes. Secrètes. -Secret. Ce mot couvre comme une dalle de granit gris toute ma pauvre -aventure, tout mon pauvre amour.</p> - -<p>Mon amie morte, plus rien ne signifiait rien autour de moi. Qu’on se -rappelle au fond de quelle solitude je me traînais avant de l’avoir -retrouvée à Nice, un jour de soleil qu’elle était vêtue de blanc. Qu’on -se rappelle du fond de quelle solitude elle m’avait ramené vers une vie -moins morne. Qu’on se rappelle comme tout s’était transformé pour moi -depuis qu’elle m’avait permis de l’aimer.</p> - -<p>Elle était morte. Je retombais à ma solitude, mais à quelle solitude -plus sombre? Elle était morte; mais comment? Je ne savais rien. Mais où -aurais-je pu savoir quelque chose? Écrire? Interroger? Mon<span class="pagenum"><a name="page_208" id="page_208">{208}</a></span>trer trop -d’intérêt? Compromettre une morte? Et saurais-je les causes de cet -accident horrible? Qui les savait? Et si elle avait provoqué l’accident?</p> - -<p>Une crainte atroce s’installait en moi peu à peu. Je cherchais vainement -à l’éluder, car je ne songeais plus aux tortures que, le voulût-elle ou -ne le voulût-elle pas, mon adorable amie m’avait infligées. Cette -parfaite reconstitution de notre amour que j’avais si aisément élaborée -à mon retour d’Argenton, après ma fuite, elle s’était effacée tout d’un -coup à l’annonce de la catastrophe. Il ne m’en restait qu’un chaos -d’images vives où j’eusse été bien en peine de choisir. Et toutes mes -pensées ne se fixaient que sur un point: la mort de mon amie. La mort -emporte toutes nos pensées.</p> - -<p>Que n’aurais-je pas donné pour savoir comment mon amie était morte! De -toute sa vie qui m’avait échappé, dont ç’avait été mon tourment -quotidien de ne rien savoir, tout m’échappait donc, jusqu’à cette triste -consolation de savoir comment elle s’était achevée? De celle que -j’appelais Mienne, non sans en frémir chaque fois d’inquiétude, je ne -pouvais donc me flatter de posséder rien? Et sa tombe, loin de moi, je -ne savais même pas où, s’était à jamais fermée sur son mystère?</p> - -<p>Que parlé-je d’accident? Une crainte atroce m’obsédait. Est-ce que mon -amie, innocente peut-être, innocente en dépit de tout ce que j’avais vu -et de tout ce que j’avais cru voir, et désespérée de ma fuite, est-ce -que mon amie avait eu le triste courage...? Est-ce qu’elle était morte à -cause de moi, par moi, pour moi? Mais comment le savoir? Et comment -admettre qu’elle<span class="pagenum"><a name="page_209" id="page_209">{209}</a></span> eût entraîné ses enfants avec elle? Et pourquoi, si -elle était innocente, avait-elle eu recours à cette preuve déplorable?</p> - -<p>Tant de questions m’assaillaient à la fois devant le billet du -beau-frère que je tournais et retournais entre mes doigts! Et toujours, -tellement l’intelligence humaine s’atrophie dans les grandes -circonstances, toujours je revenais à cette misérable conclusion, que je -ne comprenais pas. Je ne comprenais pas. Et comment savoir? Savoir si -peu que ce fût, mais savoir quelque chose, savoir...</p> - -<p>Penché sur ce gouffre où j’avais eu, qu’on se le rappelle, le -pressentiment que notre amour s’était englouti dès mon départ -d’Argenton, j’essayais en vain d’imaginer ce que je n’arrivais pas à -déduire, faute d’éléments suffisants. Je m’accusais déjà d’être parti -sans attendre. Je me reprochais ma précipitation. Mais quoi? N’avais-je -pas vu qu’ils s’embrassaient dans le salon? Et mon amie aurait-elle pu -nier cette fois? Qu’eussé-je attendu? Et pouvais-je capituler encore une -fois, capituler toujours, et toujours accepter tout?</p> - -<p>Tout s’achevait de façon affreuse, par ce billet que le beau-frère -m’avait envoyé. Que je comprisse ou non, la mort brutale nous arrachait -l’un à l’autre: telle était la réalité nue, froide, impitoyable. Il me -souvint du poème de Charles Guérin que je lui avais lu, un jour, dans -cette même chambre jaune et bleue où j’étais seul à cette heure avec ce -billet tragique entre les doigts. Quel rapprochement! Quelle -coïncidence! Je blémis en me répétant le<span class="pagenum"><a name="page_210" id="page_210">{210}</a></span></p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes</i><br /></span> -<span class="i4"><i>Au gouffre brusque de la mort!</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Et soudain je me levai. N’avais-je pas là sous la main peut-être de quoi -m’éclairer? De toutes les lettres que mon amie m’avait écrites depuis -mon départ, je n’en avais pas ouvert une. Je les ouvris, je les -parcourus.</p> - -<p>La plus ardente passion s’y avouait sans contrainte. A n’en juger que -par ces pages brûlantes, où elle allait jusqu’à se déclarer prête à tout -abandonner pour me suivre, mon amie y apparaissait comme la Mienne que -j’avais rêvé qu’elle fût. Mienne? Ah! Mienne, quel rêve! Et -qu’avait-elle fait, ma Mienne adorée, ma pauvre Mienne? Dans sa dernière -lettre, elle me suppliait de lui revenir ou de l’appeler à moi. -Dépouillée de tout orgueil, elle me demandait de lui dire au moins que -je ne l’aimais plus, que je ne voulais plus d’elle; elle me promettait -de ne plus m’importuner ensuite. Et c’était tout. Plus rien. Je n’avais -rien répondu. Elle était morte. Était-elle morte à cause de moi? La -crainte atroce me harcela de nouveau. Les lettres de mon amie ne -m’avaient pas éclairé. Elles augmentaient seulement l’impuissante -tendresse de mes regrets.</p> - -<p>Mienne! Mienne chérie, Mienne imprudente, Mienne coupable même, est-il -vrai que tu aurais couru vers moi, si je t’avais appelée? Est-il vrai -que tu aurais abandonné tout pour vivre avec moi, tout, ton mari, tes -enfants, le luxe de ta maison, le plaisir de tes bals, ton existence -brillante et facile, pour mener à côté<span class="pagenum"><a name="page_211" id="page_211">{211}</a></span> de moi une vie simple, peut-être -difficile, hasardeuse en tout cas, et certainement sévère? Est-il vrai -que tu étais prête à braver pour moi l’opinion des gens que tu -fréquentais, et à supporter d’être sans doute méprisée? Est-il vrai que -tu te sentais enfin la force d’être mienne entièrement, jalousement, -comme je te voulais?</p> - -<p>Regrets, autre fumée, la plus âcre! Vous nous reliez du moins à ceux que -nous pleurons. Vous soutenez aussi nos pensées que la présence de la -mort épuise, et vous prolongez dans nos cœurs pour un temps, le plus -longtemps possible, ceux qui ne sont plus. Regrets de l’homme, vous êtes -son excuse et sa pudeur en face du néant. Regrets, inutiles regrets, -vous fus-je assez docile au long des jours qui suivirent la mort de -celle que j’aimais? Suis-je descendu assez bas, dans ma solitude -misérable, sous l’accablement de la douleur?</p> - -<p>Un jour, une quinzaine de jours après qu’il m’eut annoncé la mort de mon -amie, le beau-frère se présenta chez moi. J’étais dans mon atelier, -travaillant sans enthousiasme à des dessins commandés. Je le reçus comme -un ami qu’on n’a pas revu depuis plusieurs années.</p> - -<p>Je n’avais plus aucune rancune contre lui, et lui, de son côté, se -montra moins guindé que naguère. Nous nous tenions les mains longuement.</p> - -<p>—Cher ami...</p> - -<p>—Oui, dit-il, nous pensions que vous deviez avoir du chagrin.</p> - -<p>Il s’arrêta.</p> - -<p>—Alors je suis venu, dit-il.<span class="pagenum"><a name="page_212" id="page_212">{212}</a></span></p> - -<p>Il s’assit sur le divan que je débarrassais des cartons qui -l’encombraient.</p> - -<p>—C’est affreux, n’est-ce pas? fit-il. Mourir ainsi, à son âge! Elle -n’avait pas vingt-cinq ans. Vous ne trouvez pas que la mort des êtres -jeunes, en pleine santé, a quelque chose de bête qui révolte?</p> - -<p>—Votre billet m’a déconcerté, répondis-je. Je ne pouvais pas -comprendre.</p> - -<p>—Ç’a été si rapide! Figurez-vous...</p> - -<p>Au lendemain d’un orage qui avait grossi la Creuse, et en l’absence des -deux hommes, elle s’était embarquée pour une promenade, avec ses deux -enfants.</p> - -<p>—Elle allait quelquefois ainsi seule sur la rivière, mais le courant, -ce jour-là, était plus violent qu’à l’accoutumée. Si bien qu’à la pointe -de l’île, près de l’endroit où nous avions pêché, vous en souvient-il? -la barque s’est tout à coup retournée. Une femme a donné l’alarme, mais -les eaux jaunies par l’orage ont gêné les recherches. On a fouillé la -rivière jusqu’à la nuit close. On n’a retrouvé les trois cadavres que le -lendemain, au barrage du Moulin Vert. Dans quel état, vous le devinez.</p> - -<p>Je ne l’avais pas interrompu.</p> - -<p>—La barque s’est retournée, dis-je, mais comment expliquez-vous?...</p> - -<p>Il baissa la tête.</p> - -<p>—Hélas! Je n’ose pas vous dire comment je l’explique.</p> - -<p>—Que voulez-vous dire?</p> - -<p>—J’ai ma part de responsabilité dans cet abominable accident.</p> - -<p>—Vous?<span class="pagenum"><a name="page_213" id="page_213">{213}</a></span></p> - -<p>—Oui, et vous aussi.</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Oh! involontairement, fit-il. La fatalité s’en est mêlée.</p> - -<p>—Mais encore?</p> - -<p>—Vous vous rappelez que vous aviez fendu l’une des rames en son milieu?</p> - -<p>—J’avais chargé le jardinier de la consolider. Seulement, j’ai négligé -de vérifier ce qu’il avait fait, et même de m’assurer qu’il eût fait -quelque chose. Voilà ma faute, et de n’avoir pas remplacé, ce qui était -encore plus sûr, la rame fendue.</p> - -<p>—Alors?</p> - -<p>—Alors il est probable que, quand la pauvre petite a voulu virer pour -rentrer à la maison, peut-être avec un effort trop brusque, la rame -fendue s’est brisée contre le courant, et la malheureuse perdant -l’équilibre a dû entraîner la barque dans sa chute.</p> - -<p>Je me taisais. Il ajouta:</p> - -<p>—On a retrouvé les deux tronçons de la rame.</p> - -<p>—C’est affreux, dis-je.</p> - -<p>—Mon frère a failli devenir fou.</p> - -<p>—S’il y avait des paroles pour consoler, je me serais déjà fait un -devoir d’aller lui témoigner ma sympathie. Mais ne vaut-il pas mieux -respecter de telles douleurs?</p> - -<p>—Il est certain qu’on se sent bien maladroit devant ceux qui souffrent.</p> - -<p>—Et à quoi bon? dis-je.</p> - -<p>—Oh! dit-il, mon frère est énergique. Il se dompte. Il viendra vous -voir, il m’en a manifesté l’intention.<span class="pagenum"><a name="page_214" id="page_214">{214}</a></span> N’êtes-vous pas de ceux qui ont -connu la pauvre enfant quand elle n’était qu’une gamine? C’est presque -avec un de ses parents que mon frère croira s’entretenir d’elle. Elle -n’avait plus de famille.</p> - -<p>—Je sais.</p> - -<p>Il se levait. Il se ravisa. Il eut l’air gêné.</p> - -<p>—Je vais vendre la propriété d’Argenton, dit-il. Vous concevez que mon -frère ni moi ne pourrions plus vivre dans cette maison qui avait été -choisie par elle et pour elle.</p> - -<p>—En effet.</p> - -<p>—Et vous nous pardonnerez, si nous vous demandons de renoncer au projet -que nous avions eu...</p> - -<p>—Je vous en prie. Je comprends trop bien.</p> - -<p>—Merci, fit-il.</p> - -<p>Et il me secoua les mains.</p> - -<p>Cette fois, il s’en alla. N’était-il venu que pour s’acquitter de ce -dernier souci? Était-il venu plutôt pour me donner des remords? Avait-il -découvert notre secret, et voulait-il aggraver ma peine? Et devais-je -continuer à me méfier de cet homme impénétrable? Ou si j’avais tort, -toujours tort, de chercher là, comme partout, des complications pour -m’en torturer?<span class="pagenum"><a name="page_215" id="page_215">{215}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">C</span>INQ ou six semaines plus tard, ce fut le mari qui vint me surprendre -dans mon atelier.</p> - -<p>Il avait vieilli, il s’était voûté légèrement. Il ne se surveillait pas -comme jadis dans ses propos, il parlait avec moins de retenue. La -douleur l’avait transformé. Lui si réservé toujours jusqu’à sembler -insensible, il s’abandonna tout de suite devant moi sans fausse honte. -Jamais je n’avais souffert à cause de cet homme au point où j’en -souffris ce jour-là.</p> - -<p>Celle qui, vivante, avait fait de nous deux ennemis, conscients ou non, -nous dressa l’un en face de l’autre après sa mort dans une attitude plus -dangereuse. Je n’avais aucune envie de le revoir. Cet homme, je ne le -haïssais pas, je le détestais. Il avait été le maître de celle qui -voulait, ou qui m’avait déclaré qu’elle voulait être mienne. A son insu, -je le concède, mais en fait il avait pesé sur ma vie et sur le bonheur -auquel j’aurais pu prétendre. Morte celle que j’aimais, rompue toute -espérance, que venait-il faire chez moi?<span class="pagenum"><a name="page_216" id="page_216">{216}</a></span></p> - -<p>Il m’apportait une lettre, qu’il m’offrit dès les premiers mots.</p> - -<p>—Je l’ai trouvée dans le petit bureau de ma femme. Elle était à votre -nom. Elle vous appartient. La voici. J’ai pensé qu’il vous serait -précieux de recevoir ce souvenir d’elle. Vous ne l’ouvrez pas? Vous -n’êtes pas curieux.</p> - -<p>Je posais l’enveloppe cachetée sur la cheminée, dans une coupe de grès.</p> - -<p>—Je ne l’ouvre pas, et je ne l’ouvrirai pas, dis-je. Puisque mon amie -n’avait pas jugé bon de me l’envoyer, je me reprocherais de forcer son -vœu. Je la garderai précieusement en effet, comme un souvenir, mais -telle que vous l’avez trouvée.</p> - -<p>—Savez-vous que c’est d’un joli sentiment, cela?</p> - -<p>—Votre frère en rirait.</p> - -<p>—Mon frère ne rit plus. La maison est trop vide à présent. Toutes les -pièces nous en semblent trop grandes. La chambre des enfants...</p> - -<p>Il fit un effort. Des larmes lui venaient.</p> - -<p>—La chambre des enfants, je ne peux pas y entrer sans pleurer, comme je -fais ici, vous voyez? Ces deux petits lits, de chaque côté de la -fenêtre, qui semblent toujours attendre, c’est une chose qui vous -arrache le cœur. Oui, vous n’avez pas d’enfant, vous ne savez pas comme -on peut aimer ces êtres fragiles nés de vous et de la femme qu’on aime. -On en est fier. Ils étaient si beaux, mes petits garçons! Et déjà -tendres, affectueux, les vrais fils de leur maman.</p> - -<p>Il pleurait, les épaules hautes, penché en avant, le mouchoir sur les -yeux.</p> - -<p>J’allumai une cigarette.<span class="pagenum"><a name="page_217" id="page_217">{217}</a></span></p> - -<p>Il poursuivit:</p> - -<p>—J’aurais désiré pouvoir ne toucher à rien dans l’appartement, laisser -tout en place, comme autrefois. Je ne pourrai pas. Je n’aurai pas la -force. Je vous parlais de la chambre des enfants? Mais notre chambre, -Monsieur, que vous en dirai-je? Que vous en dirais-je? Nous faisions lit -commun, vous le savez, ma femme n’avait jamais voulu que nous eussions -deux chambres; eh bien! je ne peux pas me résoudre à coucher dans ce lit -où nous avons dormi côte à côte. Songez, Monsieur, que c’est là qu’elle -a mis au monde nos enfants, et que c’est là que nous nous sommes aimés.</p> - -<p>J’eus un geste, qui le trompa.</p> - -<p>—Oh! fit-il, je peux bien vous confier cela à vous qui l’avez connue -alors qu’elle n’était qu’une toute jeune fille, et qui l’aimiez d’une -bonne affection: en la perdant, j’ai perdu plus qu’une compagne -délicieuse; elle était une femme incomparable, la femme même que je -croyais impossible de rencontrer à notre époque. Jamais elle ne m’a -donné le moindre sujet d’inquiétude, le moindre motif de jalousie. Il ne -manque pas de femmes à présent dont on aurait plaisir à faire sa -maîtresse de quelques jours ou de quelques semaines; il n’y en a guère -dont on voudrait faire sa femme. Elle, je me félicitais chaque soir de -l’avoir rencontrée. Elle méritait l’estime et la gratitude.</p> - -<p>A cet homme en larmes qui m’étalait son bonheur magnifique, qu’aurais-je -répondu? Je me taisais.</p> - -<p>Il continua:</p> - -<p>—Non point qu’elle fût seulement une épouse<span class="pagenum"><a name="page_218" id="page_218">{218}</a></span> parfaite et, pour nos -enfants, une mère attentive. Elle avait cependant une façon toute -particulière d’égayer un intérieur et d’être, comme on dit vulgairement, -l’ange véritable de notre foyer. Et de telles vertus suffisaient à lui -gagner mon cœur. Mais elle avait de surcroît ce qui souvent fait défaut -aux meilleures épouses. C’était, comment dire? une façon toute -particulière aussi d’être autre chose qu’une compagne même parfaite. -Dans l’intimité, vous ne l’auriez pas reconnue. Oui, Monsieur, j’étais -arrivé jusqu’à mon âge sans soupçonner que l’amour pût n’être pas un -mythe poétique.</p> - -<p>J’écrasai ma cigarette dans un cendrier.</p> - -<p>Il continua:</p> - -<p>—Vous avez un jour entendu mon frère épiloguer lyriquement sur la -nécessité de la jalousie, et vous vous rappelez peut-être que je ne -l’approuvai pas. Mais vous rappelez-vous ce que ma femme lui -répondit?—qu’elle n’admettait pas qu’on fût jaloux quand on n’avait pas -sujet de l’être? Elle venait ainsi, et vous ne vous en êtes probablement -pas douté, d’établir le bilan exact de notre union. Quelquefois, certes, -elle jouait, par pur badinage, à s’assurer de mes sentiments, car elle -avait la touchante habitude, après plusieurs années de mariage, de me -demander à tout propos si je l’aimais toujours; et elle s’amusait -quelquefois, dis-je, à éveiller en moi un peu de jalousie. Tenez, un -soir, par exemple, elle me demanda, d’un air sérieux, ce que je ferais -si j’apprenais que vous étiez son amant. Mais pouvais-je m’alarmer? Au -même instant, elle m’attirait à elle et cette scène charmante se -passait, vous l’avez deviné, dans ce lit où<span class="pagenum"><a name="page_219" id="page_219">{219}</a></span> vous comprenez que je n’aie -plus le courage de me coucher.</p> - -<p>Immobile sur mon fauteuil, je m’y sentais rivé comme devant ma table -d’Argenton, naguère, dans cette nuit où j’avais entendu de quelle façon -ils s’aimaient. Quel nouveau cauchemar m’envahissait ici?</p> - -<p>Il continua:</p> - -<p>—Non, j’avais le droit d’être sûr d’elle. Elle me donnait assez de -preuves de son attachement. Et je ne parle pas de cet attachement moral -qui est de règle entre époux. C’est du physique aussi que je parle. On -voit en effet assez de ménages où la meilleure entente règne dans la -journée, mais où l’un des deux ne s’accommode pas, ou s’accommode mal de -l’autre, à de certaines heures. De là tant de maris, par ailleurs -excellents, qui ont une maîtresse, et des femmes, mères sans reproches, -qui s’égarent. Notez, Monsieur, que je ne suis pas de ceux qui ne -songent qu’aux plaisirs du lit: non, il y a des plaisirs plus dignes; -mais je ne les méprise pas, et j’estime que rien n’est sain comme -l’amour entre gens qui s’aiment. Or dans cette matière, je peux dire -qu’avec ma femme notre entente était complète. Non, non, je peux vous le -dire. Je le dirais à son père s’il était encore là, et vous êtes, vous -permettez? un peu son grand frère, n’est-ce pas? Je n’ai eu de ma femme -que des satisfactions. Cela n’est pas si commun. D’autant que j’avais -tout lieu d’appréhender que notre mariage ne tournât pas si bien. Elle -n’avait pas de dot et pas d’espérances, vous le savez, et j’étais ce -qu’on appelle un homme riche; encore que je ne sois pas spécialement -laid, je n’ai rien de séduisant, et je n’ai pas l’art de parler aux<span class="pagenum"><a name="page_220" id="page_220">{220}</a></span> -femmes: bref, je pouvais craindre de n’être que toléré, accepté, et rien -de plus. J’eus l’orgueil de la conquérir lentement. Si elle m’avait fait -de grandes protestations dès le début, je me serais tenu sur mes gardes. -Elle est venue à moi peu à peu, et j’ai vu naître et croître son -affection. Depuis un an, depuis six mois surtout, j’aurais pu, si -j’étais fat, tirer vanité de mon bonheur. Oui, Monsieur, de mon bonheur, -le mot n’est pas excessif. Pour un homme qui travaille durement toute la -journée à des travaux souvent fastidieux, il n’est pas de plus belle -récompense que de trouver chez soi, en rentrant, une femme douce, -tendre, et, mais oui, je n’en rougis pas, amoureuse.</p> - -<p>Il s’était tu. Je me taisais. Un silence se fit entre nous, que je fus -seul peut-être à remarquer. Lui était tout à ses souvenirs et à son -bonheur.</p> - -<p>Il reprit:</p> - -<p>—C’est curieux, comme la femme la plus modeste d’apparence peut se -révéler différente, et avec tant de simplicité, dans le secret de sa -chambre. Enfin, Monsieur, vous qui l’avez bien connue, auriez-vous cru -cela d’elle? Vous savez que nous allions souvent en soirée, et qu’elle -avait un goût assez vif pour la danse. Eh bien, quand nous rentrions, -tard, à l’aube parfois, après de longues heures où elle s’était -fatiguée, où elle avait été fêtée, complimentée, voire sollicitée, elle -ne se montrait jamais si ardente qu’à ces moments-là, et c’est moi qui -devais la modérer. Elle eût commis les pires imprudences.</p> - -<p>J’entendais à mes oreilles bourdonner la fièvre. Mes mains serraient, à -s’y faire mal, les poignées du fauteuil.<span class="pagenum"><a name="page_221" id="page_221">{221}</a></span></p> - -<p>Il continua:</p> - -<p>—Comment n’aurais-je pas eu confiance en elle? Vous l’avez vue dans le -monde, Monsieur, elle ne faisait pas la prude ni la mijaurée: elle -écoutait tout, et répondait: elle ne repoussait pas d’un air outré les -compliments; elle n’affichait pas son amour, ce qui est ridicule; bien -malin qui eût deviné si elle aimait son mari ou non! Mais bien maladroit -qui s’y fût risqué. Si un rustaud poussait trop loin ses essais de -galanterie, elle le remettait vertement à sa place. Elle avait souci de -son honneur autant que du mien. Ainsi, quelques jours avant...</p> - -<p>Il s’arrête, puis:</p> - -<p>—Au fait, dit-il, vous étiez là quand il est arrivé.</p> - -<p>—Qui donc?</p> - -<p>—Le médecin. Oui, et vous nous avez quittés la veille de l’algarade.</p> - -<p>J’ouvris de grands yeux.</p> - -<p>—Le soir même de votre départ, après le dîner où j’avais remarqué que -ma femme n’était pas dans son assiette, comme je m’inquiétais de sa -mauvaise mine, elle se jeta dans mes bras en pleurant. Quand elle put -parler, ce fut pour me demander que le médecin partît dès le lendemain. -«Ne me questionne pas, me dit-elle, j’ai mes raisons. Je ne veux plus -voir cet homme.» Je n’insistai pas. J’avais compris qu’il s’était oublié -devant elle. J’en eus la certitude le lendemain, lorsque je dus -signifier à ce triste sire son congé. Et je dis triste sire, parce que -je suis persuadé que je n’exagère pas. Je n’en veux à preuve que son -insolence à exiger des explications.</p> - -<p>Je le regardais. Ses yeux brillaient d’un éclat sombre.<span class="pagenum"><a name="page_222" id="page_222">{222}</a></span></p> - -<p>—Voilà ce que j’ai perdu, dit-il, j’ai tout perdu. Je suis un homme -fini.</p> - -<p>Je murmurai des mots d’encouragement, sans feu.</p> - -<p>—Oh! fit-il, je vous remercie de m’avoir écouté. Ce que je vous ai dit -m’a soulagé plus que tout ce que vous pourriez me dire. C’est vrai, cela -réconforte de parler de ceux qu’on aime à ceux qui les ont aimés aussi. -Car vous l’aimiez bien, n’est-ce pas, ma pauvre petite?</p> - -<p>Étaient-ce des larmes qui me troublèrent la vue?</p> - -<p>—Et vous permettez que je vienne vous parler d’elle quelquefois, de -temps en temps?</p> - -<p>—Autant qu’il vous plaira, répondis-je.</p> - -<p>—Ah! fit-il.</p> - -<p>Il s’était levé. D’un élan brusque il me prit par les épaules, me serra -contre lui et m’embrassa. J’eus les joues mouillées de ses larmes.</p> - -<p>Et il me laissa, veule et défait.<span class="pagenum"><a name="page_223" id="page_223">{223}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">H</span>UMILIÉ, je l’aurais été, si j’avais cru toujours aveuglément que ma -pauvre amie fût mienne. Hélas! J’avais trop douté d’elle et trop douté -du bonheur qu’elle s’efforçait de me procurer.</p> - -<p>La confession de son mari, qui m’étonna pour d’autres raisons, ne -m’écrasait pas à l’improviste. Et puis je ne suis pas tellement dépourvu -de sens critique: toute douloureuse qu’elle fût pour moi, l’ironie d’une -telle situation n’avait pas manqué de me frapper. Quelle misère! Il -était dit que je l’épuiserais toute. Il ne suffisait donc pas que -j’eusse à ce point souffert d’un partage où je ne trouvais pas mon -compte? Il fallait encore que la certitude me fût donnée, et par mon -rival, de son triomphe tranquille? Mienne, Mienne adorée, comme tu -mentais! comme tu mentais!</p> - -<p>Mais cette colère est morte aussi, apaisée peu à peu par le temps. Que -m’importe à cette heure de n’avoir pas été aimé, ou d’avoir servi de -jouet à une femme légère, ou d’avoir tiré d’une femme compatissante<span class="pagenum"><a name="page_224" id="page_224">{224}</a></span> -quelques chers instants de pitié? Il ne m’en reste pas moins que j’ai -aimé cette femme, quelle qu’elle fût, et nul ni rien ne m’enlèvera -jamais le souvenir de ce noir bonheur.</p> - -<p>Aussi bien, nul non plus, ni rien ne me prouvera que mon adorable amie -fût si coupable. Toutes les apparences conspirent contre elle; mais, à -mesure que s’éloignent ces jours assombris, j’affirmerais avec moins -d’âpreté qu’elle ne fut pas trahie par les circonstances. Que ne dois-je -pas conclure en sa faveur, par exemple, lorsque je songe qu’elle chassa -le médecin qui fut cause de ma fuite?</p> - -<p>Il est vrai cependant que la confession du mari ne me laissait pas de -doutes sur la qualité de leurs rapports. Mais, si je fais néanmoins des -réserves sur la véracité même de cette confession, sans d’ailleurs -accuser le mari d’autre chose que d’une trop faible perspicacité, je -demande à les garder. N’importe qui les fera tout aussi facilement que -moi. C’est de cet homme que j’ai tenu ma plus grande disgrâce. C’est de -lui que j’ai reçu le coup le plus cruel, dont je suis demeuré défait -pendant plus de six mois. Mais j’ai eu ma revanche. J’étais trop -malheureux. Il avait été trop heureux: il rendit gorge. Je ne m’en -réjouis pas, s’il faut le dire franchement; le malheur des autre n’a -jamais fait ma joie; mais je ne peux pas clore mon récit sans y -rapporter que, depuis la mort de sa femme, cet homme a souffert et -souffre peu à peu et de plus en plus tout ce que j’avais souffert -moi-même.</p> - -<p>Il m’avait donné le spectacle de son amour triomphant. Avec quelle -insultante assurance, je l’ai dit.<span class="pagenum"><a name="page_225" id="page_225">{225}</a></span> Pendant six mois, je ne le revis -pas. Il m’avait promis de revenir, il n’était pas revenu. Je ne m’en -plaignais pas, on me croira sans peine, et je ne serais pas allé vers -lui. Je pensais que je ne le reverrais plus, ou que, si je le -rencontrais, je le trouverais consolé. Je pensais qu’il l’était -peut-être déjà, et qu’il n’osait pas reparaître devant moi après m’avoir -en quelque sorte pris à témoin de l’ardeur durable de sa détresse.</p> - -<p>Il reparut.</p> - -<p>Mais il n’était pas consolé. Au contraire. Si la mort soudaine de sa -femme l’avait transformé dès la première heure en lui ôtant de cette -impassibilité dont il se cuirassait auparavant, il semblait, six mois -plus tard, moins impassible que jamais.</p> - -<p>Il parlait d’une voix saccadée. A tout propos il faisait des gestes. Il -ne se surveillait plus aucunement. J’avais en face de moi un homme -nouveau, que je devinais inquiet, agité, désemparé. Et son assurance de -naguère avait fondu.</p> - -<p>—Vous ne savez pas ce qui m’arrive? me dit-il après les phrases -d’excuse obligatoires.</p> - -<p>Je le regardai.</p> - -<p>—Je suis jaloux.</p> - -<p>—Jaloux?</p> - -<p>—Oui. Jaloux de ma femme. Jaloux d’une morte.</p> - -<p>Il avait tant de tristesse dans la voix que je me retins mal de frémir, -pressentant le drame.</p> - -<p>—Que dites-vous de ça?</p> - -<p>—Il faudrait m’expliquer...</p> - -<p>—Oh! c’est bien simple.</p> - -<p>Je dus cependant l’écouter avec attention pour démêler, au milieu de -nombreuses incidentes, qu’une<span class="pagenum"><a name="page_226" id="page_226">{226}</a></span> femme, une amie de la famille, une veuve, -qui s’était montrée particulièrement affectée par la catastrophe -d’Argenton, qui avait ensuite témoigné pour le veuf d’une sympathie -active, et qui enfin s’était offerte sans succès à remplacer la morte, -avait insinué que la morte ne méritait peut-être pas des regrets si -profonds et s’était, avec une discrétion terrible, refusée à préciser -davantage.</p> - -<p>—Vengeance de femme, déclarai-je d’un ton de mépris.</p> - -<p>Il se passa la main sur le front.</p> - -<p>—Évidemment, je le pense aussi, je me le dis, je me le répète. Mais...</p> - -<p>—Calomnies pures, affirmai-je.</p> - -<p>—Certes, calomnies pures. Mais rappelez-vous le couplet de <i>Figaro</i>: -Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose.</p> - -<p>—Voyons, Monsieur, vous êtes un homme. Vous...</p> - -<p>—Je suis très malheureux.</p> - -<p>Que répondre?</p> - -<p>—Depuis huit jours que le poison m’a pénétré, dit-il, je ne peux pas me -débarrasser de ce doute croissant, et je me torture à chercher des -preuves, des indices, des présomptions, que sais-je? tantôt pour le -réduire à néant et tantôt pour le justifier. Car j’en suis là, que -j’admets que ma femme ait pu n’être pas la femme fidèle que j’étais sûr -qu’elle était. Ne suffit-il pas que d’autres l’admettent ou l’insinuent? -Pour quelques mots perfides lancés par une gueuse...</p> - -<p>—Vous le voyez, vous le dites vous-même.</p> - -<p>—Je vois par-dessus tout que je ne suis plus sûr de rien. C’est odieux. -Que voulez-vous? J’ai réfléchi.<span class="pagenum"><a name="page_227" id="page_227">{227}</a></span> Je réfléchis. Je trouve qu’un bonheur -tel que celui que je croyais mien, n’est pas naturel, n’est pas -humainement possible. Vous le trouvez naturel, vous?</p> - -<p>Il me prenait de court. J’hésitai. Il le remarqua.</p> - -<p>—Vous le voyez vous-même, je vous renvoie votre argument: vous ne -protestez pas.</p> - -<p>—Pardon, je...</p> - -<p>—Mais non. Mon bonheur était trop beau pour être réel. Il ne faut pas -oublier les conditions de notre mariage, ni que j’étais riche, alors que -celle que j’épousai n’avait pas un sou. Jamais, vous le pensez bien, je -n’ai rien négligé pour que ma femme fût persuadée que je lui devais plus -qu’elle ne me devait. Mais quoi! je n’ai pas de ces illusions: un homme -qui achète une femme, n’a pas le droit d’exiger l’impossible, fût-il le -meilleur des hommes.</p> - -<p>—Vous devenez injuste, dis-je.</p> - -<p>—Je deviens juste, répliqua-t-il, amer. Je commence à me demander si -j’ai fait tout ce que je pouvais pour que ma femme n’eût aucune raison -de me considérer comme le maître que j’ai toujours redouté d’être. C’est -ma faute. Je n’ai peut-être pas eu assez de courage, je veux dire assez -de courage pour ne pas craindre de découvrir devant elle mes sentiments. -On est souvent victime de son orgueil. On s’imagine qu’on s’abaisserait -en se laissant voir tel qu’on est par une femme. On s’imagine que des -actes ont plus de portée que des paroles. Ah! ce doute qui m’est venu, -ce doute qui me ronge depuis huit jours, je conçois qu’il vous étonne. -Vous pensiez que nous étions un ménage parfait, n’est-ce pas? Oui, tout -le monde le pensait. Je le pensais aussi, tellement il y avait autour de -nous<span class="pagenum"><a name="page_228" id="page_228">{228}</a></span> de ménages moins bons. Et voilà tout à coup que je m’aperçois que -je n’ai jamais su si ma femme était heureuse ou non par moi, et voilà -que je doute qu’elle l’ait été, et voilà que je doute de ses -protestations. Je vous semble ridicule?</p> - -<p>Il ne me semblait pas ridicule, ai-je à le confirmer? J’avais porté trop -longtemps en moi l’angoisse dont il ne commençait que d’être atteint. -Comment l’apaiser? Il me faisait pitié. Mais nul héroïsme ne m’animait à -son endroit. Et si j’avais envie de lui démontrer qu’il s’égarait, et si -je mis toute mon éloquence en œuvre pour le lui démontrer, en effet, ou -pour essayer de le lui démontrer, ce ne fut point par grandeur d’âme; ce -fut par jalousie, ma jalousie tenace, car j’étais offensé qu’il pût -éprouver lui aussi cette angoisse que mon amour avait atrocement -savourée.</p> - -<p>Eus-je le talent de convaincre ce malheureux qui m’avait si -singulièrement choisi pour confident de sa peine? Il s’en alla -rasséréné, du moins en apparence, et confondu de gratitude, me -sollicitant de ne pas lui refuser mon amitié, d’excuser sa faiblesse, et -de permettre qu’il vînt m’importuner encore.</p> - -<p>Il revint donc.</p> - -<p>Il revint plusieurs fois.</p> - -<p>Chaque fois, il me parut un peu plus inquiet. Son inquiétude n’avait eu -d’abord qu’une forme assez vague; il ne cherchait à ses doutes que des -raisons d’ordre en quelque manière logique, et abstraites; il faisait, -somme toute, de la jalousie dans le vide. Mais peu à peu, il se mit à -examiner l’une après l’autre les personnes de son entourage, à se -remémorer ce que sa femme lui avait dit de chacune d’elles, quelle<span class="pagenum"><a name="page_229" id="page_229">{229}</a></span> -avait été leur attitude, et la qualité de leurs relations, quels avaient -pu être leurs sentiments. Ses soupçons prirent corps. Sa jalousie -rétrospective se fixa peu à peu sur ses différents amis. Il n’admettait -plus, comme aux premières heures, que sa jalousie pût être injustifiée. -Qu’elle lui fût venue, lui semblait un motif de la subir. Toutes les -objections que je lui présentais, elles étaient peut-être mauvaises: il -les discutait et les repoussait.</p> - -<p>J’assistai, morne et contrit, au lent supplice qu’il s’imposa. Je ne -reconnaissais pas, en cet homme ardent et sans orgueil, l’homme modéré, -froid et distant de naguère. J’assistai, morne et soumis, au progrès de -sa passion.</p> - -<p>—Jamais je n’aurais cru, me disait-il, que je pouvais aimer ainsi.</p> - -<p>Il ne se reconnaissait pas lui-même, et ne rougissait pas de me -l’avouer. Tandis qu’il doutait davantage de sa femme morte, il -regrettait davantage de l’avoir perdue sans lui avoir donné de son amour -des témoignages victorieux.</p> - -<p>—Si j’avais su, disait-il, si j’avais su, je l’aurais reconquise, je -l’aurais conquise.</p> - -<p>A d’autres moments, il évoquait ses meilleurs souvenirs.</p> - -<p>—Comment l’aurais-je soupçonnée? disait-il. Avant sa mort elle était -plus tendre qu’au lendemain de notre mariage. Depuis quelque temps, je -n’y songe pas sans une douce émotion, elle m’appelait <i>mon mien</i>. -N’était-ce pas d’une femme qui aime?</p> - -<p>Puis, comme je ne répondais rien, et après un silence:</p> - -<p>—Oui, murmurait-il, mais n’était-ce pas d’une<span class="pagenum"><a name="page_230" id="page_230">{230}</a></span> femme qui veut endormir -et tromper? Franchement, trouvez-vous naturel qu’une femme se montre de -plus en plus amoureuse?</p> - -<p>Parfois, il parlait du médecin qu’il avait, à la prière de sa femme, -expulsé d’Argenton.</p> - -<p>—Qu’y avait-il entre eux? se demandait-il devant moi. Qu’y a-t-il eu -plutôt? Avait-il eu vent de quelque chose, et s’était-il cru en droit de -profiter d’un secret dérobé, le scélérat, pour se faire malproprement -payer sa discrétion? Car il n’y avait rien entre eux, n’est-ce pas? -C’est bien votre avis aussi?</p> - -<p>Avec la même déconcertante franchise, il me tint au courant de toutes -ses recherches et de ses perplexités. Il commit des erreurs. Il se -brouilla sans hésitation avec plusieurs de ses amis. Mais, parce que je -me gardais de l’interroger, je ne peux fixer ici de sa passion que ce -qu’il m’en conta. S’il alla jusqu’à des violences, je ne le sais point. -Je ne sais que ce qu’il m’a dit. Il ne m’a certainement pas dit tout. -Par le peu que je sais, j’imagine cependant sans trop de peine jusqu’à -quelles démarches inconsidérées il a dû descendre.</p> - -<p>A-t-il soupçonné son frère, comme je l’avais moi-même soupçonné? Je ne -le nierais pas. La dernière fois que je le vis, il me laissa -l’impression d’un homme qui ne se possède plus. Cet homme-là, je ne -jurerais pas qu’il ne fût pas capable de rompre ses plus chères -affections, et peut-être de pis encore.</p> - -<p>La dernière fois que je le vis, en effet, il entra chez moi d’un air -sombre. C’était environ quinze mois après la mort de sa femme. Ses yeux -avaient un regard dur.</p> - -<p>Au lieu de s’asseoir sur mon divan, comme il s’y asseyait d’habitude -sitôt que j’en avais ôté pour lui<span class="pagenum"><a name="page_231" id="page_231">{231}</a></span> les cartons qui l’encombraient, il se -mit à marcher de long en large dans mon atelier.</p> - -<p>Il ne parlait pas. Je l’observais, en rangeant des papiers.</p> - -<p>Soudain, il se décida.</p> - -<p>—Après la mort de ma femme, dit-il, je vous ai apporté une lettre que -j’avais trouvée à votre nom dans son bureau.</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Cette lettre, vous ne l’aviez pas ouverte devant moi.</p> - -<p>—Je ne l’ai jamais ouverte.</p> - -<p>Il me regarda.</p> - -<p>—Vous l’avez encore?</p> - -<p>—Oui. Elle est là.</p> - -<p>Je désignais l’armoire.</p> - -<p>—Me la montreriez-vous? fit-il, la voix rauque.</p> - -<p>J’avais compris.</p> - -<p>—Non, dis-je, calme et résolu. Cette lettre n’appartient ni à moi ni à -vous. Elle ne sortira pas de cette armoire. Au reste, elle ne vous -apprendrait rien, soyez-en persuadé.</p> - -<p>—Je la veux, répondit-il, changeant de ton.</p> - -<p>—N’insistez pas.</p> - -<p>—Je la veux, cria-t-il.</p> - -<p>Et il se dirigeait vers l’armoire.</p> - -<p>Je le saisis par le bras.</p> - -<p>—Vous êtes fou?</p> - -<p>Ses lèvres tremblaient.</p> - -<p>—Allez-vous-en, lui dis-je.</p> - -<p>Je le poussai dehors. Il ne résista pas.</p> - -<p>Je ne l’ai plus revu.<span class="pagenum"><a name="page_232" id="page_232">{232}</a></span></p> - -<hr style="width: 15%;" /> - -<p class="nind"><span class="letra">E</span>TRANGES retours de la fortune et de la passion! De ces deux hommes qui -aimèrent la même femme, bien que je sois l’un d’eux, je ne saurais -affirmer que celui-là fut le plus malheureux dont j’ai le plus -longuement conté l’histoire.</p> - -<p>Je n’avais jamais eu pour mon rival, pour mon rival heureux, une haine -profonde: il n’était pas volontairement responsable de ma misère: il ne -m’avait pas supplanté. Quand son bonheur s’effrita, si ma jalousie eut -des flambées nouvelles, j’éprouvai surtout pour lui de la pitié. Celle -que nous aimions tous deux était morte. Des souffrances qu’elle m’avait -infligées, à son corps défendant peut-être, je conservais un souvenir -douloureux, mais je conservais aussi le souvenir chaud des joies qu’elle -m’avait dispensées. Mon rival, mon rival désormais malheureux, ne -pouvait pas trouver dans sa misère les consolations que j’avais trouvées -dans la mienne: celle que nous aimions était morte; il ne pouvait plus -chercher au fond de ses yeux le regard qui désarme; il ne pouvait plus<span class="pagenum"><a name="page_233" id="page_233">{233}</a></span> -espérer qu’une parole, même mensongère, même compatissante, dissipât ses -doutes; il ne pouvait plus rien espérer. Plus rien. Sa misère était à -jamais sans recours. La mienne? N’en parlons pas. Je n’en ai parlé que -trop.</p> - -<p>Tous deux évidemment, et chacun pour soi, nous fûmes coupables. En face -de la même femme que nous aimions, chacun de nous avait cru, pour des -motifs différents, qu’elle était sienne. Ni l’un ni l’autre n’avait eu -le courage et la faiblesse de la forcer à se faire connaître. J’étais -trop timide et trop résigné, il était trop fier et trop confiant; -j’avais eu trop de franchise, et lui trop de pudeur; mon amour s’était -livré trop naïvement, le sien s’était trop sévèrement dissimulé. Entre -nous deux, celle que nous aimions, qu’avait-elle voulu? qu’avait-elle -pensé? Lui ni moi ne le saurons jamais. Et de nous trois, puis-je même -accuser celui-là plutôt que celui-ci? Et plaindra-t-on l’un plutôt que -l’autre?</p> - -<p>Dans notre pauvre aventure, la morte n’a peut-être pas eu le lot le -moins enviable. Sans cet accident horrible que je ne veux tenir que pour -tel, sans cet accident qui ne prouve rien, qui n’achève rien, que fût-il -advenu de nous? Y avait-il au drame que nous jouions une issue qui ne -dût pas être désastreuse? En éliminant le cas du mari, dont la passion -ne dépendit que de la mienne brisée, que nous permettait d’attendre -notre amour dangereux? Les moralistes me répondraient que l’adultère -sème son châtiment. Je ne discuterai pas.</p> - -<p>Quant au mari, je ne sais pas comment il supporte sa détresse que je vis -poindre et grandir. Pendant près<span class="pagenum"><a name="page_234" id="page_234">{234}</a></span> d’un an, je n’ai pas eu de nouvelles -de lui. Tout m’incite à supposer néanmoins qu’il n’a pas recouvré son -sang-froid de jadis, ni ce calme dont je comprenais que sa femme fût -excédée.</p> - -<p>Au dernier Salon, en effet, j’avais envoyé, comme je l’ai dit dès les -premières lignes, un simple moulage d’étude: une femme nue, couchée sur -le côté droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le -visage enfoui dans le creux des bras croisés haut, de sorte que l’on -n’apercevait de sa poitrine que la naissance du sein gauche. -Inconsciemment plutôt que sottement, j’appelais cela: <i>Souvenir</i>. Or, -huit jours après le vernissage, un inconnu se jeta comme un furieux sur -cette œuvre sans mérite et la détruisit à coups de marteau. Des -journalistes venus m’interroger, me répétèrent les initiales du nom de -ce fou, la police ne leur en ayant pas appris davantage. Je n’ai pas -besoin de dire qui était ce malheureux, ni que je demandai que l’affaire -n’eût pas de suites.</p> - -<p>Sans cette affaire, je ne me serais probablement pas aperçu que j’avais -fait prendre à mon modèle une pose que prenait d’habitude, décente et -narquoise à la fois, quand elle se mettait au lit, la femme adorable que -je pleure toujours. C’eût été de ma part imprudence et goujaterie, si je -n’avais pas agi sans dessein. Il a fallu que le mari, plus lucide et -pour cause, se crût outragé. Maladroit, sans le vouloir, j’ai provoqué -la rage de cet homme. Je lui ai de moi-même fourni la preuve qu’il eût -peut-être vainement cherchée ailleurs.</p> - -<p>N’est-il pas superflu que je détaille à présent la couleur de mes -souvenirs? Ce <i>Souvenir</i>, que j’exposais<span class="pagenum"><a name="page_235" id="page_235">{235}</a></span> au dernier Salon, témoigne -assez que je n’ai rien oublié, et que, le désirant, je n’oublierais -rien: mon amie perdue est en moi le plus puissant de ces fantômes que -chacun de nous porte au profond de sa conscience. Elle dirige, sans que -je m’en rende toujours compte, le cours de mes songes. Au milieu de mes -travaux, au milieu de ces travaux où j’use mes journées et déroute mes -rêveries, elle est présente; elle y serait malgré moi. Je l’aimais comme -je crois que je n’aimerai jamais. On n’aime qu’une fois dans sa vie avec -tant d’enthousiasme et d’abandon. Si j’aime de nouveau, ce serait avec -moins d’exigence et plus d’habileté. Mais pourrais-je aimer?</p> - -<p>Hélas! si les douleurs anciennes ne disparaissent pas tout entières de -nous, elles ne persistent pas davantage avec leur acuité qui nous fut -chère. Elles fondent, elles s’usent, comme une falaise abrupte que lèche -l’océan; elles s’arrondissent: elles deviennent de tendres et cruels -souvenirs, autour de quoi montent, écument et sonnent nos agitations -perpétuelles. Que répondrai-je, si, me voyant silencieux et morose, on -me demande: à quoi pensez-vous?</p> - -<p>O Mienne, Mienne! Toi que je nommais Mienne, à qui étais-tu? Quelle -étais-tu? Le savais-tu seulement? Tête chérie dont je n’ai jamais connu, -dont nul n’a peut-être jamais connu le secret, cœur que j’ai senti -battre sous ma main tremblante, cœur fragile, cœur qui ne bats plus sous -la main de personne, trésor anéanti, orgueil et désespoir de qui t’aima, -ô mon amour! Voilà que je ne sais plus, moi non plus, quelle tu étais -pour moi. A mesure que le temps passe, j’ai bien l’impression que je ne -te vois plus tout à fait comme<span class="pagenum"><a name="page_236" id="page_236">{236}</a></span> je te voyais, et je sais aussi que ton -image peu à peu se modifiera devant mes yeux qu’en vain je ferme pour -qu’elle ne me mente point. Tu m’échappas vivante. Est-ce que ton -souvenir m’échappera? Se peut-il que je ne garde pas toujours neuve -cette image charmante qui fut celle de tes derniers moments, celle de ta -jeunesse, de ta belle jeunesse ravie? Où fuis-tu, mon amour? Où me -fuis-tu? Suis-je déjà si vieux? Mienne, Mienne que j’ai mal connue, -Mienne que je n’ai pas connue, vais-je déjà ne plus me reconnaître? -Vais-je déjà m’étonner que ce soit moi qui porte au flanc cette blessure -qui saigne?</p> - -<p class="fint">FIN<span class="pagenum"><a name="page_237" id="page_237">{237}</a></span></p> - -<p class="fint"> -ACHEVÉ D’IMPRIMER<br /> -EN DÉCEMBRE 1924<br /> -PAR F. PAILLART A<br /> -ABBEVILLE (SOMME).<br /></p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_240" id="page_240">{240}</a></span>  </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_238" id="page_238">{238}</a></span>  </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_239" id="page_239">{239}</a></span>  </p> - -<div class="boxx"> - -<p class="big">BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON</p> - -<p>Anthologie des Écrivains Morts à la Guerre (1914-1918)</p> - -<p>Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15 × 21</p> -</div> - -<table cellpadding="0"> -<tr><td align="left">Exemplaires ordinaires</td><td align="left">100 fr.</td><td class="c"> les 4 volumes</td></tr> -<tr><td align="left">Exemplaires sur Madagascar (nᵒˢ <small>I</small> à <small>XXV</small>)</td><td class="c">1120 fr.</td><td class="c">—</td></tr> -<tr><td align="left">Exemplaires sur Lafuma pur fil (nᵒˢ 1 à 250)</td><td align="left">336 fr.</td><td class="c">—</td></tr> -</table> - -<div class="boxx"> -<p>Format in-8º couronne (12 × 19)</p> - -<p><span class="un">ROMANS & CONTES</span></p> - -<p> -BALKIS<br /> -<i>Personne.</i><br /> -<i>En marge de la Bible.</i><br /> -<br /> -PIERRE BILLOTEY<br /> -<i>Le Pharmacien spirite.</i><br /> -<i>Raz-Bobeul.</i><br /> -<br /> -SUZANNE DE CALLIAS<br /> -<i>Jerry.</i><br /> -<br /> -NONCE CASANOVA<br /> -<i>La Libertine.</i><br /> -<i>Messaline.</i><br /> -<br /> -RENÉE DUNAN<br /> -<i>Baâl.</i><br /> -<br /> -RAYMOND ESCHOLIER<br /> -<i>Le Sel de la Terre.</i><br /> -<br /> -MAURICE D’HARTOY<br /> -<i>L’Homme Bleu.</i><br /> -<br /> -RENÉ-MARIE HERMANT<br /> -<i>Kniazii.</i><br /> -<i>En détresse.</i><br /> -<i>La Femme aux hommes.</i><br /> -<i>Fakir.</i><br /> -<br /> -JONQUEL ET VARLET<br /> -<i>Les Titans du Ciel.</i><br /> -<i>L’Agonie de la Terre.</i><br /> -<br /> -MAGALI-BOISNARD<br /> -<i>Mâadith.</i><br /> -<i>L’Enfant taciturne.</i><br /> -<br /> -GEORGES MAUREVERT<br /> -<i>Le Grand Plagiat.</i><br /> -<br /> -MARCEL MILLET<br /> -<i>La Lanterne chinoise.</i><br /> -<br /> -ALICE ORIENT<br /> -<i>La Tunique verte.</i><br /> -<br /> -GASTON PICARD<br /> -<i>La Surprise des Sens.</i><br /> -<br /> -THIERRY SANDRE<br /> -<i>Mienne.</i><br /> -<i>Le Purgatoire.</i><br /> -<br /> -P.-J. TOULET<br /> -<i>Béhanzigue.</i><br /> -<br /> -THÉO VARLET<br /> -<i>La Bella Venere.</i><br /> -<i>Le Dernier Satyre.</i><br /> -<i>Le Démon dans l’âme.</i><br /> -<br /> -VARLET ET BLANDIN<br /> -<i>La Belle Valence.</i><br /> -<br /> -WILLY ET MENALKAS<br /> -<i>L’Ersatz d’Amour.</i><br /> -<i>Le Naufragé.</i><br /> -</p> - -<p><span class="un">POÉSIE</span></p> - -<p> -JOACHIM DU BELLAY<br /> -<i>Les Amours de Faustine.</i><br /> -<br /> -FAGUS<br /> -<i>La Danse Macabre.</i><br /> -<i>La Guirlande de l’Épousée.</i><br /> -<i>Frère Tranquille.</i><br /> -<br /> -ANDRÉ FONTAINAS<br /> -<i>Récifs au Soleil.</i><br /> -<br /> -LUCIEN JACQUES<br /> -<i>La Pâque dans la Grange.</i><br /> -<br /> -TRISTAN KLINGSOR<br /> -<i>Humoresques.</i><br /> -<br /> -LOYS LABÈQUE<br /> -<i>Le Miroir mystique.</i><br /> -<br /> -ALPHONSE MÉTÉRIÉ<br /> -<i>Le Livre des Sœurs.</i><br /> -<i>Le Cahier Noir.</i><br /> -<br /> -MUSÉE<br /> -<i>Héro et Léandre.</i><br /> -<br /> -HENRY MUSTIÈRE<br /> -<i>La Nouvelle Franciade.</i><br /> -<br /> -JEAN ROYÈRE<br /> -<i>Poésies.</i><br /> -<br /> -CH. DE SAINT-CYR<br /> -<i>Le Livre d’Iseult.</i><br /> -<br /> -JEAN SECOND<br /> -<i>Le Livre des Baisers.</i><br /> -<br /> -THEO VARLET<br /> -<i>Aux Libres Jardins.</i><br /> -</p> - -<p><span class="un">THÉÂTRE</span></p> - -<p> -HENRY STRENTZ<br /> -<i>Théâtre de Hans Pipp.</i><br /> -<i>Nouveau Théâtre de Hans Pipp.</i><br /> -</p> - -<p><span class="un">LITTÉRATURE</span></p> - -<p> -ATHÉNÉE<br /> -<i>Le Chapitre Treize.</i><br /> -<br /> -FAGUS<br /> -<i>Essai sur Shakespeare.</i><br /> -<br /> -LÉON BOCQUET<br /> -<i>Les Destinées Mauvaises.</i><br /> -</p> - -<p><span class="un">ART</span></p> - -<p> -LE FAUCONNIER<br /> -<i>Album</i>, préface de <i>J. Romains</i>.<br /> -</p> - -<p> -Exemplaires sur Alfa français 7.50<br /> -<span style="margin-left: 1em;">— Arches 22 —</span><br /> -Exemplaires sur Hollande 33 —<br /> -<span style="margin-left: 1em;">— Japon 55 —</span><br /> -</p> - -<p>Histoire des Régiments de Gardes d’honneur (1813-1814).</p> - -<p>Par le Docteur LOMIER (Préface d’Édouard <span class="smcap">Driault</span>).</p> - -<p> -Un volume de 500 pages, format 15 × 21 25 fr.<br /> -</p> -</div> - -<hr class="full" /> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MIENNE</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. 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If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg™ License when -you share it without charge with others. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. 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The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work -on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the -phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: -</div> - -<blockquote> - <div style='display:block; margin:1em 0'> - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most - other parts of the world at no cost and with almost no restrictions - whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms - of the Project Gutenberg License included with this eBook or online - at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg™ License. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format -other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg™ website -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain -Vanilla ASCII” or other form. 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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any -Defect you cause. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of -volunteer support. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/68199-h/images/colophon.jpg b/old/68199-h/images/colophon.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 48ff8f8..0000000 --- a/old/68199-h/images/colophon.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/68199-h/images/cover.jpg b/old/68199-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index e81c2d8..0000000 --- a/old/68199-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
