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-The Project Gutenberg eBook of Mienne, by Thierry Sandre
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Mienne
-
-Author: Thierry Sandre
-
-Release Date: May 29, 2022 [eBook #68199]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed
- Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was
- produced from scanned images of public domain material from
- the Google Books project.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MIENNE ***
-
-
-
-
-
-
- MIENNE
-
- JUSTIFICATION DU TIRAGE
-
-
- Il a été tiré
-
- 5 exemplaires sur Japon, numérotés de 1 à 5.
- 15 exemplaires sur Hollande, numérotés de 6 à 20.
- 30 exemplaires sur Arches, numérotés de 21 à 50.
-
- La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage.
-
-
- _Tous droits de reproduction réservés._
- _Copyright 1923 by Edgar Malfère._
-
-
-
-
- BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
-
- THIERRY SANDRE
-
- MIENNE
-
- ROMAN
-
- --«Elle semble votre propriété,
- car c’est vous seul qui pouvez la
- rendre heureuse.»
-
- [Illustration: colophon]
-
-
- AMIENS
- LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
- 7, RUE DELAMBRE, 7
-
- 1923
-
-Treizième mille.
-
-
-
-
- ON TROUVE CHEZ LE MÊME ÉDITEUR:
-
-
- JEAN SECOND: _LE LIVRE DES BAISERS_, texte latin de JEAN SECOND
- accompagné d’une traduction par THIERRY SANDRE, précédé d’un poème
- de PIERRE LOUYS, suivi de quelques imitations de Ronsard, Baïf et
- Belleau, le tout dédié à l’unique Psyché.
-
- JOACHIM DU BELLAY: _LES AMOURS DE FAUSTINE_. Poésies latines
- traduites pour la première fois et publiées avec une introduction
- et des notes par THIERRY SANDRE.
-
-
- PROCHAINEMENT:
-
- MUSÉE: _LA TOUCHANTE AVENTURE DE HÉRO ET LÉANDRE_ remise au jour,
- traduite en prose nouvellement et publiée, avec la translation en
- vers qu’en fit Clément Marot et quelques autres pièces utiles ou
- curieuses, par THIERRY SANDRE.
-
-
- A FRANCIS CARCO,
-
- amicalement
- et en souvenir des jours
- de Jean-Marc Bernard, de Jean Pellerin
- et de Paul-René Cousin,
- jours heureux.
-
-
- --θεδέ δέ σοι πῆμ᾽ οὐδέν, ἀλλ᾽ αὐτὸς σὺ σοί
-
- --Un Dieu t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi.
-
-
-
-
- _Le 9 août 1923._
-
-_VOUS désiriez savoir ce qu’il y a de vrai dans cette aventure où mon
-nom fut mêlé et dont une partie de la presse parisienne s’est longuement
-occupée pendant au moins trois jours? Vous l’auriez su plus tôt, chère
-vieille grande amie qui connaissez à peu près tout de mon existence, ou
-tout ce qui en est avouable, même à la chère vieille grande amie que
-vous êtes pour moi; vous l’auriez su plus tôt, n’en doutez point, si
-j’avais appris plus tôt que vous désiriez le savoir. Mais, dans la
-soirée du jour où le scandale éclata, je quittai Paris en ordonnant à ma
-concierge de garder mon courrier jusqu’à nouvel ordre. Je me promettais
-de ne lui donner ce nouvel ordre qu’après un mois de silence: pendant un
-mois je voulais disparaître, être seul, être loin, je voulais ne pas
-déplier un journal, ne pas ouvrir une lettre, même une lettre de vous,
-chère vieille grande amie; et vous me pardonnerez quand vous saurez
-tout, puisque je suis prêt à vous en dire plus que vous ne désiriez en
-savoir peut-être: et vous saurez tout, parce que j’ai besoin d’un
-confident,--mieux: d’une confidente, car les femmes sont seules dignes,
-à mon avis, de porter le poids de certaines confidences._
-
-_Votre lettre m’est enfin arrivée aujourd’hui, avec une cinquantaine
-d’enveloppes que je n’ai pas encore décachetées. Elle m’appelle aux
-confidences? Mais comment n’ai-je pas songé à me réfugier tout de suite
-auprès de vous? J’y ai songé. C’est une pudeur qui m’a retenu,
-l’indispensable pudeur de l’amitié, vertu difficile dont on fit
-justement une déesse en des temps plus barbares que le nôtre. Il y a des
-secrets que la bouche refuse de révéler, même à voix basse. Ainsi chacun
-de nous, souvent, à l’insu de ceux qu’il aime, enferme dans son cœur de
-quoi composer un drame. Si l’on pouvait y voir jusqu’au fond, quelles
-tragédies ne découvrirait-on pas dans le cœur des moins suspects? Nous
-côtoyons à tout instant des abîmes, et nous sommes devant nos plus chers
-amis comme ces anarchistes qui ont l’air timide et cachent dans leur
-poche une bombe dont un rien provoquerait l’explosion._
-
-_Doit-on avouer qu’on est dangereux? On peut s’en vanter, certes, car à
-notre époque on est volontiers vaniteux, et vaniteux sans propos, à
-moins que l’on ne se montre humble sans plus de propos, autre forme de
-vanité; mais qui oserait avouer simplement? La franchise est terrible.
-Si je ne vous le disais pas, je dirais que je n’ai jamais rencontré
-d’homme ni de femme sincère: nous avons peur de nous faire voir tels que
-nous sommes, et nous préférons par scrupule ressembler à tout le monde,
-ou par orgueil nous mettre en scène comme des monstres que nous ne
-sommes pas toujours. N’étant pas meilleur qu’un autre, je serais
-incapable de livrer devant vous, sous votre regard, chère vieille grande
-amie, le secret de mon cœur. Mais je peux vous écrire ce que je me
-senss incapable de vous avouer de vive voix. Et je veux vous l’écrire.
-Aussi bien je me laisserai moins facilement emporter que si je parlais.
-En parlant, le mieux disposé risque d’être dupe de ses intentions, et de
-s’apitoyer sur son propre compte ou de se noircir à l’excès, car la
-parole grise, et la vérité ne peut qu’y perdre. Or je vous ai promis la
-vérité, et vous saurez tout de ce scandale qui vous inquiéta._
-
-_Et d’abord, il ne faut point user d’un si grand mot pour ce qui ne fut
-qu’un incident. Quelques journalistes se sont plu à en exagérer
-l’importance parce qu’ils manquaient à ce moment de sujets de
-chroniques. Pour moi, je ne m’émeus guère des traits que plusieurs de
-ces messieurs ne me ménagent pas depuis quinze ans que j’expose au Salon
-des pierres sculptées: ils gagnent leur vie comme ils peuvent, ces
-malheureux, et c’est sans méchanceté que, le plus souvent, ils
-déshonorent une famille ou réduisent un artiste à la misère dont ils ne
-sont pas sortis. La plupart d’entre eux seraient bien en peine si on
-leur remontrait qu’ils assument trop légèrement de lourdes
-responsabilités. Au reste, vais-je vous laisser croire longtemps que mon
-affaire fut si grave?_
-
-_J’avais envoyé cette année au Salon un simple moulage, faute de temps,
-et aussi parce que j’étais sans goût pour tailler dans la pierre une
-œuvre autour de laquelle j’attendais moins de bruit. Une œuvre d’art,
-poème, tableau, sonate ou statue, n’est belle que si elle saigne du sang
-de l’artiste; nul artiste ne l’ignore et ne s’y trompe; les profanes,
-eux, parlent d’imagination: nous voyons autrement, mais l’ignorance de
-la foule nous permet de souffrir en public sans crainte d’être surpris
-sous le voile de l’art: et j’espérais que ma statue de cette année
-passerait insoupçonnable. C’était une femme, nue, couchée sur le côté
-droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le visage
-enfoui dans le creux des bras croisés haut: étude évidente d’une torsion
-de buste toute en souplesse, étude sans quoi que ce fût de hardi, et
-l’on n’apercevait de la poitrine de cette femme que la naissance du sein
-gauche. Il n’y avait rien là, vous le concevez, qui pût arrêter la
-foule. Le temps n’est plus où Clésinger, pour s’astreindre aux
-convenances, ajoutait un aspic à sa_ Rêverie d’Amour _afin qu’on la
-tolérât sous le nom qu’elle a toujours de_ Femme au Serpent. _Rien ne
-m’empêchait d’appeler mon œuvre_: Souvenir, _titre modeste, et banal à
-souhait. Bref, une semaine entière s’écoula depuis le jour du
-vernissage, et ma statue n’avait été remarquée à peu près par personne,
-et deux critiques seulement l’avaient signalée en quatre mots comme
-honorable, sans plus._
-
-_L’incident eut lieu le huitième jour, soudain. J’appris, par des
-reporteurs qui venaient m’interroger, qu’un inconnu s’était jeté comme
-un furieux sur le moulage de mon Souvenir et l’avait détruit à coups de
-marteau._
-
---_Un inconnu? demandai-je._
-
---_La police ne donne que les initiales de son nom._
-
-_Et on me les répéta._
-
---_Ce détail vous éclaire-t-il?_
-
---_Non, répondis-je._
-
---_C’est un fou, proposa l’un des journalistes._
-
---_Je ne crois pas, dit un autre, puisque le marteau trouve la
-préméditation._
-
-_Ils discutaient entre eux et ne prenaient pas garde à mon silence.
-Après quelques phrases violentes ou spirituelles, sans un regret pour
-mon œuvre perdue, ils conclurent que le vandale, le barbare, et
-l’iconoclaste, ne pouvait être qu’un maniaque ennemi de la liberté dans
-l’art, du nu, de l’obscène et de la pornographie. Conclusion précipitée,
-et savoureuse façon de me défendre, mais conclusion moins puérile que
-feinte, chacun d’eux désirant persuader à ses confrères qu’il la
-répandrait et supputant déjà qu’un furieux dont la police réservait le
-nom, ne devait pas être n’importe qui. Mon silence témoignait qu’ils se
-trouvaient en face d’un petit mystère._
-
-_Quand ils surent, le lendemain, que j’avais quitté Paris en demandant à
-la police que l’affaire n’eût pas de suites, ils me punirent de ma
-discrétion par des perfidies à double entente, de saugrenues hypothèses,
-et des échos impudents. Mais je n’en fus informé que plus tard,
-lorsqu’il était trop tard pour exiger des rectifications où pour
-distribuer quelques gifles. Paris oublie si vite! Lui remettrais-je
-aujourd’hui en mémoire ce scandale périmé?_
-
-_Voilà toute l’affaire, mon amie: Toute l’affaire officielle,
-naturellement. Considérée de haut, elle est bien, comme je vous l’avais
-annoncé, sans importance, et elle ne valait pas le tapage qu’on fit
-autour d’elle. Pour tout le monde, elle peut demeurer inexpliquée et ne
-mériter point d’explications. Pour vous, chère vieille grande amie qui
-avez la complaisance de vous intéresser à moi, je conterai le plus
-fidèlement possible l’histoire dont le scandale de mon_ Souvenir
-_détruit n’est que le dénouement, ou du moins le dernier épisode, car
-tout n’est peut-être pas encore fini_.
-
-_N’attendez pas que mes confidences vous révèlent des aventures
-extraordinaires: ne serais-je pas un piètre conteur de commencer mon
-récit par le dernier chapitre? C’est le secret de ma vie que je vais
-vous conter. Ne souriez pas. Je n’ai que trente ans, et vous, fière de
-vos soixante-dix ans que vous opposez toujours à mon inexpérience, vous
-me répéterez que je nais à peine. Mais un homme, à trente ans, joue sa
-vie; plus tôt, il se cherche; plus tard, il se surclasse. Acceptez cette
-formule qui n’est qu’une formule, chère vieille grande amie, et vous
-accepterez mieux que, vous ayant à peu près tout confié des secrets de
-ma jeunesse, j’aie pu vous dérober pendant quelque temps le secret de ma
-trentaine: il ne m’appartenait pas en toute propriété, et il me semblait
-capital, parce que je ne suis qu’un homme entre ces pauvres hommes qui
-voudraient bien qu’après tant de peines endurées pour l’attendrir, le
-bonheur ne fût pas une invention charitable des poètes._
-
-
-On ne prononce de certains mots qu’avec appréhension: bonheur est de
-ceux-là, et d’instinct on l’écrirait volontiers par une majuscule, si
-l’on ne redoutait pas aussi de le charger d’emphase. A mesure que
-l’humanité vieillit et que dans son progrès elle abandonne peu à peu les
-dieux successifs qu’elle a révérés sous différents noms, elle tend à ne
-plus se dissimuler qu’elle n’en eut réellement jamais qu’un seul et
-qu’elle n’en aura peut-être jamais d’autre; et c’est celui que les
-prudents n’osent pas nommer: le Bonheur. Mais on croit moins aux dieux
-peut-être qu’on n’aimerait à y croire, et, si les hommes étaient plus
-assurés que le bonheur fût de ce monde, ils le révéreraient avec une
-ardeur moindre.
-
-Pour ma part, j’ai laissé de ma laine aux buissons des sentiers où j’ai
-flâné. Je préférais d’abord les sentiers abrupts que le hasard emplit de
-surprises: mon imagination aimait à vagabonder, et l’univers s’ouvrait
-devant mes yeux comme un incunable aux gravures charmantes dont j’étais
-trop jeune pour apprécier la saveur. J’y en trouvais une, que j’y
-mettais, je n’en disconviens pas; mais j’avais ainsi le tort d’être un
-enfant précoce. Je désirai trop tôt de savoir ce que signifiaient les
-dessins mystérieux qui couvraient sur deux colonnes la plupart des pages
-de ce magnifique exemplaire du _Jardin de Plaisance_ que mon père
-m’avait abandonné généreusement. Hélas! je lus trop, je ne m’en tins pas
-au _Jardin de Plaisance_, qui suffisait d’ailleurs à marquer ma
-destinée, et les livres les plus beaux ne sont gorgés que du
-désenchantement de leurs auteurs. On ne résiste pas à la tristesse
-qu’impose le génie. Elle enveloppe, elle prend, elle emporte. Loin
-d’affaiblir cependant, elle soutient et nourrit en quelque façon celui
-qu’elle envoûte. Et l’univers assombri ressuscite avec un charme neuf.
-Joies incomparables du pessimisme, danger séduisant, trébuchet des âmes
-jeunes, qui vous expliquera? Mais il faut avoir eu l’enfance difficile
-pour affronter sous de tels auspices les rigueurs attendues de la vie.
-
-A quinze ans, j’étais persuadé que le bonheur n’est pas de ce monde. Il
-m’avait manqué les caresses d’une mère, qui mourut en m’enfantant. Ce
-que j’apprenais des hommes peu à peu par les offenses involontaires
-qu’ils m’infligeaient, me rétrécissait le cœur. Le travail, où je me
-réfugiai, me sauva. A quinze ans, orphelin désemparé dans les remous de
-mon siècle, je niais à peu près tout. A vingt ans, j’étais moins
-ambitieux: je n’osais rien affirmer. Je déroutais seulement mon
-inquiétude à force de labeur. J’avais entrepris de représenter des êtres
-vivants, puis des rêves, voire des idées, dans des blocs d’argile que je
-pétrissais voluptueusement, car l’argile cède aux doigts comme un corps
-de femme, et je m’attaquais à la pierre même, qui déconcerte autant
-qu’une âme de jeune fille. Si je compare mes déceptions à celles que
-doit éprouver un écrivain pour exprimer d’une matière aussi liquide que
-les mots tout ce qu’il sent ou tout ce qu’il pense, je peux me féliciter
-d’avoir choisi la sculpture. Mais satisfait, pouvais-je l’être? Toute
-œuvre réalisée est toujours inférieure au projet d’où elle sortit. Les
-artistes les plus grands sont les plus malheureux des hommes. J’ai
-souvent pleuré de n’être pas même un de ces artistes les plus grands.
-Dans ma vingtième année, j’ai souffert surtout parce que je doutais.
-
-Il me serait facile ici, pour les besoins de ma cause, d’intenter procès
-à mon époque. Je répudie ces subterfuges. Il est vrai que je suis né à
-un moment des siècles où l’orgueil de l’individu s’est trouvé débridé
-par cette espèce de divinisation laïque de l’être humain que la doctrine
-de Luther a fait accepter sous le masque du libéralisme, alors que, dans
-le même temps, par un retour curieux, les masses d’individus groupés que
-sont devenues les nations allaient se précipiter sans intelligence vers
-un gouffre au fond duquel devait se dissoudre la dignité méprisée de la
-personne humaine. Il est vrai que toute une génération, héritière d’un
-siècle de théories contradictoires, a été ballottée au milieu d’erreurs
-morales et métaphysiques excessives et déprimantes, et que, dans
-l’alternative où elle fut jetée, ou de l’acceptation d’un destin qu’on
-sentait provisoire si l’on croyait encore à la vertu des formules
-républicaines, ou du renoncement total à ces droits de l’homme qu’un
-peuple enthousiaste avait proclamés avec imprudence, si l’on songeait à
-résoudre la question politique, dès lors quotidienne, par le socialisme
-ou la monarchie, elle fut une génération inquiète. Il est vrai que, dans
-de telles conjonctures où les égoïsmes du dehors et du dedans couvaient
-de vagues menaces, quiconque osait réfléchir n’osait rien entreprendre à
-long terme. Et les artistes mêmes, quantité négligeable au regard de la
-foule, élite submergée, burent le vin lourd des époques incertaines.
-Mais à quoi bon déclamer? Chacun de nous disparaît dans les tourbillons
-de l’Histoire, qui se rit de nos raisonnements. Je voulais relever sans
-plus que je suis de ceux qui ont grandi sous un ciel d’angoisse, qui ont
-pressenti tout jeunes qu’ils serviraient de gré ou de force à de grandes
-aventures nationales, qui ont prévu le peu de bonheur probable que le
-destin leur mesurait, qui eurent vingt ans aux abords de 1910, et qui
-allèrent vers leur destin, en se sachant écrasés d’avance, sans plainte,
-sans morgue, le regard droit, la bouche close, le cœur pantelant.
-
-Un mot me presse, que j’ai retardé, que je ne peux pas ne pas écrire: la
-guerre. 1914. La guerre. Chaque fois que j’écris ce mot redoutable, mes
-yeux se troublent, je pose ma plume, et je suis envahi de souvenirs. On
-a dit beaucoup de choses sur la guerre de 1914. On en dira beaucoup de
-choses encore. Elle nous domine. Moi qui la fis comme combattant dans
-les rangs de l’infanterie, moi qui la vis d’en bas, de tout près, de
-trop près pour en parler sans passion, je ne peux rien en dire, sinon
-qu’elle a du moins révélé brusquement à plusieurs millions d’hommes à la
-fois ce que c’est que le malheur. De calamité si étendue, on n’avait pas
-d’exemple. Tous les pays, ni tous les hommes d’un même pays, n’en
-furent point frappés de la même manière. Mais les hommes qui en
-souffrirent le plus, ceux qui en furent les ouvriers enthousiastes ou
-contraints, je sais ce qu’ils ont retiré de l’épreuve. Ils sont mes
-frères, je les connais. Qui ne fut pas soldat à côté d’eux, ne les
-connaîtra jamais: ils ont, la guerre finie, gardé le silence et la
-dignité de leurs jours de misère. C’est qu’ils sont revenus des champs
-de la mort avec une vertu souveraine qui ne s’acquiert que par la
-souffrance: la pitié. Ces hommes ont vu l’épouvantable visage de la
-Gorgone: ils ont vu, je dis vu, senti, touché le malheur. Ils en
-demeurent imprégnés. Ils en demeurent pour toujours animés d’une
-émouvante tendresse. Ceux qui tuaient ont appris combien la mort est
-facile et la vie précaire: affreuse révélation, d’où leur vint le désir
-d’oublier tant d’horreurs encourues, et d’achever ce qui leur restait de
-vie, de vie précaire, dans la tendresse dont ils convoitaient le repos.
-
-Repos! Tendresse! Pitié! Vœu de tous les hommes, quelle que soit leur
-existence! Cris terribles du jour, quand amour est le cri déchirant de
-la nuit! Pseudonymes effrayés du dieu qu’on n’ose pas nommer de son vrai
-nom! De quel sinistre éclat ne retentissez-vous point dans le désert
-qu’est une âme humaine! Mais la divinité qui se dérobe est sourde, et la
-voix s’épuise qui la supplie, et le malheureux se retrouve en face de
-son malheur qu’il ne reconnaît plus ou qu’il ne reconnaît que pour s’en
-accuser. Hélas! à vouloir porter trop haut la cause de ses peines, on
-risque d’attirer sur soi le blâme et les sourires. Et quel mérite
-excuserait tant de présomption? Et ne saurons-nous pas rester des
-hommes capables d’assumer leur part, leur grande part de responsabilité?
-Et n’aurons-nous pas le courage de subir humblement jusqu’au bout la vie
-que nous voulûmes?
-
-Comme tout le monde, je suis pour une grande part responsable du malheur
-de ma vie. J’étais revenu des champs de la mort; désormais je pouvais
-disposer de ma liberté. J’avais échappé par chance au hasard des
-batailles; la paix me rendait à mes travaux, à mes rêves, à mes projets,
-à mon art, peu importe dans quelles conditions. Sous un ciel délivré de
-ses nuages, je pouvais essayer de reprendre, à trente ans, une existence
-que pratiquement je n’avais pas encore commencée: je redevenais, je
-devenais enfin un homme, maître de son petit domaine. Je ne me dissimule
-pas que j’avais tout loisir de mener ma barque où il me plairait. Si je
-ne l’y ai pas menée, je n’accuse personne; je n’accuse que moi seul, que
-ma jeunesse tourmentée peut-être exposait aux faiblesses d’un cœur
-tendre. Mais comme je ne veux pas avoir l’air de tirer vanité de ma
-faute, j’ajouterai qu’il sied de me tenir compte aussi d’un élément qui
-entre dans presque toutes les combinaisons humaines: c’est le hasard.
-
- * * * * *
-
-UN enfant qui ne fut pas élevé par sa mère arrive à l’âge d’homme en
-méprisant les femmes, ou en les craignant, ce qui revient souvent au
-même. Tout jeune, je méprisais aussi les femmes, par précaution. C’est
-pourquoi je fus bouleversé par la première qui m’émut.
-
-J’avais dix-neuf ans, et je venais de recevoir des félicitations d’un
-vieux sculpteur, membre de l’Institut, mais grand artiste, pour une
-_Salomé_ que j’avais soumise à son jugement et qu’il avait eu
-l’indulgence de regarder. La bonté de ce vieillard me stimula. Je crus
-avec moins d’incertitude que je pouvais suivre le chemin où je m’étais
-engagé. Je passai plusieurs semaines dans la joie. Je travaillais
-quatorze heures par jour, et je ne m’arrêtais que lorsque mes mains
-fatiguées ne m’obéissaient plus. Alors je souriais d’aise.
-
-Résolument, je m’étais mis de bonne heure à tailler mes projets en
-pleine matière définitive. Il me passionnait de jouer la difficulté; je
-comprends aujourd’hui que j’y cherchais un apaisement. Mais à cette
-époque j’étais heureux de la peine que je me donnais, outre que je
-risquais, à chaque œuvre nouvelle, de dépenser en pure perte des sommes
-d’argent relativement importantes qu’il me fallait chercher ailleurs par
-des besognes commerciales. Je n’étais pas riche. Mon père, indifférent,
-m’avait abandonné dès mes premières paroles aux soins d’un oncle, du
-reste gêné, qui ne me pardonnait ni mes rêveries d’enfant ni
-l’antipathie que, jeune homme, j’avais montrée pour la médecine. Bref,
-comme je ne pouvais pas espérer un héritage que les débauches de mon
-père compromettaient fortement, je me suffisais en fournissant à
-d’industrieux intermédiaires soit des maquettes de statues que je
-retrouvais ensuite au Salon, corrigées ou respectées par quelqu’un de
-ces amateurs au nom illustre qui encombrent toutes les classes de l’art,
-soit des sujets achevés que des marchands répandaient à plusieurs
-centaines d’exemplaires en simili-bronze pour dégoûter évidemment de la
-sculpture les petits bourgeois provinciaux, soit encore des dessins de
-meubles hardis à l’intention des snobs, soit même des modèles de robes
-destinés aux couturiers du VIIIᵉ arrondissement. Ainsi je gagnais, non
-sans heurts, assez d’argent pour ne rien demander à mon oncle et pour me
-procurer de surcroît les blocs de pierre dont j’aventurais
-tranquillement le prix.
-
-Ces détails, sur lesquels j’ai l’air de m’appesantir, ne sont pas sans
-intérêt pour moi: je m’y révèle tout entier, consciencieux à la fois et
-téméraire. Mais j’en sortirai. J’hésite peut-être encore un peu de
-toucher à mon secret. Nous éprouvons tant de répugnance à nous laisser
-pénétrer! D’autres l’ont remarqué avant moi: en France, et ailleurs
-aussi sans doute, dans tous les pays fiers de leur civilisation, un
-homme consent moins à paraître tel qu’il est que tel que paraissent être
-ceux qu’il appelle, d’un mot décisif, ses semblables. Par crainte du
-ridicule, fondement de toute société qui a souci de sa gloire, un homme
-cache qu’il est capable de n’être point pareil à ses voisins, et
-singulièrement quand l’amour est en jeu. On n’ignore pas que trois
-hommes réunis au fumoir, après dîner, ne sauraient causer que de femmes,
-et presque toujours de la façon la moins digne, comme s’ils éprouvaient,
-à rabaisser les indispensables compagnes de leurs joies et de leurs
-douleurs, le besoin trouble de s’avilir eux-mêmes. C’est une espèce de
-tradition, je le sais bien, et qui garde sa rigueur lorsque ces hommes
-sont à jeun; et je ne doute pas que chacun d’eux, pris à part, ne soit
-peut-être écœuré des propos qu’il recueillit avec complaisance ou qu’il
-tint lâchement; mais qui aurait le courage de se singulariser, dans
-cette bourgeoisie qui tend à devenir la classe unique de notre France,
-en avouant qu’il ne méprise ni les femmes ni l’amour? Irai-je affronter
-le ridicule sans quelques réticences?
-
-Je ne me crois certes pas foncièrement différent des hommes
-d’aujourd’hui. Ils peuvent sembler plus occupés de soucis plus
-immédiats, car il nous plaît assez de nous guinder. Quel homme n’a pas
-aimé cependant? Quel homme osera dire qu’il n’a pas tressailli, au moins
-une fois, à l’attrait d’une femme, à l’espoir de la conquérir, au regret
-de la perdre? Pourtant, lorsque je veux me remémorer quelle histoire
-d’amour m’a touché le mieux entre tant d’histoires que les poètes nous
-ont contées, je m’en rappelle dix, vingt, trente, dont le personnage
-principal est une femme, et fort peu dont un homme soit le héros. Les
-poètes sont-ils à ce point timides? Et pourquoi, contre si peu
-d’interprètes trouvés dans le cours des âges par la passion de Tristan,
-la désolante aventure de Don Juan a-t-elle été si souvent reprise? Un
-homme ne peut-il faire figure sans déroger que de séducteur et de
-bourreau? La passion d’amour est-elle donc le privilège des femmes, ou
-les hommes la tiennent-ils, dans leur éternelle fatuité, pour une
-faiblesse qui les déshonore? Mais combien de malentendus ont dû naître
-entre les meilleurs amants, si l’un des deux résistait à sa franchise!
-
-Faut-il que je précise ici qu’en vieillissant, ou parce que j’aimai, je
-regardai l’amour avec des yeux sérieux? J’en eus la révélation
-nécessaire, au moment qu’un vieux sculpteur m’encourageait dans mes
-travaux et que peu à peu montait autour de moi l’appréhension d’une
-catastrophe universelle, deux choses propres à me faire perdre mon
-sang-froid ou à me précipiter aux pires erreurs. Encore est-il bon que
-je dise aussi sans plus attendre que ce n’est point sur le moment que je
-pris conscience de tout le pathétique de cette révélation. Le hasard
-seul, si l’on refuse comme moi d’y voir une volonté mystérieuse, me
-donna par la suite la vraie mesure de ce qui ne fut d’abord à peu près
-rien.
-
-Fier, comme s’il en eût été l’instigateur, du succès de ma _Salomé_, mon
-oncle m’avait invité à passer le mois de juillet dans sa petite villa de
-la côte normande. C’était une maisonnette fort simple, construite à peu
-de frais en un temps où l’endroit n’était pas encore à la mode, et qui
-gagnait chaque année de la valeur parce qu’elle était bien située. Mon
-oncle songeait à la vendre pour en placer le bénéfice, qu’il supputait
-considérable, en viager. Il songea sans doute que la présence chez lui
-d’un neveu dont quelques journaux avaient parlé en termes flatteurs,
-rehausserait le prix de la maison et rappellerait l’attention des
-acquéreurs éventuels. Il m’invita. J’avais besoin de repos après mes
-récents excès de travail. Je m’y rendis, emmenant pour tout bagage une
-énorme valise de cuir fauve. J’ai oublié bien des choses moins
-anciennes. Je n’ai rien oublié des moindres circonstances de ce séjour
-chez mon oncle. Je les évoquai trop souvent depuis.
-
-M’y voici donc. Quel éblouissement! Nos voisins avaient une invitée, une
-vieille dame aux cheveux blancs, arrivée deux jours avant moi. Mon oncle
-la connaissait à peine, mais il connaissait intimement les voisins,
-bourgeois cossus, industriels retirés des affaires. Tous m’accueillirent
-avec un intérêt qui m’eût paru exagéré, car au milieu de mes plus vives
-ardeurs j’ai toujours gardé le sentiment du ridicule, si je ne m’étais
-pas ému tout à coup de me trouver devant la nièce de la vieille dame,
-une jeune fille dont le moins que je puisse dire, ou redire, est qu’elle
-me bouleversa.
-
-Je redirai que j’avais dix-neuf ans. Elle en avait quinze ou seize. La
-beauté féminine était en quelque sorte de mon commerce familier. Réduite
-en ses éléments par mes études, admirée dans les innombrables
-représentations que nous ont transmises les siècles, vue sur tant de
-corps de modèles que j’avais eus sous les yeux, détaillée et
-reconstituée par mes mains, elle ne pouvait guère m’offrir d’autre
-surprise que celle qu’offre toujours à un artiste une beauté vivante. Ce
-n’est donc point par sa seule beauté que cette jeune fille me frappa, et
-je l’affirme aujourd’hui d’autant plus calmement qu’il me souvient que
-je ne pensai pas à l’examiner comme j’avais coutume d’examiner
-d’instinct toute femme belle que je rencontrais. Mais je n’affirme pas
-que je ne la jugeai pas d’ensemble plus belle que les autres femmes.
-J’eus seulement l’impression très nette qu’elle était différente, qu’il
-y avait d’une part les autres femmes, toutes les autres femmes, et
-d’autre part cette jeune fille. Et qu’elle fût jeune fille et non point
-femme, c’est une distinction que je ne fis pas non plus d’abord.
-
-J’étais allé chez mon oncle pour y prendre du repos. J’y trouvai
-l’amour. Au milieu de mes longues promenades à pied dans la campagne et
-des heures que je restais assis au fond de notre jardin à épier des
-sorties ou des rentrées qui me troublaient chaque fois, je connus que
-j’aimais. Un pareil événement donnait un démenti formel à mes opinions.
-Mon pessimisme d’adolescent avait fondu soudain. Était-ce possible? J’en
-demeurais charmé.
-
-Je voyais souvent la jeune fille. Nous causions. Elle me parlait
-librement de toutes choses. Nous discutions aussi parfois, et j’étais
-ravi lorsqu’en fin de compte je m’apercevais que nous avions tous deux
-bien des goûts et des sentiments sinon identiques, du moins parallèles.
-Elle ne mettait dans nos entretiens aucune coquetterie. J’étais de mon
-côté toujours en surveillance. Rien ne trahissait, je le crois encore,
-que j’eusse pour elle le moindre penchant, et rien ne me permettait de
-supposer qu’elle en pût avoir pour moi.
-
-Le charme durait depuis quinze jours, quand, un dimanche matin, mon
-oncle entra dans ma chambre comme je m’éveillais à peine, et me dit sans
-détour:
-
---Mon petit, tu vas me faire le plaisir de préparer ta valise et de
-filer par le train de midi trente.
-
-Mes yeux s’écarquillèrent.
-
---Sois plus poli, continua mon oncle, et ne joue pas l’innocent avec
-moi.
-
---L’innocent? demandai-je, véritablement étonné.
-
---Ne m’interromps pas. Où te crois-tu donc? Je m’imaginais que, l’âge
-aidant, tu étais devenu sérieux. Mais je me suis trompé. En tout cas,
-que tu sois sérieux ou non, je ne tolérerai pas que tu profites de mon
-hospitalité pour abuser plus longtemps d’une gamine.
-
---Moi? criai-je.
-
-J’avais rougi comme sous une gifle.
-
---Je n’ignore rien, articula mon oncle. Je viens de tout apprendre. Et
-l’on m’a prié de t’éloigner. C’est du propre!
-
-Le pauvre homme était plus confus que mécontent. Je l’assurai que
-j’avais été correct.
-
---N’importe, conclut-il. Je veux croire que tu ne t’es pas conduit en
-goujat. Mais cette petite n’est plus la même depuis que tu es ici, et sa
-tante désire que l’aventure ne se prolonge point.
-
---Je partirai, dis-je.
-
-Et je partis en effet par le train de midi trente, avec mon énorme
-valise de cuir fauve, sans avoir revu celle à qui je devais de si simple
-façon la révélation de l’amour. Toute ma vie allait dépendre de cette
-aventure minime.
-
- * * * * *
-
-SI j’essayais de réduire les sentiments divers que j’éprouvai pendant
-cette quinzaine de jours où plus rien n’exista pour moi que cette jeune
-fille tout de suite aimée, j’étais obligé de reconnaître qu’au fond de
-mon enthousiasme il n’y avait que de l’égoïsme.
-
---Elle n’est plus la même depuis que tu es ici, m’a dit mon oncle,
-songeais-je dans le train qui m’emportait loin d’elle. Elle m’aimait
-donc? Elle aurait donc pu être à moi?
-
-Pensée mesquine, je le concède, où je retrouvais, non sans amertume, ce
-goût du triomphe et cette fatuité de propriétaire qui, soupçonnés
-seulement, m’avaient fait mépriser d’abord les hommes pour leur
-suffisance, et les femmes pour leur résignation. Mais je pensais presque
-aussitôt:
-
---Qui sait si je n’aurais pas pu la rendre heureuse?
-
-Et je ne me jugeai pas plus beau d’avoir ainsi pensé: je ne voyais
-encore là que de l’égoïsme. Ce n’est que bien plus tard que je compris
-que mon dernier regret rachetait l’apparente lâcheté du premier, car on
-aime quand on désire se dévouer; et ce n’est qu’à présent que je
-constate que j’aimai totalement d’emblée: je voulais faire le bonheur de
-celle qui eût fait le mien.
-
-Quelle dérision! Quel espoir! Quelle vanité! Même si tout ce qui nous
-vient du dehors ne nous empêchait pas de réaliser nos plus chers désirs,
-nous saurions nous en empêcher nous-mêmes, tant nous avons peu de soin
-de notre propre intérêt. Nous sommes tous égoïstes, mais nous poussons
-parfois l’égoïsme jusqu’à ne pas permettre que ce soit des autres que
-nous arrivent nos chagrins ou nos embarras. J’ai rêvé souvent de ce
-Prométhée que, pour le punir de son orgueil, le dieu des dieux enchaîne
-sur la montagne où un vautour lui déchiquetait le foie. Et je crois
-sincèrement que Prométhée eût refusé que son supplice prît fin par ordre
-du bourreau, ou même qu’il se le fût imposé, s’il avait prévu la
-décision du maître de l’Olympe. Mais ce sont des sentiments que nous
-n’osons pas avouer que nous avons, et nous préférons parler de fatalité.
-
-J’accorde que, dans cette aventure puérile, je ne soignai pas beaucoup
-mon intérêt. Je m’y conduisis proprement comme un sot. Et je me le
-reproche chaque fois que j’y reporte mes regrets. Tout en eût peut-être
-été si différent! Il m’aurait suffi d’un peu d’audace. J’en étais
-dépourvu. J’ai peut-être perdu toute ma vie en quinze jours, en une
-heure peut-être. Mais les regrets ne servent de rien.
-
-L’admirable, ou le naturel, c’est que, dans ces quinze jours où toute ma
-vie s’est louée, j’ai vécu comme dans un rêve. Nos promenades, nos
-entretiens, nos sourires, me paraissaient être tout ce que je pouvais
-souhaiter. Pas une fois il ne me vint à l’esprit de situer dans l’espace
-et dans le temps celle qui enchantait mes heures. Je dévidai devant elle
-tous mes souvenirs d’enfance, toutes mes inquiétudes, toutes mes
-intentions; elle me connut sans avoir à le désirer. D’elle cependant je
-ne connus pas grand’chose. Elle se réservait, et je ne le remarquai pas
-tout de suite. Quand je m’avisai d’y prendre garde, après l’avoir
-quittée, j’y découvris une marque de pudeur, et donc d’amour, comme il
-me semblait que mes confidences étaient aussi une preuve d’amour, sur un
-autre plan. Car, en matière d’amour, il nous plaît de tout faire
-converger au centre de nos préoccupations, et de la façon qui nous est
-le plus favorable.
-
-Ces subtilités qu’ici j’étire comme si j’avais eu dès le début
-l’impression qu’elles devaient pour moi devenir capitales, je ne m’y
-suis pas arrêté longtemps. L’amour, on le sait, ne se nourrit que dans
-le loisir, et d’autre part il exige aussi la présence de l’objet aimé,
-ou du moins l’espoir d’une présence.
-
-Pour moi rien de tel. Je n’avais que dix-neuf ans, j’y insiste; j’étais
-pauvre, obligé de travailler pour subsister et pour subvenir en même
-temps aux exigences de ma passion de sculpteur. Revenu piteusement à
-Paris, je ne pus pas m’offrir le luxe de ruminer mes regrets. Le
-travail, on ne l’a pas assez dit, est un grand médecin. Je m’y livrai.
-Ce ne fut pas néanmoins sans quelque gêne. Il y avait en moi comme un
-malaise que je n’avais jamais ressenti, et je ne m’en suis débarrassé
-qu’en l’analysant. On est à moitié guéri quand on sait de quoi l’on
-souffre. L’Église catholique n’a probablement institué la confession que
-pour amener ses fidèles à s’interroger et par suite à se mieux
-conduire; Socrate ne préconisait pas d’autre méthode; on n’a pas encore
-étudié d’assez près l’influence de la morale socratique sur la morale
-chrétienne, par où le monde moderne se relie à l’ancien; mais laissons
-ces problèmes. A dix-neuf ans, je n’avais point tant réfléchi, et tout
-en me penchant sur moi-même comme sur un modèle que j’examinerais avant
-de le reproduire, je m’instruisais de l’expérience des autres.
-
-Je lus alors un ouvrage d’aspect didactique et personnel qui m’éclaira
-soudainement. Il traitait de l’amour. Une phrase en jaillit entre toutes
-pour moi. Je l’ai répétée si souvent que je la sais encore sans faute:
-«L’homme qui a éprouvé le battement de cœur que donne de loin le chapeau
-de satin blanc de ce qu’il aime est tout étonné de la froideur où le
-laisse l’approche de la plus grande beauté du monde.» Il ne m’en fallut
-pas davantage. C’est qu’il m’était nécessaire que la plus grande beauté
-du monde, que la simple beauté ne me laissât plus indifférent. Au risque
-de me faire honnir par toutes les femmes, s’il y en avait d’assez
-patientes pour lire ma confession, j’avoue que j’employai toute mon
-énergie à me délivrer du fantôme de ma petite bien-aimée. Et j’avoue
-aussi que j’y parvins sans trop d’efforts, car la vie qui nous entraîne
-efface peu à peu, en les remplaçant par d’autres, souvent moins
-précieuses, les plus charmantes visions dont nos regards sont pleins.
-
-Un mois après l’avoir perdue, je ne souriais plus qu’avec
-attendrissement quand je pensais à ma petite bien-aimée, et j’étais
-content de moi. J’allais jusqu’à m’admirer.
-
---Tu aurais peut-être fait son malheur, me disais-je.
-
-D’autres fois, plus égoïstement, je me disais:
-
---La connaissais-tu?
-
-Et d’autres fois, raisonnable, je me demandais comment j’avais pu
-divaguer à ce point, car mon oncle m’avait bien dit qu’elle n’était plus
-la même depuis qu’elle m’avait rencontré, mais il ne m’avait ainsi
-rapporté que les impressions de la vieille tante, et rien ne prouvait
-que la nièce eût pour moi les sentiments qu’on m’avait fait l’honneur de
-lui prêter.
-
-Bref, ma passion s’éteignit comme le jour s’éteint au large sur la mer,
-avec des couleurs violentes qui s’atténuent de teintes par ci par là
-fort douces avant de capituler sous la nuit irrésistible.
-
-Ma nuit fut sans étoiles et sans lune. Ah! pauvre petite bien-aimée!
-pauvre amour! pauvre passion! pauvres rêves de bonheur! pauvres rêves!
-Je m’étais réfugié dans le travail. Il m’avait repris. Fiévreusement,
-comme si mes jours avaient été comptés, j’accumulais ébauches, plans,
-projets, notes, indications, croquis, pochades, comme si j’étais
-condamné, avant de disparaître pour toujours, à laisser au monde la
-preuve que je méritais de vivre plus longtemps. Une autre fièvre
-m’exaltait, dès le soleil couché, mais avec moins d’ardeur. Les quelques
-amis que j’avais étaient comme moi. Nous cherchions vainement à trouver
-du plaisir là où nos aînés se vantaient d’en avoir trouvé. Nous allions
-de brasserie en brasserie, de bar en bar, de cabaret en cabaret. Nous
-buvions sans goût en essayant de nous distraire au son de musiques
-exotiques dans les boîtes de Montmartre. Nous achevions désespérément
-nos débauches dans des chambres d’hôtel avec des filles respectueuses
-que nous ne méprisions pas, mais qui ne nous satisfaisaient point. Nous
-parlions d’art, de politique, beaucoup plus de politique, hélas, que
-d’art, et c’est notre génération pensive qui, longtemps avant la guerre,
-a vu la fin de cette vie montmartroise que nos pères ont dangereusement
-illustrée.
-
-Ces nuits des samedis de 1911, comment les oublierais-je? Je les passais
-presque toutes avec des soldats venus à Paris en permission de
-vingt-quatre heures. Moi-même je me préparais à endosser l’uniforme
-militaire. Mais alors même que je n’avais pas encore servi, je savais
-d’avance tout ce que le mot pathétique comporte d’obligations et de
-renoncements. Il n’est rien de tel que d’être soldat pour s’affranchir
-bon gré mal gré de tout orgueil et pour admettre qu’un individu ne
-compte guère dans une société. Quelle atroce grandeur dans le geste
-unanime de plusieurs milliers d’hommes qui se courbent sans murmurer
-sous le devoir dont ils n’auront rien à attendre pour la plupart! C’est
-peut-être la seule excuse d’une démocratie, cet élan d’abnégation de ses
-jeunes hommes. Il serait trop monstrueux que, non contente de les
-exposer par incurie au sacrifice, elle pût les y précipiter de force
-tous.
-
-Comme il est loin, le souvenir, même faible, de ma petite bien-aimée!
-Quand je repasse en revue les événements de ces années lourdes, je n’y
-découvre aucune place pour elle. Moi, qui lui avais donné toute son
-importance, j’y tiens déjà si peu de place. Un reste d’orgueil qui
-s’obstine m’y situe encore avec trop de complaisance, comme un point à
-peine perceptible à mes yeux attentifs. Mais, tout bien pesé, je ne
-reprends conscience de tant d’épreuves que par le réveil de quelque
-douleur dont chacune m’accable et m’étonne chaque fois. Est-ce moi qui
-ai pu m’évader de ces années d’épouvante? Est-ce moi qui respire encore,
-qui sens encore mon sang battre à mes poignets, qui pense encore, qui
-souffre encore? Est-ce moi qui peux avoir encore des souvenirs?
-
-Quand j’ai dû revivre parmi les vivants, dans ce désordre général qui a
-suivi les prodigalités innombrables de la guerre, je ne me suis pas
-reconnu. J’avais commencé de lire un beau livre, assez triste; j’avais
-noté au passage un épisode fort petit dont j’étais resté fort peu de
-temps ému; et puis j’avais fait une maladie grave, très grave, mortelle;
-et puis j’entrais soudain en convalescence. Tout me semblait nouveau
-autour de moi, jusqu’à mon métier, jusqu’à mes plus vieux projets que je
-prenais pour ceux d’un autre, jusqu’à ce désir de gloire que je doutais
-d’avoir pu jamais imaginer, jusqu’à cette crainte de la mort que j’étais
-humilié d’avoir pu concevoir. Qu’est-ce donc qui m’attendait chez moi?
-Rien. Au cours de la tourmente, j’avais perdu mon père, mon oncle, mes
-meilleurs amis que je chérissais davantage; j’avais perdu ma dernière
-illusion, celle qu’il fût digne d’un homme de s’épuiser pour embellir la
-cruelle vie quotidienne des autres hommes. J’étais véritablement un
-convalescent désolé.
-
-La vie eut raison de mon apathie. Peu à peu, et des amis nouveaux y
-aidant, je retrouvai le goût de mon métier. Le travail m’avait déjà
-sauvé du désespoir où trop de livres amers m’incitaient pendant mon
-enfance morose. Le travail me sauva de la résignation périlleuse que
-j’avais tirée de la guerre. Mais, pour me rendre à mon destin d’homme,
-qui n’est que de souffrir de maux à sa taille et dont il est presque
-toujours l’artisan vaniteux, il fallait que l’amour enfin me fût révélé
-sous ses espèces les moins favorables.
-
- * * * * *
-
-QUE la vie soit plus forte que nous et qu’elle triomphe lentement de nos
-résolutions, je ne suis pas le premier à l’avoir éprouvé. Les grands
-destins sont rares. Pour le commun des hommes, poussière enlevée par le
-vent, rien n’est durable, ni la joie, ni la paix, ni la douleur.
-
-Il serait trop beau que la courbe d’une existence humaine fût
-harmonieuse. Si l’on tenait quelque part un registre des feuilles de
-température de nos péripéties morales, quelle collection de lignes
-tourmentées ne s’offrirait pas aux curieux? De cet amas de singularités,
-le philosophe peut déduire quelques réflexions relativement peu
-nombreuses qui lui permettent d’établir une règle de vie des
-collectivités; car, plus on considère les choses de haut, plus elles
-semblent être simples et tendre vers une espèce d’unité dont les
-politiques font leur profit. Mais si l’on regarde au contraire chacun
-des individus de la collectivité, tout y paraît complexe, imprévisible,
-fantasque et décourageant. Et c’est une des merveilles de ce monde que
-tant de diversités si décevantes en particulier se fondent dans un tout
-dont le contemplation satisfait les sages, amis de l’ordre. De là le
-sourire amusé qu’ils ont en face de nos révoltes s’ils nous observent
-dans l’ensemble, ou la pitié qui les étreint s’ils nous examinent en
-détail. L’un d’eux m’enseigna que, pour lui, dès qu’il s’agit d’un être
-humain, une seule constatation s’impose: c’est que tout est possible. Sa
-formule sans hardiesse a du moins le mérite de n’être pas à la merci de
-la mode et de faire une place large à l’indulgence.
-
-Au mois de janvier 1920, je me contentais des raisons de vivre que peut
-avoir un homme sans famille qui vient d’échapper à un désastre et qui
-s’aperçoit qu’à trente ans, déjà vieux, quand toute œuvre d’art exige un
-temps si long, il n’a même plus d’ambition pour le stimuler. Comme je
-n’ai point souci de me poser en héros, je répète que je me confesse en
-pleine sincérité. J’abandonne mon cas aux moralistes, s’il en vaut la
-peine. Je leur saurais gré néanmoins d’essayer de me comprendre avant de
-me foudroyer ou de m’absoudre: ce seul effort que je leur demande est à
-peu près le seul que puisse demander un homme à un autre homme, faute de
-quoi le premier venu s’érige en juge tranchant, alors que nous avons
-tous besoin d’être compris et non jugés. Mais poursuivons.
-
-Au mois de janvier 1920, j’allai chercher dans le Midi un peu de soleil
-et un peu de réconfort. Paris tout entier semblait chercher lui aussi
-son équilibre. Les premiers mois de la paix s’écoulaient difficilement.
-Des menaces politiques agitaient le pays. Trop de malheureux impatients
-faisaient craindre une révolution populaire que l’exemple de la Russie
-bolcheviste rendait attrayante pour les uns et fatale pour les autres,
-par contagion. De grands procès nés de la guerre mettaient au premier
-plan trop d’ignominies et de suspicions. Dans le même temps, on sentait
-que les Alliés sournoisement, comme de simples individus égoïstes, se
-disputaient les dépouilles d’une victoire qu’ils contribuaient à
-diminuer. A la faveur du désarroi général, les gens d’affaires
-opéraient. Les banques se multipliant devenaient autant de baraques de
-pari mutuel pour ces courses au billet de cent francs où se ruait la
-foule. Et, si j’ai dit que, dans la période d’angoisse qui précéda la
-guerre, les artistes avaient bu d’un vin lourd, ils ne burent après la
-paix signée que de l’eau. Les moins pauvres sont descendus à la misère.
-Il faut que l’amour de la beauté soit bien naturel pour que plus
-d’artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, poètes, ne se soient pas
-jetés dans l’épicerie rémunératrice. Mais chacun d’eux besogna comme il
-put, et l’art français n’a pas capitulé.
-
-Pour ma part, j’emportais à Nice deux commandes que m’avait données un
-éditeur d’ouvrages de luxe dont la furie était presque étale: je devais
-lui rapporter en avril quinze aquarelles destinées à une _Aphrodite_ de
-Pierre Louÿs, et trente dessins au crayon noir pour une édition in-4º
-des _Croix de Bois_ de Roland Dorgelès qu’un prix de littérature venait
-d’imposer à l’attention du public. Je n’étais pas en effet un sculpteur
-de l’école cubiste, mes pierres ne forçaient pas l’intérêt aveugle des
-nouveaux-riches, et je gagnais ma vie par des expédients tout de même
-honorables. Ainsi, parmi d’autres ouvrages qui m’avaient été proposés,
-j’en avais retenu deux à mon goût, et je comptais illustrer l’un avec
-mes rêves d’artiste impénitent et l’autre avec mes souvenirs douloureux.
-
-A Nice, la fièvre de ces premiers jours de 1920 était moins ardente. Et
-puis, à Nice, il y a du soleil en hiver et il y a la Méditerranée.
-Quiconque y passa, retrouvera sous ma réserve toutes ses impressions de
-cette unique Baie des Anges, comme au rappel de trois accords plaqués
-sur un piano remontent en mémoire toutes les splendeurs assoupies d’une
-sonate. Quant à celui qui n’a pas fait séjour sur cette côte, il
-admettrait mal, si j’essayais de l’analyser par des mots trop précis,
-l’émotion qui tombe pour moi du ciel méridional sur l’eau sans reflux. A
-Nice, toutes les choses, tous les gens, toutes les joies, tous les
-soucis, prennent une couleur spéciale. L’air qu’on y respire anesthésie
-en quelque sorte, et libère à la fois les moindres possibilités du
-sentiment. Ce n’est que sous l’influence de l’opium que j’éprouvai de
-comparables délices. Et n’est-ce point une retraite par excellence que
-celle où je pouvais espérer de goûter un bon repos propice à mon
-travail?
-
-Tous les matins, j’allais m’asseoir au soleil, devant la mer, un peu à
-l’écart de l’endroit où la plus grande partie des hivernants se tient.
-Je ne me lasse pas de regarder la mer: elle ne se ressemble jamais; elle
-est mouvante; on la pétrit, dirais-je, des yeux, et tant de songes
-complaisants naissent comme une écume fragile de ses agitations! Elle
-est inépuisable et capricieuse.
-
-Un matin, j’aperçus de loin que le banc où j’avais coutume de m’asseoir
-était occupé. J’eus un mouvement de mauvaise humeur. Comme tous les
-hommes, je suis aussi pour bien des choses un homme d’habitudes. Il me
-déplut que mon banc ne fût pas libre ainsi que chaque jour. Je l’avais
-pourtant choisi en dehors de la zone fréquentée par les promeneurs
-ordinaires, et il m’était devenu le seul banc possible de tout le
-rivage. Or une femme était assise sur mon banc. Jeune ou vieille, je ne
-le distinguais pas, à cause de son ombrelle ouverte. Mais la question
-piqua ma curiosité, et ma mauvaise humeur s’oublia.
-
-Comme je m’approchais, elle se leva et fit trois pas pour s’accouder au
-garde-fou qui borde la promenade. Je jugeai qu’elle était jeune et sa
-silhouette me plut.
-
---Pourvu qu’elle ne s’en aille pas! me dis-je.
-
-J’avais envie de la voir de près. Elle m’était encore cachée par son
-ombrelle. Je m’amusai de ma curiosité. Ma mauvaise humeur première céda
-sans trop de peine.
-
-J’arrivais à mon banc. Je m’assis. J’avais manœuvré de manière à ne me
-pas faire remarquer. Je souriais de la surprise que je causerais à
-l’inconnue qui m’avait d’abord offensé.
-
-Je n’attendis pas longtemps. L’inconnue se retourna. Je la vis. Fit-elle
-un geste? Je serais incapable de l’affirmer. J’avais au moment même
-tressailli. Elle eut l’air gêné, mais elle reprit sa place sur le banc à
-côté de moi. Elle regardait vers le large. Je la regardai. Il me
-souvient que j’entendis alors le bruit des vagues déferlant contre les
-rochers à ma droite et des cris d’enfants qui jouaient sur la plage, à
-quelques mètres au-dessous de nous.
-
-Mon trouble durait.
-
---Elle? me disais-je.
-
-En cette jeune femme je croyais retrouver, transformée certes et
-différente, mais non point tellement, ma petite bien-aimée de jadis.
-Mais aussitôt je m’étonnai d’avoir gardé si net le souvenir d’une petite
-fille qui avait si vite disparu de ma vie. A la vérité, c’est plutôt le
-souvenir de la petite fille qui se ranimait grâce à cette jeune femme.
-Le visage oublié se recomposait en ma mémoire à l’aspect du visage que
-j’avais devant les yeux.
-
-La curiosité fut trop forte. Après quelques phrases maladroites qui ne
-sont pas à mon honneur et que je ne rapporterai pas, mais qui
-m’encouragèrent par leur propre ineptie, je fis part de mon étonnement à
-ma voisine.
-
-Elle eut un sourire satisfait.
-
---Vraiment, dit-elle, vous m’avez reconnue tout de suite?
-
-Je ne sais pas quelle expression eut mon sourire. Mais il me semble que
-je ne le maîtrisai pas.
-
---Vous ne m’aviez donc pas oubliée? disait-elle.
-
-Elle parlait sans élever la voix, ce qui accentue l’émotion qu’on
-provoque et qu’on ressent.
-
-Oubliée?
-
-Spontanément, car en la retrouvant je me retrouvais tout d’un coup tel
-que j’étais quand j’avais dû la quitter, je lui contai les vicissitudes
-des dix dernières années de ma vie. Chose étrange, je n’avais aucune
-honte à me montrer devant elle sans déguiser rien, ni ma volonté de
-l’oublier, ni l’oubli que tant d’événements plus grands que nous
-m’avaient procuré, ni la joie qui me soulevait depuis que je la
-revoyais; mais, tout en parlant, je sentais que je parlais d’un passé
-mort. Était-ce son attitude qui me poussait à développer mes souvenirs
-sans lui donner le temps de placer un mot qui eût rompu le charme?
-
-Elle ne souriait plus que rarement, et avec une nuance de mélancolie.
-
---Quoi! dit-elle. Vous n’avez aimé que moi?
-
---Vous seule.
-
---C’est affreux, dit-elle si bas que je la devinai plutôt que je ne
-l’entendis.
-
-Le silence qui succéda nous séparait. Je sentis que j’aurais tort de
-rien demander. Elle aussi était demeurée telle que jadis, réservée quand
-j’étais confiant. Mais je soupçonnais que son silence d’à présent
-approfondissait encore davantage sa réserve d’autrefois.
-
---C’est affreux, dit-elle de nouveau.
-
-Et je crus qu’elle allait parler à son tour.
-
-Mais brusquement, par l’escalier qui menait à la plage et s’ouvrait près
-de nous, apparurent en criant deux garçonnets.
-
---Mes enfants, me dit-elle.
-
-Un homme les suivait.
-
---Mon mari, me dit-elle.
-
-Elle se leva, me prit par la main, et me présenta.
-
- * * * * *
-
-UN regard de la femme qu’on aime a souvent plus de force persuasive que
-les raisonnements le mieux conduits. Un regard m’empêcha de céder à
-l’envie que j’avais peut-être de fuir. Ma docilité fut tout de suite
-complète.
-
-Malgré la surprise, je fis tête à ce mauvais coup du sort, et je
-prononçai quelques mots qui ne trahirent point mon embarras. Je
-m’arrangeai cependant de façon que l’entretien ne se prolongeât pas
-outre mesure.
-
---J’aurai plaisir à vous revoir, me dit le mari.
-
-J’étais déconcerté. J’étais surtout mécontent d’avoir avoué sans
-hésitation comme j’avais aimé et d’avoir insinué même que j’aimais
-toujours, ce qui n’était pas certain. Quelle faute j’avais commise! Et
-pour quel résultat? Qu’avais-je appris en retour?
-
-Je marchais le long de la mer à pas lents. Je tournais le dos à la
-ville. Je détestai soudain ce ciel parfaitement pur que, comme tous les
-malheureux, j’accusai de son indifférence. J’aurais voulu qu’une
-tempête secouât la mer trop bleue et lutter contre le vent déchaîné.
-
---Elle est à un autre, me disais-je, elle est à un autre qui la rend
-heureuse. Elle a l’air heureux, elle a deux enfants, elle est à un
-autre.
-
-Qu’elle m’eût été dérobée, voilà le chagrin qui me dominait. Jamais
-autrefois, aux heures de mon éblouissement, je n’avais imaginé qu’elle
-pût être mise nue, même par moi; c’est une pensée qui ne m’avait pas
-touché. Après dix ans, quand je la retrouvais, d’équivoques images se
-formaient devant moi. Elle était très belle. Je la voyais nue, et elle
-consentait d’être à un autre. Je me rassasiais du plaisir répugnant de
-me la représenter souillée dans les bras de l’autre. Je la méprisais.
-Mais de nouvelles pensées m’envahissaient, plus atroces.
-
---Consentir? me disais-je. Souillée? Tu n’as donc pas compris qu’elle
-l’aime?
-
-Mon découragement s’appesantit. Elle l’aimait? Alors je me les
-représentai tous les deux côte à côte qui rentraient derrière leurs
-enfants en riant de moi. Elle l’aimait. Elle lui répétait sans doute ce
-que je lui avais confié. Je crus l’entendre dire, lui:
-
---Pauvre type!
-
-Et je les vis d’avance mettre à profit, le soir même, dans le lit
-conjugal, le hasard qui m’avait placé sur leur route pour fouetter leur
-amour. Elle triompherait d’être aimée par deux hommes, et il
-s’enorgueillirait de la posséder.
-
-Je ne pus m’empêcher de sourire, non pas de lui qui tenait son rôle de
-mâle, mais d’elle qui chantait trop tôt victoire. Aimée par moi, elle?
-Oui, jadis, quand elle était petite fille et quand je n’étais pas un
-homme. Mais à présent? Lui avais-je donc donné tant d’assurances que mon
-amour d’autrefois eût persisté?
-
-Cette pensée, hélas, m’arrêta. J’aurais dû l’éluder. Il est dangereux de
-remuer les vieux sentiments engourdis. Il est dangereux de réveiller les
-vieux désirs qui ne furent pas satisfaits. J’essayai de tricher avec
-moi-même, de m’objecter des _mais_ et des _cependant_; j’avais honte de
-me laisser convaincre; je n’osais pas reconnaître que mon amour rajeuni
-s’imposait de plus en plus à moi à mesure que je tâchais de le refouler.
-Pourtant j’aimais.
-
-Las de marcher droit devant moi, je m’aperçus que j’étais loin de la
-ville. J’entrai dans une auberge. Deux ouvriers maçons y achevaient de
-déjeuner. Je me fis servir du jambon, du fromage, et une bouteille de
-vin gris.
-
-Dans ce pauvre décor d’une salle d’auberge à peine propre, mon chagrin
-me parut dérisoire. Amèrement, je me divertis à en saper pour moi-même
-le pathétique. Cœur sensible, ô cœur naïf, t’ai-je assez torturé?
-T’ai-je assez piqué d’ironie? Mais est-ce un si bon moyen de se moquer
-de soi-même? L’ironie, arme des lâches et défense des autres, ne tue que
-les faibles. La mienne me blessa profondément: il est toujours cruel de
-perdre des illusions, et d’abord celles qui sont d’amour-propre, et je
-me rendis compte que je m’étais exagéré la grandeur de ma souffrance.
-N’est-ce pas en effet une espèce de volupté trouble que l’on goûte à se
-croire le plus malheureux des mortels, ou simplement très malheureux?
-Mais, tout bien considéré, je repris conscience de la médiocrité de mon
-aventure. Et je sortis plus calme de l’auberge.
-
-Il n’en restait pas moins vrai que j’aimais, et que j’aimais une femme
-que rien ne me permettait d’espérer atteindre. Elle appartenait à un
-autre. Je ne songeais pas à rivaliser avec lui. Il n’avait rien en
-apparence du mari qu’on peut se flatter d’évincer: il n’était pas vieux,
-il n’avait pas l’air d’un imbécile, et physiquement il était ce que les
-femmes ont coutume d’appeler un bel homme, en quoi je devais lui
-abandonner le pas. Toute entreprise de conquête eût été vaine de ma
-part. En outre, ni jadis, ni aujourd’hui, celle que j’aimais ne m’avait
-livré le moindre indice qu’elle fût prête à recevoir mon amour.
-
-Que de complications surgissaient au moment où je me croyais en
-sécurité! Je n’avais plus d’autre souci que de vivre au jour le jour en
-travaillant dans la modeste retraite que j’avais élue; je me soutenais
-de ces souvenirs ardents; j’assistais non sans quelque plaisir furtif
-aux ambitieuses agitations des gens qui m’entouraient, et je ne formais
-plus que d’humbles projets dont l’achèvement ne me semblait pas
-indispensable au bonheur du genre humain. Et tout à coup une femme
-venait remettre mon repos en question, une femme que j’avais aimée, puis
-oubliée, une femme dont je n’avais presque rien su, et dont je ne savais
-rien, sinon qu’elle n’était plus libre.
-
-Quand je rentrai dans la ville, c’était à l’heure où, le soleil se
-couchant, un froid brusque succède à la douceur d’un après-midi de
-printemps. Je pressai le pas. Une bise aigrelette soufflait sur le
-rivage. J’évitai de repasser par le bord de la mer.
-
-J’avais résolu de quitter Nice dès le lendemain matin; je ne voulais
-plus rencontrer celle que je voulais essayer d’oublier de nouveau. Je ne
-me dissimulais pas que j’y parviendrais sans doute moins aisément que la
-première fois, mais je ne croyais pas qu’il y eût d’autre façon de
-résoudre le problème. Celle-là me semblait simple et naturelle: fuir et
-me distraire d’une pensée malheureuse.
-
-La porte de mon hôtel franchie, je me dirigeai vers le bureau du gérant.
-
---Je partirai demain matin par le train de 8 heures, lui dis-je. Mes
-bagages seront prêts à 7 heures.
-
---Bien, monsieur.
-
-J’allais sortir. Le portier m’attendait.
-
---Une lettre pour monsieur.
-
-Je pris l’enveloppe comme si j’avais deviné. L’écriture, haute et mince,
-était d’une femme: je ne la connaissais pas. J’ouvris. Je lus:
-
-«_Soyez demain matin où vous étiez ce matin. Je désire vous y revoir._»
-
-Une signature était inutile. Il n’y en avait pas. Mais ce trait seul
-révélait une femme qui réfléchit.
-
-Je relus le bref billet. Je n’y découvris rien. L’ordre de la première
-phrase, si sûr de lui, s’adoucissait par le désir de la fin, plus adroit
-ou plus tendre. Le moins que j’en pusse conclure était que cette femme,
-dont j’avais résolu de fuir le charme, savait ce qu’elle voulait et le
-cacher.
-
-Je dis seulement au gérant:
-
---Contre-ordre, monsieur. Je ne partirai pas demain matin. Excusez-moi.
-
---Bien, monsieur, répondit-il.
-
-Qu’avais-je de mieux à faire?
-
- * * * * *
-
-EN arrivant à l’endroit où je devais l’attendre, le lendemain matin,
-j’étais aussi calme que je pouvais souhaiter de l’être. J’avais réfléchi
-longuement pendant la nuit.
-
-Certes l’aventure était cruelle pour moi. Mais toutes mes aigreurs, mes
-rancunes et mes ironies, parce que je les avais disciplinées, faisaient
-place à une résignation dont je me félicitais. Et qui incriminer de mon
-infortune? Cette jeune femme qui ne m’avait jamais rien promis, à qui je
-n’avais jamais rien demandé, qui n’avait peut-être jamais eu soupçon de
-mes sentiments de jeune homme, et qui était parfaitement libre de
-disposer d’elle-même? En l’absolvant, je ne lui rendais qu’un hommage
-mérité. Elle demeurait toujours pour moi très haut, et, si je souffrais
-de la voir à un autre, j’avais enfin le sang-froid de l’estimer digne
-d’être heureuse, même à mon détriment. Aussi ne me proposais-je de lui
-rien dire qui désormais eût été une offense. Quelles que fussent à mon
-égard ses dispositions, je ne lui parlerais plus de mon amour: je ne
-voulais pas lui donner à rire ou à sourire, ou même, en mettant les
-choses au mieux, je ne voulais pas lui donner de remords. Sa vie s’était
-engagée loin de moi; je n’avais plus qu’à m’éloigner de sa vie. Et
-j’étais décidé à disparaître avant d’apprendre de sa bouche ce qu’elle
-avait à m’annoncer. N’allait-elle pas m’en prier, en effet?
-
-Elle était vêtue de laine blanche, quand je l’avais rencontrée la veille
-par hasard. Elle vint à notre rendez-vous avec un grand manteau noir de
-fourrure.
-
-Je la regardais venir. Mon cœur battait.
-
-Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de moi, elle ouvrit son
-manteau des deux pans sur une robe d’un mauve exquis.
-
---Vous rappelez-vous? me dit-elle sans autre préambule. Vous me
-préfériez en mauve jadis, et j’avais une robe à peu près pareille lors
-de notre dernière promenade. Vous vous rappelez?
-
---Il m’en souvient, répondis-je.
-
---Mon mari déteste le mauve, dit-elle.
-
-Puis:
-
---Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt. Les enfants me suivent. Nous
-n’avons pas beaucoup de temps à nous. Marchons, voulez-vous bien?
-
-Je me mis à son pas. J’étais anxieux. Ce début ressemblait si mal à ce
-que j’avais cru qu’il serait! Qu’avait-elle dit? Que son mari détestait
-le mauve; mais elle en portait; et elle s’en était vêtue aujourd’hui
-comme au jour de notre dernière promenade, parce que je la préférais
-jadis ainsi. Voulait-elle donc me faire entendre qu’elle était moins à
-son mari que je ne l’avais pensé? Ou quelle comédie me préparait-elle?
-Il y avait pourtant une certaine émotion dans sa voix.
-
-Elle reprit:
-
---Écoutez. Vous m’avez découvert des choses navrantes.
-
-J’eus un geste vague.
-
---Écoutez-moi, dit-elle. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas savoir. Si
-j’avais su... Non, laissez-moi parler.
-
-Je n’objectai rien. J’avais résolu de ne plus me trahir comme j’avais eu
-l’imprudence de le faire, la veille. Mais l’entretien prenait un tour
-imprévu qui risquait de m’égarer. Quelle maîtrise de soi ne faut-il pas
-pour résister à la voix caressante d’une femme qu’on aime? Le silence
-qui me fut imposé me tira d’embarras.
-
---C’est bête, disait-elle. Au moment où l’on veut parler, les mots vous
-échappent.
-
-Elle ne souriait pas. Je ne relevai point sa remarque. Je préférais
-imaginer ce que j’apprendrais, et trop d’espoirs et de craintes
-traversaient à la fois ma pensée, tandis que je savourais un sombre
-plaisir à ne point presser le dénouement.
-
---Écoutez, dit-elle encore. Je ne jouerai pas avec vous, je ne suis pas
-si habile. Ce que vous m’avez appris hier m’a consternée, profondément.
-
-Elle posait la main sur mon bras. Je la regardai.
-
---Ne me regardez pas! Vous m’ôteriez tout mon courage.
-
-Elle se mit à marcher.
-
---J’ai besoin de tout mon courage, reprit-elle. Vous en avez eu, vous,
-et plus que je ne pensais qu’un homme pût en avoir, car je ne pensais
-pas non plus qu’un homme pût aimer à ce point. Mais moi aussi j’en ai
-eu. Vous saurez tout un jour. Une jeune fille ne fait pas tout ce
-qu’elle veut. Elle fait même souvent ce qu’elle ne veut pas.
-
-Elle parlait lentement et chacune de ses phrases me remuait.
-
---Je vous jure que je ne l’ai pas voulu...
-
-Elle s’arrêta, puis, d’une voix plus forte:
-
---Me croyez-vous? dit-elle.
-
---Je vous crois, répondis-je.
-
-Ma voix aussi était grave. Nous ne pûmes soutenir nos regards.
-
-Je me remis à marcher.
-
---Un jour, dit-elle de nouveau, vous saurez tout, et que je n’étais
-peut-être pas indigne de votre fidélité.
-
---Ma fidélité...
-
---Oh! je n’ai pas le droit d’en être fière, évidemment. Je n’ai aucun
-droit devant vous. Hier, je méritais à vos yeux trop d’indulgence. Mais
-aujourd’hui, aujourd’hui!
-
---Aujourd’hui comme hier...
-
---Non, non, ne niez pas. Votre attitude, votre regard, votre voix, rien
-n’est en vous aujourd’hui comme hier. Je vois bien que vous êtes encore
-plus malheureux qu’hier.
-
-Je me redressai.
-
---Qu’importe! m’écriai-je.
-
-M’avait-elle appelé pour entendre des plaintes, ou des reproches, et
-recevoir un hommage supplémentaire à son triomphe?
-
-Mais elle s’écria, sur le même ton que moi:
-
---Il m’importe au contraire. Je ne veux pas que vous soyez malheureux.
-
---Ni vous, ni moi...
-
---Je ne veux plus.
-
-Et ces quatre mots, elle les prononça tout bas comme si elle était
-fatiguée par un effort trop long.
-
-Je ne répondis rien.
-
-Elle poursuivit, d’une voix de moins en moins assurée qu’elle tâchait
-cependant d’affermir:
-
---Tout est contre moi. L’heure me presse. Il faut que je rentre. Mais il
-faut que j’aie le courage de vous le dire aujourd’hui, car demain
-peut-être il serait trop tard et je vous aurais déjà reperdu. Écoutez!
-
-Elle se mit devant moi, me saisit les mains, me regarda sans faiblir,
-et:
-
---Je ne peux plus, répéta-t-elle.
-
-Puis, très vite:
-
---Je ne peux plus. Je serai à vous quand vous voudrez.
-
-Je n’eus pas le temps de la retenir. Elle s’était dégagée et, ramenant
-sur sa robe mauve les pans de son grand manteau noir, s’enfuyait.
-
- * * * * *
-
-JE m’attendais peut-être à tout sauf à ce qui m’arrivait. Et la scène
-s’était déroulée avec tant d’invraisemblance que je doutai si je ne
-rêvais pas. Je n’étais pas seulement le condamné qui entend qu’on lui
-fait grâce; on me comblait en outre de la plus vive joie que j’eusse pu
-souhaiter. Il m’était difficile de ne pas me défier d’abord d’un si
-soudain retour de fortune.
-
-On comprendrait mal mon étonnement et ma crainte si l’on ne considérait
-pas que je n’avais jamais essayé de séduire aucune femme. J’avais eu des
-aventures, certes, et je n’étais point si nigaud que le supposerait un
-lecteur inattentif. Mais les femmes qui m’avaient donné des plaisirs
-sans m’occuper sérieusement, n’étaient point femmes à conquérir. Je n’en
-avais jamais aimé qu’une, et je n’espérais plus de lui faire agréer ma
-dévotion. Celle-là seule comptait à mes yeux entre toutes les femmes. Or
-c’était celle-là qui m’offrait ce que je n’aurais pas osé lui demander,
-et à l’instant où j’étais près de renoncer à elle pour toujours.
-
-Une joie inespérée, et qui s’amplifie d’autant, se présente à celui
-qu’elle choisit sous les apparences du bonheur. Elle le soulève de
-lui-même et lui découvre toutes choses comme s’il les voyait pour la
-première fois. Une extrême douleur s’attarde aux moindres détails, afin
-de s’en nourrir; une joie extrême accepte sans examen que tout concoure
-à la satisfaire. Dans ma joie du premier moment qui suivit ma surprise,
-je ne songeai pas à m’expliquer les raisons de mon allégresse: ce qui
-m’avait paru impossible, me paraissait conforme aux nécessités qu’il
-nous est expédient de concevoir pour notre intérêt. Je fus content que
-le ciel eût toujours au-dessus de moi son azur parfait. Comme à d’autres
-heures je m’étais senti écrasé de détresse, je me sentais allégé. L’état
-d’amour est un état de grâce. Je me sentais jeune surtout. Ah! jeunesse!
-jeunesse! que tu me venais tard! Mais je te reconnaissais, jeunesse, et
-c’était ma faute. Tu n’as de prix que si l’on t’ignore et si l’on te
-dépense les yeux fermés. Et qu’on ferme mal les yeux quand on veut les
-fermer!
-
-Où m’égaré-je? Le souvenir de cette heure m’emporte. Ce fut peut-être ma
-plus belle heure. Mais j’en avais déjà l’intuition, et dès lors le drame
-de ma vie se nouait. Aussi bien je ne m’appartenais plus et je n’étais
-plus à mes seuls ordres.
-
---Je serai à vous quand vous voudrez.
-
-J’avais cette promesse. Mais combien d’ombres autour d’elle! Mon
-orgueil, si longtemps comprimé, se redressait et, du même coup, je ne
-discernais rien du plus proche avenir. Ou peut-être, et je ne m’en
-rends compte que maintenant, je préférais ne rien prévoir et, dans ma
-joie enfin acquise, me laisser gouverner par les circonstances. J’aimais
-et je croyais enfin être aimé. Quand on peut se dire cette petite
-phrase, tous les trésors du monde s’évanouissent, tous les raisonnements
-cèdent. Un homme se dissout si vite et si volontiers! Et je ne suis pas
-plus grand que nature.
-
---Je serai à vous quand vous voudrez.
-
-J’avais cette promesse. Je ne cherchai pas plus loin. Tous les voiles
-qui me cachaient la vie passée, les goûts, les sentiments de celle que
-j’aimais, je ne m’inquiétais pas de les écarter. J’accueillais la déesse
-avec son mystère: je l’avais si longtemps attendue sans succès! Mon
-allégresse était aveugle. Je devinais que je pénétrais dans une contrée
-inconnue où je n’aurais pas refusé de me perdre.
-
---Je serai à vous quand vous voudrez.
-
-Promesse! L’amour n’est jamais si beau qu’à cet instant pour un homme.
-Et posséder n’est plus rien ensuite, sinon le plus souvent le point
-critique où la passion commence à décliner. Les femmes le savent
-d’instinct, qui résistent avant de se plier au désir d’un amant plus
-pressé. C’est que pour l’homme l’amour n’est pas toujours la grande
-affaire de la vie, et ceux qui aiment semblent avoir hâte d’épuiser leur
-joie. Les femmes conçoivent l’amour tout autrement, même quand elles n’y
-réfléchissent pas, et jeunes filles elles trouvent en des fiançailles
-qui se prolongent un contentement que les voluptés futures ne
-transformeront peut-être pas de façon avantageuse. Mais une femme, qui
-sait où elle va, sait mieux aussi qu’à l’heure qu’elle voudra se donner,
-elle marquera peut-être l’heure de ses déceptions. De là vient qu’elle
-temporise, et nous croyons, nous autres hommes, à des pudeurs où à une
-lutte contre ce que la société nomme le devoir; mais la pudeur recouvre
-des craintes plus secrètes, et le devoir retient rarement jusqu’au bout
-une femme qui aime, car c’est dans l’amour, même illégitime, qu’une
-femme accomplit et a conscience d’accomplir sa destinée. N’étais-je pas
-excusable, puisque j’aimais, d’en voir une preuve ici?
-
---Je serai à vous quand vous voudrez.
-
-Elle m’avait jeté sa promesse au visage comme une provocation et comme
-un encouragement dont elle avait besoin plus que moi sans doute,
-puisqu’elle avait fui sur ces paroles téméraires. Je compris que tant
-d’audace avait dû lui être pénible. Et je compris qu’elle mettait dans
-sa promesse quelque chose de désespéré. Avait-elle deviné que, si elle
-n’osait pas faire cette démarche hardie, j’allais disparaître de
-nouveau, et qui sait avec quelles résolutions? En le supposant, je me
-dépouillai des craintes qui avaient suivi ma surprise, je fus peu à peu
-envahi d’attendrissement et de gratitude.
-
---Femme adorable, murmurai-je pour moi seul.
-
-Mais je regardai tout aussitôt autour de moi. Avais-je déjà compromis
-mon secret, mon beau secret qui ne m’appartenait pas? C’était notre
-secret. Je regardais avec satisfaction les gens que je rencontrais. Ils
-ne savaient pas qu’ils rencontraient un homme heureux. J’avais pour les
-passants, pour le reste du monde, une indulgente pitié: je disais bien
-que ma jeunesse me venait enfin.
-
---Quand vous voudrez!
-
-Je ne voulais plus rien, plus rien que ce qu’elle voudrait. Elle
-promettait d’être à moi; j’étais à elle depuis longtemps.
-
-Rentré chez moi, je m’enfermai dans ma chambre, non sans faire observer
-au portier que je ne sortirais pas. Avouerai-je que, déjà fat,
-j’espérais recevoir quelque lettre, comme la veille, ou mieux même? Et
-puis, ce qui est moins ambitieux, j’avais envie de solitude, ou plutôt
-d’isolement. Une chambre d’hôtel, où pas un meuble, pas un objet, pas un
-souvenir ne nous attache, est un endroit propice à la méditation.
-Ailleurs, l’esprit se laisse distraire avec trop de complaisance. Dans
-ma chambre, nue et froide, car elle s’ouvrait à l’est, je ne pouvais
-considérer mon aventure qu’avec plus de lucidité.
-
-Mais comment saisir au vol tant de pensées contradictoires, souvent si
-frêles qu’elles meurent à l’instant qu’on les sent naître, comment
-saisir tant de fantômes d’espoirs, de projets, d’objections, de
-souvenirs, et de scrupules, qui traversent l’esprit d’un amoureux? Je
-n’en garderais qu’une poussière aux doigts, comme les enfants quand ils
-ont pris un merveilleux papillon.
-
-Aussi bien, à mesure que le jour s’écoulait, je me défendais plus mal
-contre l’inquiétude. Étais-je déjà si exigeant? Parce que je ne recevais
-pas la lettre que j’espérais, devais-je retomber dans les seules
-appréhensions qui semblèrent toujours l’aliment préféré de mes rêveries?
-Hélas, j’ai toujours eu plus de penchant pour la tristesse que pour la
-gaieté, et j’ai tiré moins de bénéfices et moins de plaisir, si le mot
-n’exagère pas, de mes bons moments que des mauvais. Maintes fois j’ai
-gâté par ma faute des joies qui méritaient d’être franchement savourées.
-Qu’est-ce donc qui m’obligeait, cette fois encore, sinon ma sotte manie,
-de pousser au noir mes pensées?
-
---Je serai à vous quand vous voudrez.
-
-Qu’avais-je le droit de désirer plus outre à cette heure? N’était-ce pas
-assez d’une si belle promesse, si je daignais me rappeler que, la
-veille, un regret sans mesure me tourmentait?
-
-Je n’avais pas de lettre. Je n’en eus pas. La nuit vint. J’en passai la
-plus grande partie à ma fenêtre. L’air était doux. Il y avait quelques
-étoiles au ciel. J’entendais le bruit faible de la mer proche. Jamais
-amant sur le point de triompher après une longue attente ne fut moins
-assuré que moi.
-
---Je serai à vous quand vous voudrez.
-
-La phrase volontaire me harcelait. Je me la disais et me la redisais, je
-la disséquais, je la retournais. C’est une bien petite phrase, bien
-simple; mais elle engageait l’avenir, et quel avenir? Elle m’effrayait.
-
- * * * * *
-
-A quoi bon tergiverser davantage? A quoi bon hésiter ici comme j’hésitai
-là, devant l’inévitable réalité de mon aventure? Il faut que j’avoue que
-je suis entré dans le palais de l’amour par la porte basse. Toutes les
-considérations retarderaient seulement mon aveu.
-
-Dépouillée du lyrisme dont je la parais comme chacun de nous pare la
-sienne, mon aventure, pour tout autre que moi, tombe à la plus courante
-banalité. C’est pourquoi j’en souffris. Mais dans la conscience que je
-prenais de sa navrante banalité, laquelle me faisait semblable à tous
-les hommes, je puisais une force nouvelle d’aimer. Nous sommes tous
-persuadés, quand nous aimons, que nul n’aima jamais de la même ardeur
-que nous. L’amour a cette singularité que chaque amant s’imagine qu’il
-l’invente. J’eus, moi, l’illusion de me relever à mes yeux en souffrant
-d’une situation dont plus d’un autre eût joui sans scrupule.
-
-En effet, je n’avais pas reçu la lettre que j’attendais. J’attendis
-encore pendant toute la journée du lendemain. Le surlendemain, par le
-premier courrier, j’eus un billet. Il me fixait rendez-vous pour le jour
-même à l’endroit connu.
-
---Je suis contente, me dit-elle en me tendant la main. Je craignais tant
-quelque folie de votre part! Voyez-vous, j’aurais donné dix ans de ma
-vie hier, pour être sûre que je vous verrais aujourd’hui.
-
-Dans les romans, les personnages d’importance n’échangent que des
-phrases admirables. Dans l’ordinaire réalité, un homme épris ne trouve
-presque rien à répondre quand il est heureux, ou il ne répond que par
-des mots sans grandeur. Mais deux êtres qui s’aiment ne se soucient pas
-de littérature.
-
---Vous êtes libre, vous, poursuivit-elle. Je n’ai même pas pu vous
-envoyer un billet, et je ne savais pas si vous auriez la patience
-d’attendre.
-
-Je répondis:
-
---Je vous aime.
-
-Elle ferma les yeux en souriant à peine. Mais, vite grave:
-
---Vous croyez?
-
-J’allais protester, elle m’arrêta.
-
---Et vous m’aimerez? dit-elle.
-
-Son regard cherchait le mien, comme si je devais comprendre sans qu’elle
-exprimât plus clairement sa pensée. Que vit-elle dans mon regard? Elle
-précisa:
-
---J’ai deux enfants.
-
-J’ajoutai en moi-même:
-
---Et un mari.
-
-Elle ajouta:
-
---Je les aime.
-
-Je baissai la tête.
-
-Elle continua:
-
---Ils furent ma consolation. Je ne les abandonnerai jamais.
-
-Je ne répondis rien.
-
---A aucun prix, dit-elle.
-
-Le courage qu’un début si franc supposait, ne pouvait pas ne pas
-émouvoir. Je devinais quelle lutte elle avait soutenue depuis notre
-rencontre: je recomposais tout le drame secret dont le dénouement était
-entre nos mains.
-
---Vous ne dites plus rien? fit-elle.
-
-Je regrettai peut-être de n’être point parti sans la revoir, car je me
-sentais moins courageux qu’elle. Et je répondis:
-
---Je vous aime.
-
-Elle eut alors un sourire infiniment triste.
-
-Je repris:
-
---Je ne vous demanderai jamais d’abandonner vos enfants. Je ne vous
-demanderai jamais rien. Je suis trop heureux de ce que vous daignez
-m’accorder.
-
---Ah! pauvre ami, c’est peu de chose.
-
---Voulez-vous bien...
-
---Il y a dix ans que je suis à vous. C’eût été mon bonheur de vous
-offrir ma jeunesse.
-
---Votre jeunesse! me récriai-je.
-
---J’ai deux enfants aujourd’hui, dit-elle. Allez, si vous m’aimez, c’est
-encore moi, de vous et de moi, qui ai la part la plus grande.
-
-Elle parlait sans fièvre. Tout ce qu’elle disait si simplement me
-semblait recouvrir l’abîme de tout ce qu’elle ne disait pas. Elle ne
-pouvait point se déclarer malheureuse avec plus de poignante
-discrétion. Malheureuse, elle, sous ces apparences qui m’avaient trompé
-d’abord comme elles m’auraient trompé pour toujours si je ne l’avais
-plus revue après notre rencontre? Tant de femmes cachent ainsi en public
-sans qu’on s’en doute la misère d’une âme blessée!
-
---Pensiez-vous que je fusse heureuse? reprit-elle sur un ton plus vif.
-
---Je pensais que...
-
---Je serais inexcusable de vous écouter.
-
-J’avais rougi.
-
---Je sais, dit-elle, qu’aux yeux du monde je suis une femme coupable. Je
-me remets à vous en toute confiance. Je ne tiendrai que de vous mon
-bonheur, s’il m’en est réservé un peu.
-
-Un homme n’entend pas de pareilles choses sans en être transporté. Que
-fut-ce de moi qui aimais déjà de toute ma force trop longtemps retenue?
-
---Ne faites pas moins beau qu’il n’est le présent que vous m’apportez,
-dis-je alors. Je ne suis peut-être pas digne de le recevoir, mais je
-m’évertuerai d’en être le moins indigne possible.
-
-La faiblesse de ma réponse ne m’échappait point. J’en étais dépité. Dans
-ce dialogue qui avait plus de pathétique par ce qui ne s’y exprimait pas
-que par ce qui s’y exprimait, je me reprochais l’émotion qui diminuait
-mes répliques: il déplaît toujours à un homme, même heureux, d’être
-inférieur à la femme qu’il aime et qui l’aime.
-
-Elle disait, elle, plus facilement que moi, ou du moins je le présumais:
-
---Je ne vous apporte rien qui ne vous était dû. Vous méritiez mieux,
-mon ami. Et qu’est-ce que je vous apporte? Osez regarder devant vous. Je
-serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me plaira.
-
-Elle semblait s’arracher ces paroles douloureuses. Des larmes lui
-venaient. Elle répéta:
-
---Je vous dis que c’est moi qui suis enfin favorisée, malgré tout.
-
-Elle essaya de sourire. J’étais interdit. Je lui pris la main. Elle me
-la retira.
-
---Attendez, dit-elle.
-
-Elle se dégantait. Elle m’offrit ses doigts nus.
-
-Sous mes lèvres, ils frémirent.
-
---Il faut que je rentre, fit-elle.
-
-Je la regardai.
-
---Il faut toujours que je rentre, poursuivit-elle d’une voix lasse.
-Écoutez. Mon mari part ce soir. Il est rappelé à Paris. Je ne partirai,
-moi, qu’après-demain. Voulez-vous de moi demain après-midi? Nous irons
-où vous voudrez.
-
-Puis, sans en avoir l’air, mais pour me faire entendre évidemment
-qu’elle n’était pas prête à se jeter dans mes bras en dépit de ses
-promesses:
-
---Soyez, par exemple, ajouta-t-elle, au pied du château vers deux
-heures. Je serais si contente de me promener avec vous dans la campagne,
-et de la voir sous l’aspect qu’elle a pour vous!
-
-Là-dessus, prompte, elle me tendit encore la main:
-
---Vous m’aimez? dit-elle.
-
-Je lui serrai les doigts.
-
---Et vous m’aimerez?
-
---Aussi longtemps que vous me le permettrez.
-
-Elle se dérobait. Je la suivis du regard. Elle se retourna, me fit un
-petit signe, s’éloigna, disparut. Je sentais encore à mes lèvres le
-frémissement de ses doigts. J’étais en même temps joyeux et désolé.
-J’aurais voulu la garder près de moi, l’emporter au bout du monde, la
-rendre heureuse et qu’elle le déclarât sans arrière-pensée, l’avoir à
-moi pour lui tisser des jours de tendresse. Elle s’éclipsait de nouveau.
-
-Je me répétai sa phrase:
-
---«Je serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me
-plaira.»
-
-Était-ce bien ce que j’avais rêvé? Je ne jurerais pas que mon
-enthousiasme n’eût pas été plus ambitieux ni que la réalité, comme elle
-s’imposait à moi, ne me déçût point. Un doute s’insinuait au milieu de
-mes réflexions. Je manquais trop de cette assurance qui fait si peu
-défaut à la plupart des hommes pour accepter d’être heureux sans
-scrupule. Je me disais:
-
---Elle ne t’aime pas. C’est par pitié qu’elle consent à te leurrer. Que
-de réticences dans toutes ses paroles! Elle ne se joue peut-être pas de
-toi, mais elle n’a pas d’autre propos que de te consoler et de te guérir
-peu à peu d’une passion qui la touche. Elle? A toi? Elle ne le sera
-jamais.
-
-Et j’avais envie de partir le soir même, moi aussi, pour rompre toutes
-les déceptions que je redoutais, et fuir avec l’orgueil d’avoir du moins
-détruit par ma volonté propre mon bonheur incertain.
-
- * * * * *
-
-IL est de fait que, sans les raisons que j’avais de ne tenir compte
-d’aucune objection, j’avais bien des raisons aussi de ne pas me réjouir
-outre mesure. Que savais-je au juste de celle que j’aimais? A peu près
-rien. Rien de plus que ce que j’en ai dit, et qu’elle m’avait dit. Que
-pouvais-je préjuger de si peu? Mais l’amour ne se gêne pas de prudence.
-Quelle que dût être la fin de l’aventure, j’y étais trop intéressé pour
-refuser de m’y abandonner aveuglément.
-
-Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de me sentir si troublé quand je
-trouvais ailleurs une espèce de lucidité qui me semblait incompatible
-avec l’amour. La jeune fille de jadis avait été fort réservée; la jeune
-femme que je revoyais, ne paraissait pas plus décidée à se révéler
-davantage. Elle gardait un sang-froid que, par moment, sa voix
-trahissait peut-être, mais qu’elle reprenait vite, comme s’il ne se fût
-pas agi d’elle-même. N’y avait-il aucun calcul dans ses pensées? Je
-voudrais en douter toujours. Mais, s’il n’y en avait point, comme je
-m’en persuade quelquefois, quelle force d’âme n’avait-elle pas? Et
-pouvait-elle résister ainsi au besoin que nous avons tous, quand nous
-aimons, de nous livrer à l’être que nous aimons? Je souffrais déjà de
-tout ce que je croyais qu’elle me dissimulait. Cependant, je ne
-l’accusais pas de coquetterie. Elle était, au contraire, d’une
-simplicité déconcertante. Aussi m’arrivait-il de n’éprouver que respect
-pour sa réserve, car j’y devinais la pudeur d’une femme malheureuse, qui
-tolère que l’on connaisse qu’elle est malheureuse mais non pas jusqu’à
-quel point elle l’est. Et ce n’est que plus rarement que j’y découvrais
-autre chose.
-
-La promenade que nous devions faire ensemble dans la campagne, si
-j’avouais tout de suite qu’elle fut contremandée, on sourirait. Je n’ai
-jamais su, en effet, parce que je n’ai jamais cherché à le savoir,
-quelle part de vérité soutenait l’excuse qui m’en fut donnée. J’eus
-seulement un geste de colère quand j’appris qu’une indisposition subite
-de la gouvernante des enfants me priverait du plaisir d’un après-midi
-d’escapade. Mais j’acceptai l’excuse sans trop de peine, étant prié
-d’aller le soir, vers neuf heures, porter mon pardon et m’entendre dire
-que tous les regrets n’étaient pas de mon côté. A la réflexion
-toutefois, tant il m’est commun de ramener les moindres incidents à mon
-désavantage, je subodorai je ne sais quelle affectation dans le billet
-qui me renvoyait avant de me rappeler. Je supputais que la promenade qui
-m’avait été proposée n’eût pas manqué d’être dangereuse et qu’elle
-échouerait en entretien forcément inoffensif dans un salon d’hôtel, au
-milieu d’étrangers dont la présence nous gênerait. Et je me persuadais
-de plus en plus que mon amour ne devait rien espérer d’une amitié
-compatissante qui tâcherait de me faire prendre mon mal en patience pour
-m’en distraire. J’ajouterai donc sans insister que j’allai naturellement
-au rendez-vous, et que je n’y allai pas en conquérant.
-
-Or, rien ne se réalisa de ce que j’avais prévu. Mon amie m’attendait
-dans le jardin de l’hôtel, et le jardin était désert. Tout de suite elle
-fut tendre comme une amante.
-
---Je pars demain, me dit-elle. Demain, et mon rêve merveilleux peut-être
-s’achèvera. De loin vous me pariez sans doute de toutes les beautés et
-de toutes les vertus. Maintenant je vous ai déchiré le voile enchanteur.
-Demain, vous regretterez de m’avoir revue. Et qui sait si vous ne le
-regrettez pas déjà? Votre souvenir était tellement plus beau!
-
---Pourquoi faites-vous la coquette? lui demandai-je d’une voix rauque
-dont le ton dénonçait, mieux que dix phrases, mon ardeur.
-
-Elle répliqua:
-
---Je ne suis pas coquette. Je vois la situation telle qu’elle est.
-Pauvre ami! vous ne pouvez pas soupçonner comme je souffre de ne vous
-avoir pas été fidèle; non, vous ne pouvez pas, ni comme je souffre de
-n’avoir plus à vous offrir qu’un amour secret. Ah! que ce doit être une
-chose magnifique de se donner toute neuve et sans se cacher à celui
-qu’on a choisi! Et vous voulez que je n’aie pas peur?
-
---Mon amie...
-
---Mon pauvre ami, vous connaissant comme je vous connais, je suis sûre
-que vous me gardiez à la plus haute place dans votre souvenir?
-
---Je vous y garde toujours.
-
---Vous le dites, parce que vous êtes bon. Mais si! vous êtes bon, vous
-m’avez tout raconté. Que ne puis-je regagner ma belle place! Je vous
-engagerais, les yeux fermés, ma vie entière, corps et âme. Au lieu de
-cela, qu’ai-je à vous engager? Les loisirs d’une femme qui n’est pas
-libre, et les complications d’un amour clandestin. Comment ne
-reculeriez-vous pas? ou bien alors...
-
-Elle hésitait.
-
---Ou bien alors, si vous ne désirez que tirer vengeance de moi et
-constater jusqu’à quel point je peux mériter votre mépris, s’il vous
-plaît de m’humilier sous votre triomphe, faites! je suis à vous. Je pars
-demain, et vous aurez ensuite tout le temps de me mépriser, puis de
-m’oublier.
-
-Dans l’ombre, où elle parlait à voix basse, je voyais briller ses yeux.
-Elle me tendit les mains comme pour s’abandonner à moi. Je les pris
-entre les miennes, et commençai:
-
---Mon amie, j’étais venu vous soumettre un projet. Daignerez-vous
-m’écouter?
-
---Dites.
-
---Vous partez demain. Je vous suivrai de près. J’y songeais même avant
-de savoir quand vous partiriez. Bref, nous rentrons à Paris, vous chez
-vous, moi chez moi.
-
---Oui.
-
---Vous viendrez chez moi, si vous le désirez, dès que vous le désirerez,
-bien entendu. Je n’ai qu’un atelier pour tout logement. Il me suffisait.
-Il ne nous suffirait pas. Il sent le plâtre et la peinture. Je veux
-autre chose pour vous.
-
---Pour moi?
-
---Nous aurons notre chez-nous comme vous le souhaiterez. Nous le
-meublerons et le décorerons à votre goût et au mien, qui est le vôtre.
-Lorsque notre chez-nous sera prêt, lorsqu’il sera digne de vous et du
-sacrifice que vous avez promis de me faire, je vous rappellerai votre
-promesse. Vous la tiendrez quand vous voudrez. Mais, ce jour-là, je
-saurai ce que c’est qu’un homme heureux.
-
-Je gardais ses mains entre mes mains. Elle me les déroba, saisit à son
-tour les miennes, m’attira.
-
-Je me levai. Brusque, elle me prit la tête entre ses paumes et haussa
-ses yeux contre mes lèvres. Elle pleurait. Elle ne me défendit pas sa
-bouche. Elle haletait. Je connus qu’il y a une ivresse du baiser.
-
-Quand elle parla, ce fut pour me dire:
-
---Je sais aujourd’hui ce que c’est qu’une femme heureuse.
-
-Comme il arrive après toute scène d’émotion assez profonde, la détente
-nous fit causer de choses sans importance. Au reste il ne me souvient
-plus de ces propos. Il ne me souvient même plus si j’y prêtai la moindre
-attention. Il me semble que nous avions seulement souci, l’un et
-l’autre, d’éluder le silence, périlleux. Et toutes mes autres
-inquiétudes étaient en déroute. J’éprouvais une longue sensation de
-bien-être complet. Pourquoi le dissimulerais-je? Je n’étais pas
-mécontent de moi. Rien ne réconforte comme la pensée d’une bonne action
-accomplie.
-
-Soudain:
-
---Il doit être tard.
-
-C’est elle qui est revenue la première au sentiment de la réalité.
-
---Pourvu que les enfants dorment!
-
-Puis:
-
---Il faut que je monte.
-
-Et:
-
---Voulez-vous les voir?
-
-Tout cela, coup sur coup.
-
-Elle s’était levée. Elle m’emmenait.
-
-Nous ne rencontrâmes personne. Le portier somnolant ne nous vit
-peut-être pas.
-
-Elle ouvrit la porte de sa chambre et se posa l’index tendu contre les
-lèvres. J’entrai sans faire de bruit. A la lueur des lampes du couloir,
-j’aperçus deux petits lits, un de chaque côté de la fenêtre. Je
-m’approchai. Je regardai. Mon cœur battit avec violence.
-
---Ses enfants!
-
-Je me retournai. Avait-elle compris, et regrettait-elle de m’avoir
-amené? Elle fermait la porte doucement. Presque aussitôt elle fut dans
-mes bras. Je cherchai son baiser. Elle y mit plus d’assurance.
-
-L’avait-elle voulu? Elle m’entraîna. Je craignais surtout de heurter
-quelque meuble. Elle me tirait par les mains. Elle se renversa. Je
-tombai sur elle. Mon pied heurta le bois du lit. Elle éclata de rire.
-Puis ce fut un silence total. Les enfants dormaient. J’eus un mouvement
-de dégoût au contact de ce lit.
-
---Imbécile! me dis-je.
-
-Quand je me dégageai, elle me suivit.
-
---Je suis heureuse, me dit-elle dans un souffle, en se faisant toute
-petite entre mes bras. Je suis à toi.
-
-J’étais mécontent de moi. Le défaut de lumière sauva ma confusion.
-
---Je t’aime, dit-elle encore.
-
-Je la pressais sur ma poitrine.
-
---Et toi?
-
-Un dernier baiser me tint lieu de réponse, et je m’esquivai comme un
-voleur.
-
- * * * * *
-
-MÉCONTENT, oui certes, je l’étais. Mécontent de moi. Je me reprochais
-d’avoir succombé dans une minute de vertige. Je devais prouver à celle
-que j’aimais, que je ne désirais pas d’elle d’abord un bref plaisir que
-la première venue pouvait me procurer. Je craignis de lui avoir infligé
-sottement une humiliation dont peut-être elle pleurait. Il me peinait
-d’avoir souillé la noblesse douloureuse que je voulais garder aux
-premières heures de notre banale aventure.
-
-Mécontent de moi, mais non point d’elle,--je tiens à le déclarer pour
-mon honneur,--car que savais-je des motifs qui l’avaient poussée à
-m’offrir ce que les hommes ont coutume de considérer comme la plus
-grande preuve d’amour? Car j’ignorais que, pour une femme qui aime, tout
-est plus simple que nous ne croyons. Et je compliquais toutes mes joies
-et tous mes chagrins. Or ce ne m’était pas une joie d’avoir si
-malencontreusement abusé d’une situation dont je m’imaginais être le
-maître. Un usage trop ancien exige des femmes qu’elles ne cèdent pas si
-vite, pour que ma maladresse n’eût pas blessé en son cœur le plus
-sensible celle que je respectais autant que je l’aimais, que je
-respectais parce que je l’aimais.
-
-Je fus plus mécontent encore quand je revis mon amie, le lendemain. Son
-regard me troubla: il y avait une inquiétude qui ne se dissipa que
-lentement. Ce n’était point de la tristesse: mon amie semblait ne rien
-regretter; elle ne prononça pas une parole de regret ou de remords; elle
-avait accepté sans fausse honte toutes les conséquences, bonnes ou
-mauvaises, de son acte; mais je devinais qu’elle craignait d’avoir
-commis une faute,--une faute à mes yeux,--en essayant de m’attacher si
-vite par une audace propre à m’inspirer peut-être du mépris.
-
-Selon la morale courante, une femme ne peut rien sacrifier de plus
-précieux que son corps, et l’on pardonne moins aisément une faiblesse
-momentanée de la chair qu’une longue tentation où l’esprit se complaise.
-Une femme qui se donne trop tôt s’expose à être jugée sans indulgence.
-Et je voyais bien que mon amie n’avait pas d’autre inquiétude que de
-perdre mon estime, et de me perdre du même coup, pour m’avoir prouvé
-seulement qu’elle m’aimait. Je n’en étais donc que plus mécontent de
-moi-même.
-
-Quelques phrases échangées de biais, comme nous avions déjà pris pour
-toujours l’habitude funeste d’en échanger, car la discrétion observée
-rigoureusement peut déterminer les pires malentendus, quelques phrases
-discrètes nous rendirent un peu d’assurance. C’était notre dernière
-entrevue. Nous ne devions plus nous revoir qu’à Paris, après une semaine
-de séparation.
-
---Une semaine! Vous m’aurez oubliée.
-
-Elle revenait malgré elle à son inquiétude. N’a-t-on pas assez souvent
-affirmé qu’un amant satisfait est plus difficile à garder?
-
-Mais je n’étais point satisfait. Et j’usai de toutes les ressources du
-langage le moins direct pour lui témoigner ma reconnaissance, en
-regrettant qu’une précipitation aussi inconsidérée m’eût empêché de lui
-rendre ou même de lui offrir plus que je n’avais reçu. Cette maladresse
-augmentait en effet ma confusion. J’avais honte de moi, comme si je
-m’étais jeté sur mon plaisir de mâle pareil à tous les mâles sans
-m’occuper d’aucun retour. Moi qui m’étais intérieurement promis de
-donner et de me donner, j’avais fait preuve du plus vil égoïsme. J’en
-rougissais, je le sentais, j’en devenais confus davantage, et les
-phrases de tendresse, de gratitude et de remords que j’élaborais, se
-développaient avec peine.
-
---Alors, tu m’aimes?
-
-On ne répond à de telles questions, quand on aime, que par des mots qui
-n’ont de prix que pour celui qui les prononce et celui qui les écoute.
-
-Elle ajouta, plus grave:
-
---Il faut m’aimer.
-
-Pourquoi me rappelai-je d’un trait que, la veille, au moment où je
-m’enfuyais de sa chambre, elle m’avait dit la première en me tutoyant:
-«Je t’aime», et qu’ensuite elle m’avait demandé: «Et toi?»
-
-Je lui répondis, comme en écho:
-
---Je t’aime.
-
---Il faut m’aimer, reprit-elle.
-
-Puis:
-
---Il faut surtout que tu saches une chose. C’est que, malgré les
-apparences qui me feraient condamner par n’importe qui, car enfin, même
-si tu ne t’en es pas aperçu, je n’ai rien négligé pour que tu juges mal
-de moi...
-
-Je protestai.
-
---Non, dit-elle. Je sais ce que j’ai fait. Et je ne le regrette pas.
-Mais, et crois-le si tu veux, ou ne le crois pas, sache que je n’ai
-jamais eu d’amant.
-
-Je l’adjurai de ne pas continuer. Elle me mit sa main sur la bouche.
-
---Sache, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que toi.
-
-Je ne pouvais que m’enorgueillir d’un aveu si flatteur. J’éprouvai que
-ma gorge se serrait.
-
-Pour dérober mon émotion, je me penchai sur les mains de mon amie et les
-couvris de baisers. Je songeais, hélas, à la scène de la veille, et que
-j’avais eu un instant de dégoût sur ce lit où, la nuit précédente, elle
-n’avait pas couché seule.
-
-Elle ne me laissa pas le temps de douter.
-
---Dès que tu seras arrivé à Paris, me disait-elle, me ramenant sur un
-terrain moins dangereux, j’irai te voir. J’ai une envie folle de visiter
-ton atelier, de savoir comment tu vis, au milieu de quels objets. C’est
-une envie de petite fille? Non, monsieur, c’est plus sérieux que vous ne
-pensez. Assurément. Comprends donc que je ne te connais qu’en toi, et
-que j’ai besoin de te connaître dans le décor que tu avais choisi pour y
-vivre.
-
---Oh! répondis-je, mon atelier n’est pas le merveilleux atelier d’un
-artiste mondain. Il me sert moins pour les autres que pour moi-même; j’y
-travaille; il est encombré de matériaux et de poussières, humble, et
-dépourvu de poésie. Si j’étais riche, je le parerais de toutes les
-splendeurs qu’on voit au théâtre dans un atelier d’artiste; mais, si
-j’étais riche, j’enverrais, pour commencer, mon atelier aux cinq cents
-diables, et je t’enlèverais, avec tes deux enfants, bien entendu.
-
-Elle éclata de rire.
-
---Tais-toi! Ne parle pas de l’impossible.
-
---Impossible? répliquai-je.
-
---Tu es bon, tiens, s’écria-t-elle, toute joyeuse, je t’adore. Non,
-mais, écoutez-le! M’enlever, avec mes deux enfants?
-
---Naturellement.
-
---Naturellement? Et où irions-nous? La gendarmerie me reconduirait chez
-moi, avec mes deux enfants.
-
---Tu divorcerais.
-
---Tu rêves, mon pauvre grand. Si je voulais divorcer, ma volonté seule
-ne suffirait pas. Rien ne permet de supposer que le divorce puisse être
-demandé contre moi. Et d’ailleurs, s’il l’était, je n’obtiendrais pas de
-garder mes enfants. Or, je te l’ai dit: je ne les abandonnerai jamais.
-
-Elle hésita un peu.
-
---Jamais, ajouta-t-elle, ou du moins tant qu’ils seront trop petits pour
-se passer de moi et pour comprendre.
-
-Je baissais les yeux.
-
---Plus tard, dit-elle encore, plus tard, quand ils seront grands, si tu
-m’aimes toujours...
-
-Je l’étreignis d’un geste passionné.
-
---M’aimeras-tu si longtemps? me demanda-t-elle.
-
-Et elle était redevenue grave. Mais elle se ressaisit vite.
-
---Allons, dit-elle enfin. Du courage! J’emporte d’ici mon plus beau
-souvenir. C’est beaucoup.
-
-Elle me regardait tendrement.
-
---A bientôt, mienne.
-
---Au revoir, mien.
-
-Elle sourit, et me quitta.
-
- * * * * *
-
-EST-IL rien de merveilleux comme cette force irraisonnable de l’amour
-qui pousse deux êtres l’un vers l’autre sans que rien s’y puisse
-opposer? L’homme le plus sceptique et la femme la plus religieuse y
-succombent pareillement. L’honneur, le devoir, la morale, la sagesse, la
-prudence, fils et filles de la volonté, s’ils luttent, sont vaincus.
-Sous l’action du vieil instinct, la croûte molle dont les nécessités de
-la vie sociale enveloppent nos égoïsmes, éclate ou cède, et l’amoureux,
-qui était si fier d’avoir maîtrisé le destin, frémirait d’humilité,
-pourvu qu’il y réfléchît, devant la débâcle de toutes ses vertus qu’il
-s’imaginait moins chétives. Par bonheur, il n’y réfléchit point. Plus
-rien pour lui n’existe qui ne touche pas à son amour. Et le monde entier
-se rétrécit autour de son enthousiasme à mesure qu’un seul être prend à
-ses yeux une importance plus grande. L’objet qu’il amplifie lui éclipse
-le reste de l’univers.
-
-Mais c’est ici que le drame commence. L’amour nous découvre dans quel
-désert chacun de nous s’épuise. D’autres par d’autres moyens arrivent à
-la même stupéfiante constatation. Par l’amour le commun des mortels
-aperçoit que toute âme humaine est immensément seule. Qu’on se fie à
-l’espoir qu’une lumière divine tombe pour l’éclairer sur notre détresse,
-ou qu’on se résigne à vivre dans un désert sans issue, l’originelle
-certitude subsiste que l’on n’acquiert qu’en souffrant. Et comment ne
-souffrirait-on pas, pour peu qu’on soit sensible, quand devant celle
-qu’on aime, et la plus sincère, on craint de ne connaître d’elle que ce
-qu’elle daigne laisser connaître? Une âme est si vaste! Je ne le savais
-pas avant la guerre, parce que je ne savais pas tout ce que peut
-contenir de précieux la carcasse trop facilement périssable d’un corps
-humain. J’ai vu tant d’hommes s’anéantir autour de moi, tant d’hommes
-jeunes, beaux, bons, admirables, que l’épouvante des jours où l’on
-mourait à la volée m’a fait comprendre que chaque vie a sa grandeur
-secrète.
-
-Secrète. Secret. Mot plein de tendresse et de mystère, sinon de nargue.
-Mot d’arrêt. La porte est close et ne s’entr’ouvrira peut-être jamais.
-Quelle joie cependant, si l’on pouvait pénétrer, ne fût-ce que pour
-quelques heures, dans la pensée de celle à qui l’on se sacrifierait
-volontiers! L’homme sent bien que la femme est toute de faiblesse et
-qu’il doit s’approcher d’elle avec précaution. Mais qui nous dira ce
-qu’elle désire ou ce qu’elle redoute? L’amour suppose confiance et
-confidence. Qu’une femme parle, et nous la croyons. Et si elle ment? Ou
-si elle déguise? Ou si elle arrange? Ou si elle se réserve? Un homme qui
-aime éprouve une angoisse débilitante quand il se heurte au secret de
-sa bien-aimée. Toutes les femmes en ont un. Presque tous les hommes en
-souffrent. Presque toutes l’ignorent.
-
-J’ai toujours été, pour moi, fort timide. Je ne peux pas me résoudre à
-poser des questions. Je ne sais pas interroger. Les paroles qui
-fouillent ne sortiraient pas de ma bouche. J’attends que la vérité se
-dévoile ou se laisse deviner. Est-ce aussi que j’ai peur de la voir
-laide ou décevante? J’ai plutôt le respect de tout ce qui se garde. Rien
-n’est plus respectable qu’une âme féminine, car la femme n’a guère les
-ressources de l’action pour se faire apprécier. C’est moins par ses
-gestes réels qu’on la juge, que par les mouvements de son âme. Or qu’y
-a-t-il de plus impalpable que de si vaines preuves?
-
-Sans doute, comme n’auraient pas manqué de s’en réjouir bien des hommes,
-j’aurais dû me réjouir aveuglément du bonheur que le hasard venait de
-m’envoyer. Huit jours plus tôt, je menais une vie inutile. Tout à coup
-je me trouvais en possession de ce que je n’aurais jamais plus espéré.
-Une femme m’agréait, jeune et belle, moi tout indigne, je le dis sans
-fausse humilité, d’être choisi. Un autre eût savouré pareille victoire.
-Elle m’étonnait. Je la supportai mal. J’en fus moins digne que jamais.
-
-Maintenant que je la considère dans le passé, un peu comme si elle
-n’était pas de moi, je m’accorde plus d’indulgence que sur le moment.
-Pourquoi mon adorable amie m’avait-elle mesuré ses confidences? Pourquoi
-s’était-elle montrée si retenue? Pourquoi peut-être s’enferma-t-elle
-dans tant de pudeur, lorsqu’elle me livrait avec tant d’imprudence un
-trésor que la morale et ma gratitude mettent à si haut prix? Ne
-rendait-elle pas légitimes, ou du moins excusables, toutes les
-suppositions que je pouvais faire, et même, puisqu’elle m’avait dit
-qu’elle les craignait, les pires? Si je les fis, je ne m’y attardai
-point, car j’en souffrais plus qu’elle n’en aurait souffert de son côté;
-et d’autre part j’avais tellement besoin, comme tous ceux qui aiment,
-d’avoir confiance, que je lui attribuai pour elle et pour moi les
-meilleurs sentiments. Tout cela, de façon moins grossière que je ne
-l’exprime ici. Et c’est peut-être à cause de tout ce qui s’est passé par
-la suite que j’insiste à présent sur le trouble de ces premières
-journées. J’étais alors trop heureux pour y discerner ce que j’y
-retrouve aujourd’hui.
-
-Heureux? J’ai plutôt compris comme doivent être heureux un homme et une
-femme qui peuvent s’aimer en toute liberté, comme doivent être heureux
-deux fiancés qui peuvent se promettre de vivre côte à côte chaque jour.
-Mon amie avait son secret, qu’elle ne me laissait pas encore connaître.
-Désormais nous en avions un ensemble. Nous étions condamnés à vivre dans
-le mensonge et à n’être heureux que dans l’ombre. Noires fiançailles de
-l’adultère! Ténébreuse volupté des rendez-vous furtifs! Joie atroce des
-baisers dérobés et des caresses silencieuses! Bonheur misérable de deux
-êtres qui prétendent se suffire au mépris de la loi! Heureux, heureux
-vraiment, si nous avions au moins eu la certitude qu’il n’y eût pas de
-mensonge entre nous dans cette ombre où nous nous enveloppions l’un et
-l’autre, liés par notre secret. Hélas! je n’ai ni le droit ni le goût
-d’accuser mon amie; mais, s’il est excessif d’employer des termes trop
-exacts, je ne peux pas ne pas avouer que les premières heures de mon
-amour furent embarrassées d’un malaise dont j’étais peut-être seul à
-souffrir.
-
-Pour m’attirer l’indulgence des personnes qui ont souci de la morale
-publique, je n’aurais probablement qu’à déclarer que des remords
-m’étaient venus. Mais il n’en fut rien. Pas un seul instant je ne
-songeai que je poussais ou suivais mon amie dans une aventure
-condamnable, ou damnable, selon les opinions. J’aimais. J’étais
-seulement inquiet parce que je cherchais à m’expliquer les raisons de
-mon bonheur, parce que je ne connaissais pas assez mon amie pour
-accepter mon bonheur tel qu’il était, tel qu’elle me le donnait; parce
-qu’enfin, insatiable comme tous les hommes et déjà par surcroît exigeant
-comme tous les amoureux, je regrettais que mon bonheur ne fût pas plus
-grand. Ingratitude? Non certes. Je manquais trop de confiance en moi
-pour n’en pas manquer à l’égard de mon amie. Et je n’aurais peut-être
-pas douté d’elle si je l’avais moins aimée. L’amour est avare. Je me
-répétais les dernières paroles de notre dernier entretien: «A bientôt,
-mienne», avais-je dit. Mienne? Elle me quittait à l’instant pour se
-rendre auprès de celui à qui elle appartenait. Est-ce qu’il est
-nécessaire que je confesse qu’en aimant je venais de me découvrir
-jaloux?
-
- * * * * *
-
-EN vérité, oui, je fus jaloux dès le premier jour, dès la première
-heure, alors que j’aurais dû peut-être exulter seulement. N’a-t-on pas
-coutume de sourire quand on parle d’un larron d’amour? Toute une
-tradition littéraire veut qu’on rie d’un mari trompé, et qu’on ait des
-sourires complices vers l’amant. Ces sourires me blessent. Neuf fois sur
-dix, il y a de la douleur au fond d’un adultère. Et c’est au dixième cas
-que se précipitent les écrivains, parce que l’exceptionnel les attire.
-Ils nous abandonnent les autres, qui sont de la simple vie courante, où
-nous nous débattons comme nous pouvons. Mais la vie courante, quand il
-s’agit de la nôtre, n’est pas comique. Ou elle ne l’est que pour les
-étrangers. De ce déséquilibre naît le sentiment que nous avons tous
-d’être seuls au milieu du drame qui nous menace.
-
-Lorsque je me retrouvai seul après le départ de mon amie, il me revint à
-la mémoire quelques vers d’une ballade de ce _Jardin de Plaisance_ qui
-avait enchanté ma jeunesse. Je me les murmurais, tout étonné d’y
-découvrir un charme qui m’avait jusqu’alors échappé. Ils étaient
-pourtant sans éclat. Mais ils me semblaient les plus ardents du monde.
-Je répétais:
-
- _Adieu vous dis, ma très belle maîtresse;_
- _Adieu vous dis, mon souverain plaisir;_
- _Adieu vous dis, ma joie et ma liesse;_
- _Adieu vous dis, mon amoureux désir;_
- _Adieu vous dis, jusques au revenir._
-
-Je pense aujourd’hui que ces vers me plaisaient tant à cause de cette
-insistance de l’adjectif possessif, que je n’y remarquais pas alors.
-Étais-je donc si égoïste? J’aimais. Je ne peux rien dire de plus. Mais
-je ne suis pas orgueilleux. Voilà pourquoi j’étais jaloux.
-
-Baissons le ton et regardons les choses de sang-froid. Sans vantardise,
-je puis déclarer que je pouvais être fier de ma victoire. Le mari de mon
-amie était encore jeune; physiquement il l’emportait sur moi; il m’avait
-paru doux, intelligent, épris de sa femme au reste. Le caprice de sa
-femme était, à première vue, incompréhensible, et donc inexcusable aux
-yeux des personnes sévères. Comment n’aurais-je pas été moi-même étourdi
-par un coup si brusque? J’invoquais les raisons du passé. Oui, je me
-rappelais notre amourette d’adolescents. Je me disais: «On l’a peut-être
-mariée contre son gré. Son mari est peut-être un butor sans le laisser
-soupçonner. Elle est peut-être malheureuse. Il ne faut pas se fier aux
-apparences. Combien de ménages ne sont pas ce qu’on croirait qu’ils
-sont?» Je me heurtais toujours à cette hypothèse: «Elle n’aime pas son
-mari.» Mais je songeais au même instant qu’elle avait de lui deux
-garçons. Je n’admettais pas qu’une femme pût accepter d’être mère sans
-aimer le père de ses enfants. Et je tombais dans une perplexité
-profonde.
-
-J’étais jaloux. D’avoir obtenu, même si facilement, une victoire si
-déconcertante, ne me satisfaisait pas. Cette femme, que j’aimais, que
-j’avais appelée mienne en la quittant, elle appartenait à un autre
-homme, qui était son maître. Elle ne voulait pas divorcer, à cause de
-ses enfants qu’elle voulait élever; elle ne voulait pas du moins que le
-divorce, s’il avait lieu, fût prononcé contre elle. Il était à présumer
-par conséquent qu’elle observerait à l’égard de son mari l’attitude
-qu’elle observait quand nous nous étions retrouvés. Elle était sa femme,
-elle le serait encore. Contrainte, je l’accorde; dégoûtée, j’y consens;
-malgré elle, je ne le nie pas. Mais aucune excuse n’empêchait... Et je
-serrais les poings en y songeant.
-
-Ah! les beaux éclats de rire qu’un auteur dramatique provoquerait dans
-une salle de spectacle en me mettant en scène! Quelle comédie, avec ces
-rôles renversés: un mari qui n’est pas grotesque, et un amant qui est
-ridicule à force de prendre du mari traditionnel les travers dont on se
-gausse! Je ne sais pas si pareille comédie a jamais été représentée.
-Mais serait-elle vraiment si comique? Il faudrait modifier mon
-caractère, et me charger d’une fatuité que je n’ai pas. Car c’est la
-fatuité qui rend la jalousie ridicule. La jalousie humble est
-douloureuse. Les femmes ne l’ignorent pas, les unes pour l’éprouver par
-elles-mêmes, les autres parce qu’elles ont appris de quelle arme elles
-disposent contre ceux qui les aiment et ceux qui ne les aiment pas.
-Ai-je insinué que mon amie voulût jouer avec moi de cette corde?
-L’expression aurait trahi ma pensée.
-
-Je n’ai pas dessein de conter au jour le jour le progrès de ma passion.
-Il m’y faudrait des volumes, qui n’auraient d’intérêt que pour moi.
-D’ailleurs, je n’en viendrais peut-être pas si facilement à bout, car je
-ne tiens pas registre de mes impressions quotidiennes, préférant qu’au
-fond de ma mémoire se dépouillent les souvenirs qui valent que je les
-garde.
-
-Ainsi, à suivre de trop près ce que je prends à cette heure pour la
-démarche véritable de mon amour, je risquerais de déformer la vérité. Il
-me reste assez de souvenirs marquants en manière de jalons. Ils
-suffiront à qui voudra reconstituer la ligne exacte de mon aventure.
-
-Ai-je dit trop vite, par exemple, que j’avais été jaloux dès le premier
-jour? C’est à présent le souvenir qui me domine. Je me revois, quittant
-Nice, incertain de ce qui m’attendait à Paris, mais certain déjà, sans
-raison acceptable peut-être, que je souffrirais. Et cependant, je dois
-le déclarer tout de suite, mon retour me préparait des joies telles que
-je ne les croyais pas possibles. Mais n’est-il pas à décider qu’elles ne
-me parurent si grandes que parce que j’avais eu tant d’appréhensions? Ou
-bien vais-je rougir d’avoir été si puéril, si délicieusement puéril?
-M’excuserai-je d’être arrivé si tard à l’amour avec un cœur tout neuf,
-ou plutôt avec une pareille naïveté? Ah! qu’il battait, ce cœur naïf,
-quand je vis proche l’heure où nous allions nous retrouver face à face!
-Je craignais tellement qu’une déception, mesquine mais cruelle,
-n’arrêtât mon amie!
-
-A en juger par les apparences, mon amie menait un train assez luxueux.
-Elle ne m’avait encore vu qu’en représentation, dans la rue, à la
-promenade, ou en visite. Je n’étais pas d’une modestie exagérée en lui
-annonçant que mon atelier, où elle désirait me voir pour me connaître
-mieux, n’avait rien qui fût digne d’elle et rien du nid d’amour que ma
-tendresse et ma ferveur lui préparaient. Mais que dirait-elle, ou que
-penserait-elle, en me voyant chez moi, dans un intérieur si petit et si
-pauvre? Était-ce lui faire injure de présumer qu’elle pût être capable
-d’un mouvement de recul, ou du moins de surprise fâcheuse, devant la
-simplicité révélée de ma vie? Ne sont-ils pas bien rares ceux qui, sans
-mépriser la richesse, qui n’est pas méprisable, n’y attachent que
-l’importance qu’elle mérite?
-
-Un regard me tranquillisa. J’en fus ravi au point que, perdant prudence,
-j’avouai les craintes que j’avais eues, car je ne sais pas dissimuler.
-
---Grand gosse! s’écria-t-elle. Voulez-vous vite demander pardon?
-
-J’ouvrais la bouche.
-
---Tais-toi, dit-elle.
-
-Et elle m’offrit ses lèvres.
-
-Elle fut aussi jeune que moi. Tout sembla lui plaire, l’amuser. Le plus
-naturellement du monde, elle s’était installée chez moi, comme chez
-elle. Nul embarras, nulle affectation. J’étais content, et un peu
-gauche. Je parlais de tout ce qui nous entourait, j’étalais des croquis,
-j’expliquais. Elle hochait la tête gentiment. Elle avait l’air d’être
-là, non point comme une étrangère qui y venait pour la première fois,
-mais comme une habituée de toujours qui y serait revenue après un
-voyage.
-
-Sottes appréhensions! Folles pensées! Pourquoi, devant tant de grâce
-charmante, me rappelai-je soudain qu’elle m’avait dit à Nice:
-«Croyez-le, ou ne le croyez pas, je n’ai jamais eu d’amant.» Je chassai
-l’affreux soupçon suscité par son aisance.
-
-Elle disait:
-
---Mais c’est admirable chez toi!
-
---Vous êtes indulgente, répondis-je.
-
---Oh! le méchant! s’écria-t-elle. Il n’y a donc ici que ce qu’il y avait
-toujours?
-
-C’est vrai, je ne sais pas faire de compliments. Je rougis.
-
---Et ta Tienne? dit-elle avec gaieté.
-
---Ma Mienne, dis-je sur le même ton, je lui veux un cadre moins
-poussiéreux.
-
---Tu l’aimes donc, ta Tienne?
-
-Je la regardai.
-
---Tu l’aimes?
-
-Elle se pressait contre moi. Je la repoussai doucement.
-
---J’ai déjà succombé une fois, dis-je. C’est trop.
-
---Tu regrettes?
-
---Je t’aime, Mienne, je t’aime, mais je ne t’aimerai, je te l’ai dit à
-Nice, que là où nous serons chez nous, où tu seras chez toi.
-
-J’étais devenu sérieux.
-
---Laisse-moi nous entourer, poursuivis-je, d’un peu d’illusion.
-
---Comme tu voudras, dit-elle, sérieuse aussi, et tout ce que tu voudras,
-quand tu voudras. Je suis tienne.
-
-Je ne répondis pas.
-
---Le crois-tu?
-
-Je lui pris le visage entre mes mains, et, mon regard fixant le sien:
-
---Puis-je le croire? demandai-je.
-
-Elle ne répondit pas.
-
-Son regard soutenait résolument le mien.
-
---Songe, repris-je, songe, Mienne que je désire mienne de toute mon
-ardeur, songe à toutes les pensées, à toutes les inquiétudes, à toutes
-les tristesses qui peuvent m’assaillir quand tu es loin de moi, quand tu
-seras loin de moi, tout à heure, demain, après-demain, jusqu’à ce que je
-te revoie. Songe que je ne sais rien, que je ne saurai rien, que je suis
-obligé de tout imaginer de ta vie. Songe que tu t’en vas je ne sais où,
-que tu feras je ne sais quoi, songe à cette solitude où tu m’abandonnes.
-
---Songes-tu à ma solitude? répliqua-t-elle. Toi, du moins, nul ne t’y
-troublera.
-
---C’est ce qui me tourmente.
-
---Mon ami...
-
-Fuyant mon regard, elle cacha ses yeux contre mon épaule.
-
-Elle murmura:
-
---Ne sois pas jaloux, chéri. Ne sois pas jaloux. Ce n’est pas toi qui
-peux l’être.
-
-Qu’aurions-nous dit?
-
-Le silence pesa sur notre amour douloureux. Cœur contre cœur,
-étroitement embrassés, nous éprouvions toute l’angoisse du bonheur
-inquiet que nous espérions. Ce jour-là, j’ai connu que la tendresse est
-voluptueuse. Noires fiançailles de l’adultère!...
-
- * * * * *
-
-TOUT un mois, je vécus dans la fièvre. On appelait jadis l’amour la
-fièvre blanche. Expression parfaite, mais il faut avoir été malade pour
-en savourer la justesse. Et je ne me dissimule pas que la plupart des
-hommes d’aujourd’hui comprendraient mal qu’on pût avoir comme je l’eus
-cette fièvre contre laquelle ils se déclarent vaccinés, s’ils ne la
-tiennent pas pour mythique, surannée, ou imaginaire. Ils sont bien
-heureux. Je ne les envie pas. J’ai tiré de mon amour des joies et des
-peines que je ne changerais pas contre leur sagesse.
-
-Je ne regrette pas d’avoir eu tant de candeur ni tant d’inquiétude. J’ai
-vu d’assez près le néant de toutes choses dans la boue de l’Artois et
-dans les trous d’obus de Douaumont pour m’accorder le droit de dédaigner
-la sympathie des indifférents. Si mon cœur est sensible, je n’en ai pas
-honte. Je n’ai pas eu honte quand j’ai claqué des dents sous les tirs de
-barrage à R 18. Je n’ai pas eu honte quand j’ai cueilli du muguet, au
-mois d’avril 1915, dans le bois des Buttes, pour l’envoyer à Paris. Un
-homme, s’il ne fut pas soldat pendant les années mortelles, haussera les
-épaules. Une femme comprendra. Ce ne sera point à l’honneur de l’homme.
-N’est-ce pas une femme, en effet, qui nous a décrits tels que nous
-fûmes, tels que nous sommes, nous, les ouvriers de la guerre, dans ces
-lignes martelées comme nous, où nous apparaissons «tremblants, exaltés,
-sceptiques et résignés, exigeants, privés de tout, lourds d’une
-vieillesse amère et étayés d’une foi enfantine»? Toute ma génération
-souffrante est là peinte au vif.
-
-Tels je nous reconnais dans cette peinture, tel je me revois dans le
-souvenir mouvant de ce mois de fièvre qui suivit mon retour à Paris: ce
-ne furent qu’alternatives d’espoirs et de craintes, de contentements et
-de déceptions, de volontés et de faiblesses, d’ardeurs et d’émois. Tous
-comptes faits, ce sont des impressions charmantes qui m’en restent.
-Plaisir de meubler à neuf un minuscule appartement de deux pièces qui
-sera le refuge et le nid, la chambre et le sanctuaire. Plaisir de
-chercher des étoffes, de choisir des couleurs, une lampe, un coussin;
-plaisir de trouver un service à thé qui ne soit pas anglais, et plaisir
-de le mettre à l’épreuve, gravement, à l’instant où l’on constate qu’on
-a oublié d’acheter des cuillères; plaisir de tout ordonner en mêmeté de
-goûts; plaisir d’être approuvé; plaisir d’aller au-devant d’une envie;
-plaisir de faire plaisir! Heures douces, heures brèves, heures puériles,
-je vous crois d’hier quand je vous évoque, mes belles heures, mes bonnes
-heures, vous qui ne reviendrez plus jamais, jamais, que dans mon
-souvenir.
-
-Nous courions à travers Paris avec une imprudence tranquille.
-Songions-nous seulement à notre imprudence? Je n’y songeais pas et mon
-amie n’avait pas l’air d’y songer. Elle acceptait tout ce que je lui
-offrais, approuvait tout ce que je proposais, mais elle-même ne
-demandait rien. Je le lui reprochai.
-
---Ai-je le temps de désirer quelque chose? répliquait-elle.
-
-Et elle souriait.
-
-Je songe à présent que nous aurions pu nous faire surprendre plus de
-vingt fois. Nous entrions ensemble dans les grands magasins, nous en
-sortions ensemble. Comment n’avons-nous jamais été vus? Nous passions,
-nous, sans rien voir. Nous évitions quelques rues, et c’est tout. La
-précaution nous semblait suffisante, nous ne parlions pas de ce qui nous
-eût gêné.
-
---Dans huit jours, notre chez-nous sera prêt, madame, disais-je.
-
---Il faudra que je me mette une voilette épaisse, répondait-elle.
-N’est-ce pas de tradition?
-
-Elle souriait encore, tristement. Il n’en fallait pas davantage pour
-rabattre mon entrain. Où donc s’égaraient mes craintes?
-
-Pendant tout ce mois, nous avons vécu comme deux fiancés classiques. Il
-me paraissait nécessaire de montrer à mon amie, qui était disposée à
-tout, que je la respectais mieux que je n’aurais peut-être respecté une
-jeune fille. J’ajoute néanmoins que je n’étais pas impatient: j’avais
-plutôt envie et besoin de tendresse. Or je sentais à chaque rencontre
-que, si elle s’en étonnait, mon amie me savait gré de ma réserve. Je
-jouais en effet un jeu dangereux: n’eût-elle eu pour moi qu’un caprice,
-ne risquais-je pas de la rebuter avant l’heure? Mais je n’avais pas le
-dessein de mettre à l’épreuve mon amie; je ne voulais que lui donner un
-témoignage de la qualité de mon amour. Une femme facile se blesse de
-n’être pas sollicitée; une autre, non. Je tenais à laisser concevoir
-jusqu’où je pouvais aimer: c’était marquer nettement que je me livrais
-pieds et poings liés, sans redouter les suites de mon abandon.
-
-Parfois, mon amie m’arrivait taciturne. Sa bouche souriait, mais ses
-yeux refusaient de sourire. Je la regardais.
-
---Ce n’est rien, disait-elle. Tout est fini puisque je vous vois.
-
-Je n’insistais pas. Je n’apprenais pas autre chose. J’avais déjà la
-dangereuse habitude,--oui, dangereuse,--de ne pas interroger.
-
-De fait, elle s’empressait de m’enlever la moindre inquiétude. Vite,
-elle redevenait enjouée, me posait deux ou trois questions, se montrait
-contente, me tendait ses lèvres ou sa main, et demandait:
-
---Où allons-nous?
-
-Nous finissions presque toujours par une courte visite à mon atelier.
-
---Le temps de vérifier si vous m’avez été fidèle, disait mon amie.
-
-Il lui plaisait d’examiner mes dessins. Elle s’y intéressait, trouvait
-des mots qui appelaient des explications, jugeait sainement d’ailleurs
-en matière d’œuvres d’art, et, pour les miennes, avouait au moins de la
-sympathie.
-
---Tiens! s’écria-t-elle un jour, mais c’est moi!
-
-Elle saisissait une esquisse au crayon rouge, un simple jeté de lignes à
-peine tracées. Je le lui retirai vivement.
-
---J’avais oublié de la détruire, lui dis-je. Excusez-moi.
-
-Et je déchirai la feuille.
-
---Oh! le méchant!
-
-Elle poussait volontiers cette exclamation, en l’accompagnant d’une moue
-délicieuse.
-
---Cela m’appartenait, dit-elle. Vous n’avez pas le droit...
-
---De le conserver. En effet.
-
---Quelle idée!
-
---Ce n’est pas le premier portrait de vous que je détruis ainsi. Comme
-pour vos lettres, je ne garderai rien qui puisse jamais servir contre
-vous, ni à moi...
-
---Vous vous injuriez.
-
---... ni à d’autres. J’entends que vous n’ayez aucune crainte.
-
---Je n’en ai aucune, puisque je suis là, puisque je vais où tu veux et
-que j’irai où tu voudras. Ne sais-tu pas que je suis toute tienne?
-
-Mais elle s’était trop attardée chez moi. Elle n’avait que le temps de
-rentrer chez elle. Elle se pressait contre moi, penchait la tête en
-arrière, et murmurait:
-
---Quand?
-
-Ensuite:
-
---Tu m’aimes?
-
-Puis elle se dérobait, et partait.
-
-Ma joie était tombée.
-
-Je ne me suis jamais senti si seul qu’après ces départs de mon amie. Je
-la suivais en pensée. Hélas! où allait-elle?
-
-J’avais eu, un soir, la curiosité de passer devant sa porte. Il faisait
-nuit, la rue était déserte. J’avais, sans m’arrêter, levé les yeux vers
-la maison: de la lumière brillait derrière quelques persiennes. Une
-fenêtre était ouverte, toute éclatante. Mais je ne savais pas même à
-quel étage mon amie habitait. Et soudain je m’étais éloigné rapidement,
-furieusement. Je pensais qu’à cette heure peut-être...
-
-Ceux qui n’ont pas aimé une femme qui n’est pas libre, ne voudront pas
-admettre que l’amour n’est jamais si douloureux. Je refuse de descendre
-ici au fond de ma peine; au seul souvenir de ces heures troubles, ma
-gorge se serre, et je veux écarter les détails de ma souffrance; je
-préfère qu’on l’imagine; elle me brûle encore.
-
-Toutefois, qu’on le sache, il n’y avait en moi aucune révolte. Je me
-suis défié toujours des mots trop grands qui masquent des réalités
-équivoques. Je suis de la génération des condamnés à mort. On m’a fait
-grâce, peut-être; on n’a peut-être que suspendu l’arrêt qui m’a frappé
-comme tant d’autres, le 2 août 1914. Ainsi chargé, je tiens toutes les
-révoltes pour vaines, et peut-être aussi la volupté qu’il y a dans la
-souffrance m’enivre et m’enchante. Je n’ai donc maudit ni le ciel, ni la
-société, ni rien, ni personne, parce qu’il m’était échu d’aimer une
-femme que l’Église et le Code m’interdisaient d’aimer. J’ai continué de
-l’aimer, simplement. Et qu’on ne se récrie pas! Je ne daigne pas
-prétendre que j’aie aucun droit ni à la vie ni à l’amour. Je ne réclame
-rien. Je ne suis pas de ces fous qui protestent que la société leur
-doit quelque chose. On ne me doit rien, pas même une tombe, si je ne
-laisse pas à un notaire l’argent qu’exigeront les fossoyeurs. Et
-qu’importe? Nous pourrirons tous. On aura pu m’empêcher d’aimer comme
-j’aurais voulu pouvoir aimer, on aura pu m’obliger à aimer dans la
-souffrance, on n’aura pas pu m’empêcher d’aimer.
-
-Évidemment, si la loi que les hommes ont imposée aux hommes et aux
-femmes était différente, j’aurais moins souffert. Voilà une femme: elle
-a accepté, jeune et ignorante, de subir pendant toute sa vie un homme
-qu’elle ne connaît pas; désormais, qu’elle le veuille ou non, elle aura
-des enfants de cet homme, elle aura des caresses de cet homme, même si
-les caresses de cet homme lui sont odieuses. L’homme est protégé par la
-loi. La femme peut divorcer, dira-t-on. Non, si l’homme ne veut pas. Ou
-bien elle n’aura de recours que dans le scandale, et alors on la privera
-de ses enfants, que le dégoût de son mari ne lui fait pas forcément
-haïr. Comment appeler cela, pour la malheureuse? De la prostitution,
-déclarent pompeusement quelques-uns. Non pas. C’est de l’esclavage, le
-plus strict. Je ne récrimine point. Les hommes se moqueraient de moi, et
-je négligerais de le remarquer, comme je néglige de discuter s’ils ont
-trouvé le meilleur moyen de constituer la famille, premier élément de
-toute société. Non, je ne rêve pas de transformer leur monde cruel. J’ai
-seulement pitié de la femme que leur morale enchaîne. J’ai souffert
-d’aimer une de ces femmes, et je l’ai quand même aimée. Je ne réclame
-rien.
-
-Devant la maison de ma bien-aimée, lorsque par cette nuit de printemps
-je me suis senti désespéré en imaginant tout ce que chacun devine, je
-n’ai pourtant pas épuisé ma peine. De pires tortures m’attendaient, que
-je ne prévoyais pas. Car tout ce que j’imaginai ne reposait en somme que
-sur des présomptions. Je ne connaissais presque pas celle que j’aimais
-déjà si durement. L’heure était proche où j’allais du moins connaître
-quelle femme elle se révélerait enfin sous les caresses.
-
- * * * * *
-
-ET pourtant, non. Je recule. Je ne dirai pas cela. J’ai dit tout ce que
-je savais de mon amie. Dans le drame que je rapporte, ce sont les
-sentiments seuls qui ont de l’intérêt. Je n’ai jamais eu le goût de
-m’introduire dans une alcôve, je n’introduirai personne dans la mienne.
-Tout ce que je dirais ne serait qu’ignominie, injure et blasphème à la
-mémoire de celle que rien ne me permet d’offenser.
-
-Je n’ai pas dit non plus la couleur de ses cheveux, l’éclat de son œil,
-la grâce incomparable de ses mains. Je ne l’ai pas décrite. Je ne la
-décrirai pas. Je la trahirais peut-être, et en quoi pareille trahison
-serait-elle utile au récit que je fais d’une aventure malheureuse? En
-quoi pourrait-elle éclairer cette ombre où la personnalité de mon amie
-est demeurée inaccessible?
-
-Je n’ai même pas dit son nom. Notre prénom, c’est ce que nous avons de
-plus intime. Le prénom n’appartient qu’à l’aimée et qu’à l’aimé. Que
-d’autres le prononcent, il y a profanation en quelque sorte. Et les
-amants en ont bien conscience, dans tous les pays et dans tous les
-mondes, quand ils se donnent entre eux de ces surnoms qui semblent
-ridicules aux étrangers et qui sont au juste une caresse de la parole.
-D’instinct, je n’aurais pas accepté d’appeler mon amie comme d’autres
-auraient pu l’appeler, comme un autre tout au moins devait l’appeler. Je
-ne dirai pas comment je l’appelais, et je ne lui inventerai pas un nom
-pour les besoins de mon récit: son nom restera secret, tel qu’était
-notre amour, et mon trésor particulier. Dans les heures où elle
-s’échappait pour se réfugier près de moi, il fallait qu’elle fût
-entièrement différente de ce qu’elle était ailleurs, et que rien ne la
-retînt à cet ailleurs trop journalier: lorsque nous nous retrouvions
-dans notre chez-nous enfin prêt, n’était-ce point pour n’être que deux
-amants, deux êtres qui n’ont plus souci de rien que d’eux-mêmes?
-
-Elle me le dit un jour:
-
---Il faut nous entourer un peu d’illusion.
-
-J’avais l’illusion qu’elle fût mienne. Quelle illusion m’eût grisé
-davantage? Ne venais-je pas de reconnaître un de mes désirs? Déjà,
-plusieurs fois, j’avais remarqué, sans en tirer d’orgueil, qu’elle me
-répétait comme venant d’elle des choses que je lui avais murmurées. J’en
-tirai peu à peu la conviction qu’elle m’offrait ainsi, et peut-être
-involontairement, une preuve de son amour, comme si, devenue mienne et
-telle que je pourrais la souhaiter, et dominée par ma tendresse, elle
-prenait de mes façons de penser et de sentir. Quel soutien nouveau pour
-moi! Deux amants que la chair seule attache, se lassent plus vite, au
-lieu que la tendresse ne va que s’affermissant en profondeur. Et quels
-espoirs devant moi qui ne rêvais que de tendresse, de communion
-véritable, et véritablement,--je ne l’écris pas sans
-mélancolie,--d’amour conjugal, l’unique amour que je conçoive!
-
-J’avais bien l’illusion que chez nous elle était mienne, et qu’en
-fermant au verrou derrière elle la porte quand elle m’arrivait, elle
-montrait sa volonté d’exclure le reste du monde. Elle y mettait de la
-hâte. Se croyait-elle suivie, épiée? Non point. Elle avait l’air
-parfaitement calme, et jamais elle ne joua la comédie des précautions
-excessives. Elle venait, elle entrait, elle nous enfermait, elle se
-jetait contre mon épaule, elle était chez elle. Comme elle me l’avait
-dit un jour:
-
---Tout est fini, puisque je vous vois.
-
-Par malheur, tout ne finissait que pour fort peu de temps. Mon amie
-n’arrivait pas toujours à l’heure qu’elle m’avait fixée.
-
---Je ne fais pas ce que je veux, disait-elle.
-
-Et parfois elle me quittait plus tôt qu’à son envie. Lorsqu’elle avait
-deux heures à me donner, la bonne chance nous favorisait.
-
-Si quelque jeune fille ignorante imagine merveilleux et terribles les
-plaisirs de l’adultère, qu’elle se détrompe. Une femme vicieuse ne court
-qu’au plaisir, sans doute; mais pour les autres,--le plus grand
-nombre,--pour celles qui, mal mariées, ne cherchent dans l’amour défendu
-que ce qu’elles n’ont pas trouvé dans le mariage, c’est-à-dire, non
-point un mâle et un maître, mais un homme et un ami, pour celles-là le
-dernier mot du bonheur n’est pas de s’épuiser de fatigue sous une
-étreinte vaine. Je le pense du moins, et mon amie aussi le pensait, je
-n’aurais pas voulu en douter.
-
-Toute ardente qu’elle fût au lit, et audacieuse même, elle avait
-d’autres soins. Plus d’une fois, le commissaire de police eût perdu sa
-peine en pénétrant chez nous à l’improviste: nous causions seulement
-comme deux vieux camarades, ou bien, tandis qu’elle m’écoutait en
-mangeant des fruits, je lisais quelques pages d’un poète que le hasard
-de la conversation nous avait mis en goût de relire, ou de lire.
-J’ouvrais le plus souvent du Hugo, que mon amie connaissait mal et
-qu’elle fut surprise de découvrir soudain: car Hugo n’est pas à la mode
-et les hommes de ma génération le tiennent en grand mépris, sans le
-connaître probablement, ou pour des raisons de politique, ce qui ne me
-suffit pas. J’ouvrais aussi l’_Homme Intérieur_, ou le _Cœur Solitaire_.
-Charles Guérin est un poète qui m’émeut. Je crois qu’on ne lui a pas
-encore assez rendu l’hommage qu’il mérite. Pour moi, je n’oublierai
-probablement jamais cet après-midi de juin où tout à coup je lus, à
-mi-voix:
-
- _Nous montons dans la vie, en peinant, côte à côte;_
- _Mais un mur entre nous suit le même chemin,_
- _Hélas! et l’on ne peut, tant la crête en est haute,_
- _Se voir ni se donner la main._
-
- _On échange, il est vrai, mainte parole tendre,_
- _L’un et l’autre on s’appelle en chantant par son nom:_
- _Eh! qu’est-ce donc, au prix de l’angoisse d’entendre_
- _Pleurer souvent son compagnon!_
-
- _Quand l’étoile du soir, pour nous triste à voir poindre,_
- _Réunit les amants heureux dans le repos,_
- _Nous n’avons, vainement avides de nous joindre,_
- _Rien à nous deux que nos sanglots._
-
-Je m’arrêtai pour regarder mon amie.
-
-Elle me regardait. Elle était oppressée.
-
---Continue, me dit-elle.
-
-Je continuai. Les strophes se déroulèrent, gonflées de douleur,
-limpides, simples, nues. Elles n’ont aucune surcharge, elles ne
-s’alambiquent pas d’allitérations et de tentatives musicales, jeux
-byzantins où s’égare aujourd’hui, et nul n’ose le dire, la poésie
-française. Mais elles frémissent d’un frisson humain. Je lisais:
-
- _Mais une brèche s’ouvre enfin dans la muraille._
- _On s’élance, les bras tendus, éperdûment,_
- _Et les noces ont lieu sur un lit de broussaille_
- _Où l’on souffre encore en s’aimant._
-
- _Cette étreinte a suffi pour fondre les rancunes;_
- _Ce qui n’est pas le seul présent semble aboli;_
- _L’amour, quand on se sait si peu d’heures communes,_
- _Serait atroce sans l’oubli._
-
- _Puis on reprend, chacun selon sa destinée,_
- _Le sévère devoir prescrit par la raison,_
- _Presque heureux d’avoir pu pendant une journée_
- _Contempler le même horizon._
-
- _Poursuivrons-nous plus tard le chemin, sans barrière,_
- _Ensemble, tendrement l’un sur l’autre appuyés,_
- _Pour ne faire à jamais qu’une seule poussière_
- _Et qu’une ombre unique à nos pieds!_
-
- _Ou bien, marquant peut-être ici nos pas suprêmes,_
- _Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,_
- _Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes_
- _Au gouffre brusque de la mort!_
-
-Ma voix tremblait. Je posai le livre. Au bruit que je fis, mon amie leva
-la tête. Ses yeux brillaient. Elle courut à moi. Elle se blottit contre
-mon épaule, à sa place préférée. Nous nous taisions.
-
---Mon Mien, mon Mien, murmura-t-elle. Je ne veux pas que tu souffres.
-
-Elle répéta:
-
---Je ne veux pas.
-
---Tu ne souffres donc pas, toi? répliquai-je. Tu es donc heureuse?
-
---Si tu m’aimes, je suis heureuse.
-
---Si je t’aime? Tu me le demandes? Tu ne le sais pas, que je t’aime?
-
---Et toi, méchant, tu ne le sais pas aussi, que je t’aime?
-
---Je voudrais tant le savoir!
-
-Elle me repoussa doucement.
-
---Tu es injuste, dit-elle.
-
---Non, je souffre.
-
---Et moi, je ne souffre pas? Moi, qui suis là près de toi comme si plus
-rien n’existait que toi et moi, moi qui vais te quitter... Toi, du
-moins, tu seras seul, tu pourras faire ce que tu voudras, penser ce que
-tu voudras, te taire si tu veux; tandis que moi je devrai subir des
-questions, je devrai parler, répondre, je devrai...
-
---Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi!
-
-Qu’aurait-elle dit, si je ne l’avais pas retenue?
-
-Je la serrai contre moi.
-
---Méchant, méchant! dit-elle tout bas.
-
-La jalousie me fouettant, et les lèvres amères, je cherchai les
-siennes, vivement, comme si elle me les eût refusées.
-
---Oh! le méchant! dit-elle encore, autant qu’elle le put. Croirait-on
-pas qu’il a besoin d’employer la force? Croirait-on pas que je ne suis
-pas sienne?
-
-Elle se tut. Il me plaisait qu’elle fût silencieuse. J’ai en horreur les
-manifestations extrêmes de la joie, et qu’une femme crie ou geigne.
-
-Après ce silence où tout s’oublie pour quelques instants:
-
---Quelle heure est-il? dit-elle soudain.
-
-Nous n’y pensions plus.
-
---Je vais être en retard.
-
-Et elle m’échappa, prompte. Rapidement, elle se préparait.
-
---Tu es bien pressée, dis-je sur un ton de reproche badin.
-
---Je n’ai plus une minute à perdre, je dîne en ville.
-
---Ah! fis-je. En décolleté, sans doute?
-
-Elle riposta, souriante:
-
---Pourquoi pas?
-
-Puis, se faisant admirer et la gorge offerte:
-
---C’est donc si laid qu’il faille le cacher?
-
-Je grognai:
-
---Singulière manie que vous avez toutes, de montrer à tout venant ce qui
-doit se réserver.
-
-Elle éclata de rire.
-
---Tu es stupide.
-
---Naturellement, dis-je non sans aigreur.
-
-Meilleure que moi, ou plus fine, elle évitait les discussions. Elle
-reprit:
-
---Tu es stupide et je t’adore, tiens!
-
-Elle était prête. Elle me planta sur chaque joue un baiser sonore, comme
-on fait aux enfants qui boudent.
-
---Au revoir, mon vilain jaloux! conclut-elle. Au revoir, vilain mon
-Mien!
-
-Puis, son habituel:
-
---Tu l’aimes, ta Tienne?
-
-Je refermai lentement la porte sur elle. J’écoutai le bruit de ses pas.
-Elle était partie. Notre chez-nous, pourtant si étroit, me parut plus
-grand. Je me sentis tout à fait découragé.
-
-Machinalement, j’allai à la fenêtre et soulevai le rideau. Il avait plu,
-mais le soleil triomphait à l’occident. Je laissai retomber le rideau.
-
-Machinalement encore, je pris pour le ranger le livre de Charles Guérin.
-Je l’ouvris au hasard. C’était à la page 113. Je lus:
-
- _C’est l’heure, après la pluie, où, redevenant pur,_
- _Le ciel du soir se peint dans les vitres riantes,_
- _Où les trottoirs mouillés réfléchissent l’azur_
- _Et les pieds nus des mendiantes._
-
- _Couple las que son rêve isole des passants,_
- _Nous suivons vers l’Ouest les rives de la Seine,_
- _Mais tout à leur souci nos cœurs restent absents_
- _Des lieux où le hasard nous mène._
-
- _Parfois levant les yeux au bord d’un carrefour,_
- _Nous regardons avec des paupières émues_
- _Les amants séparés par la tâche du jour_
- _Se rejoindre à l’angle des rues._
-
- _Ils vivent, à les voir, dans de pauvres emplois;_
- _Et leur destin pourtant nous fait haïr le nôtre,_
- _Car la nuit dont l’attente entrelace leurs doigts_
- _Va nous arracher l’un à l’autre..._
-
-Je ne poussai pas plus loin. Je regardai notre divan où les coussins
-avaient été écrasés. Un petit objet brillant fixa mon attention: c’était
-une épingle à cheveux. Je n’y touchai pas.
-
- * * * * *
-
-SINCÈREMENT, j’ai eu, maintes fois, pendant ce printemps merveilleux et
-cruel, l’illusion d’être aimé, je veux dire d’être l’homme de qui tient
-son bonheur une femme.
-
-Avez-vous observé les femmes dans la rue ou dans un salon? On reconnaît
-celles qui sont heureuses, je veux dire celles qui sont aimées et qui
-aiment; on les devine: il y a autour de leur personne comme un halo
-spirituel et quasi voluptueux qui les dénonce. Les autres femmes en
-prennent ombrage, et les hommes à bonnes fortunes s’éloignent, non sans
-dépit, sachant bien qu’on ne les regardera même pas.
-
-J’observai que mon amie, comme jadis la petite fille troublée qu’elle
-avait été, n’était plus la même. Il y avait en elle, dans son air, dans
-son sourire, quelque chose de nouveau. J’en étais secrètement satisfait,
-je ne le nierai pas, mais j’en avais aussi un peu d’inquiétude. Je le
-lui déclarai, par badinage.
-
---Ah! me dit-elle, si tu t’imagines qu’on le remarque! Il faudrait être
-jaloux pour le remarquer. Et un homme est-il jaloux de sa femme?
-
---Sans être jaloux...
-
---Il ne remarque même pas que j’ai les yeux rouges quand j’ai pleuré. Il
-n’a même pas remarqué que je pleurais, la première fois que...
-
---Je t’en supplie, dis-je brusquement.
-
---Il faut pourtant que tu saches...
-
-Mais elle n’était peut-être pas si résolue qu’elle désirait le paraître.
-
-Je n’ignorais pas qu’elles sont nombreuses, les pauvres femmes que leur
-mari traite comme on ne traite point une fille de rencontre, et qui ont
-enfanté dans la douleur, du commencement à la fin. Je n’ignorais pas
-qu’ils sont nombreux les hommes qui n’ont souci que de leur plaisir sans
-gêne.
-
---Si seulement j’avais eu ma mère! disait mon amie. Mais je l’ai perdue
-alors que j’étais gamine, et ma tante fut trop contente de se
-débarrasser de moi entre les mains du premier qui m’a demandée.
-
-Je n’avais jamais reçu tant de confidences de mon amie. Toujours elle
-semblait préférer retarder l’instant que j’appelais de toute mon ardeur.
-Voulait-elle enfin m’écarter le voile que je n’osais pas toucher?
-
-Son histoire était l’histoire de trop de femmes de ma génération, que la
-guerre a frappées non point dans ce qu’elles ont de plus précieux, qui
-est leur fils, mais dans elles-mêmes. Combien de jeunes filles n’a-t-on
-point poussées imprudemment au pire avenir, dès 1915, en répétant que
-les maris manqueraient, qu’il y aurait après la paix signée trois filles
-et peut-être quatre pour un garçon, qu’il était expédient de ne pas
-faire les difficiles ni de temporiser, et qu’un mari n’étant jamais
-qu’un mari, il fallait s’estimer assez privilégiée d’en trouver un,
-quel qu’il fût? De là tant de mariages précipités, tant d’unions
-désastreuses.
-
-Pour mon amie en particulier, elle avait eu, selon sa tante, une chance
-providentielle. Elle avait trouvé «un mari très bien», un homme encore
-jeune et qui avait «une belle situation». Le 2 août, il était parti
-comme sous-lieutenant de réserve avec le 43ᵉ régiment d’artillerie;
-présent à la bataille de Charleroi, du côté de Roselies, il avait reçu à
-la joue gauche un éclat d’obus, dont il ne gardait qu’une fossette; mais
-il ne s’était laissé évacuer que plus tard, lorsqu’après la victoire de
-la Marne, qui se joua pour lui à Escardes et à Courgivaux, une balle
-allemande l’avait atteint à l’épaule, tandis qu’il se penchait hors de
-son observatoire de Saint-Thierry, devant Brimont. Quand il reparut,
-guéri, au dépôt de son régiment, on eut l’intelligence de considérer
-qu’il était chimiste «dans le civil», et de plus ancien élève de
-Polytechnique, et qu’il rendrait peut-être quelques services en aidant à
-fabriquer des explosifs. Dès lors sa guerre était finie. Il pouvait
-raisonnablement se marier. Il se maria.
-
---Ce n’est pas un méchant homme, disait mon amie, mais je ne l’aime pas.
-Que veux-tu? Je n’y peux rien. On aime ou on n’aime pas. Toi, je t’aime.
-Lui, je ne l’ai jamais aimé.
-
-Était-ce habitude prise depuis la guerre, où, tenant le secret sur tout
-ce que de par ses fonctions il connaissait, il ne parlait pas à sa femme
-des travaux de son usine? Était-ce plutôt habitude très ancienne, et
-trait de caractère? Il ne parla pas davantage, après la démobilisation,
-des progrès de son entreprise. Il avait acheté, avec deux amis, une
-maison de «peinture, vitrerie, et décoration». Il travaillait pour les
-régions dévastées. L’affaire était excellente, à en juger par le train
-qu’il faisait mener à sa femme. Mais il négligeait de l’intéresser à ses
-efforts. Beaucoup d’hommes sont comme lui. Beaucoup de femmes s’en
-plaignent. Mon amie, elle, était depuis longtemps résignée à tout.
-
---Sans mes deux enfants, disait-elle, je ne me serais pas résignée, je
-serais libre. Pour eux, j’ai supporté des épreuves incroyables. J’en
-supporterai encore, et plus facilement, puisque je t’ai.
-
-Elle se confiait en toute simplicité. Nulle coquetterie dans ses aveux.
-On aurait pu s’imaginer qu’elle racontait, non point sa vie, mais celle
-d’une autre femme. Elle n’y mettait aucune passion, aucune révolte, elle
-non plus. J’en fus frappé. Je pouvais m’imaginer que j’avais déjà sur
-elle, par mon amour, tant d’influence qu’elle en venait peu à peu à
-concevoir toutes choses, sinon dans le même plan que moi, du moins dans
-un plan parallèle. Rien qu’à son accent, à sa façon d’exprimer un
-regret, d’éluder une rancune, quelle différence entre la femme que
-j’avais retrouvée à Nice et la femme qu’elle devenait, qu’elle était
-déjà devenue! Ainsi de tout au reste. D’abord, par exemple, elle se
-montra timide, quand nous causions d’art. Mais les femmes ont une
-prodigieuse faculté d’assimilation. En peu de temps, mon amie ne
-prononça plus une parole qui m’eût déçu; d’instinct elle disait ce que
-je pouvais souhaiter qu’elle dît. Pareillement, avec une grâce exquise,
-elle me demandait de la conseiller pour ses lectures. Je me récusais,
-parce que je n’ai pas en matière de livres les goûts que l’on a
-maintenant, et je craignais de la rebuter. Je lui dis néanmoins: «Quand
-tu seras triste, lis les poètes; quand tu voudras t’enrichir, lis les
-historiens; mais n’ouvre un roman qu’avec discrétion et de préférence
-les jours de pluie: alors tu t’attristeras davantage, et tu te sauveras
-en ouvrant un livre de vers.» Elle avait ri; mais, un jour, ce jour où
-elle s’était décidée à me faire ses premières confidences, comme elle me
-déclarait gentiment qu’elle me devait d’avoir quelques heures moins
-grises dans la brume de ses longues semaines, elle ajouta:
-
---J’ai lu hier une jolie phrase. Écoute: «_On peut très bien vivre sans
-être la plus heureuse des femmes, et d’ailleurs ce serait une grande
-injustice qu’une femme fût la plus heureuse de toutes._»
-
-Je demeurai bouche close.
-
---Tu n’approuves pas? me dit-elle.
-
-Après une légère hésitation, je répondis:
-
---Je pense à une phrase, que j’ai relue, moi aussi, hier.
-
---Voyons, ta phrase?
-
-J’hésitai encore. Puis:
-
---«_C’est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire celui de
-l’homme qu’on aime._»
-
-Elle me regarda.
-
---Pourquoi ce reproche? demanda-t-elle, sur un ton affectueux. Je ne
-sais pas si je fais ton bonheur, mais je t’assure...
-
---Non, répliquai-je, tout rougissant, et sans la laisser achever. Je
-suis stupide, comme tu me le dis souvent: je viens, par pudeur et par
-scrupule, de substituer cette phrase, que je n’avais aucune raison de
-citer, en effet, sous peine d’être un goujat, à une autre phrase, que je
-n’aurais pas la hardiesse de te répéter.
-
---Oh! alors, je veux que tu la répètes.
-
---Je veux? Je veux?
-
---Oui, je le veux.
-
---On m’a changé ma Mienne. Voilà qu’elle a de la volonté?
-
---Oui, monsieur, je veux.
-
---Regarde, Mienne: j’ai déjà rougi rien qu’à la pensée que j’aurais pu
-te répéter cette phrase.
-
---Rougis, mais répète.
-
---Tourne-toi donc, je ne pourrais pas t’obéir si tu me regardais.
-
-Elle se tourna vivement, curieuse. Délicieux enfantillages! Quels amants
-n’en ont pas eu de semblables?
-
-Elle s’impatientait.
-
---Allons, j’écoute.
-
-J’articulai à mi-voix:
-
---«_Elle semble votre propriété, car c’est vous seul qui pouvez la
-rendre heureuse._»
-
-Elle se retourna, et, me prenant la tête entre ses mains:
-
---Tu es un grand gosse, dit-elle, un grand gosse incorrigible. Oui, elle
-est ta propriété, ta Tienne, oui, plus que tu ne le mérites peut-être.
-
-Elle feignait de me renvoyer le reproche.
-
---Je ne le mérite peut-être pas, c’est vrai, dis-je sérieusement.
-
-Elle éclata de rire.
-
---C’est vrai aussi, dis-je: je suis stupide.
-
---J’allais le dire.
-
---Je le sais bien.
-
-Nous riions tous les deux. Pour la première fois, nous nous séparâmes,
-ce jour-là, en riant. Mais je n’eus pas à chercher si mon amie n’avait
-point oublié d’épingles à cheveux parmi les coussins de mon divan noir.
-Belle journée, dont j’ai gardé le souvenir le plus doux.
-
-Belle journée dont j’ai gardé le souvenir le plus doux, sans doute par
-contraste avec le souvenir de la journée qui suivit.
-
-Je ne devais pas voir mon amie, le lendemain.
-
---Courses et visites, m’avait-elle dit en me quittant.
-
-Et elle avait ajouté, dans ce style volontiers argotique et
-télégraphique si fort à la mode aujourd’hui chez les gens de la
-meilleure société:
-
---Vieilles rombières et grands magasins.
-
-Or, le lendemain, vers trois heures, comme je m’apprêtais à traverser la
-rue Royale, près du Ministère de la Marine, je remontai soudain sur le
-trottoir pour éviter une auto.
-
-La voiture, une limousine, filait à vive allure vers la Madeleine. Ému
-par ce choc que nous éprouvons au cœur involontairement à l’instant que
-nous échappons à un danger, même petit, j’avais néanmoins encore assez
-de sang-froid pour distinguer, sans erreur possible, les deux personnes
-que la voiture emportait: je vis deux personnes, un homme et une femme:
-l’homme, je ne le reconnus pas: la femme, c’était mon amie. Et
-précisément ils riaient, comme nous avions ri, mon amie et moi, en nous
-séparant, la veille. Cette fois, le nouveau choc que je ressentis au
-cœur fut plus violent. Je demeurais interdit. Je suivais l’auto du
-regard. Quand elle disparut de ma vue, j’éprouvai que mon front était
-moite de sueur.
-
- * * * * *
-
-VOILA de ces riens qui suffisent à bouleverser un amant. Je n’étais déjà
-que trop disposé par mon caractère à pousser à l’extrême les moindres
-ennuis. On peut imaginer dans quel désarroi je tombai pour avoir aperçu
-celle que j’aimais en compagnie d’un homme que je ne connaissais pas.
-Hélas! je connaissais si peu, ou si mal, mon amie elle-même!
-
-Ce qui me blessait plus profondément, c’était qu’elle eût pu rire loin
-de moi, quand moi je portais en tous lieux une mélancolie de tous les
-instants. Il me fallut ce réveil pour me tirer du bonheur,--bonheur
-mitigé, bonheur fragile, mais bonheur,--où je vivais depuis six
-semaines. Certes, deux amants, qui ne se rencontrent que pendant de trop
-brèves minutes et moins souvent qu’ils ne le désirent, ont ce privilège
-que leur passion est toujours au plus haut point: ils ignorent les
-attaques sournoises de l’existence en commun, les satisfactions trop
-faciles, les petites querelles qui naissent à propos de rien puis de
-tout, les petits travers qui se révèlent, les ridicules même qui se
-dénoncent, tout ce qui fait que peu à peu l’amour s’émousse et languit.
-Deux amants qui ne vivent pas côte à côte n’ont que le temps de s’aimer.
-Mais quel revers à cette brillante médaille! Et vaut-il mieux ne pas se
-connaître assez que de se connaître trop, si tant est que deux êtres
-humains puissent jamais se connaître?
-
-Un remords soudain m’assaillit, un remords et une crainte: malgré les
-protestations qu’elle ne me ménageait pas, étais-je vraiment l’homme que
-mon amie s’attendait à trouver en moi? Ne l’avais-je point déçue? Parce
-que j’avais à Nice été touché par la gravité de ses premières paroles et
-le pathétique presque désespéré de son accueil et de son amour,
-devais-je maintenir notre amour dans cette tristesse où je me plaisais à
-l’élever? Si elle était malheureuse chez elle, ne devais-je pas me
-maîtriser quand elle accourait chez moi entre deux visites, et lui
-imposer l’illusion d’un peu de bonheur complet? Devais-je l’entraîner à
-ma suite sans précautions dans ce bonheur douloureux où je puisais, moi,
-un réconfort peut-être trop amer pour elle? Femme, et femme jeune,
-malheureuse mais prête à croire que le bonheur est possible,
-n’attendait-elle pas plutôt de moi que je lui entr’ouvrisse les portes
-d’ivoire des paradis rêvés? N’était-elle pas assez généreuse en ne me
-laissant pas deviner que je l’avais déçue? Fallait-il lui reprocher de
-se distraire quand elle m’offrait toujours une docilité parfaite, riant
-si je riais, silencieuse si je me taisais, et rembrunie si j’étais en
-peine?
-
-Toutes ces raisons, je les admettais, mais un doute barrait ma sagesse
-naissante, un doute que j’essayais vainement de renverser, ou
-d’éviter,--un doute qui m’attirait. Je suis comme je suis. Et je
-pensais: «Et si elle ne t’aime pas? Et si elle a seulement pitié de toi?
-Et si elle te fait seulement l’aumône d’un semblant d’amour, pour te
-consoler?» Et des raisons aussi de douter me venaient. Je me rappelais
-une de ses premières paroles: sa décision préalable de ne pas renoncer à
-ses enfants, même pour son amour. Et je me disais: «Une femme qui aime,
-aime sans conditions.» Je me rappelais encore qu’elle m’avait déclaré
-que, sauf à moi d’y croire ou non, elle n’avait jamais eu d’amant. Et je
-considérais que c’était une étrange manière de m’inspirer confiance. Je
-m’égarais. Ces raisons, aujourd’hui, m’apparaissent telles qu’elles
-sont: injurieuses et faibles. Qu’on me les passe, j’aimais. La jalousie
-est impitoyable.
-
-Que me restait-il de tant d’incertitudes, lorsque mon amie sonna le
-lendemain à ma porte, à notre porte?
-
-Elle s’arrêta sur le seuil, inquiète.
-
---Mon Mien! Qu’as-tu?
-
-Je la pris par la main et l’entraînai vers son fauteuil préféré.
-
---Tu me fais peur, dit-elle. Qu’as-tu, mon Mien?
-
-Elle n’avait pas eu le temps d’ôter son chapeau. Elle s’assit, levant
-déjà les bras.
-
---Regarde-moi, lui dis-je.
-
-Elle me regarda. Je me penchai sur ses yeux, avidement, comme un
-voyageur assoiffé sur une source. La source était limpide et d’un
-cristal parfait.
-
---Mon Mien...
-
-Avait-elle peur? Elle ne dit rien de plus. Je lui pris les mains et les
-baisai. Elle essaya de sourire.
-
---Mon Mien, explique-moi.....
-
---Je t’ai vue, hier, à trois heures.
-
---A trois heures?
-
-Elle cherchait.
-
---Rue Royale, précisai-je.
-
---Ah! fit-elle.
-
-Elle n’eut aucune émotion apparente. Elle ajouta:
-
---Je ne t’ai pas vu.
-
-Un regret perçait dans sa voix. Je ripostai:
-
---Tu étais trop occupée.
-
---Moi?
-
---Toi, oui, et l’homme qui était à ta gauche.
-
-Je ne suis pas habile à dissimuler. Ma voix était devenue âpre.
-
-Mon amie n’éclata pas de rire. Elle se leva.
-
---Bon! dit-elle. Je comprends.
-
-Très calme, debout devant la cheminée, elle ôta son chapeau, me le
-tendit en disant:
-
---Tiens, fou que tu es. Mets où tu voudras le chapeau de la femme qui
-trompe son amant.
-
-Puis, ayant du bout des doigts assuré l’ordre de ses cheveux, elle se
-tourna vers moi qui demeurais immobile, et:
-
---Tu es jaloux de mon beau-frère? dit-elle.
-
---Tu as un beau-frère?
-
---Tu ne le savais pas?
-
---Je ne sais rien, Mienne.
-
-Déjà je respirais.
-
-En quelques phrases, elle me délivra.
-
-Son mari avait un frère, plus vieux de cinq ou six ans, veuf depuis
-1916. Ce frère, fort aimable, excellent garçon, dirigeait en province
-l’usine qui fournissait de couleurs la société de peinture, vitrerie et
-décoration dirigée par le cadet. Il venait à Paris plusieurs fois par
-mois. Et il emmenait souvent sa belle-sœur dans ses courses à travers la
-capitale. Et c’était bien simple.
-
-Je n’avais rien à répondre. Pour employer ma confusion, je demandai:
-
---Il n’a pas d’enfants?
-
---Non. Il vit tout seul, en célibataire, à Argenton-sur-Creuse. Tu
-connais?
-
-Je répondis non. Elle poursuivit:
-
---Gentille petite ville, avec des maisons anciennes en aplomb sur la
-Creuse, et un pâtissier de génie. Gentille petite ville, mais combien
-province, et d’une curiosité! Tu vois cela d’ici. Comme mon beau-frère
-ferait, au su de tout le monde, un enviable parti, tu penses que tout le
-monde est sur les dents. Les mères qui ont des filles, mon Mien, sont
-terribles.
-
---Et le beau-frère?
-
---Il ne veut plus entendre parler de mariage.
-
---Tiens! tiens! fis-je.
-
-Étonnée, elle me regarda. Je repris:
-
---Celle qui lui plairait n’est pas libre?
-
-Son regard se chargea de reproche.
-
---En effet, dit-elle. Elle est à toi.
-
-Décidément, je tenais un mauvais rôle. Mais je n’eus aucune peine à
-m’avouer vaincu. Mon amie triompha sans pitié. Je n’entrerai pas dans le
-détail de sa victoire: je n’écris pas un livre pour collégiens. Le
-silence accoutumé de nos caresses avait une pudeur dépourvue de
-dissimulation. Je noterai, sans plus, que jamais ma triomphatrice ne
-s’était montrée si exigeante et si hardie.
-
-C’est le propre de l’amour d’ignorer toute espèce de honte, et de ne
-pas s’y avilir. Au feu d’une étreinte loyale flambent toutes les
-mesquineries du sentiment. Mais la réalité, ce spectre des drames
-romantiques, nous frappe à l’épaule sans s’émouvoir de nos rêves qu’elle
-casse, et nous ne rouvrons si tôt les yeux que pour revoir nos soucis.
-Avais-je tort de me découvrir tel que j’étais devant mon amie et de
-m’acharner en quelque sorte à lui ressasser: «Je t’aime. Tu le sais. Tu
-feras de moi ce que tu voudras. Je serai lâche, si tu veux. Mais
-laisse-moi t’aimer?»
-
-Elle m’avait dit à Nice:
-
---Il faut m’aimer.
-
-Il n’était plus besoin qu’elle me le dît: elle n’entendait que trop
-certainement ce que je lui disais:
-
---Il faut te laisser aimer.
-
-Je lui dis en effet:
-
---Laisse-moi t’aimer, Mienne. Je voudrais tout connaître de toi, et je
-redoute d’en connaître trop. Laisse-moi t’aimer, laisse-moi t’aimer
-encore. Mais surtout, Mienne, Mienne chérie, s’il est vrai que tu
-m’aimes ou que tu acceptes que je t’aime, surtout que ce ne soit point
-par pitié! Et quand il te plaira de ne plus venir ici, ne mens pas
-surtout, et ne viens plus.
-
---Et quand tu ne m’aimeras plus? dit-elle.
-
-Ainsi je me rendais. Était-ce calcul de ma part, et envie délibérée
-qu’elle eût soin de me mentir le plus longtemps possible? Était-ce au
-contraire le dernier geste d’un homme qui lutte depuis trop longtemps et
-qui aspire au repos, à ce repos que tous les hommes cherchent même dans
-les pires agitations?
-
-Il est probable que, ce jour-là, mon amie connut qu’elle me tenait:
-j’avais été assez maladroit, c’est-à-dire assez franc. M’en sut-elle
-gré? Répondit-elle au contraire à mon élan par un élan semblable, sans
-autre calcul? Et fut-ce aveuglément qu’elle engagea notre amour dans
-cette voie où il allait se perdre?
-
-Elle aussi, me dit-elle, souffrait de toutes les heures dangereuses qui
-nous séparaient.
-
---Il faut que nous nous voyions plus souvent.
-
---Le peux-tu? fis-je.
-
---Tu le peux.
-
-Son mari ne m’avait-il pas exprimé sa sympathie dès notre première
-rencontre? Il avait reparlé de moi.
-
---Il ne se fera pas prier pour t’inviter.
-
---Moi?
-
---Nous recevons beaucoup, et des gens qui nous intéressent moins que
-toi, je t’assure.
-
---Est-ce que tu t’écoutes, Mienne?
-
---Mais, mon Mien, quoi de plus naturel?
-
-Je lui affirmai sur un ton assez dur qu’elle me proposait de jouer un
-personnage malencontreux.
-
-Elle se fâcha.
-
---Tu ne penses qu’à toi, dit-elle. Et moi, est-ce que tu t’imagines
-qu’il me sera si facile de me tenir entre toi que j’adore et cet autre
-que je déteste?
-
-Elle n’avait jamais eu tant de violence. Ses yeux me parurent nouveaux.
-Mais vite ils s’adoucissaient déjà. Je répondais:
-
---Je ferai ce que tu voudras, Mienne.
-
---Du moins, je te verrai, dit-elle, même si j’en dois souffrir, et tu me
-verras, vilain Mien, et tu verras que tu peux te fier en moi sans te
-torturer, et tu verras...
-
---Je verrai le fameux beau-frère? dis-je en riant.
-
---Méchant Mien! répliqua-t-elle en riant aussi, et pauvre beau-frère!
-S’il apprenait que tu as pu être jaloux de lui, il tomberait de haut.
-
---Mais s’il apprenait qu’on a pu le juger digne de toi, qu’on a pu lui
-faire cet honneur, crois-tu qu’il s’en plaindrait?
-
-Elle s’écria:
-
---Chéri...
-
---... Tu es stupide! fis-je plus vite qu’elle.
-
-Et elle me mordit la lèvre.
-
-La journée s’achevait mieux, somme toute, que je n’espérais. Je ne
-m’inquiétais pas du lendemain. J’étais trop content de sortir de mes
-transes de la veille.
-
-Mon amie s’en alla.
-
-J’attendais son habituel:
-
---Tu m’aimes?
-
-Elle ne me le dit point.
-
- * * * * *
-
-OU avais-je accepté de descendre? Où avais-je accepté de suivre mon
-amie? Et savait-elle où elle nous entraînait? Et le savais-je? Mais, si
-je l’avais su, si je l’avais soupçonné, aurais-je refusé de la suivre?
-Il n’est que bien trop certain que nous sommes les ouvriers de notre
-fortune.
-
-Un vers me revient à la mémoire, un vers grec dont on ignore l’auteur et
-qui est peut-être d’Euripide, un vers profond comme un regret:
-
- «_N’accuse pas un dieu, ne t’en prends qu’à toi-même._»
-
-Je ne suis pas assez bon lettré pour traduire plus exactement avec moins
-de mots. Un helléniste m’a déclaré que le texte porte, précis: «_Un dieu
-t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi._» Que servirait ici de
-discuter? Il ne m’échappe pas que je voudrais retarder à ce point le
-torrent de mes souvenirs. Ils se précipitent à mes yeux éblouis comme se
-précipitèrent les événements. Quelqu’un a dit un jour pour la première
-fois: le tourbillon de la vie. L’expression s’est galvaudée, mais
-qu’elle était belle, quand elle faisait encore image! Elle était
-désespérante. Il faut lui redonner son sens neuf avec moi pour
-comprendre d’ensemble ce que devint ma vie dès ce jour-là.
-
-Jusqu’alors j’avais peut-être l’illusion que je menais notre amour sous
-la seule influence de mon amie. Nous eûmes le tort de sortir de chez
-nous. Dans le secret, tout étouffant qu’il fût, notre amour vivait,
-chaud comme une rose pourpre, et nos souffrances,--je tiens à cette
-dernière illusion du pluriel,--nos souffrances avaient une noblesse,
-peut-être arbitraire, mais respectable; car deux malheureux ont droit au
-respect. Du jour où nous fûmes assez maladroits pour exposer notre amour
-aux atteintes du dehors, la catastrophe, qui avait couvé dans ce secret
-étouffant, devint inévitable.
-
-Tout de suite, puisque je n’écris pas un roman de surprises, je dois
-rassurer et détromper: notre amour ne fut pas découvert. Je me
-surveillai assez pour ne jamais être suspecté ni par trop d’abandon ni
-par trop de froideur. Quant à mon amie, je m’aperçus vite que, loin de
-se tenir difficilement, du moins en apparence, entre son mari et moi,
-elle se dirigeait au milieu des feintes avec un art terrible. Et le
-mari, je me persuadai d’emblée qu’il avait en sa femme une confiance
-béate. Devant lui, on se sentait devant un homme honnête, correct,
-tranquille, et heureux. Il avait une façon parfaitement quiète de
-regarder sa femme. Ce n’était point suffisance de mâle, ni orgueil de
-maître. C’était conscience d’une situation claire et de sentiments
-réciproques. Il m’étonna. Il ne semblait pas être du tout le bourreau
-que la conduite et les propos de sa femme donnaient à supposer. Près
-d’elle, il se montrait attentif,--sans excès, pour ne point s’abaisser
-peut-être, car certains hommes pensent qu’il est déraisonnable à un mari
-d’avoir l’air amoureux,--mais attentif néanmoins de manière qu’un jaloux
-tel que moi dût s’inquiéter. Il aimait sa femme, assurément, en bon
-mari, en bon bourgeois, si ce terme, où je ne mets rien de péjoratif,
-doit mieux me faire entendre. Mais est-ce ainsi que sa femme désirait
-d’être aimée? Et avait-elle tort ou raison, c’est une question que je
-demande à ne pas résoudre, par gratitude et par honneur.
-
-De cet homme, parce que je lui avais été préféré, je jugeai promptement
-que rien ne me menaçait. Il n’en fut pas de même pour le fameux
-beau-frère. Les deux frères ne se ressemblaient pas plus que deux
-étrangers. L’aîné me déplut d’abord. Autant le mari paraissait calme et,
-pour ainsi dire, toujours de sang-froid, autant le beau-frère se
-montrait toujours en éveil. Il cultivait l’ironie, une ironie assez
-lourde, avec une espèce de rage sournoise, cherchant à briller par des
-moyens brusques, taquinant sa belle-sœur à l’occasion de n’importe quoi,
-la détournant de tout entretien qu’elle nouait loin de lui, la prenant à
-témoin du moindre fait qu’il citait, la houspillant parfois assez
-rudement d’une plaisanterie en lui baisant la main.
-
---Ma chère petite belle-sœur...
-
-Il l’appelait ainsi à tout instant. J’ignore ce que pensaient les autres
-de son attitude, qui était désinvolte, hautaine, et certainement forcée.
-Moi, j’eus l’impression très nette que le beau-frère faisait plus
-figure de mari que le mari. Mais je guettais en vain un geste, un
-sourire, un regard, un mot, qui trahît la belle-sœur: elle demeurait
-impénétrable. Je pouvais, et en vérité je devais conclure que mes
-soupçons n’étaient que rêveries d’amant malheureux. Mais n’avais-je pas
-d’autre part la preuve que mon amie ne trahissait pas davantage qu’il y
-eût entre elle et moi ce qu’il y avait?
-
-Je m’enfonçais les ongles dans les paumes chaque fois que je l’entendais
-appeler son beau-frère par son prénom. Il répondait:
-
---Ma chère petite belle-sœur...
-
-Et il accourait à elle.
-
-Un soir, nous étions là, réunis dans les salons, une quinzaine
-d’invités: gens d’affaires pour la plupart, jeunes en général, simples
-et modestes, curieux de toutes choses d’aujourd’hui, même d’art. Ils
-m’avaient marqué de la déférence et de la sympathie.
-
-Jadis les bourgeois se méfiaient des artistes et les méprisaient un peu.
-A présent, ils les admirent d’oser gagner leur vie par un jeu perpétuel
-qui souvent use et ne produit que des dividendes aléatoires, car ils ont
-compris que les artistes sont des travailleurs absolus dont l’exemple
-ennoblit le travail, puisque pour eux le travail est une fin et non un
-expédient. Et puis, les femmes sont celles que nous envoûtons, nous,
-musiciens, sculpteurs, peintres, poètes: elles seules savourent
-d’instinct avant quiconque tout ce que nous mettons d’humain dans nos
-œuvres; les hommes ne nous accordent leur attention qu’après que leurs
-femmes nous ont couronnés de leur enthousiasme: et nous avons presque
-tous la sottise de préférer le suffrage des hommes et de renier, comme
-si elle était insuffisante, l’admiration des femmes: sots, triples sots,
-qui prétendons au laurier noir des penseurs et des apôtres, quand il
-s’agit de distraire la pauvre foule de ses soucis quotidiens en
-l’élevant au-dessus de sa misère que l’intelligence domine, et de
-mériter trois brins de remerciement, si notre œuvre ne fut pas inutile!
-
-Pour moi qui ne m’aveugle pas sur la valeur de mon œuvre, je fus, je
-l’avoue, flatté du petit succès que j’eus, pendant quelques minutes,
-chez mon amie. C’est de ces instants que nous tirons la force de
-persévérer et de grandir, même lorsque nous sommes d’un génie médiocre.
-Et mon amie avait l’air d’être satisfaite.
-
---Vous voyez, cher ami, me dit-elle, combien en ne venant pas vous
-auriez déçu vos admiratrices.
-
-D’un geste de sa main, qui traça devant elle un arc de cercle et qui me
-fut comme une caresse, elle attirait autant sur elle que sur moi
-l’hommage des sept ou huit jeunes femmes présentes. J’allais balbutier
-une protestation.
-
---Merci pour les admirateurs! s’écria le beau-frère qui s’approchait.
-
---Oh! Monsieur, lui répliquai-je, voudriez-vous me laisser croire que je
-n’étais pas un inconnu pour vous, ce matin?
-
---Mais oui, cher Monsieur, mais oui. Demandez donc à ma belle-sœur.
-Est-ce que je ne vous ai pas suppliée d’aller hier au Salon avec moi, ma
-chère petite belle-sœur? Et pour y voir quoi, s’il vous plaît?
-
-Je rougis. La veille, mon amie ne m’avait point dit qu’elle eût été au
-Salon. Je la regardai. Elle regardait son beau-frère.
-
---Ajoutez, lui dit-elle, que mon mari s’était joint à vous.
-
-Puis, me regardant enfin:
-
---Vous êtes, cher ami, je vous le répète, d’une modestie exagérée.
-
---A ce point-là, dit le beau-frère, la modestie est un défaut, ou un
-vice. Sérieusement, cher Monsieur, votre œuvre est admirable. Je
-n’entends rien à la sculpture, je m’empresse de ne pas vous le
-dissimuler, mais...
-
-Il m’emmenait à l’écart. Était-ce pour me soustraire à mon petit succès,
-qui l’importunait peut-être?
-
-Il avait quelque chose à me demander. Il s’en excusa, moitié sérieux,
-moitié badin, comme s’il s’adressait à un maître dont on se dispute la
-priorité.
-
---Depuis un an, me dit-il, je possède, près d’Argenton, une vieille
-bicoque Louis XIII. Je l’ai achetée parce qu’elle avait séduit ma petite
-belle-sœur, et aussi parce que, par le temps qui court, un célibataire
-de mon poil ne saurait mieux placer le superflu de ses rentes que dans
-de bonnes et solides pierres. D’autant que ces pierres sont entourées
-d’un magnifique parc, de dimensions respectables. Mes neveux, présents
-et futurs, me devront ces ombrages. Ils sont mes héritiers. Passons.
-Bref, voilà. Mon parc est aux trois quarts une forêt vierge, ou à peu
-près. Le quatrième quart a plus de dignité, si j’ose dire. J’aimerais y
-mettre en belle place une fontaine, et y disposer par ci par là quelques
-statues agrestes. Voulez-vous me faire l’honneur et le plaisir...
-
-Il insistait sur les deux substantifs.
-
---... et le plaisir de civiliser ma forêt vierge?
-
-Comme je ne répondais pas:
-
---Cela ne vous tente point? me dit-il.
-
-Et il me posa la main sur l’épaule, affectueusement.
-
---C’est que, dis-je, je n’ai jamais rien tenté de tel.
-
-Et ma réponse avait le ton d’un refus. L’autre ne s’en aperçut point, ou
-feignit.
-
---Eh bien! trancha-t-il, vous réfléchirez.
-
-De loin, mon amie nous épiait.
-
-Elle vint à nous.
-
---Il réfléchira, lui dit-il. Ma chère petite belle-sœur, vous y
-réussirez mieux que moi, peut-être.
-
-Il nous quitta.
-
---Je suis tout décidé, dis-je à mon amie.
-
---C’est oui?
-
---C’est non.
-
---Tu es fou?
-
---Nullement.
-
---Alors, tu ne m’aimes pas?
-
---Alors, l’idée est de vous?
-
-Elle répondit par un battement des paupières. Elle souriait.
-
---Songe, me dit-elle tout bas, que de cette façon je t’aurais près de
-moi tout l’été. Voici les vacances. Que ferions-nous, séparés? Tu
-travailleras là-bas, et tu m’auras à côté de toi: bonheur double. Ne
-sera-ce pas délicieux, dis, mon chéri?
-
---Pardon, répliquai-je. Pourquoi m’avais-tu caché...
-
-Mais le mari marchait vers nous.
-
---Il accepte? demandait-il en s’avançant.
-
---Oui, mon chéri, répondit-elle. Il accepte.
-
-Le mari me serra la main avec effusion. J’en profitai pour prendre
-congé. Mon amie souriait, heureuse,--heureuse apparemment.
-
- * * * * *
-
-ULCÉRÉ, ou néanmoins ravi, je ne distingue plus à cette heure ce que je
-fus; j’ai la certitude seulement que je ne m’appartenais pas, et que je
-n’avais pas envie de m’appartenir. En rêve on éprouve de pareilles
-sensations, vagues et très fortes, d’impuissance à la fois et
-d’allégresse, d’abandon et d’agrément.
-
-Mon amie avait répondu pour moi. Elle était l’instigatrice du projet.
-
-Pouvais-je ne pas vouloir ce qu’elle voulait? Eus-je même le temps de
-discuter?
-
-Le lendemain de cette soirée dont je ne savais s’il m’était préférable
-de m’en réjouir ou de m’en attrister, mon amie m’arriva toute
-éblouissante de joie. Un autre mot serait moins exact. Il y a des jours
-où le visage de la femme qu’on aime rayonne.
-
---Chéri, me dit-elle de suite, il fait beau, je suis contente, je
-t’aime,--tais-toi, ou je t’adore,--et tu m’emmènes au Bois.
-
-Mais un amant n’est heureux sans restriction que s’il est cause du
-bonheur de sa maîtresse. Mon amie m’arrivait joyeuse. Qu’allai-je
-soupçonner? Sa joie, je trouvai qu’elle sonnait mal; et puis je
-remarquai du même coup qu’elle m’avait apostrophé d’un nom qu’elle avait
-adressé la veille à son mari. J’exagérais peut-être.
-
-Je répondis sérieusement:
-
---Nous irons où tu voudras, Mienne.
-
---Alors, ouste! Prends ton chapeau.
-
-Elle sortait, je la suivis.
-
---Dépêchons-nous, mon taxi est en bas, dit-elle.
-
-Je souris en lui prenant le bras, comme pour la remercier de n’avoir
-point douté de mon obéissance.
-
-Il est de règle qu’une femme attaque, si elle sent qu’on va l’attaquer.
-Dès que nous fûmes dans la voiture:
-
---Tu ne m’as même pas embrassée, dit mon amie.
-
---Pardon, je...
-
---Tais-toi, tu es un monstre.
-
---Je...
-
---Tais-toi, ou je t’embrasse devant tout le monde!
-
-Elle le fit aussitôt. La voiture était fermée.
-
---Mienne, essayai-je de dire.
-
---Tu n’as pas l’air content, mon Mien. Moi qui étais si contente! et qui
-croyais que tu serais si content! Tu aurais donc supporté de passer tout
-juillet, août, et septembre loin de ta Tienne?
-
-Je pus enfin placer quelques phrases.
-
---Les convenances? dit mon amie. Quelles convenances? Nous aurons
-d’autres invités. Que tu en sois, qui s’en étonnera, puisque tu vas
-travailler à décorer le parc? Tu parles de convenances? Est-ce qu’on
-sait que tu es mon amant? Est-ce que cela se voit? Est-ce que je n’ai
-pas bien dissimulé hier?
-
-Ses dernières paroles me furent comme une offense, comme une offense à
-elle-même, et d’autant plus grave qu’elle se l’infligeait. J’en
-éprouvais un malaise profond. Mais elle était si tendrement agressive!
-
---En outre, poursuivait-elle, sur un ton autre, il ne s’agit pas
-seulement de mon amant, il s’agit de mon amant qui est sculpteur. Tu vas
-décorer le parc d’Argenton. Ainsi, quand tu ne m’aimeras plus, quand tu
-m’auras abandonnée entre mon mari... et mon beau-frère...
-
---Mienne!
-
---... il me restera de toi ce beau souvenir vivant, les statues et la
-fontaine.
-
-Avec quelle aisance elle passait, amoureuse exquise, de l’enjouement à
-la mélancolie! Avec quelle douceur elle touchait à la corde sourde qui
-m’émeut toujours au plus secret de mon cœur!
-
-Nous contournions le premier lac.
-
---Rentrons! dit mon amie.
-
-Et elle se rapprocha de moi, se faisant toute petite dans le creux du
-bras dont je lui enlaçai la taille.
-
-On avouera que les raisons destinées par mon amie à me convaincre,
-n’étaient point irréfutables. Cependant, pour un homme qui aime, on les
-croira sans doute irrésistibles; ou bien on n’aurait jamais aimé.
-
-Néanmoins, quand nous fûmes rentrés chez nous, je tentai de faire une
-nouvelle objection. Mon amie, sans me laisser achever, et feignant de ne
-pas entendre, se jeta contre mon épaule, la joue posée à sa place
-préférée, et, câline:
-
---Tu m’aimes? dit-elle.
-
---Tu m’aimeras longtemps? dit-elle encore.
-
-Puis:
-
---Je n’ai plus qu’un quart d’heure à te donner, mon Mien.
-
-Et, simplement, elle me montrait du regard notre divan noir.
-
---Je t’aime, ajouta-t-elle dans un souffle.
-
-Une femme amoureuse a toujours raison. J’aurais eu tort de ne pas fermer
-les yeux. Parce que j’acceptais la vie de complications où elle nous
-entraînait, mon amie se montra plus tendre, comme si elle était enfin
-débarrassée d’un fardeau. N’avait-elle pas pénétré mes sentiments assez
-loin pour être sûre que je devinerais tout ce qu’une pudeur
-compréhensible l’empêchait de me révéler? Tout ce que, pour calmer mon
-impatience, elle ne pouvait pas me dire, n’était-elle pas avisée et
-prudente de me mettre en état de m’y reconnaître? Ou dois-je supposer
-qu’elle avait le goût du péril? Tant de femmes n’aiment que
-dangereusement! Mais se perd-on à de si torturantes pensées, quand une
-femme aimée vous ouvre ses bras? L’instinct nous mate. Nous n’en
-rougissons, car notre orgueil est grand, que plus tard. Dans l’heure
-même, le désir triomphe.
-
-Des objections, je me persuadai que je n’en avais plus à faire. A de
-certains moments, l’amour pousse à l’optimisme. En pressant contre moi
-le corps docile de mon amie, je songeais:
-
---Je serai lâche jusqu’où tu voudras, Mienne.
-
-Et je dis seulement à voix basse:
-
---Je t’aime.
-
-Cela venait après un de nos silences habituels. Mon amie eut un sourire.
-
---Sais-tu où je suis? me demanda-t-elle.
-
-Je la regardai.
-
---Je suis chez toi, dit-elle.
-
-Elle se souleva sur un coude.
-
---Non, mon Mien, je ne rêve pas, reprit-elle. Je dis que je suis chez
-toi, dans ton atelier, si tu préfères. J’étais chargée d’aller t’inviter
-à déjeuner pour demain, parce que mon beau-frère, mon terrible
-beau-frère, regagne Argenton samedi soir, et qu’il a besoin de
-s’entretenir avec toi de vos projets.
-
---Nous pouvions nous en entretenir, grognai-je, sans que ce fût à table.
-
---Ne sois pas méchant, mon Mien.
-
---Je ne veux pas être un pique-assiette.
-
---Tu es stupide. Tu prends tout au tragique. Mon mari et mon beau-frère
-n’ont un peu de liberté que pendant les repas. Il est donc naturel...
-
---Pardon, dis-je, ton beau-frère est libre aussi en dehors des repas.
-Lorsque je vous ai vus...
-
---Tu vas recommencer?
-
---Non, Mienne, je me tais, je suis stupide.
-
---Et tu viendras?
-
---Je viendrai.
-
---Alors tu n’es plus stupide, mon Mien, et je t’aime, et je me sauve.
-
-Ce déjeuner, où je me rendis sans entrain, je n’en parlerais pas s’il
-n’avait pas été marqué par un incident bien fait pour que je me le
-rappelle à loisir. J’y eus la même impression de gêne que lors de ma
-première soirée: le beau-frère, le terrible beau-frère, y avait
-absolument mine de mari. C’est lui qui menait la conversation, lui qui
-veillait à l’ordre du service, lui qui forçait mon amie à manger, lui
-qui s’imposait comme un maître plein d’importance. Il m’était odieux, et
-je sentais que mon amie, malgré sa gaieté, n’éprouvait pas un
-contentement parfait.
-
-Après le repas, et tandis que, mon amie s’étant retirée avec les
-enfants, nous prenions le café dans son petit salon, la conversation
-tomba sur la jalousie.
-
---On ne tient une femme que si on la fait habilement jalouse, affirma le
-beau-frère.
-
---A quoi bon? riposta le mari. Des gens civilisés dédaignent de tels
-expédients. La jalousie n’est pas un sentiment de civilisés.
-
---Hé! Hé! repartit l’autre avec un accent ironique. Il ne faut pas
-oublier que les femmes ne sont pas arrivées au point de civilisation où
-l’on voit les hommes. Méfions-nous! En ne prenant pas l’offensive, nous
-risquons de la laisser prendre aux femmes et qu’elles nous donnent tous
-motifs d’être jaloux.
-
---Tu poses mal la question, dit le mari, très calme. Quand il s’agit de
-mariage, il ne faut pas oublier non plus qu’il ne s’agit pas toujours
-d’amour.
-
-Je n’avais pas ouvert la bouche. Je hochais la tête, essayant de ne
-point paraître sot. A la dernière phrase du mari, les joues me
-brûlèrent; une joie brusque me pénétra: en dépit du calme qu’il gardait,
-je sentis qu’il exprimait un regret.
-
-Mais le beau-frère tenait à briller.
-
---Pourquoi compliques-tu? fit-il. Nous ne disputons pas de l’amour dans
-le mariage, nous considérons l’amour en général. Et je prétends que la
-jalousie n’est pas méprisable.
-
-A ce moment, mon amie revenait vers nous. Elle tendait l’oreille. Le
-beau-frère se redressa.
-
---Je ne conçois pas qu’on aime, dit-il, et qu’on ne soit pas jaloux. Et
-vous, ma chère petite belle-sœur?
-
-Elle répondit sans se troubler:
-
---Je ne conçois pas qu’on soit jaloux quand on n’a pas sujet de l’être.
-
---On a toujours sujet de l’être, répliqua vite le beau-frère.
-Rappelez-vous les vers de _Psyché_; vous les avez applaudis hier soir,
-ma chère petite belle-sœur.
-
---Vous étiez aux Français, hier soir? demandai-je en la regardant.
-
-Le beau-frère poursuivait:
-
---Rappelez-vous.
-
-Et il récita:
-
- --_Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature._
- _Les rayons du soleil vous baisent trop souvent._
- _Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent;_
- _Dès qu’il les flatte, j’en murmure._
- _L’air même que vous respirez_
- _Avec trop de plaisir passe par votre bouche;_
- _Votre habit de trop près vous touche,_
- _Et, sitôt que vous soupirez,_
- _Je ne sais quoi qui m’effarouche_
- _Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés._
-
-Ces vers sont incomparables, je n’en disconviens pas. Mais récités par
-cet homme, non sans goût d’ailleurs, et ce jour-là, et dans ce lieu, je
-les aurais critiqués, dénigrés et ridiculisés avec joie. C’est que
-j’aurais peut-être voulu les réciter moi-même à mon amie et enlever en
-ma faveur l’émotion qu’ils ne peuvent pas ne pas produire sur une femme.
-
-Je ne sais pas, je ne sais plus ce que j’étais prêt à jeter dans la
-conversation, tant je souffrais, et je ne sais de quoi je souffrais
-davantage. Ne venais-je pas d’apprendre que mon amie m’avait caché
-qu’elle fût allée au théâtre la veille? Que n’ai-je la ressource des
-romanciers qui mènent les événements à leur gré! Il me serait facile de
-clore cette scène à mon avantage, ou d’une façon curieuse. Hélas! je
-n’invente rien. Et la vie n’a pas l’ordre que lui imposent les poètes.
-
-La scène tourna court: le mari se levait. Il s’excusa, ses affaires
-l’appelaient dehors. Il me secoua vigoureusement les mains. Je balbutiai
-que je me retirais aussi.
-
-J’allais le suivre.
-
-Le beau-frère lui dit:
-
---Ne rentre pas trop tard, et pense à commander la voiture pour le bal.
-
---Oui, ajouta mon amie à mon intention, car elle avait dû voir, elle, la
-tristesse de mes yeux, mon beau-frère, ancien élève de l’École, nous
-emmène au bal de Centrale.
-
---Vous dansez? demandai-je bêtement.
-
---Si ma chère petite belle-sœur danse? fit le beau-frère en éclatant de
-rire. Dites qu’elle est danseuse enragée, et qu’elle n’aurait pas trop
-de deux maris pour la conduire et l’attendre aux bals où mon frère ne
-peut point passer toutes ses nuits.
-
-Il me poussait déjà la porte dans le dos. Je n’eus pas le loisir de
-regarder mon amie. La porte fermée, j’entendis que l’odieux beau-frère
-riait encore. Le mari cependant me précédait dans l’escalier.
-
- * * * * *
-
-SÉDUIRE, c’est attirer à soi. Mon amie était séduisante. Elle me
-posséda. On en a des preuves par tout ce que j’ai rapporté déjà
-d’infime, de quotidien.
-
-On m’accusera, il se peut, de manquer de caractère. Je l’aimais. Avec un
-peu de lâcheté, je ne le nie pas. Avec faiblesse plutôt. J’aurais voulu
-qu’elle fût à moi, qu’elle fût mienne, et non pas uniquement de
-présence, comme elle était, ou comme je me plaisais à croire qu’elle
-était à son mari. Ce que je souhaitais d’elle, pour le dire sans
-recherche, c’était son cœur, son esprit, sa pensée, comment dit-on? ce
-qu’on n’est jamais assuré de tenir de personne. J’aurais voulu qu’elle
-se sentît en sécurité près de moi, qu’il n’y eût rien de secret en elle
-à mon égard, que j’eusse au moins cette consolation et cet orgueil de
-songer que, faute de la posséder entièrement, je possédais ce que nulle
-volonté ne pouvait lui enlever: sa confiance. Me flatterai-je de l’avoir
-eue? On douterait. J’ai douté. Mais je n’ose pas affirmer aujourd’hui
-que je doute encore.
-
-Dans de telles dispositions, et ne soupçonnant pas de coquetterie celle
-que j’aimais, je ne pouvais que souffrir en pénétrant peu à peu dans
-l’intimité de sa vie journalière où mes droits étaient minces. Je
-n’avais que ceux qu’elle consentait à me donner. En fait c’était
-peut-être beaucoup, sauf pour moi. Que de froissements je prévoyais! Et
-j’eus conscience que je m’étais embarqué sur une mer d’écueils.
-J’aimais, hélas, de telle sorte que le moindre heurt devait me blesser.
-Mon amie en eut-elle jamais conscience? Elle était jeune. A son âge, on
-hasarde son bonheur pour moins qu’une gerbe de roses. Je ne désire pas
-lui chercher d’autre excuse.
-
-Comme nous étions convenus de ne nous rencontrer que trois jours après
-ce fâcheux déjeuner où j’avais appris qu’elle courait les bals sans me
-l’avoir jamais avoué, on supposera que je reçus le soir même, ou le
-lendemain matin, un billet de protestations. Une phrase m’eût convaincu.
-Mon amie me connaissait assez pour n’avoir rien à craindre d’un homme
-qui ne désirait que de se laisser convaincre. Ne m’eût-elle écrit que:
-«Ne te torture pas, je t’aime», j’aurais été consolé. Il n’en fut rien.
-
-Elle parut surprise du reproche que je lui en fis dès qu’elle m’arriva,
-trois longues journées de silence écoulées.
-
---Voilà comme tu m’accueilles? dit-elle. Après trois jours d’absence,
-après trois jours où je n’aspirai qu’à celui-ci, voilà les yeux que je
-trouve, et ce baiser de glace sur mes mains!
-
-Ses yeux avaient soudain changé d’expression. Fébrilement elle ôtait ses
-gants, son chapeau, et s’asseyait dans le fauteuil du coin de la
-cheminée, qui était le sien.
-
---Parle, dit-elle, qu’y a-t-il donc? Je ne t’ai pas écrit, mais tu ne
-m’avais pas demandé de t’écrire.
-
---C’est vrai, mais je croyais que tu m’aurais écrit.
-
---Un caprice? fit-elle en souriant.
-
---Un caprice? fis-je amèrement.
-
-Ses yeux s’attristèrent.
-
---Mon Mien, dit-elle, je ne sais pas de quoi tu m’accuses.
-
-Il y avait de l’humilité dans sa voix. Je m’attendris.
-
---Mienne, dis-je en m’approchant, Mienne, tu ne te rappelles pas?
-
-Prêt à l’interroger, je préférais qu’elle prévînt mes questions.
-
---Ah! fit-elle d’un ton méprisant, la soirée à la Comédie-Française? La
-représentation de _Psyché_?
-
-J’attendais. Elle continua:
-
---Je ne t’en avais rien dit? Avec raison, tu vois, puisque tu t’en
-serais alarmé.
-
---Tu penses donc que je m’en serais alarmé avec raison aussi?
-
-Elle haussa les épaules.
-
---C’est que... tu es stupide, dit-elle.
-
-Et elle essaya de sourire. Mais je n’avais pas envie de plaisanter.
-
---Evidemment, dit-elle, parce que j’ai été ta maîtresse, tu peux
-conclure que je l’aie été d’un autre. Je le mérite.
-
-Elle se mordit les lèvres.
-
-Si je ne l’avais pas aimée comme je l’aimais, je serais demeuré maître
-d’un argument faible à ce point. Il me troubla.
-
---Mienne, répondis-je, je ne mérite pas que tu me juges si vil.
-
---Oh! dit-elle.
-
-Rien de plus.
-
-Elle avait l’air accablé. Je lui pris les mains. Elle pleura. Deux
-grosses larmes tombèrent sur ses mains que je tenais.
-
---Mienne, lui dis-je, Mienne, comprends que je souffre. Comprends que tu
-n’es pas un jouet pour moi. Comprends que je t’aime. Sais-tu seulement
-ce que c’est que d’aimer?
-
---Je le sais depuis que je t’aime.
-
-Elle avait souvent de ces réponses, courtes, qui me ranimaient.
-
---Tu feras de moi ce que tu voudras, Mienne, mais sache aussi, et je te
-l’affirme, que nul ne t’a jamais aimée comme je t’aime et que nul jamais
-ne t’aimera de cette façon.
-
-Ses doigts serraient mes mains.
-
---Mienne, repris-je, comprends aussi de quelle façon je t’aime. Pour ta
-beauté? Oui, sans doute, ni plus ni moins que quiconque. Pour ta
-jeunesse, pour ta grâce, pour tes gamineries et pour ton sérieux, oui,
-oui, mais n’importe qui t’aimerait pour ces attraits. Sais-tu que je
-t’aimerais, moi, moins belle?
-
-Ses paupières battirent. Je poursuivis:
-
---Je ne prétends pas, tel que certains, qu’une prédestination régisse
-les couples, et qu’il n’y ait qu’une femme qui puisse faire le bonheur
-d’un homme; mais, si la loi n’est pas universelle, je ne conçois pas
-qu’une autre femme que toi puisse faire mon bonheur. Tu es pour moi la
-femme dont tout homme rêve, la compagne et l’amante, la collaboratrice
-et la sœur, celle qu’on a besoin d’avoir à tout instant près de soi,
-celle qui a confiance et à qui l’on se confie, celle qui partage
-plaisirs et peines, celle que rien ni personne jamais ne peut remplacer.
-
---Mon Mien...
-
---Ce n’est point là, malgré les apparences, l’idéal de la bourgeoisie
-contemporaine. Pour le commun des mortels, la femme ne sert qu’à la
-reproduction ou qu’au simulacre de la reproduction. Joins un peu de
-vanité, si la femme est belle. Mais, et toutes les périphrases te
-ramèneront à ce dilemme brutal, la femme n’est que bête de somme ou bête
-de joie,--un sommier, si tu permets, dans les deux sens du mot. Les
-hommes qui la considèrent avec plus de respect sont rares.
-
---Oui, dit-elle.
-
-Et elle retint un sanglot.
-
---Mais, Mienne, crois-tu que les femmes ne soient pas responsables?
-Qu’ont-elles fait, que font-elles pour gagner plus d’estime? Nous
-laissent-elles souvent et assez clairement entendre qu’elles soient
-capables de former avec nous ces couples parfaits qui sont le seul
-fondement excusable d’une société?
-
-Elle ne répondit rien.
-
-Je me taisais. Elle me serra les mains. Je songeai que, puisque j’avais
-tant dit, je devais profiter de l’avantage et renoncer aux abstractions.
-
-Doucement, je repris:
-
---Mienne, écoute-moi. En m’autorisant à t’aimer, tu m’as donné le seul
-bonheur que j’aie jamais goûté depuis que je suis un homme. De cela, je
-te voue une reconnaissance profonde, que rien ne tachera, quoi qu’il
-arrive. Mais, Mienne, sois sincère. Fais-tu tout ce que tu peux pour
-que, t’aimant comme je t’aime, j’aie la consolation de ne pas t’aimer en
-vain? Ou bien, je t’en prie, Mienne, je t’en supplie, sois franche,
-est-ce d’une autre façon que tu désires que je t’aime? Je m’inclinerai.
-
-Elle m’attira vers elle et, penchée sur moi, ses mains encadrant mon
-visage, ses lèvres contre ma bouche:
-
---Tu ne me connais donc pas? dit-elle.
-
-Et sa voix tremblait.
-
-Comment résister? Je fermai les yeux. Je les fermais toujours. De tels
-baisers anesthésient.
-
-A distance, quand je rapporte mes faiblesses, dont je ne rougis
-d’ailleurs point parce que je suis seul en face de ce papier, deux
-images de moi se lèvent en même temps devant mes yeux: je me revois,
-quelques années plus tôt, le 25 septembre 1915, devant Souchez; j’étais
-adjudant; trois minutes, pas davantage, après notre bond hors des
-parallèles de départ, les deux officiers de ma compagnie tombaient,
-fauchés au milieu de la première vague d’assaut par une mitrailleuse; la
-panique était imminente; je criai; je courus en avant, le fusil haut;
-les débris de la compagnie me suivirent; nous ne nous arrêtâmes que cinq
-cents mètres plus loin; il parut par la suite que ma compagnie avait
-entraîné le succès de tout le bataillon; je fus nommé sous-lieutenant.
-Et puis je me revois à genoux devant mon amie, tremblant de la perdre,
-humble et près de pleurer. J’ai été ces deux hommes, et celui-ci
-peut-être à cause de celui-là. Et le contraste n’est peut-être pas si
-extraordinaire.
-
-La réponse de mon amie n’avait pourtant rien qui forçât la conviction.
-
---Tu ne me connais donc pas?
-
-Je ne souffrais que de ne pas la connaître. Sa réponse, qui me ramenait
-au centre douloureux, me sembla néanmoins l’unique réponse souhaitable.
-
---Mienne! murmurai-je.
-
---Tienne, oui, tienne, je suis tienne, tu peux le dire, tu peux t’en
-vanter, mon grand, mon pauvre grand chéri, je ne suis tienne que trop.
-
---Tu regrettes?
-
---... que trop, parce que je souffre de te voir souffrir ainsi pour des
-fantômes, pour des souffles, pour des riens. Donne-moi tes yeux,
-regarde-moi, regarde les miens, regarde au fond: il n’y a que toi dans
-mes yeux et au fond de mon cœur. Je n’ai jamais aimé que toi, je n’aime
-que toi. Quand on a le bonheur d’être aimée de la façon que tu m’aimes,
-de la façon que je désire que tu m’aimes, mon Mien, crois-tu qu’on
-puisse aimer ailleurs? Quelle femme faudrait-il être?
-
---Mienne!
-
---Notre amour est assez malheureux, mon grand. Ne le tourmente pas
-davantage. Ne sois jaloux de personne, tu n’as rien à redouter de
-personne, c’est toi que les autres, tous les autres ont à redouter. Tu
-n’es sans doute pas très heureux, mon Mien, et je le comprends, puisque
-je souffre autant que toi de tout ce qui nous sépare, mais ta Tienne,
-sache-le, sache-le bien, mon grand, ne fait et ne fera jamais le bonheur
-d’aucun autre.
-
-On ne réplique pas à de pareilles déclarations. Le sang-froid et le
-vocabulaire courant abdiquent ici. Je me tirai d’embarras en souriant de
-gratitude, et je récitai à mi-voix:
-
---Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature...
-
---Ne le sois pas surtout de mon beau-frère, mon Mien. Il n’a pas droit à
-tant d’honneur.
-
-Comme plusieurs fois déjà, je retrouvais dans ses derniers mots l’écho
-de paroles que j’avais prononcées devant elle. Le faisait-elle à
-dessein, ou non? Dans les deux cas, ne m’abandonnait-elle pas une preuve
-que j’avais sur elle assez d’influence pour que ses pensées fussent de
-la même nuance que les miennes?
-
-Je m’aperçus alors que notre entretien s’était engagé dans une autre
-direction que celle que j’avais résolu de lui faire prendre. Dès son
-arrivée, mon amie, trompée par mes réticences, avait cru que je lui
-reprochais d’être allée avec son beau-frère à la Comédie-Française. Or
-je lui reprochais plus encore le goût qu’elle avait pour le bal et les
-réunions où hommes et femmes se frôlent, goût dont elle ne m’avait
-jamais parlé, goût donc qu’elle condamnait ou qu’elle présumait
-coupable. Je le lui dis enfin.
-
---Pourquoi t’émouvoir de si peu? répliqua-t-elle.
-
---Il m’est désagréable que des hommes te tiennent dans leurs bras.
-
---Dans leurs bras? Mais non, mon Mien. Quand on danse, on a des soucis
-différents, ne serait-ce que de danser en mesure, ce qui est parfois
-laborieux.
-
-Et elle riait de malice.
-
---Ne me raconte pas d’histoires, Mienne. Je sais danser et je sais ce
-que c’est qu’un bal. Un quart des danseurs, les débutants, n’ont que le
-souci de danser en mesure. Mais le reste, il suffit de les observer
-pendant cinq minutes; ils pratiquent la danse pour ce qu’elle est: un
-simulacre des jeux de l’amour.
-
-Elle protesta vivement.
-
---Qu’on en ait conscience ou non,--tu vois, Mienne, que je fais grande
-la part de la naïveté,--la danse est un exercice indécent. Les Arabes,
-qui ont plus de pudeur que nous, ne dansent pas: ils regardent danser
-les femmes, lesquelles ne s’accouplent pas, et que dansent-elles? La
-danse du ventre, qui excite les hommes.
-
---Il est certain que la danse du ventre......
-
---... est la danse d’où les autres s’ensuivent. Mais, plus dégoûtants
-que les Arabes, et plus civilisés, dit-on, nos hommes ne se contentent
-pas de regarder les danseuses: ils s’accouplent à elles et se frottent
-contre leur ventre, en public.
-
---Tu ne diras pas que le shimmy...
-
---Le shimmy? répliquai-je. Le véritable nom de cette danse est: _shimmy
-shake_. Sais-tu ce que cela signifie?
-
---Non.
-
---Le tremblement de la chemise, si j’en crois Sem. C’est joli, n’est-ce
-pas? Et voilà ce que tu danses? Comment veux-tu que je m’en réjouisse?
-
---Mais, chéri, il y a des danseurs corrects.
-
---Avec les jeunes filles, oui, peut-être; avec les femmes, c’est plus
-douteux. Sans compter qu’aujourd’hui toutes les salles et tous les
-salons où l’on danse ont un air de maison louche fort contagieux. Non,
-je ne comprends pas qu’une femme, si elle aime et si elle est aimée,
-puisse se prêter à de tels dévergondages.
-
---Chéri, tu me désoles. T’ai-je dit que je dansais avec plaisir?
-
-Je devinais l’excuse prête, excuse charitable, mais excuse.
-
---Ton beau-frère m’a dit, devant toi, que tu es une danseuse enragée.
-
-Elle riposta:
-
---T’a-t-il dit depuis quand? T’a-t-il dit s’il me connaît? T’a-t-il dit
-s’il connaît le motif qui me pousse à courir les bals et les salles de
-spectacle?
-
-Elle s’emportait comme si je l’avais offensée. Elle continua.
-
---Oublies-tu que j’ai un mari, qu’il est jeune, qu’il m’aime peut-être,
-que nous dormons dans la même chambre, et que je suis peut-être
-désirable?
-
---Mienne, je t’en prie!
-
---Pardon! s’écria-t-elle. Tu m’accuses, je me défends, et tu
-m’écouteras.
-
-J’avais blémi.
-
---Sous peine de me trahir et de perdre mes enfants, je n’ai aucune
-raison de refuser à cet homme, qui y a droit...
-
---Mienne!
-
---Soit, je passe. Mais j’ai des raisons, méchant, de me dérober par tous
-les moyens.
-
---Mienne!
-
---Non, écoute. Tu ne parles jamais de mon supplice, qui est de toutes
-les nuits...
-
---Mienne!
-
---... qui serait de toutes les nuits, si je n’inventais pas des
-subterfuges. Oui, je cours au bal, mais c’est en désespérée; c’est parce
-qu’on m’accompagne; et comme il se lève tôt le matin pour travailler,
-ayant gardé du temps de la guerre cette habitude, il tombe de fatigue et
-de sommeil quand nous rentrons à la maison. Comprends-tu?
-
---Mienne!
-
---Et voilà ce que tu me reproches, toi!
-
---Mienne...
-
-Je ne trouvais rien à répondre. Tandis qu’elle achevait, elle s’était
-remise à pleurer. Je la pris contre moi, comme une enfant qui a du
-chagrin. Sous mes caresses elle s’apaisa, elle sourit.
-
---Je t’aime, finit-elle par murmurer.
-
-J’étais écrasé de bonheur, et confus. Que subsistait-il après cela de
-mes craintes et de ma jalousie?
-
---Et toi, dit-elle avant de se lever pour partir, tu l’aimes, ta Tienne?
-Tu peux l’aimer, va.
-
- * * * * *
-
-MA dernière semaine de juin, après la scène que j’ai rapportée, fut
-parfaite. Mon amie, toute à ses préparatifs de départ, emplissait de sa
-gaieté notre petit appartement. Apaisé, je pris plaisir à croire que mes
-imaginations n’étaient que fantômes, souffles, et riens, comme elle me
-l’avait dit. Est-ce parce qu’elle me sentait plus calme? Est-ce parce
-qu’elle se faisait une joie de m’avoir bientôt près d’elle constamment
-pendant plusieurs jours? Mon amie riait à tout propos, chantait, me
-décrivait la propriété d’Argenton et en particulier l’immense parc où
-j’aurais à planter ma fontaine et mes statues.
-
---Ce sera peut-être, dans dix ans, le seul souvenir de toi qui me
-restera, me dit-elle.
-
-Elle me l’avait déjà dit. Pour me le répéter, craignait-elle donc de me
-perdre?
-
-Elle ajouta:
-
---Ce sera comme des enfants que j’aurais eus de toi. Tu leur donneras de
-ton âme, et je serai bien un peu leur mère, dis?
-
-Elle soupira.
-
---Ces statues-là, elles naîtront sous mes yeux. Tu y mettras peut-être
-quelque chose de ton amour. Les autres, toutes tes autres, elles me
-plaisent, oui, naturellement, mais elles me sont comme des enfants que
-tu aurais eus d’autres femmes: j’en suis jalouse.
-
---Toi, Mienne, jalouse?
-
---Pourquoi non? répliqua-t-elle d’un ton plus vif.
-
---Tu te moques.
-
---Pas du tout. T’imagines-tu, mon grand, que tu es seul à savoir aimer?
-Si je ne passe pas mon temps à te harceler de ma jalousie...
-
---Une pierre dans mon jardin?
-
---... cela ne signifie pas que je sois plus tranquille que toi-même.
-
---Mienne, tu me surprends.
-
---Je vais te surprendre davantage, mon Mien: je suis jalouse comme une
-tigresse, tu entends? et non seulement de toutes les femmes qui peuvent
-t’approcher, mais de toutes celles que tu as tenues dans tes bras. Si je
-te disais que je suis jalouse de tes modèles, même si tu te contentes de
-les regarder, ce qui est peu probable du reste, me croirais-tu?
-
-Elle plaisantait, mais il y avait de l’inquiétude dans sa voix. Je ne
-pus pas m’empêcher de sourire.
-
---Ah! Mienne, répondis-je, Mienne chérie, de toutes les femmes que je
-regarde, je n’en vois pas une.
-
---Tu le dis.
-
---C’est la vérité.
-
---Je voudrais en être sûre, fit-elle gravement. Mais quoi! Tu es un
-homme, un homme que j’estime par-dessus tous, mais un homme. La chair
-est faible. Une jolie femme en passant, quelle tentation! et vous
-affirmez que ça ne tire pas à conséquence.
-
---Tu rêves, Mienne.
-
---Rêve cruel alors, et je rêve toute éveillée. Songe à ces longues
-heures, à ces longues journées et à ces nuits où nous sommes loin l’un
-de l’autre. A chaque instant, je me demande: où est-il? que fait-il? Il
-était triste, ce soir: il court peut-être les cabarets avec des femmes?
-Et moi, je ne veux pas, je souffre, tu es mon Mien à moi.
-
-Que de tendresse dans son accent! Mais d’où puisait-elle l’ardeur sourde
-qui l’inspirait?
-
-Je souriais, touché. Je répondis:
-
---T’aperçois-tu, Mienne, que tu m’insultes?
-
---Mais non, mon grand. J’ai peur, voilà tout.
-
---Peur?
-
-Elle avoua, très bas:
-
---Oui, peur.
-
---Si quelqu’un a le droit d’avoir peur, Mienne, ce n’est certes pas toi.
-
---Vraiment? fit-elle. Tu m’aimes vraiment?
-
---Tu ne le sais pas?
-
---J’aime que tu me le dises.
-
-Ce fut d’une voix à peine perceptible qu’elle acheva, comme si elle
-avait honte. Je l’entraînai vers le divan.
-
-J’avais été trop étonné de ce que je venais d’entendre pour n’en pas
-demeurer étonné, maintenant, quand je me rappelle le détail de ces
-aveux. Était-elle sincère? Je me pose la question. Dois-je penser qu’à
-force de l’aimer et de lui découvrir mes faiblesses, je lui avais
-peut-être transmis mon inquiétude, imposé mes craintes, suggéré de
-m’aimer comme je l’aimais? Dois-je penser que, malgré elle ou
-volontiers, elle s’était en m’aimant mise à l’unisson de mon amour? Ou
-faut-il croire à une comédie, à une horrible comédie, ou tout au moins à
-un jeu charitable? On en jugera comme on voudra, lorsque j’aurai terminé
-mon récit. Nous n’en sommes, pour le moment, qu’à la semaine de calme et
-de joie qui précéda mon départ pour Argenton.
-
-Ces alternatives d’enthousiasme et de découragement qui se succédaient
-avec une espèce de rythme depuis le début de notre liaison, elles
-marquent l’ordinaire progrès de tout amour; je n’ai pas la prétention
-d’avoir aimé comme personne jamais n’aima. Si j’ai souffert en aimant
-une femme qui m’échappait tout de même que nous échappe une poignée de
-sable, j’en ai souffert d’abord parce que je ne suis ni d’un âge ni d’un
-tempérament à chercher un dérivatif dans la révolte. La révolte flambe
-et illumine, la résignation brûle et consume. Les amours violentes ne
-durent pas. Car on m’objecterait: «Si votre amie vous aimait, elle
-n’aurait pas hésité à vous sacrifier ses enfants.» Mais notre liaison
-eût flambé, et qu’en serait-il resté, après une brillante nuit
-d’ivresse, que du dégoût, du mépris, et des cendres ternes? C’est dans
-les livres et chez quelques malades ou des adolescents égarés par des
-lectures, que l’amour tourne au feu d’artifice somptueux. Hélas! j’ai
-moi-même allumé trop de fusées dans les champs de la guerre; à leur
-lueur hallucinante j’ai vu devant moi, sur la plaine trouée d’obus,
-moins de vivants que de cadavres; je suis à jamais guéri de la vaine
-splendeur de tous les feux d’artifice.
-
-Je rêvais de lampes voilées, d’une douce lumière qui aurait doré les
-cheveux de celle que j’aimais, le soir, à l’heure où la journée finie
-rapproche ceux qui s’aiment. Rêve de paix, rêve de durée. Rêve à moi
-défendu. Pourquoi fallait-il qu’elle ne fût pas libre, qu’elle ne pût
-pas se libérer sans s’arracher le cœur, celle qui eût peut-être apporté
-dans ma maison prête à la recevoir ce qui n’y fleurira sans doute
-jamais? Car j’avais en horreur cette ombre trouble où nous végétions:
-j’y étouffais comme dans une chambre qui sent la fièvre.
-
-Fuir? Me dégager? Mais je m’accrochais à la moindre excuse, à la moindre
-espérance. Je me persuadais que ma patience aurait un jour sa fin. Quand
-je trouvais des raisons de mettre en doute la sincérité de mon amie,
-j’en trouvais d’autres aussitôt pour me rassurer. Qu’elle parût, qu’elle
-s’expliquât,--et elle avait toujours une explication à m’offrir,--et mes
-incertitudes s’évanouissaient.
-
-Ainsi j’oscillais du désespoir à l’enthousiasme; car aux amants séparés,
-même s’ils dédaignent ou redoutent d’employer de grands mots, tout prend
-figure d’importance; peines et joies s’aggravent et s’enflent; parce que
-l’un des deux est absent, les chagrins de l’autre s’exaltent dans la
-solitude; et si l’absent revient, le chagrin plie, se courbe, renonce,
-et la foi, la foi rafraîchissante, s’épanouit: il en est de l’amour
-comme de toutes les misères humaines: il suffit de si peu de chose pour
-consoler qui souffre et lui rendre le goût de vivre! Ainsi je couvre
-aujourd’hui d’une excuse générale, par pudeur, toutes les excuses que je
-me donnais et l’orgueil momentané que j’eus d’endurer une passion
-exceptionnelle.
-
-Fus-je flatté d’apprendre de mon amie qu’elle fût, et à mon insu,
-jalouse? Certes non. Mon premier mouvement fut de défiance. Le second,
-de gratitude. Je la remerciais de sa gentillesse. N’était-ce point pure
-gentillesse de me laisser entendre si précisément que nos deux
-cœurs--expression commode--battaient ensemble? Un amant peut-il savourer
-satisfaction plus grande? Et, en réfléchissant, en revenant, le soir,
-dans ma solitude, sur l’aveu délicat de mon amie, j’arrivai même à y
-croire sans trop de difficulté. J’étais encore sous le coup de l’émotion
-que j’avais ressentie en apprenant par quels subterfuges mon amie se
-dérobait à un devoir odieux. Cela joint à ceci, ceci corroborant cela,
-comment aurais-je pu bouder contre mon bonheur?
-
-Souvenirs merveilleux de cette dernière semaine de juin, avec quels
-parfums de printemps clos vous m’enveloppez! Je ferme les yeux, comme je
-les fermais alors dans mon allégresse progressive. Chaque jour me
-réservait en effet une joie nouvelle. Je n’ai pas encore dévoilé la
-meilleure, celle qui devait emporter toutes les autres. Il m’en souvient
-comme d’un jour d’ivresse. J’ai honte d’en parler, sinon d’en garder
-précieusement la mémoire, et l’on me pardonnera si je n’en dis que
-l’indispensable.
-
-C’est le châtiment de deux êtres qui s’aiment dans l’adultère que de ne
-pouvoir, sans ignominie ou sans angoisse, aller jusqu’au terme de leur
-amour, jusqu’au terme de tout amour, qui est de procréer. De là cet
-opprobre de vice qui flétrit les liaisons clandestines, quoique deux
-êtres qui s’aiment ignorent d’instinct le vice. Mais, par un retour de
-paradoxe, la morale la plus élémentaire exige que ceux-là qui semblent
-s’arroger des libertés détestables, se gouvernent plus sévèrement que
-quiconque.
-
-Jamais, avec mon amie, nous n’avions abordé telle matière. Je ne savais
-pas ce qu’elle en pensait. Je ne désirais d’ailleurs pas, on le croira
-volontiers, j’espère, compliquer une situation assez pénible, et j’ai
-trop parlé de moi pour que je m’attarde à protester ici de ma
-discrétion. Jamais donc je n’avais rien tenté de dangereux. Deux ou
-trois fois, retenu, je m’étais senti près de succomber à la tentation.
-J’avais toujours résisté.
-
-Or, l’avant-veille de son départ, l’avant-dernier jour de cette dernière
-semaine de juin, mon amie, que je ne devais plus revoir à Paris,
-m’arriva toute triste. J’en fus d’autant plus inquiet que, je l’ai dit,
-elle s’était, depuis plusieurs jours, montrée fort gaie.
-
---Laisse, fit-elle. Rien. Discussion et dispute.
-
---Dispute?
-
---A cause des petits. Le cadet est malade.
-
---Mais alors...
-
---Rien de grave, rassure-toi.
-
-Et elle sourit, comme pour me remercier. J’avoue, en effet, que je lui
-témoignais rarement de l’affection à l’égard de ses deux fils, et elle
-ne s’en offensait pas.
-
---Laisse, dit-elle encore. Je te vois, tout est fini.
-
-Mais tout n’était pas fini, car elle demeurait grave, malgré ses
-efforts, jusque dans mes bras. Je lui en fis la remarque.
-
---Écoute, répondit-elle. Ces statues que tu vas dresser dans le parc
-d’Argenton, je t’ai dit qu’elles seront peut-être pour moi dans dix ans
-le seul vestige de ton amour.
-
---As-tu l’intention de me chasser?
-
---Tu t’en iras.
-
-J’ouvrais la bouche.
-
---Mais non, mon Mien, tu t’en iras. Tu ne supporteras pas, pendant dix
-ans, de mener la vie misérable que nous menons. Tu te lasseras, tu t’en
-iras, tu m’abandonneras.
-
---Mienne...
-
---Écoute. Je ne t’ai jamais rien demandé. Ou plutôt tu n’as jamais
-compris que je voulais de toi quelque chose. Aujourd’hui, aujourd’hui
-que nous nous aimons pour la dernière fois dans notre chez-nous, il faut
-que je te dise ce que je veux. Et il faut que tu me l’accordes.
-
---Parle, Mienne, je suis prêt.
-
---Jure d’abord que tu ne me refuseras pas.
-
---Parle, Mienne, je ne refuserai pas.
-
---Eh bien, je veux...
-
-Elle était dans mes bras, la tête posée contre mon épaule, à sa place
-préférée. Et elle me dit tout bas ce qu’elle voulait. Et elle ajouta,
-prompte:
-
---Ne réplique pas que je veux donc éloigner davantage le moment où je
-pourrai me rendre libre. Je suis sûre que je ne te garderai pas si
-longtemps. Et je serai sûre au moins d’avoir de toi un souvenir que tu
-ne pourras pas m’enlever.
-
---Mienne! Mienne!
-
---Quelle joie pour moi! dis, mon Mien, dis, tu veux? tu veux?
-
-J’abrège.
-
---Je veux que ce soit une fille, dit-elle quand elle n’eut plus rien à
-vouloir, et je veux qu’elle te ressemble.
-
---Mienne...
-
---Tout me sera tellement égal, quand tu m’auras abandonnée!
-
---Mienne...
-
---Ose prétendre qu’elle n’est pas tienne, ta Tienne, ose! dit-elle
-enfin.
-
-Mais je m’arrête là. Le cœur me saute dans la poitrine. Mes paupières
-sont brûlantes. Si je n’ai pas connu le bonheur d’aimer, je ne le
-connaîtrai jamais.
-
- * * * * *
-
-INSENSÉ, peut-être, qui n’ai pas eu l’audace de forcer l’occasion! Trop
-de regrets m’enveloppent à présent. Je baisse la tête. Je fixe mon
-regard sur ce papier où je réveille des heures d’incertitude. J’écris
-lentement. J’hésite. Je relis ce que j’ai écrit. Vais-je poursuivre?
-Vais-je déchirer tous mes feuillets?
-
-Je songe à ce geste légendaire du héros qui brise, après l’avoir
-épuisée, la coupe précieuse où nul ne boira plus, pas même lui. Il y a
-dans la vie des pauvres hommes des instants pareils dont rien ne
-renouvellera jamais l’éclat, des instants où les pauvres hommes se
-trouvent au sommet de leur trajectoire et où il leur serait merveilleux
-de disparaître tout à coup, en plein bonheur, en pleine apparence de
-bonheur. Mais voilà du rêve.
-
-On le sent bien: j’arrive aux souvenirs mauvais de ma vie. Cette
-dernière semaine de juin, qui ne fut que d’enchantement, on sent bien,
-n’est-ce pas? que c’est la dernière semaine du malade condamné, celle où
-la maladie s’oubliant permet de sournois espoirs? Elle fut parfaite, je
-l’ai dit. Mais savais-je, mais sus-je que j’étais condamné? Non point.
-Tout m’incitait à l’espérance la plus quiète. Jamais comme alors je
-n’avais éprouvé que mon amie fût près de moi; jamais je n’avais pu
-davantage la croire mienne.
-
-Mienne? Soit. Sauf que nous étions loin du temps qu’elle ne demandait
-rien et qu’elle acceptait tout ce que je proposais. C’est moi qui
-acquiesçais à tous ses désirs. Comme les rôles s’étaient renversés
-depuis que nous nous aimions! Cela frôlerait le comique, si je n’étais
-pas en cause. Mais je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui. Et j’ai
-peut-être tort. La limite entre le comique et le tragique est aussi
-vague et mobile qu’entre le bien et le mal. L’acteur et le spectateur
-jugent différemment. Les autres décident, et nous, nous souffrons.
-
-Ce séjour que j’allais faire près d’elle à la campagne, mon amie l’avait
-désiré, obtenu. Elle l’organisa. Je ne devais qu’obéir.
-
-Le beau-frère nous attendait. Mon amie partait avec ses enfants et son
-mari. Je partais, moi, trois jours plus tard; mon amie comptait
-m’installer une chambre d’où j’aurais une belle vue du parc et, dans les
-communs, à côté du garage et des serres, une espèce de local sans emploi
-qui me tiendrait lieu d’atelier.
-
-Ces détails ne sont pas inutiles; ils prouvent que la propriété
-d’Argenton appartenait à des gens assez riches pour jouer les seigneurs
-des siècles où les artistes ne travaillaient ni à la pièce ni à l’heure;
-que mon amie imposait à son entourage, comme à moi-même, ses désirs; et
-que je n’avais donc peut-être pas tort de me rendre là-bas non sans
-quelques appréhensions de paraître suspect, par exemple, et de tout
-compromettre, et d’encourir alors le pire blâme pour abus d’hospitalité.
-Mais n’insistons pas.
-
-Il était entendu que je travaillerais sur place à mes statues et à ma
-fontaine, «dans l’atmosphère», disait en jargon mon amie, afin de me
-flatter; on me procurerait la pierre de mon choix, et licence de tailler
-directement selon ma fantaisie; avec cette seule restriction, qui
-pouvait me faire suspecter mais qui dégageait un peu ma conscience, que
-je travaillerais pour le plaisir, en souvenir de «mon pauvre oncle tant
-choyé jadis par mon amie alors qu’elle était gamine»: mensonge
-inattaquable.
-
-Enfin toute liberté m’était d’avance accordée, car on sait ce que c’est
-qu’un artiste. Nul ne s’occuperait de moi, ni de mes humeurs ni de mes
-absences; je ne verrais personne quand je ne voudrais voir personne; je
-m’assoirais à table en blouse blanche ou en smoquine; j’aurais, bref,
-tous les droits.
-
---Sauf celui d’admirer les jolies filles d’Argenton, spécifia mon amie,
-et il y en a beaucoup dans les chemiseries de la ville.
-
-Et elle riait, en me menaçant du doigt.
-
-Elle ajouta:
-
---D’ailleurs, monsieur, on ne vous enfermera pas dans une île déserte.
-On sait aussi ce que c’est qu’un homme. Les affaires n’iront pas si mal,
-cet été, que les deux gêneurs ne soient pas obligés, et souvent, je
-l’espère, de se transporter à Paris; et alors, comme nous serons seuls,
-et pour des nuits entières, je ne sais pas ce que vous ferez, Monsieur,
-mais je crois que je ne dormirai pas beaucoup.
-
-Puis, ardente:
-
---Dis, dis, tu ne trouveras pas que c’est trop long; toute une nuit,
-toute une nuit?
-
-Ces promesses et d’autres enfantillages dominèrent à l’heure de la
-séparation.
-
---Dans trois jours, dit mon amie, je commencerai d’être heureuse pour
-longtemps.
-
---Je préférerais partir avec toi, dit-elle encore.
-
---Ne soyons pas trop exigeants, répondis-je. Il ne faut pas abuser du
-bonheur.
-
---Tu crois que nous en abusons?
-
---Il ne faut point parler du bonheur, Mienne. Le moindre bruit
-l’effarouche.
-
---Peux-tu dire que tu m’aimes?
-
---C’est autre chose, fis-je.
-
---Ah! fit-elle, c’est la même chose.
-
-Elle me quitta sur ces mots.
-
-Trois jours plus tard, je partis pour Argenton.
-
-Mon amie ne m’attendait pas sur le quai de la gare. J’en fus tout de
-suite inquiet. Le beau-frère m’ayant aperçu, levait les bras de loin
-vers moi. M’attendait-elle dehors?
-
---Les convenances, me dis-je.
-
-Mais mon amie n’était pas encore arrivée.
-
---Le médecin les retient, m’expliqua le beau-frère, affable. Il n’ose
-pas se prononcer sur l’état du petit.
-
---Est-ce plus grave? demandai-je.
-
---Peuh! répondit-il. Le médecin fait l’important. Ma belle-sœur se fie
-en son Diafoirus comme elle ne se fierait pas en son curé. Le tout parce
-qu’il l’entoure de compliments et de galanteries.
-
-Il m’entraînait hors de la gare.
-
---Ne vous désolez pas, dit-il. Ils arriveront peut-être demain. Je suis
-convaincu que le petit n’a rien du tout. Mais les mères s’affolent
-aisément, et ma belle-sœur est mère jusqu’au bout des ongles. Du reste,
-j’ai pour vous une lettre qui vous éclaircira davantage.
-
-Et il me tendit une enveloppe.
-
-En même temps, il ajoutait:
-
---Donnez-moi donc votre bulletin, que je retire vos bagages.
-
-Il avait mis tant de grâce, de concision, et d’ironie peut-être, dans
-son accueil, qu’un complice ne se fût pas montré plus adroit ou plus
-perfide. J’étais à peine au fait, qu’il me laissait discrètement avec ma
-lettre entre les doigts.
-
-Lettre vide, comme on pense. Il n’y paraissait qu’un souci: la santé de
-l’enfant. Le médecin se réservait et ordonnait que le départ fût
-différé. La maman priait l’ami de se remettre aux soins du beau-frère,
-qui avait reçu des instructions pour que tout fût prêt comme si elle eût
-été là. Des nouvelles suivraient bientôt.
-
-Le beau-frère ne revint que lorsque j’eus achevé.
-
---C’est bien ce que je disais? fit-il. Alors je vous enlève. Voici la
-voiture. Prenez place. Une lieue de route, et je vous ouvre la porte de
-votre domaine.
-
-Il s’assit au volant, moi près de lui. L’automobile traversa la ville de
-bout en bout. La trompe sonnait. Le beau-frère conduisait en maître.
-
-Une route blanche, des prairies. Des animaux au pâturage. Un joli petit
-château, sur la gauche, au milieu d’un bassin circulaire. Une côte à
-grimper. Un hameau. Une grande ferme. Des écuries. Un poulain gambadant
-à côté d’une jument. Des arbres. De la verdure. Paysage médiocre et
-frais.
-
-Le beau-frère dirigea son doigt vers la droite.
-
---La Creuse, dit-il. Nous approchons.
-
-Une brise légère, que nous ne sentions pas, agitait le feuillage des
-peupliers. Acceptant mal ma déception, et cherchant déjà pour quel motif
-plus secret mon amie ne m’avait ni devancé à Argenton, ni retenu à
-Paris, silencieux près du beau-frère qui ne disait rien ou que des
-lambeaux de phrases, j’aurais aimé que la voiture m’emmenât loin, très
-loin, n’importe où. Ne m’emmenait-elle pas à un piège? Attristé, j’eus
-l’impression que j’allais à une catastrophe.
-
-La voiture, ralentissant, s’engagea dans un petit chemin qui
-s’embranchait sur la grand’route et descendait en pente assez raide vers
-la rivière.
-
---Le domaine en question.
-
-Le bas du petit chemin s’enfonçait dans une forêt véritable, épaisse
-masse verte dont une trouée révélait le cours de la Creuse.
-
-La maison, fort simple, était une gentilhommière du XVIIᵉ siècle. Les
-gens du pays l’appelaient le château. Ils exagéraient. Mais elle avait
-un aspect ancien et cossu qui ne rebutait pas. Les communs, où je devais
-trouver mon atelier, touchaient à une châtaigneraie qui tranchait de
-loin par son feuillage plus clair sur la masse voisine du parc et du
-bois, où le chêne abondait. Le parc, lui, où j’aurais à travailler,
-faisait suite, vers la gauche, à un jardin, vaste et sans prétention,
-tout taché de buissons d’œillets et de roses.
-
-Quand nous entrâmes dans le parc, un écureuil se sauva. Le beau-frère,
-avant de me montrer la maison, m’en montrait en effet les dépendances.
-
---Ainsi, dit-il, quand vous aurez enfin la clé de votre chambre, vous
-serez chez vous et libre d’aller où vous voudrez en toute connaissance
-des lieux. Vous m’excuserez seulement si je n’ai pas pu vous délivrer
-plus tôt de mon encombrante personne.
-
-Il y avait, dans l’attitude et les paroles de cet homme, du persiflage
-et de la rondeur, de l’affabilité et de la modestie; mais sa modestie me
-semblait excessive, son affabilité contrainte, sa rondeur un peu lourde,
-et son persiflage m’était insupportable. Je me demandai s’il n’avait pas
-deviné de quelle nature était l’amitié qui me liait à sa belle-sœur.
-Mais seul un amoureux, et jaloux, comme il avait un jour déclaré devant
-moi que tout amoureux l’est par principe, l’eût deviné. N’avais-je pas
-eu tort de croire que mon amie n’eût rien à lui reprocher? Nous étions
-l’un en face de l’autre, du moins à mon sentiment, tels que deux rivaux
-qui s’observent et se découvrent. Une gêne certaine était entre nous, et
-je me persuadais qu’il se réjouissait de ma déception dont il était le
-premier témoin.
-
-Lorsqu’il m’eut laissé dans ma chambre, d’où j’avais une belle vue du
-parc, de la rivière et d’une île couverte d’arbres qui s’étendait le
-long d’une terrasse ombragée de tilleuls, je me demandai si cet homme
-n’était pas aussi l’ouvrier de ma mésaventure. On dira que je poussais
-trop vite les choses au plus sombre. Mais puis-je dissimuler à quel
-point mon amour malheureux m’avait rendu sensible?
-
-Au reste, durant le déjeuner, puis dans l’après-midi, je revins sur mes
-noires pensées du début. Mon hôte me sembla moins guindé. Prompt à
-passer du noir au blanc, je m’assurai que j’avais été victime de ces
-imaginations, fantômes, souffles, riens, dont mon amie m’avait déjà
-dénoncé la fâcheuse influence.
-
-Loin de fuir l’inquiétant beau-frère, je lui marquai que j’avais plaisir
-à causer avec lui. Il en parut flatté.
-
---Comment! me dit-il, vous n’avez jamais pêché? Mais c’est une
-distraction charmante. Je me proposais d’aller tout à l’heure taquiner
-le goujon, pour employer l’expression consacrée; et, si notre pacte ne
-m’empêchait pas d’attaquer votre tranquillité, je vous inviterais...
-
---Je m’empresserais de vous prendre au mot, répondis-je.
-
-Une barque était amarrée à la terrasse ombragée de tilleuls. Il m’y
-entraîna. Le jardinier y avait rangé des lignes, un seau, et une boîte
-pleine de vers.
-
-Mon hôte se mit aux rames, nous dirigeant du côté de l’île.
-
---Il y a là, me dit-il, un fond de sable, que je n’ai pas encore exploré
-cette année. Je parie que nous y aurons une pêche miraculeuse.
-
-La pêche ne fut pas miraculeuse. Elle ne suscita point mon enthousiasme.
-Mais j’eus là, dans cette barque, au milieu d’un paysage agréable, à
-côté d’un homme qui ne parla point par crainte d’effrayer le poisson,
-une heure de solitude bienfaisante et de repos. Je pensais à mon amie.
-J’espérais la voir bientôt dans ces lieux qui lui plaisaient.
-
-Pour la rentrée, je désirai me mettre aux rames à mon tour. Mais je
-n’avais jamais ramé non plus. Dès mon premier coup, je touchai le fond
-de l’eau, et un mince craquement se fit entendre. La rame s’était fendue
-à hauteur de l’attache.
-
---C’est sans importance, dit mon hôte. Avec deux clous le jardinier
-rafistolera cela.
-
-J’étais néanmoins penaud.
-
---Bah! dit-il. S’il n’y avait que de pareils malheurs en ce bas monde!
-
-Et pendant le repas dont la cloche nous annonçait l’heure, puis assez
-tard dans la soirée, il me conta des histoires de pêche, et des
-histoires de chasse que celles-là provoquèrent, car la chasse était son
-autre distraction favorite, et le domaine passait pour l’un des plus
-riches en faisans de la contrée.
-
-Nous nous serrâmes la main, avant de gagner nos chambres, comme deux
-excellents amis.
-
- * * * * *
-
-ÉCRIVAINS dont les romans s’entassent chez les libraires, je vous
-admire. Magiciens déconcertants, vous pénétrez jusqu’au fond de la
-pensée de vos héros, et, charitables, vous dispensez aux lecteurs les
-merveilles de vos découvertes, de sorte qu’ils voient à leur tour la
-cervelle disséquée et le prodigieux mécanisme du cœur de vos
-personnages. Vos récits objectifs,--est-ce bien ainsi que vous appelez
-vos romans, quand vous ne feignez pas de rapporter une histoire
-personnelle en la bourrant de _je_ et de _moi_?--ils me confondent
-surtout. Pouvez-vous vraiment présider à tant de drames simultanés ou
-successifs sans rougir de votre ambition ou sans redouter le ridicule,
-si vous n’êtes pas des dieux? Et j’admets que de tels romans soient
-considérés comme les plus difficiles et les plus louables. Mais je me
-sens moins écrasé, j’ai devant vous moins de respect, sinon de
-sympathie, lorsque, par un artifice banal et, dit-on, d’un ordre
-inférieur, vous semblez raconter seulement ce qu’un homme vous conta de
-sa vie. Vos récits à la première personne m’émeuvent davantage;
-j’oublie alors plus volontiers que je lis une histoire imaginée.
-Cependant mon admiration vous reste acquise; car, même là, votre héros
-qui parle, s’il ne m’étonne pas en se connaissant, il m’étonne en
-connaissant les personnages qui l’entourent. Je rêve quand vous écrivez
-ou que votre héros déclare: «Il pensait que...; il supposait que...; il
-songeait à...; il se disait...»
-
-Je sais bien que vous avez une réponse toute prête: vous êtes des
-savants, votre science est la psychologie; observateurs, vous pouvez
-déduire que dans tel cas tel personnage doit penser ceci, songer à cela,
-et se dire ce que vous affirmez qu’il se dit. J’entends. Mais une
-science pareille ne vous permettrait de rien écrire avant, je suis
-généreux, votre soixantième année. Ou nous souririons de votre jeune
-expérience. Je préfère, sans ironie, vous admirer.
-
-Je vous admire d’autant plus qu’ayant entrepris de conter une aventure
-où j’eus mon rôle, je me trouve à chaque page arrêté par cette barrière
-qui m’arrêtait à chaque instant dans la réalité: que pensait-elle? Que
-supposait-elle? Que voulait-elle? Je ne suis sans doute pas grand clerc
-en psychologie; j’ai peut-être tort de croire, avec beaucoup d’autres,
-que jamais un événement ne se reproduit, que jamais un homme n’a deux
-fois la même pensée, que jamais deux individus n’ont des sentiments
-identiques, et que, si la science des collectivités, qui est la
-politique, est possible parce que les collectivités sentent de façon
-simple et ne pensent guère, la science des individus, qui sont si
-complexes, est trop incertaine. Mais quoi? Si ma modeste expérience me
-convainc que tout est fuyant, imprévisible et, en somme, miraculeux,
-dans chaque être humain, si je suis craintif en face de ce miracle
-perpétuel que je pressens dans tous les fils et toutes les filles de
-l’homme et de la femme, vais-je me guinder et renier ma foi, ma foi
-décevante?
-
-Connais-toi toi-même, disait Socrate, ce qui est une façon de dire: tu
-ne te connaîtras déjà pas si commodément. Sagesse! sagesse! Elle n’est
-aussi qu’un mot, et nous nous jetons dans les bras de la folie. Je n’ai
-pas la prétention de me connaître, mais je ne sais pas si, me
-connaissant, je ne désespérerais point quand même de ne connaître que
-moi. Et je suis sûr que je souffre de vivre dans une farandole de points
-d’interrogation. Qu’il est pénible de ne rien posséder de l’âme de ceux
-qu’on aime, sinon par présomption et par hypothèse!
-
-Je n’ai que trop longuement démontré qu’il métait impossible de me faire
-de mon amie une opinion raisonnable. M’aimait-elle? Un jour je le
-croyais; j’en doutais le lendemain. Quand j’étais parti pour Argenton,
-j’avais de nombreux motifs de ne plus douter, ou de douter moins
-étroitement. L’ennui qui marqua le début de mon séjour me rendit à mes
-appréhensions.
-
-Jaloux, inquiet, maniaque si l’on veut, je retrouvais au contact du
-beau-frère, du terrible beau-frère, toutes mes incertitudes. En vain
-j’essayai de travailler. Le parc, qui me semblait hostile, ne
-m’inspirait pas. L’absence de mon amie m’était une véritable trahison,
-dont gens et choses autour de moi m’apparaissaient comme des complices
-inconscients ou pervers. La médiocrité paisible de ce paysage berrichon
-me déprimait. Je regrettais d’être venu. J’avais envie de m’en aller.
-Mais quel prétexte alléguerais-je? Et une brusque retraite
-n’éveillerait-elle pas des soupçons? Et quoi de plus? J’attendais que
-l’arrivée de mon amie détruisît mon malaise.
-
-Les nouvelles que nous reçûmes devinrent meilleures. La prudence du
-médecin fit place à de la joie: l’enfant sortait indemne de l’alerte.
-Après cinq journées d’attente, un télégramme nous annonça:
-
---Demain.
-
-La journée fut délicieuse. Je ne songeai pas à m’offenser des propos que
-le beau-frère tint avec abondance sur sa belle-sœur. Je lui savais gré,
-comme à un confident plein de tact, pour tout ce qu’il me disait de mon
-amie.
-
---Le domaine est mort quand elle n’y est pas, disait-il. Vous verrez,
-dès qu’elle sera là, tout vous paraîtra métamorphosé.
-
-Et il me berçait d’anecdotes, de traits charmants, de longs détails, que
-pas n’est besoin de rapporter ici.
-
-Il disait vrai, cet homme terrible. Indulgence d’amoureux mise de côté,
-mon amie survenant transforma tout dans le domaine morose. Elle en était
-la fée que la salle à manger trop grande, le jardin trop encombré de
-fleurs inutiles, la châtaigneraie trop déserte, et le chien trop calme
-attendaient. Elle y apportait de la gaieté, du bruit, du mouvement, de
-la grâce. Elle y réveillait partout des raisons d’être. Elle était la
-châtelaine sans qui le château n’a pas d’excuse.
-
-Je laisse à conclure de quel sursaut mon amour se ranima, plus profond
-que jamais, plus reconnaissant, plus humble et plus fier à la fois,
-plus confiant aussi. Belle journée blanche, que celle où mon amie
-m’apparut au centre de ce décor où elle avait décidé de m’apparaître
-dans l’éclat de son triomphe modeste. Tous et tout lui rendaient
-hommage: et d’abord son beau-frère, avec un peu d’affectation; son mari,
-tranquillement; ses enfants, avec turbulence; et moi, qui me morfondais
-d’orgueil et de timidité.
-
-Nous ne pûmes guère nous parler sans témoins, le jour de son arrivée.
-Trop de gens la sollicitaient, qui pour demander un ordre, qui pour lui
-présenter ses devoirs. A tout le monde elle souriait. Elle inspecta le
-domaine, entra chez les métayers, interrogea le valet d’écurie, le
-jardinier, la vieille laveuse. Elle vint même me visiter dans mon
-atelier. Elle était accompagnée de son beau-frère, qui tenait à lui
-montrer qu’il avait suivi ses instructions. Dont elle le remercia.
-
---Quelle maîtresse de maison! s’écria-t-il. Elle a l’œil sur tout, je
-vous l’avais dit. Mais, et c’est peut-être en votre honneur, cher hôte,
-jamais nous ne l’avions vue s’installer au château avec tant
-d’empressement minutieux. A la place de mon frère, moi, je me méfierais.
-
-J’eus assez de sang-froid pour ne pas rougir. Content de ce trait, il
-emmenait déjà mon amie ailleurs. Elle lui courut après, l’ombrelle
-levée. J’entendis leurs rires qui s’éloignaient.
-
-Je m’allongeai sur les nattes du divan de fortune dont on avait garni le
-fond de l’atelier. Mes réflexions se perdirent en fumée de cigarettes.
-Mais, une heure après, je me dressais. Et je couvris d’esquisses une
-dizaine de feuilles de papier: je venais de trouver enfin l’inspiration
-qui m’avait fui jusqu’alors, et de concevoir un projet possible pour ma
-fontaine.
-
-Je travaillais avec ardeur quand la cloche du dîner sonna. J’arrivai le
-dernier dans la salle à manger.
-
---Nous respectons notre pacte, me dit le beau-frère: nous avons commencé
-sans vous attendre. C’est obéir à vos vœux, n’est-ce pas?
-
---Ce serait parfait, répondis-je, si l’on m’avait laissé le bas-bout de
-la table.
-
-Je devais m’asseoir, en effet, à côté de mon amie.
-
---Dieux! fit-elle, que ces artistes sont donc exigeants!
-
-Et comme je m’asseyais, je sentis que son pied cherchait le mien et se
-posait dessus.
-
-Je me penchai sur mon assiette. Était-ce vergogne? Je n’ai peut-être pas
-beaucoup de goût pour ce genre de fourberies vénielles. Mais je pensais:
-elle est gentille, elle te caresse, elle te dit _vous_, elle dit _tu_ à
-son mari, elle doit être très gênée.
-
-Nul embarras néanmoins ne la dénonçait. Enjouée, elle tenait tête aux
-attaques de son beau-frère, ou bien elle taquinait son mari, qui se
-défendait sans aigreur ni obséquiosité. Et pendant ce temps, elle
-faisait glisser sa jambe le long de la mienne.
-
-A mesure que le repas tirait à sa fin, elle devenait plus entreprenante,
-plus gaie aussi, et je devais comprendre que sa gaieté trompait sa
-tendresse opprimée.
-
---Je tombe de fatigue, dit-elle en se levant. J’envie les enfants qui
-dorment déjà.
-
---Tu n’es pas raisonnable, lui dit son mari. Qu’avais-tu besoin de tant
-te démener dès le premier jour?
-
---Voulez-vous que je vous porte au lit, petite fille? lui demanda son
-beau-frère.
-
---J’irai bien toute seule, répliqua-t-elle.
-
-Puis, à moi:
-
---Vous permettez?
-
-Qu’avais-je à permettre? La politesse a des ironies cruelles. Je
-m’inclinai sur une main dont les doigts s’attardèrent contre les miens.
-Le beau-frère baisa le poignet de sa chère petite belle-sœur.
-
---Bonsoir, dit-elle à son mari.
-
-Et, lui ayant tendu la joue, elle nous quitta.
-
---La vie sera drôle ici, pensai-je.
-
-Le beau-frère dépliait un journal du matin. Le mari alluma un cigare.
-
-La porte du salon était ouverte. J’allai par contenance regarder le
-ciel, étoilé modérément. Nuit douce. Un crapaud chantait dans le jardin.
-Je fis un pas dehors, puis deux, puis trois. Je gagnai le jardin, sans
-hâte, puis le parc, et la clairière où s’élèverait ma fontaine.
-
-Quand je revins au salon, les deux frères lisaient des journaux. Je ne
-fis que leur souhaiter un bon soir et je montai dans ma chambre.
-
-Sur ma table, on avait mis un vase avec deux roses et un œillet.
-
- * * * * *
-
-NUIT douce, ai-je dit. Nuit fade, sur une campagne d’une simplicité
-décourageante. Ces paysages berrichons n’ont rien de romantique. Ils
-serviraient mal de cadre à des héros de tragédie. Une âme tourmentée n’y
-trouve pas matière à s’émouvoir, sauf par contraste. C’est un pays de
-tout repos.
-
-Par ma fenêtre ouverte, je n’entendais que le cri morne du crapaud qui
-chantait dans le jardin. L’eau de la Creuse luisait à peine.
-
-Je m’assis à ma table pour y fixer un croquis. J’aurais pu me croire
-seul dans la maison, tant le silence y était parfait. Un écrivain eût
-mieux apprécié que moi les ressources d’une nuit pareille en une
-pareille solitude. Nous autres, sculpteurs et peintres, qui travaillons
-au grand jour, nous ignorons la volupté du travail nocturne et l’orgueil
-de penser ou de souffrir pour la multitude qui sommeille.
-
-A mesure que ma main combinait des harmonies de lignes, je m’enivrais de
-la docilité de mes doigts à jouer du crayon. Pour la première fois
-depuis mon arrivée, je me sentais dispos. Étais-je enfin conquis par la
-douceur modeste du climat? Dix projets différents pour ma fontaine
-naissaient en moi l’un de l’autre, et le dernier me séduisait toujours
-plus que le précédent.
-
-Combien de temps passai-je ainsi, à noter les démarches pressées de mon
-imagination jusque-là si rétive? Je ne sais pas. Les trois fleurs, que
-mon amie avait placées sur ma table, enchantaient de leur parfum mon
-allégresse. Le cri du crapaud persistait dans le jardin, morne et
-fidèle. Toute la maison semblait endormie.
-
-J’avais l’impression qu’en me levant je troublerais d’un bruit
-intempestif la quiétude qui m’environnait. Je n’osais plus bouger de ma
-chaise. Je crayonnais d’une main lente. Le moindre geste maladroit eût
-sans doute éveillé de lointains échos.
-
-Derrière moi, le bois de l’armoire craqua. Je tournai la tête, surpris
-qu’un effet si grand n’eût pas de cause plus considérable. Et j’eus
-envie de me coucher, afin de ne point me gagner près de mes hôtes une
-réputation d’importun.
-
-Mais, comme machinalement je traçais quelques dernières lignes, un autre
-bruit soudain m’arrêta, un autre craquement, moins proche, puis un
-autre, et un autre, et un autre, et un autre, puis un autre, puis
-d’autres encore; et tout à coup je crus que ma respiration allait
-s’arrêter aussi; mon cœur battit avec violence contre la table.
-
-Une plainte sourde m’arrivait. Une plainte, rythmée comme le bruit qui
-avait arrêté ma main. Cette voix... Des mots dominèrent la plainte. Je
-les entendis. Une voix, une seule. Des mots d’extase. La voix haletait.
-Elle cria. Deux cris légers. Silence.
-
-Les craquements duraient. J’aurais été incapable de me lever. Quel coup
-de matraque venait de me frapper à la nuque? Ces bruits qui m’arrivaient
-prenaient une ampleur de cauchemar. La plainte recommençait. La même
-faible voix geignit, geignit longtemps, râla, encouragea, témoigna, se
-rendit, s’oublia, cria. Toute la maison aurait dû entendre comme
-j’entendais. Mais non, rien. Silence. Silence partout. Seuls les
-craquements premiers se prolongeaient, étouffés, mais réguliers,
-tenaces, lancinants.
-
-J’étais rivé à ma table, les épaules lourdes, les oreilles
-bourdonnantes, paralysé, anéanti. Une troisième fois,--oui, une
-troisième fois, alors que l’homme, pas une fois, ne se révéla d’aucune
-façon,--je subis le supplice de ces cris de femme en plaisir, puis tout
-se tut. Silence complet. Silence enfin total. Silence définitif. J’ai
-connu de pareils silences pendant la guerre, la nuit, après des
-fusillades inopinées.
-
-Qu’ajouterais-je? Rien. Il faut qu’ici le même silence pèse, comme
-là-bas sur toute la maison endormie, comme il pèse encore à cette heure
-sur mon cœur battant. Rien. Il ne faut rien ajouter.
-
-Ma longue détresse qui s’ensuivit, elle n’importe pas. Ni le désordre
-des mille résolutions qui m’éblouirent et m’épuisèrent. Ni mon
-accablement. Ni ma honte. Ni rien. Rien. Silence.
-
-L’aube à la cime des tilleuls blémit. J’étais toujours prostré à ma
-table. J’eus froid. Un coq appela.
-
-Le soleil parut. Des oiseaux, jetant au jour leur joie en paquets de
-sifflets confus, marquèrent la fin du silence. Tout peu à peu se
-réveilla, au loin, plus près, à la ferme, dans la maison. Ce fut comme
-un flux de vie qui monta vers ma stupeur.
-
-Courbatu, je me levai, et j’allai vers un miroir. Mes cheveux n’étaient
-point devenus blancs, mais quel désarroi trahissaient mes yeux!
-
-Quand je sortis de ma chambre, vers huit heures, le beau-frère de mon
-amie sortait de la chambre voisine. En costume d’appartement, et la main
-sur le bouton de la porte, il disait, vers l’intérieur:
-
---Je vous envoie le chocolat et des rôties, mais levez-vous, hein? Vous
-avez assez dormi, petite paresseuse.
-
-Après quoi:
-
---A la bonne heure au moins! me dit-il. Voilà qui est d’un campagnard,
-de ne pas s’attarder au lit. Comment allez-vous, ce matin?
-
- * * * * *
-
-NE devrais-je pas clore ici cette confession, et la détruire peut-être?
-C’est grande pitié que d’aimer si lâchement, et tant de misère consentie
-ne mérite peut-être pas non plus de compassion. Et ne devine-t-on pas
-que je fus sans courage?
-
-Il est vrai que les conditions de la vie courante ne sont pas telles que
-dans les livres où tout se construit et se compose pour distraire ou
-pour éclairer les lecteurs curieux. Personnage de roman ou de drame,
-sans aller jusqu’au crime ou jusqu’au suicide, j’aurais fui tout de
-suite au mépris du scandale probable, et j’aurais eu, avec la traîtresse
-que j’aimais, une scène horrible. Mais, quoi qu’on en pense, des
-scrupules et un sentiment du devoir m’empêchèrent de fuir: je ne me
-reconnaissais pas même le droit de sacrifier à ma rage celle qui m’avait
-traité de si affreuse façon. Quel motif donner à mon brusque départ,
-sans la compromettre? Elle avait deux enfants, qu’elle adorait. Pour
-eux, que je n’adorais pas, pour son mari, qui était un honnête homme,
-pour elle, qui eût été sans défense, je ne fis aucun éclat. J’avalai ma
-honte, et ma fureur, et--je le dis--mon dégoût. Si l’on m’objectait
-qu’il ne faut pas plus de courage pour se réprimer que pour fuir, je ne
-daignerais pas répondre. Au demeurant, je ne plaide pas, j’expose.
-
-Et puis, je l’avoue, je désirais épuiser ma misère et ne me retirer de
-cette noire aventure qu’après avoir tout de même confondu ma cruelle
-amie. Je me réjouissais amèrement à l’espoir et à la crainte de lui
-démontrer toute l’ignominie de sa conduite. Les griefs, qui peu à peu
-s’étaient accumulés au fond de mes doutes, me remontaient à la mémoire
-en faisceau. Je me préparais à une dernière scène, et à une retraite
-digne.
-
-Hélas! j’avais aussi la crainte de cette dernière scène. La réflexion
-use les possibilités de toutes violences. La réflexion s’accroche aux
-moindres hypothèses favorables. Plus l’affreuse stupeur de ma nuit se
-diluait, plus j’espérais également en je ne sais quel miraculeux
-malentendu. L’attitude seule de mon amie, quand je la reverrais,
-m’avertirait de ma chance. Et ma crainte s’emmêlait à ce point avec mon
-espoir, que je désirais retarder l’instant où je reverrais mon amie.
-
-Je la revis à l’heure du déjeuner. Elle supporta mon regard inquiet
-comme si elle n’eût aucune faute sur la conscience. J’en fus désarmé. Y
-avait-il vraiment malentendu? Était-elle plutôt si audacieuse? Son pied
-sous la table chercha le mien, comme la veille. J’observai le mari.
-J’observai le beau-frère. Je ne remarquai rien. J’eus envie de sourire;
-quelle comédie désastreuse jouaient ces quatre marionnettes que nous
-étions autour de cette table?
-
-La scène eut lieu dans mon atelier, l’après-midi, tandis que les deux
-hommes étaient à Argenton.
-
-Il m’est désagréable d’en rapporter tous les détails. Au reste, je ne le
-pourrais peut-être pas. Elle fut d’abord si embarrassée, et si pleine
-d’allusions plutôt que de coups directs,--on le conçoit sans peine,--que
-je ne saurais plus m’en rappeler exactement le progrès tortueux.
-
-Devant l’évidence, devant les mots et les cris que je lui répétais, la
-malheureuse ne chercha pas à nier. Elle fondit en larmes.
-
-Ce n’était pas répondre.
-
---Il te faut une réponse? dit-elle.
-
-Elle leva la tête et me regarda. Mais elle se taisait.
-
---Oui, dis-je, il me faut une réponse.
-
-De quel reproche s’éclaira son regard?
-
-Elle prononça lentement:
-
---Tu ne te rappelles pas ce que tu as fait, à Paris, la dernière fois
-que nous nous sommes vus?
-
-Sans attendre, elle ajouta:
-
---Tu ne te rappelles pas ce que je t’ai demandé de faire?
-
-C’est moi qu’elle accusait, et d’une voix dure. Elle me jeta sans pitié
-ce reproche enfin exprimé:
-
---Et si je suis enceinte?
-
-Je baissai le front.
-
-Elle en profita pour pousser son attaque. Elle la poussa loin. Je ne
-l’aimais pas, ou je ne l’aimais plus. Elle avait prévu juste, en
-prévoyant que je m’efforcerais de m’échapper sitôt qu’un semblant
-d’occasion s’offrirait à moi, mais en réalité parce que tous les hommes
-sont pareils; et elle ne regretterait pas, elle, malgré moi, d’avoir
-voulu me prendre un souvenir plus durable que mon amour; et ne savais-je
-pas qu’elle était mariée et que par conséquent...
-
-Et elle m’accabla d’une phrase précise. Cinglé profondément dans mon
-orgueil d’homme, je crus retrouver sous le rauque de sa voix ses râles
-satisfaits. Je me bouchai les oreilles. Avec moi toujours elle était
-demeurée silencieuse, et réservée en pleins transports. Je compris,
-humilié, que j’avais été toujours incapable de l’émouvoir.
-
-Elle ne pleurait plus.
-
---Eh bien! dit-elle. Vous vous taisez à votre tour?
-
-Elle s’était ressaisie. Allais-je me rendre? Je me sauvai dans les
-sarcasmes. Je me permettais seulement de relever que, pour une femme qui
-subit une charge fastidieuse mais inévitable, elle la subissait avec une
-ardeur un peu bien singulière.
-
-Ah! l’abominable discussion!
-
-A mesure que je faiblissais et que je tentais en vain de résister, je
-voyais mon adversaire se raidir et s’éloigner de moi.
-
-Un indicible mépris passa dans son regard. Elle riposta:
-
---Il est facile à une femme de feindre.
-
-Riposte double, à dessein peut-être. Avec qui devais-je entendre qu’elle
-avait feint? Faisait-elle un pas vers moi, ou me chassait-elle à jamais
-de son amitié si longtemps complaisante? Mais je m’étais trop avancé et
-j’avais abdiqué toute honte: d’un trait, pour en finir, tant pis! je lui
-posai la question. Ainsi je capitulais d’avance.
-
---Ingrat! répondit-elle.
-
-L’abominable discussion s’achevait par deux défaites. Le reste n’a plus
-d’importance. Toutes les querelles d’amants à peu de chose près se
-ressemblent. Celle-ci cependant avait été la plus âpre des nôtres. Ma
-blessure saignait encore. Je ne pouvais pas l’oublier sur-le-champ.
-
---Reproche-moi tout ce que tu voudras, disait mon amie, mais je te
-défends,--je te défends de douter de mon amour.
-
-Je ne souhaitais que de me laisser convaincre.
-
-Elle dit:
-
---Tu ne m’aimes peut-être plus, toi, et tu cherches à te retirer avec
-l’avantage? Sois plus franc, je ne te garderai pas malgré toi. Surtout,
-surtout je ne veux pas que tu feignes de m’aimer par pitié. Je ne veux
-pas de ta pitié. Je veux que tu m’aimes, ou que tu partes. Mais, si tu
-pars, sache-le, nulle ne t’a jamais aimé et nulle jamais ne t’aimera
-comme moi.
-
-J’aurais pu tomber à genoux devant elle, si je ne lui avais pas déjà dit
-naguère moi-même ce qu’elle venait de me dire là. Mes incertitudes me
-reprirent. Était-elle sincère, et l’amour lui faisait-il vraiment
-répéter comme d’elle ce qui était de moi? Ou manœuvrait-elle avec art?
-Dilemme insoluble, pour toujours insoluble. Et comment m’imputer à crime
-les pires suppositions? De la franchise de celle que j’aimais, je
-n’avais en preuves que ses serments. Et dans l’autre plateau de la
-balance, qu’on me l’accorde, combien de doutes légitimes?
-
-J’aimais trop pour refuser de croire. Je souffrais trop pour accepter
-d’emblée une affirmation, même un serment. J’étais désemparé.
-J’entendais encore des cris d’amour qui n’avaient pas été pour moi. Je
-voyais couler encore des larmes, qui sont plus troublantes que toutes
-les paroles. Mais je me la représentais couchée, offerte, les bras en
-collier, telle que pour moi, pour l’autre. Je savais comment elle
-s’offrait.
-
-Je me dressai du divan où je pensais être rivé comme je l’avais été, la
-nuit précédente, à ma table.
-
---Tu t’en vas?
-
-D’un bond elle m’avait rejoint, et me retenait.
-
---Tu t’en vas? redit-elle.
-
-Son élan, je ne pus point le présumer joué.
-
---Non, dis-je à bout de courage. Non, je ne pars pas. Mais laisse-moi
-seul, je t’en prie, laisse-moi seul, laisse-moi seul, Mienne.
-
-Ses bras me serraient.
-
---Mienne, dis-je, je t’en supplie, laisse-moi. Comprends. J’ai besoin
-d’être seul. Je souffre. Laisse-moi. Va. Comprends, Mienne.
-
-Prête à me laisser, elle se haussait sur la pointe des pieds.
-
---Non, dis-je, non, pas maintenant. Comprends, mon petit. Je t’aime.
-
-Elle sortit de l’atelier sans se retourner. «Mon petit», avais-je dit.
-Elle me parut en effet moins grande qu’à l’accoutumée, pendant qu’elle
-sortait.
-
- * * * * *
-
-ELLE avait compris. Pendant plusieurs jours, elle n’essaya pas une fois
-de forcer mon indécision. Elle se plaignit seulement, dès le premier, au
-dîner, d’être souffrante. Et, plusieurs jours durant, elle traîna de
-vagues migraines et des mines fatiguées. C’était sans doute une façon de
-se montrer à mes yeux humble et repentante. Un homme plus cruel que moi
-l’eût accusée de sentiments plus habiles. La discrétion qu’elle observa
-m’attendrit. Tels sont les effets de la présence. Si j’avais fui tout de
-suite, chaque heure d’absence nous aurait éloignés davantage l’un de
-l’autre: tout rapprochement eût été désormais impossible.
-
-Que désirais-je? J’étais dans l’état d’un blessé qui ne se rend même
-plus compte de la gravité de sa blessure, que la fièvre alimente, que
-d’étranges rêves soutiennent, et qui ne sait point s’il guérira ni s’il
-a peut-être envie de guérir, tant un retour à la vie normale de tous les
-hommes n’est pas toujours pour les hommes désirable.
-
-Les jours, lents, se succédaient. Je m’enfermais dans mon atelier.
-N’ayant encore fixé mon choix sur aucun de mes projets, je n’avais pas
-encore commandé le marbre convenable. Pour éviter des questions, je
-m’étais empressé de manier quelques blocs de glaise, au hasard, et,
-couvert par cette apparence, je ne faisais rien, que de ruminer des
-pensées débilitantes.
-
-Quelquefois, les enfants entraient dans l’atelier. Ils avaient l’air
-contraint. Obscurément, ils pressentaient peut-être en moi un ennemi, et
-ils ne cherchaient pas mon amitié; ils demeuraient distants, comme il
-arrive à l’ordinaire à ces pauvres petits êtres devant ceux qui menacent
-de leur dérober une part de l’affection maternelle qu’ils veulent toute
-pour eux.
-
-Le mari, quand il venait me voir, ne laissait percer aucune gêne. Il
-avait, comme on dit, des idées arrêtées, mais, quand l’éducation de ses
-enfants n’était pas en jeu, il n’essayait pas de les imposer. A mon
-égard, il montrait de la sympathie. Je ne m’en réjouissais pas. Il
-m’interrogeait volontiers, s’intéressait à ce qu’il nommait mon labeur
-secret d’artiste; mais, en homme de méthode, il ne me parlait de mon art
-que dans mon atelier. Il était intelligent, curieux, et n’affichait
-qu’un goût modéré pour les spéculations philosophiques, se retranchant
-derrière sa seule compétence de technicien qui regrette que tout le
-monde ne l’imite pas. Au demeurant, un homme de bonne compagnie.
-
-Quant au beau-frère, il ne me dérangeait presque jamais. Il prétendait,
-disait-il, ne pas violer les mystères de mon temple. Et je lui savais
-gré de ne m’infliger que rarement, et rapidement, son intrusion. C’est
-à cause de lui, on le comprend, que je retardais de plus en plus
-l’instant où j’ouvrirais mes bras à mon amie pardonnée, si je devais les
-lui ouvrir jamais.
-
-Quelle certitude attendais-je?
-
-Mon amie ne semblait pas pressée d’obtenir malgré moi son pardon.
-Discrète, humble, digne, et douloureuse, elle attendait, elle aussi.
-Depuis la nuit affreuse, je ne montais dans ma chambre que fort tard,
-après de longues et desséchantes heures passées au fond de mon atelier,
-lorsque je présumais que je pouvais enfin sans risque gagner mon lit, où
-d’ailleurs le sommeil m’échappait longtemps. Nuits détestables. Nuits
-atroces. Réveils pénibles. Je descendais de ma chambre vers midi, pour
-ne pas risquer non plus de trouver encore le beau-frère sur le seuil de
-sa belle-sœur, ou de rencontrer l’un de mes hôtes au sortir du lit,
-alors que les yeux et tout le visage ont une franchise indécente.
-
-Quand je revoyais mon amie, elle me regardait tristement, puis elle
-baissait la tête. Rien de plus. Selon mon humeur, c’était beaucoup, ou
-c’était peu. Certains jours, j’avais envie de la prendre dans mes bras,
-devant tout le monde; d’autres jours, je serrais les poings, et je
-l’aurais frappée avec plaisir.
-
-Orgueil! Orgueil! Lequel fut le plus coupable, du sien ou du mien?
-Pourquoi n’avait-elle pas le courage de me tendre des mains chéries?
-Pourquoi n’eus-je pas la force d’être lâche encore, aveuglément? Le même
-orgueil nous retenait tous deux. Aurais-je persévéré? Je ne crois pas.
-Du plus profond de ma misère, je songeais souvent à cet enfant qu’elle
-avait voulu de moi. Me fallait-il d’autres preuves de son amour? A ces
-moments-là, si elle avait ouvert la porte de mon atelier, je me serais
-jeté devant elle et je lui aurais demandé pardon. Elle ne venait pas.
-
-Quand elle vint, après une semaine perdue, après une semaine de torture,
-si j’étais à la limite de la patience et déjà cédant avant d’en être
-sollicité, comment ne le comprit-elle pas au premier regard? Quel
-travail s’était fait, pendant cette semaine, sous la tristesse visible
-de ses yeux? Ou n’avait-elle que l’intention de m’éprouver d’abord? Et
-fûmes-nous tous deux assez imprudents pour ne pas discerner où nous
-courions?
-
---Excusez-moi, me dit-elle en entrant. J’ai à vous parler.
-
---Vous êtes ici chez vous, lui répondis-je.
-
-Elle eut un sourire ambigu. Mais quel orgueil avait écarté de nos lèvres
-le _tu_ nécessaire?
-
---Depuis huit jours, dit-elle, vous cherchez un prétexte pour partir
-honorablement.
-
---Moi?
-
---Vous. J’admire que vous ayez cru devoir obéir à des scrupules dont je
-vous remercie, mais dont il est temps que je vous délivre.
-
-Que voulait-elle dire?
-
---Vous pouvez partir tranquille, dit-elle. Plus rien ne vous attache
-ici: je ne suis pas enceinte.
-
-Quelle abjecte mesquinerie osait-elle m’imputer? Je demeurai stupéfait.
-Je n’imaginai pas que ce ne fût qu’une épreuve. Un sursaut de colère
-m’emporta.
-
---A de telles injures je ne répondrai point, dis-je. Mais répondez à ma
-question, je vous en prie, et je vous débarrasserai de ma personne.
-
-Les mains levées, elle protesta.
-
---Répondrez-vous?
-
---Je réponds toujours.
-
---L’autre soir, l’autre nuit, vous me comprenez?...
-
-Elle fit oui de la tête. Ses paupières battirent.
-
---Qui était avec vous? demandai-je.
-
-Les paupières hautes, elle me regarda.
-
---Qui? repris-je. Répondez. Votre mari, ou votre...
-
-Je n’achevai pas. Elle chancelait. Elle tombait déjà sur le divan. Je me
-précipitai vers elle.
-
-Évanouie? Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu de femme évanouie. Son
-visage, que je dégageai des coussins, était mouillé de larmes. Elle
-sanglotait, respirait mal. Je la couchai mieux. Elle ne résista pas. Que
-faire? Je l’examinais, anxieux. Les yeux clos, la poitrine oppressée,
-elle pleurait.
-
-Elle se retourna soudain vers les coussins, pour me dérober son visage.
-Dans ce mouvement, une enveloppe bleue, cachée entre ses seins, sortit
-de sa robe. Malgré moi, j’y lus mon nom. Je la pris. On l’avait
-décachetée.
-
-C’était une invitation d’une dame quelconque, rencontrée n’importe où et
-que je n’aurais pas reconnue si je l’avais rencontrée de nouveau, mais
-qui me conviait à une quelconque fête en des termes excessifs. Les
-maladroites de cette espèce ne manquent pas à Paris.
-
-Le billet remis dans l’enveloppe, je lançai le tout à l’autre bout du
-divan, et je revins à mon amie.
-
-Elle me regardait.
-
---Vous pouvez partir, dit-elle. Tout s’explique.
-
-Je haussai les épaules.
-
-Elle se redressa.
-
---Vous n’allez pas nier, je suppose?
-
-Je la regardai.
-
---Vous ne dites rien? fit-elle.
-
-Mon orgueil s’effondra.
-
---Mienne, tu es stupide.
-
-Ses yeux brillèrent. Elle me tendit les mains. Je m’assis près d’elle.
-Elle souriait pauvrement.
-
---C’est vrai?
-
-Je n’avais pas à me défendre. Je me défendis néanmoins.
-
---C’est vrai? disait-elle.
-
-Elle pleurait sans bruit, peu à peu calmée, peu à peu détendue.
-
---Tu m’aimes? dit-elle.
-
-Elle m’attirait.
-
---Je souffre, murmurait-elle.
-
-Au contact de son corps que j’enlaçais, je capitulai. Ardente, elle
-s’offrit. Déroute silencieuse. Triomphe bref. Je songeai tout à coup aux
-cris qu’elle ne poussait pas.
-
---Ah! fit-elle, tu es un monstre, je t’aime trop.
-
-Elle m’avait repris.
-
-Alors seulement, elle me reprocha l’injurieuse question que je lui avais
-posée.
-
---Tais-toi, Mienne, tais-toi.
-
-Je la serrais contre ma poitrine.
-
---La porte n’est pas fermée, me dit-elle.
-
-Ces minutes d’oubli s’achevèrent.
-
---Soyons prudents, dit-elle.
-
-Subitement raisonnable, elle me quitta.
-
-Je n’eus pas trop de loisir jusqu’au dîner pour me débattre au milieu
-des réflexions diverses qui m’envahirent.
-
- * * * * *
-
-PAR des commentaires il m’aurait été facile de rendre moins
-invraisemblable le récit que je viens d’interrompre; mais je trahirais
-l’incohérence même de la réalité, et je mettrais un ordre factice dans
-des événements qui me déconcertèrent au point que je croyais encore
-n’avoir que rêvé quand la cloche du dîner sonna.
-
-Il est toujours facile après coup d’expliquer les choses: le
-raisonnement, pour peu qu’on l’y oblige, trouve sans peine des motifs à
-tout, et l’imagination, qui n’est guère qu’une des formes, centrifuge,
-du raisonnement, ne se refuse pas à qui la sollicite. Mais des
-commentaires seraient vains. Les événements vont quelquefois plus vite
-que notre volonté, c’est une vérité banale, et ils vont plus vite que
-notre intelligence, ce qui est moins flatteur pour nous. J’ai l’air ici
-d’énoncer des lapalissades. Que l’on observe cependant que l’histoire
-d’un siècle ne peut jamais être écrite que dans les siècles suivants,
-parce que le temps éclaire et tamise; et l’on ne me reprochera pas,
-pour mon histoire minime, de n’avoir pas vu tout de suite ce que je ne
-discernai que peu à peu, à mesure que les événements m’instruisaient.
-
-A cet endroit de mon récit, je n’ai d’ailleurs pas le goût d’épiloguer.
-Et si j’ai tenté de m’en excuser d’abord par des considérations
-générales, j’avoue aussi que j’avais besoin de prendre courage et de
-m’assurer la voix avant de confesser ce qu’il me reste à dire.
-
-J’ai tout dit de l’indispensable. On connaît à présent mon amie comme je
-la connaissais. On me connaît. On connaît la situation. Je vais dire le
-reste sans m’attarder davantage. La conclusion ne m’appartient pas.
-
-On peut se représenter quels pouvaient être mes sentiments lorsque je
-m’assis à ma place, pour le dernier repas de la journée, le soir de
-notre réconciliation fortuite. Qu’on juge maintenant du tour qu’ils
-prirent, quand le petit incident que voici m’alarma tout à coup.
-
-Le mari annonçait qu’il avait reçu un télégramme de leur médecin de
-Paris.
-
---Il n’arrivera que mercredi, par le train de trois heures, dit-il.
-
---Alors, dit le beau-frère, on pourra disposer de l’auto pour samedi. Ma
-chère belle-sœur, je vous enlève.
-
-Puis à moi:
-
---Et vous également, cher Monsieur, s’il vous plaît d’aller par exemple
-à Gargilesse ou à Crozant.
-
---Après-demain? fis-je interloqué.
-
-De quoi me souvenait-il en effet au même instant? Que, le jour de mon
-arrivée, dans la cour de la gare, le beau-frère m’avait appris, en
-passant, que sa belle-sœur recevait sans déplaisir les compliments
-empressés du médecin en question. Et ce médecin était invité par mes
-hôtes? Et mon amie me l’avait caché? Pourquoi?
-
---Après-demain, répondis-je, je me proposais d’aller à Argenton.
-
-Le beau-frère s’inclina, protestant ainsi que nul, dans cette maison,
-n’attenterait à ma liberté.
-
---Au fait, dit le mari en s’adressant à sa femme, pour combien de temps
-vient-il, ton médecin?
-
---Il n’est pas plus mon médecin que le tien, répliqua-t-elle.
-
---Soit, dit-il doucement. Mettons que j’aie dit: ton danseur. Il n’est
-pas le mien, n’est-ce pas?
-
-Il parlait d’un ton badin. Elle riposta:
-
---Je croyais qu’il était ton ami?
-
---Je n’avais pas l’intention de t’offenser, dit-il. Ne te fâche pas. Là,
-je corrige: notre médecin, ton danseur et mon ami, sa lettre de ce matin
-te laisse-t-elle prévoir la durée du séjour qu’il daignera faire chez
-nous?
-
-Sa lettre du matin qui, avant contre-ordre, ne le précédait que de
-quarante-huit heures. Notre réconciliation de l’après-midi qui aurait pu
-si aisément céder à une rupture définitive. Quel rapport entre l’une et
-l’autre? Je me renfrognai.
-
-Mon amie répondait:
-
---Sa lettre ne laisse rien prévoir. Je te la donnerai, si tu le désires.
-
---Nullement. Mais pour combien de temps l’avais-tu invité?
-
---Hé! fit-elle, perdant patience, je ne l’ai pas invité, je lui ai
-transmis l’invitation que tu me chargeais de lui transmettre. Tu n’avais
-rien précisé? Moi non plus. Un point, c’est tout.
-
---Ne te fâche pas, je t’en prie, dit-il encore. Le jeu n’en vaut pas la
-chandelle. Je te demande pardon. Êtes-vous satisfaite, Madame? Faut-il
-que je me traîne à vos pieds?
-
-Il avait l’air confus et semblait vouloir à la fois qu’on ne le vît
-point.
-
---L’incident est clos, prononça le beau-frère.
-
-Il n’était pas intervenu. Que ne pouvais-je en déduire?
-
-Sous la table, le pied de mon amie pressa plus fortement, et longuement,
-le mien.
-
-L’incident clos, le repas s’acheva sans encombre. L’habituelle partie de
-bridge qui suivit fut plus animée que de coutume. Une douce gaieté
-familiale, dont je savourais en secret l’ironie, détendait les quatre
-personnages que nous jouions, sciemment pour certains.
-
-Mon amie et moi fûmes les perdants.
-
---Malheureux au jeu..., dit le beau-frère.
-
---... Heureux en amour, dit le mari.
-
-Et il s’assit au piano.
-
-Les hommes de ma génération affectent un goût marqué pour la musique.
-Ceux qui sont passés par les grandes écoles en sont férus. Il n’y a plus
-guère d’élève de Polytechnique ou de Normale qui ne ferme des yeux
-dévots en écoutant un _Nocturne_ de Chopin. C’est une manie que l’on
-croit élégante et qui m’exaspère. La musique, oui, je l’aime, mais non à
-ce point. Il me plaît de m’y distraire, non de m’y abîmer.
-
---Je vous fais fuir? me cria le mari, comme je me levais.
-
-Je n’étais pas si grossier. Aussi bien, le mari tenait le piano de façon
-fort modeste et fort agréable. Je changeais seulement de fauteuil parce
-que, placés ainsi que nous l’étions, je craignais que le beau-frère ne
-remarquât le regard attentif que mon amie commençait à poser sur moi.
-
-Mon amie fut, en effet, à partir de ce soir-là, d’une imprudence qui ne
-manqua pas de m’inquiéter. Rêveuse en compagnie, elle entrait dans mon
-atelier et dans ma chambre plusieurs fois par jour sous les prétextes
-les plus futiles. Je devais chaque fois modérer ses élans. Il y avait
-une espèce de fièvre dans l’amour qu’elle me donnait.
-
-Un matin que je me promenais au jardin, elle me rejoignit. Nous gagnâmes
-le parc, et la clairière de ma future fontaine. Elle me parla de mes
-projets. Elle approuva.
-
---Tu m’aimes? dit-elle.
-
-Elle se pressait contre moi.
-
---Si, dit-elle, tout de suite.
-
---Ici? tu es folle.
-
---Oui, de toi.
-
-Et il fallut que j’obéisse.
-
---Quelle affaire! murmura-t-elle en se moquant de mes craintes.
-
---Tu ne m’aimes donc pas? dit-elle encore.
-
-Et maints autres enfantillages qui trahissaient une passion véritable,
-mais un peu trouble. Combien de fois n’aurions-nous pas pu nous faire
-surprendre jusque par ses enfants? Elle semblait narguer tout. N’est-ce
-pas le propre d’une amoureuse? Il m’était permis de le penser. Ces
-quelques jours, qui précédèrent l’arrivée du médecin, furent d’une
-ardeur pleine et dangereuse.
-
-J’avais attendu qu’elle me parlât d’elle-même de ce médecin dont elle
-s’était si vivement défendue d’être la malade. Mais il allait arriver,
-et mon amie s’était gardée de faire la moindre allusion à l’incident qui
-me revenait souvent à l’esprit. Je fus donc obligé de lui en toucher
-deux mots.
-
---Pourquoi je l’ai invité? me répondit-elle. Voilà que tu me récompenses
-par des soupçons aussi contre celui-là? Ne sais-tu pas qu’il n’est pas
-inutile d’avoir un médecin près de soi quand on commence une grossesse?
-Et n’avais-je pas l’espoir?... Vraiment, mon pauvre Mien, tu poses
-toujours des questions qu’il vaut mieux ne pas poser.
-
-Elle se tut sur cette phrase amère.
-
---Tu as toujours, toi, fis-je, réponse prête à toutes les questions.
-
-Elle haussa les épaules.
-
-La querelle tomba brusquement. L’automobile pénétrait à cet instant dans
-la cour. Le mari amenait le médecin. J’avais attendu jusqu’à la dernière
-minute pour poser mon importune question.
-
-Ce médecin me déplut et je compris vite qu’il déplaisait au beau-frère.
-Avions-nous les mêmes motifs de nous méfier de lui? C’était un de ces
-hommes qui cherchent à plaire, qui veulent plaire, qui font des avances
-à chacun et ne se rebutent d’aucune nasarde. Grand, mince, environ la
-quarantaine, le visage étroit et allongé, le teint brun, des cheveux
-noirs bien peignés, il avait des gestes précieux et toute une comédie
-d’intonations dont les plus fréquentes s’alanguissaient en une tendresse
-fort peu masculine. Il séduisait peut-être les femmes, encore qu’il
-n’eût pas du séducteur de race l’assurance nécessaire. Aux hommes, il
-paraissait dès l’abord assez suspect. Dans ses yeux légèrement hagards
-de morphinomane, on trouvait de tout, sauf de la franchise. Et l’on
-présumait qu’il n’aurait sans doute reculé devant aucune des petites
-malpropretés quotidiennes qui s’offrent en tentation aux médecins
-pauvres. Celui-là devait avoir plus d’un avortement sur la conscience
-sans en souffrir, et peut-être pis. Je ne serai pas trop étonné
-d’apercevoir un jour son portrait dans les journaux, à propos de quelque
-sale affaire.
-
-Au milieu des compliments de bienvenue, j’appris qu’il était marié.
-
---Oui, m’expliqua le beau-frère, il a épousé une jeune fille charmante,
-qui a vingt ans de moins que lui.
-
---Et il voyage sans elle?
-
---Elle file un mauvais coton. Tuberculose, je crois. Elle était
-délicieuse, avant son mariage.
-
-Sur quoi il se tut, montrant qu’il ne dirait plus rien et qu’il m’en
-avait dit assez.
-
-Qu’était-ce donc que ce singulier personnage?
-
-A table, le soir, il tint haut la conversation. Causeur brillant,
-c’est-à-dire bavard, ne redoutant pas la vulgarité, qui lui était
-peut-être naturelle, il débitait les lieux-communs les plus éculés avec
-une faconde complaisante. Pour me conquérir, il me fit l’éloge de
-Carpeaux comme s’il l’avait découvert, et, remontant jusqu’à l’art grec,
-qu’il préférait à tous les arts, cela va de soi, il confondit Praxitèle
-et Phidias très tranquillement. Il m’amusa, certes, mais non point dans
-le sens qu’il voulait.
-
-Le bridge n’était pas son fort: on n’y peut guère causer. Il ne jouait
-pas. Il nous regarda.
-
-Or la partie ne fut pas longue.
-
---Dix heures? s’écria-t-il. Oh! cher ami, puisqu’il n’est pas tard,
-jouez-nous donc un petit tango: je veux faire ma partie aussi, moi.
-
-Il s’était adressé au mari.
-
---Vous ne refuserez pas de le danser, chère Madame?
-
---Je suis bien fatiguée, ce soir, répondit-elle.
-
---Ne te fais donc pas prier, dit le mari: tu en meurs de désir.
-
---Moi?
-
---Mais oui. Allons.
-
---Chère Madame...
-
-Le mari préludait. Maussade, elle se leva.
-
-Ils tournèrent.
-
-Peu à peu, elle résista de moins en moins au rythme de la danse. Elle
-sourit. Le médecin, excellent danseur comme tous les médiocres, la
-serrait contre lui. Je voyais le sein gauche de mon amie s’aplatir sur
-le veston, leurs jambes emmêlées, emboîtées, mariées, et leurs têtes
-proches à se toucher.
-
-Mon cœur battait violemment. Jamais je n’avais vu danser mon amie. Je ne
-savais pas encore de quelle façon elle dansait.
-
-Quand elle revint vers son beau-frère et vers moi, j’étais penché sur un
-journal que je ne me décidais pas à quitter du regard.
-
- * * * * *
-
-SI je dormis cette nuit-là, je ne le dirai point. Au matin, je sortis de
-ma chambre d’assez bonne heure et, après une promenade au fond du parc,
-je me réfugiai dans mon atelier.
-
---Déjà au travail? me demanda le beau-frère, qui passait devant ma porte
-au moment que je l’ouvrais.
-
---Oh! répondis-je, travail ou cigarettes.
-
---Cafard?
-
---Plus ou moins.
-
---Venez donc avec moi. Vous n’avez pas encore vu toutes les vieilles
-maisons d’Argenton. Il y en a de charmantes au bord de l’eau.
-
---Vous me tentez, mais mon divan me tente davantage.
-
---Comme il vous plaira, cher ami. En tout cas, si le cœur vous en
-chante, je pars à onze heures.
-
---Merci.
-
-Je m’enfermai dans l’atelier. Un peu d’isolement au milieu de mes vagues
-maquettes m’attirait plus que toutes les excursions du monde. Non point
-que j’eusse ce matin-là, pour le beau-frère, un dédain plus grand. Non.
-Au contraire. Depuis la veille, il me semblait moins antipathique. Il
-n’avait pas eu l’air ravi, lui non plus, de voir sa belle-sœur entre les
-bras du médecin. Je m’en étais bien aperçu. Et mon dégoût et ma méfiance
-de cet homme suspect me rapprochaient du beau-frère, qui m’avait été
-suspect lui aussi, mais d’une autre façon. Néanmoins, je préférais
-d’être seul, et de ne pas faire le voyage d’Argenton.
-
-Rien ne m’apaise tant que de songer ou de réfléchir dans le lieu même où
-j’ai l’habitude de travailler. Je ne suis pas un de ces sculpteurs de
-génie comme on en rencontre dans les romans. Je sais où sont mes
-limites. Pourtant, et tout modeste artiste que je sois, quand je suis
-dans mon atelier, parmi mes ébauches, mes cartons et mes livres,
-j’éprouve un sentiment de bien-être qui me rassérène. Le monde idéal où
-nous pénétrons si facilement, nous artistes, il nous console de l’autre
-monde qu’on ne peut pas abolir. Mon atelier? C’est là que j’ai toujours
-trouvé mes meilleurs amis. C’est là de même, ce soir, que j’écris ce
-chapitre. Je suis seul. Nul ne viendra me visiter. Nul. Et nulle. Quelle
-solitude!
-
-Hélas! à quoi pend notre pauvre bonheur? A moins qu’à un geste, à moins
-qu’à une parole, à rien, à moins qu’à rien. O souvenir, souvenir, noir
-aliment de notre humilité, amer soutien de nos tristesses, fumée, fumée!
-Qu’avais-je besoin d’aller chercher ce livre dans ma chambre?
-Qu’avais-je besoin de sortir de mon atelier et d’aller au-devant du
-malheur?
-
-J’y fus.
-
-Je redescendais, ce livre à la main, que j’étais allé chercher dans ma
-chambre.
-
-La porte du salon, sur le vestibule, était ouverte.
-
-Machinalement, je regardai.
-
-Debout, le médecin tenait mon amie et lui baisait la bouche.
-
-Ils me virent comme je les vis.
-
-Elle le repoussait.
-
---Ah! s’écria-t-elle, je vous le disais bien!
-
-A ce moment, la voiture quittait le garage.
-
---Une minute, voulez-vous? dis-je au beau-frère. Je prends mon chapeau,
-et je vous accompagne.
-
---Nous déjeunerons là-bas, me dit-il.
-
---Tout ce que vous voudrez.
-
-A mi-côte, je me retournai vers la maison. Mon amie était sur le seuil,
-et nous regardait partir.
-
-J’avais pris, on le devine, la décision de m’échapper de mon enfer. Je
-ne souffrais pas. Je ne souffrais plus. J’en étais surpris à la fois et
-content. J’éprouvais ce qu’on éprouve quand un coup de bistouri vient de
-libérer un abcès: un soulagement profond.
-
-M’échapper. Oui. Me reprendre. Me guérir. L’horrible jeu n’avait duré
-que trop longtemps.
-
-Il ne fallait pas plus d’un quart d’heure pour aller à Argenton. Le
-beau-frère se rendait à l’usine. Il me laissa sur la place du marché.
-
---Rendez-vous à la _Cloche d’Or_, à midi et demi, me dit-il.
-
---Entendu, fis-je.
-
-Les vieilles maisons du bord de l’eau ne m’intéressaient pas. C’est au
-bureau de poste que j’avais affaire. Je désirais m’envoyer un
-télégramme.
-
-Le bureau de poste était vide. J’en profitai. Je priai la seule jeune
-fille présente de me recopier sur une feuille de papier bleu
-réglementaire le texte de la dépêche que je voulais recevoir. Elle
-n’avait pas l’air de comprendre. Mais je lui tendis un petit billet de
-banque, et elle fit comme si elle comprenait.
-
-Quand le beau-frère vint me rejoindre à l’hôtel de la _Cloche d’Or_, je
-lui montrai le télégramme.
-
---Le dernier oncle qui me reste, expliquai-je. Il est au plus mal. J’ai
-un train à deux heures, je vais le prendre. Vous aurez l’obligeance de
-m’excuser auprès de mes amis, n’est-ce pas?
-
-Ainsi je sauvai la face.
-
-De Paris, le lendemain, j’écrivis au beau-frère que je serais
-probablement forcé de prolonger mon absence, l’état de mon oncle étant
-mauvais, mais non point encore désespéré.
-
-Pendant trois jours, si parfois je souffris, j’eus plus souvent la joie
-de me croire en bonne voie de convalescence. Mon aventure m’apparaissait
-comme celle d’un étranger, ou tout au moins d’un camarade. Je la jugeais
-du dehors. J’en reconstituais le dessin. Dans l’ensemble, des détails
-négligés prenaient une valeur qui m’étonnait.
-
-J’allais tous les jours chez nous, dans ce petit appartement que j’avais
-meublé pour elle. C’est là que je souffrais surtout. Quels que fussent
-ses torts, je ne pouvais pas supprimer d’un trait de volonté, comme d’un
-trait de plume, les instants de bonheur qu’elle m’avait donnés. Femme
-imprudente ou perfide, qu’avait-elle fait? Et méritais-je pareille
-avanie? Ou qu’aurais-je dû faire? Que voulait-elle? Que ne voulait-elle
-pas? Mais je ne regrettais point de lui avoir prouvé que j’étais assez
-fort pour me délivrer de ses pièges.
-
-Le quatrième jour, je reçus une lettre, dont la haute écriture mince
-m’était familière. J’eus la force de ne pas l’ouvrir.
-
-J’eus la force de n’ouvrir aucune des huit lettres qui m’arrivèrent
-ensuite l’une après l’autre. Je les posais, à mesure, l’une sur l’autre,
-dans une coupe de verre jaune de notre petite chambre jaune et bleue.
-Plus elles devenaient nombreuses, plus je sentais que je ne les
-ouvrirais pas.
-
-J’écrivis alors au beau-frère que, mon absence menaçant de se prolonger
-sans que j’en pusse prévoir la fin, je le priais de me renvoyer ma
-malle, et de me laisser remettre à plus tard le plaisir de dresser dans
-le parc d’Argenton la fontaine et les statues qu’il y souhaitait.
-
-Mon amie savait bien que je n’avais plus de famille et que la prétendue
-maladie de mon oncle n’était qu’invention et prétexte. Après ce que je
-venais d’écrire à son beau-frère, elle devait comprendre que je
-renonçais enfin à souffrir davantage par elle.
-
-Je reçus encore deux lettres. Puis rien.
-
-Trois jours passèrent. Je ne recevais plus rien. La séparation était
-définitive. Pour la première fois depuis mon départ d’Argenton, je
-pleurai. Tant que je n’avais pas la certitude que tout fût fini, j’étais
-trop encore sous l’influence, reconnue ou inconsciente, de ma colère. Le
-silence de celle que j’avais tant aimée me fit l’effet d’un gouffre où
-mon beau trésor s’engloutissait.
-
-Et puis...
-
-Et puis je reçus l’effroyable nouvelle.
-
-D’abord je ne compris pas. Je ne voulais pas comprendre. Ce n’était pas
-possible.
-
-Il me fallut relire le billet que, dans le désarroi de la maison, le
-beau-frère avait eu la bonté de m’adresser.
-
-Que disait-il?
-
-Mon amie? Noyée? Avec ses deux enfants? Et l’on n’avait retiré de la
-rivière, au barrage du moulin, que trois cadavres?
-
-Était-ce possible? Était-ce possible?
-
- * * * * *
-
-Y eût-il une façon la plus pudique d’exprimer la douleur d’un homme qui
-vient de perdre celle qu’il aime et qui ne peut même pas la conduire à
-sa tombe, je jetterais ici le voile lourd de mon silence. Je n’ai pas le
-goût de pleurer en public. Les larmes doivent être secrètes. Secrètes.
-Secret. Ce mot couvre comme une dalle de granit gris toute ma pauvre
-aventure, tout mon pauvre amour.
-
-Mon amie morte, plus rien ne signifiait rien autour de moi. Qu’on se
-rappelle au fond de quelle solitude je me traînais avant de l’avoir
-retrouvée à Nice, un jour de soleil qu’elle était vêtue de blanc. Qu’on
-se rappelle du fond de quelle solitude elle m’avait ramené vers une vie
-moins morne. Qu’on se rappelle comme tout s’était transformé pour moi
-depuis qu’elle m’avait permis de l’aimer.
-
-Elle était morte. Je retombais à ma solitude, mais à quelle solitude
-plus sombre? Elle était morte; mais comment? Je ne savais rien. Mais où
-aurais-je pu savoir quelque chose? Écrire? Interroger? Montrer trop
-d’intérêt? Compromettre une morte? Et saurais-je les causes de cet
-accident horrible? Qui les savait? Et si elle avait provoqué l’accident?
-
-Une crainte atroce s’installait en moi peu à peu. Je cherchais vainement
-à l’éluder, car je ne songeais plus aux tortures que, le voulût-elle ou
-ne le voulût-elle pas, mon adorable amie m’avait infligées. Cette
-parfaite reconstitution de notre amour que j’avais si aisément élaborée
-à mon retour d’Argenton, après ma fuite, elle s’était effacée tout d’un
-coup à l’annonce de la catastrophe. Il ne m’en restait qu’un chaos
-d’images vives où j’eusse été bien en peine de choisir. Et toutes mes
-pensées ne se fixaient que sur un point: la mort de mon amie. La mort
-emporte toutes nos pensées.
-
-Que n’aurais-je pas donné pour savoir comment mon amie était morte! De
-toute sa vie qui m’avait échappé, dont ç’avait été mon tourment
-quotidien de ne rien savoir, tout m’échappait donc, jusqu’à cette triste
-consolation de savoir comment elle s’était achevée? De celle que
-j’appelais Mienne, non sans en frémir chaque fois d’inquiétude, je ne
-pouvais donc me flatter de posséder rien? Et sa tombe, loin de moi, je
-ne savais même pas où, s’était à jamais fermée sur son mystère?
-
-Que parlé-je d’accident? Une crainte atroce m’obsédait. Est-ce que mon
-amie, innocente peut-être, innocente en dépit de tout ce que j’avais vu
-et de tout ce que j’avais cru voir, et désespérée de ma fuite, est-ce
-que mon amie avait eu le triste courage...? Est-ce qu’elle était morte à
-cause de moi, par moi, pour moi? Mais comment le savoir? Et comment
-admettre qu’elle eût entraîné ses enfants avec elle? Et pourquoi, si
-elle était innocente, avait-elle eu recours à cette preuve déplorable?
-
-Tant de questions m’assaillaient à la fois devant le billet du
-beau-frère que je tournais et retournais entre mes doigts! Et toujours,
-tellement l’intelligence humaine s’atrophie dans les grandes
-circonstances, toujours je revenais à cette misérable conclusion, que je
-ne comprenais pas. Je ne comprenais pas. Et comment savoir? Savoir si
-peu que ce fût, mais savoir quelque chose, savoir...
-
-Penché sur ce gouffre où j’avais eu, qu’on se le rappelle, le
-pressentiment que notre amour s’était englouti dès mon départ
-d’Argenton, j’essayais en vain d’imaginer ce que je n’arrivais pas à
-déduire, faute d’éléments suffisants. Je m’accusais déjà d’être parti
-sans attendre. Je me reprochais ma précipitation. Mais quoi? N’avais-je
-pas vu qu’ils s’embrassaient dans le salon? Et mon amie aurait-elle pu
-nier cette fois? Qu’eussé-je attendu? Et pouvais-je capituler encore une
-fois, capituler toujours, et toujours accepter tout?
-
-Tout s’achevait de façon affreuse, par ce billet que le beau-frère
-m’avait envoyé. Que je comprisse ou non, la mort brutale nous arrachait
-l’un à l’autre: telle était la réalité nue, froide, impitoyable. Il me
-souvint du poème de Charles Guérin que je lui avais lu, un jour, dans
-cette même chambre jaune et bleue où j’étais seul à cette heure avec ce
-billet tragique entre les doigts. Quel rapprochement! Quelle
-coïncidence! Je blémis en me répétant le
-
- _Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,_
- _Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes_
- _Au gouffre brusque de la mort!_
-
-Et soudain je me levai. N’avais-je pas là sous la main peut-être de quoi
-m’éclairer? De toutes les lettres que mon amie m’avait écrites depuis
-mon départ, je n’en avais pas ouvert une. Je les ouvris, je les
-parcourus.
-
-La plus ardente passion s’y avouait sans contrainte. A n’en juger que
-par ces pages brûlantes, où elle allait jusqu’à se déclarer prête à tout
-abandonner pour me suivre, mon amie y apparaissait comme la Mienne que
-j’avais rêvé qu’elle fût. Mienne? Ah! Mienne, quel rêve! Et
-qu’avait-elle fait, ma Mienne adorée, ma pauvre Mienne? Dans sa dernière
-lettre, elle me suppliait de lui revenir ou de l’appeler à moi.
-Dépouillée de tout orgueil, elle me demandait de lui dire au moins que
-je ne l’aimais plus, que je ne voulais plus d’elle; elle me promettait
-de ne plus m’importuner ensuite. Et c’était tout. Plus rien. Je n’avais
-rien répondu. Elle était morte. Était-elle morte à cause de moi? La
-crainte atroce me harcela de nouveau. Les lettres de mon amie ne
-m’avaient pas éclairé. Elles augmentaient seulement l’impuissante
-tendresse de mes regrets.
-
-Mienne! Mienne chérie, Mienne imprudente, Mienne coupable même, est-il
-vrai que tu aurais couru vers moi, si je t’avais appelée? Est-il vrai
-que tu aurais abandonné tout pour vivre avec moi, tout, ton mari, tes
-enfants, le luxe de ta maison, le plaisir de tes bals, ton existence
-brillante et facile, pour mener à côté de moi une vie simple, peut-être
-difficile, hasardeuse en tout cas, et certainement sévère? Est-il vrai
-que tu étais prête à braver pour moi l’opinion des gens que tu
-fréquentais, et à supporter d’être sans doute méprisée? Est-il vrai que
-tu te sentais enfin la force d’être mienne entièrement, jalousement,
-comme je te voulais?
-
-Regrets, autre fumée, la plus âcre! Vous nous reliez du moins à ceux que
-nous pleurons. Vous soutenez aussi nos pensées que la présence de la
-mort épuise, et vous prolongez dans nos cœurs pour un temps, le plus
-longtemps possible, ceux qui ne sont plus. Regrets de l’homme, vous êtes
-son excuse et sa pudeur en face du néant. Regrets, inutiles regrets,
-vous fus-je assez docile au long des jours qui suivirent la mort de
-celle que j’aimais? Suis-je descendu assez bas, dans ma solitude
-misérable, sous l’accablement de la douleur?
-
-Un jour, une quinzaine de jours après qu’il m’eut annoncé la mort de mon
-amie, le beau-frère se présenta chez moi. J’étais dans mon atelier,
-travaillant sans enthousiasme à des dessins commandés. Je le reçus comme
-un ami qu’on n’a pas revu depuis plusieurs années.
-
-Je n’avais plus aucune rancune contre lui, et lui, de son côté, se
-montra moins guindé que naguère. Nous nous tenions les mains longuement.
-
---Cher ami...
-
---Oui, dit-il, nous pensions que vous deviez avoir du chagrin.
-
-Il s’arrêta.
-
---Alors je suis venu, dit-il.
-
-Il s’assit sur le divan que je débarrassais des cartons qui
-l’encombraient.
-
---C’est affreux, n’est-ce pas? fit-il. Mourir ainsi, à son âge! Elle
-n’avait pas vingt-cinq ans. Vous ne trouvez pas que la mort des êtres
-jeunes, en pleine santé, a quelque chose de bête qui révolte?
-
---Votre billet m’a déconcerté, répondis-je. Je ne pouvais pas
-comprendre.
-
---Ç’a été si rapide! Figurez-vous...
-
-Au lendemain d’un orage qui avait grossi la Creuse, et en l’absence des
-deux hommes, elle s’était embarquée pour une promenade, avec ses deux
-enfants.
-
---Elle allait quelquefois ainsi seule sur la rivière, mais le courant,
-ce jour-là, était plus violent qu’à l’accoutumée. Si bien qu’à la pointe
-de l’île, près de l’endroit où nous avions pêché, vous en souvient-il?
-la barque s’est tout à coup retournée. Une femme a donné l’alarme, mais
-les eaux jaunies par l’orage ont gêné les recherches. On a fouillé la
-rivière jusqu’à la nuit close. On n’a retrouvé les trois cadavres que le
-lendemain, au barrage du Moulin Vert. Dans quel état, vous le devinez.
-
-Je ne l’avais pas interrompu.
-
---La barque s’est retournée, dis-je, mais comment expliquez-vous?...
-
-Il baissa la tête.
-
---Hélas! Je n’ose pas vous dire comment je l’explique.
-
---Que voulez-vous dire?
-
---J’ai ma part de responsabilité dans cet abominable accident.
-
---Vous?
-
---Oui, et vous aussi.
-
---Moi?
-
---Oh! involontairement, fit-il. La fatalité s’en est mêlée.
-
---Mais encore?
-
---Vous vous rappelez que vous aviez fendu l’une des rames en son milieu?
-
---J’avais chargé le jardinier de la consolider. Seulement, j’ai négligé
-de vérifier ce qu’il avait fait, et même de m’assurer qu’il eût fait
-quelque chose. Voilà ma faute, et de n’avoir pas remplacé, ce qui était
-encore plus sûr, la rame fendue.
-
---Alors?
-
---Alors il est probable que, quand la pauvre petite a voulu virer pour
-rentrer à la maison, peut-être avec un effort trop brusque, la rame
-fendue s’est brisée contre le courant, et la malheureuse perdant
-l’équilibre a dû entraîner la barque dans sa chute.
-
-Je me taisais. Il ajouta:
-
---On a retrouvé les deux tronçons de la rame.
-
---C’est affreux, dis-je.
-
---Mon frère a failli devenir fou.
-
---S’il y avait des paroles pour consoler, je me serais déjà fait un
-devoir d’aller lui témoigner ma sympathie. Mais ne vaut-il pas mieux
-respecter de telles douleurs?
-
---Il est certain qu’on se sent bien maladroit devant ceux qui souffrent.
-
---Et à quoi bon? dis-je.
-
---Oh! dit-il, mon frère est énergique. Il se dompte. Il viendra vous
-voir, il m’en a manifesté l’intention. N’êtes-vous pas de ceux qui ont
-connu la pauvre enfant quand elle n’était qu’une gamine? C’est presque
-avec un de ses parents que mon frère croira s’entretenir d’elle. Elle
-n’avait plus de famille.
-
---Je sais.
-
-Il se levait. Il se ravisa. Il eut l’air gêné.
-
---Je vais vendre la propriété d’Argenton, dit-il. Vous concevez que mon
-frère ni moi ne pourrions plus vivre dans cette maison qui avait été
-choisie par elle et pour elle.
-
---En effet.
-
---Et vous nous pardonnerez, si nous vous demandons de renoncer au projet
-que nous avions eu...
-
---Je vous en prie. Je comprends trop bien.
-
---Merci, fit-il.
-
-Et il me secoua les mains.
-
-Cette fois, il s’en alla. N’était-il venu que pour s’acquitter de ce
-dernier souci? Était-il venu plutôt pour me donner des remords? Avait-il
-découvert notre secret, et voulait-il aggraver ma peine? Et devais-je
-continuer à me méfier de cet homme impénétrable? Ou si j’avais tort,
-toujours tort, de chercher là, comme partout, des complications pour
-m’en torturer?
-
- * * * * *
-
-CINQ ou six semaines plus tard, ce fut le mari qui vint me surprendre
-dans mon atelier.
-
-Il avait vieilli, il s’était voûté légèrement. Il ne se surveillait pas
-comme jadis dans ses propos, il parlait avec moins de retenue. La
-douleur l’avait transformé. Lui si réservé toujours jusqu’à sembler
-insensible, il s’abandonna tout de suite devant moi sans fausse honte.
-Jamais je n’avais souffert à cause de cet homme au point où j’en
-souffris ce jour-là.
-
-Celle qui, vivante, avait fait de nous deux ennemis, conscients ou non,
-nous dressa l’un en face de l’autre après sa mort dans une attitude plus
-dangereuse. Je n’avais aucune envie de le revoir. Cet homme, je ne le
-haïssais pas, je le détestais. Il avait été le maître de celle qui
-voulait, ou qui m’avait déclaré qu’elle voulait être mienne. A son insu,
-je le concède, mais en fait il avait pesé sur ma vie et sur le bonheur
-auquel j’aurais pu prétendre. Morte celle que j’aimais, rompue toute
-espérance, que venait-il faire chez moi?
-
-Il m’apportait une lettre, qu’il m’offrit dès les premiers mots.
-
---Je l’ai trouvée dans le petit bureau de ma femme. Elle était à votre
-nom. Elle vous appartient. La voici. J’ai pensé qu’il vous serait
-précieux de recevoir ce souvenir d’elle. Vous ne l’ouvrez pas? Vous
-n’êtes pas curieux.
-
-Je posais l’enveloppe cachetée sur la cheminée, dans une coupe de grès.
-
---Je ne l’ouvre pas, et je ne l’ouvrirai pas, dis-je. Puisque mon amie
-n’avait pas jugé bon de me l’envoyer, je me reprocherais de forcer son
-vœu. Je la garderai précieusement en effet, comme un souvenir, mais
-telle que vous l’avez trouvée.
-
---Savez-vous que c’est d’un joli sentiment, cela?
-
---Votre frère en rirait.
-
---Mon frère ne rit plus. La maison est trop vide à présent. Toutes les
-pièces nous en semblent trop grandes. La chambre des enfants...
-
-Il fit un effort. Des larmes lui venaient.
-
---La chambre des enfants, je ne peux pas y entrer sans pleurer, comme je
-fais ici, vous voyez? Ces deux petits lits, de chaque côté de la
-fenêtre, qui semblent toujours attendre, c’est une chose qui vous
-arrache le cœur. Oui, vous n’avez pas d’enfant, vous ne savez pas comme
-on peut aimer ces êtres fragiles nés de vous et de la femme qu’on aime.
-On en est fier. Ils étaient si beaux, mes petits garçons! Et déjà
-tendres, affectueux, les vrais fils de leur maman.
-
-Il pleurait, les épaules hautes, penché en avant, le mouchoir sur les
-yeux.
-
-J’allumai une cigarette.
-
-Il poursuivit:
-
---J’aurais désiré pouvoir ne toucher à rien dans l’appartement, laisser
-tout en place, comme autrefois. Je ne pourrai pas. Je n’aurai pas la
-force. Je vous parlais de la chambre des enfants? Mais notre chambre,
-Monsieur, que vous en dirai-je? Que vous en dirais-je? Nous faisions lit
-commun, vous le savez, ma femme n’avait jamais voulu que nous eussions
-deux chambres; eh bien! je ne peux pas me résoudre à coucher dans ce lit
-où nous avons dormi côte à côte. Songez, Monsieur, que c’est là qu’elle
-a mis au monde nos enfants, et que c’est là que nous nous sommes aimés.
-
-J’eus un geste, qui le trompa.
-
---Oh! fit-il, je peux bien vous confier cela à vous qui l’avez connue
-alors qu’elle n’était qu’une toute jeune fille, et qui l’aimiez d’une
-bonne affection: en la perdant, j’ai perdu plus qu’une compagne
-délicieuse; elle était une femme incomparable, la femme même que je
-croyais impossible de rencontrer à notre époque. Jamais elle ne m’a
-donné le moindre sujet d’inquiétude, le moindre motif de jalousie. Il ne
-manque pas de femmes à présent dont on aurait plaisir à faire sa
-maîtresse de quelques jours ou de quelques semaines; il n’y en a guère
-dont on voudrait faire sa femme. Elle, je me félicitais chaque soir de
-l’avoir rencontrée. Elle méritait l’estime et la gratitude.
-
-A cet homme en larmes qui m’étalait son bonheur magnifique, qu’aurais-je
-répondu? Je me taisais.
-
-Il continua:
-
---Non point qu’elle fût seulement une épouse parfaite et, pour nos
-enfants, une mère attentive. Elle avait cependant une façon toute
-particulière d’égayer un intérieur et d’être, comme on dit vulgairement,
-l’ange véritable de notre foyer. Et de telles vertus suffisaient à lui
-gagner mon cœur. Mais elle avait de surcroît ce qui souvent fait défaut
-aux meilleures épouses. C’était, comment dire? une façon toute
-particulière aussi d’être autre chose qu’une compagne même parfaite.
-Dans l’intimité, vous ne l’auriez pas reconnue. Oui, Monsieur, j’étais
-arrivé jusqu’à mon âge sans soupçonner que l’amour pût n’être pas un
-mythe poétique.
-
-J’écrasai ma cigarette dans un cendrier.
-
-Il continua:
-
---Vous avez un jour entendu mon frère épiloguer lyriquement sur la
-nécessité de la jalousie, et vous vous rappelez peut-être que je ne
-l’approuvai pas. Mais vous rappelez-vous ce que ma femme lui
-répondit?--qu’elle n’admettait pas qu’on fût jaloux quand on n’avait pas
-sujet de l’être? Elle venait ainsi, et vous ne vous en êtes probablement
-pas douté, d’établir le bilan exact de notre union. Quelquefois, certes,
-elle jouait, par pur badinage, à s’assurer de mes sentiments, car elle
-avait la touchante habitude, après plusieurs années de mariage, de me
-demander à tout propos si je l’aimais toujours; et elle s’amusait
-quelquefois, dis-je, à éveiller en moi un peu de jalousie. Tenez, un
-soir, par exemple, elle me demanda, d’un air sérieux, ce que je ferais
-si j’apprenais que vous étiez son amant. Mais pouvais-je m’alarmer? Au
-même instant, elle m’attirait à elle et cette scène charmante se
-passait, vous l’avez deviné, dans ce lit où vous comprenez que je n’aie
-plus le courage de me coucher.
-
-Immobile sur mon fauteuil, je m’y sentais rivé comme devant ma table
-d’Argenton, naguère, dans cette nuit où j’avais entendu de quelle façon
-ils s’aimaient. Quel nouveau cauchemar m’envahissait ici?
-
-Il continua:
-
---Non, j’avais le droit d’être sûr d’elle. Elle me donnait assez de
-preuves de son attachement. Et je ne parle pas de cet attachement moral
-qui est de règle entre époux. C’est du physique aussi que je parle. On
-voit en effet assez de ménages où la meilleure entente règne dans la
-journée, mais où l’un des deux ne s’accommode pas, ou s’accommode mal de
-l’autre, à de certaines heures. De là tant de maris, par ailleurs
-excellents, qui ont une maîtresse, et des femmes, mères sans reproches,
-qui s’égarent. Notez, Monsieur, que je ne suis pas de ceux qui ne
-songent qu’aux plaisirs du lit: non, il y a des plaisirs plus dignes;
-mais je ne les méprise pas, et j’estime que rien n’est sain comme
-l’amour entre gens qui s’aiment. Or dans cette matière, je peux dire
-qu’avec ma femme notre entente était complète. Non, non, je peux vous le
-dire. Je le dirais à son père s’il était encore là, et vous êtes, vous
-permettez? un peu son grand frère, n’est-ce pas? Je n’ai eu de ma femme
-que des satisfactions. Cela n’est pas si commun. D’autant que j’avais
-tout lieu d’appréhender que notre mariage ne tournât pas si bien. Elle
-n’avait pas de dot et pas d’espérances, vous le savez, et j’étais ce
-qu’on appelle un homme riche; encore que je ne sois pas spécialement
-laid, je n’ai rien de séduisant, et je n’ai pas l’art de parler aux
-femmes: bref, je pouvais craindre de n’être que toléré, accepté, et rien
-de plus. J’eus l’orgueil de la conquérir lentement. Si elle m’avait fait
-de grandes protestations dès le début, je me serais tenu sur mes gardes.
-Elle est venue à moi peu à peu, et j’ai vu naître et croître son
-affection. Depuis un an, depuis six mois surtout, j’aurais pu, si
-j’étais fat, tirer vanité de mon bonheur. Oui, Monsieur, de mon bonheur,
-le mot n’est pas excessif. Pour un homme qui travaille durement toute la
-journée à des travaux souvent fastidieux, il n’est pas de plus belle
-récompense que de trouver chez soi, en rentrant, une femme douce,
-tendre, et, mais oui, je n’en rougis pas, amoureuse.
-
-Il s’était tu. Je me taisais. Un silence se fit entre nous, que je fus
-seul peut-être à remarquer. Lui était tout à ses souvenirs et à son
-bonheur.
-
-Il reprit:
-
---C’est curieux, comme la femme la plus modeste d’apparence peut se
-révéler différente, et avec tant de simplicité, dans le secret de sa
-chambre. Enfin, Monsieur, vous qui l’avez bien connue, auriez-vous cru
-cela d’elle? Vous savez que nous allions souvent en soirée, et qu’elle
-avait un goût assez vif pour la danse. Eh bien, quand nous rentrions,
-tard, à l’aube parfois, après de longues heures où elle s’était
-fatiguée, où elle avait été fêtée, complimentée, voire sollicitée, elle
-ne se montrait jamais si ardente qu’à ces moments-là, et c’est moi qui
-devais la modérer. Elle eût commis les pires imprudences.
-
-J’entendais à mes oreilles bourdonner la fièvre. Mes mains serraient, à
-s’y faire mal, les poignées du fauteuil.
-
-Il continua:
-
---Comment n’aurais-je pas eu confiance en elle? Vous l’avez vue dans le
-monde, Monsieur, elle ne faisait pas la prude ni la mijaurée: elle
-écoutait tout, et répondait: elle ne repoussait pas d’un air outré les
-compliments; elle n’affichait pas son amour, ce qui est ridicule; bien
-malin qui eût deviné si elle aimait son mari ou non! Mais bien maladroit
-qui s’y fût risqué. Si un rustaud poussait trop loin ses essais de
-galanterie, elle le remettait vertement à sa place. Elle avait souci de
-son honneur autant que du mien. Ainsi, quelques jours avant...
-
-Il s’arrête, puis:
-
---Au fait, dit-il, vous étiez là quand il est arrivé.
-
---Qui donc?
-
---Le médecin. Oui, et vous nous avez quittés la veille de l’algarade.
-
-J’ouvris de grands yeux.
-
---Le soir même de votre départ, après le dîner où j’avais remarqué que
-ma femme n’était pas dans son assiette, comme je m’inquiétais de sa
-mauvaise mine, elle se jeta dans mes bras en pleurant. Quand elle put
-parler, ce fut pour me demander que le médecin partît dès le lendemain.
-«Ne me questionne pas, me dit-elle, j’ai mes raisons. Je ne veux plus
-voir cet homme.» Je n’insistai pas. J’avais compris qu’il s’était oublié
-devant elle. J’en eus la certitude le lendemain, lorsque je dus
-signifier à ce triste sire son congé. Et je dis triste sire, parce que
-je suis persuadé que je n’exagère pas. Je n’en veux à preuve que son
-insolence à exiger des explications.
-
-Je le regardais. Ses yeux brillaient d’un éclat sombre.
-
---Voilà ce que j’ai perdu, dit-il, j’ai tout perdu. Je suis un homme
-fini.
-
-Je murmurai des mots d’encouragement, sans feu.
-
---Oh! fit-il, je vous remercie de m’avoir écouté. Ce que je vous ai dit
-m’a soulagé plus que tout ce que vous pourriez me dire. C’est vrai, cela
-réconforte de parler de ceux qu’on aime à ceux qui les ont aimés aussi.
-Car vous l’aimiez bien, n’est-ce pas, ma pauvre petite?
-
-Étaient-ce des larmes qui me troublèrent la vue?
-
---Et vous permettez que je vienne vous parler d’elle quelquefois, de
-temps en temps?
-
---Autant qu’il vous plaira, répondis-je.
-
---Ah! fit-il.
-
-Il s’était levé. D’un élan brusque il me prit par les épaules, me serra
-contre lui et m’embrassa. J’eus les joues mouillées de ses larmes.
-
-Et il me laissa, veule et défait.
-
- * * * * *
-
-HUMILIÉ, je l’aurais été, si j’avais cru toujours aveuglément que ma
-pauvre amie fût mienne. Hélas! J’avais trop douté d’elle et trop douté
-du bonheur qu’elle s’efforçait de me procurer.
-
-La confession de son mari, qui m’étonna pour d’autres raisons, ne
-m’écrasait pas à l’improviste. Et puis je ne suis pas tellement dépourvu
-de sens critique: toute douloureuse qu’elle fût pour moi, l’ironie d’une
-telle situation n’avait pas manqué de me frapper. Quelle misère! Il
-était dit que je l’épuiserais toute. Il ne suffisait donc pas que
-j’eusse à ce point souffert d’un partage où je ne trouvais pas mon
-compte? Il fallait encore que la certitude me fût donnée, et par mon
-rival, de son triomphe tranquille? Mienne, Mienne adorée, comme tu
-mentais! comme tu mentais!
-
-Mais cette colère est morte aussi, apaisée peu à peu par le temps. Que
-m’importe à cette heure de n’avoir pas été aimé, ou d’avoir servi de
-jouet à une femme légère, ou d’avoir tiré d’une femme compatissante
-quelques chers instants de pitié? Il ne m’en reste pas moins que j’ai
-aimé cette femme, quelle qu’elle fût, et nul ni rien ne m’enlèvera
-jamais le souvenir de ce noir bonheur.
-
-Aussi bien, nul non plus, ni rien ne me prouvera que mon adorable amie
-fût si coupable. Toutes les apparences conspirent contre elle; mais, à
-mesure que s’éloignent ces jours assombris, j’affirmerais avec moins
-d’âpreté qu’elle ne fut pas trahie par les circonstances. Que ne dois-je
-pas conclure en sa faveur, par exemple, lorsque je songe qu’elle chassa
-le médecin qui fut cause de ma fuite?
-
-Il est vrai cependant que la confession du mari ne me laissait pas de
-doutes sur la qualité de leurs rapports. Mais, si je fais néanmoins des
-réserves sur la véracité même de cette confession, sans d’ailleurs
-accuser le mari d’autre chose que d’une trop faible perspicacité, je
-demande à les garder. N’importe qui les fera tout aussi facilement que
-moi. C’est de cet homme que j’ai tenu ma plus grande disgrâce. C’est de
-lui que j’ai reçu le coup le plus cruel, dont je suis demeuré défait
-pendant plus de six mois. Mais j’ai eu ma revanche. J’étais trop
-malheureux. Il avait été trop heureux: il rendit gorge. Je ne m’en
-réjouis pas, s’il faut le dire franchement; le malheur des autre n’a
-jamais fait ma joie; mais je ne peux pas clore mon récit sans y
-rapporter que, depuis la mort de sa femme, cet homme a souffert et
-souffre peu à peu et de plus en plus tout ce que j’avais souffert
-moi-même.
-
-Il m’avait donné le spectacle de son amour triomphant. Avec quelle
-insultante assurance, je l’ai dit. Pendant six mois, je ne le revis
-pas. Il m’avait promis de revenir, il n’était pas revenu. Je ne m’en
-plaignais pas, on me croira sans peine, et je ne serais pas allé vers
-lui. Je pensais que je ne le reverrais plus, ou que, si je le
-rencontrais, je le trouverais consolé. Je pensais qu’il l’était
-peut-être déjà, et qu’il n’osait pas reparaître devant moi après m’avoir
-en quelque sorte pris à témoin de l’ardeur durable de sa détresse.
-
-Il reparut.
-
-Mais il n’était pas consolé. Au contraire. Si la mort soudaine de sa
-femme l’avait transformé dès la première heure en lui ôtant de cette
-impassibilité dont il se cuirassait auparavant, il semblait, six mois
-plus tard, moins impassible que jamais.
-
-Il parlait d’une voix saccadée. A tout propos il faisait des gestes. Il
-ne se surveillait plus aucunement. J’avais en face de moi un homme
-nouveau, que je devinais inquiet, agité, désemparé. Et son assurance de
-naguère avait fondu.
-
---Vous ne savez pas ce qui m’arrive? me dit-il après les phrases
-d’excuse obligatoires.
-
-Je le regardai.
-
---Je suis jaloux.
-
---Jaloux?
-
---Oui. Jaloux de ma femme. Jaloux d’une morte.
-
-Il avait tant de tristesse dans la voix que je me retins mal de frémir,
-pressentant le drame.
-
---Que dites-vous de ça?
-
---Il faudrait m’expliquer...
-
---Oh! c’est bien simple.
-
-Je dus cependant l’écouter avec attention pour démêler, au milieu de
-nombreuses incidentes, qu’une femme, une amie de la famille, une veuve,
-qui s’était montrée particulièrement affectée par la catastrophe
-d’Argenton, qui avait ensuite témoigné pour le veuf d’une sympathie
-active, et qui enfin s’était offerte sans succès à remplacer la morte,
-avait insinué que la morte ne méritait peut-être pas des regrets si
-profonds et s’était, avec une discrétion terrible, refusée à préciser
-davantage.
-
---Vengeance de femme, déclarai-je d’un ton de mépris.
-
-Il se passa la main sur le front.
-
---Évidemment, je le pense aussi, je me le dis, je me le répète. Mais...
-
---Calomnies pures, affirmai-je.
-
---Certes, calomnies pures. Mais rappelez-vous le couplet de _Figaro_:
-Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose.
-
---Voyons, Monsieur, vous êtes un homme. Vous...
-
---Je suis très malheureux.
-
-Que répondre?
-
---Depuis huit jours que le poison m’a pénétré, dit-il, je ne peux pas me
-débarrasser de ce doute croissant, et je me torture à chercher des
-preuves, des indices, des présomptions, que sais-je? tantôt pour le
-réduire à néant et tantôt pour le justifier. Car j’en suis là, que
-j’admets que ma femme ait pu n’être pas la femme fidèle que j’étais sûr
-qu’elle était. Ne suffit-il pas que d’autres l’admettent ou l’insinuent?
-Pour quelques mots perfides lancés par une gueuse...
-
---Vous le voyez, vous le dites vous-même.
-
---Je vois par-dessus tout que je ne suis plus sûr de rien. C’est odieux.
-Que voulez-vous? J’ai réfléchi. Je réfléchis. Je trouve qu’un bonheur
-tel que celui que je croyais mien, n’est pas naturel, n’est pas
-humainement possible. Vous le trouvez naturel, vous?
-
-Il me prenait de court. J’hésitai. Il le remarqua.
-
---Vous le voyez vous-même, je vous renvoie votre argument: vous ne
-protestez pas.
-
---Pardon, je...
-
---Mais non. Mon bonheur était trop beau pour être réel. Il ne faut pas
-oublier les conditions de notre mariage, ni que j’étais riche, alors que
-celle que j’épousai n’avait pas un sou. Jamais, vous le pensez bien, je
-n’ai rien négligé pour que ma femme fût persuadée que je lui devais plus
-qu’elle ne me devait. Mais quoi! je n’ai pas de ces illusions: un homme
-qui achète une femme, n’a pas le droit d’exiger l’impossible, fût-il le
-meilleur des hommes.
-
---Vous devenez injuste, dis-je.
-
---Je deviens juste, répliqua-t-il, amer. Je commence à me demander si
-j’ai fait tout ce que je pouvais pour que ma femme n’eût aucune raison
-de me considérer comme le maître que j’ai toujours redouté d’être. C’est
-ma faute. Je n’ai peut-être pas eu assez de courage, je veux dire assez
-de courage pour ne pas craindre de découvrir devant elle mes sentiments.
-On est souvent victime de son orgueil. On s’imagine qu’on s’abaisserait
-en se laissant voir tel qu’on est par une femme. On s’imagine que des
-actes ont plus de portée que des paroles. Ah! ce doute qui m’est venu,
-ce doute qui me ronge depuis huit jours, je conçois qu’il vous étonne.
-Vous pensiez que nous étions un ménage parfait, n’est-ce pas? Oui, tout
-le monde le pensait. Je le pensais aussi, tellement il y avait autour de
-nous de ménages moins bons. Et voilà tout à coup que je m’aperçois que
-je n’ai jamais su si ma femme était heureuse ou non par moi, et voilà
-que je doute qu’elle l’ait été, et voilà que je doute de ses
-protestations. Je vous semble ridicule?
-
-Il ne me semblait pas ridicule, ai-je à le confirmer? J’avais porté trop
-longtemps en moi l’angoisse dont il ne commençait que d’être atteint.
-Comment l’apaiser? Il me faisait pitié. Mais nul héroïsme ne m’animait à
-son endroit. Et si j’avais envie de lui démontrer qu’il s’égarait, et si
-je mis toute mon éloquence en œuvre pour le lui démontrer, en effet, ou
-pour essayer de le lui démontrer, ce ne fut point par grandeur d’âme; ce
-fut par jalousie, ma jalousie tenace, car j’étais offensé qu’il pût
-éprouver lui aussi cette angoisse que mon amour avait atrocement
-savourée.
-
-Eus-je le talent de convaincre ce malheureux qui m’avait si
-singulièrement choisi pour confident de sa peine? Il s’en alla
-rasséréné, du moins en apparence, et confondu de gratitude, me
-sollicitant de ne pas lui refuser mon amitié, d’excuser sa faiblesse, et
-de permettre qu’il vînt m’importuner encore.
-
-Il revint donc.
-
-Il revint plusieurs fois.
-
-Chaque fois, il me parut un peu plus inquiet. Son inquiétude n’avait eu
-d’abord qu’une forme assez vague; il ne cherchait à ses doutes que des
-raisons d’ordre en quelque manière logique, et abstraites; il faisait,
-somme toute, de la jalousie dans le vide. Mais peu à peu, il se mit à
-examiner l’une après l’autre les personnes de son entourage, à se
-remémorer ce que sa femme lui avait dit de chacune d’elles, quelle
-avait été leur attitude, et la qualité de leurs relations, quels avaient
-pu être leurs sentiments. Ses soupçons prirent corps. Sa jalousie
-rétrospective se fixa peu à peu sur ses différents amis. Il n’admettait
-plus, comme aux premières heures, que sa jalousie pût être injustifiée.
-Qu’elle lui fût venue, lui semblait un motif de la subir. Toutes les
-objections que je lui présentais, elles étaient peut-être mauvaises: il
-les discutait et les repoussait.
-
-J’assistai, morne et contrit, au lent supplice qu’il s’imposa. Je ne
-reconnaissais pas, en cet homme ardent et sans orgueil, l’homme modéré,
-froid et distant de naguère. J’assistai, morne et soumis, au progrès de
-sa passion.
-
---Jamais je n’aurais cru, me disait-il, que je pouvais aimer ainsi.
-
-Il ne se reconnaissait pas lui-même, et ne rougissait pas de me
-l’avouer. Tandis qu’il doutait davantage de sa femme morte, il
-regrettait davantage de l’avoir perdue sans lui avoir donné de son amour
-des témoignages victorieux.
-
---Si j’avais su, disait-il, si j’avais su, je l’aurais reconquise, je
-l’aurais conquise.
-
-A d’autres moments, il évoquait ses meilleurs souvenirs.
-
---Comment l’aurais-je soupçonnée? disait-il. Avant sa mort elle était
-plus tendre qu’au lendemain de notre mariage. Depuis quelque temps, je
-n’y songe pas sans une douce émotion, elle m’appelait _mon mien_.
-N’était-ce pas d’une femme qui aime?
-
-Puis, comme je ne répondais rien, et après un silence:
-
---Oui, murmurait-il, mais n’était-ce pas d’une femme qui veut endormir
-et tromper? Franchement, trouvez-vous naturel qu’une femme se montre de
-plus en plus amoureuse?
-
-Parfois, il parlait du médecin qu’il avait, à la prière de sa femme,
-expulsé d’Argenton.
-
---Qu’y avait-il entre eux? se demandait-il devant moi. Qu’y a-t-il eu
-plutôt? Avait-il eu vent de quelque chose, et s’était-il cru en droit de
-profiter d’un secret dérobé, le scélérat, pour se faire malproprement
-payer sa discrétion? Car il n’y avait rien entre eux, n’est-ce pas?
-C’est bien votre avis aussi?
-
-Avec la même déconcertante franchise, il me tint au courant de toutes
-ses recherches et de ses perplexités. Il commit des erreurs. Il se
-brouilla sans hésitation avec plusieurs de ses amis. Mais, parce que je
-me gardais de l’interroger, je ne peux fixer ici de sa passion que ce
-qu’il m’en conta. S’il alla jusqu’à des violences, je ne le sais point.
-Je ne sais que ce qu’il m’a dit. Il ne m’a certainement pas dit tout.
-Par le peu que je sais, j’imagine cependant sans trop de peine jusqu’à
-quelles démarches inconsidérées il a dû descendre.
-
-A-t-il soupçonné son frère, comme je l’avais moi-même soupçonné? Je ne
-le nierais pas. La dernière fois que je le vis, il me laissa
-l’impression d’un homme qui ne se possède plus. Cet homme-là, je ne
-jurerais pas qu’il ne fût pas capable de rompre ses plus chères
-affections, et peut-être de pis encore.
-
-La dernière fois que je le vis, en effet, il entra chez moi d’un air
-sombre. C’était environ quinze mois après la mort de sa femme. Ses yeux
-avaient un regard dur.
-
-Au lieu de s’asseoir sur mon divan, comme il s’y asseyait d’habitude
-sitôt que j’en avais ôté pour lui les cartons qui l’encombraient, il se
-mit à marcher de long en large dans mon atelier.
-
-Il ne parlait pas. Je l’observais, en rangeant des papiers.
-
-Soudain, il se décida.
-
---Après la mort de ma femme, dit-il, je vous ai apporté une lettre que
-j’avais trouvée à votre nom dans son bureau.
-
---Oui.
-
---Cette lettre, vous ne l’aviez pas ouverte devant moi.
-
---Je ne l’ai jamais ouverte.
-
-Il me regarda.
-
---Vous l’avez encore?
-
---Oui. Elle est là.
-
-Je désignais l’armoire.
-
---Me la montreriez-vous? fit-il, la voix rauque.
-
-J’avais compris.
-
---Non, dis-je, calme et résolu. Cette lettre n’appartient ni à moi ni à
-vous. Elle ne sortira pas de cette armoire. Au reste, elle ne vous
-apprendrait rien, soyez-en persuadé.
-
---Je la veux, répondit-il, changeant de ton.
-
---N’insistez pas.
-
---Je la veux, cria-t-il.
-
-Et il se dirigeait vers l’armoire.
-
-Je le saisis par le bras.
-
---Vous êtes fou?
-
-Ses lèvres tremblaient.
-
---Allez-vous-en, lui dis-je.
-
-Je le poussai dehors. Il ne résista pas.
-
-Je ne l’ai plus revu.
-
- * * * * *
-
-ETRANGES retours de la fortune et de la passion! De ces deux hommes qui
-aimèrent la même femme, bien que je sois l’un d’eux, je ne saurais
-affirmer que celui-là fut le plus malheureux dont j’ai le plus
-longuement conté l’histoire.
-
-Je n’avais jamais eu pour mon rival, pour mon rival heureux, une haine
-profonde: il n’était pas volontairement responsable de ma misère: il ne
-m’avait pas supplanté. Quand son bonheur s’effrita, si ma jalousie eut
-des flambées nouvelles, j’éprouvai surtout pour lui de la pitié. Celle
-que nous aimions tous deux était morte. Des souffrances qu’elle m’avait
-infligées, à son corps défendant peut-être, je conservais un souvenir
-douloureux, mais je conservais aussi le souvenir chaud des joies qu’elle
-m’avait dispensées. Mon rival, mon rival désormais malheureux, ne
-pouvait pas trouver dans sa misère les consolations que j’avais trouvées
-dans la mienne: celle que nous aimions était morte; il ne pouvait plus
-chercher au fond de ses yeux le regard qui désarme; il ne pouvait plus
-espérer qu’une parole, même mensongère, même compatissante, dissipât ses
-doutes; il ne pouvait plus rien espérer. Plus rien. Sa misère était à
-jamais sans recours. La mienne? N’en parlons pas. Je n’en ai parlé que
-trop.
-
-Tous deux évidemment, et chacun pour soi, nous fûmes coupables. En face
-de la même femme que nous aimions, chacun de nous avait cru, pour des
-motifs différents, qu’elle était sienne. Ni l’un ni l’autre n’avait eu
-le courage et la faiblesse de la forcer à se faire connaître. J’étais
-trop timide et trop résigné, il était trop fier et trop confiant;
-j’avais eu trop de franchise, et lui trop de pudeur; mon amour s’était
-livré trop naïvement, le sien s’était trop sévèrement dissimulé. Entre
-nous deux, celle que nous aimions, qu’avait-elle voulu? qu’avait-elle
-pensé? Lui ni moi ne le saurons jamais. Et de nous trois, puis-je même
-accuser celui-là plutôt que celui-ci? Et plaindra-t-on l’un plutôt que
-l’autre?
-
-Dans notre pauvre aventure, la morte n’a peut-être pas eu le lot le
-moins enviable. Sans cet accident horrible que je ne veux tenir que pour
-tel, sans cet accident qui ne prouve rien, qui n’achève rien, que fût-il
-advenu de nous? Y avait-il au drame que nous jouions une issue qui ne
-dût pas être désastreuse? En éliminant le cas du mari, dont la passion
-ne dépendit que de la mienne brisée, que nous permettait d’attendre
-notre amour dangereux? Les moralistes me répondraient que l’adultère
-sème son châtiment. Je ne discuterai pas.
-
-Quant au mari, je ne sais pas comment il supporte sa détresse que je vis
-poindre et grandir. Pendant près d’un an, je n’ai pas eu de nouvelles
-de lui. Tout m’incite à supposer néanmoins qu’il n’a pas recouvré son
-sang-froid de jadis, ni ce calme dont je comprenais que sa femme fût
-excédée.
-
-Au dernier Salon, en effet, j’avais envoyé, comme je l’ai dit dès les
-premières lignes, un simple moulage d’étude: une femme nue, couchée sur
-le côté droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le
-visage enfoui dans le creux des bras croisés haut, de sorte que l’on
-n’apercevait de sa poitrine que la naissance du sein gauche.
-Inconsciemment plutôt que sottement, j’appelais cela: _Souvenir_. Or,
-huit jours après le vernissage, un inconnu se jeta comme un furieux sur
-cette œuvre sans mérite et la détruisit à coups de marteau. Des
-journalistes venus m’interroger, me répétèrent les initiales du nom de
-ce fou, la police ne leur en ayant pas appris davantage. Je n’ai pas
-besoin de dire qui était ce malheureux, ni que je demandai que l’affaire
-n’eût pas de suites.
-
-Sans cette affaire, je ne me serais probablement pas aperçu que j’avais
-fait prendre à mon modèle une pose que prenait d’habitude, décente et
-narquoise à la fois, quand elle se mettait au lit, la femme adorable que
-je pleure toujours. C’eût été de ma part imprudence et goujaterie, si je
-n’avais pas agi sans dessein. Il a fallu que le mari, plus lucide et
-pour cause, se crût outragé. Maladroit, sans le vouloir, j’ai provoqué
-la rage de cet homme. Je lui ai de moi-même fourni la preuve qu’il eût
-peut-être vainement cherchée ailleurs.
-
-N’est-il pas superflu que je détaille à présent la couleur de mes
-souvenirs? Ce _Souvenir_, que j’exposais au dernier Salon, témoigne
-assez que je n’ai rien oublié, et que, le désirant, je n’oublierais
-rien: mon amie perdue est en moi le plus puissant de ces fantômes que
-chacun de nous porte au profond de sa conscience. Elle dirige, sans que
-je m’en rende toujours compte, le cours de mes songes. Au milieu de mes
-travaux, au milieu de ces travaux où j’use mes journées et déroute mes
-rêveries, elle est présente; elle y serait malgré moi. Je l’aimais comme
-je crois que je n’aimerai jamais. On n’aime qu’une fois dans sa vie avec
-tant d’enthousiasme et d’abandon. Si j’aime de nouveau, ce serait avec
-moins d’exigence et plus d’habileté. Mais pourrais-je aimer?
-
-Hélas! si les douleurs anciennes ne disparaissent pas tout entières de
-nous, elles ne persistent pas davantage avec leur acuité qui nous fut
-chère. Elles fondent, elles s’usent, comme une falaise abrupte que lèche
-l’océan; elles s’arrondissent: elles deviennent de tendres et cruels
-souvenirs, autour de quoi montent, écument et sonnent nos agitations
-perpétuelles. Que répondrai-je, si, me voyant silencieux et morose, on
-me demande: à quoi pensez-vous?
-
-O Mienne, Mienne! Toi que je nommais Mienne, à qui étais-tu? Quelle
-étais-tu? Le savais-tu seulement? Tête chérie dont je n’ai jamais connu,
-dont nul n’a peut-être jamais connu le secret, cœur que j’ai senti
-battre sous ma main tremblante, cœur fragile, cœur qui ne bats plus sous
-la main de personne, trésor anéanti, orgueil et désespoir de qui t’aima,
-ô mon amour! Voilà que je ne sais plus, moi non plus, quelle tu étais
-pour moi. A mesure que le temps passe, j’ai bien l’impression que je ne
-te vois plus tout à fait comme je te voyais, et je sais aussi que ton
-image peu à peu se modifiera devant mes yeux qu’en vain je ferme pour
-qu’elle ne me mente point. Tu m’échappas vivante. Est-ce que ton
-souvenir m’échappera? Se peut-il que je ne garde pas toujours neuve
-cette image charmante qui fut celle de tes derniers moments, celle de ta
-jeunesse, de ta belle jeunesse ravie? Où fuis-tu, mon amour? Où me
-fuis-tu? Suis-je déjà si vieux? Mienne, Mienne que j’ai mal connue,
-Mienne que je n’ai pas connue, vais-je déjà ne plus me reconnaître?
-Vais-je déjà m’étonner que ce soit moi qui porte au flanc cette blessure
-qui saigne?
-
-
- FIN
-
- ACHEVÉ D’IMPRIMER
- EN DÉCEMBRE 1924
- PAR F. PAILLART A
- ABBEVILLE (SOMME).
-
- * * * * *
-
-
- BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
-
-
- Anthologie des Écrivains Morts à la Guerre (1914-1918)
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- Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15 × 21
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-Exemplaires ordinaires 100 fr. les 4 volumes
-Exemplaires sur Madagascar (nᵒˢ I à XXV) 1120 fr. --
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-Format in-8º couronne (12 × 19)
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-ROMANS & CONTES
-
-BALKIS
-_Personne._
-_En marge de la Bible._
-
-PIERRE BILLOTEY
-_Le Pharmacien spirite._
-_Raz-Bobeul._
-
-SUZANNE DE CALLIAS
-_Jerry._
-
-NONCE CASANOVA
-_La Libertine._
-_Messaline._
-
-RENÉE DUNAN
-_Baâl._
-
-RAYMOND ESCHOLIER
-_Le Sel de la Terre._
-
-MAURICE D’HARTOY
-_L’Homme Bleu._
-
-RENÉ-MARIE HERMANT
-_Kniazii._
-_En détresse._
-_La Femme aux hommes._
-_Fakir._
-
-JONQUEL ET VARLET
-_Les Titans du Ciel._
-_L’Agonie de la Terre._
-
-MAGALI-BOISNARD
-_Mâadith._
-_L’Enfant taciturne._
-
-GEORGES MAUREVERT
-_Le Grand Plagiat._
-
-MARCEL MILLET
-_La Lanterne chinoise._
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-ALICE ORIENT
-_La Tunique verte._
-
-GASTON PICARD
-_La Surprise des Sens._
-
-THIERRY SANDRE
-_Mienne._
-_Le Purgatoire._
-
-P.-J. TOULET
-_Béhanzigue._
-
-THÉO VARLET
-_La Bella Venere._
-_Le Dernier Satyre._
-_Le Démon dans l’âme._
-
-VARLET ET BLANDIN
-_La Belle Valence._
-
-WILLY ET MENALKAS
-_L’Ersatz d’Amour._
-_Le Naufragé._
-
-POÉSIE
-
-JOACHIM DU BELLAY
-_Les Amours de Faustine._
-
-FAGUS
-_La Danse Macabre._
-_La Guirlande de l’Épousée._
-_Frère Tranquille._
-
-ANDRÉ FONTAINAS
-_Récifs au Soleil._
-
-LUCIEN JACQUES
-_La Pâque dans la Grange._
-
-TRISTAN KLINGSOR
-_Humoresques._
-
-LOYS LABÈQUE
-_Le Miroir mystique._
-
-ALPHONSE MÉTÉRIÉ
-_Le Livre des Sœurs._
-_Le Cahier Noir._
-
-MUSÉE
-_Héro et Léandre._
-
-HENRY MUSTIÈRE
-_La Nouvelle Franciade._
-
-JEAN ROYÈRE
-_Poésies._
-
-CH. DE SAINT-CYR
-_Le Livre d’Iseult._
-
-JEAN SECOND
-_Le Livre des Baisers._
-
-THEO VARLET
-_Aux Libres Jardins._
-
-THÉÂTRE
-
-HENRY STRENTZ
-_Théâtre de Hans Pipp._
-_Nouveau Théâtre de Hans Pipp._
-
-LITTÉRATURE
-
-ATHÉNÉE
-_Le Chapitre Treize._
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-FAGUS
-_Essai sur Shakespeare._
-
-LÉON BOCQUET
-_Les Destinées Mauvaises._
-
-ART
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-LE FAUCONNIER
-_Album_, préface de _J. Romains_.
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-Exemplaires sur Alfa français 7.50
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-Exemplaires sur Hollande 33 --
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-Histoire des Régiments de Gardes d’honneur (1813-1814).
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-Par le Docteur LOMIER (Préface d’Édouard DRIAULT).
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- The Project Gutenberg eBook of Mienne, par Theirry Sandre.
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Mienne</span>, by Thierry Sandre</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Mienne</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Thierry Sandre</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: May 29, 2022 [eBook #68199]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MIENNE</span> ***</div>
-<hr class="full" />
-
-<div class="c">
-<a href="images/cover.jpg">
-<img src="images/cover.jpg" height="500" alt="" /></a>
-</div>
-
-<p class="cb">MIENNE</p>
-
-<p class="c">JUSTIFICATION DU TIRAGE</p>
-
-<table cellpadding="0">
-<tr><td align="left">&#160; &#160; &#160; Il a été tiré</td></tr>
-<tr><td align="left">5 exemplaires sur Japon, numérotés de 1 à 5.</td></tr>
-<tr><td align="left">15 exemplaires sur Hollande, numérotés de 6 à 20.</td></tr>
-<tr><td align="left">30 exemplaires sur Arches, numérotés de 21 à 50.</td></tr>
-<tr><td align="left">La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage.</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c">
-<i>Tous droits de reproduction réservés.</i><br />
-<i>Copyright 1923 by Edgar Malfère.</i><br />
-</p>
-
-<hr />
-
-<p class="cb">BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON</p>
-
-<hr />
-
-<p class="cb">THIERRY SANDRE<br />
-</p>
-
-<h1>MIENNE</h1>
-
-<p class="cb">ROMAN<br />
-</p>
-
-<div class="poetry1"><div class="poem">
-&#160; &#160; &mdash;«Elle semble votre propriété,<br />
-car c’est vous seul qui pouvez la<br />
-rendre heureuse.»<br />
-</div></div>
-
-<p class="c">
-<img src="images/colophon.jpg"
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-alt="" />
-<br />
-<br />
-<br />
-AMIENS<br />
-LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE<br />
-7, RUE DELAMBRE, 7<br />
-<br />
-1923<br />
-</p>
-
-<p>
-Treizième mille.<br />
-</p>
-
-<p class="c">ON TROUVE CHEZ LE MÊME ÉDITEUR:</p>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><span class="smcap">Jean Second</span>: <i>LE LIVRE DES BAISERS</i>, texte latin de <span class="smcap">Jean Second</span>
-accompagné d’une traduction par <span class="smcap">Thierry Sandre</span>, précédé d’un poème
-de <span class="smcap">Pierre Louys</span>, suivi de quelques imitations de Ronsard, Baïf et
-Belleau, le tout dédié à l’unique Psyché.</p>
-
-<p><span class="smcap">Joachim du Bellay</span>: <i>LES AMOURS DE FAUSTINE</i>. Poésies latines
-traduites pour la première fois et publiées avec une introduction
-et des notes par <span class="smcap">Thierry Sandre</span>.</p></div>
-
-<p>PROCHAINEMENT:</p>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><span class="smcap">Musée</span>: <i>LA TOUCHANTE AVENTURE DE HÉRO ET LÉANDRE</i> remise au jour,
-traduite en prose nouvellement et publiée, avec la translation en
-vers qu’en fit Clément Marot et quelques autres pièces utiles ou
-curieuses, par <span class="smcap">Thierry Sandre</span>.</p></div>
-
-<p class="c">
-A FRANCIS CARCO,<br />
-<br />
-amicalement<br />
-et en souvenir des jours<br />
-de Jean-Marc Bernard, de Jean Pellerin<br />
-et de Paul-René Cousin,<br />
-jours heureux.<br />
-</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">&mdash;θεδέ δέ σοι πῆμ᾽ οὐδέν, ἀλλ᾽ αὐτὸς σὺ σοί<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">&mdash;Un Dieu t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi.<br /></span>
-<span class="pagenum"><a name="page_9" id="page_9">{9}</a></span></div></div>
-</div>
-
-<p class="r">
-<i>Le 9 août 1923.</i><br />
-</p>
-
-<p class="nind"><i><span class="letra">V</span>OUS désiriez savoir ce qu’il y a de vrai dans cette aventure où mon
-nom fut mêlé et dont une partie de la presse parisienne s’est longuement
-occupée pendant au moins trois jours? Vous l’auriez su plus tôt, chère
-vieille grande amie qui connaissez à peu près tout de mon existence, ou
-tout ce qui en est avouable, même à la chère vieille grande amie que
-vous êtes pour moi; vous l’auriez su plus tôt, n’en doutez point, si
-j’avais appris plus tôt que vous désiriez le savoir. Mais, dans la
-soirée du jour où le scandale éclata, je quittai Paris en ordonnant à ma
-concierge de garder mon courrier jusqu’à nouvel ordre. Je me promettais
-de ne lui donner ce nouvel ordre qu’après un mois de silence: pendant un
-mois je voulais disparaître, être seul, être loin, je voulais ne pas
-déplier un journal, ne pas ouvrir une lettre, même une lettre de vous,
-chère vieille grande amie; et vous me pardonnerez quand vous saurez
-tout, puisque je suis prêt à vous en dire plus que vous ne désiriez en
-savoir peut-être: et vous saurez tout, parce que j’ai besoin d’un
-confident,&mdash;mieux: d’une confidente, car les<span class="pagenum"><a name="page_10" id="page_10">{10}</a></span> femmes sont seules dignes,
-à mon avis, de porter le poids de certaines confidences.</i></p>
-
-<p><i>Votre lettre m’est enfin arrivée aujourd’hui, avec une cinquantaine
-d’enveloppes que je n’ai pas encore décachetées. Elle m’appelle aux
-confidences? Mais comment n’ai-je pas songé à me réfugier tout de suite
-auprès de vous? J’y ai songé. C’est une pudeur qui m’a retenu,
-l’indispensable pudeur de l’amitié, vertu difficile dont on fit
-justement une déesse en des temps plus barbares que le nôtre. Il y a des
-secrets que la bouche refuse de révéler, même à voix basse. Ainsi chacun
-de nous, souvent, à l’insu de ceux qu’il aime, enferme dans son cœur de
-quoi composer un drame. Si l’on pouvait y voir jusqu’au fond, quelles
-tragédies ne découvrirait-on pas dans le cœur des moins suspects? Nous
-côtoyons à tout instant des abîmes, et nous sommes devant nos plus chers
-amis comme ces anarchistes qui ont l’air timide et cachent dans leur
-poche une bombe dont un rien provoquerait l’explosion.</i></p>
-
-<p><i>Doit-on avouer qu’on est dangereux? On peut s’en vanter, certes, car à
-notre époque on est volontiers vaniteux, et vaniteux sans propos, à
-moins que l’on ne se montre humble sans plus de propos, autre forme de
-vanité; mais qui oserait avouer simplement? La franchise est terrible.
-Si je ne vous le disais pas, je dirais que je n’ai jamais rencontré
-d’homme ni de femme sincère: nous avons peur de nous faire voir tels que
-nous sommes, et nous préférons par scrupule ressembler à tout le monde,
-ou par orgueil nous mettre en scène comme des monstres que nous ne
-sommes pas toujours. N’étant pas meilleur qu’un autre, je serais
-incapable de livrer devant vous, sous votre regard, chère vieille grande
-amie, le secret de mon cœur. Mais je peux vous écrire ce que je me
-senss<span class="pagenum"><a name="page_11" id="page_11">{11}</a></span> incapable de vous avouer de vive voix. Et je veux vous l’écrire.
-Aussi bien je me laisserai moins facilement emporter que si je parlais.
-En parlant, le mieux disposé risque d’être dupe de ses intentions, et de
-s’apitoyer sur son propre compte ou de se noircir à l’excès, car la
-parole grise, et la vérité ne peut qu’y perdre. Or je vous ai promis la
-vérité, et vous saurez tout de ce scandale qui vous inquiéta.</i></p>
-
-<p><i>Et d’abord, il ne faut point user d’un si grand mot pour ce qui ne fut
-qu’un incident. Quelques journalistes se sont plu à en exagérer
-l’importance parce qu’ils manquaient à ce moment de sujets de
-chroniques. Pour moi, je ne m’émeus guère des traits que plusieurs de
-ces messieurs ne me ménagent pas depuis quinze ans que j’expose au Salon
-des pierres sculptées: ils gagnent leur vie comme ils peuvent, ces
-malheureux, et c’est sans méchanceté que, le plus souvent, ils
-déshonorent une famille ou réduisent un artiste à la misère dont ils ne
-sont pas sortis. La plupart d’entre eux seraient bien en peine si on
-leur remontrait qu’ils assument trop légèrement de lourdes
-responsabilités. Au reste, vais-je vous laisser croire longtemps que mon
-affaire fut si grave?</i></p>
-
-<p><i>J’avais envoyé cette année au Salon un simple moulage, faute de temps,
-et aussi parce que j’étais sans goût pour tailler dans la pierre une
-œuvre autour de laquelle j’attendais moins de bruit. Une œuvre d’art,
-poème, tableau, sonate ou statue, n’est belle que si elle saigne du sang
-de l’artiste; nul artiste ne l’ignore et ne s’y trompe; les profanes,
-eux, parlent d’imagination: nous voyons autrement, mais l’ignorance de
-la foule nous permet de souffrir en public sans crainte d’être surpris
-sous le voile de l’art: et j’espérais que ma statue de cette année
-passe<span class="pagenum"><a name="page_12" id="page_12">{12}</a></span>rait insoupçonnable. C’était une femme, nue, couchée sur le côté
-droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le visage
-enfoui dans le creux des bras croisés haut: étude évidente d’une torsion
-de buste toute en souplesse, étude sans quoi que ce fût de hardi, et
-l’on n’apercevait de la poitrine de cette femme que la naissance du sein
-gauche. Il n’y avait rien là, vous le concevez, qui pût arrêter la
-foule. Le temps n’est plus où Clésinger, pour s’astreindre aux
-convenances, ajoutait un aspic à sa</i> Rêverie d’Amour <i>afin qu’on la
-tolérât sous le nom qu’elle a toujours de</i> Femme au Serpent. <i>Rien ne
-m’empêchait d’appeler mon œuvre</i>: Souvenir, <i>titre modeste, et banal à
-souhait. Bref, une semaine entière s’écoula depuis le jour du
-vernissage, et ma statue n’avait été remarquée à peu près par personne,
-et deux critiques seulement l’avaient signalée en quatre mots comme
-honorable, sans plus.</i></p>
-
-<p><i>L’incident eut lieu le huitième jour, soudain. J’appris, par des
-reporteurs qui venaient m’interroger, qu’un inconnu s’était jeté comme
-un furieux sur le moulage de mon Souvenir et l’avait détruit à coups de
-marteau.</i></p>
-
-<p>&mdash;<i>Un inconnu? demandai-je.</i></p>
-
-<p>&mdash;<i>La police ne donne que les initiales de son nom.</i></p>
-
-<p><i>Et on me les répéta.</i></p>
-
-<p>&mdash;<i>Ce détail vous éclaire-t-il?</i></p>
-
-<p>&mdash;<i>Non, répondis-je.</i></p>
-
-<p>&mdash;<i>C’est un fou, proposa l’un des journalistes.</i></p>
-
-<p>&mdash;<i>Je ne crois pas, dit un autre, puisque le marteau trouve la
-préméditation.</i></p>
-
-<p><i>Ils discutaient entre eux et ne prenaient pas garde à mon silence.
-Après quelques phrases violentes ou spirituelles, sans un regret pour
-mon œuvre perdue, ils conclurent<span class="pagenum"><a name="page_13" id="page_13">{13}</a></span> que le vandale, le barbare, et
-l’iconoclaste, ne pouvait être qu’un maniaque ennemi de la liberté dans
-l’art, du nu, de l’obscène et de la pornographie. Conclusion précipitée,
-et savoureuse façon de me défendre, mais conclusion moins puérile que
-feinte, chacun d’eux désirant persuader à ses confrères qu’il la
-répandrait et supputant déjà qu’un furieux dont la police réservait le
-nom, ne devait pas être n’importe qui. Mon silence témoignait qu’ils se
-trouvaient en face d’un petit mystère.</i></p>
-
-<p><i>Quand ils surent, le lendemain, que j’avais quitté Paris en demandant à
-la police que l’affaire n’eût pas de suites, ils me punirent de ma
-discrétion par des perfidies à double entente, de saugrenues hypothèses,
-et des échos impudents. Mais je n’en fus informé que plus tard,
-lorsqu’il était trop tard pour exiger des rectifications où pour
-distribuer quelques gifles. Paris oublie si vite! Lui remettrais-je
-aujourd’hui en mémoire ce scandale périmé?</i></p>
-
-<p><i>Voilà toute l’affaire, mon amie: Toute l’affaire officielle,
-naturellement. Considérée de haut, elle est bien, comme je vous l’avais
-annoncé, sans importance, et elle ne valait pas le tapage qu’on fit
-autour d’elle. Pour tout le monde, elle peut demeurer inexpliquée et ne
-mériter point d’explications. Pour vous, chère vieille grande amie qui
-avez la complaisance de vous intéresser à moi, je conterai le plus
-fidèlement possible l’histoire dont le scandale de mon</i> Souvenir
-<i>détruit n’est que le dénouement, ou du moins le dernier épisode, car
-tout n’est peut-être pas encore fini</i>.</p>
-
-<p><i>N’attendez pas que mes confidences vous révèlent des aventures
-extraordinaires: ne serais-je pas un piètre conteur de commencer mon
-récit par le dernier chapitre? C’est le secret de ma vie que je vais
-vous conter. Ne sou<span class="pagenum"><a name="page_14" id="page_14">{14}</a></span>riez pas. Je n’ai que trente ans, et vous, fière de
-vos soixante-dix ans que vous opposez toujours à mon inexpérience, vous
-me répéterez que je nais à peine. Mais un homme, à trente ans, joue sa
-vie; plus tôt, il se cherche; plus tard, il se surclasse. Acceptez cette
-formule qui n’est qu’une formule, chère vieille grande amie, et vous
-accepterez mieux que, vous ayant à peu près tout confié des secrets de
-ma jeunesse, j’aie pu vous dérober pendant quelque temps le secret de ma
-trentaine: il ne m’appartenait pas en toute propriété, et il me semblait
-capital, parce que je ne suis qu’un homme entre ces pauvres hommes qui
-voudraient bien qu’après tant de peines endurées pour l’attendrir, le
-bonheur ne fût pas une invention charitable des poètes.</i><span class="pagenum"><a name="page_15" id="page_15">{15}</a></span></p>
-
-<p>On ne prononce de certains mots qu’avec appréhension: bonheur est de
-ceux-là, et d’instinct on l’écrirait volontiers par une majuscule, si
-l’on ne redoutait pas aussi de le charger d’emphase. A mesure que
-l’humanité vieillit et que dans son progrès elle abandonne peu à peu les
-dieux successifs qu’elle a révérés sous différents noms, elle tend à ne
-plus se dissimuler qu’elle n’en eut réellement jamais qu’un seul et
-qu’elle n’en aura peut-être jamais d’autre; et c’est celui que les
-prudents n’osent pas nommer: le Bonheur. Mais on croit moins aux dieux
-peut-être qu’on n’aimerait à y croire, et, si les hommes étaient plus
-assurés que le bonheur fût de ce monde, ils le révéreraient avec une
-ardeur moindre.</p>
-
-<p>Pour ma part, j’ai laissé de ma laine aux buissons des sentiers où j’ai
-flâné. Je préférais d’abord les sentiers abrupts que le hasard emplit de
-surprises: mon imagination aimait à vagabonder, et l’univers s’ouvrait
-devant mes yeux comme un incunable aux gravures charmantes dont j’étais
-trop jeune pour apprécier la<span class="pagenum"><a name="page_16" id="page_16">{16}</a></span> saveur. J’y en trouvais une, que j’y
-mettais, je n’en disconviens pas; mais j’avais ainsi le tort d’être un
-enfant précoce. Je désirai trop tôt de savoir ce que signifiaient les
-dessins mystérieux qui couvraient sur deux colonnes la plupart des pages
-de ce magnifique exemplaire du <i>Jardin de Plaisance</i> que mon père
-m’avait abandonné généreusement. Hélas! je lus trop, je ne m’en tins pas
-au <i>Jardin de Plaisance</i>, qui suffisait d’ailleurs à marquer ma
-destinée, et les livres les plus beaux ne sont gorgés que du
-désenchantement de leurs auteurs. On ne résiste pas à la tristesse
-qu’impose le génie. Elle enveloppe, elle prend, elle emporte. Loin
-d’affaiblir cependant, elle soutient et nourrit en quelque façon celui
-qu’elle envoûte. Et l’univers assombri ressuscite avec un charme neuf.
-Joies incomparables du pessimisme, danger séduisant, trébuchet des âmes
-jeunes, qui vous expliquera? Mais il faut avoir eu l’enfance difficile
-pour affronter sous de tels auspices les rigueurs attendues de la vie.</p>
-
-<p>A quinze ans, j’étais persuadé que le bonheur n’est pas de ce monde. Il
-m’avait manqué les caresses d’une mère, qui mourut en m’enfantant. Ce
-que j’apprenais des hommes peu à peu par les offenses involontaires
-qu’ils m’infligeaient, me rétrécissait le cœur. Le travail, où je me
-réfugiai, me sauva. A quinze ans, orphelin désemparé dans les remous de
-mon siècle, je niais à peu près tout. A vingt ans, j’étais moins
-ambitieux: je n’osais rien affirmer. Je déroutais seulement mon
-inquiétude à force de labeur. J’avais entrepris de représenter des êtres
-vivants, puis des rêves, voire des idées, dans des blocs d’argile que je
-pétrissais voluptueusement, car l’argile cède aux doigts comme un<span class="pagenum"><a name="page_17" id="page_17">{17}</a></span> corps
-de femme, et je m’attaquais à la pierre même, qui déconcerte autant
-qu’une âme de jeune fille. Si je compare mes déceptions à celles que
-doit éprouver un écrivain pour exprimer d’une matière aussi liquide que
-les mots tout ce qu’il sent ou tout ce qu’il pense, je peux me féliciter
-d’avoir choisi la sculpture. Mais satisfait, pouvais-je l’être? Toute
-œuvre réalisée est toujours inférieure au projet d’où elle sortit. Les
-artistes les plus grands sont les plus malheureux des hommes. J’ai
-souvent pleuré de n’être pas même un de ces artistes les plus grands.
-Dans ma vingtième année, j’ai souffert surtout parce que je doutais.</p>
-
-<p>Il me serait facile ici, pour les besoins de ma cause, d’intenter procès
-à mon époque. Je répudie ces subterfuges. Il est vrai que je suis né à
-un moment des siècles où l’orgueil de l’individu s’est trouvé débridé
-par cette espèce de divinisation laïque de l’être humain que la doctrine
-de Luther a fait accepter sous le masque du libéralisme, alors que, dans
-le même temps, par un retour curieux, les masses d’individus groupés que
-sont devenues les nations allaient se précipiter sans intelligence vers
-un gouffre au fond duquel devait se dissoudre la dignité méprisée de la
-personne humaine. Il est vrai que toute une génération, héritière d’un
-siècle de théories contradictoires, a été ballottée au milieu d’erreurs
-morales et métaphysiques excessives et déprimantes, et que, dans
-l’alternative où elle fut jetée, ou de l’acceptation d’un destin qu’on
-sentait provisoire si l’on croyait encore à la vertu des formules
-républicaines, ou du renoncement total à ces droits de l’homme qu’un
-peuple enthousiaste avait proclamés avec imprudence, si l’on songeait à
-résoudre<span class="pagenum"><a name="page_18" id="page_18">{18}</a></span> la question politique, dès lors quotidienne, par le socialisme
-ou la monarchie, elle fut une génération inquiète. Il est vrai que, dans
-de telles conjonctures où les égoïsmes du dehors et du dedans couvaient
-de vagues menaces, quiconque osait réfléchir n’osait rien entreprendre à
-long terme. Et les artistes mêmes, quantité négligeable au regard de la
-foule, élite submergée, burent le vin lourd des époques incertaines.
-Mais à quoi bon déclamer? Chacun de nous disparaît dans les tourbillons
-de l’Histoire, qui se rit de nos raisonnements. Je voulais relever sans
-plus que je suis de ceux qui ont grandi sous un ciel d’angoisse, qui ont
-pressenti tout jeunes qu’ils serviraient de gré ou de force à de grandes
-aventures nationales, qui ont prévu le peu de bonheur probable que le
-destin leur mesurait, qui eurent vingt ans aux abords de 1910, et qui
-allèrent vers leur destin, en se sachant écrasés d’avance, sans plainte,
-sans morgue, le regard droit, la bouche close, le cœur pantelant.</p>
-
-<p>Un mot me presse, que j’ai retardé, que je ne peux pas ne pas écrire: la
-guerre. 1914. La guerre. Chaque fois que j’écris ce mot redoutable, mes
-yeux se troublent, je pose ma plume, et je suis envahi de souvenirs. On
-a dit beaucoup de choses sur la guerre de 1914. On en dira beaucoup de
-choses encore. Elle nous domine. Moi qui la fis comme combattant dans
-les rangs de l’infanterie, moi qui la vis d’en bas, de tout près, de
-trop près pour en parler sans passion, je ne peux rien en dire, sinon
-qu’elle a du moins révélé brusquement à plusieurs millions d’hommes à la
-fois ce que c’est que le malheur. De calamité si étendue, on n’avait pas
-d’exemple. Tous les pays, ni tous les<span class="pagenum"><a name="page_19" id="page_19">{19}</a></span> hommes d’un même pays, n’en
-furent point frappés de la même manière. Mais les hommes qui en
-souffrirent le plus, ceux qui en furent les ouvriers enthousiastes ou
-contraints, je sais ce qu’ils ont retiré de l’épreuve. Ils sont mes
-frères, je les connais. Qui ne fut pas soldat à côté d’eux, ne les
-connaîtra jamais: ils ont, la guerre finie, gardé le silence et la
-dignité de leurs jours de misère. C’est qu’ils sont revenus des champs
-de la mort avec une vertu souveraine qui ne s’acquiert que par la
-souffrance: la pitié. Ces hommes ont vu l’épouvantable visage de la
-Gorgone: ils ont vu, je dis vu, senti, touché le malheur. Ils en
-demeurent imprégnés. Ils en demeurent pour toujours animés d’une
-émouvante tendresse. Ceux qui tuaient ont appris combien la mort est
-facile et la vie précaire: affreuse révélation, d’où leur vint le désir
-d’oublier tant d’horreurs encourues, et d’achever ce qui leur restait de
-vie, de vie précaire, dans la tendresse dont ils convoitaient le repos.</p>
-
-<p>Repos! Tendresse! Pitié! Vœu de tous les hommes, quelle que soit leur
-existence! Cris terribles du jour, quand amour est le cri déchirant de
-la nuit! Pseudonymes effrayés du dieu qu’on n’ose pas nommer de son vrai
-nom! De quel sinistre éclat ne retentissez-vous point dans le désert
-qu’est une âme humaine! Mais la divinité qui se dérobe est sourde, et la
-voix s’épuise qui la supplie, et le malheureux se retrouve en face de
-son malheur qu’il ne reconnaît plus ou qu’il ne reconnaît que pour s’en
-accuser. Hélas! à vouloir porter trop haut la cause de ses peines, on
-risque d’attirer sur soi le blâme et les sourires. Et quel mérite
-excuserait tant de présomption? Et ne saurons-nous<span class="pagenum"><a name="page_20" id="page_20">{20}</a></span> pas rester des
-hommes capables d’assumer leur part, leur grande part de responsabilité?
-Et n’aurons-nous pas le courage de subir humblement jusqu’au bout la vie
-que nous voulûmes?</p>
-
-<p>Comme tout le monde, je suis pour une grande part responsable du malheur
-de ma vie. J’étais revenu des champs de la mort; désormais je pouvais
-disposer de ma liberté. J’avais échappé par chance au hasard des
-batailles; la paix me rendait à mes travaux, à mes rêves, à mes projets,
-à mon art, peu importe dans quelles conditions. Sous un ciel délivré de
-ses nuages, je pouvais essayer de reprendre, à trente ans, une existence
-que pratiquement je n’avais pas encore commencée: je redevenais, je
-devenais enfin un homme, maître de son petit domaine. Je ne me dissimule
-pas que j’avais tout loisir de mener ma barque où il me plairait. Si je
-ne l’y ai pas menée, je n’accuse personne; je n’accuse que moi seul, que
-ma jeunesse tourmentée peut-être exposait aux faiblesses d’un cœur
-tendre. Mais comme je ne veux pas avoir l’air de tirer vanité de ma
-faute, j’ajouterai qu’il sied de me tenir compte aussi d’un élément qui
-entre dans presque toutes les combinaisons humaines: c’est le hasard.<span class="pagenum"><a name="page_21" id="page_21">{21}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">U</span>N enfant qui ne fut pas élevé par sa mère arrive à l’âge d’homme en
-méprisant les femmes, ou en les craignant, ce qui revient souvent au
-même. Tout jeune, je méprisais aussi les femmes, par précaution. C’est
-pourquoi je fus bouleversé par la première qui m’émut.</p>
-
-<p>J’avais dix-neuf ans, et je venais de recevoir des félicitations d’un
-vieux sculpteur, membre de l’Institut, mais grand artiste, pour une
-<i>Salomé</i> que j’avais soumise à son jugement et qu’il avait eu
-l’indulgence de regarder. La bonté de ce vieillard me stimula. Je crus
-avec moins d’incertitude que je pouvais suivre le chemin où je m’étais
-engagé. Je passai plusieurs semaines dans la joie. Je travaillais
-quatorze heures par jour, et je ne m’arrêtais que lorsque mes mains
-fatiguées ne m’obéissaient plus. Alors je souriais d’aise.</p>
-
-<p>Résolument, je m’étais mis de bonne heure à tailler mes projets en
-pleine matière définitive. Il me passionnait de jouer la difficulté; je
-comprends aujourd’hui que j’y cherchais un apaisement. Mais à cette<span class="pagenum"><a name="page_22" id="page_22">{22}</a></span>
-époque j’étais heureux de la peine que je me donnais, outre que je
-risquais, à chaque œuvre nouvelle, de dépenser en pure perte des sommes
-d’argent relativement importantes qu’il me fallait chercher ailleurs par
-des besognes commerciales. Je n’étais pas riche. Mon père, indifférent,
-m’avait abandonné dès mes premières paroles aux soins d’un oncle, du
-reste gêné, qui ne me pardonnait ni mes rêveries d’enfant ni
-l’antipathie que, jeune homme, j’avais montrée pour la médecine. Bref,
-comme je ne pouvais pas espérer un héritage que les débauches de mon
-père compromettaient fortement, je me suffisais en fournissant à
-d’industrieux intermédiaires soit des maquettes de statues que je
-retrouvais ensuite au Salon, corrigées ou respectées par quelqu’un de
-ces amateurs au nom illustre qui encombrent toutes les classes de l’art,
-soit des sujets achevés que des marchands répandaient à plusieurs
-centaines d’exemplaires en simili-bronze pour dégoûter évidemment de la
-sculpture les petits bourgeois provinciaux, soit encore des dessins de
-meubles hardis à l’intention des snobs, soit même des modèles de robes
-destinés aux couturiers du VIIIᵉ arrondissement. Ainsi je gagnais, non
-sans heurts, assez d’argent pour ne rien demander à mon oncle et pour me
-procurer de surcroît les blocs de pierre dont j’aventurais
-tranquillement le prix.</p>
-
-<p>Ces détails, sur lesquels j’ai l’air de m’appesantir, ne sont pas sans
-intérêt pour moi: je m’y révèle tout entier, consciencieux à la fois et
-téméraire. Mais j’en sortirai. J’hésite peut-être encore un peu de
-toucher à mon secret. Nous éprouvons tant de répugnance à nous laisser
-pénétrer! D’autres l’ont remarqué<span class="pagenum"><a name="page_23" id="page_23">{23}</a></span> avant moi: en France, et ailleurs
-aussi sans doute, dans tous les pays fiers de leur civilisation, un
-homme consent moins à paraître tel qu’il est que tel que paraissent être
-ceux qu’il appelle, d’un mot décisif, ses semblables. Par crainte du
-ridicule, fondement de toute société qui a souci de sa gloire, un homme
-cache qu’il est capable de n’être point pareil à ses voisins, et
-singulièrement quand l’amour est en jeu. On n’ignore pas que trois
-hommes réunis au fumoir, après dîner, ne sauraient causer que de femmes,
-et presque toujours de la façon la moins digne, comme s’ils éprouvaient,
-à rabaisser les indispensables compagnes de leurs joies et de leurs
-douleurs, le besoin trouble de s’avilir eux-mêmes. C’est une espèce de
-tradition, je le sais bien, et qui garde sa rigueur lorsque ces hommes
-sont à jeun; et je ne doute pas que chacun d’eux, pris à part, ne soit
-peut-être écœuré des propos qu’il recueillit avec complaisance ou qu’il
-tint lâchement; mais qui aurait le courage de se singulariser, dans
-cette bourgeoisie qui tend à devenir la classe unique de notre France,
-en avouant qu’il ne méprise ni les femmes ni l’amour? Irai-je affronter
-le ridicule sans quelques réticences?</p>
-
-<p>Je ne me crois certes pas foncièrement différent des hommes
-d’aujourd’hui. Ils peuvent sembler plus occupés de soucis plus
-immédiats, car il nous plaît assez de nous guinder. Quel homme n’a pas
-aimé cependant? Quel homme osera dire qu’il n’a pas tressailli, au moins
-une fois, à l’attrait d’une femme, à l’espoir de la conquérir, au regret
-de la perdre? Pourtant, lorsque je veux me remémorer quelle histoire
-d’amour m’a touché le mieux entre tant d’histoires<span class="pagenum"><a name="page_24" id="page_24">{24}</a></span> que les poètes nous
-ont contées, je m’en rappelle dix, vingt, trente, dont le personnage
-principal est une femme, et fort peu dont un homme soit le héros. Les
-poètes sont-ils à ce point timides? Et pourquoi, contre si peu
-d’interprètes trouvés dans le cours des âges par la passion de Tristan,
-la désolante aventure de Don Juan a-t-elle été si souvent reprise? Un
-homme ne peut-il faire figure sans déroger que de séducteur et de
-bourreau? La passion d’amour est-elle donc le privilège des femmes, ou
-les hommes la tiennent-ils, dans leur éternelle fatuité, pour une
-faiblesse qui les déshonore? Mais combien de malentendus ont dû naître
-entre les meilleurs amants, si l’un des deux résistait à sa franchise!</p>
-
-<p>Faut-il que je précise ici qu’en vieillissant, ou parce que j’aimai, je
-regardai l’amour avec des yeux sérieux? J’en eus la révélation
-nécessaire, au moment qu’un vieux sculpteur m’encourageait dans mes
-travaux et que peu à peu montait autour de moi l’appréhension d’une
-catastrophe universelle, deux choses propres à me faire perdre mon
-sang-froid ou à me précipiter aux pires erreurs. Encore est-il bon que
-je dise aussi sans plus attendre que ce n’est point sur le moment que je
-pris conscience de tout le pathétique de cette révélation. Le hasard
-seul, si l’on refuse comme moi d’y voir une volonté mystérieuse, me
-donna par la suite la vraie mesure de ce qui ne fut d’abord à peu près
-rien.</p>
-
-<p>Fier, comme s’il en eût été l’instigateur, du succès de ma <i>Salomé</i>, mon
-oncle m’avait invité à passer le mois de juillet dans sa petite villa de
-la côte normande. C’était une maisonnette fort simple, construite à peu<span class="pagenum"><a name="page_25" id="page_25">{25}</a></span>
-de frais en un temps où l’endroit n’était pas encore à la mode, et qui
-gagnait chaque année de la valeur parce qu’elle était bien située. Mon
-oncle songeait à la vendre pour en placer le bénéfice, qu’il supputait
-considérable, en viager. Il songea sans doute que la présence chez lui
-d’un neveu dont quelques journaux avaient parlé en termes flatteurs,
-rehausserait le prix de la maison et rappellerait l’attention des
-acquéreurs éventuels. Il m’invita. J’avais besoin de repos après mes
-récents excès de travail. Je m’y rendis, emmenant pour tout bagage une
-énorme valise de cuir fauve. J’ai oublié bien des choses moins
-anciennes. Je n’ai rien oublié des moindres circonstances de ce séjour
-chez mon oncle. Je les évoquai trop souvent depuis.</p>
-
-<p>M’y voici donc. Quel éblouissement! Nos voisins avaient une invitée, une
-vieille dame aux cheveux blancs, arrivée deux jours avant moi. Mon oncle
-la connaissait à peine, mais il connaissait intimement les voisins,
-bourgeois cossus, industriels retirés des affaires. Tous m’accueillirent
-avec un intérêt qui m’eût paru exagéré, car au milieu de mes plus vives
-ardeurs j’ai toujours gardé le sentiment du ridicule, si je ne m’étais
-pas ému tout à coup de me trouver devant la nièce de la vieille dame,
-une jeune fille dont le moins que je puisse dire, ou redire, est qu’elle
-me bouleversa.</p>
-
-<p>Je redirai que j’avais dix-neuf ans. Elle en avait quinze ou seize. La
-beauté féminine était en quelque sorte de mon commerce familier. Réduite
-en ses éléments par mes études, admirée dans les innombrables
-représentations que nous ont transmises les siècles, vue sur tant de
-corps de modèles que j’avais eus sous<span class="pagenum"><a name="page_26" id="page_26">{26}</a></span> les yeux, détaillée et
-reconstituée par mes mains, elle ne pouvait guère m’offrir d’autre
-surprise que celle qu’offre toujours à un artiste une beauté vivante. Ce
-n’est donc point par sa seule beauté que cette jeune fille me frappa, et
-je l’affirme aujourd’hui d’autant plus calmement qu’il me souvient que
-je ne pensai pas à l’examiner comme j’avais coutume d’examiner
-d’instinct toute femme belle que je rencontrais. Mais je n’affirme pas
-que je ne la jugeai pas d’ensemble plus belle que les autres femmes.
-J’eus seulement l’impression très nette qu’elle était différente, qu’il
-y avait d’une part les autres femmes, toutes les autres femmes, et
-d’autre part cette jeune fille. Et qu’elle fût jeune fille et non point
-femme, c’est une distinction que je ne fis pas non plus d’abord.</p>
-
-<p>J’étais allé chez mon oncle pour y prendre du repos. J’y trouvai
-l’amour. Au milieu de mes longues promenades à pied dans la campagne et
-des heures que je restais assis au fond de notre jardin à épier des
-sorties ou des rentrées qui me troublaient chaque fois, je connus que
-j’aimais. Un pareil événement donnait un démenti formel à mes opinions.
-Mon pessimisme d’adolescent avait fondu soudain. Était-ce possible? J’en
-demeurais charmé.</p>
-
-<p>Je voyais souvent la jeune fille. Nous causions. Elle me parlait
-librement de toutes choses. Nous discutions aussi parfois, et j’étais
-ravi lorsqu’en fin de compte je m’apercevais que nous avions tous deux
-bien des goûts et des sentiments sinon identiques, du moins parallèles.
-Elle ne mettait dans nos entretiens aucune coquetterie. J’étais de mon
-côté toujours en surveillance. Rien ne trahissait, je le crois encore,<span class="pagenum"><a name="page_27" id="page_27">{27}</a></span>
-que j’eusse pour elle le moindre penchant, et rien ne me permettait de
-supposer qu’elle en pût avoir pour moi.</p>
-
-<p>Le charme durait depuis quinze jours, quand, un dimanche matin, mon
-oncle entra dans ma chambre comme je m’éveillais à peine, et me dit sans
-détour:</p>
-
-<p>&mdash;Mon petit, tu vas me faire le plaisir de préparer ta valise et de
-filer par le train de midi trente.</p>
-
-<p>Mes yeux s’écarquillèrent.</p>
-
-<p>&mdash;Sois plus poli, continua mon oncle, et ne joue pas l’innocent avec
-moi.</p>
-
-<p>&mdash;L’innocent? demandai-je, véritablement étonné.</p>
-
-<p>&mdash;Ne m’interromps pas. Où te crois-tu donc? Je m’imaginais que, l’âge
-aidant, tu étais devenu sérieux. Mais je me suis trompé. En tout cas,
-que tu sois sérieux ou non, je ne tolérerai pas que tu profites de mon
-hospitalité pour abuser plus longtemps d’une gamine.</p>
-
-<p>&mdash;Moi? criai-je.</p>
-
-<p>J’avais rougi comme sous une gifle.</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ignore rien, articula mon oncle. Je viens de tout apprendre. Et
-l’on m’a prié de t’éloigner. C’est du propre!</p>
-
-<p>Le pauvre homme était plus confus que mécontent. Je l’assurai que
-j’avais été correct.</p>
-
-<p>&mdash;N’importe, conclut-il. Je veux croire que tu ne t’es pas conduit en
-goujat. Mais cette petite n’est plus la même depuis que tu es ici, et sa
-tante désire que l’aventure ne se prolonge point.</p>
-
-<p>&mdash;Je partirai, dis-je.<span class="pagenum"><a name="page_28" id="page_28">{28}</a></span></p>
-
-<p>Et je partis en effet par le train de midi trente, avec mon énorme
-valise de cuir fauve, sans avoir revu celle à qui je devais de si simple
-façon la révélation de l’amour. Toute ma vie allait dépendre de cette
-aventure minime.<span class="pagenum"><a name="page_29" id="page_29">{29}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">S</span>I j’essayais de réduire les sentiments divers que j’éprouvai pendant
-cette quinzaine de jours où plus rien n’exista pour moi que cette jeune
-fille tout de suite aimée, j’étais obligé de reconnaître qu’au fond de
-mon enthousiasme il n’y avait que de l’égoïsme.</p>
-
-<p>&mdash;Elle n’est plus la même depuis que tu es ici, m’a dit mon oncle,
-songeais-je dans le train qui m’emportait loin d’elle. Elle m’aimait
-donc? Elle aurait donc pu être à moi?</p>
-
-<p>Pensée mesquine, je le concède, où je retrouvais, non sans amertume, ce
-goût du triomphe et cette fatuité de propriétaire qui, soupçonnés
-seulement, m’avaient fait mépriser d’abord les hommes pour leur
-suffisance, et les femmes pour leur résignation. Mais je pensais presque
-aussitôt:</p>
-
-<p>&mdash;Qui sait si je n’aurais pas pu la rendre heureuse?</p>
-
-<p>Et je ne me jugeai pas plus beau d’avoir ainsi pensé: je ne voyais
-encore là que de l’égoïsme. Ce n’est que bien plus tard que je compris
-que mon dernier regret rachetait l’apparente lâcheté du premier, car on
-aime<span class="pagenum"><a name="page_30" id="page_30">{30}</a></span> quand on désire se dévouer; et ce n’est qu’à présent que je
-constate que j’aimai totalement d’emblée: je voulais faire le bonheur de
-celle qui eût fait le mien.</p>
-
-<p>Quelle dérision! Quel espoir! Quelle vanité! Même si tout ce qui nous
-vient du dehors ne nous empêchait pas de réaliser nos plus chers désirs,
-nous saurions nous en empêcher nous-mêmes, tant nous avons peu de soin
-de notre propre intérêt. Nous sommes tous égoïstes, mais nous poussons
-parfois l’égoïsme jusqu’à ne pas permettre que ce soit des autres que
-nous arrivent nos chagrins ou nos embarras. J’ai rêvé souvent de ce
-Prométhée que, pour le punir de son orgueil, le dieu des dieux enchaîne
-sur la montagne où un vautour lui déchiquetait le foie. Et je crois
-sincèrement que Prométhée eût refusé que son supplice prît fin par ordre
-du bourreau, ou même qu’il se le fût imposé, s’il avait prévu la
-décision du maître de l’Olympe. Mais ce sont des sentiments que nous
-n’osons pas avouer que nous avons, et nous préférons parler de fatalité.</p>
-
-<p>J’accorde que, dans cette aventure puérile, je ne soignai pas beaucoup
-mon intérêt. Je m’y conduisis proprement comme un sot. Et je me le
-reproche chaque fois que j’y reporte mes regrets. Tout en eût peut-être
-été si différent! Il m’aurait suffi d’un peu d’audace. J’en étais
-dépourvu. J’ai peut-être perdu toute ma vie en quinze jours, en une
-heure peut-être. Mais les regrets ne servent de rien.</p>
-
-<p>L’admirable, ou le naturel, c’est que, dans ces quinze jours où toute ma
-vie s’est louée, j’ai vécu comme dans un rêve. Nos promenades, nos
-entretiens, nos sourires, me paraissaient être tout ce que je pou<span class="pagenum"><a name="page_31" id="page_31">{31}</a></span>vais
-souhaiter. Pas une fois il ne me vint à l’esprit de situer dans l’espace
-et dans le temps celle qui enchantait mes heures. Je dévidai devant elle
-tous mes souvenirs d’enfance, toutes mes inquiétudes, toutes mes
-intentions; elle me connut sans avoir à le désirer. D’elle cependant je
-ne connus pas grand’chose. Elle se réservait, et je ne le remarquai pas
-tout de suite. Quand je m’avisai d’y prendre garde, après l’avoir
-quittée, j’y découvris une marque de pudeur, et donc d’amour, comme il
-me semblait que mes confidences étaient aussi une preuve d’amour, sur un
-autre plan. Car, en matière d’amour, il nous plaît de tout faire
-converger au centre de nos préoccupations, et de la façon qui nous est
-le plus favorable.</p>
-
-<p>Ces subtilités qu’ici j’étire comme si j’avais eu dès le début
-l’impression qu’elles devaient pour moi devenir capitales, je ne m’y
-suis pas arrêté longtemps. L’amour, on le sait, ne se nourrit que dans
-le loisir, et d’autre part il exige aussi la présence de l’objet aimé,
-ou du moins l’espoir d’une présence.</p>
-
-<p>Pour moi rien de tel. Je n’avais que dix-neuf ans, j’y insiste; j’étais
-pauvre, obligé de travailler pour subsister et pour subvenir en même
-temps aux exigences de ma passion de sculpteur. Revenu piteusement à
-Paris, je ne pus pas m’offrir le luxe de ruminer mes regrets. Le
-travail, on ne l’a pas assez dit, est un grand médecin. Je m’y livrai.
-Ce ne fut pas néanmoins sans quelque gêne. Il y avait en moi comme un
-malaise que je n’avais jamais ressenti, et je ne m’en suis débarrassé
-qu’en l’analysant. On est à moitié guéri quand on sait de quoi l’on
-souffre. L’Église catholique n’a probablement institué la confession que
-pour<span class="pagenum"><a name="page_32" id="page_32">{32}</a></span> amener ses fidèles à s’interroger et par suite à se mieux
-conduire; Socrate ne préconisait pas d’autre méthode; on n’a pas encore
-étudié d’assez près l’influence de la morale socratique sur la morale
-chrétienne, par où le monde moderne se relie à l’ancien; mais laissons
-ces problèmes. A dix-neuf ans, je n’avais point tant réfléchi, et tout
-en me penchant sur moi-même comme sur un modèle que j’examinerais avant
-de le reproduire, je m’instruisais de l’expérience des autres.</p>
-
-<p>Je lus alors un ouvrage d’aspect didactique et personnel qui m’éclaira
-soudainement. Il traitait de l’amour. Une phrase en jaillit entre toutes
-pour moi. Je l’ai répétée si souvent que je la sais encore sans faute:
-«L’homme qui a éprouvé le battement de cœur que donne de loin le chapeau
-de satin blanc de ce qu’il aime est tout étonné de la froideur où le
-laisse l’approche de la plus grande beauté du monde.» Il ne m’en fallut
-pas davantage. C’est qu’il m’était nécessaire que la plus grande beauté
-du monde, que la simple beauté ne me laissât plus indifférent. Au risque
-de me faire honnir par toutes les femmes, s’il y en avait d’assez
-patientes pour lire ma confession, j’avoue que j’employai toute mon
-énergie à me délivrer du fantôme de ma petite bien-aimée. Et j’avoue
-aussi que j’y parvins sans trop d’efforts, car la vie qui nous entraîne
-efface peu à peu, en les remplaçant par d’autres, souvent moins
-précieuses, les plus charmantes visions dont nos regards sont pleins.</p>
-
-<p>Un mois après l’avoir perdue, je ne souriais plus qu’avec
-attendrissement quand je pensais à ma petite bien-aimée, et j’étais
-content de moi. J’allais jusqu’à m’admirer.<span class="pagenum"><a name="page_33" id="page_33">{33}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tu aurais peut-être fait son malheur, me disais-je.</p>
-
-<p>D’autres fois, plus égoïstement, je me disais:</p>
-
-<p>&mdash;La connaissais-tu?</p>
-
-<p>Et d’autres fois, raisonnable, je me demandais comment j’avais pu
-divaguer à ce point, car mon oncle m’avait bien dit qu’elle n’était plus
-la même depuis qu’elle m’avait rencontré, mais il ne m’avait ainsi
-rapporté que les impressions de la vieille tante, et rien ne prouvait
-que la nièce eût pour moi les sentiments qu’on m’avait fait l’honneur de
-lui prêter.</p>
-
-<p>Bref, ma passion s’éteignit comme le jour s’éteint au large sur la mer,
-avec des couleurs violentes qui s’atténuent de teintes par ci par là
-fort douces avant de capituler sous la nuit irrésistible.</p>
-
-<p>Ma nuit fut sans étoiles et sans lune. Ah! pauvre petite bien-aimée!
-pauvre amour! pauvre passion! pauvres rêves de bonheur! pauvres rêves!
-Je m’étais réfugié dans le travail. Il m’avait repris. Fiévreusement,
-comme si mes jours avaient été comptés, j’accumulais ébauches, plans,
-projets, notes, indications, croquis, pochades, comme si j’étais
-condamné, avant de disparaître pour toujours, à laisser au monde la
-preuve que je méritais de vivre plus longtemps. Une autre fièvre
-m’exaltait, dès le soleil couché, mais avec moins d’ardeur. Les quelques
-amis que j’avais étaient comme moi. Nous cherchions vainement à trouver
-du plaisir là où nos aînés se vantaient d’en avoir trouvé. Nous allions
-de brasserie en brasserie, de bar en bar, de cabaret en cabaret. Nous
-buvions sans goût en essayant de nous distraire au son de musiques
-exotiques dans les boîtes de Montmartre. Nous achevions désespérément
-nos débauches dans des chambres d’hôtel avec<span class="pagenum"><a name="page_34" id="page_34">{34}</a></span> des filles respectueuses
-que nous ne méprisions pas, mais qui ne nous satisfaisaient point. Nous
-parlions d’art, de politique, beaucoup plus de politique, hélas, que
-d’art, et c’est notre génération pensive qui, longtemps avant la guerre,
-a vu la fin de cette vie montmartroise que nos pères ont dangereusement
-illustrée.</p>
-
-<p>Ces nuits des samedis de 1911, comment les oublierais-je? Je les passais
-presque toutes avec des soldats venus à Paris en permission de
-vingt-quatre heures. Moi-même je me préparais à endosser l’uniforme
-militaire. Mais alors même que je n’avais pas encore servi, je savais
-d’avance tout ce que le mot pathétique comporte d’obligations et de
-renoncements. Il n’est rien de tel que d’être soldat pour s’affranchir
-bon gré mal gré de tout orgueil et pour admettre qu’un individu ne
-compte guère dans une société. Quelle atroce grandeur dans le geste
-unanime de plusieurs milliers d’hommes qui se courbent sans murmurer
-sous le devoir dont ils n’auront rien à attendre pour la plupart! C’est
-peut-être la seule excuse d’une démocratie, cet élan d’abnégation de ses
-jeunes hommes. Il serait trop monstrueux que, non contente de les
-exposer par incurie au sacrifice, elle pût les y précipiter de force
-tous.</p>
-
-<p>Comme il est loin, le souvenir, même faible, de ma petite bien-aimée!
-Quand je repasse en revue les événements de ces années lourdes, je n’y
-découvre aucune place pour elle. Moi, qui lui avais donné toute son
-importance, j’y tiens déjà si peu de place. Un reste d’orgueil qui
-s’obstine m’y situe encore avec trop de complaisance, comme un point à
-peine perceptible à mes yeux attentifs. Mais, tout bien pesé, je ne
-re<span class="pagenum"><a name="page_35" id="page_35">{35}</a></span>prends conscience de tant d’épreuves que par le réveil de quelque
-douleur dont chacune m’accable et m’étonne chaque fois. Est-ce moi qui
-ai pu m’évader de ces années d’épouvante? Est-ce moi qui respire encore,
-qui sens encore mon sang battre à mes poignets, qui pense encore, qui
-souffre encore? Est-ce moi qui peux avoir encore des souvenirs?</p>
-
-<p>Quand j’ai dû revivre parmi les vivants, dans ce désordre général qui a
-suivi les prodigalités innombrables de la guerre, je ne me suis pas
-reconnu. J’avais commencé de lire un beau livre, assez triste; j’avais
-noté au passage un épisode fort petit dont j’étais resté fort peu de
-temps ému; et puis j’avais fait une maladie grave, très grave, mortelle;
-et puis j’entrais soudain en convalescence. Tout me semblait nouveau
-autour de moi, jusqu’à mon métier, jusqu’à mes plus vieux projets que je
-prenais pour ceux d’un autre, jusqu’à ce désir de gloire que je doutais
-d’avoir pu jamais imaginer, jusqu’à cette crainte de la mort que j’étais
-humilié d’avoir pu concevoir. Qu’est-ce donc qui m’attendait chez moi?
-Rien. Au cours de la tourmente, j’avais perdu mon père, mon oncle, mes
-meilleurs amis que je chérissais davantage; j’avais perdu ma dernière
-illusion, celle qu’il fût digne d’un homme de s’épuiser pour embellir la
-cruelle vie quotidienne des autres hommes. J’étais véritablement un
-convalescent désolé.</p>
-
-<p>La vie eut raison de mon apathie. Peu à peu, et des amis nouveaux y
-aidant, je retrouvai le goût de mon métier. Le travail m’avait déjà
-sauvé du désespoir où trop de livres amers m’incitaient pendant mon
-enfance morose. Le travail me sauva de la résignation<span class="pagenum"><a name="page_36" id="page_36">{36}</a></span> périlleuse que
-j’avais tirée de la guerre. Mais, pour me rendre à mon destin d’homme,
-qui n’est que de souffrir de maux à sa taille et dont il est presque
-toujours l’artisan vaniteux, il fallait que l’amour enfin me fût révélé
-sous ses espèces les moins favorables.<span class="pagenum"><a name="page_37" id="page_37">{37}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">Q</span>UE la vie soit plus forte que nous et qu’elle triomphe lentement de nos
-résolutions, je ne suis pas le premier à l’avoir éprouvé. Les grands
-destins sont rares. Pour le commun des hommes, poussière enlevée par le
-vent, rien n’est durable, ni la joie, ni la paix, ni la douleur.</p>
-
-<p>Il serait trop beau que la courbe d’une existence humaine fût
-harmonieuse. Si l’on tenait quelque part un registre des feuilles de
-température de nos péripéties morales, quelle collection de lignes
-tourmentées ne s’offrirait pas aux curieux? De cet amas de singularités,
-le philosophe peut déduire quelques réflexions relativement peu
-nombreuses qui lui permettent d’établir une règle de vie des
-collectivités; car, plus on considère les choses de haut, plus elles
-semblent être simples et tendre vers une espèce d’unité dont les
-politiques font leur profit. Mais si l’on regarde au contraire chacun
-des individus de la collectivité, tout y paraît complexe, imprévisible,
-fantasque et décourageant. Et c’est une des merveilles de ce monde<span class="pagenum"><a name="page_38" id="page_38">{38}</a></span> que
-tant de diversités si décevantes en particulier se fondent dans un tout
-dont le contemplation satisfait les sages, amis de l’ordre. De là le
-sourire amusé qu’ils ont en face de nos révoltes s’ils nous observent
-dans l’ensemble, ou la pitié qui les étreint s’ils nous examinent en
-détail. L’un d’eux m’enseigna que, pour lui, dès qu’il s’agit d’un être
-humain, une seule constatation s’impose: c’est que tout est possible. Sa
-formule sans hardiesse a du moins le mérite de n’être pas à la merci de
-la mode et de faire une place large à l’indulgence.</p>
-
-<p>Au mois de janvier 1920, je me contentais des raisons de vivre que peut
-avoir un homme sans famille qui vient d’échapper à un désastre et qui
-s’aperçoit qu’à trente ans, déjà vieux, quand toute œuvre d’art exige un
-temps si long, il n’a même plus d’ambition pour le stimuler. Comme je
-n’ai point souci de me poser en héros, je répète que je me confesse en
-pleine sincérité. J’abandonne mon cas aux moralistes, s’il en vaut la
-peine. Je leur saurais gré néanmoins d’essayer de me comprendre avant de
-me foudroyer ou de m’absoudre: ce seul effort que je leur demande est à
-peu près le seul que puisse demander un homme à un autre homme, faute de
-quoi le premier venu s’érige en juge tranchant, alors que nous avons
-tous besoin d’être compris et non jugés. Mais poursuivons.</p>
-
-<p>Au mois de janvier 1920, j’allai chercher dans le Midi un peu de soleil
-et un peu de réconfort. Paris tout entier semblait chercher lui aussi
-son équilibre. Les premiers mois de la paix s’écoulaient difficilement.
-Des menaces politiques agitaient le pays. Trop de malheureux impatients
-faisaient craindre une révolu<span class="pagenum"><a name="page_39" id="page_39">{39}</a></span>tion populaire que l’exemple de la Russie
-bolcheviste rendait attrayante pour les uns et fatale pour les autres,
-par contagion. De grands procès nés de la guerre mettaient au premier
-plan trop d’ignominies et de suspicions. Dans le même temps, on sentait
-que les Alliés sournoisement, comme de simples individus égoïstes, se
-disputaient les dépouilles d’une victoire qu’ils contribuaient à
-diminuer. A la faveur du désarroi général, les gens d’affaires
-opéraient. Les banques se multipliant devenaient autant de baraques de
-pari mutuel pour ces courses au billet de cent francs où se ruait la
-foule. Et, si j’ai dit que, dans la période d’angoisse qui précéda la
-guerre, les artistes avaient bu d’un vin lourd, ils ne burent après la
-paix signée que de l’eau. Les moins pauvres sont descendus à la misère.
-Il faut que l’amour de la beauté soit bien naturel pour que plus
-d’artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, poètes, ne se soient pas
-jetés dans l’épicerie rémunératrice. Mais chacun d’eux besogna comme il
-put, et l’art français n’a pas capitulé.</p>
-
-<p>Pour ma part, j’emportais à Nice deux commandes que m’avait données un
-éditeur d’ouvrages de luxe dont la furie était presque étale: je devais
-lui rapporter en avril quinze aquarelles destinées à une <i>Aphrodite</i> de
-Pierre Louÿs, et trente dessins au crayon noir pour une édition in-4º
-des <i>Croix de Bois</i> de Roland Dorgelès qu’un prix de littérature venait
-d’imposer à l’attention du public. Je n’étais pas en effet un sculpteur
-de l’école cubiste, mes pierres ne forçaient pas l’intérêt aveugle des
-nouveaux-riches, et je gagnais ma vie par des expédients tout de même
-honorables. Ainsi, parmi d’autres ouvrages qui m’avaient été proposés,
-j’en<span class="pagenum"><a name="page_40" id="page_40">{40}</a></span> avais retenu deux à mon goût, et je comptais illustrer l’un avec
-mes rêves d’artiste impénitent et l’autre avec mes souvenirs douloureux.</p>
-
-<p>A Nice, la fièvre de ces premiers jours de 1920 était moins ardente. Et
-puis, à Nice, il y a du soleil en hiver et il y a la Méditerranée.
-Quiconque y passa, retrouvera sous ma réserve toutes ses impressions de
-cette unique Baie des Anges, comme au rappel de trois accords plaqués
-sur un piano remontent en mémoire toutes les splendeurs assoupies d’une
-sonate. Quant à celui qui n’a pas fait séjour sur cette côte, il
-admettrait mal, si j’essayais de l’analyser par des mots trop précis,
-l’émotion qui tombe pour moi du ciel méridional sur l’eau sans reflux. A
-Nice, toutes les choses, tous les gens, toutes les joies, tous les
-soucis, prennent une couleur spéciale. L’air qu’on y respire anesthésie
-en quelque sorte, et libère à la fois les moindres possibilités du
-sentiment. Ce n’est que sous l’influence de l’opium que j’éprouvai de
-comparables délices. Et n’est-ce point une retraite par excellence que
-celle où je pouvais espérer de goûter un bon repos propice à mon
-travail?</p>
-
-<p>Tous les matins, j’allais m’asseoir au soleil, devant la mer, un peu à
-l’écart de l’endroit où la plus grande partie des hivernants se tient.
-Je ne me lasse pas de regarder la mer: elle ne se ressemble jamais; elle
-est mouvante; on la pétrit, dirais-je, des yeux, et tant de songes
-complaisants naissent comme une écume fragile de ses agitations! Elle
-est inépuisable et capricieuse.</p>
-
-<p>Un matin, j’aperçus de loin que le banc où j’avais coutume de m’asseoir
-était occupé. J’eus un mouve<span class="pagenum"><a name="page_41" id="page_41">{41}</a></span>ment de mauvaise humeur. Comme tous les
-hommes, je suis aussi pour bien des choses un homme d’habitudes. Il me
-déplut que mon banc ne fût pas libre ainsi que chaque jour. Je l’avais
-pourtant choisi en dehors de la zone fréquentée par les promeneurs
-ordinaires, et il m’était devenu le seul banc possible de tout le
-rivage. Or une femme était assise sur mon banc. Jeune ou vieille, je ne
-le distinguais pas, à cause de son ombrelle ouverte. Mais la question
-piqua ma curiosité, et ma mauvaise humeur s’oublia.</p>
-
-<p>Comme je m’approchais, elle se leva et fit trois pas pour s’accouder au
-garde-fou qui borde la promenade. Je jugeai qu’elle était jeune et sa
-silhouette me plut.</p>
-
-<p>&mdash;Pourvu qu’elle ne s’en aille pas! me dis-je.</p>
-
-<p>J’avais envie de la voir de près. Elle m’était encore cachée par son
-ombrelle. Je m’amusai de ma curiosité. Ma mauvaise humeur première céda
-sans trop de peine.</p>
-
-<p>J’arrivais à mon banc. Je m’assis. J’avais manœuvré de manière à ne me
-pas faire remarquer. Je souriais de la surprise que je causerais à
-l’inconnue qui m’avait d’abord offensé.</p>
-
-<p>Je n’attendis pas longtemps. L’inconnue se retourna. Je la vis. Fit-elle
-un geste? Je serais incapable de l’affirmer. J’avais au moment même
-tressailli. Elle eut l’air gêné, mais elle reprit sa place sur le banc à
-côté de moi. Elle regardait vers le large. Je la regardai. Il me
-souvient que j’entendis alors le bruit des vagues déferlant contre les
-rochers à ma droite et des cris d’enfants qui jouaient sur la plage, à
-quelques mètres au-dessous de nous.</p>
-
-<p>Mon trouble durait.<span class="pagenum"><a name="page_42" id="page_42">{42}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Elle? me disais-je.</p>
-
-<p>En cette jeune femme je croyais retrouver, transformée certes et
-différente, mais non point tellement, ma petite bien-aimée de jadis.
-Mais aussitôt je m’étonnai d’avoir gardé si net le souvenir d’une petite
-fille qui avait si vite disparu de ma vie. A la vérité, c’est plutôt le
-souvenir de la petite fille qui se ranimait grâce à cette jeune femme.
-Le visage oublié se recomposait en ma mémoire à l’aspect du visage que
-j’avais devant les yeux.</p>
-
-<p>La curiosité fut trop forte. Après quelques phrases maladroites qui ne
-sont pas à mon honneur et que je ne rapporterai pas, mais qui
-m’encouragèrent par leur propre ineptie, je fis part de mon étonnement à
-ma voisine.</p>
-
-<p>Elle eut un sourire satisfait.</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment, dit-elle, vous m’avez reconnue tout de suite?</p>
-
-<p>Je ne sais pas quelle expression eut mon sourire. Mais il me semble que
-je ne le maîtrisai pas.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne m’aviez donc pas oubliée? disait-elle.</p>
-
-<p>Elle parlait sans élever la voix, ce qui accentue l’émotion qu’on
-provoque et qu’on ressent.</p>
-
-<p>Oubliée?</p>
-
-<p>Spontanément, car en la retrouvant je me retrouvais tout d’un coup tel
-que j’étais quand j’avais dû la quitter, je lui contai les vicissitudes
-des dix dernières années de ma vie. Chose étrange, je n’avais aucune
-honte à me montrer devant elle sans déguiser rien, ni ma volonté de
-l’oublier, ni l’oubli que tant d’événements plus grands que nous
-m’avaient procuré, ni la joie qui me soulevait depuis que je la
-revoyais;<span class="pagenum"><a name="page_43" id="page_43">{43}</a></span> mais, tout en parlant, je sentais que je parlais d’un passé
-mort. Était-ce son attitude qui me poussait à développer mes souvenirs
-sans lui donner le temps de placer un mot qui eût rompu le charme?</p>
-
-<p>Elle ne souriait plus que rarement, et avec une nuance de mélancolie.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi! dit-elle. Vous n’avez aimé que moi?</p>
-
-<p>&mdash;Vous seule.</p>
-
-<p>&mdash;C’est affreux, dit-elle si bas que je la devinai plutôt que je ne
-l’entendis.</p>
-
-<p>Le silence qui succéda nous séparait. Je sentis que j’aurais tort de
-rien demander. Elle aussi était demeurée telle que jadis, réservée quand
-j’étais confiant. Mais je soupçonnais que son silence d’à présent
-approfondissait encore davantage sa réserve d’autrefois.</p>
-
-<p>&mdash;C’est affreux, dit-elle de nouveau.</p>
-
-<p>Et je crus qu’elle allait parler à son tour.</p>
-
-<p>Mais brusquement, par l’escalier qui menait à la plage et s’ouvrait près
-de nous, apparurent en criant deux garçonnets.</p>
-
-<p>&mdash;Mes enfants, me dit-elle.</p>
-
-<p>Un homme les suivait.</p>
-
-<p>&mdash;Mon mari, me dit-elle.</p>
-
-<p>Elle se leva, me prit par la main, et me présenta.<span class="pagenum"><a name="page_44" id="page_44">{44}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">U</span>N regard de la femme qu’on aime a souvent plus de force persuasive que
-les raisonnements le mieux conduits. Un regard m’empêcha de céder à
-l’envie que j’avais peut-être de fuir. Ma docilité fut tout de suite
-complète.</p>
-
-<p>Malgré la surprise, je fis tête à ce mauvais coup du sort, et je
-prononçai quelques mots qui ne trahirent point mon embarras. Je
-m’arrangeai cependant de façon que l’entretien ne se prolongeât pas
-outre mesure.</p>
-
-<p>&mdash;J’aurai plaisir à vous revoir, me dit le mari.</p>
-
-<p>J’étais déconcerté. J’étais surtout mécontent d’avoir avoué sans
-hésitation comme j’avais aimé et d’avoir insinué même que j’aimais
-toujours, ce qui n’était pas certain. Quelle faute j’avais commise! Et
-pour quel résultat? Qu’avais-je appris en retour?</p>
-
-<p>Je marchais le long de la mer à pas lents. Je tournais le dos à la
-ville. Je détestai soudain ce ciel parfaitement pur que, comme tous les
-malheureux, j’accusai de son indifférence. J’aurais voulu qu’une<span class="pagenum"><a name="page_45" id="page_45">{45}</a></span>
-tempête secouât la mer trop bleue et lutter contre le vent déchaîné.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est à un autre, me disais-je, elle est à un autre qui la rend
-heureuse. Elle a l’air heureux, elle a deux enfants, elle est à un
-autre.</p>
-
-<p>Qu’elle m’eût été dérobée, voilà le chagrin qui me dominait. Jamais
-autrefois, aux heures de mon éblouissement, je n’avais imaginé qu’elle
-pût être mise nue, même par moi; c’est une pensée qui ne m’avait pas
-touché. Après dix ans, quand je la retrouvais, d’équivoques images se
-formaient devant moi. Elle était très belle. Je la voyais nue, et elle
-consentait d’être à un autre. Je me rassasiais du plaisir répugnant de
-me la représenter souillée dans les bras de l’autre. Je la méprisais.
-Mais de nouvelles pensées m’envahissaient, plus atroces.</p>
-
-<p>&mdash;Consentir? me disais-je. Souillée? Tu n’as donc pas compris qu’elle
-l’aime?</p>
-
-<p>Mon découragement s’appesantit. Elle l’aimait? Alors je me les
-représentai tous les deux côte à côte qui rentraient derrière leurs
-enfants en riant de moi. Elle l’aimait. Elle lui répétait sans doute ce
-que je lui avais confié. Je crus l’entendre dire, lui:</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre type!</p>
-
-<p>Et je les vis d’avance mettre à profit, le soir même, dans le lit
-conjugal, le hasard qui m’avait placé sur leur route pour fouetter leur
-amour. Elle triompherait d’être aimée par deux hommes, et il
-s’enorgueillirait de la posséder.</p>
-
-<p>Je ne pus m’empêcher de sourire, non pas de lui qui tenait son rôle de
-mâle, mais d’elle qui chantait trop tôt victoire. Aimée par moi, elle?
-Oui, jadis,<span class="pagenum"><a name="page_46" id="page_46">{46}</a></span> quand elle était petite fille et quand je n’étais pas un
-homme. Mais à présent? Lui avais-je donc donné tant d’assurances que mon
-amour d’autrefois eût persisté?</p>
-
-<p>Cette pensée, hélas, m’arrêta. J’aurais dû l’éluder. Il est dangereux de
-remuer les vieux sentiments engourdis. Il est dangereux de réveiller les
-vieux désirs qui ne furent pas satisfaits. J’essayai de tricher avec
-moi-même, de m’objecter des <i>mais</i> et des <i>cependant</i>; j’avais honte de
-me laisser convaincre; je n’osais pas reconnaître que mon amour rajeuni
-s’imposait de plus en plus à moi à mesure que je tâchais de le refouler.
-Pourtant j’aimais.</p>
-
-<p>Las de marcher droit devant moi, je m’aperçus que j’étais loin de la
-ville. J’entrai dans une auberge. Deux ouvriers maçons y achevaient de
-déjeuner. Je me fis servir du jambon, du fromage, et une bouteille de
-vin gris.</p>
-
-<p>Dans ce pauvre décor d’une salle d’auberge à peine propre, mon chagrin
-me parut dérisoire. Amèrement, je me divertis à en saper pour moi-même
-le pathétique. Cœur sensible, ô cœur naïf, t’ai-je assez torturé?
-T’ai-je assez piqué d’ironie? Mais est-ce un si bon moyen de se moquer
-de soi-même? L’ironie, arme des lâches et défense des autres, ne tue que
-les faibles. La mienne me blessa profondément: il est toujours cruel de
-perdre des illusions, et d’abord celles qui sont d’amour-propre, et je
-me rendis compte que je m’étais exagéré la grandeur de ma souffrance.
-N’est-ce pas en effet une espèce de volupté trouble que l’on goûte à se
-croire le plus malheureux des mortels, ou simplement très malheureux?
-Mais, tout bien considéré, je repris conscience de la médiocrité<span class="pagenum"><a name="page_47" id="page_47">{47}</a></span> de mon
-aventure. Et je sortis plus calme de l’auberge.</p>
-
-<p>Il n’en restait pas moins vrai que j’aimais, et que j’aimais une femme
-que rien ne me permettait d’espérer atteindre. Elle appartenait à un
-autre. Je ne songeais pas à rivaliser avec lui. Il n’avait rien en
-apparence du mari qu’on peut se flatter d’évincer: il n’était pas vieux,
-il n’avait pas l’air d’un imbécile, et physiquement il était ce que les
-femmes ont coutume d’appeler un bel homme, en quoi je devais lui
-abandonner le pas. Toute entreprise de conquête eût été vaine de ma
-part. En outre, ni jadis, ni aujourd’hui, celle que j’aimais ne m’avait
-livré le moindre indice qu’elle fût prête à recevoir mon amour.</p>
-
-<p>Que de complications surgissaient au moment où je me croyais en
-sécurité! Je n’avais plus d’autre souci que de vivre au jour le jour en
-travaillant dans la modeste retraite que j’avais élue; je me soutenais
-de ces souvenirs ardents; j’assistais non sans quelque plaisir furtif
-aux ambitieuses agitations des gens qui m’entouraient, et je ne formais
-plus que d’humbles projets dont l’achèvement ne me semblait pas
-indispensable au bonheur du genre humain. Et tout à coup une femme
-venait remettre mon repos en question, une femme que j’avais aimée, puis
-oubliée, une femme dont je n’avais presque rien su, et dont je ne savais
-rien, sinon qu’elle n’était plus libre.</p>
-
-<p>Quand je rentrai dans la ville, c’était à l’heure où, le soleil se
-couchant, un froid brusque succède à la douceur d’un après-midi de
-printemps. Je pressai le pas. Une bise aigrelette soufflait sur le
-rivage. J’évitai de repasser par le bord de la mer.</p>
-
-<p>J’avais résolu de quitter Nice dès le lendemain matin;<span class="pagenum"><a name="page_48" id="page_48">{48}</a></span> je ne voulais
-plus rencontrer celle que je voulais essayer d’oublier de nouveau. Je ne
-me dissimulais pas que j’y parviendrais sans doute moins aisément que la
-première fois, mais je ne croyais pas qu’il y eût d’autre façon de
-résoudre le problème. Celle-là me semblait simple et naturelle: fuir et
-me distraire d’une pensée malheureuse.</p>
-
-<p>La porte de mon hôtel franchie, je me dirigeai vers le bureau du gérant.</p>
-
-<p>&mdash;Je partirai demain matin par le train de 8 heures, lui dis-je. Mes
-bagages seront prêts à 7 heures.</p>
-
-<p>&mdash;Bien, monsieur.</p>
-
-<p>J’allais sortir. Le portier m’attendait.</p>
-
-<p>&mdash;Une lettre pour monsieur.</p>
-
-<p>Je pris l’enveloppe comme si j’avais deviné. L’écriture, haute et mince,
-était d’une femme: je ne la connaissais pas. J’ouvris. Je lus:</p>
-
-<p>«<i>Soyez demain matin où vous étiez ce matin. Je désire vous y revoir.</i>»</p>
-
-<p>Une signature était inutile. Il n’y en avait pas. Mais ce trait seul
-révélait une femme qui réfléchit.</p>
-
-<p>Je relus le bref billet. Je n’y découvris rien. L’ordre de la première
-phrase, si sûr de lui, s’adoucissait par le désir de la fin, plus adroit
-ou plus tendre. Le moins que j’en pusse conclure était que cette femme,
-dont j’avais résolu de fuir le charme, savait ce qu’elle voulait et le
-cacher.</p>
-
-<p>Je dis seulement au gérant:</p>
-
-<p>&mdash;Contre-ordre, monsieur. Je ne partirai pas demain matin. Excusez-moi.</p>
-
-<p>&mdash;Bien, monsieur, répondit-il.</p>
-
-<p>Qu’avais-je de mieux à faire?<span class="pagenum"><a name="page_49" id="page_49">{49}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">E</span>N arrivant à l’endroit où je devais l’attendre, le lendemain matin,
-j’étais aussi calme que je pouvais souhaiter de l’être. J’avais réfléchi
-longuement pendant la nuit.</p>
-
-<p>Certes l’aventure était cruelle pour moi. Mais toutes mes aigreurs, mes
-rancunes et mes ironies, parce que je les avais disciplinées, faisaient
-place à une résignation dont je me félicitais. Et qui incriminer de mon
-infortune? Cette jeune femme qui ne m’avait jamais rien promis, à qui je
-n’avais jamais rien demandé, qui n’avait peut-être jamais eu soupçon de
-mes sentiments de jeune homme, et qui était parfaitement libre de
-disposer d’elle-même? En l’absolvant, je ne lui rendais qu’un hommage
-mérité. Elle demeurait toujours pour moi très haut, et, si je souffrais
-de la voir à un autre, j’avais enfin le sang-froid de l’estimer digne
-d’être heureuse, même à mon détriment. Aussi ne me proposais-je de lui
-rien dire qui désormais eût été une offense. Quelles que fussent à mon
-égard ses dispositions, je ne lui parlerais plus de mon amour: je ne
-vou<span class="pagenum"><a name="page_50" id="page_50">{50}</a></span>lais pas lui donner à rire ou à sourire, ou même, en mettant les
-choses au mieux, je ne voulais pas lui donner de remords. Sa vie s’était
-engagée loin de moi; je n’avais plus qu’à m’éloigner de sa vie. Et
-j’étais décidé à disparaître avant d’apprendre de sa bouche ce qu’elle
-avait à m’annoncer. N’allait-elle pas m’en prier, en effet?</p>
-
-<p>Elle était vêtue de laine blanche, quand je l’avais rencontrée la veille
-par hasard. Elle vint à notre rendez-vous avec un grand manteau noir de
-fourrure.</p>
-
-<p>Je la regardais venir. Mon cœur battait.</p>
-
-<p>Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de moi, elle ouvrit son
-manteau des deux pans sur une robe d’un mauve exquis.</p>
-
-<p>&mdash;Vous rappelez-vous? me dit-elle sans autre préambule. Vous me
-préfériez en mauve jadis, et j’avais une robe à peu près pareille lors
-de notre dernière promenade. Vous vous rappelez?</p>
-
-<p>&mdash;Il m’en souvient, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Mon mari déteste le mauve, dit-elle.</p>
-
-<p>Puis:</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt. Les enfants me suivent. Nous
-n’avons pas beaucoup de temps à nous. Marchons, voulez-vous bien?</p>
-
-<p>Je me mis à son pas. J’étais anxieux. Ce début ressemblait si mal à ce
-que j’avais cru qu’il serait! Qu’avait-elle dit? Que son mari détestait
-le mauve; mais elle en portait; et elle s’en était vêtue aujourd’hui
-comme au jour de notre dernière promenade, parce que je la préférais
-jadis ainsi. Voulait-elle donc me faire entendre qu’elle était moins à
-son mari que je ne l’avais pensé? Ou quelle comédie me préparait-elle?
-Il y<span class="pagenum"><a name="page_51" id="page_51">{51}</a></span> avait pourtant une certaine émotion dans sa voix.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez. Vous m’avez découvert des choses navrantes.</p>
-
-<p>J’eus un geste vague.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez-moi, dit-elle. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas savoir. Si
-j’avais su... Non, laissez-moi parler.</p>
-
-<p>Je n’objectai rien. J’avais résolu de ne plus me trahir comme j’avais eu
-l’imprudence de le faire, la veille. Mais l’entretien prenait un tour
-imprévu qui risquait de m’égarer. Quelle maîtrise de soi ne faut-il pas
-pour résister à la voix caressante d’une femme qu’on aime? Le silence
-qui me fut imposé me tira d’embarras.</p>
-
-<p>&mdash;C’est bête, disait-elle. Au moment où l’on veut parler, les mots vous
-échappent.</p>
-
-<p>Elle ne souriait pas. Je ne relevai point sa remarque. Je préférais
-imaginer ce que j’apprendrais, et trop d’espoirs et de craintes
-traversaient à la fois ma pensée, tandis que je savourais un sombre
-plaisir à ne point presser le dénouement.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez, dit-elle encore. Je ne jouerai pas avec vous, je ne suis pas
-si habile. Ce que vous m’avez appris hier m’a consternée, profondément.</p>
-
-<p>Elle posait la main sur mon bras. Je la regardai.</p>
-
-<p>&mdash;Ne me regardez pas! Vous m’ôteriez tout mon courage.</p>
-
-<p>Elle se mit à marcher.</p>
-
-<p>&mdash;J’ai besoin de tout mon courage, reprit-elle. Vous en avez eu, vous,
-et plus que je ne pensais qu’un homme pût en avoir, car je ne pensais
-pas non plus<span class="pagenum"><a name="page_52" id="page_52">{52}</a></span> qu’un homme pût aimer à ce point. Mais moi aussi j’en ai
-eu. Vous saurez tout un jour. Une jeune fille ne fait pas tout ce
-qu’elle veut. Elle fait même souvent ce qu’elle ne veut pas.</p>
-
-<p>Elle parlait lentement et chacune de ses phrases me remuait.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous jure que je ne l’ai pas voulu...</p>
-
-<p>Elle s’arrêta, puis, d’une voix plus forte:</p>
-
-<p>&mdash;Me croyez-vous? dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous crois, répondis-je.</p>
-
-<p>Ma voix aussi était grave. Nous ne pûmes soutenir nos regards.</p>
-
-<p>Je me remis à marcher.</p>
-
-<p>&mdash;Un jour, dit-elle de nouveau, vous saurez tout, et que je n’étais
-peut-être pas indigne de votre fidélité.</p>
-
-<p>&mdash;Ma fidélité...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je n’ai pas le droit d’en être fière, évidemment. Je n’ai aucun
-droit devant vous. Hier, je méritais à vos yeux trop d’indulgence. Mais
-aujourd’hui, aujourd’hui!</p>
-
-<p>&mdash;Aujourd’hui comme hier...</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, ne niez pas. Votre attitude, votre regard, votre voix, rien
-n’est en vous aujourd’hui comme hier. Je vois bien que vous êtes encore
-plus malheureux qu’hier.</p>
-
-<p>Je me redressai.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’importe! m’écriai-je.</p>
-
-<p>M’avait-elle appelé pour entendre des plaintes, ou des reproches, et
-recevoir un hommage supplémentaire à son triomphe?</p>
-
-<p>Mais elle s’écria, sur le même ton que moi:<span class="pagenum"><a name="page_53" id="page_53">{53}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Il m’importe au contraire. Je ne veux pas que vous soyez malheureux.</p>
-
-<p>&mdash;Ni vous, ni moi...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux plus.</p>
-
-<p>Et ces quatre mots, elle les prononça tout bas comme si elle était
-fatiguée par un effort trop long.</p>
-
-<p>Je ne répondis rien.</p>
-
-<p>Elle poursuivit, d’une voix de moins en moins assurée qu’elle tâchait
-cependant d’affermir:</p>
-
-<p>&mdash;Tout est contre moi. L’heure me presse. Il faut que je rentre. Mais il
-faut que j’aie le courage de vous le dire aujourd’hui, car demain
-peut-être il serait trop tard et je vous aurais déjà reperdu. Écoutez!</p>
-
-<p>Elle se mit devant moi, me saisit les mains, me regarda sans faiblir,
-et:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux plus, répéta-t-elle.</p>
-
-<p>Puis, très vite:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux plus. Je serai à vous quand vous voudrez.</p>
-
-<p>Je n’eus pas le temps de la retenir. Elle s’était dégagée et, ramenant
-sur sa robe mauve les pans de son grand manteau noir, s’enfuyait.<span class="pagenum"><a name="page_54" id="page_54">{54}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">J</span>E m’attendais peut-être à tout sauf à ce qui m’arrivait. Et la scène
-s’était déroulée avec tant d’invraisemblance que je doutai si je ne
-rêvais pas. Je n’étais pas seulement le condamné qui entend qu’on lui
-fait grâce; on me comblait en outre de la plus vive joie que j’eusse pu
-souhaiter. Il m’était difficile de ne pas me défier d’abord d’un si
-soudain retour de fortune.</p>
-
-<p>On comprendrait mal mon étonnement et ma crainte si l’on ne considérait
-pas que je n’avais jamais essayé de séduire aucune femme. J’avais eu des
-aventures, certes, et je n’étais point si nigaud que le supposerait un
-lecteur inattentif. Mais les femmes qui m’avaient donné des plaisirs
-sans m’occuper sérieusement, n’étaient point femmes à conquérir. Je n’en
-avais jamais aimé qu’une, et je n’espérais plus de lui faire agréer ma
-dévotion. Celle-là seule comptait à mes yeux entre toutes les femmes. Or
-c’était celle-là qui m’offrait ce que je n’aurais pas osé lui demander,<span class="pagenum"><a name="page_55" id="page_55">{55}</a></span>
-et à l’instant où j’étais près de renoncer à elle pour toujours.</p>
-
-<p>Une joie inespérée, et qui s’amplifie d’autant, se présente à celui
-qu’elle choisit sous les apparences du bonheur. Elle le soulève de
-lui-même et lui découvre toutes choses comme s’il les voyait pour la
-première fois. Une extrême douleur s’attarde aux moindres détails, afin
-de s’en nourrir; une joie extrême accepte sans examen que tout concoure
-à la satisfaire. Dans ma joie du premier moment qui suivit ma surprise,
-je ne songeai pas à m’expliquer les raisons de mon allégresse: ce qui
-m’avait paru impossible, me paraissait conforme aux nécessités qu’il
-nous est expédient de concevoir pour notre intérêt. Je fus content que
-le ciel eût toujours au-dessus de moi son azur parfait. Comme à d’autres
-heures je m’étais senti écrasé de détresse, je me sentais allégé. L’état
-d’amour est un état de grâce. Je me sentais jeune surtout. Ah! jeunesse!
-jeunesse! que tu me venais tard! Mais je te reconnaissais, jeunesse, et
-c’était ma faute. Tu n’as de prix que si l’on t’ignore et si l’on te
-dépense les yeux fermés. Et qu’on ferme mal les yeux quand on veut les
-fermer!</p>
-
-<p>Où m’égaré-je? Le souvenir de cette heure m’emporte. Ce fut peut-être ma
-plus belle heure. Mais j’en avais déjà l’intuition, et dès lors le drame
-de ma vie se nouait. Aussi bien je ne m’appartenais plus et je n’étais
-plus à mes seuls ordres.</p>
-
-<p>&mdash;Je serai à vous quand vous voudrez.</p>
-
-<p>J’avais cette promesse. Mais combien d’ombres autour d’elle! Mon
-orgueil, si longtemps comprimé, se redressait et, du même coup, je ne
-discernais rien<span class="pagenum"><a name="page_56" id="page_56">{56}</a></span> du plus proche avenir. Ou peut-être, et je ne m’en
-rends compte que maintenant, je préférais ne rien prévoir et, dans ma
-joie enfin acquise, me laisser gouverner par les circonstances. J’aimais
-et je croyais enfin être aimé. Quand on peut se dire cette petite
-phrase, tous les trésors du monde s’évanouissent, tous les raisonnements
-cèdent. Un homme se dissout si vite et si volontiers! Et je ne suis pas
-plus grand que nature.</p>
-
-<p>&mdash;Je serai à vous quand vous voudrez.</p>
-
-<p>J’avais cette promesse. Je ne cherchai pas plus loin. Tous les voiles
-qui me cachaient la vie passée, les goûts, les sentiments de celle que
-j’aimais, je ne m’inquiétais pas de les écarter. J’accueillais la déesse
-avec son mystère: je l’avais si longtemps attendue sans succès! Mon
-allégresse était aveugle. Je devinais que je pénétrais dans une contrée
-inconnue où je n’aurais pas refusé de me perdre.</p>
-
-<p>&mdash;Je serai à vous quand vous voudrez.</p>
-
-<p>Promesse! L’amour n’est jamais si beau qu’à cet instant pour un homme.
-Et posséder n’est plus rien ensuite, sinon le plus souvent le point
-critique où la passion commence à décliner. Les femmes le savent
-d’instinct, qui résistent avant de se plier au désir d’un amant plus
-pressé. C’est que pour l’homme l’amour n’est pas toujours la grande
-affaire de la vie, et ceux qui aiment semblent avoir hâte d’épuiser leur
-joie. Les femmes conçoivent l’amour tout autrement, même quand elles n’y
-réfléchissent pas, et jeunes filles elles trouvent en des fiançailles
-qui se prolongent un contentement que les voluptés futures ne
-transformeront peut-être pas de façon avantageuse. Mais une<span class="pagenum"><a name="page_57" id="page_57">{57}</a></span> femme, qui
-sait où elle va, sait mieux aussi qu’à l’heure qu’elle voudra se donner,
-elle marquera peut-être l’heure de ses déceptions. De là vient qu’elle
-temporise, et nous croyons, nous autres hommes, à des pudeurs où à une
-lutte contre ce que la société nomme le devoir; mais la pudeur recouvre
-des craintes plus secrètes, et le devoir retient rarement jusqu’au bout
-une femme qui aime, car c’est dans l’amour, même illégitime, qu’une
-femme accomplit et a conscience d’accomplir sa destinée. N’étais-je pas
-excusable, puisque j’aimais, d’en voir une preuve ici?</p>
-
-<p>&mdash;Je serai à vous quand vous voudrez.</p>
-
-<p>Elle m’avait jeté sa promesse au visage comme une provocation et comme
-un encouragement dont elle avait besoin plus que moi sans doute,
-puisqu’elle avait fui sur ces paroles téméraires. Je compris que tant
-d’audace avait dû lui être pénible. Et je compris qu’elle mettait dans
-sa promesse quelque chose de désespéré. Avait-elle deviné que, si elle
-n’osait pas faire cette démarche hardie, j’allais disparaître de
-nouveau, et qui sait avec quelles résolutions? En le supposant, je me
-dépouillai des craintes qui avaient suivi ma surprise, je fus peu à peu
-envahi d’attendrissement et de gratitude.</p>
-
-<p>&mdash;Femme adorable, murmurai-je pour moi seul.</p>
-
-<p>Mais je regardai tout aussitôt autour de moi. Avais-je déjà compromis
-mon secret, mon beau secret qui ne m’appartenait pas? C’était notre
-secret. Je regardais avec satisfaction les gens que je rencontrais. Ils
-ne savaient pas qu’ils rencontraient un homme heureux. J’avais pour les
-passants, pour le reste du monde,<span class="pagenum"><a name="page_58" id="page_58">{58}</a></span> une indulgente pitié: je disais bien
-que ma jeunesse me venait enfin.</p>
-
-<p>&mdash;Quand vous voudrez!</p>
-
-<p>Je ne voulais plus rien, plus rien que ce qu’elle voudrait. Elle
-promettait d’être à moi; j’étais à elle depuis longtemps.</p>
-
-<p>Rentré chez moi, je m’enfermai dans ma chambre, non sans faire observer
-au portier que je ne sortirais pas. Avouerai-je que, déjà fat,
-j’espérais recevoir quelque lettre, comme la veille, ou mieux même? Et
-puis, ce qui est moins ambitieux, j’avais envie de solitude, ou plutôt
-d’isolement. Une chambre d’hôtel, où pas un meuble, pas un objet, pas un
-souvenir ne nous attache, est un endroit propice à la méditation.
-Ailleurs, l’esprit se laisse distraire avec trop de complaisance. Dans
-ma chambre, nue et froide, car elle s’ouvrait à l’est, je ne pouvais
-considérer mon aventure qu’avec plus de lucidité.</p>
-
-<p>Mais comment saisir au vol tant de pensées contradictoires, souvent si
-frêles qu’elles meurent à l’instant qu’on les sent naître, comment
-saisir tant de fantômes d’espoirs, de projets, d’objections, de
-souvenirs, et de scrupules, qui traversent l’esprit d’un amoureux? Je
-n’en garderais qu’une poussière aux doigts, comme les enfants quand ils
-ont pris un merveilleux papillon.</p>
-
-<p>Aussi bien, à mesure que le jour s’écoulait, je me défendais plus mal
-contre l’inquiétude. Étais-je déjà si exigeant? Parce que je ne recevais
-pas la lettre que j’espérais, devais-je retomber dans les seules
-appréhensions qui semblèrent toujours l’aliment préféré de mes rêveries?
-Hélas, j’ai toujours eu plus de<span class="pagenum"><a name="page_59" id="page_59">{59}</a></span> penchant pour la tristesse que pour la
-gaieté, et j’ai tiré moins de bénéfices et moins de plaisir, si le mot
-n’exagère pas, de mes bons moments que des mauvais. Maintes fois j’ai
-gâté par ma faute des joies qui méritaient d’être franchement savourées.
-Qu’est-ce donc qui m’obligeait, cette fois encore, sinon ma sotte manie,
-de pousser au noir mes pensées?</p>
-
-<p>&mdash;Je serai à vous quand vous voudrez.</p>
-
-<p>Qu’avais-je le droit de désirer plus outre à cette heure? N’était-ce pas
-assez d’une si belle promesse, si je daignais me rappeler que, la
-veille, un regret sans mesure me tourmentait?</p>
-
-<p>Je n’avais pas de lettre. Je n’en eus pas. La nuit vint. J’en passai la
-plus grande partie à ma fenêtre. L’air était doux. Il y avait quelques
-étoiles au ciel. J’entendais le bruit faible de la mer proche. Jamais
-amant sur le point de triompher après une longue attente ne fut moins
-assuré que moi.</p>
-
-<p>&mdash;Je serai à vous quand vous voudrez.</p>
-
-<p>La phrase volontaire me harcelait. Je me la disais et me la redisais, je
-la disséquais, je la retournais. C’est une bien petite phrase, bien
-simple; mais elle engageait l’avenir, et quel avenir? Elle m’effrayait.<span class="pagenum"><a name="page_60" id="page_60">{60}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 45%;" />
-
-<p>A quoi bon tergiverser davantage? A quoi bon hésiter ici comme j’hésitai
-là, devant l’inévitable réalité de mon aventure? Il faut que j’avoue que
-je suis entré dans le palais de l’amour par la porte basse. Toutes les
-considérations retarderaient seulement mon aveu.</p>
-
-<p>Dépouillée du lyrisme dont je la parais comme chacun de nous pare la
-sienne, mon aventure, pour tout autre que moi, tombe à la plus courante
-banalité. C’est pourquoi j’en souffris. Mais dans la conscience que je
-prenais de sa navrante banalité, laquelle me faisait semblable à tous
-les hommes, je puisais une force nouvelle d’aimer. Nous sommes tous
-persuadés, quand nous aimons, que nul n’aima jamais de la même ardeur
-que nous. L’amour a cette singularité que chaque amant s’imagine qu’il
-l’invente. J’eus, moi, l’illusion de me relever à mes yeux en souffrant
-d’une situation dont plus d’un autre eût joui sans scrupule.</p>
-
-<p>En effet, je n’avais pas reçu la lettre que j’attendais.<span class="pagenum"><a name="page_61" id="page_61">{61}</a></span> J’attendis
-encore pendant toute la journée du lendemain. Le surlendemain, par le
-premier courrier, j’eus un billet. Il me fixait rendez-vous pour le jour
-même à l’endroit connu.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis contente, me dit-elle en me tendant la main. Je craignais tant
-quelque folie de votre part! Voyez-vous, j’aurais donné dix ans de ma
-vie hier, pour être sûre que je vous verrais aujourd’hui.</p>
-
-<p>Dans les romans, les personnages d’importance n’échangent que des
-phrases admirables. Dans l’ordinaire réalité, un homme épris ne trouve
-presque rien à répondre quand il est heureux, ou il ne répond que par
-des mots sans grandeur. Mais deux êtres qui s’aiment ne se soucient pas
-de littérature.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes libre, vous, poursuivit-elle. Je n’ai même pas pu vous
-envoyer un billet, et je ne savais pas si vous auriez la patience
-d’attendre.</p>
-
-<p>Je répondis:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous aime.</p>
-
-<p>Elle ferma les yeux en souriant à peine. Mais, vite grave:</p>
-
-<p>&mdash;Vous croyez?</p>
-
-<p>J’allais protester, elle m’arrêta.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous m’aimerez? dit-elle.</p>
-
-<p>Son regard cherchait le mien, comme si je devais comprendre sans qu’elle
-exprimât plus clairement sa pensée. Que vit-elle dans mon regard? Elle
-précisa:</p>
-
-<p>&mdash;J’ai deux enfants.</p>
-
-<p>J’ajoutai en moi-même:</p>
-
-<p>&mdash;Et un mari.</p>
-
-<p>Elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Je les aime.<span class="pagenum"><a name="page_62" id="page_62">{62}</a></span></p>
-
-<p>Je baissai la tête.</p>
-
-<p>Elle continua:</p>
-
-<p>&mdash;Ils furent ma consolation. Je ne les abandonnerai jamais.</p>
-
-<p>Je ne répondis rien.</p>
-
-<p>&mdash;A aucun prix, dit-elle.</p>
-
-<p>Le courage qu’un début si franc supposait, ne pouvait pas ne pas
-émouvoir. Je devinais quelle lutte elle avait soutenue depuis notre
-rencontre: je recomposais tout le drame secret dont le dénouement était
-entre nos mains.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne dites plus rien? fit-elle.</p>
-
-<p>Je regrettai peut-être de n’être point parti sans la revoir, car je me
-sentais moins courageux qu’elle. Et je répondis:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous aime.</p>
-
-<p>Elle eut alors un sourire infiniment triste.</p>
-
-<p>Je repris:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous demanderai jamais d’abandonner vos enfants. Je ne vous
-demanderai jamais rien. Je suis trop heureux de ce que vous daignez
-m’accorder.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! pauvre ami, c’est peu de chose.</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous bien...</p>
-
-<p>&mdash;Il y a dix ans que je suis à vous. C’eût été mon bonheur de vous
-offrir ma jeunesse.</p>
-
-<p>&mdash;Votre jeunesse! me récriai-je.</p>
-
-<p>&mdash;J’ai deux enfants aujourd’hui, dit-elle. Allez, si vous m’aimez, c’est
-encore moi, de vous et de moi, qui ai la part la plus grande.</p>
-
-<p>Elle parlait sans fièvre. Tout ce qu’elle disait si simplement me
-semblait recouvrir l’abîme de tout ce qu’elle ne disait pas. Elle ne
-pouvait point se déclarer<span class="pagenum"><a name="page_63" id="page_63">{63}</a></span> malheureuse avec plus de poignante
-discrétion. Malheureuse, elle, sous ces apparences qui m’avaient trompé
-d’abord comme elles m’auraient trompé pour toujours si je ne l’avais
-plus revue après notre rencontre? Tant de femmes cachent ainsi en public
-sans qu’on s’en doute la misère d’une âme blessée!</p>
-
-<p>&mdash;Pensiez-vous que je fusse heureuse? reprit-elle sur un ton plus vif.</p>
-
-<p>&mdash;Je pensais que...</p>
-
-<p>&mdash;Je serais inexcusable de vous écouter.</p>
-
-<p>J’avais rougi.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais, dit-elle, qu’aux yeux du monde je suis une femme coupable. Je
-me remets à vous en toute confiance. Je ne tiendrai que de vous mon
-bonheur, s’il m’en est réservé un peu.</p>
-
-<p>Un homme n’entend pas de pareilles choses sans en être transporté. Que
-fut-ce de moi qui aimais déjà de toute ma force trop longtemps retenue?</p>
-
-<p>&mdash;Ne faites pas moins beau qu’il n’est le présent que vous m’apportez,
-dis-je alors. Je ne suis peut-être pas digne de le recevoir, mais je
-m’évertuerai d’en être le moins indigne possible.</p>
-
-<p>La faiblesse de ma réponse ne m’échappait point. J’en étais dépité. Dans
-ce dialogue qui avait plus de pathétique par ce qui ne s’y exprimait pas
-que par ce qui s’y exprimait, je me reprochais l’émotion qui diminuait
-mes répliques: il déplaît toujours à un homme, même heureux, d’être
-inférieur à la femme qu’il aime et qui l’aime.</p>
-
-<p>Elle disait, elle, plus facilement que moi, ou du moins je le présumais:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous apporte rien qui ne vous était dû.<span class="pagenum"><a name="page_64" id="page_64">{64}</a></span> Vous méritiez mieux,
-mon ami. Et qu’est-ce que je vous apporte? Osez regarder devant vous. Je
-serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me plaira.</p>
-
-<p>Elle semblait s’arracher ces paroles douloureuses. Des larmes lui
-venaient. Elle répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous dis que c’est moi qui suis enfin favorisée, malgré tout.</p>
-
-<p>Elle essaya de sourire. J’étais interdit. Je lui pris la main. Elle me
-la retira.</p>
-
-<p>&mdash;Attendez, dit-elle.</p>
-
-<p>Elle se dégantait. Elle m’offrit ses doigts nus.</p>
-
-<p>Sous mes lèvres, ils frémirent.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que je rentre, fit-elle.</p>
-
-<p>Je la regardai.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut toujours que je rentre, poursuivit-elle d’une voix lasse.
-Écoutez. Mon mari part ce soir. Il est rappelé à Paris. Je ne partirai,
-moi, qu’après-demain. Voulez-vous de moi demain après-midi? Nous irons
-où vous voudrez.</p>
-
-<p>Puis, sans en avoir l’air, mais pour me faire entendre évidemment
-qu’elle n’était pas prête à se jeter dans mes bras en dépit de ses
-promesses:</p>
-
-<p>&mdash;Soyez, par exemple, ajouta-t-elle, au pied du château vers deux
-heures. Je serais si contente de me promener avec vous dans la campagne,
-et de la voir sous l’aspect qu’elle a pour vous!</p>
-
-<p>Là-dessus, prompte, elle me tendit encore la main:</p>
-
-<p>&mdash;Vous m’aimez? dit-elle.</p>
-
-<p>Je lui serrai les doigts.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous m’aimerez?</p>
-
-<p>&mdash;Aussi longtemps que vous me le permettrez.<span class="pagenum"><a name="page_65" id="page_65">{65}</a></span></p>
-
-<p>Elle se dérobait. Je la suivis du regard. Elle se retourna, me fit un
-petit signe, s’éloigna, disparut. Je sentais encore à mes lèvres le
-frémissement de ses doigts. J’étais en même temps joyeux et désolé.
-J’aurais voulu la garder près de moi, l’emporter au bout du monde, la
-rendre heureuse et qu’elle le déclarât sans arrière-pensée, l’avoir à
-moi pour lui tisser des jours de tendresse. Elle s’éclipsait de nouveau.</p>
-
-<p>Je me répétai sa phrase:</p>
-
-<p>&mdash;«Je serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me
-plaira.»</p>
-
-<p>Était-ce bien ce que j’avais rêvé? Je ne jurerais pas que mon
-enthousiasme n’eût pas été plus ambitieux ni que la réalité, comme elle
-s’imposait à moi, ne me déçût point. Un doute s’insinuait au milieu de
-mes réflexions. Je manquais trop de cette assurance qui fait si peu
-défaut à la plupart des hommes pour accepter d’être heureux sans
-scrupule. Je me disais:</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne t’aime pas. C’est par pitié qu’elle consent à te leurrer. Que
-de réticences dans toutes ses paroles! Elle ne se joue peut-être pas de
-toi, mais elle n’a pas d’autre propos que de te consoler et de te guérir
-peu à peu d’une passion qui la touche. Elle? A toi? Elle ne le sera
-jamais.</p>
-
-<p>Et j’avais envie de partir le soir même, moi aussi, pour rompre toutes
-les déceptions que je redoutais, et fuir avec l’orgueil d’avoir du moins
-détruit par ma volonté propre mon bonheur incertain.<span class="pagenum"><a name="page_66" id="page_66">{66}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">I</span>L est de fait que, sans les raisons que j’avais de ne tenir compte
-d’aucune objection, j’avais bien des raisons aussi de ne pas me réjouir
-outre mesure. Que savais-je au juste de celle que j’aimais? A peu près
-rien. Rien de plus que ce que j’en ai dit, et qu’elle m’avait dit. Que
-pouvais-je préjuger de si peu? Mais l’amour ne se gêne pas de prudence.
-Quelle que dût être la fin de l’aventure, j’y étais trop intéressé pour
-refuser de m’y abandonner aveuglément.</p>
-
-<p>Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de me sentir si troublé quand je
-trouvais ailleurs une espèce de lucidité qui me semblait incompatible
-avec l’amour. La jeune fille de jadis avait été fort réservée; la jeune
-femme que je revoyais, ne paraissait pas plus décidée à se révéler
-davantage. Elle gardait un sang-froid que, par moment, sa voix
-trahissait peut-être, mais qu’elle reprenait vite, comme s’il ne se fût
-pas agi d’elle-même. N’y avait-il aucun calcul dans ses pensées? Je
-voudrais en douter toujours. Mais, s’il n’y en avait point, comme je
-m’en persuade quelquefois, quelle<span class="pagenum"><a name="page_67" id="page_67">{67}</a></span> force d’âme n’avait-elle pas? Et
-pouvait-elle résister ainsi au besoin que nous avons tous, quand nous
-aimons, de nous livrer à l’être que nous aimons? Je souffrais déjà de
-tout ce que je croyais qu’elle me dissimulait. Cependant, je ne
-l’accusais pas de coquetterie. Elle était, au contraire, d’une
-simplicité déconcertante. Aussi m’arrivait-il de n’éprouver que respect
-pour sa réserve, car j’y devinais la pudeur d’une femme malheureuse, qui
-tolère que l’on connaisse qu’elle est malheureuse mais non pas jusqu’à
-quel point elle l’est. Et ce n’est que plus rarement que j’y découvrais
-autre chose.</p>
-
-<p>La promenade que nous devions faire ensemble dans la campagne, si
-j’avouais tout de suite qu’elle fut contremandée, on sourirait. Je n’ai
-jamais su, en effet, parce que je n’ai jamais cherché à le savoir,
-quelle part de vérité soutenait l’excuse qui m’en fut donnée. J’eus
-seulement un geste de colère quand j’appris qu’une indisposition subite
-de la gouvernante des enfants me priverait du plaisir d’un après-midi
-d’escapade. Mais j’acceptai l’excuse sans trop de peine, étant prié
-d’aller le soir, vers neuf heures, porter mon pardon et m’entendre dire
-que tous les regrets n’étaient pas de mon côté. A la réflexion
-toutefois, tant il m’est commun de ramener les moindres incidents à mon
-désavantage, je subodorai je ne sais quelle affectation dans le billet
-qui me renvoyait avant de me rappeler. Je supputais que la promenade qui
-m’avait été proposée n’eût pas manqué d’être dangereuse et qu’elle
-échouerait en entretien forcément inoffensif dans un salon d’hôtel, au
-milieu d’étrangers dont la présence nous gênerait. Et je me persuadais
-de plus en plus que mon<span class="pagenum"><a name="page_68" id="page_68">{68}</a></span> amour ne devait rien espérer d’une amitié
-compatissante qui tâcherait de me faire prendre mon mal en patience pour
-m’en distraire. J’ajouterai donc sans insister que j’allai naturellement
-au rendez-vous, et que je n’y allai pas en conquérant.</p>
-
-<p>Or, rien ne se réalisa de ce que j’avais prévu. Mon amie m’attendait
-dans le jardin de l’hôtel, et le jardin était désert. Tout de suite elle
-fut tendre comme une amante.</p>
-
-<p>&mdash;Je pars demain, me dit-elle. Demain, et mon rêve merveilleux peut-être
-s’achèvera. De loin vous me pariez sans doute de toutes les beautés et
-de toutes les vertus. Maintenant je vous ai déchiré le voile enchanteur.
-Demain, vous regretterez de m’avoir revue. Et qui sait si vous ne le
-regrettez pas déjà? Votre souvenir était tellement plus beau!</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi faites-vous la coquette? lui demandai-je d’une voix rauque
-dont le ton dénonçait, mieux que dix phrases, mon ardeur.</p>
-
-<p>Elle répliqua:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas coquette. Je vois la situation telle qu’elle est.
-Pauvre ami! vous ne pouvez pas soupçonner comme je souffre de ne vous
-avoir pas été fidèle; non, vous ne pouvez pas, ni comme je souffre de
-n’avoir plus à vous offrir qu’un amour secret. Ah! que ce doit être une
-chose magnifique de se donner toute neuve et sans se cacher à celui
-qu’on a choisi! Et vous voulez que je n’aie pas peur?</p>
-
-<p>&mdash;Mon amie...</p>
-
-<p>&mdash;Mon pauvre ami, vous connaissant comme je vous connais, je suis sûre
-que vous me gardiez à la plus haute place dans votre souvenir?<span class="pagenum"><a name="page_69" id="page_69">{69}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je vous y garde toujours.</p>
-
-<p>&mdash;Vous le dites, parce que vous êtes bon. Mais si! vous êtes bon, vous
-m’avez tout raconté. Que ne puis-je regagner ma belle place! Je vous
-engagerais, les yeux fermés, ma vie entière, corps et âme. Au lieu de
-cela, qu’ai-je à vous engager? Les loisirs d’une femme qui n’est pas
-libre, et les complications d’un amour clandestin. Comment ne
-reculeriez-vous pas? ou bien alors...</p>
-
-<p>Elle hésitait.</p>
-
-<p>&mdash;Ou bien alors, si vous ne désirez que tirer vengeance de moi et
-constater jusqu’à quel point je peux mériter votre mépris, s’il vous
-plaît de m’humilier sous votre triomphe, faites! je suis à vous. Je pars
-demain, et vous aurez ensuite tout le temps de me mépriser, puis de
-m’oublier.</p>
-
-<p>Dans l’ombre, où elle parlait à voix basse, je voyais briller ses yeux.
-Elle me tendit les mains comme pour s’abandonner à moi. Je les pris
-entre les miennes, et commençai:</p>
-
-<p>&mdash;Mon amie, j’étais venu vous soumettre un projet. Daignerez-vous
-m’écouter?</p>
-
-<p>&mdash;Dites.</p>
-
-<p>&mdash;Vous partez demain. Je vous suivrai de près. J’y songeais même avant
-de savoir quand vous partiriez. Bref, nous rentrons à Paris, vous chez
-vous, moi chez moi.</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Vous viendrez chez moi, si vous le désirez, dès que vous le désirerez,
-bien entendu. Je n’ai qu’un atelier pour tout logement. Il me suffisait.
-Il ne nous<span class="pagenum"><a name="page_70" id="page_70">{70}</a></span> suffirait pas. Il sent le plâtre et la peinture. Je veux
-autre chose pour vous.</p>
-
-<p>&mdash;Pour moi?</p>
-
-<p>&mdash;Nous aurons notre chez-nous comme vous le souhaiterez. Nous le
-meublerons et le décorerons à votre goût et au mien, qui est le vôtre.
-Lorsque notre chez-nous sera prêt, lorsqu’il sera digne de vous et du
-sacrifice que vous avez promis de me faire, je vous rappellerai votre
-promesse. Vous la tiendrez quand vous voudrez. Mais, ce jour-là, je
-saurai ce que c’est qu’un homme heureux.</p>
-
-<p>Je gardais ses mains entre mes mains. Elle me les déroba, saisit à son
-tour les miennes, m’attira.</p>
-
-<p>Je me levai. Brusque, elle me prit la tête entre ses paumes et haussa
-ses yeux contre mes lèvres. Elle pleurait. Elle ne me défendit pas sa
-bouche. Elle haletait. Je connus qu’il y a une ivresse du baiser.</p>
-
-<p>Quand elle parla, ce fut pour me dire:</p>
-
-<p>&mdash;Je sais aujourd’hui ce que c’est qu’une femme heureuse.</p>
-
-<p>Comme il arrive après toute scène d’émotion assez profonde, la détente
-nous fit causer de choses sans importance. Au reste il ne me souvient
-plus de ces propos. Il ne me souvient même plus si j’y prêtai la moindre
-attention. Il me semble que nous avions seulement souci, l’un et
-l’autre, d’éluder le silence, périlleux. Et toutes mes autres
-inquiétudes étaient en déroute. J’éprouvais une longue sensation de
-bien-être complet. Pourquoi le dissimulerais-je? Je n’étais pas
-mécontent de moi. Rien ne réconforte comme la pensée d’une bonne action
-accomplie.</p>
-
-<p>Soudain:<span class="pagenum"><a name="page_71" id="page_71">{71}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Il doit être tard.</p>
-
-<p>C’est elle qui est revenue la première au sentiment de la réalité.</p>
-
-<p>&mdash;Pourvu que les enfants dorment!</p>
-
-<p>Puis:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que je monte.</p>
-
-<p>Et:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous les voir?</p>
-
-<p>Tout cela, coup sur coup.</p>
-
-<p>Elle s’était levée. Elle m’emmenait.</p>
-
-<p>Nous ne rencontrâmes personne. Le portier somnolant ne nous vit
-peut-être pas.</p>
-
-<p>Elle ouvrit la porte de sa chambre et se posa l’index tendu contre les
-lèvres. J’entrai sans faire de bruit. A la lueur des lampes du couloir,
-j’aperçus deux petits lits, un de chaque côté de la fenêtre. Je
-m’approchai. Je regardai. Mon cœur battit avec violence.</p>
-
-<p>&mdash;Ses enfants!</p>
-
-<p>Je me retournai. Avait-elle compris, et regrettait-elle de m’avoir
-amené? Elle fermait la porte doucement. Presque aussitôt elle fut dans
-mes bras. Je cherchai son baiser. Elle y mit plus d’assurance.</p>
-
-<p>L’avait-elle voulu? Elle m’entraîna. Je craignais surtout de heurter
-quelque meuble. Elle me tirait par les mains. Elle se renversa. Je
-tombai sur elle. Mon pied heurta le bois du lit. Elle éclata de rire.
-Puis ce fut un silence total. Les enfants dormaient. J’eus un mouvement
-de dégoût au contact de ce lit.</p>
-
-<p>&mdash;Imbécile! me dis-je.</p>
-
-<p>Quand je me dégageai, elle me suivit.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis heureuse, me dit-elle dans un souffle, en se faisant toute
-petite entre mes bras. Je suis à toi.<span class="pagenum"><a name="page_72" id="page_72">{72}</a></span></p>
-
-<p>J’étais mécontent de moi. Le défaut de lumière sauva ma confusion.</p>
-
-<p>&mdash;Je t’aime, dit-elle encore.</p>
-
-<p>Je la pressais sur ma poitrine.</p>
-
-<p>&mdash;Et toi?</p>
-
-<p>Un dernier baiser me tint lieu de réponse, et je m’esquivai comme un
-voleur.<span class="pagenum"><a name="page_73" id="page_73">{73}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 45%;" />
-
-<p>MÉCONTENT, oui certes, je l’étais. Mécontent de moi. Je me reprochais
-d’avoir succombé dans une minute de vertige. Je devais prouver à celle
-que j’aimais, que je ne désirais pas d’elle d’abord un bref plaisir que
-la première venue pouvait me procurer. Je craignis de lui avoir infligé
-sottement une humiliation dont peut-être elle pleurait. Il me peinait
-d’avoir souillé la noblesse douloureuse que je voulais garder aux
-premières heures de notre banale aventure.</p>
-
-<p>Mécontent de moi, mais non point d’elle,&mdash;je tiens à le déclarer pour
-mon honneur,&mdash;car que savais-je des motifs qui l’avaient poussée à
-m’offrir ce que les hommes ont coutume de considérer comme la plus
-grande preuve d’amour? Car j’ignorais que, pour une femme qui aime, tout
-est plus simple que nous ne croyons. Et je compliquais toutes mes joies
-et tous mes chagrins. Or ce ne m’était pas une joie d’avoir si
-malencontreusement abusé d’une situation dont je m’imaginais être le
-maître. Un usage trop ancien exige des femmes qu’elles ne cèdent pas si
-vite, pour<span class="pagenum"><a name="page_74" id="page_74">{74}</a></span> que ma maladresse n’eût pas blessé en son cœur le plus
-sensible celle que je respectais autant que je l’aimais, que je
-respectais parce que je l’aimais.</p>
-
-<p>Je fus plus mécontent encore quand je revis mon amie, le lendemain. Son
-regard me troubla: il y avait une inquiétude qui ne se dissipa que
-lentement. Ce n’était point de la tristesse: mon amie semblait ne rien
-regretter; elle ne prononça pas une parole de regret ou de remords; elle
-avait accepté sans fausse honte toutes les conséquences, bonnes ou
-mauvaises, de son acte; mais je devinais qu’elle craignait d’avoir
-commis une faute,&mdash;une faute à mes yeux,&mdash;en essayant de m’attacher si
-vite par une audace propre à m’inspirer peut-être du mépris.</p>
-
-<p>Selon la morale courante, une femme ne peut rien sacrifier de plus
-précieux que son corps, et l’on pardonne moins aisément une faiblesse
-momentanée de la chair qu’une longue tentation où l’esprit se complaise.
-Une femme qui se donne trop tôt s’expose à être jugée sans indulgence.
-Et je voyais bien que mon amie n’avait pas d’autre inquiétude que de
-perdre mon estime, et de me perdre du même coup, pour m’avoir prouvé
-seulement qu’elle m’aimait. Je n’en étais donc que plus mécontent de
-moi-même.</p>
-
-<p>Quelques phrases échangées de biais, comme nous avions déjà pris pour
-toujours l’habitude funeste d’en échanger, car la discrétion observée
-rigoureusement peut déterminer les pires malentendus, quelques phrases
-discrètes nous rendirent un peu d’assurance. C’était notre dernière
-entrevue. Nous ne devions plus nous revoir qu’à Paris, après une semaine
-de séparation.</p>
-
-<p>&mdash;Une semaine! Vous m’aurez oubliée.<span class="pagenum"><a name="page_75" id="page_75">{75}</a></span></p>
-
-<p>Elle revenait malgré elle à son inquiétude. N’a-t-on pas assez souvent
-affirmé qu’un amant satisfait est plus difficile à garder?</p>
-
-<p>Mais je n’étais point satisfait. Et j’usai de toutes les ressources du
-langage le moins direct pour lui témoigner ma reconnaissance, en
-regrettant qu’une précipitation aussi inconsidérée m’eût empêché de lui
-rendre ou même de lui offrir plus que je n’avais reçu. Cette maladresse
-augmentait en effet ma confusion. J’avais honte de moi, comme si je
-m’étais jeté sur mon plaisir de mâle pareil à tous les mâles sans
-m’occuper d’aucun retour. Moi qui m’étais intérieurement promis de
-donner et de me donner, j’avais fait preuve du plus vil égoïsme. J’en
-rougissais, je le sentais, j’en devenais confus davantage, et les
-phrases de tendresse, de gratitude et de remords que j’élaborais, se
-développaient avec peine.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, tu m’aimes?</p>
-
-<p>On ne répond à de telles questions, quand on aime, que par des mots qui
-n’ont de prix que pour celui qui les prononce et celui qui les écoute.</p>
-
-<p>Elle ajouta, plus grave:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut m’aimer.</p>
-
-<p>Pourquoi me rappelai-je d’un trait que, la veille, au moment où je
-m’enfuyais de sa chambre, elle m’avait dit la première en me tutoyant:
-«Je t’aime», et qu’ensuite elle m’avait demandé: «Et toi?»</p>
-
-<p>Je lui répondis, comme en écho:</p>
-
-<p>&mdash;Je t’aime.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut m’aimer, reprit-elle.</p>
-
-<p>Puis:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut surtout que tu saches une chose. C’est<span class="pagenum"><a name="page_76" id="page_76">{76}</a></span> que, malgré les
-apparences qui me feraient condamner par n’importe qui, car enfin, même
-si tu ne t’en es pas aperçu, je n’ai rien négligé pour que tu juges mal
-de moi...</p>
-
-<p>Je protestai.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dit-elle. Je sais ce que j’ai fait. Et je ne le regrette pas.
-Mais, et crois-le si tu veux, ou ne le crois pas, sache que je n’ai
-jamais eu d’amant.</p>
-
-<p>Je l’adjurai de ne pas continuer. Elle me mit sa main sur la bouche.</p>
-
-<p>&mdash;Sache, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que toi.</p>
-
-<p>Je ne pouvais que m’enorgueillir d’un aveu si flatteur. J’éprouvai que
-ma gorge se serrait.</p>
-
-<p>Pour dérober mon émotion, je me penchai sur les mains de mon amie et les
-couvris de baisers. Je songeais, hélas, à la scène de la veille, et que
-j’avais eu un instant de dégoût sur ce lit où, la nuit précédente, elle
-n’avait pas couché seule.</p>
-
-<p>Elle ne me laissa pas le temps de douter.</p>
-
-<p>&mdash;Dès que tu seras arrivé à Paris, me disait-elle, me ramenant sur un
-terrain moins dangereux, j’irai te voir. J’ai une envie folle de visiter
-ton atelier, de savoir comment tu vis, au milieu de quels objets. C’est
-une envie de petite fille? Non, monsieur, c’est plus sérieux que vous ne
-pensez. Assurément. Comprends donc que je ne te connais qu’en toi, et
-que j’ai besoin de te connaître dans le décor que tu avais choisi pour y
-vivre.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! répondis-je, mon atelier n’est pas le merveilleux atelier d’un
-artiste mondain. Il me sert moins pour les autres que pour moi-même; j’y
-travaille; il est encombré de matériaux et de poussières, humble,<span class="pagenum"><a name="page_77" id="page_77">{77}</a></span> et
-dépourvu de poésie. Si j’étais riche, je le parerais de toutes les
-splendeurs qu’on voit au théâtre dans un atelier d’artiste; mais, si
-j’étais riche, j’enverrais, pour commencer, mon atelier aux cinq cents
-diables, et je t’enlèverais, avec tes deux enfants, bien entendu.</p>
-
-<p>Elle éclata de rire.</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi! Ne parle pas de l’impossible.</p>
-
-<p>&mdash;Impossible? répliquai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es bon, tiens, s’écria-t-elle, toute joyeuse, je t’adore. Non,
-mais, écoutez-le! M’enlever, avec mes deux enfants?</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement.</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement? Et où irions-nous? La gendarmerie me reconduirait chez
-moi, avec mes deux enfants.</p>
-
-<p>&mdash;Tu divorcerais.</p>
-
-<p>&mdash;Tu rêves, mon pauvre grand. Si je voulais divorcer, ma volonté seule
-ne suffirait pas. Rien ne permet de supposer que le divorce puisse être
-demandé contre moi. Et d’ailleurs, s’il l’était, je n’obtiendrais pas de
-garder mes enfants. Or, je te l’ai dit: je ne les abandonnerai jamais.</p>
-
-<p>Elle hésita un peu.</p>
-
-<p>&mdash;Jamais, ajouta-t-elle, ou du moins tant qu’ils seront trop petits pour
-se passer de moi et pour comprendre.</p>
-
-<p>Je baissais les yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Plus tard, dit-elle encore, plus tard, quand ils seront grands, si tu
-m’aimes toujours...</p>
-
-<p>Je l’étreignis d’un geste passionné.</p>
-
-<p>&mdash;M’aimeras-tu si longtemps? me demanda-t-elle.<span class="pagenum"><a name="page_78" id="page_78">{78}</a></span></p>
-
-<p>Et elle était redevenue grave. Mais elle se ressaisit vite.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, dit-elle enfin. Du courage! J’emporte d’ici mon plus beau
-souvenir. C’est beaucoup.</p>
-
-<p>Elle me regardait tendrement.</p>
-
-<p>&mdash;A bientôt, mienne.</p>
-
-<p>&mdash;Au revoir, mien.</p>
-
-<p>Elle sourit, et me quitta.<span class="pagenum"><a name="page_79" id="page_79">{79}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">E</span>ST-IL rien de merveilleux comme cette force irraisonnable de l’amour
-qui pousse deux êtres l’un vers l’autre sans que rien s’y puisse
-opposer? L’homme le plus sceptique et la femme la plus religieuse y
-succombent pareillement. L’honneur, le devoir, la morale, la sagesse, la
-prudence, fils et filles de la volonté, s’ils luttent, sont vaincus.
-Sous l’action du vieil instinct, la croûte molle dont les nécessités de
-la vie sociale enveloppent nos égoïsmes, éclate ou cède, et l’amoureux,
-qui était si fier d’avoir maîtrisé le destin, frémirait d’humilité,
-pourvu qu’il y réfléchît, devant la débâcle de toutes ses vertus qu’il
-s’imaginait moins chétives. Par bonheur, il n’y réfléchit point. Plus
-rien pour lui n’existe qui ne touche pas à son amour. Et le monde entier
-se rétrécit autour de son enthousiasme à mesure qu’un seul être prend à
-ses yeux une importance plus grande. L’objet qu’il amplifie lui éclipse
-le reste de l’univers.</p>
-
-<p>Mais c’est ici que le drame commence. L’amour nous découvre dans quel
-désert chacun de nous<span class="pagenum"><a name="page_80" id="page_80">{80}</a></span> s’épuise. D’autres par d’autres moyens arrivent à
-la même stupéfiante constatation. Par l’amour le commun des mortels
-aperçoit que toute âme humaine est immensément seule. Qu’on se fie à
-l’espoir qu’une lumière divine tombe pour l’éclairer sur notre détresse,
-ou qu’on se résigne à vivre dans un désert sans issue, l’originelle
-certitude subsiste que l’on n’acquiert qu’en souffrant. Et comment ne
-souffrirait-on pas, pour peu qu’on soit sensible, quand devant celle
-qu’on aime, et la plus sincère, on craint de ne connaître d’elle que ce
-qu’elle daigne laisser connaître? Une âme est si vaste! Je ne le savais
-pas avant la guerre, parce que je ne savais pas tout ce que peut
-contenir de précieux la carcasse trop facilement périssable d’un corps
-humain. J’ai vu tant d’hommes s’anéantir autour de moi, tant d’hommes
-jeunes, beaux, bons, admirables, que l’épouvante des jours où l’on
-mourait à la volée m’a fait comprendre que chaque vie a sa grandeur
-secrète.</p>
-
-<p>Secrète. Secret. Mot plein de tendresse et de mystère, sinon de nargue.
-Mot d’arrêt. La porte est close et ne s’entr’ouvrira peut-être jamais.
-Quelle joie cependant, si l’on pouvait pénétrer, ne fût-ce que pour
-quelques heures, dans la pensée de celle à qui l’on se sacrifierait
-volontiers! L’homme sent bien que la femme est toute de faiblesse et
-qu’il doit s’approcher d’elle avec précaution. Mais qui nous dira ce
-qu’elle désire ou ce qu’elle redoute? L’amour suppose confiance et
-confidence. Qu’une femme parle, et nous la croyons. Et si elle ment? Ou
-si elle déguise? Ou si elle arrange? Ou si elle se réserve? Un homme qui
-aime éprouve une angoisse débilitante quand il se<span class="pagenum"><a name="page_81" id="page_81">{81}</a></span> heurte au secret de
-sa bien-aimée. Toutes les femmes en ont un. Presque tous les hommes en
-souffrent. Presque toutes l’ignorent.</p>
-
-<p>J’ai toujours été, pour moi, fort timide. Je ne peux pas me résoudre à
-poser des questions. Je ne sais pas interroger. Les paroles qui
-fouillent ne sortiraient pas de ma bouche. J’attends que la vérité se
-dévoile ou se laisse deviner. Est-ce aussi que j’ai peur de la voir
-laide ou décevante? J’ai plutôt le respect de tout ce qui se garde. Rien
-n’est plus respectable qu’une âme féminine, car la femme n’a guère les
-ressources de l’action pour se faire apprécier. C’est moins par ses
-gestes réels qu’on la juge, que par les mouvements de son âme. Or qu’y
-a-t-il de plus impalpable que de si vaines preuves?</p>
-
-<p>Sans doute, comme n’auraient pas manqué de s’en réjouir bien des hommes,
-j’aurais dû me réjouir aveuglément du bonheur que le hasard venait de
-m’envoyer. Huit jours plus tôt, je menais une vie inutile. Tout à coup
-je me trouvais en possession de ce que je n’aurais jamais plus espéré.
-Une femme m’agréait, jeune et belle, moi tout indigne, je le dis sans
-fausse humilité, d’être choisi. Un autre eût savouré pareille victoire.
-Elle m’étonnait. Je la supportai mal. J’en fus moins digne que jamais.</p>
-
-<p>Maintenant que je la considère dans le passé, un peu comme si elle
-n’était pas de moi, je m’accorde plus d’indulgence que sur le moment.
-Pourquoi mon adorable amie m’avait-elle mesuré ses confidences? Pourquoi
-s’était-elle montrée si retenue? Pourquoi peut-être s’enferma-t-elle
-dans tant de pudeur, lorsqu’elle me livrait avec tant d’imprudence un
-trésor<span class="pagenum"><a name="page_82" id="page_82">{82}</a></span> que la morale et ma gratitude mettent à si haut prix? Ne
-rendait-elle pas légitimes, ou du moins excusables, toutes les
-suppositions que je pouvais faire, et même, puisqu’elle m’avait dit
-qu’elle les craignait, les pires? Si je les fis, je ne m’y attardai
-point, car j’en souffrais plus qu’elle n’en aurait souffert de son côté;
-et d’autre part j’avais tellement besoin, comme tous ceux qui aiment,
-d’avoir confiance, que je lui attribuai pour elle et pour moi les
-meilleurs sentiments. Tout cela, de façon moins grossière que je ne
-l’exprime ici. Et c’est peut-être à cause de tout ce qui s’est passé par
-la suite que j’insiste à présent sur le trouble de ces premières
-journées. J’étais alors trop heureux pour y discerner ce que j’y
-retrouve aujourd’hui.</p>
-
-<p>Heureux? J’ai plutôt compris comme doivent être heureux un homme et une
-femme qui peuvent s’aimer en toute liberté, comme doivent être heureux
-deux fiancés qui peuvent se promettre de vivre côte à côte chaque jour.
-Mon amie avait son secret, qu’elle ne me laissait pas encore connaître.
-Désormais nous en avions un ensemble. Nous étions condamnés à vivre dans
-le mensonge et à n’être heureux que dans l’ombre. Noires fiançailles de
-l’adultère! Ténébreuse volupté des rendez-vous furtifs! Joie atroce des
-baisers dérobés et des caresses silencieuses! Bonheur misérable de deux
-êtres qui prétendent se suffire au mépris de la loi! Heureux, heureux
-vraiment, si nous avions au moins eu la certitude qu’il n’y eût pas de
-mensonge entre nous dans cette ombre où nous nous enveloppions l’un et
-l’autre, liés par notre secret. Hélas! je n’ai ni le droit ni le goût
-d’accuser mon amie; mais, s’il est excessif d’employer des termes trop
-exacts, je ne<span class="pagenum"><a name="page_83" id="page_83">{83}</a></span> peux pas ne pas avouer que les premières heures de mon
-amour furent embarrassées d’un malaise dont j’étais peut-être seul à
-souffrir.</p>
-
-<p>Pour m’attirer l’indulgence des personnes qui ont souci de la morale
-publique, je n’aurais probablement qu’à déclarer que des remords
-m’étaient venus. Mais il n’en fut rien. Pas un seul instant je ne
-songeai que je poussais ou suivais mon amie dans une aventure
-condamnable, ou damnable, selon les opinions. J’aimais. J’étais
-seulement inquiet parce que je cherchais à m’expliquer les raisons de
-mon bonheur, parce que je ne connaissais pas assez mon amie pour
-accepter mon bonheur tel qu’il était, tel qu’elle me le donnait; parce
-qu’enfin, insatiable comme tous les hommes et déjà par surcroît exigeant
-comme tous les amoureux, je regrettais que mon bonheur ne fût pas plus
-grand. Ingratitude? Non certes. Je manquais trop de confiance en moi
-pour n’en pas manquer à l’égard de mon amie. Et je n’aurais peut-être
-pas douté d’elle si je l’avais moins aimée. L’amour est avare. Je me
-répétais les dernières paroles de notre dernier entretien: «A bientôt,
-mienne», avais-je dit. Mienne? Elle me quittait à l’instant pour se
-rendre auprès de celui à qui elle appartenait. Est-ce qu’il est
-nécessaire que je confesse qu’en aimant je venais de me découvrir
-jaloux?<span class="pagenum"><a name="page_84" id="page_84">{84}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">E</span>N vérité, oui, je fus jaloux dès le premier jour, dès la première
-heure, alors que j’aurais dû peut-être exulter seulement. N’a-t-on pas
-coutume de sourire quand on parle d’un larron d’amour? Toute une
-tradition littéraire veut qu’on rie d’un mari trompé, et qu’on ait des
-sourires complices vers l’amant. Ces sourires me blessent. Neuf fois sur
-dix, il y a de la douleur au fond d’un adultère. Et c’est au dixième cas
-que se précipitent les écrivains, parce que l’exceptionnel les attire.
-Ils nous abandonnent les autres, qui sont de la simple vie courante, où
-nous nous débattons comme nous pouvons. Mais la vie courante, quand il
-s’agit de la nôtre, n’est pas comique. Ou elle ne l’est que pour les
-étrangers. De ce déséquilibre naît le sentiment que nous avons tous
-d’être seuls au milieu du drame qui nous menace.</p>
-
-<p>Lorsque je me retrouvai seul après le départ de mon amie, il me revint à
-la mémoire quelques vers d’une ballade de ce <i>Jardin de Plaisance</i> qui
-avait enchanté ma jeunesse. Je me les murmurais, tout étonné<span class="pagenum"><a name="page_85" id="page_85">{85}</a></span> d’y
-découvrir un charme qui m’avait jusqu’alors échappé. Ils étaient
-pourtant sans éclat. Mais ils me semblaient les plus ardents du monde.
-Je répétais:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Adieu vous dis, ma très belle maîtresse;</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Adieu vous dis, mon souverain plaisir;</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Adieu vous dis, ma joie et ma liesse;</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Adieu vous dis, mon amoureux désir;</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Adieu vous dis, jusques au revenir.</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Je pense aujourd’hui que ces vers me plaisaient tant à cause de cette
-insistance de l’adjectif possessif, que je n’y remarquais pas alors.
-Étais-je donc si égoïste? J’aimais. Je ne peux rien dire de plus. Mais
-je ne suis pas orgueilleux. Voilà pourquoi j’étais jaloux.</p>
-
-<p>Baissons le ton et regardons les choses de sang-froid. Sans vantardise,
-je puis déclarer que je pouvais être fier de ma victoire. Le mari de mon
-amie était encore jeune; physiquement il l’emportait sur moi; il m’avait
-paru doux, intelligent, épris de sa femme au reste. Le caprice de sa
-femme était, à première vue, incompréhensible, et donc inexcusable aux
-yeux des personnes sévères. Comment n’aurais-je pas été moi-même étourdi
-par un coup si brusque? J’invoquais les raisons du passé. Oui, je me
-rappelais notre amourette d’adolescents. Je me disais: «On l’a peut-être
-mariée contre son gré. Son mari est peut-être un butor sans le laisser
-soupçonner. Elle est peut-être malheureuse. Il ne faut pas se fier aux
-apparences. Combien de ménages ne sont pas ce qu’on croirait qu’ils
-sont?» Je me heurtais toujours à cette hypothèse: «Elle n’aime pas son
-mari.» Mais je songeais au même instant qu’elle avait de lui deux
-garçons. Je n’admettais pas qu’une<span class="pagenum"><a name="page_86" id="page_86">{86}</a></span> femme pût accepter d’être mère sans
-aimer le père de ses enfants. Et je tombais dans une perplexité
-profonde.</p>
-
-<p>J’étais jaloux. D’avoir obtenu, même si facilement, une victoire si
-déconcertante, ne me satisfaisait pas. Cette femme, que j’aimais, que
-j’avais appelée mienne en la quittant, elle appartenait à un autre
-homme, qui était son maître. Elle ne voulait pas divorcer, à cause de
-ses enfants qu’elle voulait élever; elle ne voulait pas du moins que le
-divorce, s’il avait lieu, fût prononcé contre elle. Il était à présumer
-par conséquent qu’elle observerait à l’égard de son mari l’attitude
-qu’elle observait quand nous nous étions retrouvés. Elle était sa femme,
-elle le serait encore. Contrainte, je l’accorde; dégoûtée, j’y consens;
-malgré elle, je ne le nie pas. Mais aucune excuse n’empêchait... Et je
-serrais les poings en y songeant.</p>
-
-<p>Ah! les beaux éclats de rire qu’un auteur dramatique provoquerait dans
-une salle de spectacle en me mettant en scène! Quelle comédie, avec ces
-rôles renversés: un mari qui n’est pas grotesque, et un amant qui est
-ridicule à force de prendre du mari traditionnel les travers dont on se
-gausse! Je ne sais pas si pareille comédie a jamais été représentée.
-Mais serait-elle vraiment si comique? Il faudrait modifier mon
-caractère, et me charger d’une fatuité que je n’ai pas. Car c’est la
-fatuité qui rend la jalousie ridicule. La jalousie humble est
-douloureuse. Les femmes ne l’ignorent pas, les unes pour l’éprouver par
-elles-mêmes, les autres parce qu’elles ont appris de quelle arme elles
-disposent contre ceux qui les aiment et ceux qui ne les aiment pas.
-Ai-je insinué que mon amie voulût<span class="pagenum"><a name="page_87" id="page_87">{87}</a></span> jouer avec moi de cette corde?
-L’expression aurait trahi ma pensée.</p>
-
-<p>Je n’ai pas dessein de conter au jour le jour le progrès de ma passion.
-Il m’y faudrait des volumes, qui n’auraient d’intérêt que pour moi.
-D’ailleurs, je n’en viendrais peut-être pas si facilement à bout, car je
-ne tiens pas registre de mes impressions quotidiennes, préférant qu’au
-fond de ma mémoire se dépouillent les souvenirs qui valent que je les
-garde.</p>
-
-<p>Ainsi, à suivre de trop près ce que je prends à cette heure pour la
-démarche véritable de mon amour, je risquerais de déformer la vérité. Il
-me reste assez de souvenirs marquants en manière de jalons. Ils
-suffiront à qui voudra reconstituer la ligne exacte de mon aventure.</p>
-
-<p>Ai-je dit trop vite, par exemple, que j’avais été jaloux dès le premier
-jour? C’est à présent le souvenir qui me domine. Je me revois, quittant
-Nice, incertain de ce qui m’attendait à Paris, mais certain déjà, sans
-raison acceptable peut-être, que je souffrirais. Et cependant, je dois
-le déclarer tout de suite, mon retour me préparait des joies telles que
-je ne les croyais pas possibles. Mais n’est-il pas à décider qu’elles ne
-me parurent si grandes que parce que j’avais eu tant d’appréhensions? Ou
-bien vais-je rougir d’avoir été si puéril, si délicieusement puéril?
-M’excuserai-je d’être arrivé si tard à l’amour avec un cœur tout neuf,
-ou plutôt avec une pareille naïveté? Ah! qu’il battait, ce cœur naïf,
-quand je vis proche l’heure où nous allions nous retrouver face à face!
-Je craignais tellement qu’une déception, mesquine mais cruelle,
-n’arrêtât mon amie!<span class="pagenum"><a name="page_88" id="page_88">{88}</a></span></p>
-
-<p>A en juger par les apparences, mon amie menait un train assez luxueux.
-Elle ne m’avait encore vu qu’en représentation, dans la rue, à la
-promenade, ou en visite. Je n’étais pas d’une modestie exagérée en lui
-annonçant que mon atelier, où elle désirait me voir pour me connaître
-mieux, n’avait rien qui fût digne d’elle et rien du nid d’amour que ma
-tendresse et ma ferveur lui préparaient. Mais que dirait-elle, ou que
-penserait-elle, en me voyant chez moi, dans un intérieur si petit et si
-pauvre? Était-ce lui faire injure de présumer qu’elle pût être capable
-d’un mouvement de recul, ou du moins de surprise fâcheuse, devant la
-simplicité révélée de ma vie? Ne sont-ils pas bien rares ceux qui, sans
-mépriser la richesse, qui n’est pas méprisable, n’y attachent que
-l’importance qu’elle mérite?</p>
-
-<p>Un regard me tranquillisa. J’en fus ravi au point que, perdant prudence,
-j’avouai les craintes que j’avais eues, car je ne sais pas dissimuler.</p>
-
-<p>&mdash;Grand gosse! s’écria-t-elle. Voulez-vous vite demander pardon?</p>
-
-<p>J’ouvrais la bouche.</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi, dit-elle.</p>
-
-<p>Et elle m’offrit ses lèvres.</p>
-
-<p>Elle fut aussi jeune que moi. Tout sembla lui plaire, l’amuser. Le plus
-naturellement du monde, elle s’était installée chez moi, comme chez
-elle. Nul embarras, nulle affectation. J’étais content, et un peu
-gauche. Je parlais de tout ce qui nous entourait, j’étalais des croquis,
-j’expliquais. Elle hochait la tête gentiment. Elle avait l’air d’être
-là, non point comme une étrangère qui y venait pour la première fois,
-mais comme<span class="pagenum"><a name="page_89" id="page_89">{89}</a></span> une habituée de toujours qui y serait revenue après un
-voyage.</p>
-
-<p>Sottes appréhensions! Folles pensées! Pourquoi, devant tant de grâce
-charmante, me rappelai-je soudain qu’elle m’avait dit à Nice:
-«Croyez-le, ou ne le croyez pas, je n’ai jamais eu d’amant.» Je chassai
-l’affreux soupçon suscité par son aisance.</p>
-
-<p>Elle disait:</p>
-
-<p>&mdash;Mais c’est admirable chez toi!</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes indulgente, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! le méchant! s’écria-t-elle. Il n’y a donc ici que ce qu’il y avait
-toujours?</p>
-
-<p>C’est vrai, je ne sais pas faire de compliments. Je rougis.</p>
-
-<p>&mdash;Et ta Tienne? dit-elle avec gaieté.</p>
-
-<p>&mdash;Ma Mienne, dis-je sur le même ton, je lui veux un cadre moins
-poussiéreux.</p>
-
-<p>&mdash;Tu l’aimes donc, ta Tienne?</p>
-
-<p>Je la regardai.</p>
-
-<p>&mdash;Tu l’aimes?</p>
-
-<p>Elle se pressait contre moi. Je la repoussai doucement.</p>
-
-<p>&mdash;J’ai déjà succombé une fois, dis-je. C’est trop.</p>
-
-<p>&mdash;Tu regrettes?</p>
-
-<p>&mdash;Je t’aime, Mienne, je t’aime, mais je ne t’aimerai, je te l’ai dit à
-Nice, que là où nous serons chez nous, où tu seras chez toi.</p>
-
-<p>J’étais devenu sérieux.</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi nous entourer, poursuivis-je, d’un peu d’illusion.</p>
-
-<p>&mdash;Comme tu voudras, dit-elle, sérieuse aussi, et tout ce que tu voudras,
-quand tu voudras. Je suis tienne.<span class="pagenum"><a name="page_90" id="page_90">{90}</a></span></p>
-
-<p>Je ne répondis pas.</p>
-
-<p>&mdash;Le crois-tu?</p>
-
-<p>Je lui pris le visage entre mes mains, et, mon regard fixant le sien:</p>
-
-<p>&mdash;Puis-je le croire? demandai-je.</p>
-
-<p>Elle ne répondit pas.</p>
-
-<p>Son regard soutenait résolument le mien.</p>
-
-<p>&mdash;Songe, repris-je, songe, Mienne que je désire mienne de toute mon
-ardeur, songe à toutes les pensées, à toutes les inquiétudes, à toutes
-les tristesses qui peuvent m’assaillir quand tu es loin de moi, quand tu
-seras loin de moi, tout à heure, demain, après-demain, jusqu’à ce que je
-te revoie. Songe que je ne sais rien, que je ne saurai rien, que je suis
-obligé de tout imaginer de ta vie. Songe que tu t’en vas je ne sais où,
-que tu feras je ne sais quoi, songe à cette solitude où tu m’abandonnes.</p>
-
-<p>&mdash;Songes-tu à ma solitude? répliqua-t-elle. Toi, du moins, nul ne t’y
-troublera.</p>
-
-<p>&mdash;C’est ce qui me tourmente.</p>
-
-<p>&mdash;Mon ami...</p>
-
-<p>Fuyant mon regard, elle cacha ses yeux contre mon épaule.</p>
-
-<p>Elle murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Ne sois pas jaloux, chéri. Ne sois pas jaloux. Ce n’est pas toi qui
-peux l’être.</p>
-
-<p>Qu’aurions-nous dit?</p>
-
-<p>Le silence pesa sur notre amour douloureux. Cœur contre cœur,
-étroitement embrassés, nous éprouvions toute l’angoisse du bonheur
-inquiet que nous espérions. Ce jour-là, j’ai connu que la tendresse est
-voluptueuse. Noires fiançailles de l’adultère!...<span class="pagenum"><a name="page_91" id="page_91">{91}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">T</span>OUT un mois, je vécus dans la fièvre. On appelait jadis l’amour la
-fièvre blanche. Expression parfaite, mais il faut avoir été malade pour
-en savourer la justesse. Et je ne me dissimule pas que la plupart des
-hommes d’aujourd’hui comprendraient mal qu’on pût avoir comme je l’eus
-cette fièvre contre laquelle ils se déclarent vaccinés, s’ils ne la
-tiennent pas pour mythique, surannée, ou imaginaire. Ils sont bien
-heureux. Je ne les envie pas. J’ai tiré de mon amour des joies et des
-peines que je ne changerais pas contre leur sagesse.</p>
-
-<p>Je ne regrette pas d’avoir eu tant de candeur ni tant d’inquiétude. J’ai
-vu d’assez près le néant de toutes choses dans la boue de l’Artois et
-dans les trous d’obus de Douaumont pour m’accorder le droit de dédaigner
-la sympathie des indifférents. Si mon cœur est sensible, je n’en ai pas
-honte. Je n’ai pas eu honte quand j’ai claqué des dents sous les tirs de
-barrage à R 18. Je n’ai pas eu honte quand j’ai cueilli du muguet, au
-mois d’avril 1915, dans le bois des Buttes, pour<span class="pagenum"><a name="page_92" id="page_92">{92}</a></span> l’envoyer à Paris. Un
-homme, s’il ne fut pas soldat pendant les années mortelles, haussera les
-épaules. Une femme comprendra. Ce ne sera point à l’honneur de l’homme.
-N’est-ce pas une femme, en effet, qui nous a décrits tels que nous
-fûmes, tels que nous sommes, nous, les ouvriers de la guerre, dans ces
-lignes martelées comme nous, où nous apparaissons «tremblants, exaltés,
-sceptiques et résignés, exigeants, privés de tout, lourds d’une
-vieillesse amère et étayés d’une foi enfantine»? Toute ma génération
-souffrante est là peinte au vif.</p>
-
-<p>Tels je nous reconnais dans cette peinture, tel je me revois dans le
-souvenir mouvant de ce mois de fièvre qui suivit mon retour à Paris: ce
-ne furent qu’alternatives d’espoirs et de craintes, de contentements et
-de déceptions, de volontés et de faiblesses, d’ardeurs et d’émois. Tous
-comptes faits, ce sont des impressions charmantes qui m’en restent.
-Plaisir de meubler à neuf un minuscule appartement de deux pièces qui
-sera le refuge et le nid, la chambre et le sanctuaire. Plaisir de
-chercher des étoffes, de choisir des couleurs, une lampe, un coussin;
-plaisir de trouver un service à thé qui ne soit pas anglais, et plaisir
-de le mettre à l’épreuve, gravement, à l’instant où l’on constate qu’on
-a oublié d’acheter des cuillères; plaisir de tout ordonner en mêmeté de
-goûts; plaisir d’être approuvé; plaisir d’aller au-devant d’une envie;
-plaisir de faire plaisir! Heures douces, heures brèves, heures puériles,
-je vous crois d’hier quand je vous évoque, mes belles heures, mes bonnes
-heures, vous qui ne reviendrez plus jamais, jamais, que dans mon
-souvenir.<span class="pagenum"><a name="page_93" id="page_93">{93}</a></span></p>
-
-<p>Nous courions à travers Paris avec une imprudence tranquille.
-Songions-nous seulement à notre imprudence? Je n’y songeais pas et mon
-amie n’avait pas l’air d’y songer. Elle acceptait tout ce que je lui
-offrais, approuvait tout ce que je proposais, mais elle-même ne
-demandait rien. Je le lui reprochai.</p>
-
-<p>&mdash;Ai-je le temps de désirer quelque chose? répliquait-elle.</p>
-
-<p>Et elle souriait.</p>
-
-<p>Je songe à présent que nous aurions pu nous faire surprendre plus de
-vingt fois. Nous entrions ensemble dans les grands magasins, nous en
-sortions ensemble. Comment n’avons-nous jamais été vus? Nous passions,
-nous, sans rien voir. Nous évitions quelques rues, et c’est tout. La
-précaution nous semblait suffisante, nous ne parlions pas de ce qui nous
-eût gêné.</p>
-
-<p>&mdash;Dans huit jours, notre chez-nous sera prêt, madame, disais-je.</p>
-
-<p>&mdash;Il faudra que je me mette une voilette épaisse, répondait-elle.
-N’est-ce pas de tradition?</p>
-
-<p>Elle souriait encore, tristement. Il n’en fallait pas davantage pour
-rabattre mon entrain. Où donc s’égaraient mes craintes?</p>
-
-<p>Pendant tout ce mois, nous avons vécu comme deux fiancés classiques. Il
-me paraissait nécessaire de montrer à mon amie, qui était disposée à
-tout, que je la respectais mieux que je n’aurais peut-être respecté une
-jeune fille. J’ajoute néanmoins que je n’étais pas impatient: j’avais
-plutôt envie et besoin de tendresse. Or je sentais à chaque rencontre
-que, si elle s’en étonnait, mon amie me savait gré de ma réserve. Je
-jouais en effet un jeu dangereux: n’eût-elle eu pour moi<span class="pagenum"><a name="page_94" id="page_94">{94}</a></span> qu’un caprice,
-ne risquais-je pas de la rebuter avant l’heure? Mais je n’avais pas le
-dessein de mettre à l’épreuve mon amie; je ne voulais que lui donner un
-témoignage de la qualité de mon amour. Une femme facile se blesse de
-n’être pas sollicitée; une autre, non. Je tenais à laisser concevoir
-jusqu’où je pouvais aimer: c’était marquer nettement que je me livrais
-pieds et poings liés, sans redouter les suites de mon abandon.</p>
-
-<p>Parfois, mon amie m’arrivait taciturne. Sa bouche souriait, mais ses
-yeux refusaient de sourire. Je la regardais.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est rien, disait-elle. Tout est fini puisque je vous vois.</p>
-
-<p>Je n’insistais pas. Je n’apprenais pas autre chose. J’avais déjà la
-dangereuse habitude,&mdash;oui, dangereuse,&mdash;de ne pas interroger.</p>
-
-<p>De fait, elle s’empressait de m’enlever la moindre inquiétude. Vite,
-elle redevenait enjouée, me posait deux ou trois questions, se montrait
-contente, me tendait ses lèvres ou sa main, et demandait:</p>
-
-<p>&mdash;Où allons-nous?</p>
-
-<p>Nous finissions presque toujours par une courte visite à mon atelier.</p>
-
-<p>&mdash;Le temps de vérifier si vous m’avez été fidèle, disait mon amie.</p>
-
-<p>Il lui plaisait d’examiner mes dessins. Elle s’y intéressait, trouvait
-des mots qui appelaient des explications, jugeait sainement d’ailleurs
-en matière d’œuvres d’art, et, pour les miennes, avouait au moins de la
-sympathie.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! s’écria-t-elle un jour, mais c’est moi!<span class="pagenum"><a name="page_95" id="page_95">{95}</a></span></p>
-
-<p>Elle saisissait une esquisse au crayon rouge, un simple jeté de lignes à
-peine tracées. Je le lui retirai vivement.</p>
-
-<p>&mdash;J’avais oublié de la détruire, lui dis-je. Excusez-moi.</p>
-
-<p>Et je déchirai la feuille.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! le méchant!</p>
-
-<p>Elle poussait volontiers cette exclamation, en l’accompagnant d’une moue
-délicieuse.</p>
-
-<p>&mdash;Cela m’appartenait, dit-elle. Vous n’avez pas le droit...</p>
-
-<p>&mdash;De le conserver. En effet.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle idée!</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est pas le premier portrait de vous que je détruis ainsi. Comme
-pour vos lettres, je ne garderai rien qui puisse jamais servir contre
-vous, ni à moi...</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous injuriez.</p>
-
-<p>&mdash;... ni à d’autres. J’entends que vous n’ayez aucune crainte.</p>
-
-<p>&mdash;Je n’en ai aucune, puisque je suis là, puisque je vais où tu veux et
-que j’irai où tu voudras. Ne sais-tu pas que je suis toute tienne?</p>
-
-<p>Mais elle s’était trop attardée chez moi. Elle n’avait que le temps de
-rentrer chez elle. Elle se pressait contre moi, penchait la tête en
-arrière, et murmurait:</p>
-
-<p>&mdash;Quand?</p>
-
-<p>Ensuite:</p>
-
-<p>&mdash;Tu m’aimes?</p>
-
-<p>Puis elle se dérobait, et partait.</p>
-
-<p>Ma joie était tombée.</p>
-
-<p>Je ne me suis jamais senti si seul qu’après ces dé<span class="pagenum"><a name="page_96" id="page_96">{96}</a></span>parts de mon amie. Je
-la suivais en pensée. Hélas! où allait-elle?</p>
-
-<p>J’avais eu, un soir, la curiosité de passer devant sa porte. Il faisait
-nuit, la rue était déserte. J’avais, sans m’arrêter, levé les yeux vers
-la maison: de la lumière brillait derrière quelques persiennes. Une
-fenêtre était ouverte, toute éclatante. Mais je ne savais pas même à
-quel étage mon amie habitait. Et soudain je m’étais éloigné rapidement,
-furieusement. Je pensais qu’à cette heure peut-être...</p>
-
-<p>Ceux qui n’ont pas aimé une femme qui n’est pas libre, ne voudront pas
-admettre que l’amour n’est jamais si douloureux. Je refuse de descendre
-ici au fond de ma peine; au seul souvenir de ces heures troubles, ma
-gorge se serre, et je veux écarter les détails de ma souffrance; je
-préfère qu’on l’imagine; elle me brûle encore.</p>
-
-<p>Toutefois, qu’on le sache, il n’y avait en moi aucune révolte. Je me
-suis défié toujours des mots trop grands qui masquent des réalités
-équivoques. Je suis de la génération des condamnés à mort. On m’a fait
-grâce, peut-être; on n’a peut-être que suspendu l’arrêt qui m’a frappé
-comme tant d’autres, le 2 août 1914. Ainsi chargé, je tiens toutes les
-révoltes pour vaines, et peut-être aussi la volupté qu’il y a dans la
-souffrance m’enivre et m’enchante. Je n’ai donc maudit ni le ciel, ni la
-société, ni rien, ni personne, parce qu’il m’était échu d’aimer une
-femme que l’Église et le Code m’interdisaient d’aimer. J’ai continué de
-l’aimer, simplement. Et qu’on ne se récrie pas! Je ne daigne pas
-prétendre que j’aie aucun droit ni à la vie ni à l’amour. Je ne réclame
-rien. Je ne suis<span class="pagenum"><a name="page_97" id="page_97">{97}</a></span> pas de ces fous qui protestent que la société leur
-doit quelque chose. On ne me doit rien, pas même une tombe, si je ne
-laisse pas à un notaire l’argent qu’exigeront les fossoyeurs. Et
-qu’importe? Nous pourrirons tous. On aura pu m’empêcher d’aimer comme
-j’aurais voulu pouvoir aimer, on aura pu m’obliger à aimer dans la
-souffrance, on n’aura pas pu m’empêcher d’aimer.</p>
-
-<p>Évidemment, si la loi que les hommes ont imposée aux hommes et aux
-femmes était différente, j’aurais moins souffert. Voilà une femme: elle
-a accepté, jeune et ignorante, de subir pendant toute sa vie un homme
-qu’elle ne connaît pas; désormais, qu’elle le veuille ou non, elle aura
-des enfants de cet homme, elle aura des caresses de cet homme, même si
-les caresses de cet homme lui sont odieuses. L’homme est protégé par la
-loi. La femme peut divorcer, dira-t-on. Non, si l’homme ne veut pas. Ou
-bien elle n’aura de recours que dans le scandale, et alors on la privera
-de ses enfants, que le dégoût de son mari ne lui fait pas forcément
-haïr. Comment appeler cela, pour la malheureuse? De la prostitution,
-déclarent pompeusement quelques-uns. Non pas. C’est de l’esclavage, le
-plus strict. Je ne récrimine point. Les hommes se moqueraient de moi, et
-je négligerais de le remarquer, comme je néglige de discuter s’ils ont
-trouvé le meilleur moyen de constituer la famille, premier élément de
-toute société. Non, je ne rêve pas de transformer leur monde cruel. J’ai
-seulement pitié de la femme que leur morale enchaîne. J’ai souffert
-d’aimer une de ces femmes, et je l’ai quand même aimée. Je ne réclame
-rien.<span class="pagenum"><a name="page_98" id="page_98">{98}</a></span></p>
-
-<p>Devant la maison de ma bien-aimée, lorsque par cette nuit de printemps
-je me suis senti désespéré en imaginant tout ce que chacun devine, je
-n’ai pourtant pas épuisé ma peine. De pires tortures m’attendaient, que
-je ne prévoyais pas. Car tout ce que j’imaginai ne reposait en somme que
-sur des présomptions. Je ne connaissais presque pas celle que j’aimais
-déjà si durement. L’heure était proche où j’allais du moins connaître
-quelle femme elle se révélerait enfin sous les caresses.<span class="pagenum"><a name="page_99" id="page_99">{99}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">E</span>T pourtant, non. Je recule. Je ne dirai pas cela. J’ai dit tout ce que
-je savais de mon amie. Dans le drame que je rapporte, ce sont les
-sentiments seuls qui ont de l’intérêt. Je n’ai jamais eu le goût de
-m’introduire dans une alcôve, je n’introduirai personne dans la mienne.
-Tout ce que je dirais ne serait qu’ignominie, injure et blasphème à la
-mémoire de celle que rien ne me permet d’offenser.</p>
-
-<p>Je n’ai pas dit non plus la couleur de ses cheveux, l’éclat de son œil,
-la grâce incomparable de ses mains. Je ne l’ai pas décrite. Je ne la
-décrirai pas. Je la trahirais peut-être, et en quoi pareille trahison
-serait-elle utile au récit que je fais d’une aventure malheureuse? En
-quoi pourrait-elle éclairer cette ombre où la personnalité de mon amie
-est demeurée inaccessible?</p>
-
-<p>Je n’ai même pas dit son nom. Notre prénom, c’est ce que nous avons de
-plus intime. Le prénom n’appartient qu’à l’aimée et qu’à l’aimé. Que
-d’autres le prononcent, il y a profanation en quelque sorte. Et les
-amants en ont bien conscience, dans tous les<span class="pagenum"><a name="page_100" id="page_100">{100}</a></span> pays et dans tous les
-mondes, quand ils se donnent entre eux de ces surnoms qui semblent
-ridicules aux étrangers et qui sont au juste une caresse de la parole.
-D’instinct, je n’aurais pas accepté d’appeler mon amie comme d’autres
-auraient pu l’appeler, comme un autre tout au moins devait l’appeler. Je
-ne dirai pas comment je l’appelais, et je ne lui inventerai pas un nom
-pour les besoins de mon récit: son nom restera secret, tel qu’était
-notre amour, et mon trésor particulier. Dans les heures où elle
-s’échappait pour se réfugier près de moi, il fallait qu’elle fût
-entièrement différente de ce qu’elle était ailleurs, et que rien ne la
-retînt à cet ailleurs trop journalier: lorsque nous nous retrouvions
-dans notre chez-nous enfin prêt, n’était-ce point pour n’être que deux
-amants, deux êtres qui n’ont plus souci de rien que d’eux-mêmes?</p>
-
-<p>Elle me le dit un jour:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut nous entourer un peu d’illusion.</p>
-
-<p>J’avais l’illusion qu’elle fût mienne. Quelle illusion m’eût grisé
-davantage? Ne venais-je pas de reconnaître un de mes désirs? Déjà,
-plusieurs fois, j’avais remarqué, sans en tirer d’orgueil, qu’elle me
-répétait comme venant d’elle des choses que je lui avais murmurées. J’en
-tirai peu à peu la conviction qu’elle m’offrait ainsi, et peut-être
-involontairement, une preuve de son amour, comme si, devenue mienne et
-telle que je pourrais la souhaiter, et dominée par ma tendresse, elle
-prenait de mes façons de penser et de sentir. Quel soutien nouveau pour
-moi! Deux amants que la chair seule attache, se lassent plus vite, au
-lieu que la tendresse ne va que s’affermissant en profondeur. Et quels
-espoirs devant moi qui ne rêvais que de<span class="pagenum"><a name="page_101" id="page_101">{101}</a></span> tendresse, de communion
-véritable, et véritablement,&mdash;je ne l’écris pas sans
-mélancolie,&mdash;d’amour conjugal, l’unique amour que je conçoive!</p>
-
-<p>J’avais bien l’illusion que chez nous elle était mienne, et qu’en
-fermant au verrou derrière elle la porte quand elle m’arrivait, elle
-montrait sa volonté d’exclure le reste du monde. Elle y mettait de la
-hâte. Se croyait-elle suivie, épiée? Non point. Elle avait l’air
-parfaitement calme, et jamais elle ne joua la comédie des précautions
-excessives. Elle venait, elle entrait, elle nous enfermait, elle se
-jetait contre mon épaule, elle était chez elle. Comme elle me l’avait
-dit un jour:</p>
-
-<p>&mdash;Tout est fini, puisque je vous vois.</p>
-
-<p>Par malheur, tout ne finissait que pour fort peu de temps. Mon amie
-n’arrivait pas toujours à l’heure qu’elle m’avait fixée.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne fais pas ce que je veux, disait-elle.</p>
-
-<p>Et parfois elle me quittait plus tôt qu’à son envie. Lorsqu’elle avait
-deux heures à me donner, la bonne chance nous favorisait.</p>
-
-<p>Si quelque jeune fille ignorante imagine merveilleux et terribles les
-plaisirs de l’adultère, qu’elle se détrompe. Une femme vicieuse ne court
-qu’au plaisir, sans doute; mais pour les autres,&mdash;le plus grand
-nombre,&mdash;pour celles qui, mal mariées, ne cherchent dans l’amour défendu
-que ce qu’elles n’ont pas trouvé dans le mariage, c’est-à-dire, non
-point un mâle et un maître, mais un homme et un ami, pour celles-là le
-dernier mot du bonheur n’est pas de s’épuiser de fatigue sous une
-étreinte vaine. Je le pense du moins, et mon amie aussi le pensait, je
-n’aurais pas voulu en douter.<span class="pagenum"><a name="page_102" id="page_102">{102}</a></span></p>
-
-<p>Toute ardente qu’elle fût au lit, et audacieuse même, elle avait
-d’autres soins. Plus d’une fois, le commissaire de police eût perdu sa
-peine en pénétrant chez nous à l’improviste: nous causions seulement
-comme deux vieux camarades, ou bien, tandis qu’elle m’écoutait en
-mangeant des fruits, je lisais quelques pages d’un poète que le hasard
-de la conversation nous avait mis en goût de relire, ou de lire.
-J’ouvrais le plus souvent du Hugo, que mon amie connaissait mal et
-qu’elle fut surprise de découvrir soudain: car Hugo n’est pas à la mode
-et les hommes de ma génération le tiennent en grand mépris, sans le
-connaître probablement, ou pour des raisons de politique, ce qui ne me
-suffit pas. J’ouvrais aussi l’<i>Homme Intérieur</i>, ou le <i>Cœur Solitaire</i>.
-Charles Guérin est un poète qui m’émeut. Je crois qu’on ne lui a pas
-encore assez rendu l’hommage qu’il mérite. Pour moi, je n’oublierai
-probablement jamais cet après-midi de juin où tout à coup je lus, à
-mi-voix:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Nous montons dans la vie, en peinant, côte à côte;</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Mais un mur entre nous suit le même chemin,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Hélas! et l’on ne peut, tant la crête en est haute,</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Se voir ni se donner la main.</i><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>On échange, il est vrai, mainte parole tendre,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>L’un et l’autre on s’appelle en chantant par son nom:</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Eh! qu’est-ce donc, au prix de l’angoisse d’entendre</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Pleurer souvent son compagnon!</i><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Quand l’étoile du soir, pour nous triste à voir poindre,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Réunit les amants heureux dans le repos,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Nous n’avons, vainement avides de nous joindre,</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Rien à nous deux que nos sanglots.</i><br /></span>
-<span class="pagenum"><a name="page_103" id="page_103">{103}</a></span></div></div>
-</div>
-
-<p>Je m’arrêtai pour regarder mon amie.</p>
-
-<p>Elle me regardait. Elle était oppressée.</p>
-
-<p>&mdash;Continue, me dit-elle.</p>
-
-<p>Je continuai. Les strophes se déroulèrent, gonflées de douleur,
-limpides, simples, nues. Elles n’ont aucune surcharge, elles ne
-s’alambiquent pas d’allitérations et de tentatives musicales, jeux
-byzantins où s’égare aujourd’hui, et nul n’ose le dire, la poésie
-française. Mais elles frémissent d’un frisson humain. Je lisais:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Mais une brèche s’ouvre enfin dans la muraille.</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>On s’élance, les bras tendus, éperdûment,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Et les noces ont lieu sur un lit de broussaille</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Où l’on souffre encore en s’aimant.</i><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Cette étreinte a suffi pour fondre les rancunes;</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Ce qui n’est pas le seul présent semble aboli;</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>L’amour, quand on se sait si peu d’heures communes,</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Serait atroce sans l’oubli.</i><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Puis on reprend, chacun selon sa destinée,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Le sévère devoir prescrit par la raison,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Presque heureux d’avoir pu pendant une journée</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Contempler le même horizon.</i><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Poursuivrons-nous plus tard le chemin, sans barrière,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Ensemble, tendrement l’un sur l’autre appuyés,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Pour ne faire à jamais qu’une seule poussière</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Et qu’une ombre unique à nos pieds!</i><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Ou bien, marquant peut-être ici nos pas suprêmes,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Au gouffre brusque de la mort!</i><br /></span>
-<span class="pagenum"><a name="page_104" id="page_104">{104}</a></span></div></div>
-</div>
-
-<p>Ma voix tremblait. Je posai le livre. Au bruit que je fis, mon amie leva
-la tête. Ses yeux brillaient. Elle courut à moi. Elle se blottit contre
-mon épaule, à sa place préférée. Nous nous taisions.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Mien, mon Mien, murmura-t-elle. Je ne veux pas que tu souffres.</p>
-
-<p>Elle répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne souffres donc pas, toi? répliquai-je. Tu es donc heureuse?</p>
-
-<p>&mdash;Si tu m’aimes, je suis heureuse.</p>
-
-<p>&mdash;Si je t’aime? Tu me le demandes? Tu ne le sais pas, que je t’aime?</p>
-
-<p>&mdash;Et toi, méchant, tu ne le sais pas aussi, que je t’aime?</p>
-
-<p>&mdash;Je voudrais tant le savoir!</p>
-
-<p>Elle me repoussa doucement.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es injuste, dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Non, je souffre.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi, je ne souffre pas? Moi, qui suis là près de toi comme si plus
-rien n’existait que toi et moi, moi qui vais te quitter... Toi, du
-moins, tu seras seul, tu pourras faire ce que tu voudras, penser ce que
-tu voudras, te taire si tu veux; tandis que moi je devrai subir des
-questions, je devrai parler, répondre, je devrai...</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi!</p>
-
-<p>Qu’aurait-elle dit, si je ne l’avais pas retenue?</p>
-
-<p>Je la serrai contre moi.</p>
-
-<p>&mdash;Méchant, méchant! dit-elle tout bas.</p>
-
-<p>La jalousie me fouettant, et les lèvres amères, je<span class="pagenum"><a name="page_105" id="page_105">{105}</a></span> cherchai les
-siennes, vivement, comme si elle me les eût refusées.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! le méchant! dit-elle encore, autant qu’elle le put. Croirait-on
-pas qu’il a besoin d’employer la force? Croirait-on pas que je ne suis
-pas sienne?</p>
-
-<p>Elle se tut. Il me plaisait qu’elle fût silencieuse. J’ai en horreur les
-manifestations extrêmes de la joie, et qu’une femme crie ou geigne.</p>
-
-<p>Après ce silence où tout s’oublie pour quelques instants:</p>
-
-<p>&mdash;Quelle heure est-il? dit-elle soudain.</p>
-
-<p>Nous n’y pensions plus.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais être en retard.</p>
-
-<p>Et elle m’échappa, prompte. Rapidement, elle se préparait.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es bien pressée, dis-je sur un ton de reproche badin.</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ai plus une minute à perdre, je dîne en ville.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fis-je. En décolleté, sans doute?</p>
-
-<p>Elle riposta, souriante:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pas?</p>
-
-<p>Puis, se faisant admirer et la gorge offerte:</p>
-
-<p>&mdash;C’est donc si laid qu’il faille le cacher?</p>
-
-<p>Je grognai:</p>
-
-<p>&mdash;Singulière manie que vous avez toutes, de montrer à tout venant ce qui
-doit se réserver.</p>
-
-<p>Elle éclata de rire.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es stupide.</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement, dis-je non sans aigreur.</p>
-
-<p>Meilleure que moi, ou plus fine, elle évitait les discussions. Elle
-reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es stupide et je t’adore, tiens!<span class="pagenum"><a name="page_106" id="page_106">{106}</a></span></p>
-
-<p>Elle était prête. Elle me planta sur chaque joue un baiser sonore, comme
-on fait aux enfants qui boudent.</p>
-
-<p>&mdash;Au revoir, mon vilain jaloux! conclut-elle. Au revoir, vilain mon
-Mien!</p>
-
-<p>Puis, son habituel:</p>
-
-<p>&mdash;Tu l’aimes, ta Tienne?</p>
-
-<p>Je refermai lentement la porte sur elle. J’écoutai le bruit de ses pas.
-Elle était partie. Notre chez-nous, pourtant si étroit, me parut plus
-grand. Je me sentis tout à fait découragé.</p>
-
-<p>Machinalement, j’allai à la fenêtre et soulevai le rideau. Il avait plu,
-mais le soleil triomphait à l’occident. Je laissai retomber le rideau.</p>
-
-<p>Machinalement encore, je pris pour le ranger le livre de Charles Guérin.
-Je l’ouvris au hasard. C’était à la page 113. Je lus:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>C’est l’heure, après la pluie, où, redevenant pur,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Le ciel du soir se peint dans les vitres riantes,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Où les trottoirs mouillés réfléchissent l’azur</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Et les pieds nus des mendiantes.</i><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Couple las que son rêve isole des passants,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Nous suivons vers l’Ouest les rives de la Seine,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Mais tout à leur souci nos cœurs restent absents</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Des lieux où le hasard nous mène.</i><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Parfois levant les yeux au bord d’un carrefour,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Nous regardons avec des paupières émues</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Les amants séparés par la tâche du jour</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Se rejoindre à l’angle des rues.</i><span class="pagenum"><a name="page_107" id="page_107">{107}</a></span><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Ils vivent, à les voir, dans de pauvres emplois;</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Et leur destin pourtant nous fait haïr le nôtre,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Car la nuit dont l’attente entrelace leurs doigts</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Va nous arracher l’un à l’autre...</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Je ne poussai pas plus loin. Je regardai notre divan où les coussins
-avaient été écrasés. Un petit objet brillant fixa mon attention: c’était
-une épingle à cheveux. Je n’y touchai pas.<span class="pagenum"><a name="page_108" id="page_108">{108}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">S</span>INCÈREMENT, j’ai eu, maintes fois, pendant ce printemps merveilleux et
-cruel, l’illusion d’être aimé, je veux dire d’être l’homme de qui tient
-son bonheur une femme.</p>
-
-<p>Avez-vous observé les femmes dans la rue ou dans un salon? On reconnaît
-celles qui sont heureuses, je veux dire celles qui sont aimées et qui
-aiment; on les devine: il y a autour de leur personne comme un halo
-spirituel et quasi voluptueux qui les dénonce. Les autres femmes en
-prennent ombrage, et les hommes à bonnes fortunes s’éloignent, non sans
-dépit, sachant bien qu’on ne les regardera même pas.</p>
-
-<p>J’observai que mon amie, comme jadis la petite fille troublée qu’elle
-avait été, n’était plus la même. Il y avait en elle, dans son air, dans
-son sourire, quelque chose de nouveau. J’en étais secrètement satisfait,
-je ne le nierai pas, mais j’en avais aussi un peu d’inquiétude. Je le
-lui déclarai, par badinage.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! me dit-elle, si tu t’imagines qu’on le remarque! Il faudrait être
-jaloux pour le remarquer. Et un homme est-il jaloux de sa femme?<span class="pagenum"><a name="page_109" id="page_109">{109}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Sans être jaloux...</p>
-
-<p>&mdash;Il ne remarque même pas que j’ai les yeux rouges quand j’ai pleuré. Il
-n’a même pas remarqué que je pleurais, la première fois que...</p>
-
-<p>&mdash;Je t’en supplie, dis-je brusquement.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut pourtant que tu saches...</p>
-
-<p>Mais elle n’était peut-être pas si résolue qu’elle désirait le paraître.</p>
-
-<p>Je n’ignorais pas qu’elles sont nombreuses, les pauvres femmes que leur
-mari traite comme on ne traite point une fille de rencontre, et qui ont
-enfanté dans la douleur, du commencement à la fin. Je n’ignorais pas
-qu’ils sont nombreux les hommes qui n’ont souci que de leur plaisir sans
-gêne.</p>
-
-<p>&mdash;Si seulement j’avais eu ma mère! disait mon amie. Mais je l’ai perdue
-alors que j’étais gamine, et ma tante fut trop contente de se
-débarrasser de moi entre les mains du premier qui m’a demandée.</p>
-
-<p>Je n’avais jamais reçu tant de confidences de mon amie. Toujours elle
-semblait préférer retarder l’instant que j’appelais de toute mon ardeur.
-Voulait-elle enfin m’écarter le voile que je n’osais pas toucher?</p>
-
-<p>Son histoire était l’histoire de trop de femmes de ma génération, que la
-guerre a frappées non point dans ce qu’elles ont de plus précieux, qui
-est leur fils, mais dans elles-mêmes. Combien de jeunes filles n’a-t-on
-point poussées imprudemment au pire avenir, dès 1915, en répétant que
-les maris manqueraient, qu’il y aurait après la paix signée trois filles
-et peut-être quatre pour un garçon, qu’il était expédient de ne pas
-faire les difficiles ni de temporiser, et qu’un mari n’étant jamais
-qu’un mari, il fallait s’estimer assez<span class="pagenum"><a name="page_110" id="page_110">{110}</a></span> privilégiée d’en trouver un,
-quel qu’il fût? De là tant de mariages précipités, tant d’unions
-désastreuses.</p>
-
-<p>Pour mon amie en particulier, elle avait eu, selon sa tante, une chance
-providentielle. Elle avait trouvé «un mari très bien», un homme encore
-jeune et qui avait «une belle situation». Le 2 août, il était parti
-comme sous-lieutenant de réserve avec le 43ᵉ régiment d’artillerie;
-présent à la bataille de Charleroi, du côté de Roselies, il avait reçu à
-la joue gauche un éclat d’obus, dont il ne gardait qu’une fossette; mais
-il ne s’était laissé évacuer que plus tard, lorsqu’après la victoire de
-la Marne, qui se joua pour lui à Escardes et à Courgivaux, une balle
-allemande l’avait atteint à l’épaule, tandis qu’il se penchait hors de
-son observatoire de Saint-Thierry, devant Brimont. Quand il reparut,
-guéri, au dépôt de son régiment, on eut l’intelligence de considérer
-qu’il était chimiste «dans le civil», et de plus ancien élève de
-Polytechnique, et qu’il rendrait peut-être quelques services en aidant à
-fabriquer des explosifs. Dès lors sa guerre était finie. Il pouvait
-raisonnablement se marier. Il se maria.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est pas un méchant homme, disait mon amie, mais je ne l’aime pas.
-Que veux-tu? Je n’y peux rien. On aime ou on n’aime pas. Toi, je t’aime.
-Lui, je ne l’ai jamais aimé.</p>
-
-<p>Était-ce habitude prise depuis la guerre, où, tenant le secret sur tout
-ce que de par ses fonctions il connaissait, il ne parlait pas à sa femme
-des travaux de son usine? Était-ce plutôt habitude très ancienne, et
-trait de caractère? Il ne parla pas davantage, après la démobilisation,
-des progrès de son entreprise. Il avait acheté, avec deux amis, une
-maison de «pein<span class="pagenum"><a name="page_111" id="page_111">{111}</a></span>ture, vitrerie, et décoration». Il travaillait pour les
-régions dévastées. L’affaire était excellente, à en juger par le train
-qu’il faisait mener à sa femme. Mais il négligeait de l’intéresser à ses
-efforts. Beaucoup d’hommes sont comme lui. Beaucoup de femmes s’en
-plaignent. Mon amie, elle, était depuis longtemps résignée à tout.</p>
-
-<p>&mdash;Sans mes deux enfants, disait-elle, je ne me serais pas résignée, je
-serais libre. Pour eux, j’ai supporté des épreuves incroyables. J’en
-supporterai encore, et plus facilement, puisque je t’ai.</p>
-
-<p>Elle se confiait en toute simplicité. Nulle coquetterie dans ses aveux.
-On aurait pu s’imaginer qu’elle racontait, non point sa vie, mais celle
-d’une autre femme. Elle n’y mettait aucune passion, aucune révolte, elle
-non plus. J’en fus frappé. Je pouvais m’imaginer que j’avais déjà sur
-elle, par mon amour, tant d’influence qu’elle en venait peu à peu à
-concevoir toutes choses, sinon dans le même plan que moi, du moins dans
-un plan parallèle. Rien qu’à son accent, à sa façon d’exprimer un
-regret, d’éluder une rancune, quelle différence entre la femme que
-j’avais retrouvée à Nice et la femme qu’elle devenait, qu’elle était
-déjà devenue! Ainsi de tout au reste. D’abord, par exemple, elle se
-montra timide, quand nous causions d’art. Mais les femmes ont une
-prodigieuse faculté d’assimilation. En peu de temps, mon amie ne
-prononça plus une parole qui m’eût déçu; d’instinct elle disait ce que
-je pouvais souhaiter qu’elle dît. Pareillement, avec une grâce exquise,
-elle me demandait de la conseiller pour ses lectures. Je me récusais,
-parce que je n’ai pas en matière de livres les goûts que l’on a
-mainte<span class="pagenum"><a name="page_112" id="page_112">{112}</a></span>nant, et je craignais de la rebuter. Je lui dis néanmoins: «Quand
-tu seras triste, lis les poètes; quand tu voudras t’enrichir, lis les
-historiens; mais n’ouvre un roman qu’avec discrétion et de préférence
-les jours de pluie: alors tu t’attristeras davantage, et tu te sauveras
-en ouvrant un livre de vers.» Elle avait ri; mais, un jour, ce jour où
-elle s’était décidée à me faire ses premières confidences, comme elle me
-déclarait gentiment qu’elle me devait d’avoir quelques heures moins
-grises dans la brume de ses longues semaines, elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;J’ai lu hier une jolie phrase. Écoute: «<i>On peut très bien vivre sans
-être la plus heureuse des femmes, et d’ailleurs ce serait une grande
-injustice qu’une femme fût la plus heureuse de toutes.</i>»</p>
-
-<p>Je demeurai bouche close.</p>
-
-<p>&mdash;Tu n’approuves pas? me dit-elle.</p>
-
-<p>Après une légère hésitation, je répondis:</p>
-
-<p>&mdash;Je pense à une phrase, que j’ai relue, moi aussi, hier.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, ta phrase?</p>
-
-<p>J’hésitai encore. Puis:</p>
-
-<p>&mdash;«<i>C’est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire celui de
-l’homme qu’on aime.</i>»</p>
-
-<p>Elle me regarda.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi ce reproche? demanda-t-elle, sur un ton affectueux. Je ne
-sais pas si je fais ton bonheur, mais je t’assure...</p>
-
-<p>&mdash;Non, répliquai-je, tout rougissant, et sans la laisser achever. Je
-suis stupide, comme tu me le dis souvent: je viens, par pudeur et par
-scrupule, de substituer cette phrase, que je n’avais aucune raison de<span class="pagenum"><a name="page_113" id="page_113">{113}</a></span>
-citer, en effet, sous peine d’être un goujat, à une autre phrase, que je
-n’aurais pas la hardiesse de te répéter.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! alors, je veux que tu la répètes.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux? Je veux?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je le veux.</p>
-
-<p>&mdash;On m’a changé ma Mienne. Voilà qu’elle a de la volonté?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, monsieur, je veux.</p>
-
-<p>&mdash;Regarde, Mienne: j’ai déjà rougi rien qu’à la pensée que j’aurais pu
-te répéter cette phrase.</p>
-
-<p>&mdash;Rougis, mais répète.</p>
-
-<p>&mdash;Tourne-toi donc, je ne pourrais pas t’obéir si tu me regardais.</p>
-
-<p>Elle se tourna vivement, curieuse. Délicieux enfantillages! Quels amants
-n’en ont pas eu de semblables?</p>
-
-<p>Elle s’impatientait.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, j’écoute.</p>
-
-<p>J’articulai à mi-voix:</p>
-
-<p>&mdash;«<i>Elle semble votre propriété, car c’est vous seul qui pouvez la
-rendre heureuse.</i>»</p>
-
-<p>Elle se retourna, et, me prenant la tête entre ses mains:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es un grand gosse, dit-elle, un grand gosse incorrigible. Oui, elle
-est ta propriété, ta Tienne, oui, plus que tu ne le mérites peut-être.</p>
-
-<p>Elle feignait de me renvoyer le reproche.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne le mérite peut-être pas, c’est vrai, dis-je sérieusement.</p>
-
-<p>Elle éclata de rire.</p>
-
-<p>&mdash;C’est vrai aussi, dis-je: je suis stupide.</p>
-
-<p>&mdash;J’allais le dire.</p>
-
-<p>&mdash;Je le sais bien.<span class="pagenum"><a name="page_114" id="page_114">{114}</a></span></p>
-
-<p>Nous riions tous les deux. Pour la première fois, nous nous séparâmes,
-ce jour-là, en riant. Mais je n’eus pas à chercher si mon amie n’avait
-point oublié d’épingles à cheveux parmi les coussins de mon divan noir.
-Belle journée, dont j’ai gardé le souvenir le plus doux.</p>
-
-<p>Belle journée dont j’ai gardé le souvenir le plus doux, sans doute par
-contraste avec le souvenir de la journée qui suivit.</p>
-
-<p>Je ne devais pas voir mon amie, le lendemain.</p>
-
-<p>&mdash;Courses et visites, m’avait-elle dit en me quittant.</p>
-
-<p>Et elle avait ajouté, dans ce style volontiers argotique et
-télégraphique si fort à la mode aujourd’hui chez les gens de la
-meilleure société:</p>
-
-<p>&mdash;Vieilles rombières et grands magasins.</p>
-
-<p>Or, le lendemain, vers trois heures, comme je m’apprêtais à traverser la
-rue Royale, près du Ministère de la Marine, je remontai soudain sur le
-trottoir pour éviter une auto.</p>
-
-<p>La voiture, une limousine, filait à vive allure vers la Madeleine. Ému
-par ce choc que nous éprouvons au cœur involontairement à l’instant que
-nous échappons à un danger, même petit, j’avais néanmoins encore assez
-de sang-froid pour distinguer, sans erreur possible, les deux personnes
-que la voiture emportait: je vis deux personnes, un homme et une femme:
-l’homme, je ne le reconnus pas: la femme, c’était mon amie. Et
-précisément ils riaient, comme nous avions ri, mon amie et moi, en nous
-séparant, la veille. Cette fois, le nouveau choc que je ressentis au
-cœur fut plus violent. Je demeurais interdit. Je suivais l’auto du
-regard. Quand elle disparut de ma vue, j’éprouvai que mon front était
-moite de sueur.<span class="pagenum"><a name="page_115" id="page_115">{115}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">V</span>OILA de ces riens qui suffisent à bouleverser un amant. Je n’étais déjà
-que trop disposé par mon caractère à pousser à l’extrême les moindres
-ennuis. On peut imaginer dans quel désarroi je tombai pour avoir aperçu
-celle que j’aimais en compagnie d’un homme que je ne connaissais pas.
-Hélas! je connaissais si peu, ou si mal, mon amie elle-même!</p>
-
-<p>Ce qui me blessait plus profondément, c’était qu’elle eût pu rire loin
-de moi, quand moi je portais en tous lieux une mélancolie de tous les
-instants. Il me fallut ce réveil pour me tirer du bonheur,&mdash;bonheur
-mitigé, bonheur fragile, mais bonheur,&mdash;où je vivais depuis six
-semaines. Certes, deux amants, qui ne se rencontrent que pendant de trop
-brèves minutes et moins souvent qu’ils ne le désirent, ont ce privilège
-que leur passion est toujours au plus haut point: ils ignorent les
-attaques sournoises de l’existence en commun, les satisfactions trop
-faciles, les petites querelles qui naissent à propos de rien puis de
-tout, les petits travers qui se révèlent, les ridicules même qui se
-dé<span class="pagenum"><a name="page_116" id="page_116">{116}</a></span>noncent, tout ce qui fait que peu à peu l’amour s’émousse et languit.
-Deux amants qui ne vivent pas côte à côte n’ont que le temps de s’aimer.
-Mais quel revers à cette brillante médaille! Et vaut-il mieux ne pas se
-connaître assez que de se connaître trop, si tant est que deux êtres
-humains puissent jamais se connaître?</p>
-
-<p>Un remords soudain m’assaillit, un remords et une crainte: malgré les
-protestations qu’elle ne me ménageait pas, étais-je vraiment l’homme que
-mon amie s’attendait à trouver en moi? Ne l’avais-je point déçue? Parce
-que j’avais à Nice été touché par la gravité de ses premières paroles et
-le pathétique presque désespéré de son accueil et de son amour,
-devais-je maintenir notre amour dans cette tristesse où je me plaisais à
-l’élever? Si elle était malheureuse chez elle, ne devais-je pas me
-maîtriser quand elle accourait chez moi entre deux visites, et lui
-imposer l’illusion d’un peu de bonheur complet? Devais-je l’entraîner à
-ma suite sans précautions dans ce bonheur douloureux où je puisais, moi,
-un réconfort peut-être trop amer pour elle? Femme, et femme jeune,
-malheureuse mais prête à croire que le bonheur est possible,
-n’attendait-elle pas plutôt de moi que je lui entr’ouvrisse les portes
-d’ivoire des paradis rêvés? N’était-elle pas assez généreuse en ne me
-laissant pas deviner que je l’avais déçue? Fallait-il lui reprocher de
-se distraire quand elle m’offrait toujours une docilité parfaite, riant
-si je riais, silencieuse si je me taisais, et rembrunie si j’étais en
-peine?</p>
-
-<p>Toutes ces raisons, je les admettais, mais un doute barrait ma sagesse
-naissante, un doute que j’essayais vainement de renverser, ou
-d’éviter,&mdash;un doute qui<span class="pagenum"><a name="page_117" id="page_117">{117}</a></span> m’attirait. Je suis comme je suis. Et je
-pensais: «Et si elle ne t’aime pas? Et si elle a seulement pitié de toi?
-Et si elle te fait seulement l’aumône d’un semblant d’amour, pour te
-consoler?» Et des raisons aussi de douter me venaient. Je me rappelais
-une de ses premières paroles: sa décision préalable de ne pas renoncer à
-ses enfants, même pour son amour. Et je me disais: «Une femme qui aime,
-aime sans conditions.» Je me rappelais encore qu’elle m’avait déclaré
-que, sauf à moi d’y croire ou non, elle n’avait jamais eu d’amant. Et je
-considérais que c’était une étrange manière de m’inspirer confiance. Je
-m’égarais. Ces raisons, aujourd’hui, m’apparaissent telles qu’elles
-sont: injurieuses et faibles. Qu’on me les passe, j’aimais. La jalousie
-est impitoyable.</p>
-
-<p>Que me restait-il de tant d’incertitudes, lorsque mon amie sonna le
-lendemain à ma porte, à notre porte?</p>
-
-<p>Elle s’arrêta sur le seuil, inquiète.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Mien! Qu’as-tu?</p>
-
-<p>Je la pris par la main et l’entraînai vers son fauteuil préféré.</p>
-
-<p>&mdash;Tu me fais peur, dit-elle. Qu’as-tu, mon Mien?</p>
-
-<p>Elle n’avait pas eu le temps d’ôter son chapeau. Elle s’assit, levant
-déjà les bras.</p>
-
-<p>&mdash;Regarde-moi, lui dis-je.</p>
-
-<p>Elle me regarda. Je me penchai sur ses yeux, avidement, comme un
-voyageur assoiffé sur une source. La source était limpide et d’un
-cristal parfait.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Mien...</p>
-
-<p>Avait-elle peur? Elle ne dit rien de plus. Je lui pris les mains et les
-baisai. Elle essaya de sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Mien, explique-moi.....<span class="pagenum"><a name="page_118" id="page_118">{118}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je t’ai vue, hier, à trois heures.</p>
-
-<p>&mdash;A trois heures?</p>
-
-<p>Elle cherchait.</p>
-
-<p>&mdash;Rue Royale, précisai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fit-elle.</p>
-
-<p>Elle n’eut aucune émotion apparente. Elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne t’ai pas vu.</p>
-
-<p>Un regret perçait dans sa voix. Je ripostai:</p>
-
-<p>&mdash;Tu étais trop occupée.</p>
-
-<p>&mdash;Moi?</p>
-
-<p>&mdash;Toi, oui, et l’homme qui était à ta gauche.</p>
-
-<p>Je ne suis pas habile à dissimuler. Ma voix était devenue âpre.</p>
-
-<p>Mon amie n’éclata pas de rire. Elle se leva.</p>
-
-<p>&mdash;Bon! dit-elle. Je comprends.</p>
-
-<p>Très calme, debout devant la cheminée, elle ôta son chapeau, me le
-tendit en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, fou que tu es. Mets où tu voudras le chapeau de la femme qui
-trompe son amant.</p>
-
-<p>Puis, ayant du bout des doigts assuré l’ordre de ses cheveux, elle se
-tourna vers moi qui demeurais immobile, et:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es jaloux de mon beau-frère? dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as un beau-frère?</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne le savais pas?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais rien, Mienne.</p>
-
-<p>Déjà je respirais.</p>
-
-<p>En quelques phrases, elle me délivra.</p>
-
-<p>Son mari avait un frère, plus vieux de cinq ou six ans, veuf depuis
-1916. Ce frère, fort aimable, excellent garçon, dirigeait en province
-l’usine qui fournissait de couleurs la société de peinture, vitrerie et
-décoration<span class="pagenum"><a name="page_119" id="page_119">{119}</a></span> dirigée par le cadet. Il venait à Paris plusieurs fois par
-mois. Et il emmenait souvent sa belle-sœur dans ses courses à travers la
-capitale. Et c’était bien simple.</p>
-
-<p>Je n’avais rien à répondre. Pour employer ma confusion, je demandai:</p>
-
-<p>&mdash;Il n’a pas d’enfants?</p>
-
-<p>&mdash;Non. Il vit tout seul, en célibataire, à Argenton-sur-Creuse. Tu
-connais?</p>
-
-<p>Je répondis non. Elle poursuivit:</p>
-
-<p>&mdash;Gentille petite ville, avec des maisons anciennes en aplomb sur la
-Creuse, et un pâtissier de génie. Gentille petite ville, mais combien
-province, et d’une curiosité! Tu vois cela d’ici. Comme mon beau-frère
-ferait, au su de tout le monde, un enviable parti, tu penses que tout le
-monde est sur les dents. Les mères qui ont des filles, mon Mien, sont
-terribles.</p>
-
-<p>&mdash;Et le beau-frère?</p>
-
-<p>&mdash;Il ne veut plus entendre parler de mariage.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! tiens! fis-je.</p>
-
-<p>Étonnée, elle me regarda. Je repris:</p>
-
-<p>&mdash;Celle qui lui plairait n’est pas libre?</p>
-
-<p>Son regard se chargea de reproche.</p>
-
-<p>&mdash;En effet, dit-elle. Elle est à toi.</p>
-
-<p>Décidément, je tenais un mauvais rôle. Mais je n’eus aucune peine à
-m’avouer vaincu. Mon amie triompha sans pitié. Je n’entrerai pas dans le
-détail de sa victoire: je n’écris pas un livre pour collégiens. Le
-silence accoutumé de nos caresses avait une pudeur dépourvue de
-dissimulation. Je noterai, sans plus, que jamais ma triomphatrice ne
-s’était montrée si exigeante et si hardie.</p>
-
-<p>C’est le propre de l’amour d’ignorer toute espèce<span class="pagenum"><a name="page_120" id="page_120">{120}</a></span> de honte, et de ne
-pas s’y avilir. Au feu d’une étreinte loyale flambent toutes les
-mesquineries du sentiment. Mais la réalité, ce spectre des drames
-romantiques, nous frappe à l’épaule sans s’émouvoir de nos rêves qu’elle
-casse, et nous ne rouvrons si tôt les yeux que pour revoir nos soucis.
-Avais-je tort de me découvrir tel que j’étais devant mon amie et de
-m’acharner en quelque sorte à lui ressasser: «Je t’aime. Tu le sais. Tu
-feras de moi ce que tu voudras. Je serai lâche, si tu veux. Mais
-laisse-moi t’aimer?»</p>
-
-<p>Elle m’avait dit à Nice:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut m’aimer.</p>
-
-<p>Il n’était plus besoin qu’elle me le dît: elle n’entendait que trop
-certainement ce que je lui disais:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut te laisser aimer.</p>
-
-<p>Je lui dis en effet:</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi t’aimer, Mienne. Je voudrais tout connaître de toi, et je
-redoute d’en connaître trop. Laisse-moi t’aimer, laisse-moi t’aimer
-encore. Mais surtout, Mienne, Mienne chérie, s’il est vrai que tu
-m’aimes ou que tu acceptes que je t’aime, surtout que ce ne soit point
-par pitié! Et quand il te plaira de ne plus venir ici, ne mens pas
-surtout, et ne viens plus.</p>
-
-<p>&mdash;Et quand tu ne m’aimeras plus? dit-elle.</p>
-
-<p>Ainsi je me rendais. Était-ce calcul de ma part, et envie délibérée
-qu’elle eût soin de me mentir le plus longtemps possible? Était-ce au
-contraire le dernier geste d’un homme qui lutte depuis trop longtemps et
-qui aspire au repos, à ce repos que tous les hommes cherchent même dans
-les pires agitations?</p>
-
-<p>Il est probable que, ce jour-là, mon amie connut<span class="pagenum"><a name="page_121" id="page_121">{121}</a></span> qu’elle me tenait:
-j’avais été assez maladroit, c’est-à-dire assez franc. M’en sut-elle
-gré? Répondit-elle au contraire à mon élan par un élan semblable, sans
-autre calcul? Et fut-ce aveuglément qu’elle engagea notre amour dans
-cette voie où il allait se perdre?</p>
-
-<p>Elle aussi, me dit-elle, souffrait de toutes les heures dangereuses qui
-nous séparaient.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que nous nous voyions plus souvent.</p>
-
-<p>&mdash;Le peux-tu? fis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Tu le peux.</p>
-
-<p>Son mari ne m’avait-il pas exprimé sa sympathie dès notre première
-rencontre? Il avait reparlé de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne se fera pas prier pour t’inviter.</p>
-
-<p>&mdash;Moi?</p>
-
-<p>&mdash;Nous recevons beaucoup, et des gens qui nous intéressent moins que
-toi, je t’assure.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que tu t’écoutes, Mienne?</p>
-
-<p>&mdash;Mais, mon Mien, quoi de plus naturel?</p>
-
-<p>Je lui affirmai sur un ton assez dur qu’elle me proposait de jouer un
-personnage malencontreux.</p>
-
-<p>Elle se fâcha.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne penses qu’à toi, dit-elle. Et moi, est-ce que tu t’imagines
-qu’il me sera si facile de me tenir entre toi que j’adore et cet autre
-que je déteste?</p>
-
-<p>Elle n’avait jamais eu tant de violence. Ses yeux me parurent nouveaux.
-Mais vite ils s’adoucissaient déjà. Je répondais:</p>
-
-<p>&mdash;Je ferai ce que tu voudras, Mienne.</p>
-
-<p>&mdash;Du moins, je te verrai, dit-elle, même si j’en dois souffrir, et tu me
-verras, vilain Mien, et tu verras que tu peux te fier en moi sans te
-torturer, et tu verras...</p>
-
-<p>&mdash;Je verrai le fameux beau-frère? dis-je en riant.<span class="pagenum"><a name="page_122" id="page_122">{122}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Méchant Mien! répliqua-t-elle en riant aussi, et pauvre beau-frère!
-S’il apprenait que tu as pu être jaloux de lui, il tomberait de haut.</p>
-
-<p>&mdash;Mais s’il apprenait qu’on a pu le juger digne de toi, qu’on a pu lui
-faire cet honneur, crois-tu qu’il s’en plaindrait?</p>
-
-<p>Elle s’écria:</p>
-
-<p>&mdash;Chéri...</p>
-
-<p>&mdash;... Tu es stupide! fis-je plus vite qu’elle.</p>
-
-<p>Et elle me mordit la lèvre.</p>
-
-<p>La journée s’achevait mieux, somme toute, que je n’espérais. Je ne
-m’inquiétais pas du lendemain. J’étais trop content de sortir de mes
-transes de la veille.</p>
-
-<p>Mon amie s’en alla.</p>
-
-<p>J’attendais son habituel:</p>
-
-<p>&mdash;Tu m’aimes?</p>
-
-<p>Elle ne me le dit point.<span class="pagenum"><a name="page_123" id="page_123">{123}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">O</span>U avais-je accepté de descendre? Où avais-je accepté de suivre mon
-amie? Et savait-elle où elle nous entraînait? Et le savais-je? Mais, si
-je l’avais su, si je l’avais soupçonné, aurais-je refusé de la suivre?
-Il n’est que bien trop certain que nous sommes les ouvriers de notre
-fortune.</p>
-
-<p>Un vers me revient à la mémoire, un vers grec dont on ignore l’auteur et
-qui est peut-être d’Euripide, un vers profond comme un regret:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">«<i>N’accuse pas un dieu, ne t’en prends qu’à toi-même.</i>»<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Je ne suis pas assez bon lettré pour traduire plus exactement avec moins
-de mots. Un helléniste m’a déclaré que le texte porte, précis: «<i>Un dieu
-t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi.</i>» Que servirait ici de
-discuter? Il ne m’échappe pas que je voudrais retarder à ce point le
-torrent de mes souvenirs. Ils se précipitent à mes yeux éblouis comme se
-précipitèrent les événements. Quelqu’un a dit un jour pour la première
-fois: le tourbillon de la vie. L’expres<span class="pagenum"><a name="page_124" id="page_124">{124}</a></span>sion s’est galvaudée, mais
-qu’elle était belle, quand elle faisait encore image! Elle était
-désespérante. Il faut lui redonner son sens neuf avec moi pour
-comprendre d’ensemble ce que devint ma vie dès ce jour-là.</p>
-
-<p>Jusqu’alors j’avais peut-être l’illusion que je menais notre amour sous
-la seule influence de mon amie. Nous eûmes le tort de sortir de chez
-nous. Dans le secret, tout étouffant qu’il fût, notre amour vivait,
-chaud comme une rose pourpre, et nos souffrances,&mdash;je tiens à cette
-dernière illusion du pluriel,&mdash;nos souffrances avaient une noblesse,
-peut-être arbitraire, mais respectable; car deux malheureux ont droit au
-respect. Du jour où nous fûmes assez maladroits pour exposer notre amour
-aux atteintes du dehors, la catastrophe, qui avait couvé dans ce secret
-étouffant, devint inévitable.</p>
-
-<p>Tout de suite, puisque je n’écris pas un roman de surprises, je dois
-rassurer et détromper: notre amour ne fut pas découvert. Je me
-surveillai assez pour ne jamais être suspecté ni par trop d’abandon ni
-par trop de froideur. Quant à mon amie, je m’aperçus vite que, loin de
-se tenir difficilement, du moins en apparence, entre son mari et moi,
-elle se dirigeait au milieu des feintes avec un art terrible. Et le
-mari, je me persuadai d’emblée qu’il avait en sa femme une confiance
-béate. Devant lui, on se sentait devant un homme honnête, correct,
-tranquille, et heureux. Il avait une façon parfaitement quiète de
-regarder sa femme. Ce n’était point suffisance de mâle, ni orgueil de
-maître. C’était conscience d’une situation claire et de sentiments
-réciproques. Il m’étonna. Il ne semblait pas être du tout le bourreau
-que la conduite<span class="pagenum"><a name="page_125" id="page_125">{125}</a></span> et les propos de sa femme donnaient à supposer. Près
-d’elle, il se montrait attentif,&mdash;sans excès, pour ne point s’abaisser
-peut-être, car certains hommes pensent qu’il est déraisonnable à un mari
-d’avoir l’air amoureux,&mdash;mais attentif néanmoins de manière qu’un jaloux
-tel que moi dût s’inquiéter. Il aimait sa femme, assurément, en bon
-mari, en bon bourgeois, si ce terme, où je ne mets rien de péjoratif,
-doit mieux me faire entendre. Mais est-ce ainsi que sa femme désirait
-d’être aimée? Et avait-elle tort ou raison, c’est une question que je
-demande à ne pas résoudre, par gratitude et par honneur.</p>
-
-<p>De cet homme, parce que je lui avais été préféré, je jugeai promptement
-que rien ne me menaçait. Il n’en fut pas de même pour le fameux
-beau-frère. Les deux frères ne se ressemblaient pas plus que deux
-étrangers. L’aîné me déplut d’abord. Autant le mari paraissait calme et,
-pour ainsi dire, toujours de sang-froid, autant le beau-frère se
-montrait toujours en éveil. Il cultivait l’ironie, une ironie assez
-lourde, avec une espèce de rage sournoise, cherchant à briller par des
-moyens brusques, taquinant sa belle-sœur à l’occasion de n’importe quoi,
-la détournant de tout entretien qu’elle nouait loin de lui, la prenant à
-témoin du moindre fait qu’il citait, la houspillant parfois assez
-rudement d’une plaisanterie en lui baisant la main.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère petite belle-sœur...</p>
-
-<p>Il l’appelait ainsi à tout instant. J’ignore ce que pensaient les autres
-de son attitude, qui était désinvolte, hautaine, et certainement forcée.
-Moi, j’eus l’impression très nette que le beau-frère faisait plus<span class="pagenum"><a name="page_126" id="page_126">{126}</a></span>
-figure de mari que le mari. Mais je guettais en vain un geste, un
-sourire, un regard, un mot, qui trahît la belle-sœur: elle demeurait
-impénétrable. Je pouvais, et en vérité je devais conclure que mes
-soupçons n’étaient que rêveries d’amant malheureux. Mais n’avais-je pas
-d’autre part la preuve que mon amie ne trahissait pas davantage qu’il y
-eût entre elle et moi ce qu’il y avait?</p>
-
-<p>Je m’enfonçais les ongles dans les paumes chaque fois que je l’entendais
-appeler son beau-frère par son prénom. Il répondait:</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère petite belle-sœur...</p>
-
-<p>Et il accourait à elle.</p>
-
-<p>Un soir, nous étions là, réunis dans les salons, une quinzaine
-d’invités: gens d’affaires pour la plupart, jeunes en général, simples
-et modestes, curieux de toutes choses d’aujourd’hui, même d’art. Ils
-m’avaient marqué de la déférence et de la sympathie.</p>
-
-<p>Jadis les bourgeois se méfiaient des artistes et les méprisaient un peu.
-A présent, ils les admirent d’oser gagner leur vie par un jeu perpétuel
-qui souvent use et ne produit que des dividendes aléatoires, car ils ont
-compris que les artistes sont des travailleurs absolus dont l’exemple
-ennoblit le travail, puisque pour eux le travail est une fin et non un
-expédient. Et puis, les femmes sont celles que nous envoûtons, nous,
-musiciens, sculpteurs, peintres, poètes: elles seules savourent
-d’instinct avant quiconque tout ce que nous mettons d’humain dans nos
-œuvres; les hommes ne nous accordent leur attention qu’après que leurs
-femmes nous ont couronnés de leur enthousiasme: et nous avons presque
-tous la sottise de préférer le<span class="pagenum"><a name="page_127" id="page_127">{127}</a></span> suffrage des hommes et de renier, comme
-si elle était insuffisante, l’admiration des femmes: sots, triples sots,
-qui prétendons au laurier noir des penseurs et des apôtres, quand il
-s’agit de distraire la pauvre foule de ses soucis quotidiens en
-l’élevant au-dessus de sa misère que l’intelligence domine, et de
-mériter trois brins de remerciement, si notre œuvre ne fut pas inutile!</p>
-
-<p>Pour moi qui ne m’aveugle pas sur la valeur de mon œuvre, je fus, je
-l’avoue, flatté du petit succès que j’eus, pendant quelques minutes,
-chez mon amie. C’est de ces instants que nous tirons la force de
-persévérer et de grandir, même lorsque nous sommes d’un génie médiocre.
-Et mon amie avait l’air d’être satisfaite.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez, cher ami, me dit-elle, combien en ne venant pas vous
-auriez déçu vos admiratrices.</p>
-
-<p>D’un geste de sa main, qui traça devant elle un arc de cercle et qui me
-fut comme une caresse, elle attirait autant sur elle que sur moi
-l’hommage des sept ou huit jeunes femmes présentes. J’allais balbutier
-une protestation.</p>
-
-<p>&mdash;Merci pour les admirateurs! s’écria le beau-frère qui s’approchait.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Monsieur, lui répliquai-je, voudriez-vous me laisser croire que je
-n’étais pas un inconnu pour vous, ce matin?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, cher Monsieur, mais oui. Demandez donc à ma belle-sœur.
-Est-ce que je ne vous ai pas suppliée d’aller hier au Salon avec moi, ma
-chère petite belle-sœur? Et pour y voir quoi, s’il vous plaît?</p>
-
-<p>Je rougis. La veille, mon amie ne m’avait point dit<span class="pagenum"><a name="page_128" id="page_128">{128}</a></span> qu’elle eût été au
-Salon. Je la regardai. Elle regardait son beau-frère.</p>
-
-<p>&mdash;Ajoutez, lui dit-elle, que mon mari s’était joint à vous.</p>
-
-<p>Puis, me regardant enfin:</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes, cher ami, je vous le répète, d’une modestie exagérée.</p>
-
-<p>&mdash;A ce point-là, dit le beau-frère, la modestie est un défaut, ou un
-vice. Sérieusement, cher Monsieur, votre œuvre est admirable. Je
-n’entends rien à la sculpture, je m’empresse de ne pas vous le
-dissimuler, mais...</p>
-
-<p>Il m’emmenait à l’écart. Était-ce pour me soustraire à mon petit succès,
-qui l’importunait peut-être?</p>
-
-<p>Il avait quelque chose à me demander. Il s’en excusa, moitié sérieux,
-moitié badin, comme s’il s’adressait à un maître dont on se dispute la
-priorité.</p>
-
-<p>&mdash;Depuis un an, me dit-il, je possède, près d’Argenton, une vieille
-bicoque Louis XIII. Je l’ai achetée parce qu’elle avait séduit ma petite
-belle-sœur, et aussi parce que, par le temps qui court, un célibataire
-de mon poil ne saurait mieux placer le superflu de ses rentes que dans
-de bonnes et solides pierres. D’autant que ces pierres sont entourées
-d’un magnifique parc, de dimensions respectables. Mes neveux, présents
-et futurs, me devront ces ombrages. Ils sont mes héritiers. Passons.
-Bref, voilà. Mon parc est aux trois quarts une forêt vierge, ou à peu
-près. Le quatrième quart a plus de dignité, si j’ose dire. J’aimerais y
-mettre en belle place une fontaine, et y disposer par ci par là quelques
-statues agrestes. Voulez-vous me faire l’honneur et le plaisir...<span class="pagenum"><a name="page_129" id="page_129">{129}</a></span></p>
-
-<p>Il insistait sur les deux substantifs.</p>
-
-<p>&mdash;... et le plaisir de civiliser ma forêt vierge?</p>
-
-<p>Comme je ne répondais pas:</p>
-
-<p>&mdash;Cela ne vous tente point? me dit-il.</p>
-
-<p>Et il me posa la main sur l’épaule, affectueusement.</p>
-
-<p>&mdash;C’est que, dis-je, je n’ai jamais rien tenté de tel.</p>
-
-<p>Et ma réponse avait le ton d’un refus. L’autre ne s’en aperçut point, ou
-feignit.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! trancha-t-il, vous réfléchirez.</p>
-
-<p>De loin, mon amie nous épiait.</p>
-
-<p>Elle vint à nous.</p>
-
-<p>&mdash;Il réfléchira, lui dit-il. Ma chère petite belle-sœur, vous y
-réussirez mieux que moi, peut-être.</p>
-
-<p>Il nous quitta.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis tout décidé, dis-je à mon amie.</p>
-
-<p>&mdash;C’est oui?</p>
-
-<p>&mdash;C’est non.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es fou?</p>
-
-<p>&mdash;Nullement.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, tu ne m’aimes pas?</p>
-
-<p>&mdash;Alors, l’idée est de vous?</p>
-
-<p>Elle répondit par un battement des paupières. Elle souriait.</p>
-
-<p>&mdash;Songe, me dit-elle tout bas, que de cette façon je t’aurais près de
-moi tout l’été. Voici les vacances. Que ferions-nous, séparés? Tu
-travailleras là-bas, et tu m’auras à côté de toi: bonheur double. Ne
-sera-ce pas délicieux, dis, mon chéri?</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, répliquai-je. Pourquoi m’avais-tu caché...</p>
-
-<p>Mais le mari marchait vers nous.</p>
-
-<p>&mdash;Il accepte? demandait-il en s’avançant.<span class="pagenum"><a name="page_130" id="page_130">{130}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon chéri, répondit-elle. Il accepte.</p>
-
-<p>Le mari me serra la main avec effusion. J’en profitai pour prendre
-congé. Mon amie souriait, heureuse,&mdash;heureuse apparemment.<span class="pagenum"><a name="page_131" id="page_131">{131}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">U</span>LCÉRÉ, ou néanmoins ravi, je ne distingue plus à cette heure ce que je
-fus; j’ai la certitude seulement que je ne m’appartenais pas, et que je
-n’avais pas envie de m’appartenir. En rêve on éprouve de pareilles
-sensations, vagues et très fortes, d’impuissance à la fois et
-d’allégresse, d’abandon et d’agrément.</p>
-
-<p>Mon amie avait répondu pour moi. Elle était l’instigatrice du projet.</p>
-
-<p>Pouvais-je ne pas vouloir ce qu’elle voulait? Eus-je même le temps de
-discuter?</p>
-
-<p>Le lendemain de cette soirée dont je ne savais s’il m’était préférable
-de m’en réjouir ou de m’en attrister, mon amie m’arriva toute
-éblouissante de joie. Un autre mot serait moins exact. Il y a des jours
-où le visage de la femme qu’on aime rayonne.</p>
-
-<p>&mdash;Chéri, me dit-elle de suite, il fait beau, je suis contente, je
-t’aime,&mdash;tais-toi, ou je t’adore,&mdash;et tu m’emmènes au Bois.</p>
-
-<p>Mais un amant n’est heureux sans restriction que<span class="pagenum"><a name="page_132" id="page_132">{132}</a></span> s’il est cause du
-bonheur de sa maîtresse. Mon amie m’arrivait joyeuse. Qu’allai-je
-soupçonner? Sa joie, je trouvai qu’elle sonnait mal; et puis je
-remarquai du même coup qu’elle m’avait apostrophé d’un nom qu’elle avait
-adressé la veille à son mari. J’exagérais peut-être.</p>
-
-<p>Je répondis sérieusement:</p>
-
-<p>&mdash;Nous irons où tu voudras, Mienne.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, ouste! Prends ton chapeau.</p>
-
-<p>Elle sortait, je la suivis.</p>
-
-<p>&mdash;Dépêchons-nous, mon taxi est en bas, dit-elle.</p>
-
-<p>Je souris en lui prenant le bras, comme pour la remercier de n’avoir
-point douté de mon obéissance.</p>
-
-<p>Il est de règle qu’une femme attaque, si elle sent qu’on va l’attaquer.
-Dès que nous fûmes dans la voiture:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne m’as même pas embrassée, dit mon amie.</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, je...</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi, tu es un monstre.</p>
-
-<p>&mdash;Je...</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi, ou je t’embrasse devant tout le monde!</p>
-
-<p>Elle le fit aussitôt. La voiture était fermée.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, essayai-je de dire.</p>
-
-<p>&mdash;Tu n’as pas l’air content, mon Mien. Moi qui étais si contente! et qui
-croyais que tu serais si content! Tu aurais donc supporté de passer tout
-juillet, août, et septembre loin de ta Tienne?</p>
-
-<p>Je pus enfin placer quelques phrases.</p>
-
-<p>&mdash;Les convenances? dit mon amie. Quelles convenances? Nous aurons
-d’autres invités. Que tu en sois, qui s’en étonnera, puisque tu vas
-travailler à décorer le parc? Tu parles de convenances? Est-ce<span class="pagenum"><a name="page_133" id="page_133">{133}</a></span> qu’on
-sait que tu es mon amant? Est-ce que cela se voit? Est-ce que je n’ai
-pas bien dissimulé hier?</p>
-
-<p>Ses dernières paroles me furent comme une offense, comme une offense à
-elle-même, et d’autant plus grave qu’elle se l’infligeait. J’en
-éprouvais un malaise profond. Mais elle était si tendrement agressive!</p>
-
-<p>&mdash;En outre, poursuivait-elle, sur un ton autre, il ne s’agit pas
-seulement de mon amant, il s’agit de mon amant qui est sculpteur. Tu vas
-décorer le parc d’Argenton. Ainsi, quand tu ne m’aimeras plus, quand tu
-m’auras abandonnée entre mon mari... et mon beau-frère...</p>
-
-<p>&mdash;Mienne!</p>
-
-<p>&mdash;... il me restera de toi ce beau souvenir vivant, les statues et la
-fontaine.</p>
-
-<p>Avec quelle aisance elle passait, amoureuse exquise, de l’enjouement à
-la mélancolie! Avec quelle douceur elle touchait à la corde sourde qui
-m’émeut toujours au plus secret de mon cœur!</p>
-
-<p>Nous contournions le premier lac.</p>
-
-<p>&mdash;Rentrons! dit mon amie.</p>
-
-<p>Et elle se rapprocha de moi, se faisant toute petite dans le creux du
-bras dont je lui enlaçai la taille.</p>
-
-<p>On avouera que les raisons destinées par mon amie à me convaincre,
-n’étaient point irréfutables. Cependant, pour un homme qui aime, on les
-croira sans doute irrésistibles; ou bien on n’aurait jamais aimé.</p>
-
-<p>Néanmoins, quand nous fûmes rentrés chez nous, je tentai de faire une
-nouvelle objection. Mon amie, sans me laisser achever, et feignant de ne
-pas entendre, se jeta contre mon épaule, la joue posée à sa place
-préférée, et, câline:<span class="pagenum"><a name="page_134" id="page_134">{134}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tu m’aimes? dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Tu m’aimeras longtemps? dit-elle encore.</p>
-
-<p>Puis:</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ai plus qu’un quart d’heure à te donner, mon Mien.</p>
-
-<p>Et, simplement, elle me montrait du regard notre divan noir.</p>
-
-<p>&mdash;Je t’aime, ajouta-t-elle dans un souffle.</p>
-
-<p>Une femme amoureuse a toujours raison. J’aurais eu tort de ne pas fermer
-les yeux. Parce que j’acceptais la vie de complications où elle nous
-entraînait, mon amie se montra plus tendre, comme si elle était enfin
-débarrassée d’un fardeau. N’avait-elle pas pénétré mes sentiments assez
-loin pour être sûre que je devinerais tout ce qu’une pudeur
-compréhensible l’empêchait de me révéler? Tout ce que, pour calmer mon
-impatience, elle ne pouvait pas me dire, n’était-elle pas avisée et
-prudente de me mettre en état de m’y reconnaître? Ou dois-je supposer
-qu’elle avait le goût du péril? Tant de femmes n’aiment que
-dangereusement! Mais se perd-on à de si torturantes pensées, quand une
-femme aimée vous ouvre ses bras? L’instinct nous mate. Nous n’en
-rougissons, car notre orgueil est grand, que plus tard. Dans l’heure
-même, le désir triomphe.</p>
-
-<p>Des objections, je me persuadai que je n’en avais plus à faire. A de
-certains moments, l’amour pousse à l’optimisme. En pressant contre moi
-le corps docile de mon amie, je songeais:</p>
-
-<p>&mdash;Je serai lâche jusqu’où tu voudras, Mienne.</p>
-
-<p>Et je dis seulement à voix basse:</p>
-
-<p>&mdash;Je t’aime.<span class="pagenum"><a name="page_135" id="page_135">{135}</a></span></p>
-
-<p>Cela venait après un de nos silences habituels. Mon amie eut un sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Sais-tu où je suis? me demanda-t-elle.</p>
-
-<p>Je la regardai.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis chez toi, dit-elle.</p>
-
-<p>Elle se souleva sur un coude.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mon Mien, je ne rêve pas, reprit-elle. Je dis que je suis chez
-toi, dans ton atelier, si tu préfères. J’étais chargée d’aller t’inviter
-à déjeuner pour demain, parce que mon beau-frère, mon terrible
-beau-frère, regagne Argenton samedi soir, et qu’il a besoin de
-s’entretenir avec toi de vos projets.</p>
-
-<p>&mdash;Nous pouvions nous en entretenir, grognai-je, sans que ce fût à table.</p>
-
-<p>&mdash;Ne sois pas méchant, mon Mien.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas être un pique-assiette.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es stupide. Tu prends tout au tragique. Mon mari et mon beau-frère
-n’ont un peu de liberté que pendant les repas. Il est donc naturel...</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, dis-je, ton beau-frère est libre aussi en dehors des repas.
-Lorsque je vous ai vus...</p>
-
-<p>&mdash;Tu vas recommencer?</p>
-
-<p>&mdash;Non, Mienne, je me tais, je suis stupide.</p>
-
-<p>&mdash;Et tu viendras?</p>
-
-<p>&mdash;Je viendrai.</p>
-
-<p>&mdash;Alors tu n’es plus stupide, mon Mien, et je t’aime, et je me sauve.</p>
-
-<p>Ce déjeuner, où je me rendis sans entrain, je n’en parlerais pas s’il
-n’avait pas été marqué par un incident bien fait pour que je me le
-rappelle à loisir. J’y eus la même impression de gêne que lors de ma
-première<span class="pagenum"><a name="page_136" id="page_136">{136}</a></span> soirée: le beau-frère, le terrible beau-frère, y avait
-absolument mine de mari. C’est lui qui menait la conversation, lui qui
-veillait à l’ordre du service, lui qui forçait mon amie à manger, lui
-qui s’imposait comme un maître plein d’importance. Il m’était odieux, et
-je sentais que mon amie, malgré sa gaieté, n’éprouvait pas un
-contentement parfait.</p>
-
-<p>Après le repas, et tandis que, mon amie s’étant retirée avec les
-enfants, nous prenions le café dans son petit salon, la conversation
-tomba sur la jalousie.</p>
-
-<p>&mdash;On ne tient une femme que si on la fait habilement jalouse, affirma le
-beau-frère.</p>
-
-<p>&mdash;A quoi bon? riposta le mari. Des gens civilisés dédaignent de tels
-expédients. La jalousie n’est pas un sentiment de civilisés.</p>
-
-<p>&mdash;Hé! Hé! repartit l’autre avec un accent ironique. Il ne faut pas
-oublier que les femmes ne sont pas arrivées au point de civilisation où
-l’on voit les hommes. Méfions-nous! En ne prenant pas l’offensive, nous
-risquons de la laisser prendre aux femmes et qu’elles nous donnent tous
-motifs d’être jaloux.</p>
-
-<p>&mdash;Tu poses mal la question, dit le mari, très calme. Quand il s’agit de
-mariage, il ne faut pas oublier non plus qu’il ne s’agit pas toujours
-d’amour.</p>
-
-<p>Je n’avais pas ouvert la bouche. Je hochais la tête, essayant de ne
-point paraître sot. A la dernière phrase du mari, les joues me
-brûlèrent; une joie brusque me pénétra: en dépit du calme qu’il gardait,
-je sentis qu’il exprimait un regret.</p>
-
-<p>Mais le beau-frère tenait à briller.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi compliques-tu? fit-il. Nous ne disputons pas de l’amour dans
-le mariage, nous considérons<span class="pagenum"><a name="page_137" id="page_137">{137}</a></span> l’amour en général. Et je prétends que la
-jalousie n’est pas méprisable.</p>
-
-<p>A ce moment, mon amie revenait vers nous. Elle tendait l’oreille. Le
-beau-frère se redressa.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne conçois pas qu’on aime, dit-il, et qu’on ne soit pas jaloux. Et
-vous, ma chère petite belle-sœur?</p>
-
-<p>Elle répondit sans se troubler:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne conçois pas qu’on soit jaloux quand on n’a pas sujet de l’être.</p>
-
-<p>&mdash;On a toujours sujet de l’être, répliqua vite le beau-frère.
-Rappelez-vous les vers de <i>Psyché</i>; vous les avez applaudis hier soir,
-ma chère petite belle-sœur.</p>
-
-<p>&mdash;Vous étiez aux Français, hier soir? demandai-je en la regardant.</p>
-
-<p>Le beau-frère poursuivait:</p>
-
-<p>&mdash;Rappelez-vous.</p>
-
-<p>Et il récita:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">&mdash;<i>Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature.</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Les rayons du soleil vous baisent trop souvent.</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent;</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Dès qu’il les flatte, j’en murmure.</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>L’air même que vous respirez</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Avec trop de plaisir passe par votre bouche;</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Votre habit de trop près vous touche,</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Et, sitôt que vous soupirez,</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Je ne sais quoi qui m’effarouche</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés.</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Ces vers sont incomparables, je n’en disconviens pas. Mais récités par
-cet homme, non sans goût d’ailleurs, et ce jour-là, et dans ce lieu, je
-les aurais criti<span class="pagenum"><a name="page_138" id="page_138">{138}</a></span>qués, dénigrés et ridiculisés avec joie. C’est que
-j’aurais peut-être voulu les réciter moi-même à mon amie et enlever en
-ma faveur l’émotion qu’ils ne peuvent pas ne pas produire sur une femme.</p>
-
-<p>Je ne sais pas, je ne sais plus ce que j’étais prêt à jeter dans la
-conversation, tant je souffrais, et je ne sais de quoi je souffrais
-davantage. Ne venais-je pas d’apprendre que mon amie m’avait caché
-qu’elle fût allée au théâtre la veille? Que n’ai-je la ressource des
-romanciers qui mènent les événements à leur gré! Il me serait facile de
-clore cette scène à mon avantage, ou d’une façon curieuse. Hélas! je
-n’invente rien. Et la vie n’a pas l’ordre que lui imposent les poètes.</p>
-
-<p>La scène tourna court: le mari se levait. Il s’excusa, ses affaires
-l’appelaient dehors. Il me secoua vigoureusement les mains. Je balbutiai
-que je me retirais aussi.</p>
-
-<p>J’allais le suivre.</p>
-
-<p>Le beau-frère lui dit:</p>
-
-<p>&mdash;Ne rentre pas trop tard, et pense à commander la voiture pour le bal.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, ajouta mon amie à mon intention, car elle avait dû voir, elle, la
-tristesse de mes yeux, mon beau-frère, ancien élève de l’École, nous
-emmène au bal de Centrale.</p>
-
-<p>&mdash;Vous dansez? demandai-je bêtement.</p>
-
-<p>&mdash;Si ma chère petite belle-sœur danse? fit le beau-frère en éclatant de
-rire. Dites qu’elle est danseuse enragée, et qu’elle n’aurait pas trop
-de deux maris pour la conduire et l’attendre aux bals où mon frère ne
-peut point passer toutes ses nuits.<span class="pagenum"><a name="page_139" id="page_139">{139}</a></span></p>
-
-<p>Il me poussait déjà la porte dans le dos. Je n’eus pas le loisir de
-regarder mon amie. La porte fermée, j’entendis que l’odieux beau-frère
-riait encore. Le mari cependant me précédait dans l’escalier.<span class="pagenum"><a name="page_140" id="page_140">{140}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 45%;" />
-
-<p>SÉDUIRE, c’est attirer à soi. Mon amie était séduisante. Elle me
-posséda. On en a des preuves par tout ce que j’ai rapporté déjà
-d’infime, de quotidien.</p>
-
-<p>On m’accusera, il se peut, de manquer de caractère. Je l’aimais. Avec un
-peu de lâcheté, je ne le nie pas. Avec faiblesse plutôt. J’aurais voulu
-qu’elle fût à moi, qu’elle fût mienne, et non pas uniquement de
-présence, comme elle était, ou comme je me plaisais à croire qu’elle
-était à son mari. Ce que je souhaitais d’elle, pour le dire sans
-recherche, c’était son cœur, son esprit, sa pensée, comment dit-on? ce
-qu’on n’est jamais assuré de tenir de personne. J’aurais voulu qu’elle
-se sentît en sécurité près de moi, qu’il n’y eût rien de secret en elle
-à mon égard, que j’eusse au moins cette consolation et cet orgueil de
-songer que, faute de la posséder entièrement, je possédais ce que nulle
-volonté ne pouvait lui enlever: sa confiance. Me flatterai-je de l’avoir
-eue? On douterait. J’ai douté.<span class="pagenum"><a name="page_141" id="page_141">{141}</a></span> Mais je n’ose pas affirmer aujourd’hui
-que je doute encore.</p>
-
-<p>Dans de telles dispositions, et ne soupçonnant pas de coquetterie celle
-que j’aimais, je ne pouvais que souffrir en pénétrant peu à peu dans
-l’intimité de sa vie journalière où mes droits étaient minces. Je
-n’avais que ceux qu’elle consentait à me donner. En fait c’était
-peut-être beaucoup, sauf pour moi. Que de froissements je prévoyais! Et
-j’eus conscience que je m’étais embarqué sur une mer d’écueils.
-J’aimais, hélas, de telle sorte que le moindre heurt devait me blesser.
-Mon amie en eut-elle jamais conscience? Elle était jeune. A son âge, on
-hasarde son bonheur pour moins qu’une gerbe de roses. Je ne désire pas
-lui chercher d’autre excuse.</p>
-
-<p>Comme nous étions convenus de ne nous rencontrer que trois jours après
-ce fâcheux déjeuner où j’avais appris qu’elle courait les bals sans me
-l’avoir jamais avoué, on supposera que je reçus le soir même, ou le
-lendemain matin, un billet de protestations. Une phrase m’eût convaincu.
-Mon amie me connaissait assez pour n’avoir rien à craindre d’un homme
-qui ne désirait que de se laisser convaincre. Ne m’eût-elle écrit que:
-«Ne te torture pas, je t’aime», j’aurais été consolé. Il n’en fut rien.</p>
-
-<p>Elle parut surprise du reproche que je lui en fis dès qu’elle m’arriva,
-trois longues journées de silence écoulées.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà comme tu m’accueilles? dit-elle. Après trois jours d’absence,
-après trois jours où je n’aspirai qu’à celui-ci, voilà les yeux que je
-trouve, et ce baiser de glace sur mes mains!<span class="pagenum"><a name="page_142" id="page_142">{142}</a></span></p>
-
-<p>Ses yeux avaient soudain changé d’expression. Fébrilement elle ôtait ses
-gants, son chapeau, et s’asseyait dans le fauteuil du coin de la
-cheminée, qui était le sien.</p>
-
-<p>&mdash;Parle, dit-elle, qu’y a-t-il donc? Je ne t’ai pas écrit, mais tu ne
-m’avais pas demandé de t’écrire.</p>
-
-<p>&mdash;C’est vrai, mais je croyais que tu m’aurais écrit.</p>
-
-<p>&mdash;Un caprice? fit-elle en souriant.</p>
-
-<p>&mdash;Un caprice? fis-je amèrement.</p>
-
-<p>Ses yeux s’attristèrent.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Mien, dit-elle, je ne sais pas de quoi tu m’accuses.</p>
-
-<p>Il y avait de l’humilité dans sa voix. Je m’attendris.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, dis-je en m’approchant, Mienne, tu ne te rappelles pas?</p>
-
-<p>Prêt à l’interroger, je préférais qu’elle prévînt mes questions.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fit-elle d’un ton méprisant, la soirée à la Comédie-Française? La
-représentation de <i>Psyché</i>?</p>
-
-<p>J’attendais. Elle continua:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne t’en avais rien dit? Avec raison, tu vois, puisque tu t’en
-serais alarmé.</p>
-
-<p>&mdash;Tu penses donc que je m’en serais alarmé avec raison aussi?</p>
-
-<p>Elle haussa les épaules.</p>
-
-<p>&mdash;C’est que... tu es stupide, dit-elle.</p>
-
-<p>Et elle essaya de sourire. Mais je n’avais pas envie de plaisanter.</p>
-
-<p>&mdash;Evidemment, dit-elle, parce que j’ai été ta maîtresse, tu peux
-conclure que je l’aie été d’un autre. Je le mérite.</p>
-
-<p>Elle se mordit les lèvres.<span class="pagenum"><a name="page_143" id="page_143">{143}</a></span></p>
-
-<p>Si je ne l’avais pas aimée comme je l’aimais, je serais demeuré maître
-d’un argument faible à ce point. Il me troubla.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, répondis-je, je ne mérite pas que tu me juges si vil.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! dit-elle.</p>
-
-<p>Rien de plus.</p>
-
-<p>Elle avait l’air accablé. Je lui pris les mains. Elle pleura. Deux
-grosses larmes tombèrent sur ses mains que je tenais.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, lui dis-je, Mienne, comprends que je souffre. Comprends que tu
-n’es pas un jouet pour moi. Comprends que je t’aime. Sais-tu seulement
-ce que c’est que d’aimer?</p>
-
-<p>&mdash;Je le sais depuis que je t’aime.</p>
-
-<p>Elle avait souvent de ces réponses, courtes, qui me ranimaient.</p>
-
-<p>&mdash;Tu feras de moi ce que tu voudras, Mienne, mais sache aussi, et je te
-l’affirme, que nul ne t’a jamais aimée comme je t’aime et que nul jamais
-ne t’aimera de cette façon.</p>
-
-<p>Ses doigts serraient mes mains.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, repris-je, comprends aussi de quelle façon je t’aime. Pour ta
-beauté? Oui, sans doute, ni plus ni moins que quiconque. Pour ta
-jeunesse, pour ta grâce, pour tes gamineries et pour ton sérieux, oui,
-oui, mais n’importe qui t’aimerait pour ces attraits. Sais-tu que je
-t’aimerais, moi, moins belle?</p>
-
-<p>Ses paupières battirent. Je poursuivis:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne prétends pas, tel que certains, qu’une prédestination régisse
-les couples, et qu’il n’y ait qu’une femme qui puisse faire le bonheur
-d’un homme; mais,<span class="pagenum"><a name="page_144" id="page_144">{144}</a></span> si la loi n’est pas universelle, je ne conçois pas
-qu’une autre femme que toi puisse faire mon bonheur. Tu es pour moi la
-femme dont tout homme rêve, la compagne et l’amante, la collaboratrice
-et la sœur, celle qu’on a besoin d’avoir à tout instant près de soi,
-celle qui a confiance et à qui l’on se confie, celle qui partage
-plaisirs et peines, celle que rien ni personne jamais ne peut remplacer.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Mien...</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est point là, malgré les apparences, l’idéal de la bourgeoisie
-contemporaine. Pour le commun des mortels, la femme ne sert qu’à la
-reproduction ou qu’au simulacre de la reproduction. Joins un peu de
-vanité, si la femme est belle. Mais, et toutes les périphrases te
-ramèneront à ce dilemme brutal, la femme n’est que bête de somme ou bête
-de joie,&mdash;un sommier, si tu permets, dans les deux sens du mot. Les
-hommes qui la considèrent avec plus de respect sont rares.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit-elle.</p>
-
-<p>Et elle retint un sanglot.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, Mienne, crois-tu que les femmes ne soient pas responsables?
-Qu’ont-elles fait, que font-elles pour gagner plus d’estime? Nous
-laissent-elles souvent et assez clairement entendre qu’elles soient
-capables de former avec nous ces couples parfaits qui sont le seul
-fondement excusable d’une société?</p>
-
-<p>Elle ne répondit rien.</p>
-
-<p>Je me taisais. Elle me serra les mains. Je songeai que, puisque j’avais
-tant dit, je devais profiter de l’avantage et renoncer aux abstractions.</p>
-
-<p>Doucement, je repris:</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, écoute-moi. En m’autorisant à t’aimer,<span class="pagenum"><a name="page_145" id="page_145">{145}</a></span> tu m’as donné le seul
-bonheur que j’aie jamais goûté depuis que je suis un homme. De cela, je
-te voue une reconnaissance profonde, que rien ne tachera, quoi qu’il
-arrive. Mais, Mienne, sois sincère. Fais-tu tout ce que tu peux pour
-que, t’aimant comme je t’aime, j’aie la consolation de ne pas t’aimer en
-vain? Ou bien, je t’en prie, Mienne, je t’en supplie, sois franche,
-est-ce d’une autre façon que tu désires que je t’aime? Je m’inclinerai.</p>
-
-<p>Elle m’attira vers elle et, penchée sur moi, ses mains encadrant mon
-visage, ses lèvres contre ma bouche:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne me connais donc pas? dit-elle.</p>
-
-<p>Et sa voix tremblait.</p>
-
-<p>Comment résister? Je fermai les yeux. Je les fermais toujours. De tels
-baisers anesthésient.</p>
-
-<p>A distance, quand je rapporte mes faiblesses, dont je ne rougis
-d’ailleurs point parce que je suis seul en face de ce papier, deux
-images de moi se lèvent en même temps devant mes yeux: je me revois,
-quelques années plus tôt, le 25 septembre 1915, devant Souchez; j’étais
-adjudant; trois minutes, pas davantage, après notre bond hors des
-parallèles de départ, les deux officiers de ma compagnie tombaient,
-fauchés au milieu de la première vague d’assaut par une mitrailleuse; la
-panique était imminente; je criai; je courus en avant, le fusil haut;
-les débris de la compagnie me suivirent; nous ne nous arrêtâmes que cinq
-cents mètres plus loin; il parut par la suite que ma compagnie avait
-entraîné le succès de tout le bataillon; je fus nommé sous-lieutenant.
-Et puis je me revois à genoux devant mon amie, tremblant de la perdre,
-humble et près de pleurer. J’ai été ces deux hommes, et celui-ci<span class="pagenum"><a name="page_146" id="page_146">{146}</a></span>
-peut-être à cause de celui-là. Et le contraste n’est peut-être pas si
-extraordinaire.</p>
-
-<p>La réponse de mon amie n’avait pourtant rien qui forçât la conviction.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne me connais donc pas?</p>
-
-<p>Je ne souffrais que de ne pas la connaître. Sa réponse, qui me ramenait
-au centre douloureux, me sembla néanmoins l’unique réponse souhaitable.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne! murmurai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Tienne, oui, tienne, je suis tienne, tu peux le dire, tu peux t’en
-vanter, mon grand, mon pauvre grand chéri, je ne suis tienne que trop.</p>
-
-<p>&mdash;Tu regrettes?</p>
-
-<p>&mdash;... que trop, parce que je souffre de te voir souffrir ainsi pour des
-fantômes, pour des souffles, pour des riens. Donne-moi tes yeux,
-regarde-moi, regarde les miens, regarde au fond: il n’y a que toi dans
-mes yeux et au fond de mon cœur. Je n’ai jamais aimé que toi, je n’aime
-que toi. Quand on a le bonheur d’être aimée de la façon que tu m’aimes,
-de la façon que je désire que tu m’aimes, mon Mien, crois-tu qu’on
-puisse aimer ailleurs? Quelle femme faudrait-il être?</p>
-
-<p>&mdash;Mienne!</p>
-
-<p>&mdash;Notre amour est assez malheureux, mon grand. Ne le tourmente pas
-davantage. Ne sois jaloux de personne, tu n’as rien à redouter de
-personne, c’est toi que les autres, tous les autres ont à redouter. Tu
-n’es sans doute pas très heureux, mon Mien, et je le comprends, puisque
-je souffre autant que toi de tout ce qui nous sépare, mais ta Tienne,
-sache-le, sache-le bien, mon grand, ne fait et ne fera jamais le bonheur
-d’aucun autre.<span class="pagenum"><a name="page_147" id="page_147">{147}</a></span></p>
-
-<p>On ne réplique pas à de pareilles déclarations. Le sang-froid et le
-vocabulaire courant abdiquent ici. Je me tirai d’embarras en souriant de
-gratitude, et je récitai à mi-voix:</p>
-
-<p>&mdash;Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature...</p>
-
-<p>&mdash;Ne le sois pas surtout de mon beau-frère, mon Mien. Il n’a pas droit à
-tant d’honneur.</p>
-
-<p>Comme plusieurs fois déjà, je retrouvais dans ses derniers mots l’écho
-de paroles que j’avais prononcées devant elle. Le faisait-elle à
-dessein, ou non? Dans les deux cas, ne m’abandonnait-elle pas une preuve
-que j’avais sur elle assez d’influence pour que ses pensées fussent de
-la même nuance que les miennes?</p>
-
-<p>Je m’aperçus alors que notre entretien s’était engagé dans une autre
-direction que celle que j’avais résolu de lui faire prendre. Dès son
-arrivée, mon amie, trompée par mes réticences, avait cru que je lui
-reprochais d’être allée avec son beau-frère à la Comédie-Française. Or
-je lui reprochais plus encore le goût qu’elle avait pour le bal et les
-réunions où hommes et femmes se frôlent, goût dont elle ne m’avait
-jamais parlé, goût donc qu’elle condamnait ou qu’elle présumait
-coupable. Je le lui dis enfin.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi t’émouvoir de si peu? répliqua-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Il m’est désagréable que des hommes te tiennent dans leurs bras.</p>
-
-<p>&mdash;Dans leurs bras? Mais non, mon Mien. Quand on danse, on a des soucis
-différents, ne serait-ce que de danser en mesure, ce qui est parfois
-laborieux.</p>
-
-<p>Et elle riait de malice.</p>
-
-<p>&mdash;Ne me raconte pas d’histoires, Mienne. Je sais danser et je sais ce
-que c’est qu’un bal. Un quart des<span class="pagenum"><a name="page_148" id="page_148">{148}</a></span> danseurs, les débutants, n’ont que le
-souci de danser en mesure. Mais le reste, il suffit de les observer
-pendant cinq minutes; ils pratiquent la danse pour ce qu’elle est: un
-simulacre des jeux de l’amour.</p>
-
-<p>Elle protesta vivement.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’on en ait conscience ou non,&mdash;tu vois, Mienne, que je fais grande
-la part de la naïveté,&mdash;la danse est un exercice indécent. Les Arabes,
-qui ont plus de pudeur que nous, ne dansent pas: ils regardent danser
-les femmes, lesquelles ne s’accouplent pas, et que dansent-elles? La
-danse du ventre, qui excite les hommes.</p>
-
-<p>&mdash;Il est certain que la danse du ventre......</p>
-
-<p>&mdash;... est la danse d’où les autres s’ensuivent. Mais, plus dégoûtants
-que les Arabes, et plus civilisés, dit-on, nos hommes ne se contentent
-pas de regarder les danseuses: ils s’accouplent à elles et se frottent
-contre leur ventre, en public.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne diras pas que le shimmy...</p>
-
-<p>&mdash;Le shimmy? répliquai-je. Le véritable nom de cette danse est: <i>shimmy
-shake</i>. Sais-tu ce que cela signifie?</p>
-
-<p>&mdash;Non.</p>
-
-<p>&mdash;Le tremblement de la chemise, si j’en crois Sem. C’est joli, n’est-ce
-pas? Et voilà ce que tu danses? Comment veux-tu que je m’en réjouisse?</p>
-
-<p>&mdash;Mais, chéri, il y a des danseurs corrects.</p>
-
-<p>&mdash;Avec les jeunes filles, oui, peut-être; avec les femmes, c’est plus
-douteux. Sans compter qu’aujourd’hui toutes les salles et tous les
-salons où l’on danse ont un air de maison louche fort contagieux. Non,
-je ne comprends pas qu’une femme, si elle aime<span class="pagenum"><a name="page_149" id="page_149">{149}</a></span> et si elle est aimée,
-puisse se prêter à de tels dévergondages.</p>
-
-<p>&mdash;Chéri, tu me désoles. T’ai-je dit que je dansais avec plaisir?</p>
-
-<p>Je devinais l’excuse prête, excuse charitable, mais excuse.</p>
-
-<p>&mdash;Ton beau-frère m’a dit, devant toi, que tu es une danseuse enragée.</p>
-
-<p>Elle riposta:</p>
-
-<p>&mdash;T’a-t-il dit depuis quand? T’a-t-il dit s’il me connaît? T’a-t-il dit
-s’il connaît le motif qui me pousse à courir les bals et les salles de
-spectacle?</p>
-
-<p>Elle s’emportait comme si je l’avais offensée. Elle continua.</p>
-
-<p>&mdash;Oublies-tu que j’ai un mari, qu’il est jeune, qu’il m’aime peut-être,
-que nous dormons dans la même chambre, et que je suis peut-être
-désirable?</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, je t’en prie!</p>
-
-<p>&mdash;Pardon! s’écria-t-elle. Tu m’accuses, je me défends, et tu
-m’écouteras.</p>
-
-<p>J’avais blémi.</p>
-
-<p>&mdash;Sous peine de me trahir et de perdre mes enfants, je n’ai aucune
-raison de refuser à cet homme, qui y a droit...</p>
-
-<p>&mdash;Mienne!</p>
-
-<p>&mdash;Soit, je passe. Mais j’ai des raisons, méchant, de me dérober par tous
-les moyens.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne!</p>
-
-<p>&mdash;Non, écoute. Tu ne parles jamais de mon supplice, qui est de toutes
-les nuits...</p>
-
-<p>&mdash;Mienne!</p>
-
-<p>&mdash;... qui serait de toutes les nuits, si je n’inven<span class="pagenum"><a name="page_150" id="page_150">{150}</a></span>tais pas des
-subterfuges. Oui, je cours au bal, mais c’est en désespérée; c’est parce
-qu’on m’accompagne; et comme il se lève tôt le matin pour travailler,
-ayant gardé du temps de la guerre cette habitude, il tombe de fatigue et
-de sommeil quand nous rentrons à la maison. Comprends-tu?</p>
-
-<p>&mdash;Mienne!</p>
-
-<p>&mdash;Et voilà ce que tu me reproches, toi!</p>
-
-<p>&mdash;Mienne...</p>
-
-<p>Je ne trouvais rien à répondre. Tandis qu’elle achevait, elle s’était
-remise à pleurer. Je la pris contre moi, comme une enfant qui a du
-chagrin. Sous mes caresses elle s’apaisa, elle sourit.</p>
-
-<p>&mdash;Je t’aime, finit-elle par murmurer.</p>
-
-<p>J’étais écrasé de bonheur, et confus. Que subsistait-il après cela de
-mes craintes et de ma jalousie?</p>
-
-<p>&mdash;Et toi, dit-elle avant de se lever pour partir, tu l’aimes, ta Tienne?
-Tu peux l’aimer, va.<span class="pagenum"><a name="page_151" id="page_151">{151}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">M</span>A dernière semaine de juin, après la scène que j’ai rapportée, fut
-parfaite. Mon amie, toute à ses préparatifs de départ, emplissait de sa
-gaieté notre petit appartement. Apaisé, je pris plaisir à croire que mes
-imaginations n’étaient que fantômes, souffles, et riens, comme elle me
-l’avait dit. Est-ce parce qu’elle me sentait plus calme? Est-ce parce
-qu’elle se faisait une joie de m’avoir bientôt près d’elle constamment
-pendant plusieurs jours? Mon amie riait à tout propos, chantait, me
-décrivait la propriété d’Argenton et en particulier l’immense parc où
-j’aurais à planter ma fontaine et mes statues.</p>
-
-<p>&mdash;Ce sera peut-être, dans dix ans, le seul souvenir de toi qui me
-restera, me dit-elle.</p>
-
-<p>Elle me l’avait déjà dit. Pour me le répéter, craignait-elle donc de me
-perdre?</p>
-
-<p>Elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Ce sera comme des enfants que j’aurais eus de toi. Tu leur donneras de
-ton âme, et je serai bien un peu leur mère, dis?<span class="pagenum"><a name="page_152" id="page_152">{152}</a></span></p>
-
-<p>Elle soupira.</p>
-
-<p>&mdash;Ces statues-là, elles naîtront sous mes yeux. Tu y mettras peut-être
-quelque chose de ton amour. Les autres, toutes tes autres, elles me
-plaisent, oui, naturellement, mais elles me sont comme des enfants que
-tu aurais eus d’autres femmes: j’en suis jalouse.</p>
-
-<p>&mdash;Toi, Mienne, jalouse?</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi non? répliqua-t-elle d’un ton plus vif.</p>
-
-<p>&mdash;Tu te moques.</p>
-
-<p>&mdash;Pas du tout. T’imagines-tu, mon grand, que tu es seul à savoir aimer?
-Si je ne passe pas mon temps à te harceler de ma jalousie...</p>
-
-<p>&mdash;Une pierre dans mon jardin?</p>
-
-<p>&mdash;... cela ne signifie pas que je sois plus tranquille que toi-même.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, tu me surprends.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais te surprendre davantage, mon Mien: je suis jalouse comme une
-tigresse, tu entends? et non seulement de toutes les femmes qui peuvent
-t’approcher, mais de toutes celles que tu as tenues dans tes bras. Si je
-te disais que je suis jalouse de tes modèles, même si tu te contentes de
-les regarder, ce qui est peu probable du reste, me croirais-tu?</p>
-
-<p>Elle plaisantait, mais il y avait de l’inquiétude dans sa voix. Je ne
-pus pas m’empêcher de sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Mienne, répondis-je, Mienne chérie, de toutes les femmes que je
-regarde, je n’en vois pas une.</p>
-
-<p>&mdash;Tu le dis.</p>
-
-<p>&mdash;C’est la vérité.</p>
-
-<p>&mdash;Je voudrais en être sûre, fit-elle gravement. Mais quoi! Tu es un
-homme, un homme que j’estime par-dessus tous, mais un homme. La chair
-est faible.<span class="pagenum"><a name="page_153" id="page_153">{153}</a></span> Une jolie femme en passant, quelle tentation! et vous
-affirmez que ça ne tire pas à conséquence.</p>
-
-<p>&mdash;Tu rêves, Mienne.</p>
-
-<p>&mdash;Rêve cruel alors, et je rêve toute éveillée. Songe à ces longues
-heures, à ces longues journées et à ces nuits où nous sommes loin l’un
-de l’autre. A chaque instant, je me demande: où est-il? que fait-il? Il
-était triste, ce soir: il court peut-être les cabarets avec des femmes?
-Et moi, je ne veux pas, je souffre, tu es mon Mien à moi.</p>
-
-<p>Que de tendresse dans son accent! Mais d’où puisait-elle l’ardeur sourde
-qui l’inspirait?</p>
-
-<p>Je souriais, touché. Je répondis:</p>
-
-<p>&mdash;T’aperçois-tu, Mienne, que tu m’insultes?</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, mon grand. J’ai peur, voilà tout.</p>
-
-<p>&mdash;Peur?</p>
-
-<p>Elle avoua, très bas:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, peur.</p>
-
-<p>&mdash;Si quelqu’un a le droit d’avoir peur, Mienne, ce n’est certes pas toi.</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment? fit-elle. Tu m’aimes vraiment?</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne le sais pas?</p>
-
-<p>&mdash;J’aime que tu me le dises.</p>
-
-<p>Ce fut d’une voix à peine perceptible qu’elle acheva, comme si elle
-avait honte. Je l’entraînai vers le divan.</p>
-
-<p>J’avais été trop étonné de ce que je venais d’entendre pour n’en pas
-demeurer étonné, maintenant, quand je me rappelle le détail de ces
-aveux. Était-elle sincère? Je me pose la question. Dois-je penser qu’à
-force de l’aimer et de lui découvrir mes faiblesses, je lui avais
-peut-être transmis mon inquiétude, imposé mes craintes, suggéré de
-m’aimer comme je l’ai<span class="pagenum"><a name="page_154" id="page_154">{154}</a></span>mais? Dois-je penser que, malgré elle ou
-volontiers, elle s’était en m’aimant mise à l’unisson de mon amour? Ou
-faut-il croire à une comédie, à une horrible comédie, ou tout au moins à
-un jeu charitable? On en jugera comme on voudra, lorsque j’aurai terminé
-mon récit. Nous n’en sommes, pour le moment, qu’à la semaine de calme et
-de joie qui précéda mon départ pour Argenton.</p>
-
-<p>Ces alternatives d’enthousiasme et de découragement qui se succédaient
-avec une espèce de rythme depuis le début de notre liaison, elles
-marquent l’ordinaire progrès de tout amour; je n’ai pas la prétention
-d’avoir aimé comme personne jamais n’aima. Si j’ai souffert en aimant
-une femme qui m’échappait tout de même que nous échappe une poignée de
-sable, j’en ai souffert d’abord parce que je ne suis ni d’un âge ni d’un
-tempérament à chercher un dérivatif dans la révolte. La révolte flambe
-et illumine, la résignation brûle et consume. Les amours violentes ne
-durent pas. Car on m’objecterait: «Si votre amie vous aimait, elle
-n’aurait pas hésité à vous sacrifier ses enfants.» Mais notre liaison
-eût flambé, et qu’en serait-il resté, après une brillante nuit
-d’ivresse, que du dégoût, du mépris, et des cendres ternes? C’est dans
-les livres et chez quelques malades ou des adolescents égarés par des
-lectures, que l’amour tourne au feu d’artifice somptueux. Hélas! j’ai
-moi-même allumé trop de fusées dans les champs de la guerre; à leur
-lueur hallucinante j’ai vu devant moi, sur la plaine trouée d’obus,
-moins de vivants que de cadavres; je suis à jamais guéri de la vaine
-splendeur de tous les feux d’artifice.<span class="pagenum"><a name="page_155" id="page_155">{155}</a></span></p>
-
-<p>Je rêvais de lampes voilées, d’une douce lumière qui aurait doré les
-cheveux de celle que j’aimais, le soir, à l’heure où la journée finie
-rapproche ceux qui s’aiment. Rêve de paix, rêve de durée. Rêve à moi
-défendu. Pourquoi fallait-il qu’elle ne fût pas libre, qu’elle ne pût
-pas se libérer sans s’arracher le cœur, celle qui eût peut-être apporté
-dans ma maison prête à la recevoir ce qui n’y fleurira sans doute
-jamais? Car j’avais en horreur cette ombre trouble où nous végétions:
-j’y étouffais comme dans une chambre qui sent la fièvre.</p>
-
-<p>Fuir? Me dégager? Mais je m’accrochais à la moindre excuse, à la moindre
-espérance. Je me persuadais que ma patience aurait un jour sa fin. Quand
-je trouvais des raisons de mettre en doute la sincérité de mon amie,
-j’en trouvais d’autres aussitôt pour me rassurer. Qu’elle parût, qu’elle
-s’expliquât,&mdash;et elle avait toujours une explication à m’offrir,&mdash;et mes
-incertitudes s’évanouissaient.</p>
-
-<p>Ainsi j’oscillais du désespoir à l’enthousiasme; car aux amants séparés,
-même s’ils dédaignent ou redoutent d’employer de grands mots, tout prend
-figure d’importance; peines et joies s’aggravent et s’enflent; parce que
-l’un des deux est absent, les chagrins de l’autre s’exaltent dans la
-solitude; et si l’absent revient, le chagrin plie, se courbe, renonce,
-et la foi, la foi rafraîchissante, s’épanouit: il en est de l’amour
-comme de toutes les misères humaines: il suffit de si peu de chose pour
-consoler qui souffre et lui rendre le goût de vivre! Ainsi je couvre
-aujourd’hui d’une excuse générale, par pudeur, toutes les excuses que je
-me donnais et l’orgueil momen<span class="pagenum"><a name="page_156" id="page_156">{156}</a></span>tané que j’eus d’endurer une passion
-exceptionnelle.</p>
-
-<p>Fus-je flatté d’apprendre de mon amie qu’elle fût, et à mon insu,
-jalouse? Certes non. Mon premier mouvement fut de défiance. Le second,
-de gratitude. Je la remerciais de sa gentillesse. N’était-ce point pure
-gentillesse de me laisser entendre si précisément que nos deux
-cœurs&mdash;expression commode&mdash;battaient ensemble? Un amant peut-il savourer
-satisfaction plus grande? Et, en réfléchissant, en revenant, le soir,
-dans ma solitude, sur l’aveu délicat de mon amie, j’arrivai même à y
-croire sans trop de difficulté. J’étais encore sous le coup de l’émotion
-que j’avais ressentie en apprenant par quels subterfuges mon amie se
-dérobait à un devoir odieux. Cela joint à ceci, ceci corroborant cela,
-comment aurais-je pu bouder contre mon bonheur?</p>
-
-<p>Souvenirs merveilleux de cette dernière semaine de juin, avec quels
-parfums de printemps clos vous m’enveloppez! Je ferme les yeux, comme je
-les fermais alors dans mon allégresse progressive. Chaque jour me
-réservait en effet une joie nouvelle. Je n’ai pas encore dévoilé la
-meilleure, celle qui devait emporter toutes les autres. Il m’en souvient
-comme d’un jour d’ivresse. J’ai honte d’en parler, sinon d’en garder
-précieusement la mémoire, et l’on me pardonnera si je n’en dis que
-l’indispensable.</p>
-
-<p>C’est le châtiment de deux êtres qui s’aiment dans l’adultère que de ne
-pouvoir, sans ignominie ou sans angoisse, aller jusqu’au terme de leur
-amour, jusqu’au terme de tout amour, qui est de procréer. De là cet
-opprobre de vice qui flétrit les liaisons clandestines, quoique deux
-êtres qui s’aiment ignorent d’instinct<span class="pagenum"><a name="page_157" id="page_157">{157}</a></span> le vice. Mais, par un retour de
-paradoxe, la morale la plus élémentaire exige que ceux-là qui semblent
-s’arroger des libertés détestables, se gouvernent plus sévèrement que
-quiconque.</p>
-
-<p>Jamais, avec mon amie, nous n’avions abordé telle matière. Je ne savais
-pas ce qu’elle en pensait. Je ne désirais d’ailleurs pas, on le croira
-volontiers, j’espère, compliquer une situation assez pénible, et j’ai
-trop parlé de moi pour que je m’attarde à protester ici de ma
-discrétion. Jamais donc je n’avais rien tenté de dangereux. Deux ou
-trois fois, retenu, je m’étais senti près de succomber à la tentation.
-J’avais toujours résisté.</p>
-
-<p>Or, l’avant-veille de son départ, l’avant-dernier jour de cette dernière
-semaine de juin, mon amie, que je ne devais plus revoir à Paris,
-m’arriva toute triste. J’en fus d’autant plus inquiet que, je l’ai dit,
-elle s’était, depuis plusieurs jours, montrée fort gaie.</p>
-
-<p>&mdash;Laisse, fit-elle. Rien. Discussion et dispute.</p>
-
-<p>&mdash;Dispute?</p>
-
-<p>&mdash;A cause des petits. Le cadet est malade.</p>
-
-<p>&mdash;Mais alors...</p>
-
-<p>&mdash;Rien de grave, rassure-toi.</p>
-
-<p>Et elle sourit, comme pour me remercier. J’avoue, en effet, que je lui
-témoignais rarement de l’affection à l’égard de ses deux fils, et elle
-ne s’en offensait pas.</p>
-
-<p>&mdash;Laisse, dit-elle encore. Je te vois, tout est fini.</p>
-
-<p>Mais tout n’était pas fini, car elle demeurait grave, malgré ses
-efforts, jusque dans mes bras. Je lui en fis la remarque.</p>
-
-<p>&mdash;Écoute, répondit-elle. Ces statues que tu vas<span class="pagenum"><a name="page_158" id="page_158">{158}</a></span> dresser dans le parc
-d’Argenton, je t’ai dit qu’elles seront peut-être pour moi dans dix ans
-le seul vestige de ton amour.</p>
-
-<p>&mdash;As-tu l’intention de me chasser?</p>
-
-<p>&mdash;Tu t’en iras.</p>
-
-<p>J’ouvrais la bouche.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, mon Mien, tu t’en iras. Tu ne supporteras pas, pendant dix
-ans, de mener la vie misérable que nous menons. Tu te lasseras, tu t’en
-iras, tu m’abandonneras.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne...</p>
-
-<p>&mdash;Écoute. Je ne t’ai jamais rien demandé. Ou plutôt tu n’as jamais
-compris que je voulais de toi quelque chose. Aujourd’hui, aujourd’hui
-que nous nous aimons pour la dernière fois dans notre chez-nous, il faut
-que je te dise ce que je veux. Et il faut que tu me l’accordes.</p>
-
-<p>&mdash;Parle, Mienne, je suis prêt.</p>
-
-<p>&mdash;Jure d’abord que tu ne me refuseras pas.</p>
-
-<p>&mdash;Parle, Mienne, je ne refuserai pas.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, je veux...</p>
-
-<p>Elle était dans mes bras, la tête posée contre mon épaule, à sa place
-préférée. Et elle me dit tout bas ce qu’elle voulait. Et elle ajouta,
-prompte:</p>
-
-<p>&mdash;Ne réplique pas que je veux donc éloigner davantage le moment où je
-pourrai me rendre libre. Je suis sûre que je ne te garderai pas si
-longtemps. Et je serai sûre au moins d’avoir de toi un souvenir que tu
-ne pourras pas m’enlever.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne! Mienne!</p>
-
-<p>&mdash;Quelle joie pour moi! dis, mon Mien, dis, tu veux? tu veux?<span class="pagenum"><a name="page_159" id="page_159">{159}</a></span></p>
-
-<p>J’abrège.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux que ce soit une fille, dit-elle quand elle n’eut plus rien à
-vouloir, et je veux qu’elle te ressemble.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne...</p>
-
-<p>&mdash;Tout me sera tellement égal, quand tu m’auras abandonnée!</p>
-
-<p>&mdash;Mienne...</p>
-
-<p>&mdash;Ose prétendre qu’elle n’est pas tienne, ta Tienne, ose! dit-elle
-enfin.</p>
-
-<p>Mais je m’arrête là. Le cœur me saute dans la poitrine. Mes paupières
-sont brûlantes. Si je n’ai pas connu le bonheur d’aimer, je ne le
-connaîtrai jamais.<span class="pagenum"><a name="page_160" id="page_160">{160}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">I</span>NSENSÉ, peut-être, qui n’ai pas eu l’audace de forcer l’occasion! Trop
-de regrets m’enveloppent à présent. Je baisse la tête. Je fixe mon
-regard sur ce papier où je réveille des heures d’incertitude. J’écris
-lentement. J’hésite. Je relis ce que j’ai écrit. Vais-je poursuivre?
-Vais-je déchirer tous mes feuillets?</p>
-
-<p>Je songe à ce geste légendaire du héros qui brise, après l’avoir
-épuisée, la coupe précieuse où nul ne boira plus, pas même lui. Il y a
-dans la vie des pauvres hommes des instants pareils dont rien ne
-renouvellera jamais l’éclat, des instants où les pauvres hommes se
-trouvent au sommet de leur trajectoire et où il leur serait merveilleux
-de disparaître tout à coup, en plein bonheur, en pleine apparence de
-bonheur. Mais voilà du rêve.</p>
-
-<p>On le sent bien: j’arrive aux souvenirs mauvais de ma vie. Cette
-dernière semaine de juin, qui ne fut que d’enchantement, on sent bien,
-n’est-ce pas? que c’est la dernière semaine du malade condamné, celle où
-la maladie s’oubliant permet de sournois espoirs?<span class="pagenum"><a name="page_161" id="page_161">{161}</a></span> Elle fut parfaite, je
-l’ai dit. Mais savais-je, mais sus-je que j’étais condamné? Non point.
-Tout m’incitait à l’espérance la plus quiète. Jamais comme alors je
-n’avais éprouvé que mon amie fût près de moi; jamais je n’avais pu
-davantage la croire mienne.</p>
-
-<p>Mienne? Soit. Sauf que nous étions loin du temps qu’elle ne demandait
-rien et qu’elle acceptait tout ce que je proposais. C’est moi qui
-acquiesçais à tous ses désirs. Comme les rôles s’étaient renversés
-depuis que nous nous aimions! Cela frôlerait le comique, si je n’étais
-pas en cause. Mais je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui. Et j’ai
-peut-être tort. La limite entre le comique et le tragique est aussi
-vague et mobile qu’entre le bien et le mal. L’acteur et le spectateur
-jugent différemment. Les autres décident, et nous, nous souffrons.</p>
-
-<p>Ce séjour que j’allais faire près d’elle à la campagne, mon amie l’avait
-désiré, obtenu. Elle l’organisa. Je ne devais qu’obéir.</p>
-
-<p>Le beau-frère nous attendait. Mon amie partait avec ses enfants et son
-mari. Je partais, moi, trois jours plus tard; mon amie comptait
-m’installer une chambre d’où j’aurais une belle vue du parc et, dans les
-communs, à côté du garage et des serres, une espèce de local sans emploi
-qui me tiendrait lieu d’atelier.</p>
-
-<p>Ces détails ne sont pas inutiles; ils prouvent que la propriété
-d’Argenton appartenait à des gens assez riches pour jouer les seigneurs
-des siècles où les artistes ne travaillaient ni à la pièce ni à l’heure;
-que mon amie imposait à son entourage, comme à moi-même, ses désirs; et
-que je n’avais donc peut-être pas tort de me rendre là-bas non sans
-quelques appréhen<span class="pagenum"><a name="page_162" id="page_162">{162}</a></span>sions de paraître suspect, par exemple, et de tout
-compromettre, et d’encourir alors le pire blâme pour abus d’hospitalité.
-Mais n’insistons pas.</p>
-
-<p>Il était entendu que je travaillerais sur place à mes statues et à ma
-fontaine, «dans l’atmosphère», disait en jargon mon amie, afin de me
-flatter; on me procurerait la pierre de mon choix, et licence de tailler
-directement selon ma fantaisie; avec cette seule restriction, qui
-pouvait me faire suspecter mais qui dégageait un peu ma conscience, que
-je travaillerais pour le plaisir, en souvenir de «mon pauvre oncle tant
-choyé jadis par mon amie alors qu’elle était gamine»: mensonge
-inattaquable.</p>
-
-<p>Enfin toute liberté m’était d’avance accordée, car on sait ce que c’est
-qu’un artiste. Nul ne s’occuperait de moi, ni de mes humeurs ni de mes
-absences; je ne verrais personne quand je ne voudrais voir personne; je
-m’assoirais à table en blouse blanche ou en smoquine; j’aurais, bref,
-tous les droits.</p>
-
-<p>&mdash;Sauf celui d’admirer les jolies filles d’Argenton, spécifia mon amie,
-et il y en a beaucoup dans les chemiseries de la ville.</p>
-
-<p>Et elle riait, en me menaçant du doigt.</p>
-
-<p>Elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;D’ailleurs, monsieur, on ne vous enfermera pas dans une île déserte.
-On sait aussi ce que c’est qu’un homme. Les affaires n’iront pas si mal,
-cet été, que les deux gêneurs ne soient pas obligés, et souvent, je
-l’espère, de se transporter à Paris; et alors, comme nous serons seuls,
-et pour des nuits entières, je ne sais pas ce que vous ferez, Monsieur,
-mais je crois que je ne dormirai pas beaucoup.<span class="pagenum"><a name="page_163" id="page_163">{163}</a></span></p>
-
-<p>Puis, ardente:</p>
-
-<p>&mdash;Dis, dis, tu ne trouveras pas que c’est trop long; toute une nuit,
-toute une nuit?</p>
-
-<p>Ces promesses et d’autres enfantillages dominèrent à l’heure de la
-séparation.</p>
-
-<p>&mdash;Dans trois jours, dit mon amie, je commencerai d’être heureuse pour
-longtemps.</p>
-
-<p>&mdash;Je préférerais partir avec toi, dit-elle encore.</p>
-
-<p>&mdash;Ne soyons pas trop exigeants, répondis-je. Il ne faut pas abuser du
-bonheur.</p>
-
-<p>&mdash;Tu crois que nous en abusons?</p>
-
-<p>&mdash;Il ne faut point parler du bonheur, Mienne. Le moindre bruit
-l’effarouche.</p>
-
-<p>&mdash;Peux-tu dire que tu m’aimes?</p>
-
-<p>&mdash;C’est autre chose, fis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fit-elle, c’est la même chose.</p>
-
-<p>Elle me quitta sur ces mots.</p>
-
-<p>Trois jours plus tard, je partis pour Argenton.</p>
-
-<p>Mon amie ne m’attendait pas sur le quai de la gare. J’en fus tout de
-suite inquiet. Le beau-frère m’ayant aperçu, levait les bras de loin
-vers moi. M’attendait-elle dehors?</p>
-
-<p>&mdash;Les convenances, me dis-je.</p>
-
-<p>Mais mon amie n’était pas encore arrivée.</p>
-
-<p>&mdash;Le médecin les retient, m’expliqua le beau-frère, affable. Il n’ose
-pas se prononcer sur l’état du petit.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce plus grave? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Peuh! répondit-il. Le médecin fait l’important. Ma belle-sœur se fie
-en son Diafoirus comme elle ne se fierait pas en son curé. Le tout parce
-qu’il l’entoure de compliments et de galanteries.<span class="pagenum"><a name="page_164" id="page_164">{164}</a></span></p>
-
-<p>Il m’entraînait hors de la gare.</p>
-
-<p>&mdash;Ne vous désolez pas, dit-il. Ils arriveront peut-être demain. Je suis
-convaincu que le petit n’a rien du tout. Mais les mères s’affolent
-aisément, et ma belle-sœur est mère jusqu’au bout des ongles. Du reste,
-j’ai pour vous une lettre qui vous éclaircira davantage.</p>
-
-<p>Et il me tendit une enveloppe.</p>
-
-<p>En même temps, il ajoutait:</p>
-
-<p>&mdash;Donnez-moi donc votre bulletin, que je retire vos bagages.</p>
-
-<p>Il avait mis tant de grâce, de concision, et d’ironie peut-être, dans
-son accueil, qu’un complice ne se fût pas montré plus adroit ou plus
-perfide. J’étais à peine au fait, qu’il me laissait discrètement avec ma
-lettre entre les doigts.</p>
-
-<p>Lettre vide, comme on pense. Il n’y paraissait qu’un souci: la santé de
-l’enfant. Le médecin se réservait et ordonnait que le départ fût
-différé. La maman priait l’ami de se remettre aux soins du beau-frère,
-qui avait reçu des instructions pour que tout fût prêt comme si elle eût
-été là. Des nouvelles suivraient bientôt.</p>
-
-<p>Le beau-frère ne revint que lorsque j’eus achevé.</p>
-
-<p>&mdash;C’est bien ce que je disais? fit-il. Alors je vous enlève. Voici la
-voiture. Prenez place. Une lieue de route, et je vous ouvre la porte de
-votre domaine.</p>
-
-<p>Il s’assit au volant, moi près de lui. L’automobile traversa la ville de
-bout en bout. La trompe sonnait. Le beau-frère conduisait en maître.</p>
-
-<p>Une route blanche, des prairies. Des animaux au pâturage. Un joli petit
-château, sur la gauche, au milieu d’un bassin circulaire. Une côte à
-grimper.<span class="pagenum"><a name="page_165" id="page_165">{165}</a></span> Un hameau. Une grande ferme. Des écuries. Un poulain gambadant
-à côté d’une jument. Des arbres. De la verdure. Paysage médiocre et
-frais.</p>
-
-<p>Le beau-frère dirigea son doigt vers la droite.</p>
-
-<p>&mdash;La Creuse, dit-il. Nous approchons.</p>
-
-<p>Une brise légère, que nous ne sentions pas, agitait le feuillage des
-peupliers. Acceptant mal ma déception, et cherchant déjà pour quel motif
-plus secret mon amie ne m’avait ni devancé à Argenton, ni retenu à
-Paris, silencieux près du beau-frère qui ne disait rien ou que des
-lambeaux de phrases, j’aurais aimé que la voiture m’emmenât loin, très
-loin, n’importe où. Ne m’emmenait-elle pas à un piège? Attristé, j’eus
-l’impression que j’allais à une catastrophe.</p>
-
-<p>La voiture, ralentissant, s’engagea dans un petit chemin qui
-s’embranchait sur la grand’route et descendait en pente assez raide vers
-la rivière.</p>
-
-<p>&mdash;Le domaine en question.</p>
-
-<p>Le bas du petit chemin s’enfonçait dans une forêt véritable, épaisse
-masse verte dont une trouée révélait le cours de la Creuse.</p>
-
-<p>La maison, fort simple, était une gentilhommière du XVIIᵉ siècle. Les
-gens du pays l’appelaient le château. Ils exagéraient. Mais elle avait
-un aspect ancien et cossu qui ne rebutait pas. Les communs, où je devais
-trouver mon atelier, touchaient à une châtaigneraie qui tranchait de
-loin par son feuillage plus clair sur la masse voisine du parc et du
-bois, où le chêne abondait. Le parc, lui, où j’aurais à travailler,
-faisait suite, vers la gauche, à un jardin, vaste et sans prétention,
-tout taché de buissons d’œillets et de roses.<span class="pagenum"><a name="page_166" id="page_166">{166}</a></span></p>
-
-<p>Quand nous entrâmes dans le parc, un écureuil se sauva. Le beau-frère,
-avant de me montrer la maison, m’en montrait en effet les dépendances.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, dit-il, quand vous aurez enfin la clé de votre chambre, vous
-serez chez vous et libre d’aller où vous voudrez en toute connaissance
-des lieux. Vous m’excuserez seulement si je n’ai pas pu vous délivrer
-plus tôt de mon encombrante personne.</p>
-
-<p>Il y avait, dans l’attitude et les paroles de cet homme, du persiflage
-et de la rondeur, de l’affabilité et de la modestie; mais sa modestie me
-semblait excessive, son affabilité contrainte, sa rondeur un peu lourde,
-et son persiflage m’était insupportable. Je me demandai s’il n’avait pas
-deviné de quelle nature était l’amitié qui me liait à sa belle-sœur.
-Mais seul un amoureux, et jaloux, comme il avait un jour déclaré devant
-moi que tout amoureux l’est par principe, l’eût deviné. N’avais-je pas
-eu tort de croire que mon amie n’eût rien à lui reprocher? Nous étions
-l’un en face de l’autre, du moins à mon sentiment, tels que deux rivaux
-qui s’observent et se découvrent. Une gêne certaine était entre nous, et
-je me persuadais qu’il se réjouissait de ma déception dont il était le
-premier témoin.</p>
-
-<p>Lorsqu’il m’eut laissé dans ma chambre, d’où j’avais une belle vue du
-parc, de la rivière et d’une île couverte d’arbres qui s’étendait le
-long d’une terrasse ombragée de tilleuls, je me demandai si cet homme
-n’était pas aussi l’ouvrier de ma mésaventure. On dira que je poussais
-trop vite les choses au plus sombre. Mais puis-je dissimuler à quel
-point mon amour malheureux m’avait rendu sensible?<span class="pagenum"><a name="page_167" id="page_167">{167}</a></span></p>
-
-<p>Au reste, durant le déjeuner, puis dans l’après-midi, je revins sur mes
-noires pensées du début. Mon hôte me sembla moins guindé. Prompt à
-passer du noir au blanc, je m’assurai que j’avais été victime de ces
-imaginations, fantômes, souffles, riens, dont mon amie m’avait déjà
-dénoncé la fâcheuse influence.</p>
-
-<p>Loin de fuir l’inquiétant beau-frère, je lui marquai que j’avais plaisir
-à causer avec lui. Il en parut flatté.</p>
-
-<p>&mdash;Comment! me dit-il, vous n’avez jamais pêché? Mais c’est une
-distraction charmante. Je me proposais d’aller tout à l’heure taquiner
-le goujon, pour employer l’expression consacrée; et, si notre pacte ne
-m’empêchait pas d’attaquer votre tranquillité, je vous inviterais...</p>
-
-<p>&mdash;Je m’empresserais de vous prendre au mot, répondis-je.</p>
-
-<p>Une barque était amarrée à la terrasse ombragée de tilleuls. Il m’y
-entraîna. Le jardinier y avait rangé des lignes, un seau, et une boîte
-pleine de vers.</p>
-
-<p>Mon hôte se mit aux rames, nous dirigeant du côté de l’île.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a là, me dit-il, un fond de sable, que je n’ai pas encore exploré
-cette année. Je parie que nous y aurons une pêche miraculeuse.</p>
-
-<p>La pêche ne fut pas miraculeuse. Elle ne suscita point mon enthousiasme.
-Mais j’eus là, dans cette barque, au milieu d’un paysage agréable, à
-côté d’un homme qui ne parla point par crainte d’effrayer le poisson,
-une heure de solitude bienfaisante et de repos. Je pensais à mon amie.
-J’espérais la voir bientôt dans ces lieux qui lui plaisaient.<span class="pagenum"><a name="page_168" id="page_168">{168}</a></span></p>
-
-<p>Pour la rentrée, je désirai me mettre aux rames à mon tour. Mais je
-n’avais jamais ramé non plus. Dès mon premier coup, je touchai le fond
-de l’eau, et un mince craquement se fit entendre. La rame s’était fendue
-à hauteur de l’attache.</p>
-
-<p>&mdash;C’est sans importance, dit mon hôte. Avec deux clous le jardinier
-rafistolera cela.</p>
-
-<p>J’étais néanmoins penaud.</p>
-
-<p>&mdash;Bah! dit-il. S’il n’y avait que de pareils malheurs en ce bas monde!</p>
-
-<p>Et pendant le repas dont la cloche nous annonçait l’heure, puis assez
-tard dans la soirée, il me conta des histoires de pêche, et des
-histoires de chasse que celles-là provoquèrent, car la chasse était son
-autre distraction favorite, et le domaine passait pour l’un des plus
-riches en faisans de la contrée.</p>
-
-<p>Nous nous serrâmes la main, avant de gagner nos chambres, comme deux
-excellents amis.<span class="pagenum"><a name="page_169" id="page_169">{169}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 45%;" />
-
-<p>ÉCRIVAINS dont les romans s’entassent chez les libraires, je vous
-admire. Magiciens déconcertants, vous pénétrez jusqu’au fond de la
-pensée de vos héros, et, charitables, vous dispensez aux lecteurs les
-merveilles de vos découvertes, de sorte qu’ils voient à leur tour la
-cervelle disséquée et le prodigieux mécanisme du cœur de vos
-personnages. Vos récits objectifs,&mdash;est-ce bien ainsi que vous appelez
-vos romans, quand vous ne feignez pas de rapporter une histoire
-personnelle en la bourrant de <i>je</i> et de <i>moi</i>?&mdash;ils me confondent
-surtout. Pouvez-vous vraiment présider à tant de drames simultanés ou
-successifs sans rougir de votre ambition ou sans redouter le ridicule,
-si vous n’êtes pas des dieux? Et j’admets que de tels romans soient
-considérés comme les plus difficiles et les plus louables. Mais je me
-sens moins écrasé, j’ai devant vous moins de respect, sinon de
-sympathie, lorsque, par un artifice banal et, dit-on, d’un ordre
-inférieur, vous semblez raconter seulement ce qu’un homme vous conta de
-sa vie. Vos récits<span class="pagenum"><a name="page_170" id="page_170">{170}</a></span> à la première personne m’émeuvent davantage;
-j’oublie alors plus volontiers que je lis une histoire imaginée.
-Cependant mon admiration vous reste acquise; car, même là, votre héros
-qui parle, s’il ne m’étonne pas en se connaissant, il m’étonne en
-connaissant les personnages qui l’entourent. Je rêve quand vous écrivez
-ou que votre héros déclare: «Il pensait que...; il supposait que...; il
-songeait à...; il se disait...»</p>
-
-<p>Je sais bien que vous avez une réponse toute prête: vous êtes des
-savants, votre science est la psychologie; observateurs, vous pouvez
-déduire que dans tel cas tel personnage doit penser ceci, songer à cela,
-et se dire ce que vous affirmez qu’il se dit. J’entends. Mais une
-science pareille ne vous permettrait de rien écrire avant, je suis
-généreux, votre soixantième année. Ou nous souririons de votre jeune
-expérience. Je préfère, sans ironie, vous admirer.</p>
-
-<p>Je vous admire d’autant plus qu’ayant entrepris de conter une aventure
-où j’eus mon rôle, je me trouve à chaque page arrêté par cette barrière
-qui m’arrêtait à chaque instant dans la réalité: que pensait-elle? Que
-supposait-elle? Que voulait-elle? Je ne suis sans doute pas grand clerc
-en psychologie; j’ai peut-être tort de croire, avec beaucoup d’autres,
-que jamais un événement ne se reproduit, que jamais un homme n’a deux
-fois la même pensée, que jamais deux individus n’ont des sentiments
-identiques, et que, si la science des collectivités, qui est la
-politique, est possible parce que les collectivités sentent de façon
-simple et ne pensent guère, la science des individus, qui sont si
-complexes, est trop incertaine. Mais quoi?<span class="pagenum"><a name="page_171" id="page_171">{171}</a></span> Si ma modeste expérience me
-convainc que tout est fuyant, imprévisible et, en somme, miraculeux,
-dans chaque être humain, si je suis craintif en face de ce miracle
-perpétuel que je pressens dans tous les fils et toutes les filles de
-l’homme et de la femme, vais-je me guinder et renier ma foi, ma foi
-décevante?</p>
-
-<p>Connais-toi toi-même, disait Socrate, ce qui est une façon de dire: tu
-ne te connaîtras déjà pas si commodément. Sagesse! sagesse! Elle n’est
-aussi qu’un mot, et nous nous jetons dans les bras de la folie. Je n’ai
-pas la prétention de me connaître, mais je ne sais pas si, me
-connaissant, je ne désespérerais point quand même de ne connaître que
-moi. Et je suis sûr que je souffre de vivre dans une farandole de points
-d’interrogation. Qu’il est pénible de ne rien posséder de l’âme de ceux
-qu’on aime, sinon par présomption et par hypothèse!</p>
-
-<p>Je n’ai que trop longuement démontré qu’il métait impossible de me faire
-de mon amie une opinion raisonnable. M’aimait-elle? Un jour je le
-croyais; j’en doutais le lendemain. Quand j’étais parti pour Argenton,
-j’avais de nombreux motifs de ne plus douter, ou de douter moins
-étroitement. L’ennui qui marqua le début de mon séjour me rendit à mes
-appréhensions.</p>
-
-<p>Jaloux, inquiet, maniaque si l’on veut, je retrouvais au contact du
-beau-frère, du terrible beau-frère, toutes mes incertitudes. En vain
-j’essayai de travailler. Le parc, qui me semblait hostile, ne
-m’inspirait pas. L’absence de mon amie m’était une véritable trahison,
-dont gens et choses autour de moi m’apparaissaient comme des complices
-inconscients ou pervers. La<span class="pagenum"><a name="page_172" id="page_172">{172}</a></span> médiocrité paisible de ce paysage berrichon
-me déprimait. Je regrettais d’être venu. J’avais envie de m’en aller.
-Mais quel prétexte alléguerais-je? Et une brusque retraite
-n’éveillerait-elle pas des soupçons? Et quoi de plus? J’attendais que
-l’arrivée de mon amie détruisît mon malaise.</p>
-
-<p>Les nouvelles que nous reçûmes devinrent meilleures. La prudence du
-médecin fit place à de la joie: l’enfant sortait indemne de l’alerte.
-Après cinq journées d’attente, un télégramme nous annonça:</p>
-
-<p>&mdash;Demain.</p>
-
-<p>La journée fut délicieuse. Je ne songeai pas à m’offenser des propos que
-le beau-frère tint avec abondance sur sa belle-sœur. Je lui savais gré,
-comme à un confident plein de tact, pour tout ce qu’il me disait de mon
-amie.</p>
-
-<p>&mdash;Le domaine est mort quand elle n’y est pas, disait-il. Vous verrez,
-dès qu’elle sera là, tout vous paraîtra métamorphosé.</p>
-
-<p>Et il me berçait d’anecdotes, de traits charmants, de longs détails, que
-pas n’est besoin de rapporter ici.</p>
-
-<p>Il disait vrai, cet homme terrible. Indulgence d’amoureux mise de côté,
-mon amie survenant transforma tout dans le domaine morose. Elle en était
-la fée que la salle à manger trop grande, le jardin trop encombré de
-fleurs inutiles, la châtaigneraie trop déserte, et le chien trop calme
-attendaient. Elle y apportait de la gaieté, du bruit, du mouvement, de
-la grâce. Elle y réveillait partout des raisons d’être. Elle était la
-châtelaine sans qui le château n’a pas d’excuse.</p>
-
-<p>Je laisse à conclure de quel sursaut mon amour se ranima, plus profond
-que jamais, plus reconnaissant,<span class="pagenum"><a name="page_173" id="page_173">{173}</a></span> plus humble et plus fier à la fois,
-plus confiant aussi. Belle journée blanche, que celle où mon amie
-m’apparut au centre de ce décor où elle avait décidé de m’apparaître
-dans l’éclat de son triomphe modeste. Tous et tout lui rendaient
-hommage: et d’abord son beau-frère, avec un peu d’affectation; son mari,
-tranquillement; ses enfants, avec turbulence; et moi, qui me morfondais
-d’orgueil et de timidité.</p>
-
-<p>Nous ne pûmes guère nous parler sans témoins, le jour de son arrivée.
-Trop de gens la sollicitaient, qui pour demander un ordre, qui pour lui
-présenter ses devoirs. A tout le monde elle souriait. Elle inspecta le
-domaine, entra chez les métayers, interrogea le valet d’écurie, le
-jardinier, la vieille laveuse. Elle vint même me visiter dans mon
-atelier. Elle était accompagnée de son beau-frère, qui tenait à lui
-montrer qu’il avait suivi ses instructions. Dont elle le remercia.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle maîtresse de maison! s’écria-t-il. Elle a l’œil sur tout, je
-vous l’avais dit. Mais, et c’est peut-être en votre honneur, cher hôte,
-jamais nous ne l’avions vue s’installer au château avec tant
-d’empressement minutieux. A la place de mon frère, moi, je me méfierais.</p>
-
-<p>J’eus assez de sang-froid pour ne pas rougir. Content de ce trait, il
-emmenait déjà mon amie ailleurs. Elle lui courut après, l’ombrelle
-levée. J’entendis leurs rires qui s’éloignaient.</p>
-
-<p>Je m’allongeai sur les nattes du divan de fortune dont on avait garni le
-fond de l’atelier. Mes réflexions se perdirent en fumée de cigarettes.
-Mais, une heure après, je me dressais. Et je couvris d’esquisses une<span class="pagenum"><a name="page_174" id="page_174">{174}</a></span>
-dizaine de feuilles de papier: je venais de trouver enfin l’inspiration
-qui m’avait fui jusqu’alors, et de concevoir un projet possible pour ma
-fontaine.</p>
-
-<p>Je travaillais avec ardeur quand la cloche du dîner sonna. J’arrivai le
-dernier dans la salle à manger.</p>
-
-<p>&mdash;Nous respectons notre pacte, me dit le beau-frère: nous avons commencé
-sans vous attendre. C’est obéir à vos vœux, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Ce serait parfait, répondis-je, si l’on m’avait laissé le bas-bout de
-la table.</p>
-
-<p>Je devais m’asseoir, en effet, à côté de mon amie.</p>
-
-<p>&mdash;Dieux! fit-elle, que ces artistes sont donc exigeants!</p>
-
-<p>Et comme je m’asseyais, je sentis que son pied cherchait le mien et se
-posait dessus.</p>
-
-<p>Je me penchai sur mon assiette. Était-ce vergogne? Je n’ai peut-être pas
-beaucoup de goût pour ce genre de fourberies vénielles. Mais je pensais:
-elle est gentille, elle te caresse, elle te dit <i>vous</i>, elle dit <i>tu</i> à
-son mari, elle doit être très gênée.</p>
-
-<p>Nul embarras néanmoins ne la dénonçait. Enjouée, elle tenait tête aux
-attaques de son beau-frère, ou bien elle taquinait son mari, qui se
-défendait sans aigreur ni obséquiosité. Et pendant ce temps, elle
-faisait glisser sa jambe le long de la mienne.</p>
-
-<p>A mesure que le repas tirait à sa fin, elle devenait plus entreprenante,
-plus gaie aussi, et je devais comprendre que sa gaieté trompait sa
-tendresse opprimée.</p>
-
-<p>&mdash;Je tombe de fatigue, dit-elle en se levant. J’envie les enfants qui
-dorment déjà.</p>
-
-<p>&mdash;Tu n’es pas raisonnable, lui dit son mari. Qu’avais-tu besoin de tant
-te démener dès le premier jour?<span class="pagenum"><a name="page_175" id="page_175">{175}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous que je vous porte au lit, petite fille? lui demanda son
-beau-frère.</p>
-
-<p>&mdash;J’irai bien toute seule, répliqua-t-elle.</p>
-
-<p>Puis, à moi:</p>
-
-<p>&mdash;Vous permettez?</p>
-
-<p>Qu’avais-je à permettre? La politesse a des ironies cruelles. Je
-m’inclinai sur une main dont les doigts s’attardèrent contre les miens.
-Le beau-frère baisa le poignet de sa chère petite belle-sœur.</p>
-
-<p>&mdash;Bonsoir, dit-elle à son mari.</p>
-
-<p>Et, lui ayant tendu la joue, elle nous quitta.</p>
-
-<p>&mdash;La vie sera drôle ici, pensai-je.</p>
-
-<p>Le beau-frère dépliait un journal du matin. Le mari alluma un cigare.</p>
-
-<p>La porte du salon était ouverte. J’allai par contenance regarder le
-ciel, étoilé modérément. Nuit douce. Un crapaud chantait dans le jardin.
-Je fis un pas dehors, puis deux, puis trois. Je gagnai le jardin, sans
-hâte, puis le parc, et la clairière où s’élèverait ma fontaine.</p>
-
-<p>Quand je revins au salon, les deux frères lisaient des journaux. Je ne
-fis que leur souhaiter un bon soir et je montai dans ma chambre.</p>
-
-<p>Sur ma table, on avait mis un vase avec deux roses et un œillet.<span class="pagenum"><a name="page_176" id="page_176">{176}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">N</span>UIT douce, ai-je dit. Nuit fade, sur une campagne d’une simplicité
-décourageante. Ces paysages berrichons n’ont rien de romantique. Ils
-serviraient mal de cadre à des héros de tragédie. Une âme tourmentée n’y
-trouve pas matière à s’émouvoir, sauf par contraste. C’est un pays de
-tout repos.</p>
-
-<p>Par ma fenêtre ouverte, je n’entendais que le cri morne du crapaud qui
-chantait dans le jardin. L’eau de la Creuse luisait à peine.</p>
-
-<p>Je m’assis à ma table pour y fixer un croquis. J’aurais pu me croire
-seul dans la maison, tant le silence y était parfait. Un écrivain eût
-mieux apprécié que moi les ressources d’une nuit pareille en une
-pareille solitude. Nous autres, sculpteurs et peintres, qui travaillons
-au grand jour, nous ignorons la volupté du travail nocturne et l’orgueil
-de penser ou de souffrir pour la multitude qui sommeille.</p>
-
-<p>A mesure que ma main combinait des harmonies de lignes, je m’enivrais de
-la docilité de mes doigts à jouer du crayon. Pour la première fois
-depuis mon<span class="pagenum"><a name="page_177" id="page_177">{177}</a></span> arrivée, je me sentais dispos. Étais-je enfin conquis par la
-douceur modeste du climat? Dix projets différents pour ma fontaine
-naissaient en moi l’un de l’autre, et le dernier me séduisait toujours
-plus que le précédent.</p>
-
-<p>Combien de temps passai-je ainsi, à noter les démarches pressées de mon
-imagination jusque-là si rétive? Je ne sais pas. Les trois fleurs, que
-mon amie avait placées sur ma table, enchantaient de leur parfum mon
-allégresse. Le cri du crapaud persistait dans le jardin, morne et
-fidèle. Toute la maison semblait endormie.</p>
-
-<p>J’avais l’impression qu’en me levant je troublerais d’un bruit
-intempestif la quiétude qui m’environnait. Je n’osais plus bouger de ma
-chaise. Je crayonnais d’une main lente. Le moindre geste maladroit eût
-sans doute éveillé de lointains échos.</p>
-
-<p>Derrière moi, le bois de l’armoire craqua. Je tournai la tête, surpris
-qu’un effet si grand n’eût pas de cause plus considérable. Et j’eus
-envie de me coucher, afin de ne point me gagner près de mes hôtes une
-réputation d’importun.</p>
-
-<p>Mais, comme machinalement je traçais quelques dernières lignes, un autre
-bruit soudain m’arrêta, un autre craquement, moins proche, puis un
-autre, et un autre, et un autre, et un autre, puis un autre, puis
-d’autres encore; et tout à coup je crus que ma respiration allait
-s’arrêter aussi; mon cœur battit avec violence contre la table.</p>
-
-<p>Une plainte sourde m’arrivait. Une plainte, rythmée comme le bruit qui
-avait arrêté ma main. Cette voix... Des mots dominèrent la plainte. Je
-les entendis.<span class="pagenum"><a name="page_178" id="page_178">{178}</a></span> Une voix, une seule. Des mots d’extase. La voix haletait.
-Elle cria. Deux cris légers. Silence.</p>
-
-<p>Les craquements duraient. J’aurais été incapable de me lever. Quel coup
-de matraque venait de me frapper à la nuque? Ces bruits qui m’arrivaient
-prenaient une ampleur de cauchemar. La plainte recommençait. La même
-faible voix geignit, geignit longtemps, râla, encouragea, témoigna, se
-rendit, s’oublia, cria. Toute la maison aurait dû entendre comme
-j’entendais. Mais non, rien. Silence. Silence partout. Seuls les
-craquements premiers se prolongeaient, étouffés, mais réguliers,
-tenaces, lancinants.</p>
-
-<p>J’étais rivé à ma table, les épaules lourdes, les oreilles
-bourdonnantes, paralysé, anéanti. Une troisième fois,&mdash;oui, une
-troisième fois, alors que l’homme, pas une fois, ne se révéla d’aucune
-façon,&mdash;je subis le supplice de ces cris de femme en plaisir, puis tout
-se tut. Silence complet. Silence enfin total. Silence définitif. J’ai
-connu de pareils silences pendant la guerre, la nuit, après des
-fusillades inopinées.</p>
-
-<p>Qu’ajouterais-je? Rien. Il faut qu’ici le même silence pèse, comme
-là-bas sur toute la maison endormie, comme il pèse encore à cette heure
-sur mon cœur battant. Rien. Il ne faut rien ajouter.</p>
-
-<p>Ma longue détresse qui s’ensuivit, elle n’importe pas. Ni le désordre
-des mille résolutions qui m’éblouirent et m’épuisèrent. Ni mon
-accablement. Ni ma honte. Ni rien. Rien. Silence.</p>
-
-<p>L’aube à la cime des tilleuls blémit. J’étais toujours prostré à ma
-table. J’eus froid. Un coq appela.</p>
-
-<p>Le soleil parut. Des oiseaux, jetant au jour leur joie en paquets de
-sifflets confus, marquèrent la fin du<span class="pagenum"><a name="page_179" id="page_179">{179}</a></span> silence. Tout peu à peu se
-réveilla, au loin, plus près, à la ferme, dans la maison. Ce fut comme
-un flux de vie qui monta vers ma stupeur.</p>
-
-<p>Courbatu, je me levai, et j’allai vers un miroir. Mes cheveux n’étaient
-point devenus blancs, mais quel désarroi trahissaient mes yeux!</p>
-
-<p>Quand je sortis de ma chambre, vers huit heures, le beau-frère de mon
-amie sortait de la chambre voisine. En costume d’appartement, et la main
-sur le bouton de la porte, il disait, vers l’intérieur:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous envoie le chocolat et des rôties, mais levez-vous, hein? Vous
-avez assez dormi, petite paresseuse.</p>
-
-<p>Après quoi:</p>
-
-<p>&mdash;A la bonne heure au moins! me dit-il. Voilà qui est d’un campagnard,
-de ne pas s’attarder au lit. Comment allez-vous, ce matin?<span class="pagenum"><a name="page_180" id="page_180">{180}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">N</span>E devrais-je pas clore ici cette confession, et la détruire peut-être?
-C’est grande pitié que d’aimer si lâchement, et tant de misère consentie
-ne mérite peut-être pas non plus de compassion. Et ne devine-t-on pas
-que je fus sans courage?</p>
-
-<p>Il est vrai que les conditions de la vie courante ne sont pas telles que
-dans les livres où tout se construit et se compose pour distraire ou
-pour éclairer les lecteurs curieux. Personnage de roman ou de drame,
-sans aller jusqu’au crime ou jusqu’au suicide, j’aurais fui tout de
-suite au mépris du scandale probable, et j’aurais eu, avec la traîtresse
-que j’aimais, une scène horrible. Mais, quoi qu’on en pense, des
-scrupules et un sentiment du devoir m’empêchèrent de fuir: je ne me
-reconnaissais pas même le droit de sacrifier à ma rage celle qui m’avait
-traité de si affreuse façon. Quel motif donner à mon brusque départ,
-sans la compromettre? Elle avait deux enfants, qu’elle adorait. Pour
-eux, que je n’adorais pas, pour son mari, qui était un honnête homme,
-pour elle, qui eût été<span class="pagenum"><a name="page_181" id="page_181">{181}</a></span> sans défense, je ne fis aucun éclat. J’avalai ma
-honte, et ma fureur, et&mdash;je le dis&mdash;mon dégoût. Si l’on m’objectait
-qu’il ne faut pas plus de courage pour se réprimer que pour fuir, je ne
-daignerais pas répondre. Au demeurant, je ne plaide pas, j’expose.</p>
-
-<p>Et puis, je l’avoue, je désirais épuiser ma misère et ne me retirer de
-cette noire aventure qu’après avoir tout de même confondu ma cruelle
-amie. Je me réjouissais amèrement à l’espoir et à la crainte de lui
-démontrer toute l’ignominie de sa conduite. Les griefs, qui peu à peu
-s’étaient accumulés au fond de mes doutes, me remontaient à la mémoire
-en faisceau. Je me préparais à une dernière scène, et à une retraite
-digne.</p>
-
-<p>Hélas! j’avais aussi la crainte de cette dernière scène. La réflexion
-use les possibilités de toutes violences. La réflexion s’accroche aux
-moindres hypothèses favorables. Plus l’affreuse stupeur de ma nuit se
-diluait, plus j’espérais également en je ne sais quel miraculeux
-malentendu. L’attitude seule de mon amie, quand je la reverrais,
-m’avertirait de ma chance. Et ma crainte s’emmêlait à ce point avec mon
-espoir, que je désirais retarder l’instant où je reverrais mon amie.</p>
-
-<p>Je la revis à l’heure du déjeuner. Elle supporta mon regard inquiet
-comme si elle n’eût aucune faute sur la conscience. J’en fus désarmé. Y
-avait-il vraiment malentendu? Était-elle plutôt si audacieuse? Son pied
-sous la table chercha le mien, comme la veille. J’observai le mari.
-J’observai le beau-frère. Je ne remarquai rien. J’eus envie de sourire;
-quelle comédie désastreuse jouaient ces quatre marionnettes que nous
-étions autour de cette table?<span class="pagenum"><a name="page_182" id="page_182">{182}</a></span></p>
-
-<p>La scène eut lieu dans mon atelier, l’après-midi, tandis que les deux
-hommes étaient à Argenton.</p>
-
-<p>Il m’est désagréable d’en rapporter tous les détails. Au reste, je ne le
-pourrais peut-être pas. Elle fut d’abord si embarrassée, et si pleine
-d’allusions plutôt que de coups directs,&mdash;on le conçoit sans peine,&mdash;que
-je ne saurais plus m’en rappeler exactement le progrès tortueux.</p>
-
-<p>Devant l’évidence, devant les mots et les cris que je lui répétais, la
-malheureuse ne chercha pas à nier. Elle fondit en larmes.</p>
-
-<p>Ce n’était pas répondre.</p>
-
-<p>&mdash;Il te faut une réponse? dit-elle.</p>
-
-<p>Elle leva la tête et me regarda. Mais elle se taisait.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dis-je, il me faut une réponse.</p>
-
-<p>De quel reproche s’éclaira son regard?</p>
-
-<p>Elle prononça lentement:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne te rappelles pas ce que tu as fait, à Paris, la dernière fois
-que nous nous sommes vus?</p>
-
-<p>Sans attendre, elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne te rappelles pas ce que je t’ai demandé de faire?</p>
-
-<p>C’est moi qu’elle accusait, et d’une voix dure. Elle me jeta sans pitié
-ce reproche enfin exprimé:</p>
-
-<p>&mdash;Et si je suis enceinte?</p>
-
-<p>Je baissai le front.</p>
-
-<p>Elle en profita pour pousser son attaque. Elle la poussa loin. Je ne
-l’aimais pas, ou je ne l’aimais plus. Elle avait prévu juste, en
-prévoyant que je m’efforcerais de m’échapper sitôt qu’un semblant
-d’occasion s’offrirait à moi, mais en réalité parce que tous les hommes
-sont pareils; et elle ne regretterait pas, elle,<span class="pagenum"><a name="page_183" id="page_183">{183}</a></span> malgré moi, d’avoir
-voulu me prendre un souvenir plus durable que mon amour; et ne savais-je
-pas qu’elle était mariée et que par conséquent...</p>
-
-<p>Et elle m’accabla d’une phrase précise. Cinglé profondément dans mon
-orgueil d’homme, je crus retrouver sous le rauque de sa voix ses râles
-satisfaits. Je me bouchai les oreilles. Avec moi toujours elle était
-demeurée silencieuse, et réservée en pleins transports. Je compris,
-humilié, que j’avais été toujours incapable de l’émouvoir.</p>
-
-<p>Elle ne pleurait plus.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! dit-elle. Vous vous taisez à votre tour?</p>
-
-<p>Elle s’était ressaisie. Allais-je me rendre? Je me sauvai dans les
-sarcasmes. Je me permettais seulement de relever que, pour une femme qui
-subit une charge fastidieuse mais inévitable, elle la subissait avec une
-ardeur un peu bien singulière.</p>
-
-<p>Ah! l’abominable discussion!</p>
-
-<p>A mesure que je faiblissais et que je tentais en vain de résister, je
-voyais mon adversaire se raidir et s’éloigner de moi.</p>
-
-<p>Un indicible mépris passa dans son regard. Elle riposta:</p>
-
-<p>&mdash;Il est facile à une femme de feindre.</p>
-
-<p>Riposte double, à dessein peut-être. Avec qui devais-je entendre qu’elle
-avait feint? Faisait-elle un pas vers moi, ou me chassait-elle à jamais
-de son amitié si longtemps complaisante? Mais je m’étais trop avancé et
-j’avais abdiqué toute honte: d’un trait, pour en finir, tant pis! je lui
-posai la question. Ainsi je capitulais d’avance.</p>
-
-<p>&mdash;Ingrat! répondit-elle.<span class="pagenum"><a name="page_184" id="page_184">{184}</a></span></p>
-
-<p>L’abominable discussion s’achevait par deux défaites. Le reste n’a plus
-d’importance. Toutes les querelles d’amants à peu de chose près se
-ressemblent. Celle-ci cependant avait été la plus âpre des nôtres. Ma
-blessure saignait encore. Je ne pouvais pas l’oublier sur-le-champ.</p>
-
-<p>&mdash;Reproche-moi tout ce que tu voudras, disait mon amie, mais je te
-défends,&mdash;je te défends de douter de mon amour.</p>
-
-<p>Je ne souhaitais que de me laisser convaincre.</p>
-
-<p>Elle dit:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne m’aimes peut-être plus, toi, et tu cherches à te retirer avec
-l’avantage? Sois plus franc, je ne te garderai pas malgré toi. Surtout,
-surtout je ne veux pas que tu feignes de m’aimer par pitié. Je ne veux
-pas de ta pitié. Je veux que tu m’aimes, ou que tu partes. Mais, si tu
-pars, sache-le, nulle ne t’a jamais aimé et nulle jamais ne t’aimera
-comme moi.</p>
-
-<p>J’aurais pu tomber à genoux devant elle, si je ne lui avais pas déjà dit
-naguère moi-même ce qu’elle venait de me dire là. Mes incertitudes me
-reprirent. Était-elle sincère, et l’amour lui faisait-il vraiment
-répéter comme d’elle ce qui était de moi? Ou manœuvrait-elle avec art?
-Dilemme insoluble, pour toujours insoluble. Et comment m’imputer à crime
-les pires suppositions? De la franchise de celle que j’aimais, je
-n’avais en preuves que ses serments. Et dans l’autre plateau de la
-balance, qu’on me l’accorde, combien de doutes légitimes?</p>
-
-<p>J’aimais trop pour refuser de croire. Je souffrais trop pour accepter
-d’emblée une affirmation, même un serment. J’étais désemparé.
-J’entendais encore des<span class="pagenum"><a name="page_185" id="page_185">{185}</a></span> cris d’amour qui n’avaient pas été pour moi. Je
-voyais couler encore des larmes, qui sont plus troublantes que toutes
-les paroles. Mais je me la représentais couchée, offerte, les bras en
-collier, telle que pour moi, pour l’autre. Je savais comment elle
-s’offrait.</p>
-
-<p>Je me dressai du divan où je pensais être rivé comme je l’avais été, la
-nuit précédente, à ma table.</p>
-
-<p>&mdash;Tu t’en vas?</p>
-
-<p>D’un bond elle m’avait rejoint, et me retenait.</p>
-
-<p>&mdash;Tu t’en vas? redit-elle.</p>
-
-<p>Son élan, je ne pus point le présumer joué.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dis-je à bout de courage. Non, je ne pars pas. Mais laisse-moi
-seul, je t’en prie, laisse-moi seul, laisse-moi seul, Mienne.</p>
-
-<p>Ses bras me serraient.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, dis-je, je t’en supplie, laisse-moi. Comprends. J’ai besoin
-d’être seul. Je souffre. Laisse-moi. Va. Comprends, Mienne.</p>
-
-<p>Prête à me laisser, elle se haussait sur la pointe des pieds.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dis-je, non, pas maintenant. Comprends, mon petit. Je t’aime.</p>
-
-<p>Elle sortit de l’atelier sans se retourner. «Mon petit», avais-je dit.
-Elle me parut en effet moins grande qu’à l’accoutumée, pendant qu’elle
-sortait.<span class="pagenum"><a name="page_186" id="page_186">{186}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">E</span>LLE avait compris. Pendant plusieurs jours, elle n’essaya pas une fois
-de forcer mon indécision. Elle se plaignit seulement, dès le premier, au
-dîner, d’être souffrante. Et, plusieurs jours durant, elle traîna de
-vagues migraines et des mines fatiguées. C’était sans doute une façon de
-se montrer à mes yeux humble et repentante. Un homme plus cruel que moi
-l’eût accusée de sentiments plus habiles. La discrétion qu’elle observa
-m’attendrit. Tels sont les effets de la présence. Si j’avais fui tout de
-suite, chaque heure d’absence nous aurait éloignés davantage l’un de
-l’autre: tout rapprochement eût été désormais impossible.</p>
-
-<p>Que désirais-je? J’étais dans l’état d’un blessé qui ne se rend même
-plus compte de la gravité de sa blessure, que la fièvre alimente, que
-d’étranges rêves soutiennent, et qui ne sait point s’il guérira ni s’il
-a peut-être envie de guérir, tant un retour à la vie normale de tous les
-hommes n’est pas toujours pour les hommes désirable.<span class="pagenum"><a name="page_187" id="page_187">{187}</a></span></p>
-
-<p>Les jours, lents, se succédaient. Je m’enfermais dans mon atelier.
-N’ayant encore fixé mon choix sur aucun de mes projets, je n’avais pas
-encore commandé le marbre convenable. Pour éviter des questions, je
-m’étais empressé de manier quelques blocs de glaise, au hasard, et,
-couvert par cette apparence, je ne faisais rien, que de ruminer des
-pensées débilitantes.</p>
-
-<p>Quelquefois, les enfants entraient dans l’atelier. Ils avaient l’air
-contraint. Obscurément, ils pressentaient peut-être en moi un ennemi, et
-ils ne cherchaient pas mon amitié; ils demeuraient distants, comme il
-arrive à l’ordinaire à ces pauvres petits êtres devant ceux qui menacent
-de leur dérober une part de l’affection maternelle qu’ils veulent toute
-pour eux.</p>
-
-<p>Le mari, quand il venait me voir, ne laissait percer aucune gêne. Il
-avait, comme on dit, des idées arrêtées, mais, quand l’éducation de ses
-enfants n’était pas en jeu, il n’essayait pas de les imposer. A mon
-égard, il montrait de la sympathie. Je ne m’en réjouissais pas. Il
-m’interrogeait volontiers, s’intéressait à ce qu’il nommait mon labeur
-secret d’artiste; mais, en homme de méthode, il ne me parlait de mon art
-que dans mon atelier. Il était intelligent, curieux, et n’affichait
-qu’un goût modéré pour les spéculations philosophiques, se retranchant
-derrière sa seule compétence de technicien qui regrette que tout le
-monde ne l’imite pas. Au demeurant, un homme de bonne compagnie.</p>
-
-<p>Quant au beau-frère, il ne me dérangeait presque jamais. Il prétendait,
-disait-il, ne pas violer les mystères de mon temple. Et je lui savais
-gré de ne m’infliger que rarement, et rapidement, son intrusion.<span class="pagenum"><a name="page_188" id="page_188">{188}</a></span> C’est
-à cause de lui, on le comprend, que je retardais de plus en plus
-l’instant où j’ouvrirais mes bras à mon amie pardonnée, si je devais les
-lui ouvrir jamais.</p>
-
-<p>Quelle certitude attendais-je?</p>
-
-<p>Mon amie ne semblait pas pressée d’obtenir malgré moi son pardon.
-Discrète, humble, digne, et douloureuse, elle attendait, elle aussi.
-Depuis la nuit affreuse, je ne montais dans ma chambre que fort tard,
-après de longues et desséchantes heures passées au fond de mon atelier,
-lorsque je présumais que je pouvais enfin sans risque gagner mon lit, où
-d’ailleurs le sommeil m’échappait longtemps. Nuits détestables. Nuits
-atroces. Réveils pénibles. Je descendais de ma chambre vers midi, pour
-ne pas risquer non plus de trouver encore le beau-frère sur le seuil de
-sa belle-sœur, ou de rencontrer l’un de mes hôtes au sortir du lit,
-alors que les yeux et tout le visage ont une franchise indécente.</p>
-
-<p>Quand je revoyais mon amie, elle me regardait tristement, puis elle
-baissait la tête. Rien de plus. Selon mon humeur, c’était beaucoup, ou
-c’était peu. Certains jours, j’avais envie de la prendre dans mes bras,
-devant tout le monde; d’autres jours, je serrais les poings, et je
-l’aurais frappée avec plaisir.</p>
-
-<p>Orgueil! Orgueil! Lequel fut le plus coupable, du sien ou du mien?
-Pourquoi n’avait-elle pas le courage de me tendre des mains chéries?
-Pourquoi n’eus-je pas la force d’être lâche encore, aveuglément? Le même
-orgueil nous retenait tous deux. Aurais-je persévéré? Je ne crois pas.
-Du plus profond de ma misère, je songeais souvent à cet enfant qu’elle
-avait voulu<span class="pagenum"><a name="page_189" id="page_189">{189}</a></span> de moi. Me fallait-il d’autres preuves de son amour? A ces
-moments-là, si elle avait ouvert la porte de mon atelier, je me serais
-jeté devant elle et je lui aurais demandé pardon. Elle ne venait pas.</p>
-
-<p>Quand elle vint, après une semaine perdue, après une semaine de torture,
-si j’étais à la limite de la patience et déjà cédant avant d’en être
-sollicité, comment ne le comprit-elle pas au premier regard? Quel
-travail s’était fait, pendant cette semaine, sous la tristesse visible
-de ses yeux? Ou n’avait-elle que l’intention de m’éprouver d’abord? Et
-fûmes-nous tous deux assez imprudents pour ne pas discerner où nous
-courions?</p>
-
-<p>&mdash;Excusez-moi, me dit-elle en entrant. J’ai à vous parler.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes ici chez vous, lui répondis-je.</p>
-
-<p>Elle eut un sourire ambigu. Mais quel orgueil avait écarté de nos lèvres
-le <i>tu</i> nécessaire?</p>
-
-<p>&mdash;Depuis huit jours, dit-elle, vous cherchez un prétexte pour partir
-honorablement.</p>
-
-<p>&mdash;Moi?</p>
-
-<p>&mdash;Vous. J’admire que vous ayez cru devoir obéir à des scrupules dont je
-vous remercie, mais dont il est temps que je vous délivre.</p>
-
-<p>Que voulait-elle dire?</p>
-
-<p>&mdash;Vous pouvez partir tranquille, dit-elle. Plus rien ne vous attache
-ici: je ne suis pas enceinte.</p>
-
-<p>Quelle abjecte mesquinerie osait-elle m’imputer? Je demeurai stupéfait.
-Je n’imaginai pas que ce ne fût qu’une épreuve. Un sursaut de colère
-m’emporta.</p>
-
-<p>&mdash;A de telles injures je ne répondrai point, dis-je.<span class="pagenum"><a name="page_190" id="page_190">{190}</a></span> Mais répondez à ma
-question, je vous en prie, et je vous débarrasserai de ma personne.</p>
-
-<p>Les mains levées, elle protesta.</p>
-
-<p>&mdash;Répondrez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Je réponds toujours.</p>
-
-<p>&mdash;L’autre soir, l’autre nuit, vous me comprenez?...</p>
-
-<p>Elle fit oui de la tête. Ses paupières battirent.</p>
-
-<p>&mdash;Qui était avec vous? demandai-je.</p>
-
-<p>Les paupières hautes, elle me regarda.</p>
-
-<p>&mdash;Qui? repris-je. Répondez. Votre mari, ou votre...</p>
-
-<p>Je n’achevai pas. Elle chancelait. Elle tombait déjà sur le divan. Je me
-précipitai vers elle.</p>
-
-<p>Évanouie? Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu de femme évanouie. Son
-visage, que je dégageai des coussins, était mouillé de larmes. Elle
-sanglotait, respirait mal. Je la couchai mieux. Elle ne résista pas. Que
-faire? Je l’examinais, anxieux. Les yeux clos, la poitrine oppressée,
-elle pleurait.</p>
-
-<p>Elle se retourna soudain vers les coussins, pour me dérober son visage.
-Dans ce mouvement, une enveloppe bleue, cachée entre ses seins, sortit
-de sa robe. Malgré moi, j’y lus mon nom. Je la pris. On l’avait
-décachetée.</p>
-
-<p>C’était une invitation d’une dame quelconque, rencontrée n’importe où et
-que je n’aurais pas reconnue si je l’avais rencontrée de nouveau, mais
-qui me conviait à une quelconque fête en des termes excessifs. Les
-maladroites de cette espèce ne manquent pas à Paris.</p>
-
-<p>Le billet remis dans l’enveloppe, je lançai le tout à l’autre bout du
-divan, et je revins à mon amie.<span class="pagenum"><a name="page_191" id="page_191">{191}</a></span></p>
-
-<p>Elle me regardait.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pouvez partir, dit-elle. Tout s’explique.</p>
-
-<p>Je haussai les épaules.</p>
-
-<p>Elle se redressa.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n’allez pas nier, je suppose?</p>
-
-<p>Je la regardai.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne dites rien? fit-elle.</p>
-
-<p>Mon orgueil s’effondra.</p>
-
-<p>&mdash;Mienne, tu es stupide.</p>
-
-<p>Ses yeux brillèrent. Elle me tendit les mains. Je m’assis près d’elle.
-Elle souriait pauvrement.</p>
-
-<p>&mdash;C’est vrai?</p>
-
-<p>Je n’avais pas à me défendre. Je me défendis néanmoins.</p>
-
-<p>&mdash;C’est vrai? disait-elle.</p>
-
-<p>Elle pleurait sans bruit, peu à peu calmée, peu à peu détendue.</p>
-
-<p>&mdash;Tu m’aimes? dit-elle.</p>
-
-<p>Elle m’attirait.</p>
-
-<p>&mdash;Je souffre, murmurait-elle.</p>
-
-<p>Au contact de son corps que j’enlaçais, je capitulai. Ardente, elle
-s’offrit. Déroute silencieuse. Triomphe bref. Je songeai tout à coup aux
-cris qu’elle ne poussait pas.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fit-elle, tu es un monstre, je t’aime trop.</p>
-
-<p>Elle m’avait repris.</p>
-
-<p>Alors seulement, elle me reprocha l’injurieuse question que je lui avais
-posée.</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi, Mienne, tais-toi.</p>
-
-<p>Je la serrais contre ma poitrine.</p>
-
-<p>&mdash;La porte n’est pas fermée, me dit-elle.</p>
-
-<p>Ces minutes d’oubli s’achevèrent.<span class="pagenum"><a name="page_192" id="page_192">{192}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Soyons prudents, dit-elle.</p>
-
-<p>Subitement raisonnable, elle me quitta.</p>
-
-<p>Je n’eus pas trop de loisir jusqu’au dîner pour me débattre au milieu
-des réflexions diverses qui m’envahirent.<span class="pagenum"><a name="page_193" id="page_193">{193}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">P</span>AR des commentaires il m’aurait été facile de rendre moins
-invraisemblable le récit que je viens d’interrompre; mais je trahirais
-l’incohérence même de la réalité, et je mettrais un ordre factice dans
-des événements qui me déconcertèrent au point que je croyais encore
-n’avoir que rêvé quand la cloche du dîner sonna.</p>
-
-<p>Il est toujours facile après coup d’expliquer les choses: le
-raisonnement, pour peu qu’on l’y oblige, trouve sans peine des motifs à
-tout, et l’imagination, qui n’est guère qu’une des formes, centrifuge,
-du raisonnement, ne se refuse pas à qui la sollicite. Mais des
-commentaires seraient vains. Les événements vont quelquefois plus vite
-que notre volonté, c’est une vérité banale, et ils vont plus vite que
-notre intelligence, ce qui est moins flatteur pour nous. J’ai l’air ici
-d’énoncer des lapalissades. Que l’on observe cependant que l’histoire
-d’un siècle ne peut jamais être écrite que dans les siècles suivants,
-parce que le temps éclaire et tamise; et l’on ne me reprochera<span class="pagenum"><a name="page_194" id="page_194">{194}</a></span> pas,
-pour mon histoire minime, de n’avoir pas vu tout de suite ce que je ne
-discernai que peu à peu, à mesure que les événements m’instruisaient.</p>
-
-<p>A cet endroit de mon récit, je n’ai d’ailleurs pas le goût d’épiloguer.
-Et si j’ai tenté de m’en excuser d’abord par des considérations
-générales, j’avoue aussi que j’avais besoin de prendre courage et de
-m’assurer la voix avant de confesser ce qu’il me reste à dire.</p>
-
-<p>J’ai tout dit de l’indispensable. On connaît à présent mon amie comme je
-la connaissais. On me connaît. On connaît la situation. Je vais dire le
-reste sans m’attarder davantage. La conclusion ne m’appartient pas.</p>
-
-<p>On peut se représenter quels pouvaient être mes sentiments lorsque je
-m’assis à ma place, pour le dernier repas de la journée, le soir de
-notre réconciliation fortuite. Qu’on juge maintenant du tour qu’ils
-prirent, quand le petit incident que voici m’alarma tout à coup.</p>
-
-<p>Le mari annonçait qu’il avait reçu un télégramme de leur médecin de
-Paris.</p>
-
-<p>&mdash;Il n’arrivera que mercredi, par le train de trois heures, dit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, dit le beau-frère, on pourra disposer de l’auto pour samedi. Ma
-chère belle-sœur, je vous enlève.</p>
-
-<p>Puis à moi:</p>
-
-<p>&mdash;Et vous également, cher Monsieur, s’il vous plaît d’aller par exemple
-à Gargilesse ou à Crozant.</p>
-
-<p>&mdash;Après-demain? fis-je interloqué.</p>
-
-<p>De quoi me souvenait-il en effet au même instant? Que, le jour de mon
-arrivée, dans la cour de la gare,<span class="pagenum"><a name="page_195" id="page_195">{195}</a></span> le beau-frère m’avait appris, en
-passant, que sa belle-sœur recevait sans déplaisir les compliments
-empressés du médecin en question. Et ce médecin était invité par mes
-hôtes? Et mon amie me l’avait caché? Pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash;Après-demain, répondis-je, je me proposais d’aller à Argenton.</p>
-
-<p>Le beau-frère s’inclina, protestant ainsi que nul, dans cette maison,
-n’attenterait à ma liberté.</p>
-
-<p>&mdash;Au fait, dit le mari en s’adressant à sa femme, pour combien de temps
-vient-il, ton médecin?</p>
-
-<p>&mdash;Il n’est pas plus mon médecin que le tien, répliqua-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Soit, dit-il doucement. Mettons que j’aie dit: ton danseur. Il n’est
-pas le mien, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>Il parlait d’un ton badin. Elle riposta:</p>
-
-<p>&mdash;Je croyais qu’il était ton ami?</p>
-
-<p>&mdash;Je n’avais pas l’intention de t’offenser, dit-il. Ne te fâche pas. Là,
-je corrige: notre médecin, ton danseur et mon ami, sa lettre de ce matin
-te laisse-t-elle prévoir la durée du séjour qu’il daignera faire chez
-nous?</p>
-
-<p>Sa lettre du matin qui, avant contre-ordre, ne le précédait que de
-quarante-huit heures. Notre réconciliation de l’après-midi qui aurait pu
-si aisément céder à une rupture définitive. Quel rapport entre l’une et
-l’autre? Je me renfrognai.</p>
-
-<p>Mon amie répondait:</p>
-
-<p>&mdash;Sa lettre ne laisse rien prévoir. Je te la donnerai, si tu le désires.</p>
-
-<p>&mdash;Nullement. Mais pour combien de temps l’avais-tu invité?<span class="pagenum"><a name="page_196" id="page_196">{196}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Hé! fit-elle, perdant patience, je ne l’ai pas invité, je lui ai
-transmis l’invitation que tu me chargeais de lui transmettre. Tu n’avais
-rien précisé? Moi non plus. Un point, c’est tout.</p>
-
-<p>&mdash;Ne te fâche pas, je t’en prie, dit-il encore. Le jeu n’en vaut pas la
-chandelle. Je te demande pardon. Êtes-vous satisfaite, Madame? Faut-il
-que je me traîne à vos pieds?</p>
-
-<p>Il avait l’air confus et semblait vouloir à la fois qu’on ne le vît
-point.</p>
-
-<p>&mdash;L’incident est clos, prononça le beau-frère.</p>
-
-<p>Il n’était pas intervenu. Que ne pouvais-je en déduire?</p>
-
-<p>Sous la table, le pied de mon amie pressa plus fortement, et longuement,
-le mien.</p>
-
-<p>L’incident clos, le repas s’acheva sans encombre. L’habituelle partie de
-bridge qui suivit fut plus animée que de coutume. Une douce gaieté
-familiale, dont je savourais en secret l’ironie, détendait les quatre
-personnages que nous jouions, sciemment pour certains.</p>
-
-<p>Mon amie et moi fûmes les perdants.</p>
-
-<p>&mdash;Malheureux au jeu..., dit le beau-frère.</p>
-
-<p>&mdash;... Heureux en amour, dit le mari.</p>
-
-<p>Et il s’assit au piano.</p>
-
-<p>Les hommes de ma génération affectent un goût marqué pour la musique.
-Ceux qui sont passés par les grandes écoles en sont férus. Il n’y a plus
-guère d’élève de Polytechnique ou de Normale qui ne ferme des yeux
-dévots en écoutant un <i>Nocturne</i> de Chopin. C’est une manie que l’on
-croit élégante et qui m’exaspère. La musique, oui, je l’aime, mais non à
-ce point. Il me plaît de m’y distraire, non de m’y abîmer.<span class="pagenum"><a name="page_197" id="page_197">{197}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je vous fais fuir? me cria le mari, comme je me levais.</p>
-
-<p>Je n’étais pas si grossier. Aussi bien, le mari tenait le piano de façon
-fort modeste et fort agréable. Je changeais seulement de fauteuil parce
-que, placés ainsi que nous l’étions, je craignais que le beau-frère ne
-remarquât le regard attentif que mon amie commençait à poser sur moi.</p>
-
-<p>Mon amie fut, en effet, à partir de ce soir-là, d’une imprudence qui ne
-manqua pas de m’inquiéter. Rêveuse en compagnie, elle entrait dans mon
-atelier et dans ma chambre plusieurs fois par jour sous les prétextes
-les plus futiles. Je devais chaque fois modérer ses élans. Il y avait
-une espèce de fièvre dans l’amour qu’elle me donnait.</p>
-
-<p>Un matin que je me promenais au jardin, elle me rejoignit. Nous gagnâmes
-le parc, et la clairière de ma future fontaine. Elle me parla de mes
-projets. Elle approuva.</p>
-
-<p>&mdash;Tu m’aimes? dit-elle.</p>
-
-<p>Elle se pressait contre moi.</p>
-
-<p>&mdash;Si, dit-elle, tout de suite.</p>
-
-<p>&mdash;Ici? tu es folle.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, de toi.</p>
-
-<p>Et il fallut que j’obéisse.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle affaire! murmura-t-elle en se moquant de mes craintes.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne m’aimes donc pas? dit-elle encore.</p>
-
-<p>Et maints autres enfantillages qui trahissaient une passion véritable,
-mais un peu trouble. Combien de fois n’aurions-nous pas pu nous faire
-surprendre jusque par ses enfants? Elle semblait<span class="pagenum"><a name="page_198" id="page_198">{198}</a></span> narguer tout. N’est-ce
-pas le propre d’une amoureuse? Il m’était permis de le penser. Ces
-quelques jours, qui précédèrent l’arrivée du médecin, furent d’une
-ardeur pleine et dangereuse.</p>
-
-<p>J’avais attendu qu’elle me parlât d’elle-même de ce médecin dont elle
-s’était si vivement défendue d’être la malade. Mais il allait arriver,
-et mon amie s’était gardée de faire la moindre allusion à l’incident qui
-me revenait souvent à l’esprit. Je fus donc obligé de lui en toucher
-deux mots.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi je l’ai invité? me répondit-elle. Voilà que tu me récompenses
-par des soupçons aussi contre celui-là? Ne sais-tu pas qu’il n’est pas
-inutile d’avoir un médecin près de soi quand on commence une grossesse?
-Et n’avais-je pas l’espoir?... Vraiment, mon pauvre Mien, tu poses
-toujours des questions qu’il vaut mieux ne pas poser.</p>
-
-<p>Elle se tut sur cette phrase amère.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as toujours, toi, fis-je, réponse prête à toutes les questions.</p>
-
-<p>Elle haussa les épaules.</p>
-
-<p>La querelle tomba brusquement. L’automobile pénétrait à cet instant dans
-la cour. Le mari amenait le médecin. J’avais attendu jusqu’à la dernière
-minute pour poser mon importune question.</p>
-
-<p>Ce médecin me déplut et je compris vite qu’il déplaisait au beau-frère.
-Avions-nous les mêmes motifs de nous méfier de lui? C’était un de ces
-hommes qui cherchent à plaire, qui veulent plaire, qui font des avances
-à chacun et ne se rebutent d’aucune nasarde. Grand, mince, environ la
-quarantaine, le visage étroit et allongé, le teint brun, des cheveux
-noirs<span class="pagenum"><a name="page_199" id="page_199">{199}</a></span> bien peignés, il avait des gestes précieux et toute une comédie
-d’intonations dont les plus fréquentes s’alanguissaient en une tendresse
-fort peu masculine. Il séduisait peut-être les femmes, encore qu’il
-n’eût pas du séducteur de race l’assurance nécessaire. Aux hommes, il
-paraissait dès l’abord assez suspect. Dans ses yeux légèrement hagards
-de morphinomane, on trouvait de tout, sauf de la franchise. Et l’on
-présumait qu’il n’aurait sans doute reculé devant aucune des petites
-malpropretés quotidiennes qui s’offrent en tentation aux médecins
-pauvres. Celui-là devait avoir plus d’un avortement sur la conscience
-sans en souffrir, et peut-être pis. Je ne serai pas trop étonné
-d’apercevoir un jour son portrait dans les journaux, à propos de quelque
-sale affaire.</p>
-
-<p>Au milieu des compliments de bienvenue, j’appris qu’il était marié.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, m’expliqua le beau-frère, il a épousé une jeune fille charmante,
-qui a vingt ans de moins que lui.</p>
-
-<p>&mdash;Et il voyage sans elle?</p>
-
-<p>&mdash;Elle file un mauvais coton. Tuberculose, je crois. Elle était
-délicieuse, avant son mariage.</p>
-
-<p>Sur quoi il se tut, montrant qu’il ne dirait plus rien et qu’il m’en
-avait dit assez.</p>
-
-<p>Qu’était-ce donc que ce singulier personnage?</p>
-
-<p>A table, le soir, il tint haut la conversation. Causeur brillant,
-c’est-à-dire bavard, ne redoutant pas la vulgarité, qui lui était
-peut-être naturelle, il débitait les lieux-communs les plus éculés avec
-une faconde complaisante. Pour me conquérir, il me fit l’éloge de
-Carpeaux comme s’il l’avait découvert, et, remontant jusqu’à l’art grec,
-qu’il préférait à tous les arts, cela<span class="pagenum"><a name="page_200" id="page_200">{200}</a></span> va de soi, il confondit Praxitèle
-et Phidias très tranquillement. Il m’amusa, certes, mais non point dans
-le sens qu’il voulait.</p>
-
-<p>Le bridge n’était pas son fort: on n’y peut guère causer. Il ne jouait
-pas. Il nous regarda.</p>
-
-<p>Or la partie ne fut pas longue.</p>
-
-<p>&mdash;Dix heures? s’écria-t-il. Oh! cher ami, puisqu’il n’est pas tard,
-jouez-nous donc un petit tango: je veux faire ma partie aussi, moi.</p>
-
-<p>Il s’était adressé au mari.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne refuserez pas de le danser, chère Madame?</p>
-
-<p>&mdash;Je suis bien fatiguée, ce soir, répondit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Ne te fais donc pas prier, dit le mari: tu en meurs de désir.</p>
-
-<p>&mdash;Moi?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui. Allons.</p>
-
-<p>&mdash;Chère Madame...</p>
-
-<p>Le mari préludait. Maussade, elle se leva.</p>
-
-<p>Ils tournèrent.</p>
-
-<p>Peu à peu, elle résista de moins en moins au rythme de la danse. Elle
-sourit. Le médecin, excellent danseur comme tous les médiocres, la
-serrait contre lui. Je voyais le sein gauche de mon amie s’aplatir sur
-le veston, leurs jambes emmêlées, emboîtées, mariées, et leurs têtes
-proches à se toucher.</p>
-
-<p>Mon cœur battait violemment. Jamais je n’avais vu danser mon amie. Je ne
-savais pas encore de quelle façon elle dansait.</p>
-
-<p>Quand elle revint vers son beau-frère et vers moi, j’étais penché sur un
-journal que je ne me décidais pas à quitter du regard.<span class="pagenum"><a name="page_201" id="page_201">{201}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">S</span>I je dormis cette nuit-là, je ne le dirai point. Au matin, je sortis de
-ma chambre d’assez bonne heure et, après une promenade au fond du parc,
-je me réfugiai dans mon atelier.</p>
-
-<p>&mdash;Déjà au travail? me demanda le beau-frère, qui passait devant ma porte
-au moment que je l’ouvrais.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! répondis-je, travail ou cigarettes.</p>
-
-<p>&mdash;Cafard?</p>
-
-<p>&mdash;Plus ou moins.</p>
-
-<p>&mdash;Venez donc avec moi. Vous n’avez pas encore vu toutes les vieilles
-maisons d’Argenton. Il y en a de charmantes au bord de l’eau.</p>
-
-<p>&mdash;Vous me tentez, mais mon divan me tente davantage.</p>
-
-<p>&mdash;Comme il vous plaira, cher ami. En tout cas, si le cœur vous en
-chante, je pars à onze heures.</p>
-
-<p>&mdash;Merci.</p>
-
-<p>Je m’enfermai dans l’atelier. Un peu d’isolement au milieu de mes vagues
-maquettes m’attirait plus que toutes les excursions du monde. Non point
-que<span class="pagenum"><a name="page_202" id="page_202">{202}</a></span> j’eusse ce matin-là, pour le beau-frère, un dédain plus grand. Non.
-Au contraire. Depuis la veille, il me semblait moins antipathique. Il
-n’avait pas eu l’air ravi, lui non plus, de voir sa belle-sœur entre les
-bras du médecin. Je m’en étais bien aperçu. Et mon dégoût et ma méfiance
-de cet homme suspect me rapprochaient du beau-frère, qui m’avait été
-suspect lui aussi, mais d’une autre façon. Néanmoins, je préférais
-d’être seul, et de ne pas faire le voyage d’Argenton.</p>
-
-<p>Rien ne m’apaise tant que de songer ou de réfléchir dans le lieu même où
-j’ai l’habitude de travailler. Je ne suis pas un de ces sculpteurs de
-génie comme on en rencontre dans les romans. Je sais où sont mes
-limites. Pourtant, et tout modeste artiste que je sois, quand je suis
-dans mon atelier, parmi mes ébauches, mes cartons et mes livres,
-j’éprouve un sentiment de bien-être qui me rassérène. Le monde idéal où
-nous pénétrons si facilement, nous artistes, il nous console de l’autre
-monde qu’on ne peut pas abolir. Mon atelier? C’est là que j’ai toujours
-trouvé mes meilleurs amis. C’est là de même, ce soir, que j’écris ce
-chapitre. Je suis seul. Nul ne viendra me visiter. Nul. Et nulle. Quelle
-solitude!</p>
-
-<p>Hélas! à quoi pend notre pauvre bonheur? A moins qu’à un geste, à moins
-qu’à une parole, à rien, à moins qu’à rien. O souvenir, souvenir, noir
-aliment de notre humilité, amer soutien de nos tristesses, fumée, fumée!
-Qu’avais-je besoin d’aller chercher ce livre dans ma chambre?
-Qu’avais-je besoin de sortir de mon atelier et d’aller au-devant du
-malheur?</p>
-
-<p>J’y fus.<span class="pagenum"><a name="page_203" id="page_203">{203}</a></span></p>
-
-<p>Je redescendais, ce livre à la main, que j’étais allé chercher dans ma
-chambre.</p>
-
-<p>La porte du salon, sur le vestibule, était ouverte.</p>
-
-<p>Machinalement, je regardai.</p>
-
-<p>Debout, le médecin tenait mon amie et lui baisait la bouche.</p>
-
-<p>Ils me virent comme je les vis.</p>
-
-<p>Elle le repoussait.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! s’écria-t-elle, je vous le disais bien!</p>
-
-<p>A ce moment, la voiture quittait le garage.</p>
-
-<p>&mdash;Une minute, voulez-vous? dis-je au beau-frère. Je prends mon chapeau,
-et je vous accompagne.</p>
-
-<p>&mdash;Nous déjeunerons là-bas, me dit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Tout ce que vous voudrez.</p>
-
-<p>A mi-côte, je me retournai vers la maison. Mon amie était sur le seuil,
-et nous regardait partir.</p>
-
-<p>J’avais pris, on le devine, la décision de m’échapper de mon enfer. Je
-ne souffrais pas. Je ne souffrais plus. J’en étais surpris à la fois et
-content. J’éprouvais ce qu’on éprouve quand un coup de bistouri vient de
-libérer un abcès: un soulagement profond.</p>
-
-<p>M’échapper. Oui. Me reprendre. Me guérir. L’horrible jeu n’avait duré
-que trop longtemps.</p>
-
-<p>Il ne fallait pas plus d’un quart d’heure pour aller à Argenton. Le
-beau-frère se rendait à l’usine. Il me laissa sur la place du marché.</p>
-
-<p>&mdash;Rendez-vous à la <i>Cloche d’Or</i>, à midi et demi, me dit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Entendu, fis-je.</p>
-
-<p>Les vieilles maisons du bord de l’eau ne m’intéressaient pas. C’est au
-bureau de poste que j’avais affaire. Je désirais m’envoyer un
-télégramme.<span class="pagenum"><a name="page_204" id="page_204">{204}</a></span></p>
-
-<p>Le bureau de poste était vide. J’en profitai. Je priai la seule jeune
-fille présente de me recopier sur une feuille de papier bleu
-réglementaire le texte de la dépêche que je voulais recevoir. Elle
-n’avait pas l’air de comprendre. Mais je lui tendis un petit billet de
-banque, et elle fit comme si elle comprenait.</p>
-
-<p>Quand le beau-frère vint me rejoindre à l’hôtel de la <i>Cloche d’Or</i>, je
-lui montrai le télégramme.</p>
-
-<p>&mdash;Le dernier oncle qui me reste, expliquai-je. Il est au plus mal. J’ai
-un train à deux heures, je vais le prendre. Vous aurez l’obligeance de
-m’excuser auprès de mes amis, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>Ainsi je sauvai la face.</p>
-
-<p>De Paris, le lendemain, j’écrivis au beau-frère que je serais
-probablement forcé de prolonger mon absence, l’état de mon oncle étant
-mauvais, mais non point encore désespéré.</p>
-
-<p>Pendant trois jours, si parfois je souffris, j’eus plus souvent la joie
-de me croire en bonne voie de convalescence. Mon aventure m’apparaissait
-comme celle d’un étranger, ou tout au moins d’un camarade. Je la jugeais
-du dehors. J’en reconstituais le dessin. Dans l’ensemble, des détails
-négligés prenaient une valeur qui m’étonnait.</p>
-
-<p>J’allais tous les jours chez nous, dans ce petit appartement que j’avais
-meublé pour elle. C’est là que je souffrais surtout. Quels que fussent
-ses torts, je ne pouvais pas supprimer d’un trait de volonté, comme d’un
-trait de plume, les instants de bonheur qu’elle m’avait donnés. Femme
-imprudente ou perfide, qu’avait-elle fait? Et méritais-je pareille
-avanie? Ou qu’aurais-je dû faire? Que voulait-elle? Que ne<span class="pagenum"><a name="page_205" id="page_205">{205}</a></span> voulait-elle
-pas? Mais je ne regrettais point de lui avoir prouvé que j’étais assez
-fort pour me délivrer de ses pièges.</p>
-
-<p>Le quatrième jour, je reçus une lettre, dont la haute écriture mince
-m’était familière. J’eus la force de ne pas l’ouvrir.</p>
-
-<p>J’eus la force de n’ouvrir aucune des huit lettres qui m’arrivèrent
-ensuite l’une après l’autre. Je les posais, à mesure, l’une sur l’autre,
-dans une coupe de verre jaune de notre petite chambre jaune et bleue.
-Plus elles devenaient nombreuses, plus je sentais que je ne les
-ouvrirais pas.</p>
-
-<p>J’écrivis alors au beau-frère que, mon absence menaçant de se prolonger
-sans que j’en pusse prévoir la fin, je le priais de me renvoyer ma
-malle, et de me laisser remettre à plus tard le plaisir de dresser dans
-le parc d’Argenton la fontaine et les statues qu’il y souhaitait.</p>
-
-<p>Mon amie savait bien que je n’avais plus de famille et que la prétendue
-maladie de mon oncle n’était qu’invention et prétexte. Après ce que je
-venais d’écrire à son beau-frère, elle devait comprendre que je
-renonçais enfin à souffrir davantage par elle.</p>
-
-<p>Je reçus encore deux lettres. Puis rien.</p>
-
-<p>Trois jours passèrent. Je ne recevais plus rien. La séparation était
-définitive. Pour la première fois depuis mon départ d’Argenton, je
-pleurai. Tant que je n’avais pas la certitude que tout fût fini, j’étais
-trop encore sous l’influence, reconnue ou inconsciente, de ma colère. Le
-silence de celle que j’avais tant aimée me fit l’effet d’un gouffre où
-mon beau trésor s’engloutissait.<span class="pagenum"><a name="page_206" id="page_206">{206}</a></span></p>
-
-<p>Et puis...</p>
-
-<p>Et puis je reçus l’effroyable nouvelle.</p>
-
-<p>D’abord je ne compris pas. Je ne voulais pas comprendre. Ce n’était pas
-possible.</p>
-
-<p>Il me fallut relire le billet que, dans le désarroi de la maison, le
-beau-frère avait eu la bonté de m’adresser.</p>
-
-<p>Que disait-il?</p>
-
-<p>Mon amie? Noyée? Avec ses deux enfants? Et l’on n’avait retiré de la
-rivière, au barrage du moulin, que trois cadavres?</p>
-
-<p>Était-ce possible? Était-ce possible?<span class="pagenum"><a name="page_207" id="page_207">{207}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 45%;" />
-
-<p>Y eût-il une façon la plus pudique d’exprimer la douleur d’un homme qui
-vient de perdre celle qu’il aime et qui ne peut même pas la conduire à
-sa tombe, je jetterais ici le voile lourd de mon silence. Je n’ai pas le
-goût de pleurer en public. Les larmes doivent être secrètes. Secrètes.
-Secret. Ce mot couvre comme une dalle de granit gris toute ma pauvre
-aventure, tout mon pauvre amour.</p>
-
-<p>Mon amie morte, plus rien ne signifiait rien autour de moi. Qu’on se
-rappelle au fond de quelle solitude je me traînais avant de l’avoir
-retrouvée à Nice, un jour de soleil qu’elle était vêtue de blanc. Qu’on
-se rappelle du fond de quelle solitude elle m’avait ramené vers une vie
-moins morne. Qu’on se rappelle comme tout s’était transformé pour moi
-depuis qu’elle m’avait permis de l’aimer.</p>
-
-<p>Elle était morte. Je retombais à ma solitude, mais à quelle solitude
-plus sombre? Elle était morte; mais comment? Je ne savais rien. Mais où
-aurais-je pu savoir quelque chose? Écrire? Interroger? Mon<span class="pagenum"><a name="page_208" id="page_208">{208}</a></span>trer trop
-d’intérêt? Compromettre une morte? Et saurais-je les causes de cet
-accident horrible? Qui les savait? Et si elle avait provoqué l’accident?</p>
-
-<p>Une crainte atroce s’installait en moi peu à peu. Je cherchais vainement
-à l’éluder, car je ne songeais plus aux tortures que, le voulût-elle ou
-ne le voulût-elle pas, mon adorable amie m’avait infligées. Cette
-parfaite reconstitution de notre amour que j’avais si aisément élaborée
-à mon retour d’Argenton, après ma fuite, elle s’était effacée tout d’un
-coup à l’annonce de la catastrophe. Il ne m’en restait qu’un chaos
-d’images vives où j’eusse été bien en peine de choisir. Et toutes mes
-pensées ne se fixaient que sur un point: la mort de mon amie. La mort
-emporte toutes nos pensées.</p>
-
-<p>Que n’aurais-je pas donné pour savoir comment mon amie était morte! De
-toute sa vie qui m’avait échappé, dont ç’avait été mon tourment
-quotidien de ne rien savoir, tout m’échappait donc, jusqu’à cette triste
-consolation de savoir comment elle s’était achevée? De celle que
-j’appelais Mienne, non sans en frémir chaque fois d’inquiétude, je ne
-pouvais donc me flatter de posséder rien? Et sa tombe, loin de moi, je
-ne savais même pas où, s’était à jamais fermée sur son mystère?</p>
-
-<p>Que parlé-je d’accident? Une crainte atroce m’obsédait. Est-ce que mon
-amie, innocente peut-être, innocente en dépit de tout ce que j’avais vu
-et de tout ce que j’avais cru voir, et désespérée de ma fuite, est-ce
-que mon amie avait eu le triste courage...? Est-ce qu’elle était morte à
-cause de moi, par moi, pour moi? Mais comment le savoir? Et comment
-admettre qu’elle<span class="pagenum"><a name="page_209" id="page_209">{209}</a></span> eût entraîné ses enfants avec elle? Et pourquoi, si
-elle était innocente, avait-elle eu recours à cette preuve déplorable?</p>
-
-<p>Tant de questions m’assaillaient à la fois devant le billet du
-beau-frère que je tournais et retournais entre mes doigts! Et toujours,
-tellement l’intelligence humaine s’atrophie dans les grandes
-circonstances, toujours je revenais à cette misérable conclusion, que je
-ne comprenais pas. Je ne comprenais pas. Et comment savoir? Savoir si
-peu que ce fût, mais savoir quelque chose, savoir...</p>
-
-<p>Penché sur ce gouffre où j’avais eu, qu’on se le rappelle, le
-pressentiment que notre amour s’était englouti dès mon départ
-d’Argenton, j’essayais en vain d’imaginer ce que je n’arrivais pas à
-déduire, faute d’éléments suffisants. Je m’accusais déjà d’être parti
-sans attendre. Je me reprochais ma précipitation. Mais quoi? N’avais-je
-pas vu qu’ils s’embrassaient dans le salon? Et mon amie aurait-elle pu
-nier cette fois? Qu’eussé-je attendu? Et pouvais-je capituler encore une
-fois, capituler toujours, et toujours accepter tout?</p>
-
-<p>Tout s’achevait de façon affreuse, par ce billet que le beau-frère
-m’avait envoyé. Que je comprisse ou non, la mort brutale nous arrachait
-l’un à l’autre: telle était la réalité nue, froide, impitoyable. Il me
-souvint du poème de Charles Guérin que je lui avais lu, un jour, dans
-cette même chambre jaune et bleue où j’étais seul à cette heure avec ce
-billet tragique entre les doigts. Quel rapprochement! Quelle
-coïncidence! Je blémis en me répétant le<span class="pagenum"><a name="page_210" id="page_210">{210}</a></span></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes</i><br /></span>
-<span class="i4"><i>Au gouffre brusque de la mort!</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Et soudain je me levai. N’avais-je pas là sous la main peut-être de quoi
-m’éclairer? De toutes les lettres que mon amie m’avait écrites depuis
-mon départ, je n’en avais pas ouvert une. Je les ouvris, je les
-parcourus.</p>
-
-<p>La plus ardente passion s’y avouait sans contrainte. A n’en juger que
-par ces pages brûlantes, où elle allait jusqu’à se déclarer prête à tout
-abandonner pour me suivre, mon amie y apparaissait comme la Mienne que
-j’avais rêvé qu’elle fût. Mienne? Ah! Mienne, quel rêve! Et
-qu’avait-elle fait, ma Mienne adorée, ma pauvre Mienne? Dans sa dernière
-lettre, elle me suppliait de lui revenir ou de l’appeler à moi.
-Dépouillée de tout orgueil, elle me demandait de lui dire au moins que
-je ne l’aimais plus, que je ne voulais plus d’elle; elle me promettait
-de ne plus m’importuner ensuite. Et c’était tout. Plus rien. Je n’avais
-rien répondu. Elle était morte. Était-elle morte à cause de moi? La
-crainte atroce me harcela de nouveau. Les lettres de mon amie ne
-m’avaient pas éclairé. Elles augmentaient seulement l’impuissante
-tendresse de mes regrets.</p>
-
-<p>Mienne! Mienne chérie, Mienne imprudente, Mienne coupable même, est-il
-vrai que tu aurais couru vers moi, si je t’avais appelée? Est-il vrai
-que tu aurais abandonné tout pour vivre avec moi, tout, ton mari, tes
-enfants, le luxe de ta maison, le plaisir de tes bals, ton existence
-brillante et facile, pour mener à côté<span class="pagenum"><a name="page_211" id="page_211">{211}</a></span> de moi une vie simple, peut-être
-difficile, hasardeuse en tout cas, et certainement sévère? Est-il vrai
-que tu étais prête à braver pour moi l’opinion des gens que tu
-fréquentais, et à supporter d’être sans doute méprisée? Est-il vrai que
-tu te sentais enfin la force d’être mienne entièrement, jalousement,
-comme je te voulais?</p>
-
-<p>Regrets, autre fumée, la plus âcre! Vous nous reliez du moins à ceux que
-nous pleurons. Vous soutenez aussi nos pensées que la présence de la
-mort épuise, et vous prolongez dans nos cœurs pour un temps, le plus
-longtemps possible, ceux qui ne sont plus. Regrets de l’homme, vous êtes
-son excuse et sa pudeur en face du néant. Regrets, inutiles regrets,
-vous fus-je assez docile au long des jours qui suivirent la mort de
-celle que j’aimais? Suis-je descendu assez bas, dans ma solitude
-misérable, sous l’accablement de la douleur?</p>
-
-<p>Un jour, une quinzaine de jours après qu’il m’eut annoncé la mort de mon
-amie, le beau-frère se présenta chez moi. J’étais dans mon atelier,
-travaillant sans enthousiasme à des dessins commandés. Je le reçus comme
-un ami qu’on n’a pas revu depuis plusieurs années.</p>
-
-<p>Je n’avais plus aucune rancune contre lui, et lui, de son côté, se
-montra moins guindé que naguère. Nous nous tenions les mains longuement.</p>
-
-<p>&mdash;Cher ami...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit-il, nous pensions que vous deviez avoir du chagrin.</p>
-
-<p>Il s’arrêta.</p>
-
-<p>&mdash;Alors je suis venu, dit-il.<span class="pagenum"><a name="page_212" id="page_212">{212}</a></span></p>
-
-<p>Il s’assit sur le divan que je débarrassais des cartons qui
-l’encombraient.</p>
-
-<p>&mdash;C’est affreux, n’est-ce pas? fit-il. Mourir ainsi, à son âge! Elle
-n’avait pas vingt-cinq ans. Vous ne trouvez pas que la mort des êtres
-jeunes, en pleine santé, a quelque chose de bête qui révolte?</p>
-
-<p>&mdash;Votre billet m’a déconcerté, répondis-je. Je ne pouvais pas
-comprendre.</p>
-
-<p>&mdash;Ç’a été si rapide! Figurez-vous...</p>
-
-<p>Au lendemain d’un orage qui avait grossi la Creuse, et en l’absence des
-deux hommes, elle s’était embarquée pour une promenade, avec ses deux
-enfants.</p>
-
-<p>&mdash;Elle allait quelquefois ainsi seule sur la rivière, mais le courant,
-ce jour-là, était plus violent qu’à l’accoutumée. Si bien qu’à la pointe
-de l’île, près de l’endroit où nous avions pêché, vous en souvient-il?
-la barque s’est tout à coup retournée. Une femme a donné l’alarme, mais
-les eaux jaunies par l’orage ont gêné les recherches. On a fouillé la
-rivière jusqu’à la nuit close. On n’a retrouvé les trois cadavres que le
-lendemain, au barrage du Moulin Vert. Dans quel état, vous le devinez.</p>
-
-<p>Je ne l’avais pas interrompu.</p>
-
-<p>&mdash;La barque s’est retournée, dis-je, mais comment expliquez-vous?...</p>
-
-<p>Il baissa la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! Je n’ose pas vous dire comment je l’explique.</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
-
-<p>&mdash;J’ai ma part de responsabilité dans cet abominable accident.</p>
-
-<p>&mdash;Vous?<span class="pagenum"><a name="page_213" id="page_213">{213}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oui, et vous aussi.</p>
-
-<p>&mdash;Moi?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! involontairement, fit-il. La fatalité s’en est mêlée.</p>
-
-<p>&mdash;Mais encore?</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous rappelez que vous aviez fendu l’une des rames en son milieu?</p>
-
-<p>&mdash;J’avais chargé le jardinier de la consolider. Seulement, j’ai négligé
-de vérifier ce qu’il avait fait, et même de m’assurer qu’il eût fait
-quelque chose. Voilà ma faute, et de n’avoir pas remplacé, ce qui était
-encore plus sûr, la rame fendue.</p>
-
-<p>&mdash;Alors?</p>
-
-<p>&mdash;Alors il est probable que, quand la pauvre petite a voulu virer pour
-rentrer à la maison, peut-être avec un effort trop brusque, la rame
-fendue s’est brisée contre le courant, et la malheureuse perdant
-l’équilibre a dû entraîner la barque dans sa chute.</p>
-
-<p>Je me taisais. Il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;On a retrouvé les deux tronçons de la rame.</p>
-
-<p>&mdash;C’est affreux, dis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Mon frère a failli devenir fou.</p>
-
-<p>&mdash;S’il y avait des paroles pour consoler, je me serais déjà fait un
-devoir d’aller lui témoigner ma sympathie. Mais ne vaut-il pas mieux
-respecter de telles douleurs?</p>
-
-<p>&mdash;Il est certain qu’on se sent bien maladroit devant ceux qui souffrent.</p>
-
-<p>&mdash;Et à quoi bon? dis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! dit-il, mon frère est énergique. Il se dompte. Il viendra vous
-voir, il m’en a manifesté l’intention.<span class="pagenum"><a name="page_214" id="page_214">{214}</a></span> N’êtes-vous pas de ceux qui ont
-connu la pauvre enfant quand elle n’était qu’une gamine? C’est presque
-avec un de ses parents que mon frère croira s’entretenir d’elle. Elle
-n’avait plus de famille.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais.</p>
-
-<p>Il se levait. Il se ravisa. Il eut l’air gêné.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais vendre la propriété d’Argenton, dit-il. Vous concevez que mon
-frère ni moi ne pourrions plus vivre dans cette maison qui avait été
-choisie par elle et pour elle.</p>
-
-<p>&mdash;En effet.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous nous pardonnerez, si nous vous demandons de renoncer au projet
-que nous avions eu...</p>
-
-<p>&mdash;Je vous en prie. Je comprends trop bien.</p>
-
-<p>&mdash;Merci, fit-il.</p>
-
-<p>Et il me secoua les mains.</p>
-
-<p>Cette fois, il s’en alla. N’était-il venu que pour s’acquitter de ce
-dernier souci? Était-il venu plutôt pour me donner des remords? Avait-il
-découvert notre secret, et voulait-il aggraver ma peine? Et devais-je
-continuer à me méfier de cet homme impénétrable? Ou si j’avais tort,
-toujours tort, de chercher là, comme partout, des complications pour
-m’en torturer?<span class="pagenum"><a name="page_215" id="page_215">{215}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">C</span>INQ ou six semaines plus tard, ce fut le mari qui vint me surprendre
-dans mon atelier.</p>
-
-<p>Il avait vieilli, il s’était voûté légèrement. Il ne se surveillait pas
-comme jadis dans ses propos, il parlait avec moins de retenue. La
-douleur l’avait transformé. Lui si réservé toujours jusqu’à sembler
-insensible, il s’abandonna tout de suite devant moi sans fausse honte.
-Jamais je n’avais souffert à cause de cet homme au point où j’en
-souffris ce jour-là.</p>
-
-<p>Celle qui, vivante, avait fait de nous deux ennemis, conscients ou non,
-nous dressa l’un en face de l’autre après sa mort dans une attitude plus
-dangereuse. Je n’avais aucune envie de le revoir. Cet homme, je ne le
-haïssais pas, je le détestais. Il avait été le maître de celle qui
-voulait, ou qui m’avait déclaré qu’elle voulait être mienne. A son insu,
-je le concède, mais en fait il avait pesé sur ma vie et sur le bonheur
-auquel j’aurais pu prétendre. Morte celle que j’aimais, rompue toute
-espérance, que venait-il faire chez moi?<span class="pagenum"><a name="page_216" id="page_216">{216}</a></span></p>
-
-<p>Il m’apportait une lettre, qu’il m’offrit dès les premiers mots.</p>
-
-<p>&mdash;Je l’ai trouvée dans le petit bureau de ma femme. Elle était à votre
-nom. Elle vous appartient. La voici. J’ai pensé qu’il vous serait
-précieux de recevoir ce souvenir d’elle. Vous ne l’ouvrez pas? Vous
-n’êtes pas curieux.</p>
-
-<p>Je posais l’enveloppe cachetée sur la cheminée, dans une coupe de grès.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne l’ouvre pas, et je ne l’ouvrirai pas, dis-je. Puisque mon amie
-n’avait pas jugé bon de me l’envoyer, je me reprocherais de forcer son
-vœu. Je la garderai précieusement en effet, comme un souvenir, mais
-telle que vous l’avez trouvée.</p>
-
-<p>&mdash;Savez-vous que c’est d’un joli sentiment, cela?</p>
-
-<p>&mdash;Votre frère en rirait.</p>
-
-<p>&mdash;Mon frère ne rit plus. La maison est trop vide à présent. Toutes les
-pièces nous en semblent trop grandes. La chambre des enfants...</p>
-
-<p>Il fit un effort. Des larmes lui venaient.</p>
-
-<p>&mdash;La chambre des enfants, je ne peux pas y entrer sans pleurer, comme je
-fais ici, vous voyez? Ces deux petits lits, de chaque côté de la
-fenêtre, qui semblent toujours attendre, c’est une chose qui vous
-arrache le cœur. Oui, vous n’avez pas d’enfant, vous ne savez pas comme
-on peut aimer ces êtres fragiles nés de vous et de la femme qu’on aime.
-On en est fier. Ils étaient si beaux, mes petits garçons! Et déjà
-tendres, affectueux, les vrais fils de leur maman.</p>
-
-<p>Il pleurait, les épaules hautes, penché en avant, le mouchoir sur les
-yeux.</p>
-
-<p>J’allumai une cigarette.<span class="pagenum"><a name="page_217" id="page_217">{217}</a></span></p>
-
-<p>Il poursuivit:</p>
-
-<p>&mdash;J’aurais désiré pouvoir ne toucher à rien dans l’appartement, laisser
-tout en place, comme autrefois. Je ne pourrai pas. Je n’aurai pas la
-force. Je vous parlais de la chambre des enfants? Mais notre chambre,
-Monsieur, que vous en dirai-je? Que vous en dirais-je? Nous faisions lit
-commun, vous le savez, ma femme n’avait jamais voulu que nous eussions
-deux chambres; eh bien! je ne peux pas me résoudre à coucher dans ce lit
-où nous avons dormi côte à côte. Songez, Monsieur, que c’est là qu’elle
-a mis au monde nos enfants, et que c’est là que nous nous sommes aimés.</p>
-
-<p>J’eus un geste, qui le trompa.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! fit-il, je peux bien vous confier cela à vous qui l’avez connue
-alors qu’elle n’était qu’une toute jeune fille, et qui l’aimiez d’une
-bonne affection: en la perdant, j’ai perdu plus qu’une compagne
-délicieuse; elle était une femme incomparable, la femme même que je
-croyais impossible de rencontrer à notre époque. Jamais elle ne m’a
-donné le moindre sujet d’inquiétude, le moindre motif de jalousie. Il ne
-manque pas de femmes à présent dont on aurait plaisir à faire sa
-maîtresse de quelques jours ou de quelques semaines; il n’y en a guère
-dont on voudrait faire sa femme. Elle, je me félicitais chaque soir de
-l’avoir rencontrée. Elle méritait l’estime et la gratitude.</p>
-
-<p>A cet homme en larmes qui m’étalait son bonheur magnifique, qu’aurais-je
-répondu? Je me taisais.</p>
-
-<p>Il continua:</p>
-
-<p>&mdash;Non point qu’elle fût seulement une épouse<span class="pagenum"><a name="page_218" id="page_218">{218}</a></span> parfaite et, pour nos
-enfants, une mère attentive. Elle avait cependant une façon toute
-particulière d’égayer un intérieur et d’être, comme on dit vulgairement,
-l’ange véritable de notre foyer. Et de telles vertus suffisaient à lui
-gagner mon cœur. Mais elle avait de surcroît ce qui souvent fait défaut
-aux meilleures épouses. C’était, comment dire? une façon toute
-particulière aussi d’être autre chose qu’une compagne même parfaite.
-Dans l’intimité, vous ne l’auriez pas reconnue. Oui, Monsieur, j’étais
-arrivé jusqu’à mon âge sans soupçonner que l’amour pût n’être pas un
-mythe poétique.</p>
-
-<p>J’écrasai ma cigarette dans un cendrier.</p>
-
-<p>Il continua:</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez un jour entendu mon frère épiloguer lyriquement sur la
-nécessité de la jalousie, et vous vous rappelez peut-être que je ne
-l’approuvai pas. Mais vous rappelez-vous ce que ma femme lui
-répondit?&mdash;qu’elle n’admettait pas qu’on fût jaloux quand on n’avait pas
-sujet de l’être? Elle venait ainsi, et vous ne vous en êtes probablement
-pas douté, d’établir le bilan exact de notre union. Quelquefois, certes,
-elle jouait, par pur badinage, à s’assurer de mes sentiments, car elle
-avait la touchante habitude, après plusieurs années de mariage, de me
-demander à tout propos si je l’aimais toujours; et elle s’amusait
-quelquefois, dis-je, à éveiller en moi un peu de jalousie. Tenez, un
-soir, par exemple, elle me demanda, d’un air sérieux, ce que je ferais
-si j’apprenais que vous étiez son amant. Mais pouvais-je m’alarmer? Au
-même instant, elle m’attirait à elle et cette scène charmante se
-passait, vous l’avez deviné, dans ce lit où<span class="pagenum"><a name="page_219" id="page_219">{219}</a></span> vous comprenez que je n’aie
-plus le courage de me coucher.</p>
-
-<p>Immobile sur mon fauteuil, je m’y sentais rivé comme devant ma table
-d’Argenton, naguère, dans cette nuit où j’avais entendu de quelle façon
-ils s’aimaient. Quel nouveau cauchemar m’envahissait ici?</p>
-
-<p>Il continua:</p>
-
-<p>&mdash;Non, j’avais le droit d’être sûr d’elle. Elle me donnait assez de
-preuves de son attachement. Et je ne parle pas de cet attachement moral
-qui est de règle entre époux. C’est du physique aussi que je parle. On
-voit en effet assez de ménages où la meilleure entente règne dans la
-journée, mais où l’un des deux ne s’accommode pas, ou s’accommode mal de
-l’autre, à de certaines heures. De là tant de maris, par ailleurs
-excellents, qui ont une maîtresse, et des femmes, mères sans reproches,
-qui s’égarent. Notez, Monsieur, que je ne suis pas de ceux qui ne
-songent qu’aux plaisirs du lit: non, il y a des plaisirs plus dignes;
-mais je ne les méprise pas, et j’estime que rien n’est sain comme
-l’amour entre gens qui s’aiment. Or dans cette matière, je peux dire
-qu’avec ma femme notre entente était complète. Non, non, je peux vous le
-dire. Je le dirais à son père s’il était encore là, et vous êtes, vous
-permettez? un peu son grand frère, n’est-ce pas? Je n’ai eu de ma femme
-que des satisfactions. Cela n’est pas si commun. D’autant que j’avais
-tout lieu d’appréhender que notre mariage ne tournât pas si bien. Elle
-n’avait pas de dot et pas d’espérances, vous le savez, et j’étais ce
-qu’on appelle un homme riche; encore que je ne sois pas spécialement
-laid, je n’ai rien de séduisant, et je n’ai pas l’art de parler aux<span class="pagenum"><a name="page_220" id="page_220">{220}</a></span>
-femmes: bref, je pouvais craindre de n’être que toléré, accepté, et rien
-de plus. J’eus l’orgueil de la conquérir lentement. Si elle m’avait fait
-de grandes protestations dès le début, je me serais tenu sur mes gardes.
-Elle est venue à moi peu à peu, et j’ai vu naître et croître son
-affection. Depuis un an, depuis six mois surtout, j’aurais pu, si
-j’étais fat, tirer vanité de mon bonheur. Oui, Monsieur, de mon bonheur,
-le mot n’est pas excessif. Pour un homme qui travaille durement toute la
-journée à des travaux souvent fastidieux, il n’est pas de plus belle
-récompense que de trouver chez soi, en rentrant, une femme douce,
-tendre, et, mais oui, je n’en rougis pas, amoureuse.</p>
-
-<p>Il s’était tu. Je me taisais. Un silence se fit entre nous, que je fus
-seul peut-être à remarquer. Lui était tout à ses souvenirs et à son
-bonheur.</p>
-
-<p>Il reprit:</p>
-
-<p>&mdash;C’est curieux, comme la femme la plus modeste d’apparence peut se
-révéler différente, et avec tant de simplicité, dans le secret de sa
-chambre. Enfin, Monsieur, vous qui l’avez bien connue, auriez-vous cru
-cela d’elle? Vous savez que nous allions souvent en soirée, et qu’elle
-avait un goût assez vif pour la danse. Eh bien, quand nous rentrions,
-tard, à l’aube parfois, après de longues heures où elle s’était
-fatiguée, où elle avait été fêtée, complimentée, voire sollicitée, elle
-ne se montrait jamais si ardente qu’à ces moments-là, et c’est moi qui
-devais la modérer. Elle eût commis les pires imprudences.</p>
-
-<p>J’entendais à mes oreilles bourdonner la fièvre. Mes mains serraient, à
-s’y faire mal, les poignées du fauteuil.<span class="pagenum"><a name="page_221" id="page_221">{221}</a></span></p>
-
-<p>Il continua:</p>
-
-<p>&mdash;Comment n’aurais-je pas eu confiance en elle? Vous l’avez vue dans le
-monde, Monsieur, elle ne faisait pas la prude ni la mijaurée: elle
-écoutait tout, et répondait: elle ne repoussait pas d’un air outré les
-compliments; elle n’affichait pas son amour, ce qui est ridicule; bien
-malin qui eût deviné si elle aimait son mari ou non! Mais bien maladroit
-qui s’y fût risqué. Si un rustaud poussait trop loin ses essais de
-galanterie, elle le remettait vertement à sa place. Elle avait souci de
-son honneur autant que du mien. Ainsi, quelques jours avant...</p>
-
-<p>Il s’arrête, puis:</p>
-
-<p>&mdash;Au fait, dit-il, vous étiez là quand il est arrivé.</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc?</p>
-
-<p>&mdash;Le médecin. Oui, et vous nous avez quittés la veille de l’algarade.</p>
-
-<p>J’ouvris de grands yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Le soir même de votre départ, après le dîner où j’avais remarqué que
-ma femme n’était pas dans son assiette, comme je m’inquiétais de sa
-mauvaise mine, elle se jeta dans mes bras en pleurant. Quand elle put
-parler, ce fut pour me demander que le médecin partît dès le lendemain.
-«Ne me questionne pas, me dit-elle, j’ai mes raisons. Je ne veux plus
-voir cet homme.» Je n’insistai pas. J’avais compris qu’il s’était oublié
-devant elle. J’en eus la certitude le lendemain, lorsque je dus
-signifier à ce triste sire son congé. Et je dis triste sire, parce que
-je suis persuadé que je n’exagère pas. Je n’en veux à preuve que son
-insolence à exiger des explications.</p>
-
-<p>Je le regardais. Ses yeux brillaient d’un éclat sombre.<span class="pagenum"><a name="page_222" id="page_222">{222}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Voilà ce que j’ai perdu, dit-il, j’ai tout perdu. Je suis un homme
-fini.</p>
-
-<p>Je murmurai des mots d’encouragement, sans feu.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! fit-il, je vous remercie de m’avoir écouté. Ce que je vous ai dit
-m’a soulagé plus que tout ce que vous pourriez me dire. C’est vrai, cela
-réconforte de parler de ceux qu’on aime à ceux qui les ont aimés aussi.
-Car vous l’aimiez bien, n’est-ce pas, ma pauvre petite?</p>
-
-<p>Étaient-ce des larmes qui me troublèrent la vue?</p>
-
-<p>&mdash;Et vous permettez que je vienne vous parler d’elle quelquefois, de
-temps en temps?</p>
-
-<p>&mdash;Autant qu’il vous plaira, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fit-il.</p>
-
-<p>Il s’était levé. D’un élan brusque il me prit par les épaules, me serra
-contre lui et m’embrassa. J’eus les joues mouillées de ses larmes.</p>
-
-<p>Et il me laissa, veule et défait.<span class="pagenum"><a name="page_223" id="page_223">{223}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">H</span>UMILIÉ, je l’aurais été, si j’avais cru toujours aveuglément que ma
-pauvre amie fût mienne. Hélas! J’avais trop douté d’elle et trop douté
-du bonheur qu’elle s’efforçait de me procurer.</p>
-
-<p>La confession de son mari, qui m’étonna pour d’autres raisons, ne
-m’écrasait pas à l’improviste. Et puis je ne suis pas tellement dépourvu
-de sens critique: toute douloureuse qu’elle fût pour moi, l’ironie d’une
-telle situation n’avait pas manqué de me frapper. Quelle misère! Il
-était dit que je l’épuiserais toute. Il ne suffisait donc pas que
-j’eusse à ce point souffert d’un partage où je ne trouvais pas mon
-compte? Il fallait encore que la certitude me fût donnée, et par mon
-rival, de son triomphe tranquille? Mienne, Mienne adorée, comme tu
-mentais! comme tu mentais!</p>
-
-<p>Mais cette colère est morte aussi, apaisée peu à peu par le temps. Que
-m’importe à cette heure de n’avoir pas été aimé, ou d’avoir servi de
-jouet à une femme légère, ou d’avoir tiré d’une femme compatissante<span class="pagenum"><a name="page_224" id="page_224">{224}</a></span>
-quelques chers instants de pitié? Il ne m’en reste pas moins que j’ai
-aimé cette femme, quelle qu’elle fût, et nul ni rien ne m’enlèvera
-jamais le souvenir de ce noir bonheur.</p>
-
-<p>Aussi bien, nul non plus, ni rien ne me prouvera que mon adorable amie
-fût si coupable. Toutes les apparences conspirent contre elle; mais, à
-mesure que s’éloignent ces jours assombris, j’affirmerais avec moins
-d’âpreté qu’elle ne fut pas trahie par les circonstances. Que ne dois-je
-pas conclure en sa faveur, par exemple, lorsque je songe qu’elle chassa
-le médecin qui fut cause de ma fuite?</p>
-
-<p>Il est vrai cependant que la confession du mari ne me laissait pas de
-doutes sur la qualité de leurs rapports. Mais, si je fais néanmoins des
-réserves sur la véracité même de cette confession, sans d’ailleurs
-accuser le mari d’autre chose que d’une trop faible perspicacité, je
-demande à les garder. N’importe qui les fera tout aussi facilement que
-moi. C’est de cet homme que j’ai tenu ma plus grande disgrâce. C’est de
-lui que j’ai reçu le coup le plus cruel, dont je suis demeuré défait
-pendant plus de six mois. Mais j’ai eu ma revanche. J’étais trop
-malheureux. Il avait été trop heureux: il rendit gorge. Je ne m’en
-réjouis pas, s’il faut le dire franchement; le malheur des autre n’a
-jamais fait ma joie; mais je ne peux pas clore mon récit sans y
-rapporter que, depuis la mort de sa femme, cet homme a souffert et
-souffre peu à peu et de plus en plus tout ce que j’avais souffert
-moi-même.</p>
-
-<p>Il m’avait donné le spectacle de son amour triomphant. Avec quelle
-insultante assurance, je l’ai dit.<span class="pagenum"><a name="page_225" id="page_225">{225}</a></span> Pendant six mois, je ne le revis
-pas. Il m’avait promis de revenir, il n’était pas revenu. Je ne m’en
-plaignais pas, on me croira sans peine, et je ne serais pas allé vers
-lui. Je pensais que je ne le reverrais plus, ou que, si je le
-rencontrais, je le trouverais consolé. Je pensais qu’il l’était
-peut-être déjà, et qu’il n’osait pas reparaître devant moi après m’avoir
-en quelque sorte pris à témoin de l’ardeur durable de sa détresse.</p>
-
-<p>Il reparut.</p>
-
-<p>Mais il n’était pas consolé. Au contraire. Si la mort soudaine de sa
-femme l’avait transformé dès la première heure en lui ôtant de cette
-impassibilité dont il se cuirassait auparavant, il semblait, six mois
-plus tard, moins impassible que jamais.</p>
-
-<p>Il parlait d’une voix saccadée. A tout propos il faisait des gestes. Il
-ne se surveillait plus aucunement. J’avais en face de moi un homme
-nouveau, que je devinais inquiet, agité, désemparé. Et son assurance de
-naguère avait fondu.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne savez pas ce qui m’arrive? me dit-il après les phrases
-d’excuse obligatoires.</p>
-
-<p>Je le regardai.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis jaloux.</p>
-
-<p>&mdash;Jaloux?</p>
-
-<p>&mdash;Oui. Jaloux de ma femme. Jaloux d’une morte.</p>
-
-<p>Il avait tant de tristesse dans la voix que je me retins mal de frémir,
-pressentant le drame.</p>
-
-<p>&mdash;Que dites-vous de ça?</p>
-
-<p>&mdash;Il faudrait m’expliquer...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! c’est bien simple.</p>
-
-<p>Je dus cependant l’écouter avec attention pour démêler, au milieu de
-nombreuses incidentes, qu’une<span class="pagenum"><a name="page_226" id="page_226">{226}</a></span> femme, une amie de la famille, une veuve,
-qui s’était montrée particulièrement affectée par la catastrophe
-d’Argenton, qui avait ensuite témoigné pour le veuf d’une sympathie
-active, et qui enfin s’était offerte sans succès à remplacer la morte,
-avait insinué que la morte ne méritait peut-être pas des regrets si
-profonds et s’était, avec une discrétion terrible, refusée à préciser
-davantage.</p>
-
-<p>&mdash;Vengeance de femme, déclarai-je d’un ton de mépris.</p>
-
-<p>Il se passa la main sur le front.</p>
-
-<p>&mdash;Évidemment, je le pense aussi, je me le dis, je me le répète. Mais...</p>
-
-<p>&mdash;Calomnies pures, affirmai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Certes, calomnies pures. Mais rappelez-vous le couplet de <i>Figaro</i>:
-Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, Monsieur, vous êtes un homme. Vous...</p>
-
-<p>&mdash;Je suis très malheureux.</p>
-
-<p>Que répondre?</p>
-
-<p>&mdash;Depuis huit jours que le poison m’a pénétré, dit-il, je ne peux pas me
-débarrasser de ce doute croissant, et je me torture à chercher des
-preuves, des indices, des présomptions, que sais-je? tantôt pour le
-réduire à néant et tantôt pour le justifier. Car j’en suis là, que
-j’admets que ma femme ait pu n’être pas la femme fidèle que j’étais sûr
-qu’elle était. Ne suffit-il pas que d’autres l’admettent ou l’insinuent?
-Pour quelques mots perfides lancés par une gueuse...</p>
-
-<p>&mdash;Vous le voyez, vous le dites vous-même.</p>
-
-<p>&mdash;Je vois par-dessus tout que je ne suis plus sûr de rien. C’est odieux.
-Que voulez-vous? J’ai réfléchi.<span class="pagenum"><a name="page_227" id="page_227">{227}</a></span> Je réfléchis. Je trouve qu’un bonheur
-tel que celui que je croyais mien, n’est pas naturel, n’est pas
-humainement possible. Vous le trouvez naturel, vous?</p>
-
-<p>Il me prenait de court. J’hésitai. Il le remarqua.</p>
-
-<p>&mdash;Vous le voyez vous-même, je vous renvoie votre argument: vous ne
-protestez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, je...</p>
-
-<p>&mdash;Mais non. Mon bonheur était trop beau pour être réel. Il ne faut pas
-oublier les conditions de notre mariage, ni que j’étais riche, alors que
-celle que j’épousai n’avait pas un sou. Jamais, vous le pensez bien, je
-n’ai rien négligé pour que ma femme fût persuadée que je lui devais plus
-qu’elle ne me devait. Mais quoi! je n’ai pas de ces illusions: un homme
-qui achète une femme, n’a pas le droit d’exiger l’impossible, fût-il le
-meilleur des hommes.</p>
-
-<p>&mdash;Vous devenez injuste, dis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Je deviens juste, répliqua-t-il, amer. Je commence à me demander si
-j’ai fait tout ce que je pouvais pour que ma femme n’eût aucune raison
-de me considérer comme le maître que j’ai toujours redouté d’être. C’est
-ma faute. Je n’ai peut-être pas eu assez de courage, je veux dire assez
-de courage pour ne pas craindre de découvrir devant elle mes sentiments.
-On est souvent victime de son orgueil. On s’imagine qu’on s’abaisserait
-en se laissant voir tel qu’on est par une femme. On s’imagine que des
-actes ont plus de portée que des paroles. Ah! ce doute qui m’est venu,
-ce doute qui me ronge depuis huit jours, je conçois qu’il vous étonne.
-Vous pensiez que nous étions un ménage parfait, n’est-ce pas? Oui, tout
-le monde le pensait. Je le pensais aussi, tellement il y avait autour de
-nous<span class="pagenum"><a name="page_228" id="page_228">{228}</a></span> de ménages moins bons. Et voilà tout à coup que je m’aperçois que
-je n’ai jamais su si ma femme était heureuse ou non par moi, et voilà
-que je doute qu’elle l’ait été, et voilà que je doute de ses
-protestations. Je vous semble ridicule?</p>
-
-<p>Il ne me semblait pas ridicule, ai-je à le confirmer? J’avais porté trop
-longtemps en moi l’angoisse dont il ne commençait que d’être atteint.
-Comment l’apaiser? Il me faisait pitié. Mais nul héroïsme ne m’animait à
-son endroit. Et si j’avais envie de lui démontrer qu’il s’égarait, et si
-je mis toute mon éloquence en œuvre pour le lui démontrer, en effet, ou
-pour essayer de le lui démontrer, ce ne fut point par grandeur d’âme; ce
-fut par jalousie, ma jalousie tenace, car j’étais offensé qu’il pût
-éprouver lui aussi cette angoisse que mon amour avait atrocement
-savourée.</p>
-
-<p>Eus-je le talent de convaincre ce malheureux qui m’avait si
-singulièrement choisi pour confident de sa peine? Il s’en alla
-rasséréné, du moins en apparence, et confondu de gratitude, me
-sollicitant de ne pas lui refuser mon amitié, d’excuser sa faiblesse, et
-de permettre qu’il vînt m’importuner encore.</p>
-
-<p>Il revint donc.</p>
-
-<p>Il revint plusieurs fois.</p>
-
-<p>Chaque fois, il me parut un peu plus inquiet. Son inquiétude n’avait eu
-d’abord qu’une forme assez vague; il ne cherchait à ses doutes que des
-raisons d’ordre en quelque manière logique, et abstraites; il faisait,
-somme toute, de la jalousie dans le vide. Mais peu à peu, il se mit à
-examiner l’une après l’autre les personnes de son entourage, à se
-remémorer ce que sa femme lui avait dit de chacune d’elles, quelle<span class="pagenum"><a name="page_229" id="page_229">{229}</a></span>
-avait été leur attitude, et la qualité de leurs relations, quels avaient
-pu être leurs sentiments. Ses soupçons prirent corps. Sa jalousie
-rétrospective se fixa peu à peu sur ses différents amis. Il n’admettait
-plus, comme aux premières heures, que sa jalousie pût être injustifiée.
-Qu’elle lui fût venue, lui semblait un motif de la subir. Toutes les
-objections que je lui présentais, elles étaient peut-être mauvaises: il
-les discutait et les repoussait.</p>
-
-<p>J’assistai, morne et contrit, au lent supplice qu’il s’imposa. Je ne
-reconnaissais pas, en cet homme ardent et sans orgueil, l’homme modéré,
-froid et distant de naguère. J’assistai, morne et soumis, au progrès de
-sa passion.</p>
-
-<p>&mdash;Jamais je n’aurais cru, me disait-il, que je pouvais aimer ainsi.</p>
-
-<p>Il ne se reconnaissait pas lui-même, et ne rougissait pas de me
-l’avouer. Tandis qu’il doutait davantage de sa femme morte, il
-regrettait davantage de l’avoir perdue sans lui avoir donné de son amour
-des témoignages victorieux.</p>
-
-<p>&mdash;Si j’avais su, disait-il, si j’avais su, je l’aurais reconquise, je
-l’aurais conquise.</p>
-
-<p>A d’autres moments, il évoquait ses meilleurs souvenirs.</p>
-
-<p>&mdash;Comment l’aurais-je soupçonnée? disait-il. Avant sa mort elle était
-plus tendre qu’au lendemain de notre mariage. Depuis quelque temps, je
-n’y songe pas sans une douce émotion, elle m’appelait <i>mon mien</i>.
-N’était-ce pas d’une femme qui aime?</p>
-
-<p>Puis, comme je ne répondais rien, et après un silence:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, murmurait-il, mais n’était-ce pas d’une<span class="pagenum"><a name="page_230" id="page_230">{230}</a></span> femme qui veut endormir
-et tromper? Franchement, trouvez-vous naturel qu’une femme se montre de
-plus en plus amoureuse?</p>
-
-<p>Parfois, il parlait du médecin qu’il avait, à la prière de sa femme,
-expulsé d’Argenton.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’y avait-il entre eux? se demandait-il devant moi. Qu’y a-t-il eu
-plutôt? Avait-il eu vent de quelque chose, et s’était-il cru en droit de
-profiter d’un secret dérobé, le scélérat, pour se faire malproprement
-payer sa discrétion? Car il n’y avait rien entre eux, n’est-ce pas?
-C’est bien votre avis aussi?</p>
-
-<p>Avec la même déconcertante franchise, il me tint au courant de toutes
-ses recherches et de ses perplexités. Il commit des erreurs. Il se
-brouilla sans hésitation avec plusieurs de ses amis. Mais, parce que je
-me gardais de l’interroger, je ne peux fixer ici de sa passion que ce
-qu’il m’en conta. S’il alla jusqu’à des violences, je ne le sais point.
-Je ne sais que ce qu’il m’a dit. Il ne m’a certainement pas dit tout.
-Par le peu que je sais, j’imagine cependant sans trop de peine jusqu’à
-quelles démarches inconsidérées il a dû descendre.</p>
-
-<p>A-t-il soupçonné son frère, comme je l’avais moi-même soupçonné? Je ne
-le nierais pas. La dernière fois que je le vis, il me laissa
-l’impression d’un homme qui ne se possède plus. Cet homme-là, je ne
-jurerais pas qu’il ne fût pas capable de rompre ses plus chères
-affections, et peut-être de pis encore.</p>
-
-<p>La dernière fois que je le vis, en effet, il entra chez moi d’un air
-sombre. C’était environ quinze mois après la mort de sa femme. Ses yeux
-avaient un regard dur.</p>
-
-<p>Au lieu de s’asseoir sur mon divan, comme il s’y asseyait d’habitude
-sitôt que j’en avais ôté pour lui<span class="pagenum"><a name="page_231" id="page_231">{231}</a></span> les cartons qui l’encombraient, il se
-mit à marcher de long en large dans mon atelier.</p>
-
-<p>Il ne parlait pas. Je l’observais, en rangeant des papiers.</p>
-
-<p>Soudain, il se décida.</p>
-
-<p>&mdash;Après la mort de ma femme, dit-il, je vous ai apporté une lettre que
-j’avais trouvée à votre nom dans son bureau.</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Cette lettre, vous ne l’aviez pas ouverte devant moi.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne l’ai jamais ouverte.</p>
-
-<p>Il me regarda.</p>
-
-<p>&mdash;Vous l’avez encore?</p>
-
-<p>&mdash;Oui. Elle est là.</p>
-
-<p>Je désignais l’armoire.</p>
-
-<p>&mdash;Me la montreriez-vous? fit-il, la voix rauque.</p>
-
-<p>J’avais compris.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dis-je, calme et résolu. Cette lettre n’appartient ni à moi ni à
-vous. Elle ne sortira pas de cette armoire. Au reste, elle ne vous
-apprendrait rien, soyez-en persuadé.</p>
-
-<p>&mdash;Je la veux, répondit-il, changeant de ton.</p>
-
-<p>&mdash;N’insistez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je la veux, cria-t-il.</p>
-
-<p>Et il se dirigeait vers l’armoire.</p>
-
-<p>Je le saisis par le bras.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes fou?</p>
-
-<p>Ses lèvres tremblaient.</p>
-
-<p>&mdash;Allez-vous-en, lui dis-je.</p>
-
-<p>Je le poussai dehors. Il ne résista pas.</p>
-
-<p>Je ne l’ai plus revu.<span class="pagenum"><a name="page_232" id="page_232">{232}</a></span></p>
-
-<hr style="width: 15%;" />
-
-<p class="nind"><span class="letra">E</span>TRANGES retours de la fortune et de la passion! De ces deux hommes qui
-aimèrent la même femme, bien que je sois l’un d’eux, je ne saurais
-affirmer que celui-là fut le plus malheureux dont j’ai le plus
-longuement conté l’histoire.</p>
-
-<p>Je n’avais jamais eu pour mon rival, pour mon rival heureux, une haine
-profonde: il n’était pas volontairement responsable de ma misère: il ne
-m’avait pas supplanté. Quand son bonheur s’effrita, si ma jalousie eut
-des flambées nouvelles, j’éprouvai surtout pour lui de la pitié. Celle
-que nous aimions tous deux était morte. Des souffrances qu’elle m’avait
-infligées, à son corps défendant peut-être, je conservais un souvenir
-douloureux, mais je conservais aussi le souvenir chaud des joies qu’elle
-m’avait dispensées. Mon rival, mon rival désormais malheureux, ne
-pouvait pas trouver dans sa misère les consolations que j’avais trouvées
-dans la mienne: celle que nous aimions était morte; il ne pouvait plus
-chercher au fond de ses yeux le regard qui désarme; il ne pouvait plus<span class="pagenum"><a name="page_233" id="page_233">{233}</a></span>
-espérer qu’une parole, même mensongère, même compatissante, dissipât ses
-doutes; il ne pouvait plus rien espérer. Plus rien. Sa misère était à
-jamais sans recours. La mienne? N’en parlons pas. Je n’en ai parlé que
-trop.</p>
-
-<p>Tous deux évidemment, et chacun pour soi, nous fûmes coupables. En face
-de la même femme que nous aimions, chacun de nous avait cru, pour des
-motifs différents, qu’elle était sienne. Ni l’un ni l’autre n’avait eu
-le courage et la faiblesse de la forcer à se faire connaître. J’étais
-trop timide et trop résigné, il était trop fier et trop confiant;
-j’avais eu trop de franchise, et lui trop de pudeur; mon amour s’était
-livré trop naïvement, le sien s’était trop sévèrement dissimulé. Entre
-nous deux, celle que nous aimions, qu’avait-elle voulu? qu’avait-elle
-pensé? Lui ni moi ne le saurons jamais. Et de nous trois, puis-je même
-accuser celui-là plutôt que celui-ci? Et plaindra-t-on l’un plutôt que
-l’autre?</p>
-
-<p>Dans notre pauvre aventure, la morte n’a peut-être pas eu le lot le
-moins enviable. Sans cet accident horrible que je ne veux tenir que pour
-tel, sans cet accident qui ne prouve rien, qui n’achève rien, que fût-il
-advenu de nous? Y avait-il au drame que nous jouions une issue qui ne
-dût pas être désastreuse? En éliminant le cas du mari, dont la passion
-ne dépendit que de la mienne brisée, que nous permettait d’attendre
-notre amour dangereux? Les moralistes me répondraient que l’adultère
-sème son châtiment. Je ne discuterai pas.</p>
-
-<p>Quant au mari, je ne sais pas comment il supporte sa détresse que je vis
-poindre et grandir. Pendant près<span class="pagenum"><a name="page_234" id="page_234">{234}</a></span> d’un an, je n’ai pas eu de nouvelles
-de lui. Tout m’incite à supposer néanmoins qu’il n’a pas recouvré son
-sang-froid de jadis, ni ce calme dont je comprenais que sa femme fût
-excédée.</p>
-
-<p>Au dernier Salon, en effet, j’avais envoyé, comme je l’ai dit dès les
-premières lignes, un simple moulage d’étude: une femme nue, couchée sur
-le côté droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le
-visage enfoui dans le creux des bras croisés haut, de sorte que l’on
-n’apercevait de sa poitrine que la naissance du sein gauche.
-Inconsciemment plutôt que sottement, j’appelais cela: <i>Souvenir</i>. Or,
-huit jours après le vernissage, un inconnu se jeta comme un furieux sur
-cette œuvre sans mérite et la détruisit à coups de marteau. Des
-journalistes venus m’interroger, me répétèrent les initiales du nom de
-ce fou, la police ne leur en ayant pas appris davantage. Je n’ai pas
-besoin de dire qui était ce malheureux, ni que je demandai que l’affaire
-n’eût pas de suites.</p>
-
-<p>Sans cette affaire, je ne me serais probablement pas aperçu que j’avais
-fait prendre à mon modèle une pose que prenait d’habitude, décente et
-narquoise à la fois, quand elle se mettait au lit, la femme adorable que
-je pleure toujours. C’eût été de ma part imprudence et goujaterie, si je
-n’avais pas agi sans dessein. Il a fallu que le mari, plus lucide et
-pour cause, se crût outragé. Maladroit, sans le vouloir, j’ai provoqué
-la rage de cet homme. Je lui ai de moi-même fourni la preuve qu’il eût
-peut-être vainement cherchée ailleurs.</p>
-
-<p>N’est-il pas superflu que je détaille à présent la couleur de mes
-souvenirs? Ce <i>Souvenir</i>, que j’exposais<span class="pagenum"><a name="page_235" id="page_235">{235}</a></span> au dernier Salon, témoigne
-assez que je n’ai rien oublié, et que, le désirant, je n’oublierais
-rien: mon amie perdue est en moi le plus puissant de ces fantômes que
-chacun de nous porte au profond de sa conscience. Elle dirige, sans que
-je m’en rende toujours compte, le cours de mes songes. Au milieu de mes
-travaux, au milieu de ces travaux où j’use mes journées et déroute mes
-rêveries, elle est présente; elle y serait malgré moi. Je l’aimais comme
-je crois que je n’aimerai jamais. On n’aime qu’une fois dans sa vie avec
-tant d’enthousiasme et d’abandon. Si j’aime de nouveau, ce serait avec
-moins d’exigence et plus d’habileté. Mais pourrais-je aimer?</p>
-
-<p>Hélas! si les douleurs anciennes ne disparaissent pas tout entières de
-nous, elles ne persistent pas davantage avec leur acuité qui nous fut
-chère. Elles fondent, elles s’usent, comme une falaise abrupte que lèche
-l’océan; elles s’arrondissent: elles deviennent de tendres et cruels
-souvenirs, autour de quoi montent, écument et sonnent nos agitations
-perpétuelles. Que répondrai-je, si, me voyant silencieux et morose, on
-me demande: à quoi pensez-vous?</p>
-
-<p>O Mienne, Mienne! Toi que je nommais Mienne, à qui étais-tu? Quelle
-étais-tu? Le savais-tu seulement? Tête chérie dont je n’ai jamais connu,
-dont nul n’a peut-être jamais connu le secret, cœur que j’ai senti
-battre sous ma main tremblante, cœur fragile, cœur qui ne bats plus sous
-la main de personne, trésor anéanti, orgueil et désespoir de qui t’aima,
-ô mon amour! Voilà que je ne sais plus, moi non plus, quelle tu étais
-pour moi. A mesure que le temps passe, j’ai bien l’impression que je ne
-te vois plus tout à fait comme<span class="pagenum"><a name="page_236" id="page_236">{236}</a></span> je te voyais, et je sais aussi que ton
-image peu à peu se modifiera devant mes yeux qu’en vain je ferme pour
-qu’elle ne me mente point. Tu m’échappas vivante. Est-ce que ton
-souvenir m’échappera? Se peut-il que je ne garde pas toujours neuve
-cette image charmante qui fut celle de tes derniers moments, celle de ta
-jeunesse, de ta belle jeunesse ravie? Où fuis-tu, mon amour? Où me
-fuis-tu? Suis-je déjà si vieux? Mienne, Mienne que j’ai mal connue,
-Mienne que je n’ai pas connue, vais-je déjà ne plus me reconnaître?
-Vais-je déjà m’étonner que ce soit moi qui porte au flanc cette blessure
-qui saigne?</p>
-
-<p class="fint">FIN<span class="pagenum"><a name="page_237" id="page_237">{237}</a></span></p>
-
-<p class="fint">
-ACHEVÉ D’IMPRIMER<br />
-EN DÉCEMBRE 1924<br />
-PAR F. PAILLART A<br />
-ABBEVILLE (SOMME).<br /></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_240" id="page_240">{240}</a></span>&#160; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_238" id="page_238">{238}</a></span>&#160; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_239" id="page_239">{239}</a></span>&#160; </p>
-
-<div class="boxx">
-
-<p class="big">BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON</p>
-
-<p>Anthologie des Écrivains Morts à la Guerre (1914-1918)</p>
-
-<p>Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15 × 21</p>
-</div>
-
-<table cellpadding="0">
-<tr><td align="left">Exemplaires ordinaires</td><td align="left">100 fr.</td><td class="c"> les 4 volumes</td></tr>
-<tr><td align="left">Exemplaires sur Madagascar (nᵒˢ <small>I</small> à <small>XXV</small>)</td><td class="c">1120 fr.</td><td class="c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td align="left">Exemplaires sur Lafuma pur fil (nᵒˢ 1 à 250)</td><td align="left">336 fr.</td><td class="c">&mdash;</td></tr>
-</table>
-
-<div class="boxx">
-<p>Format in-8º couronne (12 × 19)</p>
-
-<p><span class="un">ROMANS &amp; CONTES</span></p>
-
-<p>
-BALKIS<br />
-<i>Personne.</i><br />
-<i>En marge de la Bible.</i><br />
-<br />
-PIERRE BILLOTEY<br />
-<i>Le Pharmacien spirite.</i><br />
-<i>Raz-Bobeul.</i><br />
-<br />
-SUZANNE DE CALLIAS<br />
-<i>Jerry.</i><br />
-<br />
-NONCE CASANOVA<br />
-<i>La Libertine.</i><br />
-<i>Messaline.</i><br />
-<br />
-RENÉE DUNAN<br />
-<i>Baâl.</i><br />
-<br />
-RAYMOND ESCHOLIER<br />
-<i>Le Sel de la Terre.</i><br />
-<br />
-MAURICE D’HARTOY<br />
-<i>L’Homme Bleu.</i><br />
-<br />
-RENÉ-MARIE HERMANT<br />
-<i>Kniazii.</i><br />
-<i>En détresse.</i><br />
-<i>La Femme aux hommes.</i><br />
-<i>Fakir.</i><br />
-<br />
-JONQUEL ET VARLET<br />
-<i>Les Titans du Ciel.</i><br />
-<i>L’Agonie de la Terre.</i><br />
-<br />
-MAGALI-BOISNARD<br />
-<i>Mâadith.</i><br />
-<i>L’Enfant taciturne.</i><br />
-<br />
-GEORGES MAUREVERT<br />
-<i>Le Grand Plagiat.</i><br />
-<br />
-MARCEL MILLET<br />
-<i>La Lanterne chinoise.</i><br />
-<br />
-ALICE ORIENT<br />
-<i>La Tunique verte.</i><br />
-<br />
-GASTON PICARD<br />
-<i>La Surprise des Sens.</i><br />
-<br />
-THIERRY SANDRE<br />
-<i>Mienne.</i><br />
-<i>Le Purgatoire.</i><br />
-<br />
-P.-J. TOULET<br />
-<i>Béhanzigue.</i><br />
-<br />
-THÉO VARLET<br />
-<i>La Bella Venere.</i><br />
-<i>Le Dernier Satyre.</i><br />
-<i>Le Démon dans l’âme.</i><br />
-<br />
-VARLET ET BLANDIN<br />
-<i>La Belle Valence.</i><br />
-<br />
-WILLY ET MENALKAS<br />
-<i>L’Ersatz d’Amour.</i><br />
-<i>Le Naufragé.</i><br />
-</p>
-
-<p><span class="un">POÉSIE</span></p>
-
-<p>
-JOACHIM DU BELLAY<br />
-<i>Les Amours de Faustine.</i><br />
-<br />
-FAGUS<br />
-<i>La Danse Macabre.</i><br />
-<i>La Guirlande de l’Épousée.</i><br />
-<i>Frère Tranquille.</i><br />
-<br />
-ANDRÉ FONTAINAS<br />
-<i>Récifs au Soleil.</i><br />
-<br />
-LUCIEN JACQUES<br />
-<i>La Pâque dans la Grange.</i><br />
-<br />
-TRISTAN KLINGSOR<br />
-<i>Humoresques.</i><br />
-<br />
-LOYS LABÈQUE<br />
-<i>Le Miroir mystique.</i><br />
-<br />
-ALPHONSE MÉTÉRIÉ<br />
-<i>Le Livre des Sœurs.</i><br />
-<i>Le Cahier Noir.</i><br />
-<br />
-MUSÉE<br />
-<i>Héro et Léandre.</i><br />
-<br />
-HENRY MUSTIÈRE<br />
-<i>La Nouvelle Franciade.</i><br />
-<br />
-JEAN ROYÈRE<br />
-<i>Poésies.</i><br />
-<br />
-CH. DE SAINT-CYR<br />
-<i>Le Livre d’Iseult.</i><br />
-<br />
-JEAN SECOND<br />
-<i>Le Livre des Baisers.</i><br />
-<br />
-THEO VARLET<br />
-<i>Aux Libres Jardins.</i><br />
-</p>
-
-<p><span class="un">THÉÂTRE</span></p>
-
-<p>
-HENRY STRENTZ<br />
-<i>Théâtre de Hans Pipp.</i><br />
-<i>Nouveau Théâtre de Hans Pipp.</i><br />
-</p>
-
-<p><span class="un">LITTÉRATURE</span></p>
-
-<p>
-ATHÉNÉE<br />
-<i>Le Chapitre Treize.</i><br />
-<br />
-FAGUS<br />
-<i>Essai sur Shakespeare.</i><br />
-<br />
-LÉON BOCQUET<br />
-<i>Les Destinées Mauvaises.</i><br />
-</p>
-
-<p><span class="un">ART</span></p>
-
-<p>
-LE FAUCONNIER<br />
-<i>Album</i>, préface de <i>J. Romains</i>.<br />
-</p>
-
-<p>
-Exemplaires sur Alfa français 7.50<br />
-<span style="margin-left: 1em;">&mdash;&nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; Arches&nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; 22 &mdash;</span><br />
-Exemplaires sur Hollande 33 &mdash;<br />
-<span style="margin-left: 1em;">&mdash;&nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; Japon&nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; 55 &mdash;</span><br />
-</p>
-
-<p>Histoire des Régiments de Gardes d’honneur (1813-1814).</p>
-
-<p>Par le Docteur LOMIER (Préface d’Édouard <span class="smcap">Driault</span>).</p>
-
-<p>
-Un volume de 500 pages, format 15 × 21 25 fr.<br />
-</p>
-</div>
-
-<hr class="full" />
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MIENNE</span> ***</div>
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-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-</div>
-</body>
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