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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Les Obsédés - -Author: Léon Frapié - -Release Date: April 20, 2022 [eBook #67884] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team - at https://www.pgdp.net (This book was produced from - scanned images of public domain material from the Google - Books project.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OBSÉDÉS *** - - - - - - - LÉON FRAPIÉ - - LES OBSÉDÉS - - - PARIS - CALMANN-LÉVY, EDITEURS - 3, RUE AUBER, 3 - - - - -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - - -DU MÊME AUTEUR - -Format grand in-18. - - MARCELIN GAYARD 1 vol. - - -Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y -compris la Suède, la Norvège et la Hollande. - - -IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--21392-11-04--(Encre -Lorilleux.) - - - - -LES OBSÉDÉS - - - - -I - - -Ferdinand Prestal s’était marié en qualité de commis-rédacteur à la -Compagnie centrale des Chemins de fer. - -Pendant les fiançailles, il avait confessé un léger travers: - ---En dehors du bureau j’ai adopté, comme distraction, d’écrivasser ce -qui se passe autour de moi; oh! des petites manivelles sans prétention, -faites pour moi seul. Et puis, je bouquine beaucoup; je ne suis pas très -«homme de ménage». - -Son visage était lumineux de franchise et de simplicité: oui, vraiment, -quand il n’écrivait pas, il lisait; sauf cela, aucun égoïsme, il serait -tout à sa femme. - -Marthe,--livrée à cette palpitante curiosité des fiancées: «régnerai-je -sans égale dans votre pensée, mon ami?»,--Marthe, le visage encore plus -clair, encore plus ingénu, avait jugé qu’un tel travers était en effet -bien innocent. - -Elle n’avait pu obtenir aucun échantillon de ces manivelles littéraires: -il s’agissait de si peu de choses. - -Mais, le lendemain des noces, Ferdinand avait spécifié qu’il s’absorbait -dans sa littérature, après dîner, de huit heures à onze heures et que, -levé tôt, il paperassait encore, le matin, avant de partir au bureau. - -Puis il avait gentiment sollicité la participation de sa femme. - -Gentiment, mais en quelque sorte légitimement: cela venait comme une -analogie, comme une suite au droit marital: - ---Tu m’aideras, je serai moins maladroit, avait-il dit en donnant à lire -des nouvelles bien intentionnées, plutôt que bien réussies. - -Sa câlinerie était charmante. Seulement il avait ajouté: - ---Lis tout de suite, quand je te demande. - -Rien de heurté: c’était une continuation de rôle. Ferdinand avait même -imposé la règle d’appréciation: - ---L’écrivain soucieux d’influence doit se dissimuler derrière des -événements significatifs par eux-mêmes. Quand j’écris, je pense à la -gamine de ta directrice que tu m’as si bien dépeinte: les conseils, les -récriminations ne portent pas; elle ment, elle trouve le moyen de se -justifier. Il faut impersonnellement lui dire son fait: «Un jour, une -petite espiègle a caché une pièce d’argenterie et elle a laissé accuser -et renvoyer la bonne: peut-être que cette pauvre fille est morte de -faim... Voilà le pot de confitures, donne-t-en une indigestion si tu -veux.» - -Bref, excepté qu’il dictait son exigence en tout, Ferdinand laissait sa -femme absolument maîtresse de ses goûts et du reste. - - * * * * * - -Ensuite, comme par hasard, il avait fait une heureuse découverte: Marthe -possédait un don vibrant d’observation, une intuition des plus sagaces; -eh bien! ma foi, elle ne s’en tiendrait pas à la critique, elle devrait -aussi sustenter, par des propos abondants, la «petite distraction -littéraire sans importance» de son mari. - ---Mais certainement, mon ami. - -Ainsi se forme une épouse. - - * * * * * - -Certes, au regard d’un écrivain, Marthe pouvait se flatter d’être -documentée à souhait. - -Dans un ouvroir pour les femmes sans asile,--principalement pour les -filles-mères,--où le séjour maximum était d’un mois, elle s’occupait du -secrétariat, des offres et demandes d’emploi. - -Aucun renseignement n’était exigé pour l’admission; mais les vagabondes -qui vidaient leur cœur étaient parfois moins instructives que les -farouches taciturnes. - -Cet ouvroir, on aurait dit parfois d’un cinématographe où passaient -impénétrables, fantomatiques, anonymes, tous les spécimens de -suppliciées venant du néant, retournant au néant. Et la grandeur -tragique planait sur ces vaincues irrémédiables, n’accordant même plus -au monde la grâce de leur plainte. - -Marthe avait ce devoir d’être la douce nature devant les hospitalisées, -aussi bien devant celles qui serraient sauvagement leurs bras sur leur -poitrine assassinée, que devant celles qui étalaient leurs plaies en -criant. Elle assumait ce service particulier d’être la bonté passive, -enregistreuse de faits sans appréciation, la bonté acceptant tout, même -les injures. - ---Voulez-vous du travail?... Quel ouvrage pourriez-vous essayer? -Voulez-vous que nous examinions ensemble votre situation? - -Signe de tête rancunier: rien. - -C’était bien simple: il y avait à n’être rien, devant ce refus. Il -arrivait alors que certaine désespérée, susceptible d’être éloignée par -un battement de cils, revenait volontairement devant Marthe et _pouvait_ -parler sans honte, sans excuse et surtout sans quitter son air hostile, -ce dernier lambeau d’amour-propre: «Voilà ce que j’ai... voilà ce que je -désire...» - -Marthe avait la chance d’être aidée par son physique: mince et de taille -ordinaire, un front intelligent, pas plus, des yeux à pensée limpide, -nulle exagération dans le visage, même pas la coloration, mate; les -traits affinés, certes, mais sans angles qui eussent été durs; -seulement, des joues impressionnantes: de ces joues--pauvre gens--qui -vous écoutent, vous attendent et dont la chair est aimantée. - -Marthe n’était pas un «personnage», quoiqu’elle se rendît compte de la -délicatesse de sa tâche. - -A ce point de vue, ni le mariage, ni la collaboration ne la changea. - -Le matin, elle ne partait pas pour être sublime; inutile de se -préoccuper d’avance des clientes à recevoir, le bon accueil ne se -prépare pas. On la confondait dans le lot des passantes ordinaires. -Comme celles-ci, elle tâtait volontiers, à l’étalage, les étoffes trop -chères pour sa bourse et elle songeait bien pendant cinq minutes à la -robe à faire. - -A la maison, elle ne rapportait aucune empreinte théâtrale de son -secrétariat; elle était une ménagère ayant davantage à raconter que -telle autre femme, employée des postes ou vendeuse de magasin. - - * * * * * - -Grâce à la documentation de l’ouvroir, Ferdinand avait composé des -nouvelles beaucoup plus charnues, remarquables par l’animation -sentimentale. Autant sa femme était généreuse d’intelligence et de fait -extérieur, autant il était généreux d’instinct et de fait intérieur. - -La plaisanterie «d’écrire pour soi» n’avait pas duré. Il s’était donné -la peine de chercher; plusieurs publications non payantes l’avaient -accueilli. Enfin, une Revue fastueuse avait imprimé sa copie, après -trois ans d’attente: cinquante francs! - ---Rien ne fait grandir l’ambition comme le succès d’argent, annonçait-il -narquoisement tout d’abord. - -Puis un jour, effectivement, il avait surgi en volonté magnifique: - ---Je veux faire un roman! Je veux faire une œuvre existante, -considérable! - -Il avait embrassé sa femme, elle l’avait regardé d’amour. C’était -entendu: cette création-là aussi appartiendrait à leur commune -exaltation. - -Ils étaient mariés depuis huit ans, leurs deux garçons avaient cinq et -sept ans. - - * * * * * - -Marthe appelée à secourir tant de victimes de la criminalité masculine -adorait son mari. - -Leur excellent ami Griffon taquinait les époux là-dessus: - ---Heureusement que la logique est exclue de certains domaines!... On -prétend que les sages-femmes sont plutôt mises en disposition par les -déchirements mêmes de leur métier... - -Marthe rougissait. Ferdinand exagérait son clignement de fatuité. - -Il collectionnait des notes plus ou moins utilisables, selon la manie -des gens de plume; après six mois d’ancienneté dans le mariage, il avait -trouvé séant de consigner cette observation: - -«La femme bonne et affectueuse la plus chaste, la plus rigoriste, ne -sait pas faire la moindre retenue à l’époux: la richesse est à lui, dès -le souhait. La femme ostensiblement voluptueuse, mais égoïste et d’un -attachement subalterne, laisse le caprice régler sa libéralité. Jamais -son mérite intermittent, si fougueux et si raffiné soit-il, ne vaudra la -_totalité constante_ de l’autre femme. Pensez donc: chez cette autre, -nulle frivolité ne se disperse, nulle, ni avant, ni après l’heure. Allez -donc lutter d’extase avec cette nature concentrée!» - - * * * * * - -Ferdinand avait annoncé, un lundi après dîner, son intention de faire un -roman; le mardi matin, dès le réveil, il se répéta expressément, comme -si l’entreprise ne souffrait aucun retard. - ---Tu auras toute mon aide! assura sa femme les yeux riches, grands -offerts. - -Il s’émut intimement: vrai! si l’œuvre naissait incomplète, la faute en -serait seule à l’exiguïté de son génie à lui. - -Le soir, au retour du bureau, il perçut une vibration de plus dans la -voix de Marthe: - ---J’ai reçu des nouvelles des enfants, ils vont bien; Albert a voulu se -faire couper les cheveux tout ras et Georges a préféré une raie; -heureusement que grand’mère ne les prend pas souvent, une séparation de -trois jours me semble déjà trop longue; je n’ai quitté l’ouvroir qu’à -six heures moins le quart, à cause de la Maslowa qui s’est décidée à me -parler: elle entre en place ce soir, son mioche est mis en nourrice; et -d’abord elle n’est pas plus Russe que moi. - -C’était l’habitude; dès l’antichambre, Marthe servait à Ferdinand les -principaux faits de la journée, en une phrase d’assortiment, avec une -franchise de petite fille bavarde, avec une sorte de zèle affectueux. - ---Ah! dit Ferdinand, les oreilles pleines. - ---Tu fais «Ah!» comme si cela te désillusionnait. Elle s’appelle -prosaïquement Catherine Bise et elle est née sans prétention au -Kremlin-Bicêtre. - -Ferdinand imita la rigueur outrecuidante d’un de ses chefs, lequel ne -convenait jamais d’une erreur: - ---Permettez, femme chétive, je savais bien qu’il y avait du russe dans -le cas de votre Catherine: le Kremlin et j’avais raison de la surnommer -provisoirement Maslowa... Mais ne te déshabille pas, nous dînons chez -les Griffon, tu me finiras ton histoire en marchant. - ---Bon! moi qui avais déjà allumé le feu... Griffon est donc encore une -fois rabiboché avec sa femme? - ---Faut croire. Elle a même promis d’être sage _pimbêchement_ et de -rompre--jusqu’au dernier fil--avec sa chère madame de Mireille, que je -voudrais bien connaître, entre parenthèses. - -Marthe envoya le vent d’une claque amicale sur la joue de son mari: - ---Tu sais, mon bonhomme, les _madame de_ sont pareilles aux autres; on a -beau chercher, la particule n’ajoute rien, sous la main. - -Par le boulevard des Batignolles, falotement éclairé au gaz, Ferdinand -et sa femme allèrent, se donnant le bras. Ils habitaient rue Saussure, -les Griffon rue Houdon; le chemin était de suivre les boulevards -extérieurs jusqu’à la place Pigalle. - -Un beau temps de gel rendait le pavé crottineux; les passants séchaient -avec obstination l’humidité de leur nez. A la station des fiacres, les -têtes des cochers affichaient un violet coléreux, tandis que les -sergents de ville d’alentour se décoloraient en vert. Ce désaccord entre -deux des plus importants produits de la rue dérangea, une seconde, -l’attention de Ferdinand. - -Marthe parlait d’un accent ordinaire, toute à son mari, toute à la -simple exactitude de son souvenir: - ---Quand il a été convenu que Catherine Bise nous quittait, je lui ai -dit: «N’oubliez pas l’adresse de l’ouvroir, si vous étiez dans la peine, -pensez à moi.» Une réponse amère a souri sur sa figure: «Oui, la goutte -de charité dans l’abîme, je connais, merci de l’intention.» Ses longs -cils ont palpité, vraiment ils m’ont envoyé une caresse. Alors moi, j’ai -rendu pour de bon, à Catherine, un baiser, ça ne pouvait pas se faire -autrement. Ah! si tu savais, aussitôt, ce poids de sanglots qui est -tombé sur mon épaule! J’ai tiré la pauvre fille sur le banc du parloir, -contre moi et j’ai attendu. Tu comprends, elle a bien senti mon cœur qui -battait; au bout d’un instant, elle s’est soulevée un peu et elle s’est -mise à lui parler, contre mon corsage, doucement, interminablement: -«J’ai personne, que mon enfant...» Moi, sans oser même remuer les -lèvres, je tenais la main glacée de Catherine dans mes deux mains et -seulement, de temps en temps, le long des phrases, je serrais d’une -secousse involontaire, comme quand on a peur au bord d’un fossé. - -Ferdinand écoutait, le front serré, ramasseur, et ses yeux rendus aigus -piquaient au passage des dames emmitouflées de fourrures, des -demoiselles de magasin parées de collets soutachés. Marthe plongea son -regard dans une devanture de modes, par devoir féminin, et, négligeant -deux messieurs en chapeau de haute forme qui pouvaient entendre, elle -émit à pleine voix: - ---Pour sûr, voilà ton roman, toi qui veux donner à la réalité vulgaire -une mission héroïque. Dame, pour débuter, c’est trop brutal; on dirait -d’un affreux fait-divers. Catherine a été séduite à dix-sept ans; -là-dessus, je n’ai pas de renseignements, d’ailleurs l’accident suffit. -Chassée par ses parents, abandonnée avec un enfant, elle s’exténue à -faire de la couture, dans une chambre à Belleville. L’enfant meurt -d’étisie, âgé de quelques mois; là encore, je ne sais pas grand’chose et -puis, au milieu des pleurs, il y avait des mots noyés, méconnaissables. - -Par une nécessité inexplicable, Marthe se tut, le temps de laisser -passer une jolie petite écolière au nez retroussé, «décorée» sur son -tablier noir, puis elle expliqua, au sujet de l’enfant mort d’étisie, -que l’administration chargée d’inhumer les indigents n’accordait que le -strict nécessaire: la terre. Aussi, les marchands d’articles funéraires -dépêchaient-ils des racoleurs à l’adresse des _décès gratis_ et s’il -restait un meuble, un drap, les pauvres achetaient une croix pour -orienter la douleur dans le désert de la fosse commune. - ---Tu te représentes Catherine assise sur l’unique chaise de la chambre -d’hôtel, en face du petit cadavre? Catherine famélique et délicate, avec -ses yeux timides. Je te l’ai dit, le jour de son entrée à l’ouvroir, -elle a des yeux qui «sautent» d’avaler trop la lumière et ils sont trop -simples, trop doux, les autres yeux les éraflent... Arrive le courtier -funèbre, un homme «comme les forçats évadés sur les images». - -Ferdinand secoua la tête et parut envoyer une menace, à droite, vers les -arbres noirs du boulevard: - ---Je définis surtout ces espèces de brocanteurs d’après leur argot -effroyable. J’en ai vu un devant la mairie, avec le commissionnaire, son -copain; il montrait une vieille qui avait eu «cette piété des derniers -sous» dont tu viens de parler; au lieu de dire: «Je lui ai fourni la -croix», il a dégoisé rêchement: «J’ai fait la trique!» - ---Alors, tu ne vas pas trop t’épouvanter, espéra Marthe. Du reste -l’épisode aurait peu de place dans le roman. Souvent, la cause d’un -drame se pourrait comparer au fait de la naissance d’un personnage, -c’est _tout_ évidemment, mais cela reste en dehors. - - * * * * * - -Chaupillard, un ami malveillant, accusait Marthe d’être «phraseuse à -cause de son instruction confortable certifiée par diplôme.» Griffon, -l’ami bienveillant, protestait: - ---Non! Elle était douée de la sensibilité qui façonne et assaisonne -l’expansion; de plus, la fréquentation, à l’ouvroir, de personnes au -vocabulaire débraillé, l’incitait à surveiller son élocution; les -institutrices ne prennent-elles pas une affectation grammairienne par -habitude de réagir contre le mauvais langage des élèves? Enfin, -lorsqu’elle pensait aux essais littéraires de son mari, elle «composait» -d’instinct, parce que l’on pénètre mieux les gens jusqu’à l’intime, à -employer leurs expressions professionnelles. - - * * * * * - -Ferdinand sentit au bras de sa femme une contraction nerveuse et le -récit continua: - ---Tu te représentes?... Je viens pour la croix, dit le racoleur. «Une -croix! Je voudrais bien! je n’ai pas d’argent!» pleure la tremblante -Catherine. Alors le hideux carnassier propose: «On peut s’arranger...» - -L’accent de Marthe s’altéra: - ---Écoute, je sais ce que c’est que de tenir contre soi une ressuscitée -qui revoit son assassin. - -Et Marthe reconstitua le crime: - ---Il y avait eu l’homme fouillant la douleur avec un croc: «Vous ne -pouvez pas laisser le pauvre chéri sans croix... pensez donc! il attend -sa croix... et en beau bois peint... Et sans ça... plus rien! Dans le -trou, comme un chien!» Il y avait eu l’homme approchant ses griffes et -faisant le simulacre d’emporter, de jeter. Alors, la démence des -femelles privées de leur petit et qui demandent si l’on ne voudrait pas -le leur ranimer; alors l’égarement, la quasi syncope, l’affaiblissement -de la faim, l’abandon de tout l’univers, la mort qu’on appelle, et la -violence qui renverse comme le coup de la mort!... Le jour même, -Catherine atteinte de fièvre délirante avait été transportée à -l’hôpital; c’étaient les employés des pompes funèbres qui avaient rendu -le service de la descendre, l’un tenant les pieds, l’autre la tête. - -Marthe acheva frémissante: - ---Et voilà que, convalescente, au bout de trois mois, tu devines?... -Tout ce que la fatalité peut décréter de plus épouvantable?... _L’homme -à la trique_ n’a pas commis un crime unique: il a engendré! - ---Mince, alors! lança Ferdinand, la mine sombre. Quelle donnée pour un -feuilleton rocambolesque! Si tu avais lu ce prologue dans le journal, je -dirais: «Ça promet», et je te dispenserais de me tenir au courant. - -La traversée de la place Clichy, dans le lacis des véhicules, n’était -pas à faire en bavardant. Ferdinand changea de modulation: - ---Il s’agit de zyeuter, pour ne pas nous laisser déranger le corps par -un tramway. - -C’était un fait: tandis que Marthe avait naturellement un parler quasi -littéraire, Ferdinand affectait volontiers le parler faubourien. Parmi -les accessoires du genre artiste, il avait modestement choisi celui-là, -au lieu des grands cheveux, du chapeau cabossé, du pantalon à pont, -etc., auxquels il aurait pu tout aussi bien prétendre. - -Sur l’impériale de l’omnibus des Batignolles, un apprenti, tout seul, -faisait penser à une statue dégradée dans un jardin désert. Le marchand -de marrons, près de la station, donnait vivement des petits sacs -préparés; il vit partir en l’air un de ces sacs. - ---Eh! toi, Réchauffé, là-haut!... Attrape ça!... - -Juste, l’omnibus démarrait. _Réchauffé_ n’eut pas le temps de s’ébahir; -il attrapa les deux sous de marrons, que lui lançait un monsieur -inconnu. - -Le contrôleur, ses correspondances à la main, resta un moment à rigoler -de ses propres supputations: ce monsieur à pardessus marron et chapeau -melon,--dans les trente-cinq ans,--avait une bonne tête, dans le genre -d’un premier commis de grand magasin de nouveautés; la femme qui lui -reprenait le bras était jeune, mais pas très chic. Ils s’en allaient -sans hâte; la femme parlait, penchée, collante, sans doute qu’elle le -bassinait avec des histoires... Alors, au lieu de répondre, on siffle en -l’air, on jette deux sous de marrons à un gosse. - ---Catherine s’est donc échouée à notre ouvroir, avec son second enfant, -bien vivant celui-là. Il a huit mois; comment l’a-t-elle gardé jusqu’à -présent?... Elle l’aime sauvagement, et j’ai entrevu «du sublime -effrayant» dans son excès de maternité... En tout cas, le drame passé -n’est rien, entends-tu, à côté du drame présent, et nous aurons -énormément à en reparler: à partir d’aujourd’hui, Catherine est placée -comme bonne à tout faire, chez un marchand de beurre, à Vaugirard, et -son enfant est en nourrice à cinquante lieues d’ici. Cette séparation ne -saurait durer sans catastrophe... mais j’espère bien que nous pourrons -intervenir... Quand la femme est venue chercher le poupon, Catherine a -balbutié: «Il s’appelle Émile... il n’est pas méchant; je vous assure, -madame, qu’il n’est pas méchant». La nourrice exhibait une puissante -membrure de paysanne, endurcie, rugueuse. Catherine s’effrayait des -redoutables mains étrangères qui emportaient la frêle créature, et elle -battait des yeux pour les caresser, pour les adoucir et elle répétait -d’un accent de prière ardente cachée sous une pauvre politesse mal -souriante: «Vous verrez, madame, il vous aimera bien...» Tiens, -Ferdinand, une voix qui ne serait pas faite de l’air dans la gorge, une -voix qui serait faite avec du sang échappé. - -Ferdinand, pour bien se pénétrer, renversa fortement la nuque contre le -collet de son pardessus; mais l’exaltation léonine de sa face tomba tout -de suite: - ---Madame Griffon nous regarde par la fenêtre. - - - - -II - - -Anatole Griffon, collègue de Prestal, était son plus intime ami. Aussi, -les vêtements accrochés dans l’entrée, Ferdinand annonça-t-il: - ---Tu sais, demain, je commence à gâcher du papier. - ---Aimez-vous les cèpes à la bordelaise, monsieur Prestal? demanda madame -Griffon. - ---Oui, certainement... Ma femme vient de me donner une carcasse de -roman, quelque chose d’entrelardé... - ---Fais donc attention, Ferdinand, tu dis que tu aimes les cèpes... - ---Ah! mais non, je ne les fréquente pas. - ---Quoi! Un sujet inédit? interrogea Griffon avec un vif intérêt. - ---Mon vieux, depuis que l’humanité existe, la mistoufle a tiré toutes -ses éditions. - -Par habitude, les deux hommes s’asseyaient coude à coude, à la table de -la salle à manger; les deux femmes faisaient face, les couples -intervertis. Quand les jeunes Prestal étaient du dîner, ils se plaçaient -en bouts. - -Griffon avait des revenus, à part ses appointements. La cérémonie des -réceptions consistait en gourmandises et en ce que la bonne mettait son -tablier numéro un. - -Comme le raccommodage des époux Griffon, après une longue brouille, -manquait encore d’adhérence,--à preuve l’insistance des considérations -échangées sur un nouveau potage au cresson,--on fut heureux de tenir un -thème de conversation quelque peu solide. - ---Alors, il s’agit d’un cas particulièrement poignant? demanda Griffon, -tourné pour marquer son empressement. - ---Oui, et surtout la camarade qui me servira de modèle est des plus -sympathiques. Autrement, rien de neuf; ce sera à moi de présenter aux -gens un cri extrait de la clameur perpétuelle qui les environne, de -telle façon qu’ils se figurent l’entendre pour la première fois. - -Madame Griffon entreprenait sa voisine: - ---Serait-ce cette pauvre fille que vous aviez surnommée la Maslowa? - -Ferdinand, dont la rêverie vagabondait parfois en pleine polygamie, -n’avait pas été sans viser madame Griffon, dans sa notice sur la femme -ostensiblement voluptueuse. Blonde mousseuse, très jeune, elle -enjolivait d’un rire jamais complètement disparu son minois coquet, du -type alsacien délicat. - ---Vous êtes bien aimable de ne pas avoir oublié la Maslowa, répondit -Marthe, avec gratitude. - -Ces dames étaient différentes au point de renoncer à se juger en -profondeur, au point de rester satisfaites et d’accord. Marthe se -sentait, par contraste, rehaussée dans son intellectualité; du reste, -fort indulgente, elle ne niait pas complètement le mérite des existences -fantaisistes. Madame Griffon se savait plus capiteuse et plus digne de -l’approbation de la littérature révolutionnaire. Elle percevait que -Ferdinand,--au nez large, aux yeux à double fond, avec sa femme -parfaite,--devait rendre de furieux hommages aux imperfections du monde. - -La jalousie obligatoire entre femmes établies couvait, il est vrai, sous -la sincère amitié, mais elle devait s’ignorer de part et d’autre, tant -qu’un événement exceptionnel et formidable ne donnerait pas une -flagrante supériorité à l’un des deux types d’épouses et par suite à -l’une des deux organisations d’existence. - -Les relations suivaient les fluctuations du ménage discordant. Les -Prestal et les Griffon se recevaient à table au moins deux fois par -mois, en temps de paix; de plus, madame Griffon prodiguait ses visites à -l’ouvroir, ou bien montait jacasser rue Saussure,--quelques minutes en -passant,--juste de quoi inquiéter son mari. - -En temps de guerre, les communications étaient coupées. - - * * * * * - -Dans l’intervalle du poisson au rôti, Griffon s’adressa à Marthe: - ---Est-ce que votre Catherine a une certaine culture? - -C’était un barbu brun, à traits longs de Christ, avec un éclairage de -bienveillance naturelle. Ce mot de Ferdinand ne manquait pas -d’ingéniosité: «Toi, mon vieux, tu es ma femme, en homme». - -Marthe répondit: - ---Avant son malheur, Catherine travaillait avec sa mère, une couturière -de quartier, ayant une petite clientèle; le père est un médaillé -militaire, surveillant d’usine; elle ne sait guère plus que lire et -écrire. Ne la croyez pas nulle pourtant: ce soir, après le départ de la -nourrice, Catherine m’a obligé à déguiser ma pensée: «En somme, ai-je -dit, votre enfant ne sera presque pas séparé de vous, vous le verrez -souvent, vous irez, on vous l’amènera facilement...» Mensonge! Outre le -voyage en chemin de fer, il y a vingt kilomètres de route. Mais elle -_voulait_, et sa bouche m’aspirait l’âme, et il me semblait voir un -frisson phosphorescent animer l’imperceptible duvet brun de sa lèvre -supérieure. - -Griffon attaquait le découpage du poulet, il émit avec sentiment: - ---Albert et Georges, vos deux diables, quand je leur présente un jouet -de deux sous, ont aussi toute l’expression dans le bas du visage. - -Un silence commandé par la bonne dont les bras nageaient autour de la -table. - -Madame Griffon se leva, piqua une fleur dans les cheveux de Marthe et -s’appuyant au dossier haut de la chaise, elle rit admirativement dans le -cou de son amie: - ---Vous parlez comme on écrit quand on s’applique et encore, zut! j’ai -jamais mis de phosphore dans mes lettres... Fallait nous l’apporter le -mioche, puisque nous n’en avons pas... voilà ce qui manque. - -Un désir sincère de charité, d’élévation morale, perçait dans cette -plaisanterie. Marthe pencha la tête pour recevoir et rendre la -câlinerie; elle ne put s’empêcher de scruter Griffon d’un rapide coup -d’œil. - -Comme toujours, deux pensées vivaient simultanément dans la pièce; l’une -perceptible, celle du discours échangé; l’autre tacite, secrète, faite -de ce que les personnes réunies connaissaient les unes des autres et de -ce qu’elles désiraient, chacune, par tempérament. - -Les Prestal «savaient tout». - -Griffon, homme d’intérieur, était une espèce de savant gai: philosophe -et sociologue. Il offrait ou concédait à sa femme toutes les -distractions loyales, mais il lui demandait d’être rentrée au moment des -repas, d’être véridique, et de se créer des occupations plausibles. - -Adèle s’obstinait à s’habiller comme pour l’encan, des demi-journées -dans son cabinet de toilette, à fréquenter une certaine madame de -Mireille capable des pires excentricités. Ou bien elle jouait à la femme -fragile, se languissait sur une chaise longue, selon une médiocre leçon -de théâtre; mais tout vrai commerce littéraire la rebutait; elle -s’acoquinait aux feuilletons de stupidité négresse, aux productions -grivoises les plus vomitives. - -Cette guigne aussi était sienne de raconter des visites à des personnes -décédées, ou à des expositions fermées. - -Prise en défaut, elle cherchait querelle à son mari, pleurait, se -barricadait derrière un grief imaginaire sans rapport aucun avec la -situation présente, dans un tel illogisme sourd, buté, dans une telle -mauvaise foi arrogante, que Griffon «y renonçait». Une bonne claque, -selon le mode enfantin, les aurait peut-être sauvés tous les deux. Puis, -voilà: chair faible, il acceptait d’être dédommagé par des exagérations, -tel un amant payeur à qui l’on prend souci d’accorder le grand jeu de -temps en temps. - -Au fond, il s’était peu à peu désaffectionné; sa famille, outrée de voir -un garçon de si haute valeur sombrer dans les tracas domestiques, le -poussait au divorce. Jeune encore, sans enfant, il pouvait reconstituer -bellement son existence, à la condition pourtant d’éviter un drame ou un -scandale. Et Adèle tenait à son emploi lucratif de femme mariée; n’ayant -pas eu de dot, elle ne voulait pas déchoir à la médiocrité d’une pension -alimentaire. Elle aimait beaucoup à paraître, non sans quelque noblesse -d’ailleurs: jamais elle ne perdait l’occasion d’ajouter à sa coquetterie -le faste des pourboires. - - * * * * * - -Pour l’instant, elle se rassit, et demanda soudain avec une mine -soucieuse de critique prêt à porter un jugement définitif: - ---Combien ferez-vous de pages, exactement, à votre livre, monsieur -Prestal? - -Son mari tira Ferdinand d’embarras: - ---A l’encontre des Anglais et des Russes, les Français préfèrent qu’on -leur serve le roman pas trop épais. - -Elle réclama, la main au-dessus du poulet découpé: - ---Laissez-moi vous soigner, monsieur Prestal, vous allez mettre au monde -un amour de feuilleton. - ---Vous pouvez blaguer, répondit Ferdinand, livrant son assiette, il -n’est pas moins vrai que «la soupe nourrit le roman», selon un vieux -proverbe. - -Et il décocha un rire de gratitude vers Marthe. - ---Mais oui, aucun concours n’est indifférent, affirma Griffon. - -Et il ajouta avec une bonhomie un peu soupirante: - ---Tu as tout ce qu’il faut pour bien travailler. - -La fourchette à servir fut posée d’un choc brusque: s’agissait-il d’une -comparaison désobligeante? - -Marthe s’empressa de bifurquer: - ---Catherine Bise aura très peu de liberté chez ses patrons, mais elle a -promis de m’écrire; j’attends sa correspondance avec une sorte -d’appréhension... - ---Je vous conseille de prendre un air malheureux, s’écria madame -Griffon, votre mari va devenir célèbre. Ce que je me goberais moi, -d’être la légitime d’un grand écrivain! - -Elle s’exprimait un peu vulgairement, autant par disposition spontanée -que par insuffisance de culture. Il lui aurait plu de parler faubourien -comme Ferdinand, mais elle ne savait donner que l’accent «à traîne»; le -vocabulaire lui manquait. Elle n’appartenait ni au peuple, ni à la vraie -bourgeoisie: son père était un petit employé obligé d’habiter «un vilain -quartier», mais elle avait été élevée dans un pensionnat de demoiselles, -à Saint-Mandé. - -Actuellement, il apparaissait surtout que le projet de Ferdinand -frappait à l’extrême son imagination; une certaine tension du front -révélait même que «le roman fait» pourrait être un de ces gros lots qui -causent du refroidissement entre chères amies. - -Ferdinand avait voulu fatiguer la salade qui n’était jamais mélangée à -son goût. Griffon, un coude sur la table, concentrait sur lui un -singulier sourire nerveux: - ---Mon vieux, la valeur de ton œuvre dépendra de la force avec laquelle -tu aimeras Catherine et son enfant. - -Ferdinand offrit le saladier; son regard émincé fila le long de son bras -et, par-dessus la verdure, fureta le minois blond de madame Griffon: - ---Je n’ai pas vu Catherine, eh bien, je la sens, je l’ai dans la peau, -appuya-t-il. - -La jolie Adèle haussa les paupières, en femme désobligée de ne pas -constituer le seul point de mire de l’univers. - ---Vous n’êtes pas jalouse? demanda-t-elle de côté. - -La figure de Marthe attrapa un supplément de lumière: - ---Si j’avais à l’être, je serais jalouse de la littérature; mais je -souhaite que mon mari aime bien Catherine et son mioche: la pitié -renforce les sentiments de famille. Quand j’ai tripoté des tout petits -maladifs à l’ouvroir, je trouve meilleures, le soir, les joues de mes -enfants. - -La bonne heurta Griffon d’un geste maladroit qui faillit attirer -l’attention sur elle. A chaque instant, elle arrivait au bruit du -timbre, muette et à pas mous, elle apportait et emportait les choses, -sur de brèves indications et sans être vue, pour ainsi dire. - ---Il y avait longtemps que tu n’avais chanté ta couvée, dit Ferdinand -moqueur. - ---Mes enfants sont plus beaux que toi, riposta sa femme par une feinte -agression. - ---Ils vont se disputer, rit madame Griffon, montrant ses dents -éblouissantes à son mari, avec une contorsion de chatte bien disposée. - -Un total épanouissement parcourut la barbe de Griffon: - ---Je sais bien qui pliera le premier. - -Les estomacs avaient leur compte. - -Le dessert. La soirée continuée, les coudes sur la table, sans façon. - ---Les gens ont tort qui, le repas fini, abandonnent la salle à manger -lentement chargée d’effluves, déclama Ferdinand. - -Le meuble était agréable chez Griffon; les chaises de bois tourné léger -avaient un haut dossier légèrement renversé et des accoudoirs. Un vieux -dressoir se hérissait de bonshommes normands sculptés avec une amusante -naïveté. - -Madame Griffon montra, d’un clignement malicieux, à Marthe, un objet -placé sur l’étagère du dressoir et chuchota, comme une enfant -désobéissante: - ---Mon gain est toujours là. - -Il s’agissait d’un vase de fausse porcelaine de Chine qu’elle avait -gagné à la foire aux pains d’épices. Elle affectait de le présenter à -tout le monde, avec cette déclaration: - ---Le seul gain de ma vie. - -C’était une façon de taquiner son mari qui ne partageait pas son goût -intrépide pour les chevaux de bois, les tirs et les loteries, et qui lui -reprochait, à l’occasion, ses occupations vides, «même pas égoïstes, -sans aucun profit». - -Elle avait trouvé un mot très agaçant, mais très symbolique. Il y avait -en vérité, dans le lot de fête foraine, comme un spécimen des aptitudes -de la jolie femme. - -Ce soir, après le dîner, elle se sentait si bon cœur que, résistant à -l’envie de contrarier son mari, elle avait parlé tout bas. La réponse de -Marthe fut mise dans un baiser: «Hou! la vilaine!» - -Soudain, Adèle interrogea Ferdinand avec vivacité: - ---Comment allez-vous faire?... Vous allez écrire: _Chapitre premier_... -Ensuite, il va falloir rudement travailler, conclut-elle, sur un ton -beaucoup moins enthousiaste. - -Et elle garda même une moue pénible. - -Griffon, qui rêvassait, trouva le joint de continuer sa pensée tout -haut: - ---Les critiques ont coutume de dire d’un romancier médiocre «qu’il a -besoin de travailler encore», on croirait qu’il n’a pas assez lu de -traités littéraires. C’est comme si l’on disait d’un instituteur qu’il -n’a pas assez étudié les manuels de pédagogie: la vraie pédagogie ne -s’apprend pas dans les livres. - -Adèle contemplait toujours Ferdinand, la tête penchée, et semblait le -trouver profondément «phénomène» depuis qu’il allait entreprendre un -ouvrage exigeant une application matérielle si prolongée. - -Ferdinand ne put se dispenser d’adresser une réponse à cette admiration -muette, tout en fumant d’un air capable: - ---Ah! l’on n’est pas un monsieur ordinaire, quand on fait un roman. Nous -avons un collègue,--Farandeau, tu connais?--depuis dix ans, l’on entend -murmurer «qu’il fait un roman». On n’en sait pas plus; seulement, il est -officier de l’instruction publique et il a des mains trop molles, qui -n’ont jamais touché à rien de lourd. Et puis, il ne parle que de ses -fonctions animales, mais dans un style particulier. Par exemple, il dit: -_je dors comme un bois_, et, les lèvres serrées, les yeux supérieurs et -désabusés, il guette si vous faites le rapprochement voulu avec _la -Belle au bois dormant_. Il a une physionomie tellement ingrate que l’on -ne devine pas s’il plaisante ou s’il sent comme ça... il doit sentir -comme ça. - -Le décor de la table changeait: les tasses après les verres; des -carafons verts et jaunes après les bouteilles rouges. La sonorité de la -rue entretenait l’impression de l’hiver extérieur: la trompe des -tramways, _la Presse_, couraient lointainement, diminuaient, -s’évanouissaient, puis le vent gelé apportait des clameurs neuves -grossissantes, au galop. - -Catherine Bise et son enfant reprenaient la prépondérance dans la -conversation, et se mêlaient au cliquetis d’intimité des cuillers à -café. - ---Pourvu qu’elle supporte la séparation, d’abord!... Une allumette? -tiens. - -On discuta des moyens à employer pour qu’un enfant fût bien soigné en -nourrice. - -La bonne fonctionnait, en tortillant la tête sur son cou trop court, -avec une indicible application, comme si les paroles étaient en duvet et -qu’elle cherchât à s’y frotter le plus possible. Ignorée derrière le -haut dossier des chaises, elle marchait, elle marchait et, selon le -dialogue, elle envoyait une poussée de joue vers Marthe, une poussée de -joue vers Griffon. - -Il est rare que l’on ne formule pas une trouvaille au moment de se -séparer. Ce fut la maîtresse de la maison: le roman inspiré de Catherine -devait être mis sur chantier sans délai, eh bien! dès qu’un fragment -serait composé, M. Prestal pourrait venir le lire aux Griffon! - ---Mais oui! Ce serait excellent à tous les points de vue. - -Debout, on gesticula de satisfaction: - ---Permettez; il y a loin du projet à la réalisation. - ---Je suis sûre que ce sera très épatant. - -Marthe n’oubliait jamais de faire une discrète apparition dans la -cuisine. Tiens! la bonne était nouvelle! Et Marthe vit que cette fille -avait exactement une tête de tortue, plate, allongée dans le sens du nez -à la nuque, la bouche fendue en claquoir. Mais quoi? Ce n’étaient pas -les vingt sous d’usage qu’elle attendait! Grâce à son expérience de -l’ouvroir, Marthe crut saisir que la bonne sollicitait une autre -bienveillance, avec une avidité de tortue drôlement mobile. Supposition: -une mendiante qui aurait vu secourir d’autres pauvresses et qui, muette, -mutilée, ne pourrait qu’agiter désespérément sa tête pour attirer -l’attention à son tour. - -Mais Marthe n’eut pas le temps. - -Ferdinand criait dans l’antichambre: - ---Allons, tu viens?... Entendu, l’on vous apportera ici Catherine et son -moutard enveloppés dans du papier... au revoir, mon vieux... - ---Au revoir... - ---A bientôt... Catherine... - ---Bonne réussite... l’enfant... - -A cause des bourrelets, la porte joignit avec un coup sourd de chair -écrasée. - - * * * * * - -Avant de se coucher, à minuit, Ferdinand prépara sur sa table du papier -blanc coupé d’une certaine dimension. - -Il écrivait dans le salon donnant sur la rue Saussure. L’appartement -comprenait une autre pièce sur le devant: la salle à manger, remarquable -par le cuivre luisant de la suspension et du poêle de faïence et, sur la -cour, deux chambres à coucher. - -Trois «têtes» grandeur nature, encadrées, caractérisaient le salon: -Balzac et Tolstoï accrochés au mur de chaque côté de la bibliothèque et -Dickens, près d’une fenêtre, face à la cheminée. Ferdinand avait acheté -ces portraits dans l’exaltation d’avoir touché les fameux cinquante -francs de sa nouvelle. L’occasion avait déterminé son choix; il aurait -aussi bien pris Zola, Dostoievsky et Ibsen. Il en plaisantait: - ---On voit tout de suite chez qui l’on entre; et, si l’on veut apprécier -mes œuvres, on sait à qui me comparer. - -Il n’avait jamais fouillé le détail de ces gravures. - -Ce soir-là, quand il eut donné à son papier le format indispensable, -comme il tournait encore pour chercher de l’encre fraîche, il s’aperçut, -au bout d’un an, que le menton de Dickens était balafré comme par un -projectile. - -«C’est normal de ne pas examiner à fond les objets d’art que l’on -possède chez soi, réfléchit-il narquoisement, on a le temps de les -étudier, on a toute sa vie pour ça; l’important c’est de les avoir -achetés et mis en place.» - -Plusieurs secondes, il resta en contemplation; et son front, par une -accumulation de fluide, se gonflait, se déformait: indice de l’appétit -littéraire unique, exclusif. - -Quand il se décida à passer dans la chambre à coucher, Marthe était déjà -au lit; les sorties du soir la fatiguaient beaucoup après son service de -l’ouvroir. Malgré un pesant besoin de sommeil, elle attendait son mari, -les yeux patients vers la porte. - -Elle le saisit, d’un regard direct de femme, abrité sous les cils. - -Alors, sur le ton acquitté d’une personne qui sait ce qu’elle voulait -savoir, elle dit: - ---Eh bien, tu en fais un front! - -Et elle s’endormit tout de suite. - - - - -III - - -La semaine suivante, un mardi, comme Marthe rentrait à cinq heures et -demie, avec ses enfants cueillis à l’école en passant, madame Griffon -arriva, en surprise, un bouquet de mimosas à la main. - ---Vous êtes bien aimable, remercia Marthe, j’adore les fleurs... et puis -l’hiver les rapproche de nous, un peu comme des créatures frileuses... -Excusez-moi, une minute, je mets un morceau de viande sur le feu. - -Madame Griffon embrassait Albert et Georges et leur abandonnait son -superbe tour de cou en fourrure. - ---Amusez-vous avec la «bête». - -Ils ne devaient pas tarder à rire aux dépens de la bête, mais avant, ils -admirèrent la visiteuse, comme une image, à cause de son costume -tailleur, gros vert, à lignes raides, tandis que leur mère, habillée de -confection, était en noir lâché, qui allait avec leurs tabliers de -classe. - ---Asseyez-vous donc près du feu, dit Marthe, revenant toute parfumée -d’oignon. - ---Figurez-vous que j’ai reçu un télégramme de madame de Mireille, mais -je ne veux plus de ses rendez-vous; elle est mon mauvais génie... Alors, -j’ai sauté dans une voiture, de peur de changer d’idée en chemin, et me -voici. Je vous prierai de me prêter un livre bien écrit, pour donner -satisfaction à mon mari... Les siens, je les ai déjà feuilletés... et -comme ses romans sont mêlés avec ses bouquins de philosophie, il me -semble qu’ils ont pris le goût embêtant. - ---Tout ce que vous voudrez, consentit Marthe, en montrant la -bibliothèque, un grand meuble à quatre portes, qui occupait le fond du -salon. - -La visiteuse se planta devant les vitres pendant que le rissolage -appelait son amie à la cuisine, et elle criait à travers l’appartement: - ---C’est joli _Germinal_?... Vous pouvez lire les Russes?... Moi, toutes -les traductions m’ennuient, sauf le bonhomme là-bas: Charles Dickens. Et -d’abord, je ne lirais pas d’étrangers quand on me paierait, parce que -mon mari ne trouve jamais que je prononce bien leur nom... vous -comprenez, ça suffit... - -A six heures et demie, arrivée de Ferdinand. Poignées de main, banalités -familières. - ---Ce que vous avez le nez rouge! - ---Je m’assortis à vos cheveux. - -Rien ne taquinait la blonde Adèle, comme de prétendre qu’elle était -rousse. - -Le regard de Ferdinand était peut-être trop indifférent; comme d’un chat -qui n’aimerait pas le lait, censément. - ---Quelque chose de gondolant? _Les Moralités légendaires_ de Laforgue. - -Madame Griffon lut deux lignes, tira la langue: - ---Vous êtes méchant... Je prends _Germinal_ et je me sauve du côté de -mon dîner; il est temps! Mon mari va encore être rentré avant moi. - -Elle haussa les épaules sur sa propre négligence d’épouse. - ---Heureusement qu’aujourd’hui j’ai l’excuse de m’être attardée en bonne -compagnie. - ---Albert! Georges! gronda Marthe, n’arrachez pas cette fourrure. Vite, -une feuille de papier pour envelopper le livre. Il est plein de -poussière; cela vient de notre poêle mobile. - ---Ah! oui, railla Ferdinand, il y a une horrible difficulté: en hiver, -il faut opter entre le froid et la poussière; si l’on écoutait ma femme, -on renoncerait à la chaleur. - ---Ni plus, ni moins... avoua Marthe. - -Les époux riaient d’un de ces différends vulgaires qui surgissent dans -les ménages les mieux unis. - -Madame Griffon, au milieu du salon, balançait entre son amie qui -enveloppait _Germinal_ près de la fenêtre, et Ferdinand adossé à la -bibliothèque; on l’eût dite embarrassée d’exposer le véritable objet de -sa visite. - ---Et votre roman, monsieur Prestal, il avance? - -Ferdinand ne put s’empêcher d’adresser un regard amusé à sa femme, -tellement la question était bonne. - ---Fichtre! implora-t-il, laissez-moi encore une semaine. Et puis, il me -manque tout de même d’avoir vu Catherine Bise de mes yeux. - -La visiteuse soupira, comme s’il eût dépendu d’elle de présenter -Catherine: - ---Si j’avais été une personne méritante comme madame Prestal... - -Un rire frais éclata: - ---Je n’ai aucun mérite, croyez-moi; je suis plutôt une égoïste, attachée -à sa petite tranquillité. - -Mais, madame Griffon continua, décidée malgré tout à une contrition -nécessaire et soutenant ses yeux en détresse à ceux de Tolstoï: - ---Si j’avais été plus méritante, j’aurais pris Catherine chez moi, comme -bonne; mais c’est impossible. Elle n’a peut-être rien fait pour être -malheureuse... et moi qui chante tout le temps et qui ne fais pas -grand’chose de sérieux... Est-ce drôle? sitôt que je me suis représenté -Catherine dans ma maison, j’ai senti une gêne, comme quelqu’un qui a -pris deux parts. Et mon mari si disposé aux actions mirobolantes a -trouvé impossible aussi que nous recueillions Catherine Bise. Par quel -motif, lui? Je n’ai pas deviné. Mais, dites donc, au revoir, les gens. - -Et la jolie femme secoua les mains folâtrement, soulagée, quitte d’une -dette imaginaire. _Germinal_ oublié resta sur un fauteuil. - -Ferdinand, qui avait fermé la porte derrière elle, rouvrit en entendant -des exclamations dans l’escalier: - ---Ah! vous allez chez les Prestal? - -Une voix d’homme forte et ironique: - ---Non! je monte voir une bonne au sixième. - -Il se retourna et annonça, sans plaisir, à Marthe: - ---Voilà Chaupillard. - -L’arrivant était un beau garçon, dans la trentaine, grand, brun, l’air -intelligent, mis avec une élégance aisée de clubman. Mais un -intraduisible cachet de malveillance détruisait généralement l’effet de -ses avantages physiques et de son affectation souriante. On le sentait -étranger à tout échange de sympathie; visiblement même, sa personnalité -avait de tels griefs contre l’univers que le sexe féminin n’obtenait de -lui qu’une infime attention. - ---Bonjour, Prestal. - -Il s’installa dans le salon, à la place de Ferdinand, un coude sur la -table. - ---Ils grandissent toujours ces deux bonshommes-là... ah! mon cher, les -courses de Nice, quelle déveine! Un cheval qui allait de succès en -succès, au moment décisif le voilà fourbu... - ---La rosse Tarpéienne... modula Ferdinand resté debout. - -Chaupillard fit la grimace. - ---Bonjour, madame, dit-il à Marthe qui ne s’était pas pressée de quitter -sa cuisine. Je viens de rencontrer la petite Griffon, elle ne divorce -toujours pas? - ---Vous le savez mieux que personne, affirma Ferdinand, puisque vous êtes -de ceux qui lui conseillent de ne pas lâcher... - ---Tiens! s’écria Marthe, sur quoi est-ce que je marche? - ---Maman, c’est pas moi, c’est Albert, déclara Georges. - -Sur le tapis, gisait un des yeux en verre jaune de «la bête». - ---Vous travaillez? demanda Chaupillard à Ferdinand. - ---Comme ci, comme ça, répondit celui-ci qui s’assit contre la -bibliothèque. - -Puis, après une hésitation, sachant qu’il aurait mieux fait de se taire: - ---J’ai commencé un roman. - -Chaupillard se leva aussitôt, animé, verbeux, tel un homme «à son -affaire», qui traite un sujet de prédilection: - ---Vous n’y pensez pas?... Vous offrir en pâture à la clique des -imbéciles? Car enfin, moi, j’en ai publié un de roman; vous savez à -quelle bande d’idiots j’ai eu affaire! les éditeurs des canailles; les -critiques, tous plus crétins les uns que les autres; quant au public, un -ramassis qui n’existe pas... Croyez-moi, laissez ça! Vous avez du -talent, c’est entendu; gardez-le pour vous. - -Marthe était retournée préparer son dîner. Le visiteur faisait des pas -devant Ferdinand assis, il allait jusqu’à la cheminée prononcer une -phrase devant la glace, il revenait, les pouces dans les poches de son -gilet, le menton menaçant. Il vociférait à plein gosier, mais sans -vibration: - ---Parbleu! continua-t-il, une porte se rencontre, il n’y a qu’à pousser, -l’on entend du bruit: «Eh! là bas, moi aussi, j’arrive, j’en suis», et -l’on entre dans l’enfer! Mais, malheureux, d’abord, il y a une chose à -laquelle vous ne songez pas: la vie va être suspendue à cette question: -le roman se fera-t-il? Jusqu’alors, vous avez pu facilement répondre de -votre prétention aux yeux du monde: «j’écris des nouvelles», deux ou -trois suffisent: l’on est bien le monsieur affiché. Mais là, dire: «je -fais un roman», quelle imprudence! Fournir un moyen grave d’estimation, -se mettre en demeure soi-même! - -Ferdinand, les jambes croisées, appuyé au dossier renversé, souriait, -esquissait des gestes, sachant inutile de placer une parole; il -comparait Chaupillard à un invité qui courrait çà et là casser les -fleurs du jardin. - -Celui-ci, en effet, trouvait des morceaux de vérité décourageante: - ---Alors, nuit et jour, dans la maison, dans la rue, une obligation -inquiétante va dominer votre existence à tous. Le temps, les choses et -les gens seront là, désormais, créanciers: vous préparez un roman! Bien, -nous attendons. Votre mari, votre père a entrepris un roman? Bien, nous -verrons. Une dette vous poursuivra... et quand vous aurez payé, on se -fichera de vous. - -Marthe vint sourire à la porte du salon: - ---Vous êtes donc toujours mécontent, monsieur Chaupillard? - -Il s’aperçut qu’elle commençait à mettre le couvert. - ---Diable! je vous empêche de dîner. Je me sauve. Alors, mon cher, vous -avez un sujet? - ---Dame! sans doute... une fille-mère... - ---Oui, on se figure toujours qu’on a un sujet magnifique, et puis, au -bout de dix pages, on sèche. - -Ferdinand se pencha, les paumes sur les genoux: - ---Mais je n’invente pas, moi! Alors je suis sûr de ne pas sécher, comme -vous dites si bien. Mon héroïne vit, pas loin d’ici. - -Marthe arriva à la rescousse, pour dépiter Chaupillard: - ---Voici une lettre de ce matin. - -Et elle lut, tout debout, dans l’encadrement de la porte. - -«Madame, je vous remercie de m’avoir placée, maintenant je suis -tranquille. Mais, tout à coup, je pense que je n’ai plus mon enfant. Je -n’ai pas beaucoup de force, en ce moment, mais quand j’aurai repris -l’habitude de manger, sans doute que je serai solide; alors, si c’était -un effet de votre bonté, j’aimerais mieux du travail à la campagne, -n’importe quoi, fille des champs, dans le pays où est mon petit Émile. -Je sais qu’il est bien et en bon air, et, comme l’a dit le médecin de -l’ouvroir, il lui faut absolument la pleine campagne à cause de son -anémie. Mais chaque jour que je ne le vois pas me perd le cœur. Et parce -que, madame, c’est bon de manger, c’est bon un lit, alors voilà mon -enfant tout aussitôt qui vient dans mon idée; et je ne peux pas -profiter; je me dis: et mon petit? On me l’a pris! on me l’a pris! pas -autre chose et n’y a plus que des larmes qui coulent. Faut que je me -remette à peiner à l’ouvrage pour détourner mon chagrin, autrement, tant -que j’ai du bon, je pleure.» - ---Vous allez orchestrer ça? demanda Chaupillard, méprisant cette pauvre -niaiserie et l’usage que l’on voulait en faire. - -Sa prestance (une indéniable noblesse physique), donnait au sarcasme une -virulente accentuation. - -Le sourire de Ferdinand rentra presque complètement. - -Mais l’offense atteignit si bien Marthe qu’elle s’empourpra et, comme -par l’antagonisme d’une autre noblesse, elle répliqua passionnément: - ---Vous supposez que nous ramassons la douleur pour en jouer, pour en -tirer bénéfice! Ce serait en effet assez bas. Vous saurez qu’il y a deux -ordres de faits absolument différents; d’une part, nous cherchons à -rendre service matériellement à Catherine, nous essayons d’arrêter là sa -misère, loin de la suivre pour en extraire du développement. D’autre -part, que Ferdinand mette la détresse passée en roman, ça ne cause aucun -tort à Catherine: et il veut la réhabiliter, elle, et il veut défendre -toutes ses pareilles. D’aucune façon, il n’y a _profit_ au sens où vous -l’entendez. - -Agressive, la lettre au poing, elle n’obtint de Chaupillard qu’une -acceptation dubitative, mêlée à l’amabilité de la retraite. - -Derrière lui, Marthe qui détestait «l’homme», mais qui aimait «le -confrère de son mari», déclara d’un ton amusé, réconcilié: - ---Vraiment, je ne discerne d’autre motif à sa visite que celui-ci: il -avait flairé une occasion de démolir. - - * * * * * - -Chaupillard résolut d’aller le soir même chez Griffon à l’improviste. -C’était ainsi: il oubliait les gens pendant des mois, puis, tout à coup, -comme par la nécessité de remplir une mission vengeresse, il décidait de -les voir, sans différer. - -Il dîna rapidement pour trente sous dans une mauvaise gargote du -quartier. Puis, choisissant un chemin mal éclairé, avec son air olympien -et grognon, il accepta une rencontre dans un garni de dernier ordre, -d’où il sortit au bout de dix minutes, exactement, après une dépense de -trois francs. Il alluma un havane de soixante centimes, au bureau de -tabac, tout près de chez Griffon, et il se présenta, en pleine -possession de sa physionomie hostile à la piètre humanité. - ---Vous prendrez un peu de liqueur, en fumant? offrit Griffon. - ---Non, non, je viens de dîner, refusa Chaupillard. - -Et sa mimique indiqua qu’il avait consommé jusqu’au cou. - -La charmante Adèle portait un peignoir fanfreluché qu’elle aurait aimé -voir admirer par l’élégant personnage, mais ses yeux d’homme supérieur -restèrent à des distances incommensurables des babioles féminines. - ---Oui, j’ai profité de ce que j’étais dans le quartier; je viens de chez -ce malheureux Prestal; figurez-vous qu’il a la folie d’entreprendre un -roman. - ---Mais, affirma Griffon, je trouve que ça lui va très bien; aucune -difficulté ne le rebutera: c’est l’écrivain tenace, accroché aux heures -et ne voulant pas les laisser partir sans résultat. Jamais de chômage, -ni fêtes, ni dimanches... - -Chaupillard haussa les épaules: - ---Je sais bien: une visite inattendue lui fait l’effet d’un emprunt -gênant; il calcule le temps que ses amis lui coûtent et il le reprend -sur son sommeil. Je connais ça mieux que vous, voilà dix ans que je suis -ses louables efforts dans des revues ataxiques. - ---C’est d’ailleurs comme rédacteur de ces revues paralytiques que vous -êtes devenu son ami, inséra Griffon, délicatement. - -Chaupillard permettait à Griffon de parler et criait moins fort chez lui -que chez Ferdinand; il continua sans se déconcerter: - ---Les parents de Prestal étaient des ouvriers promus fabricants, mais -ses grands parents étaient gens de la terre et il tient d’eux des vertus -crochues que je ne trouve pas si épatantes; il chipe des notations comme -les autres ramassaient du crottin. - -Madame Griffon boudait, enfoncée dans un fauteuil, à cause de l’effet -raté de son incomparable peignoir; cependant le fond du débat, la -question du roman, tirait sa curiosité de force. - -Chaupillard devenait intéressant: - ---Prestal veut instaurer définitivement la vie intellectuelle chez lui, -mais la vie matérielle va protester: ah! mais non, à moi toute la place! -Et la vie domestique, civile et administrative n’est pas seule à -réclamer ses droits. Le jour où l’on veut créer un être -spirituel,--malgré l’admiration et le désir de le voir naître, cet -enfant du cerveau,--un égoïsme affectueux, puissant, intraitable, -contraint la famille à se défendre contre lui. J’ai été abominablement -tracassé par mes parents; qu’est-ce que ça aurait été, si j’avais eu -femme et enfants! - ---Quant à ça, déclara Griffon, sur un ton de persiflage, la femme de -Ferdinand est originaire directement d’un pays de nourrices -professionnelles et, par atavisme transposé... - ---Oui, elle a une espèce de bonté vache laitière... - ---Et, mon cher, quelle union: Ferdinand et Marthe! Lui, accaparant tout -le disponible à sa portée, soumettant la vie même des siens à son œuvre -de personnalité. Elle, cédant tout son moi, n’ayant d’exigence que pour -le bien de la communauté! Mais c’est d’un magnifique espoir pour la -littérature! - -Chaupillard enfonça ses mains dans ses poches, bien résolu à emporter -ses convictions: - ---Moi, je vois un ménage de petits bourgeois, d’une pingrerie spéciale, -je l’avoue; mais il ne suffit pas d’être grippe-sou et têtu pour devenir -un Rothschild... Du reste, je ne souhaite que du bien à Prestal... quand -on a eu comme moi affaire à la tourbe des imbéciles... - -Avant de prendre congé, il s’esclaffa formidablement: - ---Et monsieur Ferdinand Prestal entend faire un roman héroïque, un roman -à exemple! J’ai vu ça à son aspect, à l’animation phraseuse de madame! -Eh bien, nous allons rigoler, l’avenir est plein de promesses; nous -avons trois choses à attendre: notre conquérant se cassera le nez tout -simplement devant le vulgaire et suprême obstacle: son bureau et son -ménage l’empêcheront d’aboutir; ou bien, il arrachera tant bien que mal -son nombre de pages, mais ne trouvera pas d’éditeur; ou bien, s’il -franchit les deux premiers défilés... je demande à le voir l’exemple, le -résultat! - - - - -IV - - -Ce matin-là, Marthe, ayant mis le chocolat au feu, se hâtait -d’épousseter la salle à manger. Albert vint dire sur le seuil: - ---Maman, je ne sais pas faire mon problème. - ---Demande à ton père... - -Elle se reprit aussitôt avec la précipitation d’une personne qui, par -oubli, allait causer une perte irréparable. - ---Non, ne le dérange pas. - -Elle considéra d’un regard religieux le salon où Ferdinand écrivait, -face aux fenêtres, ayant le Dickens à sa droite, la bibliothèque avec le -Balzac et le Tolstoï derrière sa chaise. - -Le problème expliqué, Georges eut un bouton à recoudre. - -A sept heures et demie, comme Ferdinand avait rangé ses papiers, elle -entama la conversation, une chaussure à la main, devant le cabinet de -toilette. - - * * * * * - -Elle avait toujours quelque chose à raconter et les faits les plus -ordinaires devenaient notables à la reproduction. Ferdinand s’en était -aperçu, puis il avait fini par tourner la constatation toute à sa propre -louange: - ---Un cheval, un arbre sur pied ne nous intéressent pas; sur toile, leur -vérité nous charme. Nous n’avons pas le temps de regarder la nature, -mais nous prenons la peine de lire. C’est que notre attention paresseuse -au milieu de trop de richesses demande à être servie; de là, le métier -si important de _fixeur d’attention_: peintre, dessinateur, romancier. - -Quant à lui,--depuis que ce soin avait si bien profité à la confection -de ses nouvelles,--il écoutait Marthe comme un voleur; de plus, -resserrant son butin chichement, il ne lâchait guère que des paroles -intéressées, avare jusqu’à refuser presque les petites banalités par -quoi, dans la maison, entre mari et femme on s’effleure, on s’assure -qu’il n’existe pas de dissension. Cependant, il s’ingéniait à bavarder -de temps en temps, par devoir de réciprocité,--et tout au fond, par -cette réflexion que la pratique du discours n’est pas sans utilité pour -un écrivain; le bureau lui fournissait quelques détails à éplucher, le -soir de préférence: - ---Figure-toi que nous l’avons échappé belle, cet après-midi: un amas de -dossiers périmés a failli être incendié par une fuite de gaz! Le chef -sera longtemps avant de reprendre son teint jaunâtre assorti aux -boiseries, le pauvre homme est resté tout vert-de-gris. Pense donc: si -notre recueil de chinoiseries avait été détruit, nous en étions réduits -à traiter les affaires avec le simple bon sens! - -Marthe ne calculait pas; au lieu de repasser en soi-même les actes -journaliers, comme fait chacun, elle pensait tout haut en regardant -Ferdinand. - - * * * * * - ---J’ai le placement d’un vieux caleçon à Albert, dit-elle en brossant, -figure-toi qu’une hospitalisée d’hier est sans linge par ce froid -terrible. Je crois que l’adresse de l’ouvroir lui a été donnée par -maman: «une dame d’Asnières qui reçoit parfois vos deux petits garçons», -m’a-t-elle dit. Elle ressemble à un masque japonais, elle a -quarante-neuf ans, des moustaches et des gros sourcils gris et, à peu -près le développement physique d’Albert. _Avant de tomber si bas_, elle -exerçait la profession de colleuse d’affiches, elle faisait neuf heures -de promenade par jour, avec, en guise de falbalas, un pot en fer, un -pinceau, une échelle et une musette remplie de placards. Les confidences -ne lui coûtent pas: «J’ai toujours été maigre comme ça, même dans le -temps de mon premier mari où c’était assez rare de manquer un repas. Mes -deux maris m’ont dit la même chose au bout de deux jours: on sera bons -amis tant que tu voudras, mais pour ce qui est de la farce, on ne peut -pourtant pas rire avec un squelette.» - -Marthe alla changer de brosse dans la cuisine. Ferdinand courut, le -torse nu, griffonner une note sur la table du salon. - -La brosse changée glissait brillamment, d’un accompagnement alerte: - ---Je lui trouvais l’air avare, cachottier, auprès des autres -hospitalisées; j’ai fini par savoir; elle m’a cligné de l’œil dans un -coin, avec un indicible bonheur: «C’est un riche avantage d’être maigre -par le froid; si j’étais moitié plus grosse, je serais le double plus -nue». - -Marthe n’altérait par aucune transition le débobinement de sa pensée. - ---Le lendemain de Noël, si j’ai demi-congé, je me propose d’aller -surprendre Catherine chez ses patrons, avec les enfants. Maintenant, je -suis très amie avec la fille de ma directrice; elle m’a raconté sa -visite de jeudi chez une dame patronnesse: «Il y avait un canapé comme -du beurre, et l’air sentait le gâteau, et l’on croyait que la soie des -rideaux allait poisser comme des berlingots». Elle m’a résumé son -impression au milieu d’un éclat de rire blond et rose: «On est bien là -dedans, comme la main dans une poche neuve». - -A huit heures et quart, Ferdinand servi--mouchoir, col, nœud de -cravate,--les enfants inspectés: ongles et ourlets d’oreilles, Marthe -fila au plus vite, préoccupée de ses gants troués qui n’en étaient -pourtant qu’à leur troisième hiver; elle achevait toujours de s’habiller -dans la rue. Près de l’école, rue Boursault, après avoir quitté les -enfants, elle rencontra un des instituteurs, et, sincèrement, comme -quelqu’un qui n’est pas encore tout à fait tiré de la paresse du matin, -elle dit: - ---Mais oui, monsieur, je me dépêche, il va falloir commencer la journée. - - * * * * * - -Au bureau, Ferdinand trouva son ami Griffon très peiné: une nouvelle -frasque d’Adèle, juste au moment où, satisfait des apparences, il -commençait à s’organiser une occupation de mari tranquille: entouré de -livres, il songeait à critiquer des œuvres littéraires au point de vue -spécial de leur portée sociale. Et crac! sa pensée était tiraillée de -force par l’imbroglio des absences de sa femme. - -Les employés, sujets aux épanchements, s’asseyaient dans le couloir sur -un grand coffre en bois où logeait le combustible. Là, ils ne cessaient -pas d’être présents; les allées et venues des garçons, des collègues, -des chefs, du public leur indiquaient l’instant où ils devaient se -précipiter vers le porte-plume. - -Griffon parlait bas, les avant-bras sur les genoux: - ---Elle renoue je ne sais quelles aventures avec cette détestable madame -de Mireille. Je l’ai encore suppliée: séparons-nous, tu vois bien, nous -nous rendons l’un l’autre malheureux. Non! je suis condamné à cette -existence cahotée. Ah! mon vieux tu as de la chance d’être bien marié, -quoi qu’en dise Chaupillard. - -Et Griffon développait un thème coutumier: - ---Une bonne compagne peut faire un grand artiste d’un simple praticien, -une mauvaise compagne tue le génie le plus vivace. La pensée, pour -rayonner, a besoin d’une atmosphère de sécurité, de bienveillance... Et -ce n’est pas un paradoxe de dire que la femme améliore un artiste par -les vêtements qu’elle lui raccommode... Tu travailles... - -Passa un vieillard égaré, à la recherche d’un introuvable garçon de -bureau. Ferdinand, penché, une main sur le coffre, secoua la tête: - ---Il ne faut pas exagérer; je suis diantrement gêné dans mes -entournures. Parviendrai-je à pondre mon roman? Il me manque des rentes. - ---Non, non et non! se fâcha Griffon. Est-il possible de ne pas -comprendre? Le jour où tu vivrais de tes rentes, tu serais bien moins -impressionnable, et l’art, sous toutes ses formes, c’est l’exposé vécu -de la douleur. - ---Oh! oh! contesta Ferdinand, avec le geste de s’égoutter les doigts, -quoi de plus artistique que la froide beauté plastique! - ---Mais, mon vieux, triompha Griffon, la plus impeccable femme nue de -marbre est due à la torture du désir chez l’artiste, et c’est aussi -l’exposé _a contrario_, de la douleur, ou, si tu préfères, du bonheur -impossible à atteindre. - -Ferdinand, le visage éclairé d’un sourire intérieur, feignait un parti -pris irréductible, par amitié. Au moins, pendant que Griffon discutait, -il oubliait ses griefs domestiques, il ressaisissait sa personnalité; -ses coudes enlevés de ses genoux s’agitaient, agressifs: - ---Mais mon vieux, tu ne sauras me faire craquer d’admiration devant la -magnificence de Vanderbilt, si tu n’as pas un peu crevé de faim. Nos -sensations ne sont que du relatif: célébrer la beauté, c’est accuser la -laideur. - -Le vieillard perdu approchait de nouveau. - ---Va te promener! lança Ferdinand, en manière d’avis contraire. - -Le vieillard qui longeait le côté des fenêtres s’arrêta net, vira et -parut entreprendre de compter les innombrables ouvertures symétriques -sur la cour carrée. Une horloge marquait onze heures, il régla sa montre -soigneusement, il sifflota même, comme un flâneur qui parcourrait le -bâtiment pour son plaisir. - -Pendant qu’il tournait le dos, un garçon de bureau passa, avec une -allure «de couloir»: une allure qui fuit l’interview, rapide, affairée. -Le vieillard devina l’ombre glissante... trop tard! les basques bleues -disparaissaient derrière une de ces portes interdites dont le bouton n’a -pas d’arrêt pour les mains profanes. Le vieillard guigna les deux -employés sur le coffre, et s’éloigna: le brun barbu parlait avec trop de -véhémence. - -Ferdinand avait reconnu par expérience un _public_ égaré. Comme les -allégations de Griffon n’étaient pas nouvelles et ne pouvaient pas -servir dans son roman, il contracta les sourcils, en auditeur terrible, -et laissa évader son attention. «Les gens perdus sont toujours timides, -pensa-t-il; d’ailleurs, hardis, les gens ne s’égarent pas. La timidité -est le vice initial des filles perdues, bien qu’ensuite elles affectent -un air de tourisme décidé... Tiens, il faut que je prenne ça en note.» - -Griffon plaidait dans le désert. - ---Je place au plus haut la sensibilité... Les écrivains dispensés par -naissance du souci d’argent--et consécutivement de mille autres -soucis,--feront des œuvres plus logiques, plus savantes, plus nobles -peut-être, mais jamais aussi palpitantes que ceux ayant encore des -racines dans la classe exploitée. Il faut que l’écrivain puisse _sentir -personnellement_ l’injustice, la privation; or, rien de tel que d’être -nu pour sentir les coups directement... - -Ici Griffon tapota la poitrine de Ferdinand: - ---Moi-même, étant jeune, j’ai voulu comme tant d’autres, donner dans la -littérature généreuse; j’ai vite reconnu mon infériorité de dilettante. - -Ferdinand, redevenu attentif, fut sur le point de conseiller: «Tu -devrais t’y remettre, maintenant que tu as une femme qui te fait -souffrir»; il haussa les épaules: - ---La morale de ton boniment, mon canard, c’est que la condition parfaite -pour un romancier n’existe pas. Riche, il ne sent pas directement, -admettons; mais, sans-le-sou, les nécessités matérielles restreignent -déplorablement sa production. Et tu ne peux pas me rassurer; -parviendrai-je à gratter mon roman sur mes obligations d’employé? s’il -n’y avait que mon temps de boulotté, je... - -Le vieillard égaré fit une nouvelle exploration dans le couloir aride; -il s’adressa humblement à ces messieurs: - ---Excusez-moi, je ne trouve pas d’appariteur: le bureau de monsieur -Prestal? - -Ferdinand se leva: - ---Ah! ah! fit-il, interrogeant l’horloge dans la cour, d’un air qui ne -laissait pas espérer que M. Prestal fût à son bureau à une heure aussi -insolite. - -Mais il ajouta d’un ton d’extrême obligeance: - ---Si vous voulez bien venir avec moi, monsieur, je tâcherai de vous -répondre. - -La journée finie, Ferdinand invita son ami: - ---Viens donc jusqu’à la maison dire bonjour aux «loupiots», ils ont à te -consulter au sujet de leur moteur détraqué, tu es l’homme de ressource -pour eux. C’est rigouillard, ils ne me bassinent pas trop, ils savent -parfaitement qu’il n’y a pas grand’chose à tirer de moi. - -Il souriait, par réminiscence paternelle, comme si une journée de bureau -faisait un vide d’une année. - ---Allons-y, accepta Griffon, je serai content de les voir; et puis, je -te dis, ma femme est dans une crise fâcheuse... autant rentrer le plus -tard possible, cela me dispensera peut-être de constater son absence. -Prenons-nous le tramway? il va neiger. - -Ils s’arrêtèrent au bord du trottoir, perplexes. Ferdinand plaisanta: - ---Après quelques années passées dans les bureaux à exercer le métier de -manquer de décision, l’on ne sait même plus si l’on doit prendre -l’omnibus, ou aller à pied. Marchons, va! - -Déprimés par leurs sept heures «de présence», les deux amis cheminèrent, -comme des employés, sans parler, en fumant et en regardant les femmes. - -Ce fut seulement dans le bout de la rue Saussure habité par Ferdinand, -que Griffon, mélancolique, dit, le front mobile à droite et à gauche: - ---J’aime bien ton coin des Batignolles, c’est un restant de banlieue -typique; les boutiques sont espacées entre des habitations de -rez-de-chaussée; voici le commerce de vins avec saucissons d’Auvergne -pendus derrière les vitres; voici le «Ressemelage américain», puis la -«Spécialité de cafés, journaux et mercerie», et la blanchisserie de fin -et de gros, grande comme un fer à repasser. - -Ferdinand montra l’enfilade à peu près déserte: - ---Autres caractéristiques: il ne circule guère de voitures que le matin -et le soir; dans la journée, il reste toujours assez de silence pour que -l’on entende çà et là des oiseaux en cage. Et les marchands des quatre -saisons connaissent les clientes par leur nom, comme des boutiquiers. -Jusqu’aux fenêtres du troisième, ils s’abouchent: «Faut rien, m’ame -Gluten?» - -Un arrêt, avant d’entrer dans la maison. - ---Dame! ajouta Ferdinand par plaisanterie, un écrivain ne peut pas -habiter n’importe où; il ne donne son maximum que grâce à l’affinité du -milieu. Pige un peu comme cette rue vieille, médiocre, inoccupée, a un -air «bonne femme». J’ai besoin toutefois de me sentir à proximité du -mouvement fiévreux, violent; les sifflets de la gare Saint-Lazare -m’entretiennent. Et tu vois la boutique de mon encadreur, juste en face -mes fenêtres... pourrais-je me passer de cette devanture noire et jaune! -le front au carreau, j’appuie ma méditation sur les baguettes de bois -doré, de chêne, sur le portrait du général agrandi... - ---Si nous montions? dit Griffon, il neige. - - * * * * * - -Le cas de madame Griffon était assez curieux. - -Malgré les objurgations les plus variées,--du mineur au majeur,--elle -fréquentait assidument une ancienne condisciple mariée à un peintre -amateur, très riche et nomade. M. de Mireille parcourait le globe à la -recherche de sites inspirateurs. - -Ces dames trouvaient «galbeux» de hanter les ateliers montmartrois. Dans -leurs expéditions, elles avaient découvert un artiste de génie, nommé -Morlane et, entre autres fariboles, elles avaient entrepris de le rendre -fou. - -Il était aux mains d’un trafiquant malin qui lui prenait tous ses -tableaux, par traité, de façon à juste l’empêcher de mourir de faim. - -Morlane brûlé de passion n’avait souvent le moyen de gager ni modèle, ni -maîtresse, et lorsque l’aubaine de quelque jolie fille venait à lui -échoir, ce n’était jamais que de la chair bête, mal parée. Or, sa -pauvreté offrait un côté pathologique: devant la grâce des manières, le -vrai luxe des vêtements, l’authentique odeur d’élégance, en un mot, -devant la véritable dame chic, Morlane tombait à une convoitise morbide, -son être bouleversé agonisait, sa raison quittait le sommet. - -Madame Griffon et madame de Mireille s’amusaient à être les délices -chères qu’un indigent regarde en frémissant. Sous prétexte de -camaraderie obligeante, elles venaient, se dévêtissaient à peine, -progressivement, juste ce qu’il fallait pour faire du mal. - -Elles avaient été admonestées inutilement par un habitué de l’atelier, -le jeune Ribérol, critique d’art en disponibilité. - ---Ménagez donc Morlane! Voyez-le se débattre et sombrer: son imagination -lasse ne fournit plus le contrepoids indispensable à ses désirs. - -D’ailleurs, le beau Ribérol, mince, impeccable, verni, très salonnier -d’attitude, avait peu insisté dans ses remontrances; il avait discerné -soudain, qu’en l’occurrence, quelque chose s’offrait de mieux à faire -que de défendre Morlane. - -Aguiché jusqu’à la frénésie, ce dernier aurait essayé de violenter une -femme ordinaire, mais sa névrose comportait un total phénomène -d’aboulie. Et les deux amies s’enhardissaient de comprendre que leurs -dentelles, leur batiste, leur acabit physique, et leur condition sociale -les protégeaient plus que des barreaux de fer. - -Mais, à ce jeu malsain, une propension sadique s’accrut chez ces dames, -à la manière de l’alcoolisme. La ravissante Adèle se mit à faire -souffrir son mari, de propos délibéré. Une véritable manie d’intoxiquée: -elle fut poussée irrésistiblement à l’exaspérer en rentrant tard, en -refusant de motiver ses absences autrement que par des dires absurdes, -en affichant une grossièreté de poissarde. - -Dans le monde, au théâtre, à des bals, à des fêtes, elle prétendait -s’exhiber comme devant Morlane; elle se décolletait à l’excès, -recherchait les frôlements, se faisait provocante indécemment. - -Enfin, s’éveilla en elle une ardeur maladive, une impatience de la vie -honnête et de la règle bourgeoise, et elle refusa plus que jamais le -divorce. Par une contradiction du même genre, elle acceptait en -imagination n’importe quel amant, excepté Morlane. - -Elle en vint à incriminer la fidélité de son mari comme une infériorité, -un ridicule. Le mari capable de quelque passagère aventure est bien plus -digne d’amour qu’un monsieur trop respectueux de «l’unité de lieu»; un -époux si bien enrayé devient fastidieux comme un ouvrage austère. Tandis -qu’un volage, ayant sacrifié là où d’autres ont sacrifié aussi, revêt -les mérites, les défauts précieux de ses co-partageants; il se -complique, il offre une sorte de pluralité tentante. Ce n’est plus ce -personnage défini dont on se lasse vite: votre mari, c’est «l’homme». - - * * * * * - ---Voici le mécanicien! cria Ferdinand aux enfants qui accouraient à son -coup de sonnette. - -Le moteur éclopé fut apporté. Griffon s’installa dans la salle à manger. -Georges à gauche, Albert à droite, se penchaient, fourraient le nez -jusque sur ses mains. - -Il fallut une pince, un couteau, un bout de fil de fer et,--avant le -signal: fonctionnez!--deux pichenettes sur la joue des conducteurs -maladroits. - ---Vraiment, menaça Griffon, je ne sais pas ce qui me retient de vous -jeter quatre sous, là, sur la table, pour un demi-litre d’alcool et de -vous forcer à chauffer ce moteur avant mon départ! Non, je ne peux pas -me calmer: tenez! une pièce de cinq sous, il restera un sou pour acheter -de sales bonbons qui vous donneront peut-être la colique... pouah! - ---Avez-vous fini? demanda Marthe. J’ai reçu une lettre de Catherine -Bise. - -Ferdinand s’assit en face de Griffon et se mit en devoir de lire tout -haut. Les visages se firent graves: à cause de Catherine et à cause de -cette voix secrète: «Attention! il s’agit du roman! il s’agit de cette -chose promise et si incertaine!» - ---La pauv’ bougresse! soupira Ferdinand, ça n’a pas été facile de lui -enlever son idée de se placer à la campagne. Tu vois cette aberration, -mon cher! - -Griffon se contenta de sourire. Marthe, debout, avait remarqué un -froncement de contrariété à cette expression: «la pauv’ bougresse». -Certes, Griffon gardait son air distingué dans la facétie même, mais, -d’ordinaire, il aimait beaucoup le langage relâché de son ami. Et Marthe -se souvint plus tard de ce blâme inexplicable. - -Ferdinand continua: - ---Une mauviette de Paris, là-bas! tandis que la campagne nous envoie -l’excédent de ses fortes filles!... Dis donc, Marthe, as-tu réfléchi à -cette particularité qu’elle ne fait pas de fautes d’orthographe? - -«Madame, je réponds à votre dernière lettre, je me porte bien, -seulement, mon ennui ne cesse pas à cause de mon petit Émile. Voilà six -mois qu’on l’a emmené et j’ai peur de ne plus savoir comment il est. -Souvent, je m’arrête, je me dis: «Est-ce que je l’ai encore dans ma -mémoire?» Je ferme les yeux, je le vois; mais la peur ne me quitte pas: -si, une fois, je ne le voyais pas, je recevrais un coup que, sans doute, -je ne rouvrirais pas les yeux. Et puis, madame, un bébé change tous les -jours! J’ai écrit à la nourrice pour demander qu’elle le fasse -photographier, elle ne m’a pas répondu, elle ne veut plus m’écrire -qu’une fois par mois, comme d’usage. Madame, c’est bien malheureux -d’avoir vingt ans et de n’avoir qu’un pauvre enfant qui ne vous connaît -pas. Alors, madame, je crois que je ne pourrai pas durer, je vous -demanderai à faire revenir mon petit plus près de Paris, que je puisse -aller le voir, chaque mois, à ma demi-journée de congé. Madame, si le -mois de nourrice est plus cher, ça ne fait rien, je donnerai tout ce que -je gagne, je n’ai besoin de rien et je me raccommode quand tout le monde -est couché. Madame, je vous embrasse et je salue vos fils et aussi -monsieur.» - -Au moment d’emporter le moteur réparé, les garçons avaient retenu l’élan -de leur joie pour écouter. - -A l’accent de la lecture, Albert considéra le papier de la lettre, le -visage de son père, et devint sérieux. Georges eut un regard sans objet, -tout intérieur et devint triste. - -Cette manifestation de deux tempéraments différents dura bien deux -minutes: une vocifération hilare accompagna le moteur dans la chambre -voisine. - -Ferdinand, méditatif, posa la lettre: - ---C’est la plainte inlassable de la femelle mise hors nature. - ---Un peu moins de bruit, les chauffeurs! ordonna Marthe, balancée, qui, -le moulin à poivre à la main et les yeux sur Griffon, avait à mettre son -grain dans la cuisine et dans la conversation. - -Griffon hochait la tête impérieusement vers Ferdinand: - ---Mieux que ça! Cette victime sans culture et de vulgaire extraction -n’est pas une inférieure. Elle n’appartient à aucune de nos classes -définies où les facteurs argent et instruction sont prédominants; elle -est d’une classe spontanée... Me comprends-tu? Le don d’émotion lui -confère une sorte d’aristocratie. Moi, par évocation mentale, je -l’assimile à telle tragédienne sortie du peuple, et qui,--sans le -Conservatoire,--du premier coup, fut une grande artiste. - -Ferdinand appela le témoignage de sa femme: - ---Que t’ai-je dit, Marthe, quand nous sommes allés voir Catherine? -Devant le tragique indéfinissable de son visage, j’ai éprouvé cette -déférence, cette très vague humilité dont nous ne pouvons nous défendre -devant une personne «de la haute». - - * * * * * - -On s’occupa de faire revenir le petit Émile dans la banlieue ouest de -Paris. - -Des difficultés surgirent. La nourrice de province gémissait et se -cramponnait comme si on lui eût arraché un sac d’écus. Elle prétendait -qu’un tiers inconnu lui avait recommandé le marmot, et lui avait promis -qu’en récompense de ses bons soins elle l’élèverait entièrement. - -Griffon et Ferdinand se taquinaient l’un l’autre au sujet du mystérieux -protecteur. - ---Dis donc, Ferdinand, tu as demandé un jour de congé, on n’a jamais -bien su pourquoi. - ---Et toi? tu t’es absenté pour être témoin dans une affaire grave, duel -ou mariage?... Est-ce qu’elle a survécu à sa blessure, la mariée? - -La vérité était que Griffon, l’esprit travaillé par la détresse de -Catherine, s’était décidé à une mesure pratique en faveur de l’enfant. -Et la dissemblance extrême de deux hommes à physionomie pareillement -généreuse se pouvait constater là totalement: Ferdinand concentrait sur -la fille-mère une pitié perspicace, de chair vibrante, mais--heureux en -affection et artiste pas riche,--sa pitié restait dans sa peau, en -quelque sorte, et profitait surtout à la littérature; Griffon n’avait -pas vu Catherine et ne palpitait pas, sa pitié théorique était plus -large, et--bourgeois aisé, malheureux en affection,--il avait agi. - -Du reste, l’aventure matrimoniale de Griffon était typique. Au lieu -d’accepter un parti avantageux et de vivre en rentier, il s’était -persuadé de prendre un emploi et d’épouser une femme sans dot, «par -réaction contre l’égoïsme de classe». Bon par nature, il voulait encore -se compléter par du raisonnement et de la préméditation. Il y avait, -chez lui, une préoccupation livresque de morale, de justice, qui ne se -rencontre d’ordinaire que dans les discours ennuyeux et déplacés des -personnages artificiels chers aux littérateurs débutants ou finissants. - -Une fois, les deux amis s’étaient un peu fâchés à propos d’une -entreprise révolutionnaire. - ---Moi, dit Ferdinand, j’ai vingt francs maigrement, je souscris en -paroles de propagande. Toi, tu as cent francs, tu envoies quarante sous -de ton superflu pour préserver le reste. Comparons nos mérites. - -Le parallèle n’était pas juste. En tout état de cause, Griffon valait -mieux que Ferdinand pour la générosité effective; il cherchait avec -persévérance à rendre service et se dépensait volontiers en démarches -pénibles. Ferdinand, attaché à une ambition définie, n’était pas capable -de grand sacrifice pour autrui. - -Un autre aspect. - -Par principes de famille devenus goûts personnels et par discipline -intellectuelle, Griffon conservait une parfaite tenue d’existence. Or, -malgré l’amitié sincère jusqu’au sans-gêne du tutoiement, quelque chose -comme une différence de race empêchait Ferdinand de montrer le fin fond -de lui-même à Griffon. Tandis qu’au contraire ce même Ferdinand étalait -fraternellement sa nature de rechange devant un autre ami, Jeannin, -littérateur de profession, juste assez débauché pour s’enfiévrer d’un -immense talent. - -Jeannin était un peu pour Ferdinand ce que madame de Mireille était pour -madame Griffon. - -Chaupillard avait formulé cette classification en ne médisant qu’à -moitié: Prestal et la petite Griffon, genre égoïste, sensuels suspects; -Griffon et madame Prestal, genre dévoué, fournisseurs honnêtes. - -Au sortir de l’adolescence, Ferdinand et Jeannin s’étaient rencontrés -dans une bibliothèque. Instantanément, ils s’étaient mirés l’un dans -l’autre et ils avaient eu plaisir à se retrouver, à rapprocher leur même -sourire restreint. Leur première conversation les avait liés pour -toujours. - -Aux fins de journée, souvent ils erraient côte à côte, portant -interminablement par les rues cet incurable _mal triste_ des artistes, -cette convoitise mâle, infiltration même de la désolation, qui leur -faisait dire au milieu de l’activité gaie des faubourgs populeux: - ---Nous sommes des damnés sans espoir: l’art n’est qu’un degré spirituel -et douloureux d’hystérie. Aucune possession ne nous rend la sérénité, -car c’est l’au delà de la chair, c’est le beau sensible, l’éternel de -l’être, que nous cherchons. - -Après le mariage de Ferdinand, Griffon était devenu l’ami de tous les -jours, mais Jeannin, dans le lointain, était resté le sosie. - -Jeannin, âgé maintenant de trente-six ans, maigre sans être grand, -moustache et barbiche rousses, avait une bouche impressionnante, au -rictus creusé, mobile--et, comme si le serrement d’amertume eût fait -évaser le haut de la face,--un vaste front tourmenté. «Le poids de ses -yeux gris courbait un peu son nez», avait dit un biographe. Les gens -ordinaires,--à le voir, à l’entendre,--le jugeaient «inoffensif et -amusant». - -De temps en temps, Ferdinand sortait seul le soir, après dîner: -rendez-vous avec Jeannin. Marthe, qui n’avait jamais vu cet ami, se -réjouissait plutôt, du moment que ça faisait plaisir à son mari, de -sortir, et du moment qu’il s’agissait de littérature... La force même de -ses sentiments affectueux et l’extrême souci du bien-être familial lui -enlevaient toute faculté soupçonneuse, et toute perspicacité hors d’un -certain cercle. - -Quelquefois aussi, Ferdinand rentrait en retard du bureau; on -l’attendait avec inquiétude à la maison. - ---J’ai vu Jeannin, prononçait-il, l’air préoccupé, sans plus -d’explication. - -Cela suffisait; immédiatement, Marthe n’avait plus qu’une pensée: - ---Il s’agit du roman. Quelle dette considérable! Mais aussi, après -l’acquittement, Ferdinand sera joliment récompensé de ses peines! - -Et, comme c’était elle qui découpait et servait à table, elle -choisissait avec un redoublement de tendresse le meilleur du plat pour -Ferdinand. - - - - -V - - -La trompeuse réconciliation visita le ménage Griffon à peu près dans les -délais habituels. - -Aussitôt, bien entendu, les Prestal furent invités au dîner -d’affermissement. - -Ce fut un samedi, pour que les enfants pussent compenser la veillée par -une grasse matinée, le lendemain. - -Ferdinand posa un rouleau de papier sur l’étagère du dressoir normand, -derrière sa chaise: un chapitre de son roman qu’il lirait après le -dessert, selon l’engagement pris quelques mois auparavant. - -Madame Griffon réclamait cette lecture depuis le lendemain de la -promesse. - -Le sort de Catherine et, par corrélation, le roman faisaient l’effet -d’une inoculation dans sa vie. Elle pensait à chaque instant «à cette -manigance de fille-mère». Curiosité? Charité? Inquiétude? Impossible de -discerner. - -Alors, elle voulut que ce je-ne-sais-quoi fût du contentement, bon gré -mal gré. Ainsi, une personne dont les mains deviendraient brûlantes -déciderait: c’est signe de santé, non pas de fièvre. - -Son parti était pris: elle se réjouissait que Marthe eût un mari -écrivain, elle n’était pas envieuse. Elle se réjouissait que Catherine -servît à faire un roman; elle se moquait pas mal de cette héroïne et -tant mieux si quelqu’un s’occupait de ses litanies: cela dispensait -d’autres personnes d’exercer leur pitié. - -Pour certains motifs aussi, la jolie femme, prompte à grossir les -événements, portée à en chercher exclusivement le côté divertissant, -avait voulu célébrer comme une fête «la première lecture». Elle avait -trouvé là l’occasion d’oublier de bonne foi ses frasques récentes, et de -vieillir l’actuelle réconciliation; en dehors du roman commencé, tout -devenait secondaire et histoire ancienne. - -Vraiment, par une illusion étonnante, elle était heureuse à plein, comme -d’une réussite personnelle. Depuis trois jours elle s’agitait en -préparatifs inusités. - -A peine placés à leur bout de table, Albert et Georges firent: «Oh! oh!» -en montrant deux bouteilles de champagne sur le dressoir de chaque côté -du vase chinois. - ---Ah! mais! les mioches, proclama vivement madame Griffon, vous allez -voir, ce n’est pas «de la petite bière», aujourd’hui! quand vous serez -grands, vous vous rappellerez la date! - ---Redresse-toi, mon vieux, dit Griffon qui finissait par «marcher» -aussi. - -Et il présentait à Ferdinand un menu imprimé: _Dîner littéraire du 28 -mai_. - ---Sapristi, fallait prévenir! Nous n’aurions pas emmené les gosses: un -dîner littéraire est nécessairement orgiaque. - -Marthe était fort sensible aux frais faits en l’honneur de son mari. La -satisfaction avivait les joues des deux femmes. Un coup de joie enlevait -aussi à Ferdinand son masque de fatigue studieuse et, chez Griffon, -effaçait une certaine dépression de voyage nuptial. - -Les Prestal surtout étaient comme débarrassés d’une inquiétude, -remarquait Griffon: Ferdinand n’était pas encore _un romancier_, mais -enfin, il approchait. - -La bonne à tête de tortue était partie. - ---Figurez-vous, éclata madame Griffon, qu’elle avait aussi un rejeton en -nourrice et, Dieu me me pardonne! elle était jalouse de votre Catherine! -Alors, non... je ne sais pas ce que j’ai éprouvé: je lui ai donné tout -mon argent, pourvu qu’elle s’en aille; elle a été bien contente; je lui -avais dit de m’écrire comme fait Catherine... mais ça m’ennuie -maintenant, s’il faut répondre. - -La nouvelle bonne, toute jeune, éveillée comme une souris, plaisantait -avec les enfants. Dans son va-et-vient derrière les chaises, elle -ouvrait de grands yeux ronds vers les friandises du dressoir et remuait -les mâchoires, par simulacre de tout avaler, ou bien elle feignait de -chanceler en portant à deux mains une assiette vide. Albert et Georges -suivaient avec ravissement sa frimousse drôle. C’était une de ces -servantes qui ont la faculté d’être en fête les jours de fête et, -littéralement, de de se croire _invitées_, chaque fois qu’elles ont du -monde en supplément à servir. - -La soirée même offrait son charme: à sept heures on était à table avec -une clarté de midi, les fenêtres ouvertes. Le soleil déclinant brillait -rouge dans les vitres et complétait le décor vif des roses bottelées à -pleins vases, sur la table, sur le buffet, sur la jardinière. - -De l’autre côté de la rue assez étroite, nombre de fenêtres regardaient -la salle à manger. Pour madame Griffon, la constatation des voisins -ajoutait beaucoup aux agréments d’un gala; elle jetait les yeux sur la -façade, à chaque instant; un jeune ménage dînait, juste à étage -correspondant. - -Elle exigea un premier toast, tout de suite après la soupe; elle se leva -comme Albert et Georges, trinqua trop fort comme eux, leva son verre -au-dessus de sa tête. Le jeune mari d’en face était très bien de sa -personne. - -Elle approuva vivement Albert d’avoir renversé son eau rougie sur la -nappe; c’était bon signe pour le roman et le présage serait encore -meilleur si quelque vaisselle était cassée au cours du repas. - ---Ma petite Maria, un torchon! cria Georges. - ---Comment, tu es déjà si ami avec la bonne? s’émerveilla Griffon. - ---Moi aussi, je suis ami? réclama Albert. - ---Certainement, monsieur Albert. - -Et tout y était: une rougeur subite aux joues de Maria, un accent moitié -d’obéissance, moitié de séduction; il ne manquait à Albert que d’avoir -sept ans de plus. - -Ferdinand fit la remarque par clignements d’yeux; on félicita Maria et -les enfants de leur vieille camaraderie d’une heure; toutes les phrases -prenaient double sens, on riait d’un rien. - -A un moment, madame Griffon fut obligée d’aller calmer à la fenêtre une -hilarité convulsive. Marthe avait mélangé comiquement deux idées: - ---Ah! des truffes!... Si j’avais su, nous aurions fait toilette. - ---Il y a des truffes! cria Ferdinand; moi, si j’avais su, j’aurais -ajouté quelques épithètes rares à mon chapitre. - ---Oui! proposa Griffon gaiement, des «vocables prestigieux», comme tu en -piquais après coup dans tes premières nouvelles. - -Les deux amis échangèrent un long regard amusé. Ils évoquaient l’époque -déjà lointaine où Ferdinand ballotté, ignorant l’endroit précis de sa -propre originalité, avait souhaité d’égaler en ostentation les virtuoses -parvenus qui faisaient chatoyer une idéologie bien apprise, ou qui -enchâssaient patiemment des locutions précieuses dans des phrases d’art, -pour l’unique projet d’éblouir le monde. - ---Hein! compléta Griffon, heureusement que tu possédais un tempérament -net qui s’est dégagé! - ---Peut-être... mais tu m’as montré le premier la colossale distance -entre les productions «tout en mots», et les productions en «substance -tressaillante...» - -Ferdinand exprimait par son accent qu’il citait des paroles dévouées, -maintes fois entendues. - ---Ah! oui, vous savez, avoua madame Griffon, vos nouvelles que j’ai lues -dans les revues, avant de vous connaître, je n’y ai rien compris... Et -je croyais que vous aviez de grands cheveux, un air fatal, je me -préparais à être subjuguée... mais vous n’avez d’artiste que le -regard... - -Vu le tour fastidieux que prenait la conversation, le jeune Albert se -dérangea subrepticement, et vissa une cigarette en mie de pain à l’un -des bonshommes du dressoir normand. - -Ferdinand affectait peut-être trop de donner tout son rire à sa femme: - ---Jadis une personne frivole m’a beaucoup flatté en affirmant que -j’avais des yeux de sorcière... C’est ma galette qui a passé au sabbat, -de c’t’affaire-là!... Griffon, si Albert quitte encore la table, ne lui -sers pas de bombe glacée. - -Le jour baissait. Maria allumait la lampe et les bougies du lustre; en -penchant son buste au travers de la table, elle forçait la conversation -à se séparer en deux. Griffon et Ferdinand se heurtaient du coude à -cause de la gorge de Maria très «fruit vert», sous une mince étoffe -tendue. - -Madame Griffon se tournait comme pour une confidence, et son plaisir -augmentait de ce que, maintenant, la plupart des fenêtres de la rue -étaient occupées: - ---Avez-vous eu des pensionnaires cocasses, à l’ouvroir, ces temps -derniers? - ---Il est arrivé, avant-hier, une espèce de vieille bohémienne, ci-devant -«presseuse d’aveugle chanteur». Son métier était de conduire un aveugle -par les rues et de le serrer, sur le côté, pour faire sortir la mélodie, -le temps voulu, lorsque passaient des gens susceptibles de lâcher un -sou. Mais elle a laissé renverser son Œdipe par un auto; ses -concurrentes l’ont discréditée sur le marché, aucun aveugle ne veut plus -de ses pinçons, tout son apprentissage est perdu. - -Ferdinand et Griffon parlaient d’un roman très beau paru récemment: - ---As-tu déjà cherché à préciser la parenté indubitable qui existe entre -les chefs-d’œuvre, fussent-ils des genres les plus différents? demandait -Griffon avec un sourire fin, attendri. - -Puis d’une voix pénétrante, il exposa une théorie: - ---Mon vieux, si l’on pouvait analyser chimiquement les productions -artistiques et doser leurs ingrédients constitutifs... - -Ferdinand, chatouillé au bon endroit, buvait du bordeaux sans faire -attention, servi sournoisement par madame Griffon; il tendait la joue -vers Griffon et regardait le petit Georges sans le voir; cette sorte -d’extase cessa tout à coup: - ---Mais qu’est-ce que tu as donc, Georges, à paraître si malheureux? - ---Parbleu! cria madame Griffon à son mari, tu bénis la bombe avec ta -spatule et tu n’y touches pas! Georges voit avec désespoir que tout sera -fondu avant que tu aies fini tes discours. - ---Mon petit Geo s’embête comme un cafard dans un pain de quatre livres, -prononça Albert. - ---Bah! où as-tu chipé cette comparaison? - -Mais Albert rougit, et aucune exhortation ne put dévoiler l’origine de -la repartie. - ---Il tiendra de son père, dit Griffon en riant; il sera hospitalier pour -les mots errants... Tiens, tu auras la plus grosse part. - -A la fin du dîner,--peut-être le bordeaux et le champagne aidant,--la -charmante Adèle devenait sage et sensible: - ---Vous savez, maintenant, madame Prestal, je me mets à la couture, je -ferai toutes mes robes moi-même; j’ai déjà appliqué une collerette de -dentelle sur un corsage. - -Marthe riait intérieurement de la sincérité de cette éphémère -résolution. Et elle pensait à un parent de son mari, «l’oncle poivrot» -qui, un jour, était venu, jurant d’employer désormais toute sa paie à -«s’acheter des frusques», à preuve que, cette fois-là, sur l’argent de -sa quinzaine, il s’était acheté une paire de boutons de deux sous. - -Consciente des égards dus à son nouveau mérite, madame Griffon éleva -soudain une protestation: - ---Vous n’allez pas continuer à nous embêter avec votre littérature? - ---Voyons, répliqua son mari, c’est toi-même qui as intitulé notre -réunion «dîner littéraire». - ---Parfaitement: tout à l’heure monsieur Prestal lira, et ce sera la -partie littéraire; mais, en attendant, les messieurs, dans un dîner, -doivent complimenter les dames et non pas causer entre eux, comme vous -faites. - ---Entendu! Ferdinand achève seulement une explication, le temps que -Maria fait le service. - -Maria s’éternisait à enlever les miettes avec une brosse; la plupart des -chapelures s’incrustaient dans la nappe, ne lâchaient pas prise; -quelques-unes sautaient par-dessus la brosse, retournant au milieu, vers -le chemin de table. - -Sur un coup d’œil orageux de madame Griffon, Marthe avança la main. - ---Permettez, je me charge de prononcer la clôture. - -Et, demi-sérieuse, s’adressant à son mari, en femme pratique, soucieuse -des échéances, elle déclara: - ---Je crois qu’il ne faut pas trop se préoccuper de la règle du -chef-d’œuvre; il y a quantité d’artistes qui ne réalisent jamais rien, -tellement ils ont peur d’oublier une des conditions de la perfection. - -Alors, Griffon, un peu moqueur, fit rougir Marthe: - ---Rassurez-vous, Ferdinand travaille; la théorie du beau ne le tracasse -qu’après coup... Ne craignez donc pas! Il le fera, son roman! - - * * * * * - -Pour la lecture, on ne quitta pas la table. Albert et Georges furent -installés à côté, dans le salon, l’un avec le _Pêle-Mêle_, l’autre avec -_l’Illustration_. - -Maria, par la porte du couloir, venait leur rendre de petites visites. -Comme les enfants, elle avait goûté au champagne. Ils riaient des -images, tous les trois et s’embrassaient avec, obscurément, une idée de -dessert, ayant, tous trois, un velouté de joues savoureux. Les deux -garçons tombaient sur la figure de Maria n’importe où. Maria évitait les -rencontres de lèvres, sans pensée, par instinct femelle. - - * * * * * - -Ferdinand lisait à sa façon. Par une exagération de la tonalité placide, -ingénue, il dégageait en gros relief les passages d’ironie cruelle; mais -parfois, il rendait douteuse l’intention d’une phrase; parfois aussi, la -défaillance des finales trahissait sa vibration intérieure. - -A un moment, madame Griffon envoya un de ces rires qui accueillent les -heureuses trouvailles. Ferdinand fit une pause, but du café, arrangea -ses papiers, puis certifia, le menton avancé: - ---Vous savez, tout ça est arrivé à Catherine Bise. J’ai préféré le nom -de «Marie» parce qu’il est de style. - -Il reprit son accent doux, en désaccord avec le creusé du visage. - - * * * * * - -«Enfin, le bureau de placement réussit à caser la fille enceinte. Et -dans quelles conditions touchantes! Les preneurs avaient demandé -eux-mêmes une bonne de rebut,--très honnête au point de vue du bien -d’autrui, fichtre! et très courageuse, très capable, très docile, -bigre!--mais cependant affligée de quelque tare monstrueuse. - -»--Enceinte! avait dit le placeur, les mains ouvertes par l’évidence, on -ne peut pas trouver pire!... Et c’est une race maigre, nerveuse, n’ayez -crainte, ça travaillera jusqu’au dernier moment, jusqu’au fiacre de -l’hôpital... Et ça supporte tout sans broncher, par une idée de bête qui -défend son ventre... Vous pensez que je m’y connais, depuis le temps! Il -en a passé sur mes registres, malheureusement! Mais je vous certifie que -ce n’est pas du tout cette espèce-là qui se fiche à la Seine. - -»Les nouveaux patrons de Marie étaient des philanthropes de carrière, -membres de sociétés, de comités, de patronages, candidats à tous les -concours de dévouement, à toutes les réclames, à toutes les primes de -sauvetage. Leur incommensurable amour de l’humanité était attesté par de -nombreuses récompenses, et ils cherchaient continuellement à enrichir -leur palmarès. - -»Ils devaient par conséquent fournir échantillon à volonté, ils devaient -tenir exposition permanente de magnanimité. - -»Ils venaient de perdre une orpheline, morte d’ingratitude, on pouvait -le dire, n’ayant jamais pu s’habituer à leur sollicitude. Et combien -d’autres charités n’avaient-ils pas épuisées ainsi, jusqu’à disparition -des bénéficiaires! - -»Dès qu’ils furent en possession de la bonne enceinte, ils l’exhibèrent -à profusion, à grand renfort de discours et de simulacres. - -»Ils convoquaient des experts ou des réfractaires à convertir; ils la -sortaient, la conduisaient chez des amateurs, ou chez des professionnels -de la bienfaisance; ils l’opposaient à des concurrents; ils -s’acharnaient à rencontrer par hasard des gazetiers en actes méritants. - -»Et ils proclamaient avec une bonhomie exercée, sur un ton de négligence -indéroutable: - -»--Qu’est-ce que vous voulez? Nous sommes comme ça, des incorrigibles de -la générosité, des risque-tout. Tant pis! Il en résultera ce qu’il en -résultera... Cette fille, nous ne savons d’où elle sort, nous l’avons -recueillie à cause même de sa déplorable conduite... Et nous la -garderons jusqu’au bout! Nous subirons les dommages, car vous pensez ce -qu’on peut attendre d’une telle moralité! Le bureau de placement même a -essayé de nous dissuader... De fait, regardez un peu: croyez-vous -qu’elle a le masque vilainement! Et quelle difformité intolérable! Le -fardeau est tout à droite... tournez-vous donc, Marie... oui, beaucoup -plus à droite... - -»De jour en jour, ils guettaient, ils exposaient, ils dénudaient les -progrès de la grossesse. Pas un instant, ils ne laissaient la fille dans -l’ombre reposante qu’elle convoitait. - -»Quand ils ne faisaient pas palpiter en public sa chair, sa laideur et -sa honte, ils harcelaient de tout près, à la piste, sa résignation -laborieuse: - -»--Profitez de notre charité! Travaillez! Soyez heureuse de ne pas -manquer d’ouvrage. - -»Leur appartement spacieux était hanté d’une si nombreuse clientèle que -l’entretien du ménage aurait fatigué deux robustes manœuvres. - -»De l’aube au milieu de la nuit, la bonne allait, allait, telle une bête -traquée. Muette, harassée, lourde, couverte d’opprobre, elle marchait, -elle trottait, elle s’enlevait brusquement avec cette agilité gamine -qu’un coup de fouet fait jaillir des carcasses les plus recrues. - -»--Frottez le parquet, cirez les meubles, faites une lessive. Profitez -de notre charité. - -»Elle laissait, çà et là, des regards, des tressaillements, comme des -traînées de sang. - -»Chez les malades et chez les forçats, le pire sentiment de défaillance -physique et de détresse morale s’appesantit le soir, après la pitance: -la journée s’en va et l’évocation de «demain» arrive! Alors, on voudrait -désespérément se blottir en un coin perdu, loin des duretés du monde; on -voudrait, quitte à en mourir, pleurer silencieusement, interminablement, -la tête cachée; on voudrait laisser son pauvre corps s’écrouler, on -voudrait jusqu’à crier, jusqu’à pâmoison, embrasser sa mère, ou -seulement une créature consentante, ou seulement une chose douce, un -souvenir d’enfance. - -»Si la galérienne se nomme Marie, sa joue mourante tombe et s’appuie et -sanglote sur un tablier bleu mis en paquet au coin de la table de -cuisine... - -»Debout, misérable! C’est la sonnette du salon! - -»Debout, et vite et vite! Debout, ce cœur, et ces yeux et cette pensée! -Debout, cette agonie! - -»L’éclat lumineux des lampes! La projection des glaces! Les fauteuils -brillamment occupés! Et vlan! à droite; et vlan! à gauche; et vlan! à -pleine face, la curiosité préparée cinglante. - -»Mais l’insulte sèche, c’est presque raffermissant; attends un peu! Et -que tes mains gercées, tes mains d’esclave pendent comme des loques. - -»De petits cris effarouchés, un recul de dame sujette aux vapeurs, une -gesticulation scénique, et une voix distinguée, plaintive et si pleine -de philanthropie: - -»--Ah! quelle horreur! - -»Et la patronne: - -»--Avancez, Marie... Faites donc un visage plus aimable, n’ayez pas -scrupule, souriez, laissez-vous aller... inutile de dissimuler votre -naturel... Ces dames savent, tout le monde est renseigné. - -»Alors, la voix languissante vers la patronne: - -»--Vraiment, ma chère, vous méritez tous les prix Montyon. - -»Puis la même voix, ayant peur de se salir: - -»--Approchez, ma pauvre fille, car moi aussi, je veux m’aguerrir. - -»Et l’habileté complimenteuse de la dame s’empare de Marie. -L’exhortation, d’apparence théorique et impersonnelle, s’acharne vers ce -résumé: «Vous rendez-vous bien compte de la vertu de votre bienfaitrice? -Comprenez-vous ce sacrifice incroyable! Êtes-vous reconnaissante et -aussi êtes vous repentante? Pensez-vous à atténuer vos torts envers la -société par une activité incessante, un zèle sans bornes? Pensez-vous, -malheureuse, à payer la dette de votre déshonneur?» - -»D’autres voix, pour varier, interviennent dans ce sens: - -»--Avancez que nous vous disions de quelle hauteur notre pitié descend à -vous.--Venez recevoir l’eau glacée de notre éloquence.--Venez, que notre -gluante commisération se ventouse à votre misère. - -»Et il faut dire merci. D’inflexibles griffes, au profond des -entrailles, contraignent Marie à dire merci! - -»Et voilà qu’un jour, la fruitière, madame Fouchtrain, braillant sans -vergogne, envoya une rude bourrade à Marie: - -»--Retirez-vous donc de dedans mes jambes! Avec vot’sacré ventre vous -emplissez la boutique! Fourrez-vous dans un coin! - -»Marie tendit les bras. Sa bouche, ses yeux, toute sa substance se -précipita frémissante, avide. Puis, exhalant ce qui restait de faculté -affectueuse dans sa pantelante carcasse, elle chevrota: - -»--Vous ne connaîtriez pas une place où l’on serait battue?» - -Là se termina la lecture. - -Les appréciations laudatives suivirent, pendant que Ferdinand arrangeait -ses feuillets avec un soin exagéré. - ---Il y aura encore des retouches, dit Marthe heureuse, avec la fausse -modestie d’une maman de lauréat scolaire. - ---Je trouve seulement l’oraison des belles dames un peu «répétée», dit -Griffon, selon sa pure amitié scrupuleuse; je te l’ai déjà signalé: tu -as le défaut de vouloir trop prouver. - ---Ce que c’est bien lu! s’émerveilla madame Griffon en avalant Ferdinand -d’un écarquillement empressé, comme ferait une courtisane pour un -monsieur dont elle viendrait d’apprendre la grandissime richesse. - -Puis elle demeura un instant méditative et même avachie de sagesse, de -bonté. Elle cligna vers le vase chinois (le seul gain de sa vie), et -elle chuchota, comme si Marthe aspirait à cette concession depuis des -éternités: - ---Soyez tranquille, un de ces jours je le casserai... je ne taquinerai -plus mon mari avec. - -La bonne apporta du thé. - -Le jeu des facultés cérébrales étant de comparer sans cesse, on examina -Maria, d’un commun mouvement. Son visage rouge et content d’écolière en -récréation reflétait la confiance, la bienheureuse imprévoyance; et, en -même temps, on lui vit avec plaisir un ventre tout plat, un je ne sais -quoi de non éclos. - -Ferdinand, gêné comme tout auteur qui se délecte des louanges et veut en -paraître détaché, trouva cette diversion maladroite: - ---Et vous, Maria, qu’est-ce que vous dites de ça? - -Il présentait son manuscrit. - -Sérieusement, avec le regret de ne pouvoir fournir son avis, la bonne -s’excusa: - ---J’ai pas écouté, monsieur. J’ai seulement été un peu dans le salon -auprès des enfants. - ---Comment! Vous n’écoutez pas aux portes! Si vous ne vous mettez pas au -courant de votre métier, on ne vous augmentera pas, sermonna Ferdinand. - ---Ne faites pas attention, Maria, monsieur Prestal est un taquin, dit -aimablement la maîtresse de la maison. - ---Et soyez toujours amie avec les enfants, et gaie comme une excellente -personne, appuya Marthe, toute affectueuse. - ---Parbleu! elle ne demande qu’à rester enfant, elle a bien raison; si -elle veut, ici, elle n’aura jamais de soucis, promit madame Griffon. - -Et les deux femmes lui souriaient à bouche tendue, par une cordiale -solidarité de sexe. - -Derrière elle, entre les couples, s’échangea une gaieté d’yeux -contenant, nécessairement, cette efflorescence de pensée: - ---Parfaitement, monsieur mon mari, il n’y a sur la terre que la -succulence féminine et, par-dessus tout, la mienne propre. - ---Eh! eh! ma chère, je ne peux pas répondre de ma royauté masculine... - -Les garçons vinrent croquer un canard, puis retournèrent à leurs images. - -On parla de Catherine Bise qui n’était pas encore assouvie, quoiqu’elle -pût, maintenant, une fois par mois, aller voir son petit Émile, à une -heure de Paris. Mais quoi! Sans métier appris, sans aptitude spéciale, -la seule profession «à manger du pain» était encore celle de servante. - ---Je continue pourtant à lui chercher une situation préférable, dit -Marthe avec un hochement perplexe. - -Il y eut un silence consacré à la difficile solution. Ferdinand fumait, -et son regard s’absentait par la fenêtre ouverte. Griffon quitta sa -place et passa dans la pièce voisine; on l’entendit interpeller Albert -et Georges sur un ton gouailleur, mal en train. - -Alors sa femme eut un accès d’agacement incompréhensible: - ---Ah! puis! votre Catherine finit par nous ennuyer avec son moutard; il -ne faut pas être insatiable non plus. - -Les Prestal, ébaubis, la regardèrent: elle avait voulu une fête en -l’honneur du livre consacré à Catherine; comment pouvait-elle séparer -ainsi Catherine du roman? - -Elle se mit à rire d’ailleurs, consciente de son incohérence: - ---J’ai proposé un dîner littéraire et non un dîner philanthropique. Vous -prenez tout à coup des mines d’enterrement... Vous savez, j’aime pas -qu’on s’occupe de choses tristes, surtout quand on n’y peut rien. -Pourtant, j’aime bien les romans tristes et surtout les pièces de -théâtre. Oh! j’adore les drames où l’on pleure. Tenez, justement, on en -joue un à la Porte-Saint-Martin, je veux que mon mari m’y conduise; ça -soulage beaucoup de pleurer au théâtre; vous ne trouvez pas, madame -Prestal! - ---Il est certain qu’après une tragédie bien noire on ne voit plus rien -de sérieusement affligeant autour de soi. - ---Voilà ce que vous devriez faire après votre roman, monsieur Prestal, -un drame... Au moins, vous nous donneriez des billets... Et même, votre -histoire, là, si vous l’arrangiez plutôt en pièce? - -Griffon ramena les enfants du salon. - ---Est-ce que tu ne dois pas aller demain aux Travaux publics? lui -demanda Ferdinand. - -Pas de réponse. - ---Eh! je te demande si tu ne vas pas au ministère, demain. - ---Je n’avais pas entendu, fit Griffon, tiré d’un rêve. - -Il était onze heures, les enfants s’endormaient. - -Les idées dominantes de chacun revenaient: Ferdinand pensait à se lever -de bonne heure et à faire certaines rectifications suggérées par la -lecture à haute voix; sa femme pensait à concilier le grand nettoyage du -dimanche avec le travail littéraire hostile au mouvement, et elle -répondait mal à madame Griffon, poursuivie d’un extraordinaire besoin de -théâtre triste. - -On se quitta sans que la soirée eût fini en parfaite allégresse. - -Tout de suite, en marchant, Marthe et Ferdinand furent d’accord à -s’étonner qu’un nuage eût modéré brusquement la fête. On aurait dit -qu’il y avait chez les Griffon _une dette_, comme chez les Prestal. Mais -quoi! Griffon n’élaborait aucune espèce de roman!... Et comment deux -époux aussi peu unis que Griffon et sa femme auraient-ils pu se -reconnaître une même «dette»? - -Marthe s’appuya au bras de son mari: - ---Dans tous les cas, je suis contente; tu avais tort de douter: ton -chapitre supporte parfaitement la lecture... Tout à l’heure, à table, -j’avais l’air de chercher bien loin pour Catherine, mais je considère -son sort comme lié au roman et je ne suis pas inquiète. - -Ferdinand se mit à rire: - ---Je prends note du pronostic flatteur, ce 28 mai, à onze heures et -demie du soir, en face du Moulin Rouge. - -Marthe faisait allusion à de mirifiques projets, en faveur de Catherine, -dont la réalisation devait commencer dès l’achèvement du manuscrit, puis -se continuer selon l’acceptation d’un éditeur, et selon le succès de la -publication. - -A la maison, pour faciliter son service de police, Marthe avait mis les -enfants dans la confidence: - ---Tenez-vous donc tranquilles, laissez papa travailler; quand son livre -sera fini, il arrivera les choses les plus heureuses à Catherine Bise; -vous l’aimez bien, vous ne voudriez pas l’empêcher d’avoir de la chance? -Il arrivera ceci d’abord; puis ceci, et enfin ceci! - -Catherine appartenait si bien à leur affection, et ce que promettait -maman était tellement réjouissant, considérable et secret que, -maintenant, il suffisait d’un signe pour arrêter leur bruit: - ---Voyons, papa écrit... - -Ou encore, il suffisait d’une moitié de phrase. - -Ils marchaient devant, Marthe les appela: - ---Dites donc, le livre de papa va bien... - -Aussitôt, à l’idée de ce qui devait éclater, ils s’épanouirent malgré -leur envie de dormir: les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les bras -en l’air. - -Puis, Ferdinand évoqua la satisfaction de confondre Chaupillard, -toujours persuadé que les Prestal «utilisaient» Catherine sans le -moindre sentiment, et qu’ils tiraient haïssablement le suc de son -infortune. - -Ah! cela touchait Marthe au plus vif! Pour le coup, elle en eut à dire, -le reste du chemin, jusqu’à la rue Saussure: - -«Chaupillard verrait un jour que ce n’était pas la misère de Catherine -qui avait fait naître une pitié provisoire et utilitaire d’écrivain, -mais bien que c’était la piété de tempérament de l’écrivain qui avait -élu, pour se développer, ce cas provisoire et réparable... Et ce -monsieur Chaupillard si décourageant, est-ce qu’il n’écrivait plus? -est-ce que ce monsieur, si résolument contempteur du public, ciselait en -secret de nobles proses? Point du tout: il griffonnait des «médaillons» -de demi-mondaines, des esquisses d’une vingtaine de lignes -prétentieuses, insipides, qu’avec de pénibles démarches il insérait dans -des publications moribondes... Eh bien! les Prestal ne lui imputaient -pas à crime de s’intéresser à des courtisanes inexorablement «riches et -esthétiques», puisque cela correspondait à sa belle nature; lui, de son -côté, ne devait pas taxer les amis de bassesse, il ne devait pas nier -d’avance la générosité du roman de Ferdinand.» - -A cause de la soirée splendide, Paris--le long du boulevard -extérieur--conservait une animation de plein jour, moins la hâte et le -gros bruit propres aux opérations de travail. - -De tous côtés, Ferdinand notait la lenteur de couples en confidence, et -la béatitude de gens descendus prendre le frais sur les bancs, et qui ne -se décidaient pas à remonter leurs étages. - -Par instants, des souffles tièdes portaient, d’un couple à un autre, un -parfum capiteux, comme une révélation indiscrète de propos amoureux. - -Les Prestal marchaient fortifiés inconsciemment par le bon air de la -nuit et par le bon chapitre du roman. Marthe, en parlant, jetait les -yeux sur Albert et sur Georges, puis sur les papiers roulés que -Ferdinand portait sous le bras. Elle accentuait des mots qui frappaient -les oreilles des enfants. - ---Qu’est-ce que c’est des courtisanes? demanda Georges à son frère. - -Albert qui attrapait toujours, par aimantation, la nervosité de sa mère, -envoya un coup d’épaule brusque et bougonna: «Eh bin! eh bin!» le temps -de chercher sa réponse: - ---Eh bin... c’en est qui soignent les malades... parbleu! - - - - -VI - - -D’après une loi tacite, toutes les actions facultatives de la -vie--toutes les réceptions, toutes les sorties--devaient servir -l’égoïsme littéraire de Ferdinand. Peu à peu, les Prestal avaient cessé -les relations existantes au début du ménage avec les connaissances et -même avec les parents dépourvus d’intellectualisme. Notamment, l’on ne -voyait plus personne du côté de Marthe, excepté sa mère. - -Quand on sortait avec les enfants, ce n’était ni pour les distraire, ni -pour leur faire prendre l’air: on les traînait le plus souvent chez des -gens nuageux, où ils se morfondaient sans bouger dans un coin. Presque -tous les dimanches, on allait au théâtre en matinée; et dame, foin des -vaudevilles! Les enfants avaient vu _Phèdre_ maintes fois et ne -connaissaient pas le cirque. - -L’ami Jeannin, célibataire, qui avait le temps de baguenauder, se -moquait de Ferdinand, l’approuvait et l’entraînait tout à la fois: - ---Il faut cette unité de convergence pour réussir... J’espère bien que -c’est strictement à titre de documentation littéraire que vous avez eu -deux enfants?... Nous allons pousser une vadrouille esthétique, hein, ma -vieille? - - * * * * * - -Après la lecture de son chapitre, Ferdinand n’évita pas cette aberration -de songer prématurément à l’éditeur préférable, aux moyens de -présentation et de diffusion de l’œuvre. Il recensa ses relations -utiles; dieu merci, un simple gratte-papier comme lui possédait -d’importantes ramifications dans la société cultivée. Marthe réussit à -conduire les enfants à l’Hippodrome, en répétant négligemment que l’on -était susceptible «d’y faire des rencontres», plusieurs notabilités -artistiques et littéraires se targuant d’un goût particulier pour les -exercices de force et les acrobaties. - -Un après-midi de juin, Ferdinand s’échappa du bureau et alla consulter -Jeannin «sur les recommandations à se ménager». Jeannin passait des -heures dans un caboulot voisin du Châtelet, en compagnie intime avec -toutes sortes de personnes tarées et caricaturales; prédilection et -attrait personnel. Il obligea Ferdinand à boire un «vieux marc», puis il -le plaisanta copieusement: - ---En ma qualité d’écrivain classé, je reçois nombre de littérateurs -débutants; vous n’imaginez pas la quantité de ces ambitieux qui -_commencent_ par chercher des recommandations pour placer leur œuvre, -avant de l’avoir ébauchée. Il y en a même qui dépensent toute leur -activité en démarches, ils oublient l’œuvre, ou plutôt ils confondent -positivement: ils croient travailler parce qu’ils bourdonnent de tous -côtés. Tenez, les méridionaux sont très forts dans l’espèce: ils vous -racontent pendant trois heures leurs entreprises. «Mais enfin, où -est-ce? demande-t-on.--Té! je vous bâclerai ça en un quart d’heure.» - -Ce discours terminé, Jeannin, selon son habitude, prit Ferdinand sous le -bras et lui cogna du coude dans les côtes: - ---Allons renifler la féconde humanité, ma vieille. - ---Mais voyons, il pleut... objecta Ferdinand, qui tenait à subir une -contrainte. - -Ils voyagèrent sous le même parapluie, attentifs aux jupes retroussées. -Ils longèrent la rue Saint-Honoré jusqu’à l’église Saint-Roch. - ---Voici pourquoi je vous ai amené par ici, dit Jeannin: une camarade -nommée Margot, vaguement chanteuse de café-concert, m’a fort conseillé -d’interviewer son père... Si nous avons la chance de la rencontrer, elle -vous séduira... - ---Je vous lâche! cria Ferdinand presque sérieusement, avec nous, -l’alcool et la luxure me sollicitent... - -Jeannin s’accrocha: - ---Mais, mon cher, le papa tient un bureau de placement, vous en avez -absolument besoin dans votre roman. Nous allons le moissonner, cet -homme. On ne s’établit pas romancier sans «parcourir du pays»; on va -faire du document pour nourrir son sujet, comme les bonnes femmes à la -campagne vont faire de l’herbe pour leurs lapins. - -Ferdinand trouva la maison rue Saint-Roch, d’après un écriteau de tôle -verni: _Bureau de placement_. A l’abri sous la porte cochère, mal -décidé,--en avare qui n’est pas sûr d’agir au mieux de ses intérêts--il -retint Jeannin par le bras: - ---Sans blague, vous montez? Dites donc, l’autre soir à dîner, Griffon -m’a collé une formule rudement juste: «Si l’on pouvait analyser les -productions artistiques comme des corps chimiques et doser leurs -ingrédients constitutifs--tant pour cent d’imagination, tant -d’observation, tant d’harmonie, etc.,--on verrait que ces éléments sont -les uns facultatifs, les autres quasi indispensables. Mais on dégagerait -surtout qu’un certain ingrédient se trouve immanquablement dans tous les -chefs-d’œuvre, non seulement de littérature, mais de musique, de -peinture, de sculpture, et cela s’appelle: «l’émotion de nature». Cet -ingrédient rarissime ne se suffit pas à lui-même; mais, sans lui, point -de chef-d’œuvre... Et gare à la contrefaçon: l’émotion d’art.» - -Jeannin dessinait des ronds en égouttant le parapluie: - ---En v’là une nouveauté! railla-t-il. Cela revient à dire que--pour -n’importe quelle production d’art--une partie de l’œuvre est tirée du -patrimoine collectif des connaissances anciennes et modernes; cette -partie _d’esprit_ est imitable et contestable. L’autre partie est due au -limon animé de l’auteur, à la substance humaine qui se soulève, souffre, -palpite, éclôt; cette partie _de terre_ ne vieillit pas, ne se réfute -pas, c’est le _tempérament_ éternel et unique, c’est la nature... - ---Mais oui! il y a belle lurette que nous sommes d’accord là-dessus avec -Griffon, seulement j’ai aimé sa formule... - ---Eh bien, alors, ma vieille, cherchons des émotions; voilà pourquoi il -faut monter. J’userai de mon titre de journaliste; au besoin, j’ai des -cartes. - -Un homme et une femme se précipitèrent au coup de sonnette. La femme -avait l’air d’une concierge renfrognée. L’homme grand, vêtu de noir, -grisonnant, portait ses cheveux très longs, «à l’artiste»; il était -complètement rasé: un profil grec tel que les stigmates de crapulerie -alcoolique y siégeaient presque avec superbe. - -Le local carrelé paraissait vieux, immense et désolé; on entrait de -plain-pied dans une sorte de salle d’attente munie de deux banquettes et -l’on avait devant soi un bureau vitré, formé d’une cloison à mi-hauteur -du plafond. Il était trois heures, la pluie tombait depuis le matin; -l’absence de toute trace humide indiquait que personne ne s’était encore -présenté. - ---Des journalistes! Dans ce cas, messieurs, veuillez passer au salon, -car nous avons aussi un salon, dit le placeur avec emphase. - -Il introduisit Ferdinand et Jeannin dans une salle à manger des plus -communes et, cérémonieusement, leur indiqua des sièges, en face d’une -table ronde couverte d’une toile cirée marron. Il s’assit lui-même près -de la cheminée, adressa un signe poli, de la tête, aux deux visiteurs, -et répéta le signe dans la glace, rapidement. Il empêcha Ferdinand de -prendre la parole. - ---Messieurs, vous venez au sujet de cette abominable iniquité; on -supprime les bureaux de placement, alors que l’insuffisance d’ouvrage -est le véritable mal. - -Jeannin, roublard, s’écria: - ---Vous avez parfaitement raison: des gens sont dans le besoin, on tape -sur ceux d’à côté; c’est une diversion habile, mais qui ne résoud -rien... La question qui nous amène est un peu différente; on nous a -parlé de vous comme d’un homme extraordinairement documenté; mon -confrère écrit un roman dont l’héroïne est une bonne,--où, bien entendu, -le bureau de placement gardera une importance légitime... - -Jeannin esquissa une révérence: - ---Mais nous voudrions tenir de vous quelque drame particulier à la -profession, quelque chose comme un fait-divers: «Un jour une bonne -arrive, etc.» Vous saisissez? - -Le placeur se regarda dans la glace avec considération: - ---Quant à ça, messieurs, j’ai vu le monde de bas en haut; j’ai été -acteur. - -Il caressa son menton rasé: - ---J’ai aussi été garçon de café, mais ça ne signifie rien. Messieurs, -j’ai dirigé le premier «bureau» de Paris: rue d’Amsterdam, quartier de -l’Europe; représentez-vous: à droite, dans un salon richement décoré, -l’aristocratie, les gens les plus huppés venant m’apporter leur -confiance; à gauche, le bazar: choisissez, toute cette rangée à -cinquante francs par mois, toute celle-là à soixante. - -Il éclata de rire et se croisa les bras. - -Sa femme entra silencieusement, ferma un placard derrière les visiteurs -et retira la clé. - ---Dis donc, fit-il d’un ton gouailleur, mais désagréable, presque -agressif, je vais raconter la Marguerite. - -La femme haussa les épaules et prit la porte. - -Il prolongea son rire en secousses de toux racleuses: - ---Je vous demande un instant, messieurs, pour chercher un mouchoir. - -Derrière lui, sa femme reparut vite, se pencha et souffla: - ---Excusez-le, messieurs, nous avons une fille qui s’appelle Marguerite -et qui nous a quittés; ça l’a beaucoup affecté. - -Elle se sauva. Le placeur revint, non avec un mouchoir, mais avec une -serviette tachée de café, de vin; il guigna le placard, à l’endroit de -la clé. - ---Messieurs, je vous offrirais bien quelque liqueur, mais ma femme est -sortie et justement on a fini le reste à déjeuner. - -Il frappa sur la table pour appeler. - ---Oui, elle est sortie; ou du moins, elle fait semblant de ne pas -entendre, ce qui est exactement la même chose. - -Ferdinand et Jeannin, assis comme des gens en visite, le chapeau tenu -d’une main sur les genoux, gesticulaient de l’autre main, en se -défendant de rien vouloir accepter. - -Le placeur s’envoya un violent sourire, dans la glace, releva ses -cheveux d’un côté, toussa: - ---Un fait-divers? Mais certainement... Vous n’avez pas de filles, -messieurs?... Je suis très aise d’avoir affaire à des journalistes, car -nous nous retrouverons; je vais de nouveau me consacrer au théâtre, -puisqu’on me persécute... Nous disions donc: Où est la Marguerite? Oh! -gai son chevalier... - -Il se tenait mal, les mains à plat sur les cuisses. Les deux visiteurs -lui en imposaient beaucoup; mais, d’autre part, il désirait vivement -s’attirer leur curiosité; une antipathie très nette pointait aussi dans -son regard. - ---C’était une petite bonne, dans les dix-huit ans, très fraîche, mais -pas très forte. - -S’adossant à la cheminée, il parut faire une citation d’un ancien rôle: - ---Pas de poitrine; qu’est-ce que ça fait, du moment qu’on a un cœur? -Elle était sans place et habitait provisoirement en garni, au sixième, -sous le toit... - -Il déclama: - ---... où les fumées qui montent lentement au loin sont comme des arbres -qu’on verrait pousser. Marguerite s’éveilla au petit jour; elle se leva; -rien de changé dans la chambre: sa malle près de la fenêtre et ses -excellents certificats sur la cheminée. Et la voilà partie à la -recherche d’une place. - -Le narrateur surveillait l’effet de sa tirade. Jeannin et Ferdinand, par -un léger hochement de tête, montraient qu’ils étaient prodigieusement -intéressés. Mais Jeannin ayant cillé vers le mur tout nu de la salle à -manger, le placeur jeta un coup d’œil dans la même direction, fronça les -sourcils, et dit brusquement: - ---Là, où le papier est moins abîmé, il y avait un buffet. - -Puis il continua: - ---Alors, dans la rue, la Marguerite ne passa pas inaperçue: des -messieurs, des gouapeurs, des argousins, la frôlaient, chacun selon ses -projets. Elle s’étonnait avec une indulgence intérieure: «Vous ne savez -donc pas que tout me protège? la loi, la famille, la société, jusqu’au -Ciel même, dit-on, et au bureau de placement!» - -Le narrateur, ironique, prit le temps de faire jouer dans la glace son -nez long et droit. - ---«Vous ne savez donc pas? Je suis une servante, une travailleuse utile -et puis, je suis la Jeune Fille; demain, je serai la Femme, je serai la -Mère.» Elle alla d’un quartier à l’autre, selon l’usage: de Passy à -Vincennes, refusée ici comme trop sémillante, là comme trop indolente. -Alors, fatiguée, c’était avec des larmes qu’elle évitait les insolents: -«Vous ne savez donc pas? Je suis votre petite sœur!» - -Le narrateur tortilla son cou, pour le sortir le plus possible du col de -chemise. - ---«Messieurs les proclamateurs de la fraternité universelle, voyez, j’ai -à peine de corps, mais je fournis ma part tout de même, douze à quinze -heures courbée sur l’ouvrage, et, soit dit sans vous offenser, mes -frères, c’est dur.» - -Le visage de Ferdinand ayant tiqué, le narrateur parodia ce signe en une -grimace moqueuse. - ---La Marguerite rentra bredouille; une camarade l’appela sur le carré: -«Prenez garde aux trois garçons de café du cinquième, ils veulent vous -«avoir». Et dame! dans ces sales hôtels, on a beau crier... ces mauvais -gars disent qu’il ne faut pas faire sa Sophie; si vous ne voulez pas -choisir un cavalier, on vous prend de force. Ils sont trois, -méfiez-vous, ça ne les gêne pas de fracturer une porte.» La Marguerite -réfléchit; plusieurs locataires, en effet, sont des grossiers qui -l’interpellent dans l’escalier, qui ont déjà osé la saisir par le -bras... Elle sort de nouveau avec un paquet de vêtements et revient avec -un paquet d’autre chose... Ça ne rate pas; le soir, les trois gaillards -montent à la chambre et enfoncent la porte. Mais aussitôt, ils poussent -des exclamations furibondes: ils sont volés; la Marguerite est là, -étendue, toute blanche, morte dans son lit. Les hommes s’avancent, ils -relèvent le drap et malgré les mains de la morte croisées en prière, ils -vont se venger par quelque plaisanterie, quand brusquement, leur geste -s’arrête: près du lit est une table... - -Le narrateur parut éprouver une joie immense; il exhiba deux rangées -complètes de dents jaunes et longues, impressionnantes; ses yeux -rapetissés, malveillants, allaient d’un auditeur à l’autre: - ---Eh! oui, leur geste reste en chemin; les hommes ne sont pas -complètement mauvais; il y a toujours chez eux une fibre à toucher; les -uns croient en Dieu, les uns ont lu des morales, les autres aiment leur -mère; tous sont susceptibles de scrupule... Près du lit est une table... -Il faut savoir les prendre; une image, un rien calme leur méchanceté... -«C’est tout de même une bonne fille, elle a pensé à nous: laissons-la, -disent les hommes.» Sur la table, il y a trois petites tasses de poupée -et une fiole d’eau-de-vie... - -Le narrateur se pencha et attendit, avec le glouglou d’un rire, plus -ignoble d’être dosé, assourdi. Comme les visiteurs gardaient l’attitude -de spectateurs charmés, déférents, il reprit sur un ton provocant: - ---Qu’est-ce qu’ils ont fait? Je peux bien vous le dire, j’étais un des -trois garçons de café. - -Il esquissa le geste gracieux de l’équilibriste qui a terminé un tour: - ---Et j’ai fourré dans ma poche une lettre sans adresse où était racontée -la cantate aux passants... C’est bien simple: ils ont bu, ces hommes, et -comme, avant de quitter la chambre, ils avaient remis le drap sur les -petites mains jointes, ils sont descendus bravement en faisant résonner -leurs talons. - -Le placeur se tut, arrogant. Il fut sur le point de se contempler dans -la glace, mais il y renonça; le cou raide, il se mit à coups de doigt -brusques, à suivre le contour d’un losange sur la toile cirée de la -table. - ---Très intéressant... remercia Jeannin. - ---Certainement, je tirerai parti... dit Ferdinand. - -Soudain, le placeur prit le visage peureux d’un enfant que l’on va -laisser seul: - ---Vous partez? - -Il se leva effaré, suppliant: - ---Écoutez, réflexion faite, elle ne s’appelait pas Marguerite. -Rendez-moi le service de l’appeler autrement... Je crois que son nom -était Jeanne... Marguerite c’est une autre... - -Un tremblement misérable agitait sa main, qu’il tendit de loin, aux -visiteurs, sur le palier. - - * * * * * - -Ferdinand ne cédait jamais bien longtemps à Jeannin. - -Il ne se fourvoya pas jusqu’à négliger l’œuvre sous le prétexte de se -documenter, ou de s’assurer un éditeur par des relations influentes. -Pourtant, de ce que les fondations de son roman étaient posées, il -sentit nécessaire de fréquenter régulièrement le cénacle Vaclin, où il -était peu connu jusqu’alors. Cela devint un devoir, une superstition; il -aurait cru se faire tort en manquant une réunion. - -Léonard Vaclin, poète chevelu, ressemblant au portrait vulgarisé -d’Alphonse Daudet, recevait la «jeune littérature», le jeudi soir, à -partir de neuf heures. Quelques habitués se donnaient le genre d’arriver -passé minuit; ils étaient censés «sortir du journal»... Madame Vaclin, -Arlésienne sculpturale, coiffée en muse, versait du thé jusque vers une -heure du matin, puis disparaissait. - -La salle de réunion, figurant l’intérieur d’une librairie, était vaste à -contenir trente personnes et «faisait parfois le maximum». On y fumait -vigoureusement, et l’on discutait par groupes, assis et debout. - -Un soir, Ferdinand trouva là Jeannin, Chaupillard, un ex-collègue au nom -insaisissable qui avait quitté le chemin de fer pour les postes, et le -beau Ribérol, critique d’art. Ce dernier recherchait assidument -Ferdinand, depuis quelque temps, à cause de madame Griffon et de madame -de Mireille, rencontrées chez le peintre Morlane, et dont il désirait -déterminer les points d’accès. - -Chaupillard était furieux, d’un degré en plus, contre la bêtise humaine, -depuis le dîner littéraire des Griffon: la réalisation du fameux roman -devenait moins problématique. En outre, les mines cachottières des -enfants Prestal dénonçaient des projets inconnus qui le contrariaient, -par intuition. - -Aussi, avant l’arrivée de Ferdinand, avait-il démoli, au hasard de -l’inspiration: - ---Vous savez, avait-il dit à Jeannin et à Ribérol, c’est mauvais le -sujet choisi par Prestal, mauvais à ne pas continuer; s’il espère, avec -ça, trouver grâce devant un public de canailles et d’idiots qui ne tient -compte de rien!... - ---Mais, pourtant, je croyais qu’il observait la réalité... - ---Justement! Il a dégoté une façon de se tromper originale, et d’autant -plus désastreuse. Figurez-vous que, pour faire du naturalisme, il copie -une personne vivante; seulement, cette mâtine, quand il la regarde, joue -la comédie! de sorte que le personnage du roman est bien plus faux que -si Prestal le demandait simplement à son imagination. - -L’instinct suggérait à Chaupillard le dénigrement heureux. - ---Tiens, c’est curieux! firent Jeannin et Ribérol. - -Au moment où entra Ferdinand, la conversation changée occupait tout le -monde. On débinait une annonce parue le matin dans un grand journal: -«Jeune fille, dans sa famille, désirerait engager correspondance -littéraire et philosophique avec écrivain d’avant-garde.» - ---Qui va répondre--poste restante--anonymat gardé de part et d’autre? - -Personne ne marchait. «On la connaissait depuis longtemps cette fâcheuse -plaisanterie. La jeune fille de quarante-cinq ans! La jeune dinde qui -demande des conseils pour se marier. Celle qui vous sort son -indéfectible admiration pour les plus insupportables pompiers de -lettres! Celle surtout qui poursuit le seul but de vous émerveiller, de -vous épater, sous le fallacieux prétexte de consulter votre génie.» - -Bientôt le lien général se rompit, et le bavardage se reforma par petits -tas: - ---Tout à l’heure, nous parlions de votre roman, dit Chaupillard. Mon -cher Prestal, vous voyez mal votre fameuse Catherine; ce que vous prenez -pour de l’héroïsme maternel, c’est tout bêtement de l’hystérie. -Réfléchissez: elle a vingt ans, elle est femme excellemment, les preuves -existent... Or, il semble bien que, depuis sa mésaventure, elle est -chaste? Très joli, ça, mais, comptez les mois, ça ne peut pas durer... -Elle brame après son enfant, pour échapper à un autre tourment que nous -situons sans difficulté; et, un de ces jours, vous serez tout étonné de -ne plus reconnaître le précieux modèle sur lequel vous avez le tort de -fonder toute une œuvre... - -Ferdinand se mit à rire; il reconnaissait bien là son Chaupillard. -Cependant,--pris au dépourvu et très sensible à toute espèce de -critique, en raison même de son fanatisme artistique,--il défendit mal -Catherine. - -Alors, Jeannin, Ribérol et le collègue au nom insaisissable, auteur -dramatique, crurent bon d’appuyer Chaupillard. Ils comprenaient, d’après -son discours, que Ferdinand avait rêvé malencontreusement d’édifier un -roman avec cette Catherine pour modèle «à consulter tous les jours», et -qu’il s’était engagé dans une mauvaise affaire littéraire compliquée -d’une charge embarrassante; les gens comme Catherine étant disposés à se -cramponner à vous indéfiniment, sous prétexte qu’ils ont bien voulu se -placer devant votre objectif. - ---Il faut vous tirer de là, disait Jeannin sérieusement. - ---Je vous donnerai un sujet de roman bien meilleur, promettait Ribérol. - ---Le plus urgent, c’est de colloquer votre Catherine en d’autres mains -protectrices, affirmait l’auteur dramatique, car vous ne savez pas où -vous allez. - -On ne laissait plus Ferdinand s’expliquer. - ---J’ai une idée, énonça Ribérol. Écrivez donc à la jeune fille en mal de -controverse littéraire; elle est certainement imbue de féminisme, -d’humanitarisme, prête à quelque grande croisade... En quelques lettres, -vous lui camperez votre Catherine sur les bras, puis vous ferez le mort -pour l’une et l’autre. - -Jeannin lança un geste oratoire. La maîtresse de la maison arrivait -derrière sa chaise, un plateau à la main; elle s’arrêta, de connivence -avec les auditeurs. - ---Sans compter, mon ami, proclama-t-il, que vous pouvez tomber sur une -rareté. Il y a quelques années, j’ai rencontré, comme cela, par la -poste, une jeune fille de mentalité vierge, étroitement fermée au monde -des idées. Elle a résisté, puis j’ai régné. Au bout d’un certain temps -de rapports épistolaires, une conception «à nous» de l’univers, lui est -venue... Et j’ai eu l’exacte conscience de l’avoir engrossée moralement! - -La maîtresse de maison, très belle, tenait son thé fumant près de -Jeannin et souriait, énigmatique. - -Les quatre auditeurs assis luisaient de l’œil. - -Jeannin, animé d’une malice faunesque, insista: - ---Il y a eu innocence perdue par mon intervention masculine, et j’ai -laissé un moule par où les idées de quiconque ont dû passer ensuite! Le -mari a pu s’inscrire ultérieurement, ce n’est pas lui qui a mis les -premières idées mâles dans cette intelligence; une possession féconde et -persistante l’avait précédé, lui! - -Jeannin perçut un petit bruit de porcelaine, se tourna et bâilla devant -madame Vaclin. Chacun éclata de rire. - ---Spécialisez-vous dans ce genre de prouesse, conseilla la dame, très -déesse, cela ne vous mènera pas à la paralysie générale. Et... tout de -même, prenez-vous? - -Jeannin reçut gauchement la tasse et la minuscule serviette à thé. Des -plaisanteries fusèrent. - ---«Tout de même», est raide! - -On oublia Catherine, à la grande satisfaction de Ferdinand. - -Mais il ne fut pas quitte à si bon compte. Chaupillard prétendit le -reconduire,--tout le boulevard Saint-Germain, de Cluny à la -Concorde,--malgré ses protestations: - ---Enfin, vous êtes indiscret: savez-vous si je voulais rentrer -directement? - -Chaupillard, en pareil cas, recevait «à la blague» les plus catégoriques -rebuffades et ne lâchait pas. - ---Je tiens à examiner encore votre projet de roman, qu’il vaudrait mieux -abandonner. - ---Non! vous perdez votre temps. - ---Alors, je vous rendrai service d’une autre façon: vous êtes -insuffisamment renseigné sur la nommée Catherine; je me charge d’une -enquête... - -Pour le coup, Ferdinand fut effrayé et irrité à l’extrême. Chaupillard -avait la manie des enquêtes inopportunes; les procédés de complication -administrative le tentaient constamment quoiqu’il exerçât la profession -libérale d’écrivain entretenu par ses parents. (Des commerçants en -grains,--ceux-ci--dont il vitupérait à l’occasion et la personne et le -métier.) - -Chaupillard était capable de sacrifices considérables, du moment qu’il -s’agissait d’empêcher un ami d’affronter le jugement de la foule -stupide. L’auteur dramatique au nom insaisissable devait, à ses -démarches obstinées, d’avoir quitté le Chemin de fer où il trouvait le -loisir de combiner des pièces, pour l’Administration des Postes un peu -mieux payante, mais si exigeante qu’il ne pouvait plus songer au -théâtre. - -Ferdinand s’arrêta brusquement devant le Ministère de la guerre: - ---Quant à ça, je vous défends bien de vous immiscer dans la vie de -Catherine, cria-t-il avec un mouvement de côté, comme pour héler le -factionnaire. - ---Écoutez donc, il faut l’envoyer à l’étranger, elle amassera de -l’argent. - ---Vous êtes fou. Je vous dis qu’elle ne me gêne aucunement; bien au -contraire nous exigeons, ma femme et moi, d’assumer certaines -responsabilités. - ---Le mieux, ce serait de marier cette malheureuse hystérique, si vous -lui portez tant d’intérêt. Mais, attention! voilà un personnage qui -manque à votre roman, mon petit... le premier séducteur de Catherine! - -Le long du boulevard désert, Ferdinand marchait vite et lançait des -exclamations: «Zut! tâchez de nous ficher la paix!» Mais il quitta -Chaupillard, sans avoir obtenu son désistement. - - * * * * * - -Il ne dit rien à Marthe ni à Griffon, selon un formel parti pris de ne -pas admettre les préoccupations anti-littéraires. - -Mais, à cause de son tempérament scrupuleux, il fournit un travail moins -sûr; les dires de Chaupillard contenaient peut-être une parcelle de -vérité; la personnalité apparente de Catherine pouvait être dédoublée, -ou transitoire? - -Et surtout, il eut beau vouloir «penser à autre chose», une inquiétude -lancinante lui resta: il avait trop parlé de Catherine. Chaupillard -allait inévitablement ourdir quelque malheur. - -Une première réussite paya les efforts de Chaupillard; Ferdinand, -soustrait à l’accaparement heureux de l’œuvre, baissa momentanément de -cœur et d’esprit, comme un homme dont on a gâté l’idéal, et il se trouva -moins résistant aux pièges de la vie. - -Un après-midi, au bureau, il écrivit en secret à «la jeune fille dans sa -famille», non pour la chance de l’intéresser à Catherine, mais par une -impulsion malsaine, indéterminée, avec la conscience qu’il ferait mieux -de s’abstenir. - -Et il analysait ses récents écarts de volonté. Il se rappelait certaines -boutades prophétiques de Jeannin: - ---Très dangereuse la crise «des premiers chapitres faits»; beaucoup -d’aspirants cèdent à une sorte d’ivresse, perdent la tête, se trompent -de but... - -Ou encore: - ---La première ébauche d’un roman, c’est comme un enfant vers les sept -ans: ça vous tourmente, c’est délicat et, parfois, ça ne grandit pas. - -Cet animal de Jeannin s’y connaissait fichtrement! On passe par une -sacrée effervescence, on voit l’œuvre finie par avance, on la possède... -puis, c’est la fatigue triste, l’incertitude; il semble que la puissance -créatrice toute usée ne reviendra plus. - - - - -VII - - -Ferdinand renfonçait ses ennuis, de peur de les agrandir et de les -implanter par le moindre commentaire. Quand Marthe et les enfants -regardaient un peu attentivement son front «chargé», il leur disait des -bêtises, comme pour leur donner le change et les empêcher d’interroger. - -Il ne voulait pas non plus qu’aucune contrariété diminuât sa quantité de -travail: bon gré mal gré, la production suivait son cours. - -Plusieurs fragments furent lus aux Griffon, pas mauvais, mais laissant -cette impression que l’œuvre tâtonnait. - -La charmante Adèle restait ébaubie de constater que l’on pouvait -composer tant de phrases «pas pareilles». D’autant plus que toute page -écrite lui représentait du définitif, elle ne trouvait rien à critiquer -malgré un désir évident. - -Une fois, à table, elle questionna Ferdinand d’un accent craintif, -désappointé: - ---Puisque vous discutez si bien sur les «machines d’art» avec mon mari, -vous êtes sûr de faire un chef-d’œuvre? - -Ferdinand s’exclama: - ---Justement non! C’est ça l’épatant; dans la littérature, c’est -exactement comme dans la vie: on sait en quoi consiste le bien, on -connaît son propre intérêt, on critique autrui admirablement, et l’on ne -peut pas s’empêcher de mal faire! - -Il attrapa Griffon par la manche: - ---Enfin, mon vieux, je t’ai répété, pas dix fois, mais cent fois: «Dans -un roman, les dissertations des personnages me paraissent rasantes et -surtout _hors du genre_?» Eh bien, vois le mien, de roman! Mes gens -prêchent à tout bout de page, impossible de les contenir, ces -bougres-là! - ---Cela vient peut-être de ce que tu as une femme trop bavarde, proposa -Marthe d’un ton amusé, car elle ne croyait pas aux défauts de l’œuvre. - -Madame Griffon eut un bon rire ouvert; cette impossibilité de «faire -bien» la soulageait: - ---Vrai? C’est une faute que les personnages développent des professions -de foi? - ---Parbleu! Généralement il n’y faut voir qu’une malice pour caser «des -réflexions d’auteur»... Ah! voilà quelque chose d’horripilant: un -monsieur qui se colle devant vous à chaque instant!... Laissez donc «la -part au lecteur», bon sang de chien! - ---Oui, approuva Griffon, celui qui ne pérore pas et surtout qui se -dispense d’apprécier son propre récit est le romancier idéal. - ---Tenez! décida Ferdinand, il y a un de mes types, Giblotin, vous savez? -Je vous jure que si je le repige à résoudre la question des bureaux de -placement, je le flanque à la porte de mon roman! - - * * * * * - -Malgré sa volonté que l’histoire de Catherine fût une inoculation de -contentement, madame Griffon s’inquiétait à un point de vue personnel de -la visée de l’œuvre. - -Griffon, de son côté, poursuivi par cet épouvantail: l’égoïsme de -classe, attribuait au roman égalitaire de Ferdinand la valeur d’un guide -précieux. - -Chez lui, tout à coup, il posait son journal et allait à la cuisine: - ---Eh bien, Maria, quelles nouvelles? Votre père est-il guéri? - -Il réfléchissait: - ---Nombre d’excellentes gens _consomment_ leur bonne sans jamais s’aviser -de dire: «Vous avez peut-être besoin d’une permission qui n’est pas -expressément dans le contrat de louage?» On a la bonne comme on a le -gaz, sans y mettre de sentiment, c’est le «service» monté sur deux -pattes et circulant... - -Autre effet du roman. Madame Griffon, persuadée d’être une novatrice -inspirée, avait converti madame de Mireille. Une période vint où ces -dames rivalisèrent de sollicitude, l’une à l’égard de sa Maria, l’autre -à l’égard de sa femme de chambre. - ---Ma chère, je la purge toutes les semaines. - ---J’ai autorisé mon dentiste à faire à «la mienne» les mêmes pansements -qu’à moi. - ---J’envoie Maria voir toutes les pièces nouvelles aux Bouffes-du-Nord, -je tiens à ce qu’elle soit au courant du théâtre. - -Ce fut madame de Mireille qui l’emporta: - ---Je trouvais Rose languissante, pâlotte. Je lui ai fichu une bonne -claque: «Vous nous embêtez, comment s’appelle-t-il votre -amoureux?--Jérôme.--Il est soldat, n’est-ce pas?--Oui, madame.--Eh bien, -il a tort. Voilà de l’argent, allez faire un tour de valse au Moulin de -la Galette.» Nous avons pleuré ensemble; je lui ai dit: «Je ne sais pas -ce qui me retient d’aller avec vous.» Eh bien, elle est revenue fraîche -et guillerette. Par exemple, elle sentait un peu la pipe, vous savez? la -pipe de peintre. Alors je lui ai signifié: pas de bêtises... - -Et madame de Mireille continua son compte rendu, le nez fourré dans la -nuque de son amie. Elle termina, la mine grave, la main en l’air: - ---Toutefois, j’ai été stricte: «Vous allez écrire une belle lettre à -Jérôme et dire que vous ne l’oubliez pas.» - - * * * * * - -A la vérité, madame Griffon, de tout temps, avait emprunté à ses -lectures des attitudes et des résolutions. Le _copiage_ était aussi -inconscient que flagrant; elle accompagnait ses gestes de citations -textuelles. - -Son mari s’abstenait de formuler aucune remarque, car, chose la plus -inattendue, elle était encline, sans exception, à imiter les personnages -vertueux et paradants. Malheureusement ces dispositions duraient peu. -Et, plus malheureusement encore, elle lisait trop d’ouvrages où nul -personnage ne s’embarrassait de morale, à moins que les héros ne -montrassent des vertus de mélodrame, d’une application difficile en -chambre; elle en était réduite souvent à rêver de sauver des noyés, ou -d’arracher un innocent à l’échafaud. C’était l’acte même raconté qui la -tentait, sans transposition. - -L’ouvrage de Ferdinand n’avait donc pas un mérite unique, mais le fait -de connaître l’auteur et la réalité de sa documentation renforçait -étrangement l’hypnotisme habituel. - -Une sorte de hantise générale s’étendit. Griffon et sa femme disaient -couramment à propos de leurs querelles intimes: - ---_Le roman_ tourne mal chez nous. - - * * * * * - -Chez les Prestal, la dette du roman devenait impérieuse et harcelante, -selon les prédictions de Chaupillard. - -Marthe se plaignait en riant: - ---Je ne peux pas bouger comme je veux, partout je me cogne les coudes au -roman. - -Ferdinand, soucieux, changeait de caractère; il reconnaissait que sa -qualification se décidait; à trente-trois ans, dans la maturité proche -«il serait ou il ne serait pas», selon qu’il réaliserait ou non sa -tâche. Et, d’autre part, la manie romancière était innée chez lui: le -but donné à ses études avait été l’administration, et dans sa jeunesse, -personne de la famille ni des relations ne touchait aux arts. Aussi, -quelle perspective, en cas d’échec! la vie déséquilibrée d’un malheureux -incurable! - -Enfin, la préoccupation s’aggravait de ce que les Prestal considéraient -Catherine comme intéressée hautement à la réussite du roman; si -l’entreprise n’aboutissait pas, on faillirait à un grave engagement, -Catherine et son enfant perdraient énormément. - -A l’énoncé du mot «roman» Albert et Georges souriaient à une vision de -«Catherine régnante», mais ensuite ils regardaient avec réserve les -papiers sur la table de leur père; ils sentaient obscurément que toutes -les forces convergeaient là, qu’une sentence émouvante était attendue. - - * * * * * - -Fréquemment, au milieu de la journée, Chaupillard venait à -l’administration du chemin de fer, rendre visite à Ferdinand et à -Griffon; avec un formidable toupet, il abordait leurs collègues comme -s’il eût appartenu lui-même à la Compagnie. Il allait jusqu’à serrer la -main au chef! Celui-ci avait le respect des gens bien habillés et même -des écrivains, à condition qu’ils ne fussent pas employés. - -Ferdinand se plaignait d’être traité à tue-tête de «cher confrère», par -Chaupillard, dans une intention nuisible. Et, de fait, on augmenta -inopinément son service de bureau qui n’était pas très chargé. Encore un -obstacle élevé contre le roman. - -Mais Ferdinand était un mauvais combattant qui ruminait son dépit, au -lieu de foncer sur l’ennemi et de s’en débarrasser. - -Impossible de rompre. Chaupillard, comme Jeannin, tenait à lui par des -fibres inarrachables; ils étaient de la même race d’intellectuels -spécialisés; et, quand Chaupillard voulait, on vivait à ses côtés en -pleine satisfaction égoïste. Que de bons souvenirs! Des après-midi de -bureau devenus des après-midi littéraires, grâce à ses histoires de -«copie» fabriquée, portée aux diverses rédactions connues. - -Certes, Griffon était un ami incomparablement meilleur, mais il n’avait -pas cet attrait irrésistible de la «manie commune». - -Un jour, vers trois heures, Ferdinand fut chargé d’une démarche au -Ministère des travaux publics. Quelle joie! d’abord, de sortir, puis -d’emmener Chaupillard qui était là justement! - -A la fin de septembre, le temps radieux, un peu acide et excitant, -faisait penser à une maîtresse rieuse, très jeune et maigrichonne. - -Ce fut une de ces promenades de gens de lettres où l’on ne se cache pas -de récolter des images et des notes à même la rue. - ---Regardez donc cette maison qui prend du ventre en vieillissant, disait -Ferdinand, au coin du faubourg Saint-Honoré; et, là-bas, le ciel arrêté -à contempler les Tuileries. - -Chaupillard signalait un arbre du quai: - ---J’aime ces branches aux quatre vents. C’est rare à Paris, un arbre non -estropié. - -Ils cherchaient à être impressionnés par la file des réverbères, par la -monstruosité des automobiles et des tramways. Il n’était pas jusqu’aux -tas de sable où ils ne prissent une pincée d’observation. - -Ils se rappelaient réciproquement les auteurs connus «qui avaient rendu -épatamment les aspects de rues». - ---Dame! sans ça, l’œuvre manquerait d’atmosphère. - -Avec leur pardessus clair, de demi-saison, et leur mine affûtée d’hommes -jeunes en balade, ils attiraient la sollicitude de certaines passantes -disponibles. - -Ils se mirent à faire la psychologie des femmes de leur connaissance: -exercice utile aux écrivains pour l’accentuation du caractère de leurs -personnages. - ---A la longue, la petite Griffon divorcera-t-elle? demanda Ferdinand. -Comment diable vous a-t-elle consulté et pourquoi l’avez-vous dissuadée? - ---Je lui ai conseillé de ne pas divorcer avant d’avoir un second mari en -perspective. - ---Je ne vous croyais pas si moral! Non? blague à part? - ---La petite Griffon n’est pas faite pour le rôle de femme divorcée; elle -tomberait dans la galanterie. Elle m’a consulté, au hasard d’une -rencontre, devant l’exposition d’ameublement du Bon Marché... ça m’a -rendu moral, en effet. - -Ferdinand «gobait» Chaupillard; c’était un type amusant. De quelle façon -s’intéressait-il à la petite Griffon? - ---Un secret! dit Ferdinand, pour s’avantager à son tour: j’ai -écrit,--poste restante,--à la jeune fille du journal. Vous vous -rappelez? - - * * * * * - -Le lendemain, Chaupillard redevint haïssable: il discuta de nouveau -l’aventure de Catherine Bise, il s’attacha à cette intolérable invention -de rechercher son premier séducteur. - -Alors, pendant quelque temps, Ferdinand n’eut plus la pensée libre; il -entrevoyait un quidam surgissant pour interdire par voie de justice la -publication du roman; ou bien, assis à sa table de travail, il sentait -derrière lui un personnage laissé à tort en dehors du roman et qui -réclamait. A la lecture des journaux, chaque drame causé par «un ancien -amant» le faisait trembler pour Catherine. - -Chaupillard osa se présenter à elle. - ---Pourquoi cette colère? dit-il à Ferdinand. Vous approuvez bien Griffon -de surveiller la nourrice, de lui porter du savon et du chocolat. Moi, -il me plaît d’envisager les choses autrement. Et vous êtes délicieux de -mettre Catherine dans un livre: ce n’est pas ça qui donnera un père à -son enfant. - -Griffon était tenu dans l’ignorance de ces manigances et de ces -tiraillements; des considérations secrètes diamétralement opposées -aboutissaient à cette sorte d’entente entre Chaupillard et Ferdinand. - -Auprès de Griffon, Ferdinand se bornait à mésestimer sa production -littéraire «complètement ratée», à l’entendre. - -Griffon haussait les épaules: - ---Quels types impondérés ces artistes! pas de milieu: les uns annoncent -carrément et toujours qu’ils tiennent un chef-d’œuvre; les autres -prétendent toujours ne rien faire de propre. Tu ressembles au paysan, -amasseur d’écus, appliqué à pleurer misère... - ---Je t’assure que je ne suis pas content du tout de mon roman, disait -Ferdinand. - -Il contractait cette névrose des écrivains de prendre ombrage des -moindres vétilles; il souffrait non seulement de Chaupillard, mais de sa -femme, de ses enfants, de son emploi. - -Dans le couloir du bureau, il se laissait tomber sur le coffre à bois, -avec une mine de victime; il exagérait même ses dépressions, censément -par intérêt pour «ce pauvre Griffon», si annihilé par Adèle. - ---Je suis bien embêté à la maison, pas moyen de travailler sérieusement; -ma femme a des obstinations incompréhensibles... - -Ce refrain n’obtenait aucun succès. La plus sincère amitié florissait -entre Griffon et Marthe: c’était à qui ferait le plus de louanges de -l’absent. Il fallait entendre Marthe: - ---Écoute, Ferdinand, je ne me lasse pas d’admirer Griffon. As-tu -remarqué combien, malgré ses ennuis, il sait être gai par pure -obligeance? Jeudi, où tu es rentré tard à cause de Jeannin, je n’avais -pas le temps de m’occuper de lui, je l’ai laissé avec les enfants. Ils -ont voulu faire le théâtre (il a bien réussi de leur acheter la _Comédie -enfantine_!), Albert a joué Pierrot, Georges, le commissaire; Griffon -s’est fait un châle avec le vieux tapis de table et il a joué la mère -Michel. C’était à se tortiller de rire et je sais qu’il était chagriné -ce jour-là... Et quand on lui raconte une infortune: comme on le voit -s’imprégner! Tu te rappelles son regret: «L’argent est une force -militante à conserver; ce ne serait pas remédier au mal que de se -dépouiller pour secourir une ou deux personnes». Mais quand il est seul -intéressé, il ne recule devant aucun «acte de réparation sociale», -témoin son mariage... Pour Catherine, j’ai l’impression qu’il tenterait -l’impossible. A propos d’elle, tu vas dire que je suis bête, mais je te -certifie qu’il a une façon troublante de me regarder, comme s’il -trouvait que je ne lui en dis pas assez, comme s’il attendait que -j’exige quelque chose de lui. - - * * * * * - -Sur le coffre, Griffon interrompait immédiatement la jérémiade de -Ferdinand. - ---Bien sûr! des vertus manquent à ta femme; elle ne sait pas empêcher -que ses services ne tiennent de la place dans la maison. Pauvre garçon! -elle te dérange, elle fait du bruit, elle respire!... C’est peut-être, -vois-tu, que le dévouement comporte des limites! Tous les jours, des -hommes découvrent douloureusement cette vérité: à la mort de leur mère, -de leur femme... - -Et Griffon, narquois, passait son bras sous celui de Ferdinand et se -penchait, comme on cajole un enfant pour lui faire avaler une médecine; -sa voix était des plus conciliatrices: - ---Tu es employé, il faut bien que tu en tires quelque apanage, mon bon -vieux. Ta logique est chère aux gens en place, au point que l’on peut -l’appeler «la logique fonctionnaire»: _puisque_ je suis exempté de -charges d’un côté, je _dois_ l’être de tous les côtés. (Puisque ma femme -est si dévouée, pourquoi une restriction?) Vois les collègues des divers -ministères, avec quelle conviction de justice, réclamer un tarif réduit -pour voyager, des bourses d’études pour leurs enfants, etc. D’ailleurs -les besogneux évincés propagent eux-mêmes cette conception du juste: «Ce -monsieur occupe une position grassement rétribuée dans l’administration, -_c’est bien le moins_ que son parent soit admis dans tel établissement -public, de préférence à tout indigent véritable». - -Puis, Griffon tapotait gentiment le gilet de Ferdinand pour faire -descendre la potion: - ---Ah! mais mon vieux, il ne faut pas te figurer que tu es -extraordinaire, tu es au contraire dans la délicieuse moyenne. Et la -psychologie des sexes suffirait à expliquer ton état de conscience: si -la femme est aimante, l’homme la veut esclave, complètement. - -Alors Ferdinand riait et finissait par avouer: - ---Évidemment, j’ai de la chance sous certains rapports. - -Et, tout à coup, il allait d’une extrémité à l’autre; oubliant le -contraste cruel pour «ce pauvre Griffon», il cédait au besoin si humain -de publier ses avantages: - ---Marthe, on n’a pas idée de ça: épouse, mère, ménagère, employée, elle -vous fourre si bien tous ces rôles sous le même tablier qu’on n’y voit -que du bleu! Mais le plus épatant: c’est une vraie collaboratrice. - -Alors il développait, il développait: - ---Nous avons parmi nos connaissances deux femmes d’artiste typiques; -l’une harcèle son mari: «Produis donc! c’est pas moi qui t’empêche -d’avoir du génie!» L’autre bougonne sans arrêter: «Tu n’arrives à rien! -tu ferais bien mieux de frotter les meubles». Eh bien! Marthe déclare la -première pire que la seconde. Quand elle m’a raconté le cas de Catherine -Bise, c’est peut-être la seule fois qu’elle ait dit carrément: «Tu -pourrais utiliser mon récit». Autrement, on jurerait qu’elle ignore mon -métier enregistreur. Mais l’état de mariage a déterminé une telle -affinité communicative de nos deux systèmes nerveux que, par le -bavardage neutre, anodin, Marthe me transmet ses plus secrètes -vibrations... Enfin, après la journée si diverse, couchée, elle relit -mon manuscrit. Qu’est-ce que tu veux? Je dors; elle ne peut plus ni -parler ni s’agiter... - -Les yeux de Ferdinand papillotaient de béatitude. Et puis, Griffon était -un intime à qui l’on pouvait tout dire. Ferdinand le prenait à l’épaule, -il approchait son visage, il baissait la voix: - ---Et aussi... personne ne peut savoir la sublimité d’amour qu’il faut à -la femme d’un artiste pour modérer ses propres baisers... - -Leurs yeux d’hommes se mêlaient; la douloureuse et douce et terrible -faiblesse des mâles descendait à leurs joues, à leur bouche, à leur -menton. Ils restaient alors sans parler, jambes pendantes, sur le -coffre, à regarder dans le vide. Les collègues qui passaient, affairés, -des dossiers à la main, trouvaient qu’ils avaient l’air de deux petits -garçons en pénitence. - -Le lendemain, Ferdinand recommençait à se plaindre. - - - - -VIII - - -Ferdinand ne s’égara pas loin avec la jeune épistolière de la poste -restante. - -D’ailleurs, comme l’avaient prévu les habitués du cénacle Vaclin, -l’exemplaire était archi-connu: la demoiselle candide qui se croit la -plus avancée de son siècle parce qu’elle s’est aperçue que ses parents -et quelques autres vieilles gens restaient trop en dehors de la société -vivante et parce qu’elle secoue un peu les lisières familiales, au grand -scandale de quelques dames sourdes et pieuses. - ---J’ai envie de ne pas suivre, se dit Ferdinand. Ah! tant pis, j’ai -commencé, allons-y des questions obligatoires: «Vous lisez? Quelles sont -vos lectures?» - -Mais il ne voulut pas donner une minute de son temps sérieux à cette -bêtise. Il écrivait au bureau, avec rudesse, pour en finir le plus vite -possible: - -«Erreur, mademoiselle! le seul fait de lire des romans n’est pas -révolutionnaire. Ceux de votre grand homme prêchent, en somme, que -chacun doit demeurer à sa place: les humbles à leur humilité, les -puissants à leur puissance, attendu que toutes les conditions procurent -le bonheur. Eh bien, mademoiselle, ce beau traditionnalisme constitue le -plus retardataire des non-sens: par suite d’une anarchie économique -irrémédiable, aucune condition n’est stable aujourd’hui; le manœuvre -n’est pas sûr que son métier subsistera demain; la bourgeoisie n’est pas -une classe fixe comme le fut la noblesse.» - -Selon son tempérament d’écrivain soucieux de ne rien laisser perdre et -de ne pas dépenser inutilement, il se bornait à servir des propos -échangés avec Griffon et avec Jeannin. - -«Une preuve que votre romancier n’est pas si génial, c’est qu’il -n’emballe que les gens d’un certain parti. Eh bien, je vais vous -étonner: la vraie personnalité artistique produit l’émotion -impersonnelle, de caractère universel. L’œuvre doit émouvoir _malgré_ -l’auteur. Que mon pire ennemi fasse un roman d’émotion vraie, je -pleurerai, si je puis me contenir c’est que l’œuvre est simplement de -talent, de personnalité fabriquée.» - -La jeune épistolière n’était pas une sotte; dès la deuxième lettre, elle -s’avisa de ne plus procéder que par questions: «Alors, monsieur?...» - -Et Ferdinand, serré de près, embarrassé, se la représentait: une tête -jolie et intelligente, avec un air faussement ingénu. Il la voyait -suçant le bout de son porte-plume, les yeux enfantins volontairement, la -bouche narquoise. - -«Alors, monsieur, on aurait tort de critiquer à la fois l’œuvre et -l’homme?» - -Parbleu, elle se moquait de lui. Il s’agaçait: - -«Je n’ai jamais dit ça, mademoiselle; le véritable artiste possède à la -fois du talent et du génie; le talent est une qualité acquise...» - -Parfois, il hésitait à continuer une lettre interrompue par un projet -administratif: «Je dis peut-être des bêtises... Et, tant mieux! je ne -voudrais pas gaspiller des idées indiscutables... Allons-y, à la -diable.» - -«Il est baroque de parler de la décadence du roman, de prophétiser le -renouvellement du genre. De même que la lumière diurne a été, est et -sera toujours due à la même source naturelle, de même, les romans -passés, présents, futurs sont et seront _durablement_ beaux par une -seule et même vertu naturelle. La mode en littérature est une illusion; -il y a du durable et du pas durable.» - -Ferdinand avait beau faire, sa conscience n’approuvait pas cette secrète -aventure épistolaire; il devenait de plus en plus brusque avec la petite -bavarde qui le dérangeait. - -«Eh! non, mademoiselle, pour faire du roman avancé, comme vous dites si -remarquablement, il n’est pas indispensable d’aller chez Alcan acheter -la dernière parue des thèses sociologiques. A raconter la réalité sans -parti-pris, il arrive aux grands artistes d’aboutir à une sorte -d’héroïsme, qui dépasse les plus belles cités futures...» - -«Que le tonnerre anéantisse Jeannin! pensait Ferdinand; je ne sais pas -si je provoquerai une grossesse morale, mais je n’éprouve aucunement la -satisfaction d’un premier occupant.» - -Un matin, il constata que la demoiselle candide se permettait de hanter -son esprit, à la maison, à l’heure du roman! La correspondance prit fin -le jour même: - -«Mademoiselle de Firman, je vous renvoie vos lettres, j’oublie votre nom -et je ne donne pas le mien. N’essayez pas d’acquérir des idées avancées. -A quoi bon? Hier, dans le journal, un professeur de révolution attaquait -la police avec virulence, non pas tant pour avoir arrêté injustement une -honnête femme, mais,--comble de l’abomination!--pour l’avoir exposée à -la promiscuité des voleuses et des prostituées. Voici l’adresse d’un -ouvroir où se rencontrent de ces créatures si odieuses au farouche -écrivain. On y accepte le concours de dames patronnesses. Allez là, -mademoiselle, avec un cœur humain, simplement, et ce sera vous la vraie -révolutionnaire.» - - * * * * * - -Ferdinand regrettait de ne pouvoir balayer avec le même sans-gêne toutes -les personnes obstruant sa route. - -Par exemple, il ne se passait guère de semaine sans qu’on eût la visite -fâcheuse de Chaupillard, rue Saussure. - -Albert et Georges rapportaient à la croissance du roman leurs propres -espérances confondues avec la «surprise pour Catherine»; sans -l’autorisation d’aucune promesse, ils pensaient: «On s’amusera mieux, on -sortira _quand papa aura fini_... nous aurons une montre, une -bicyclette...» Aussi, avertis par l’instinct, ils regardaient -Chaupillard avec crainte et avec ennui, puis se retiraient dans leur -chambre en faisant la moue. - -Marthe et Ferdinand ajoutaient pareillement au bonheur de Catherine, par -voie de conséquence, une foule de beaux projets personnels à réaliser -«quand le roman serait fait»; et l’apparition de Chaupillard leur -produisait l’effet d’un mauvais présage. - -Mais le monde littéraire en général bénéficiait de l’attachement de -Marthe pour son mari, et elle excusait elle-même la longanimité de -Ferdinand: Chaupillard faisait partie d’un groupe, avec Griffon, -Jeannin, Ribérol, etc., comment exclure l’un et retenir les autres? - -Chaupillard n’attaquait plus directement le travail de Ferdinand; il -déblatérait tout autour, il décourageait par mesure générale. - ---Vous voyez, le livre de Jeannin se vend mal, personne n’en parle; le -mien a subi la même conspiration. Les imbéciles seront toujours les plus -forts; le mieux est de se croiser les bras devant leur grouillement. - -Mais la pire contrariété venait de ce qu’il persistait à s’occuper de -Catherine. - -Avant la rupture avec la jeune épistolière, un soir, vers neuf heures, -Chaupillard était monté pour la malice de déranger un peu Ferdinand qui -tenait à travailler après dîner. - ---J’aime à m’asseoir dans le fauteuil du maître, dit-il avec sa gaieté -suspecte. Eh bien, mon cher, je l’ai vue de nouveau votre fameuse -Catherine... - -La porte du salon ouverte, Marthe, dans la salle à manger, partageait en -deux un bouquet; elle arriva précipitamment, une branche à la main, vers -son mari: - ---Comment! Ferdinand, tu ne m’avais pas dit... - -Puis elle se tourna vers Chaupillard, et donna libre cours à une -magnifique colère de femme sincère, atteinte dans ses affections: - ---Alors, monsieur Chaupillard, vous ne cherchez donc qu’à nuire? Vous -vouliez empêcher mon mari d’écrire son roman et, maintenant, vous vous -attaquez à cette pauvre fille! - -Elle agitait sa fleur, ayant l’air de la montrer, puis de la refuser. - -Ferdinand, quoique animé contre Chaupillard, avait essayé d’intervenir: - ---Ne te fâche pas, je vais t’expliquer... - -Il s’était levé vivement, ému de sentir que Marthe irait trop loin; mais -il ne put l’arrêter: - ---Parce que le public n’a témoigné que de l’indifférence à votre chétif -talent, vous êtes aigri, jaloux... - -Chaupillard, cloué sur son siège, exhalait et rentrait alternativement -un sourire grimaçant, mais surtout il regardait avec stupéfaction. La -plus extraordinaire révélation le frappait, à le rendre stupide. -Jusqu’alors, il n’avait pas considéré Marthe «en son sexe»: peuh! une -ménagère si effacée, si terne. Et non seulement il découvrait que Marthe -était une femme énergique, mais voilà que, sous certains rapports, -c’était comme s’il n’avait pas encore vu de vraie femme! - -Avec la volubilité d’une personne qui s’est maîtrisée trop longtemps, -Marthe continuait: - ---De quoi vous mêlez-vous? Nous ne permettrons pas que vous alliez -démoraliser cette malheureuse Catherine; sans doute vous lui conseillez -d’abandonner son enfant, c’est dans vos théories? - -Elle se croisait les bras, dévisageait en plein Chaupillard, cherchait à -droite, à gauche, avec menace. - -En un instant, Chaupillard connut pour la première fois «l’élan -féminin». Il vit aux yeux de Marthe cette fulgurance qu’il croyait être -une invention des feuilletonnistes, et l’impression devait lui rester, -ineffaçable; une lueur participant du soleil, de l’or, mais différente: -la flamme unique de la passion. Et vraiment, cette femme, c’était son -sang qui criait: - ---Catherine et son enfant sont à nous, monsieur! - -Alors il n’entendit pas le sens réel des mots, ou plutôt les mots ne -produisirent pas l’effet qu’ils comportaient logiquement: sous leur -cinglement, s’éveilla le fin fond de sa sensualité. - -Il pâlissait, rougissait, tortillant le bout de sa moustache et il ne -répondait pas, lui, l’intraitable Chaupillard, qui faisait taire tout le -monde, et que ses amis n’osaient pas convaincre de médiocrité, -quoiqu’ils fussent excédés de ses éternelles diatribes. - -On aurait dit qu’il tenait à entendre toutes ses vérités: - ---Parce que vous n’êtes pas capable de fournir une œuvre généreuse, -faut-il dénigrer systématiquement? - -Et c’était que Marthe, dans son indignation, projetait son corps, sa -bouche, sa poitrine, se portait d’une hanche sur l’autre, et alors les -mots ne comptaient pas: Quoi! une femme pouvait être si passionnée! Il -lui voyait des seins dressés, une fureur de chair, l’inexprimable; et -elle était jeune, à l’époque de sa perfection, et quelle intelligence -audacieuse! Alors, en un mot, cet égoïste--insensible au point de -n’avoir que des désirs d’animalité--devenait avide de goûter à une -palpitation pensante. - -Ferdinand soulevait des gestes désolés. Marthe à bout de malédiction, -lui lança: - ---Et toi, tu ne dis rien? - -Elle se laissa tomber sur une chaise, les deux mains plantées aux -genoux, penchée, attendant, provoquant son mari à exécuter aussi le -mauvais ami. - ---Je dis... je dis... balbutia Ferdinand, de tempérament moins simple et -moins agissant. - -Mais Chaupillard, contre toute attente, se mit à répondre, la voix assez -calme, presque sur un ton d’excuse, l’attitude presque déférente, comme -s’il n’avait enregistré que des paroles ordinaires: - ---Vraiment, écoutez, je ne sais pas... il y a malentendu... - -Il expliqua posément que, grâce à des accointances administratives, il -avait pu donner à Catherine des permis de voyage à quart de place, pour -aller chez la nourrice; quoiqu’il ne s’agît que d’une vingtaine de -kilomètres, l’économie serait importante à la longue. - ---Voilà! voilà! déplora Ferdinand. - -Marthe, d’abord méfiante, rougit à l’extrême, se leva, s’excusa -franchement: elle avait cru Catherine menacée, elle avait dit tout ce -qui lui passait par la tête sans animosité grave. - -Elle eut une chute de colère qui acheva de troubler Chaupillard. Il -admira «l’après-passion» d’une telle femme. Doué pour un moment d’une -perception sentimentale aiguë, il évoqua un autre genre désirable de -sincérité féminine, il perçut que le fond de la nature de Marthe était -la bonté, et qu’il restait de l’affectuosité dans son irritation même. - -Chaupillard assura qu’il comprenait très bien l’exaltation de Marthe, il -plaisanta Ferdinand qui paraissait le plus ennuyé de l’algarade. - - * * * * * - -Il continua ses visites. Marthe, maintenant, n’était-elle pas un peu -gênée vis-à-vis de lui, «comme de s’être trop livrée?» Il éprouvait un -plaisir presque malsain à imposer sa présence, ses discours non -agréables. - -Marthe ne le tentait pas, à proprement parler, c’était ce genre de -femme-là qui le tentait. - -Il eut honte de ses laconiques et commerciales rencontres. Il souhaita -un complément d’intelligence et de sentiment. Des idées de mariage le -taquinèrent. - -Et le résultat fut que, par dignité, il dépensa des dix francs, dans -telles circonstances qui, précédemment, ne lui coûtaient guère que le -prix d’un fiacre. - -A ce taux-là, il recouvrait la certitude de son importance, et il se -présentait rue Saussure, dominateur et tranchant, comme si aucune -explication pénible n’avait eu lieu. - -Pendant plusieurs jours, une question l’obséda: où donc avait-il vu une -personne ressemblant à Marthe, une personne apparemment susceptible -d’exaltation totale comme elle? - -Puis il trouva, ricana, réfléchit, haussa les épaules: la ressemblance -appartenait à Catherine! son visage portait, tout prêt, ce même -jaillissement grandiose. - - * * * * * - -La dernière lettre de la jeune épistolière, Ferdinand la retira, à la -sortie du bureau, en compagnie de Griffon. C’était l’heure du courrier, -ils attendirent, à l’écart, que les guichets fussent moins assiégés. - ---Puisque je viens de te révéler ma secrète correspondance, dit -Ferdinand, je peux bien compléter la confession: figure-toi que -Catherine est menacée de la sollicitude de Chaupillard... - -Au premier mot, Griffon s’emballa presque autant que Marthe: - ---Tu connaissais bien le personnage! Pourquoi le tenter? Tu as commis -une mauvaise action... - ---Eh! je n’ai pas pensé si loin, j’ai raconté le sujet de mon roman, -s’excusa Ferdinand. - ---Ton inconséquence me révolte! foudroya Griffon, malgré vos -cachotteries, à toi et à ta femme, je sais bien qu’une part est réservée -à Catherine dans vos projets: vous aurez le roman, il faudra qu’elle ait -sa joie aussi... Eh bien, d’un côté, tu veux la combler de générosité, -d’un autre côté, tu l’exposes aux pires dangers. - -La dérision fut entière: Ferdinand, qui ne s’était pas brouillé avec -Chaupillard, se fâcha pendant un moment avec Griffon. Ils s’attrapaient -face à face: Griffon plus grand assénait son indignation en baissant la -tête, Ferdinand lançait sa réplique en hauteur. On pouvait les prendre -pour deux de ces associés louches qui opèrent par la poste et se -querellent au moment du partage. - ---Parbleu! dégageait Griffon avec véhémence, j’en conviens: c’est une -excellente besogne préparatoire que de raconter son sujet; tu ne -négliges aucun moyen. Mais il y a tout de même des limites à la manie -artistique. - -Un monsieur correct, de profession indéfinissable, qui feignait -d’étudier l’imprimé d’un télégramme, s’approcha de façon à saisir la -conversation. - ---Voilà que tu t’en mêles, toi aussi! ripostait Ferdinand outré. Dire -que l’ensemble des gens et des choses est hostile à mon travail! -toi-même, tu ne peux pas faire exception! - -Ce fut une vraie dispute. - -A la longue, Ferdinand brusqua la conclusion: - ---Enfin, dis donc, qu’est-ce qui te mord après tout? Laisse Catherine, -ne t’en occupe plus; c’est nous, ma femme et moi qui l’avons inventée... - -Griffon, qui avait attaqué jusqu’alors, faiblit instantanément, il -bredouilla, se radoucit au point d’étonner son adversaire: - ---Ah! moi... voyons... je m’occupe du petit Émile... j’ai des motifs... - -Au lieu de répondre qu’il acceptait la réconciliation, Ferdinand, calmé -aussi, bougea, se tourna vers les guichets. Griffon continua; ils firent -quelques pas. - ---Oui, j’ai eu tort de m’emporter... Mais ce petit Émile, une si -affreuse destinée flotte sur son visage!... Alors ça ne vous quitte -plus; on se promet, coûte que coûte, de protéger un tel déshérité... - -Il se tut subitement. Une vieille femme illettrée envoyait un mandat à -l’adresse d’une prison. - -Au nom qu’elle prononça, un postier vint regarder derrière l’employé du -guichet, un autre s’approcha, puis un autre. - -Inconsciente de cette curiosité, la vieille se tenait d’une raideur -pétrifiée, fixant le guichet avec des yeux qui semblaient avoir pleuré -jusqu’au sang. Sa bouche édentée cherchait à comprendre une question. - ---C’est pour les fleurs, dit-elle. - -Le guichetier avança le buste et cria: - ---Je vous demande si c’est vingt sous avec les frais, ou sans les frais? - -La vieille tendit sa pièce: - ---Je n’ai pas plus. - -Griffon serra les mains de Ferdinand pour que le raccommodement fût -définitif, et que l’on continuât ensemble à aimer les malheureux. - -Ferdinand répondit, saisi d’une prophétique admiration: - ---Oh! d’un seul coup, tu as pris toute la douleur de cette femme avec -ton visage, et tu as conçu une solution de bonté... Tu es un bien plus -grand romancier que moi. - - - - -IX - - -Ce dimanche d’octobre, Ferdinand se promettait d’écrire longuement. Il -fallut que cette disposition féconde coïncidât avec une résolution de -branle-bas général chez sa femme. - -Quand la tâche était d’arrêter une spéculation isolée, déjà façonnée, -l’activité environnante ne le contrariait presque pas. Mais ce matin-là, -il sentait un bouillonnement nombreux et chaotique; il devait se -concentrer: forcer les idées à sortir en ordre, les délimiter et les -estimer à mesure. Les antennes de ses nerfs s’appliqueraient à saisir -l’émotion vivifiante, et par conséquent le moindre signe, la moindre -manifestation étrangère blesserait leur frémissement. - -Levé tôt,--six heures sonnaient,--Ferdinand alla vite à sa table. Les -phrases s’alignaient si docilement, d’habitude, dans le silence de la -maison endormie! On eût dit que le penchement du Balzac et du Tolstoï -rendait propice l’atmosphère du salon. - -Tout de suite, il fronça les sourcils; sa table était «encombrée»: une -brosse, un catalogue de magasin, un atlas des enfants. (Il suffisait -d’un seul papier fourvoyé pour _encombrer_ sa table, longue d’un mètre -quatre-vingts.) Il lui sembla que le fait d’enlever ces objets tuait une -éclosion juste prête. Il s’assit, déboucha son encre, se frotta les -tempes, supputa malgré lui ce contretemps, au lieu de rassembler -strictement sa pensée littéraire. Enfin il se mit à relire les dernières -pages écrites, moyen mécanique d’électriser l’esprit. Mais, sacrebleu! -il n’aurait pas dû avoir besoin de ça! - -Les phrases de la veille étaient chargées de vibrations, il retrouvait -le prolongement de la poussée créatrice, le raccord était fait... Et -patatras! il entendit sa femme qui se levait, à six heures et quart, un -dimanche où elle aurait pu rester couchée une partie de la matinée! un -dimanche! alors qu’en semaine elle ne se levait qu’à six heures et -demie! - -Seconde fugue de la pensée partie en constatations sur ce désastre: ne -pouvoir jamais posséder la tranquillité totale. - -Marthe ouvrit la fenêtre de la chambre à coucher, laissa la porte béante -sur le salon, dans le dos de son mari, alla dans la cuisine. Ferdinand -bondit pour fermer cette porte, gêné, non pas tant par la fraîcheur du -matin, que par l’indiscrétion de l’extérieur. - -Retour de Marthe dans la chambre, même négligence, nouveau dérangement -de son mari. - -«Bon! le lait sur le feu se sauve, dans la cuisine. Au diable la porte!» - -Marthe vaguait silencieusement dans l’appartement, avec «la raison» de -laisser son mari écrire un long moment. Mais, d’autre part, soumise à sa -tendance ménagère, elle était agacée aussi pour son compte: c’était la -date de nettoyer le salon à fond, elle s’était levée de bonne heure pour -cela, il fallait... (D’autant mieux qu’une femme de journée venait pour -l’autre gros ouvrage.) Elle attendait que son mari quittât la table de -lui-même, elle ne voulait rien dire et admettait qu’il terminât un -paragraphe en train, par exemple. - -Cependant, au bout d’une heure, une impatience s’exprimait dans son -activité: dix fois, elle vint chercher et rapporter des objets à -fourbir, soit derrière Ferdinand, soit à droite et à gauche, sur le -piano, sur la cheminée, avec des pas mous, perceptibles, excessivement -rapides et un grand éventement de jupons, avec une respiration affairée, -bruyante. - -A mesure, elle se disait: - -«Combien de temps va-t-il me tenir en suspens? _Il sait bien_ qu’il faut -que je fasse le salon.» - -Ferdinand n’aurait peut-être pas été trop empêché d’écrire, si sa pensée -avait été assez fortement lancée, mais, dans son état de nervosité -balbutiante, il se crispait, il sentait la crispation de sa femme, et -«ça lui coupait tout aboutissement». Il en entendait plus que le -va-et-vient de Marthe n’en disait réellement. Il s’exagérait les pas -appuyés, parleurs, agiles, qui enfonçaient avec insistance leur -signification: «Voyons, va-t’en donc de là!» - -Il analysait son propre malaise: - ---Cet intolérable halètement du travail manuel autour de vous qui -semblez rêver, cela crie clairement: «Je fais quelque chose, moi, je -produis, je me dépense utilement!» Ah! ce souffle courageux, cet -éventement de jupons pratique! Et se tenir là immobile devant du papier! -En effet, je suis un incapable dont la déraison coûte cher à la -communauté. - -Il souffrait de ne pas prendre sa part de la fatigue, il percevait le -reproche au centuple, et il avait honte de sa dérisoire prétention -artistique. Mais quelle rancune dans cette humiliation cruelle! - -Et quand même,--pour comble de misère,--il s’obstinait, il ne voulait -pas lâcher la place sans résultat: coûte que coûte, quelques notations -seraient tracées, à la suite. Alors, le supplice de l’insaisissable! le -tortillement malade des nerfs: la pensée éparpillée refusant de -s’appliquer à un point précis. Et il remâchait le mécontentement amer: - ---_Elle sait bien_ que, le dimanche, je voudrais profiter de la matinée, -et qu’il m’est impossible de travailler ailleurs qu’à ma place -accoutumée. - -L’heure passait, Marthe continuait à s’affairer, à laisser des courants -d’air et à récriminer intérieurement: «Il est absurde: une interruption -n’est pas une perte irréparable». - -Enfin, elle descendit faire des commissions. - -Soulagement! Vite, une douzaine de lignes et on se contentera de cette -transaction. - -Oui, mais l’horloge sonne, c’est le moment où la boulangère apporte le -pain. A l’idée qu’il devra se déranger pour recevoir et payer, Ferdinand -ne peut se mettre en train; tant qu’il n’est pas débarrassé de cette -espèce de devoir, malgré lui, il écoute, il se prépare. - ---Maintenant, «j’en ficherai un coup» tout de même, quand le diable y -serait! - -Bon! Les enfants qui pourraient aussi rester au lit le dimanche se -lèvent, crient, rient, se disputent. Parbleu! c’est la faute de leur -mère; si elle-même s’était tenue tranquille... - -Marthe rapporta des chrysanthèmes. Elle les disposa en deux vases de -chaque côté de l’encrier; elle avait beau être fâchée contre l’Art, -certains rites s’imposaient à ses mains pieuses. - ---Le chocolat est prêt depuis longtemps, Ferdinand. - ---Je mangerai plus tard. - -On entendit Albert gémir et frapper du pied. - ---Qu’est-ce qu’il y a? interrogea Marthe. - ---Je ne sais pas faire mon exercice de grammaire. - ---Demande à ton père. - -Elle ajouta mentalement: «Ça le décidera peut-être à quitter le salon». - ---Papa! Viens voir mon exercice. - ---Non, apporte ton cahier. - -Alors Marthe, à bout de patience: - ---Enfin, dis-moi quand je pourrai commencer? La femme de ménage est dans -la cuisine; je perds tout mon temps. - -Ferdinand répondit: - ---Ne peux-tu pas, un dimanche, te dispenser de bouleverser ton sacré -salon? - -Il ajouta aigrement, sur un ton excédé contrastant avec le sens -affectueux des paroles: - ---Tu m’aimes bien, tu n’es pas égoïste, tous tes actes visent à me -rendre plus heureux; eh bien, puisque je préfère moins de remue-ménage, -ne prétends pas me soigner de force! - -Le coude sur la table, il se tournait hargneusement vers sa femme; -celle-ci se balançait les bras croisés. La conviction opposée de deux -personnes parties d’un point de vue différent se heurtait sans recul. - -Il empêcha la réplique. - ---Non! Examine le fond des actes: la cause et l’objet... Je te répète: -c’est pour moi, pour que je sois dans un cadre plus avantageux, que tu -veux mettre la maison sens dessous... Eh bien, je te remercie... -laisse-moi juge de la quantité d’époussetage qui m’agrée. - -Marthe, non moins excédée, protesta: - ---Voyons, Ferdinand, c’est insensé ce que tu dis là! S’il venait une -visite: on peut tracer des raies sur le marbre, sur le piano, sur la -table. - ---Ah! voilà encore: l’astiquage à outrance est une concession à la -bêtise des gens. Quel désastre si quelqu’un allait remarquer de la -poussière ici! Cet illogisme me renverse: car, enfin, si tu me préfères -aux voisins, aux connaissances, tiens compte de mon désir, plutôt que de -leur critique possible. Tu sacrifierais ta vie pour moi et tu -m’exaspéreras plutôt que de consentir à une malfaçon du ménage! - ---Je te dis que la poussière détériore les choses et nuit à l’hygiène. - -Ferdinand haussa les épaules et resta un instant à se dépiter -silencieusement, prenant le Dickens à témoin: «C’est terrible cette -femme qui ne veut pas admettre que la poussière précisément, c’est de la -poussière; ça peut attendre, tandis que l’éclosion intellectuelle ne se -retarde pas à volonté.» - -Une pudeur invincible et aussi l’amour-propre et l’incertitude -l’empêchaient de défendre carrément, à haute voix, son travail -littéraire. Et pourtant, dans un pareil moment où sa femme obéissait -toute au sens économique, il aurait fallu quelque affirmation de ce -genre: «Ce que j’écris a une valeur, me déranger constitue une perte.» -Mais non; Ferdinand reculait devant cette prévision mortelle qu’on -pouvait lui rire au nez, en demandant combien sa plume avait déjà -rapporté. Et l’incompréhension mutuelle subsistait: sa femme parlait -«vie matérielle», lui sous-entendait «art». - -Marthe se détourna et, sans quitter le salon, gourmanda Georges et -Albert, en révolution dans leur chambre: - ---Continuez à vous battre! J’arrive vous aider! Est-il permis d’avoir -des enfants pareils! - -A cause de son état d’agacement, sa voix atteignait un diapason exagéré. -Alors, Ferdinand saisit l’occasion injustement: - ---Voilà! tu te donnes un mal de chien après ton appartement et tu me -contraries, pour établir aux yeux des étrangers que nous sommes d’un -rang supérieur, car, au fond, c’est ça! Et, d’autre part, tu vocifères à -effrayer les locataires du haut en bas! tes chamaillages avec tes -enfants nous ravalent au niveau du dernier ménage de journaliers. - -Les époux furent réellement fâchés, le front durci, la bouche crispée. - -Ferdinand s’en alla rincer des bouteilles à la cave. Ils eurent une -façon de souffrir irritée, avec cette pensée: - -«Tant pis! le roman ne se fera pas! au diable la littérature!» - - * * * * * - -A midi, le déjeuner se passa sans conversation directe. Visages calmes, -exagérément naturels et bonasses, signifiant pour chacun: «Moi? je n’ai -aucun ressentiment; je répondrai quand on me parlera.» - -Comme par hasard, on trouva de continuelles observations à adresser aux -enfants: - ---Voyons, Albert, ne mets pas ta manche dans ton assiette. - ---Georges, ta mère t’a déjà dit de ne pas balancer ta chaise. - ---Oui, tu te rappelles cette belle culbute, l’autre jour, chez ta -grand’mère. - -Après le repas, les tasses et la cafetière étant encore sur la table, -arriva Catherine Bise. Elle portait un chapeau canotier en feutre noir, -des gants de coton, une pèlerine. Mince, les mains et les pieds très -petits, elle ressemblait à une de ces pensionnaires d’orphelinat noble, -dont les traits de race éveillent la sympathie à première vue. - -Elle avait deux heures de permission seulement. Alors, dit-elle -naïvement, ne pouvant aller voir son petit, elle venait faire visite, -pour parler de lui. - ---Vous prendrez un peu de café. - ---Non, monsieur, merci. - -Ferdinand versa quand même. - -Les garçons regardaient Catherine d’un air amusé: «Hein! quand leur père -avait dit quelque chose, ça ne servait à rien de refuser.» - -Cependant, eux, ils s’obstinèrent à ne pas filer dans leur chambre. Le -cas était différent: l’ordre avait été donné mollement, et puis, eux, -ils étaient comme un fragment de leur père: on ne s’obéit pas toujours à -soi-même. - -La conversation les intéressait extrêmement. Catherine recélait une -quantité d’inconnu, quoique, pour eux, elle fût de la famille. Lors de -sa première apparition, ils étaient seuls à la maison. Jamais on n’avait -rien dit qui pût attirer leur attention, ils étaient censés ignorer -l’existence de Catherine. Albert, ayant ouvert la porte, déclara, -tranquillement: «Vous êtes Catherine Bise. Maman est descendue, elle va -remonter.» Il s’approcha, se haussa, exigea l’embrassade habituelle avec -les intimes. Georges en fit autant, le plus nécessairement du monde. - -Autre chose encore leur plaisait énormément: leurs yeux bleus, leurs -yeux sans vergogne faisaient céder drôlement les yeux timides de -Catherine Bise; cette retraite immédiate leur rappelait des révérences -gracieuses qu’ils avaient vu faire quelquefois. - -Et ils en avaient des motifs de la regarder hardiment! tout le bonheur -qui devait lui arriver et dont elle ne se doutait pas! Ils se -flanquaient des coups de coude, ils serraient le bec. Ils en -frémissaient par évocation: le roman était bien long à terminer... ils -auraient voulu que ce fût tout de suite... - -Catherine ayant bu son café, on passa dans le salon. Le parti pris de la -traiter avec les égards réservés à une personne du monde était dissimulé -par cette simplicité qui semble exclure la possibilité d’un autre -procédé. - -A l’origine des relations, Catherine s’était défendue avec une espèce -d’épouvante d’être reçue, dans les formes, au salon. Ensuite, elle -n’avait plus rien dit; mais, en franchissant le seuil, chaque fois, -inévitablement, elle rougissait jusqu’à la racine des cheveux. - -Il y avait deux fauteuils: un pour maman, du côté de la bibliothèque, un -pour Catherine sous le Dickens. Cette exigence appartenait aux garçons: -ils faisaient les honneurs, ils refusaient de laisser prendre une -chaise. Eux aussi avaient leur parti pris. - -Ferdinand s’assit, tourné vers les deux femmes, un coude sur son bureau. -Marthe s’empressait au seul sujet de conversation cher à Catherine: - ---Alors il va bien? Cela fait quinze jours que vous ne l’avez vu. - -Peu à peu, Ferdinand revira, jusqu’à être les deux coudes sur la table, -le menton dans ses poings. - -Les enfants se tenaient tranquilles, dans la plus confortable des -positions: le derrière sur le tapis. Ils contemplaient inlassablement le -visage de Catherine où passait toute une tragédie. Et puis la voix de -Catherine variait jusqu’à être celle d’une croyante à l’église parlant -toute seule à une image sainte: un interminable baiser emmenait sa -bouche vers l’Inaccessible et, par un phénomène unique, ses yeux timides -prenaient enfin la large fixité. - -De temps en temps, Georges tendait les lèvres par imitation magnétique; -Albert les serrait tant qu’il pouvait. - ---Je suis arrivée par le petit chemin à droite de l’avenue de la gare et -qui monte un peu. J’avais des battements de cœur, que je soufflais, -comme pour monter un sixième. La porte était ouverte chez la nourrice. -J’entre; il n’était pas là. Je ne suis pas sûre que j’aie dit bonjour. -Je sais qu’ils ont ri et qu’ils m’ont dit: «Tenez donc! il est là-bas -avec les autres.» Ça fait comme une place en face chez eux; après le -pavé où passent les carrioles, il y a un coin de l’église, une propriété -avec une grille et un espace de terre battue avec de vieux arbres. C’est -retiré; les gamins jouent là sans danger. Il y en avait bien une -dizaine, tous en robes. Je traverse, je fouillais déjà dans mon sac de -cuir que vous m’avez donné, pour sortir des bonbons. A cause que les -gens avaient ri, j’étais comme hésitante sur mes jambes et je ne savais -plus si j’étais heureuse. Et me v’là devant eux tous qui jouaient avec -un rat qu’on avait tué; ils le traînaient par une ficelle attachée à une -patte, n’est-ce pas? - -Catherine fit une pause. Elle avalait des réminiscences pénibles avec -son front, avec ses yeux. Elle présenta un sourire de créature qui va -mourir: - ---Comprenez-vous, madame? ne pas être sûre du premier coup d’œil! Oh! ça -n’a été qu’une seconde, même pas: il y avait deux mois que je ne l’avais -vu, sa robe était changée, une à carreaux rouges et blancs, au lieu de -la bleue qu’il avait avant... je l’ai reconnu, mais je ne sais pas si -c’est seulement avec mon sang, ou aussi parce qu’il avait une mine moins -gaie que les autres. - ---Voyons, dit Marthe, pourquoi aurait-il été triste, puisqu’il s’amusait -avec les autres? - ---Mon petit à moi n’a qu’un sourire sur la figure; les autres, il me -semble qu’ils ont leur sourire à eux et celui de leur mère. Et puis je -le trouve pâlot, comme s’il lui manquait du soleil, de la chaleur; sa -figure est malingre, toute pointue. - -Ici la voix baissa, effleurant des horreurs: - ---J’ai peur qu’on ne l’aime pas. Et pourquoi, depuis ce jour-là, faut-il -que je pense toujours à ce rat qu’ils traînaient par la patte! - -Ferdinand appuyait les avant-bras sur sa table; progressivement, le dos -en boule, il s’était ramassé en un tas inerte, et voilà qu’une -singulière toux spasmodique sortit de là-dessous et que le tas remua. - -Catherine dirigea là son attention, et elle vit que M. Prestal portait -un vieux veston bossué, pareil à quelque frusque de coltineur déjetée -par l’écrasement des fardeaux. - -Elle dit longuement sa peine de mère. Ce palpitant murmure sortit -encore: - ---J’ai peur qu’on ne l’aime pas! - -Et elle vit, à un moment, que les épaules de M. Prestal couraient sous -le veston comme fait un rat prisonnier dans un sac. - ---On sonne! crièrent les enfants. - -D’un geste, Marthe les empêcha de bouger. - ---Je vais voir, dit-elle, les sourcils froncés. - -Elle ferma la porte du salon, au bout d’un instant, elle revint: - ---C’était Chaupillard, je m’en doutais. Je lui ai dit que j’étais seule -et que je ne pouvais pas le recevoir. C’est drôle, ça ne me coûte pas du -tout de mentir à des gens comme lui... Décidément, il m’horripile de -plus en plus, ce garçon-là; j’ai été choquée de l’affectation -respectueuse avec laquelle il s’est retiré. - -Après une pause, Marthe ajouta: - ---Surtout, Catherine, n’oubliez pas ce qu’on vous a dit: c’est un -monsieur dont il faut se méfier, malgré ses protestations de dévouement. - ---Oui, je trouve qu’il est poli... pas comme tout le monde, dit -Catherine en rougissant. - -Elle s’était levée pour s’en aller. - ---Vous aimez mieux monsieur Griffon? demanda Marthe, en dirigeant vers -la fenêtre un regard qui prit Catherine, tout entière, au passage. - -Catherine eut l’air de ne pas comprendre. - ---Ce grand monsieur, brun, barbu, que vous avez vu ici? - ---Je ne sais pas. - ---Comment! vous ne savez pas si vous l’aimez mieux que Chaupillard? - -Catherine balança la tête comme une personne qui cherche à se sauver. - ---Je n’ai pas osé le regarder. - -Ferdinand, qui écoutait en annotateur bienveillant, s’exclama dans un -rire zélé, rassurant: - ---N’ayez pas peur de Griffon! ah! ah! n’ayez pas peur... - -Mais alors Marthe porta sur lui ces yeux profonds de femme qui semblent -jauger de haut la candeur masculine, et son baiser d’adieu à Catherine -fut très appuyé, à la façon d’une offre, d’une promesse. - - * * * * * - -Après le départ de Catherine, sans explication, la vie reprit chez les -Prestal, arrangée au mieux, comme s’il n’y avait jamais eu désaccord. -Selon l’heureux privilège de leur affection, aucun nuage ne subsista. On -respirait même largement, on rattrapait un arriéré de souffle et de -lumière: rien ne nuisait plus au roman. - ---Hein? dit Marthe, l’opinion de Griffon à propos de la ressemblance -doit être prodigieusement juste! - ---Quoi? sa conversation de dimanche dernier en sortant du théâtre? Je -n’ai rien entendu, sa femme me priait de changer l’orientation de mon -roman, par complaisance: «Je serais si gentil... qu’est-ce que ça me -faisait?» - -C’était une claire et vivace journée d’octobre, Ferdinand ouvrit la -fenêtre de la salle à manger et se planta dans le cadre ensoleillé, les -mains derrière le dos. Marthe desservait la table, elle expliqua: - ---D’après Griffon, il y a certainement cette fatalité atroce que le -petit Émile ressemble à «l’homme à la trique». - -Vivement l’attention de Ferdinand se ramassa. - -Albert et Georges, gesticulant vers la fenêtre d’où arrivaient les -vociférations guerrières d’une bande de gamins, demandèrent piteusement -«si on ne sortait pas aujourd’hui». Insensés! c’était bien le moment! - ---Tout à l’heure! Tout à l’heure! - -Marthe continua, une tasse à la main: - ---Sans doute, on voit à sa figure pointue, ténébreuse, que l’enfant est -pétri de mauvais instincts. Et demain, d’un moment à l’autre, -l’abhorration universelle aura lieu d’éclater. Alors, se dresse la pitié -surhumaine. L’amour de Catherine, affolé par l’exécrable ressemblance -même, est un surgissement de protection contre tous et voilà le plus -grandiose: c’est aussi le pardon du monstre... Tu sais, je te dis cela -comme je l’ai compris, d’après Griffon, je ne te garantis pas les -paroles. Du reste, il était tout drôle; je ne m’étonne pas que tu n’aies -rien entendu, il étouffait sa voix, il vous regardait de côté, toi et -Adèle, comme s’il avait dévoilé des secrets. - -Ferdinand se rappela la récente discussion au bureau de poste et le -trouble subit, imparfaitement justifié, de Griffon. - ---Oui, dit-il, hochant la tête rêveusement, puisque Catherine aime -sauvagement son enfant si taré, c’est qu’elle ne souhaite pas d’être -vengée de l’homme à la trique. - -Marthe repartit là-dessus: - ---En cela, elle domine étrangement: misérable, elle sent que le -châtiment d’un autre misérable n’est pas une solution. Les ordinaires -malheureux ne pensent pas à se solidariser avec leurs pareils, coupables -d’attentat contre les institutions dont ils souffrent eux-mêmes. -Catherine, elle, aurait la fibre solidaire pour son assassin!... -Justement, hier, j’ai lu ce fait-divers: un voleur dépenaillé tombe tout -courant dans un chantier de terrassiers courbés à leur tâche de forçats, -ils l’ont assommé à coups de manche de pelle... - -Un silence. Marthe grattait de l’ongle une tache sur la nappe; elle -ajouta sur le ton méditatif des réflexions adressées à soi-même: - ---Le sentiment de Catherine représente le plus haut pardon. C’est la -seule réalité qui puisse dépasser le crime... la seule beauté qui puisse -dire au crime: tu es absous, puisque je subsiste. - -Sans autre conclusion, Marthe prit ses tasses et alla «faire sa -vaisselle». - - * * * * * - -Le lendemain lundi, dans la paix du matin, Ferdinand put travailler à -souhait. Il s’avoua qu’en définitive le zéro de la veille était compensé -par une surproduction: c’était bien la peine de tant se fâcher. - -Vint l’heure de partir au bureau. D’ordinaire, au tintement de -l’horloge, sa volonté laborieuse cessait net, comme si le courant était -coupé. Ce jour-là, au lieu d’avoir fini, il se trouva en état de donner -le meilleur. - -Le temps se maintenait pur, gai, tout en jeunesse. - -La marche dans la rue valut cet exercice ambulatoire dans la chambre, si -utile aux gens qui composent. Ferdinand allait, par les boulevards -extérieurs, le front haut, béant à cette région de lumière où plane la -force de la terre. - -Il avait oublié de nouer sa cravate; les cochers à cent mètres se -croyaient hélés par lui sur leur siège. - -Il vivait cet instant où l’âme à la fois, rend ses plus fougueuses -palpitations et absorbe jusque dans l’immense des parcelles brûlantes de -la palpitation universelle. - -Dans sa poitrine, l’enfant de Catherine Bise râlait une plainte suprême -que la terre ne pouvait plus tolérer; dans sa poitrine, se répercutaient -les deux battements irrésistibles de la tendre chair naissante: l’effroi -des mains étrangères, l’appel des chères mains absentes... - -Telle était l’envolée droite de l’émotion que Ferdinand, dans l’ivresse -qui oublie l’équilibre du corps, voyait flotter les passants le long du -trottoir et croyait percevoir le fléchissement des chaussées, et le -vacillement des cubes de pierre à six étages, sous le cahot des -voitures. - -Il allait dire le crime de façon à le rendre désormais impossible... -«Quelqu’un vient et prononce: Il me faut une servante complète. Je paie, -femme, pour que tu n’aimes plus ton enfant. Je loue la mécanique,--le -cœur avec,--pour mon usage domestique; je prends cette «force d’aimer» -pour augmenter mes commodités, pour faciliter mes distractions...» - -Ferdinand s’arrêta une fois sur un banc, proche la place Clichy, pour -crayonner une note. Mais le mieux était de laisser sa sensibilité -s’enrichir, grâce à la marche. La fixation écrite se ferait au bureau. - -Le boulevard de Clichy, puis deux, trois rues encore furent de lointains -horizons d’où les révélations d’humanité accouraient en son être, comme -se précipitent les souffles d’ouragan. Un commerçant sur sa porte, et -plus loin un maçon, regardèrent étonnés: ce passant geignait tout seul, -et ses yeux sautaient aux murs des maisons et grimpaient au delà. Une -vieille dame se colla brusquement contre une devanture, Ferdinand avait -foncé sur elle, assénant sa pensée: «Ne cherchez plus l’enfant, la -créature de toutes les protections, qui exige une atmosphère et un -entourage tendrement préparés: il y a le déchet d’une vente, le rebut à -jeter n’importe où...» - -La façade ombreuse de l’immeuble administratif où il fallait entrer -«éteignit» Ferdinand soudain; il cligna, l’instant de rabattre sa flamme -en dedans. - -Il monta prestement, serra vite la main des collègues, s’installa devant -son encrier. Vite, il allait noter l’irretrouvable: on n’est pas deux -fois dans un état d’âme identique. Quelle chance d’être assis! Et une -coordination immédiate des idées: après le bouillonnement et -l’engouffrement à plein cratère, sa pitié demandait à couler immensément -comme une lave brûlante. Vite! du papier, le cœur avait mis en phrases -tout son émoi et n’avait plus qu’à les dicter. - ---Excusez-moi, Dubois, j’ai une lettre pressée à écrire. - ---Sans vous déranger, monsieur Prestal, prêtez-moi donc votre journal, -demanda un collègue. - ---Le journal, monsieur Pingouin? ma foi, j’ai oublié de l’acheter. - ---Non! cherchez bien... tout s’oublie, excepté le journal... - ---Je vous assure... - -Les phrases palpitaient, il n’y avait qu’à se hâter. Déjà deux lignes... -Le garçon de bureau, ancien militaire décoré, visage de pierre, montra -sa livrée bleue sur le seuil du bureau, et lança d’un ton net de -commandement: - ---Monsieur Prestal, chez le chef. - -Vite, boutonner la jaquette, changer de visage, appeler dans son esprit -les affaires courantes, se transformer en employé sérieux; le long du -couloir précipiter sa pensée, en avant et en arrière, dans les choses de -l’administration, et, comme quelqu’un qui sent ses intérêts, sa vie même -en cause, concentrer ses facultés chicaneuses, n’avoir plus de sentiment -pour rien au monde. - ---Vous m’avez demandé, monsieur. - -L’homme est supprimé; il n’y a plus qu’un sous-ordre, prompt aux -oscillations, cherchant à être le calque exact du chef: visage et -intelligence. - ---Monsieur Prestal,--dit le chef avec cette urbanité qui rend la -toute-puissance plus accaparante,--je vous prie de me préparer -immédiatement un rapport détaillé sur le régime comparatif des -transports, afin d’exposer exactement la situation qui nous est créée -par le nouveau règlement. Vous avez donc à vous pénétrer des textes et -des pièces du dossier. Il importe de voir l’affaire d’ensemble d’un -esprit lucide et méthodique; et comme vous serez spécialement chargé -d’en poursuivre la solution, je tiens à ce que vous possédiez à fond la -matière... Asseyez-vous donc. - -Vinrent les longues explications qui compliquent et vissent des -obstructions dans la tête; puis, les questions qui font le vide: -Résumez-moi le précédent? Où en est l’enquête annuelle? - -Il n’y avait pas à simuler l’attention, ni à ménager la dépense d’influx -nerveux. Au bout d’une heure, ayant été successivement, et à maintes -reprises, chargé, puis pompé, Ferdinand retourna dans son bureau. - -Là, devant son papier et sa plume, il se trouva aussi étranger à toute -conception sentimentale que l’aigle administratif le plus féroce. Le -moindre essai de remémoration littéraire lui causait un intolérable -malaise. Seul subsistait l’instinct de donner satisfaction au chef: le -restant de la journée, par une nécessité brutale, l’intelligence -abasourdie ne consentit à vivoter que dans les pièces du rapport à -préparer. - -Le soir, Ferdinand reprit sa route du matin, triste et courbaturé, -mécontent de lui-même, comme un homme tiraillé qui ne fait pas ce qu’il -doit, ni d’un côté ni de l’autre. Il sentit avec malaise le -raccourcissement des jours, l’approche de l’hiver, les arbres du -boulevard extérieur montraient déjà une désolante nudité. - -Il réfléchissait dolemment: - ---C’est qu’il y a des axiomes formidables sur l’obligation de remplir -intégralement l’office dont on est chargé et de se cantonner dans une -seule ambition. Que de vérités inexorables comme l’airain! «Suis ta -consigne. Sois l’homme de ta condition.» Et certes, combien l’on sent -heureux l’individu adapté à son seul service! comme il respire aisément, -d’accord avec la conscience universelle, protégé par un immémorial -formulaire! Quelle sérénité d’âme, quelle force à toute heure, en tous -lieux, chez le bon employé, par exemple! Ne faire qu’une chose et aimer -cette chose que l’on fait!» - -Tandis que Ferdinand, répréhensiblement livré à deux métiers -incompatibles, courait grand risque d’être médiocre en tout. Et n’avoir -même pas l’approbation de sa propre conscience! Car enfin, le travail -qu’il préférait ne rapportait rien, et l’on se doit à sa famille autant -qu’à son administration. - -Et Ferdinand savait bien que la morale serait vengée tôt ou tard: la -morale du métier unique! Déjà il connaissait le sens de ses notes -signalétiques et leur sanction pécuniaire: - -«Cet employé paraît constamment fatigué par une vie peu régulière, -manque d’ordre et de mémoire; ne prend pas suffisamment la peine -d’étudier et de suivre les affaires.» - -Et, par ailleurs,--dans le cas d’une réalisation inespérée,--il -entendait d’avance la critique: «Écrivain inégal; des «trous» donnent -l’impression d’une œuvre mal éclose, bousculée. Çà et là, l’écrivain a -été sur le point de monter très haut, ses ailes se sont cassées.» - - * * * * * - -Une période s’ouvrit où Ferdinand eut à fournir un travail considérable -au bureau: le service exigeait, impossible de se dérober; de plus, le -chef talonnait sans répit; vingt fois par jour, il appelait ou bien il -venait; le reste du temps, on l’entendait, on le sentait là, tout près. - -L’administration saturait Ferdinand totalement. Il sortait bourrelé, -incapable même de lire après dîner. Il ne pouvait pas empêcher «les -affaires» de continuer toutes seules dans sa tête. - -Le matin même, l’intelligence n’était pas nettoyée des préoccupations du -bureau, et, à cause de cette notion que, tout à l’heure, il allait -falloir «s’y remettre», Ferdinand ne pouvait diriger ses facultés nettes -et fortes sur son entreprise littéraire. Alors la peine était indicible, -de cet homme opiniâtre, chaque jour installé à sa table, devant son -papier, aux mêmes heures, et devenu impuissant. - -Pendant plusieurs mois, le roman recula plutôt qu’il n’avança: des pages -mauvaises furent écrites qu’il fallut déchirer ensuite. - -Dans la famille, rien n’était changé, censément, puisque Ferdinand -n’avait pas l’habitude de parler de son œuvre. Et pourtant, quel -enserrement oppressif! - -L’appartement paraissait moins visité par la clarté du jour; une -pesanteur de l’air épandue sur le quartier raccourcissait les regards. -On percevait plus que de coutume les bruits passagers de la rue -Saussure, mais ils n’augmentaient pas la vie. - -On aurait jugé les Prestal des gens sans activité cérébrale, voués à la -plus morne routine. Les enfants mêmes souffraient de l’arrêt du roman, -sans savoir. Ils s’ennuyaient à la maison, ils ne trouvaient plus à quoi -jouer. Et l’allégresse phénoménale que l’on se promettait de partager -avec Catherine, ils la sentaient s’éloigner, s’éloigner... la certitude -manquait au front de leurs parents. Et la table et les portraits du -salon ne répétaient plus rien... où espérer alors? - -Le soir, Ferdinand se forçait à dire des phrases indifférentes, et -malheureusement, Marthe parlait moins, sans entrain, alors qu’une -infusion de gros verbiage aurait peut-être ranimé l’œuvre. - -Seulement, elle ne dérangeait pas son mari par les besognes domestiques. -Grâce à une invention inexplicable, le ménage se faisait invisiblement. -Quand le roman était en pleine vitalité, la vitalité de Marthe, forte -aussi, pouvait le heurter; mais maintenant!... Fait tragique: le -dimanche, Marthe ne bouleversait plus l’appartement! Elle entretenait -plus que jamais, seulement, elle entretenait les petits coins! Son zèle -ménager, devenu étriqué, se cachait dans la cuisine, dans le cabinet -noir, où elle recensait des vieilleries. Chaque lundi, le front pensif, -elle s’en allait à l’ouvroir, portant un petit baluchon de nippes à -donner. Ne faut-il pas des actes pieux pour changer les destins -contraires? - -A l’ouvroir, alors, c’était autre chose: pas une déchue maintenant ne -disparaissait sans avoir dit sa peine à Marthe. Il n’y a pas de rancune -sociale qui tienne, entre déchues. - - - - -X - - -Le peintre Morlane, en lutte, lui aussi, avec la difficulté économique, -habitait une singulière cage. - -L’ancien Paris avait laissé, rue Girardon, une maison de deux étages -ayant pour entrée une porte charretière, surmontée d’un panneau presque -effacé: _Vacherie de Montmartre_. Au fond de la cour, était un grenier à -fourrage vitré, face à la muraille nue: cet appentis de bois, coupé en -deux par une cloison, constituait l’atelier et le domicile de Morlane. - -Agé de trente-cinq ans, tête slave, blond filasse, nez large, grands -yeux enfantins, Morlane occupait, en outre, été comme hiver, un costume -de velours gris-de-fer, dans lequel, avec sa moustache haute, sa -membrure forte et son aspect débonnaire, il faisait penser à un -mousquetaire et à un charpentier. - -C’était l’avant-veille du terme, un lundi, le marchand de tableaux -devait venir avec de l’argent. - -Morlane terminait une peinture de grande dimension: une femme nue, -robuste, belle d’une beauté de peuple, enfourchant à cru un cheval roux. -Tournée sur la droite, de façon à montrer sa poitrine et son visage, -elle brandissait une lyre d’un geste triomphal, superbement sûr -d’atteindre le ciel; ses cheveux d’or crépelés volaient, se mêlaient -sous le bras levé au fauve de l’aisselle; la crinière du cheval roux -enflammait sa cuisse. Ses yeux droits assaillant l’immensité, sa bouche -prodigieusement déchaînée, lançaient un appel d’émulation aux libres -fureurs de l’Art. Ses reins tant se cambraient et tant son ventre -crépitait en avant, que le cheval cabré, les naseaux en éruption, -bondissait comme sous une brûlure. Telle était la vibration du tableau -que les seins aigus et blancs de la femme semblaient naître indéfiniment -des battements de ses flancs qui montaient, floconnaient et créaient -l’éblouissant éther lui-même. - -Trois heures sonnèrent à un réveil accroché entre deux masques de -plâtre. - ---Repos! cria Morlane. - -Une camarade était là, qui posait toute nue, par gratuite complaisance. -Elle respirait la famine et la dégénérescence: une poitrine étroite, à -peine pochée, des bras en pattes d’araignée et ce désossement qui exhibe -les clavicules, les palettes des omoplates, les crosses des hanches. -Roussâtre, une chevelure indigente genre caniche, une figure trop -chiffonnée, comme d’un enfant grimacier qui s’amuserait à rapetisser les -yeux, à ratatiner les joues, elle paraissait étonnée et désarmée d’être, -à vingt ans, si laide et si misérable. - -Morlane alla chercher, derrière la cloison, du pain, du fromage, un -couteau, et plaça le tout au milieu d’un banc de bois. - -Ils s’assirent bout à bout et se mirent à manger, en lorgnant le tableau -sur le chevalet. La clarté d’avril tombait toute pure, en masse; aucun -mouvement dans la cour où le mur tendait un silence gris. - -La pose recommença. - -A cheval sur une planche supportée par de hauts tabourets, la disgraciée -serrait le bois avec ses genoux, éperonnait le vide, et, faute de lyre, -brandissait une cuiller à pot en fer émaillé. - -Morlane se recueillit un moment, la palette en main: un fluide -travaillait dans l’air, dirigeait sur la femme peinte les atomes émanant -de tous les objets présents, des esquisses, des plâtres suspendus, -attentifs. - -Soudain, Morlane se décida: les touches du pinceau coururent. Et voilà -que la disgraciée, raidie vers le chevalet, sentit les coups d’yeux -ivres prendre sa féminité et la faire passer, vaporeuse, dans l’œuvre. - -Quand arriva le tortillement de la fatigue, Morlane devint fébrile comme -si l’accentuation de la laideur rendait plus saisissable la magnificence -dont il sublimisait son héroïne: - ---Ne t’inquiète pas, souffla-t-il, ça fait un effet épatant, ton -tremblement... ça détaille, ça fait chanter la lumière... là, là... je -te pénètre... - -On aurait dit que, de la cuiller à pot vacillante, coulaient des rides -malades le long du corps et que le sein tiraillé dégorgeait sa -vieillesse à grands plis. Aïe donc! Morlane épandait les splendeurs. - ---V’là que tu geins? nom de Dieu, ça va faire aussi de la couleur! - -Maintenant, la disgraciée sanglotait «de ne plus pouvoir»: - ---Ce n’est pas de ma faute... je voudrais... - -Ses membres s’arrachaient par secousses, de la pose, elle ne les -replaçait plus à souhait. - -Morlane râlait tout haut pour la retenir, possédé de cette illusion: -c’était le premier consentement de l’amante, mais une trop longue -passivité était demandée à sa chair anxieuse; la crise de l’intolérable -arrivait en saccades, et l’amant ne vaincrait pas, si seulement il -différait encore un instant... - ---Là... là... ah!... je..., exhalait Morlane pantelant. - -Alors, écartelée sur sa planche, renversée en arrière, n’élevant plus sa -cuiller qu’à hauteur de l’oreille, la main libre battant l’air, la -pauvresse, au paroxysme de la fatigue nerveuse, donna dans un cri sa -dernière seconde de pose: «Ah! tiens...» Et, perdant l’équilibre, elle -versa par terre. - -Au moment même, la porte s’ouvrit. Morlane, brusquement retourné, perçut -un éblouissement de soie, de carnation rose, d’albâtre, d’or et d’ébène: -madame Griffon et madame de Mireille. - -Une voix perçante et hardie: - ---Bonjour, Morlane. - -Puis une exclamation fusa, comme un rire éternué: - ---Qué que c’est que ça? - -La disgraciée était tombée à quatre pattes, la figure à terre, si bien -que la croupe plus haute se présentait en plein vers la porte. - -Le premier mouvement de Morlane fut de se précipiter, de jeter un voile, -mais tout de suite, la camarade volta, d’un saut de reins et elle -apparut, sur son séant, n’ayant pas lâché sa cuiller à pot et la tenant -comme une face-à-main. Morlane s’arrêta arborant aussi son pinceau à -hauteur et pendant des secondes, ils bâillèrent l’un vers l’autre, -identiquement effarés et grotesques. - -Les visiteuses avaient compris qu’il s’agissait d’un «modèle» sans -importance. Leur rire détourné fut vite changé en amabilité mondaine à -l’adresse du peintre et, après la courte hésitation sur le seuil, elles -s’avancèrent avec empressement vers le tableau: - ---Oh! que voilà une belle créature, complimenta madame Griffon. - ---Ah! la bonne heure! salua madame de Mireille. - -Ces dames avaient toute une façon appliquée de compter pour rien la -pauvresse présente. Morlane hâtait sa disparition par des regards -éloquents. - -Tout d’abord, la disgraciée lâcha sa cuiller, et ses mains se portèrent -puérilement à sa poitrine, soit par respect humain, pour épargner au -monde une vue désagréable, soit à cause de ce coup mortel: le reniement -immédiat et sans restriction de Morlane. - -Et vite, dans une hâte délirante, les nippes en tas sur une chaise -furent atteintes. Et c’étaient de ces oripeaux criards, d’une imitation -grossière offensante, qui sentent la misère plus que des guenilles. - -Morlane divaguait: - ---Oui... je terminais... je donnais l’âme... - -Madame Griffon hochait la tête, en manière d’attention laudative; mais -madame de Mireille, après avoir tourné le dos complètement, s’était mise -à lorgner de côté les gestes si ridicules du rhabillage. - -La disgraciée, à moitié vêtue, s’élança par la porte. Une exclamation -hilare la rejoignit dans l’escalier: - ---Eh bien, mon cher, vous avez du goût, les cochons n’ont pas tout! - -Morlane, confus, se défendit humblement: - ---Certes, une telle anatomie n’est pas d’un grand secours, cependant ça -vaut mieux que rien: ça aide la mémoire, ça indique un peu le mouvement -et la ligne de dessous. - ---Oh! protesta madame de Mireille, pour la ligne de dessous, vous seriez -mieux servi d’avoir un squelette articulé, comme on en vend. - -Madame Griffon, toute minaudière et ondulante, reprit la comédie de -séduction accoutumée: - ---Quant à la femme de votre tableau, nous sommes jalouses, en vérité. - ---Allons donc! Nous pourrions rivaliser, ma chère, déclara madame de -Mireille, le front haut, les paupières abaissées, telle une déesse -foudroyant les mortels de son impeccable nudité. - -Morlane s’affairait devant le chevalet, papillonnait autour des deux -visiteuses: - ---Certainement... vous éclipsez ma modeste production... - -Sa moustache remuait, il s’appliquait à humer une émanation de verveine. -Déjà sa voix détonnait, il demanda craintivement: - ---Est-ce que vous voyez des détails à perfectionner? - -Les deux amies s’entendirent d’une lueur furtive des prunelles. Madame -de Mireille répondit avec rudesse: - ---Votre créature manque de race; quelles chevilles épaisses! Il y a trop -de terre, mon cher. L’ampleur du mollet ne commande pas des attaches -informes... et je vais vous en fournir la preuve. - -Aussitôt elle retroussa coquettement sa robe jusqu’au nœud de ruban et à -l’agrafe de joaillerie ornant le bas de pantalon et la jarretelle. - ---Comparez, mon cher! Et vous, Adèle, montrez-lui donc aussi. - -Madame Griffon, imitant son amie, tendit le jarret à découvert. - -La femme peinte, sur un plan oblique, par rapport à la fenêtre, -arc-boutait son mollet nu; les deux dames s’étaient postées vis-à-vis, -de façon à recevoir la même lumière. Sur la vibration offerte du bas de -soie mauve,--comme on joue de l’éventail,--elles jouaient légèrement de -leurs jupes mousseuses, elles en augmentaient puis diminuaient le -haussement, juste assez pour éparpiller le bouquet de verveine, pour -faire le baiser en froufrou des soies l’une contre l’autre, et le -clignement d’appel des couleurs rose et lilas. - -Leur main libre, sur le corsage, donnait leur cœur, semblait-il, et leur -joli visage penché à gauche déléguait l’aveu des yeux veloutés, des -joues avivées, des dents éclatantes. - ---Voyons, Morlane, soyez impartial, provoquait madame de Mireille. - -Morlane s’était reculé du côté de la fenêtre; la tête envahie par le -brouhaha du sang bestial, il se serrait de plus en plus contre le mur, -comme s’il cherchait à le repousser avec ses coudes. - -Le divertissement se prolongeait. - ---Vous ne rectifiez rien! demandait madame Griffon. - -Morlane riait, à langue tirée; il sautillait tel un chien qui fait le -beau; pour ne pas bondir en avant, il se frottait contre le mur en -grognant, il bégayait: - ---Attendez... oui, oui... je compare... - -Mais madame de Mireille, dans un éventement immodéré, ayant dénudé une -mince raie de chair, entre le bas et le pantalon, Morlane poussa un cri, -comme d’une contusion reçue et s’élança derrière la cloison; il resta -caché, à trembler, à retenir son hennissement. - -Les tentatrices lâchèrent leurs jupes et marièrent leur gaieté -tendrement. Au bout d’un instant, madame de Mireille s’étonna: - ---Est-il allé chercher un coffret plein de pierreries pour acheter notre -amour? - -Puis, le tableau agrandissant l’atelier, le faisant silencieux, d’une -lumière sacrée, inconnue, redoutable, soudain les deux amies furent -prises de panique, elles jetèrent quelques paroles vagues d’adieu et se -sauvèrent précipitamment. - -Bras dessus, bras dessous, serrées l’une contre l’autre, l’air innocent -comme deux petites pensionnaires peureuses, elles montèrent vers le -Sacré-Cœur. - ---Oh! chuchota madame Griffon avec émoi, voyez, là-bas, ces deux -méchants bonhommes qui traversent exprès pour venir contre nous. - -En effet, dans la rue presque vide, les deux passants regardaient de -loin et s’orientaient en amateurs alléchés. - -Elles avancèrent, la mine sévère. - -Exclamations! Présentations: - ---Madame de Mireille, monsieur Prestal. - ---Madame Griffon, monsieur Jeannin. - -Puis un échange de banalités embarrassées: - ---Quel beau temps! - ---Oui, croyez-vous! - ---Les gens en cage se sont échappés. - ---Les employés de bureau et les femmes d’intérieur. - -La curiosité de chacun explorait hâtivement. - ---Et le roman, ça va-t-il mieux? demanda madame Griffon, avec une -sollicitude hésitante. - ---Je suis moins pressuré par l’administration, répondit Ferdinand -soucieux, mais je n’ai pas repris ma bonne régularité... - ---A preuve: notre excursion d’aujourd’hui, compléta Jeannin, malicieux. - ---Si Chaupillard vous voyait, il serait enchanté, taquina madame -Griffon. - ---Et chez vous, le roman? attaqua Ferdinand à son tour. - ---Ça ne va pas non plus très bien, intervint madame de Mireille; à -preuve: notre excursion d’aujourd’hui! parodia-t-elle hardiment. - - * * * * * - -En regardant partir ces dames, Jeannin annonça sur le ton d’un -consommateur au café: - ---Moi, ce sera la brune, mon vieux. - ---Et moi, la blonde, préféra Ferdinand. - -Ils marchèrent lentement, d’un pas inégal, lorgnant la rue, les -devantures et les gens avec des velléités farceuses. - ---Ça ressemble étonnamment à mon quartier, dit Ferdinand; on entend -gazouiller des serins, voici l’inévitable encadreur avec un amiral -agrandi et, sur cette fenêtre du rez-de-chaussée, la giroflée jaune -a-t-elle assez l’air de dormir au soleil! - -Jeannin découvrit une enseigne de savetier: _Ressemelages artistiques_. -Mais Ferdinand eut vite fait de piger un autre savetier, recommandé par -ces mots peints d’un seul tenant: _A l’amour maternel; fermé dimanches -et fêtes_. Il commenta: - ---Le plus remarquable, ce n’est pas cet amour maternel sensible aux -jours fériés, c’est la vérité formidable que, dans ce quartier purotin, -il faut le plus sublime sentiment terrestre pour décider le ressemelage -des chaussures galopines. - -Jeannin compléta: - ---Et l’on sait bien que, dimanches et fêtes, cette piété ne peut -s’exercer: il y a le mari et le marchand de vins. - -Ils s’arrêtèrent à la porte ouverte d’une boutique où travaillaient une -dizaine de jeunes repasseuses en camisole. - -Jeannin décida le plus sérieusement du monde: - ---Je ne change pas... Moi, ce sera la brune qui repasse le poignet. - ---Moi, la petite blonde, là-bas, qui repasse le col, accepta Ferdinand, -d’un jeu forcé, tel un écolier mal en train pour n’avoir pas fini ses -devoirs. - ---Attendons qu’elles soient débarrassées de leur chemise. - -Quelques fusées de joie effrontée répondirent, dans la boutique. - -Ils restèrent à proximité sur le trottoir, comme s’ils attendaient -réellement. Ils se parlèrent nez à nez, avec des hochements soucieux: -Ferdinand doctoral et faubourien, Jeannin toujours un peu effervescent. -Et, selon la note dominante de toutes leurs précédentes excursions,--ils -avaient beau changer de sujet, ils en revenaient finalement à une -éternelle préoccupation de littérateurs: l’art--les conditions du -chef-d’œuvre. - ---Pourquoi, dit Ferdinand, un certain genre de visage féminin nous -plaît-il d’emblée, plus que tout autre? - ---Notre préférence en femmes tient de l’enfance, proposa Jeannin; une -figure agréable, bienfaisante a rayonné près de nous, juste au moment où -se déterminaient nos goûts; ils se sont pour ainsi dire modelés dessus. -C’est pourquoi il semble que la figure pareille retrouvée a juste la -forme de notre désir. - ---De même en art, alors, déduisit Ferdinand: un écrivain dont les -premiers ans ont été bercés de musique d’église aura toujours un faible -pour la littérature teintée de mysticisme. - ---Ah! c’est dans mes vitres, ce gravier! constata Jeannin, l’œil gauche -complètement fermé. - -Ferdinand esquissa une révérence, en pinçant les deux pans de sa -jaquette: - ---Ainsi s’explique le goût ému de tel grand artiste pour telle fausseté -d’art: il s’agit seulement d’un vieil enfant qui retrouve les chants de -sa nourrice. - -Deux fiacres hostiles passèrent bruyamment. Ferdinand se croisa les -bras: - ---Avez vous remarqué que deux cochers, lorsqu’ils se mésestiment l’un -l’autre, ne se traitent pas de _fumier_ tout court? Ils stipulent: -_fumier de lapin_, parce que c’est l’immondice sans valeur aucune... - -Les blanchisseuses oubliées, Ferdinand et Jeannin se remirent à marcher, -devenus sérieux pour avoir feint la gravité. - ---Alors, c’est vrai, ce que vous disiez à cette dame, votre roman ne va -pas fort? demanda Jeannin. - ---Mon vieux, soupira Ferdinand, je connais actuellement les deux grandes -peines du métier: récrire des pages mal venues, détruire des pages -inutiles. - ---Prenons à droite, indiqua Jeannin. - ---Ah! mais, dit Ferdinand, nous sommes rue des Abbesses; Chaupillard a -habité au 12, à la suite d’une rupture avec ses parents. Il a fréquenté -là une estropiée. C’était une fille de la campagne qui avait été placée -dans une maison où la maîtresse et les demoiselles lui faisaient mettre -leurs chaussures neuves pour les élargir. Tous les jours, on -l’interrogeait avec sollicitude: «Vous font-elles encore mal, -Marie?--Oui, madame.--Bien, gardez-les.» Elle a fini par attraper, aux -pieds, une espèce de crampe, dans le genre de la crampe des écrivains. -Obligée de renoncer à l’état de domestique, tout ce qu’elle pouvait -faire, c’était d’aller du 12 ici, jusqu’au banc, là-bas, où elle -attendait patiemment quelque proposition de libertinage payant. Elle est -morte de froid. C’était une Bretonne, religieuse, connaissant la morale -primitive, échelonnée en actes physiques défendus. Elle avait modifié la -gradation: en premier, le plus vilain péché, celui que Dieu punissait -terriblement, elle le savait bien! c’était de consentir à un mauvais -usage de ses pieds... - ---Oui... prononça Jeannin, je voudrais bien m’asseoir; suivons le -boulevard, nous nous arrêterons à la place Blanche. - -Il était Breton, l’anecdote de Ferdinand l’avait mal impressionné. Il -redressa la conversation: - ---Ne vous plaignez pas d’écrire plusieurs fois, nous en sommes tous là. -Le jour où je conçois un sujet de roman, c’est comme si j’apprenais -qu’un drame a eu lieu quelque part. Vite, je trace une première version, -informe, cahotée, toute en émotion; par ce moyen, censément, je vais -reconnaître les lieux, les personnages, l’action principale. -Ensuite,--deuxième écriture,--il s’agit de mettre le sentiment d’accord -avec la raison, il s’agit de rendre logiques les circonstances qui ont -amené l’issue de ce drame, où je n’étais allé tout d’abord qu’avec mes -nerfs. Puis, les personnages, pourquoi ont-ils passé par ces -circonstances déterminantes plutôt que par d’autres? A cause de leur -individualité propre, laquelle je ne peux vraiment dégager que par une -longue fréquentation: troisième écriture. Enfin, pendant cette enquête, -j’ai eu beau me surveiller, j’ai rédigé «avec surcharge»... - ---Bref, accepta Ferdinand, quand un copain présente un ouvrage un peu -propre sans l’avoir écrit trois ou quatre fois, on peut lui tâter la -Place aux Cheveux avec le respect dû aux engins exceptionnels. - -Le boulevard du côté de Montmartre, avec sa circulation tranquille et -les stores étendus des boutiques, invitait à flâner. Devant une -librairie abondante en publications illustrées, Ferdinand et Jeannin -débinèrent quelque peu Chaupillard qui burinait toujours des -«médaillons» de demi-mondaines opulentes. Ils feuilletaient çà et là: - ---Aucun art dans toutes ces machinettes; c’est du journalisme en dessin, -déclara Ferdinand. - ---Eh bien, diriez-vous, d’un mot, pourquoi l’unique roman de Chaupillard -est mauvais? demanda Jeannin. - ---C’est une œuvre haineuse. - ---Oh! l’art peut se donner comme fin n’importe quelle émotion, aussi -bien la colère que la pitié; mais Chaupillard, dans son roman, veut nous -_commander directement_ l’indignation. Irrémédiable erreur. L’émotion -majeure que se propose l’auteur, il doit _la faire résulter_. Mille -romans ou pièces de théâtre à thèse sonnent faux pour vouloir nous -dicter textuellement des sentiments. - -Ferdinand lâcha vivement la _Revue des Images_. - ---D’accord! Chaupillard voulait nous faire haïr tels politiciens mis en -scène; aucune diatribe n’était à prononcer contre eux; un seul moyen -d’art et de vérité procurait le résultat: nous inspirer une pitié -bondissante pour leurs victimes. Mais Chaupillard ne possède pas -l’émotion _en fait_; alors, pareil à tant de scribes dénués de -sensibilité, il ne donne que «le raisonnement de l’émotion». - ---Eh bien! concluez donc: c’est un journaliste et non pas un artiste. - -Arrivés à la place Blanche, Ferdinand et Jeannin s’assirent à un café, -devant lequel les courants de plusieurs rues amenaient à la dérive des -quantités de femmes sans maîtres. La terrasse même était agrémentée de -maintes consommatrices. - -Quatre heures et demie. Le soleil partout: un soleil d’argent, riche, -excitant, éhonté. - ---Tout de même, nous ne valons pas cher, dès que nous sommes séparés de -notre œuvre, regretta Ferdinand. Je prendrai un curaçao blanc à l’eau. - ---Soignez bien votre petit estomac, railla Jeannin. Je prendrai une -absinthe. Et puis, assez de remords, vous avez consenti à sacrifier cet -après-midi... D’ailleurs à quoi bon écrire? Un critique grave prétend -que l’époque est proche où l’on ne fera plus de romans. - -Jeannin regardait l’activité environnante sans la voir, et Ferdinand qui -semblait regarder le discours de son ami, voyait un univers d’activité. - ---Le critique a simplement l’intuition confuse que la principale -ressource dramatique de la littérature actuelle disparaîtra, continua -Jeannin. Par exemple, viendra une époque où le déshonneur par rapport -sexuel sera une proposition aussi saugrenue que, présentement, le -déshonneur de la faim ou du sommeil. Supposez cette évolution -immédiate... - -Jeannin s’aperçut que Ferdinand était absorbé par l’animation de la -place ensoleillée, il but lentement et un souci grave s’empara aussi de -ses yeux. - -Les deux amis furent des littérateurs purs en contemplation. - -A cause du ferment de littérature inoculé en eux, les divers détails du -plein Paris les atteignaient autrement que le commun des -spectateurs-acteurs. - -Tandis que les gens ordinaires voyaient «passer des femmes», ils -recevaient, eux, la caresse de la couleur blanche, la morsure du rouge, -le choc des bariolages de corsages et de jupes; ils recevaient--des -différentes allures--l’impression de la grâce, de la hardiesse, du -rythme; ils isolaient, comme à une exposition de sculpture, «la ligne» -qui donne une sensation d’harmonie ou d’imperfection. - -En eux, d’innombrables exigences étaient à se repaître, à se battre, à -durer dans l’inquiétude et l’inassouvissement. - -Ils avaient cette incessante faculté «de voir dans la vie des gens». Ils -ne se bornaient pas à estimer depuis quand cette blonde en bleu, -traversant la place, avait quitté sa Normandie et le métier de servante, -ni depuis quand Belleville avait offert cette maigrichonne à la -galanterie; «ils voyaient dans la vie» du marchand de lilas proche le -Métro, et dans celle du cocher sur son siège. Ils décidaient le passé -d’une vieille promenant son chien, et la présente anémie d’un gamin, -ramasseur de mégots, leur livrait instantanément le drame futur de toute -une existence d’homme. - -Ils savaient par quelle succession de volontés le quinquagénaire décoré -avait feint d’attendre à la station d’omnibus, puis s’était éloigné. - -Ils différaient aussi des gens ordinaires, en ce que la vaste richesse -de la lumière projetait en eux l’impression d’ensemble du plein Paris; -une impression de pays natal due aux maisons, au pavage poudreux, aux -réverbères, aux bancs, aux choses mêmes dont ils aspiraient «l’âme -usuelle». - -Quatre gaillards conversaient au bord du trottoir devant le Moulin -Rouge; les deux amis sentaient la dissemblance existant entre eux-mêmes, -soumis aux spéculations décevantes, et ces anciens garçons bouchers -costumés de complets anglais,--joueurs aux courses, amants de cœur, -automobilistes,--forts aux réalités. - -A un moment, ils ne purent se défendre de percevoir un plus ou moins -d’affinité avec chaque passant successif; et leur faculté, en -définitive, était celle d’évaluer le «degré d’art» de chaque individu: -tel gentleman d’aspect fonctionnaire, faisait froid à leur affectivité, -tel camelot sinistre leur prenait du fluide. - ---Mais... je ne me trompe pas, sursauta Jeannin, voyez à la terrasse du -café, de l’autre côté de la place, c’est Margot avec sa cousine! - ---Quelle Margot? demanda Ferdinand, qui, d’un instinct prudent, examina -vivement les gens, hommes et femmes, assis autour de lui. - ---Vous savez bien: son père, le tenancier du bureau de placement que -nous avons interviewé... Hein, mon vieux, quelle brune! et la cousine, -rousse! Analysez-vous d’ici comme elles sont fines et chantournées, et -ciselées? Et leurs fanfreluches rouges, blanches! Elles sont enveloppées -comme des articles de confiseur à la mode... Mon vieux, si elles -quittent la terrasse, nous marchons? - -Ferdinand préoccupé ne répondit pas; les millions d’exigences -fourmillant en lui s’épaississaient: la place Blanche déjà n’existait -plus qu’en un point, là-bas... - -Comme s’il eût reçu acquiescement, Jeannin faunesque lança, les -mâchoires brutales: - ---Vous aviez raison! les cérébraux sont assez dégoûtants dès qu’ils ont -levé le nez de dessus leurs paperasses... Mais, d’autre part, si l’on -s’incrustait sur son œuvre, sans écart, on ne ferait rien de grand; il -faut être humain, totalement, c’est-à-dire donner une part à la -bassesse... - -Ferdinand, censément rebelle à l’attirance de la terrasse, là-bas, -sentencia d’une voix faussée, comme indépendante de lui-même: - ---Pour garder sa santé morale, il faudrait ne jamais douter de son -œuvre... Il est encore plus pénible de supprimer des pages que d’en -récrire... tenez, hier, Griffon m’a fait déchirer un chapitre entier, -sans valeur, et pourtant j’avais été assez empoigné en l’écrivant; -expliquez-moi ça! - -Jeannin, les yeux à l’affût, ne répondit qu’au bout d’un moment, comme -si les paroles parties d’une distance considérable ne lui étaient pas -parvenues immédiatement; sa voix se désaccordait aussi: - ---Eh! ce n’est pas difficile, on commet l’erreur de raconter -passionnément des particularités trop intimes. - -Ferdinand se força à regarder Jeannin, il essaya de s’emballer, de se -réfugier dans le souci littéraire: - ---Bravo! encore une explication du mauvais en art: un grand nombre -d’ouvrages sont dépourvus d’intérêt, parce que les auteurs ne se -dépassent pas eux-mêmes. - -Il parlait dans une sorte d’état irresponsable. - ---Le défaut de ces médiocres ne permet aucun espoir; ils se prennent, -eux, pour l’humanité; alors ils croient avoir du génie, tandis qu’ils -n’ont que du style... - -Malgré sa résistance, Ferdinand remarqua que les deux jeunes personnes, -là-bas, remuaient sur leur siège; allaient-elles quitter? Le diapason -hilare de sa voix fit tourner des têtes: - ---Ah! ah! le style c’est l’homme, mais le génie c’est «les hommes»! - -Les deux amis échangèrent encore quelques phrases criardes pour -s’étourdir, et comme s’il importait de donner le change à des écouteurs. -On les regardait, tels des fêtards bruyants. - -Mais le silence s’imposa: les deux jeunes personnes remettaient leurs -gants, après le solde des consommations. Ferdinand et Jeannin n’avaient -plus un mot intelligent à se dire, chacun était parti dans un lointain -égoïsme animal, et pourtant ils se sentaient deux frères respirant du -même souffle lourd sous le poids du même destin. - -Quand Margot et sa cousine se levèrent, ils résistèrent à peine un -instant; d’un accord tacite, ils furent debout également. - -Ils marchaient vite, «portés» en ligne directe. - ---Vous savez, dit Jeannin, ce sont des amies des lettres; dans une -circonstance urgente, elles vous recopient volontiers un manuscrit. - ---Ah! saisit Ferdinand avec une sorte de soulagement, ça peut être -rudement utile. - -Ils approchaient. Jeannin s’attendrit: - ---Margot ressemble étonnamment à son père; vous vous rappelez le beau -front qu’il a? et comme ce déséquilibré nous avoisinait? - ---Et alors, «l’autre» est sa cousine? demanda Ferdinand oppressé. - -Les deux jeunes personnes étaient rejointes, pour ainsi dire, quand un -lieutenant de ligne s’intercala derrière elles; à plusieurs reprises il -retira sa cigarette de sa bouche. Voulait-il leur adresser la parole? Le -pas des deux amis était rythmé comme par un battement de cœur. Le -lieutenant prit garde à cette marche significative, il s’approcha d’une -devanture et laissa passer. - -Ferdinand sourit vers Jeannin, le visage malade, et il dit d’une bouche -sans salive: - ---Il y a pire que les mauvaises pages à déchirer... - ---Oui, répondit Jeannin, l’air désolé, il y a des faiblesses qui -contrarient l’œuvre bien malheureusement... - -Et, s’étant penché, il aborda les deux petites femmes. - - - - -XI - - -Le premier dimanche de mai, les Griffon devaient déjeuner rue Saussure, -en même temps que des amis personnels de Ferdinand: Jeannin qui avait -enfin accepté d’être présenté à Marthe, Gambinet, un ancien condisciple, -et deux collègues adonnés à la poésie. - -Le samedi, Griffon ne vint pas au bureau et fit savoir, chez Prestal, -que, par une circonstance fortuite, lui et sa femme ne pourraient -assister au déjeuner du lendemain. - ---C’était bien la peine de tant te démancher! dit Ferdinand à Marthe, le -soir en rentrant, nous ne serons que huit en tout, et pas de femme pour -constater si le ménage est soigné ou non. - -Marthe s’agaça. - ---Encore une fois, tu as tort de croire que les hommes ne s’aperçoivent -pas de la mauvaise tenue d’une maison. - -Elle se tracassait une semaine d’avance; alors Ferdinand, oublieux de ce -détail que la réception «venait de son côté», et qu’il y avait du -dévouement à la littérature dans l’agitation de sa femme, tâchait de -participer le moins possible aux préparatifs et grondait en toute -injustice. - -Régulièrement, il montait une scie à Marthe: - ---Écoute: une fois, une seule, n’entreprends rien d’inaccoutumé dans la -semaine; seulement, le dimanche, confectionne de gros plats et mets des -assiettes de supplément sur la table. Essaie ça, pour voir ce qui -arrivera... sans doute, ce sera épouvantable; mais, quelle que soit la -catastrophe, on s’en tirera, à la longue... je te promets d’avoir du -courage. - -Ce soir-là, devant le visage fatigué de Marthe, il tourna la -conversation à la plaisanterie, pendant le dîner: - ---Ah! les voilà bien les grandes joies de la vie: recevoir ses amis! -sans contredit, c’est la meilleure satisfaction que les civilisés aient -inventée!... Tu es éreintée; depuis huit jours tu ne dors pas, moi je -rage de n’avoir plus un coin de table débarrassé pour écrire; une -inimitié sourde, terrible, se poursuit entre le porte-plume et le -plumeau; les enfants n’osent plus demander un mouchoir: «Il y aura du -monde à déjeuner dimanche, est-ce qu’on se mouche comme en temps -ordinaire?» Demain nous vivrons dans les transes: «Pourvu que rien ne -cloche!» Nous répondrons aux invités sans les entendre, nous leur -sourirons sans les voir... dès le matin, et tout le temps de la -réception, nous aspirerons à ce que l’épreuve soit terminée... ensuite, -il ne nous restera aucun souvenir de vraie jouissance. - -Marthe réunissait les assiettes et se déridait bonnement: - ---Nous devrions inviter nos amis chez le restaurateur. - ---Certainement! déclara Ferdinand, qui se leva pour prendre une -bouteille et posa un baiser sur la joue de Marthe. Voyons, ne te dérange -pas, les enfants vont enlever la vaisselle... joue avec les miettes, -fais-les rouler sous tes doigts... bois un peu de vin pur. Laisse-moi -rire un brin: avoue que la vie des gens moyens est pleine de tracas -volontaires et inévitables; ils sont moyens, ils ne peuvent être ni -chics, ni canailles; alors ils sont surtout très embêtés. On veut faire -cette chose du monde riche: recevoir; on la fait au prix des pires -abaissements. - -Marthe hocha la tête: - ---Puisqu’il en est ainsi, tu serais bien gentil de moudre le café pour -demain; il faut emplir le moulin deux fois. Si on laisse trop d’ouvrage -à la femme de ménage, elle n’y arrivera pas. - ---Oui, s’empressa Ferdinand, je le moudrai, mais reste assise... Et les -enfants astiqueront le tour du poêle; si j’osais, je leur confierais la -suspension... Car le cuivre est un métal qui, par fonction naturelle, -assume en partie notre amour-propre. - -La souriante patience de Marthe permettait de continuer: - ---Il s’agirait de dire aux amis: «Je vous reçois pour notre plaisir -réciproque, j’ai donc tâché simplement d’être dispos d’esprit et -généreux de table; quant au décor plus ou moins symétrique et soigné, -vous êtes prié de fermer les yeux.» Ah! bien oui! Toutes les misères, le -surmenage, la maladie, la brouille conjugale, la disgrâce des invités -même, toutes les peines, plutôt qu’une négligence d’époussetage! - - * * * * * - -Jeannin arriva le premier pour le déjeuner du dimanche. - ---Enfin! dit Marthe, je suis heureuse de vous connaître! - -Avec une aimable taquinerie, elle ajouta: - ---Griffon prétend que vous aidez beaucoup mon mari à se documenter; je -vous dois donc de la gratitude. - ---Madame, décréta Jeannin les bras ouverts, je suis votre meilleur -allié! Ce n’est pas grâce à Griffon, votre zélé panégyriste, c’est grâce -à moi que Ferdinand rendra toujours un hommage plus éclairé à vos -vertus. - ---Ma foi, concéda Marthe en riant, j’ai peut-être remarqué une certaine -disposition à la flatterie chez mon mari, après vos entretiens. - ---Naturellement, madame! la fréquentation de célibataires désemparés -rend un époux plus gourmet du bien-être domestique... Ah! voici -Gambinet, surnommé le refroidisseur de réunions. - -Glabre à trente ans, comme certains paysans normands, inélégant, exclu -du caprice féminin, Gambinet était un homme de bibliothèque, scientiste, -systématique et anti-littéraire au plus haut degré. Mais Ferdinand le -recherchait, par l’attirance invincible du _supérieur_, malgré sa parole -délétère. - -Quand il eut été présenté aux deux collègues adonnés à la poésie, -Ferdinand plaisanta: - ---Pour nous, cuisiniers littéraires, Gambinet figure, en quelque sorte, -l’_entre-mec_ glacé... - ---L’esprit administratif à son apogée! admira Jeannin, prosterné devant -Ferdinand. - ---Je ne suis pas ennemi de toute littérature, protesta Gambinet, le bras -tendu vers les rayons de livres du salon; tenez, je goûte assez -Maupassant... par moments. - ---Par moments! cria Ferdinand, fourrant ses mains au fond de ses poches, -je ne le laisserai pas échapper! Lorsque Gambinet consent à feuilleter -des romans, c’est qu’il est saturé d’abstraction, la nature se révolte -en lui: alors il goûte la sensualité de Maupassant. - -Gambinet rougit légèrement: - ---Que voulez-vous? dans le roman, la sociologie m’horripile. - ---Oui! appuya Jeannin, mais parce que vous en avez une indigestion au -préalable. - -On se mit à table et Jeannin démontra victorieusement,--surtout parce -qu’il criait le plus fort,--que, dans le sens critique, une part -ressemblait au sens gustatif: - ---«Je n’aime pas les olives» est une opinion gustative attachée à -l’individu; «je n’aime pas le roman social» est une opinion critique, -sans plus de portée; il ne s’ensuit pas _qu’en fait_ les olives et le -roman social ne vaillent rien. - -Malgré la discussion, il sembla vraiment que Gambinet refroidissait les -convives. On en vint, par manquer d’entrain, à se préoccuper longuement -de ce qu’il pleuvait. - ---Les rues anciennes des Batignolles ont une vieille pluie grise, -affirma Ferdinand; de même que les larmes des gens âgés ne sont pas -cristallines comme celles des enfants. - -A la vérité, un ensemble de circonstances assombrissait Ferdinand et -Marthe. L’absence des Griffon donnait à penser que «le roman» prenait -mauvaise tournure chez eux. On ne savait pas ce que fricotait -Chaupillard, invisible depuis plusieurs jours. Catherine Bise, après -quelques ennuis chez ses patrons, n’avait pas écrit la lettre rassurante -attendue, et Marthe n’avait pas pu aller aux nouvelles, un changement de -directrice à l’ouvroir l’obligeant à une pénible présence -supplémentaire. - -Enfin, ce dimanche, voilà qu’Albert pâlot et grognon ne voulait pas -manger. - -Comme il était très gourmand de fruits, Ferdinand accrocha à la -suspension une grosse pomme cueillie avec le bout de la branche: - ---Pour toi, tout à l’heure. - -Ferdinand promit encore: - ---Si tu finis ton œuf, je ferai le camelot avec la pomme, tu sais comme -c’est amusant? - -Pour plus de tentation, il enfonça son cou dans ses épaules et, avec son -front haut, ses yeux à double fond, son nez large, présenta cette -physionomie qui «ferait voir Paris» sur n’importe quel point du globe, -et il déclencha cette voix inimitable, propre à l’acoustique du -faubourg. - ---Un sou la pomme! allons: la queue! la pelure! la chair!... trente-six -pépins, pour un sou! - -Mais Albert ne finit pas son œuf. - -Dans le courant de la conversation restée assez morne, Ferdinand avoua -sincèrement: - ---Depuis quelque temps, nous n’avons pas de chance... j’ai peur de ne -jamais terminer mon roman. - - * * * * * - -Les faits vinrent cruellement justifier cette crainte. - -D’abord, Albert eut la fièvre scarlatine. - -Comme par hasard, Chaupillard réapparut aussitôt, pour promener, dans -toutes les pièces de l’appartement, de péremptoires découragements: - ---Le roman est à la merci du milieu, si vigoureuse que soit -l’individualité de l’écrivain. Il ne suffit pas de vouloir et d’être -capable, il faut que les circonstances quotidiennes consentent à -l’œuvre. Il ne suffit pas que l’écrivain se porte bien, il faut que sa -famille garde la santé. - -En effet, l’enfant souffrait dans son lit, Ferdinand pouvait-il -continuer à connaître la souffrance de simples «personnages», -fussent-ils vivants dans sa propre chair? - -Avec ses grands yeux fiévreux, l’enfant prenait toute la pensée, toute -la sensibilité; Ferdinand veillait près du lit, l’intelligence limitée -aux choses de la chambre: au papier du mur, au dessin du couvre-pied. - -Dans le mystère de la nuit, il tressaillait; l’enfant avait parlé: - ---On attendra que je sois guéri, pour dire la belle surprise à -Catherine? - - * * * * * - -Par une déplorable coïncidence, la nouvelle directrice demandait à -Marthe un surcroît d’activité et des apparences de satisfaction -pétulante. Elle disait avec raison: - ---L’ouvroir, en ce qui nous concerne, doit être un endroit plaisant. - -Donc, Marthe était vive et pleine d’entrain à l’ouvroir, telle la -cabotine de café-concert contrainte à de folâtres gueuseries, qui -profite du répit des applaudissements pour espérer le prolongement d’un -cher moribond; telle la maîtresse d’école en deuil qui chante la vie à -cinquante enfants «du même âge que le sien». - -La nouvelle directrice prit à cœur également d’intéresser à l’ouvroir -ses nombreuses et hautes relations. Des lots de vêtements, usagés ou -neufs, furent envoyés, de quoi habiller toutes les pensionnaires. - -Le profond dortoir, avec sa double rangée de couchettes empaquetées de -couvertures de cheval, ressembla à un magasin de costumier. Prodige! -l’ouvroir fut gai, bourdonnant: on _essayait_, du matin au soir. - -Des dames de la plus pure aristocratie, aussi simplement mises que des -employées de commerce, se faisaient habilleuses et raccommodeuses. - -Et même, une demoiselle noble affronta le lieu! Deux vieilles personnes -plongées dans l’horreur, les larmes et la prière, l’attendaient dans -l’église voisine. - -Visage de perfection statuaire, visage d’intelligence et de finesse, en -quelque sorte fluide, mademoiselle de Firman avait toujours distancé ses -amies dans les études classiques et les arts d’agrément. Dès le premier -jour, à l’ouvroir, elle sut son rôle; tout de suite, elle reconnut la -physionomie modèle: ses traits prirent la plus naturelle et la plus -impassible expression de simplicité. - -Et l’on vit mademoiselle de Firman, à genoux, à même le parquet, aux -pieds des hospitalisées, épingler et faufiler des plis d’étoffe. Elle -n’eut de cesse qu’un poupon de l’ouvroir n’eût au moins fait pipi sur sa -robe. - -Et, comme une maritorne, tombée à l’ouvroir de quel Morvan! et de quelle -arrière-cuisine! lui demandait: - ---T’es donc couturière? - -Assise sur ses talons, grattant d’un ongle rose la fente poussiéreuse du -parquet, mademoiselle de Firman regretta: - ---Même pas. - -Les hospitalisées, nippées proprement, avec goût, avec talent, -trouvaient à se caser; quelques-unes ne trouvèrent que trop!... Mais il -y eut de ces noyées à qui nul n’aurait tendu la main, qui restèrent à -flot définitivement. - -Ces dames atteignirent au génie dans les changements. Une fille à faire -peur, blonde fade, tout à l’heure habillée en grisaille, apparut en bleu -clair, auréolée de ses cheveux avantagés, à un bout de la salle et si -transformée, qu’à l’autre bout, une gamine, instantanément joignant les -mains, exhala sa prière, naguère apprise pour l’autel de la Vierge. - -On ne faisait pas que des miracles, on s’amusait; on s’arrêtait au -comique irrésistible des vêtements trop grands ou trop petits, des -nuances non seyantes. - -Les hospitalisées riaient! - -C’était là une telle chance que Marthe aidait au jeu de toutes ses -forces; elle servait de mannequin pour les plus grotesques essayages. -Beaucoup de malheureuses n’osaient pas rire; elles étaient obligées de -s’y reprendre à plusieurs fois, tellement il y avait longtemps que ça ne -leur était arrivé. - - * * * * * - -Le service fini, Marthe courait; les cochers avaient du mérite à ne pas -l’écraser. «Comment l’enfant malade aura-t-il passé la journée?» - -Ferdinand s’affligeait: - ---Tu fournis à l’ouvroir deux heures d’excédent... Parbleu, il le faut, -je comprends bien... La femme de ménage avait laissé éteindre le feu, -j’ai mis cuire le ragoût comme j’ai pu. - -Puis, Ferdinand et Marthe assis auprès du petit lit, ne prononçaient -plus que de rares paroles, ils s’entendaient profondément d’attitude, de -regard: et le roman apparaissait lointain, inexistant; la littérature -devenait une entreprise inadmissible, vraiment futile et vaine. On -pleurait tout bas: Albert avait le délire, il voyait le visage de -Catherine dans l’angle du plafond, près de la fenêtre: «Oh! les jolis -yeux gris!» - -Un jour la directrice dit à Marthe: - ---Pourquoi ne m’avoir pas renseignée plus tôt? Je vois que vous ne tenez -plus sur vos jambes, recevez donc le public à ma place, ce sera moins -fatigant. - -Un monsieur de l’administration se présenta, jeune, correct et si -officier d’Académie! il semblait, de ses doigts gantés, offrir des -hommages plein son chapeau de haute forme. - ---Madame, vous avez ici une nommée Rivalex, je suis envoyé pour vous la -signaler. Hier, au Service central, elle a d’abord formulé -convenablement une demande pour son enfant, puis en présence de -certaines difficultés, elle a fait du bruit, elle a menacé, elle a -injurié le chef de bureau lui-même! - -Au milieu du vaste cabinet, le fonctionnaire reluisait dans un fauteuil. -La dolente Marthe, tout effacée, répondit: - ---Mon dieu, monsieur, nous donnerons à cette femme le maximum de -secours; par bonheur, nous disposons actuellement de ressources -extraordinaires, des vêtements... - ---Mais, madame, au contraire! je vous dénonce son inconvenance, pour que -vous usiez de sévérité. - -Le fonctionnaire détailla un long réquisitoire. Au fur et à mesure, -Marthe galvanisée levait de grands yeux qui évoquaient la femme et son -enfant--malade, sans doute. - ---Monsieur, je ne comprends pas. Notre devoir est de mesurer la douleur, -le degré de désespoir, et d’agir en conséquence. - ---Oui, parfaitement. - -Marthe pensa dans un éclair: «Je ne me rappelle plus si j’ai donné les -pilules avant de partir». Et elle continua tout haut, raidie, très -directrice: - ---Eh bien, monsieur, qu’est-ce qu’il vous faut donc? Cette femme est -venue avec le respect des pauvres pour l’administration, elle est -entrée, fléchie sous l’insoulevable domination du monument de pierres de -taille, intimidée par la guérite du factionnaire en bas, par les -couloirs élevés et froids, par les huissiers graves comme des portes -closes, par les employés redoutables; elle est venue, toute petite, -devant la formidable concentration de la force et de l’autorité. Et -voilà que sa douleur a _soulevé la montagne_! Voilà que son affliction -maternelle a brisé cette humilité qui, depuis des générations, courbait -ses pareilles! Cette chétive a attaqué le colossal étagement de pierres -de taille, vous, vos chefs, le gouvernement, l’univers!... Elle a osé, -elle a pu opposer son grossier caraco à vos redingotes! mais, monsieur, -qu’est-ce qu’il vous faut donc comme manifestation de douleur, comme -preuve de désespoir? - -Le monsieur au ruban violet voulut bien admettre cet excès de protection -d’une directrice pour ses administrées. - -Marthe le reconduisit, puis, seule, fit des pas inquiets dans le bureau. -Quatre heures sonnaient; le médecin devait être à la maison, rue -Saussure. Elle ne pouvait pas _soulever_ davantage; elle ne pouvait pas -s’en aller! - - * * * * * - -Quant à Catherine,--encore un motif pour que le roman cahotât,--on avait -des inquiétudes sur son compte, et l’on ne recevait plus de nouvelles -depuis deux mois. Bien entendu, Chaupillard, sans avoir abandonné -certains projets, prétendait manquer aussi d’informations. - -Les marchands de beurre et œufs, patrons de Catherine, se plaignaient, -d’une façon générale, qu’elle fût distraite et qu’elle eût la main -malheureuse; et, un jour, voilà qu’elle cassa une glace de deux cents -francs. - -Griffon se trouvait cher les Prestal au moment où l’affaire fut connue. -Il sauta dans une voiture, comme fait un médecin appelé par un accident -grave. - -Il avait déjà vu Catherine, rue Saussure, en visite; il la vit dans son -travail. - -Rue de Vaugirard, dans la boutique fraîche de peinture, entre les -paniers d’œufs et les rayons de marbre chargés de beurres blonds, -Catherine frottait à la brosse le carrelage noir et blanc, elle sauvait -ses mains du piétinement des clients qui se succédaient. - -De l’extérieur, Griffon, arrêté sur le trottoir, constatait le règne -puissant d’une sorte de hiérarchie utilitaire. Les patrons, Normands -solides, la femme en linge blanc comme une bonne de chez Duval, le mari -en blouse bleue, exerçaient une supériorité sur les acheteurs. Mais une -gamine de dix ans, mal peignée, demandant deux sous de lait dans sa -boîte, valait plus, socialement, que Catherine. Et les marchandises et -l’agencement occupaient, sur place, plus d’importance que Catherine. - -Entré, Griffon se vit lui-même, dans la glace fêlée, monsieur à vêtement -noir, à traits allongés, pâle. Gêné de maintien et de parole, il ne -pouvait empêcher son esprit dépaysé de se courber, de céder à la force -locale. - -Catherine fut envoyée dans la cour; elle n’avait pas besoin d’entendre -la conversation. - -Et, quand le crémier eut palpé les deux cents francs de la glace, il -parla posément, les mains sur le ventre, avec la condescendance permise -envers un homme de bureau qui, évidemment, n’est pas à la hauteur de la -vie pratique. - ---C’est pas une mauvaise fille; pour ce qui est de travailler, elle -travaille et nous ne demandons qu’à la garder. Mais, enfin, elle a -quelque chose de pas naturel... Tenez, il y a le petit du marchand de -vins, Émile, un enfant joli, pourtant, et bien habillé, bien portant, -deux ans et demi,--je ne dirai pas qu’elle lui fait des misères, elle -l’embrasse même trop fort, mais, le plus souvent, elle se sauve quand -elle l’aperçoit ou qu’elle l’entend appeler. Pourtant, Émile, c’est pas -nouveau ce nom-là! Il y a des mots comme ça qui lui font laisser tomber -les tasses par terre. Et puis, elle a son demi-jour de sortie tous les -mois; eh bien, une heure avant qu’elle sorte, une heure après qu’elle -est revenue, vous pouvez lui parler, elle ne comprend rien: ah! vous -pouvez! Ses yeux peureux qu’elle a, elle cherche à les fourrer sous -terre, qu’on dirait; et puis sa bouche remue, vous écoutez... rien. Vous -vous fâchez: «Parlez, Catherine, saperlotte!--Je respire, qu’elle dit.» -Elle se décide à vous montrer ses yeux, vides comme de l’eau. Nous avons -eu une chatte, Friquette, qui a été empoisonnée par des voisins; avant -de crever, elle a été une matinée comme ça, à dodeliner de la tête, à -essayer de miauler, sans pouvoir. A preuve que ma femme dit chaque fois: -«Bon! v’là Catherine qui fait Friquette!» - ---Elle se porte bien? demanda Griffon. - ---Euh! euh!... Elle ne se plaint pas, mais elle est si maigre! C’est pas -du monde qui vit bien vieux. - - * * * * * - -Griffon se trompa d’omnibus: Vaugirard-Louvre, pour Vaugirard-gare -Saint-Lazare. Il revint chez les Prestal: - ---Voilà mes renseignements. - -Un silence méditatif s’imposa comme si, de part et d’autre, on plaçait -la documentation dans le découlement d’un roman, et comme si l’on -cherchait à améliorer l’avenir. - -Une lettre arriva le lendemain, contenant les remerciements de Catherine -à l’adresse de Griffon. Ensuite, lorsque les semaines passèrent sans -nouvelles, Ferdinand et Griffon parlèrent à peine de Catherine; et elle -était immensément présente dans leur pensée. - - * * * * * - -Aux premiers jours de l’été, Albert fut hors de danger: Marthe donna -moins de temps supplémentaire à l’ouvroir. Mais la famille vécut encore -dans un état intermédiaire, avant de retrouver son équilibre normal. - -Ferdinand écrivit à Jeannin: - -«Mon vieux, je n’ai toujours rien fichu, ces temps-ci. Vous connaissez -ce marasme: l’œuvre ne vous _exige_ pas; l’œuvre a cessé d’être la chose -la plus intéressante de l’univers. Un mauvais ferment vous rend -l’assiduité insupportable. On n’est disposé ni à lire, ni à écrire; ça -ne contient pas assez d’inconnu, d’aléa. On ne se trouve bien nulle -part. A l’âge de puberté, pareillement, l’affection familiale et la -possession d’objets personnels précieux, tout à coup, ne suffisent plus; -la débauche ne tente pas, on ne sait quoi vouloir; on soupire sans -divinité... C’est vrai, ce que vous m’avez raconté: l’artiste est amené, -dans ses rôderies, à chercher sa guérison dans le fouillis hasardeux des -marchands de bric-à-brac, il achète d’inutiles vieilleries... Mais hier, -après m’avoir embrassé, les enfants se sont livrés à un tintamarre qui a -allégé l’atmosphère, qui a reposé, rajeuni, le visage de ma femme. Le -soir, ils ont crié triomphalement: «Ah! ah! voilà papa qui coupe du -papier!» Puis ils ont entonné un chant de leur invention: - - Ma p’tite Catherine, - C’est aujourd’hui ta fête!... - -»Or, ce matin, en allant au bureau, j’ai retrouvé ma pensée littéraire, -j’ai eu ces terribles coups de menton que vous connaissez; au coin du -boulevard des Batignolles, j’ai fait arrêter un omnibus, sans le -vouloir. Et maintenant, gare au papier qui va me tomber sous la main: je -ne le vois pas blanc!» - - - - -XII - - -Griffon, d’ordinaire franc et répondant de ses actes, avait raconté à sa -femme la visite au crémier de Vaugirard sans révéler comment s’était -arrangée l’affaire de la glace cassée. - -Adèle n’avait retenu qu’un fait: - ---Tu t’es trompé d’omnibus en revenant? Si je te disais une chose -pareille, tu hausserais les épaules. C’est justement ce qui m’est arrivé -la semaine dernière, je me suis trompée de tramway. D’ailleurs, je te -répète que vous m’ennuyez tous, avec votre Catherine Bise. - -En effet, subitement, les histoires de Catherine lui étaient devenues -insupportables. Elle s’efforçait de ne pas écouter, de rentrer sa pensée -en dedans ou de la distraire vers les fenêtres. Si on lui demandait son -avis, «elle ne savait pas». Même, elle se levait, quittait la pièce au -milieu de la conversation. - -Chez les Prestal, quand on montrait une lettre de Catherine, son visage -recevait une contrariété comme à l’énoncé d’un reproche, ou d’une -réclamation. - ---Tenez, avoua-t-elle une fois à Marthe, votre lettre de Catherine va -fouiller au fond de moi aussi péniblement que ces gémissements continus -du petit enfant... Vous entendez, à l’étage au-dessus? - -Après la lecture, son mari se tirait soucieusement la moustache, elle -éclata d’un mauvais rire et lui décocha cette apostrophe -incompréhensible: «brute!» Puis, elle lui sauta au cou, l’embrassa et -fut très gaie, d’une gaieté nerveuse, tout le reste de la soirée. - -A partir de cette époque, elle cessa de demander des nouvelles du roman -de Ferdinand; elle trouva même des prétextes pour retarder l’audition -d’un chapitre terminé. Et elle eut une fringale de livres imbéciles et -orduriers: vautrée sur un canapé, le front obstiné, la bouche -rancunière, elle lisait pendant des heures, par revanche d’avoir «coupé» -dans d’autres ouvrages. - - * * * * * - -Un autre phénomène fut à constater: elle ne sut plus «faire la comédie» -à son mari; on eût dit qu’elle faiblissait contre une destinée longtemps -repoussée. - -Douée d’un tempérament de fer, de tout temps son refuge avait été la -maladie; pour effacer ses torts, punir ou contraindre son mari, elle -usait de l’admirable et invincible tactique des enfants: se plaindre de -maux impossibles à vérifier: mal à la tête, au cœur, au ventre. - ---Tu me reproches tel méchant tour? Attends un peu, je vais te forcer à -me soigner, à me flatter. Tu ne veux pas me payer tel colifichet? Tu -dépenseras le double en pharmacie. Tu ne veux pas que j’aille là? Le -jour où tu auras un projet intéressant, je me mettrai au lit. - -Elle pratiquait la méthode si facile aux femmes dont le mari est absent -dans la journée: se bourrer de pâtisserie entre les repas et ne pas -manger à table. Elle était la femme délicate «qui n’a pas d’appétit» et -qui est grasse comme un bébé de lait. - -Pour compléter, elle répétait à tout propos, avec mauvaise foi, ou avec -stupidité: - ---Oui, je sais bien... tu fais la tête pour me forcer au divorce... tu -ne réussiras pas. - -Griffon avait usé son existence à ce rien contre lequel l’homme le plus -intelligent, le plus énergique, est désarmé, s’il a du sentiment. - -Eh bien, tout d’un coup, le «toupet» manqua à Adèle, comme si un drame, -en dehors d’elle, s’avançait et la paralysait. - -Elle s’habillait tapageusement, elle oubliait de commander le dîner, -elle s’absentait des demi-journées; au lieu de mentir, de chercher -querelle, tout ce qu’elle pouvait faire maintenant, c’était de bouder; -et elle boudait mal, honteusement presque. - -La grande fâcherie (dont le premier résultat fut de faire refuser le -déjeuner avec Gambinet et Jeannin) vint de ce qu’elle voulait partir aux -bains de mer avec madame de Mireille: un voyage de deux mois, sans -itinéraire bien déterminé... elle écrirait... - ---Non! dit Griffon, si tu pars, tu ne rentreras pas; c’est à prendre ou -à laisser. - -Elle dut se résigner, et aucune «comédie» proprement dite ne s’ensuivit. -Des semaines s’écoulèrent, particulièrement mauvaises, où les époux se -détachèrent l’un de l’autre par le silence, plus que s’ils avaient -proféré des injures. - -Ce qui étonnait le plus Griffon, c’était qu’Adèle ne lui jetait même -plus à la tête sa résolution de ne pas divorcer. - -Arriva une seconde invitation à déjeuner, le dimanche, chez les Prestal. -Griffon renonça cette fois encore, parce que, le vendredi, Adèle ne -rentra pas dîner et, devant son visage sévère, n’acheva même pas le -mensonge maladroit d’une indisposition accidentelle, en visite... Il -décida de ne plus sortir avec elle. - -Tout de même, il y avait eu un _accident_. - -Madame de Mireille et madame Griffon ne devaient pas impunément -tourmenter le peintre Morlane. - -Madame de Mireille, très indépendante, avait succombé la première: elle -était devenue la maîtresse du brillant Ribérol. - -Alors, les scènes à l’atelier ne semblèrent plus suffisamment -excitantes. Un jour, Ribérol débarqua chez Morlane, lui offrit un -cigare, puis, à califourchon sur une chaise, lui expliqua tranquillement -ce qu’il appelait le caprice de madame de Mireille: - ---Elle désirerait figurer dans un tableau à la Fragonard... Bien -entendu, nous ne saurions poser devant vous! Mais dans telle hôtellerie, -machinée comme un théâtre, nous pouvons souffrir votre présence cachée; -il s’agit d’ailleurs d’une scène plastique, sans offense pour le regard -étranger. Nous pouvons, pendant un rapide instant, vous octroyer cette -vision unique, laquelle reste dans les yeux de l’artiste et lui permet, -fût-ce dix ans après, de donner la reproduction aussi fidèlement que -s’il copiait un modelage. - -Morlane, à demi fou, accepta l’offre malsaine qui devait le finir. - -Et Adèle fut mise au courant par son amie; elle sut le lieu, l’heure. Le -jour du _tableau vivant_ était l’avant-veille du dimanche promis aux -Prestal. - -Ferdinand devait lire un chapitre. Son travail, maintenant, marchait à -souhait. C’était l’ère des circonstances fécondantes. - -Georges, à l’école, fut premier en histoire et Albert deuxième en -gymnastique. Ces résultats ne manquaient pas d’importance; car, tout de -suite après, Ferdinand eut une création facile, abondante, forte, où -jaillissait telle note exceptionnelle, comme une infusion de succès. - -Rien n’était indifférent pour l’œuvre. A la même époque, au bureau, le -chef tomba malade. - ---S’il est seulement trois mois absent, calcula Ferdinand, je termine -mon roman. - ---Ton _seulement_ est plein de goût, apprécia Griffon. - -Ferdinand resta le visage dur, implacable: - ---Non pas que je donne moins à l’administration, mais je suis délivré en -partie de l’oppression. Je n’écris pas mon roman au bureau, mais je -reste moi-même. - -En définitive, après les tiraillements, les flottements, son tempérament -dominait. - -Certaines vertus, qui entraient dans la constitution propre de Ferdinand -ne pouvaient être mises en défaut que passagèrement. Son âpreté au -travail, sa vigueur à s’imposer, à réagir contre le milieu -anti-littéraire, sa faculté de saisir les faits, de les rapporter à une -conception d’humanité et de les digérer dans son œuvre, tous ces -attributs de sa personnalité devaient régner intégralement. - -Et même, le temps d’impuissance apparente était, en somme, propice; car -il préparait _l’éclosion_ irrésistible, qui fait de l’artiste une force -de la nature. - -L’heure existait pour Ferdinand, où la face se déforme, où la solidité -du roc réside dans le menton, dans le front. Alors, il n’y avait pas de -chef de bureau qui tînt, il n’y avait pas de Griffon, pas de Catherine, -pas de Chaupillard débineur, pas de Jeannin débaucheur, pas de femme, -pas d’enfants qui tinssent! Il y avait la passion attaquée à l’univers! - ---N’est-ce pas formidable? expliquait-il dans le calme. Vous aimez -l’univers par un de vos personnages. Cette émotion de l’univers existe! -Vous le sentez, vous le tenez, votre capacité d’étreinte est assez -vaste! Votre projection nerveuse atteint le monde tout entier, comme la -lumière du jour l’atteint sans limite. On ne saurait alors, vous -demander de rapetisser votre infinie puissance à connaître une seule -créature, fût-elle de votre sang! - -A certains moments de gestation, on pouvait sonner chez lui, hurler dans -la rue: un moi élémentaire, farouche, refusait d’entendre: «Il n’y -aurait que l’écroulement de la terre d’égal en importance à ce que je -fais!» - -Un soir, Marthe criant: - ---Ferdinand, le feu! La lampe est tombée! - -Tudieu! Il avait fini sa ligne avant de bouger! - -Dans «l’état farouche» où les circonstances adverses n’avaient pas -prise, il arrivait que des circonstances favorables se fissent admettre. - ---Quelle découverte! déplora Marthe, un jour de fête, après le déjeuner, -voilà que je ne peux plus boutonner ma chemisette de l’année dernière! -Je grossis... - ---Chouette! cria Ferdinand, qui posa son porte-plume et vira sur sa -chaise. - ---Dis donc, je te remercie, je veux rester mince. - ---Mais, ma chatte, c’est l’épanouissement. Tu arrives au plein de la -jeunesse... Voyons ça, un peu. - ---Non, Ferdinand, tu me pinces. - -Et alors,--pas tout de suite,--mais vingt-quatre heures après, la -production littéraire de Ferdinand fut comme charnue, ferme, saine et -d’une saveur grasse et chaude. - -Il jubilait, après le dîner, en baguenaudant les deux mains dans ses -poches, devant la bibliothèque, entre le Tolstoï et le Balzac: - ---Dimanche prochain, mon petit père Griffon, je te lirai un chapitre -avec confiance... Et vous autres, les arlequins, qu’est-ce que vous avez -à me suivre en rigolbochant? - -Albert et Georges en chœur: - - Ma p’tite Catherine, - C’est aujourd’hui ta fête!... - ---Ah çà! exulta Ferdinand, ça va-t-il durer c’te vie-là?... Et toi, -Marthe, pourquoi rougis-tu? - - * * * * * - -Le vendredi de l’affaire Morlane, dès le matin, madame Griffon ne put -tenir en place. Occupée de sa toilette, ou plutôt de rien, le visage -tiré, malade, elle n’entendait pas son mari parler, ou bien restait sans -répondre, avec l’air d’une étrangère qui ne sait pas traduire. Elle -semblait gênée par la clarté franche de la belle journée d’été. - ---Enfin, demandait Griffon, dis-moi ce que tu cherches? Voilà trois fois -que tu vas jusqu’à la cuisine sans y entrer... entends-tu? - -Un haussement d’épaules agacé signifiait qu’elle ne comprenait pas ou -qu’elle ne cherchait rien. - -L’après-midi, l’heure fixée à Morlane approchant, elle mit son chapeau -fiévreusement, et se fit conduire en voiture à l’atelier. - -Le peintre était bien réellement parti. Elle renvoya sa voiture et -demeura un moment hébétée, sur le trottoir, à ne savoir si elle devait -monter ou descendre la rue; aveuglée par le plein soleil, l’idée ne lui -venait même pas d’ouvrir son ombrelle. - -Lentement, à regret, elle se dirigea vers l’hôtellerie désignée par -Ribérol. Arrivée à la place des Victoires, elle s’entêta longtemps, -devant une boutique d’angle, à regarder des cartes postales illustrées -et à guigner le côté pair de la rue d’Aboukir. Deux fois, elle fit des -pas pour s’éloigner, mais elle revint devant la papeterie. Enfin, elle -prit soudain le côté impair de la rue d’Aboukir et fila contre les -devantures. En face d’une maison ordinaire, où seulement les persiennes -d’un étage étaient closes, elle passa comme s’il y avait eu à craindre -de recevoir un projectile. - -Dès lors, elle fut une sorte de possédée; elle s’engagea dans la rue -Montmartre et se mit à voyager sans but, la bouche sèche, le regard -maniaque, à la fois avide et lourd, audacieux et honteux. - -Il faisait un temps de juin sec, chaleureux. Les amateurs s’émouvaient -d’abord, puis restaient perplexes: voici une élégante jeune femme qui -portait un chapeau trop fleuri, un costume de drap granité bleu, -demi-mondain par la coupe et l’ajustage, une voilette et des gants -sérieux; le joli visage offrait une crispation encourageante, mais -l’allure trop pressée protestait, négative. - -A l’approche du boulevard, elle s’enfonça, sans ralentir, dans la cohue -des passants affairés. Après la rue Montmartre, le faubourg. Une -invincible nécessité la talonnait: Allons! allons! La rue -Notre-Dame-de-Lorette. - -Un profil, de loin en loin, la faisait changer de trottoir, et pointer -comme vers quelqu’un de connaissance; elle examinait, puis dépassait, -avec une accélération de fuite. - -La rue Chaptal, la rue Blanche, la rue Ballu. - -Son visage avait des réveils d’un instant: quelle heure était-il? Des -écoliers polissonnaient; leur panier, leur gibecière gonflée de livres -donnaient à réfléchir, comme des objets nouveaux, inconnus. - -La rue de Clichy, la place, le boulevard. - -Un trouble électrique l’atteignait devant la terrasse des cafés où les -yeux des consommateurs s’exerçaient au crochetage. - -La place Blanche était l’endroit d’où elle aurait dû, en ligne directe, -rentrer à la maison. Mais non! impossible de renoncer... L’impulsion -n’était pas usée. Non! impossible d’enfermer un tel tourment dans la -maison! - -Un arrêt devant le boniment d’un camelot permit un refus plausible du -bon chemin et une vague transaction avec la raison. - -Alors, avec l’idée qu’il fallait rentrer, avec le calcul de ne pas -s’éloigner à cause de l’heure, elle tourna dans le quartier: la rue -Blanche, la rue Ballu, la rue de Clichy, le boulevard de Clichy, puis, -de nouveau, la rue Blanche, la rue Ballu... - -Elle marchait toujours trop vite, chercheuse malade, dont le souffle -vital semblait osciller à droite, à gauche. Deux fois, trois fois, dix -fois, le garçon de café la vit passer devant la terrasse, rue de Clichy, -de quart d’heure en quart d’heure. - -Puis la lumière du jour déclina. - -Et voilà qu’elle crut traîner un muet solliciteur derrière elle. Alors, -une sorte de défaillance changea sa démarche. Les tempes bourdonnantes, -brisée par ce désir des gens traqués d’être saisis,--mais «d’en -finir»,--hébétée par le besoin de se cacher, fût-ce dans la honte, elle -ne sut plus bien où elle était, ni ce qu’elle faisait. - -Alors, en effet, son allure fit qu’elle tira de silencieux compagnons -derrière son dos. Ils se succédaient; abandonnée au bout de quelques -mètres par un solliciteur, aussitôt un autre s’attachait plus longtemps, -puis un autre. Elle les menait par l’interminable tour des rues. - -Plusieurs fois, le suiveur venant presque la toucher provoqua un -sursaut, une volonté de fuir qui ne durait pas. - -«Attention!» pensa le garçon du café de Clichy. - -Un compagnon, traîné un tour entier, s’approcha au point d’effrayer, -persista, fut moins évité, engagea un second tour... - -Le garçon eut soin de constater: une heure écoulée, _elle_ n’avait pas -remonté la rue de Clichy. - -Mais enfin, il _la_ reconnut bien, malgré un rapetissement furtif et -malgré cette malice de faire un brusque crochet vers le trottoir aux -boutiques closes, pour éviter la pleine lumière de la terrasse... Ah! -ah! il la reconnut bien! - - - - -XIII - - -Au mois de juillet, un dimanche matin, vers dix heures, Ferdinand cria: - ---Ça y est! J’ai écrit le mot _Fin_! - -Marthe et les enfants accoururent, regardèrent l’encre humide. - -Il avait posé sur la table son manuscrit entier, de façon à jouir -matériellement et au complet de la richesse amassée. Marthe et les -enfants admiraient le gros tas de papier figurant un album ouvert à la -dernière page. - -Les enfants voulurent préciser leur estimation critique: ni Georges, ni -Albert, ne put enlever le manuscrit d’une seule main! - -On s’embrassa. Un événement immense venait de changer la vie; on -bavardait pour le plaisir de bavarder: «Il ne faudrait pas maintenant -que le feu prît à la maison! Il y avait là pour plus de trois francs de -papier acheté!» On marchait de chambre en chambre, uniquement à cause de -l’accélération du sang et de l’imagination. - -Mais quel dommage! On ne pouvait pas trouver Catherine immédiatement -chez ses patrons, c’était son jour de permission. Les enfants, à table, -gardèrent un rire désappointé: leur «p’tite Catherine» aurait dû surgir -instantanément du mot _Fin_! - -Il fallut sortir tout de suite après le déjeuner; on n’aurait pas dit au -juste pourquoi, mais il semblait indispensable d’aller, de regarder le -monde, de répandre un fait: - ---Voilà! le roman est achevé! l’engagement est tenu! - -C’était aussi la personnalité collective trop grande, dans son expansion -actuelle, pour l’appartement étroit de la médiocre rue Saussure; c’était -le besoin de mesurer dehors un bonheur trop considérable pour être -étendu et vu entier dans la maison. - -Forcément, la promenade fut dirigée vers les grands boulevards. -Forcément, les yeux de Ferdinand et de Marthe choisirent dans les mille -reliefs du chemin, ceux qui pouvaient se raccrocher par un rapport plus -ou moins direct à l’événement: les étalages de libraires, les terrasses -de grands cafés, les colonnes affectées aux affiches de théâtre, les -passants porteurs de binocles, les passants en possession de journaux, -ou de brochures, les magasins d’art: peinture, bronze, gravure. - -Albert et Georges désignant leur père du pouce, adressèrent une grimace -énigmatique à des gamins inconnus, grimpés sur un banc: «Ah! ah! vous -voudriez bien savoir!» - -Marthe, au bras de Ferdinand, se préoccupait de plusieurs articles -d’habillement qu’elle désirait pour lui depuis longtemps, et dont -l’achat ne pouvait plus être différé; elle récitait et discutait les -prix des catalogues. Lui, humant le soleil, tâtait des sous dans la -poche de son gilet, comme s’ils le gênaient; il avait envie de dépenser, -de faire plaisir tout de suite. Au coin d’une rue barrée, il offrit aux -enfants un microscope de cinquante centimes, et il dit à Marthe: - ---C’est épatant, que je ne pense jamais à leur rapporter des bibelots -comme ça, en revenant du bureau. - -Pour terminer la journée, on monta chez les Griffon, annoncer la grande -nouvelle. La visite fut écourtée, censément parce qu’il était tard, en -réalité parce que l’aspect de la maison révélait la brouille, la -demi-réconciliation pénible. - -Marthe, en quittant, eut la sensation d’avoir peut-être manqué de tact: -on ne crie pas sa chance joyeusement devant quelqu’un qui n’a rien -gagné. Les félicitations d’Adèle avaient été grimaçantes; elle semblait -désillusionnée plutôt que ravie. D’ailleurs, Marthe comprenait très bien -que l’événement hors de pair devait exciter la jalousie, -puisqu’elle-même se sentait triomphante. - - * * * * * - -Dès le lendemain, on prit les dispositions voulues pour «la grande -surprise». - -On offrait à Catherine huit jours de vacances à passer auprès de son -enfant: on payait une «extra» pour la remplacer chez ses patrons; on -payait ses frais à la campagne. - -Et le programme devait continuer dès que le roman serait accepté par un -éditeur. Et si le roman réussissait, tonnerre! on s’arrangerait pour lui -rendre son enfant, tout à fait! - -Le départ en vacances. - -Par une attention délicate, le mardi soir, les Prestal se rendirent à la -gare Montparnasse afin d’embrasser Catherine, comme on fait pour un -parent qui entreprend un lointain voyage; il fallait que Catherine -connût la sensation d’avoir de la famille. - ---A l’occasion des grandes joies, disait Marthe, on a besoin de -s’appuyer à de l’affection, comme au moment des grands chagrins. - -Les enfants, impatients, mangèrent à peine, au dîner. On arriva une -demi-heure d’avance, à huit heures, il faisait encore jour. - ---La voilà avec tous ses paquets! - -Albert et Georges se précipitèrent: - ---Comme vous êtes belle, ma p’tite Catherine! - -A la regarder, de loin, Marthe eut les larmes aux yeux: - ---Cette chemisette grenat sied parfaitement à son teint de brune; elle -s’habille avec talent et _contre_ la coquetterie. - -Ferdinand admira aussi: - ---Comme elle paraît fine de lignes et souple, et comme elle va d’un -ressort noble!... une sorte d’actrice inspirée... ses yeux timides se -découvrent mal au public, mais le rôle est dans son cœur, et sa bouche -et son menton vont projeter l’émotion... - -Catherine ne fut pas étonnée que les Prestal se fussent dérangés pour un -événement si considérable. - ---J’avais peur que ma remplaçante n’arrivât pas! Enfin, elle est venue, -une grosse fille rouge, elle m’a demandé s’il y avait beaucoup -d’ouvrage. Ma foi, je lui ai répondu: «Je ne sais pas...» J’étais -pressée; pourtant, j’ai attendu qu’il n’y ait pas de clients à la -boutique; j’aurais eu scrupule de m’en aller sans une poignée de main à -mes patrons... et ici, aussi, je suis bien contente de vous voir... - -Les enfants tenaient à vérifier si elle n’avait rien oublié: les cadeaux -pour la nourrice, le costume marin pour le petit Émile. Et ne pas -confondre: le ballon de la part d’Albert; le tramway de la part de -Georges. - -Sur le quai: - ---Vous embrasserez bien le petit Émile pour moi... - ---Non! pour moi, le premier... - -Il convenait de plaisanter: - ---Ne dépassez pas la station! recommanda Ferdinand. - -La fermeture des portières. Il fallait donner à Catherine toute la -sensation de famille possible; alors, Marthe, avec chaleur, d’un ton -avide, exigeant: - ---Un télégramme demain, n’est-ce pas? pour nous dire que tout va bien. - -Elle descendit du marchepied pour laisser la place aux enfants. -Ferdinand allongea une quatrième poignée de main, et soudain, il -annonça, malicieusement, pour Marthe: - ---Toujours, dans ces scènes de départ, il y a le parent ou l’ami qui -rapplique au dernier moment--exprès, dirait-on,--par discrétion ou par -un sentiment secret... regarde plutôt... - -C’était Griffon qui apparaissait juste pour faire signe, le chapeau en -l’air, à bout de bras. - -Et la voyageuse n’éprouva-t-elle pas un émoi particulier de ce dernier -souhait?... On ne distingua pas; le train partait. - - * * * * * - -Le roman terminé, pendant quatre jours entiers on crut bien que _ça y -était_: on se vit libéré, on se crut en jouissance d’un nouvel état; -Ferdinand avait répondu de sa prétention; il était _qualifié_. - -Puis, dès le jeudi soir, l’erreur se manifesta, rehaussée d’ailleurs par -les bons soins de Chaupillard, en assiduité quotidienne rue Saussure: - ---Comment, vous étiez si contents? Vous n’avez pas mesuré l’étendue de -l’engagement. - -Et les gestes de Chaupillard jetaient l’évidence aux quatre coins du -salon: le roman était écrit, bravo! mais quelle en était la valeur? Pour -être en règle avec le monde, il fallait le roman imprimé, il fallait -cette chose palpable, portative comme une monnaie: le livre. Rien de -fait sans l’acquit d’un éditeur. - -Et je vous attendais là, mon cher! J’y ai passé... Vous allez faire -connaissance avec les requins. - -Alors, Ferdinand trouva des prétextes pour garder encore son manuscrit: -il devait se relire une dernière fois, il devait consulter Jeannin. - -Marthe approuvait cette temporisation. Elle croyait au génie de son -mari, mais redoutait l’injustice, la mauvaise chance. - -Et, à mesure que l’échéance apparaissait grave, définitive, à mesure -qu’ils sentaient combien le refus de la valeur offerte serait -désespérant, les époux s’appliquaient, malgré eux, à récapituler -intérieurement tout ce que le roman avait coûté à la famille. - -La peur d’avoir dépensé en pure perte donnait à Ferdinand une terrible -clairvoyance. Le roman avait été un être de plus dans la maison; cet -intrus avait accaparé la grosse part du temps, de l’affection, des -ressources communes. - -Pour l’intrus, Ferdinand avait dû disputer sans cesse les heures de -travail, se les procurer au prix du repos, de la distraction, de -l’avancement; sa dépense avait été la contrainte et la résistance; il -avait subi sans répit le malaise intolérable du dédoublement, il avait -été malheureux comme employé, malheureux comme écrivain. - -Et l’apport de Marthe! Pour qu’un employé, chef de famille, ait des -loisirs, il faut que sa femme les lui crée, il faut qu’elle le dispense -des soucis économiques en les assumant elle-même. D’ordinaire, on -partage: le mari s’occupe de la cave, des feux, des chaussures; ou -bien--ce qui revient au même,--il fait des copies supplémentaires -permettant d’acheter le travail d’une bonne et de compter moins -chichement. Lorsque Ferdinand parlait d’aider à quelque besogne -matérielle, Marthe--une brosse ou un chiffon à la main,--le faisait -rester devant ses papiers; elle avait toujours vu, à l’ouvroir, dans la -rue, quelque part, une «femme extraordinaire»... elle, Marthe, la femme -inexistante, si ordinaire... Et Ferdinand, à se remémorer, souriait -longuement, accoudé devant un livre qu’il ne lisait pas. - -Quant aux enfants,--c’était le plus grave,--relégués au second plan, -privés de la part normale d’attention, leur éducation et leur santé -avaient payé un tribut dont l’avenir entier pouvait pâtir. - - * * * * * - -Pour jouir d’un sursis,--tellement le verdict de l’éditeur était -redoutable,--Ferdinand présenta son roman à la _Revue des Lettres_, la -plus cotée des publications périodiques. - -A la date fixée, selon la renommée d’exactitude de la Maison, il fut -introduit, pour réponse à recevoir, auprès du directeur, une sorte de -chanoine sanguin, aimable, au parler franc. - ---Je n’ai pas d’expressions choquantes à vous reprocher, mais l’esprit -de votre roman est trop révolutionnaire pour notre public qui compte un -élément universitaire, un élément pondéré, libéral-orthodoxe... - -Ferdinand ne put s’empêcher d’interrompre: - ---Justement! le public sérieux, aujourd’hui, ne s’offense que des -_mots_, et de certaines descriptions, mais les idées n’effraient plus... - -Le directeur, se frictionnant les mains, engagea Ferdinand à continuer, -par sa mine grandement intéressée. - ---Vos abonnés désirent «gagner», vraisemblablement?... Eh bien, ils -n’avancent à rien, s’ils vous mènent et si vous avez soin de ne pas -heurter leurs habitudes de pensée... Croyez-vous qu’il soit insensé de -concevoir une publication disant: «Ma mission est de _renseigner_ le -mieux possible sur les lettres contemporaines; je ne me permets pas de -faire la part du public. Est-ce qu’on trie les informations du jour, -dans un journal? Pourquoi trier les faits littéraires? Je publie _à -titre d’information_, ne déclinant les offres d’auteurs que pour motif -d’insuffisance, ou de grossièreté. Et je donne de préférence des œuvres -«excessives», et _discutables_; c’est en vitupérant que le public -gagnera»... Ce que ça doit être assommant pour les abonnés des -revues actuelles de n’avoir toujours, entre eux, qu’à trouver -«délicieux--charmant--parfait...» - -Pendant ce discours, on avait fait un beau paquet ficelé, collé à la -cire; le directeur de la Revue le remit à Ferdinand avec un placide -sourire: depuis dix ans qu’il refusait des manuscrits, il en avait -entendu bien d’autres. - - * * * * * - -Un matin, vers onze heures, Ferdinand se rendit chez Jeannin qui -habitait à l’hôtel, au quatrième étage, dans une rue étroite et -gâcheuse, voisine de la Bastille. Outre les quatre meubles publics -indispensables: lit, table, siège, la chambre, sans intimité, montrait -des planches chargées de livres et de paperasses; pas d’ustensiles, un -seul verre; c’était la cage froide d’un homme à part, sans vie de -famille, sans entourage de choses et d’actions ménagères qui se mêlent à -sa personnalité. - -Dans un fauteuil indigent, près de la fenêtre, Jeannin, souffrant de -rhumatismes, regardait pleuvoir. - -Le sort inquiétant du roman, si chèrement édifié, parut l’amuser -beaucoup: - ---En somme, résuma-t-il, l’écrivain est un type des plus enviables! Quel -bonheur il accapare et il donne aux siens!... Ah! mon vieux, vous -employez bien vos meilleures années, votre âge de force et -d’affectivité! Pendant ces deux ans de roman, vous n’avez, pour ainsi -dire, pas aimé votre femme, ni vos enfants, vous n’avez pas vécu avec -eux. Est-ce vrai? Vous avez été absolument stupéfié quand votre -inappréciable femme vous a révélé, dernièrement, que votre petit Albert -avait été considéré comme perdu, pendant plusieurs jours. Pourtant, au -moment de sa maladie, vous aviez cessé d’écrire; oui, mais vous n’aviez -pas cessé d’être un écrivain, mon vieux. Et puis, combien avez-vous -d’amis? Quelles gens fréquentez-vous? Est-ce que les saisons de l’année -existent, pour vous, éternel gratte-papier? - -Ferdinand, assis, un coude sur la table, secouait la tête. Il évoquait -son chez-lui; une impression d’abandon s’exhalait de la chambre de -Jeannin; à travers la pluie, on apercevait la maison d’en face, aux -fenêtres laides, sans persiennes, aux locataires absents. Il parla, -envahi d’une sentimentalité frileuse: - ---Si je vous disais que l’intrus, parfois, nous rendait ennemis l’un de -l’autre, ma femme et moi! Vous n’imaginez pas cet arrachement de deux -cœurs inséparables. On aurait dit que le développement de l’intrus -tiraillait nos nerfs soudés, comme on fait souffrir une blessure sans -tuer le patient. - -Soudain, la porte s’ouvrit derrière Ferdinand. Parut un gaillard en bras -de chemise, tablier bleu à bavette, chaussons mous, grosse face -alsacienne. Il tendit une ardoise de gargote à Jeannin, en le toisant -avec malveillance. - -Jeannin commanda son déjeuner; l’homme partit sans un mot. - ---Vous avez vu mon grand ennemi, dit Jeannin, ce n’est pas le garçon -restaurateur, c’est celui qui fait les chambres; la serviette dont il -essuie mes assiettes, c’est sa serviette de ménage. J’ai beau protester: -le torchonnage en rond de tous les récipients s’impose à lui comme au -garçon coiffeur l’essuyage de la cuvette après chaque barbe. Il déteste -profondément mon métier d’écrivain. Pourtant, il savoure les feuilletons -du _Petit Journal_ où foisonnent les personnages titrés, les grandes -dames et les policiers... Si j’ai l’air d’aimer un plat, invariablement, -«il n’en reste plus»; alors, par ruse, je demande ce dont je ne veux -pas; mais sa haine est maligne! parfois il me prend au mot... Hier, -j’étais en palpitation créatrice; Dieu me pardonne, je brûlais du -sublime! voilà qu’il me sert, malgré moi, du poisson pas frais! Pris -d’indigestion, j’ai failli crever comme un chien; il n’a jamais voulu se -déranger... Savez-vous qu’il m’a détruit des pages de manuscrit? Depuis -ce temps, je suis obligé d’emporter tous mes papiers sous mon gilet; -quand un ouvrage touche à sa fin, j’en trimballe la grossesse -ridicule... - -Jeannin se tut, le front hautain, la bouche dégoûtée; puis, il continua -moqueusement: - ---On m’a fait des avanies à l’octroi, au musée du Louvre... Si encore, -notre «particularisme» était sûr d’avoir raison! Mais non, toujours une -sorte de remords nous prône la sagesse d’être un simple vivant matériel, -attaché à la bonne besogne utilitaire. - -Ferdinand se leva et vint dans l’encoignure de la fenêtre: - ---Comme votre rue paraît basse de plafond, par ce vilain temps! Tout de -même, quand le livre est imprimé, on doit goûter une jouissance d’ironie -sans pareille à recenser ce qu’il a fallu de gêne et d’abaissement pour -que fût construite cette chose d’éditeur, de libraires, cette chose -d’art, de récréation, de luxe, ce qu’il a fallu de besognes communes, de -postures piteuses, pour obtenir ce produit supérieur qui évoque la -grande liberté, la splendide fantaisie,--un monsieur étendu sur un sofa, -fumant aux corniches sculptées, attendant béatement, noblement, -l’inspiration; ce qu’il a fallu d’égoïsme rencogné, criminel,--les yeux -et les oreilles bouchés aux douceurs intimes, à l’en dehors -aimable,--pour obtenir cette chose d’apparat, d’en dehors!... Et les -pages brillantes, riches, gaies, sont dues à ce que la femme de -l’écrivain a toujours porté de méchants costumes ternes et s’est -astreinte à n’assister à aucune fête! Et le généreux de l’œuvre est dû à -ce que les enfants de l’écrivain n’ont pas eu l’existence large, -ensoleillée, nourrie, que l’on aurait pu leur assurer par une volonté -pratique et positive. Et le beau de l’œuvre! La substance, l’essence du -beau, est due à la misère authentique d’une Catherine Bise! Et si -l’œuvre s’envole à quelque hauteur, c’est par ce reflet: l’éperdu -vacillement d’yeux d’un petit abandonné dont l’agonie privée de chaleur -maternelle cherche à se réfugier dans le néant! - -Le menton dans la main, Jeannin semblait prendre les mesures de son ami. - ---Comment ça vous est-il venu d’être littérateur? demanda-t-il. - -Une mélancolie douce, lointaine, pénétra le visage de Ferdinand: - ---Je crois à un accident... J’ai des frères et des sœurs, il n’y a que -moi dans la famille qui ne sois pas comme tout le monde... Voilà: -j’avais treize ans, un soir à dîner, mon père et ma mère échangeaient -des considérations sur quelque fait banal; tout à coup, sans motif -discernable pour la simple raison humaine, j’ai senti dans ma poitrine -crever une tristesse immense, noire, pesante et qui a envahi tout mon -être. Je me suis mis à sangloter; ah! mais, une désolation profonde, -totale, qu’aucune parole ne pouvait apaiser. Je n’aurais pu dire -pourquoi je pleurais, et pourtant le désespoir était réel, définitif, -comme matériel en moi. C’était la connaissance du mal; c’était -soudainement, la confiance naïve en la vie à jamais perdue. Figurez-vous -un enfant qui regarde sa mère, c’est-à-dire, toute la force et toute la -bonté, et qui brusquement comprend qu’elle mourra un jour! Quelle -faculté de bonheur, quel support d’existence lui reste-t-il?... On m’a -couché, le sommeil m’a consolé; le lendemain, je me suis à peine rappelé -ma tristesse. Cependant, je n’étais plus pareil aux autres; à mon insu, -à l’insu de tous, je n’étais plus capable de joie parfaite. La rencontre -d’une disposition spéciale chez moi et d’une phrase prononcée à point -avait produit la déchirure irrémédiable d’une certaine enveloppe de la -sensibilité qui n’est jamais déchirée chez la plupart des hommes... Et -je vous le dis: un accident! Il a tenu à rien, sans doute, que cette -espèce de viol ne se produisît pas... - -Un frôlement sur le palier avait fait bouger Jeannin. Le garçon d’hôtel, -qui écoutait depuis un moment, pénétra sans frapper, muni d’un panier. - ---Laissez-moi le plat, cria Jeannin. - -Mais le garçon, intraitable, torchonna une assiette, vida le plat dedans -et le remporta en grommelant: - ---N’y a que les cochons qui mangent dans les plats! - ---Vous êtes témoin? dit Jeannin, désarmé, à Ferdinand. Et vous ne lui -plaisez pas non plus, à ce garçon sévère. Il a dû interpréter à sa façon -vos paroles; il vous a lancé un regard, comme à un déplorable infirme... -Vous partez déjà?... Je mangerais bien devant vous... Rendez-moi donc le -service de mettre cette lettre à la poste, je ne la confierais pas à ce -Baptiste... - -L’adresse, lue involontairement, fit sourire Ferdinand. - -Jeannin se frotta le crâne et, lorgnant son omelette, sans appétit, il -sourit également: - ---Oui, il y a aussi les femmes, dans la vie de l’écrivain. Vous vous -rappelez Antoine et Cléopâtre, de Shakespeare? «Nos baisers nous ont -coûté des royaumes.» - -Ferdinand soupira, la mine hypocrite: - ---Nous gaspillons des chefs-d’œuvre en ne dormant pas. - ---Taisez-vous, sale privilégié! fit Jeannin presque en colère. Quand -vous dépensez une caresse, votre femme vous la garde et le jour où vous -avez le cerveau déprimé, elle pose ses lèvres réconfortantes sur votre -front. - -Ferdinand, chatouillé, consultait sa montre. - ---Sapristi! faut que je me dépêche d’aller au bureau! Je vous dis au -revoir, mon vieux, et meilleure santé. - ---Attendez! cria Jeannin. Nous avons encore un défaut charmant, les -écrivains: nous pensons toujours à utiliser, en copie, nos rapports de -parenté ou d’amitié... Avant de fuir, narrez-moi donc quelque beau trait -administratif? - -Adossé à la porte, Ferdinand s’indigna: - ---Ah! mon goulu, je vous ai déjà dit comment ça m’était venu d’être -littérateur, vous ne manquerez pas de coller la notation quelque part, -j’ai bien vu vos yeux chapardeurs. - ---Eh bien, et vous? exclama Jeannin, mon histoire de garçon d’hôtel! -vous croyez que je ne vous ai pas vu ramasser ça vivement?... Allons, -Prestal, ne soyez pas mufle; j’ai besoin d’un sujet de nouvelle. - ---Sans blague, je n’ai pas le temps... faut tout de même que je garde -mon emploi, pour mes enfants, les pauv’ bougres... - -Jeannin éclata: - ---Taisez-vous donc, sycophante, farceur, faux bonhomme, mendiant -suspect! Vos enfants ne sont pas plus à plaindre que votre femme. Vos -enfants!--leur affection pour Catherine, cette faculté que vous leur -avez fichue de s’approprier Catherine et les émotions de son -existence,--alors, ça ne compte pas? Alors, ce qu’ils ont acquis là ne -compense pas la pédagogie paternelle dont vous leur avez fait grâce?... -Allons, vieille ficelle, rien qu’une anecdote, je vous rendrai -l’équivalent... - ---Vous avez une façon d’insister... - ---Oui, empruntée à mon voisinage, dites-le, ne vous gênez pas. Mais, mon -cher, quand un homme marié comme vous s’égare dans un hôtel, il doit -«casquer», vous savez bien? Casquez-moi une petite histoire, mon chéri? -Tenez, ça vous portera bonheur pour trouver un éditeur! - -Ferdinand avança, sérieux, superstitieux: - ---Vous fouillez la faiblesse professionnelle comme une poche de gilet... -Certainement, l’administration fourmille de drôleries, mais qui -s’effacent presque, en dehors du milieu même. Ainsi, hier, le chef a -appelé tous les rédacteurs les uns après les autres. J’entre, il lance -d’abord à voix basse: «la porte est bien fermée? approchez». Saisi -d’inquiétude, je me penche. Il a la précaution de me préparer, par un -regard tragique, pour m’empêcher de tomber foudroyé, puis il exhale d’un -accent terrifié: «Le nouveau fait des fautes!» Traduisez: «Le nouvel -expéditionnaire fait des fautes d’orthographe», mais je vous défie de -rendre le colossal de cette confidence. - -Une poignée de main. Ferdinand s’esquiva. Au bout de quelques secondes, -il entr’ouvrit la porte, passa la tête et souffla avec une extravagante -épouvante: - ---Le nouveau fait des fautes! - - * * * * * - -A quelques jours de là, Ferdinand ayant attendu l’encouragement d’un -beau temps lumineux partit un matin chez l’éditeur. - -La serviette de cuir gonflée sous le bras, il éprouvait une émotion -d’abandon à s’éloigner de la rue Saussure, de son quartier des -Batignolles. Il allait, d’une impulsion automatique, séparé par un abîme -de chaque instant écoulé, tel un homme qui va à sa destinée. - -Au coin du pont de la Concorde, il s’arrêta; sa femme lui avait donné -une commission indispensable, à faire dans ces parages. Il chercha -vainement; toute mémoire était abolie dans sa tête. - -Il s’accouda au parapet, à regarder un pêcheur à la ligne, dans un -bateau. Il pensa: Que ce gros homme est heureux, là, tout seul, avec la -rivière coulant sous ses yeux et offrant le mystère indispensable à la -vie! Vraiment, le plaisir matériel est le seul possible. Comme on voit -bien que ce pêcheur est maître et indépendant! Tout l’univers tient dans -son bateau; assis sur sa banquette, il tend un dos impénétrable aux -cris, aux chocs de là-haut. Il possède,--bien placés sous sa main,--une -trousse d’ustensiles précieux, des boîtes, sa pipe, son tabac, et une -bouteille au frais dans la boutique à poissons... Est-ce bête de -poursuivre un bonheur de vanité intellectuelle, pour aboutir à des -tortures d’amour-propre! Est-ce bête de se rendre pareil à un écorché -que le moindre signe menace et blesse!... Ah! la vie active, la vie -manuelle! la campagne, les arbres, les chemins déserts! Ah! cacher sa -personnalité sensible loin des duretés de la foule!... Le roman était -fini, le bonheur aurait dû être atteint; ah! bien oui! Le roman fini, -résultat: la démarche présente qui lui causait des transes au point que -tout à l’heure, en marchant, il se remontait avec ce raisonnement: «Si -j’échoue, après tout, personne ne le saura». Voilà le délicieux espoir -dont il se contentait en définitive: personne ne saurait sa déconvenue. - -Il continua son chemin par le boulevard Saint-Germain, lisant avec -application les mots peints sur les boutiques. Devant le bureau de -poste, une idée! S’il pouvait se faire accompagner chez l’éditeur; le -bavardage coupe l’émotion. Il entra dire bonjour à son ancien collègue, -l’auteur dramatique, victime de la protection de Chaupillard. - -En effet, c’était l’heure de sortie du déjeuner. Alors, tandis qu’il -avait des battements de cœur, il expliqua avec désinvolture: - ---Je vais déposer un manuscrit; on ne peut que m’accueillir -cérémonieusement et m’inviter à repasser dans quelques semaines; c’est -la chose du monde la plus banale. - -Puis, pour compléter le «battage», il ajouta en traînant les pieds -béatement sur l’asphalte: - ---Mais, parlez-moi donc de l’avancement, dans les Postes. On a beau -appartenir à une autre boîte, l’avancement, c’est encore le seul sujet -intéressant. - - - - -XIV - - -Depuis deux mois, le roman était déposé. - -Pendant quelque temps, on avait eu la bravoure de supporter les chances -d’acceptation; puis, Ferdinand avait fini par juger son œuvre absolument -inacceptable; elle devenait vague, nuageuse, avec seulement une -impression de violence et d’immoralité. Après une effervescence mentale -où il avait recensé cent fois les meilleures pages du roman,--comme un -joueur manipule ses atouts,--il les avait perdus un à un, ces beaux -passages, il n’en retrouvait plus trace. - -Et, d’un commun accord, on se taisait sur la réponse attendue. Marthe -possédait la vertu de ce silence qui respecte, et rend hommage. - -Ferdinand occupait ses loisirs du matin et du soir à lire. - -La vie régulière, placide et neutre d’une famille d’employés. La -sérénité s’exagérait même: Ferdinand chantait, sifflait. Il y avait une -telle affectation «de ne compter sur rien, de n’attendre rien», de -bavarder en bonnes gens au cerveau routinier, que les enfants,--avec -leur instinct aussi subtil que celui des animaux chasseurs,--avaient des -lubies de regarder les murs, le cuivre luisant de la suspension et du -poêle dans la salle à manger, les gravures encadrées, dans le salon, -Balzac, Dickens, Tolstoï, comme s’ils enquêtaient: qu’est-ce qu’il y a -donc de changé ici? qu’est-ce qu’il manque donc? - -Et ils scrutaient aussi leur père, comme si sa coupe de cheveux ou de -moustache était modifiée. - -Et, en effet, on leur avait changé leur père. Ferdinand était fait pour -vivre avec un roman dans la peau. Mais, tant que le premier n’était pas -casé, il n’avait pas l’élan de commencer le second qui lui rendrait sa -force d’individualité, son incommensurable égoïsme, son vouloir aveugle -d’élément. - - * * * * * - -Le 15 septembre, Marthe dans un accoutrement du dimanche, un peu moins -élégant que celui de la semaine, partit chez le grand épicier, marchand -de comestibles du quartier. Elle se plaisait à fêter la gourmandise de -son mari et des enfants. Petite mangeuse, désintéressée pour son compte, -elle savourait d’autant mieux le régal des autres; dès le jeudi, elle -méditait des menus raffinés, en passant devant les étalages. - -Au bout d’une heure, voilà qu’elle remonte, brandissant une lettre: -c’était l’éditeur qui acceptait de publier le roman! - -Ferdinand, assis devant sa table, consultait une carte des environs de -Paris, avec Albert et Georges debout à ses côtés. Elle leur posa le -papier sous les yeux: vlan! Puis, elle embrassa chacun, défaillante de -douceur. - -Et soudain elle s’exalta, gesticulant, piétinant, devant Ferdinand: - ---Je savais bien, moi! Je ne disais rien parce que ça n’aurait pas -avancé les choses, mais enfin, ta fille-mère était si souffrante et je -l’aimais tant! Ah! ah! je savais bien! Et l’éditeur a accepté du premier -coup, sans la moindre recommandation; nous allons voir la grimace de -Chaupillard. - -Elle n’avait pas le triomphe modeste; à coups de front rayonnant, elle -dominait le monde, elle lui imposait la supériorité de Ferdinand, le -mérite de l’héroïne. Dans l’ivresse du bonheur personnel, Marthe se -permettait même un peu d’incohérence: - ---Figure-toi qu’en passant devant les galeries de Monceau,--sans doute -un pressentiment,--j’avais été tentée par une cravate pour toi! Hein, te -plaît-elle? C’est la mode ces rayures noires et blanches. Et j’avais -acheté des plumiers aux enfants... Mais tu ne devineras pas quel gibier -j’ai dans mon panier? - -Ferdinand tenait la lettre de l’éditeur, et il regardait sa femme, il -lui voyait les mains tout abîmées. Il dit avec un reproche attendri: - ---Eh bien, et toi? Dans tout ça, qu’est-ce que tu as acheté pour toi? Ce -fameux boléro à vingt-deux quatre-vingt-dix, dont tu parles depuis trois -mois? - ---Ah! j’ai réfléchi; mon collet beige peut encore aller. Ma foi, je ne -me suis pas décidée à courir jusqu’à l’avenue de Clichy et j’ai bien -fait: tu vois, c’est moi qui ai eu le plus de chance, c’est moi qui ai -monté la lettre! - -Albert et Georges s’agitaient déjà en créanciers avides; l’acceptation -de l’éditeur ne signifiait qu’une chose pour eux; encore une surprise à -Catherine! - -Ce fut encore «une semaine de vacances». On avait renoncé à toutes -sortes d’autres inventions; aucune ne pouvait faire autant de plaisir à -Catherine. Et, cette fois, elle prenait son enfant, elle l’emportait, -complètement à elle: ces huit jours, elle les passait près de Dieppe, au -bord de la mer, chez les parents nourriciers d’un collègue de Ferdinand, -qui recevaient des pensionnaires, au cours de la saison. - -Catherine n’avait à se préoccuper de rien, on avait écrit. - -Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire? - -Les hôtes étaient là qui attendaient, sur le quai, l’arrivée du train, à -trois heures après-midi; des braves Normands réjouis, roux et tachés de -son. Jamais Catherine n’avait vu un épanouissement pareil, un tel -mélange d’admiration, de familiarité, de reconnaissance: - ---Ah! bin! que je vous embrasse! dit la femme, vous auriez été ma fille, -je vous aurais pas mieux reconnue. Et v’là déjà du lait frais tiré, -quéquefois que c’t’éfant aurait pris soif dans le train; et puis des -poires et de la galette du pays... - ---Aussi vrai que j’vous l’dis, fit l’homme, vous arrivez cheux vous, -dans vot’maison, vous êtes not’Catherine! - -Et en effet, des voisins souriaient attendris, émerveillés sur les -portes, comme, de tradition, lorsqu’un fils vient en permission du -régiment, ou qu’une fille mariée à la ville amène son premier enfant. - -Et le soir de ce même jour, le petit Émile s’endormit n’ayant pas moins -de cinq bateaux, près du lit sur des chaises, apportés par les marmots -d’alentour. - -Et Catherine songeait, ravie: «Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire?» - - * * * * * - -Bizarrerie: Griffon ne montra pas un contentement bien net! Certes, la -publication prochaine le réjouissait, mais on en abusait pour empiéter -sur son monopole, en ce qui concernait le petit Émile. Et quand les -Prestal criaient «gare là-dessous! si le livre se vend bien!» il -ébauchait des rires, des mines qui signifiaient: «N’accaparez donc pas -seuls tout le bien à faire.» - - * * * * * - -Le roman imprimé se produisit de par le monde, en couverture jaune -princière, avec, au front, le nom de son auteur. Les journaux lancèrent -un cortège d’annonces; une place en premier rang, chez les libraires, -fut accordée au nouveau venu. - -Le mois d’octobre offrit le règne complet des saisons à la famille -Prestal. Quand Ferdinand et sa femme, descendus de leur logis, mettaient -le pied dans la rue, ils aspiraient tout à la fois des sèves de -printemps, des splendeurs d’été, des richesses d’automne, des vigueurs -d’hiver. Ils exhalaient un souffle jouissant qui éparpillait leur -personnalité en possession de la ville entière. - -On sortait chaque soir après dîner, chaque dimanche dès le déjeuner; la -fête nécessaire était d’aller voir comment le roman se comportait à la -devanture des boutiques. Albert et Georges comptaient et se disputaient: - ---Ça fait déjà huit fois qu’on le voit. - ---Pas vrai, ça fait neuf. - -Ferdinand, jovial, entraînait Marthe par le bras: - ---Reluquons-nous dans les glaces... par ici, les enfants, n’oublions pas -Achille! - -Et il parlait à lèvres fines, comme s’il se moquait agréablement d’un -camarade: - ---Quand on a un livre exposé, les rues à libraires vous sont parentes; -elles dégagent un agrément affectueux; les maisons paraissent -intelligentes; vous êtes dans l’atmosphère de prédilection. Et vous -faites partie de Paris autrement que le commun des habitants; vous êtes -«de la représentation», les autres sont «du public». En marchant, vous -sentez votre propre poids s’ajouter à l’importance de la grande ville. - ---Je me rends compte, disait Marthe plaisamment, avec une solide -affirmation du coude... Et tiens, devant ces cafés boulevardiers où -l’élite fait galerie, on perçoit une solidarité... - ---Oui, j’examine... prêt au salut confraternel. - - * * * * * - -Dans le courant quotidien de la vie, la publication réalisée était comme -une investiture d’autorité qui faisait saillir le caractère. - -A l’administration, Ferdinand connaissait quelques garçons de bureau à -qui, auparavant, il donnait d’aventure une poignée de main,--sans -chercher ni éviter,--selon les rencontres dans les couloirs et les -escaliers. Maintenant, il pensait à ne pas négliger le personnel en -livrée; il ralentissait, il se retournait, il articulait plus posément: -«Bonjour, Briou, bonjour, Jolly, ça va?» Il serrait les doigts -vigoureusement. - -Et Marthe à l’ouvroir! Une femme avait-elle la tête si malpropre que -personne ne voulût la peigner--quoique le peignage fût un service que -les hospitalisées se dussent réciproquement,--Marthe maintenant ne -pouvait s’empêcher d’approcher, les mains offertes, et de demander avec -une cordialité naturelle: - ---Si vous voulez me permettre, justement j’ai le temps... - -Dans la cour de l’école, Georges et Albert, les deux mains dans les -poches,--à la bousingot,--disaient aux copains sur un ton de supériorité -négligente: - ---Papa a fait un livre plus gros qu’une Géographie, avec une couverture -jaune. - ---Zut, alors! ce qu’il doit être barbant, ton père! exclamait un -appréciateur. - ---Mais pas un livre d’école, mon vieux, un livre pour les grandes -personnes, ripostait Albert. - -Et Georges déclarait: - ---Non, papa n’est pas trop embêtant; il ne vous le raconte pas son -livre. Seulement, le matin et le soir il écrit, et il ne vous répond pas -quand on lui parle, voilà tout. - ---Ou alors, continuait Albert, à dîner, maman dit: «J’ai envie de leur -acheter des chaussures à boutons, puisqu’ils cassent leurs cordons tous -les jours?» Papa tend son assiette et répond: «Oui, encore un peu». - -Mais une fois que Georges racontait sans malice: - ---Devant sa table, il serre ses épaules et il renifle vite, vite, comme -quand on va pleurer, et son dos saute des grands coups... - -Albert devint pourpre et, terrible, lui lança une claque: - ---Pas vrai, monsieur! - -Georges, hargneux d’habitude, ne se rebiffa pas. Il avait compris. - - * * * * * - -A la maison, on se sentait une famille forte; on appuyait du regard sur -l’entourage avec bien-être, comme on se câline à un oreiller. Plus de -nervosité, plus d’agacement: on parlait avec tolérance, comme des gens -maîtres du présent, sûrs de l’avenir. - -Les enfants, dans leur chambre, se livraient à des jeux frénétiques, -impliquant des écroulements de chaises et des hurlements: «Vive -Catherine!» - -Ferdinand, devant ses paperasses, riant sous cape, murmurait: - ---Qu’est-ce qu’ils ont encore cassé! Ah! les rossards, c’te joie! en -v’là deux au moins qui se rattrapent de la continence imposée par le -roman. - -Puis, très haut, sans se déranger, à travers les pièces, il menaçait: - ---Attendez un peu, vous deux, maintenant que j’ai fini, je vais vous -faire faire des problèmes tous les soirs. - -Georges prenait une mine inquiète. - -Albert, plus roublard, haussait les épaules: - ---Il en a déjà recommencé un autre... - - * * * * * - -La Toussaint arrivant, les libraires cessèrent progressivement -d’afficher le roman. La poste n’apportait plus de coupures de journaux. - -C’était novembre, la saison grise, les rues désagréables, les jours sans -ampleur. L’aise diminuait. Ferdinand, qui réunissait les éléments de son -second ouvrage, ne trouvait plus la richesse entrevue. - -Les visites de Chaupillard, interrompues pendant un mois, reprenaient -une régularité de mauvais augure. - -Ah çà! maintenant que le roman était édité, est-ce que ce n’était pas -une affaire finie? Est-ce que Ferdinand n’avait pas répondu de sa -prétention aux yeux du monde? Est-ce que les Prestal n’étaient pas des -gens libérés, pouvant vivre bravement sur un acquit légitime? - -Chaupillard dégagea bien vite le sens de cette nouvelle inquiétude. -Renversé dans un fauteuil, les jambes croisées, il tirait les -désillusions par bouffées de son cigare fastueux: - ---Parbleu! écrire, éditer, c’est un bel acompte. Mais il reste à être -lu, à être accepté par le public, à propager un effet. Sans effet -produit, vous n’existez toujours pas... J’ai demandé par-ci, par là, si -votre livre se vendait; mon cher, la foule imbécile n’a pas changé. - -On niait l’inquiétude, on envoyait promener Chaupillard avec ses -histoires de brigands. - -Mais on se confia à Griffon, un soir que, sans être attendu, il vint -«tailler une bavette» après dîner. - -Son roman, à lui, allait de mal en pis; et la bienveillance blessée de -son visage barbu, aux traits longs, incitait aux effusions chagrines, -comme si l’on ne pouvait mieux vider sa peine que sur un homme déjà -affligé. - - * * * * * - -Marthe et les enfants poussaient toujours une exclamation ravie quand il -arrivait inopinément: c’était de l’amitié, de l’intelligence qui -entrait. Bien mieux! la concierge le regardait avec intérêt, ainsi -qu’elle devait faire au théâtre des Batignolles, pour le personnage à -rôle justicier. Tandis qu’il montait, elle avait un visage à reflet -significatif: «Je vous connais, vous êtes un brave homme; on va être -content de vous voir.» - -Albert et Georges l’apitoyaient habilement les jours de punition: il -imitait leur écriture et les aidait à copier leur pensum. En temps -heureux, bien entendu, ils se faisaient un jeu de cette compassion; ils -annonçaient faussement des misères pour pouvoir lui rire au nez. Alors, -lui, qui n’était pas dupe, leur donnait la comédie. - ---Monsieur Griffon, j’ai eu cent vingt mauvais points à l’école! criait -Albert. - -Griffon, de stupeur navrée, laissait choir son chapeau sur le tapis du -salon. - ---Et moi, j’ai été en retenue pendant douze heures! clamait Georges. - -Alors Griffon tombait en désagrégation sur une chaise, et appelait des -soins immédiats: - ---Vite! une absinthe et _l’Intransigeant_! - -Son adaptation cordiale aux circonstances foncièrement triviales -atteignait parfois à l’antithèse grandiose, à cause de son extérieur -distingué inchangeable, à cause de cette évidence qu’il était un -aristocrate né. - - * * * * * - ---Eh bien! mon pauvre vieux, dit Ferdinand avec un rire découragé, je -crois que mon livre ne tardera pas à être enterré. Au point de vue -«public», je n’aurai rien obtenu. - -Griffon, assis dans la salle à manger, planta ses coudes sur la table -avec force: - ---Je ne te comprends pas... Il ne doit exister qu’un raisonnement pour -ta conscience d’auteur: l’œuvre a une valeur déterminée; aucun fait -accessoire ne peut rien lui ajouter, ni rien lui retirer: qu’il se vende -cent mille exemplaires, ou qu’il s’en vende dix, en tout. - -Ferdinand contesta: - ---Qu’est-ce qui me prouve que mon roman a la signification désirée? Si -seulement je voyais quelqu’un qui ait été influencé. - -Marthe qui suivait la conversation, en cousant des boutons, réclama: - ---Il n’arrive presque jamais que l’on constate soi-même l’effet de sa -pensée dans le monde. - -Griffon avait croisé les bras, il regardait Ferdinand fixement, les -mâchoires serrées. Il lâcha presque brutalement: - ---Eh bien, si tu veux le savoir, je te dirai que ton roman a beaucoup -influencé des gens de ta connaissance. - -Il se leva, fit des pas, comme un homme sous le coup d’une émotion. - -Marthe avait cassé son aiguille; légèrement elle avait pâli, puis rougi. - ---Ah parbleu! toi! admit Ferdinand sans aucun enthousiasme. - ---Eh! dit Griffon radouci, mais la voix singulièrement altérée, tu as -peut-être tort de trouver sans intérêt l’effet de ton œuvre sur tes -amis. - ---Dans tous les cas, déclara Ferdinand sans plus de perspicacité, il y a -ceci de chagrinant que notre projet, si le livre se vendait, était de -rendre son enfant à Catherine. Elle aurait travaillé seulement pendant -les heures de l’école maternelle, nous aurions complété son salaire -insuffisant. - -Plusieurs gestes de Griffon signifièrent: «Ne vous occupez donc pas de -ça», puis quelques paroles embarrassées s’ajoutèrent: - ---Écoutez, le petit Émile... c’est plutôt moi... Mais je demande crédit -quelque temps encore. - -Il se balançait, piétinait, passait la main sur son front; il avait -besoin d’espace. - ---Tu te plains que ton livre ne soit plus en étalage, viens avec moi -jusqu’aux grands boulevards. Il n’est que huit heures, les libraires ne -ferment pas avant dix heures. Je connais assez Dufloury pour obtenir -qu’il remette ton bouquin en bonne place. - ---Va, conseilla Marthe, puisque nulle part on ne peut se dispenser de -recommandations. - ---Et les libraires peuvent énormément pousser un livre, affirma Griffon; -une clientèle importante achète par correspondance: «Envoyez-moi un -roman nouveau». - ---Je sais, dit Ferdinand qui mettait son pardessus; mais il y a beaucoup -de lectrices qui précisent: «Choisissez-moi un roman conforme à mon -propre cas sentimental,--un roman sans personnages misérables, etc.» - -La soirée s’étendait mollement; un souffle d’air attiédi chassait la -crudité de novembre, comme une main douce s’allonge pour enlever les -plis du drap où l’on dormira. C’était l’été de la saint-Martin, un temps -à regarder les boutiques, à flâner, la pensée flottante, la tête levée -vers des lointains invisibles. La terrasse des cafés était peuplée comme -au mois de septembre. - -Ferdinand, plus petit que Griffon, prenait son bras, par habitude -cordiale. - -Ils s’arrêtèrent au libraire du boulevard de la Madeleine, souriants -comme des enfants devant un bazar de jouets. Sur un éventaire extérieur -s’étageaient dix rangées de couvertures multicolores; la gamme des -jaunes dominait, les titres d’encre noire brillante grésillaient sous -les réflecteurs; des enluminures mordorées semblaient faire une -concurrence d’appel aux jupons fanfreluchés en promenade sur le même -trottoir. - -Après une première inspection, Ferdinand désigna du doigt une pile -d’exemplaires pareils: - ---Voici l’ouvrage de Dussarbé. À la bonne heure, vingt-neuvième édition. - -Griffon cligna aux becs électriques, l’accent restrictif: - ---J’admire, en Dussarbé, le bénéficiaire des civilisations arrivé à ce -degré de raffinement qu’il exhale les plus nobles cris de vibration -sincère devant les peintures, les sculptures, les poèmes, les opéras, -les monuments historiques; mais dans la vie, dans la rue, rien ne -l’intéresse; la souffrance «nature», sans la mise en scène de l’art, lui -échappe. Et son émotion magnifique n’est pas en chair... Tu ne m’écoutes -pas? - -Ferdinand soulevait machinalement des couvertures jaunes à portée de sa -main: - ---Si, marchons, dit-il d’un ton pensif en reprenant le bras de Griffon. -Je me rappelle une histoire de Catherine, dont je n’ai pas voulu tirer -parti. - -Ils allèrent lentement, regardés, regardants, devant les brasseries. -Ferdinand traînait ses pas, comme si l’anecdote s’arrachait -difficilement de l’asphalte même. - ---Un matin, Catherine longeait le quai d’Orsay, portant son enfant, -le premier, qui tortillait son cou et mâchait le vide. Il -propageait,--dit-elle,--une lamentation animale de si loin venue et si -loin s’en allant, que les bêtes mêmes y étaient sensibles: les chiens -s’inquiétaient, les vieux chevaux, absorbés au miroir du ruisseau, -levaient leurs grosses paupières. Catherine se hâtait vers je ne sais -quel secours. Un monsieur à lunettes d’or suivait le même chemin en -lisant, et voilà qu’il pleurait, et voilà qu’à cause de ses verres -brouillés par les larmes, il faillit être renversé par une voiture, à la -traversée du pont. Catherine le remorqua de son bras libre, l’échoua sur -un banc. Il remercia, regarda l’enfant plaintif, hocha la tête et montra -le livre mi-fermé où son doigt gardait la page: la mort de Carthage. Et -vite il se remit à lire, en soupirant. - -Griffon sentit au bras de Ferdinand un tourment. - ---Catherine nous a raconté cela d’une voix douce et réfléchie; et elle a -conclu: «C’était bien triste; ce monsieur avait une figure pâle, et le -collet de sa redingote, pas brossée, était plein de pellicules; sans -doute qu’il n’avait plus de famille». Et Catherine, soulevant par excuse -son épaule où posait ce jour-là l’enfant moribond, a dit encore très -bonnement: «Quoi faire?... je sais seulement que j’ai pas pu m’empêcher -d’essuyer une de ses larmes roulée sur le revers de sa redingote, à ce -pauvre monsieur». - ---Entrons chez Dufloury, dit Griffon. - -Le libraire, très empressé, déterra le livre de Ferdinand, et le fit -exposer à l’extérieur. - -Comme toujours, chez Dufloury, plusieurs habitués péroraient au milieu -de la boutique: un homme de lettres encore inédité, un ancien papetier, -un habitant du quartier ayant acheté un livre, deux années en ça, et -depuis lors, visiteur assidu; enfin, un sexagénaire en redingote et -chapeau de soie, chevalier de la Légion d’honneur, petit, sec, teint, -cramoisi de visage, l’air irascible et suffisant. Griffon le salua: - ---Mes compliments, vous florissez depuis que vous avez pris votre -retraite. - -Le personnage vira, le temps de clamer: - ---Fichtre oui! soyez tranquille, j’en jouirai de ma pension. - -Puis il se remit à gesticuler devant ses interlocuteurs: - ---Hâtons-nous de combattre cette utopie monstrueuse du droit à la vie: -nous ne devons la vie à personne! - -Ferdinand tira Griffon à l’écart: - ---Oh! mais ce refus est merveilleux dans la bouche d’un retraité: nous -ne devons la subsistance à personne... - ---Attends, je vais jouer au contradicteur, répondit Griffon. - -Au lieu d’écouter la discussion, Ferdinand se planta sur le seuil de la -boutique, à regarder l’étalage des livres, les flâneurs, les acheteurs -et le commis-libraire. - -«Tiens, remarqua-t-il, quelle quantité de titres émoustillants: _l’Amour -épileptique_; _Tiers-partage_; _les Fastes de la volupté_. Ou alors, des -ouvrages signés de noms aristocratiques: _les Flirts élégants_; _le Parc -aux étoiles_.» - -Une fine main gantée saisit _Tiers-partage_. Un jouvenceau hésita -longtemps entre _l’Amour épileptique_ et un autre roman dont le titre se -faufilait entre des esquisses grivoises. Deux exemplaires de _la Vie en -habit noir_ furent vendus coup sur coup. Un monsieur, genre clergyman, -prit une Revue, la posa sur un livre orné d’une frimousse de servante et -intitulé _les Péchés du patron_, feuilleta d’autres publications à -droite et à gauche, puis ramassa et paya la Revue et le livre dissimulé -dessous. - -Ferdinand rapetissait des yeux narquois: - -«La littérature licencieuse et la littérature mondaine accaparent les -faveurs du public.» - -Mais son observation se porta vers la foule qui s’écoulait en deux -courants inépuisables bordés par les kiosques et les arbres et par les -terrasses lumineuses. On reconnaissait des gens de sport, d’argent, des -gens d’animalité, d’élégance, des gens d’apéritif, de courses, de -café-concert. Ferdinand fut frappé de l’infime proportion de passants -attirés par la boutique de Dufloury: - -«Dire qu’il y a là une majorité à qui l’idée d’acheter un livre est -aussi étrangère que celle d’acheter le mont Blanc! La plupart même de -ces boulevardiers ne savent pas qu’il y a un libraire à côté du café des -Italiens, ils ne voient qu’un certain nombre d’établissements et pas -d’autres. Et dire que l’acheteur des livres les plus bêtes accuse déjà -une supériorité sur le non-liseur!» - -Dans la boutique, la discussion s’animait derrière Ferdinand; il -percevait la voix coupante du retraité, la voix souriante et posée de -Griffon. - -La réflexion de Ferdinand dévia: - -«Dire que les gens à opinions politiques les plus grotesques -représentent déjà une élite par rapport aux imbéciles étanches, aux -débauchés, aux hommes de proie fermés à toute conception générale.» - -Il pivota: - ---Dis donc, Griffon, si nous continuions notre promenade? - ---Voilà, voilà; au revoir, messieurs. - -Les deux amis durent imiter la lenteur des couples qui se complaisaient -à défiler devant les guéridons chargés de consommations. - ---Hein! dit Ferdinand avec envie, le livre de Gestant atteint la -quarante-deuxième édition, et pourtant ce seigneur de lettres ne nous -peint que des souffrances d’amour-propre, des querelles de vanité, les -seules émotions qu’il puisse connaître pour de bon et qui, vraiment, -n’ont pas une portée incommensurable... Tiens! qu’est-ce qu’il y a donc -d’arrivé? - ---Rien du tout, c’est l’entr’acte des Variétés. - ---Ah! Margelin, comment ça va-t-il? - -Margelin était un cousin de Ferdinand, un des parents avec lesquels les -relations avaient presque cessé, faute de préoccupations communes. Il -tenait des contremarques à la main; ses quatre enfants l’entouraient (il -était veuf); deux filles, deux garçons, âgés, l’aîné d’une dizaine -d’années, la plus jeune de cinq ans; ils portaient des bérets et des -tabliers noirs pareils: figures pointues, pâlottes, avec des yeux trop -brillants. - ---Ça boulotte, dit Margelin. On m’a donné deux places pour les Variétés; -alors au premier acte je suis entré avec Henriette, maintenant pour le -deuxième acte, c’est le tour de Gaston; chacun verra un acte; ils -restent trois à m’attendre là sur le banc, justement il ne fait pas -froid. Il y a cinq actes; comme Henriette est la plus petite, c’est elle -qui en verra deux: le premier et le dernier. - -Ferdinand approuvait de la tête. - -Margelin continua: - ---Mais je voulais vous écrire pour vous féliciter; votre livre a été -annoncé sur le journal; bien entendu, je l’ai acheté; c’est rudement -tapé! - -Ferdinand, électrisé de voir un acheteur-admirateur, devint -immédiatement cordial et empressé: - ---Excusez-moi si je ne vous l’ai pas envoyé, l’éditeur ne m’a donné -qu’un très petit nombre d’exemplaires... - ---Vous plaisantez, répliqua Margelin; les livres sont faits pour être -vendus, et si j’étais plus riche... Ah! la sonnerie! Je remonte avec -Gaston, c’est ton tour, Gaston... Au revoir, et mes compliments à ma -cousine Marthe. - ---Qu’est-ce qu’il fait? demanda Griffon après quelques pas. - ---Garçon livreur, cent sous par jour. - - - - -XV - - -En dehors des courtes annonces proprement dites, et en dehors de -quelques lignes insignifiantes publiées par les revues littéraires en -guise d’accusé de réception, un seul article marquant fut écrit sur le -livre de Ferdinand. - -Le maître critique, signataire de cet article, professait hautement que -l’œuvre doit être jugée avec l’homme et avec son milieu. - -A certaines maladresses, à certains défauts d’aise et de couleur, il sut -deviner la condition moyenne de Ferdinand Prestal et il la dénonça -intègrement. Il fit voir le style «pas riche», comme l’auteur, sans -doute; l’aménagement du roman, trop modeste, comme l’habitacle de -l’auteur; les événements un peu trop bornés, à cause du cercle restreint -où se mouvait l’auteur et il paria que l’historien des malheurs d’une -bonne n’avait jamais eu de domestique. Alors, la griffe du maître, -derrière Prestal, alla trouver sa femme: il y eut des phrases, qui, d’un -crochet heureux, surent saisir les trop simples atours de la petite -bourgeoise, il y eut des miroitements qui dévoilèrent les rites -vulgaires de l’office familial. Après cette mise en valeur, le maître -dégagea en gros relief le souci «de générosité humaine» attaché à chaque -page du roman et, par une péroraison savoureuse, il loua gaiement le -brave Prestal de s’être tant dépensé pour secourir et «embrasser» le -monde. - -Ferdinand et sa femme rougirent devant les trouvailles de mots, et ils -furent forcés de descendre tout à fait de leur rêve littéraire et de -voir la réalité autour d’eux. - -A l’administration, Ferdinand avait baissé au dernier degré dans -l’estime de ses chefs, car, maintenant, une preuve existait «qu’il -s’occupait en dehors du bureau». Son tort était flagrant, définitif; on -n’avait pas lu son roman, on n’en voulait rien connaître; quelle que fût -l’œuvre, un fait restait acquis: «M. Prestal ne pouvait pas être un -employé sérieux dans ces conditions-là.» - -D’autres ennuis se présentèrent. Peu de temps après la visite chez -Dufloury, un après-midi, dans le couloir du bureau, Ferdinand dit à -Griffon plaisamment, sans intention précise: - ---Vois-tu, mon vieux, il faut vivre des romans, mais ne pas en écrire. - -Griffon eut un sursaut, et il sourit singulièrement: - ---Ah bah! tu as raison... Par exemple, moi, avec mon malheureux -ménage... - ---Il ne s’agit pas de ça, protesta vivement Ferdinand. Je pensais à toi, -mais à un autre point de vue: les divers éclairages de ta figure affinée -prouvent que tu dois fomenter intérieurement d’intenses chapitres de -roman. - ---Je maintiens! Tu as raison: il faut vivre son roman, c’est-à-dire le -poursuivre et le conclure en action, reprit Griffon changé, le front -durci. Mon vieux, tu viens de me décider... la preuve, c’est -qu’aujourd’hui même je demande un congé illimité; je ne sais pas... je -pars en voyage. On me verra de temps en temps... c’est-à-dire que si je -ne viens pas chez toi, eh bien, en toute amitié, je te demanderai de ne -pas t’occuper de moi, de ne pas t’informer de ce que je deviens... - -Et, malgré les remontrances affectueuses de Ferdinand, Griffon s’était -effectivement mis en congé le jour même. - -Il ne manquait plus que cela pour désemparer les Prestal: le meilleur -ami disparu, sans explication! - -Par ailleurs, le travail littéraire de Ferdinand ne marchait pas à -souhait. «Mon nouvel ouvrage s’emmanche difficilement», disait-il. Une -sorte d’adversité générale semblait l’influencer; grand liseur de -gazettes, il constatait qu’une persécution triomphante se levait, dans -la plupart des pays, contre le progrès. Alors, inquiet, mécontent, il -ruminait des articles amers,--faits dans sa tête sans les écrire,--sur -les événements quotidiens de la vie publique. Sa force de personnalité -se dispersait, fonctionnait à vide. Chaupillard enchanté donnait à fond -dans les vitupérations politiques; il venait chaque après-midi remplacer -Griffon pour la causerie, sur le coffre du couloir. - -Tout allait mal. Les crémiers de Vaugirard, las de répéter «que l’on n’a -pas le droit de faire des grimaces quand on est chez le monde», avaient -renvoyé Catherine Bise, peu après la Toussaint. Ils regrettaient, mais -ils avaient épuisé toutes les admonestations: «Ça coûte si peu d’avoir -la mine enjouée,--et il ne suffit pas qu’une servante fournisse le -travail voulu pour l’argent, il faut encore quelque pétulance par-dessus -le marché,--comme le crémier lui-même ajoute des paroles gracieuses au -beurre et au lait qu’il vend.» - -Catherine avait changé de patrons deux fois en quinze jours. Plus de -lettres, plus de visites rue Saussure, et voilà que l’on avait perdu sa -trace! Ferdinand et sa femme n’osaient plus parler d’elle,--d’abord ils -étaient navrés de la réalité cruelle ironiquement substituée à leur beau -projet--puis on sentait approcher cette fin de drame: Catherine, déjà si -déchue aux yeux du monde, allait déchoir encore! - -Chaupillard, quant à lui, n’en doutait pas: - ---Parbleu! l’histoire d’une bonne aboutit toujours au chapitre du crime. - -Marthe abandonna toute hostilité: ce fut elle-même qui pria Chaupillard -de vouloir bien essayer une de ces enquêtes où il excellait. Mais ce fut -Chaupillard qui resta gêné par l’accent vrai et touchant de -réconciliation. - -Incapable de préciser ses sentiments à l’égard de Marthe, ensorcelé -pourtant, il se mit en campagne avec un zèle de preux chevalier. Il ne -tarda pas à faire hommage d’un précieux butin: - ---Rien d’étonnant à ce que Catherine eût disparu; elle avait volé! Cette -Catherine aux yeux timides! Oui, le mois de nourrice n’étant pas payé -entièrement, cette Catherine, sans ressources, était allée rôder et elle -avait volé son enfant! Elle l’avait pris, elle s’était sauvée avec!... -Parbleu, le coup des vacances l’avait corrompue! - -Ensuite les renseignements s’obscurcissaient. On savait pourtant qu’elle -avait travaillé plusieurs nuits dans une imprimerie de journaux. - -Et les Prestal s’étaient figuré que le roman publié allait éclairer et -réjouir leur vie! C’était gai autour d’eux! Par une singularité -inexplicable ils n’apprenaient que des événements accablants qui -semblaient toucher par quelque rapport à l’œuvre de Ferdinand, et en -souligner l’insuccès. Dans leur maison même... - -Les voisins du troisième étage recevaient en pension de jeunes étrangers -fournis par une «Institution»; ils se procuraient, pour le service, des -orphelines de campagne lointaine; ils tenaient absolument aux -orphelines. Périodiquement, tous les trois mois environ, on entendait -dans l’escalier des pleurs, des gros pas lourds, des heurts sourds, une -malle ou une tête cognée aux murs... - -Cet incident connu, arrivant à sa date, un après-midi, rendit malades -Ferdinand et Marthe; un tremblement les saisit, dix fois ils -s’approchèrent de la porte, l’entr’ouvrirent, la refermèrent. Puis, tout -à coup: - ---Que font donc les enfants? - -Albert et Georges étaient assis dans leur chambre, immobiles, comme en -pénitence. - ---Eh bien, vous ne pensez donc pas à goûter? - ---On n’a pas faim. - -Allons, bon! Voilà les enfants qui se mêlaient aussi d’être malheureux! -A qui la faute s’ils perdaient la suprême insouciance de leur âge? Bon -dieu de sort, c’était le comble! S’ils avaient déjà la sensibilité si -développée, la vie leur réservait bien de l’agrément! - -Survint Chaupillard; on lui conta l’affaire et, dans un besoin -d’expansion, on s’oublia jusqu’à lui avouer enfin les rêves et les -désillusions de ces derniers temps. - -Aussitôt, il sembla qu’une impulsion délirante se déclenchait en -Chaupillard: - ---Ah! ah! Vous ne m’avez jamais donné le change, malgré votre -persistance à nier vos déboires!... Vous auriez dû prendre acte de mes -prédictions! L’ai-je pas déclaré dès le commencement? ce n’est pas le -roman qui améliorera le sort de Catherine, ni de personne. - -Sa réussite de prophète l’endiablait et, par ailleurs, il atteignait une -période d’évolution. Depuis l’automne, ses parents fâchés lui avaient -supprimé les subsides, parce qu’il projetait d’épouser une femme -divorcée. Il vivait d’un emploi auxiliaire dans une mairie; il -débarquait rue Saussure ayant mal mangé, transi de froid, presque mal -vêtu, en demi-saison, le nez rouge, les pommettes blêmes. - -Il n’avait plus l’intention formelle d’accabler les Prestal, au -contraire, depuis la disparition de Griffon, la place vacante «d’ami -bienveillant» tentait sa vanité et il inclinait à faire sienne la cause -de Ferdinand, écrivain méconnu, de façon à venger à la fois ses propres -mécomptes et ceux d’un confrère. - -Maintenant, sa verve très curieuse parodiait le style de Ferdinand, par -amertume et par solidarité. Il démolissait et soutenait le «roman» tout -ensemble; il en portait fidèlement un exemplaire dans son pardessus, et -il tapait sur sa poche à chaque instant, pour fortifier ses -imprécations. - -Ce jour-là, debout au milieu du salon, les bras croisés, il modula un -rire acerbe et compatissant: - ---Pas possible! les Prestal avaient vu en imagination «l’aurore du -mieux» derrière le roman! Il aurait fallu d’abord que le livre de -Ferdinand agît sur la saison: l’hiver atrocement rigoureux charriait les -crimes et les suicides. La tristesse du ciel ajoutait encore à la -tristesse causée par l’immoralité croissante: des familles d’ouvriers, -jusqu’alors honorables, n’avaient pas payé leur terme! Les tribunaux ne -suffisaient plus à condamner assez vite. Ah! le machinisme avait encore -bien des progrès à faire de ce côté-là!... Mais, bonté divine! qui donc -aurait acheté des livres? On achetait des revolvers et des chaînes de -sûreté. - -Il se mit à fouler le tapis, adressant des mouvements de tête à Marthe, -à Ferdinand, à la bibliothèque, au poêle, aux enfants, à la table, comme -fait un bateleur au cercle des badauds. - ---J’ai été obligé de rassurer mes bons parents: le froid nettoie les -rues; le nombre des vagabonds nocturnes diminue étonnamment. Seulement -voilà: le froid ne fait pas de distinction; parmi les sergents de ville, -les grands, blonds, minces gèlent sur pied comme des géraniums; le -matin, les balayeurs en ramassent autant qu’ils veulent dans les -encognures des portes cochères... - -Les Prestal protestaient en vain: - ---Nous ne comptions pas que le roman allait changer la face du monde; -nous avions surtout de chères espérances pour Catherine. - -Chaupillard n’en démordait pas: - ---Justement! Catherine sauvée, réhabilitée, rétablie dans le bonheur, -et, par elle,--implicitement--par cet exemple contenant l’infini en -puissance, toutes les Catherine Bise, toutes les filles-mères, toutes -les femelles esclaves relevées, rétablies dans un droit proclamé, dans -une possibilité prouvée!... On le voyait bien, vous ne connaissiez pas -de limites. - -Et Chaupillard faisant des grands bras, de l’emphase, ne s’apercevait -pas qu’il vibrait lui-même, qu’il _regrettait_ lui-même. - - * * * * * - -Le lendemain, il arriva à la même heure; Ferdinand et Marthe -l’accueillirent avec un sentiment mélangé de plaisir et d’inquiétude; il -avait le regard instable de la veille. - ---Je sors de ma mairie; j’ai fait une séance supplémentaire... Des -familles entières succombent à la gelée. Alors... - ---Voulez-vous un peu de thé? offrit Marthe, qui le voyait grelotter -contre la cheminée. - ---Non, merci... Alors, devant l’accroissement de la mortalité, -l’Assistance publique et la Compagnie des Pompes funèbres rivalisent de -zèle. Les médecins chargés de constater les décès indigents -diagnostiquent à tour de bras: phthisie pour les adultes, pneumonie pour -les vieillards, athrepsie pour les gosses. Et moi, donc! j’ai ma part -d’héroïsme... - -C’était vraiment du délire; Chaupillard vint brusquement poser sa main -sur l’épaule de Ferdinand qui souriait, assis contre la table. En -témoignage de solidarité, il se bafouait lui-même, comme bureaucrate: - ---Les employés descendent un acte mortuaire en cinq minutes; ils vous -alignent leurs douze clients à l’heure... Ah! ils rendent service, -ceux-là; ils ne font pas de la littérature! - -Afin d’enrayer ce débordement, Ferdinand demanda des nouvelles du -mariage projeté, de l’opposition signifiée par les parents. - -Mais, là-dessus, Chaupillard ne voulait pas livrer de détails; il -hochait la tête: - ---Parfaitement! Je me marierai dès que les délais du divorce le -permettront. - -Il lorgnait Ferdinand et Marthe avec défi, ou bien avec une joie -moqueuse, donnant à entendre qu’ils seraient rudement étonnés, à ce -moment-là. Puis il reprenait son ironie, marchant d’un angle à l’autre, -comme pour en combler le salon: - ---Et les journaux le constatent: devant les registres sans lacunes, -devant les monceaux d’imprimés remplis et classés, devant les totaux -savamment établis, manifestement exacts, la nation réconfortée pense que -la statistique aura toujours le dessus! Devant tout ce travail, en -présence de cette fièvre «d’être à jour», de ce défi à la mort, un mot -part du cœur à l’adresse des plumitifs défenseurs de l’intérêt général: -«les braves gens!»... Jamais un roman ne donnera ce frisson attendri!... -Et puisque, malgré l’héroïsme de l’administration, le froid et ses -désastres persistent, le gouvernement lui-même intervient: il répand des -croix, des gratifications dans les bureaux, et il faudra bien que le -mois de mai fasse le reste! - - * * * * * - -Chaque jour, Chaupillard apportait la même disposition d’esprit. -Ferdinand et Marthe gardaient cette impression que ce n’était plus un -méchant homme: il souffrait de froid, de famine, et il souffrait aussi -d’être un raté de l’art et un raté de l’affection. - -Symptôme irrécusable: Albert et Georges ne le fuyaient plus; lorsque -certains éclats de voix parvenaient à leur chambre, ils disaient: - ---Allons voir carapater monsieur Chaupillard. - -Ils se postaient à l’entrée du salon; ils s’amusaient de voir -Chaupillard taper sur sa poche: - ---Le seul moyen de rendre service au peuple avec les livres, c’est de -les brûler comme chauffage! - -Ils s’effaçaient et pouffaient à leur aise dans la salle à manger. -Chaupillard «carapatait» en effet; il vociférait contre le Dickens, -contre le Balzac, il montrait le poing devant Ferdinand. Il parlait de -côté à Marthe, comme si deux impressions, l’une aimable, l’autre -rancunière, lançaient et retiraient son regard. - -Un soir, il arriva passé neuf heures; il jeta sur la table un numéro de -la _Revue du Progrès_. - ---Encore une consolation, ricana-t-il; tandis que la littérature sombre -dans le néant, la science officielle triomphe,--comme la statistique. - -Cette énigme formulée, il ralluma difficilement un piètre cigare; des -phrases banales furent dites, on ne voulait pas l’exciter. Marthe alla -coucher les enfants; aussitôt il entreprit Ferdinand, d’une voix -assourdie: - ---Les bonnes fortunes sont pour rien, mon cher! Dans le bétail -grelottant qui cherche à ne pas mourir, on ne distingue plus les -professionnelles, les mères de famille, les fillettes échappées de -l’école! La poésie, le rêve, l’immensité aimante et ta sublimité, ô -amour, sont descendus à sept sous dans Ménilmontant! - -Il se précipita sur la _Revue du Progrès_. - ---Eh bien, une formidable découverte vient d’honorer les savants -officiels. Étant donné que,--pour les gens respectables,--la seule cause -admissible de la prostitution est la perversité naturelle ou acquise, -écoutez stupides littérateurs: _Les mauvaises dispositions latentes chez -un grand nombre de créatures se déclarent particulièrement sous -l’influence du froid._ - -Il secoua Ferdinand: - ---La démonstration d’une grande loi scientifique va être présentée aux -Académies: _les perversions morales sont développées et propagées par le -froid_, tandis que les maladies du corps sont surtout favorisées par les -températures chaudes. La certitude ressort de cette symétrie; les deux -pôles voulus par la logique apparaissent lumineusement. Vive la science -officielle! A bas la littérature! - ---De quoi parliez-vous? demanda Marthe. - ---Nous parlions d’une découverte relative aux «mauvaises femmes», dit -Chaupillard, les yeux avides sur Marthe. - -Elle lui adressa un regard pénétrant qui le troubla comme un aveu: - ---Nous emplissons l’ouvroir jusqu’à demander de l’élasticité aux murs... -dit-elle; les mauvaises femmes, c’est nous, qui n’inventons pas des -secours suffisants... - -Elle se tourna, inclina son front, le donna à baiser à Ferdinand. - -Un instant s’écoula, où Chaupillard se sentit mis à l’écart; il perçut, -en exilé, une intimité où il ne pénétrerait jamais. Brusquement, il se -boutonna et partit. - -Il ne revint pas le lendemain, ni les jours suivants. - - - - -XVI - - -Ce dimanche-là, le printemps demeurait encore indécis à l’entrée du mois -de mai; des souffles d’humidité froide succédaient à des souffles -tièdes, des nuages retardataires troublaient la franchise des grands -éclats de soleil. - -Après déjeuner, Ferdinand était sorti avec les enfants, Marthe avait -préféré rester. L’appartement rangé, elle musait, regardait les coins, -les fenêtres, avec des aspirations confuses. Sur le demi-balcon du salon -et de la salle à manger, les géraniums remontés de la cave montraient -des pousses tendres, aimables à l’œil, d’une teinte convalescente. A -cause des passants, Marthe se mit à leur donner seulement quelques -gouttes d’eau, avec la carafe, d’une main experte aux pansements -délicats. - -Elle se retourna vivement, époussetant ses doigts à son peignoir: -quelqu’un avait sonné. - -Quelle surprise! madame Griffon, après six mois d’éloignement. - -Marthe s’empressa, très heureuse: - ---Entrez donc, excusez-moi; je viens de finir des rangements; je suis à -ne pas toucher avec des pincettes. - -Quand madame Griffon fut assise dans le salon, recevant à plein le jour -de la fenêtre, Marthe, qui ne lui avait rien trouvé de nouveau à -première vue, fut stupéfaite: absolument l’impression de saisir, face à -face, une actrice que l’on connaissait seulement à la scène. Un -changement complet et pourtant inexprimable: madame Griffon semblait -avoir les traits grossis, dépoétisés avec moins d’envolée dans les -cheveux blonds, dans les yeux bleus. Elle avait aussi perdu de son -cachet mondain, malgré un costume de drap gris très chic et très -sérieux. - -La conversation fut d’abord difficile. Madame Griffon souriait trop -fixement, regardait trop Marthe, et ne disait pas ce qui était arrivé -pendant les six mois d’éclipse. - -Marthe gênée, en dépit de son propre cœur affectueux, n’osait pas -questionner; elle offrait ses joues écouteuses de brune pensive. - -C’était Adèle qui interrogeait et qui parlait le plus, et d’autorité, de -façon à rester dans un sujet limité: - ---Que devenaient les enfants? Que devenait monsieur Prestal? La -concierge avait dit qu’ils étaient partis se promener; c’était à -prévoir, par ce dimanche de printemps, et à prévoir aussi que la -ménagère modèle serait là toute seule. - -Marthe ne remarqua pas que, peut-être, si son mari et les enfants -avaient été à la maison, madame Griffon ne serait pas montée. - -La visiteuse plaisantait sans que son visage exprimât une réelle -bienveillance; et tout d’un coup, sa voix sûre, alerte, avait trébuché, -malgré un effort de gaie sonorité: - ---Eh bien, au fait, le roman, quel résultat? - -Marthe chercha machinalement à rajuster le boutonnage de son peignoir: - ---Le résultat commercial? pas brillant. Mais le mérite d’un livre est -indépendant de la vente. Mon seul ennui, c’est que mon mari ne croit -plus en son œuvre. - ---Et vous? - -Une expression fervente, intrépide: - ---Moi, j’y crois. - -Une sorte de duel commença. - -Madame Griffon eut un froncement de sourcil; elle se renfonça tout d’un -côté de son fauteuil, s’accouda et parla d’abondance, mais lentement, -onctueusement, comme une personne maîtresse de soi-même distille ses -griefs avec un laisser-aller du corps et de la voix. Dès les premiers -mots, Marthe pensa à Chaupillard. - ---Écoutez, je n’aime pas les dernières pages du roman; cette pauvresse à -qui tant de malheurs sont échus, ça indispose qu’une catastrophe pire la -terrasse sans espoir. Il ne suffit pas de raconter du vrai, il faut le -rendre acceptable. Dans un roman bien fait, il y a une conclusion -nécessaire: celle qui donne au lecteur la sensation d’obtenir -précisément ce qu’il désirait. - -Marthe penchée, les mains appuyées aux genoux, écoutait, bayant -d’attention. Elle s’expliquait ce dénigrement dans une certaine mesure; -ne s’agissait-il pas de leur jalousie inavouée? Elle voulut répliquer, -mais son amie ne le lui permit pas. - ---Oui, je sais... quoique dans la seconde partie du roman la -documentation ne soit plus empruntée à Catherine Bise, je sais que vous -pouvez me citer la date, le pays où le drame final s’est accompli; mais -je dis que c’est trop voulu, trop choisi exprès... Une supposition: vous -n’êtes pas au courant, je vous raconte l’épilogue du roman, comme une -histoire d’hier, vous allez voir, si je ne ressemble pas à madame Colin, -dont nous nous moquions, parce qu’elle ne rapportait jamais que des -aventures uniques en leur genre. - -Marthe pensa: «Décidément, Adèle n’a pas trouvé cette critique-là toute -seule.» - -La visiteuse se redressa un peu et fit des mines d’aimable conteuse, -avec des intonations composées: - ---Figurez-vous, chère madame, que cette fille-mère a été empêchée -pendant plusieurs années d’aller dans le pays où son enfant était en -nourrice. Enfin elle s’y rend. Une localité où l’on fait l’élevage -pauvre, spécialité d’enfants de bonnes. Le sien a été confié à une -ivrognesse qui en gardait déjà plusieurs autres. Mon fils?... -L’ivrognesse vieille, abrutie, lui montre deux gamins de même âge, de -même taille, l’un boiteux d’une chute accidentelle, l’autre à peu près -idiot. «Voilà! votre garçon est un des deux, mais, depuis le temps, je -ne sais pas lequel vous appartient; personne n’est jamais venu, pas plus -pour l’un que pour l’autre; celui qui est estropié je l’appelle Bibi, -celui qui ne boite pas, je l’appelle Coco.» Impossible de tirer -davantage de renseignements, la mère ne peut obtenir aucune certitude: -lequel est son enfant? L’un et l’autre restent aussi indifférents à la -regarder, et pensez, ma chère, il faut en emmener un! - -Marthe qui s’agitait sur son siège, guettant un silence, projeta du même -coup sa voix, son buste, ses mains: - ---Eh bien, vous ne trouvez pas le drame terriblement grand? - -Le duel se précisait: laquelle des deux amies imposerait ses vues sur le -roman? - -L’élan de Marthe fit reculer madame Griffon dans son fauteuil; les -paupières paresseuses, elle refusait de croiser son regard neutre avec -le regard avaleur de son amie. - ---Non, dit-elle, ça passe la mesure. C’était déjà trop injuste,--afin de -créer une absence de plusieurs années,--d’avoir fait jeter la -malheureuse en prison, pour un emprunt de livres qualifié de vol... On -ne relate pas des calamités pareilles, c’est de la diffamation sociale! - -«Il n’y a plus de doute, pensa Marthe, Chaupillard a prononcé cette -phrase mot pour mot, ici-même.» - ---Et alors, continua madame Griffon, quand la mère se révolte, après le -premier moment de stupeur, et veut reconnaître son enfant, on a envie de -crier: grâce! - -Elle insista longuement sur le caractère intolérable du morceau. - -Mais Marthe, pendant ce temps-là, remuait les lèvres, se récitait le -passage; elle répondit soudain, comme à une louangeuse approbation: - ---C’est beau, hein? Vous n’avez pas pu lire ces pages sans frémir? Vous -n’avez pas pu rester assise devant le livre jusqu’au bout du drame: -cette femme veut embrasser son enfant et il est là. Elle a été en prison -pour lui. «Ah! ah! messieurs de la Justice, vous avez fait restituer les -livres d’école emportés dans la chambre, au sixième, vous ne pouvez pas -arracher ce que la mère a appris pour son enfant! A lui le profit -maintenant! Son tour de bonheur est arrivé!...» Elle se sent plus forte -que toutes les forces humaines: son enfant serait enfermé n’importe où, -elle irait le prendre... si haut, si profond qu’on le détienne! derrière -n’importe quelle rangée de murailles, de barreaux, de foule, de soldats, -elle pénétrerait!... - -Marthe se penchait, s’exaltait, transfigurée, consciente de prendre le -dessus dans le duel: - ---Mais regardez donc ses yeux qui traversent comme l’éclair!... Mais la -nature inanimée s’émeut quand elle avance ses mains magnétiques!... -L’enfant est là, elle n’a qu’à tendre les lèvres... Alors, on la voit -désarmée, imbécile devant le néant; elle pressent qu’il y a un je ne -sais quoi devant lequel cesse la toute-puissance: c’est le manque -d’obstacle. On la voit qui piétine; la sueur de la peur mouille ses -cheveux; on entend les raclements de la gorge qui renfoncent les bonds -du cœur; on la voit serrer avec folie l’étoffe de sa robe pour retenir -sa force immense qui s’en va... Eh bien, alors, ma chère amie, avec cet -appoint magnifique, la fin du roman ne doit pas être si mauvaise? - -Marthe souriait, victorieuse, à l’évidence, à son amie, au portrait de -Dickens encadré au-dessus d’elle. - -Mais la chère amie, le front baissé, se mit à parler _aparté_; elle en -voulait aux fleurs du tapis placé sous ses pieds: - ---C’est dommage qu’on n’ait pas osé nous la montrer en prison! Il -fallait la faire danser pendant trois ans derrière une grille, en -criant: «Mon enfant! mon enfant!...» Est-ce possible? Elle serait morte: -vous soupirez déjà quand vos enfants partent huit jours à la campagne -sans vous... Si l’on savait véritable une pareille abomination, les -femmes comme nous ne pourraient pas manger, ne pourraient pas rester... -Eh bien, on n’a pas le droit de bouleverser les gens avec des histoires -impossibles! On n’a pas le droit! - -Une inquiétude effaçait le sourire de Marthe: madame Griffon était-elle -toquée! Le romancier n’avait pas le droit de choisir ses épisodes? -Est-ce que les gens étaient contraints par les péripéties d’un roman? - -Et voilà que madame Griffon s’éveilla, comme si elle venait de percevoir -les paroles de Marthe prononcées depuis quelques instants: - ---Qu’est-ce que vous me chantez avec votre «appoint magnifique»? - -Et, contre toute prévision, brusquement elle sembla perdre patience, -elle se redressa, montra des yeux durs et lança d’un ton sec: - ---Enfin, voyons, où est la portée, l’exemple?... Tout le temps de la -confection du roman, j’ai entendu répéter que les faits exposés -revendiquaient un large progrès. Votre mari finit sur une espèce de -preuve que l’avenir meilleur n’existe pas. - -Elle s’arrêta pour mieux fasciner le visage mat, régulier de Marthe, et -elle prononça, meurtrière: - ---C’est de la littérature désespérante et par conséquent stérile. - -Marthe, jusqu’alors si convaincue, si vaillante à soutenir l’œuvre, fut -d’abord choquée de cette manière agressive, puis, subitement, elle -s’affaiblit: le prononcé de _littérature stérile_ l’avait touchée au bon -endroit. - -Elle était égarée, sans idée, prête à pleurer. L’instinct seul de -chercher une atténuation lui restait: - ---Est-ce que c’est aussi l’avis de votre mari? balbutia-t-elle, presque -suppliante. - -La visiteuse avança le buste tout d’une pièce, en une pose inélégante, -et fit claquer un rire strident, forcé: - ---Quoi! vous ne savez donc rien? Le divorce est prononcé; il y a un mois -que je ne suis plus madame Griffon! - -Elle montrait des dents petites et pointues, et jusqu’à la fin de -l’entretien une crânerie dramatique contracta son visage blond-rose, -comme si sa beauté peuple, retrouvée, remplaçait la distinction -bourgeoise disparue. - -Ce divorce achevait d’effarer Marthe: il n’y avait donc à envisager que -des désillusions et des ruptures? Les traits tirés, elle essayait des -phrases qui ne venaient pas, elle tendait à droite et à gauche son front -réfléchi de brune, incapable surtout de se défaire de cet écrasement: -«Le roman était stérile, sans portée!» - -L’ex-madame Griffon interpréta cette stupeur douloureuse comme un signe -de réprobation; aussitôt elle sentit le moment venu de liquider la -vieille jalousie. Après un silence de défi, elle lâcha sa rancune: - ---Ah! ah! j’ai consenti au divorce! Moi au moins j’ai dicté une fin de -roman agissante et qui commande des suites considérables... je suis une -autre romancière que vous autres... - -La pitié, l’ironie supérieure sifflaient en un sarcasme étrange: - ---Votre collaboration d’épouse n’a produit qu’une emphase littéraire, -moi j’ai atteint la grandeur des faits! - -Marthe, anéantie, n’avait rien à répondre. Elle entrevit cependant le -cas si fréquent d’une personne qui a copié des attitudes, des -résolutions et qui, ensuite, injurie l’inspirateur et nie son influence. -Mais aucune pensée ne subsistait avec netteté; la couleur du jour était -changée; le Dickens au mur semblait osciller, à moitié effacé. - -La divorcée prenait cette gêne maladive pour la réserve affectée par les -honnêtes femmes à l’égard de certaines irrégulières. Elle s’exaspérait: - ---Le sublime de l’artiste est fait de ses passions réprouvables... - -Une lueur passa dans l’esprit de Marthe: c’était Adèle, cette divorcée, -que devait épouser Chaupillard! Mais cette conjecture échappa aussi; le -réquisitoire de la visiteuse importait seul, il envahissait avec une -force impitoyable, et la foi vitale de Marthe se débattait affreusement. - -Adèle continuait, pensant rabaisser l’insolence: - ---La règle est l’ennemie du génie! Comment monsieur Ferdinand Prestal -pourrait-il être un grand écrivain, avec une femme si méritante, pourvue -de toutes les sagesses bourgeoises? - -Marthe se leva, serrant le bras de son fauteuil; un désespoir -irrémédiable descendait en pâleur sur ses joues décomposées. - -La visiteuse se leva aussi, éclatant de rire: - ---Vous ne voudriez pas, prosaïque épouse, que d’un si digne accouplement -une œuvre héroïque fût née? - -Elle demeura un instant les yeux plissés, la bouche vermeille épanouie. -Marthe la regardait avec épouvante, telle une victime qui ne sent plus -les coups, mais bat des paupières au geste qui s’acharne. - -Devant cet accablement inoffensif, Adèle, versatile, éprouva une -velléité de tendre la main, de dire une parole d’adieu radoucie, un -«sans rancune» quelconque. Mais, par amour-propre et faute de présence -d’esprit, et parce que c’était le plus facile, elle s’arracha d’un coup -d’épaule, traversa vivement la salle à manger, gagna la porte et se -sauva. - -Au claquement de la fermeture, Marthe s’avança machinalement comme pour -reconduire, puis elle revint dans le salon. - -Une sorte de réalité terrible opprimait ses facultés: «le roman de son -mari passait pour être sans vertu généreuse!» - -Navrée, elle sentait la maison froide, grise, sépulcrale. Les meubles -qu’elle aimait ce matin encore, la bibliothèque, la table de bureau, les -livres, les choses de spiritualité qui, d’ordinaire, lui étaient chères -et propices comme des preuves que l’on faisait partie de l’élite -pensante, tout cet apparat de monde cultivé maintenant lui était -pénible, la repoussait, la blessait. - -Bien entendu, l’impression que Ferdinand pût n’avoir qu’un talent -médiocre était rejetée déjà, la Foi n’avait même jamais abdiqué. C’était -de sa propre infériorité qu’elle avait conscience; si l’œuvre manquait -de portée, c’était par sa faute à elle, Marthe. - -L’ex-madame Griffon avait hâté cette haute réaction affectueuse, en -accusant principalement «la prosaïque épouse». Oui, oui, ce terme de -mépris avait cinglé justement; la visiteuse avait proféré l’impitoyable -vérité: le tort de l’épouse. - -Parbleu! le génie de Ferdinand avait infusé au roman les plus nobles -qualités, une seule manquait qui dépendait de l’entourage: la force de -propagande généreuse, qu’elle-même, Marthe, avait amoindrie par ses -préoccupations mesquines de ménagère! - -Elle quitta le salon comme si les gravures suspendues, le Balzac, le -Dickens, le Tolstoï, eussent bafoué sa coupable nullité. - -La salle à manger n’était pas plus réconfortante, avec le cuivre luisant -de la suspension et du poêle de faïence. Comme Ferdinand avait raison de -combattre ce sot orgueil, en vertu duquel la maison était bouleversée à -chaque réception d’amis! - -A propos de réception, des visions désolantes passaient: Pauvre -Griffon!... pauvre Catherine!... Tout se tenait: l’on rayonne les uns -sur les autres; quand on est des gens sans ampleur, sans réussite, on -n’a autour de soi que des gens pareils, sans joie, sans consolation... -Et là encore, il y a un tort... - -Appuyée à la table, elle recevait comme un souffle malade venu des -géraniums aux pousses décolorées; un désespoir sans fond entraînait tout -ce qui la rattachait à la vie. Tous ses prétendus défauts et ses -apparences de torts grandissaient, emplissaient la maison. - ---«Je fatiguais Ferdinand de mon bavardage oiseux. Je lui imposais des -inquiétudes humiliantes, je le forçais à tirer son génie terre à terre. -Quelles inspirations sublimes ne lui ai-je pas fait perdre en le -dérangeant avec mes torchons! Quelles hautes pensées n’ai-je pas tuées!» - -Elle se souvenait avec une prodigieuse précision des faits les plus -insignifiants, des circonstances les plus éloignées où elle avait gêné -son mari. Ce dimanche matin où elle l’avait obligé à quitter sa table de -travail et où, de dépit, il était allé rincer des bouteilles à la -cave!... Atteins donc le ciel, malheureux, dans des conditions -pareilles!... Voilà: Ferdinand n’avait pas eu la femme qu’il lui -fallait, la femme qu’il aurait méritée! - -Les larmes ruisselaient aux joues de Marthe; tout son être accablé -demandait pardon. - -Comme une coupable qui ne sait où cacher ses remords, elle erra dans la -cuisine, puis dans la chambre des enfants; elle ramassa les chaussons, -qu’avant de sortir, selon l’habitude, ils avaient lancés à travers les -meubles, sous les chaises et sous la toilette... Et les remords -allaient: Pauvre Ferdinand! Pardon de n’être qu’une cuisinière... - -Elle se réfugia dans la chambre à coucher, mais aussitôt la grande glace -de l’armoire s’empara d’elle... Oh! alors! Le visage fade d’employée -d’ouvroir! Les cheveux sans coquetterie! Le peignoir fané sur la hanche -forte... Oh! alors! Pardon de n’être pas plus jolie femme! Pardon de ne -savoir que l’étreinte totale! Pardon d’avoir des spasmes si bêtes!... - ---Quoi! miséricorde! Est-ce qu’on ne sonnait pas encore une fois? - - - - -XVII - - -Marthe hésita: - ---Si je n’ouvrais pas... Sans doute, c’est _elle_ qui revient apporter -de nouvelles blessures! - -Mais peut-on refuser de savoir? C’était peut-être _elle_ qui venait -rétracter une partie de ses cruautés. - -Alors, le souffle en suspens, le dos peureux, la pensée morte, Marthe -alla ouvrir. - -La porte jeta largement la réalité. - -Marthe demeura un instant interdite, immobile, aveuglée comme par -l’irruption de ce soleil printanier qui dissout les nuages d’une flambée -et qui, s’emparant souverainement de l’espace, délimite, situe et -explique toutes choses. - -Puis, en un geste subit de résurrection,--parce qu’il le fallait,--sans -comprendre exactement,--par instinct d’accueillir le succès après la -défaite annoncée,--par instinct d’embrasser la vie, l’espoir, la -réhabilitation, elle ouvrit les bras tout grands: - -C’était l’ami Griffon, avec son doux sourire d’aristocrate-né; il tenait -par la main un petit garçon, et il présentait une jeune femme aux yeux -timides. - - -FIN - - -IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--21392-11-04.--(Encre -Lorilleux.) - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OBSÉDÉS *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Et puis, je bouquine beaucoup ; -je ne suis pas très « homme de ménage ».</p> - -<p>Son visage était lumineux de franchise et de -simplicité : oui, vraiment, quand il n’écrivait pas, -il lisait ; sauf cela, aucun égoïsme, il serait tout à -sa femme.</p> - -<p>Marthe, — livrée à cette palpitante curiosité -des fiancées : « régnerai-je sans égale dans votre -pensée, mon ami ? », — Marthe, le visage -encore plus clair, encore plus ingénu, avait -jugé qu’un tel travers était en effet bien innocent.</p> - -<p>Elle n’avait pu obtenir aucun échantillon de -ces manivelles littéraires : il s’agissait de si peu de -choses.</p> - -<p>Mais, le lendemain des noces, Ferdinand avait -spécifié qu’il s’absorbait dans sa littérature, après -dîner, de huit heures à onze heures et que, levé -tôt, il paperassait encore, le matin, avant de partir -au bureau.</p> - -<p>Puis il avait gentiment sollicité la participation -de sa femme.</p> - -<p>Gentiment, mais en quelque sorte légitimement : -cela venait comme une analogie, comme une suite -au droit marital :</p> - -<p>— Tu m’aideras, je serai moins maladroit, avait-il -dit en donnant à lire des nouvelles bien intentionnées, -plutôt que bien réussies.</p> - -<p>Sa câlinerie était charmante. Seulement il avait -ajouté :</p> - -<p>— Lis tout de suite, quand je te demande.</p> - -<p>Rien de heurté : c’était une continuation de rôle. -Ferdinand avait même imposé la règle d’appréciation :</p> - -<p>— L’écrivain soucieux d’influence doit se dissimuler -derrière des événements significatifs par eux-mêmes. -Quand j’écris, je pense à la gamine de ta -directrice que tu m’as si bien dépeinte : les conseils, -les récriminations ne portent pas ; elle ment, elle -trouve le moyen de se justifier. Il faut impersonnellement -lui dire son fait : « Un jour, une petite -espiègle a caché une pièce d’argenterie et elle a -laissé accuser et renvoyer la bonne : peut-être que -cette pauvre fille est morte de faim… Voilà le -pot de confitures, donne-t-en une indigestion si -tu veux. »</p> - -<p>Bref, excepté qu’il dictait son exigence en tout, -Ferdinand laissait sa femme absolument maîtresse -de ses goûts et du reste.</p> - -<hr /> - - -<p>Ensuite, comme par hasard, il avait fait une -heureuse découverte : Marthe possédait un don -vibrant d’observation, une intuition des plus sagaces ; -eh bien ! ma foi, elle ne s’en tiendrait pas à la critique, -elle devrait aussi sustenter, par des propos -abondants, la « petite distraction littéraire sans -importance » de son mari.</p> - -<p>— Mais certainement, mon ami.</p> - -<p>Ainsi se forme une épouse.</p> - -<hr /> - - -<p>Certes, au regard d’un écrivain, Marthe pouvait -se flatter d’être documentée à souhait.</p> - -<p>Dans un ouvroir pour les femmes sans asile, — principalement -pour les filles-mères, — où le séjour -maximum était d’un mois, elle s’occupait du secrétariat, -des offres et demandes d’emploi.</p> - -<p>Aucun renseignement n’était exigé pour l’admission ; -mais les vagabondes qui vidaient leur -cœur étaient parfois moins instructives que les -farouches taciturnes.</p> - -<p>Cet ouvroir, on aurait dit parfois d’un cinématographe -où passaient impénétrables, fantomatiques, -anonymes, tous les spécimens de suppliciées -venant du néant, retournant au néant. Et la -grandeur tragique planait sur ces vaincues irrémédiables, -n’accordant même plus au monde la grâce -de leur plainte.</p> - -<p>Marthe avait ce devoir d’être la douce nature -devant les hospitalisées, aussi bien devant celles -qui serraient sauvagement leurs bras sur leur poitrine -assassinée, que devant celles qui étalaient -leurs plaies en criant. Elle assumait ce service -particulier d’être la bonté passive, enregistreuse de -faits sans appréciation, la bonté acceptant tout, même -les injures.</p> - -<p>— Voulez-vous du travail ?… Quel ouvrage -pourriez-vous essayer ? Voulez-vous que nous examinions -ensemble votre situation ?</p> - -<p>Signe de tête rancunier : rien.</p> - -<p>C’était bien simple : il y avait à n’être rien, -devant ce refus. Il arrivait alors que certaine -désespérée, susceptible d’être éloignée par un battement -de cils, revenait volontairement devant -Marthe et <i>pouvait</i> parler sans honte, sans excuse -et surtout sans quitter son air hostile, ce dernier -lambeau d’amour-propre : « Voilà ce que j’ai… -voilà ce que je désire… »</p> - -<p>Marthe avait la chance d’être aidée par son -physique : mince et de taille ordinaire, un front -intelligent, pas plus, des yeux à pensée limpide, -nulle exagération dans le visage, même pas la coloration, -mate ; les traits affinés, certes, mais sans -angles qui eussent été durs ; seulement, des joues -impressionnantes : de ces joues — pauvre gens — qui -vous écoutent, vous attendent et dont la chair -est aimantée.</p> - -<p>Marthe n’était pas un « personnage », quoiqu’elle -se rendît compte de la délicatesse de sa -tâche.</p> - -<p>A ce point de vue, ni le mariage, ni la collaboration -ne la changea.</p> - -<p>Le matin, elle ne partait pas pour être sublime ; -inutile de se préoccuper d’avance des clientes à -recevoir, le bon accueil ne se prépare pas. On la -confondait dans le lot des passantes ordinaires. -Comme celles-ci, elle tâtait volontiers, à l’étalage, -les étoffes trop chères pour sa bourse et elle songeait -bien pendant cinq minutes à la robe à faire.</p> - -<p>A la maison, elle ne rapportait aucune empreinte -théâtrale de son secrétariat ; elle était une ménagère -ayant davantage à raconter que telle autre femme, -employée des postes ou vendeuse de magasin.</p> - -<hr /> - - -<p>Grâce à la documentation de l’ouvroir, Ferdinand -avait composé des nouvelles beaucoup plus charnues, -remarquables par l’animation sentimentale. -Autant sa femme était généreuse d’intelligence et -de fait extérieur, autant il était généreux d’instinct -et de fait intérieur.</p> - -<p>La plaisanterie « d’écrire pour soi » n’avait pas -duré. Il s’était donné la peine de chercher ; plusieurs -publications non payantes l’avaient accueilli. Enfin, -une Revue fastueuse avait imprimé sa copie, après -trois ans d’attente : cinquante francs !</p> - -<p>— Rien ne fait grandir l’ambition comme le -succès d’argent, annonçait-il narquoisement tout -d’abord.</p> - -<p>Puis un jour, effectivement, il avait surgi en -volonté magnifique :</p> - -<p>— Je veux faire un roman ! Je veux faire une -œuvre existante, considérable !</p> - -<p>Il avait embrassé sa femme, elle l’avait regardé -d’amour. C’était entendu : cette création-là aussi -appartiendrait à leur commune exaltation.</p> - -<p>Ils étaient mariés depuis huit ans, leurs deux -garçons avaient cinq et sept ans.</p> - -<hr /> - - -<p>Marthe appelée à secourir tant de victimes de -la criminalité masculine adorait son mari.</p> - -<p>Leur excellent ami Griffon taquinait les époux -là-dessus :</p> - -<p>— Heureusement que la logique est exclue de -certains domaines !… On prétend que les sages-femmes -sont plutôt mises en disposition par les -déchirements mêmes de leur métier…</p> - -<p>Marthe rougissait. Ferdinand exagérait son clignement -de fatuité.</p> - -<p>Il collectionnait des notes plus ou moins utilisables, -selon la manie des gens de plume ; après -six mois d’ancienneté dans le mariage, il avait -trouvé séant de consigner cette observation :</p> - -<p>« La femme bonne et affectueuse la plus chaste, -la plus rigoriste, ne sait pas faire la moindre retenue -à l’époux : la richesse est à lui, dès le -souhait. La femme ostensiblement voluptueuse, -mais égoïste et d’un attachement subalterne, laisse -le caprice régler sa libéralité. Jamais son mérite -intermittent, si fougueux et si raffiné soit-il, ne -vaudra la <i>totalité constante</i> de l’autre femme. Pensez -donc : chez cette autre, nulle frivolité ne se -disperse, nulle, ni avant, ni après l’heure. Allez -donc lutter d’extase avec cette nature concentrée ! »</p> - -<hr /> - - -<p>Ferdinand avait annoncé, un lundi après dîner, -son intention de faire un roman ; le mardi matin, -dès le réveil, il se répéta expressément, comme si -l’entreprise ne souffrait aucun retard.</p> - -<p>— Tu auras toute mon aide ! assura sa femme -les yeux riches, grands offerts.</p> - -<p>Il s’émut intimement : vrai ! si l’œuvre naissait -incomplète, la faute en serait seule à l’exiguïté de -son génie à lui.</p> - -<p>Le soir, au retour du bureau, il perçut une vibration -de plus dans la voix de Marthe :</p> - -<p>— J’ai reçu des nouvelles des enfants, ils vont -bien ; Albert a voulu se faire couper les cheveux tout -ras et Georges a préféré une raie ; heureusement -que grand’mère ne les prend pas souvent, une -séparation de trois jours me semble déjà trop -longue ; je n’ai quitté l’ouvroir qu’à six heures -moins le quart, à cause de la Maslowa qui s’est -décidée à me parler : elle entre en place ce soir, -son mioche est mis en nourrice ; et d’abord elle -n’est pas plus Russe que moi.</p> - -<p>C’était l’habitude ; dès l’antichambre, Marthe servait -à Ferdinand les principaux faits de la journée, -en une phrase d’assortiment, avec une franchise de -petite fille bavarde, avec une sorte de zèle affectueux.</p> - -<p>— Ah ! dit Ferdinand, les oreilles pleines.</p> - -<p>— Tu fais « Ah ! » comme si cela te désillusionnait. -Elle s’appelle prosaïquement Catherine Bise et -elle est née sans prétention au Kremlin-Bicêtre.</p> - -<p>Ferdinand imita la rigueur outrecuidante d’un -de ses chefs, lequel ne convenait jamais d’une erreur :</p> - -<p>— Permettez, femme chétive, je savais bien -qu’il y avait du russe dans le cas de votre Catherine : -le Kremlin et j’avais raison de la surnommer -provisoirement Maslowa… Mais ne te déshabille -pas, nous dînons chez les Griffon, tu me finiras ton -histoire en marchant.</p> - -<p>— Bon ! moi qui avais déjà allumé le feu… -Griffon est donc encore une fois rabiboché avec sa -femme ?</p> - -<p>— Faut croire. Elle a même promis d’être sage -<i>pimbêchement</i> et de rompre — jusqu’au dernier fil — avec -sa chère madame de Mireille, que je voudrais -bien connaître, entre parenthèses.</p> - -<p>Marthe envoya le vent d’une claque amicale sur -la joue de son mari :</p> - -<p>— Tu sais, mon bonhomme, les <i>madame de</i> sont -pareilles aux autres ; on a beau chercher, la particule -n’ajoute rien, sous la main.</p> - -<p>Par le boulevard des Batignolles, falotement -éclairé au gaz, Ferdinand et sa femme allèrent, se -donnant le bras. Ils habitaient rue Saussure, les -Griffon rue Houdon ; le chemin était de suivre les -boulevards extérieurs jusqu’à la place Pigalle.</p> - -<p>Un beau temps de gel rendait le pavé crottineux ; -les passants séchaient avec obstination l’humidité -de leur nez. A la station des fiacres, les têtes des -cochers affichaient un violet coléreux, tandis que -les sergents de ville d’alentour se décoloraient en -vert. Ce désaccord entre deux des plus importants -produits de la rue dérangea, une seconde, l’attention -de Ferdinand.</p> - -<p>Marthe parlait d’un accent ordinaire, toute à -son mari, toute à la simple exactitude de son souvenir :</p> - -<p>— Quand il a été convenu que Catherine Bise -nous quittait, je lui ai dit : « N’oubliez pas l’adresse -de l’ouvroir, si vous étiez dans la peine, pensez à -moi. » Une réponse amère a souri sur sa figure : -« Oui, la goutte de charité dans l’abîme, je connais, -merci de l’intention. » Ses longs cils ont palpité, -vraiment ils m’ont envoyé une caresse. Alors -moi, j’ai rendu pour de bon, à Catherine, un baiser, -ça ne pouvait pas se faire autrement. Ah ! si -tu savais, aussitôt, ce poids de sanglots qui est -tombé sur mon épaule ! J’ai tiré la pauvre fille sur -le banc du parloir, contre moi et j’ai attendu. Tu -comprends, elle a bien senti mon cœur qui battait ; -au bout d’un instant, elle s’est soulevée un -peu et elle s’est mise à lui parler, contre mon corsage, -doucement, interminablement : « J’ai personne, -que mon enfant… » Moi, sans oser même -remuer les lèvres, je tenais la main glacée de Catherine -dans mes deux mains et seulement, de -temps en temps, le long des phrases, je serrais -d’une secousse involontaire, comme quand on a -peur au bord d’un fossé.</p> - -<p>Ferdinand écoutait, le front serré, ramasseur, et -ses yeux rendus aigus piquaient au passage des -dames emmitouflées de fourrures, des demoiselles -de magasin parées de collets soutachés. Marthe -plongea son regard dans une devanture de modes, -par devoir féminin, et, négligeant deux messieurs -en chapeau de haute forme qui pouvaient entendre, -elle émit à pleine voix :</p> - -<p>— Pour sûr, voilà ton roman, toi qui veux donner -à la réalité vulgaire une mission héroïque. -Dame, pour débuter, c’est trop brutal ; on dirait -d’un affreux fait-divers. Catherine a été séduite à -dix-sept ans ; là-dessus, je n’ai pas de renseignements, -d’ailleurs l’accident suffit. Chassée par ses -parents, abandonnée avec un enfant, elle s’exténue -à faire de la couture, dans une chambre à Belleville. -L’enfant meurt d’étisie, âgé de quelques -mois ; là encore, je ne sais pas grand’chose et puis, -au milieu des pleurs, il y avait des mots noyés, -méconnaissables.</p> - -<p>Par une nécessité inexplicable, Marthe se tut, le -temps de laisser passer une jolie petite écolière -au nez retroussé, « décorée » sur son tablier noir, -puis elle expliqua, au sujet de l’enfant mort d’étisie, -que l’administration chargée d’inhumer les indigents -n’accordait que le strict nécessaire : la terre. -Aussi, les marchands d’articles funéraires dépêchaient-ils -des racoleurs à l’adresse des <i>décès gratis</i> -et s’il restait un meuble, un drap, les pauvres -achetaient une croix pour orienter la douleur dans -le désert de la fosse commune.</p> - -<p>— Tu te représentes Catherine assise sur -l’unique chaise de la chambre d’hôtel, en face du -petit cadavre ? Catherine famélique et délicate, avec -ses yeux timides. Je te l’ai dit, le jour de son entrée -à l’ouvroir, elle a des yeux qui « sautent » -d’avaler trop la lumière et ils sont trop simples, -trop doux, les autres yeux les éraflent… Arrive le -courtier funèbre, un homme « comme les forçats -évadés sur les images ».</p> - -<p>Ferdinand secoua la tête et parut envoyer une -menace, à droite, vers les arbres noirs du boulevard :</p> - -<p>— Je définis surtout ces espèces de brocanteurs -d’après leur argot effroyable. J’en ai vu un devant -la mairie, avec le commissionnaire, son copain ; il -montrait une vieille qui avait eu « cette piété des -derniers sous » dont tu viens de parler ; au lieu de -dire : « Je lui ai fourni la croix », il a dégoisé -rêchement : « J’ai fait la trique ! »</p> - -<p>— Alors, tu ne vas pas trop t’épouvanter, espéra -Marthe. Du reste l’épisode aurait peu de place -dans le roman. Souvent, la cause d’un drame se -pourrait comparer au fait de la naissance d’un personnage, -c’est <i>tout</i> évidemment, mais cela reste en -dehors.</p> - -<hr /> - - -<p>Chaupillard, un ami malveillant, accusait Marthe -d’être « phraseuse à cause de son instruction confortable -certifiée par diplôme. » Griffon, l’ami bienveillant, -protestait :</p> - -<p>— Non ! Elle était douée de la sensibilité qui -façonne et assaisonne l’expansion ; de plus, la fréquentation, -à l’ouvroir, de personnes au vocabulaire -débraillé, l’incitait à surveiller son élocution ; -les institutrices ne prennent-elles pas une affectation -grammairienne par habitude de réagir contre -le mauvais langage des élèves ? Enfin, lorsqu’elle -pensait aux essais littéraires de son mari, elle -« composait » d’instinct, parce que l’on pénètre -mieux les gens jusqu’à l’intime, à employer leurs -expressions professionnelles.</p> - -<hr /> - - -<p>Ferdinand sentit au bras de sa femme une contraction -nerveuse et le récit continua :</p> - -<p>— Tu te représentes ?… Je viens pour la croix, -dit le racoleur. « Une croix ! Je voudrais bien ! je -n’ai pas d’argent ! » pleure la tremblante Catherine. -Alors le hideux carnassier propose : « On -peut s’arranger… »</p> - -<p>L’accent de Marthe s’altéra :</p> - -<p>— Écoute, je sais ce que c’est que de tenir contre -soi une ressuscitée qui revoit son assassin.</p> - -<p>Et Marthe reconstitua le crime :</p> - -<p>— Il y avait eu l’homme fouillant la douleur -avec un croc : « Vous ne pouvez pas laisser le -pauvre chéri sans croix… pensez donc ! il attend sa -croix… et en beau bois peint… Et sans ça… plus -rien ! Dans le trou, comme un chien ! » Il y avait -eu l’homme approchant ses griffes et faisant le -simulacre d’emporter, de jeter. Alors, la démence -des femelles privées de leur petit et qui demandent -si l’on ne voudrait pas le leur ranimer ; alors l’égarement, -la quasi syncope, l’affaiblissement de la -faim, l’abandon de tout l’univers, la mort qu’on -appelle, et la violence qui renverse comme le coup -de la mort !… Le jour même, Catherine atteinte de -fièvre délirante avait été transportée à l’hôpital ; -c’étaient les employés des pompes funèbres qui -avaient rendu le service de la descendre, l’un tenant -les pieds, l’autre la tête.</p> - -<p>Marthe acheva frémissante :</p> - -<p>— Et voilà que, convalescente, au bout de trois -mois, tu devines ?… Tout ce que la fatalité peut -décréter de plus épouvantable ?… <i>L’homme à la -trique</i> n’a pas commis un crime unique : il a engendré !</p> - -<p>— Mince, alors ! lança Ferdinand, la mine sombre. -Quelle donnée pour un feuilleton rocambolesque ! -Si tu avais lu ce prologue dans le journal, -je dirais : « Ça promet », et je te dispenserais de -me tenir au courant.</p> - -<p>La traversée de la place Clichy, dans le lacis des -véhicules, n’était pas à faire en bavardant. Ferdinand -changea de modulation :</p> - -<p>— Il s’agit de zyeuter, pour ne pas nous laisser -déranger le corps par un tramway.</p> - -<p>C’était un fait : tandis que Marthe avait naturellement -un parler quasi littéraire, Ferdinand affectait -volontiers le parler faubourien. Parmi les -accessoires du genre artiste, il avait modestement -choisi celui-là, au lieu des grands cheveux, du -chapeau cabossé, du pantalon à pont, etc., auxquels -il aurait pu tout aussi bien prétendre.</p> - -<p>Sur l’impériale de l’omnibus des Batignolles, -un apprenti, tout seul, faisait penser à une statue -dégradée dans un jardin désert. Le marchand de -marrons, près de la station, donnait vivement des -petits sacs préparés ; il vit partir en l’air un de ces -sacs.</p> - -<p>— Eh ! toi, Réchauffé, là-haut !… Attrape -ça !…</p> - -<p>Juste, l’omnibus démarrait. <i>Réchauffé</i> n’eut pas -le temps de s’ébahir ; il attrapa les deux sous de -marrons, que lui lançait un monsieur inconnu.</p> - -<p>Le contrôleur, ses correspondances à la main, -resta un moment à rigoler de ses propres supputations : -ce monsieur à pardessus marron et chapeau -melon, — dans les trente-cinq ans, — avait -une bonne tête, dans le genre d’un premier commis -de grand magasin de nouveautés ; la femme qui -lui reprenait le bras était jeune, mais pas très chic. -Ils s’en allaient sans hâte ; la femme parlait, penchée, -collante, sans doute qu’elle le bassinait avec -des histoires… Alors, au lieu de répondre, on -siffle en l’air, on jette deux sous de marrons à un -gosse.</p> - -<p>— Catherine s’est donc échouée à notre ouvroir, -avec son second enfant, bien vivant celui-là. Il a -huit mois ; comment l’a-t-elle gardé jusqu’à présent ?… -Elle l’aime sauvagement, et j’ai entrevu -« du sublime effrayant » dans son excès de maternité… -En tout cas, le drame passé n’est rien, entends-tu, -à côté du drame présent, et nous aurons -énormément à en reparler : à partir d’aujourd’hui, -Catherine est placée comme bonne à tout faire, -chez un marchand de beurre, à Vaugirard, et son -enfant est en nourrice à cinquante lieues d’ici. -Cette séparation ne saurait durer sans catastrophe… -mais j’espère bien que nous pourrons intervenir… -Quand la femme est venue chercher le poupon, -Catherine a balbutié : « Il s’appelle Émile… il -n’est pas méchant ; je vous assure, madame, qu’il -n’est pas méchant ». La nourrice exhibait une -puissante membrure de paysanne, endurcie, rugueuse. -Catherine s’effrayait des redoutables mains -étrangères qui emportaient la frêle créature, et -elle battait des yeux pour les caresser, pour les -adoucir et elle répétait d’un accent de prière ardente -cachée sous une pauvre politesse mal souriante : -« Vous verrez, madame, il vous aimera -bien… » Tiens, Ferdinand, une voix qui ne serait -pas faite de l’air dans la gorge, une voix qui serait -faite avec du sang échappé.</p> - -<p>Ferdinand, pour bien se pénétrer, renversa fortement -la nuque contre le collet de son pardessus ; -mais l’exaltation léonine de sa face tomba tout de -suite :</p> - -<p>— Madame Griffon nous regarde par la fenêtre.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">II</h2> - - -<p>Anatole Griffon, collègue de Prestal, était son -plus intime ami. Aussi, les vêtements accrochés -dans l’entrée, Ferdinand annonça-t-il :</p> - -<p>— Tu sais, demain, je commence à gâcher du -papier.</p> - -<p>— Aimez-vous les cèpes à la bordelaise, monsieur -Prestal ? demanda madame Griffon.</p> - -<p>— Oui, certainement… Ma femme vient de me -donner une carcasse de roman, quelque chose -d’entrelardé…</p> - -<p>— Fais donc attention, Ferdinand, tu dis que -tu aimes les cèpes…</p> - -<p>— Ah ! mais non, je ne les fréquente pas.</p> - -<p>— Quoi ! Un sujet inédit ? interrogea Griffon -avec un vif intérêt.</p> - -<p>— Mon vieux, depuis que l’humanité existe, la -mistoufle a tiré toutes ses éditions.</p> - -<p>Par habitude, les deux hommes s’asseyaient -coude à coude, à la table de la salle à manger ; -les deux femmes faisaient face, les couples intervertis. -Quand les jeunes Prestal étaient du dîner, -ils se plaçaient en bouts.</p> - -<p>Griffon avait des revenus, à part ses appointements. -La cérémonie des réceptions consistait en -gourmandises et en ce que la bonne mettait son -tablier numéro un.</p> - -<p>Comme le raccommodage des époux Griffon, -après une longue brouille, manquait encore d’adhérence, — à -preuve l’insistance des considérations -échangées sur un nouveau potage au cresson, — on -fut heureux de tenir un thème de conversation -quelque peu solide.</p> - -<p>— Alors, il s’agit d’un cas particulièrement poignant ? -demanda Griffon, tourné pour marquer son -empressement.</p> - -<p>— Oui, et surtout la camarade qui me servira -de modèle est des plus sympathiques. Autrement, -rien de neuf ; ce sera à moi de présenter aux gens -un cri extrait de la clameur perpétuelle qui les -environne, de telle façon qu’ils se figurent l’entendre -pour la première fois.</p> - -<p>Madame Griffon entreprenait sa voisine :</p> - -<p>— Serait-ce cette pauvre fille que vous aviez -surnommée la Maslowa ?</p> - -<p>Ferdinand, dont la rêverie vagabondait parfois -en pleine polygamie, n’avait pas été sans viser -madame Griffon, dans sa notice sur la femme -ostensiblement voluptueuse. Blonde mousseuse, -très jeune, elle enjolivait d’un rire jamais complètement -disparu son minois coquet, du type alsacien -délicat.</p> - -<p>— Vous êtes bien aimable de ne pas avoir oublié -la Maslowa, répondit Marthe, avec gratitude.</p> - -<p>Ces dames étaient différentes au point de renoncer -à se juger en profondeur, au point de rester -satisfaites et d’accord. Marthe se sentait, par contraste, -rehaussée dans son intellectualité ; du reste, -fort indulgente, elle ne niait pas complètement le -mérite des existences fantaisistes. Madame Griffon -se savait plus capiteuse et plus digne de l’approbation -de la littérature révolutionnaire. Elle percevait -que Ferdinand, — au nez large, aux yeux à -double fond, avec sa femme parfaite, — devait -rendre de furieux hommages aux imperfections du -monde.</p> - -<p>La jalousie obligatoire entre femmes établies -couvait, il est vrai, sous la sincère amitié, mais -elle devait s’ignorer de part et d’autre, tant qu’un -événement exceptionnel et formidable ne donnerait -pas une flagrante supériorité à l’un des deux types -d’épouses et par suite à l’une des deux organisations -d’existence.</p> - -<p>Les relations suivaient les fluctuations du ménage -discordant. Les Prestal et les Griffon se recevaient -à table au moins deux fois par mois, en temps de -paix ; de plus, madame Griffon prodiguait ses -visites à l’ouvroir, ou bien montait jacasser rue -Saussure, — quelques minutes en passant, — juste -de quoi inquiéter son mari.</p> - -<p>En temps de guerre, les communications étaient -coupées.</p> - -<hr /> - - -<p>Dans l’intervalle du poisson au rôti, Griffon s’adressa -à Marthe :</p> - -<p>— Est-ce que votre Catherine a une certaine -culture ?</p> - -<p>C’était un barbu brun, à traits longs de Christ, -avec un éclairage de bienveillance naturelle. Ce -mot de Ferdinand ne manquait pas d’ingéniosité : -« Toi, mon vieux, tu es ma femme, en homme ».</p> - -<p>Marthe répondit :</p> - -<p>— Avant son malheur, Catherine travaillait avec -sa mère, une couturière de quartier, ayant une -petite clientèle ; le père est un médaillé militaire, -surveillant d’usine ; elle ne sait guère plus que -lire et écrire. Ne la croyez pas nulle pourtant : ce -soir, après le départ de la nourrice, Catherine m’a -obligé à déguiser ma pensée : « En somme, ai-je -dit, votre enfant ne sera presque pas séparé de vous, -vous le verrez souvent, vous irez, on vous l’amènera -facilement… » Mensonge ! Outre le voyage en chemin -de fer, il y a vingt kilomètres de route. Mais -elle <i>voulait</i>, et sa bouche m’aspirait l’âme, et il -me semblait voir un frisson phosphorescent animer -l’imperceptible duvet brun de sa lèvre supérieure.</p> - -<p>Griffon attaquait le découpage du poulet, il émit -avec sentiment :</p> - -<p>— Albert et Georges, vos deux diables, quand -je leur présente un jouet de deux sous, ont aussi -toute l’expression dans le bas du visage.</p> - -<p>Un silence commandé par la bonne dont les bras -nageaient autour de la table.</p> - -<p>Madame Griffon se leva, piqua une fleur dans -les cheveux de Marthe et s’appuyant au dossier -haut de la chaise, elle rit admirativement dans le -cou de son amie :</p> - -<p>— Vous parlez comme on écrit quand on s’applique -et encore, zut ! j’ai jamais mis de phosphore -dans mes lettres… Fallait nous l’apporter le mioche, -puisque nous n’en avons pas… voilà ce qui manque.</p> - -<p>Un désir sincère de charité, d’élévation morale, -perçait dans cette plaisanterie. Marthe pencha la tête -pour recevoir et rendre la câlinerie ; elle ne put -s’empêcher de scruter Griffon d’un rapide coup d’œil.</p> - -<p>Comme toujours, deux pensées vivaient simultanément -dans la pièce ; l’une perceptible, celle du -discours échangé ; l’autre tacite, secrète, faite de ce -que les personnes réunies connaissaient les unes des -autres et de ce qu’elles désiraient, chacune, par -tempérament.</p> - -<p>Les Prestal « savaient tout ».</p> - -<p>Griffon, homme d’intérieur, était une espèce de -savant gai : philosophe et sociologue. Il offrait ou -concédait à sa femme toutes les distractions loyales, -mais il lui demandait d’être rentrée au moment des -repas, d’être véridique, et de se créer des occupations -plausibles.</p> - -<p>Adèle s’obstinait à s’habiller comme pour l’encan, -des demi-journées dans son cabinet de toilette, à -fréquenter une certaine madame de Mireille capable -des pires excentricités. Ou bien elle jouait à la -femme fragile, se languissait sur une chaise longue, -selon une médiocre leçon de théâtre ; mais tout -vrai commerce littéraire la rebutait ; elle s’acoquinait -aux feuilletons de stupidité négresse, aux productions -grivoises les plus vomitives.</p> - -<p>Cette guigne aussi était sienne de raconter des -visites à des personnes décédées, ou à des expositions -fermées.</p> - -<p>Prise en défaut, elle cherchait querelle à son -mari, pleurait, se barricadait derrière un grief -imaginaire sans rapport aucun avec la situation -présente, dans un tel illogisme sourd, buté, dans -une telle mauvaise foi arrogante, que Griffon « y -renonçait ». Une bonne claque, selon le mode -enfantin, les aurait peut-être sauvés tous les deux. -Puis, voilà : chair faible, il acceptait d’être dédommagé -par des exagérations, tel un amant payeur -à qui l’on prend souci d’accorder le grand jeu de -temps en temps.</p> - -<p>Au fond, il s’était peu à peu désaffectionné ; sa -famille, outrée de voir un garçon de si haute -valeur sombrer dans les tracas domestiques, le -poussait au divorce. Jeune encore, sans enfant, il -pouvait reconstituer bellement son existence, à la -condition pourtant d’éviter un drame ou un -scandale. Et Adèle tenait à son emploi lucratif de -femme mariée ; n’ayant pas eu de dot, elle ne -voulait pas déchoir à la médiocrité d’une pension -alimentaire. Elle aimait beaucoup à paraître, non -sans quelque noblesse d’ailleurs : jamais elle ne -perdait l’occasion d’ajouter à sa coquetterie le faste -des pourboires.</p> - -<hr /> - - -<p>Pour l’instant, elle se rassit, et demanda soudain -avec une mine soucieuse de critique prêt à porter -un jugement définitif :</p> - -<p>— Combien ferez-vous de pages, exactement, à -votre livre, monsieur Prestal ?</p> - -<p>Son mari tira Ferdinand d’embarras :</p> - -<p>— A l’encontre des Anglais et des Russes, les -Français préfèrent qu’on leur serve le roman pas -trop épais.</p> - -<p>Elle réclama, la main au-dessus du poulet découpé :</p> - -<p>— Laissez-moi vous soigner, monsieur Prestal, -vous allez mettre au monde un amour de feuilleton.</p> - -<p>— Vous pouvez blaguer, répondit Ferdinand, -livrant son assiette, il n’est pas moins vrai que « la -soupe nourrit le roman », selon un vieux proverbe.</p> - -<p>Et il décocha un rire de gratitude vers Marthe.</p> - -<p>— Mais oui, aucun concours n’est indifférent, -affirma Griffon.</p> - -<p>Et il ajouta avec une bonhomie un peu soupirante :</p> - -<p>— Tu as tout ce qu’il faut pour bien travailler.</p> - -<p>La fourchette à servir fut posée d’un choc -brusque : s’agissait-il d’une comparaison désobligeante ?</p> - -<p>Marthe s’empressa de bifurquer :</p> - -<p>— Catherine Bise aura très peu de liberté chez ses -patrons, mais elle a promis de m’écrire ; j’attends -sa correspondance avec une sorte d’appréhension…</p> - -<p>— Je vous conseille de prendre un air malheureux, -s’écria madame Griffon, votre mari va -devenir célèbre. Ce que je me goberais moi, d’être -la légitime d’un grand écrivain !</p> - -<p>Elle s’exprimait un peu vulgairement, autant par -disposition spontanée que par insuffisance de culture. -Il lui aurait plu de parler faubourien comme -Ferdinand, mais elle ne savait donner que l’accent -« à traîne » ; le vocabulaire lui manquait. Elle -n’appartenait ni au peuple, ni à la vraie bourgeoisie : -son père était un petit employé obligé d’habiter -« un vilain quartier », mais elle avait été élevée -dans un pensionnat de demoiselles, à Saint-Mandé.</p> - -<p>Actuellement, il apparaissait surtout que le projet -de Ferdinand frappait à l’extrême son imagination ; -une certaine tension du front révélait même que -« le roman fait » pourrait être un de ces gros -lots qui causent du refroidissement entre chères -amies.</p> - -<p>Ferdinand avait voulu fatiguer la salade qui -n’était jamais mélangée à son goût. Griffon, un -coude sur la table, concentrait sur lui un singulier -sourire nerveux :</p> - -<p>— Mon vieux, la valeur de ton œuvre dépendra -de la force avec laquelle tu aimeras Catherine et -son enfant.</p> - -<p>Ferdinand offrit le saladier ; son regard émincé -fila le long de son bras et, par-dessus la verdure, -fureta le minois blond de madame Griffon :</p> - -<p>— Je n’ai pas vu Catherine, eh bien, je la sens, -je l’ai dans la peau, appuya-t-il.</p> - -<p>La jolie Adèle haussa les paupières, en femme -désobligée de ne pas constituer le seul point de mire -de l’univers.</p> - -<p>— Vous n’êtes pas jalouse ? demanda-t-elle de côté.</p> - -<p>La figure de Marthe attrapa un supplément de -lumière :</p> - -<p>— Si j’avais à l’être, je serais jalouse de la littérature ; -mais je souhaite que mon mari aime bien -Catherine et son mioche : la pitié renforce les sentiments -de famille. Quand j’ai tripoté des tout -petits maladifs à l’ouvroir, je trouve meilleures, le -soir, les joues de mes enfants.</p> - -<p>La bonne heurta Griffon d’un geste maladroit -qui faillit attirer l’attention sur elle. A chaque instant, -elle arrivait au bruit du timbre, muette et à -pas mous, elle apportait et emportait les choses, -sur de brèves indications et sans être vue, pour -ainsi dire.</p> - -<p>— Il y avait longtemps que tu n’avais chanté ta -couvée, dit Ferdinand moqueur.</p> - -<p>— Mes enfants sont plus beaux que toi, riposta -sa femme par une feinte agression.</p> - -<p>— Ils vont se disputer, rit madame Griffon, -montrant ses dents éblouissantes à son mari, avec -une contorsion de chatte bien disposée.</p> - -<p>Un total épanouissement parcourut la barbe de -Griffon :</p> - -<p>— Je sais bien qui pliera le premier.</p> - -<p>Les estomacs avaient leur compte.</p> - -<p>Le dessert. La soirée continuée, les coudes sur -la table, sans façon.</p> - -<p>— Les gens ont tort qui, le repas fini, abandonnent -la salle à manger lentement chargée d’effluves, -déclama Ferdinand.</p> - -<p>Le meuble était agréable chez Griffon ; les chaises -de bois tourné léger avaient un haut dossier légèrement -renversé et des accoudoirs. Un vieux dressoir -se hérissait de bonshommes normands sculptés -avec une amusante naïveté.</p> - -<p>Madame Griffon montra, d’un clignement malicieux, -à Marthe, un objet placé sur l’étagère du -dressoir et chuchota, comme une enfant désobéissante :</p> - -<p>— Mon gain est toujours là.</p> - -<p>Il s’agissait d’un vase de fausse porcelaine de -Chine qu’elle avait gagné à la foire aux pains -d’épices. Elle affectait de le présenter à tout le -monde, avec cette déclaration :</p> - -<p>— Le seul gain de ma vie.</p> - -<p>C’était une façon de taquiner son mari qui ne -partageait pas son goût intrépide pour les chevaux -de bois, les tirs et les loteries, et qui lui reprochait, -à l’occasion, ses occupations vides, « même pas -égoïstes, sans aucun profit ».</p> - -<p>Elle avait trouvé un mot très agaçant, mais très -symbolique. Il y avait en vérité, dans le lot de -fête foraine, comme un spécimen des aptitudes de -la jolie femme.</p> - -<p>Ce soir, après le dîner, elle se sentait si bon -cœur que, résistant à l’envie de contrarier son -mari, elle avait parlé tout bas. La réponse de -Marthe fut mise dans un baiser : « Hou ! la -vilaine ! »</p> - -<p>Soudain, Adèle interrogea Ferdinand avec vivacité :</p> - -<p>— Comment allez-vous faire ?… Vous allez -écrire : <i>Chapitre premier</i>… Ensuite, il va falloir -rudement travailler, conclut-elle, sur un ton beaucoup -moins enthousiaste.</p> - -<p>Et elle garda même une moue pénible.</p> - -<p>Griffon, qui rêvassait, trouva le joint de continuer -sa pensée tout haut :</p> - -<p>— Les critiques ont coutume de dire d’un romancier -médiocre « qu’il a besoin de travailler -encore », on croirait qu’il n’a pas assez lu de traités -littéraires. C’est comme si l’on disait d’un instituteur -qu’il n’a pas assez étudié les manuels de -pédagogie : la vraie pédagogie ne s’apprend pas -dans les livres.</p> - -<p>Adèle contemplait toujours Ferdinand, la tête -penchée, et semblait le trouver profondément « phénomène » -depuis qu’il allait entreprendre un -ouvrage exigeant une application matérielle si -prolongée.</p> - -<p>Ferdinand ne put se dispenser d’adresser une -réponse à cette admiration muette, tout en fumant -d’un air capable :</p> - -<p>— Ah ! l’on n’est pas un monsieur ordinaire, -quand on fait un roman. Nous avons un collègue, — Farandeau, -tu connais ? — depuis dix ans, l’on -entend murmurer « qu’il fait un roman ». On -n’en sait pas plus ; seulement, il est officier de -l’instruction publique et il a des mains trop molles, -qui n’ont jamais touché à rien de lourd. Et puis, -il ne parle que de ses fonctions animales, mais -dans un style particulier. Par exemple, il dit : <i>je -dors comme un bois</i>, et, les lèvres serrées, les yeux -supérieurs et désabusés, il guette si vous faites le -rapprochement voulu avec <i>la Belle au bois dormant</i>. -Il a une physionomie tellement ingrate que -l’on ne devine pas s’il plaisante ou s’il sent comme -ça… il doit sentir comme ça.</p> - -<p>Le décor de la table changeait : les tasses après -les verres ; des carafons verts et jaunes après les -bouteilles rouges. La sonorité de la rue entretenait -l’impression de l’hiver extérieur : la trompe des -tramways, <i>la Presse</i>, couraient lointainement, diminuaient, -s’évanouissaient, puis le vent gelé -apportait des clameurs neuves grossissantes, au -galop.</p> - -<p>Catherine Bise et son enfant reprenaient la prépondérance -dans la conversation, et se mêlaient -au cliquetis d’intimité des cuillers à café.</p> - -<p>— Pourvu qu’elle supporte la séparation, -d’abord !… Une allumette ? tiens.</p> - -<p>On discuta des moyens à employer pour qu’un -enfant fût bien soigné en nourrice.</p> - -<p>La bonne fonctionnait, en tortillant la tête sur -son cou trop court, avec une indicible application, -comme si les paroles étaient en duvet et qu’elle -cherchât à s’y frotter le plus possible. Ignorée derrière -le haut dossier des chaises, elle marchait, elle -marchait et, selon le dialogue, elle envoyait une -poussée de joue vers Marthe, une poussée de joue -vers Griffon.</p> - -<p>Il est rare que l’on ne formule pas une trouvaille -au moment de se séparer. Ce fut la maîtresse de la -maison : le roman inspiré de Catherine devait être -mis sur chantier sans délai, eh bien ! dès qu’un -fragment serait composé, M. Prestal pourrait venir -le lire aux Griffon !</p> - -<p>— Mais oui ! Ce serait excellent à tous les points -de vue.</p> - -<p>Debout, on gesticula de satisfaction :</p> - -<p>— Permettez ; il y a loin du projet à la réalisation.</p> - -<p>— Je suis sûre que ce sera très épatant.</p> - -<p>Marthe n’oubliait jamais de faire une discrète -apparition dans la cuisine. Tiens ! la bonne était -nouvelle ! Et Marthe vit que cette fille avait exactement -une tête de tortue, plate, allongée dans le -sens du nez à la nuque, la bouche fendue en claquoir. -Mais quoi ? Ce n’étaient pas les vingt sous -d’usage qu’elle attendait ! Grâce à son expérience -de l’ouvroir, Marthe crut saisir que la bonne sollicitait -une autre bienveillance, avec une avidité de -tortue drôlement mobile. Supposition : une mendiante -qui aurait vu secourir d’autres pauvresses et -qui, muette, mutilée, ne pourrait qu’agiter désespérément -sa tête pour attirer l’attention à son -tour.</p> - -<p>Mais Marthe n’eut pas le temps.</p> - -<p>Ferdinand criait dans l’antichambre :</p> - -<p>— Allons, tu viens ?… Entendu, l’on vous -apportera ici Catherine et son moutard enveloppés -dans du papier… au revoir, mon vieux…</p> - -<p>— Au revoir…</p> - -<p>— A bientôt… Catherine…</p> - -<p>— Bonne réussite… l’enfant…</p> - -<p>A cause des bourrelets, la porte joignit avec un -coup sourd de chair écrasée.</p> - -<hr /> - - -<p>Avant de se coucher, à minuit, Ferdinand prépara -sur sa table du papier blanc coupé d’une certaine -dimension.</p> - -<p>Il écrivait dans le salon donnant sur la rue -Saussure. L’appartement comprenait une autre -pièce sur le devant : la salle à manger, remarquable -par le cuivre luisant de la suspension et du poêle -de faïence et, sur la cour, deux chambres à coucher.</p> - -<p>Trois « têtes » grandeur nature, encadrées, caractérisaient -le salon : Balzac et Tolstoï accrochés au -mur de chaque côté de la bibliothèque et Dickens, -près d’une fenêtre, face à la cheminée. Ferdinand -avait acheté ces portraits dans l’exaltation d’avoir -touché les fameux cinquante francs de sa nouvelle. -L’occasion avait déterminé son choix ; il aurait -aussi bien pris Zola, Dostoievsky et Ibsen. Il -en plaisantait :</p> - -<p>— On voit tout de suite chez qui l’on entre ; et, -si l’on veut apprécier mes œuvres, on sait à qui -me comparer.</p> - -<p>Il n’avait jamais fouillé le détail de ces gravures.</p> - -<p>Ce soir-là, quand il eut donné à son papier le -format indispensable, comme il tournait encore -pour chercher de l’encre fraîche, il s’aperçut, au -bout d’un an, que le menton de Dickens était -balafré comme par un projectile.</p> - -<p>« C’est normal de ne pas examiner à fond les -objets d’art que l’on possède chez soi, réfléchit-il -narquoisement, on a le temps de les étudier, on a -toute sa vie pour ça ; l’important c’est de les avoir -achetés et mis en place. »</p> - -<p>Plusieurs secondes, il resta en contemplation ; -et son front, par une accumulation de fluide, se -gonflait, se déformait : indice de l’appétit littéraire -unique, exclusif.</p> - -<p>Quand il se décida à passer dans la chambre à -coucher, Marthe était déjà au lit ; les sorties du -soir la fatiguaient beaucoup après son service de -l’ouvroir. Malgré un pesant besoin de sommeil, -elle attendait son mari, les yeux patients vers la -porte.</p> - -<p>Elle le saisit, d’un regard direct de femme, -abrité sous les cils.</p> - -<p>Alors, sur le ton acquitté d’une personne qui -sait ce qu’elle voulait savoir, elle dit :</p> - -<p>— Eh bien, tu en fais un front !</p> - -<p>Et elle s’endormit tout de suite.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">III</h2> - - -<p>La semaine suivante, un mardi, comme Marthe -rentrait à cinq heures et demie, avec ses enfants -cueillis à l’école en passant, madame Griffon arriva, -en surprise, un bouquet de mimosas à la main.</p> - -<p>— Vous êtes bien aimable, remercia Marthe, -j’adore les fleurs… et puis l’hiver les rapproche de -nous, un peu comme des créatures frileuses… -Excusez-moi, une minute, je mets un morceau de -viande sur le feu.</p> - -<p>Madame Griffon embrassait Albert et Georges -et leur abandonnait son superbe tour de cou en -fourrure.</p> - -<p>— Amusez-vous avec la « bête ».</p> - -<p>Ils ne devaient pas tarder à rire aux dépens de -la bête, mais avant, ils admirèrent la visiteuse, -comme une image, à cause de son costume tailleur, -gros vert, à lignes raides, tandis que leur mère, -habillée de confection, était en noir lâché, qui -allait avec leurs tabliers de classe.</p> - -<p>— Asseyez-vous donc près du feu, dit Marthe, -revenant toute parfumée d’oignon.</p> - -<p>— Figurez-vous que j’ai reçu un télégramme -de madame de Mireille, mais je ne veux plus de -ses rendez-vous ; elle est mon mauvais génie… -Alors, j’ai sauté dans une voiture, de peur de -changer d’idée en chemin, et me voici. Je vous -prierai de me prêter un livre bien écrit, pour -donner satisfaction à mon mari… Les siens, je les -ai déjà feuilletés… et comme ses romans sont -mêlés avec ses bouquins de philosophie, il me -semble qu’ils ont pris le goût embêtant.</p> - -<p>— Tout ce que vous voudrez, consentit Marthe, -en montrant la bibliothèque, un grand meuble à -quatre portes, qui occupait le fond du salon.</p> - -<p>La visiteuse se planta devant les vitres pendant -que le rissolage appelait son amie à la cuisine, et -elle criait à travers l’appartement :</p> - -<p>— C’est joli <i>Germinal</i> ?… Vous pouvez lire les -Russes ?… Moi, toutes les traductions m’ennuient, -sauf le bonhomme là-bas : Charles Dickens. Et -d’abord, je ne lirais pas d’étrangers quand on me -paierait, parce que mon mari ne trouve jamais -que je prononce bien leur nom… vous comprenez, -ça suffit…</p> - -<p>A six heures et demie, arrivée de Ferdinand. -Poignées de main, banalités familières.</p> - -<p>— Ce que vous avez le nez rouge !</p> - -<p>— Je m’assortis à vos cheveux.</p> - -<p>Rien ne taquinait la blonde Adèle, comme de -prétendre qu’elle était rousse.</p> - -<p>Le regard de Ferdinand était peut-être trop -indifférent ; comme d’un chat qui n’aimerait pas -le lait, censément.</p> - -<p>— Quelque chose de gondolant ? <i>Les Moralités -légendaires</i> de Laforgue.</p> - -<p>Madame Griffon lut deux lignes, tira la langue :</p> - -<p>— Vous êtes méchant… Je prends <i>Germinal</i> -et je me sauve du côté de mon dîner ; il est -temps ! Mon mari va encore être rentré avant -moi.</p> - -<p>Elle haussa les épaules sur sa propre négligence -d’épouse.</p> - -<p>— Heureusement qu’aujourd’hui j’ai l’excuse de -m’être attardée en bonne compagnie.</p> - -<p>— Albert ! Georges ! gronda Marthe, n’arrachez -pas cette fourrure. Vite, une feuille de papier -pour envelopper le livre. Il est plein de poussière ; -cela vient de notre poêle mobile.</p> - -<p>— Ah ! oui, railla Ferdinand, il y a une -horrible difficulté : en hiver, il faut opter entre le -froid et la poussière ; si l’on écoutait ma femme, -on renoncerait à la chaleur.</p> - -<p>— Ni plus, ni moins… avoua Marthe.</p> - -<p>Les époux riaient d’un de ces différends vulgaires -qui surgissent dans les ménages les mieux unis.</p> - -<p>Madame Griffon, au milieu du salon, balançait -entre son amie qui enveloppait <i>Germinal</i> près de -la fenêtre, et Ferdinand adossé à la bibliothèque ; -on l’eût dite embarrassée d’exposer le véritable -objet de sa visite.</p> - -<p>— Et votre roman, monsieur Prestal, il avance ?</p> - -<p>Ferdinand ne put s’empêcher d’adresser un -regard amusé à sa femme, tellement la question -était bonne.</p> - -<p>— Fichtre ! implora-t-il, laissez-moi encore -une semaine. Et puis, il me manque tout de même -d’avoir vu Catherine Bise de mes yeux.</p> - -<p>La visiteuse soupira, comme s’il eût dépendu -d’elle de présenter Catherine :</p> - -<p>— Si j’avais été une personne méritante comme -madame Prestal…</p> - -<p>Un rire frais éclata :</p> - -<p>— Je n’ai aucun mérite, croyez-moi ; je suis -plutôt une égoïste, attachée à sa petite tranquillité.</p> - -<p>Mais, madame Griffon continua, décidée malgré -tout à une contrition nécessaire et soutenant ses -yeux en détresse à ceux de Tolstoï :</p> - -<p>— Si j’avais été plus méritante, j’aurais pris -Catherine chez moi, comme bonne ; mais c’est -impossible. Elle n’a peut-être rien fait pour être -malheureuse… et moi qui chante tout le temps et -qui ne fais pas grand’chose de sérieux… Est-ce -drôle ? sitôt que je me suis représenté Catherine -dans ma maison, j’ai senti une gêne, comme -quelqu’un qui a pris deux parts. Et mon mari si -disposé aux actions mirobolantes a trouvé impossible -aussi que nous recueillions Catherine Bise. -Par quel motif, lui ? Je n’ai pas deviné. Mais, -dites donc, au revoir, les gens.</p> - -<p>Et la jolie femme secoua les mains folâtrement, -soulagée, quitte d’une dette imaginaire. <i>Germinal</i> -oublié resta sur un fauteuil.</p> - -<p>Ferdinand, qui avait fermé la porte derrière -elle, rouvrit en entendant des exclamations dans -l’escalier :</p> - -<p>— Ah ! vous allez chez les Prestal ?</p> - -<p>Une voix d’homme forte et ironique :</p> - -<p>— Non ! je monte voir une bonne au sixième.</p> - -<p>Il se retourna et annonça, sans plaisir, à -Marthe :</p> - -<p>— Voilà Chaupillard.</p> - -<p>L’arrivant était un beau garçon, dans la trentaine, -grand, brun, l’air intelligent, mis avec une -élégance aisée de <span lang="en" xml:lang="en">clubman</span>. Mais un intraduisible -cachet de malveillance détruisait généralement -l’effet de ses avantages physiques et de son affectation -souriante. On le sentait étranger à tout -échange de sympathie ; visiblement même, sa personnalité -avait de tels griefs contre l’univers que le -sexe féminin n’obtenait de lui qu’une infime -attention.</p> - -<p>— Bonjour, Prestal.</p> - -<p>Il s’installa dans le salon, à la place de Ferdinand, -un coude sur la table.</p> - -<p>— Ils grandissent toujours ces deux bonshommes-là… -ah ! mon cher, les courses de Nice, -quelle déveine ! Un cheval qui allait de succès en -succès, au moment décisif le voilà fourbu…</p> - -<p>— La rosse Tarpéienne… modula Ferdinand -resté debout.</p> - -<p>Chaupillard fit la grimace.</p> - -<p>— Bonjour, madame, dit-il à Marthe qui ne -s’était pas pressée de quitter sa cuisine. Je viens -de rencontrer la petite Griffon, elle ne divorce -toujours pas ?</p> - -<p>— Vous le savez mieux que personne, affirma -Ferdinand, puisque vous êtes de ceux qui lui conseillent -de ne pas lâcher…</p> - -<p>— Tiens ! s’écria Marthe, sur quoi est-ce que -je marche ?</p> - -<p>— Maman, c’est pas moi, c’est Albert, déclara -Georges.</p> - -<p>Sur le tapis, gisait un des yeux en verre jaune -de « la bête ».</p> - -<p>— Vous travaillez ? demanda Chaupillard à -Ferdinand.</p> - -<p>— Comme ci, comme ça, répondit celui-ci qui -s’assit contre la bibliothèque.</p> - -<p>Puis, après une hésitation, sachant qu’il aurait -mieux fait de se taire :</p> - -<p>— J’ai commencé un roman.</p> - -<p>Chaupillard se leva aussitôt, animé, verbeux, -tel un homme « à son affaire », qui traite un -sujet de prédilection :</p> - -<p>— Vous n’y pensez pas ?… Vous offrir en pâture -à la clique des imbéciles ? Car enfin, moi, j’en -ai publié un de roman ; vous savez à quelle bande -d’idiots j’ai eu affaire ! les éditeurs des canailles ; -les critiques, tous plus crétins les uns que les autres ; -quant au public, un ramassis qui n’existe -pas… Croyez-moi, laissez ça ! Vous avez du talent, -c’est entendu ; gardez-le pour vous.</p> - -<p>Marthe était retournée préparer son dîner. Le -visiteur faisait des pas devant Ferdinand assis, il -allait jusqu’à la cheminée prononcer une phrase -devant la glace, il revenait, les pouces dans les -poches de son gilet, le menton menaçant. Il vociférait -à plein gosier, mais sans vibration :</p> - -<p>— Parbleu ! continua-t-il, une porte se rencontre, -il n’y a qu’à pousser, l’on entend du bruit : -« Eh ! là bas, moi aussi, j’arrive, j’en suis », et l’on -entre dans l’enfer ! Mais, malheureux, d’abord, il -y a une chose à laquelle vous ne songez pas : la -vie va être suspendue à cette question : le roman -se fera-t-il ? Jusqu’alors, vous avez pu facilement -répondre de votre prétention aux yeux du monde : -« j’écris des nouvelles », deux ou trois suffisent : -l’on est bien le monsieur affiché. Mais là, dire : -« je fais un roman », quelle imprudence ! Fournir -un moyen grave d’estimation, se mettre en demeure -soi-même !</p> - -<p>Ferdinand, les jambes croisées, appuyé au dossier -renversé, souriait, esquissait des gestes, sachant -inutile de placer une parole ; il comparait -Chaupillard à un invité qui courrait çà et là casser -les fleurs du jardin.</p> - -<p>Celui-ci, en effet, trouvait des morceaux de vérité -décourageante :</p> - -<p>— Alors, nuit et jour, dans la maison, dans la -rue, une obligation inquiétante va dominer votre -existence à tous. Le temps, les choses et les gens -seront là, désormais, créanciers : vous préparez un -roman ! Bien, nous attendons. Votre mari, votre -père a entrepris un roman ? Bien, nous verrons. -Une dette vous poursuivra… et quand vous aurez -payé, on se fichera de vous.</p> - -<p>Marthe vint sourire à la porte du salon :</p> - -<p>— Vous êtes donc toujours mécontent, monsieur -Chaupillard ?</p> - -<p>Il s’aperçut qu’elle commençait à mettre le couvert.</p> - -<p>— Diable ! je vous empêche de dîner. Je me -sauve. Alors, mon cher, vous avez un sujet ?</p> - -<p>— Dame ! sans doute… une fille-mère…</p> - -<p>— Oui, on se figure toujours qu’on a un sujet -magnifique, et puis, au bout de dix pages, on sèche.</p> - -<p>Ferdinand se pencha, les paumes sur les genoux :</p> - -<p>— Mais je n’invente pas, moi ! Alors je suis sûr -de ne pas sécher, comme vous dites si bien. Mon -héroïne vit, pas loin d’ici.</p> - -<p>Marthe arriva à la rescousse, pour dépiter Chaupillard :</p> - -<p>— Voici une lettre de ce matin.</p> - -<p>Et elle lut, tout debout, dans l’encadrement de -la porte.</p> - -<p>« Madame, je vous remercie de m’avoir placée, -maintenant je suis tranquille. Mais, tout à coup, -je pense que je n’ai plus mon enfant. Je n’ai pas -beaucoup de force, en ce moment, mais quand -j’aurai repris l’habitude de manger, sans doute -que je serai solide ; alors, si c’était un effet de -votre bonté, j’aimerais mieux du travail à la campagne, -n’importe quoi, fille des champs, dans le -pays où est mon petit Émile. Je sais qu’il est bien -et en bon air, et, comme l’a dit le médecin de -l’ouvroir, il lui faut absolument la pleine campagne -à cause de son anémie. Mais chaque jour que -je ne le vois pas me perd le cœur. Et parce que, -madame, c’est bon de manger, c’est bon un lit, -alors voilà mon enfant tout aussitôt qui vient dans -mon idée ; et je ne peux pas profiter ; je me dis : -et mon petit ? On me l’a pris ! on me l’a pris ! -pas autre chose et n’y a plus que des larmes qui -coulent. Faut que je me remette à peiner à l’ouvrage -pour détourner mon chagrin, autrement, -tant que j’ai du bon, je pleure. »</p> - -<p>— Vous allez orchestrer ça ? demanda Chaupillard, -méprisant cette pauvre niaiserie et l’usage -que l’on voulait en faire.</p> - -<p>Sa prestance (une indéniable noblesse physique), -donnait au sarcasme une virulente accentuation.</p> - -<p>Le sourire de Ferdinand rentra presque complètement.</p> - -<p>Mais l’offense atteignit si bien Marthe qu’elle -s’empourpra et, comme par l’antagonisme d’une -autre noblesse, elle répliqua passionnément :</p> - -<p>— Vous supposez que nous ramassons la douleur -pour en jouer, pour en tirer bénéfice ! Ce -serait en effet assez bas. Vous saurez qu’il y a deux -ordres de faits absolument différents ; d’une part, -nous cherchons à rendre service matériellement à -Catherine, nous essayons d’arrêter là sa misère, -loin de la suivre pour en extraire du développement. -D’autre part, que Ferdinand mette la détresse passée -en roman, ça ne cause aucun tort à Catherine : -et il veut la réhabiliter, elle, et il veut défendre -toutes ses pareilles. D’aucune façon, il n’y a <i>profit</i> -au sens où vous l’entendez.</p> - -<p>Agressive, la lettre au poing, elle n’obtint de -Chaupillard qu’une acceptation dubitative, mêlée -à l’amabilité de la retraite.</p> - -<p>Derrière lui, Marthe qui détestait « l’homme », -mais qui aimait « le confrère de son mari », déclara -d’un ton amusé, réconcilié :</p> - -<p>— Vraiment, je ne discerne d’autre motif à sa -visite que celui-ci : il avait flairé une occasion de -démolir.</p> - -<hr /> - - -<p>Chaupillard résolut d’aller le soir même chez -Griffon à l’improviste. C’était ainsi : il oubliait les -gens pendant des mois, puis, tout à coup, comme -par la nécessité de remplir une mission vengeresse, -il décidait de les voir, sans différer.</p> - -<p>Il dîna rapidement pour trente sous dans une -mauvaise gargote du quartier. Puis, choisissant -un chemin mal éclairé, avec son air olympien et -grognon, il accepta une rencontre dans un garni -de dernier ordre, d’où il sortit au bout de dix minutes, -exactement, après une dépense de trois -francs. Il alluma un havane de soixante centimes, -au bureau de tabac, tout près de chez Griffon, et -il se présenta, en pleine possession de sa physionomie -hostile à la piètre humanité.</p> - -<p>— Vous prendrez un peu de liqueur, en fumant ? -offrit Griffon.</p> - -<p>— Non, non, je viens de dîner, refusa Chaupillard.</p> - -<p>Et sa mimique indiqua qu’il avait consommé -jusqu’au cou.</p> - -<p>La charmante Adèle portait un peignoir fanfreluché -qu’elle aurait aimé voir admirer par l’élégant -personnage, mais ses yeux d’homme supérieur -restèrent à des distances incommensurables -des babioles féminines.</p> - -<p>— Oui, j’ai profité de ce que j’étais dans le -quartier ; je viens de chez ce malheureux Prestal ; -figurez-vous qu’il a la folie d’entreprendre un -roman.</p> - -<p>— Mais, affirma Griffon, je trouve que ça lui -va très bien ; aucune difficulté ne le rebutera : c’est -l’écrivain tenace, accroché aux heures et ne voulant -pas les laisser partir sans résultat. Jamais de -chômage, ni fêtes, ni dimanches…</p> - -<p>Chaupillard haussa les épaules :</p> - -<p>— Je sais bien : une visite inattendue lui fait -l’effet d’un emprunt gênant ; il calcule le temps -que ses amis lui coûtent et il le reprend sur son -sommeil. Je connais ça mieux que vous, voilà dix -ans que je suis ses louables efforts dans des revues -ataxiques.</p> - -<p>— C’est d’ailleurs comme rédacteur de ces revues -paralytiques que vous êtes devenu son ami, -inséra Griffon, délicatement.</p> - -<p>Chaupillard permettait à Griffon de parler et -criait moins fort chez lui que chez Ferdinand ; il -continua sans se déconcerter :</p> - -<p>— Les parents de Prestal étaient des ouvriers -promus fabricants, mais ses grands parents étaient -gens de la terre et il tient d’eux des vertus crochues -que je ne trouve pas si épatantes ; il chipe -des notations comme les autres ramassaient du -crottin.</p> - -<p>Madame Griffon boudait, enfoncée dans un fauteuil, -à cause de l’effet raté de son incomparable -peignoir ; cependant le fond du débat, la question -du roman, tirait sa curiosité de force.</p> - -<p>Chaupillard devenait intéressant :</p> - -<p>— Prestal veut instaurer définitivement la vie -intellectuelle chez lui, mais la vie matérielle va -protester : ah ! mais non, à moi toute la place ! Et -la vie domestique, civile et administrative n’est pas -seule à réclamer ses droits. Le jour où l’on veut -créer un être spirituel, — malgré l’admiration et le -désir de le voir naître, cet enfant du cerveau, — un -égoïsme affectueux, puissant, intraitable, contraint -la famille à se défendre contre lui. J’ai été abominablement -tracassé par mes parents ; qu’est-ce que -ça aurait été, si j’avais eu femme et enfants !</p> - -<p>— Quant à ça, déclara Griffon, sur un ton de -persiflage, la femme de Ferdinand est originaire -directement d’un pays de nourrices professionnelles -et, par atavisme transposé…</p> - -<p>— Oui, elle a une espèce de bonté vache laitière…</p> - -<p>— Et, mon cher, quelle union : Ferdinand et -Marthe ! Lui, accaparant tout le disponible à sa -portée, soumettant la vie même des siens à son -œuvre de personnalité. Elle, cédant tout son moi, -n’ayant d’exigence que pour le bien de la communauté ! -Mais c’est d’un magnifique espoir pour la -littérature !</p> - -<p>Chaupillard enfonça ses mains dans ses poches, -bien résolu à emporter ses convictions :</p> - -<p>— Moi, je vois un ménage de petits bourgeois, -d’une pingrerie spéciale, je l’avoue ; mais il ne -suffit pas d’être grippe-sou et têtu pour devenir un -Rothschild… Du reste, je ne souhaite que du bien -à Prestal… quand on a eu comme moi affaire à la -tourbe des imbéciles…</p> - -<p>Avant de prendre congé, il s’esclaffa formidablement :</p> - -<p>— Et monsieur Ferdinand Prestal entend faire -un roman héroïque, un roman à exemple ! J’ai vu -ça à son aspect, à l’animation phraseuse de madame ! -Eh bien, nous allons rigoler, l’avenir est -plein de promesses ; nous avons trois choses à -attendre : notre conquérant se cassera le nez tout -simplement devant le vulgaire et suprême obstacle : -son bureau et son ménage l’empêcheront -d’aboutir ; ou bien, il arrachera tant bien que mal -son nombre de pages, mais ne trouvera pas d’éditeur ; -ou bien, s’il franchit les deux premiers défilés… -je demande à le voir l’exemple, le résultat !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IV</h2> - - -<p>Ce matin-là, Marthe, ayant mis le chocolat au -feu, se hâtait d’épousseter la salle à manger. Albert -vint dire sur le seuil :</p> - -<p>— Maman, je ne sais pas faire mon problème.</p> - -<p>— Demande à ton père…</p> - -<p>Elle se reprit aussitôt avec la précipitation d’une -personne qui, par oubli, allait causer une perte -irréparable.</p> - -<p>— Non, ne le dérange pas.</p> - -<p>Elle considéra d’un regard religieux le salon où -Ferdinand écrivait, face aux fenêtres, ayant le -Dickens à sa droite, la bibliothèque avec le Balzac -et le Tolstoï derrière sa chaise.</p> - -<p>Le problème expliqué, Georges eut un bouton à -recoudre.</p> - -<p>A sept heures et demie, comme Ferdinand avait -rangé ses papiers, elle entama la conversation, -une chaussure à la main, devant le cabinet de toilette.</p> - -<hr /> - - -<p>Elle avait toujours quelque chose à raconter et -les faits les plus ordinaires devenaient notables à -la reproduction. Ferdinand s’en était aperçu, puis -il avait fini par tourner la constatation toute à sa -propre louange :</p> - -<p>— Un cheval, un arbre sur pied ne nous intéressent -pas ; sur toile, leur vérité nous charme. -Nous n’avons pas le temps de regarder la nature, -mais nous prenons la peine de lire. C’est que notre -attention paresseuse au milieu de trop de richesses -demande à être servie ; de là, le métier si important -de <i>fixeur d’attention</i> : peintre, dessinateur, -romancier.</p> - -<p>Quant à lui, — depuis que ce soin avait si bien -profité à la confection de ses nouvelles, — il écoutait -Marthe comme un voleur ; de plus, resserrant -son butin chichement, il ne lâchait guère que des -paroles intéressées, avare jusqu’à refuser presque -les petites banalités par quoi, dans la maison, entre -mari et femme on s’effleure, on s’assure qu’il -n’existe pas de dissension. Cependant, il s’ingéniait -à bavarder de temps en temps, par devoir de réciprocité, — et -tout au fond, par cette réflexion que -la pratique du discours n’est pas sans utilité pour -un écrivain ; le bureau lui fournissait quelques -détails à éplucher, le soir de préférence :</p> - -<p>— Figure-toi que nous l’avons échappé belle, -cet après-midi : un amas de dossiers périmés a -failli être incendié par une fuite de gaz ! Le chef -sera longtemps avant de reprendre son teint jaunâtre -assorti aux boiseries, le pauvre homme est -resté tout vert-de-gris. Pense donc : si notre -recueil de chinoiseries avait été détruit, nous -en étions réduits à traiter les affaires avec le simple -bon sens !</p> - -<p>Marthe ne calculait pas ; au lieu de repasser en -soi-même les actes journaliers, comme fait chacun, -elle pensait tout haut en regardant Ferdinand.</p> - -<hr /> - - -<p>— J’ai le placement d’un vieux caleçon à Albert, -dit-elle en brossant, figure-toi qu’une hospitalisée -d’hier est sans linge par ce froid terrible. Je crois -que l’adresse de l’ouvroir lui a été donnée par -maman : « une dame d’Asnières qui reçoit parfois -vos deux petits garçons », m’a-t-elle dit. Elle ressemble -à un masque japonais, elle a quarante-neuf -ans, des moustaches et des gros sourcils gris -et, à peu près le développement physique d’Albert. -<i>Avant de tomber si bas</i>, elle exerçait la profession -de colleuse d’affiches, elle faisait neuf heures de -promenade par jour, avec, en guise de falbalas, un -pot en fer, un pinceau, une échelle et une musette -remplie de placards. Les confidences ne lui coûtent -pas : « J’ai toujours été maigre comme ça, même -dans le temps de mon premier mari où c’était -assez rare de manquer un repas. Mes deux maris -m’ont dit la même chose au bout de deux jours : -on sera bons amis tant que tu voudras, mais pour -ce qui est de la farce, on ne peut pourtant pas -rire avec un squelette. »</p> - -<p>Marthe alla changer de brosse dans la cuisine. -Ferdinand courut, le torse nu, griffonner une -note sur la table du salon.</p> - -<p>La brosse changée glissait brillamment, d’un -accompagnement alerte :</p> - -<p>— Je lui trouvais l’air avare, cachottier, auprès -des autres hospitalisées ; j’ai fini par savoir ; elle -m’a cligné de l’œil dans un coin, avec un indicible -bonheur : « C’est un riche avantage d’être maigre -par le froid ; si j’étais moitié plus grosse, je serais -le double plus nue ».</p> - -<p>Marthe n’altérait par aucune transition le débobinement -de sa pensée.</p> - -<p>— Le lendemain de Noël, si j’ai demi-congé, -je me propose d’aller surprendre Catherine chez -ses patrons, avec les enfants. Maintenant, je suis -très amie avec la fille de ma directrice ; elle m’a -raconté sa visite de jeudi chez une dame patronnesse : -« Il y avait un canapé comme du beurre, -et l’air sentait le gâteau, et l’on croyait que la soie -des rideaux allait poisser comme des berlingots ». -Elle m’a résumé son impression au milieu d’un -éclat de rire blond et rose : « On est bien là dedans, -comme la main dans une poche neuve ».</p> - -<p>A huit heures et quart, Ferdinand servi — mouchoir, -col, nœud de cravate, — les enfants -inspectés : ongles et ourlets d’oreilles, Marthe fila -au plus vite, préoccupée de ses gants troués qui -n’en étaient pourtant qu’à leur troisième hiver ; elle -achevait toujours de s’habiller dans la rue. Près -de l’école, rue Boursault, après avoir quitté les -enfants, elle rencontra un des instituteurs, et, sincèrement, -comme quelqu’un qui n’est pas encore -tout à fait tiré de la paresse du matin, elle -dit :</p> - -<p>— Mais oui, monsieur, je me dépêche, il va -falloir commencer la journée.</p> - -<hr /> - - -<p>Au bureau, Ferdinand trouva son ami Griffon -très peiné : une nouvelle frasque d’Adèle, juste au -moment où, satisfait des apparences, il commençait -à s’organiser une occupation de mari tranquille : -entouré de livres, il songeait à critiquer des œuvres -littéraires au point de vue spécial de leur portée -sociale. Et crac ! sa pensée était tiraillée de force -par l’imbroglio des absences de sa femme.</p> - -<p>Les employés, sujets aux épanchements, s’asseyaient -dans le couloir sur un grand coffre en -bois où logeait le combustible. Là, ils ne cessaient -pas d’être présents ; les allées et venues des garçons, -des collègues, des chefs, du public leur indiquaient -l’instant où ils devaient se précipiter vers le porte-plume.</p> - -<p>Griffon parlait bas, les avant-bras sur les genoux :</p> - -<p>— Elle renoue je ne sais quelles aventures avec -cette détestable madame de Mireille. Je l’ai encore -suppliée : séparons-nous, tu vois bien, nous nous -rendons l’un l’autre malheureux. Non ! je suis -condamné à cette existence cahotée. Ah ! mon vieux -tu as de la chance d’être bien marié, quoi qu’en -dise Chaupillard.</p> - -<p>Et Griffon développait un thème coutumier :</p> - -<p>— Une bonne compagne peut faire un grand -artiste d’un simple praticien, une mauvaise compagne -tue le génie le plus vivace. La pensée, pour -rayonner, a besoin d’une atmosphère de sécurité, -de bienveillance… Et ce n’est pas un paradoxe de -dire que la femme améliore un artiste par les -vêtements qu’elle lui raccommode… Tu travailles…</p> - -<p>Passa un vieillard égaré, à la recherche d’un -introuvable garçon de bureau. Ferdinand, penché, -une main sur le coffre, secoua la tête :</p> - -<p>— Il ne faut pas exagérer ; je suis diantrement -gêné dans mes entournures. Parviendrai-je à -pondre mon roman ? Il me manque des rentes.</p> - -<p>— Non, non et non ! se fâcha Griffon. Est-il -possible de ne pas comprendre ? Le jour où tu -vivrais de tes rentes, tu serais bien moins impressionnable, -et l’art, sous toutes ses formes, c’est -l’exposé vécu de la douleur.</p> - -<p>— Oh ! oh ! contesta Ferdinand, avec le geste -de s’égoutter les doigts, quoi de plus artistique -que la froide beauté plastique !</p> - -<p>— Mais, mon vieux, triompha Griffon, la plus -impeccable femme nue de marbre est due à la -torture du désir chez l’artiste, et c’est aussi l’exposé -<i lang="la" xml:lang="la">a contrario</i>, de la douleur, ou, si tu préfères, du -bonheur impossible à atteindre.</p> - -<p>Ferdinand, le visage éclairé d’un sourire intérieur, -feignait un parti pris irréductible, par -amitié. Au moins, pendant que Griffon discutait, -il oubliait ses griefs domestiques, il ressaisissait -sa personnalité ; ses coudes enlevés de ses genoux -s’agitaient, agressifs :</p> - -<p>— Mais mon vieux, tu ne sauras me faire -craquer d’admiration devant la magnificence de -Vanderbilt, si tu n’as pas un peu crevé de faim. -Nos sensations ne sont que du relatif : célébrer la -beauté, c’est accuser la laideur.</p> - -<p>Le vieillard perdu approchait de nouveau.</p> - -<p>— Va te promener ! lança Ferdinand, en -manière d’avis contraire.</p> - -<p>Le vieillard qui longeait le côté des fenêtres -s’arrêta net, vira et parut entreprendre de compter -les innombrables ouvertures symétriques sur la -cour carrée. Une horloge marquait onze heures, il -régla sa montre soigneusement, il sifflota même, -comme un flâneur qui parcourrait le bâtiment pour -son plaisir.</p> - -<p>Pendant qu’il tournait le dos, un garçon de -bureau passa, avec une allure « de couloir » : une -allure qui fuit l’interview, rapide, affairée. Le -vieillard devina l’ombre glissante… trop tard ! les -basques bleues disparaissaient derrière une de ces -portes interdites dont le bouton n’a pas d’arrêt -pour les mains profanes. Le vieillard guigna les -deux employés sur le coffre, et s’éloigna : le brun -barbu parlait avec trop de véhémence.</p> - -<p>Ferdinand avait reconnu par expérience un <i>public</i> -égaré. Comme les allégations de Griffon n’étaient -pas nouvelles et ne pouvaient pas servir dans son -roman, il contracta les sourcils, en auditeur terrible, -et laissa évader son attention. « Les gens perdus sont -toujours timides, pensa-t-il ; d’ailleurs, hardis, les -gens ne s’égarent pas. La timidité est le vice initial -des filles perdues, bien qu’ensuite elles affectent -un air de tourisme décidé… Tiens, il faut que je -prenne ça en note. »</p> - -<p>Griffon plaidait dans le désert.</p> - -<p>— Je place au plus haut la sensibilité… Les -écrivains dispensés par naissance du souci d’argent — et -consécutivement de mille autres soucis, — feront -des œuvres plus logiques, plus savantes, -plus nobles peut-être, mais jamais aussi palpitantes -que ceux ayant encore des racines dans la -classe exploitée. Il faut que l’écrivain puisse <i>sentir -personnellement</i> l’injustice, la privation ; or, rien de -tel que d’être nu pour sentir les coups directement…</p> - -<p>Ici Griffon tapota la poitrine de Ferdinand :</p> - -<p>— Moi-même, étant jeune, j’ai voulu comme -tant d’autres, donner dans la littérature généreuse ; -j’ai vite reconnu mon infériorité de dilettante.</p> - -<p>Ferdinand, redevenu attentif, fut sur le point de -conseiller : « Tu devrais t’y remettre, maintenant -que tu as une femme qui te fait souffrir » ; il -haussa les épaules :</p> - -<p>— La morale de ton boniment, mon canard, -c’est que la condition parfaite pour un romancier -n’existe pas. Riche, il ne sent pas directement, -admettons ; mais, sans-le-sou, les nécessités matérielles -restreignent déplorablement sa production. -Et tu ne peux pas me rassurer ; parviendrai-je à -gratter mon roman sur mes obligations d’employé ? -s’il n’y avait que mon temps de boulotté, je…</p> - -<p>Le vieillard égaré fit une nouvelle exploration -dans le couloir aride ; il s’adressa humblement à -ces messieurs :</p> - -<p>— Excusez-moi, je ne trouve pas d’appariteur : -le bureau de monsieur Prestal ?</p> - -<p>Ferdinand se leva :</p> - -<p>— Ah ! ah ! fit-il, interrogeant l’horloge dans la -cour, d’un air qui ne laissait pas espérer que -M. Prestal fût à son bureau à une heure aussi -insolite.</p> - -<p>Mais il ajouta d’un ton d’extrême obligeance :</p> - -<p>— Si vous voulez bien venir avec moi, monsieur, -je tâcherai de vous répondre.</p> - -<p>La journée finie, Ferdinand invita son ami :</p> - -<p>— Viens donc jusqu’à la maison dire bonjour -aux « loupiots », ils ont à te consulter au sujet de -leur moteur détraqué, tu es l’homme de ressource -pour eux. C’est rigouillard, ils ne me bassinent -pas trop, ils savent parfaitement qu’il n’y a pas -grand’chose à tirer de moi.</p> - -<p>Il souriait, par réminiscence paternelle, comme -si une journée de bureau faisait un vide d’une -année.</p> - -<p>— Allons-y, accepta Griffon, je serai content de -les voir ; et puis, je te dis, ma femme est dans une -crise fâcheuse… autant rentrer le plus tard possible, -cela me dispensera peut-être de constater son -absence. Prenons-nous le tramway ? il va neiger.</p> - -<p>Ils s’arrêtèrent au bord du trottoir, perplexes. -Ferdinand plaisanta :</p> - -<p>— Après quelques années passées dans les bureaux -à exercer le métier de manquer de décision, -l’on ne sait même plus si l’on doit prendre l’omnibus, -ou aller à pied. Marchons, va !</p> - -<p>Déprimés par leurs sept heures « de présence », -les deux amis cheminèrent, comme des employés, -sans parler, en fumant et en regardant les femmes.</p> - -<p>Ce fut seulement dans le bout de la rue Saussure -habité par Ferdinand, que Griffon, mélancolique, -dit, le front mobile à droite et à gauche :</p> - -<p>— J’aime bien ton coin des Batignolles, c’est -un restant de banlieue typique ; les boutiques sont -espacées entre des habitations de rez-de-chaussée ; -voici le commerce de vins avec saucissons d’Auvergne -pendus derrière les vitres ; voici le « Ressemelage -américain », puis la « Spécialité de cafés, -journaux et mercerie », et la blanchisserie de fin et -de gros, grande comme un fer à repasser.</p> - -<p>Ferdinand montra l’enfilade à peu près déserte :</p> - -<p>— Autres caractéristiques : il ne circule guère -de voitures que le matin et le soir ; dans la journée, -il reste toujours assez de silence pour que l’on -entende çà et là des oiseaux en cage. Et les marchands -des quatre saisons connaissent les clientes -par leur nom, comme des boutiquiers. Jusqu’aux -fenêtres du troisième, ils s’abouchent : « Faut rien, -m’ame Gluten ? »</p> - -<p>Un arrêt, avant d’entrer dans la maison.</p> - -<p>— Dame ! ajouta Ferdinand par plaisanterie, un -écrivain ne peut pas habiter n’importe où ; il ne -donne son maximum que grâce à l’affinité du milieu. -Pige un peu comme cette rue vieille, médiocre, -inoccupée, a un air « bonne femme ». J’ai besoin -toutefois de me sentir à proximité du mouvement -fiévreux, violent ; les sifflets de la gare Saint-Lazare -m’entretiennent. Et tu vois la boutique de -mon encadreur, juste en face mes fenêtres… pourrais-je -me passer de cette devanture noire et jaune ! -le front au carreau, j’appuie ma méditation sur les -baguettes de bois doré, de chêne, sur le portrait -du général agrandi…</p> - -<p>— Si nous montions ? dit Griffon, il neige.</p> - -<hr /> - - -<p>Le cas de madame Griffon était assez curieux.</p> - -<p>Malgré les objurgations les plus variées, — du -mineur au majeur, — elle fréquentait assidument -une ancienne condisciple mariée à un peintre amateur, -très riche et nomade. M. de Mireille parcourait -le globe à la recherche de sites inspirateurs.</p> - -<p>Ces dames trouvaient « galbeux » de hanter les -ateliers montmartrois. Dans leurs expéditions, elles -avaient découvert un artiste de génie, nommé -Morlane et, entre autres fariboles, elles avaient entrepris -de le rendre fou.</p> - -<p>Il était aux mains d’un trafiquant malin qui lui -prenait tous ses tableaux, par traité, de façon à -juste l’empêcher de mourir de faim.</p> - -<p>Morlane brûlé de passion n’avait souvent le -moyen de gager ni modèle, ni maîtresse, et lorsque -l’aubaine de quelque jolie fille venait à lui -échoir, ce n’était jamais que de la chair bête, mal -parée. Or, sa pauvreté offrait un côté pathologique : -devant la grâce des manières, le vrai luxe des vêtements, -l’authentique odeur d’élégance, en un -mot, devant la véritable dame chic, Morlane tombait -à une convoitise morbide, son être bouleversé -agonisait, sa raison quittait le sommet.</p> - -<p>Madame Griffon et madame de Mireille s’amusaient -à être les délices chères qu’un indigent regarde -en frémissant. Sous prétexte de camaraderie obligeante, -elles venaient, se dévêtissaient à peine, -progressivement, juste ce qu’il fallait pour faire du -mal.</p> - -<p>Elles avaient été admonestées inutilement par -un habitué de l’atelier, le jeune Ribérol, critique -d’art en disponibilité.</p> - -<p>— Ménagez donc Morlane ! Voyez-le se débattre -et sombrer : son imagination lasse ne fournit plus -le contrepoids indispensable à ses désirs.</p> - -<p>D’ailleurs, le beau Ribérol, mince, impeccable, -verni, très salonnier d’attitude, avait peu insisté -dans ses remontrances ; il avait discerné soudain, -qu’en l’occurrence, quelque chose s’offrait de mieux -à faire que de défendre Morlane.</p> - -<p>Aguiché jusqu’à la frénésie, ce dernier aurait -essayé de violenter une femme ordinaire, mais sa -névrose comportait un total phénomène d’aboulie. -Et les deux amies s’enhardissaient de comprendre -que leurs dentelles, leur batiste, leur acabit physique, -et leur condition sociale les protégeaient plus -que des barreaux de fer.</p> - -<p>Mais, à ce jeu malsain, une propension sadique -s’accrut chez ces dames, à la manière de l’alcoolisme. -La ravissante Adèle se mit à faire souffrir -son mari, de propos délibéré. Une véritable manie -d’intoxiquée : elle fut poussée irrésistiblement à -l’exaspérer en rentrant tard, en refusant de motiver -ses absences autrement que par des dires -absurdes, en affichant une grossièreté de poissarde.</p> - -<p>Dans le monde, au théâtre, à des bals, à des -fêtes, elle prétendait s’exhiber comme devant Morlane ; -elle se décolletait à l’excès, recherchait les -frôlements, se faisait provocante indécemment.</p> - -<p>Enfin, s’éveilla en elle une ardeur maladive, une -impatience de la vie honnête et de la règle bourgeoise, -et elle refusa plus que jamais le divorce. -Par une contradiction du même genre, elle acceptait -en imagination n’importe quel amant, excepté -Morlane.</p> - -<p>Elle en vint à incriminer la fidélité de son mari -comme une infériorité, un ridicule. Le mari -capable de quelque passagère aventure est bien -plus digne d’amour qu’un monsieur trop respectueux -de « l’unité de lieu » ; un époux si bien -enrayé devient fastidieux comme un ouvrage austère. -Tandis qu’un volage, ayant sacrifié là où -d’autres ont sacrifié aussi, revêt les mérites, les -défauts précieux de ses co-partageants ; il se complique, -il offre une sorte de pluralité tentante. Ce -n’est plus ce personnage défini dont on se lasse -vite : votre mari, c’est « l’homme ».</p> - -<hr /> - - -<p>— Voici le mécanicien ! cria Ferdinand aux -enfants qui accouraient à son coup de sonnette.</p> - -<p>Le moteur éclopé fut apporté. Griffon s’installa -dans la salle à manger. Georges à gauche, Albert -à droite, se penchaient, fourraient le nez jusque -sur ses mains.</p> - -<p>Il fallut une pince, un couteau, un bout de fil -de fer et, — avant le signal : fonctionnez ! — deux -pichenettes sur la joue des conducteurs maladroits.</p> - -<p>— Vraiment, menaça Griffon, je ne sais pas ce -qui me retient de vous jeter quatre sous, là, sur la -table, pour un demi-litre d’alcool et de vous forcer -à chauffer ce moteur avant mon départ ! Non, je -ne peux pas me calmer : tenez ! une pièce de cinq -sous, il restera un sou pour acheter de sales bonbons -qui vous donneront peut-être la colique… -pouah !</p> - -<p>— Avez-vous fini ? demanda Marthe. J’ai reçu -une lettre de Catherine Bise.</p> - -<p>Ferdinand s’assit en face de Griffon et se mit -en devoir de lire tout haut. Les visages se firent -graves : à cause de Catherine et à cause de cette -voix secrète : « Attention ! il s’agit du roman ! il -s’agit de cette chose promise et si incertaine ! »</p> - -<p>— La pauv’ bougresse ! soupira Ferdinand, ça -n’a pas été facile de lui enlever son idée de se -placer à la campagne. Tu vois cette aberration, -mon cher !</p> - -<p>Griffon se contenta de sourire. Marthe, debout, -avait remarqué un froncement de contrariété à -cette expression : « la pauv’ bougresse ». Certes, -Griffon gardait son air distingué dans la facétie -même, mais, d’ordinaire, il aimait beaucoup le -langage relâché de son ami. Et Marthe se souvint -plus tard de ce blâme inexplicable.</p> - -<p>Ferdinand continua :</p> - -<p>— Une mauviette de Paris, là-bas ! tandis que -la campagne nous envoie l’excédent de ses fortes -filles !… Dis donc, Marthe, as-tu réfléchi à cette -particularité qu’elle ne fait pas de fautes d’orthographe ?</p> - -<p>« Madame, je réponds à votre dernière lettre, -je me porte bien, seulement, mon ennui ne cesse -pas à cause de mon petit Émile. Voilà six mois -qu’on l’a emmené et j’ai peur de ne plus savoir -comment il est. Souvent, je m’arrête, je me dis : -« Est-ce que je l’ai encore dans ma mémoire ? » -Je ferme les yeux, je le vois ; mais la peur ne me -quitte pas : si, une fois, je ne le voyais pas, je -recevrais un coup que, sans doute, je ne rouvrirais -pas les yeux. Et puis, madame, un bébé -change tous les jours ! J’ai écrit à la nourrice pour -demander qu’elle le fasse photographier, elle ne -m’a pas répondu, elle ne veut plus m’écrire qu’une -fois par mois, comme d’usage. Madame, c’est bien -malheureux d’avoir vingt ans et de n’avoir qu’un -pauvre enfant qui ne vous connaît pas. Alors, madame, -je crois que je ne pourrai pas durer, je vous -demanderai à faire revenir mon petit plus près de -Paris, que je puisse aller le voir, chaque mois, à -ma demi-journée de congé. Madame, si le mois -de nourrice est plus cher, ça ne fait rien, je donnerai -tout ce que je gagne, je n’ai besoin de rien -et je me raccommode quand tout le monde est -couché. Madame, je vous embrasse et je salue vos -fils et aussi monsieur. »</p> - -<p>Au moment d’emporter le moteur réparé, les -garçons avaient retenu l’élan de leur joie pour -écouter.</p> - -<p>A l’accent de la lecture, Albert considéra le papier -de la lettre, le visage de son père, et devint sérieux. -Georges eut un regard sans objet, tout intérieur -et devint triste.</p> - -<p>Cette manifestation de deux tempéraments différents -dura bien deux minutes : une vocifération -hilare accompagna le moteur dans la chambre -voisine.</p> - -<p>Ferdinand, méditatif, posa la lettre :</p> - -<p>— C’est la plainte inlassable de la femelle mise -hors nature.</p> - -<p>— Un peu moins de bruit, les chauffeurs ! ordonna -Marthe, balancée, qui, le moulin à poivre -à la main et les yeux sur Griffon, avait à mettre -son grain dans la cuisine et dans la conversation.</p> - -<p>Griffon hochait la tête impérieusement vers Ferdinand :</p> - -<p>— Mieux que ça ! Cette victime sans culture et -de vulgaire extraction n’est pas une inférieure. -Elle n’appartient à aucune de nos classes définies -où les facteurs argent et instruction sont prédominants ; -elle est d’une classe spontanée… Me -comprends-tu ? Le don d’émotion lui confère une -sorte d’aristocratie. Moi, par évocation mentale, je -l’assimile à telle tragédienne sortie du peuple, et -qui, — sans le Conservatoire, — du premier coup, -fut une grande artiste.</p> - -<p>Ferdinand appela le témoignage de sa femme :</p> - -<p>— Que t’ai-je dit, Marthe, quand nous sommes -allés voir Catherine ? Devant le tragique indéfinissable -de son visage, j’ai éprouvé cette déférence, -cette très vague humilité dont nous ne pouvons -nous défendre devant une personne « de la haute ».</p> - -<hr /> - - -<p>On s’occupa de faire revenir le petit Émile dans -la banlieue ouest de Paris.</p> - -<p>Des difficultés surgirent. La nourrice de province -gémissait et se cramponnait comme si on lui -eût arraché un sac d’écus. Elle prétendait qu’un -tiers inconnu lui avait recommandé le marmot, et -lui avait promis qu’en récompense de ses bons -soins elle l’élèverait entièrement.</p> - -<p>Griffon et Ferdinand se taquinaient l’un l’autre -au sujet du mystérieux protecteur.</p> - -<p>— Dis donc, Ferdinand, tu as demandé un jour -de congé, on n’a jamais bien su pourquoi.</p> - -<p>— Et toi ? tu t’es absenté pour être témoin dans -une affaire grave, duel ou mariage ?… Est-ce -qu’elle a survécu à sa blessure, la mariée ?</p> - -<p>La vérité était que Griffon, l’esprit travaillé par -la détresse de Catherine, s’était décidé à une mesure -pratique en faveur de l’enfant. Et la dissemblance -extrême de deux hommes à physionomie -pareillement généreuse se pouvait constater là totalement : -Ferdinand concentrait sur la fille-mère -une pitié perspicace, de chair vibrante, mais — heureux -en affection et artiste pas riche, — sa -pitié restait dans sa peau, en quelque sorte, et profitait -surtout à la littérature ; Griffon n’avait pas -vu Catherine et ne palpitait pas, sa pitié théorique -était plus large, et — bourgeois aisé, malheureux -en affection, — il avait agi.</p> - -<p>Du reste, l’aventure matrimoniale de Griffon était -typique. Au lieu d’accepter un parti avantageux et -de vivre en rentier, il s’était persuadé de prendre -un emploi et d’épouser une femme sans dot, « par -réaction contre l’égoïsme de classe ». Bon par -nature, il voulait encore se compléter par du raisonnement -et de la préméditation. Il y avait, chez -lui, une préoccupation livresque de morale, de -justice, qui ne se rencontre d’ordinaire que dans -les discours ennuyeux et déplacés des personnages -artificiels chers aux littérateurs débutants ou finissants.</p> - -<p>Une fois, les deux amis s’étaient un peu fâchés -à propos d’une entreprise révolutionnaire.</p> - -<p>— Moi, dit Ferdinand, j’ai vingt francs maigrement, -je souscris en paroles de propagande. Toi, -tu as cent francs, tu envoies quarante sous de ton -superflu pour préserver le reste. Comparons nos -mérites.</p> - -<p>Le parallèle n’était pas juste. En tout état de -cause, Griffon valait mieux que Ferdinand pour la -générosité effective ; il cherchait avec persévérance -à rendre service et se dépensait volontiers en démarches -pénibles. Ferdinand, attaché à une ambition -définie, n’était pas capable de grand sacrifice -pour autrui.</p> - -<p>Un autre aspect.</p> - -<p>Par principes de famille devenus goûts personnels -et par discipline intellectuelle, Griffon conservait -une parfaite tenue d’existence. Or, malgré -l’amitié sincère jusqu’au sans-gêne du tutoiement, -quelque chose comme une différence de race empêchait -Ferdinand de montrer le fin fond de lui-même -à Griffon. Tandis qu’au contraire ce même -Ferdinand étalait fraternellement sa nature de -rechange devant un autre ami, Jeannin, littérateur -de profession, juste assez débauché pour s’enfiévrer -d’un immense talent.</p> - -<p>Jeannin était un peu pour Ferdinand ce que -madame de Mireille était pour madame Griffon.</p> - -<p>Chaupillard avait formulé cette classification en -ne médisant qu’à moitié : Prestal et la petite Griffon, -genre égoïste, sensuels suspects ; Griffon et -madame Prestal, genre dévoué, fournisseurs honnêtes.</p> - -<p>Au sortir de l’adolescence, Ferdinand et Jeannin -s’étaient rencontrés dans une bibliothèque. Instantanément, -ils s’étaient mirés l’un dans l’autre et ils -avaient eu plaisir à se retrouver, à rapprocher leur -même sourire restreint. Leur première conversation -les avait liés pour toujours.</p> - -<p>Aux fins de journée, souvent ils erraient côte à -côte, portant interminablement par les rues cet -incurable <i>mal triste</i> des artistes, cette convoitise -mâle, infiltration même de la désolation, qui leur -faisait dire au milieu de l’activité gaie des faubourgs -populeux :</p> - -<p>— Nous sommes des damnés sans espoir : l’art -n’est qu’un degré spirituel et douloureux d’hystérie. -Aucune possession ne nous rend la sérénité, car -c’est l’au delà de la chair, c’est le beau sensible, -l’éternel de l’être, que nous cherchons.</p> - -<p>Après le mariage de Ferdinand, Griffon était -devenu l’ami de tous les jours, mais Jeannin, -dans le lointain, était resté le sosie.</p> - -<p>Jeannin, âgé maintenant de trente-six ans, maigre -sans être grand, moustache et barbiche rousses, -avait une bouche impressionnante, au rictus creusé, -mobile — et, comme si le serrement d’amertume -eût fait évaser le haut de la face, — un vaste -front tourmenté. « Le poids de ses yeux gris courbait -un peu son nez », avait dit un biographe. Les -gens ordinaires, — à le voir, à l’entendre, — le -jugeaient « inoffensif et amusant ».</p> - -<p>De temps en temps, Ferdinand sortait seul le -soir, après dîner : rendez-vous avec Jeannin. -Marthe, qui n’avait jamais vu cet ami, se réjouissait -plutôt, du moment que ça faisait plaisir à son -mari, de sortir, et du moment qu’il s’agissait de -littérature… La force même de ses sentiments -affectueux et l’extrême souci du bien-être familial -lui enlevaient toute faculté soupçonneuse, et toute -perspicacité hors d’un certain cercle.</p> - -<p>Quelquefois aussi, Ferdinand rentrait en retard -du bureau ; on l’attendait avec inquiétude à la -maison.</p> - -<p>— J’ai vu Jeannin, prononçait-il, l’air préoccupé, -sans plus d’explication.</p> - -<p>Cela suffisait ; immédiatement, Marthe n’avait -plus qu’une pensée :</p> - -<p>— Il s’agit du roman. Quelle dette considérable ! -Mais aussi, après l’acquittement, Ferdinand -sera joliment récompensé de ses peines !</p> - -<p>Et, comme c’était elle qui découpait et servait à -table, elle choisissait avec un redoublement de -tendresse le meilleur du plat pour Ferdinand.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">V</h2> - - -<p>La trompeuse réconciliation visita le ménage -Griffon à peu près dans les délais habituels.</p> - -<p>Aussitôt, bien entendu, les Prestal furent invités -au dîner d’affermissement.</p> - -<p>Ce fut un samedi, pour que les enfants pussent -compenser la veillée par une grasse matinée, le -lendemain.</p> - -<p>Ferdinand posa un rouleau de papier sur l’étagère -du dressoir normand, derrière sa chaise : un -chapitre de son roman qu’il lirait après le dessert, -selon l’engagement pris quelques mois auparavant.</p> - -<p>Madame Griffon réclamait cette lecture depuis le -lendemain de la promesse.</p> - -<p>Le sort de Catherine et, par corrélation, le roman -faisaient l’effet d’une inoculation dans sa vie. Elle -pensait à chaque instant « à cette manigance de -fille-mère ». Curiosité ? Charité ? Inquiétude ? Impossible -de discerner.</p> - -<p>Alors, elle voulut que ce je-ne-sais-quoi fût du -contentement, bon gré mal gré. Ainsi, une personne -dont les mains deviendraient brûlantes déciderait : -c’est signe de santé, non pas de fièvre.</p> - -<p>Son parti était pris : elle se réjouissait que -Marthe eût un mari écrivain, elle n’était pas -envieuse. Elle se réjouissait que Catherine servît à -faire un roman ; elle se moquait pas mal de cette -héroïne et tant mieux si quelqu’un s’occupait de -ses litanies : cela dispensait d’autres personnes -d’exercer leur pitié.</p> - -<p>Pour certains motifs aussi, la jolie femme, -prompte à grossir les événements, portée à en -chercher exclusivement le côté divertissant, avait -voulu célébrer comme une fête « la première lecture ». -Elle avait trouvé là l’occasion d’oublier de -bonne foi ses frasques récentes, et de vieillir l’actuelle -réconciliation ; en dehors du roman commencé, -tout devenait secondaire et histoire ancienne.</p> - -<p>Vraiment, par une illusion étonnante, elle était -heureuse à plein, comme d’une réussite personnelle. -Depuis trois jours elle s’agitait en préparatifs -inusités.</p> - -<p>A peine placés à leur bout de table, Albert et -Georges firent : « Oh ! oh ! » en montrant deux -bouteilles de champagne sur le dressoir de chaque -côté du vase chinois.</p> - -<p>— Ah ! mais ! les mioches, proclama vivement -madame Griffon, vous allez voir, ce n’est pas « de -la petite bière », aujourd’hui ! quand vous serez -grands, vous vous rappellerez la date !</p> - -<p>— Redresse-toi, mon vieux, dit Griffon qui -finissait par « marcher » aussi.</p> - -<p>Et il présentait à Ferdinand un menu imprimé : -<i>Dîner littéraire du 28 mai</i>.</p> - -<p>— Sapristi, fallait prévenir ! Nous n’aurions pas -emmené les gosses : un dîner littéraire est nécessairement -orgiaque.</p> - -<p>Marthe était fort sensible aux frais faits en -l’honneur de son mari. La satisfaction avivait les -joues des deux femmes. Un coup de joie enlevait -aussi à Ferdinand son masque de fatigue studieuse -et, chez Griffon, effaçait une certaine dépression -de voyage nuptial.</p> - -<p>Les Prestal surtout étaient comme débarrassés -d’une inquiétude, remarquait Griffon : Ferdinand -n’était pas encore <i>un romancier</i>, mais enfin, il -approchait.</p> - -<p>La bonne à tête de tortue était partie.</p> - -<p>— Figurez-vous, éclata madame Griffon, qu’elle -avait aussi un rejeton en nourrice et, Dieu me -me pardonne ! elle était jalouse de votre Catherine ! -Alors, non… je ne sais pas ce que j’ai éprouvé : -je lui ai donné tout mon argent, pourvu qu’elle -s’en aille ; elle a été bien contente ; je lui avais dit -de m’écrire comme fait Catherine… mais ça -m’ennuie maintenant, s’il faut répondre.</p> - -<p>La nouvelle bonne, toute jeune, éveillée comme -une souris, plaisantait avec les enfants. Dans son -va-et-vient derrière les chaises, elle ouvrait de -grands yeux ronds vers les friandises du dressoir et -remuait les mâchoires, par simulacre de tout -avaler, ou bien elle feignait de chanceler en portant -à deux mains une assiette vide. Albert et -Georges suivaient avec ravissement sa frimousse -drôle. C’était une de ces servantes qui ont la faculté -d’être en fête les jours de fête et, littéralement, de -de se croire <i>invitées</i>, chaque fois qu’elles ont du -monde en supplément à servir.</p> - -<p>La soirée même offrait son charme : à sept -heures on était à table avec une clarté de midi, -les fenêtres ouvertes. Le soleil déclinant brillait -rouge dans les vitres et complétait le décor vif des -roses bottelées à pleins vases, sur la table, sur le -buffet, sur la jardinière.</p> - -<p>De l’autre côté de la rue assez étroite, nombre -de fenêtres regardaient la salle à manger. Pour -madame Griffon, la constatation des voisins ajoutait -beaucoup aux agréments d’un gala ; elle jetait -les yeux sur la façade, à chaque instant ; un jeune -ménage dînait, juste à étage correspondant.</p> - -<p>Elle exigea un premier toast, tout de suite après -la soupe ; elle se leva comme Albert et Georges, -trinqua trop fort comme eux, leva son verre au-dessus -de sa tête. Le jeune mari d’en face était très -bien de sa personne.</p> - -<p>Elle approuva vivement Albert d’avoir renversé -son eau rougie sur la nappe ; c’était bon signe pour -le roman et le présage serait encore meilleur si -quelque vaisselle était cassée au cours du repas.</p> - -<p>— Ma petite Maria, un torchon ! cria Georges.</p> - -<p>— Comment, tu es déjà si ami avec la bonne ? -s’émerveilla Griffon.</p> - -<p>— Moi aussi, je suis ami ? réclama Albert.</p> - -<p>— Certainement, monsieur Albert.</p> - -<p>Et tout y était : une rougeur subite aux joues de -Maria, un accent moitié d’obéissance, moitié de -séduction ; il ne manquait à Albert que d’avoir sept -ans de plus.</p> - -<p>Ferdinand fit la remarque par clignements -d’yeux ; on félicita Maria et les enfants de leur -vieille camaraderie d’une heure ; toutes les phrases -prenaient double sens, on riait d’un rien.</p> - -<p>A un moment, madame Griffon fut obligée -d’aller calmer à la fenêtre une hilarité convulsive. -Marthe avait mélangé comiquement deux idées :</p> - -<p>— Ah ! des truffes !… Si j’avais su, nous aurions -fait toilette.</p> - -<p>— Il y a des truffes ! cria Ferdinand ; moi, si -j’avais su, j’aurais ajouté quelques épithètes rares -à mon chapitre.</p> - -<p>— Oui ! proposa Griffon gaiement, des « vocables -prestigieux », comme tu en piquais après coup dans -tes premières nouvelles.</p> - -<p>Les deux amis échangèrent un long regard -amusé. Ils évoquaient l’époque déjà lointaine où -Ferdinand ballotté, ignorant l’endroit précis de sa -propre originalité, avait souhaité d’égaler en ostentation -les virtuoses parvenus qui faisaient chatoyer -une idéologie bien apprise, ou qui enchâssaient -patiemment des locutions précieuses dans des -phrases d’art, pour l’unique projet d’éblouir le monde.</p> - -<p>— Hein ! compléta Griffon, heureusement que -tu possédais un tempérament net qui s’est dégagé !</p> - -<p>— Peut-être… mais tu m’as montré le premier -la colossale distance entre les productions « tout -en mots », et les productions en « substance tressaillante… »</p> - -<p>Ferdinand exprimait par son accent qu’il citait -des paroles dévouées, maintes fois entendues.</p> - -<p>— Ah ! oui, vous savez, avoua madame Griffon, -vos nouvelles que j’ai lues dans les revues, avant -de vous connaître, je n’y ai rien compris… Et je -croyais que vous aviez de grands cheveux, un air -fatal, je me préparais à être subjuguée… mais vous -n’avez d’artiste que le regard…</p> - -<p>Vu le tour fastidieux que prenait la conversation, -le jeune Albert se dérangea subrepticement, -et vissa une cigarette en mie de pain à l’un des -bonshommes du dressoir normand.</p> - -<p>Ferdinand affectait peut-être trop de donner tout -son rire à sa femme :</p> - -<p>— Jadis une personne frivole m’a beaucoup -flatté en affirmant que j’avais des yeux de sorcière… -C’est ma galette qui a passé au sabbat, de -c’t’affaire-là !… Griffon, si Albert quitte encore la -table, ne lui sers pas de bombe glacée.</p> - -<p>Le jour baissait. Maria allumait la lampe et les -bougies du lustre ; en penchant son buste au travers -de la table, elle forçait la conversation à se séparer -en deux. Griffon et Ferdinand se heurtaient du -coude à cause de la gorge de Maria très « fruit -vert », sous une mince étoffe tendue.</p> - -<p>Madame Griffon se tournait comme pour une -confidence, et son plaisir augmentait de ce que, -maintenant, la plupart des fenêtres de la rue étaient -occupées :</p> - -<p>— Avez-vous eu des pensionnaires cocasses, à -l’ouvroir, ces temps derniers ?</p> - -<p>— Il est arrivé, avant-hier, une espèce de vieille -bohémienne, ci-devant « presseuse d’aveugle chanteur ». -Son métier était de conduire un aveugle -par les rues et de le serrer, sur le côté, pour faire -sortir la mélodie, le temps voulu, lorsque passaient -des gens susceptibles de lâcher un sou. Mais elle a -laissé renverser son Œdipe par un auto ; ses concurrentes -l’ont discréditée sur le marché, aucun -aveugle ne veut plus de ses pinçons, tout son -apprentissage est perdu.</p> - -<p>Ferdinand et Griffon parlaient d’un roman très -beau paru récemment :</p> - -<p>— As-tu déjà cherché à préciser la parenté indubitable -qui existe entre les chefs-d’œuvre, fussent-ils -des genres les plus différents ? demandait Griffon -avec un sourire fin, attendri.</p> - -<p>Puis d’une voix pénétrante, il exposa une théorie :</p> - -<p>— Mon vieux, si l’on pouvait analyser chimiquement -les productions artistiques et doser leurs -ingrédients constitutifs…</p> - -<p>Ferdinand, chatouillé au bon endroit, buvait du -bordeaux sans faire attention, servi sournoisement -par madame Griffon ; il tendait la joue vers Griffon -et regardait le petit Georges sans le voir ; cette -sorte d’extase cessa tout à coup :</p> - -<p>— Mais qu’est-ce que tu as donc, Georges, à -paraître si malheureux ?</p> - -<p>— Parbleu ! cria madame Griffon à son mari, -tu bénis la bombe avec ta spatule et tu n’y touches -pas ! Georges voit avec désespoir que tout sera -fondu avant que tu aies fini tes discours.</p> - -<p>— Mon petit Geo s’embête comme un cafard -dans un pain de quatre livres, prononça Albert.</p> - -<p>— Bah ! où as-tu chipé cette comparaison ?</p> - -<p>Mais Albert rougit, et aucune exhortation ne -put dévoiler l’origine de la repartie.</p> - -<p>— Il tiendra de son père, dit Griffon en riant ; -il sera hospitalier pour les mots errants… Tiens, tu -auras la plus grosse part.</p> - -<p>A la fin du dîner, — peut-être le bordeaux et le -champagne aidant, — la charmante Adèle devenait -sage et sensible :</p> - -<p>— Vous savez, maintenant, madame Prestal, je -me mets à la couture, je ferai toutes mes robes -moi-même ; j’ai déjà appliqué une collerette de -dentelle sur un corsage.</p> - -<p>Marthe riait intérieurement de la sincérité de -cette éphémère résolution. Et elle pensait à un parent -de son mari, « l’oncle poivrot » qui, un jour, -était venu, jurant d’employer désormais toute sa -paie à « s’acheter des frusques », à preuve que, -cette fois-là, sur l’argent de sa quinzaine, il s’était -acheté une paire de boutons de deux sous.</p> - -<p>Consciente des égards dus à son nouveau mérite, -madame Griffon éleva soudain une protestation :</p> - -<p>— Vous n’allez pas continuer à nous embêter -avec votre littérature ?</p> - -<p>— Voyons, répliqua son mari, c’est toi-même -qui as intitulé notre réunion « dîner littéraire ».</p> - -<p>— Parfaitement : tout à l’heure monsieur Prestal -lira, et ce sera la partie littéraire ; mais, en -attendant, les messieurs, dans un dîner, doivent -complimenter les dames et non pas causer entre -eux, comme vous faites.</p> - -<p>— Entendu ! Ferdinand achève seulement une -explication, le temps que Maria fait le service.</p> - -<p>Maria s’éternisait à enlever les miettes avec une -brosse ; la plupart des chapelures s’incrustaient dans -la nappe, ne lâchaient pas prise ; quelques-unes -sautaient par-dessus la brosse, retournant au milieu, -vers le chemin de table.</p> - -<p>Sur un coup d’œil orageux de madame Griffon, -Marthe avança la main.</p> - -<p>— Permettez, je me charge de prononcer la clôture.</p> - -<p>Et, demi-sérieuse, s’adressant à son mari, en -femme pratique, soucieuse des échéances, elle -déclara :</p> - -<p>— Je crois qu’il ne faut pas trop se préoccuper -de la règle du chef-d’œuvre ; il y a quantité d’artistes -qui ne réalisent jamais rien, tellement ils ont -peur d’oublier une des conditions de la perfection.</p> - -<p>Alors, Griffon, un peu moqueur, fit rougir -Marthe :</p> - -<p>— Rassurez-vous, Ferdinand travaille ; la théorie -du beau ne le tracasse qu’après coup… Ne -craignez donc pas ! Il le fera, son roman !</p> - -<hr /> - - -<p>Pour la lecture, on ne quitta pas la table. Albert -et Georges furent installés à côté, dans le salon, -l’un avec le <i>Pêle-Mêle</i>, l’autre avec <i>l’Illustration</i>.</p> - -<p>Maria, par la porte du couloir, venait leur -rendre de petites visites. Comme les enfants, elle -avait goûté au champagne. Ils riaient des images, -tous les trois et s’embrassaient avec, obscurément, -une idée de dessert, ayant, tous trois, un velouté -de joues savoureux. Les deux garçons tombaient -sur la figure de Maria n’importe où. Maria évitait -les rencontres de lèvres, sans pensée, par instinct -femelle.</p> - -<hr /> - - -<p>Ferdinand lisait à sa façon. Par une exagération -de la tonalité placide, ingénue, il dégageait en gros -relief les passages d’ironie cruelle ; mais parfois, il -rendait douteuse l’intention d’une phrase ; parfois -aussi, la défaillance des finales trahissait sa vibration -intérieure.</p> - -<p>A un moment, madame Griffon envoya un de -ces rires qui accueillent les heureuses trouvailles. -Ferdinand fit une pause, but du café, arrangea ses -papiers, puis certifia, le menton avancé :</p> - -<p>— Vous savez, tout ça est arrivé à Catherine -Bise. J’ai préféré le nom de « Marie » parce qu’il -est de style.</p> - -<p>Il reprit son accent doux, en désaccord avec le -creusé du visage.</p> - -<hr /> - - -<p>« Enfin, le bureau de placement réussit à caser -la fille enceinte. Et dans quelles conditions touchantes ! -Les preneurs avaient demandé eux-mêmes -une bonne de rebut, — très honnête au point -de vue du bien d’autrui, fichtre ! et très courageuse, -très capable, très docile, bigre ! — mais -cependant affligée de quelque tare monstrueuse.</p> - -<p>» — Enceinte ! avait dit le placeur, les mains -ouvertes par l’évidence, on ne peut pas trouver -pire !… Et c’est une race maigre, nerveuse, n’ayez -crainte, ça travaillera jusqu’au dernier moment, -jusqu’au fiacre de l’hôpital… Et ça supporte tout -sans broncher, par une idée de bête qui défend -son ventre… Vous pensez que je m’y connais, -depuis le temps ! Il en a passé sur mes registres, -malheureusement ! Mais je vous certifie que ce -n’est pas du tout cette espèce-là qui se fiche à la Seine.</p> - -<p>» Les nouveaux patrons de Marie étaient des -philanthropes de carrière, membres de sociétés, de -comités, de patronages, candidats à tous les concours -de dévouement, à toutes les réclames, à -toutes les primes de sauvetage. Leur incommensurable -amour de l’humanité était attesté par de -nombreuses récompenses, et ils cherchaient continuellement -à enrichir leur palmarès.</p> - -<p>» Ils devaient par conséquent fournir échantillon -à volonté, ils devaient tenir exposition permanente -de magnanimité.</p> - -<p>» Ils venaient de perdre une orpheline, morte -d’ingratitude, on pouvait le dire, n’ayant jamais -pu s’habituer à leur sollicitude. Et combien d’autres -charités n’avaient-ils pas épuisées ainsi, jusqu’à -disparition des bénéficiaires !</p> - -<p>» Dès qu’ils furent en possession de la bonne -enceinte, ils l’exhibèrent à profusion, à grand -renfort de discours et de simulacres.</p> - -<p>» Ils convoquaient des experts ou des réfractaires -à convertir ; ils la sortaient, la conduisaient -chez des amateurs, ou chez des professionnels de -la bienfaisance ; ils l’opposaient à des concurrents ; -ils s’acharnaient à rencontrer par hasard des -gazetiers en actes méritants.</p> - -<p>» Et ils proclamaient avec une bonhomie -exercée, sur un ton de négligence indéroutable :</p> - -<p>» — Qu’est-ce que vous voulez ? Nous sommes -comme ça, des incorrigibles de la générosité, des -risque-tout. Tant pis ! Il en résultera ce qu’il en -résultera… Cette fille, nous ne savons d’où elle -sort, nous l’avons recueillie à cause même de sa -déplorable conduite… Et nous la garderons jusqu’au -bout ! Nous subirons les dommages, car -vous pensez ce qu’on peut attendre d’une telle -moralité ! Le bureau de placement même a essayé -de nous dissuader… De fait, regardez un peu : -croyez-vous qu’elle a le masque vilainement ! Et -quelle difformité intolérable ! Le fardeau est tout à -droite… tournez-vous donc, Marie… oui, beaucoup -plus à droite…</p> - -<p>» De jour en jour, ils guettaient, ils exposaient, -ils dénudaient les progrès de la grossesse. Pas un -instant, ils ne laissaient la fille dans l’ombre reposante -qu’elle convoitait.</p> - -<p>» Quand ils ne faisaient pas palpiter en public -sa chair, sa laideur et sa honte, ils harcelaient de -tout près, à la piste, sa résignation laborieuse :</p> - -<p>» — Profitez de notre charité ! Travaillez ! Soyez -heureuse de ne pas manquer d’ouvrage.</p> - -<p>» Leur appartement spacieux était hanté d’une -si nombreuse clientèle que l’entretien du ménage -aurait fatigué deux robustes manœuvres.</p> - -<p>» De l’aube au milieu de la nuit, la bonne allait, -allait, telle une bête traquée. Muette, harassée, -lourde, couverte d’opprobre, elle marchait, elle -trottait, elle s’enlevait brusquement avec cette agilité -gamine qu’un coup de fouet fait jaillir des carcasses -les plus recrues.</p> - -<p>» — Frottez le parquet, cirez les meubles, -faites une lessive. Profitez de notre charité.</p> - -<p>» Elle laissait, çà et là, des regards, des tressaillements, -comme des traînées de sang.</p> - -<p>» Chez les malades et chez les forçats, le pire -sentiment de défaillance physique et de détresse -morale s’appesantit le soir, après la pitance : la -journée s’en va et l’évocation de « demain » arrive ! -Alors, on voudrait désespérément se blottir en un -coin perdu, loin des duretés du monde ; on voudrait, -quitte à en mourir, pleurer silencieusement, -interminablement, la tête cachée ; on voudrait laisser -son pauvre corps s’écrouler, on voudrait jusqu’à -crier, jusqu’à pâmoison, embrasser sa mère, -ou seulement une créature consentante, ou seulement -une chose douce, un souvenir d’enfance.</p> - -<p>» Si la galérienne se nomme Marie, sa joue -mourante tombe et s’appuie et sanglote sur un -tablier bleu mis en paquet au coin de la table de -cuisine…</p> - -<p>» Debout, misérable ! C’est la sonnette du salon !</p> - -<p>» Debout, et vite et vite ! Debout, ce cœur, et -ces yeux et cette pensée ! Debout, cette agonie !</p> - -<p>» L’éclat lumineux des lampes ! La projection -des glaces ! Les fauteuils brillamment occupés ! Et -vlan ! à droite ; et vlan ! à gauche ; et vlan ! à pleine -face, la curiosité préparée cinglante.</p> - -<p>» Mais l’insulte sèche, c’est presque raffermissant ; -attends un peu ! Et que tes mains gercées, tes -mains d’esclave pendent comme des loques.</p> - -<p>» De petits cris effarouchés, un recul de dame -sujette aux vapeurs, une gesticulation scénique, et -une voix distinguée, plaintive et si pleine de philanthropie :</p> - -<p>» — Ah ! quelle horreur !</p> - -<p>» Et la patronne :</p> - -<p>» — Avancez, Marie… Faites donc un visage -plus aimable, n’ayez pas scrupule, souriez, laissez-vous -aller… inutile de dissimuler votre naturel… -Ces dames savent, tout le monde est renseigné.</p> - -<p>» Alors, la voix languissante vers la patronne :</p> - -<p>» — Vraiment, ma chère, vous méritez tous les -prix Montyon.</p> - -<p>» Puis la même voix, ayant peur de se salir :</p> - -<p>» — Approchez, ma pauvre fille, car moi -aussi, je veux m’aguerrir.</p> - -<p>» Et l’habileté complimenteuse de la dame -s’empare de Marie. L’exhortation, d’apparence -théorique et impersonnelle, s’acharne vers ce résumé : -« Vous rendez-vous bien compte de la vertu -de votre bienfaitrice ? Comprenez-vous ce sacrifice -incroyable ! Êtes-vous reconnaissante et aussi -êtes vous repentante ? Pensez-vous à atténuer vos -torts envers la société par une activité incessante, -un zèle sans bornes ? Pensez-vous, malheureuse, -à payer la dette de votre déshonneur ? »</p> - -<p>» D’autres voix, pour varier, interviennent dans -ce sens :</p> - -<p>» — Avancez que nous vous disions de quelle -hauteur notre pitié descend à vous. — Venez recevoir -l’eau glacée de notre éloquence. — Venez, -que notre gluante commisération se ventouse à -votre misère.</p> - -<p>» Et il faut dire merci. D’inflexibles griffes, au -profond des entrailles, contraignent Marie à dire -merci !</p> - -<p>» Et voilà qu’un jour, la fruitière, madame Fouchtrain, -braillant sans vergogne, envoya une rude -bourrade à Marie :</p> - -<p>» — Retirez-vous donc de dedans mes jambes ! -Avec vot’sacré ventre vous emplissez la boutique ! -Fourrez-vous dans un coin !</p> - -<p>» Marie tendit les bras. Sa bouche, ses yeux, -toute sa substance se précipita frémissante, avide. -Puis, exhalant ce qui restait de faculté affectueuse -dans sa pantelante carcasse, elle chevrota :</p> - -<p>» — Vous ne connaîtriez pas une place où l’on -serait battue ? »</p> - -<p>Là se termina la lecture.</p> - -<p>Les appréciations laudatives suivirent, pendant -que Ferdinand arrangeait ses feuillets avec un soin -exagéré.</p> - -<p>— Il y aura encore des retouches, dit Marthe -heureuse, avec la fausse modestie d’une maman de -lauréat scolaire.</p> - -<p>— Je trouve seulement l’oraison des belles dames -un peu « répétée », dit Griffon, selon sa pure -amitié scrupuleuse ; je te l’ai déjà signalé : tu as le -défaut de vouloir trop prouver.</p> - -<p>— Ce que c’est bien lu ! s’émerveilla madame -Griffon en avalant Ferdinand d’un écarquillement -empressé, comme ferait une courtisane pour un -monsieur dont elle viendrait d’apprendre la grandissime -richesse.</p> - -<p>Puis elle demeura un instant méditative et même -avachie de sagesse, de bonté. Elle cligna vers le -vase chinois (le seul gain de sa vie), et elle chuchota, -comme si Marthe aspirait à cette concession -depuis des éternités :</p> - -<p>— Soyez tranquille, un de ces jours je le casserai… -je ne taquinerai plus mon mari avec.</p> - -<p>La bonne apporta du thé.</p> - -<p>Le jeu des facultés cérébrales étant de comparer -sans cesse, on examina Maria, d’un commun mouvement. -Son visage rouge et content d’écolière en -récréation reflétait la confiance, la bienheureuse -imprévoyance ; et, en même temps, on lui vit avec -plaisir un ventre tout plat, un je ne sais quoi de -non éclos.</p> - -<p>Ferdinand, gêné comme tout auteur qui se délecte -des louanges et veut en paraître détaché, -trouva cette diversion maladroite :</p> - -<p>— Et vous, Maria, qu’est-ce que vous dites de ça ?</p> - -<p>Il présentait son manuscrit.</p> - -<p>Sérieusement, avec le regret de ne pouvoir fournir -son avis, la bonne s’excusa :</p> - -<p>— J’ai pas écouté, monsieur. J’ai seulement -été un peu dans le salon auprès des enfants.</p> - -<p>— Comment ! Vous n’écoutez pas aux portes ! -Si vous ne vous mettez pas au courant de votre -métier, on ne vous augmentera pas, sermonna -Ferdinand.</p> - -<p>— Ne faites pas attention, Maria, monsieur -Prestal est un taquin, dit aimablement la maîtresse -de la maison.</p> - -<p>— Et soyez toujours amie avec les enfants, et -gaie comme une excellente personne, appuya Marthe, -toute affectueuse.</p> - -<p>— Parbleu ! elle ne demande qu’à rester enfant, -elle a bien raison ; si elle veut, ici, elle n’aura -jamais de soucis, promit madame Griffon.</p> - -<p>Et les deux femmes lui souriaient à bouche tendue, -par une cordiale solidarité de sexe.</p> - -<p>Derrière elle, entre les couples, s’échangea une -gaieté d’yeux contenant, nécessairement, cette efflorescence -de pensée :</p> - -<p>— Parfaitement, monsieur mon mari, il n’y a -sur la terre que la succulence féminine et, par-dessus -tout, la mienne propre.</p> - -<p>— Eh ! eh ! ma chère, je ne peux pas répondre -de ma royauté masculine…</p> - -<p>Les garçons vinrent croquer un canard, puis -retournèrent à leurs images.</p> - -<p>On parla de Catherine Bise qui n’était pas encore -assouvie, quoiqu’elle pût, maintenant, une -fois par mois, aller voir son petit Émile, à une -heure de Paris. Mais quoi ! Sans métier appris, -sans aptitude spéciale, la seule profession « à manger -du pain » était encore celle de servante.</p> - -<p>— Je continue pourtant à lui chercher une -situation préférable, dit Marthe avec un hochement -perplexe.</p> - -<p>Il y eut un silence consacré à la difficile solution. -Ferdinand fumait, et son regard s’absentait -par la fenêtre ouverte. Griffon quitta sa place et -passa dans la pièce voisine ; on l’entendit interpeller -Albert et Georges sur un ton gouailleur, mal -en train.</p> - -<p>Alors sa femme eut un accès d’agacement incompréhensible :</p> - -<p>— Ah ! puis ! votre Catherine finit par nous -ennuyer avec son moutard ; il ne faut pas être insatiable -non plus.</p> - -<p>Les Prestal, ébaubis, la regardèrent : elle avait -voulu une fête en l’honneur du livre consacré à -Catherine ; comment pouvait-elle séparer ainsi -Catherine du roman ?</p> - -<p>Elle se mit à rire d’ailleurs, consciente de son -incohérence :</p> - -<p>— J’ai proposé un dîner littéraire et non un -dîner philanthropique. Vous prenez tout à coup -des mines d’enterrement… Vous savez, j’aime pas -qu’on s’occupe de choses tristes, surtout quand on -n’y peut rien. Pourtant, j’aime bien les romans -tristes et surtout les pièces de théâtre. Oh ! j’adore -les drames où l’on pleure. Tenez, justement, on -en joue un à la Porte-Saint-Martin, je veux que -mon mari m’y conduise ; ça soulage beaucoup de -pleurer au théâtre ; vous ne trouvez pas, madame -Prestal !</p> - -<p>— Il est certain qu’après une tragédie bien -noire on ne voit plus rien de sérieusement affligeant -autour de soi.</p> - -<p>— Voilà ce que vous devriez faire après votre -roman, monsieur Prestal, un drame… Au moins, -vous nous donneriez des billets… Et même, votre -histoire, là, si vous l’arrangiez plutôt en pièce ?</p> - -<p>Griffon ramena les enfants du salon.</p> - -<p>— Est-ce que tu ne dois pas aller demain aux -Travaux publics ? lui demanda Ferdinand.</p> - -<p>Pas de réponse.</p> - -<p>— Eh ! je te demande si tu ne vas pas au ministère, -demain.</p> - -<p>— Je n’avais pas entendu, fit Griffon, tiré d’un rêve.</p> - -<p>Il était onze heures, les enfants s’endormaient.</p> - -<p>Les idées dominantes de chacun revenaient : -Ferdinand pensait à se lever de bonne heure et à -faire certaines rectifications suggérées par la lecture -à haute voix ; sa femme pensait à concilier le -grand nettoyage du dimanche avec le travail littéraire -hostile au mouvement, et elle répondait mal -à madame Griffon, poursuivie d’un extraordinaire -besoin de théâtre triste.</p> - -<p>On se quitta sans que la soirée eût fini en parfaite -allégresse.</p> - -<p>Tout de suite, en marchant, Marthe et Ferdinand -furent d’accord à s’étonner qu’un nuage eût -modéré brusquement la fête. On aurait dit qu’il y -avait chez les Griffon <i>une dette</i>, comme chez les -Prestal. Mais quoi ! Griffon n’élaborait aucune espèce -de roman !… Et comment deux époux aussi -peu unis que Griffon et sa femme auraient-ils pu -se reconnaître une même « dette » ?</p> - -<p>Marthe s’appuya au bras de son mari :</p> - -<p>— Dans tous les cas, je suis contente ; tu avais -tort de douter : ton chapitre supporte parfaitement -la lecture… Tout à l’heure, à table, j’avais l’air -de chercher bien loin pour Catherine, mais je -considère son sort comme lié au roman et je ne -suis pas inquiète.</p> - -<p>Ferdinand se mit à rire :</p> - -<p>— Je prends note du pronostic flatteur, ce -28 mai, à onze heures et demie du soir, en face -du Moulin Rouge.</p> - -<p>Marthe faisait allusion à de mirifiques projets, -en faveur de Catherine, dont la réalisation devait -commencer dès l’achèvement du manuscrit, puis -se continuer selon l’acceptation d’un éditeur, et -selon le succès de la publication.</p> - -<p>A la maison, pour faciliter son service de police, -Marthe avait mis les enfants dans la confidence :</p> - -<p>— Tenez-vous donc tranquilles, laissez papa -travailler ; quand son livre sera fini, il arrivera les -choses les plus heureuses à Catherine Bise ; vous -l’aimez bien, vous ne voudriez pas l’empêcher -d’avoir de la chance ? Il arrivera ceci d’abord ; puis -ceci, et enfin ceci !</p> - -<p>Catherine appartenait si bien à leur affection, et -ce que promettait maman était tellement réjouissant, -considérable et secret que, maintenant, il -suffisait d’un signe pour arrêter leur bruit :</p> - -<p>— Voyons, papa écrit…</p> - -<p>Ou encore, il suffisait d’une moitié de phrase.</p> - -<p>Ils marchaient devant, Marthe les appela :</p> - -<p>— Dites donc, le livre de papa va bien…</p> - -<p>Aussitôt, à l’idée de ce qui devait éclater, ils -s’épanouirent malgré leur envie de dormir : les -yeux écarquillés, la bouche ouverte, les bras en -l’air.</p> - -<p>Puis, Ferdinand évoqua la satisfaction de confondre -Chaupillard, toujours persuadé que les -Prestal « utilisaient » Catherine sans le moindre -sentiment, et qu’ils tiraient haïssablement le suc de -son infortune.</p> - -<p>Ah ! cela touchait Marthe au plus vif ! Pour le -coup, elle en eut à dire, le reste du chemin, jusqu’à -la rue Saussure :</p> - -<p>« Chaupillard verrait un jour que ce n’était pas -la misère de Catherine qui avait fait naître une -pitié provisoire et utilitaire d’écrivain, mais bien -que c’était la piété de tempérament de l’écrivain -qui avait élu, pour se développer, ce cas provisoire -et réparable… Et ce monsieur Chaupillard -si décourageant, est-ce qu’il n’écrivait plus ? est-ce -que ce monsieur, si résolument contempteur du -public, ciselait en secret de nobles proses ? Point -du tout : il griffonnait des « médaillons » de demi-mondaines, -des esquisses d’une vingtaine de lignes -prétentieuses, insipides, qu’avec de pénibles démarches -il insérait dans des publications moribondes… -Eh bien ! les Prestal ne lui imputaient pas à crime -de s’intéresser à des courtisanes inexorablement -« riches et esthétiques », puisque cela correspondait -à sa belle nature ; lui, de son côté, ne devait -pas taxer les amis de bassesse, il ne devait pas nier -d’avance la générosité du roman de Ferdinand. »</p> - -<p>A cause de la soirée splendide, Paris — le long -du boulevard extérieur — conservait une animation -de plein jour, moins la hâte et le gros bruit -propres aux opérations de travail.</p> - -<p>De tous côtés, Ferdinand notait la lenteur de -couples en confidence, et la béatitude de gens -descendus prendre le frais sur les bancs, et qui ne -se décidaient pas à remonter leurs étages.</p> - -<p>Par instants, des souffles tièdes portaient, d’un -couple à un autre, un parfum capiteux, comme -une révélation indiscrète de propos amoureux.</p> - -<p>Les Prestal marchaient fortifiés inconsciemment -par le bon air de la nuit et par le bon chapitre -du roman. Marthe, en parlant, jetait les yeux sur -Albert et sur Georges, puis sur les papiers roulés -que Ferdinand portait sous le bras. Elle accentuait -des mots qui frappaient les oreilles des enfants.</p> - -<p>— Qu’est-ce que c’est des courtisanes ? demanda -Georges à son frère.</p> - -<p>Albert qui attrapait toujours, par aimantation, -la nervosité de sa mère, envoya un coup d’épaule -brusque et bougonna : « Eh bin ! eh bin ! » le -temps de chercher sa réponse :</p> - -<p>— Eh bin… c’en est qui soignent les malades… -parbleu !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VI</h2> - - -<p>D’après une loi tacite, toutes les actions facultatives -de la vie — toutes les réceptions, toutes -les sorties — devaient servir l’égoïsme littéraire -de Ferdinand. Peu à peu, les Prestal avaient cessé -les relations existantes au début du ménage avec -les connaissances et même avec les parents dépourvus -d’intellectualisme. Notamment, l’on ne voyait -plus personne du côté de Marthe, excepté sa -mère.</p> - -<p>Quand on sortait avec les enfants, ce n’était ni -pour les distraire, ni pour leur faire prendre l’air : -on les traînait le plus souvent chez des gens -nuageux, où ils se morfondaient sans bouger dans -un coin. Presque tous les dimanches, on allait au -théâtre en matinée ; et dame, foin des vaudevilles ! -Les enfants avaient vu <i>Phèdre</i> maintes fois et ne -connaissaient pas le cirque.</p> - -<p>L’ami Jeannin, célibataire, qui avait le temps -de baguenauder, se moquait de Ferdinand, l’approuvait -et l’entraînait tout à la fois :</p> - -<p>— Il faut cette unité de convergence pour -réussir… J’espère bien que c’est strictement à titre -de documentation littéraire que vous avez eu deux -enfants ?… Nous allons pousser une vadrouille -esthétique, hein, ma vieille ?</p> - -<hr /> - - -<p>Après la lecture de son chapitre, Ferdinand -n’évita pas cette aberration de songer prématurément -à l’éditeur préférable, aux moyens de présentation -et de diffusion de l’œuvre. Il recensa ses -relations utiles ; dieu merci, un simple gratte-papier -comme lui possédait d’importantes ramifications -dans la société cultivée. Marthe réussit à -conduire les enfants à l’Hippodrome, en répétant -négligemment que l’on était susceptible « d’y -faire des rencontres », plusieurs notabilités artistiques -et littéraires se targuant d’un goût particulier -pour les exercices de force et les acrobaties.</p> - -<p>Un après-midi de juin, Ferdinand s’échappa -du bureau et alla consulter Jeannin « sur les -recommandations à se ménager ». Jeannin passait -des heures dans un caboulot voisin du Châtelet, -en compagnie intime avec toutes sortes de personnes -tarées et caricaturales ; prédilection et -attrait personnel. Il obligea Ferdinand à boire un -« vieux marc », puis il le plaisanta copieusement :</p> - -<p>— En ma qualité d’écrivain classé, je reçois -nombre de littérateurs débutants ; vous n’imaginez -pas la quantité de ces ambitieux qui <i>commencent</i> -par chercher des recommandations pour placer -leur œuvre, avant de l’avoir ébauchée. Il y en a -même qui dépensent toute leur activité en démarches, -ils oublient l’œuvre, ou plutôt ils confondent -positivement : ils croient travailler parce qu’ils -bourdonnent de tous côtés. Tenez, les méridionaux -sont très forts dans l’espèce : ils vous racontent -pendant trois heures leurs entreprises. « Mais -enfin, où est-ce ? demande-t-on. — Té ! je vous -bâclerai ça en un quart d’heure. »</p> - -<p>Ce discours terminé, Jeannin, selon son habitude, -prit Ferdinand sous le bras et lui cogna du -coude dans les côtes :</p> - -<p>— Allons renifler la féconde humanité, ma -vieille.</p> - -<p>— Mais voyons, il pleut… objecta Ferdinand, -qui tenait à subir une contrainte.</p> - -<p>Ils voyagèrent sous le même parapluie, attentifs -aux jupes retroussées. Ils longèrent la rue Saint-Honoré -jusqu’à l’église Saint-Roch.</p> - -<p>— Voici pourquoi je vous ai amené par ici, dit -Jeannin : une camarade nommée Margot, vaguement -chanteuse de café-concert, m’a fort conseillé -d’interviewer son père… Si nous avons la chance -de la rencontrer, elle vous séduira…</p> - -<p>— Je vous lâche ! cria Ferdinand presque -sérieusement, avec nous, l’alcool et la luxure me -sollicitent…</p> - -<p>Jeannin s’accrocha :</p> - -<p>— Mais, mon cher, le papa tient un bureau -de placement, vous en avez absolument besoin -dans votre roman. Nous allons le moissonner, cet -homme. On ne s’établit pas romancier sans « parcourir -du pays » ; on va faire du document pour -nourrir son sujet, comme les bonnes femmes à la -campagne vont faire de l’herbe pour leurs lapins.</p> - -<p>Ferdinand trouva la maison rue Saint-Roch, -d’après un écriteau de tôle verni : <i>Bureau de placement</i>. -A l’abri sous la porte cochère, mal décidé, — en -avare qui n’est pas sûr d’agir au mieux de -ses intérêts — il retint Jeannin par le bras :</p> - -<p>— Sans blague, vous montez ? Dites donc, -l’autre soir à dîner, Griffon m’a collé une formule -rudement juste : « Si l’on pouvait analyser les -productions artistiques comme des corps chimiques -et doser leurs ingrédients constitutifs — tant pour -cent d’imagination, tant d’observation, tant d’harmonie, -etc., — on verrait que ces éléments sont -les uns facultatifs, les autres quasi indispensables. -Mais on dégagerait surtout qu’un certain ingrédient -se trouve immanquablement dans tous les -chefs-d’œuvre, non seulement de littérature, mais -de musique, de peinture, de sculpture, et cela -s’appelle : « l’émotion de nature ». Cet ingrédient -rarissime ne se suffit pas à lui-même ; mais, sans -lui, point de chef-d’œuvre… Et gare à la contrefaçon : -l’émotion d’art. »</p> - -<p>Jeannin dessinait des ronds en égouttant le -parapluie :</p> - -<p>— En v’là une nouveauté ! railla-t-il. Cela revient -à dire que — pour n’importe quelle production -d’art — une partie de l’œuvre est tirée du patrimoine -collectif des connaissances anciennes et -modernes ; cette partie <i>d’esprit</i> est imitable et -contestable. L’autre partie est due au limon animé -de l’auteur, à la substance humaine qui se soulève, -souffre, palpite, éclôt ; cette partie <i>de terre</i> ne -vieillit pas, ne se réfute pas, c’est le <i>tempérament</i> -éternel et unique, c’est la nature…</p> - -<p>— Mais oui ! il y a belle lurette que nous -sommes d’accord là-dessus avec Griffon, seulement -j’ai aimé sa formule…</p> - -<p>— Eh bien, alors, ma vieille, cherchons des -émotions ; voilà pourquoi il faut monter. J’userai -de mon titre de journaliste ; au besoin, j’ai des -cartes.</p> - -<p>Un homme et une femme se précipitèrent au -coup de sonnette. La femme avait l’air d’une -concierge renfrognée. L’homme grand, vêtu de -noir, grisonnant, portait ses cheveux très longs, -« à l’artiste » ; il était complètement rasé : un -profil grec tel que les stigmates de crapulerie -alcoolique y siégeaient presque avec superbe.</p> - -<p>Le local carrelé paraissait vieux, immense et -désolé ; on entrait de plain-pied dans une sorte de -salle d’attente munie de deux banquettes et l’on -avait devant soi un bureau vitré, formé d’une -cloison à mi-hauteur du plafond. Il était trois -heures, la pluie tombait depuis le matin ; l’absence -de toute trace humide indiquait que personne ne -s’était encore présenté.</p> - -<p>— Des journalistes ! Dans ce cas, messieurs, -veuillez passer au salon, car nous avons aussi un -salon, dit le placeur avec emphase.</p> - -<p>Il introduisit Ferdinand et Jeannin dans une -salle à manger des plus communes et, cérémonieusement, -leur indiqua des sièges, en face d’une -table ronde couverte d’une toile cirée marron. -Il s’assit lui-même près de la cheminée, adressa -un signe poli, de la tête, aux deux visiteurs, et -répéta le signe dans la glace, rapidement. Il empêcha -Ferdinand de prendre la parole.</p> - -<p>— Messieurs, vous venez au sujet de cette abominable -iniquité ; on supprime les bureaux de -placement, alors que l’insuffisance d’ouvrage est le -véritable mal.</p> - -<p>Jeannin, roublard, s’écria :</p> - -<p>— Vous avez parfaitement raison : des gens -sont dans le besoin, on tape sur ceux d’à côté ; -c’est une diversion habile, mais qui ne résoud -rien… La question qui nous amène est un peu -différente ; on nous a parlé de vous comme d’un -homme extraordinairement documenté ; mon confrère -écrit un roman dont l’héroïne est une bonne, — où, -bien entendu, le bureau de placement gardera -une importance légitime…</p> - -<p>Jeannin esquissa une révérence :</p> - -<p>— Mais nous voudrions tenir de vous quelque -drame particulier à la profession, quelque chose -comme un fait-divers : « Un jour une bonne -arrive, etc. » Vous saisissez ?</p> - -<p>Le placeur se regarda dans la glace avec considération :</p> - -<p>— Quant à ça, messieurs, j’ai vu le monde de -bas en haut ; j’ai été acteur.</p> - -<p>Il caressa son menton rasé :</p> - -<p>— J’ai aussi été garçon de café, mais ça ne -signifie rien. Messieurs, j’ai dirigé le premier -« bureau » de Paris : rue d’Amsterdam, quartier -de l’Europe ; représentez-vous : à droite, dans un -salon richement décoré, l’aristocratie, les gens les -plus huppés venant m’apporter leur confiance ; à -gauche, le bazar : choisissez, toute cette rangée -à cinquante francs par mois, toute celle-là à -soixante.</p> - -<p>Il éclata de rire et se croisa les bras.</p> - -<p>Sa femme entra silencieusement, ferma un placard -derrière les visiteurs et retira la clé.</p> - -<p>— Dis donc, fit-il d’un ton gouailleur, mais -désagréable, presque agressif, je vais raconter la -Marguerite.</p> - -<p>La femme haussa les épaules et prit la porte.</p> - -<p>Il prolongea son rire en secousses de toux racleuses :</p> - -<p>— Je vous demande un instant, messieurs, pour -chercher un mouchoir.</p> - -<p>Derrière lui, sa femme reparut vite, se pencha -et souffla :</p> - -<p>— Excusez-le, messieurs, nous avons une fille -qui s’appelle Marguerite et qui nous a quittés ; ça -l’a beaucoup affecté.</p> - -<p>Elle se sauva. Le placeur revint, non avec un -mouchoir, mais avec une serviette tachée de café, -de vin ; il guigna le placard, à l’endroit de la clé.</p> - -<p>— Messieurs, je vous offrirais bien quelque -liqueur, mais ma femme est sortie et justement on -a fini le reste à déjeuner.</p> - -<p>Il frappa sur la table pour appeler.</p> - -<p>— Oui, elle est sortie ; ou du moins, elle fait -semblant de ne pas entendre, ce qui est exactement -la même chose.</p> - -<p>Ferdinand et Jeannin, assis comme des gens en -visite, le chapeau tenu d’une main sur les genoux, -gesticulaient de l’autre main, en se défendant de -rien vouloir accepter.</p> - -<p>Le placeur s’envoya un violent sourire, dans la -glace, releva ses cheveux d’un côté, toussa :</p> - -<p>— Un fait-divers ? Mais certainement… Vous -n’avez pas de filles, messieurs ?… Je suis très aise -d’avoir affaire à des journalistes, car nous nous -retrouverons ; je vais de nouveau me consacrer au -théâtre, puisqu’on me persécute… Nous disions -donc : Où est la Marguerite ? Oh ! gai son chevalier…</p> - -<p>Il se tenait mal, les mains à plat sur les cuisses. -Les deux visiteurs lui en imposaient beaucoup ; -mais, d’autre part, il désirait vivement s’attirer -leur curiosité ; une antipathie très nette pointait -aussi dans son regard.</p> - -<p>— C’était une petite bonne, dans les dix-huit -ans, très fraîche, mais pas très forte.</p> - -<p>S’adossant à la cheminée, il parut faire une -citation d’un ancien rôle :</p> - -<p>— Pas de poitrine ; qu’est-ce que ça fait, du -moment qu’on a un cœur ? Elle était sans place -et habitait provisoirement en garni, au sixième, -sous le toit…</p> - -<p>Il déclama :</p> - -<p>— … où les fumées qui montent lentement au -loin sont comme des arbres qu’on verrait pousser. -Marguerite s’éveilla au petit jour ; elle se leva ; -rien de changé dans la chambre : sa malle près -de la fenêtre et ses excellents certificats sur la cheminée. -Et la voilà partie à la recherche d’une place.</p> - -<p>Le narrateur surveillait l’effet de sa tirade. Jeannin -et Ferdinand, par un léger hochement de tête, -montraient qu’ils étaient prodigieusement intéressés. -Mais Jeannin ayant cillé vers le mur tout -nu de la salle à manger, le placeur jeta un coup -d’œil dans la même direction, fronça les sourcils, -et dit brusquement :</p> - -<p>— Là, où le papier est moins abîmé, il y avait -un buffet.</p> - -<p>Puis il continua :</p> - -<p>— Alors, dans la rue, la Marguerite ne passa -pas inaperçue : des messieurs, des gouapeurs, des -argousins, la frôlaient, chacun selon ses projets. -Elle s’étonnait avec une indulgence intérieure : -« Vous ne savez donc pas que tout me protège ? -la loi, la famille, la société, jusqu’au Ciel même, -dit-on, et au bureau de placement ! »</p> - -<p>Le narrateur, ironique, prit le temps de faire -jouer dans la glace son nez long et droit.</p> - -<p>— « Vous ne savez donc pas ? Je suis une servante, -une travailleuse utile et puis, je suis la -Jeune Fille ; demain, je serai la Femme, je serai -la Mère. » Elle alla d’un quartier à l’autre, selon -l’usage : de Passy à Vincennes, refusée ici comme -trop sémillante, là comme trop indolente. Alors, -fatiguée, c’était avec des larmes qu’elle évitait les -insolents : « Vous ne savez donc pas ? Je suis votre -petite sœur ! »</p> - -<p>Le narrateur tortilla son cou, pour le sortir le -plus possible du col de chemise.</p> - -<p>— « Messieurs les proclamateurs de la fraternité -universelle, voyez, j’ai à peine de corps, mais -je fournis ma part tout de même, douze à quinze -heures courbée sur l’ouvrage, et, soit dit sans vous -offenser, mes frères, c’est dur. »</p> - -<p>Le visage de Ferdinand ayant tiqué, le narrateur -parodia ce signe en une grimace moqueuse.</p> - -<p>— La Marguerite rentra bredouille ; une camarade -l’appela sur le carré : « Prenez garde aux trois -garçons de café du cinquième, ils veulent vous -« avoir ». Et dame ! dans ces sales hôtels, on a -beau crier… ces mauvais gars disent qu’il ne faut -pas faire sa Sophie ; si vous ne voulez pas choisir un -cavalier, on vous prend de force. Ils sont trois, -méfiez-vous, ça ne les gêne pas de fracturer une -porte. » La Marguerite réfléchit ; plusieurs locataires, -en effet, sont des grossiers qui l’interpellent -dans l’escalier, qui ont déjà osé la saisir par le -bras… Elle sort de nouveau avec un paquet de vêtements -et revient avec un paquet d’autre chose… -Ça ne rate pas ; le soir, les trois gaillards montent à -la chambre et enfoncent la porte. Mais aussitôt, ils -poussent des exclamations furibondes : ils sont -volés ; la Marguerite est là, étendue, toute blanche, -morte dans son lit. Les hommes s’avancent, ils -relèvent le drap et malgré les mains de la morte -croisées en prière, ils vont se venger par quelque -plaisanterie, quand brusquement, leur geste s’arrête : -près du lit est une table…</p> - -<p>Le narrateur parut éprouver une joie immense ; -il exhiba deux rangées complètes de dents jaunes et -longues, impressionnantes ; ses yeux rapetissés, -malveillants, allaient d’un auditeur à l’autre :</p> - -<p>— Eh ! oui, leur geste reste en chemin ; les -hommes ne sont pas complètement mauvais ; il y -a toujours chez eux une fibre à toucher ; les uns -croient en Dieu, les uns ont lu des morales, les -autres aiment leur mère ; tous sont susceptibles de -scrupule… Près du lit est une table… Il faut -savoir les prendre ; une image, un rien calme leur -méchanceté… « C’est tout de même une bonne -fille, elle a pensé à nous : laissons-la, disent les -hommes. » Sur la table, il y a trois petites tasses -de poupée et une fiole d’eau-de-vie…</p> - -<p>Le narrateur se pencha et attendit, avec le glouglou -d’un rire, plus ignoble d’être dosé, assourdi. -Comme les visiteurs gardaient l’attitude de spectateurs -charmés, déférents, il reprit sur un ton -provocant :</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Je peux bien vous -le dire, j’étais un des trois garçons de café.</p> - -<p>Il esquissa le geste gracieux de l’équilibriste qui -a terminé un tour :</p> - -<p>— Et j’ai fourré dans ma poche une lettre sans -adresse où était racontée la cantate aux passants… -C’est bien simple : ils ont bu, ces hommes, et -comme, avant de quitter la chambre, ils avaient -remis le drap sur les petites mains jointes, ils sont -descendus bravement en faisant résonner leurs -talons.</p> - -<p>Le placeur se tut, arrogant. Il fut sur le point -de se contempler dans la glace, mais il y renonça ; -le cou raide, il se mit à coups de doigt brusques, -à suivre le contour d’un losange sur la toile cirée -de la table.</p> - -<p>— Très intéressant… remercia Jeannin.</p> - -<p>— Certainement, je tirerai parti… dit Ferdinand.</p> - -<p>Soudain, le placeur prit le visage peureux d’un -enfant que l’on va laisser seul :</p> - -<p>— Vous partez ?</p> - -<p>Il se leva effaré, suppliant :</p> - -<p>— Écoutez, réflexion faite, elle ne s’appelait pas -Marguerite. Rendez-moi le service de l’appeler -autrement… Je crois que son nom était Jeanne… -Marguerite c’est une autre…</p> - -<p>Un tremblement misérable agitait sa main, qu’il -tendit de loin, aux visiteurs, sur le palier.</p> - -<hr /> - - -<p>Ferdinand ne cédait jamais bien longtemps à -Jeannin.</p> - -<p>Il ne se fourvoya pas jusqu’à négliger l’œuvre -sous le prétexte de se documenter, ou de s’assurer -un éditeur par des relations influentes. Pourtant, -de ce que les fondations de son roman étaient -posées, il sentit nécessaire de fréquenter régulièrement -le cénacle Vaclin, où il était peu connu -jusqu’alors. Cela devint un devoir, une superstition ; -il aurait cru se faire tort en manquant une -réunion.</p> - -<p>Léonard Vaclin, poète chevelu, ressemblant au -portrait vulgarisé d’Alphonse Daudet, recevait la -« jeune littérature », le jeudi soir, à partir de neuf -heures. Quelques habitués se donnaient le genre -d’arriver passé minuit ; ils étaient censés « sortir -du journal »… Madame Vaclin, Arlésienne sculpturale, -coiffée en muse, versait du thé jusque vers -une heure du matin, puis disparaissait.</p> - -<p>La salle de réunion, figurant l’intérieur d’une -librairie, était vaste à contenir trente personnes et -« faisait parfois le maximum ». On y fumait vigoureusement, -et l’on discutait par groupes, assis et -debout.</p> - -<p>Un soir, Ferdinand trouva là Jeannin, Chaupillard, -un ex-collègue au nom insaisissable qui -avait quitté le chemin de fer pour les postes, et le -beau Ribérol, critique d’art. Ce dernier recherchait -assidument Ferdinand, depuis quelque temps, -à cause de madame Griffon et de madame de -Mireille, rencontrées chez le peintre Morlane, et -dont il désirait déterminer les points d’accès.</p> - -<p>Chaupillard était furieux, d’un degré en plus, -contre la bêtise humaine, depuis le dîner littéraire -des Griffon : la réalisation du fameux roman devenait -moins problématique. En outre, les mines -cachottières des enfants Prestal dénonçaient des -projets inconnus qui le contrariaient, par intuition.</p> - -<p>Aussi, avant l’arrivée de Ferdinand, avait-il -démoli, au hasard de l’inspiration :</p> - -<p>— Vous savez, avait-il dit à Jeannin et à Ribérol, -c’est mauvais le sujet choisi par Prestal, mauvais -à ne pas continuer ; s’il espère, avec ça, trouver -grâce devant un public de canailles et d’idiots -qui ne tient compte de rien !…</p> - -<p>— Mais, pourtant, je croyais qu’il observait la -réalité…</p> - -<p>— Justement ! Il a dégoté une façon de se tromper -originale, et d’autant plus désastreuse. Figurez-vous -que, pour faire du naturalisme, il copie une -personne vivante ; seulement, cette mâtine, quand -il la regarde, joue la comédie ! de sorte que le -personnage du roman est bien plus faux que si -Prestal le demandait simplement à son imagination.</p> - -<p>L’instinct suggérait à Chaupillard le dénigrement -heureux.</p> - -<p>— Tiens, c’est curieux ! firent Jeannin et -Ribérol.</p> - -<p>Au moment où entra Ferdinand, la conversation -changée occupait tout le monde. On débinait une -annonce parue le matin dans un grand journal : -« Jeune fille, dans sa famille, désirerait engager -correspondance littéraire et philosophique avec -écrivain d’avant-garde. »</p> - -<p>— Qui va répondre — poste restante — anonymat -gardé de part et d’autre ?</p> - -<p>Personne ne marchait. « On la connaissait depuis -longtemps cette fâcheuse plaisanterie. La -jeune fille de quarante-cinq ans ! La jeune dinde -qui demande des conseils pour se marier. Celle qui -vous sort son indéfectible admiration pour les plus -insupportables pompiers de lettres ! Celle surtout -qui poursuit le seul but de vous émerveiller, de -vous épater, sous le fallacieux prétexte de consulter -votre génie. »</p> - -<p>Bientôt le lien général se rompit, et le bavardage -se reforma par petits tas :</p> - -<p>— Tout à l’heure, nous parlions de votre roman, -dit Chaupillard. Mon cher Prestal, vous -voyez mal votre fameuse Catherine ; ce que vous -prenez pour de l’héroïsme maternel, c’est tout -bêtement de l’hystérie. Réfléchissez : elle a vingt -ans, elle est femme excellemment, les preuves -existent… Or, il semble bien que, depuis sa mésaventure, -elle est chaste ? Très joli, ça, mais, -comptez les mois, ça ne peut pas durer… Elle -brame après son enfant, pour échapper à un autre -tourment que nous situons sans difficulté ; et, un -de ces jours, vous serez tout étonné de ne plus -reconnaître le précieux modèle sur lequel vous avez -le tort de fonder toute une œuvre…</p> - -<p>Ferdinand se mit à rire ; il reconnaissait bien là -son Chaupillard. Cependant, — pris au dépourvu -et très sensible à toute espèce de critique, en raison -même de son fanatisme artistique, — il défendit -mal Catherine.</p> - -<p>Alors, Jeannin, Ribérol et le collègue au nom -insaisissable, auteur dramatique, crurent bon d’appuyer -Chaupillard. Ils comprenaient, d’après son -discours, que Ferdinand avait rêvé malencontreusement -d’édifier un roman avec cette Catherine -pour modèle « à consulter tous les jours », et qu’il -s’était engagé dans une mauvaise affaire littéraire -compliquée d’une charge embarrassante ; les gens -comme Catherine étant disposés à se cramponner -à vous indéfiniment, sous prétexte qu’ils ont bien -voulu se placer devant votre objectif.</p> - -<p>— Il faut vous tirer de là, disait Jeannin sérieusement.</p> - -<p>— Je vous donnerai un sujet de roman bien -meilleur, promettait Ribérol.</p> - -<p>— Le plus urgent, c’est de colloquer votre -Catherine en d’autres mains protectrices, affirmait -l’auteur dramatique, car vous ne savez pas où vous -allez.</p> - -<p>On ne laissait plus Ferdinand s’expliquer.</p> - -<p>— J’ai une idée, énonça Ribérol. Écrivez donc à -la jeune fille en mal de controverse littéraire ; elle -est certainement imbue de féminisme, d’humanitarisme, -prête à quelque grande croisade… En -quelques lettres, vous lui camperez votre Catherine -sur les bras, puis vous ferez le mort pour l’une et -l’autre.</p> - -<p>Jeannin lança un geste oratoire. La maîtresse de -la maison arrivait derrière sa chaise, un plateau à la -main ; elle s’arrêta, de connivence avec les auditeurs.</p> - -<p>— Sans compter, mon ami, proclama-t-il, que -vous pouvez tomber sur une rareté. Il y a quelques -années, j’ai rencontré, comme cela, par la poste, -une jeune fille de mentalité vierge, étroitement fermée -au monde des idées. Elle a résisté, puis j’ai -régné. Au bout d’un certain temps de rapports -épistolaires, une conception « à nous » de l’univers, -lui est venue… Et j’ai eu l’exacte conscience de -l’avoir engrossée moralement !</p> - -<p>La maîtresse de maison, très belle, tenait son -thé fumant près de Jeannin et souriait, énigmatique.</p> - -<p>Les quatre auditeurs assis luisaient de l’œil.</p> - -<p>Jeannin, animé d’une malice faunesque, insista :</p> - -<p>— Il y a eu innocence perdue par mon intervention -masculine, et j’ai laissé un moule par où -les idées de quiconque ont dû passer ensuite ! Le -mari a pu s’inscrire ultérieurement, ce n’est pas -lui qui a mis les premières idées mâles dans cette -intelligence ; une possession féconde et persistante -l’avait précédé, lui !</p> - -<p>Jeannin perçut un petit bruit de porcelaine, se -tourna et bâilla devant madame Vaclin. Chacun -éclata de rire.</p> - -<p>— Spécialisez-vous dans ce genre de prouesse, -conseilla la dame, très déesse, cela ne vous mènera -pas à la paralysie générale. Et… tout de même, -prenez-vous ?</p> - -<p>Jeannin reçut gauchement la tasse et la minuscule -serviette à thé. Des plaisanteries fusèrent.</p> - -<p>— « Tout de même », est raide !</p> - -<p>On oublia Catherine, à la grande satisfaction -de Ferdinand.</p> - -<p>Mais il ne fut pas quitte à si bon compte. Chaupillard -prétendit le reconduire, — tout le boulevard -Saint-Germain, de Cluny à la Concorde, — malgré -ses protestations :</p> - -<p>— Enfin, vous êtes indiscret : savez-vous si je -voulais rentrer directement ?</p> - -<p>Chaupillard, en pareil cas, recevait « à la -blague » les plus catégoriques rebuffades et ne -lâchait pas.</p> - -<p>— Je tiens à examiner encore votre projet de -roman, qu’il vaudrait mieux abandonner.</p> - -<p>— Non ! vous perdez votre temps.</p> - -<p>— Alors, je vous rendrai service d’une autre -façon : vous êtes insuffisamment renseigné sur la -nommée Catherine ; je me charge d’une enquête…</p> - -<p>Pour le coup, Ferdinand fut effrayé et irrité à -l’extrême. Chaupillard avait la manie des enquêtes -inopportunes ; les procédés de complication administrative -le tentaient constamment quoiqu’il exerçât -la profession libérale d’écrivain entretenu par -ses parents. (Des commerçants en grains, — ceux-ci — dont -il vitupérait à l’occasion et la personne -et le métier.)</p> - -<p>Chaupillard était capable de sacrifices considérables, -du moment qu’il s’agissait d’empêcher un -ami d’affronter le jugement de la foule stupide. -L’auteur dramatique au nom insaisissable devait, à -ses démarches obstinées, d’avoir quitté le Chemin -de fer où il trouvait le loisir de combiner des -pièces, pour l’Administration des Postes un peu -mieux payante, mais si exigeante qu’il ne pouvait -plus songer au théâtre.</p> - -<p>Ferdinand s’arrêta brusquement devant le Ministère -de la guerre :</p> - -<p>— Quant à ça, je vous défends bien de vous -immiscer dans la vie de Catherine, cria-t-il avec -un mouvement de côté, comme pour héler le factionnaire.</p> - -<p>— Écoutez donc, il faut l’envoyer à l’étranger, -elle amassera de l’argent.</p> - -<p>— Vous êtes fou. Je vous dis qu’elle ne me -gêne aucunement ; bien au contraire nous exigeons, -ma femme et moi, d’assumer certaines responsabilités.</p> - -<p>— Le mieux, ce serait de marier cette malheureuse -hystérique, si vous lui portez tant d’intérêt. -Mais, attention ! voilà un personnage qui manque -à votre roman, mon petit… le premier séducteur -de Catherine !</p> - -<p>Le long du boulevard désert, Ferdinand marchait -vite et lançait des exclamations : « Zut ! -tâchez de nous ficher la paix ! » Mais il quitta -Chaupillard, sans avoir obtenu son désistement.</p> - -<hr /> - - -<p>Il ne dit rien à Marthe ni à Griffon, selon un -formel parti pris de ne pas admettre les préoccupations -anti-littéraires.</p> - -<p>Mais, à cause de son tempérament scrupuleux, -il fournit un travail moins sûr ; les dires de Chaupillard -contenaient peut-être une parcelle de vérité ; -la personnalité apparente de Catherine pouvait -être dédoublée, ou transitoire ?</p> - -<p>Et surtout, il eut beau vouloir « penser à autre -chose », une inquiétude lancinante lui resta : il -avait trop parlé de Catherine. Chaupillard allait -inévitablement ourdir quelque malheur.</p> - -<p>Une première réussite paya les efforts de Chaupillard ; -Ferdinand, soustrait à l’accaparement -heureux de l’œuvre, baissa momentanément de -cœur et d’esprit, comme un homme dont on a -gâté l’idéal, et il se trouva moins résistant aux -pièges de la vie.</p> - -<p>Un après-midi, au bureau, il écrivit en secret -à « la jeune fille dans sa famille », non pour la -chance de l’intéresser à Catherine, mais par une -impulsion malsaine, indéterminée, avec la conscience -qu’il ferait mieux de s’abstenir.</p> - -<p>Et il analysait ses récents écarts de volonté. -Il se rappelait certaines boutades prophétiques de -Jeannin :</p> - -<p>— Très dangereuse la crise « des premiers -chapitres faits » ; beaucoup d’aspirants cèdent à -une sorte d’ivresse, perdent la tête, se trompent de -but…</p> - -<p>Ou encore :</p> - -<p>— La première ébauche d’un roman, c’est comme -un enfant vers les sept ans : ça vous tourmente, -c’est délicat et, parfois, ça ne grandit pas.</p> - -<p>Cet animal de Jeannin s’y connaissait fichtrement ! -On passe par une sacrée effervescence, on -voit l’œuvre finie par avance, on la possède… -puis, c’est la fatigue triste, l’incertitude ; il semble -que la puissance créatrice toute usée ne reviendra -plus.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VII</h2> - - -<p>Ferdinand renfonçait ses ennuis, de peur de les -agrandir et de les implanter par le moindre commentaire. -Quand Marthe et les enfants regardaient -un peu attentivement son front « chargé », il leur -disait des bêtises, comme pour leur donner le -change et les empêcher d’interroger.</p> - -<p>Il ne voulait pas non plus qu’aucune contrariété -diminuât sa quantité de travail : bon gré mal gré, -la production suivait son cours.</p> - -<p>Plusieurs fragments furent lus aux Griffon, pas -mauvais, mais laissant cette impression que l’œuvre -tâtonnait.</p> - -<p>La charmante Adèle restait ébaubie de constater -que l’on pouvait composer tant de phrases « pas -pareilles ». D’autant plus que toute page écrite -lui représentait du définitif, elle ne trouvait rien à -critiquer malgré un désir évident.</p> - -<p>Une fois, à table, elle questionna Ferdinand -d’un accent craintif, désappointé :</p> - -<p>— Puisque vous discutez si bien sur les « machines -d’art » avec mon mari, vous êtes sûr de -faire un chef-d’œuvre ?</p> - -<p>Ferdinand s’exclama :</p> - -<p>— Justement non ! C’est ça l’épatant ; dans la -littérature, c’est exactement comme dans la vie : -on sait en quoi consiste le bien, on connaît son -propre intérêt, on critique autrui admirablement, -et l’on ne peut pas s’empêcher de mal faire !</p> - -<p>Il attrapa Griffon par la manche :</p> - -<p>— Enfin, mon vieux, je t’ai répété, pas dix -fois, mais cent fois : « Dans un roman, les dissertations -des personnages me paraissent rasantes et -surtout <i>hors du genre</i> ? » Eh bien, vois le mien, -de roman ! Mes gens prêchent à tout bout de page, -impossible de les contenir, ces bougres-là !</p> - -<p>— Cela vient peut-être de ce que tu as une -femme trop bavarde, proposa Marthe d’un ton -amusé, car elle ne croyait pas aux défauts de -l’œuvre.</p> - -<p>Madame Griffon eut un bon rire ouvert ; cette -impossibilité de « faire bien » la soulageait :</p> - -<p>— Vrai ? C’est une faute que les personnages -développent des professions de foi ?</p> - -<p>— Parbleu ! Généralement il n’y faut voir -qu’une malice pour caser « des réflexions d’auteur »… -Ah ! voilà quelque chose d’horripilant : -un monsieur qui se colle devant vous à chaque -instant !… Laissez donc « la part au lecteur », -bon sang de chien !</p> - -<p>— Oui, approuva Griffon, celui qui ne pérore pas -et surtout qui se dispense d’apprécier son propre -récit est le romancier idéal.</p> - -<p>— Tenez ! décida Ferdinand, il y a un de mes -types, Giblotin, vous savez ? Je vous jure que si je -le repige à résoudre la question des bureaux de placement, -je le flanque à la porte de mon roman !</p> - -<hr /> - - -<p>Malgré sa volonté que l’histoire de Catherine -fût une inoculation de contentement, madame -Griffon s’inquiétait à un point de vue personnel -de la visée de l’œuvre.</p> - -<p>Griffon, de son côté, poursuivi par cet épouvantail : -l’égoïsme de classe, attribuait au roman égalitaire -de Ferdinand la valeur d’un guide précieux.</p> - -<p>Chez lui, tout à coup, il posait son journal et -allait à la cuisine :</p> - -<p>— Eh bien, Maria, quelles nouvelles ? Votre -père est-il guéri ?</p> - -<p>Il réfléchissait :</p> - -<p>— Nombre d’excellentes gens <i>consomment</i> leur -bonne sans jamais s’aviser de dire : « Vous avez -peut-être besoin d’une permission qui n’est pas -expressément dans le contrat de louage ? » On a la -bonne comme on a le gaz, sans y mettre de sentiment, -c’est le « service » monté sur deux pattes -et circulant…</p> - -<p>Autre effet du roman. Madame Griffon, persuadée -d’être une novatrice inspirée, avait converti -madame de Mireille. Une période vint où ces -dames rivalisèrent de sollicitude, l’une à l’égard -de sa Maria, l’autre à l’égard de sa femme de -chambre.</p> - -<p>— Ma chère, je la purge toutes les semaines.</p> - -<p>— J’ai autorisé mon dentiste à faire à « la -mienne » les mêmes pansements qu’à moi.</p> - -<p>— J’envoie Maria voir toutes les pièces nouvelles -aux Bouffes-du-Nord, je tiens à ce qu’elle -soit au courant du théâtre.</p> - -<p>Ce fut madame de Mireille qui l’emporta :</p> - -<p>— Je trouvais Rose languissante, pâlotte. Je lui -ai fichu une bonne claque : « Vous nous embêtez, -comment s’appelle-t-il votre amoureux ? — Jérôme. — Il -est soldat, n’est-ce pas ? — Oui, madame. — Eh -bien, il a tort. Voilà de l’argent, allez faire -un tour de valse au Moulin de la Galette. » Nous -avons pleuré ensemble ; je lui ai dit : « Je ne sais -pas ce qui me retient d’aller avec vous. » Eh bien, -elle est revenue fraîche et guillerette. Par exemple, -elle sentait un peu la pipe, vous savez ? la pipe -de peintre. Alors je lui ai signifié : pas de bêtises…</p> - -<p>Et madame de Mireille continua son compte -rendu, le nez fourré dans la nuque de son amie. -Elle termina, la mine grave, la main en l’air :</p> - -<p>— Toutefois, j’ai été stricte : « Vous allez écrire -une belle lettre à Jérôme et dire que vous ne l’oubliez -pas. »</p> - -<hr /> - - -<p>A la vérité, madame Griffon, de tout temps, -avait emprunté à ses lectures des attitudes et des -résolutions. Le <i>copiage</i> était aussi inconscient que -flagrant ; elle accompagnait ses gestes de citations -textuelles.</p> - -<p>Son mari s’abstenait de formuler aucune remarque, -car, chose la plus inattendue, elle était -encline, sans exception, à imiter les personnages -vertueux et paradants. Malheureusement ces dispositions -duraient peu. Et, plus malheureusement -encore, elle lisait trop d’ouvrages où nul personnage -ne s’embarrassait de morale, à moins que -les héros ne montrassent des vertus de mélodrame, -d’une application difficile en chambre ; elle en -était réduite souvent à rêver de sauver des noyés, -ou d’arracher un innocent à l’échafaud. C’était -l’acte même raconté qui la tentait, sans transposition.</p> - -<p>L’ouvrage de Ferdinand n’avait donc pas un -mérite unique, mais le fait de connaître l’auteur et -la réalité de sa documentation renforçait étrangement -l’hypnotisme habituel.</p> - -<p>Une sorte de hantise générale s’étendit. Griffon -et sa femme disaient couramment à propos de leurs -querelles intimes :</p> - -<p>— <i>Le roman</i> tourne mal chez nous.</p> - -<hr /> - - -<p>Chez les Prestal, la dette du roman devenait -impérieuse et harcelante, selon les prédictions de -Chaupillard.</p> - -<p>Marthe se plaignait en riant :</p> - -<p>— Je ne peux pas bouger comme je veux, partout -je me cogne les coudes au roman.</p> - -<p>Ferdinand, soucieux, changeait de caractère ; il -reconnaissait que sa qualification se décidait ; à -trente-trois ans, dans la maturité proche « il serait -ou il ne serait pas », selon qu’il réaliserait ou non -sa tâche. Et, d’autre part, la manie romancière était -innée chez lui : le but donné à ses études avait -été l’administration, et dans sa jeunesse, personne -de la famille ni des relations ne touchait aux arts. -Aussi, quelle perspective, en cas d’échec ! la vie -déséquilibrée d’un malheureux incurable !</p> - -<p>Enfin, la préoccupation s’aggravait de ce que -les Prestal considéraient Catherine comme intéressée -hautement à la réussite du roman ; si l’entreprise -n’aboutissait pas, on faillirait à un grave -engagement, Catherine et son enfant perdraient -énormément.</p> - -<p>A l’énoncé du mot « roman » Albert et Georges -souriaient à une vision de « Catherine régnante », -mais ensuite ils regardaient avec réserve les -papiers sur la table de leur père ; ils sentaient -obscurément que toutes les forces convergeaient là, -qu’une sentence émouvante était attendue.</p> - -<hr /> - - -<p>Fréquemment, au milieu de la journée, Chaupillard -venait à l’administration du chemin de fer, -rendre visite à Ferdinand et à Griffon ; avec un -formidable toupet, il abordait leurs collègues -comme s’il eût appartenu lui-même à la Compagnie. -Il allait jusqu’à serrer la main au chef ! -Celui-ci avait le respect des gens bien habillés et -même des écrivains, à condition qu’ils ne fussent -pas employés.</p> - -<p>Ferdinand se plaignait d’être traité à tue-tête de -« cher confrère », par Chaupillard, dans une -intention nuisible. Et, de fait, on augmenta inopinément -son service de bureau qui n’était pas -très chargé. Encore un obstacle élevé contre le -roman.</p> - -<p>Mais Ferdinand était un mauvais combattant qui -ruminait son dépit, au lieu de foncer sur l’ennemi -et de s’en débarrasser.</p> - -<p>Impossible de rompre. Chaupillard, comme -Jeannin, tenait à lui par des fibres inarrachables ; -ils étaient de la même race d’intellectuels spécialisés ; -et, quand Chaupillard voulait, on vivait à -ses côtés en pleine satisfaction égoïste. Que de -bons souvenirs ! Des après-midi de bureau devenus -des après-midi littéraires, grâce à ses histoires de -« copie » fabriquée, portée aux diverses rédactions -connues.</p> - -<p>Certes, Griffon était un ami incomparablement -meilleur, mais il n’avait pas cet attrait irrésistible -de la « manie commune ».</p> - -<p>Un jour, vers trois heures, Ferdinand fut -chargé d’une démarche au Ministère des travaux -publics. Quelle joie ! d’abord, de sortir, puis -d’emmener Chaupillard qui était là justement !</p> - -<p>A la fin de septembre, le temps radieux, un -peu acide et excitant, faisait penser à une maîtresse -rieuse, très jeune et maigrichonne.</p> - -<p>Ce fut une de ces promenades de gens de lettres -où l’on ne se cache pas de récolter des images et -des notes à même la rue.</p> - -<p>— Regardez donc cette maison qui prend du -ventre en vieillissant, disait Ferdinand, au coin du -faubourg Saint-Honoré ; et, là-bas, le ciel arrêté à -contempler les Tuileries.</p> - -<p>Chaupillard signalait un arbre du quai :</p> - -<p>— J’aime ces branches aux quatre vents. C’est -rare à Paris, un arbre non estropié.</p> - -<p>Ils cherchaient à être impressionnés par la file -des réverbères, par la monstruosité des automobiles -et des tramways. Il n’était pas jusqu’aux tas -de sable où ils ne prissent une pincée d’observation.</p> - -<p>Ils se rappelaient réciproquement les auteurs -connus « qui avaient rendu épatamment les aspects -de rues ».</p> - -<p>— Dame ! sans ça, l’œuvre manquerait d’atmosphère.</p> - -<p>Avec leur pardessus clair, de demi-saison, et -leur mine affûtée d’hommes jeunes en balade, ils -attiraient la sollicitude de certaines passantes disponibles.</p> - -<p>Ils se mirent à faire la psychologie des femmes -de leur connaissance : exercice utile aux écrivains -pour l’accentuation du caractère de leurs personnages.</p> - -<p>— A la longue, la petite Griffon divorcera-t-elle ? -demanda Ferdinand. Comment diable vous a-t-elle -consulté et pourquoi l’avez-vous dissuadée ?</p> - -<p>— Je lui ai conseillé de ne pas divorcer avant -d’avoir un second mari en perspective.</p> - -<p>— Je ne vous croyais pas si moral ! Non ? -blague à part ?</p> - -<p>— La petite Griffon n’est pas faite pour le rôle -de femme divorcée ; elle tomberait dans la galanterie. -Elle m’a consulté, au hasard d’une rencontre, -devant l’exposition d’ameublement du -Bon Marché… ça m’a rendu moral, en effet.</p> - -<p>Ferdinand « gobait » Chaupillard ; c’était un -type amusant. De quelle façon s’intéressait-il à la -petite Griffon ?</p> - -<p>— Un secret ! dit Ferdinand, pour s’avantager -à son tour : j’ai écrit, — poste restante, — à la -jeune fille du journal. Vous vous rappelez ?</p> - -<hr /> - - -<p>Le lendemain, Chaupillard redevint haïssable : -il discuta de nouveau l’aventure de Catherine Bise, -il s’attacha à cette intolérable invention de rechercher -son premier séducteur.</p> - -<p>Alors, pendant quelque temps, Ferdinand n’eut -plus la pensée libre ; il entrevoyait un quidam -surgissant pour interdire par voie de justice la -publication du roman ; ou bien, assis à sa table -de travail, il sentait derrière lui un personnage -laissé à tort en dehors du roman et qui réclamait. -A la lecture des journaux, chaque drame causé -par « un ancien amant » le faisait trembler pour -Catherine.</p> - -<p>Chaupillard osa se présenter à elle.</p> - -<p>— Pourquoi cette colère ? dit-il à Ferdinand. Vous -approuvez bien Griffon de surveiller la nourrice, -de lui porter du savon et du chocolat. Moi, il me -plaît d’envisager les choses autrement. Et vous -êtes délicieux de mettre Catherine dans un livre : -ce n’est pas ça qui donnera un père à son enfant.</p> - -<p>Griffon était tenu dans l’ignorance de ces manigances -et de ces tiraillements ; des considérations -secrètes diamétralement opposées aboutissaient à -cette sorte d’entente entre Chaupillard et Ferdinand.</p> - -<p>Auprès de Griffon, Ferdinand se bornait à mésestimer -sa production littéraire « complètement -ratée », à l’entendre.</p> - -<p>Griffon haussait les épaules :</p> - -<p>— Quels types impondérés ces artistes ! pas de -milieu : les uns annoncent carrément et toujours -qu’ils tiennent un chef-d’œuvre ; les autres prétendent -toujours ne rien faire de propre. Tu ressembles -au paysan, amasseur d’écus, appliqué à -pleurer misère…</p> - -<p>— Je t’assure que je ne suis pas content du -tout de mon roman, disait Ferdinand.</p> - -<p>Il contractait cette névrose des écrivains de -prendre ombrage des moindres vétilles ; il souffrait -non seulement de Chaupillard, mais de sa femme, -de ses enfants, de son emploi.</p> - -<p>Dans le couloir du bureau, il se laissait tomber -sur le coffre à bois, avec une mine de victime ; il -exagérait même ses dépressions, censément par intérêt -pour « ce pauvre Griffon », si annihilé par Adèle.</p> - -<p>— Je suis bien embêté à la maison, pas moyen -de travailler sérieusement ; ma femme a des obstinations -incompréhensibles…</p> - -<p>Ce refrain n’obtenait aucun succès. La plus -sincère amitié florissait entre Griffon et Marthe : -c’était à qui ferait le plus de louanges de l’absent. -Il fallait entendre Marthe :</p> - -<p>— Écoute, Ferdinand, je ne me lasse pas d’admirer -Griffon. As-tu remarqué combien, malgré -ses ennuis, il sait être gai par pure obligeance ? -Jeudi, où tu es rentré tard à cause de Jeannin, je -n’avais pas le temps de m’occuper de lui, je l’ai -laissé avec les enfants. Ils ont voulu faire le théâtre -(il a bien réussi de leur acheter la <i>Comédie enfantine</i> !), -Albert a joué Pierrot, Georges, le commissaire ; -Griffon s’est fait un châle avec le vieux -tapis de table et il a joué la mère Michel. C’était -à se tortiller de rire et je sais qu’il était chagriné -ce jour-là… Et quand on lui raconte une infortune : -comme on le voit s’imprégner ! Tu te rappelles -son regret : « L’argent est une force militante -à conserver ; ce ne serait pas remédier au -mal que de se dépouiller pour secourir une ou -deux personnes ». Mais quand il est seul intéressé, -il ne recule devant aucun « acte de réparation -sociale », témoin son mariage… Pour Catherine, -j’ai l’impression qu’il tenterait l’impossible. A propos -d’elle, tu vas dire que je suis bête, mais je te -certifie qu’il a une façon troublante de me regarder, -comme s’il trouvait que je ne lui en dis pas assez, -comme s’il attendait que j’exige quelque chose de lui.</p> - -<hr /> - - -<p>Sur le coffre, Griffon interrompait immédiatement -la jérémiade de Ferdinand.</p> - -<p>— Bien sûr ! des vertus manquent à ta femme ; -elle ne sait pas empêcher que ses services ne -tiennent de la place dans la maison. Pauvre garçon ! -elle te dérange, elle fait du bruit, elle respire !… -C’est peut-être, vois-tu, que le dévouement -comporte des limites ! Tous les jours, des hommes -découvrent douloureusement cette vérité : à la mort -de leur mère, de leur femme…</p> - -<p>Et Griffon, narquois, passait son bras sous celui -de Ferdinand et se penchait, comme on cajole un -enfant pour lui faire avaler une médecine ; sa voix -était des plus conciliatrices :</p> - -<p>— Tu es employé, il faut bien que tu en tires -quelque apanage, mon bon vieux. Ta logique est -chère aux gens en place, au point que l’on peut -l’appeler « la logique fonctionnaire » : <i>puisque</i> je -suis exempté de charges d’un côté, je <i>dois</i> l’être -de tous les côtés. (Puisque ma femme est si dévouée, -pourquoi une restriction ?) Vois les collègues -des divers ministères, avec quelle conviction de -justice, réclamer un tarif réduit pour voyager, des -bourses d’études pour leurs enfants, etc. D’ailleurs -les besogneux évincés propagent eux-mêmes cette -conception du juste : « Ce monsieur occupe une -position grassement rétribuée dans l’administration, -<i>c’est bien le moins</i> que son parent soit admis dans -tel établissement public, de préférence à tout indigent -véritable ».</p> - -<p>Puis, Griffon tapotait gentiment le gilet de Ferdinand -pour faire descendre la potion :</p> - -<p>— Ah ! mais mon vieux, il ne faut pas te figurer -que tu es extraordinaire, tu es au contraire dans -la délicieuse moyenne. Et la psychologie des sexes -suffirait à expliquer ton état de conscience : si la -femme est aimante, l’homme la veut esclave, complètement.</p> - -<p>Alors Ferdinand riait et finissait par avouer :</p> - -<p>— Évidemment, j’ai de la chance sous certains -rapports.</p> - -<p>Et, tout à coup, il allait d’une extrémité à -l’autre ; oubliant le contraste cruel pour « ce pauvre -Griffon », il cédait au besoin si humain de publier -ses avantages :</p> - -<p>— Marthe, on n’a pas idée de ça : épouse, -mère, ménagère, employée, elle vous fourre si -bien tous ces rôles sous le même tablier qu’on n’y -voit que du bleu ! Mais le plus épatant : c’est une -vraie collaboratrice.</p> - -<p>Alors il développait, il développait :</p> - -<p>— Nous avons parmi nos connaissances deux -femmes d’artiste typiques ; l’une harcèle son mari : -« Produis donc ! c’est pas moi qui t’empêche -d’avoir du génie ! » L’autre bougonne sans arrêter : -« Tu n’arrives à rien ! tu ferais bien mieux de -frotter les meubles ». Eh bien ! Marthe déclare la -première pire que la seconde. Quand elle m’a -raconté le cas de Catherine Bise, c’est peut-être la -seule fois qu’elle ait dit carrément : « Tu pourrais -utiliser mon récit ». Autrement, on jurerait -qu’elle ignore mon métier enregistreur. Mais l’état -de mariage a déterminé une telle affinité communicative -de nos deux systèmes nerveux que, par le -bavardage neutre, anodin, Marthe me transmet ses -plus secrètes vibrations… Enfin, après la journée -si diverse, couchée, elle relit mon manuscrit. -Qu’est-ce que tu veux ? Je dors ; elle ne peut plus -ni parler ni s’agiter…</p> - -<p>Les yeux de Ferdinand papillotaient de béatitude. -Et puis, Griffon était un intime à qui l’on -pouvait tout dire. Ferdinand le prenait à l’épaule, -il approchait son visage, il baissait la voix :</p> - -<p>— Et aussi… personne ne peut savoir la sublimité -d’amour qu’il faut à la femme d’un artiste -pour modérer ses propres baisers…</p> - -<p>Leurs yeux d’hommes se mêlaient ; la douloureuse -et douce et terrible faiblesse des mâles descendait -à leurs joues, à leur bouche, à leur menton. -Ils restaient alors sans parler, jambes pendantes, -sur le coffre, à regarder dans le vide. Les collègues -qui passaient, affairés, des dossiers à la main, trouvaient -qu’ils avaient l’air de deux petits garçons en -pénitence.</p> - -<p>Le lendemain, Ferdinand recommençait à se -plaindre.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VIII</h2> - - -<p>Ferdinand ne s’égara pas loin avec la jeune -épistolière de la poste restante.</p> - -<p>D’ailleurs, comme l’avaient prévu les habitués -du cénacle Vaclin, l’exemplaire était archi-connu : -la demoiselle candide qui se croit la plus avancée -de son siècle parce qu’elle s’est aperçue que ses -parents et quelques autres vieilles gens restaient -trop en dehors de la société vivante et parce qu’elle -secoue un peu les lisières familiales, au grand -scandale de quelques dames sourdes et pieuses.</p> - -<p>— J’ai envie de ne pas suivre, se dit Ferdinand. -Ah ! tant pis, j’ai commencé, allons-y des -questions obligatoires : « Vous lisez ? Quelles sont -vos lectures ? »</p> - -<p>Mais il ne voulut pas donner une minute de son -temps sérieux à cette bêtise. Il écrivait au bureau, -avec rudesse, pour en finir le plus vite possible :</p> - -<p>« Erreur, mademoiselle ! le seul fait de lire des -romans n’est pas révolutionnaire. Ceux de votre -grand homme prêchent, en somme, que chacun -doit demeurer à sa place : les humbles à leur -humilité, les puissants à leur puissance, attendu -que toutes les conditions procurent le bonheur. Eh -bien, mademoiselle, ce beau traditionnalisme constitue -le plus retardataire des non-sens : par suite -d’une anarchie économique irrémédiable, aucune -condition n’est stable aujourd’hui ; le manœuvre -n’est pas sûr que son métier subsistera demain ; la -bourgeoisie n’est pas une classe fixe comme le fut -la noblesse. »</p> - -<p>Selon son tempérament d’écrivain soucieux de -ne rien laisser perdre et de ne pas dépenser inutilement, -il se bornait à servir des propos échangés -avec Griffon et avec Jeannin.</p> - -<p>« Une preuve que votre romancier n’est pas si -génial, c’est qu’il n’emballe que les gens d’un -certain parti. Eh bien, je vais vous étonner : la -vraie personnalité artistique produit l’émotion impersonnelle, -de caractère universel. L’œuvre doit -émouvoir <i>malgré</i> l’auteur. Que mon pire ennemi -fasse un roman d’émotion vraie, je pleurerai, si je -puis me contenir c’est que l’œuvre est simplement -de talent, de personnalité fabriquée. »</p> - -<p>La jeune épistolière n’était pas une sotte ; dès la -deuxième lettre, elle s’avisa de ne plus procéder -que par questions : « Alors, monsieur ?… »</p> - -<p>Et Ferdinand, serré de près, embarrassé, se la -représentait : une tête jolie et intelligente, avec un -air faussement ingénu. Il la voyait suçant le bout -de son porte-plume, les yeux enfantins volontairement, -la bouche narquoise.</p> - -<p>« Alors, monsieur, on aurait tort de critiquer -à la fois l’œuvre et l’homme ? »</p> - -<p>Parbleu, elle se moquait de lui. Il s’agaçait :</p> - -<p>« Je n’ai jamais dit ça, mademoiselle ; le véritable -artiste possède à la fois du talent et du génie ; -le talent est une qualité acquise… »</p> - -<p>Parfois, il hésitait à continuer une lettre interrompue -par un projet administratif : « Je dis -peut-être des bêtises… Et, tant mieux ! je ne voudrais -pas gaspiller des idées indiscutables… Allons-y, -à la diable. »</p> - -<p>« Il est baroque de parler de la décadence du -roman, de prophétiser le renouvellement du genre. -De même que la lumière diurne a été, est et sera -toujours due à la même source naturelle, de même, -les romans passés, présents, futurs sont et seront -<i>durablement</i> beaux par une seule et même vertu -naturelle. La mode en littérature est une illusion ; -il y a du durable et du pas durable. »</p> - -<p>Ferdinand avait beau faire, sa conscience n’approuvait -pas cette secrète aventure épistolaire ; il devenait -de plus en plus brusque avec la petite bavarde -qui le dérangeait.</p> - -<p>« Eh ! non, mademoiselle, pour faire du roman -avancé, comme vous dites si remarquablement, il -n’est pas indispensable d’aller chez Alcan acheter -la dernière parue des thèses sociologiques. A raconter -la réalité sans parti-pris, il arrive aux grands -artistes d’aboutir à une sorte d’héroïsme, qui -dépasse les plus belles cités futures… »</p> - -<p>« Que le tonnerre anéantisse Jeannin ! pensait -Ferdinand ; je ne sais pas si je provoquerai une -grossesse morale, mais je n’éprouve aucunement -la satisfaction d’un premier occupant. »</p> - -<p>Un matin, il constata que la demoiselle candide -se permettait de hanter son esprit, à la maison, à -l’heure du roman ! La correspondance prit fin le -jour même :</p> - -<p>« Mademoiselle de Firman, je vous renvoie vos -lettres, j’oublie votre nom et je ne donne pas le -mien. N’essayez pas d’acquérir des idées avancées. -A quoi bon ? Hier, dans le journal, un professeur -de révolution attaquait la police avec virulence, -non pas tant pour avoir arrêté injustement une -honnête femme, mais, — comble de l’abomination ! — pour -l’avoir exposée à la promiscuité des -voleuses et des prostituées. Voici l’adresse d’un -ouvroir où se rencontrent de ces créatures si -odieuses au farouche écrivain. On y accepte le -concours de dames patronnesses. Allez là, mademoiselle, -avec un cœur humain, simplement, et -ce sera vous la vraie révolutionnaire. »</p> - -<hr /> - - -<p>Ferdinand regrettait de ne pouvoir balayer avec -le même sans-gêne toutes les personnes obstruant -sa route.</p> - -<p>Par exemple, il ne se passait guère de semaine -sans qu’on eût la visite fâcheuse de Chaupillard, -rue Saussure.</p> - -<p>Albert et Georges rapportaient à la croissance -du roman leurs propres espérances confondues -avec la « surprise pour Catherine » ; sans l’autorisation -d’aucune promesse, ils pensaient : « On -s’amusera mieux, on sortira <i>quand papa aura fini</i>… -nous aurons une montre, une bicyclette… » Aussi, -avertis par l’instinct, ils regardaient Chaupillard -avec crainte et avec ennui, puis se retiraient dans -leur chambre en faisant la moue.</p> - -<p>Marthe et Ferdinand ajoutaient pareillement au -bonheur de Catherine, par voie de conséquence, une -foule de beaux projets personnels à réaliser « quand -le roman serait fait » ; et l’apparition de Chaupillard -leur produisait l’effet d’un mauvais présage.</p> - -<p>Mais le monde littéraire en général bénéficiait -de l’attachement de Marthe pour son mari, et elle -excusait elle-même la longanimité de Ferdinand : -Chaupillard faisait partie d’un groupe, avec Griffon, -Jeannin, Ribérol, etc., comment exclure l’un et -retenir les autres ?</p> - -<p>Chaupillard n’attaquait plus directement le travail -de Ferdinand ; il déblatérait tout autour, il -décourageait par mesure générale.</p> - -<p>— Vous voyez, le livre de Jeannin se vend -mal, personne n’en parle ; le mien a subi la même -conspiration. Les imbéciles seront toujours les -plus forts ; le mieux est de se croiser les bras -devant leur grouillement.</p> - -<p>Mais la pire contrariété venait de ce qu’il persistait -à s’occuper de Catherine.</p> - -<p>Avant la rupture avec la jeune épistolière, un -soir, vers neuf heures, Chaupillard était monté -pour la malice de déranger un peu Ferdinand qui -tenait à travailler après dîner.</p> - -<p>— J’aime à m’asseoir dans le fauteuil du maître, -dit-il avec sa gaieté suspecte. Eh bien, mon cher, -je l’ai vue de nouveau votre fameuse Catherine…</p> - -<p>La porte du salon ouverte, Marthe, dans la salle -à manger, partageait en deux un bouquet ; elle -arriva précipitamment, une branche à la main, -vers son mari :</p> - -<p>— Comment ! Ferdinand, tu ne m’avais pas dit…</p> - -<p>Puis elle se tourna vers Chaupillard, et donna -libre cours à une magnifique colère de femme -sincère, atteinte dans ses affections :</p> - -<p>— Alors, monsieur Chaupillard, vous ne cherchez -donc qu’à nuire ? Vous vouliez empêcher -mon mari d’écrire son roman et, maintenant, vous -vous attaquez à cette pauvre fille !</p> - -<p>Elle agitait sa fleur, ayant l’air de la montrer, -puis de la refuser.</p> - -<p>Ferdinand, quoique animé contre Chaupillard, -avait essayé d’intervenir :</p> - -<p>— Ne te fâche pas, je vais t’expliquer…</p> - -<p>Il s’était levé vivement, ému de sentir que -Marthe irait trop loin ; mais il ne put l’arrêter :</p> - -<p>— Parce que le public n’a témoigné que de -l’indifférence à votre chétif talent, vous êtes aigri, -jaloux…</p> - -<p>Chaupillard, cloué sur son siège, exhalait et -rentrait alternativement un sourire grimaçant, mais -surtout il regardait avec stupéfaction. La plus -extraordinaire révélation le frappait, à le rendre -stupide. Jusqu’alors, il n’avait pas considéré -Marthe « en son sexe » : peuh ! une ménagère si -effacée, si terne. Et non seulement il découvrait -que Marthe était une femme énergique, mais voilà -que, sous certains rapports, c’était comme s’il -n’avait pas encore vu de vraie femme !</p> - -<p>Avec la volubilité d’une personne qui s’est -maîtrisée trop longtemps, Marthe continuait :</p> - -<p>— De quoi vous mêlez-vous ? Nous ne permettrons -pas que vous alliez démoraliser cette malheureuse -Catherine ; sans doute vous lui conseillez -d’abandonner son enfant, c’est dans vos théories ?</p> - -<p>Elle se croisait les bras, dévisageait en plein -Chaupillard, cherchait à droite, à gauche, avec -menace.</p> - -<p>En un instant, Chaupillard connut pour la -première fois « l’élan féminin ». Il vit aux yeux -de Marthe cette fulgurance qu’il croyait être une -invention des feuilletonnistes, et l’impression devait -lui rester, ineffaçable ; une lueur participant du -soleil, de l’or, mais différente : la flamme unique -de la passion. Et vraiment, cette femme, c’était -son sang qui criait :</p> - -<p>— Catherine et son enfant sont à nous, monsieur !</p> - -<p>Alors il n’entendit pas le sens réel des mots, -ou plutôt les mots ne produisirent pas l’effet qu’ils -comportaient logiquement : sous leur cinglement, -s’éveilla le fin fond de sa sensualité.</p> - -<p>Il pâlissait, rougissait, tortillant le bout de sa -moustache et il ne répondait pas, lui, l’intraitable -Chaupillard, qui faisait taire tout le monde, et que -ses amis n’osaient pas convaincre de médiocrité, -quoiqu’ils fussent excédés de ses éternelles diatribes.</p> - -<p>On aurait dit qu’il tenait à entendre toutes ses -vérités :</p> - -<p>— Parce que vous n’êtes pas capable de fournir -une œuvre généreuse, faut-il dénigrer systématiquement ?</p> - -<p>Et c’était que Marthe, dans son indignation, -projetait son corps, sa bouche, sa poitrine, se -portait d’une hanche sur l’autre, et alors les mots -ne comptaient pas : Quoi ! une femme pouvait être -si passionnée ! Il lui voyait des seins dressés, une -fureur de chair, l’inexprimable ; et elle était jeune, -à l’époque de sa perfection, et quelle intelligence -audacieuse ! Alors, en un mot, cet égoïste — insensible -au point de n’avoir que des désirs -d’animalité — devenait avide de goûter à une -palpitation pensante.</p> - -<p>Ferdinand soulevait des gestes désolés. Marthe -à bout de malédiction, lui lança :</p> - -<p>— Et toi, tu ne dis rien ?</p> - -<p>Elle se laissa tomber sur une chaise, les deux -mains plantées aux genoux, penchée, attendant, -provoquant son mari à exécuter aussi le mauvais -ami.</p> - -<p>— Je dis… je dis… balbutia Ferdinand, de -tempérament moins simple et moins agissant.</p> - -<p>Mais Chaupillard, contre toute attente, se mit à -répondre, la voix assez calme, presque sur un ton -d’excuse, l’attitude presque déférente, comme s’il -n’avait enregistré que des paroles ordinaires :</p> - -<p>— Vraiment, écoutez, je ne sais pas… il y a -malentendu…</p> - -<p>Il expliqua posément que, grâce à des accointances -administratives, il avait pu donner à Catherine -des permis de voyage à quart de place, pour -aller chez la nourrice ; quoiqu’il ne s’agît que -d’une vingtaine de kilomètres, l’économie serait -importante à la longue.</p> - -<p>— Voilà ! voilà ! déplora Ferdinand.</p> - -<p>Marthe, d’abord méfiante, rougit à l’extrême, -se leva, s’excusa franchement : elle avait cru Catherine -menacée, elle avait dit tout ce qui lui passait -par la tête sans animosité grave.</p> - -<p>Elle eut une chute de colère qui acheva de -troubler Chaupillard. Il admira « l’après-passion » -d’une telle femme. Doué pour un moment d’une -perception sentimentale aiguë, il évoqua un autre -genre désirable de sincérité féminine, il perçut -que le fond de la nature de Marthe était la bonté, -et qu’il restait de l’affectuosité dans son irritation -même.</p> - -<p>Chaupillard assura qu’il comprenait très bien -l’exaltation de Marthe, il plaisanta Ferdinand qui -paraissait le plus ennuyé de l’algarade.</p> - -<hr /> - - -<p>Il continua ses visites. Marthe, maintenant, -n’était-elle pas un peu gênée vis-à-vis de lui, -« comme de s’être trop livrée ? » Il éprouvait un -plaisir presque malsain à imposer sa présence, ses -discours non agréables.</p> - -<p>Marthe ne le tentait pas, à proprement parler, -c’était ce genre de femme-là qui le tentait.</p> - -<p>Il eut honte de ses laconiques et commerciales -rencontres. Il souhaita un complément d’intelligence -et de sentiment. Des idées de mariage le taquinèrent.</p> - -<p>Et le résultat fut que, par dignité, il dépensa -des dix francs, dans telles circonstances qui, précédemment, -ne lui coûtaient guère que le prix -d’un fiacre.</p> - -<p>A ce taux-là, il recouvrait la certitude de son -importance, et il se présentait rue Saussure, dominateur -et tranchant, comme si aucune explication -pénible n’avait eu lieu.</p> - -<p>Pendant plusieurs jours, une question l’obséda : -où donc avait-il vu une personne ressemblant à -Marthe, une personne apparemment susceptible -d’exaltation totale comme elle ?</p> - -<p>Puis il trouva, ricana, réfléchit, haussa les -épaules : la ressemblance appartenait à Catherine ! -son visage portait, tout prêt, ce même jaillissement -grandiose.</p> - -<hr /> - - -<p>La dernière lettre de la jeune épistolière, Ferdinand -la retira, à la sortie du bureau, en compagnie -de Griffon. C’était l’heure du courrier, ils attendirent, -à l’écart, que les guichets fussent moins assiégés.</p> - -<p>— Puisque je viens de te révéler ma secrète -correspondance, dit Ferdinand, je peux bien compléter -la confession : figure-toi que Catherine est -menacée de la sollicitude de Chaupillard…</p> - -<p>Au premier mot, Griffon s’emballa presque -autant que Marthe :</p> - -<p>— Tu connaissais bien le personnage ! Pourquoi -le tenter ? Tu as commis une mauvaise action…</p> - -<p>— Eh ! je n’ai pas pensé si loin, j’ai raconté le -sujet de mon roman, s’excusa Ferdinand.</p> - -<p>— Ton inconséquence me révolte ! foudroya -Griffon, malgré vos cachotteries, à toi et à ta -femme, je sais bien qu’une part est réservée à Catherine -dans vos projets : vous aurez le roman, il -faudra qu’elle ait sa joie aussi… Eh bien, d’un -côté, tu veux la combler de générosité, d’un autre -côté, tu l’exposes aux pires dangers.</p> - -<p>La dérision fut entière : Ferdinand, qui ne s’était -pas brouillé avec Chaupillard, se fâcha pendant un -moment avec Griffon. Ils s’attrapaient face à face : -Griffon plus grand assénait son indignation en -baissant la tête, Ferdinand lançait sa réplique en -hauteur. On pouvait les prendre pour deux de ces -associés louches qui opèrent par la poste et se -querellent au moment du partage.</p> - -<p>— Parbleu ! dégageait Griffon avec véhémence, -j’en conviens : c’est une excellente besogne préparatoire -que de raconter son sujet ; tu ne négliges -aucun moyen. Mais il y a tout de même des -limites à la manie artistique.</p> - -<p>Un monsieur correct, de profession indéfinissable, -qui feignait d’étudier l’imprimé d’un -télégramme, s’approcha de façon à saisir la conversation.</p> - -<p>— Voilà que tu t’en mêles, toi aussi ! ripostait -Ferdinand outré. Dire que l’ensemble des gens et -des choses est hostile à mon travail ! toi-même, tu -ne peux pas faire exception !</p> - -<p>Ce fut une vraie dispute.</p> - -<p>A la longue, Ferdinand brusqua la conclusion :</p> - -<p>— Enfin, dis donc, qu’est-ce qui te mord après -tout ? Laisse Catherine, ne t’en occupe plus ; c’est -nous, ma femme et moi qui l’avons inventée…</p> - -<p>Griffon, qui avait attaqué jusqu’alors, faiblit instantanément, -il bredouilla, se radoucit au point -d’étonner son adversaire :</p> - -<p>— Ah ! moi… voyons… je m’occupe du petit -Émile… j’ai des motifs…</p> - -<p>Au lieu de répondre qu’il acceptait la réconciliation, -Ferdinand, calmé aussi, bougea, se tourna -vers les guichets. Griffon continua ; ils firent quelques -pas.</p> - -<p>— Oui, j’ai eu tort de m’emporter… Mais ce -petit Émile, une si affreuse destinée flotte sur son -visage !… Alors ça ne vous quitte plus ; on se -promet, coûte que coûte, de protéger un tel déshérité…</p> - -<p>Il se tut subitement. Une vieille femme illettrée -envoyait un mandat à l’adresse d’une prison.</p> - -<p>Au nom qu’elle prononça, un postier vint regarder -derrière l’employé du guichet, un autre -s’approcha, puis un autre.</p> - -<p>Inconsciente de cette curiosité, la vieille se tenait -d’une raideur pétrifiée, fixant le guichet avec des -yeux qui semblaient avoir pleuré jusqu’au sang. -Sa bouche édentée cherchait à comprendre une -question.</p> - -<p>— C’est pour les fleurs, dit-elle.</p> - -<p>Le guichetier avança le buste et cria :</p> - -<p>— Je vous demande si c’est vingt sous avec les -frais, ou sans les frais ?</p> - -<p>La vieille tendit sa pièce :</p> - -<p>— Je n’ai pas plus.</p> - -<p>Griffon serra les mains de Ferdinand pour que -le raccommodement fût définitif, et que l’on continuât -ensemble à aimer les malheureux.</p> - -<p>Ferdinand répondit, saisi d’une prophétique admiration :</p> - -<p>— Oh ! d’un seul coup, tu as pris toute la douleur -de cette femme avec ton visage, et tu as conçu -une solution de bonté… Tu es un bien plus grand -romancier que moi.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IX</h2> - - -<p>Ce dimanche d’octobre, Ferdinand se promettait -d’écrire longuement. Il fallut que cette disposition -féconde coïncidât avec une résolution de branle-bas -général chez sa femme.</p> - -<p>Quand la tâche était d’arrêter une spéculation -isolée, déjà façonnée, l’activité environnante ne le -contrariait presque pas. Mais ce matin-là, il sentait -un bouillonnement nombreux et chaotique ; il -devait se concentrer : forcer les idées à sortir en -ordre, les délimiter et les estimer à mesure. Les -antennes de ses nerfs s’appliqueraient à saisir l’émotion -vivifiante, et par conséquent le moindre signe, -la moindre manifestation étrangère blesserait leur -frémissement.</p> - -<p>Levé tôt, — six heures sonnaient, — Ferdinand -alla vite à sa table. Les phrases s’alignaient si docilement, -d’habitude, dans le silence de la maison -endormie ! On eût dit que le penchement du -Balzac et du Tolstoï rendait propice l’atmosphère -du salon.</p> - -<p>Tout de suite, il fronça les sourcils ; sa table -était « encombrée » : une brosse, un catalogue de -magasin, un atlas des enfants. (Il suffisait d’un -seul papier fourvoyé pour <i>encombrer</i> sa table, -longue d’un mètre quatre-vingts.) Il lui sembla -que le fait d’enlever ces objets tuait une éclosion juste -prête. Il s’assit, déboucha son encre, se frotta les -tempes, supputa malgré lui ce contretemps, au -lieu de rassembler strictement sa pensée littéraire. -Enfin il se mit à relire les dernières pages -écrites, moyen mécanique d’électriser l’esprit. -Mais, sacrebleu ! il n’aurait pas dû avoir besoin -de ça !</p> - -<p>Les phrases de la veille étaient chargées de vibrations, -il retrouvait le prolongement de la poussée -créatrice, le raccord était fait… Et patatras ! -il entendit sa femme qui se levait, à six heures et -quart, un dimanche où elle aurait pu rester couchée -une partie de la matinée ! un dimanche ! alors -qu’en semaine elle ne se levait qu’à six heures et -demie !</p> - -<p>Seconde fugue de la pensée partie en constatations -sur ce désastre : ne pouvoir jamais posséder -la tranquillité totale.</p> - -<p>Marthe ouvrit la fenêtre de la chambre à coucher, -laissa la porte béante sur le salon, dans le -dos de son mari, alla dans la cuisine. Ferdinand -bondit pour fermer cette porte, gêné, non pas tant -par la fraîcheur du matin, que par l’indiscrétion -de l’extérieur.</p> - -<p>Retour de Marthe dans la chambre, même négligence, -nouveau dérangement de son mari.</p> - -<p>« Bon ! le lait sur le feu se sauve, dans la cuisine. -Au diable la porte ! »</p> - -<p>Marthe vaguait silencieusement dans l’appartement, -avec « la raison » de laisser son mari écrire -un long moment. Mais, d’autre part, soumise à sa -tendance ménagère, elle était agacée aussi pour -son compte : c’était la date de nettoyer le salon à -fond, elle s’était levée de bonne heure pour cela, -il fallait… (D’autant mieux qu’une femme de journée -venait pour l’autre gros ouvrage.) Elle attendait -que son mari quittât la table de lui-même, -elle ne voulait rien dire et admettait qu’il terminât -un paragraphe en train, par exemple.</p> - -<p>Cependant, au bout d’une heure, une impatience -s’exprimait dans son activité : dix fois, elle -vint chercher et rapporter des objets à fourbir, -soit derrière Ferdinand, soit à droite et à gauche, -sur le piano, sur la cheminée, avec des pas mous, -perceptibles, excessivement rapides et un grand -éventement de jupons, avec une respiration affairée, -bruyante.</p> - -<p>A mesure, elle se disait :</p> - -<p>« Combien de temps va-t-il me tenir en suspens ? -<i>Il sait bien</i> qu’il faut que je fasse le salon. »</p> - -<p>Ferdinand n’aurait peut-être pas été trop empêché -d’écrire, si sa pensée avait été assez fortement -lancée, mais, dans son état de nervosité balbutiante, -il se crispait, il sentait la crispation de sa -femme, et « ça lui coupait tout aboutissement ». -Il en entendait plus que le va-et-vient de Marthe -n’en disait réellement. Il s’exagérait les pas appuyés, -parleurs, agiles, qui enfonçaient avec insistance leur -signification : « Voyons, va-t’en donc de là ! »</p> - -<p>Il analysait son propre malaise :</p> - -<p>— Cet intolérable halètement du travail manuel -autour de vous qui semblez rêver, cela crie clairement : -« Je fais quelque chose, moi, je produis, -je me dépense utilement ! » Ah ! ce souffle courageux, -cet éventement de jupons pratique ! Et se -tenir là immobile devant du papier ! En effet, je -suis un incapable dont la déraison coûte cher à la -communauté.</p> - -<p>Il souffrait de ne pas prendre sa part de la fatigue, -il percevait le reproche au centuple, et il avait -honte de sa dérisoire prétention artistique. Mais -quelle rancune dans cette humiliation cruelle !</p> - -<p>Et quand même, — pour comble de misère, — il -s’obstinait, il ne voulait pas lâcher la place sans -résultat : coûte que coûte, quelques notations seraient -tracées, à la suite. Alors, le supplice de l’insaisissable ! -le tortillement malade des nerfs : la -pensée éparpillée refusant de s’appliquer à un point -précis. Et il remâchait le mécontentement amer :</p> - -<p>— <i>Elle sait bien</i> que, le dimanche, je voudrais -profiter de la matinée, et qu’il m’est impossible de -travailler ailleurs qu’à ma place accoutumée.</p> - -<p>L’heure passait, Marthe continuait à s’affairer, à -laisser des courants d’air et à récriminer intérieurement : -« Il est absurde : une interruption n’est -pas une perte irréparable ».</p> - -<p>Enfin, elle descendit faire des commissions.</p> - -<p>Soulagement ! Vite, une douzaine de lignes et -on se contentera de cette transaction.</p> - -<p>Oui, mais l’horloge sonne, c’est le moment où la -boulangère apporte le pain. A l’idée qu’il devra se -déranger pour recevoir et payer, Ferdinand ne -peut se mettre en train ; tant qu’il n’est pas débarrassé -de cette espèce de devoir, malgré lui, il -écoute, il se prépare.</p> - -<p>— Maintenant, « j’en ficherai un coup » tout -de même, quand le diable y serait !</p> - -<p>Bon ! Les enfants qui pourraient aussi rester au -lit le dimanche se lèvent, crient, rient, se disputent. -Parbleu ! c’est la faute de leur mère ; si elle-même -s’était tenue tranquille…</p> - -<p>Marthe rapporta des chrysanthèmes. Elle les -disposa en deux vases de chaque côté de l’encrier ; -elle avait beau être fâchée contre l’Art, certains rites -s’imposaient à ses mains pieuses.</p> - -<p>— Le chocolat est prêt depuis longtemps, Ferdinand.</p> - -<p>— Je mangerai plus tard.</p> - -<p>On entendit Albert gémir et frapper du pied.</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Marthe.</p> - -<p>— Je ne sais pas faire mon exercice de grammaire.</p> - -<p>— Demande à ton père.</p> - -<p>Elle ajouta mentalement : « Ça le décidera -peut-être à quitter le salon ».</p> - -<p>— Papa ! Viens voir mon exercice.</p> - -<p>— Non, apporte ton cahier.</p> - -<p>Alors Marthe, à bout de patience :</p> - -<p>— Enfin, dis-moi quand je pourrai commencer ? -La femme de ménage est dans la cuisine ; je -perds tout mon temps.</p> - -<p>Ferdinand répondit :</p> - -<p>— Ne peux-tu pas, un dimanche, te dispenser -de bouleverser ton sacré salon ?</p> - -<p>Il ajouta aigrement, sur un ton excédé contrastant -avec le sens affectueux des paroles :</p> - -<p>— Tu m’aimes bien, tu n’es pas égoïste, tous -tes actes visent à me rendre plus heureux ; eh bien, -puisque je préfère moins de remue-ménage, ne -prétends pas me soigner de force !</p> - -<p>Le coude sur la table, il se tournait hargneusement -vers sa femme ; celle-ci se balançait les bras croisés. -La conviction opposée de deux personnes parties -d’un point de vue différent se heurtait sans recul.</p> - -<p>Il empêcha la réplique.</p> - -<p>— Non ! Examine le fond des actes : la cause et -l’objet… Je te répète : c’est pour moi, pour que je -sois dans un cadre plus avantageux, que tu veux -mettre la maison sens dessous… Eh bien, -je te remercie… laisse-moi juge de la quantité -d’époussetage qui m’agrée.</p> - -<p>Marthe, non moins excédée, protesta :</p> - -<p>— Voyons, Ferdinand, c’est insensé ce que tu -dis là ! S’il venait une visite : on peut tracer des -raies sur le marbre, sur le piano, sur la table.</p> - -<p>— Ah ! voilà encore : l’astiquage à outrance est -une concession à la bêtise des gens. Quel désastre -si quelqu’un allait remarquer de la poussière ici ! Cet -illogisme me renverse : car, enfin, si tu me préfères -aux voisins, aux connaissances, tiens compte -de mon désir, plutôt que de leur critique possible. -Tu sacrifierais ta vie pour moi et tu m’exaspéreras -plutôt que de consentir à une malfaçon du ménage !</p> - -<p>— Je te dis que la poussière détériore les choses -et nuit à l’hygiène.</p> - -<p>Ferdinand haussa les épaules et resta un instant -à se dépiter silencieusement, prenant le Dickens à -témoin : « C’est terrible cette femme qui ne veut -pas admettre que la poussière précisément, c’est -de la poussière ; ça peut attendre, tandis que -l’éclosion intellectuelle ne se retarde pas à volonté. »</p> - -<p>Une pudeur invincible et aussi l’amour-propre -et l’incertitude l’empêchaient de défendre carrément, -à haute voix, son travail littéraire. Et pourtant, -dans un pareil moment où sa femme obéissait -toute au sens économique, il aurait fallu quelque -affirmation de ce genre : « Ce que j’écris a une -valeur, me déranger constitue une perte. » Mais -non ; Ferdinand reculait devant cette prévision -mortelle qu’on pouvait lui rire au nez, en demandant -combien sa plume avait déjà rapporté. Et -l’incompréhension mutuelle subsistait : sa femme -parlait « vie matérielle », lui sous-entendait -« art ».</p> - -<p>Marthe se détourna et, sans quitter le salon, -gourmanda Georges et Albert, en révolution dans -leur chambre :</p> - -<p>— Continuez à vous battre ! J’arrive vous aider ! -Est-il permis d’avoir des enfants pareils !</p> - -<p>A cause de son état d’agacement, sa voix atteignait -un diapason exagéré. Alors, Ferdinand saisit -l’occasion injustement :</p> - -<p>— Voilà ! tu te donnes un mal de chien après -ton appartement et tu me contraries, pour établir -aux yeux des étrangers que nous sommes d’un -rang supérieur, car, au fond, c’est ça ! Et, d’autre -part, tu vocifères à effrayer les locataires du haut -en bas ! tes chamaillages avec tes enfants nous ravalent -au niveau du dernier ménage de journaliers.</p> - -<p>Les époux furent réellement fâchés, le front -durci, la bouche crispée.</p> - -<p>Ferdinand s’en alla rincer des bouteilles à la -cave. Ils eurent une façon de souffrir irritée, avec -cette pensée :</p> - -<p>« Tant pis ! le roman ne se fera pas ! au diable -la littérature ! »</p> - -<hr /> - - -<p>A midi, le déjeuner se passa sans conversation -directe. Visages calmes, exagérément naturels et -bonasses, signifiant pour chacun : « Moi ? je n’ai -aucun ressentiment ; je répondrai quand on me -parlera. »</p> - -<p>Comme par hasard, on trouva de continuelles -observations à adresser aux enfants :</p> - -<p>— Voyons, Albert, ne mets pas ta manche dans -ton assiette.</p> - -<p>— Georges, ta mère t’a déjà dit de ne pas -balancer ta chaise.</p> - -<p>— Oui, tu te rappelles cette belle culbute, l’autre -jour, chez ta grand’mère.</p> - -<p>Après le repas, les tasses et la cafetière étant -encore sur la table, arriva Catherine Bise. Elle -portait un chapeau canotier en feutre noir, des -gants de coton, une pèlerine. Mince, les mains et -les pieds très petits, elle ressemblait à une de ces -pensionnaires d’orphelinat noble, dont les traits de -race éveillent la sympathie à première vue.</p> - -<p>Elle avait deux heures de permission seulement. -Alors, dit-elle naïvement, ne pouvant aller voir son -petit, elle venait faire visite, pour parler de lui.</p> - -<p>— Vous prendrez un peu de café.</p> - -<p>— Non, monsieur, merci.</p> - -<p>Ferdinand versa quand même.</p> - -<p>Les garçons regardaient Catherine d’un air -amusé : « Hein ! quand leur père avait dit quelque -chose, ça ne servait à rien de refuser. »</p> - -<p>Cependant, eux, ils s’obstinèrent à ne pas filer -dans leur chambre. Le cas était différent : l’ordre -avait été donné mollement, et puis, eux, ils étaient -comme un fragment de leur père : on ne s’obéit -pas toujours à soi-même.</p> - -<p>La conversation les intéressait extrêmement. -Catherine recélait une quantité d’inconnu, quoique, -pour eux, elle fût de la famille. Lors de sa première -apparition, ils étaient seuls à la maison. -Jamais on n’avait rien dit qui pût attirer leur -attention, ils étaient censés ignorer l’existence de -Catherine. Albert, ayant ouvert la porte, déclara, -tranquillement : « Vous êtes Catherine Bise. Maman -est descendue, elle va remonter. » Il s’approcha, -se haussa, exigea l’embrassade habituelle avec -les intimes. Georges en fit autant, le plus nécessairement -du monde.</p> - -<p>Autre chose encore leur plaisait énormément : -leurs yeux bleus, leurs yeux sans vergogne faisaient -céder drôlement les yeux timides de Catherine -Bise ; cette retraite immédiate leur rappelait des -révérences gracieuses qu’ils avaient vu faire quelquefois.</p> - -<p>Et ils en avaient des motifs de la regarder hardiment ! -tout le bonheur qui devait lui arriver et -dont elle ne se doutait pas ! Ils se flanquaient des -coups de coude, ils serraient le bec. Ils en frémissaient -par évocation : le roman était bien long à -terminer… ils auraient voulu que ce fût tout de -suite…</p> - -<p>Catherine ayant bu son café, on passa dans le -salon. Le parti pris de la traiter avec les égards -réservés à une personne du monde était dissimulé -par cette simplicité qui semble exclure la possibilité -d’un autre procédé.</p> - -<p>A l’origine des relations, Catherine s’était défendue -avec une espèce d’épouvante d’être reçue, -dans les formes, au salon. Ensuite, elle n’avait -plus rien dit ; mais, en franchissant le seuil, chaque -fois, inévitablement, elle rougissait jusqu’à la -racine des cheveux.</p> - -<p>Il y avait deux fauteuils : un pour maman, du -côté de la bibliothèque, un pour Catherine sous le -Dickens. Cette exigence appartenait aux garçons : -ils faisaient les honneurs, ils refusaient de laisser -prendre une chaise. Eux aussi avaient leur parti -pris.</p> - -<p>Ferdinand s’assit, tourné vers les deux femmes, -un coude sur son bureau. Marthe s’empressait au -seul sujet de conversation cher à Catherine :</p> - -<p>— Alors il va bien ? Cela fait quinze jours que -vous ne l’avez vu.</p> - -<p>Peu à peu, Ferdinand revira, jusqu’à être les -deux coudes sur la table, le menton dans ses -poings.</p> - -<p>Les enfants se tenaient tranquilles, dans la plus -confortable des positions : le derrière sur le tapis. -Ils contemplaient inlassablement le visage de Catherine -où passait toute une tragédie. Et puis la -voix de Catherine variait jusqu’à être celle d’une -croyante à l’église parlant toute seule à une image -sainte : un interminable baiser emmenait sa bouche -vers l’Inaccessible et, par un phénomène unique, -ses yeux timides prenaient enfin la large fixité.</p> - -<p>De temps en temps, Georges tendait les lèvres -par imitation magnétique ; Albert les serrait tant -qu’il pouvait.</p> - -<p>— Je suis arrivée par le petit chemin à droite -de l’avenue de la gare et qui monte un peu. J’avais -des battements de cœur, que je soufflais, -comme pour monter un sixième. La porte était -ouverte chez la nourrice. J’entre ; il n’était pas là. -Je ne suis pas sûre que j’aie dit bonjour. Je sais -qu’ils ont ri et qu’ils m’ont dit : « Tenez donc ! -il est là-bas avec les autres. » Ça fait comme une -place en face chez eux ; après le pavé où passent -les carrioles, il y a un coin de l’église, une propriété -avec une grille et un espace de terre battue -avec de vieux arbres. C’est retiré ; les gamins -jouent là sans danger. Il y en avait bien une -dizaine, tous en robes. Je traverse, je fouillais déjà -dans mon sac de cuir que vous m’avez donné, -pour sortir des bonbons. A cause que les gens -avaient ri, j’étais comme hésitante sur mes jambes -et je ne savais plus si j’étais heureuse. Et me v’là -devant eux tous qui jouaient avec un rat qu’on -avait tué ; ils le traînaient par une ficelle attachée -à une patte, n’est-ce pas ?</p> - -<p>Catherine fit une pause. Elle avalait des réminiscences -pénibles avec son front, avec ses -yeux. Elle présenta un sourire de créature qui va -mourir :</p> - -<p>— Comprenez-vous, madame ? ne pas être sûre -du premier coup d’œil ! Oh ! ça n’a été qu’une -seconde, même pas : il y avait deux mois que je -ne l’avais vu, sa robe était changée, une à carreaux -rouges et blancs, au lieu de la bleue qu’il -avait avant… je l’ai reconnu, mais je ne sais pas -si c’est seulement avec mon sang, ou aussi parce -qu’il avait une mine moins gaie que les autres.</p> - -<p>— Voyons, dit Marthe, pourquoi aurait-il été -triste, puisqu’il s’amusait avec les autres ?</p> - -<p>— Mon petit à moi n’a qu’un sourire sur la -figure ; les autres, il me semble qu’ils ont leur -sourire à eux et celui de leur mère. Et puis je le -trouve pâlot, comme s’il lui manquait du soleil, de -la chaleur ; sa figure est malingre, toute pointue.</p> - -<p>Ici la voix baissa, effleurant des horreurs :</p> - -<p>— J’ai peur qu’on ne l’aime pas. Et pourquoi, -depuis ce jour-là, faut-il que je pense toujours à -ce rat qu’ils traînaient par la patte !</p> - -<p>Ferdinand appuyait les avant-bras sur sa table ; -progressivement, le dos en boule, il s’était ramassé -en un tas inerte, et voilà qu’une singulière toux -spasmodique sortit de là-dessous et que le tas -remua.</p> - -<p>Catherine dirigea là son attention, et elle vit -que M. Prestal portait un vieux veston bossué, -pareil à quelque frusque de coltineur déjetée par -l’écrasement des fardeaux.</p> - -<p>Elle dit longuement sa peine de mère. Ce palpitant -murmure sortit encore :</p> - -<p>— J’ai peur qu’on ne l’aime pas !</p> - -<p>Et elle vit, à un moment, que les épaules de -M. Prestal couraient sous le veston comme fait -un rat prisonnier dans un sac.</p> - -<p>— On sonne ! crièrent les enfants.</p> - -<p>D’un geste, Marthe les empêcha de bouger.</p> - -<p>— Je vais voir, dit-elle, les sourcils froncés.</p> - -<p>Elle ferma la porte du salon, au bout d’un instant, -elle revint :</p> - -<p>— C’était Chaupillard, je m’en doutais. Je lui -ai dit que j’étais seule et que je ne pouvais pas le -recevoir. C’est drôle, ça ne me coûte pas du tout -de mentir à des gens comme lui… Décidément, il -m’horripile de plus en plus, ce garçon-là ; j’ai été -choquée de l’affectation respectueuse avec laquelle -il s’est retiré.</p> - -<p>Après une pause, Marthe ajouta :</p> - -<p>— Surtout, Catherine, n’oubliez pas ce qu’on -vous a dit : c’est un monsieur dont il faut se -méfier, malgré ses protestations de dévouement.</p> - -<p>— Oui, je trouve qu’il est poli… pas comme -tout le monde, dit Catherine en rougissant.</p> - -<p>Elle s’était levée pour s’en aller.</p> - -<p>— Vous aimez mieux monsieur Griffon ? demanda -Marthe, en dirigeant vers la fenêtre un -regard qui prit Catherine, tout entière, au passage.</p> - -<p>Catherine eut l’air de ne pas comprendre.</p> - -<p>— Ce grand monsieur, brun, barbu, que vous -avez vu ici ?</p> - -<p>— Je ne sais pas.</p> - -<p>— Comment ! vous ne savez pas si vous l’aimez -mieux que Chaupillard ?</p> - -<p>Catherine balança la tête comme une personne -qui cherche à se sauver.</p> - -<p>— Je n’ai pas osé le regarder.</p> - -<p>Ferdinand, qui écoutait en annotateur bienveillant, -s’exclama dans un rire zélé, rassurant :</p> - -<p>— N’ayez pas peur de Griffon ! ah ! ah ! n’ayez -pas peur…</p> - -<p>Mais alors Marthe porta sur lui ces yeux profonds -de femme qui semblent jauger de haut la -candeur masculine, et son baiser d’adieu à Catherine -fut très appuyé, à la façon d’une offre, d’une -promesse.</p> - -<hr /> - - -<p>Après le départ de Catherine, sans explication, -la vie reprit chez les Prestal, arrangée au mieux, -comme s’il n’y avait jamais eu désaccord. Selon -l’heureux privilège de leur affection, aucun nuage -ne subsista. On respirait même largement, on -rattrapait un arriéré de souffle et de lumière : -rien ne nuisait plus au roman.</p> - -<p>— Hein ? dit Marthe, l’opinion de Griffon à -propos de la ressemblance doit être prodigieusement -juste !</p> - -<p>— Quoi ? sa conversation de dimanche dernier -en sortant du théâtre ? Je n’ai rien entendu, sa -femme me priait de changer l’orientation de mon -roman, par complaisance : « Je serais si gentil… -qu’est-ce que ça me faisait ? »</p> - -<p>C’était une claire et vivace journée d’octobre, -Ferdinand ouvrit la fenêtre de la salle à manger -et se planta dans le cadre ensoleillé, les mains -derrière le dos. Marthe desservait la table, elle -expliqua :</p> - -<p>— D’après Griffon, il y a certainement cette -fatalité atroce que le petit Émile ressemble à -« l’homme à la trique ».</p> - -<p>Vivement l’attention de Ferdinand se ramassa.</p> - -<p>Albert et Georges, gesticulant vers la fenêtre -d’où arrivaient les vociférations guerrières d’une -bande de gamins, demandèrent piteusement « si -on ne sortait pas aujourd’hui ». Insensés ! c’était -bien le moment !</p> - -<p>— Tout à l’heure ! Tout à l’heure !</p> - -<p>Marthe continua, une tasse à la main :</p> - -<p>— Sans doute, on voit à sa figure pointue, -ténébreuse, que l’enfant est pétri de mauvais instincts. -Et demain, d’un moment à l’autre, -l’abhorration universelle aura lieu d’éclater. Alors, -se dresse la pitié surhumaine. L’amour de Catherine, -affolé par l’exécrable ressemblance même, -est un surgissement de protection contre tous et -voilà le plus grandiose : c’est aussi le pardon -du monstre… Tu sais, je te dis cela comme je -l’ai compris, d’après Griffon, je ne te garantis pas -les paroles. Du reste, il était tout drôle ; je ne -m’étonne pas que tu n’aies rien entendu, il étouffait -sa voix, il vous regardait de côté, toi et Adèle, -comme s’il avait dévoilé des secrets.</p> - -<p>Ferdinand se rappela la récente discussion au -bureau de poste et le trouble subit, imparfaitement -justifié, de Griffon.</p> - -<p>— Oui, dit-il, hochant la tête rêveusement, -puisque Catherine aime sauvagement son enfant -si taré, c’est qu’elle ne souhaite pas d’être vengée -de l’homme à la trique.</p> - -<p>Marthe repartit là-dessus :</p> - -<p>— En cela, elle domine étrangement : misérable, -elle sent que le châtiment d’un autre misérable -n’est pas une solution. Les ordinaires malheureux -ne pensent pas à se solidariser avec leurs pareils, -coupables d’attentat contre les institutions dont ils -souffrent eux-mêmes. Catherine, elle, aurait la -fibre solidaire pour son assassin !… Justement, -hier, j’ai lu ce fait-divers : un voleur dépenaillé -tombe tout courant dans un chantier de terrassiers -courbés à leur tâche de forçats, ils l’ont assommé -à coups de manche de pelle…</p> - -<p>Un silence. Marthe grattait de l’ongle une tache -sur la nappe ; elle ajouta sur le ton méditatif des -réflexions adressées à soi-même :</p> - -<p>— Le sentiment de Catherine représente le plus -haut pardon. C’est la seule réalité qui puisse -dépasser le crime… la seule beauté qui puisse dire -au crime : tu es absous, puisque je subsiste.</p> - -<p>Sans autre conclusion, Marthe prit ses tasses et -alla « faire sa vaisselle ».</p> - -<hr /> - - -<p>Le lendemain lundi, dans la paix du matin, -Ferdinand put travailler à souhait. Il s’avoua qu’en -définitive le zéro de la veille était compensé par -une surproduction : c’était bien la peine de tant -se fâcher.</p> - -<p>Vint l’heure de partir au bureau. D’ordinaire, -au tintement de l’horloge, sa volonté laborieuse -cessait net, comme si le courant était coupé. Ce -jour-là, au lieu d’avoir fini, il se trouva en état -de donner le meilleur.</p> - -<p>Le temps se maintenait pur, gai, tout en jeunesse.</p> - -<p>La marche dans la rue valut cet exercice ambulatoire -dans la chambre, si utile aux gens qui -composent. Ferdinand allait, par les boulevards -extérieurs, le front haut, béant à cette région de -lumière où plane la force de la terre.</p> - -<p>Il avait oublié de nouer sa cravate ; les cochers -à cent mètres se croyaient hélés par lui sur leur -siège.</p> - -<p>Il vivait cet instant où l’âme à la fois, rend ses -plus fougueuses palpitations et absorbe jusque dans -l’immense des parcelles brûlantes de la palpitation -universelle.</p> - -<p>Dans sa poitrine, l’enfant de Catherine Bise râlait -une plainte suprême que la terre ne pouvait plus -tolérer ; dans sa poitrine, se répercutaient les deux -battements irrésistibles de la tendre chair naissante : -l’effroi des mains étrangères, l’appel des -chères mains absentes…</p> - -<p>Telle était l’envolée droite de l’émotion que -Ferdinand, dans l’ivresse qui oublie l’équilibre du -corps, voyait flotter les passants le long du trottoir -et croyait percevoir le fléchissement des chaussées, -et le vacillement des cubes de pierre à six étages, -sous le cahot des voitures.</p> - -<p>Il allait dire le crime de façon à le rendre -désormais impossible… « Quelqu’un vient et prononce : -Il me faut une servante complète. Je paie, -femme, pour que tu n’aimes plus ton enfant. Je -loue la mécanique, — le cœur avec, — pour mon -usage domestique ; je prends cette « force d’aimer » -pour augmenter mes commodités, pour faciliter -mes distractions… »</p> - -<p>Ferdinand s’arrêta une fois sur un banc, proche -la place Clichy, pour crayonner une note. Mais le -mieux était de laisser sa sensibilité s’enrichir, -grâce à la marche. La fixation écrite se ferait au -bureau.</p> - -<p>Le boulevard de Clichy, puis deux, trois rues -encore furent de lointains horizons d’où les révélations -d’humanité accouraient en son être, comme -se précipitent les souffles d’ouragan. Un commerçant -sur sa porte, et plus loin un maçon, regardèrent -étonnés : ce passant geignait tout seul, et ses -yeux sautaient aux murs des maisons et grimpaient -au delà. Une vieille dame se colla brusquement -contre une devanture, Ferdinand avait foncé sur -elle, assénant sa pensée : « Ne cherchez plus l’enfant, -la créature de toutes les protections, qui -exige une atmosphère et un entourage tendrement -préparés : il y a le déchet d’une vente, le rebut à -jeter n’importe où… »</p> - -<p>La façade ombreuse de l’immeuble administratif -où il fallait entrer « éteignit » Ferdinand soudain ; -il cligna, l’instant de rabattre sa flamme en dedans.</p> - -<p>Il monta prestement, serra vite la main des -collègues, s’installa devant son encrier. Vite, il -allait noter l’irretrouvable : on n’est pas deux fois -dans un état d’âme identique. Quelle chance d’être -assis ! Et une coordination immédiate des idées : -après le bouillonnement et l’engouffrement à plein -cratère, sa pitié demandait à couler immensément -comme une lave brûlante. Vite ! du papier, le cœur -avait mis en phrases tout son émoi et n’avait plus -qu’à les dicter.</p> - -<p>— Excusez-moi, Dubois, j’ai une lettre pressée -à écrire.</p> - -<p>— Sans vous déranger, monsieur Prestal, -prêtez-moi donc votre journal, demanda un collègue.</p> - -<p>— Le journal, monsieur Pingouin ? ma foi, j’ai -oublié de l’acheter.</p> - -<p>— Non ! cherchez bien… tout s’oublie, excepté -le journal…</p> - -<p>— Je vous assure…</p> - -<p>Les phrases palpitaient, il n’y avait qu’à se -hâter. Déjà deux lignes… Le garçon de bureau, -ancien militaire décoré, visage de pierre, montra -sa livrée bleue sur le seuil du bureau, et lança d’un -ton net de commandement :</p> - -<p>— Monsieur Prestal, chez le chef.</p> - -<p>Vite, boutonner la jaquette, changer de visage, -appeler dans son esprit les affaires courantes, se -transformer en employé sérieux ; le long du couloir -précipiter sa pensée, en avant et en arrière, dans -les choses de l’administration, et, comme quelqu’un -qui sent ses intérêts, sa vie même en cause, concentrer -ses facultés chicaneuses, n’avoir plus de -sentiment pour rien au monde.</p> - -<p>— Vous m’avez demandé, monsieur.</p> - -<p>L’homme est supprimé ; il n’y a plus qu’un -sous-ordre, prompt aux oscillations, cherchant à -être le calque exact du chef : visage et intelligence.</p> - -<p>— Monsieur Prestal, — dit le chef avec cette -urbanité qui rend la toute-puissance plus accaparante, — je -vous prie de me préparer immédiatement -un rapport détaillé sur le régime comparatif -des transports, afin d’exposer exactement la situation -qui nous est créée par le nouveau règlement. Vous -avez donc à vous pénétrer des textes et des -pièces du dossier. Il importe de voir l’affaire d’ensemble -d’un esprit lucide et méthodique ; et comme -vous serez spécialement chargé d’en poursuivre la -solution, je tiens à ce que vous possédiez à fond -la matière… Asseyez-vous donc.</p> - -<p>Vinrent les longues explications qui compliquent -et vissent des obstructions dans la tête ; puis, les -questions qui font le vide : Résumez-moi le précédent ? -Où en est l’enquête annuelle ?</p> - -<p>Il n’y avait pas à simuler l’attention, ni à ménager -la dépense d’influx nerveux. Au bout d’une -heure, ayant été successivement, et à maintes reprises, -chargé, puis pompé, Ferdinand retourna -dans son bureau.</p> - -<p>Là, devant son papier et sa plume, il se trouva -aussi étranger à toute conception sentimentale que -l’aigle administratif le plus féroce. Le moindre -essai de remémoration littéraire lui causait un -intolérable malaise. Seul subsistait l’instinct de -donner satisfaction au chef : le restant de la journée, -par une nécessité brutale, l’intelligence abasourdie -ne consentit à vivoter que dans les pièces du -rapport à préparer.</p> - -<p>Le soir, Ferdinand reprit sa route du matin, -triste et courbaturé, mécontent de lui-même, -comme un homme tiraillé qui ne fait pas ce qu’il -doit, ni d’un côté ni de l’autre. Il sentit avec -malaise le raccourcissement des jours, l’approche -de l’hiver, les arbres du boulevard extérieur montraient -déjà une désolante nudité.</p> - -<p>Il réfléchissait dolemment :</p> - -<p>— C’est qu’il y a des axiomes formidables sur -l’obligation de remplir intégralement l’office dont -on est chargé et de se cantonner dans une seule -ambition. Que de vérités inexorables comme l’airain ! -« Suis ta consigne. Sois l’homme de ta condition. » -Et certes, combien l’on sent heureux l’individu -adapté à son seul service ! comme il respire aisément, -d’accord avec la conscience universelle, -protégé par un immémorial formulaire ! Quelle -sérénité d’âme, quelle force à toute heure, en tous -lieux, chez le bon employé, par exemple ! Ne faire -qu’une chose et aimer cette chose que l’on fait ! »</p> - -<p>Tandis que Ferdinand, répréhensiblement livré à -deux métiers incompatibles, courait grand risque -d’être médiocre en tout. Et n’avoir même pas -l’approbation de sa propre conscience ! Car enfin, -le travail qu’il préférait ne rapportait rien, et -l’on se doit à sa famille autant qu’à son administration.</p> - -<p>Et Ferdinand savait bien que la morale serait -vengée tôt ou tard : la morale du métier unique ! -Déjà il connaissait le sens de ses notes signalétiques -et leur sanction pécuniaire :</p> - -<p>« Cet employé paraît constamment fatigué par -une vie peu régulière, manque d’ordre et de mémoire ; -ne prend pas suffisamment la peine -d’étudier et de suivre les affaires. »</p> - -<p>Et, par ailleurs, — dans le cas d’une réalisation -inespérée, — il entendait d’avance la critique : -« Écrivain inégal ; des « trous » donnent l’impression -d’une œuvre mal éclose, bousculée. Çà et -là, l’écrivain a été sur le point de monter très haut, -ses ailes se sont cassées. »</p> - -<hr /> - - -<p>Une période s’ouvrit où Ferdinand eut à fournir -un travail considérable au bureau : le service -exigeait, impossible de se dérober ; de plus, le -chef talonnait sans répit ; vingt fois par jour, il -appelait ou bien il venait ; le reste du temps, on -l’entendait, on le sentait là, tout près.</p> - -<p>L’administration saturait Ferdinand totalement. -Il sortait bourrelé, incapable même de lire après -dîner. Il ne pouvait pas empêcher « les affaires » -de continuer toutes seules dans sa tête.</p> - -<p>Le matin même, l’intelligence n’était pas nettoyée -des préoccupations du bureau, et, à cause de cette -notion que, tout à l’heure, il allait falloir « s’y -remettre », Ferdinand ne pouvait diriger ses facultés -nettes et fortes sur son entreprise littéraire. -Alors la peine était indicible, de cet homme opiniâtre, -chaque jour installé à sa table, devant son -papier, aux mêmes heures, et devenu impuissant.</p> - -<p>Pendant plusieurs mois, le roman recula plutôt -qu’il n’avança : des pages mauvaises furent écrites -qu’il fallut déchirer ensuite.</p> - -<p>Dans la famille, rien n’était changé, censément, -puisque Ferdinand n’avait pas l’habitude de parler -de son œuvre. Et pourtant, quel enserrement -oppressif !</p> - -<p>L’appartement paraissait moins visité par la clarté -du jour ; une pesanteur de l’air épandue sur le -quartier raccourcissait les regards. On percevait -plus que de coutume les bruits passagers de la -rue Saussure, mais ils n’augmentaient pas la vie.</p> - -<p>On aurait jugé les Prestal des gens sans activité -cérébrale, voués à la plus morne routine. Les enfants -mêmes souffraient de l’arrêt du roman, sans savoir. -Ils s’ennuyaient à la maison, ils ne trouvaient -plus à quoi jouer. Et l’allégresse phénoménale -que l’on se promettait de partager avec Catherine, -ils la sentaient s’éloigner, s’éloigner… la certitude -manquait au front de leurs parents. Et la table et -les portraits du salon ne répétaient plus rien… où -espérer alors ?</p> - -<p>Le soir, Ferdinand se forçait à dire des phrases -indifférentes, et malheureusement, Marthe parlait -moins, sans entrain, alors qu’une infusion de gros -verbiage aurait peut-être ranimé l’œuvre.</p> - -<p>Seulement, elle ne dérangeait pas son mari par -les besognes domestiques. Grâce à une invention -inexplicable, le ménage se faisait invisiblement. -Quand le roman était en pleine vitalité, la vitalité -de Marthe, forte aussi, pouvait le heurter ; mais -maintenant !… Fait tragique : le dimanche, Marthe -ne bouleversait plus l’appartement ! Elle entretenait -plus que jamais, seulement, elle entretenait les -petits coins ! Son zèle ménager, devenu étriqué, -se cachait dans la cuisine, dans le cabinet noir, où -elle recensait des vieilleries. Chaque lundi, le front -pensif, elle s’en allait à l’ouvroir, portant un petit -baluchon de nippes à donner. Ne faut-il pas des -actes pieux pour changer les destins contraires ?</p> - -<p>A l’ouvroir, alors, c’était autre chose : pas une -déchue maintenant ne disparaissait sans avoir dit -sa peine à Marthe. Il n’y a pas de rancune sociale -qui tienne, entre déchues.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">X</h2> - - -<p>Le peintre Morlane, en lutte, lui aussi, avec la -difficulté économique, habitait une singulière cage.</p> - -<p>L’ancien Paris avait laissé, rue Girardon, une -maison de deux étages ayant pour entrée une -porte charretière, surmontée d’un panneau presque -effacé : <i>Vacherie de Montmartre</i>. Au fond de la -cour, était un grenier à fourrage vitré, face à la -muraille nue : cet appentis de bois, coupé en deux -par une cloison, constituait l’atelier et le domicile -de Morlane.</p> - -<p>Agé de trente-cinq ans, tête slave, blond filasse, -nez large, grands yeux enfantins, Morlane occupait, -en outre, été comme hiver, un costume de velours -gris-de-fer, dans lequel, avec sa moustache haute, -sa membrure forte et son aspect débonnaire, il faisait -penser à un mousquetaire et à un charpentier.</p> - -<p>C’était l’avant-veille du terme, un lundi, le -marchand de tableaux devait venir avec de l’argent.</p> - -<p>Morlane terminait une peinture de grande dimension : -une femme nue, robuste, belle d’une -beauté de peuple, enfourchant à cru un cheval -roux. Tournée sur la droite, de façon à montrer sa -poitrine et son visage, elle brandissait une lyre -d’un geste triomphal, superbement sûr d’atteindre le -ciel ; ses cheveux d’or crépelés volaient, se mêlaient -sous le bras levé au fauve de l’aisselle ; la -crinière du cheval roux enflammait sa cuisse. Ses -yeux droits assaillant l’immensité, sa bouche prodigieusement -déchaînée, lançaient un appel d’émulation -aux libres fureurs de l’Art. Ses reins tant se -cambraient et tant son ventre crépitait en avant, -que le cheval cabré, les naseaux en éruption, bondissait -comme sous une brûlure. Telle était la vibration -du tableau que les seins aigus et blancs de -la femme semblaient naître indéfiniment des battements -de ses flancs qui montaient, floconnaient et -créaient l’éblouissant éther lui-même.</p> - -<p>Trois heures sonnèrent à un réveil accroché -entre deux masques de plâtre.</p> - -<p>— Repos ! cria Morlane.</p> - -<p>Une camarade était là, qui posait toute nue, par -gratuite complaisance. Elle respirait la famine et -la dégénérescence : une poitrine étroite, à peine pochée, -des bras en pattes d’araignée et ce désossement -qui exhibe les clavicules, les palettes des -omoplates, les crosses des hanches. Roussâtre, une -chevelure indigente genre caniche, une figure trop -chiffonnée, comme d’un enfant grimacier qui -s’amuserait à rapetisser les yeux, à ratatiner les -joues, elle paraissait étonnée et désarmée d’être, à -vingt ans, si laide et si misérable.</p> - -<p>Morlane alla chercher, derrière la cloison, du -pain, du fromage, un couteau, et plaça le tout au -milieu d’un banc de bois.</p> - -<p>Ils s’assirent bout à bout et se mirent à manger, -en lorgnant le tableau sur le chevalet. La clarté -d’avril tombait toute pure, en masse ; aucun mouvement -dans la cour où le mur tendait un silence -gris.</p> - -<p>La pose recommença.</p> - -<p>A cheval sur une planche supportée par de -hauts tabourets, la disgraciée serrait le bois avec -ses genoux, éperonnait le vide, et, faute de lyre, -brandissait une cuiller à pot en fer émaillé.</p> - -<p>Morlane se recueillit un moment, la palette en -main : un fluide travaillait dans l’air, dirigeait -sur la femme peinte les atomes émanant de tous -les objets présents, des esquisses, des plâtres suspendus, -attentifs.</p> - -<p>Soudain, Morlane se décida : les touches du -pinceau coururent. Et voilà que la disgraciée, raidie -vers le chevalet, sentit les coups d’yeux ivres -prendre sa féminité et la faire passer, vaporeuse, -dans l’œuvre.</p> - -<p>Quand arriva le tortillement de la fatigue, Morlane -devint fébrile comme si l’accentuation de la -laideur rendait plus saisissable la magnificence -dont il sublimisait son héroïne :</p> - -<p>— Ne t’inquiète pas, souffla-t-il, ça fait un effet -épatant, ton tremblement… ça détaille, ça fait -chanter la lumière… là, là… je te pénètre…</p> - -<p>On aurait dit que, de la cuiller à pot vacillante, -coulaient des rides malades le long du corps et -que le sein tiraillé dégorgeait sa vieillesse à grands -plis. Aïe donc ! Morlane épandait les splendeurs.</p> - -<p>— V’là que tu geins ? nom de Dieu, ça va faire -aussi de la couleur !</p> - -<p>Maintenant, la disgraciée sanglotait « de ne plus -pouvoir » :</p> - -<p>— Ce n’est pas de ma faute… je voudrais…</p> - -<p>Ses membres s’arrachaient par secousses, de la -pose, elle ne les replaçait plus à souhait.</p> - -<p>Morlane râlait tout haut pour la retenir, possédé -de cette illusion : c’était le premier consentement -de l’amante, mais une trop longue passivité était -demandée à sa chair anxieuse ; la crise de l’intolérable -arrivait en saccades, et l’amant ne vaincrait -pas, si seulement il différait encore un instant…</p> - -<p>— Là… là… ah !… je…, exhalait Morlane pantelant.</p> - -<p>Alors, écartelée sur sa planche, renversée en -arrière, n’élevant plus sa cuiller qu’à hauteur de -l’oreille, la main libre battant l’air, la pauvresse, -au paroxysme de la fatigue nerveuse, donna dans -un cri sa dernière seconde de pose : « Ah ! tiens… » -Et, perdant l’équilibre, elle versa par terre.</p> - -<p>Au moment même, la porte s’ouvrit. Morlane, -brusquement retourné, perçut un éblouissement de -soie, de carnation rose, d’albâtre, d’or et d’ébène : -madame Griffon et madame de Mireille.</p> - -<p>Une voix perçante et hardie :</p> - -<p>— Bonjour, Morlane.</p> - -<p>Puis une exclamation fusa, comme un rire -éternué :</p> - -<p>— Qué que c’est que ça ?</p> - -<p>La disgraciée était tombée à quatre pattes, la -figure à terre, si bien que la croupe plus haute se -présentait en plein vers la porte.</p> - -<p>Le premier mouvement de Morlane fut de se -précipiter, de jeter un voile, mais tout de suite, -la camarade volta, d’un saut de reins et elle apparut, -sur son séant, n’ayant pas lâché sa cuiller à -pot et la tenant comme une face-à-main. Morlane -s’arrêta arborant aussi son pinceau à hauteur et -pendant des secondes, ils bâillèrent l’un vers -l’autre, identiquement effarés et grotesques.</p> - -<p>Les visiteuses avaient compris qu’il s’agissait -d’un « modèle » sans importance. Leur rire détourné -fut vite changé en amabilité mondaine à -l’adresse du peintre et, après la courte hésitation -sur le seuil, elles s’avancèrent avec empressement -vers le tableau :</p> - -<p>— Oh ! que voilà une belle créature, complimenta -madame Griffon.</p> - -<p>— Ah ! la bonne heure ! salua madame de Mireille.</p> - -<p>Ces dames avaient toute une façon appliquée de -compter pour rien la pauvresse présente. Morlane -hâtait sa disparition par des regards éloquents.</p> - -<p>Tout d’abord, la disgraciée lâcha sa cuiller, et -ses mains se portèrent puérilement à sa poitrine, -soit par respect humain, pour épargner au monde -une vue désagréable, soit à cause de ce coup mortel : -le reniement immédiat et sans restriction de -Morlane.</p> - -<p>Et vite, dans une hâte délirante, les nippes en -tas sur une chaise furent atteintes. Et c’étaient de -ces oripeaux criards, d’une imitation grossière -offensante, qui sentent la misère plus que des guenilles.</p> - -<p>Morlane divaguait :</p> - -<p>— Oui… je terminais… je donnais l’âme…</p> - -<p>Madame Griffon hochait la tête, en manière -d’attention laudative ; mais madame de Mireille, -après avoir tourné le dos complètement, s’était mise -à lorgner de côté les gestes si ridicules du rhabillage.</p> - -<p>La disgraciée, à moitié vêtue, s’élança par la -porte. Une exclamation hilare la rejoignit dans l’escalier :</p> - -<p>— Eh bien, mon cher, vous avez du goût, les -cochons n’ont pas tout !</p> - -<p>Morlane, confus, se défendit humblement :</p> - -<p>— Certes, une telle anatomie n’est pas d’un -grand secours, cependant ça vaut mieux que rien : -ça aide la mémoire, ça indique un peu le mouvement -et la ligne de dessous.</p> - -<p>— Oh ! protesta madame de Mireille, pour la -ligne de dessous, vous seriez mieux servi d’avoir -un squelette articulé, comme on en vend.</p> - -<p>Madame Griffon, toute minaudière et ondulante, -reprit la comédie de séduction accoutumée :</p> - -<p>— Quant à la femme de votre tableau, nous -sommes jalouses, en vérité.</p> - -<p>— Allons donc ! Nous pourrions rivaliser, ma -chère, déclara madame de Mireille, le front haut, -les paupières abaissées, telle une déesse foudroyant -les mortels de son impeccable nudité.</p> - -<p>Morlane s’affairait devant le chevalet, papillonnait -autour des deux visiteuses :</p> - -<p>— Certainement… vous éclipsez ma modeste -production…</p> - -<p>Sa moustache remuait, il s’appliquait à humer -une émanation de verveine. Déjà sa voix détonnait, -il demanda craintivement :</p> - -<p>— Est-ce que vous voyez des détails à perfectionner ?</p> - -<p>Les deux amies s’entendirent d’une lueur furtive -des prunelles. Madame de Mireille répondit avec -rudesse :</p> - -<p>— Votre créature manque de race ; quelles chevilles -épaisses ! Il y a trop de terre, mon cher. -L’ampleur du mollet ne commande pas des attaches -informes… et je vais vous en fournir la preuve.</p> - -<p>Aussitôt elle retroussa coquettement sa robe jusqu’au -nœud de ruban et à l’agrafe de joaillerie -ornant le bas de pantalon et la jarretelle.</p> - -<p>— Comparez, mon cher ! Et vous, Adèle, montrez-lui -donc aussi.</p> - -<p>Madame Griffon, imitant son amie, tendit le -jarret à découvert.</p> - -<p>La femme peinte, sur un plan oblique, par rapport -à la fenêtre, arc-boutait son mollet nu ; les -deux dames s’étaient postées vis-à-vis, de façon à -recevoir la même lumière. Sur la vibration offerte -du bas de soie mauve, — comme on joue de l’éventail, — elles -jouaient légèrement de leurs jupes -mousseuses, elles en augmentaient puis diminuaient -le haussement, juste assez pour éparpiller le bouquet -de verveine, pour faire le baiser en froufrou -des soies l’une contre l’autre, et le clignement d’appel -des couleurs rose et lilas.</p> - -<p>Leur main libre, sur le corsage, donnait leur -cœur, semblait-il, et leur joli visage penché à gauche -déléguait l’aveu des yeux veloutés, des joues avivées, -des dents éclatantes.</p> - -<p>— Voyons, Morlane, soyez impartial, provoquait -madame de Mireille.</p> - -<p>Morlane s’était reculé du côté de la fenêtre ; la -tête envahie par le brouhaha du sang bestial, il se -serrait de plus en plus contre le mur, comme s’il -cherchait à le repousser avec ses coudes.</p> - -<p>Le divertissement se prolongeait.</p> - -<p>— Vous ne rectifiez rien ! demandait madame -Griffon.</p> - -<p>Morlane riait, à langue tirée ; il sautillait tel un -chien qui fait le beau ; pour ne pas bondir en avant, -il se frottait contre le mur en grognant, il bégayait :</p> - -<p>— Attendez… oui, oui… je compare…</p> - -<p>Mais madame de Mireille, dans un éventement -immodéré, ayant dénudé une mince raie de chair, -entre le bas et le pantalon, Morlane poussa un cri, -comme d’une contusion reçue et s’élança derrière -la cloison ; il resta caché, à trembler, à retenir son -hennissement.</p> - -<p>Les tentatrices lâchèrent leurs jupes et marièrent -leur gaieté tendrement. Au bout d’un instant, madame -de Mireille s’étonna :</p> - -<p>— Est-il allé chercher un coffret plein de pierreries -pour acheter notre amour ?</p> - -<p>Puis, le tableau agrandissant l’atelier, le faisant -silencieux, d’une lumière sacrée, inconnue, redoutable, -soudain les deux amies furent prises de panique, -elles jetèrent quelques paroles vagues d’adieu -et se sauvèrent précipitamment.</p> - -<p>Bras dessus, bras dessous, serrées l’une contre -l’autre, l’air innocent comme deux petites pensionnaires -peureuses, elles montèrent vers le Sacré-Cœur.</p> - -<p>— Oh ! chuchota madame Griffon avec émoi, -voyez, là-bas, ces deux méchants bonhommes qui -traversent exprès pour venir contre nous.</p> - -<p>En effet, dans la rue presque vide, les deux passants -regardaient de loin et s’orientaient en amateurs -alléchés.</p> - -<p>Elles avancèrent, la mine sévère.</p> - -<p>Exclamations ! Présentations :</p> - -<p>— Madame de Mireille, monsieur Prestal.</p> - -<p>— Madame Griffon, monsieur Jeannin.</p> - -<p>Puis un échange de banalités embarrassées :</p> - -<p>— Quel beau temps !</p> - -<p>— Oui, croyez-vous !</p> - -<p>— Les gens en cage se sont échappés.</p> - -<p>— Les employés de bureau et les femmes d’intérieur.</p> - -<p>La curiosité de chacun explorait hâtivement.</p> - -<p>— Et le roman, ça va-t-il mieux ? demanda -madame Griffon, avec une sollicitude hésitante.</p> - -<p>— Je suis moins pressuré par l’administration, -répondit Ferdinand soucieux, mais je n’ai pas repris -ma bonne régularité…</p> - -<p>— A preuve : notre excursion d’aujourd’hui, -compléta Jeannin, malicieux.</p> - -<p>— Si Chaupillard vous voyait, il serait enchanté, -taquina madame Griffon.</p> - -<p>— Et chez vous, le roman ? attaqua Ferdinand -à son tour.</p> - -<p>— Ça ne va pas non plus très bien, intervint -madame de Mireille ; à preuve : notre excursion -d’aujourd’hui ! parodia-t-elle hardiment.</p> - -<hr /> - - -<p>En regardant partir ces dames, Jeannin annonça -sur le ton d’un consommateur au café :</p> - -<p>— Moi, ce sera la brune, mon vieux.</p> - -<p>— Et moi, la blonde, préféra Ferdinand.</p> - -<p>Ils marchèrent lentement, d’un pas inégal, lorgnant -la rue, les devantures et les gens avec des -velléités farceuses.</p> - -<p>— Ça ressemble étonnamment à mon quartier, -dit Ferdinand ; on entend gazouiller des serins, -voici l’inévitable encadreur avec un amiral agrandi -et, sur cette fenêtre du rez-de-chaussée, la giroflée -jaune a-t-elle assez l’air de dormir au soleil !</p> - -<p>Jeannin découvrit une enseigne de savetier : -<i>Ressemelages artistiques</i>. Mais Ferdinand eut vite -fait de piger un autre savetier, recommandé par -ces mots peints d’un seul tenant : <i>A l’amour maternel ; -fermé dimanches et fêtes</i>. Il commenta :</p> - -<p>— Le plus remarquable, ce n’est pas cet amour -maternel sensible aux jours fériés, c’est la vérité -formidable que, dans ce quartier purotin, il faut le -plus sublime sentiment terrestre pour décider le -ressemelage des chaussures galopines.</p> - -<p>Jeannin compléta :</p> - -<p>— Et l’on sait bien que, dimanches et fêtes, -cette piété ne peut s’exercer : il y a le mari et le -marchand de vins.</p> - -<p>Ils s’arrêtèrent à la porte ouverte d’une boutique -où travaillaient une dizaine de jeunes repasseuses -en camisole.</p> - -<p>Jeannin décida le plus sérieusement du monde :</p> - -<p>— Je ne change pas… Moi, ce sera la brune -qui repasse le poignet.</p> - -<p>— Moi, la petite blonde, là-bas, qui repasse le -col, accepta Ferdinand, d’un jeu forcé, tel un -écolier mal en train pour n’avoir pas fini ses devoirs.</p> - -<p>— Attendons qu’elles soient débarrassées de -leur chemise.</p> - -<p>Quelques fusées de joie effrontée répondirent, -dans la boutique.</p> - -<p>Ils restèrent à proximité sur le trottoir, comme -s’ils attendaient réellement. Ils se parlèrent nez à -nez, avec des hochements soucieux : Ferdinand -doctoral et faubourien, Jeannin toujours un peu -effervescent. Et, selon la note dominante de toutes -leurs précédentes excursions, — ils avaient beau -changer de sujet, ils en revenaient finalement à -une éternelle préoccupation de littérateurs : l’art — les -conditions du chef-d’œuvre.</p> - -<p>— Pourquoi, dit Ferdinand, un certain genre -de visage féminin nous plaît-il d’emblée, plus que -tout autre ?</p> - -<p>— Notre préférence en femmes tient de l’enfance, -proposa Jeannin ; une figure agréable, bienfaisante -a rayonné près de nous, juste au moment où -se déterminaient nos goûts ; ils se sont pour ainsi -dire modelés dessus. C’est pourquoi il semble que -la figure pareille retrouvée a juste la forme de -notre désir.</p> - -<p>— De même en art, alors, déduisit Ferdinand : -un écrivain dont les premiers ans ont été bercés de -musique d’église aura toujours un faible pour la -littérature teintée de mysticisme.</p> - -<p>— Ah ! c’est dans mes vitres, ce gravier ! constata -Jeannin, l’œil gauche complètement fermé.</p> - -<p>Ferdinand esquissa une révérence, en pinçant les -deux pans de sa jaquette :</p> - -<p>— Ainsi s’explique le goût ému de tel grand artiste -pour telle fausseté d’art : il s’agit seulement -d’un vieil enfant qui retrouve les chants de sa nourrice.</p> - -<p>Deux fiacres hostiles passèrent bruyamment. -Ferdinand se croisa les bras :</p> - -<p>— Avez vous remarqué que deux cochers, lorsqu’ils -se mésestiment l’un l’autre, ne se traitent -pas de <i>fumier</i> tout court ? Ils stipulent : <i>fumier de -lapin</i>, parce que c’est l’immondice sans valeur -aucune…</p> - -<p>Les blanchisseuses oubliées, Ferdinand et Jeannin -se remirent à marcher, devenus sérieux pour -avoir feint la gravité.</p> - -<p>— Alors, c’est vrai, ce que vous disiez à cette -dame, votre roman ne va pas fort ? demanda Jeannin.</p> - -<p>— Mon vieux, soupira Ferdinand, je connais -actuellement les deux grandes peines du métier : -récrire des pages mal venues, détruire des pages -inutiles.</p> - -<p>— Prenons à droite, indiqua Jeannin.</p> - -<p>— Ah ! mais, dit Ferdinand, nous sommes rue -des Abbesses ; Chaupillard a habité au 12, à la -suite d’une rupture avec ses parents. Il a fréquenté -là une estropiée. C’était une fille de la campagne qui -avait été placée dans une maison où la maîtresse -et les demoiselles lui faisaient mettre leurs chaussures -neuves pour les élargir. Tous les jours, on -l’interrogeait avec sollicitude : « Vous font-elles encore -mal, Marie ? — Oui, madame. — Bien, gardez-les. » -Elle a fini par attraper, aux pieds, une espèce -de crampe, dans le genre de la crampe des -écrivains. Obligée de renoncer à l’état de domestique, -tout ce qu’elle pouvait faire, c’était d’aller du -12 ici, jusqu’au banc, là-bas, où elle attendait patiemment -quelque proposition de libertinage payant. -Elle est morte de froid. C’était une Bretonne, religieuse, -connaissant la morale primitive, échelonnée -en actes physiques défendus. Elle avait modifié -la gradation : en premier, le plus vilain péché, -celui que Dieu punissait terriblement, elle le savait -bien ! c’était de consentir à un mauvais usage de -ses pieds…</p> - -<p>— Oui… prononça Jeannin, je voudrais bien -m’asseoir ; suivons le boulevard, nous nous arrêterons -à la place Blanche.</p> - -<p>Il était Breton, l’anecdote de Ferdinand l’avait -mal impressionné. Il redressa la conversation :</p> - -<p>— Ne vous plaignez pas d’écrire plusieurs fois, -nous en sommes tous là. Le jour où je conçois un -sujet de roman, c’est comme si j’apprenais qu’un -drame a eu lieu quelque part. Vite, je trace une -première version, informe, cahotée, toute en émotion ; -par ce moyen, censément, je vais reconnaître -les lieux, les personnages, l’action principale. Ensuite, — deuxième -écriture, — il s’agit de mettre -le sentiment d’accord avec la raison, il s’agit de -rendre logiques les circonstances qui ont amené -l’issue de ce drame, où je n’étais allé tout d’abord -qu’avec mes nerfs. Puis, les personnages, pourquoi -ont-ils passé par ces circonstances déterminantes -plutôt que par d’autres ? A cause de leur individualité -propre, laquelle je ne peux vraiment dégager -que par une longue fréquentation : troisième -écriture. Enfin, pendant cette enquête, j’ai eu -beau me surveiller, j’ai rédigé « avec surcharge »…</p> - -<p>— Bref, accepta Ferdinand, quand un copain -présente un ouvrage un peu propre sans l’avoir -écrit trois ou quatre fois, on peut lui tâter la Place -aux Cheveux avec le respect dû aux engins exceptionnels.</p> - -<p>Le boulevard du côté de Montmartre, avec sa -circulation tranquille et les stores étendus des -boutiques, invitait à flâner. Devant une librairie -abondante en publications illustrées, Ferdinand et -Jeannin débinèrent quelque peu Chaupillard qui -burinait toujours des « médaillons » de demi-mondaines -opulentes. Ils feuilletaient çà et là :</p> - -<p>— Aucun art dans toutes ces machinettes ; c’est -du journalisme en dessin, déclara Ferdinand.</p> - -<p>— Eh bien, diriez-vous, d’un mot, pourquoi -l’unique roman de Chaupillard est mauvais ? demanda -Jeannin.</p> - -<p>— C’est une œuvre haineuse.</p> - -<p>— Oh ! l’art peut se donner comme fin n’importe -quelle émotion, aussi bien la colère que la -pitié ; mais Chaupillard, dans son roman, veut -nous <i>commander directement</i> l’indignation. Irrémédiable -erreur. L’émotion majeure que se propose -l’auteur, il doit <i>la faire résulter</i>. Mille romans ou -pièces de théâtre à thèse sonnent faux pour vouloir -nous dicter textuellement des sentiments.</p> - -<p>Ferdinand lâcha vivement la <i>Revue des Images</i>.</p> - -<p>— D’accord ! Chaupillard voulait nous faire -haïr tels politiciens mis en scène ; aucune diatribe -n’était à prononcer contre eux ; un seul moyen -d’art et de vérité procurait le résultat : nous inspirer -une pitié bondissante pour leurs victimes. -Mais Chaupillard ne possède pas l’émotion <i>en fait</i> ; -alors, pareil à tant de scribes dénués de sensibilité, -il ne donne que « le raisonnement de l’émotion ».</p> - -<p>— Eh bien ! concluez donc : c’est un journaliste -et non pas un artiste.</p> - -<p>Arrivés à la place Blanche, Ferdinand et Jeannin -s’assirent à un café, devant lequel les courants de -plusieurs rues amenaient à la dérive des quantités -de femmes sans maîtres. La terrasse même était -agrémentée de maintes consommatrices.</p> - -<p>Quatre heures et demie. Le soleil partout : un -soleil d’argent, riche, excitant, éhonté.</p> - -<p>— Tout de même, nous ne valons pas cher, -dès que nous sommes séparés de notre œuvre, -regretta Ferdinand. Je prendrai un curaçao blanc -à l’eau.</p> - -<p>— Soignez bien votre petit estomac, railla -Jeannin. Je prendrai une absinthe. Et puis, assez -de remords, vous avez consenti à sacrifier cet -après-midi… D’ailleurs à quoi bon écrire ? Un critique -grave prétend que l’époque est proche où l’on -ne fera plus de romans.</p> - -<p>Jeannin regardait l’activité environnante sans la -voir, et Ferdinand qui semblait regarder le discours -de son ami, voyait un univers d’activité.</p> - -<p>— Le critique a simplement l’intuition confuse -que la principale ressource dramatique de la littérature -actuelle disparaîtra, continua Jeannin. Par -exemple, viendra une époque où le déshonneur -par rapport sexuel sera une proposition aussi saugrenue -que, présentement, le déshonneur de la -faim ou du sommeil. Supposez cette évolution -immédiate…</p> - -<p>Jeannin s’aperçut que Ferdinand était absorbé -par l’animation de la place ensoleillée, il but lentement -et un souci grave s’empara aussi de ses -yeux.</p> - -<p>Les deux amis furent des littérateurs purs en -contemplation.</p> - -<p>A cause du ferment de littérature inoculé en -eux, les divers détails du plein Paris les atteignaient -autrement que le commun des spectateurs-acteurs.</p> - -<p>Tandis que les gens ordinaires voyaient « passer -des femmes », ils recevaient, eux, la caresse de -la couleur blanche, la morsure du rouge, le choc -des bariolages de corsages et de jupes ; ils recevaient — des -différentes allures — l’impression de -la grâce, de la hardiesse, du rythme ; ils isolaient, -comme à une exposition de sculpture, « la ligne » -qui donne une sensation d’harmonie ou d’imperfection.</p> - -<p>En eux, d’innombrables exigences étaient à se -repaître, à se battre, à durer dans l’inquiétude et -l’inassouvissement.</p> - -<p>Ils avaient cette incessante faculté « de voir -dans la vie des gens ». Ils ne se bornaient pas à -estimer depuis quand cette blonde en bleu, traversant -la place, avait quitté sa Normandie et le -métier de servante, ni depuis quand Belleville -avait offert cette maigrichonne à la galanterie ; « ils -voyaient dans la vie » du marchand de lilas -proche le Métro, et dans celle du cocher sur son -siège. Ils décidaient le passé d’une vieille promenant -son chien, et la présente anémie d’un gamin, -ramasseur de mégots, leur livrait instantanément -le drame futur de toute une existence d’homme.</p> - -<p>Ils savaient par quelle succession de volontés -le quinquagénaire décoré avait feint d’attendre à -la station d’omnibus, puis s’était éloigné.</p> - -<p>Ils différaient aussi des gens ordinaires, en ce -que la vaste richesse de la lumière projetait en eux -l’impression d’ensemble du plein Paris ; une impression -de pays natal due aux maisons, au -pavage poudreux, aux réverbères, aux bancs, -aux choses mêmes dont ils aspiraient « l’âme -usuelle ».</p> - -<p>Quatre gaillards conversaient au bord du trottoir -devant le Moulin Rouge ; les deux amis sentaient -la dissemblance existant entre eux-mêmes, -soumis aux spéculations décevantes, et ces anciens -garçons bouchers costumés de complets anglais, — joueurs -aux courses, amants de cœur, automobilistes, — forts -aux réalités.</p> - -<p>A un moment, ils ne purent se défendre de -percevoir un plus ou moins d’affinité avec chaque -passant successif ; et leur faculté, en définitive, -était celle d’évaluer le « degré d’art » de chaque -individu : tel gentleman d’aspect fonctionnaire, -faisait froid à leur affectivité, tel camelot sinistre -leur prenait du fluide.</p> - -<p>— Mais… je ne me trompe pas, sursauta -Jeannin, voyez à la terrasse du café, de l’autre -côté de la place, c’est Margot avec sa cousine !</p> - -<p>— Quelle Margot ? demanda Ferdinand, qui, -d’un instinct prudent, examina vivement les gens, -hommes et femmes, assis autour de lui.</p> - -<p>— Vous savez bien : son père, le tenancier du -bureau de placement que nous avons interviewé… -Hein, mon vieux, quelle brune ! et la cousine, -rousse ! Analysez-vous d’ici comme elles sont -fines et chantournées, et ciselées ? Et leurs fanfreluches -rouges, blanches ! Elles sont enveloppées -comme des articles de confiseur à la mode… Mon -vieux, si elles quittent la terrasse, nous marchons ?</p> - -<p>Ferdinand préoccupé ne répondit pas ; les millions -d’exigences fourmillant en lui s’épaississaient : -la place Blanche déjà n’existait plus qu’en un -point, là-bas…</p> - -<p>Comme s’il eût reçu acquiescement, Jeannin -faunesque lança, les mâchoires brutales :</p> - -<p>— Vous aviez raison ! les cérébraux sont assez -dégoûtants dès qu’ils ont levé le nez de dessus -leurs paperasses… Mais, d’autre part, si l’on s’incrustait -sur son œuvre, sans écart, on ne ferait -rien de grand ; il faut être humain, totalement, -c’est-à-dire donner une part à la bassesse…</p> - -<p>Ferdinand, censément rebelle à l’attirance de la -terrasse, là-bas, sentencia d’une voix faussée, -comme indépendante de lui-même :</p> - -<p>— Pour garder sa santé morale, il faudrait ne -jamais douter de son œuvre… Il est encore plus -pénible de supprimer des pages que d’en récrire… -tenez, hier, Griffon m’a fait déchirer un chapitre -entier, sans valeur, et pourtant j’avais été assez -empoigné en l’écrivant ; expliquez-moi ça !</p> - -<p>Jeannin, les yeux à l’affût, ne répondit qu’au -bout d’un moment, comme si les paroles parties -d’une distance considérable ne lui étaient pas parvenues -immédiatement ; sa voix se désaccordait -aussi :</p> - -<p>— Eh ! ce n’est pas difficile, on commet l’erreur -de raconter passionnément des particularités trop -intimes.</p> - -<p>Ferdinand se força à regarder Jeannin, il essaya -de s’emballer, de se réfugier dans le souci littéraire :</p> - -<p>— Bravo ! encore une explication du mauvais en -art : un grand nombre d’ouvrages sont dépourvus -d’intérêt, parce que les auteurs ne se dépassent pas -eux-mêmes.</p> - -<p>Il parlait dans une sorte d’état irresponsable.</p> - -<p>— Le défaut de ces médiocres ne permet aucun -espoir ; ils se prennent, eux, pour l’humanité ; -alors ils croient avoir du génie, tandis qu’ils n’ont -que du style…</p> - -<p>Malgré sa résistance, Ferdinand remarqua que -les deux jeunes personnes, là-bas, remuaient sur -leur siège ; allaient-elles quitter ? Le diapason -hilare de sa voix fit tourner des têtes :</p> - -<p>— Ah ! ah ! le style c’est l’homme, mais le -génie c’est « les hommes » !</p> - -<p>Les deux amis échangèrent encore quelques -phrases criardes pour s’étourdir, et comme s’il -importait de donner le change à des écouteurs. On -les regardait, tels des fêtards bruyants.</p> - -<p>Mais le silence s’imposa : les deux jeunes personnes -remettaient leurs gants, après le solde des -consommations. Ferdinand et Jeannin n’avaient -plus un mot intelligent à se dire, chacun était -parti dans un lointain égoïsme animal, et pourtant -ils se sentaient deux frères respirant du même -souffle lourd sous le poids du même destin.</p> - -<p>Quand Margot et sa cousine se levèrent, ils -résistèrent à peine un instant ; d’un accord tacite, -ils furent debout également.</p> - -<p>Ils marchaient vite, « portés » en ligne directe.</p> - -<p>— Vous savez, dit Jeannin, ce sont des amies -des lettres ; dans une circonstance urgente, elles -vous recopient volontiers un manuscrit.</p> - -<p>— Ah ! saisit Ferdinand avec une sorte de soulagement, -ça peut être rudement utile.</p> - -<p>Ils approchaient. Jeannin s’attendrit :</p> - -<p>— Margot ressemble étonnamment à son père ; -vous vous rappelez le beau front qu’il a ? et comme -ce déséquilibré nous avoisinait ?</p> - -<p>— Et alors, « l’autre » est sa cousine ? demanda -Ferdinand oppressé.</p> - -<p>Les deux jeunes personnes étaient rejointes, -pour ainsi dire, quand un lieutenant de ligne -s’intercala derrière elles ; à plusieurs reprises il -retira sa cigarette de sa bouche. Voulait-il leur -adresser la parole ? Le pas des deux amis était -rythmé comme par un battement de cœur. Le -lieutenant prit garde à cette marche significative, -il s’approcha d’une devanture et laissa passer.</p> - -<p>Ferdinand sourit vers Jeannin, le visage malade, -et il dit d’une bouche sans salive :</p> - -<p>— Il y a pire que les mauvaises pages à -déchirer…</p> - -<p>— Oui, répondit Jeannin, l’air désolé, il y a -des faiblesses qui contrarient l’œuvre bien malheureusement…</p> - -<p>Et, s’étant penché, il aborda les deux petites -femmes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XI</h2> - - -<p>Le premier dimanche de mai, les Griffon -devaient déjeuner rue Saussure, en même temps -que des amis personnels de Ferdinand : Jeannin -qui avait enfin accepté d’être présenté à Marthe, -Gambinet, un ancien condisciple, et deux collègues -adonnés à la poésie.</p> - -<p>Le samedi, Griffon ne vint pas au bureau et fit -savoir, chez Prestal, que, par une circonstance fortuite, -lui et sa femme ne pourraient assister au -déjeuner du lendemain.</p> - -<p>— C’était bien la peine de tant te démancher ! -dit Ferdinand à Marthe, le soir en rentrant, nous -ne serons que huit en tout, et pas de femme pour -constater si le ménage est soigné ou non.</p> - -<p>Marthe s’agaça.</p> - -<p>— Encore une fois, tu as tort de croire que les -hommes ne s’aperçoivent pas de la mauvaise tenue -d’une maison.</p> - -<p>Elle se tracassait une semaine d’avance ; alors -Ferdinand, oublieux de ce détail que la réception -« venait de son côté », et qu’il y avait du dévouement -à la littérature dans l’agitation de sa femme, -tâchait de participer le moins possible aux préparatifs -et grondait en toute injustice.</p> - -<p>Régulièrement, il montait une scie à Marthe :</p> - -<p>— Écoute : une fois, une seule, n’entreprends -rien d’inaccoutumé dans la semaine ; seulement, le -dimanche, confectionne de gros plats et mets des -assiettes de supplément sur la table. Essaie ça, pour -voir ce qui arrivera… sans doute, ce sera épouvantable ; -mais, quelle que soit la catastrophe, on s’en -tirera, à la longue… je te promets d’avoir du courage.</p> - -<p>Ce soir-là, devant le visage fatigué de Marthe, -il tourna la conversation à la plaisanterie, pendant -le dîner :</p> - -<p>— Ah ! les voilà bien les grandes joies de la vie : -recevoir ses amis ! sans contredit, c’est la meilleure -satisfaction que les civilisés aient inventée !… Tu -es éreintée ; depuis huit jours tu ne dors pas, moi -je rage de n’avoir plus un coin de table débarrassé -pour écrire ; une inimitié sourde, terrible, se poursuit -entre le porte-plume et le plumeau ; les enfants -n’osent plus demander un mouchoir : « Il y aura -du monde à déjeuner dimanche, est-ce qu’on se -mouche comme en temps ordinaire ? » Demain -nous vivrons dans les transes : « Pourvu que rien -ne cloche ! » Nous répondrons aux invités sans les -entendre, nous leur sourirons sans les voir… dès le -matin, et tout le temps de la réception, nous aspirerons -à ce que l’épreuve soit terminée… ensuite, il -ne nous restera aucun souvenir de vraie jouissance.</p> - -<p>Marthe réunissait les assiettes et se déridait bonnement :</p> - -<p>— Nous devrions inviter nos amis chez le restaurateur.</p> - -<p>— Certainement ! déclara Ferdinand, qui se -leva pour prendre une bouteille et posa un baiser -sur la joue de Marthe. Voyons, ne te dérange pas, -les enfants vont enlever la vaisselle… joue avec les -miettes, fais-les rouler sous tes doigts… bois un -peu de vin pur. Laisse-moi rire un brin : avoue que -la vie des gens moyens est pleine de tracas volontaires -et inévitables ; ils sont moyens, ils ne peuvent -être ni chics, ni canailles ; alors ils sont surtout -très embêtés. On veut faire cette chose du -monde riche : recevoir ; on la fait au prix des pires -abaissements.</p> - -<p>Marthe hocha la tête :</p> - -<p>— Puisqu’il en est ainsi, tu serais bien gentil -de moudre le café pour demain ; il faut emplir le -moulin deux fois. Si on laisse trop d’ouvrage à la -femme de ménage, elle n’y arrivera pas.</p> - -<p>— Oui, s’empressa Ferdinand, je le moudrai, -mais reste assise… Et les enfants astiqueront le -tour du poêle ; si j’osais, je leur confierais la suspension… -Car le cuivre est un métal qui, par fonction -naturelle, assume en partie notre amour-propre.</p> - -<p>La souriante patience de Marthe permettait de -continuer :</p> - -<p>— Il s’agirait de dire aux amis : « Je vous -reçois pour notre plaisir réciproque, j’ai donc tâché -simplement d’être dispos d’esprit et généreux de -table ; quant au décor plus ou moins symétrique et -soigné, vous êtes prié de fermer les yeux. » Ah ! -bien oui ! Toutes les misères, le surmenage, la maladie, -la brouille conjugale, la disgrâce des invités -même, toutes les peines, plutôt qu’une négligence -d’époussetage !</p> - -<hr /> - - -<p>Jeannin arriva le premier pour le déjeuner du -dimanche.</p> - -<p>— Enfin ! dit Marthe, je suis heureuse de vous -connaître !</p> - -<p>Avec une aimable taquinerie, elle ajouta :</p> - -<p>— Griffon prétend que vous aidez beaucoup -mon mari à se documenter ; je vous dois donc de -la gratitude.</p> - -<p>— Madame, décréta Jeannin les bras ouverts, je -suis votre meilleur allié ! Ce n’est pas grâce à Griffon, -votre zélé panégyriste, c’est grâce à moi que -Ferdinand rendra toujours un hommage plus -éclairé à vos vertus.</p> - -<p>— Ma foi, concéda Marthe en riant, j’ai peut-être -remarqué une certaine disposition à la flatterie -chez mon mari, après vos entretiens.</p> - -<p>— Naturellement, madame ! la fréquentation de -célibataires désemparés rend un époux plus gourmet -du bien-être domestique… Ah ! voici Gambinet, -surnommé le refroidisseur de réunions.</p> - -<p>Glabre à trente ans, comme certains paysans -normands, inélégant, exclu du caprice féminin, -Gambinet était un homme de bibliothèque, scientiste, -systématique et anti-littéraire au plus haut -degré. Mais Ferdinand le recherchait, par l’attirance -invincible du <i>supérieur</i>, malgré sa parole délétère.</p> - -<p>Quand il eut été présenté aux deux collègues -adonnés à la poésie, Ferdinand plaisanta :</p> - -<p>— Pour nous, cuisiniers littéraires, Gambinet -figure, en quelque sorte, l’<i>entre-mec</i> glacé…</p> - -<p>— L’esprit administratif à son apogée ! admira -Jeannin, prosterné devant Ferdinand.</p> - -<p>— Je ne suis pas ennemi de toute littérature, -protesta Gambinet, le bras tendu vers les rayons -de livres du salon ; tenez, je goûte assez Maupassant… -par moments.</p> - -<p>— Par moments ! cria Ferdinand, fourrant ses -mains au fond de ses poches, je ne le laisserai pas -échapper ! Lorsque Gambinet consent à feuilleter -des romans, c’est qu’il est saturé d’abstraction, la -nature se révolte en lui : alors il goûte la sensualité -de Maupassant.</p> - -<p>Gambinet rougit légèrement :</p> - -<p>— Que voulez-vous ? dans le roman, la sociologie -m’horripile.</p> - -<p>— Oui ! appuya Jeannin, mais parce que vous -en avez une indigestion au préalable.</p> - -<p>On se mit à table et Jeannin démontra victorieusement, — surtout -parce qu’il criait le plus -fort, — que, dans le sens critique, une part ressemblait -au sens gustatif :</p> - -<p>— « Je n’aime pas les olives » est une opinion -gustative attachée à l’individu ; « je n’aime pas le -roman social » est une opinion critique, sans plus -de portée ; il ne s’ensuit pas <i>qu’en fait</i> les olives et -le roman social ne vaillent rien.</p> - -<p>Malgré la discussion, il sembla vraiment que -Gambinet refroidissait les convives. On en vint, -par manquer d’entrain, à se préoccuper longuement -de ce qu’il pleuvait.</p> - -<p>— Les rues anciennes des Batignolles ont une -vieille pluie grise, affirma Ferdinand ; de même -que les larmes des gens âgés ne sont pas cristallines -comme celles des enfants.</p> - -<p>A la vérité, un ensemble de circonstances assombrissait -Ferdinand et Marthe. L’absence des Griffon -donnait à penser que « le roman » prenait mauvaise -tournure chez eux. On ne savait pas ce que -fricotait Chaupillard, invisible depuis plusieurs -jours. Catherine Bise, après quelques ennuis chez -ses patrons, n’avait pas écrit la lettre rassurante -attendue, et Marthe n’avait pas pu aller aux nouvelles, -un changement de directrice à l’ouvroir -l’obligeant à une pénible présence supplémentaire.</p> - -<p>Enfin, ce dimanche, voilà qu’Albert pâlot et -grognon ne voulait pas manger.</p> - -<p>Comme il était très gourmand de fruits, Ferdinand -accrocha à la suspension une grosse pomme -cueillie avec le bout de la branche :</p> - -<p>— Pour toi, tout à l’heure.</p> - -<p>Ferdinand promit encore :</p> - -<p>— Si tu finis ton œuf, je ferai le camelot avec -la pomme, tu sais comme c’est amusant ?</p> - -<p>Pour plus de tentation, il enfonça son cou dans -ses épaules et, avec son front haut, ses yeux à -double fond, son nez large, présenta cette physionomie -qui « ferait voir Paris » sur n’importe quel -point du globe, et il déclencha cette voix inimitable, -propre à l’acoustique du faubourg.</p> - -<p>— Un sou la pomme ! allons : la queue ! la -pelure ! la chair !… trente-six pépins, pour un -sou !</p> - -<p>Mais Albert ne finit pas son œuf.</p> - -<p>Dans le courant de la conversation restée assez -morne, Ferdinand avoua sincèrement :</p> - -<p>— Depuis quelque temps, nous n’avons pas de -chance… j’ai peur de ne jamais terminer mon -roman.</p> - -<hr /> - - -<p>Les faits vinrent cruellement justifier cette crainte.</p> - -<p>D’abord, Albert eut la fièvre scarlatine.</p> - -<p>Comme par hasard, Chaupillard réapparut aussitôt, -pour promener, dans toutes les pièces -de l’appartement, de péremptoires découragements :</p> - -<p>— Le roman est à la merci du milieu, si vigoureuse -que soit l’individualité de l’écrivain. Il ne -suffit pas de vouloir et d’être capable, il faut que -les circonstances quotidiennes consentent à l’œuvre. -Il ne suffit pas que l’écrivain se porte bien, il faut -que sa famille garde la santé.</p> - -<p>En effet, l’enfant souffrait dans son lit, Ferdinand -pouvait-il continuer à connaître la souffrance -de simples « personnages », fussent-ils vivants dans -sa propre chair ?</p> - -<p>Avec ses grands yeux fiévreux, l’enfant prenait -toute la pensée, toute la sensibilité ; Ferdinand -veillait près du lit, l’intelligence limitée aux choses -de la chambre : au papier du mur, au dessin du -couvre-pied.</p> - -<p>Dans le mystère de la nuit, il tressaillait ; l’enfant -avait parlé :</p> - -<p>— On attendra que je sois guéri, pour dire la -belle surprise à Catherine ?</p> - -<hr /> - - -<p>Par une déplorable coïncidence, la nouvelle directrice -demandait à Marthe un surcroît d’activité -et des apparences de satisfaction pétulante. Elle -disait avec raison :</p> - -<p>— L’ouvroir, en ce qui nous concerne, doit être -un endroit plaisant.</p> - -<p>Donc, Marthe était vive et pleine d’entrain à -l’ouvroir, telle la cabotine de café-concert contrainte -à de folâtres gueuseries, qui profite du répit des -applaudissements pour espérer le prolongement -d’un cher moribond ; telle la maîtresse d’école en -deuil qui chante la vie à cinquante enfants « du -même âge que le sien ».</p> - -<p>La nouvelle directrice prit à cœur également -d’intéresser à l’ouvroir ses nombreuses et hautes -relations. Des lots de vêtements, usagés ou neufs, -furent envoyés, de quoi habiller toutes les pensionnaires.</p> - -<p>Le profond dortoir, avec sa double rangée de -couchettes empaquetées de couvertures de cheval, -ressembla à un magasin de costumier. Prodige ! -l’ouvroir fut gai, bourdonnant : on <i>essayait</i>, du -matin au soir.</p> - -<p>Des dames de la plus pure aristocratie, aussi -simplement mises que des employées de commerce, -se faisaient habilleuses et raccommodeuses.</p> - -<p>Et même, une demoiselle noble affronta le lieu ! -Deux vieilles personnes plongées dans l’horreur, -les larmes et la prière, l’attendaient dans l’église -voisine.</p> - -<p>Visage de perfection statuaire, visage d’intelligence -et de finesse, en quelque sorte fluide, mademoiselle -de Firman avait toujours distancé ses -amies dans les études classiques et les arts d’agrément. -Dès le premier jour, à l’ouvroir, elle sut -son rôle ; tout de suite, elle reconnut la physionomie -modèle : ses traits prirent la plus naturelle et -la plus impassible expression de simplicité.</p> - -<p>Et l’on vit mademoiselle de Firman, à genoux, -à même le parquet, aux pieds des hospitalisées, -épingler et faufiler des plis d’étoffe. Elle n’eut de -cesse qu’un poupon de l’ouvroir n’eût au moins -fait pipi sur sa robe.</p> - -<p>Et, comme une maritorne, tombée à l’ouvroir -de quel Morvan ! et de quelle arrière-cuisine ! lui -demandait :</p> - -<p>— T’es donc couturière ?</p> - -<p>Assise sur ses talons, grattant d’un ongle rose -la fente poussiéreuse du parquet, mademoiselle de -Firman regretta :</p> - -<p>— Même pas.</p> - -<p>Les hospitalisées, nippées proprement, avec goût, -avec talent, trouvaient à se caser ; quelques-unes -ne trouvèrent que trop !… Mais il y eut de ces -noyées à qui nul n’aurait tendu la main, qui restèrent -à flot définitivement.</p> - -<p>Ces dames atteignirent au génie dans les changements. -Une fille à faire peur, blonde fade, tout à -l’heure habillée en grisaille, apparut en bleu clair, -auréolée de ses cheveux avantagés, à un bout de -la salle et si transformée, qu’à l’autre bout, une -gamine, instantanément joignant les mains, exhala -sa prière, naguère apprise pour l’autel de la -Vierge.</p> - -<p>On ne faisait pas que des miracles, on s’amusait ; -on s’arrêtait au comique irrésistible des vêtements -trop grands ou trop petits, des nuances non seyantes.</p> - -<p>Les hospitalisées riaient !</p> - -<p>C’était là une telle chance que Marthe aidait au -jeu de toutes ses forces ; elle servait de mannequin -pour les plus grotesques essayages. Beaucoup de -malheureuses n’osaient pas rire ; elles étaient obligées -de s’y reprendre à plusieurs fois, tellement il y avait -longtemps que ça ne leur était arrivé.</p> - -<hr /> - - -<p>Le service fini, Marthe courait ; les cochers -avaient du mérite à ne pas l’écraser. « Comment -l’enfant malade aura-t-il passé la journée ? »</p> - -<p>Ferdinand s’affligeait :</p> - -<p>— Tu fournis à l’ouvroir deux heures d’excédent… -Parbleu, il le faut, je comprends bien… La -femme de ménage avait laissé éteindre le feu, j’ai -mis cuire le ragoût comme j’ai pu.</p> - -<p>Puis, Ferdinand et Marthe assis auprès du petit -lit, ne prononçaient plus que de rares paroles, ils -s’entendaient profondément d’attitude, de regard : -et le roman apparaissait lointain, inexistant ; la -littérature devenait une entreprise inadmissible, -vraiment futile et vaine. On pleurait tout bas : -Albert avait le délire, il voyait le visage de Catherine -dans l’angle du plafond, près de la fenêtre : -« Oh ! les jolis yeux gris ! »</p> - -<p>Un jour la directrice dit à Marthe :</p> - -<p>— Pourquoi ne m’avoir pas renseignée plus tôt ? -Je vois que vous ne tenez plus sur vos jambes, recevez -donc le public à ma place, ce sera moins fatigant.</p> - -<p>Un monsieur de l’administration se présenta, -jeune, correct et si officier d’Académie ! il semblait, -de ses doigts gantés, offrir des hommages plein -son chapeau de haute forme.</p> - -<p>— Madame, vous avez ici une nommée Rivalex, -je suis envoyé pour vous la signaler. Hier, au Service -central, elle a d’abord formulé convenablement -une demande pour son enfant, puis en présence -de certaines difficultés, elle a fait du bruit, elle a -menacé, elle a injurié le chef de bureau lui-même !</p> - -<p>Au milieu du vaste cabinet, le fonctionnaire -reluisait dans un fauteuil. La dolente Marthe, tout -effacée, répondit :</p> - -<p>— Mon dieu, monsieur, nous donnerons à cette -femme le maximum de secours ; par bonheur, nous -disposons actuellement de ressources extraordinaires, -des vêtements…</p> - -<p>— Mais, madame, au contraire ! je vous dénonce -son inconvenance, pour que vous usiez de sévérité.</p> - -<p>Le fonctionnaire détailla un long réquisitoire. Au -fur et à mesure, Marthe galvanisée levait de grands -yeux qui évoquaient la femme et son enfant — malade, -sans doute.</p> - -<p>— Monsieur, je ne comprends pas. Notre devoir -est de mesurer la douleur, le degré de désespoir, -et d’agir en conséquence.</p> - -<p>— Oui, parfaitement.</p> - -<p>Marthe pensa dans un éclair : « Je ne me rappelle -plus si j’ai donné les pilules avant de partir ». -Et elle continua tout haut, raidie, très directrice :</p> - -<p>— Eh bien, monsieur, qu’est-ce qu’il vous faut -donc ? Cette femme est venue avec le respect des -pauvres pour l’administration, elle est entrée, fléchie -sous l’insoulevable domination du monument de -pierres de taille, intimidée par la guérite du factionnaire -en bas, par les couloirs élevés et froids, -par les huissiers graves comme des portes closes, -par les employés redoutables ; elle est venue, toute -petite, devant la formidable concentration de la -force et de l’autorité. Et voilà que sa douleur a -<i>soulevé la montagne</i> ! Voilà que son affliction maternelle -a brisé cette humilité qui, depuis des -générations, courbait ses pareilles ! Cette chétive a -attaqué le colossal étagement de pierres de taille, -vous, vos chefs, le gouvernement, l’univers !… -Elle a osé, elle a pu opposer son grossier caraco à -vos redingotes ! mais, monsieur, qu’est-ce qu’il vous -faut donc comme manifestation de douleur, comme -preuve de désespoir ?</p> - -<p>Le monsieur au ruban violet voulut bien admettre -cet excès de protection d’une directrice pour ses -administrées.</p> - -<p>Marthe le reconduisit, puis, seule, fit des pas -inquiets dans le bureau. Quatre heures sonnaient ; -le médecin devait être à la maison, rue Saussure. -Elle ne pouvait pas <i>soulever</i> davantage ; elle ne -pouvait pas s’en aller !</p> - -<hr /> - - -<p>Quant à Catherine, — encore un motif pour -que le roman cahotât, — on avait des inquiétudes -sur son compte, et l’on ne recevait plus de nouvelles -depuis deux mois. Bien entendu, Chaupillard, -sans avoir abandonné certains projets, prétendait -manquer aussi d’informations.</p> - -<p>Les marchands de beurre et œufs, patrons de -Catherine, se plaignaient, d’une façon générale, -qu’elle fût distraite et qu’elle eût la main malheureuse ; -et, un jour, voilà qu’elle cassa une glace -de deux cents francs.</p> - -<p>Griffon se trouvait cher les Prestal au moment -où l’affaire fut connue. Il sauta dans une voiture, -comme fait un médecin appelé par un accident -grave.</p> - -<p>Il avait déjà vu Catherine, rue Saussure, en -visite ; il la vit dans son travail.</p> - -<p>Rue de Vaugirard, dans la boutique fraîche de -peinture, entre les paniers d’œufs et les rayons de -marbre chargés de beurres blonds, Catherine frottait -à la brosse le carrelage noir et blanc, elle sauvait -ses mains du piétinement des clients qui se -succédaient.</p> - -<p>De l’extérieur, Griffon, arrêté sur le trottoir, -constatait le règne puissant d’une sorte de hiérarchie -utilitaire. Les patrons, Normands solides, la -femme en linge blanc comme une bonne de chez -Duval, le mari en blouse bleue, exerçaient une -supériorité sur les acheteurs. Mais une gamine de -dix ans, mal peignée, demandant deux sous de -lait dans sa boîte, valait plus, socialement, que -Catherine. Et les marchandises et l’agencement -occupaient, sur place, plus d’importance que Catherine.</p> - -<p>Entré, Griffon se vit lui-même, dans la glace -fêlée, monsieur à vêtement noir, à traits allongés, -pâle. Gêné de maintien et de parole, il ne pouvait -empêcher son esprit dépaysé de se courber, de -céder à la force locale.</p> - -<p>Catherine fut envoyée dans la cour ; elle n’avait -pas besoin d’entendre la conversation.</p> - -<p>Et, quand le crémier eut palpé les deux cents -francs de la glace, il parla posément, les mains -sur le ventre, avec la condescendance permise -envers un homme de bureau qui, évidemment, -n’est pas à la hauteur de la vie pratique.</p> - -<p>— C’est pas une mauvaise fille ; pour ce qui est -de travailler, elle travaille et nous ne demandons -qu’à la garder. Mais, enfin, elle a quelque chose -de pas naturel… Tenez, il y a le petit du marchand -de vins, Émile, un enfant joli, pourtant, et bien -habillé, bien portant, deux ans et demi, — je ne -dirai pas qu’elle lui fait des misères, elle l’embrasse -même trop fort, mais, le plus souvent, elle se -sauve quand elle l’aperçoit ou qu’elle l’entend -appeler. Pourtant, Émile, c’est pas nouveau ce -nom-là ! Il y a des mots comme ça qui lui font -laisser tomber les tasses par terre. Et puis, elle a -son demi-jour de sortie tous les mois ; eh bien, -une heure avant qu’elle sorte, une heure après -qu’elle est revenue, vous pouvez lui parler, elle ne -comprend rien : ah ! vous pouvez ! Ses yeux peureux -qu’elle a, elle cherche à les fourrer sous terre, -qu’on dirait ; et puis sa bouche remue, vous écoutez… -rien. Vous vous fâchez : « Parlez, Catherine, -saperlotte ! — Je respire, qu’elle dit. » Elle se -décide à vous montrer ses yeux, vides comme de -l’eau. Nous avons eu une chatte, Friquette, qui a -été empoisonnée par des voisins ; avant de crever, -elle a été une matinée comme ça, à dodeliner -de la tête, à essayer de miauler, sans pouvoir. -A preuve que ma femme dit chaque fois : « Bon ! -v’là Catherine qui fait Friquette ! »</p> - -<p>— Elle se porte bien ? demanda Griffon.</p> - -<p>— Euh ! euh !… Elle ne se plaint pas, mais elle -est si maigre ! C’est pas du monde qui vit bien -vieux.</p> - -<hr /> - - -<p>Griffon se trompa d’omnibus : Vaugirard-Louvre, -pour Vaugirard-gare Saint-Lazare. Il revint -chez les Prestal :</p> - -<p>— Voilà mes renseignements.</p> - -<p>Un silence méditatif s’imposa comme si, de part -et d’autre, on plaçait la documentation dans le -découlement d’un roman, et comme si l’on cherchait -à améliorer l’avenir.</p> - -<p>Une lettre arriva le lendemain, contenant les -remerciements de Catherine à l’adresse de Griffon. -Ensuite, lorsque les semaines passèrent sans nouvelles, -Ferdinand et Griffon parlèrent à peine de -Catherine ; et elle était immensément présente dans -leur pensée.</p> - -<hr /> - - -<p>Aux premiers jours de l’été, Albert fut hors de -danger : Marthe donna moins de temps supplémentaire -à l’ouvroir. Mais la famille vécut encore dans -un état intermédiaire, avant de retrouver son équilibre -normal.</p> - -<p>Ferdinand écrivit à Jeannin :</p> - -<p>« Mon vieux, je n’ai toujours rien fichu, ces -temps-ci. Vous connaissez ce marasme : l’œuvre -ne vous <i>exige</i> pas ; l’œuvre a cessé d’être la chose -la plus intéressante de l’univers. Un mauvais ferment -vous rend l’assiduité insupportable. On n’est -disposé ni à lire, ni à écrire ; ça ne contient pas -assez d’inconnu, d’aléa. On ne se trouve bien nulle -part. A l’âge de puberté, pareillement, l’affection -familiale et la possession d’objets personnels précieux, -tout à coup, ne suffisent plus ; la débauche -ne tente pas, on ne sait quoi vouloir ; on soupire -sans divinité… C’est vrai, ce que vous m’avez -raconté : l’artiste est amené, dans ses rôderies, à -chercher sa guérison dans le fouillis hasardeux des -marchands de bric-à-brac, il achète d’inutiles vieilleries… -Mais hier, après m’avoir embrassé, les enfants -se sont livrés à un tintamarre qui a allégé -l’atmosphère, qui a reposé, rajeuni, le visage de ma -femme. Le soir, ils ont crié triomphalement : -« Ah ! ah ! voilà papa qui coupe du papier ! » Puis -ils ont entonné un chant de leur invention :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ma p’tite Catherine,</div> -<div class="verse">C’est aujourd’hui ta fête !…</div> -</div> - -<p>» Or, ce matin, en allant au bureau, j’ai retrouvé -ma pensée littéraire, j’ai eu ces terribles coups de -menton que vous connaissez ; au coin du boulevard -des Batignolles, j’ai fait arrêter un omnibus, -sans le vouloir. Et maintenant, gare au papier qui -va me tomber sous la main : je ne le vois pas -blanc ! »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XII</h2> - - -<p>Griffon, d’ordinaire franc et répondant de ses -actes, avait raconté à sa femme la visite au crémier -de Vaugirard sans révéler comment s’était arrangée -l’affaire de la glace cassée.</p> - -<p>Adèle n’avait retenu qu’un fait :</p> - -<p>— Tu t’es trompé d’omnibus en revenant ? Si je -te disais une chose pareille, tu hausserais les -épaules. C’est justement ce qui m’est arrivé la -semaine dernière, je me suis trompée de tramway. -D’ailleurs, je te répète que vous m’ennuyez tous, -avec votre Catherine Bise.</p> - -<p>En effet, subitement, les histoires de Catherine -lui étaient devenues insupportables. Elle s’efforçait -de ne pas écouter, de rentrer sa pensée en dedans -ou de la distraire vers les fenêtres. Si on lui demandait -son avis, « elle ne savait pas ». Même, -elle se levait, quittait la pièce au milieu de la conversation.</p> - -<p>Chez les Prestal, quand on montrait une lettre -de Catherine, son visage recevait une contrariété -comme à l’énoncé d’un reproche, ou d’une réclamation.</p> - -<p>— Tenez, avoua-t-elle une fois à Marthe, votre -lettre de Catherine va fouiller au fond de moi aussi -péniblement que ces gémissements continus du -petit enfant… Vous entendez, à l’étage au-dessus ?</p> - -<p>Après la lecture, son mari se tirait soucieusement -la moustache, elle éclata d’un mauvais rire et -lui décocha cette apostrophe incompréhensible : -« brute ! » Puis, elle lui sauta au cou, l’embrassa -et fut très gaie, d’une gaieté nerveuse, tout le reste -de la soirée.</p> - -<p>A partir de cette époque, elle cessa de demander -des nouvelles du roman de Ferdinand ; elle trouva -même des prétextes pour retarder l’audition d’un -chapitre terminé. Et elle eut une fringale de livres -imbéciles et orduriers : vautrée sur un canapé, le -front obstiné, la bouche rancunière, elle lisait pendant -des heures, par revanche d’avoir « coupé » -dans d’autres ouvrages.</p> - -<hr /> - - -<p>Un autre phénomène fut à constater : elle ne -sut plus « faire la comédie » à son mari ; on eût -dit qu’elle faiblissait contre une destinée longtemps -repoussée.</p> - -<p>Douée d’un tempérament de fer, de tout temps -son refuge avait été la maladie ; pour effacer ses -torts, punir ou contraindre son mari, elle usait de -l’admirable et invincible tactique des enfants : se -plaindre de maux impossibles à vérifier : mal à la -tête, au cœur, au ventre.</p> - -<p>— Tu me reproches tel méchant tour ? Attends -un peu, je vais te forcer à me soigner, à me flatter. -Tu ne veux pas me payer tel colifichet ? Tu -dépenseras le double en pharmacie. Tu ne veux -pas que j’aille là ? Le jour où tu auras un projet -intéressant, je me mettrai au lit.</p> - -<p>Elle pratiquait la méthode si facile aux femmes -dont le mari est absent dans la journée : se bourrer -de pâtisserie entre les repas et ne pas manger -à table. Elle était la femme délicate « qui n’a pas -d’appétit » et qui est grasse comme un bébé de lait.</p> - -<p>Pour compléter, elle répétait à tout propos, avec -mauvaise foi, ou avec stupidité :</p> - -<p>— Oui, je sais bien… tu fais la tête pour me -forcer au divorce… tu ne réussiras pas.</p> - -<p>Griffon avait usé son existence à ce rien contre -lequel l’homme le plus intelligent, le plus énergique, -est désarmé, s’il a du sentiment.</p> - -<p>Eh bien, tout d’un coup, le « toupet » manqua -à Adèle, comme si un drame, en dehors d’elle, -s’avançait et la paralysait.</p> - -<p>Elle s’habillait tapageusement, elle oubliait de -commander le dîner, elle s’absentait des demi-journées ; -au lieu de mentir, de chercher querelle, -tout ce qu’elle pouvait faire maintenant, c’était -de bouder ; et elle boudait mal, honteusement -presque.</p> - -<p>La grande fâcherie (dont le premier résultat fut -de faire refuser le déjeuner avec Gambinet et Jeannin) -vint de ce qu’elle voulait partir aux bains de -mer avec madame de Mireille : un voyage de deux -mois, sans itinéraire bien déterminé… elle écrirait…</p> - -<p>— Non ! dit Griffon, si tu pars, tu ne rentreras -pas ; c’est à prendre ou à laisser.</p> - -<p>Elle dut se résigner, et aucune « comédie » proprement -dite ne s’ensuivit. Des semaines s’écoulèrent, -particulièrement mauvaises, où les époux -se détachèrent l’un de l’autre par le silence, plus -que s’ils avaient proféré des injures.</p> - -<p>Ce qui étonnait le plus Griffon, c’était qu’Adèle -ne lui jetait même plus à la tête sa résolution de -ne pas divorcer.</p> - -<p>Arriva une seconde invitation à déjeuner, le dimanche, -chez les Prestal. Griffon renonça cette -fois encore, parce que, le vendredi, Adèle ne rentra -pas dîner et, devant son visage sévère, n’acheva -même pas le mensonge maladroit d’une indisposition -accidentelle, en visite… Il décida de ne plus -sortir avec elle.</p> - -<p>Tout de même, il y avait eu un <i>accident</i>.</p> - -<p>Madame de Mireille et madame Griffon ne devaient -pas impunément tourmenter le peintre Morlane.</p> - -<p>Madame de Mireille, très indépendante, avait -succombé la première : elle était devenue la maîtresse -du brillant Ribérol.</p> - -<p>Alors, les scènes à l’atelier ne semblèrent plus -suffisamment excitantes. Un jour, Ribérol débarqua -chez Morlane, lui offrit un cigare, puis, à califourchon -sur une chaise, lui expliqua tranquillement -ce qu’il appelait le caprice de madame de -Mireille :</p> - -<p>— Elle désirerait figurer dans un tableau à la -Fragonard… Bien entendu, nous ne saurions poser -devant vous ! Mais dans telle hôtellerie, machinée -comme un théâtre, nous pouvons souffrir votre -présence cachée ; il s’agit d’ailleurs d’une scène plastique, -sans offense pour le regard étranger. Nous -pouvons, pendant un rapide instant, vous octroyer -cette vision unique, laquelle reste dans les yeux -de l’artiste et lui permet, fût-ce dix ans après, de -donner la reproduction aussi fidèlement que s’il -copiait un modelage.</p> - -<p>Morlane, à demi fou, accepta l’offre malsaine -qui devait le finir.</p> - -<p>Et Adèle fut mise au courant par son amie ; elle -sut le lieu, l’heure. Le jour du <i>tableau vivant</i> était -l’avant-veille du dimanche promis aux Prestal.</p> - -<p>Ferdinand devait lire un chapitre. Son travail, -maintenant, marchait à souhait. C’était l’ère des -circonstances fécondantes.</p> - -<p>Georges, à l’école, fut premier en histoire et -Albert deuxième en gymnastique. Ces résultats ne -manquaient pas d’importance ; car, tout de suite -après, Ferdinand eut une création facile, abondante, -forte, où jaillissait telle note exceptionnelle, -comme une infusion de succès.</p> - -<p>Rien n’était indifférent pour l’œuvre. A la même -époque, au bureau, le chef tomba malade.</p> - -<p>— S’il est seulement trois mois absent, calcula -Ferdinand, je termine mon roman.</p> - -<p>— Ton <i>seulement</i> est plein de goût, apprécia -Griffon.</p> - -<p>Ferdinand resta le visage dur, implacable :</p> - -<p>— Non pas que je donne moins à l’administration, -mais je suis délivré en partie de l’oppression. -Je n’écris pas mon roman au bureau, mais je -reste moi-même.</p> - -<p>En définitive, après les tiraillements, les flottements, -son tempérament dominait.</p> - -<p>Certaines vertus, qui entraient dans la constitution -propre de Ferdinand ne pouvaient être mises -en défaut que passagèrement. Son âpreté au travail, -sa vigueur à s’imposer, à réagir contre le milieu -anti-littéraire, sa faculté de saisir les faits, de les -rapporter à une conception d’humanité et de les -digérer dans son œuvre, tous ces attributs de sa -personnalité devaient régner intégralement.</p> - -<p>Et même, le temps d’impuissance apparente -était, en somme, propice ; car il préparait <i>l’éclosion</i> -irrésistible, qui fait de l’artiste une force de la -nature.</p> - -<p>L’heure existait pour Ferdinand, où la face se -déforme, où la solidité du roc réside dans le menton, -dans le front. Alors, il n’y avait pas de chef -de bureau qui tînt, il n’y avait pas de Griffon, pas -de Catherine, pas de Chaupillard débineur, pas de -Jeannin débaucheur, pas de femme, pas d’enfants -qui tinssent ! Il y avait la passion attaquée à l’univers !</p> - -<p>— N’est-ce pas formidable ? expliquait-il dans -le calme. Vous aimez l’univers par un de vos personnages. -Cette émotion de l’univers existe ! Vous -le sentez, vous le tenez, votre capacité d’étreinte -est assez vaste ! Votre projection nerveuse atteint le -monde tout entier, comme la lumière du jour -l’atteint sans limite. On ne saurait alors, vous demander -de rapetisser votre infinie puissance à connaître -une seule créature, fût-elle de votre sang !</p> - -<p>A certains moments de gestation, on pouvait -sonner chez lui, hurler dans la rue : un moi élémentaire, -farouche, refusait d’entendre : « Il n’y -aurait que l’écroulement de la terre d’égal en importance -à ce que je fais ! »</p> - -<p>Un soir, Marthe criant :</p> - -<p>— Ferdinand, le feu ! La lampe est tombée !</p> - -<p>Tudieu ! Il avait fini sa ligne avant de bouger !</p> - -<p>Dans « l’état farouche » où les circonstances -adverses n’avaient pas prise, il arrivait que des -circonstances favorables se fissent admettre.</p> - -<p>— Quelle découverte ! déplora Marthe, un jour -de fête, après le déjeuner, voilà que je ne peux plus -boutonner ma chemisette de l’année dernière ! Je -grossis…</p> - -<p>— Chouette ! cria Ferdinand, qui posa son -porte-plume et vira sur sa chaise.</p> - -<p>— Dis donc, je te remercie, je veux rester -mince.</p> - -<p>— Mais, ma chatte, c’est l’épanouissement. Tu -arrives au plein de la jeunesse… Voyons ça, un -peu.</p> - -<p>— Non, Ferdinand, tu me pinces.</p> - -<p>Et alors, — pas tout de suite, — mais vingt-quatre -heures après, la production littéraire de -Ferdinand fut comme charnue, ferme, saine et -d’une saveur grasse et chaude.</p> - -<p>Il jubilait, après le dîner, en baguenaudant les -deux mains dans ses poches, devant la bibliothèque, -entre le Tolstoï et le Balzac :</p> - -<p>— Dimanche prochain, mon petit père Griffon, -je te lirai un chapitre avec confiance… Et vous -autres, les arlequins, qu’est-ce que vous avez à me -suivre en rigolbochant ?</p> - -<p>Albert et Georges en chœur :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ma p’tite Catherine,</div> -<div class="verse">C’est aujourd’hui ta fête !…</div> -</div> - -<p>— Ah çà ! exulta Ferdinand, ça va-t-il durer -c’te vie-là ?… Et toi, Marthe, pourquoi rougis-tu ?</p> - -<hr /> - - -<p>Le vendredi de l’affaire Morlane, dès le matin, -madame Griffon ne put tenir en place. Occupée de -sa toilette, ou plutôt de rien, le visage tiré, malade, -elle n’entendait pas son mari parler, ou bien restait -sans répondre, avec l’air d’une étrangère qui -ne sait pas traduire. Elle semblait gênée par la -clarté franche de la belle journée d’été.</p> - -<p>— Enfin, demandait Griffon, dis-moi ce que tu -cherches ? Voilà trois fois que tu vas jusqu’à la cuisine -sans y entrer… entends-tu ?</p> - -<p>Un haussement d’épaules agacé signifiait qu’elle -ne comprenait pas ou qu’elle ne cherchait rien.</p> - -<p>L’après-midi, l’heure fixée à Morlane approchant, -elle mit son chapeau fiévreusement, et se -fit conduire en voiture à l’atelier.</p> - -<p>Le peintre était bien réellement parti. Elle renvoya -sa voiture et demeura un moment hébétée, sur -le trottoir, à ne savoir si elle devait monter ou descendre -la rue ; aveuglée par le plein soleil, l’idée -ne lui venait même pas d’ouvrir son ombrelle.</p> - -<p>Lentement, à regret, elle se dirigea vers l’hôtellerie -désignée par Ribérol. Arrivée à la place des -Victoires, elle s’entêta longtemps, devant une boutique -d’angle, à regarder des cartes postales illustrées -et à guigner le côté pair de la rue d’Aboukir. -Deux fois, elle fit des pas pour s’éloigner, mais -elle revint devant la papeterie. Enfin, elle prit soudain -le côté impair de la rue d’Aboukir et fila -contre les devantures. En face d’une maison ordinaire, -où seulement les persiennes d’un étage -étaient closes, elle passa comme s’il y avait eu à -craindre de recevoir un projectile.</p> - -<p>Dès lors, elle fut une sorte de possédée ; elle -s’engagea dans la rue Montmartre et se mit à -voyager sans but, la bouche sèche, le regard maniaque, -à la fois avide et lourd, audacieux et -honteux.</p> - -<p>Il faisait un temps de juin sec, chaleureux. Les -amateurs s’émouvaient d’abord, puis restaient perplexes : -voici une élégante jeune femme qui portait -un chapeau trop fleuri, un costume de drap granité -bleu, demi-mondain par la coupe et l’ajustage, -une voilette et des gants sérieux ; le joli visage -offrait une crispation encourageante, mais l’allure -trop pressée protestait, négative.</p> - -<p>A l’approche du boulevard, elle s’enfonça, sans -ralentir, dans la cohue des passants affairés. Après -la rue Montmartre, le faubourg. Une invincible -nécessité la talonnait : Allons ! allons ! La rue -Notre-Dame-de-Lorette.</p> - -<p>Un profil, de loin en loin, la faisait changer de -trottoir, et pointer comme vers quelqu’un de connaissance ; -elle examinait, puis dépassait, avec une -accélération de fuite.</p> - -<p>La rue Chaptal, la rue Blanche, la rue Ballu.</p> - -<p>Son visage avait des réveils d’un instant : quelle -heure était-il ? Des écoliers polissonnaient ; leur -panier, leur gibecière gonflée de livres donnaient à -réfléchir, comme des objets nouveaux, inconnus.</p> - -<p>La rue de Clichy, la place, le boulevard.</p> - -<p>Un trouble électrique l’atteignait devant la terrasse -des cafés où les yeux des consommateurs -s’exerçaient au crochetage.</p> - -<p>La place Blanche était l’endroit d’où elle aurait -dû, en ligne directe, rentrer à la maison. Mais -non ! impossible de renoncer… L’impulsion n’était -pas usée. Non ! impossible d’enfermer un tel tourment -dans la maison !</p> - -<p>Un arrêt devant le boniment d’un camelot permit -un refus plausible du bon chemin et une vague -transaction avec la raison.</p> - -<p>Alors, avec l’idée qu’il fallait rentrer, avec le -calcul de ne pas s’éloigner à cause de l’heure, elle -tourna dans le quartier : la rue Blanche, la rue -Ballu, la rue de Clichy, le boulevard de Clichy, -puis, de nouveau, la rue Blanche, la rue Ballu…</p> - -<p>Elle marchait toujours trop vite, chercheuse -malade, dont le souffle vital semblait osciller à -droite, à gauche. Deux fois, trois fois, dix fois, le -garçon de café la vit passer devant la terrasse, rue -de Clichy, de quart d’heure en quart d’heure.</p> - -<p>Puis la lumière du jour déclina.</p> - -<p>Et voilà qu’elle crut traîner un muet solliciteur -derrière elle. Alors, une sorte de défaillance changea -sa démarche. Les tempes bourdonnantes, brisée -par ce désir des gens traqués d’être saisis, — mais -« d’en finir », — hébétée par le besoin de se -cacher, fût-ce dans la honte, elle ne sut plus bien -où elle était, ni ce qu’elle faisait.</p> - -<p>Alors, en effet, son allure fit qu’elle tira de -silencieux compagnons derrière son dos. Ils se -succédaient ; abandonnée au bout de quelques -mètres par un solliciteur, aussitôt un autre s’attachait -plus longtemps, puis un autre. Elle les -menait par l’interminable tour des rues.</p> - -<p>Plusieurs fois, le suiveur venant presque la toucher -provoqua un sursaut, une volonté de fuir qui -ne durait pas.</p> - -<p>« Attention ! » pensa le garçon du café de Clichy.</p> - -<p>Un compagnon, traîné un tour entier, s’approcha -au point d’effrayer, persista, fut moins évité, engagea -un second tour…</p> - -<p>Le garçon eut soin de constater : une heure -écoulée, <i>elle</i> n’avait pas remonté la rue de Clichy.</p> - -<p>Mais enfin, il <i>la</i> reconnut bien, malgré un rapetissement -furtif et malgré cette malice de faire un -brusque crochet vers le trottoir aux boutiques -closes, pour éviter la pleine lumière de la terrasse… -Ah ! ah ! il la reconnut bien !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIII</h2> - - -<p>Au mois de juillet, un dimanche matin, vers -dix heures, Ferdinand cria :</p> - -<p>— Ça y est ! J’ai écrit le mot <i>Fin</i> !</p> - -<p>Marthe et les enfants accoururent, regardèrent -l’encre humide.</p> - -<p>Il avait posé sur la table son manuscrit entier, -de façon à jouir matériellement et au complet de -la richesse amassée. Marthe et les enfants admiraient -le gros tas de papier figurant un album -ouvert à la dernière page.</p> - -<p>Les enfants voulurent préciser leur estimation -critique : ni Georges, ni Albert, ne put enlever le -manuscrit d’une seule main !</p> - -<p>On s’embrassa. Un événement immense venait -de changer la vie ; on bavardait pour le plaisir de -bavarder : « Il ne faudrait pas maintenant que le -feu prît à la maison ! Il y avait là pour plus de -trois francs de papier acheté ! » On marchait de -chambre en chambre, uniquement à cause de -l’accélération du sang et de l’imagination.</p> - -<p>Mais quel dommage ! On ne pouvait pas trouver -Catherine immédiatement chez ses patrons, c’était -son jour de permission. Les enfants, à table, gardèrent -un rire désappointé : leur « p’tite Catherine » -aurait dû surgir instantanément du mot -<i>Fin</i> !</p> - -<p>Il fallut sortir tout de suite après le déjeuner ; -on n’aurait pas dit au juste pourquoi, mais il semblait -indispensable d’aller, de regarder le monde, -de répandre un fait :</p> - -<p>— Voilà ! le roman est achevé ! l’engagement -est tenu !</p> - -<p>C’était aussi la personnalité collective trop grande, -dans son expansion actuelle, pour l’appartement -étroit de la médiocre rue Saussure ; c’était le besoin -de mesurer dehors un bonheur trop considérable -pour être étendu et vu entier dans la maison.</p> - -<p>Forcément, la promenade fut dirigée vers les -grands boulevards. Forcément, les yeux de Ferdinand -et de Marthe choisirent dans les mille reliefs -du chemin, ceux qui pouvaient se raccrocher par -un rapport plus ou moins direct à l’événement : -les étalages de libraires, les terrasses de grands -cafés, les colonnes affectées aux affiches de théâtre, -les passants porteurs de binocles, les passants en -possession de journaux, ou de brochures, les magasins -d’art : peinture, bronze, gravure.</p> - -<p>Albert et Georges désignant leur père du pouce, -adressèrent une grimace énigmatique à des gamins -inconnus, grimpés sur un banc : « Ah ! ah ! vous -voudriez bien savoir ! »</p> - -<p>Marthe, au bras de Ferdinand, se préoccupait -de plusieurs articles d’habillement qu’elle désirait -pour lui depuis longtemps, et dont l’achat ne pouvait -plus être différé ; elle récitait et discutait les -prix des catalogues. Lui, humant le soleil, tâtait -des sous dans la poche de son gilet, comme s’ils -le gênaient ; il avait envie de dépenser, de faire -plaisir tout de suite. Au coin d’une rue barrée, il -offrit aux enfants un microscope de cinquante centimes, -et il dit à Marthe :</p> - -<p>— C’est épatant, que je ne pense jamais à leur -rapporter des bibelots comme ça, en revenant du -bureau.</p> - -<p>Pour terminer la journée, on monta chez les -Griffon, annoncer la grande nouvelle. La visite fut -écourtée, censément parce qu’il était tard, en réalité -parce que l’aspect de la maison révélait la -brouille, la demi-réconciliation pénible.</p> - -<p>Marthe, en quittant, eut la sensation d’avoir -peut-être manqué de tact : on ne crie pas sa -chance joyeusement devant quelqu’un qui n’a rien -gagné. Les félicitations d’Adèle avaient été grimaçantes ; -elle semblait désillusionnée plutôt que -ravie. D’ailleurs, Marthe comprenait très bien que -l’événement hors de pair devait exciter la jalousie, -puisqu’elle-même se sentait triomphante.</p> - -<hr /> - - -<p>Dès le lendemain, on prit les dispositions voulues -pour « la grande surprise ».</p> - -<p>On offrait à Catherine huit jours de vacances à -passer auprès de son enfant : on payait une « extra » -pour la remplacer chez ses patrons ; on payait ses -frais à la campagne.</p> - -<p>Et le programme devait continuer dès que le -roman serait accepté par un éditeur. Et si le roman -réussissait, tonnerre ! on s’arrangerait pour lui -rendre son enfant, tout à fait !</p> - -<p>Le départ en vacances.</p> - -<p>Par une attention délicate, le mardi soir, les -Prestal se rendirent à la gare Montparnasse afin -d’embrasser Catherine, comme on fait pour un -parent qui entreprend un lointain voyage ; il fallait -que Catherine connût la sensation d’avoir de la -famille.</p> - -<p>— A l’occasion des grandes joies, disait Marthe, -on a besoin de s’appuyer à de l’affection, comme -au moment des grands chagrins.</p> - -<p>Les enfants, impatients, mangèrent à peine, au -dîner. On arriva une demi-heure d’avance, à huit -heures, il faisait encore jour.</p> - -<p>— La voilà avec tous ses paquets !</p> - -<p>Albert et Georges se précipitèrent :</p> - -<p>— Comme vous êtes belle, ma p’tite Catherine !</p> - -<p>A la regarder, de loin, Marthe eut les larmes -aux yeux :</p> - -<p>— Cette chemisette grenat sied parfaitement à -son teint de brune ; elle s’habille avec talent et -<i>contre</i> la coquetterie.</p> - -<p>Ferdinand admira aussi :</p> - -<p>— Comme elle paraît fine de lignes et souple, -et comme elle va d’un ressort noble !… une sorte -d’actrice inspirée… ses yeux timides se découvrent -mal au public, mais le rôle est dans son cœur, et -sa bouche et son menton vont projeter l’émotion…</p> - -<p>Catherine ne fut pas étonnée que les Prestal se -fussent dérangés pour un événement si considérable.</p> - -<p>— J’avais peur que ma remplaçante n’arrivât -pas ! Enfin, elle est venue, une grosse fille rouge, -elle m’a demandé s’il y avait beaucoup d’ouvrage. -Ma foi, je lui ai répondu : « Je ne sais pas… » -J’étais pressée ; pourtant, j’ai attendu qu’il n’y ait -pas de clients à la boutique ; j’aurais eu scrupule -de m’en aller sans une poignée de main à mes -patrons… et ici, aussi, je suis bien contente de -vous voir…</p> - -<p>Les enfants tenaient à vérifier si elle n’avait rien -oublié : les cadeaux pour la nourrice, le costume -marin pour le petit Émile. Et ne pas confondre : -le ballon de la part d’Albert ; le tramway de la -part de Georges.</p> - -<p>Sur le quai :</p> - -<p>— Vous embrasserez bien le petit Émile pour -moi…</p> - -<p>— Non ! pour moi, le premier…</p> - -<p>Il convenait de plaisanter :</p> - -<p>— Ne dépassez pas la station ! recommanda Ferdinand.</p> - -<p>La fermeture des portières. Il fallait donner à -Catherine toute la sensation de famille possible ; -alors, Marthe, avec chaleur, d’un ton avide, exigeant :</p> - -<p>— Un télégramme demain, n’est-ce pas ? pour -nous dire que tout va bien.</p> - -<p>Elle descendit du marchepied pour laisser la place -aux enfants. Ferdinand allongea une quatrième -poignée de main, et soudain, il annonça, malicieusement, -pour Marthe :</p> - -<p>— Toujours, dans ces scènes de départ, il y a -le parent ou l’ami qui rapplique au dernier moment — exprès, -dirait-on, — par discrétion ou -par un sentiment secret… regarde plutôt…</p> - -<p>C’était Griffon qui apparaissait juste pour faire -signe, le chapeau en l’air, à bout de bras.</p> - -<p>Et la voyageuse n’éprouva-t-elle pas un émoi -particulier de ce dernier souhait ?… On ne distingua -pas ; le train partait.</p> - -<hr /> - - -<p>Le roman terminé, pendant quatre jours entiers -on crut bien que <i>ça y était</i> : on se vit libéré, on -se crut en jouissance d’un nouvel état ; Ferdinand -avait répondu de sa prétention ; il était <i>qualifié</i>.</p> - -<p>Puis, dès le jeudi soir, l’erreur se manifesta, -rehaussée d’ailleurs par les bons soins de Chaupillard, -en assiduité quotidienne rue Saussure :</p> - -<p>— Comment, vous étiez si contents ? Vous -n’avez pas mesuré l’étendue de l’engagement.</p> - -<p>Et les gestes de Chaupillard jetaient l’évidence -aux quatre coins du salon : le roman était écrit, -bravo ! mais quelle en était la valeur ? Pour être en -règle avec le monde, il fallait le roman imprimé, -il fallait cette chose palpable, portative comme -une monnaie : le livre. Rien de fait sans l’acquit -d’un éditeur.</p> - -<p>Et je vous attendais là, mon cher ! J’y ai passé… -Vous allez faire connaissance avec les requins.</p> - -<p>Alors, Ferdinand trouva des prétextes pour garder -encore son manuscrit : il devait se relire une -dernière fois, il devait consulter Jeannin.</p> - -<p>Marthe approuvait cette temporisation. Elle -croyait au génie de son mari, mais redoutait l’injustice, -la mauvaise chance.</p> - -<p>Et, à mesure que l’échéance apparaissait grave, -définitive, à mesure qu’ils sentaient combien le -refus de la valeur offerte serait désespérant, les -époux s’appliquaient, malgré eux, à récapituler -intérieurement tout ce que le roman avait coûté à -la famille.</p> - -<p>La peur d’avoir dépensé en pure perte donnait -à Ferdinand une terrible clairvoyance. Le roman -avait été un être de plus dans la maison ; cet intrus -avait accaparé la grosse part du temps, de l’affection, -des ressources communes.</p> - -<p>Pour l’intrus, Ferdinand avait dû disputer sans -cesse les heures de travail, se les procurer au prix -du repos, de la distraction, de l’avancement ; sa -dépense avait été la contrainte et la résistance ; il -avait subi sans répit le malaise intolérable du -dédoublement, il avait été malheureux comme -employé, malheureux comme écrivain.</p> - -<p>Et l’apport de Marthe ! Pour qu’un employé, -chef de famille, ait des loisirs, il faut que sa femme -les lui crée, il faut qu’elle le dispense des soucis -économiques en les assumant elle-même. D’ordinaire, -on partage : le mari s’occupe de la cave, -des feux, des chaussures ; ou bien — ce qui revient -au même, — il fait des copies supplémentaires -permettant d’acheter le travail d’une bonne -et de compter moins chichement. Lorsque Ferdinand -parlait d’aider à quelque besogne matérielle, -Marthe — une brosse ou un chiffon à la main, — le -faisait rester devant ses papiers ; elle avait toujours -vu, à l’ouvroir, dans la rue, quelque part, -une « femme extraordinaire »… elle, Marthe, la -femme inexistante, si ordinaire… Et Ferdinand, à -se remémorer, souriait longuement, accoudé devant -un livre qu’il ne lisait pas.</p> - -<p>Quant aux enfants, — c’était le plus grave, — relégués -au second plan, privés de la part normale -d’attention, leur éducation et leur santé avaient -payé un tribut dont l’avenir entier pouvait pâtir.</p> - -<hr /> - - -<p>Pour jouir d’un sursis, — tellement le verdict -de l’éditeur était redoutable, — Ferdinand présenta -son roman à la <i>Revue des Lettres</i>, la plus -cotée des publications périodiques.</p> - -<p>A la date fixée, selon la renommée d’exactitude -de la Maison, il fut introduit, pour réponse à recevoir, -auprès du directeur, une sorte de chanoine -sanguin, aimable, au parler franc.</p> - -<p>— Je n’ai pas d’expressions choquantes à vous -reprocher, mais l’esprit de votre roman est trop -révolutionnaire pour notre public qui compte un -élément universitaire, un élément pondéré, libéral-orthodoxe…</p> - -<p>Ferdinand ne put s’empêcher d’interrompre :</p> - -<p>— Justement ! le public sérieux, aujourd’hui, -ne s’offense que des <i>mots</i>, et de certaines descriptions, -mais les idées n’effraient plus…</p> - -<p>Le directeur, se frictionnant les mains, engagea -Ferdinand à continuer, par sa mine grandement -intéressée.</p> - -<p>— Vos abonnés désirent « gagner », vraisemblablement ?… -Eh bien, ils n’avancent à rien, s’ils -vous mènent et si vous avez soin de ne pas heurter -leurs habitudes de pensée… Croyez-vous qu’il -soit insensé de concevoir une publication disant : -« Ma mission est de <i>renseigner</i> le mieux possible -sur les lettres contemporaines ; je ne me permets -pas de faire la part du public. Est-ce qu’on trie les -informations du jour, dans un journal ? Pourquoi -trier les faits littéraires ? Je publie <i>à titre d’information</i>, -ne déclinant les offres d’auteurs que pour -motif d’insuffisance, ou de grossièreté. Et je donne -de préférence des œuvres « excessives », et <i>discutables</i> ; -c’est en vitupérant que le public gagnera »… -Ce que ça doit être assommant pour les abonnés des -revues actuelles de n’avoir toujours, entre eux, -qu’à trouver « délicieux — charmant — parfait… »</p> - -<p>Pendant ce discours, on avait fait un beau -paquet ficelé, collé à la cire ; le directeur de la -Revue le remit à Ferdinand avec un placide sourire : -depuis dix ans qu’il refusait des manuscrits, -il en avait entendu bien d’autres.</p> - -<hr /> - - -<p>Un matin, vers onze heures, Ferdinand se rendit -chez Jeannin qui habitait à l’hôtel, au quatrième -étage, dans une rue étroite et gâcheuse, -voisine de la Bastille. Outre les quatre meubles -publics indispensables : lit, table, siège, la chambre, -sans intimité, montrait des planches chargées de -livres et de paperasses ; pas d’ustensiles, un seul -verre ; c’était la cage froide d’un homme à part, -sans vie de famille, sans entourage de choses et -d’actions ménagères qui se mêlent à sa personnalité.</p> - -<p>Dans un fauteuil indigent, près de la fenêtre, -Jeannin, souffrant de rhumatismes, regardait pleuvoir.</p> - -<p>Le sort inquiétant du roman, si chèrement édifié, -parut l’amuser beaucoup :</p> - -<p>— En somme, résuma-t-il, l’écrivain est un -type des plus enviables ! Quel bonheur il accapare -et il donne aux siens !… Ah ! mon vieux, vous -employez bien vos meilleures années, votre âge de -force et d’affectivité ! Pendant ces deux ans de roman, -vous n’avez, pour ainsi dire, pas aimé votre -femme, ni vos enfants, vous n’avez pas vécu avec -eux. Est-ce vrai ? Vous avez été absolument stupéfié -quand votre inappréciable femme vous a révélé, -dernièrement, que votre petit Albert avait été considéré -comme perdu, pendant plusieurs jours. -Pourtant, au moment de sa maladie, vous aviez -cessé d’écrire ; oui, mais vous n’aviez pas cessé -d’être un écrivain, mon vieux. Et puis, combien -avez-vous d’amis ? Quelles gens fréquentez-vous ? -Est-ce que les saisons de l’année existent, pour -vous, éternel gratte-papier ?</p> - -<p>Ferdinand, assis, un coude sur la table, secouait -la tête. Il évoquait son chez-lui ; une impression -d’abandon s’exhalait de la chambre de Jeannin ; à -travers la pluie, on apercevait la maison d’en face, -aux fenêtres laides, sans persiennes, aux locataires -absents. Il parla, envahi d’une sentimentalité frileuse :</p> - -<p>— Si je vous disais que l’intrus, parfois, nous -rendait ennemis l’un de l’autre, ma femme et moi ! -Vous n’imaginez pas cet arrachement de deux -cœurs inséparables. On aurait dit que le développement -de l’intrus tiraillait nos nerfs soudés, -comme on fait souffrir une blessure sans tuer le -patient.</p> - -<p>Soudain, la porte s’ouvrit derrière Ferdinand. -Parut un gaillard en bras de chemise, tablier bleu -à bavette, chaussons mous, grosse face alsacienne. -Il tendit une ardoise de gargote à Jeannin, en le -toisant avec malveillance.</p> - -<p>Jeannin commanda son déjeuner ; l’homme partit -sans un mot.</p> - -<p>— Vous avez vu mon grand ennemi, dit Jeannin, -ce n’est pas le garçon restaurateur, c’est celui qui -fait les chambres ; la serviette dont il essuie mes -assiettes, c’est sa serviette de ménage. J’ai beau -protester : le torchonnage en rond de tous les récipients -s’impose à lui comme au garçon coiffeur -l’essuyage de la cuvette après chaque barbe. Il déteste -profondément mon métier d’écrivain. Pourtant, -il savoure les feuilletons du <i>Petit Journal</i> où -foisonnent les personnages titrés, les grandes dames -et les policiers… Si j’ai l’air d’aimer un plat, -invariablement, « il n’en reste plus » ; alors, par -ruse, je demande ce dont je ne veux pas ; mais sa -haine est maligne ! parfois il me prend au mot… -Hier, j’étais en palpitation créatrice ; Dieu me pardonne, -je brûlais du sublime ! voilà qu’il me sert, -malgré moi, du poisson pas frais ! Pris d’indigestion, -j’ai failli crever comme un chien ; il n’a -jamais voulu se déranger… Savez-vous qu’il m’a -détruit des pages de manuscrit ? Depuis ce temps, -je suis obligé d’emporter tous mes papiers sous -mon gilet ; quand un ouvrage touche à sa fin, j’en -trimballe la grossesse ridicule…</p> - -<p>Jeannin se tut, le front hautain, la bouche dégoûtée ; -puis, il continua moqueusement :</p> - -<p>— On m’a fait des avanies à l’octroi, au musée -du Louvre… Si encore, notre « particularisme » -était sûr d’avoir raison ! Mais non, toujours une -sorte de remords nous prône la sagesse d’être un -simple vivant matériel, attaché à la bonne besogne -utilitaire.</p> - -<p>Ferdinand se leva et vint dans l’encoignure de -la fenêtre :</p> - -<p>— Comme votre rue paraît basse de plafond, -par ce vilain temps ! Tout de même, quand le -livre est imprimé, on doit goûter une jouissance -d’ironie sans pareille à recenser ce qu’il a fallu de -gêne et d’abaissement pour que fût construite cette -chose d’éditeur, de libraires, cette chose d’art, de -récréation, de luxe, ce qu’il a fallu de besognes -communes, de postures piteuses, pour obtenir ce -produit supérieur qui évoque la grande liberté, la -splendide fantaisie, — un monsieur étendu sur un -sofa, fumant aux corniches sculptées, attendant -béatement, noblement, l’inspiration ; ce qu’il a fallu -d’égoïsme rencogné, criminel, — les yeux et les -oreilles bouchés aux douceurs intimes, à l’en dehors -aimable, — pour obtenir cette chose d’apparat, -d’en dehors !… Et les pages brillantes, riches, -gaies, sont dues à ce que la femme de l’écrivain a -toujours porté de méchants costumes ternes et s’est -astreinte à n’assister à aucune fête ! Et le généreux -de l’œuvre est dû à ce que les enfants de l’écrivain -n’ont pas eu l’existence large, ensoleillée, nourrie, -que l’on aurait pu leur assurer par une volonté -pratique et positive. Et le beau de l’œuvre ! La -substance, l’essence du beau, est due à la misère -authentique d’une Catherine Bise ! Et si l’œuvre -s’envole à quelque hauteur, c’est par ce reflet : l’éperdu -vacillement d’yeux d’un petit abandonné dont -l’agonie privée de chaleur maternelle cherche à se -réfugier dans le néant !</p> - -<p>Le menton dans la main, Jeannin semblait -prendre les mesures de son ami.</p> - -<p>— Comment ça vous est-il venu d’être littérateur ? -demanda-t-il.</p> - -<p>Une mélancolie douce, lointaine, pénétra le -visage de Ferdinand :</p> - -<p>— Je crois à un accident… J’ai des frères et -des sœurs, il n’y a que moi dans la famille qui -ne sois pas comme tout le monde… Voilà : j’avais -treize ans, un soir à dîner, mon père et ma mère -échangeaient des considérations sur quelque fait -banal ; tout à coup, sans motif discernable pour la -simple raison humaine, j’ai senti dans ma poitrine -crever une tristesse immense, noire, pesante et qui -a envahi tout mon être. Je me suis mis à sangloter ; -ah ! mais, une désolation profonde, totale, qu’aucune -parole ne pouvait apaiser. Je n’aurais pu dire -pourquoi je pleurais, et pourtant le désespoir était -réel, définitif, comme matériel en moi. C’était la -connaissance du mal ; c’était soudainement, la -confiance naïve en la vie à jamais perdue. Figurez-vous -un enfant qui regarde sa mère, c’est-à-dire, -toute la force et toute la bonté, et qui brusquement -comprend qu’elle mourra un jour ! Quelle -faculté de bonheur, quel support d’existence lui -reste-t-il ?… On m’a couché, le sommeil m’a consolé ; -le lendemain, je me suis à peine rappelé ma -tristesse. Cependant, je n’étais plus pareil aux -autres ; à mon insu, à l’insu de tous, je n’étais -plus capable de joie parfaite. La rencontre d’une -disposition spéciale chez moi et d’une phrase prononcée -à point avait produit la déchirure irrémédiable -d’une certaine enveloppe de la sensibilité -qui n’est jamais déchirée chez la plupart des -hommes… Et je vous le dis : un accident ! Il a -tenu à rien, sans doute, que cette espèce de viol -ne se produisît pas…</p> - -<p>Un frôlement sur le palier avait fait bouger -Jeannin. Le garçon d’hôtel, qui écoutait depuis -un moment, pénétra sans frapper, muni d’un -panier.</p> - -<p>— Laissez-moi le plat, cria Jeannin.</p> - -<p>Mais le garçon, intraitable, torchonna une assiette, -vida le plat dedans et le remporta en grommelant :</p> - -<p>— N’y a que les cochons qui mangent dans les -plats !</p> - -<p>— Vous êtes témoin ? dit Jeannin, désarmé, à -Ferdinand. Et vous ne lui plaisez pas non plus, à -ce garçon sévère. Il a dû interpréter à sa façon vos -paroles ; il vous a lancé un regard, comme à un -déplorable infirme… Vous partez déjà ?… Je mangerais -bien devant vous… Rendez-moi donc le -service de mettre cette lettre à la poste, je ne la -confierais pas à ce Baptiste…</p> - -<p>L’adresse, lue involontairement, fit sourire Ferdinand.</p> - -<p>Jeannin se frotta le crâne et, lorgnant son omelette, -sans appétit, il sourit également :</p> - -<p>— Oui, il y a aussi les femmes, dans la vie de -l’écrivain. Vous vous rappelez Antoine et Cléopâtre, -de Shakespeare ? « Nos baisers nous ont -coûté des royaumes. »</p> - -<p>Ferdinand soupira, la mine hypocrite :</p> - -<p>— Nous gaspillons des chefs-d’œuvre en ne dormant -pas.</p> - -<p>— Taisez-vous, sale privilégié ! fit Jeannin -presque en colère. Quand vous dépensez une caresse, -votre femme vous la garde et le jour où vous avez -le cerveau déprimé, elle pose ses lèvres réconfortantes -sur votre front.</p> - -<p>Ferdinand, chatouillé, consultait sa montre.</p> - -<p>— Sapristi ! faut que je me dépêche d’aller au -bureau ! Je vous dis au revoir, mon vieux, et -meilleure santé.</p> - -<p>— Attendez ! cria Jeannin. Nous avons encore -un défaut charmant, les écrivains : nous pensons -toujours à utiliser, en copie, nos rapports de parenté -ou d’amitié… Avant de fuir, narrez-moi donc -quelque beau trait administratif ?</p> - -<p>Adossé à la porte, Ferdinand s’indigna :</p> - -<p>— Ah ! mon goulu, je vous ai déjà dit comment -ça m’était venu d’être littérateur, vous ne manquerez -pas de coller la notation quelque part, j’ai -bien vu vos yeux chapardeurs.</p> - -<p>— Eh bien, et vous ? exclama Jeannin, mon -histoire de garçon d’hôtel ! vous croyez que je ne -vous ai pas vu ramasser ça vivement ?… Allons, -Prestal, ne soyez pas mufle ; j’ai besoin d’un sujet -de nouvelle.</p> - -<p>— Sans blague, je n’ai pas le temps… faut tout -de même que je garde mon emploi, pour mes -enfants, les pauv’ bougres…</p> - -<p>Jeannin éclata :</p> - -<p>— Taisez-vous donc, sycophante, farceur, faux -bonhomme, mendiant suspect ! Vos enfants ne -sont pas plus à plaindre que votre femme. Vos -enfants ! — leur affection pour Catherine, cette -faculté que vous leur avez fichue de s’approprier -Catherine et les émotions de son existence, — alors, -ça ne compte pas ? Alors, ce qu’ils ont -acquis là ne compense pas la pédagogie paternelle -dont vous leur avez fait grâce ?… Allons, vieille -ficelle, rien qu’une anecdote, je vous rendrai l’équivalent…</p> - -<p>— Vous avez une façon d’insister…</p> - -<p>— Oui, empruntée à mon voisinage, dites-le, -ne vous gênez pas. Mais, mon cher, quand un -homme marié comme vous s’égare dans un hôtel, -il doit « casquer », vous savez bien ? Casquez-moi -une petite histoire, mon chéri ? Tenez, ça vous -portera bonheur pour trouver un éditeur !</p> - -<p>Ferdinand avança, sérieux, superstitieux :</p> - -<p>— Vous fouillez la faiblesse professionnelle comme -une poche de gilet… Certainement, l’administration -fourmille de drôleries, mais qui s’effacent presque, -en dehors du milieu même. Ainsi, hier, le chef a -appelé tous les rédacteurs les uns après les autres. -J’entre, il lance d’abord à voix basse : « la porte -est bien fermée ? approchez ». Saisi d’inquiétude, -je me penche. Il a la précaution de me préparer, -par un regard tragique, pour m’empêcher de -tomber foudroyé, puis il exhale d’un accent terrifié : -« Le nouveau fait des fautes ! » Traduisez : « Le -nouvel expéditionnaire fait des fautes d’orthographe », -mais je vous défie de rendre le colossal -de cette confidence.</p> - -<p>Une poignée de main. Ferdinand s’esquiva. -Au bout de quelques secondes, il entr’ouvrit la -porte, passa la tête et souffla avec une extravagante -épouvante :</p> - -<p>— Le nouveau fait des fautes !</p> - -<hr /> - - -<p>A quelques jours de là, Ferdinand ayant attendu -l’encouragement d’un beau temps lumineux partit -un matin chez l’éditeur.</p> - -<p>La serviette de cuir gonflée sous le bras, il -éprouvait une émotion d’abandon à s’éloigner de -la rue Saussure, de son quartier des Batignolles. -Il allait, d’une impulsion automatique, séparé par -un abîme de chaque instant écoulé, tel un homme -qui va à sa destinée.</p> - -<p>Au coin du pont de la Concorde, il s’arrêta ; sa -femme lui avait donné une commission indispensable, -à faire dans ces parages. Il chercha vainement ; -toute mémoire était abolie dans sa tête.</p> - -<p>Il s’accouda au parapet, à regarder un pêcheur -à la ligne, dans un bateau. Il pensa : Que ce gros -homme est heureux, là, tout seul, avec la rivière -coulant sous ses yeux et offrant le mystère indispensable -à la vie ! Vraiment, le plaisir matériel est -le seul possible. Comme on voit bien que ce pêcheur -est maître et indépendant ! Tout l’univers -tient dans son bateau ; assis sur sa banquette, il -tend un dos impénétrable aux cris, aux chocs de -là-haut. Il possède, — bien placés sous sa main, — une -trousse d’ustensiles précieux, des boîtes, sa -pipe, son tabac, et une bouteille au frais dans la -boutique à poissons… Est-ce bête de poursuivre -un bonheur de vanité intellectuelle, pour aboutir -à des tortures d’amour-propre ! Est-ce bête de se -rendre pareil à un écorché que le moindre signe -menace et blesse !… Ah ! la vie active, la vie manuelle ! -la campagne, les arbres, les chemins -déserts ! Ah ! cacher sa personnalité sensible loin -des duretés de la foule !… Le roman était fini, le -bonheur aurait dû être atteint ; ah ! bien oui ! Le -roman fini, résultat : la démarche présente qui lui -causait des transes au point que tout à l’heure, en -marchant, il se remontait avec ce raisonnement : -« Si j’échoue, après tout, personne ne le saura ». -Voilà le délicieux espoir dont il se contentait en -définitive : personne ne saurait sa déconvenue.</p> - -<p>Il continua son chemin par le boulevard Saint-Germain, -lisant avec application les mots peints -sur les boutiques. Devant le bureau de poste, une -idée ! S’il pouvait se faire accompagner chez l’éditeur ; -le bavardage coupe l’émotion. Il entra -dire bonjour à son ancien collègue, l’auteur dramatique, -victime de la protection de Chaupillard.</p> - -<p>En effet, c’était l’heure de sortie du déjeuner. -Alors, tandis qu’il avait des battements de cœur, -il expliqua avec désinvolture :</p> - -<p>— Je vais déposer un manuscrit ; on ne peut -que m’accueillir cérémonieusement et m’inviter à -repasser dans quelques semaines ; c’est la chose du -monde la plus banale.</p> - -<p>Puis, pour compléter le « battage », il ajouta en -traînant les pieds béatement sur l’asphalte :</p> - -<p>— Mais, parlez-moi donc de l’avancement, -dans les Postes. On a beau appartenir à une autre -boîte, l’avancement, c’est encore le seul sujet intéressant.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIV</h2> - - -<p>Depuis deux mois, le roman était déposé.</p> - -<p>Pendant quelque temps, on avait eu la bravoure -de supporter les chances d’acceptation ; puis, -Ferdinand avait fini par juger son œuvre absolument -inacceptable ; elle devenait vague, nuageuse, avec -seulement une impression de violence et d’immoralité. -Après une effervescence mentale où il avait -recensé cent fois les meilleures pages du roman, — comme -un joueur manipule ses atouts, — il -les avait perdus un à un, ces beaux passages, il -n’en retrouvait plus trace.</p> - -<p>Et, d’un commun accord, on se taisait sur la -réponse attendue. Marthe possédait la vertu de ce -silence qui respecte, et rend hommage.</p> - -<p>Ferdinand occupait ses loisirs du matin et du -soir à lire.</p> - -<p>La vie régulière, placide et neutre d’une famille -d’employés. La sérénité s’exagérait même : Ferdinand -chantait, sifflait. Il y avait une telle affectation -« de ne compter sur rien, de n’attendre -rien », de bavarder en bonnes gens au cerveau -routinier, que les enfants, — avec leur instinct -aussi subtil que celui des animaux chasseurs, — avaient -des lubies de regarder les murs, le cuivre -luisant de la suspension et du poêle dans la salle à -manger, les gravures encadrées, dans le salon, -Balzac, Dickens, Tolstoï, comme s’ils enquêtaient : -qu’est-ce qu’il y a donc de changé ici ? qu’est-ce -qu’il manque donc ?</p> - -<p>Et ils scrutaient aussi leur père, comme si sa -coupe de cheveux ou de moustache était modifiée.</p> - -<p>Et, en effet, on leur avait changé leur père. -Ferdinand était fait pour vivre avec un roman dans -la peau. Mais, tant que le premier n’était pas -casé, il n’avait pas l’élan de commencer le second -qui lui rendrait sa force d’individualité, son -incommensurable égoïsme, son vouloir aveugle -d’élément.</p> - -<hr /> - - -<p>Le 15 septembre, Marthe dans un accoutrement -du dimanche, un peu moins élégant que celui de -la semaine, partit chez le grand épicier, marchand -de comestibles du quartier. Elle se plaisait à fêter -la gourmandise de son mari et des enfants. Petite -mangeuse, désintéressée pour son compte, elle -savourait d’autant mieux le régal des autres ; dès -le jeudi, elle méditait des menus raffinés, en passant -devant les étalages.</p> - -<p>Au bout d’une heure, voilà qu’elle remonte, -brandissant une lettre : c’était l’éditeur qui acceptait -de publier le roman !</p> - -<p>Ferdinand, assis devant sa table, consultait une -carte des environs de Paris, avec Albert et Georges -debout à ses côtés. Elle leur posa le papier sous -les yeux : vlan ! Puis, elle embrassa chacun, défaillante -de douceur.</p> - -<p>Et soudain elle s’exalta, gesticulant, piétinant, -devant Ferdinand :</p> - -<p>— Je savais bien, moi ! Je ne disais rien parce -que ça n’aurait pas avancé les choses, mais enfin, -ta fille-mère était si souffrante et je l’aimais tant ! -Ah ! ah ! je savais bien ! Et l’éditeur a accepté du -premier coup, sans la moindre recommandation ; -nous allons voir la grimace de Chaupillard.</p> - -<p>Elle n’avait pas le triomphe modeste ; à coups -de front rayonnant, elle dominait le monde, elle -lui imposait la supériorité de Ferdinand, le mérite -de l’héroïne. Dans l’ivresse du bonheur personnel, -Marthe se permettait même un peu d’incohérence :</p> - -<p>— Figure-toi qu’en passant devant les galeries -de Monceau, — sans doute un pressentiment, — j’avais -été tentée par une cravate pour toi ! Hein, -te plaît-elle ? C’est la mode ces rayures noires et -blanches. Et j’avais acheté des plumiers aux -enfants… Mais tu ne devineras pas quel gibier -j’ai dans mon panier ?</p> - -<p>Ferdinand tenait la lettre de l’éditeur, et il regardait -sa femme, il lui voyait les mains tout -abîmées. Il dit avec un reproche attendri :</p> - -<p>— Eh bien, et toi ? Dans tout ça, qu’est-ce -que tu as acheté pour toi ? Ce fameux boléro à -vingt-deux quatre-vingt-dix, dont tu parles depuis -trois mois ?</p> - -<p>— Ah ! j’ai réfléchi ; mon collet beige peut -encore aller. Ma foi, je ne me suis pas décidée à -courir jusqu’à l’avenue de Clichy et j’ai bien fait : -tu vois, c’est moi qui ai eu le plus de chance, -c’est moi qui ai monté la lettre !</p> - -<p>Albert et Georges s’agitaient déjà en créanciers -avides ; l’acceptation de l’éditeur ne signifiait -qu’une chose pour eux ; encore une surprise à -Catherine !</p> - -<p>Ce fut encore « une semaine de vacances ». On -avait renoncé à toutes sortes d’autres inventions ; -aucune ne pouvait faire autant de plaisir à Catherine. -Et, cette fois, elle prenait son enfant, elle -l’emportait, complètement à elle : ces huit jours, -elle les passait près de Dieppe, au bord de la -mer, chez les parents nourriciers d’un collègue de -Ferdinand, qui recevaient des pensionnaires, au -cours de la saison.</p> - -<p>Catherine n’avait à se préoccuper de rien, on -avait écrit.</p> - -<p>Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire ?</p> - -<p>Les hôtes étaient là qui attendaient, sur le quai, -l’arrivée du train, à trois heures après-midi ; des -braves Normands réjouis, roux et tachés de son. -Jamais Catherine n’avait vu un épanouissement -pareil, un tel mélange d’admiration, de familiarité, -de reconnaissance :</p> - -<p>— Ah ! bin ! que je vous embrasse ! dit la femme, -vous auriez été ma fille, je vous aurais pas mieux -reconnue. Et v’là déjà du lait frais tiré, quéquefois -que c’t’éfant aurait pris soif dans le train ; et puis -des poires et de la galette du pays…</p> - -<p>— Aussi vrai que j’vous l’dis, fit l’homme, -vous arrivez cheux vous, dans vot’maison, vous -êtes not’Catherine !</p> - -<p>Et en effet, des voisins souriaient attendris, émerveillés -sur les portes, comme, de tradition, -lorsqu’un fils vient en permission du régiment, ou -qu’une fille mariée à la ville amène son premier enfant.</p> - -<p>Et le soir de ce même jour, le petit Émile s’endormit -n’ayant pas moins de cinq bateaux, près -du lit sur des chaises, apportés par les marmots -d’alentour.</p> - -<p>Et Catherine songeait, ravie : « Qu’est-ce qu’on -avait bien pu écrire ? »</p> - -<hr /> - - -<p>Bizarrerie : Griffon ne montra pas un contentement -bien net ! Certes, la publication prochaine -le réjouissait, mais on en abusait pour empiéter sur -son monopole, en ce qui concernait le petit Émile. -Et quand les Prestal criaient « gare là-dessous ! si -le livre se vend bien ! » il ébauchait des rires, des -mines qui signifiaient : « N’accaparez donc pas -seuls tout le bien à faire. »</p> - -<hr /> - - -<p>Le roman imprimé se produisit de par le monde, -en couverture jaune princière, avec, au front, le -nom de son auteur. Les journaux lancèrent un -cortège d’annonces ; une place en premier rang, -chez les libraires, fut accordée au nouveau venu.</p> - -<p>Le mois d’octobre offrit le règne complet des -saisons à la famille Prestal. Quand Ferdinand et sa -femme, descendus de leur logis, mettaient le pied -dans la rue, ils aspiraient tout à la fois des sèves -de printemps, des splendeurs d’été, des richesses -d’automne, des vigueurs d’hiver. Ils exhalaient un -souffle jouissant qui éparpillait leur personnalité en -possession de la ville entière.</p> - -<p>On sortait chaque soir après dîner, chaque -dimanche dès le déjeuner ; la fête nécessaire était -d’aller voir comment le roman se comportait à la -devanture des boutiques. Albert et Georges comptaient -et se disputaient :</p> - -<p>— Ça fait déjà huit fois qu’on le voit.</p> - -<p>— Pas vrai, ça fait neuf.</p> - -<p>Ferdinand, jovial, entraînait Marthe par le bras :</p> - -<p>— Reluquons-nous dans les glaces… par ici, les -enfants, n’oublions pas Achille !</p> - -<p>Et il parlait à lèvres fines, comme s’il se moquait -agréablement d’un camarade :</p> - -<p>— Quand on a un livre exposé, les rues à -libraires vous sont parentes ; elles dégagent un agrément -affectueux ; les maisons paraissent intelligentes ; -vous êtes dans l’atmosphère de prédilection. -Et vous faites partie de Paris autrement que -le commun des habitants ; vous êtes « de la représentation », -les autres sont « du public ». En -marchant, vous sentez votre propre poids s’ajouter -à l’importance de la grande ville.</p> - -<p>— Je me rends compte, disait Marthe plaisamment, -avec une solide affirmation du coude… Et -tiens, devant ces cafés boulevardiers où l’élite fait -galerie, on perçoit une solidarité…</p> - -<p>— Oui, j’examine… prêt au salut confraternel.</p> - -<hr /> - - -<p>Dans le courant quotidien de la vie, la publication -réalisée était comme une investiture d’autorité -qui faisait saillir le caractère.</p> - -<p>A l’administration, Ferdinand connaissait quelques -garçons de bureau à qui, auparavant, il donnait -d’aventure une poignée de main, — sans -chercher ni éviter, — selon les rencontres dans les -couloirs et les escaliers. Maintenant, il pensait à ne -pas négliger le personnel en livrée ; il ralentissait, -il se retournait, il articulait plus posément : « Bonjour, -Briou, bonjour, Jolly, ça va ? » Il serrait les -doigts vigoureusement.</p> - -<p>Et Marthe à l’ouvroir ! Une femme avait-elle la -tête si malpropre que personne ne voulût la peigner — quoique -le peignage fût un service que les hospitalisées -se dussent réciproquement, — Marthe -maintenant ne pouvait s’empêcher d’approcher, les -mains offertes, et de demander avec une cordialité -naturelle :</p> - -<p>— Si vous voulez me permettre, justement j’ai -le temps…</p> - -<p>Dans la cour de l’école, Georges et Albert, les -deux mains dans les poches, — à la bousingot, — disaient -aux copains sur un ton de supériorité négligente :</p> - -<p>— Papa a fait un livre plus gros qu’une Géographie, -avec une couverture jaune.</p> - -<p>— Zut, alors ! ce qu’il doit être barbant, ton -père ! exclamait un appréciateur.</p> - -<p>— Mais pas un livre d’école, mon vieux, un -livre pour les grandes personnes, ripostait Albert.</p> - -<p>Et Georges déclarait :</p> - -<p>— Non, papa n’est pas trop embêtant ; il ne -vous le raconte pas son livre. Seulement, le matin -et le soir il écrit, et il ne vous répond pas quand -on lui parle, voilà tout.</p> - -<p>— Ou alors, continuait Albert, à dîner, maman -dit : « J’ai envie de leur acheter des chaussures à -boutons, puisqu’ils cassent leurs cordons tous les -jours ? » Papa tend son assiette et répond : « Oui, -encore un peu ».</p> - -<p>Mais une fois que Georges racontait sans malice :</p> - -<p>— Devant sa table, il serre ses épaules et il -renifle vite, vite, comme quand on va pleurer, et -son dos saute des grands coups…</p> - -<p>Albert devint pourpre et, terrible, lui lança une -claque :</p> - -<p>— Pas vrai, monsieur !</p> - -<p>Georges, hargneux d’habitude, ne se rebiffa pas. -Il avait compris.</p> - -<hr /> - - -<p>A la maison, on se sentait une famille forte ; -on appuyait du regard sur l’entourage avec bien-être, -comme on se câline à un oreiller. Plus de -nervosité, plus d’agacement : on parlait avec tolérance, -comme des gens maîtres du présent, sûrs de -l’avenir.</p> - -<p>Les enfants, dans leur chambre, se livraient à -des jeux frénétiques, impliquant des écroulements -de chaises et des hurlements : « Vive Catherine ! »</p> - -<p>Ferdinand, devant ses paperasses, riant sous -cape, murmurait :</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’ils ont encore cassé ! Ah ! les -rossards, c’te joie ! en v’là deux au moins qui se -rattrapent de la continence imposée par le roman.</p> - -<p>Puis, très haut, sans se déranger, à travers les -pièces, il menaçait :</p> - -<p>— Attendez un peu, vous deux, maintenant que -j’ai fini, je vais vous faire faire des problèmes tous -les soirs.</p> - -<p>Georges prenait une mine inquiète.</p> - -<p>Albert, plus roublard, haussait les épaules :</p> - -<p>— Il en a déjà recommencé un autre…</p> - -<hr /> - - -<p>La Toussaint arrivant, les libraires cessèrent progressivement -d’afficher le roman. La poste n’apportait -plus de coupures de journaux.</p> - -<p>C’était novembre, la saison grise, les rues désagréables, -les jours sans ampleur. L’aise diminuait. -Ferdinand, qui réunissait les éléments de son -second ouvrage, ne trouvait plus la richesse entrevue.</p> - -<p>Les visites de Chaupillard, interrompues pendant -un mois, reprenaient une régularité de mauvais -augure.</p> - -<p>Ah çà ! maintenant que le roman était édité, -est-ce que ce n’était pas une affaire finie ? Est-ce -que Ferdinand n’avait pas répondu de sa prétention -aux yeux du monde ? Est-ce que les Prestal n’étaient -pas des gens libérés, pouvant vivre bravement sur -un acquit légitime ?</p> - -<p>Chaupillard dégagea bien vite le sens de cette -nouvelle inquiétude. Renversé dans un fauteuil, les -jambes croisées, il tirait les désillusions par bouffées -de son cigare fastueux :</p> - -<p>— Parbleu ! écrire, éditer, c’est un bel acompte. -Mais il reste à être lu, à être accepté par le public, -à propager un effet. Sans effet produit, vous -n’existez toujours pas… J’ai demandé par-ci, par -là, si votre livre se vendait ; mon cher, la foule -imbécile n’a pas changé.</p> - -<p>On niait l’inquiétude, on envoyait promener -Chaupillard avec ses histoires de brigands.</p> - -<p>Mais on se confia à Griffon, un soir que, sans -être attendu, il vint « tailler une bavette » après -dîner.</p> - -<p>Son roman, à lui, allait de mal en pis ; et la -bienveillance blessée de son visage barbu, aux traits -longs, incitait aux effusions chagrines, comme si -l’on ne pouvait mieux vider sa peine que sur un -homme déjà affligé.</p> - -<hr /> - - -<p>Marthe et les enfants poussaient toujours une -exclamation ravie quand il arrivait inopinément : -c’était de l’amitié, de l’intelligence qui entrait. Bien -mieux ! la concierge le regardait avec intérêt, ainsi -qu’elle devait faire au théâtre des Batignolles, pour -le personnage à rôle justicier. Tandis qu’il montait, -elle avait un visage à reflet significatif : « Je -vous connais, vous êtes un brave homme ; on va -être content de vous voir. »</p> - -<p>Albert et Georges l’apitoyaient habilement les -jours de punition : il imitait leur écriture et les -aidait à copier leur pensum. En temps heureux, -bien entendu, ils se faisaient un jeu de cette compassion ; -ils annonçaient faussement des misères -pour pouvoir lui rire au nez. Alors, lui, qui n’était -pas dupe, leur donnait la comédie.</p> - -<p>— Monsieur Griffon, j’ai eu cent vingt mauvais -points à l’école ! criait Albert.</p> - -<p>Griffon, de stupeur navrée, laissait choir son -chapeau sur le tapis du salon.</p> - -<p>— Et moi, j’ai été en retenue pendant douze -heures ! clamait Georges.</p> - -<p>Alors Griffon tombait en désagrégation sur une -chaise, et appelait des soins immédiats :</p> - -<p>— Vite ! une absinthe et <i>l’Intransigeant</i> !</p> - -<p>Son adaptation cordiale aux circonstances foncièrement -triviales atteignait parfois à l’antithèse -grandiose, à cause de son extérieur distingué inchangeable, -à cause de cette évidence qu’il était un -aristocrate né.</p> - -<hr /> - - -<p>— Eh bien ! mon pauvre vieux, dit Ferdinand -avec un rire découragé, je crois que mon livre ne -tardera pas à être enterré. Au point de vue « public », -je n’aurai rien obtenu.</p> - -<p>Griffon, assis dans la salle à manger, planta ses -coudes sur la table avec force :</p> - -<p>— Je ne te comprends pas… Il ne doit exister -qu’un raisonnement pour ta conscience d’auteur : -l’œuvre a une valeur déterminée ; aucun fait accessoire -ne peut rien lui ajouter, ni rien lui retirer : -qu’il se vende cent mille exemplaires, ou qu’il -s’en vende dix, en tout.</p> - -<p>Ferdinand contesta :</p> - -<p>— Qu’est-ce qui me prouve que mon roman a -la signification désirée ? Si seulement je voyais quelqu’un -qui ait été influencé.</p> - -<p>Marthe qui suivait la conversation, en cousant -des boutons, réclama :</p> - -<p>— Il n’arrive presque jamais que l’on constate -soi-même l’effet de sa pensée dans le monde.</p> - -<p>Griffon avait croisé les bras, il regardait Ferdinand -fixement, les mâchoires serrées. Il lâcha -presque brutalement :</p> - -<p>— Eh bien, si tu veux le savoir, je te dirai que -ton roman a beaucoup influencé des gens de ta -connaissance.</p> - -<p>Il se leva, fit des pas, comme un homme sous -le coup d’une émotion.</p> - -<p>Marthe avait cassé son aiguille ; légèrement elle -avait pâli, puis rougi.</p> - -<p>— Ah parbleu ! toi ! admit Ferdinand sans aucun -enthousiasme.</p> - -<p>— Eh ! dit Griffon radouci, mais la voix singulièrement -altérée, tu as peut-être tort de trouver -sans intérêt l’effet de ton œuvre sur tes amis.</p> - -<p>— Dans tous les cas, déclara Ferdinand sans -plus de perspicacité, il y a ceci de chagrinant que -notre projet, si le livre se vendait, était de rendre -son enfant à Catherine. Elle aurait travaillé seulement -pendant les heures de l’école maternelle, -nous aurions complété son salaire insuffisant.</p> - -<p>Plusieurs gestes de Griffon signifièrent : « Ne -vous occupez donc pas de ça », puis quelques paroles -embarrassées s’ajoutèrent :</p> - -<p>— Écoutez, le petit Émile… c’est plutôt moi… -Mais je demande crédit quelque temps encore.</p> - -<p>Il se balançait, piétinait, passait la main sur son -front ; il avait besoin d’espace.</p> - -<p>— Tu te plains que ton livre ne soit plus en étalage, -viens avec moi jusqu’aux grands boulevards. -Il n’est que huit heures, les libraires ne ferment -pas avant dix heures. Je connais assez Dufloury -pour obtenir qu’il remette ton bouquin en bonne -place.</p> - -<p>— Va, conseilla Marthe, puisque nulle part on -ne peut se dispenser de recommandations.</p> - -<p>— Et les libraires peuvent énormément pousser -un livre, affirma Griffon ; une clientèle importante -achète par correspondance : « Envoyez-moi -un roman nouveau ».</p> - -<p>— Je sais, dit Ferdinand qui mettait son pardessus ; -mais il y a beaucoup de lectrices qui précisent : -« Choisissez-moi un roman conforme à -mon propre cas sentimental, — un roman sans -personnages misérables, etc. »</p> - -<p>La soirée s’étendait mollement ; un souffle d’air -attiédi chassait la crudité de novembre, comme -une main douce s’allonge pour enlever les plis du -drap où l’on dormira. C’était l’été de la saint-Martin, -un temps à regarder les boutiques, à flâner, -la pensée flottante, la tête levée vers des lointains -invisibles. La terrasse des cafés était peuplée comme -au mois de septembre.</p> - -<p>Ferdinand, plus petit que Griffon, prenait son -bras, par habitude cordiale.</p> - -<p>Ils s’arrêtèrent au libraire du boulevard de la -Madeleine, souriants comme des enfants devant un -bazar de jouets. Sur un éventaire extérieur s’étageaient -dix rangées de couvertures multicolores ; la -gamme des jaunes dominait, les titres d’encre -noire brillante grésillaient sous les réflecteurs ; des -enluminures mordorées semblaient faire une concurrence -d’appel aux jupons fanfreluchés en promenade -sur le même trottoir.</p> - -<p>Après une première inspection, Ferdinand désigna -du doigt une pile d’exemplaires pareils :</p> - -<p>— Voici l’ouvrage de Dussarbé. À la bonne -heure, vingt-neuvième édition.</p> - -<p>Griffon cligna aux becs électriques, l’accent restrictif :</p> - -<p>— J’admire, en Dussarbé, le bénéficiaire des -civilisations arrivé à ce degré de raffinement qu’il -exhale les plus nobles cris de vibration sincère devant -les peintures, les sculptures, les poèmes, les -opéras, les monuments historiques ; mais dans la -vie, dans la rue, rien ne l’intéresse ; la souffrance -« nature », sans la mise en scène de l’art, lui -échappe. Et son émotion magnifique n’est pas en -chair… Tu ne m’écoutes pas ?</p> - -<p>Ferdinand soulevait machinalement des couvertures -jaunes à portée de sa main :</p> - -<p>— Si, marchons, dit-il d’un ton pensif en reprenant -le bras de Griffon. Je me rappelle une histoire -de Catherine, dont je n’ai pas voulu tirer -parti.</p> - -<p>Ils allèrent lentement, regardés, regardants, devant -les brasseries. Ferdinand traînait ses pas, -comme si l’anecdote s’arrachait difficilement de -l’asphalte même.</p> - -<p>— Un matin, Catherine longeait le quai d’Orsay, -portant son enfant, le premier, qui tortillait son -cou et mâchait le vide. Il propageait, — dit-elle, — une -lamentation animale de si loin venue et si loin -s’en allant, que les bêtes mêmes y étaient sensibles : -les chiens s’inquiétaient, les vieux chevaux, absorbés -au miroir du ruisseau, levaient leurs grosses -paupières. Catherine se hâtait vers je ne sais quel -secours. Un monsieur à lunettes d’or suivait le -même chemin en lisant, et voilà qu’il pleurait, et -voilà qu’à cause de ses verres brouillés par les -larmes, il faillit être renversé par une voiture, à la -traversée du pont. Catherine le remorqua de son -bras libre, l’échoua sur un banc. Il remercia, regarda -l’enfant plaintif, hocha la tête et montra le livre -mi-fermé où son doigt gardait la page : la mort de -Carthage. Et vite il se remit à lire, en soupirant.</p> - -<p>Griffon sentit au bras de Ferdinand un tourment.</p> - -<p>— Catherine nous a raconté cela d’une voix -douce et réfléchie ; et elle a conclu : « C’était bien -triste ; ce monsieur avait une figure pâle, et le -collet de sa redingote, pas brossée, était plein de -pellicules ; sans doute qu’il n’avait plus de famille ». -Et Catherine, soulevant par excuse son -épaule où posait ce jour-là l’enfant moribond, a dit -encore très bonnement : « Quoi faire ?… je sais -seulement que j’ai pas pu m’empêcher d’essuyer -une de ses larmes roulée sur le revers de sa redingote, -à ce pauvre monsieur ».</p> - -<p>— Entrons chez Dufloury, dit Griffon.</p> - -<p>Le libraire, très empressé, déterra le livre de -Ferdinand, et le fit exposer à l’extérieur.</p> - -<p>Comme toujours, chez Dufloury, plusieurs habitués -péroraient au milieu de la boutique : un -homme de lettres encore inédité, un ancien papetier, -un habitant du quartier ayant acheté un livre, -deux années en ça, et depuis lors, visiteur assidu ; -enfin, un sexagénaire en redingote et chapeau de -soie, chevalier de la Légion d’honneur, petit, sec, -teint, cramoisi de visage, l’air irascible et suffisant. -Griffon le salua :</p> - -<p>— Mes compliments, vous florissez depuis que -vous avez pris votre retraite.</p> - -<p>Le personnage vira, le temps de clamer :</p> - -<p>— Fichtre oui ! soyez tranquille, j’en jouirai de -ma pension.</p> - -<p>Puis il se remit à gesticuler devant ses interlocuteurs :</p> - -<p>— Hâtons-nous de combattre cette utopie monstrueuse -du droit à la vie : nous ne devons la vie à -personne !</p> - -<p>Ferdinand tira Griffon à l’écart :</p> - -<p>— Oh ! mais ce refus est merveilleux dans la -bouche d’un retraité : nous ne devons la subsistance -à personne…</p> - -<p>— Attends, je vais jouer au contradicteur, répondit -Griffon.</p> - -<p>Au lieu d’écouter la discussion, Ferdinand se -planta sur le seuil de la boutique, à regarder l’étalage -des livres, les flâneurs, les acheteurs et le -commis-libraire.</p> - -<p>« Tiens, remarqua-t-il, quelle quantité de -titres émoustillants : <i>l’Amour épileptique</i> ; <i>Tiers-partage</i> ; -<i>les Fastes de la volupté</i>. Ou alors, des -ouvrages signés de noms aristocratiques : <i>les -Flirts élégants</i> ; <i>le Parc aux étoiles</i>. »</p> - -<p>Une fine main gantée saisit <i>Tiers-partage</i>. Un -jouvenceau hésita longtemps entre <i>l’Amour épileptique</i> -et un autre roman dont le titre se faufilait -entre des esquisses grivoises. Deux exemplaires de -<i>la Vie en habit noir</i> furent vendus coup sur coup. -Un monsieur, genre clergyman, prit une Revue, -la posa sur un livre orné d’une frimousse de servante -et intitulé <i>les Péchés du patron</i>, feuilleta -d’autres publications à droite et à gauche, puis -ramassa et paya la Revue et le livre dissimulé -dessous.</p> - -<p>Ferdinand rapetissait des yeux narquois :</p> - -<p>« La littérature licencieuse et la littérature -mondaine accaparent les faveurs du public. »</p> - -<p>Mais son observation se porta vers la foule qui -s’écoulait en deux courants inépuisables bordés par -les kiosques et les arbres et par les terrasses lumineuses. -On reconnaissait des gens de sport, d’argent, -des gens d’animalité, d’élégance, des gens -d’apéritif, de courses, de café-concert. Ferdinand -fut frappé de l’infime proportion de passants attirés -par la boutique de Dufloury :</p> - -<p>« Dire qu’il y a là une majorité à qui l’idée -d’acheter un livre est aussi étrangère que celle -d’acheter le mont Blanc ! La plupart même de ces -boulevardiers ne savent pas qu’il y a un libraire à -côté du café des Italiens, ils ne voient qu’un certain -nombre d’établissements et pas d’autres. Et -dire que l’acheteur des livres les plus bêtes accuse -déjà une supériorité sur le non-liseur ! »</p> - -<p>Dans la boutique, la discussion s’animait derrière -Ferdinand ; il percevait la voix coupante du -retraité, la voix souriante et posée de Griffon.</p> - -<p>La réflexion de Ferdinand dévia :</p> - -<p>« Dire que les gens à opinions politiques les -plus grotesques représentent déjà une élite par rapport -aux imbéciles étanches, aux débauchés, aux -hommes de proie fermés à toute conception générale. »</p> - -<p>Il pivota :</p> - -<p>— Dis donc, Griffon, si nous continuions notre -promenade ?</p> - -<p>— Voilà, voilà ; au revoir, messieurs.</p> - -<p>Les deux amis durent imiter la lenteur des -couples qui se complaisaient à défiler devant les -guéridons chargés de consommations.</p> - -<p>— Hein ! dit Ferdinand avec envie, le livre de -Gestant atteint la quarante-deuxième édition, et -pourtant ce seigneur de lettres ne nous peint que -des souffrances d’amour-propre, des querelles de -vanité, les seules émotions qu’il puisse connaître -pour de bon et qui, vraiment, n’ont pas une portée -incommensurable… Tiens ! qu’est-ce qu’il y -a donc d’arrivé ?</p> - -<p>— Rien du tout, c’est l’entr’acte des Variétés.</p> - -<p>— Ah ! Margelin, comment ça va-t-il ?</p> - -<p>Margelin était un cousin de Ferdinand, un des -parents avec lesquels les relations avaient presque -cessé, faute de préoccupations communes. Il tenait -des contremarques à la main ; ses quatre enfants -l’entouraient (il était veuf) ; deux filles, deux garçons, -âgés, l’aîné d’une dizaine d’années, la plus -jeune de cinq ans ; ils portaient des bérets et des -tabliers noirs pareils : figures pointues, pâlottes, -avec des yeux trop brillants.</p> - -<p>— Ça boulotte, dit Margelin. On m’a donné deux -places pour les Variétés ; alors au premier acte je -suis entré avec Henriette, maintenant pour le -deuxième acte, c’est le tour de Gaston ; chacun -verra un acte ; ils restent trois à m’attendre là sur -le banc, justement il ne fait pas froid. Il y a cinq -actes ; comme Henriette est la plus petite, c’est -elle qui en verra deux : le premier et le dernier.</p> - -<p>Ferdinand approuvait de la tête.</p> - -<p>Margelin continua :</p> - -<p>— Mais je voulais vous écrire pour vous féliciter ; -votre livre a été annoncé sur le journal ; bien -entendu, je l’ai acheté ; c’est rudement tapé !</p> - -<p>Ferdinand, électrisé de voir un acheteur-admirateur, -devint immédiatement cordial et empressé :</p> - -<p>— Excusez-moi si je ne vous l’ai pas envoyé, -l’éditeur ne m’a donné qu’un très petit nombre -d’exemplaires…</p> - -<p>— Vous plaisantez, répliqua Margelin ; les livres -sont faits pour être vendus, et si j’étais plus riche… -Ah ! la sonnerie ! Je remonte avec Gaston, c’est -ton tour, Gaston… Au revoir, et mes compliments -à ma cousine Marthe.</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Griffon après -quelques pas.</p> - -<p>— Garçon livreur, cent sous par jour.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XV</h2> - - -<p>En dehors des courtes annonces proprement -dites, et en dehors de quelques lignes insignifiantes -publiées par les revues littéraires en guise d’accusé -de réception, un seul article marquant fut écrit sur -le livre de Ferdinand.</p> - -<p>Le maître critique, signataire de cet article, professait -hautement que l’œuvre doit être jugée avec -l’homme et avec son milieu.</p> - -<p>A certaines maladresses, à certains défauts d’aise -et de couleur, il sut deviner la condition moyenne -de Ferdinand Prestal et il la dénonça intègrement. -Il fit voir le style « pas riche », comme l’auteur, -sans doute ; l’aménagement du roman, trop modeste, -comme l’habitacle de l’auteur ; les événements -un peu trop bornés, à cause du cercle -restreint où se mouvait l’auteur et il paria que -l’historien des malheurs d’une bonne n’avait jamais -eu de domestique. Alors, la griffe du maître, derrière -Prestal, alla trouver sa femme : il y eut des -phrases, qui, d’un crochet heureux, surent saisir -les trop simples atours de la petite bourgeoise, il y -eut des miroitements qui dévoilèrent les rites vulgaires -de l’office familial. Après cette mise en -valeur, le maître dégagea en gros relief le souci -« de générosité humaine » attaché à chaque page -du roman et, par une péroraison savoureuse, il loua -gaiement le brave Prestal de s’être tant dépensé -pour secourir et « embrasser » le monde.</p> - -<p>Ferdinand et sa femme rougirent devant les -trouvailles de mots, et ils furent forcés de descendre -tout à fait de leur rêve littéraire et de voir la réalité -autour d’eux.</p> - -<p>A l’administration, Ferdinand avait baissé au -dernier degré dans l’estime de ses chefs, car, maintenant, -une preuve existait « qu’il s’occupait en -dehors du bureau ». Son tort était flagrant, définitif ; -on n’avait pas lu son roman, on n’en voulait -rien connaître ; quelle que fût l’œuvre, un fait -restait acquis : « M. Prestal ne pouvait pas être -un employé sérieux dans ces conditions-là. »</p> - -<p>D’autres ennuis se présentèrent. Peu de temps -après la visite chez Dufloury, un après-midi, dans -le couloir du bureau, Ferdinand dit à Griffon plaisamment, -sans intention précise :</p> - -<p>— Vois-tu, mon vieux, il faut vivre des romans, -mais ne pas en écrire.</p> - -<p>Griffon eut un sursaut, et il sourit singulièrement :</p> - -<p>— Ah bah ! tu as raison… Par exemple, moi, -avec mon malheureux ménage…</p> - -<p>— Il ne s’agit pas de ça, protesta vivement Ferdinand. -Je pensais à toi, mais à un autre point de -vue : les divers éclairages de ta figure affinée prouvent -que tu dois fomenter intérieurement d’intenses -chapitres de roman.</p> - -<p>— Je maintiens ! Tu as raison : il faut vivre -son roman, c’est-à-dire le poursuivre et le conclure -en action, reprit Griffon changé, le front durci. -Mon vieux, tu viens de me décider… la preuve, -c’est qu’aujourd’hui même je demande un congé -illimité ; je ne sais pas… je pars en voyage. On -me verra de temps en temps… c’est-à-dire que si -je ne viens pas chez toi, eh bien, en toute amitié, -je te demanderai de ne pas t’occuper de moi, de -ne pas t’informer de ce que je deviens…</p> - -<p>Et, malgré les remontrances affectueuses de -Ferdinand, Griffon s’était effectivement mis en -congé le jour même.</p> - -<p>Il ne manquait plus que cela pour désemparer -les Prestal : le meilleur ami disparu, sans explication !</p> - -<p>Par ailleurs, le travail littéraire de Ferdinand -ne marchait pas à souhait. « Mon nouvel ouvrage -s’emmanche difficilement », disait-il. Une sorte -d’adversité générale semblait l’influencer ; grand -liseur de gazettes, il constatait qu’une persécution -triomphante se levait, dans la plupart des pays, -contre le progrès. Alors, inquiet, mécontent, il -ruminait des articles amers, — faits dans sa tête -sans les écrire, — sur les événements quotidiens -de la vie publique. Sa force de personnalité se -dispersait, fonctionnait à vide. Chaupillard enchanté -donnait à fond dans les vitupérations politiques ; -il venait chaque après-midi remplacer Griffon pour -la causerie, sur le coffre du couloir.</p> - -<p>Tout allait mal. Les crémiers de Vaugirard, las -de répéter « que l’on n’a pas le droit de faire des -grimaces quand on est chez le monde », avaient -renvoyé Catherine Bise, peu après la Toussaint. -Ils regrettaient, mais ils avaient épuisé toutes -les admonestations : « Ça coûte si peu d’avoir la -mine enjouée, — et il ne suffit pas qu’une servante -fournisse le travail voulu pour l’argent, il faut -encore quelque pétulance par-dessus le marché, — comme -le crémier lui-même ajoute des paroles -gracieuses au beurre et au lait qu’il vend. »</p> - -<p>Catherine avait changé de patrons deux fois en -quinze jours. Plus de lettres, plus de visites rue -Saussure, et voilà que l’on avait perdu sa trace ! -Ferdinand et sa femme n’osaient plus parler d’elle, — d’abord -ils étaient navrés de la réalité cruelle -ironiquement substituée à leur beau projet — puis -on sentait approcher cette fin de drame : Catherine, -déjà si déchue aux yeux du monde, allait déchoir -encore !</p> - -<p>Chaupillard, quant à lui, n’en doutait pas :</p> - -<p>— Parbleu ! l’histoire d’une bonne aboutit toujours -au chapitre du crime.</p> - -<p>Marthe abandonna toute hostilité : ce fut elle-même -qui pria Chaupillard de vouloir bien essayer -une de ces enquêtes où il excellait. Mais ce fut -Chaupillard qui resta gêné par l’accent vrai et -touchant de réconciliation.</p> - -<p>Incapable de préciser ses sentiments à l’égard -de Marthe, ensorcelé pourtant, il se mit en campagne -avec un zèle de preux chevalier. Il ne tarda -pas à faire hommage d’un précieux butin :</p> - -<p>— Rien d’étonnant à ce que Catherine eût disparu ; -elle avait volé ! Cette Catherine aux yeux -timides ! Oui, le mois de nourrice n’étant pas -payé entièrement, cette Catherine, sans ressources, -était allée rôder et elle avait volé son enfant ! Elle -l’avait pris, elle s’était sauvée avec !… Parbleu, le -coup des vacances l’avait corrompue !</p> - -<p>Ensuite les renseignements s’obscurcissaient. On -savait pourtant qu’elle avait travaillé plusieurs nuits -dans une imprimerie de journaux.</p> - -<p>Et les Prestal s’étaient figuré que le roman -publié allait éclairer et réjouir leur vie ! C’était -gai autour d’eux ! Par une singularité inexplicable -ils n’apprenaient que des événements accablants -qui semblaient toucher par quelque rapport à -l’œuvre de Ferdinand, et en souligner l’insuccès. -Dans leur maison même…</p> - -<p>Les voisins du troisième étage recevaient en -pension de jeunes étrangers fournis par une « Institution » ; -ils se procuraient, pour le service, des -orphelines de campagne lointaine ; ils tenaient -absolument aux orphelines. Périodiquement, tous -les trois mois environ, on entendait dans l’escalier -des pleurs, des gros pas lourds, des heurts sourds, -une malle ou une tête cognée aux murs…</p> - -<p>Cet incident connu, arrivant à sa date, un -après-midi, rendit malades Ferdinand et Marthe ; -un tremblement les saisit, dix fois ils s’approchèrent -de la porte, l’entr’ouvrirent, la refermèrent. -Puis, tout à coup :</p> - -<p>— Que font donc les enfants ?</p> - -<p>Albert et Georges étaient assis dans leur chambre, -immobiles, comme en pénitence.</p> - -<p>— Eh bien, vous ne pensez donc pas à goûter ?</p> - -<p>— On n’a pas faim.</p> - -<p>Allons, bon ! Voilà les enfants qui se mêlaient -aussi d’être malheureux ! A qui la faute s’ils perdaient -la suprême insouciance de leur âge ? Bon -dieu de sort, c’était le comble ! S’ils avaient déjà -la sensibilité si développée, la vie leur réservait -bien de l’agrément !</p> - -<p>Survint Chaupillard ; on lui conta l’affaire et, -dans un besoin d’expansion, on s’oublia jusqu’à -lui avouer enfin les rêves et les désillusions de ces -derniers temps.</p> - -<p>Aussitôt, il sembla qu’une impulsion délirante -se déclenchait en Chaupillard :</p> - -<p>— Ah ! ah ! Vous ne m’avez jamais donné le -change, malgré votre persistance à nier vos déboires !… -Vous auriez dû prendre acte de mes -prédictions ! L’ai-je pas déclaré dès le commencement ? -ce n’est pas le roman qui améliorera le -sort de Catherine, ni de personne.</p> - -<p>Sa réussite de prophète l’endiablait et, par -ailleurs, il atteignait une période d’évolution. -Depuis l’automne, ses parents fâchés lui avaient -supprimé les subsides, parce qu’il projetait d’épouser -une femme divorcée. Il vivait d’un emploi auxiliaire -dans une mairie ; il débarquait rue Saussure -ayant mal mangé, transi de froid, presque mal -vêtu, en demi-saison, le nez rouge, les pommettes -blêmes.</p> - -<p>Il n’avait plus l’intention formelle d’accabler les -Prestal, au contraire, depuis la disparition de -Griffon, la place vacante « d’ami bienveillant » -tentait sa vanité et il inclinait à faire sienne la -cause de Ferdinand, écrivain méconnu, de façon -à venger à la fois ses propres mécomptes et ceux -d’un confrère.</p> - -<p>Maintenant, sa verve très curieuse parodiait le -style de Ferdinand, par amertume et par solidarité. -Il démolissait et soutenait le « roman » tout ensemble ; -il en portait fidèlement un exemplaire dans -son pardessus, et il tapait sur sa poche à chaque -instant, pour fortifier ses imprécations.</p> - -<p>Ce jour-là, debout au milieu du salon, les -bras croisés, il modula un rire acerbe et compatissant :</p> - -<p>— Pas possible ! les Prestal avaient vu en imagination -« l’aurore du mieux » derrière le roman ! -Il aurait fallu d’abord que le livre de Ferdinand -agît sur la saison : l’hiver atrocement rigoureux -charriait les crimes et les suicides. La tristesse du -ciel ajoutait encore à la tristesse causée par l’immoralité -croissante : des familles d’ouvriers, jusqu’alors -honorables, n’avaient pas payé leur terme ! -Les tribunaux ne suffisaient plus à condamner -assez vite. Ah ! le machinisme avait encore bien -des progrès à faire de ce côté-là !… Mais, bonté -divine ! qui donc aurait acheté des livres ? On -achetait des revolvers et des chaînes de sûreté.</p> - -<p>Il se mit à fouler le tapis, adressant des mouvements -de tête à Marthe, à Ferdinand, à la bibliothèque, -au poêle, aux enfants, à la table, comme -fait un bateleur au cercle des badauds.</p> - -<p>— J’ai été obligé de rassurer mes bons parents : -le froid nettoie les rues ; le nombre des vagabonds -nocturnes diminue étonnamment. Seulement voilà : -le froid ne fait pas de distinction ; parmi les sergents -de ville, les grands, blonds, minces gèlent -sur pied comme des géraniums ; le matin, les balayeurs -en ramassent autant qu’ils veulent dans les -encognures des portes cochères…</p> - -<p>Les Prestal protestaient en vain :</p> - -<p>— Nous ne comptions pas que le roman allait -changer la face du monde ; nous avions surtout de -chères espérances pour Catherine.</p> - -<p>Chaupillard n’en démordait pas :</p> - -<p>— Justement ! Catherine sauvée, réhabilitée, -rétablie dans le bonheur, et, par elle, — implicitement — par -cet exemple contenant l’infini en -puissance, toutes les Catherine Bise, toutes les -filles-mères, toutes les femelles esclaves relevées, -rétablies dans un droit proclamé, dans une possibilité -prouvée !… On le voyait bien, vous ne -connaissiez pas de limites.</p> - -<p>Et Chaupillard faisant des grands bras, de l’emphase, -ne s’apercevait pas qu’il vibrait lui-même, -qu’il <i>regrettait</i> lui-même.</p> - -<hr /> - - -<p>Le lendemain, il arriva à la même heure ; Ferdinand -et Marthe l’accueillirent avec un sentiment -mélangé de plaisir et d’inquiétude ; il avait le -regard instable de la veille.</p> - -<p>— Je sors de ma mairie ; j’ai fait une séance -supplémentaire… Des familles entières succombent -à la gelée. Alors…</p> - -<p>— Voulez-vous un peu de thé ? offrit Marthe, -qui le voyait grelotter contre la cheminée.</p> - -<p>— Non, merci… Alors, devant l’accroissement -de la mortalité, l’Assistance publique et la Compagnie -des Pompes funèbres rivalisent de zèle. Les -médecins chargés de constater les décès indigents -diagnostiquent à tour de bras : phthisie pour les -adultes, pneumonie pour les vieillards, athrepsie -pour les gosses. Et moi, donc ! j’ai ma part d’héroïsme…</p> - -<p>C’était vraiment du délire ; Chaupillard vint -brusquement poser sa main sur l’épaule de Ferdinand -qui souriait, assis contre la table. En témoignage -de solidarité, il se bafouait lui-même, comme -bureaucrate :</p> - -<p>— Les employés descendent un acte mortuaire -en cinq minutes ; ils vous alignent leurs douze -clients à l’heure… Ah ! ils rendent service, ceux-là ; -ils ne font pas de la littérature !</p> - -<p>Afin d’enrayer ce débordement, Ferdinand demanda -des nouvelles du mariage projeté, de l’opposition -signifiée par les parents.</p> - -<p>Mais, là-dessus, Chaupillard ne voulait pas livrer -de détails ; il hochait la tête :</p> - -<p>— Parfaitement ! Je me marierai dès que les -délais du divorce le permettront.</p> - -<p>Il lorgnait Ferdinand et Marthe avec défi, ou -bien avec une joie moqueuse, donnant à entendre -qu’ils seraient rudement étonnés, à ce moment-là. -Puis il reprenait son ironie, marchant d’un -angle à l’autre, comme pour en combler le -salon :</p> - -<p>— Et les journaux le constatent : devant les -registres sans lacunes, devant les monceaux d’imprimés -remplis et classés, devant les totaux savamment -établis, manifestement exacts, la nation réconfortée -pense que la statistique aura toujours le -dessus ! Devant tout ce travail, en présence de -cette fièvre « d’être à jour », de ce défi à la mort, -un mot part du cœur à l’adresse des plumitifs défenseurs -de l’intérêt général : « les braves gens ! »… -Jamais un roman ne donnera ce frisson attendri !… -Et puisque, malgré l’héroïsme de l’administration, -le froid et ses désastres persistent, le gouvernement -lui-même intervient : il répand des croix, des gratifications -dans les bureaux, et il faudra bien que le -mois de mai fasse le reste !</p> - -<hr /> - - -<p>Chaque jour, Chaupillard apportait la même disposition -d’esprit. Ferdinand et Marthe gardaient -cette impression que ce n’était plus un méchant -homme : il souffrait de froid, de famine, et il -souffrait aussi d’être un raté de l’art et un raté de -l’affection.</p> - -<p>Symptôme irrécusable : Albert et Georges ne le -fuyaient plus ; lorsque certains éclats de voix parvenaient -à leur chambre, ils disaient :</p> - -<p>— Allons voir carapater monsieur Chaupillard.</p> - -<p>Ils se postaient à l’entrée du salon ; ils s’amusaient -de voir Chaupillard taper sur sa poche :</p> - -<p>— Le seul moyen de rendre service au peuple -avec les livres, c’est de les brûler comme chauffage !</p> - -<p>Ils s’effaçaient et pouffaient à leur aise dans la -salle à manger. Chaupillard « carapatait » en effet ; -il vociférait contre le Dickens, contre le Balzac, il -montrait le poing devant Ferdinand. Il parlait de -côté à Marthe, comme si deux impressions, l’une -aimable, l’autre rancunière, lançaient et retiraient -son regard.</p> - -<p>Un soir, il arriva passé neuf heures ; il jeta sur -la table un numéro de la <i>Revue du Progrès</i>.</p> - -<p>— Encore une consolation, ricana-t-il ; tandis -que la littérature sombre dans le néant, la science -officielle triomphe, — comme la statistique.</p> - -<p>Cette énigme formulée, il ralluma difficilement -un piètre cigare ; des phrases banales furent dites, -on ne voulait pas l’exciter. Marthe alla coucher les -enfants ; aussitôt il entreprit Ferdinand, d’une voix -assourdie :</p> - -<p>— Les bonnes fortunes sont pour rien, mon -cher ! Dans le bétail grelottant qui cherche à ne pas -mourir, on ne distingue plus les professionnelles, -les mères de famille, les fillettes échappées de -l’école ! La poésie, le rêve, l’immensité aimante et -ta sublimité, ô amour, sont descendus à sept sous -dans Ménilmontant !</p> - -<p>Il se précipita sur la <i>Revue du Progrès</i>.</p> - -<p>— Eh bien, une formidable découverte vient -d’honorer les savants officiels. Étant donné que, — pour -les gens respectables, — la seule cause admissible -de la prostitution est la perversité naturelle -ou acquise, écoutez stupides littérateurs : <i>Les mauvaises -dispositions latentes chez un grand nombre de -créatures se déclarent particulièrement sous l’influence -du froid.</i></p> - -<p>Il secoua Ferdinand :</p> - -<p>— La démonstration d’une grande loi scientifique -va être présentée aux Académies : <i>les perversions -morales sont développées et propagées par -le froid</i>, tandis que les maladies du corps sont -surtout favorisées par les températures chaudes. -La certitude ressort de cette symétrie ; les deux -pôles voulus par la logique apparaissent lumineusement. -Vive la science officielle ! A bas la littérature !</p> - -<p>— De quoi parliez-vous ? demanda Marthe.</p> - -<p>— Nous parlions d’une découverte relative aux -« mauvaises femmes », dit Chaupillard, les yeux -avides sur Marthe.</p> - -<p>Elle lui adressa un regard pénétrant qui le troubla -comme un aveu :</p> - -<p>— Nous emplissons l’ouvroir jusqu’à demander -de l’élasticité aux murs… dit-elle ; les mauvaises -femmes, c’est nous, qui n’inventons pas des secours -suffisants…</p> - -<p>Elle se tourna, inclina son front, le donna à -baiser à Ferdinand.</p> - -<p>Un instant s’écoula, où Chaupillard se sentit mis -à l’écart ; il perçut, en exilé, une intimité où il ne -pénétrerait jamais. Brusquement, il se boutonna -et partit.</p> - -<p>Il ne revint pas le lendemain, ni les jours suivants.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVI</h2> - - -<p>Ce dimanche-là, le printemps demeurait encore -indécis à l’entrée du mois de mai ; des souffles -d’humidité froide succédaient à des souffles tièdes, -des nuages retardataires troublaient la franchise des -grands éclats de soleil.</p> - -<p>Après déjeuner, Ferdinand était sorti avec les -enfants, Marthe avait préféré rester. L’appartement -rangé, elle musait, regardait les coins, les fenêtres, -avec des aspirations confuses. Sur le demi-balcon -du salon et de la salle à manger, les géraniums -remontés de la cave montraient des pousses tendres, -aimables à l’œil, d’une teinte convalescente. -A cause des passants, Marthe se mit à leur donner -seulement quelques gouttes d’eau, avec la carafe, -d’une main experte aux pansements délicats.</p> - -<p>Elle se retourna vivement, époussetant ses doigts -à son peignoir : quelqu’un avait sonné.</p> - -<p>Quelle surprise ! madame Griffon, après six mois -d’éloignement.</p> - -<p>Marthe s’empressa, très heureuse :</p> - -<p>— Entrez donc, excusez-moi ; je viens de finir -des rangements ; je suis à ne pas toucher avec des -pincettes.</p> - -<p>Quand madame Griffon fut assise dans le salon, -recevant à plein le jour de la fenêtre, Marthe, qui -ne lui avait rien trouvé de nouveau à première -vue, fut stupéfaite : absolument l’impression de -saisir, face à face, une actrice que l’on connaissait -seulement à la scène. Un changement -complet et pourtant inexprimable : madame Griffon -semblait avoir les traits grossis, dépoétisés avec -moins d’envolée dans les cheveux blonds, dans les -yeux bleus. Elle avait aussi perdu de son cachet -mondain, malgré un costume de drap gris très chic -et très sérieux.</p> - -<p>La conversation fut d’abord difficile. Madame -Griffon souriait trop fixement, regardait trop Marthe, -et ne disait pas ce qui était arrivé pendant les -six mois d’éclipse.</p> - -<p>Marthe gênée, en dépit de son propre cœur -affectueux, n’osait pas questionner ; elle offrait ses -joues écouteuses de brune pensive.</p> - -<p>C’était Adèle qui interrogeait et qui parlait le plus, -et d’autorité, de façon à rester dans un sujet limité :</p> - -<p>— Que devenaient les enfants ? Que devenait -monsieur Prestal ? La concierge avait dit qu’ils -étaient partis se promener ; c’était à prévoir, par -ce dimanche de printemps, et à prévoir aussi que -la ménagère modèle serait là toute seule.</p> - -<p>Marthe ne remarqua pas que, peut-être, si son -mari et les enfants avaient été à la maison, madame -Griffon ne serait pas montée.</p> - -<p>La visiteuse plaisantait sans que son visage -exprimât une réelle bienveillance ; et tout d’un -coup, sa voix sûre, alerte, avait trébuché, malgré -un effort de gaie sonorité :</p> - -<p>— Eh bien, au fait, le roman, quel résultat ?</p> - -<p>Marthe chercha machinalement à rajuster le -boutonnage de son peignoir :</p> - -<p>— Le résultat commercial ? pas brillant. Mais le -mérite d’un livre est indépendant de la vente. Mon seul -ennui, c’est que mon mari ne croit plus en son œuvre.</p> - -<p>— Et vous ?</p> - -<p>Une expression fervente, intrépide :</p> - -<p>— Moi, j’y crois.</p> - -<p>Une sorte de duel commença.</p> - -<p>Madame Griffon eut un froncement de sourcil ; -elle se renfonça tout d’un côté de son fauteuil, -s’accouda et parla d’abondance, mais lentement, -onctueusement, comme une personne maîtresse de -soi-même distille ses griefs avec un laisser-aller du -corps et de la voix. Dès les premiers mots, Marthe -pensa à Chaupillard.</p> - -<p>— Écoutez, je n’aime pas les dernières pages du -roman ; cette pauvresse à qui tant de malheurs -sont échus, ça indispose qu’une catastrophe pire la -terrasse sans espoir. Il ne suffit pas de raconter -du vrai, il faut le rendre acceptable. Dans un -roman bien fait, il y a une conclusion nécessaire : -celle qui donne au lecteur la sensation d’obtenir -précisément ce qu’il désirait.</p> - -<p>Marthe penchée, les mains appuyées aux genoux, -écoutait, bayant d’attention. Elle s’expliquait ce -dénigrement dans une certaine mesure ; ne s’agissait-il -pas de leur jalousie inavouée ? Elle voulut -répliquer, mais son amie ne le lui permit pas.</p> - -<p>— Oui, je sais… quoique dans la seconde partie -du roman la documentation ne soit plus empruntée -à Catherine Bise, je sais que vous pouvez me citer -la date, le pays où le drame final s’est accompli ; -mais je dis que c’est trop voulu, trop choisi -exprès… Une supposition : vous n’êtes pas au -courant, je vous raconte l’épilogue du roman, -comme une histoire d’hier, vous allez voir, si je -ne ressemble pas à madame Colin, dont nous nous -moquions, parce qu’elle ne rapportait jamais que -des aventures uniques en leur genre.</p> - -<p>Marthe pensa : « Décidément, Adèle n’a pas -trouvé cette critique-là toute seule. »</p> - -<p>La visiteuse se redressa un peu et fit des mines -d’aimable conteuse, avec des intonations composées :</p> - -<p>— Figurez-vous, chère madame, que cette fille-mère -a été empêchée pendant plusieurs années -d’aller dans le pays où son enfant était en nourrice. -Enfin elle s’y rend. Une localité où l’on fait l’élevage -pauvre, spécialité d’enfants de bonnes. Le -sien a été confié à une ivrognesse qui en gardait -déjà plusieurs autres. Mon fils ?… L’ivrognesse -vieille, abrutie, lui montre deux gamins de même -âge, de même taille, l’un boiteux d’une chute -accidentelle, l’autre à peu près idiot. « Voilà ! votre -garçon est un des deux, mais, depuis le temps, je -ne sais pas lequel vous appartient ; personne n’est -jamais venu, pas plus pour l’un que pour l’autre ; -celui qui est estropié je l’appelle Bibi, celui qui -ne boite pas, je l’appelle Coco. » Impossible de -tirer davantage de renseignements, la mère ne peut -obtenir aucune certitude : lequel est son enfant ? -L’un et l’autre restent aussi indifférents à la regarder, -et pensez, ma chère, il faut en emmener un !</p> - -<p>Marthe qui s’agitait sur son siège, guettant un -silence, projeta du même coup sa voix, son buste, -ses mains :</p> - -<p>— Eh bien, vous ne trouvez pas le drame terriblement -grand ?</p> - -<p>Le duel se précisait : laquelle des deux amies -imposerait ses vues sur le roman ?</p> - -<p>L’élan de Marthe fit reculer madame Griffon dans -son fauteuil ; les paupières paresseuses, elle refusait -de croiser son regard neutre avec le regard avaleur -de son amie.</p> - -<p>— Non, dit-elle, ça passe la mesure. C’était -déjà trop injuste, — afin de créer une absence de -plusieurs années, — d’avoir fait jeter la malheureuse -en prison, pour un emprunt de livres -qualifié de vol… On ne relate pas des calamités -pareilles, c’est de la diffamation sociale !</p> - -<p>« Il n’y a plus de doute, pensa Marthe, Chaupillard -a prononcé cette phrase mot pour mot, ici-même. »</p> - -<p>— Et alors, continua madame Griffon, quand -la mère se révolte, après le premier moment de -stupeur, et veut reconnaître son enfant, on a -envie de crier : grâce !</p> - -<p>Elle insista longuement sur le caractère intolérable -du morceau.</p> - -<p>Mais Marthe, pendant ce temps-là, remuait les -lèvres, se récitait le passage ; elle répondit soudain, -comme à une louangeuse approbation :</p> - -<p>— C’est beau, hein ? Vous n’avez pas pu lire -ces pages sans frémir ? Vous n’avez pas pu rester -assise devant le livre jusqu’au bout du drame : -cette femme veut embrasser son enfant et il est là. -Elle a été en prison pour lui. « Ah ! ah ! messieurs -de la Justice, vous avez fait restituer les livres -d’école emportés dans la chambre, au sixième, -vous ne pouvez pas arracher ce que la mère a appris -pour son enfant ! A lui le profit maintenant ! Son -tour de bonheur est arrivé !… » Elle se sent plus -forte que toutes les forces humaines : son enfant -serait enfermé n’importe où, elle irait le prendre… -si haut, si profond qu’on le détienne ! derrière -n’importe quelle rangée de murailles, de barreaux, -de foule, de soldats, elle pénétrerait !…</p> - -<p>Marthe se penchait, s’exaltait, transfigurée, consciente -de prendre le dessus dans le duel :</p> - -<p>— Mais regardez donc ses yeux qui traversent -comme l’éclair !… Mais la nature inanimée s’émeut -quand elle avance ses mains magnétiques !… -L’enfant est là, elle n’a qu’à tendre les lèvres… -Alors, on la voit désarmée, imbécile devant le -néant ; elle pressent qu’il y a un je ne sais quoi -devant lequel cesse la toute-puissance : c’est le -manque d’obstacle. On la voit qui piétine ; la sueur -de la peur mouille ses cheveux ; on entend les -raclements de la gorge qui renfoncent les bonds du -cœur ; on la voit serrer avec folie l’étoffe de sa -robe pour retenir sa force immense qui s’en va… -Eh bien, alors, ma chère amie, avec cet appoint -magnifique, la fin du roman ne doit pas être si -mauvaise ?</p> - -<p>Marthe souriait, victorieuse, à l’évidence, à son -amie, au portrait de Dickens encadré au-dessus -d’elle.</p> - -<p>Mais la chère amie, le front baissé, se mit à parler -<i>aparté</i> ; elle en voulait aux fleurs du tapis -placé sous ses pieds :</p> - -<p>— C’est dommage qu’on n’ait pas osé nous la -montrer en prison ! Il fallait la faire danser pendant -trois ans derrière une grille, en criant : « Mon -enfant ! mon enfant !… » Est-ce possible ? Elle -serait morte : vous soupirez déjà quand vos enfants -partent huit jours à la campagne sans vous… Si -l’on savait véritable une pareille abomination, les -femmes comme nous ne pourraient pas manger, -ne pourraient pas rester… Eh bien, on n’a pas le -droit de bouleverser les gens avec des histoires -impossibles ! On n’a pas le droit !</p> - -<p>Une inquiétude effaçait le sourire de Marthe : -madame Griffon était-elle toquée ! Le romancier -n’avait pas le droit de choisir ses épisodes ? Est-ce -que les gens étaient contraints par les péripéties -d’un roman ?</p> - -<p>Et voilà que madame Griffon s’éveilla, comme si -elle venait de percevoir les paroles de Marthe prononcées -depuis quelques instants :</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous me chantez avec votre -« appoint magnifique » ?</p> - -<p>Et, contre toute prévision, brusquement elle -sembla perdre patience, elle se redressa, montra -des yeux durs et lança d’un ton sec :</p> - -<p>— Enfin, voyons, où est la portée, l’exemple ?… -Tout le temps de la confection du roman, j’ai -entendu répéter que les faits exposés revendiquaient -un large progrès. Votre mari finit sur une espèce -de preuve que l’avenir meilleur n’existe pas.</p> - -<p>Elle s’arrêta pour mieux fasciner le visage mat, -régulier de Marthe, et elle prononça, meurtrière :</p> - -<p>— C’est de la littérature désespérante et par -conséquent stérile.</p> - -<p>Marthe, jusqu’alors si convaincue, si vaillante à -soutenir l’œuvre, fut d’abord choquée de cette manière -agressive, puis, subitement, elle s’affaiblit : -le prononcé de <i>littérature stérile</i> l’avait touchée au -bon endroit.</p> - -<p>Elle était égarée, sans idée, prête à pleurer. -L’instinct seul de chercher une atténuation lui restait :</p> - -<p>— Est-ce que c’est aussi l’avis de votre mari ? -balbutia-t-elle, presque suppliante.</p> - -<p>La visiteuse avança le buste tout d’une pièce, en -une pose inélégante, et fit claquer un rire strident, -forcé :</p> - -<p>— Quoi ! vous ne savez donc rien ? Le divorce -est prononcé ; il y a un mois que je ne suis plus -madame Griffon !</p> - -<p>Elle montrait des dents petites et pointues, et -jusqu’à la fin de l’entretien une crânerie dramatique -contracta son visage blond-rose, comme si sa -beauté peuple, retrouvée, remplaçait la distinction -bourgeoise disparue.</p> - -<p>Ce divorce achevait d’effarer Marthe : il n’y avait -donc à envisager que des désillusions et des ruptures ? -Les traits tirés, elle essayait des phrases qui -ne venaient pas, elle tendait à droite et à gauche -son front réfléchi de brune, incapable surtout de -se défaire de cet écrasement : « Le roman était -stérile, sans portée ! »</p> - -<p>L’ex-madame Griffon interpréta cette stupeur -douloureuse comme un signe de réprobation ; aussitôt -elle sentit le moment venu de liquider la -vieille jalousie. Après un silence de défi, elle lâcha -sa rancune :</p> - -<p>— Ah ! ah ! j’ai consenti au divorce ! Moi au -moins j’ai dicté une fin de roman agissante et qui -commande des suites considérables… je suis une -autre romancière que vous autres…</p> - -<p>La pitié, l’ironie supérieure sifflaient en un sarcasme -étrange :</p> - -<p>— Votre collaboration d’épouse n’a produit -qu’une emphase littéraire, moi j’ai atteint la grandeur -des faits !</p> - -<p>Marthe, anéantie, n’avait rien à répondre. Elle -entrevit cependant le cas si fréquent d’une personne -qui a copié des attitudes, des résolutions et qui, -ensuite, injurie l’inspirateur et nie son influence. -Mais aucune pensée ne subsistait avec netteté ; la -couleur du jour était changée ; le Dickens au mur -semblait osciller, à moitié effacé.</p> - -<p>La divorcée prenait cette gêne maladive pour la -réserve affectée par les honnêtes femmes à l’égard -de certaines irrégulières. Elle s’exaspérait :</p> - -<p>— Le sublime de l’artiste est fait de ses passions -réprouvables…</p> - -<p>Une lueur passa dans l’esprit de Marthe : c’était -Adèle, cette divorcée, que devait épouser Chaupillard ! -Mais cette conjecture échappa aussi ; le réquisitoire -de la visiteuse importait seul, il envahissait -avec une force impitoyable, et la foi vitale de -Marthe se débattait affreusement.</p> - -<p>Adèle continuait, pensant rabaisser l’insolence :</p> - -<p>— La règle est l’ennemie du génie ! Comment -monsieur Ferdinand Prestal pourrait-il être un -grand écrivain, avec une femme si méritante, pourvue -de toutes les sagesses bourgeoises ?</p> - -<p>Marthe se leva, serrant le bras de son fauteuil ; -un désespoir irrémédiable descendait en pâleur sur -ses joues décomposées.</p> - -<p>La visiteuse se leva aussi, éclatant de rire :</p> - -<p>— Vous ne voudriez pas, prosaïque épouse, que -d’un si digne accouplement une œuvre héroïque -fût née ?</p> - -<p>Elle demeura un instant les yeux plissés, la -bouche vermeille épanouie. Marthe la regardait -avec épouvante, telle une victime qui ne sent plus -les coups, mais bat des paupières au geste qui -s’acharne.</p> - -<p>Devant cet accablement inoffensif, Adèle, versatile, -éprouva une velléité de tendre la main, de dire -une parole d’adieu radoucie, un « sans rancune » -quelconque. Mais, par amour-propre et faute de -présence d’esprit, et parce que c’était le plus facile, -elle s’arracha d’un coup d’épaule, traversa vivement -la salle à manger, gagna la porte et se -sauva.</p> - -<p>Au claquement de la fermeture, Marthe s’avança -machinalement comme pour reconduire, puis elle -revint dans le salon.</p> - -<p>Une sorte de réalité terrible opprimait ses facultés : -« le roman de son mari passait pour être sans -vertu généreuse ! »</p> - -<p>Navrée, elle sentait la maison froide, grise, sépulcrale. -Les meubles qu’elle aimait ce matin encore, -la bibliothèque, la table de bureau, les livres, -les choses de spiritualité qui, d’ordinaire, lui -étaient chères et propices comme des preuves que -l’on faisait partie de l’élite pensante, tout cet apparat -de monde cultivé maintenant lui était pénible, -la repoussait, la blessait.</p> - -<p>Bien entendu, l’impression que Ferdinand pût -n’avoir qu’un talent médiocre était rejetée déjà, la -Foi n’avait même jamais abdiqué. C’était de sa propre -infériorité qu’elle avait conscience ; si l’œuvre manquait -de portée, c’était par sa faute à elle, Marthe.</p> - -<p>L’ex-madame Griffon avait hâté cette haute réaction -affectueuse, en accusant principalement « la -prosaïque épouse ». Oui, oui, ce terme de mépris -avait cinglé justement ; la visiteuse avait proféré -l’impitoyable vérité : le tort de l’épouse.</p> - -<p>Parbleu ! le génie de Ferdinand avait infusé au -roman les plus nobles qualités, une seule manquait -qui dépendait de l’entourage : la force de propagande -généreuse, qu’elle-même, Marthe, avait -amoindrie par ses préoccupations mesquines de -ménagère !</p> - -<p>Elle quitta le salon comme si les gravures suspendues, -le Balzac, le Dickens, le Tolstoï, eussent -bafoué sa coupable nullité.</p> - -<p>La salle à manger n’était pas plus réconfortante, -avec le cuivre luisant de la suspension et du poêle -de faïence. Comme Ferdinand avait raison de -combattre ce sot orgueil, en vertu duquel la maison -était bouleversée à chaque réception d’amis !</p> - -<p>A propos de réception, des visions désolantes -passaient : Pauvre Griffon !… pauvre Catherine !… -Tout se tenait : l’on rayonne les uns sur les autres ; -quand on est des gens sans ampleur, sans réussite, -on n’a autour de soi que des gens pareils, sans -joie, sans consolation… Et là encore, il y a un -tort…</p> - -<p>Appuyée à la table, elle recevait comme un -souffle malade venu des géraniums aux pousses -décolorées ; un désespoir sans fond entraînait tout -ce qui la rattachait à la vie. Tous ses prétendus -défauts et ses apparences de torts grandissaient, -emplissaient la maison.</p> - -<p>— « Je fatiguais Ferdinand de mon bavardage -oiseux. Je lui imposais des inquiétudes humiliantes, -je le forçais à tirer son génie terre à terre. Quelles -inspirations sublimes ne lui ai-je pas fait perdre -en le dérangeant avec mes torchons ! Quelles hautes -pensées n’ai-je pas tuées ! »</p> - -<p>Elle se souvenait avec une prodigieuse précision -des faits les plus insignifiants, des circonstances -les plus éloignées où elle avait gêné son mari. Ce -dimanche matin où elle l’avait obligé à quitter sa -table de travail et où, de dépit, il était allé rincer -des bouteilles à la cave !… Atteins donc le ciel, -malheureux, dans des conditions pareilles !… Voilà : -Ferdinand n’avait pas eu la femme qu’il lui fallait, -la femme qu’il aurait méritée !</p> - -<p>Les larmes ruisselaient aux joues de Marthe ; tout -son être accablé demandait pardon.</p> - -<p>Comme une coupable qui ne sait où cacher ses -remords, elle erra dans la cuisine, puis dans la -chambre des enfants ; elle ramassa les chaussons, -qu’avant de sortir, selon l’habitude, ils avaient lancés -à travers les meubles, sous les chaises et sous -la toilette… Et les remords allaient : Pauvre Ferdinand ! -Pardon de n’être qu’une cuisinière…</p> - -<p>Elle se réfugia dans la chambre à coucher, mais -aussitôt la grande glace de l’armoire s’empara -d’elle… Oh ! alors ! Le visage fade d’employée -d’ouvroir ! Les cheveux sans coquetterie ! Le peignoir -fané sur la hanche forte… Oh ! alors ! Pardon -de n’être pas plus jolie femme ! Pardon de ne -savoir que l’étreinte totale ! Pardon d’avoir des -spasmes si bêtes !…</p> - -<p>— Quoi ! miséricorde ! Est-ce qu’on ne sonnait -pas encore une fois ?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVII</h2> - - -<p>Marthe hésita :</p> - -<p>— Si je n’ouvrais pas… Sans doute, c’est <i>elle</i> -qui revient apporter de nouvelles blessures !</p> - -<p>Mais peut-on refuser de savoir ? C’était peut-être -<i>elle</i> qui venait rétracter une partie de ses cruautés.</p> - -<p>Alors, le souffle en suspens, le dos peureux, la -pensée morte, Marthe alla ouvrir.</p> - -<p>La porte jeta largement la réalité.</p> - -<p>Marthe demeura un instant interdite, immobile, -aveuglée comme par l’irruption de ce soleil printanier -qui dissout les nuages d’une flambée et qui, -s’emparant souverainement de l’espace, délimite, -situe et explique toutes choses.</p> - -<p>Puis, en un geste subit de résurrection, — parce -qu’il le fallait, — sans comprendre exactement, — par -instinct d’accueillir le succès après la défaite -annoncée, — par instinct d’embrasser la vie, l’espoir, -la réhabilitation, elle ouvrit les bras tout -grands :</p> - -<p>C’était l’ami Griffon, avec son doux sourire -d’aristocrate-né ; il tenait par la main un petit -garçon, et il présentait une jeune femme aux yeux -timides.</p> - - -<p class="c gap small">FIN</p> - - -<p class="c gap xsmall">IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. — 21392-11-04. — (Encre Lorilleux.)</p> - - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LES OBSÉDÉS</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg™ License when -you share it without charge with others. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are -in a constant state of change. If you are outside the United States, -check the laws of your country in addition to the terms of this -agreement before downloading, copying, displaying, performing, -distributing or creating derivative works based on this work or any -other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no -representations concerning the copyright status of any work in any -country other than the United States. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work -on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the -phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: -</div> - -<blockquote> - <div style='display:block; margin:1em 0'> - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most - other parts of the world at no cost and with almost no restrictions - whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms - of the Project Gutenberg License included with this eBook or online - at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg™ License. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format -other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg™ website -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain -Vanilla ASCII” or other form. 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Despite these efforts, Project Gutenberg™ -electronic works, and the medium on which they may be stored, may -contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate -or corrupt data, transcription errors, a copyright or other -intellectual property infringement, a defective or damaged disk or -other medium, a computer virus, or computer codes that damage or -cannot be read by your equipment. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right -of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium -with your written explanation. The person or entity that provided you -with the defective work may elect to provide a replacement copy in -lieu of a refund. 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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any -Defect you cause. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/67884-h/images/cover.jpg b/old/67884-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 8921cb7..0000000 --- a/old/67884-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
