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-The Project Gutenberg eBook of Les Obsédés, by Léon Frapié
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Les Obsédés
-
-Author: Léon Frapié
-
-Release Date: April 20, 2022 [eBook #67884]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team
- at https://www.pgdp.net (This book was produced from
- scanned images of public domain material from the Google
- Books project.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OBSÉDÉS ***
-
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-
- LÉON FRAPIÉ
-
- LES OBSÉDÉS
-
-
- PARIS
- CALMANN-LÉVY, EDITEURS
- 3, RUE AUBER, 3
-
-
-
-
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
-
-
-DU MÊME AUTEUR
-
-Format grand in-18.
-
- MARCELIN GAYARD 1 vol.
-
-
-Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
-compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
-
-
-IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--21392-11-04--(Encre
-Lorilleux.)
-
-
-
-
-LES OBSÉDÉS
-
-
-
-
-I
-
-
-Ferdinand Prestal s’était marié en qualité de commis-rédacteur à la
-Compagnie centrale des Chemins de fer.
-
-Pendant les fiançailles, il avait confessé un léger travers:
-
---En dehors du bureau j’ai adopté, comme distraction, d’écrivasser ce
-qui se passe autour de moi; oh! des petites manivelles sans prétention,
-faites pour moi seul. Et puis, je bouquine beaucoup; je ne suis pas très
-«homme de ménage».
-
-Son visage était lumineux de franchise et de simplicité: oui, vraiment,
-quand il n’écrivait pas, il lisait; sauf cela, aucun égoïsme, il serait
-tout à sa femme.
-
-Marthe,--livrée à cette palpitante curiosité des fiancées: «régnerai-je
-sans égale dans votre pensée, mon ami?»,--Marthe, le visage encore plus
-clair, encore plus ingénu, avait jugé qu’un tel travers était en effet
-bien innocent.
-
-Elle n’avait pu obtenir aucun échantillon de ces manivelles littéraires:
-il s’agissait de si peu de choses.
-
-Mais, le lendemain des noces, Ferdinand avait spécifié qu’il s’absorbait
-dans sa littérature, après dîner, de huit heures à onze heures et que,
-levé tôt, il paperassait encore, le matin, avant de partir au bureau.
-
-Puis il avait gentiment sollicité la participation de sa femme.
-
-Gentiment, mais en quelque sorte légitimement: cela venait comme une
-analogie, comme une suite au droit marital:
-
---Tu m’aideras, je serai moins maladroit, avait-il dit en donnant à lire
-des nouvelles bien intentionnées, plutôt que bien réussies.
-
-Sa câlinerie était charmante. Seulement il avait ajouté:
-
---Lis tout de suite, quand je te demande.
-
-Rien de heurté: c’était une continuation de rôle. Ferdinand avait même
-imposé la règle d’appréciation:
-
---L’écrivain soucieux d’influence doit se dissimuler derrière des
-événements significatifs par eux-mêmes. Quand j’écris, je pense à la
-gamine de ta directrice que tu m’as si bien dépeinte: les conseils, les
-récriminations ne portent pas; elle ment, elle trouve le moyen de se
-justifier. Il faut impersonnellement lui dire son fait: «Un jour, une
-petite espiègle a caché une pièce d’argenterie et elle a laissé accuser
-et renvoyer la bonne: peut-être que cette pauvre fille est morte de
-faim... Voilà le pot de confitures, donne-t-en une indigestion si tu
-veux.»
-
-Bref, excepté qu’il dictait son exigence en tout, Ferdinand laissait sa
-femme absolument maîtresse de ses goûts et du reste.
-
- * * * * *
-
-Ensuite, comme par hasard, il avait fait une heureuse découverte: Marthe
-possédait un don vibrant d’observation, une intuition des plus sagaces;
-eh bien! ma foi, elle ne s’en tiendrait pas à la critique, elle devrait
-aussi sustenter, par des propos abondants, la «petite distraction
-littéraire sans importance» de son mari.
-
---Mais certainement, mon ami.
-
-Ainsi se forme une épouse.
-
- * * * * *
-
-Certes, au regard d’un écrivain, Marthe pouvait se flatter d’être
-documentée à souhait.
-
-Dans un ouvroir pour les femmes sans asile,--principalement pour les
-filles-mères,--où le séjour maximum était d’un mois, elle s’occupait du
-secrétariat, des offres et demandes d’emploi.
-
-Aucun renseignement n’était exigé pour l’admission; mais les vagabondes
-qui vidaient leur cœur étaient parfois moins instructives que les
-farouches taciturnes.
-
-Cet ouvroir, on aurait dit parfois d’un cinématographe où passaient
-impénétrables, fantomatiques, anonymes, tous les spécimens de
-suppliciées venant du néant, retournant au néant. Et la grandeur
-tragique planait sur ces vaincues irrémédiables, n’accordant même plus
-au monde la grâce de leur plainte.
-
-Marthe avait ce devoir d’être la douce nature devant les hospitalisées,
-aussi bien devant celles qui serraient sauvagement leurs bras sur leur
-poitrine assassinée, que devant celles qui étalaient leurs plaies en
-criant. Elle assumait ce service particulier d’être la bonté passive,
-enregistreuse de faits sans appréciation, la bonté acceptant tout, même
-les injures.
-
---Voulez-vous du travail?... Quel ouvrage pourriez-vous essayer?
-Voulez-vous que nous examinions ensemble votre situation?
-
-Signe de tête rancunier: rien.
-
-C’était bien simple: il y avait à n’être rien, devant ce refus. Il
-arrivait alors que certaine désespérée, susceptible d’être éloignée par
-un battement de cils, revenait volontairement devant Marthe et _pouvait_
-parler sans honte, sans excuse et surtout sans quitter son air hostile,
-ce dernier lambeau d’amour-propre: «Voilà ce que j’ai... voilà ce que je
-désire...»
-
-Marthe avait la chance d’être aidée par son physique: mince et de taille
-ordinaire, un front intelligent, pas plus, des yeux à pensée limpide,
-nulle exagération dans le visage, même pas la coloration, mate; les
-traits affinés, certes, mais sans angles qui eussent été durs;
-seulement, des joues impressionnantes: de ces joues--pauvre gens--qui
-vous écoutent, vous attendent et dont la chair est aimantée.
-
-Marthe n’était pas un «personnage», quoiqu’elle se rendît compte de la
-délicatesse de sa tâche.
-
-A ce point de vue, ni le mariage, ni la collaboration ne la changea.
-
-Le matin, elle ne partait pas pour être sublime; inutile de se
-préoccuper d’avance des clientes à recevoir, le bon accueil ne se
-prépare pas. On la confondait dans le lot des passantes ordinaires.
-Comme celles-ci, elle tâtait volontiers, à l’étalage, les étoffes trop
-chères pour sa bourse et elle songeait bien pendant cinq minutes à la
-robe à faire.
-
-A la maison, elle ne rapportait aucune empreinte théâtrale de son
-secrétariat; elle était une ménagère ayant davantage à raconter que
-telle autre femme, employée des postes ou vendeuse de magasin.
-
- * * * * *
-
-Grâce à la documentation de l’ouvroir, Ferdinand avait composé des
-nouvelles beaucoup plus charnues, remarquables par l’animation
-sentimentale. Autant sa femme était généreuse d’intelligence et de fait
-extérieur, autant il était généreux d’instinct et de fait intérieur.
-
-La plaisanterie «d’écrire pour soi» n’avait pas duré. Il s’était donné
-la peine de chercher; plusieurs publications non payantes l’avaient
-accueilli. Enfin, une Revue fastueuse avait imprimé sa copie, après
-trois ans d’attente: cinquante francs!
-
---Rien ne fait grandir l’ambition comme le succès d’argent, annonçait-il
-narquoisement tout d’abord.
-
-Puis un jour, effectivement, il avait surgi en volonté magnifique:
-
---Je veux faire un roman! Je veux faire une œuvre existante,
-considérable!
-
-Il avait embrassé sa femme, elle l’avait regardé d’amour. C’était
-entendu: cette création-là aussi appartiendrait à leur commune
-exaltation.
-
-Ils étaient mariés depuis huit ans, leurs deux garçons avaient cinq et
-sept ans.
-
- * * * * *
-
-Marthe appelée à secourir tant de victimes de la criminalité masculine
-adorait son mari.
-
-Leur excellent ami Griffon taquinait les époux là-dessus:
-
---Heureusement que la logique est exclue de certains domaines!... On
-prétend que les sages-femmes sont plutôt mises en disposition par les
-déchirements mêmes de leur métier...
-
-Marthe rougissait. Ferdinand exagérait son clignement de fatuité.
-
-Il collectionnait des notes plus ou moins utilisables, selon la manie
-des gens de plume; après six mois d’ancienneté dans le mariage, il avait
-trouvé séant de consigner cette observation:
-
-«La femme bonne et affectueuse la plus chaste, la plus rigoriste, ne
-sait pas faire la moindre retenue à l’époux: la richesse est à lui, dès
-le souhait. La femme ostensiblement voluptueuse, mais égoïste et d’un
-attachement subalterne, laisse le caprice régler sa libéralité. Jamais
-son mérite intermittent, si fougueux et si raffiné soit-il, ne vaudra la
-_totalité constante_ de l’autre femme. Pensez donc: chez cette autre,
-nulle frivolité ne se disperse, nulle, ni avant, ni après l’heure. Allez
-donc lutter d’extase avec cette nature concentrée!»
-
- * * * * *
-
-Ferdinand avait annoncé, un lundi après dîner, son intention de faire un
-roman; le mardi matin, dès le réveil, il se répéta expressément, comme
-si l’entreprise ne souffrait aucun retard.
-
---Tu auras toute mon aide! assura sa femme les yeux riches, grands
-offerts.
-
-Il s’émut intimement: vrai! si l’œuvre naissait incomplète, la faute en
-serait seule à l’exiguïté de son génie à lui.
-
-Le soir, au retour du bureau, il perçut une vibration de plus dans la
-voix de Marthe:
-
---J’ai reçu des nouvelles des enfants, ils vont bien; Albert a voulu se
-faire couper les cheveux tout ras et Georges a préféré une raie;
-heureusement que grand’mère ne les prend pas souvent, une séparation de
-trois jours me semble déjà trop longue; je n’ai quitté l’ouvroir qu’à
-six heures moins le quart, à cause de la Maslowa qui s’est décidée à me
-parler: elle entre en place ce soir, son mioche est mis en nourrice; et
-d’abord elle n’est pas plus Russe que moi.
-
-C’était l’habitude; dès l’antichambre, Marthe servait à Ferdinand les
-principaux faits de la journée, en une phrase d’assortiment, avec une
-franchise de petite fille bavarde, avec une sorte de zèle affectueux.
-
---Ah! dit Ferdinand, les oreilles pleines.
-
---Tu fais «Ah!» comme si cela te désillusionnait. Elle s’appelle
-prosaïquement Catherine Bise et elle est née sans prétention au
-Kremlin-Bicêtre.
-
-Ferdinand imita la rigueur outrecuidante d’un de ses chefs, lequel ne
-convenait jamais d’une erreur:
-
---Permettez, femme chétive, je savais bien qu’il y avait du russe dans
-le cas de votre Catherine: le Kremlin et j’avais raison de la surnommer
-provisoirement Maslowa... Mais ne te déshabille pas, nous dînons chez
-les Griffon, tu me finiras ton histoire en marchant.
-
---Bon! moi qui avais déjà allumé le feu... Griffon est donc encore une
-fois rabiboché avec sa femme?
-
---Faut croire. Elle a même promis d’être sage _pimbêchement_ et de
-rompre--jusqu’au dernier fil--avec sa chère madame de Mireille, que je
-voudrais bien connaître, entre parenthèses.
-
-Marthe envoya le vent d’une claque amicale sur la joue de son mari:
-
---Tu sais, mon bonhomme, les _madame de_ sont pareilles aux autres; on a
-beau chercher, la particule n’ajoute rien, sous la main.
-
-Par le boulevard des Batignolles, falotement éclairé au gaz, Ferdinand
-et sa femme allèrent, se donnant le bras. Ils habitaient rue Saussure,
-les Griffon rue Houdon; le chemin était de suivre les boulevards
-extérieurs jusqu’à la place Pigalle.
-
-Un beau temps de gel rendait le pavé crottineux; les passants séchaient
-avec obstination l’humidité de leur nez. A la station des fiacres, les
-têtes des cochers affichaient un violet coléreux, tandis que les
-sergents de ville d’alentour se décoloraient en vert. Ce désaccord entre
-deux des plus importants produits de la rue dérangea, une seconde,
-l’attention de Ferdinand.
-
-Marthe parlait d’un accent ordinaire, toute à son mari, toute à la
-simple exactitude de son souvenir:
-
---Quand il a été convenu que Catherine Bise nous quittait, je lui ai
-dit: «N’oubliez pas l’adresse de l’ouvroir, si vous étiez dans la peine,
-pensez à moi.» Une réponse amère a souri sur sa figure: «Oui, la goutte
-de charité dans l’abîme, je connais, merci de l’intention.» Ses longs
-cils ont palpité, vraiment ils m’ont envoyé une caresse. Alors moi, j’ai
-rendu pour de bon, à Catherine, un baiser, ça ne pouvait pas se faire
-autrement. Ah! si tu savais, aussitôt, ce poids de sanglots qui est
-tombé sur mon épaule! J’ai tiré la pauvre fille sur le banc du parloir,
-contre moi et j’ai attendu. Tu comprends, elle a bien senti mon cœur qui
-battait; au bout d’un instant, elle s’est soulevée un peu et elle s’est
-mise à lui parler, contre mon corsage, doucement, interminablement:
-«J’ai personne, que mon enfant...» Moi, sans oser même remuer les
-lèvres, je tenais la main glacée de Catherine dans mes deux mains et
-seulement, de temps en temps, le long des phrases, je serrais d’une
-secousse involontaire, comme quand on a peur au bord d’un fossé.
-
-Ferdinand écoutait, le front serré, ramasseur, et ses yeux rendus aigus
-piquaient au passage des dames emmitouflées de fourrures, des
-demoiselles de magasin parées de collets soutachés. Marthe plongea son
-regard dans une devanture de modes, par devoir féminin, et, négligeant
-deux messieurs en chapeau de haute forme qui pouvaient entendre, elle
-émit à pleine voix:
-
---Pour sûr, voilà ton roman, toi qui veux donner à la réalité vulgaire
-une mission héroïque. Dame, pour débuter, c’est trop brutal; on dirait
-d’un affreux fait-divers. Catherine a été séduite à dix-sept ans;
-là-dessus, je n’ai pas de renseignements, d’ailleurs l’accident suffit.
-Chassée par ses parents, abandonnée avec un enfant, elle s’exténue à
-faire de la couture, dans une chambre à Belleville. L’enfant meurt
-d’étisie, âgé de quelques mois; là encore, je ne sais pas grand’chose et
-puis, au milieu des pleurs, il y avait des mots noyés, méconnaissables.
-
-Par une nécessité inexplicable, Marthe se tut, le temps de laisser
-passer une jolie petite écolière au nez retroussé, «décorée» sur son
-tablier noir, puis elle expliqua, au sujet de l’enfant mort d’étisie,
-que l’administration chargée d’inhumer les indigents n’accordait que le
-strict nécessaire: la terre. Aussi, les marchands d’articles funéraires
-dépêchaient-ils des racoleurs à l’adresse des _décès gratis_ et s’il
-restait un meuble, un drap, les pauvres achetaient une croix pour
-orienter la douleur dans le désert de la fosse commune.
-
---Tu te représentes Catherine assise sur l’unique chaise de la chambre
-d’hôtel, en face du petit cadavre? Catherine famélique et délicate, avec
-ses yeux timides. Je te l’ai dit, le jour de son entrée à l’ouvroir,
-elle a des yeux qui «sautent» d’avaler trop la lumière et ils sont trop
-simples, trop doux, les autres yeux les éraflent... Arrive le courtier
-funèbre, un homme «comme les forçats évadés sur les images».
-
-Ferdinand secoua la tête et parut envoyer une menace, à droite, vers les
-arbres noirs du boulevard:
-
---Je définis surtout ces espèces de brocanteurs d’après leur argot
-effroyable. J’en ai vu un devant la mairie, avec le commissionnaire, son
-copain; il montrait une vieille qui avait eu «cette piété des derniers
-sous» dont tu viens de parler; au lieu de dire: «Je lui ai fourni la
-croix», il a dégoisé rêchement: «J’ai fait la trique!»
-
---Alors, tu ne vas pas trop t’épouvanter, espéra Marthe. Du reste
-l’épisode aurait peu de place dans le roman. Souvent, la cause d’un
-drame se pourrait comparer au fait de la naissance d’un personnage,
-c’est _tout_ évidemment, mais cela reste en dehors.
-
- * * * * *
-
-Chaupillard, un ami malveillant, accusait Marthe d’être «phraseuse à
-cause de son instruction confortable certifiée par diplôme.» Griffon,
-l’ami bienveillant, protestait:
-
---Non! Elle était douée de la sensibilité qui façonne et assaisonne
-l’expansion; de plus, la fréquentation, à l’ouvroir, de personnes au
-vocabulaire débraillé, l’incitait à surveiller son élocution; les
-institutrices ne prennent-elles pas une affectation grammairienne par
-habitude de réagir contre le mauvais langage des élèves? Enfin,
-lorsqu’elle pensait aux essais littéraires de son mari, elle «composait»
-d’instinct, parce que l’on pénètre mieux les gens jusqu’à l’intime, à
-employer leurs expressions professionnelles.
-
- * * * * *
-
-Ferdinand sentit au bras de sa femme une contraction nerveuse et le
-récit continua:
-
---Tu te représentes?... Je viens pour la croix, dit le racoleur. «Une
-croix! Je voudrais bien! je n’ai pas d’argent!» pleure la tremblante
-Catherine. Alors le hideux carnassier propose: «On peut s’arranger...»
-
-L’accent de Marthe s’altéra:
-
---Écoute, je sais ce que c’est que de tenir contre soi une ressuscitée
-qui revoit son assassin.
-
-Et Marthe reconstitua le crime:
-
---Il y avait eu l’homme fouillant la douleur avec un croc: «Vous ne
-pouvez pas laisser le pauvre chéri sans croix... pensez donc! il attend
-sa croix... et en beau bois peint... Et sans ça... plus rien! Dans le
-trou, comme un chien!» Il y avait eu l’homme approchant ses griffes et
-faisant le simulacre d’emporter, de jeter. Alors, la démence des
-femelles privées de leur petit et qui demandent si l’on ne voudrait pas
-le leur ranimer; alors l’égarement, la quasi syncope, l’affaiblissement
-de la faim, l’abandon de tout l’univers, la mort qu’on appelle, et la
-violence qui renverse comme le coup de la mort!... Le jour même,
-Catherine atteinte de fièvre délirante avait été transportée à
-l’hôpital; c’étaient les employés des pompes funèbres qui avaient rendu
-le service de la descendre, l’un tenant les pieds, l’autre la tête.
-
-Marthe acheva frémissante:
-
---Et voilà que, convalescente, au bout de trois mois, tu devines?...
-Tout ce que la fatalité peut décréter de plus épouvantable?... _L’homme
-à la trique_ n’a pas commis un crime unique: il a engendré!
-
---Mince, alors! lança Ferdinand, la mine sombre. Quelle donnée pour un
-feuilleton rocambolesque! Si tu avais lu ce prologue dans le journal, je
-dirais: «Ça promet», et je te dispenserais de me tenir au courant.
-
-La traversée de la place Clichy, dans le lacis des véhicules, n’était
-pas à faire en bavardant. Ferdinand changea de modulation:
-
---Il s’agit de zyeuter, pour ne pas nous laisser déranger le corps par
-un tramway.
-
-C’était un fait: tandis que Marthe avait naturellement un parler quasi
-littéraire, Ferdinand affectait volontiers le parler faubourien. Parmi
-les accessoires du genre artiste, il avait modestement choisi celui-là,
-au lieu des grands cheveux, du chapeau cabossé, du pantalon à pont,
-etc., auxquels il aurait pu tout aussi bien prétendre.
-
-Sur l’impériale de l’omnibus des Batignolles, un apprenti, tout seul,
-faisait penser à une statue dégradée dans un jardin désert. Le marchand
-de marrons, près de la station, donnait vivement des petits sacs
-préparés; il vit partir en l’air un de ces sacs.
-
---Eh! toi, Réchauffé, là-haut!... Attrape ça!...
-
-Juste, l’omnibus démarrait. _Réchauffé_ n’eut pas le temps de s’ébahir;
-il attrapa les deux sous de marrons, que lui lançait un monsieur
-inconnu.
-
-Le contrôleur, ses correspondances à la main, resta un moment à rigoler
-de ses propres supputations: ce monsieur à pardessus marron et chapeau
-melon,--dans les trente-cinq ans,--avait une bonne tête, dans le genre
-d’un premier commis de grand magasin de nouveautés; la femme qui lui
-reprenait le bras était jeune, mais pas très chic. Ils s’en allaient
-sans hâte; la femme parlait, penchée, collante, sans doute qu’elle le
-bassinait avec des histoires... Alors, au lieu de répondre, on siffle en
-l’air, on jette deux sous de marrons à un gosse.
-
---Catherine s’est donc échouée à notre ouvroir, avec son second enfant,
-bien vivant celui-là. Il a huit mois; comment l’a-t-elle gardé jusqu’à
-présent?... Elle l’aime sauvagement, et j’ai entrevu «du sublime
-effrayant» dans son excès de maternité... En tout cas, le drame passé
-n’est rien, entends-tu, à côté du drame présent, et nous aurons
-énormément à en reparler: à partir d’aujourd’hui, Catherine est placée
-comme bonne à tout faire, chez un marchand de beurre, à Vaugirard, et
-son enfant est en nourrice à cinquante lieues d’ici. Cette séparation ne
-saurait durer sans catastrophe... mais j’espère bien que nous pourrons
-intervenir... Quand la femme est venue chercher le poupon, Catherine a
-balbutié: «Il s’appelle Émile... il n’est pas méchant; je vous assure,
-madame, qu’il n’est pas méchant». La nourrice exhibait une puissante
-membrure de paysanne, endurcie, rugueuse. Catherine s’effrayait des
-redoutables mains étrangères qui emportaient la frêle créature, et elle
-battait des yeux pour les caresser, pour les adoucir et elle répétait
-d’un accent de prière ardente cachée sous une pauvre politesse mal
-souriante: «Vous verrez, madame, il vous aimera bien...» Tiens,
-Ferdinand, une voix qui ne serait pas faite de l’air dans la gorge, une
-voix qui serait faite avec du sang échappé.
-
-Ferdinand, pour bien se pénétrer, renversa fortement la nuque contre le
-collet de son pardessus; mais l’exaltation léonine de sa face tomba tout
-de suite:
-
---Madame Griffon nous regarde par la fenêtre.
-
-
-
-
-II
-
-
-Anatole Griffon, collègue de Prestal, était son plus intime ami. Aussi,
-les vêtements accrochés dans l’entrée, Ferdinand annonça-t-il:
-
---Tu sais, demain, je commence à gâcher du papier.
-
---Aimez-vous les cèpes à la bordelaise, monsieur Prestal? demanda madame
-Griffon.
-
---Oui, certainement... Ma femme vient de me donner une carcasse de
-roman, quelque chose d’entrelardé...
-
---Fais donc attention, Ferdinand, tu dis que tu aimes les cèpes...
-
---Ah! mais non, je ne les fréquente pas.
-
---Quoi! Un sujet inédit? interrogea Griffon avec un vif intérêt.
-
---Mon vieux, depuis que l’humanité existe, la mistoufle a tiré toutes
-ses éditions.
-
-Par habitude, les deux hommes s’asseyaient coude à coude, à la table de
-la salle à manger; les deux femmes faisaient face, les couples
-intervertis. Quand les jeunes Prestal étaient du dîner, ils se plaçaient
-en bouts.
-
-Griffon avait des revenus, à part ses appointements. La cérémonie des
-réceptions consistait en gourmandises et en ce que la bonne mettait son
-tablier numéro un.
-
-Comme le raccommodage des époux Griffon, après une longue brouille,
-manquait encore d’adhérence,--à preuve l’insistance des considérations
-échangées sur un nouveau potage au cresson,--on fut heureux de tenir un
-thème de conversation quelque peu solide.
-
---Alors, il s’agit d’un cas particulièrement poignant? demanda Griffon,
-tourné pour marquer son empressement.
-
---Oui, et surtout la camarade qui me servira de modèle est des plus
-sympathiques. Autrement, rien de neuf; ce sera à moi de présenter aux
-gens un cri extrait de la clameur perpétuelle qui les environne, de
-telle façon qu’ils se figurent l’entendre pour la première fois.
-
-Madame Griffon entreprenait sa voisine:
-
---Serait-ce cette pauvre fille que vous aviez surnommée la Maslowa?
-
-Ferdinand, dont la rêverie vagabondait parfois en pleine polygamie,
-n’avait pas été sans viser madame Griffon, dans sa notice sur la femme
-ostensiblement voluptueuse. Blonde mousseuse, très jeune, elle
-enjolivait d’un rire jamais complètement disparu son minois coquet, du
-type alsacien délicat.
-
---Vous êtes bien aimable de ne pas avoir oublié la Maslowa, répondit
-Marthe, avec gratitude.
-
-Ces dames étaient différentes au point de renoncer à se juger en
-profondeur, au point de rester satisfaites et d’accord. Marthe se
-sentait, par contraste, rehaussée dans son intellectualité; du reste,
-fort indulgente, elle ne niait pas complètement le mérite des existences
-fantaisistes. Madame Griffon se savait plus capiteuse et plus digne de
-l’approbation de la littérature révolutionnaire. Elle percevait que
-Ferdinand,--au nez large, aux yeux à double fond, avec sa femme
-parfaite,--devait rendre de furieux hommages aux imperfections du monde.
-
-La jalousie obligatoire entre femmes établies couvait, il est vrai, sous
-la sincère amitié, mais elle devait s’ignorer de part et d’autre, tant
-qu’un événement exceptionnel et formidable ne donnerait pas une
-flagrante supériorité à l’un des deux types d’épouses et par suite à
-l’une des deux organisations d’existence.
-
-Les relations suivaient les fluctuations du ménage discordant. Les
-Prestal et les Griffon se recevaient à table au moins deux fois par
-mois, en temps de paix; de plus, madame Griffon prodiguait ses visites à
-l’ouvroir, ou bien montait jacasser rue Saussure,--quelques minutes en
-passant,--juste de quoi inquiéter son mari.
-
-En temps de guerre, les communications étaient coupées.
-
- * * * * *
-
-Dans l’intervalle du poisson au rôti, Griffon s’adressa à Marthe:
-
---Est-ce que votre Catherine a une certaine culture?
-
-C’était un barbu brun, à traits longs de Christ, avec un éclairage de
-bienveillance naturelle. Ce mot de Ferdinand ne manquait pas
-d’ingéniosité: «Toi, mon vieux, tu es ma femme, en homme».
-
-Marthe répondit:
-
---Avant son malheur, Catherine travaillait avec sa mère, une couturière
-de quartier, ayant une petite clientèle; le père est un médaillé
-militaire, surveillant d’usine; elle ne sait guère plus que lire et
-écrire. Ne la croyez pas nulle pourtant: ce soir, après le départ de la
-nourrice, Catherine m’a obligé à déguiser ma pensée: «En somme, ai-je
-dit, votre enfant ne sera presque pas séparé de vous, vous le verrez
-souvent, vous irez, on vous l’amènera facilement...» Mensonge! Outre le
-voyage en chemin de fer, il y a vingt kilomètres de route. Mais elle
-_voulait_, et sa bouche m’aspirait l’âme, et il me semblait voir un
-frisson phosphorescent animer l’imperceptible duvet brun de sa lèvre
-supérieure.
-
-Griffon attaquait le découpage du poulet, il émit avec sentiment:
-
---Albert et Georges, vos deux diables, quand je leur présente un jouet
-de deux sous, ont aussi toute l’expression dans le bas du visage.
-
-Un silence commandé par la bonne dont les bras nageaient autour de la
-table.
-
-Madame Griffon se leva, piqua une fleur dans les cheveux de Marthe et
-s’appuyant au dossier haut de la chaise, elle rit admirativement dans le
-cou de son amie:
-
---Vous parlez comme on écrit quand on s’applique et encore, zut! j’ai
-jamais mis de phosphore dans mes lettres... Fallait nous l’apporter le
-mioche, puisque nous n’en avons pas... voilà ce qui manque.
-
-Un désir sincère de charité, d’élévation morale, perçait dans cette
-plaisanterie. Marthe pencha la tête pour recevoir et rendre la
-câlinerie; elle ne put s’empêcher de scruter Griffon d’un rapide coup
-d’œil.
-
-Comme toujours, deux pensées vivaient simultanément dans la pièce; l’une
-perceptible, celle du discours échangé; l’autre tacite, secrète, faite
-de ce que les personnes réunies connaissaient les unes des autres et de
-ce qu’elles désiraient, chacune, par tempérament.
-
-Les Prestal «savaient tout».
-
-Griffon, homme d’intérieur, était une espèce de savant gai: philosophe
-et sociologue. Il offrait ou concédait à sa femme toutes les
-distractions loyales, mais il lui demandait d’être rentrée au moment des
-repas, d’être véridique, et de se créer des occupations plausibles.
-
-Adèle s’obstinait à s’habiller comme pour l’encan, des demi-journées
-dans son cabinet de toilette, à fréquenter une certaine madame de
-Mireille capable des pires excentricités. Ou bien elle jouait à la femme
-fragile, se languissait sur une chaise longue, selon une médiocre leçon
-de théâtre; mais tout vrai commerce littéraire la rebutait; elle
-s’acoquinait aux feuilletons de stupidité négresse, aux productions
-grivoises les plus vomitives.
-
-Cette guigne aussi était sienne de raconter des visites à des personnes
-décédées, ou à des expositions fermées.
-
-Prise en défaut, elle cherchait querelle à son mari, pleurait, se
-barricadait derrière un grief imaginaire sans rapport aucun avec la
-situation présente, dans un tel illogisme sourd, buté, dans une telle
-mauvaise foi arrogante, que Griffon «y renonçait». Une bonne claque,
-selon le mode enfantin, les aurait peut-être sauvés tous les deux. Puis,
-voilà: chair faible, il acceptait d’être dédommagé par des exagérations,
-tel un amant payeur à qui l’on prend souci d’accorder le grand jeu de
-temps en temps.
-
-Au fond, il s’était peu à peu désaffectionné; sa famille, outrée de voir
-un garçon de si haute valeur sombrer dans les tracas domestiques, le
-poussait au divorce. Jeune encore, sans enfant, il pouvait reconstituer
-bellement son existence, à la condition pourtant d’éviter un drame ou un
-scandale. Et Adèle tenait à son emploi lucratif de femme mariée; n’ayant
-pas eu de dot, elle ne voulait pas déchoir à la médiocrité d’une pension
-alimentaire. Elle aimait beaucoup à paraître, non sans quelque noblesse
-d’ailleurs: jamais elle ne perdait l’occasion d’ajouter à sa coquetterie
-le faste des pourboires.
-
- * * * * *
-
-Pour l’instant, elle se rassit, et demanda soudain avec une mine
-soucieuse de critique prêt à porter un jugement définitif:
-
---Combien ferez-vous de pages, exactement, à votre livre, monsieur
-Prestal?
-
-Son mari tira Ferdinand d’embarras:
-
---A l’encontre des Anglais et des Russes, les Français préfèrent qu’on
-leur serve le roman pas trop épais.
-
-Elle réclama, la main au-dessus du poulet découpé:
-
---Laissez-moi vous soigner, monsieur Prestal, vous allez mettre au monde
-un amour de feuilleton.
-
---Vous pouvez blaguer, répondit Ferdinand, livrant son assiette, il
-n’est pas moins vrai que «la soupe nourrit le roman», selon un vieux
-proverbe.
-
-Et il décocha un rire de gratitude vers Marthe.
-
---Mais oui, aucun concours n’est indifférent, affirma Griffon.
-
-Et il ajouta avec une bonhomie un peu soupirante:
-
---Tu as tout ce qu’il faut pour bien travailler.
-
-La fourchette à servir fut posée d’un choc brusque: s’agissait-il d’une
-comparaison désobligeante?
-
-Marthe s’empressa de bifurquer:
-
---Catherine Bise aura très peu de liberté chez ses patrons, mais elle a
-promis de m’écrire; j’attends sa correspondance avec une sorte
-d’appréhension...
-
---Je vous conseille de prendre un air malheureux, s’écria madame
-Griffon, votre mari va devenir célèbre. Ce que je me goberais moi,
-d’être la légitime d’un grand écrivain!
-
-Elle s’exprimait un peu vulgairement, autant par disposition spontanée
-que par insuffisance de culture. Il lui aurait plu de parler faubourien
-comme Ferdinand, mais elle ne savait donner que l’accent «à traîne»; le
-vocabulaire lui manquait. Elle n’appartenait ni au peuple, ni à la vraie
-bourgeoisie: son père était un petit employé obligé d’habiter «un vilain
-quartier», mais elle avait été élevée dans un pensionnat de demoiselles,
-à Saint-Mandé.
-
-Actuellement, il apparaissait surtout que le projet de Ferdinand
-frappait à l’extrême son imagination; une certaine tension du front
-révélait même que «le roman fait» pourrait être un de ces gros lots qui
-causent du refroidissement entre chères amies.
-
-Ferdinand avait voulu fatiguer la salade qui n’était jamais mélangée à
-son goût. Griffon, un coude sur la table, concentrait sur lui un
-singulier sourire nerveux:
-
---Mon vieux, la valeur de ton œuvre dépendra de la force avec laquelle
-tu aimeras Catherine et son enfant.
-
-Ferdinand offrit le saladier; son regard émincé fila le long de son bras
-et, par-dessus la verdure, fureta le minois blond de madame Griffon:
-
---Je n’ai pas vu Catherine, eh bien, je la sens, je l’ai dans la peau,
-appuya-t-il.
-
-La jolie Adèle haussa les paupières, en femme désobligée de ne pas
-constituer le seul point de mire de l’univers.
-
---Vous n’êtes pas jalouse? demanda-t-elle de côté.
-
-La figure de Marthe attrapa un supplément de lumière:
-
---Si j’avais à l’être, je serais jalouse de la littérature; mais je
-souhaite que mon mari aime bien Catherine et son mioche: la pitié
-renforce les sentiments de famille. Quand j’ai tripoté des tout petits
-maladifs à l’ouvroir, je trouve meilleures, le soir, les joues de mes
-enfants.
-
-La bonne heurta Griffon d’un geste maladroit qui faillit attirer
-l’attention sur elle. A chaque instant, elle arrivait au bruit du
-timbre, muette et à pas mous, elle apportait et emportait les choses,
-sur de brèves indications et sans être vue, pour ainsi dire.
-
---Il y avait longtemps que tu n’avais chanté ta couvée, dit Ferdinand
-moqueur.
-
---Mes enfants sont plus beaux que toi, riposta sa femme par une feinte
-agression.
-
---Ils vont se disputer, rit madame Griffon, montrant ses dents
-éblouissantes à son mari, avec une contorsion de chatte bien disposée.
-
-Un total épanouissement parcourut la barbe de Griffon:
-
---Je sais bien qui pliera le premier.
-
-Les estomacs avaient leur compte.
-
-Le dessert. La soirée continuée, les coudes sur la table, sans façon.
-
---Les gens ont tort qui, le repas fini, abandonnent la salle à manger
-lentement chargée d’effluves, déclama Ferdinand.
-
-Le meuble était agréable chez Griffon; les chaises de bois tourné léger
-avaient un haut dossier légèrement renversé et des accoudoirs. Un vieux
-dressoir se hérissait de bonshommes normands sculptés avec une amusante
-naïveté.
-
-Madame Griffon montra, d’un clignement malicieux, à Marthe, un objet
-placé sur l’étagère du dressoir et chuchota, comme une enfant
-désobéissante:
-
---Mon gain est toujours là.
-
-Il s’agissait d’un vase de fausse porcelaine de Chine qu’elle avait
-gagné à la foire aux pains d’épices. Elle affectait de le présenter à
-tout le monde, avec cette déclaration:
-
---Le seul gain de ma vie.
-
-C’était une façon de taquiner son mari qui ne partageait pas son goût
-intrépide pour les chevaux de bois, les tirs et les loteries, et qui lui
-reprochait, à l’occasion, ses occupations vides, «même pas égoïstes,
-sans aucun profit».
-
-Elle avait trouvé un mot très agaçant, mais très symbolique. Il y avait
-en vérité, dans le lot de fête foraine, comme un spécimen des aptitudes
-de la jolie femme.
-
-Ce soir, après le dîner, elle se sentait si bon cœur que, résistant à
-l’envie de contrarier son mari, elle avait parlé tout bas. La réponse de
-Marthe fut mise dans un baiser: «Hou! la vilaine!»
-
-Soudain, Adèle interrogea Ferdinand avec vivacité:
-
---Comment allez-vous faire?... Vous allez écrire: _Chapitre premier_...
-Ensuite, il va falloir rudement travailler, conclut-elle, sur un ton
-beaucoup moins enthousiaste.
-
-Et elle garda même une moue pénible.
-
-Griffon, qui rêvassait, trouva le joint de continuer sa pensée tout
-haut:
-
---Les critiques ont coutume de dire d’un romancier médiocre «qu’il a
-besoin de travailler encore», on croirait qu’il n’a pas assez lu de
-traités littéraires. C’est comme si l’on disait d’un instituteur qu’il
-n’a pas assez étudié les manuels de pédagogie: la vraie pédagogie ne
-s’apprend pas dans les livres.
-
-Adèle contemplait toujours Ferdinand, la tête penchée, et semblait le
-trouver profondément «phénomène» depuis qu’il allait entreprendre un
-ouvrage exigeant une application matérielle si prolongée.
-
-Ferdinand ne put se dispenser d’adresser une réponse à cette admiration
-muette, tout en fumant d’un air capable:
-
---Ah! l’on n’est pas un monsieur ordinaire, quand on fait un roman. Nous
-avons un collègue,--Farandeau, tu connais?--depuis dix ans, l’on entend
-murmurer «qu’il fait un roman». On n’en sait pas plus; seulement, il est
-officier de l’instruction publique et il a des mains trop molles, qui
-n’ont jamais touché à rien de lourd. Et puis, il ne parle que de ses
-fonctions animales, mais dans un style particulier. Par exemple, il dit:
-_je dors comme un bois_, et, les lèvres serrées, les yeux supérieurs et
-désabusés, il guette si vous faites le rapprochement voulu avec _la
-Belle au bois dormant_. Il a une physionomie tellement ingrate que l’on
-ne devine pas s’il plaisante ou s’il sent comme ça... il doit sentir
-comme ça.
-
-Le décor de la table changeait: les tasses après les verres; des
-carafons verts et jaunes après les bouteilles rouges. La sonorité de la
-rue entretenait l’impression de l’hiver extérieur: la trompe des
-tramways, _la Presse_, couraient lointainement, diminuaient,
-s’évanouissaient, puis le vent gelé apportait des clameurs neuves
-grossissantes, au galop.
-
-Catherine Bise et son enfant reprenaient la prépondérance dans la
-conversation, et se mêlaient au cliquetis d’intimité des cuillers à
-café.
-
---Pourvu qu’elle supporte la séparation, d’abord!... Une allumette?
-tiens.
-
-On discuta des moyens à employer pour qu’un enfant fût bien soigné en
-nourrice.
-
-La bonne fonctionnait, en tortillant la tête sur son cou trop court,
-avec une indicible application, comme si les paroles étaient en duvet et
-qu’elle cherchât à s’y frotter le plus possible. Ignorée derrière le
-haut dossier des chaises, elle marchait, elle marchait et, selon le
-dialogue, elle envoyait une poussée de joue vers Marthe, une poussée de
-joue vers Griffon.
-
-Il est rare que l’on ne formule pas une trouvaille au moment de se
-séparer. Ce fut la maîtresse de la maison: le roman inspiré de Catherine
-devait être mis sur chantier sans délai, eh bien! dès qu’un fragment
-serait composé, M. Prestal pourrait venir le lire aux Griffon!
-
---Mais oui! Ce serait excellent à tous les points de vue.
-
-Debout, on gesticula de satisfaction:
-
---Permettez; il y a loin du projet à la réalisation.
-
---Je suis sûre que ce sera très épatant.
-
-Marthe n’oubliait jamais de faire une discrète apparition dans la
-cuisine. Tiens! la bonne était nouvelle! Et Marthe vit que cette fille
-avait exactement une tête de tortue, plate, allongée dans le sens du nez
-à la nuque, la bouche fendue en claquoir. Mais quoi? Ce n’étaient pas
-les vingt sous d’usage qu’elle attendait! Grâce à son expérience de
-l’ouvroir, Marthe crut saisir que la bonne sollicitait une autre
-bienveillance, avec une avidité de tortue drôlement mobile. Supposition:
-une mendiante qui aurait vu secourir d’autres pauvresses et qui, muette,
-mutilée, ne pourrait qu’agiter désespérément sa tête pour attirer
-l’attention à son tour.
-
-Mais Marthe n’eut pas le temps.
-
-Ferdinand criait dans l’antichambre:
-
---Allons, tu viens?... Entendu, l’on vous apportera ici Catherine et son
-moutard enveloppés dans du papier... au revoir, mon vieux...
-
---Au revoir...
-
---A bientôt... Catherine...
-
---Bonne réussite... l’enfant...
-
-A cause des bourrelets, la porte joignit avec un coup sourd de chair
-écrasée.
-
- * * * * *
-
-Avant de se coucher, à minuit, Ferdinand prépara sur sa table du papier
-blanc coupé d’une certaine dimension.
-
-Il écrivait dans le salon donnant sur la rue Saussure. L’appartement
-comprenait une autre pièce sur le devant: la salle à manger, remarquable
-par le cuivre luisant de la suspension et du poêle de faïence et, sur la
-cour, deux chambres à coucher.
-
-Trois «têtes» grandeur nature, encadrées, caractérisaient le salon:
-Balzac et Tolstoï accrochés au mur de chaque côté de la bibliothèque et
-Dickens, près d’une fenêtre, face à la cheminée. Ferdinand avait acheté
-ces portraits dans l’exaltation d’avoir touché les fameux cinquante
-francs de sa nouvelle. L’occasion avait déterminé son choix; il aurait
-aussi bien pris Zola, Dostoievsky et Ibsen. Il en plaisantait:
-
---On voit tout de suite chez qui l’on entre; et, si l’on veut apprécier
-mes œuvres, on sait à qui me comparer.
-
-Il n’avait jamais fouillé le détail de ces gravures.
-
-Ce soir-là, quand il eut donné à son papier le format indispensable,
-comme il tournait encore pour chercher de l’encre fraîche, il s’aperçut,
-au bout d’un an, que le menton de Dickens était balafré comme par un
-projectile.
-
-«C’est normal de ne pas examiner à fond les objets d’art que l’on
-possède chez soi, réfléchit-il narquoisement, on a le temps de les
-étudier, on a toute sa vie pour ça; l’important c’est de les avoir
-achetés et mis en place.»
-
-Plusieurs secondes, il resta en contemplation; et son front, par une
-accumulation de fluide, se gonflait, se déformait: indice de l’appétit
-littéraire unique, exclusif.
-
-Quand il se décida à passer dans la chambre à coucher, Marthe était déjà
-au lit; les sorties du soir la fatiguaient beaucoup après son service de
-l’ouvroir. Malgré un pesant besoin de sommeil, elle attendait son mari,
-les yeux patients vers la porte.
-
-Elle le saisit, d’un regard direct de femme, abrité sous les cils.
-
-Alors, sur le ton acquitté d’une personne qui sait ce qu’elle voulait
-savoir, elle dit:
-
---Eh bien, tu en fais un front!
-
-Et elle s’endormit tout de suite.
-
-
-
-
-III
-
-
-La semaine suivante, un mardi, comme Marthe rentrait à cinq heures et
-demie, avec ses enfants cueillis à l’école en passant, madame Griffon
-arriva, en surprise, un bouquet de mimosas à la main.
-
---Vous êtes bien aimable, remercia Marthe, j’adore les fleurs... et puis
-l’hiver les rapproche de nous, un peu comme des créatures frileuses...
-Excusez-moi, une minute, je mets un morceau de viande sur le feu.
-
-Madame Griffon embrassait Albert et Georges et leur abandonnait son
-superbe tour de cou en fourrure.
-
---Amusez-vous avec la «bête».
-
-Ils ne devaient pas tarder à rire aux dépens de la bête, mais avant, ils
-admirèrent la visiteuse, comme une image, à cause de son costume
-tailleur, gros vert, à lignes raides, tandis que leur mère, habillée de
-confection, était en noir lâché, qui allait avec leurs tabliers de
-classe.
-
---Asseyez-vous donc près du feu, dit Marthe, revenant toute parfumée
-d’oignon.
-
---Figurez-vous que j’ai reçu un télégramme de madame de Mireille, mais
-je ne veux plus de ses rendez-vous; elle est mon mauvais génie... Alors,
-j’ai sauté dans une voiture, de peur de changer d’idée en chemin, et me
-voici. Je vous prierai de me prêter un livre bien écrit, pour donner
-satisfaction à mon mari... Les siens, je les ai déjà feuilletés... et
-comme ses romans sont mêlés avec ses bouquins de philosophie, il me
-semble qu’ils ont pris le goût embêtant.
-
---Tout ce que vous voudrez, consentit Marthe, en montrant la
-bibliothèque, un grand meuble à quatre portes, qui occupait le fond du
-salon.
-
-La visiteuse se planta devant les vitres pendant que le rissolage
-appelait son amie à la cuisine, et elle criait à travers l’appartement:
-
---C’est joli _Germinal_?... Vous pouvez lire les Russes?... Moi, toutes
-les traductions m’ennuient, sauf le bonhomme là-bas: Charles Dickens. Et
-d’abord, je ne lirais pas d’étrangers quand on me paierait, parce que
-mon mari ne trouve jamais que je prononce bien leur nom... vous
-comprenez, ça suffit...
-
-A six heures et demie, arrivée de Ferdinand. Poignées de main, banalités
-familières.
-
---Ce que vous avez le nez rouge!
-
---Je m’assortis à vos cheveux.
-
-Rien ne taquinait la blonde Adèle, comme de prétendre qu’elle était
-rousse.
-
-Le regard de Ferdinand était peut-être trop indifférent; comme d’un chat
-qui n’aimerait pas le lait, censément.
-
---Quelque chose de gondolant? _Les Moralités légendaires_ de Laforgue.
-
-Madame Griffon lut deux lignes, tira la langue:
-
---Vous êtes méchant... Je prends _Germinal_ et je me sauve du côté de
-mon dîner; il est temps! Mon mari va encore être rentré avant moi.
-
-Elle haussa les épaules sur sa propre négligence d’épouse.
-
---Heureusement qu’aujourd’hui j’ai l’excuse de m’être attardée en bonne
-compagnie.
-
---Albert! Georges! gronda Marthe, n’arrachez pas cette fourrure. Vite,
-une feuille de papier pour envelopper le livre. Il est plein de
-poussière; cela vient de notre poêle mobile.
-
---Ah! oui, railla Ferdinand, il y a une horrible difficulté: en hiver,
-il faut opter entre le froid et la poussière; si l’on écoutait ma femme,
-on renoncerait à la chaleur.
-
---Ni plus, ni moins... avoua Marthe.
-
-Les époux riaient d’un de ces différends vulgaires qui surgissent dans
-les ménages les mieux unis.
-
-Madame Griffon, au milieu du salon, balançait entre son amie qui
-enveloppait _Germinal_ près de la fenêtre, et Ferdinand adossé à la
-bibliothèque; on l’eût dite embarrassée d’exposer le véritable objet de
-sa visite.
-
---Et votre roman, monsieur Prestal, il avance?
-
-Ferdinand ne put s’empêcher d’adresser un regard amusé à sa femme,
-tellement la question était bonne.
-
---Fichtre! implora-t-il, laissez-moi encore une semaine. Et puis, il me
-manque tout de même d’avoir vu Catherine Bise de mes yeux.
-
-La visiteuse soupira, comme s’il eût dépendu d’elle de présenter
-Catherine:
-
---Si j’avais été une personne méritante comme madame Prestal...
-
-Un rire frais éclata:
-
---Je n’ai aucun mérite, croyez-moi; je suis plutôt une égoïste, attachée
-à sa petite tranquillité.
-
-Mais, madame Griffon continua, décidée malgré tout à une contrition
-nécessaire et soutenant ses yeux en détresse à ceux de Tolstoï:
-
---Si j’avais été plus méritante, j’aurais pris Catherine chez moi, comme
-bonne; mais c’est impossible. Elle n’a peut-être rien fait pour être
-malheureuse... et moi qui chante tout le temps et qui ne fais pas
-grand’chose de sérieux... Est-ce drôle? sitôt que je me suis représenté
-Catherine dans ma maison, j’ai senti une gêne, comme quelqu’un qui a
-pris deux parts. Et mon mari si disposé aux actions mirobolantes a
-trouvé impossible aussi que nous recueillions Catherine Bise. Par quel
-motif, lui? Je n’ai pas deviné. Mais, dites donc, au revoir, les gens.
-
-Et la jolie femme secoua les mains folâtrement, soulagée, quitte d’une
-dette imaginaire. _Germinal_ oublié resta sur un fauteuil.
-
-Ferdinand, qui avait fermé la porte derrière elle, rouvrit en entendant
-des exclamations dans l’escalier:
-
---Ah! vous allez chez les Prestal?
-
-Une voix d’homme forte et ironique:
-
---Non! je monte voir une bonne au sixième.
-
-Il se retourna et annonça, sans plaisir, à Marthe:
-
---Voilà Chaupillard.
-
-L’arrivant était un beau garçon, dans la trentaine, grand, brun, l’air
-intelligent, mis avec une élégance aisée de clubman. Mais un
-intraduisible cachet de malveillance détruisait généralement l’effet de
-ses avantages physiques et de son affectation souriante. On le sentait
-étranger à tout échange de sympathie; visiblement même, sa personnalité
-avait de tels griefs contre l’univers que le sexe féminin n’obtenait de
-lui qu’une infime attention.
-
---Bonjour, Prestal.
-
-Il s’installa dans le salon, à la place de Ferdinand, un coude sur la
-table.
-
---Ils grandissent toujours ces deux bonshommes-là... ah! mon cher, les
-courses de Nice, quelle déveine! Un cheval qui allait de succès en
-succès, au moment décisif le voilà fourbu...
-
---La rosse Tarpéienne... modula Ferdinand resté debout.
-
-Chaupillard fit la grimace.
-
---Bonjour, madame, dit-il à Marthe qui ne s’était pas pressée de quitter
-sa cuisine. Je viens de rencontrer la petite Griffon, elle ne divorce
-toujours pas?
-
---Vous le savez mieux que personne, affirma Ferdinand, puisque vous êtes
-de ceux qui lui conseillent de ne pas lâcher...
-
---Tiens! s’écria Marthe, sur quoi est-ce que je marche?
-
---Maman, c’est pas moi, c’est Albert, déclara Georges.
-
-Sur le tapis, gisait un des yeux en verre jaune de «la bête».
-
---Vous travaillez? demanda Chaupillard à Ferdinand.
-
---Comme ci, comme ça, répondit celui-ci qui s’assit contre la
-bibliothèque.
-
-Puis, après une hésitation, sachant qu’il aurait mieux fait de se taire:
-
---J’ai commencé un roman.
-
-Chaupillard se leva aussitôt, animé, verbeux, tel un homme «à son
-affaire», qui traite un sujet de prédilection:
-
---Vous n’y pensez pas?... Vous offrir en pâture à la clique des
-imbéciles? Car enfin, moi, j’en ai publié un de roman; vous savez à
-quelle bande d’idiots j’ai eu affaire! les éditeurs des canailles; les
-critiques, tous plus crétins les uns que les autres; quant au public, un
-ramassis qui n’existe pas... Croyez-moi, laissez ça! Vous avez du
-talent, c’est entendu; gardez-le pour vous.
-
-Marthe était retournée préparer son dîner. Le visiteur faisait des pas
-devant Ferdinand assis, il allait jusqu’à la cheminée prononcer une
-phrase devant la glace, il revenait, les pouces dans les poches de son
-gilet, le menton menaçant. Il vociférait à plein gosier, mais sans
-vibration:
-
---Parbleu! continua-t-il, une porte se rencontre, il n’y a qu’à pousser,
-l’on entend du bruit: «Eh! là bas, moi aussi, j’arrive, j’en suis», et
-l’on entre dans l’enfer! Mais, malheureux, d’abord, il y a une chose à
-laquelle vous ne songez pas: la vie va être suspendue à cette question:
-le roman se fera-t-il? Jusqu’alors, vous avez pu facilement répondre de
-votre prétention aux yeux du monde: «j’écris des nouvelles», deux ou
-trois suffisent: l’on est bien le monsieur affiché. Mais là, dire: «je
-fais un roman», quelle imprudence! Fournir un moyen grave d’estimation,
-se mettre en demeure soi-même!
-
-Ferdinand, les jambes croisées, appuyé au dossier renversé, souriait,
-esquissait des gestes, sachant inutile de placer une parole; il
-comparait Chaupillard à un invité qui courrait çà et là casser les
-fleurs du jardin.
-
-Celui-ci, en effet, trouvait des morceaux de vérité décourageante:
-
---Alors, nuit et jour, dans la maison, dans la rue, une obligation
-inquiétante va dominer votre existence à tous. Le temps, les choses et
-les gens seront là, désormais, créanciers: vous préparez un roman! Bien,
-nous attendons. Votre mari, votre père a entrepris un roman? Bien, nous
-verrons. Une dette vous poursuivra... et quand vous aurez payé, on se
-fichera de vous.
-
-Marthe vint sourire à la porte du salon:
-
---Vous êtes donc toujours mécontent, monsieur Chaupillard?
-
-Il s’aperçut qu’elle commençait à mettre le couvert.
-
---Diable! je vous empêche de dîner. Je me sauve. Alors, mon cher, vous
-avez un sujet?
-
---Dame! sans doute... une fille-mère...
-
---Oui, on se figure toujours qu’on a un sujet magnifique, et puis, au
-bout de dix pages, on sèche.
-
-Ferdinand se pencha, les paumes sur les genoux:
-
---Mais je n’invente pas, moi! Alors je suis sûr de ne pas sécher, comme
-vous dites si bien. Mon héroïne vit, pas loin d’ici.
-
-Marthe arriva à la rescousse, pour dépiter Chaupillard:
-
---Voici une lettre de ce matin.
-
-Et elle lut, tout debout, dans l’encadrement de la porte.
-
-«Madame, je vous remercie de m’avoir placée, maintenant je suis
-tranquille. Mais, tout à coup, je pense que je n’ai plus mon enfant. Je
-n’ai pas beaucoup de force, en ce moment, mais quand j’aurai repris
-l’habitude de manger, sans doute que je serai solide; alors, si c’était
-un effet de votre bonté, j’aimerais mieux du travail à la campagne,
-n’importe quoi, fille des champs, dans le pays où est mon petit Émile.
-Je sais qu’il est bien et en bon air, et, comme l’a dit le médecin de
-l’ouvroir, il lui faut absolument la pleine campagne à cause de son
-anémie. Mais chaque jour que je ne le vois pas me perd le cœur. Et parce
-que, madame, c’est bon de manger, c’est bon un lit, alors voilà mon
-enfant tout aussitôt qui vient dans mon idée; et je ne peux pas
-profiter; je me dis: et mon petit? On me l’a pris! on me l’a pris! pas
-autre chose et n’y a plus que des larmes qui coulent. Faut que je me
-remette à peiner à l’ouvrage pour détourner mon chagrin, autrement, tant
-que j’ai du bon, je pleure.»
-
---Vous allez orchestrer ça? demanda Chaupillard, méprisant cette pauvre
-niaiserie et l’usage que l’on voulait en faire.
-
-Sa prestance (une indéniable noblesse physique), donnait au sarcasme une
-virulente accentuation.
-
-Le sourire de Ferdinand rentra presque complètement.
-
-Mais l’offense atteignit si bien Marthe qu’elle s’empourpra et, comme
-par l’antagonisme d’une autre noblesse, elle répliqua passionnément:
-
---Vous supposez que nous ramassons la douleur pour en jouer, pour en
-tirer bénéfice! Ce serait en effet assez bas. Vous saurez qu’il y a deux
-ordres de faits absolument différents; d’une part, nous cherchons à
-rendre service matériellement à Catherine, nous essayons d’arrêter là sa
-misère, loin de la suivre pour en extraire du développement. D’autre
-part, que Ferdinand mette la détresse passée en roman, ça ne cause aucun
-tort à Catherine: et il veut la réhabiliter, elle, et il veut défendre
-toutes ses pareilles. D’aucune façon, il n’y a _profit_ au sens où vous
-l’entendez.
-
-Agressive, la lettre au poing, elle n’obtint de Chaupillard qu’une
-acceptation dubitative, mêlée à l’amabilité de la retraite.
-
-Derrière lui, Marthe qui détestait «l’homme», mais qui aimait «le
-confrère de son mari», déclara d’un ton amusé, réconcilié:
-
---Vraiment, je ne discerne d’autre motif à sa visite que celui-ci: il
-avait flairé une occasion de démolir.
-
- * * * * *
-
-Chaupillard résolut d’aller le soir même chez Griffon à l’improviste.
-C’était ainsi: il oubliait les gens pendant des mois, puis, tout à coup,
-comme par la nécessité de remplir une mission vengeresse, il décidait de
-les voir, sans différer.
-
-Il dîna rapidement pour trente sous dans une mauvaise gargote du
-quartier. Puis, choisissant un chemin mal éclairé, avec son air olympien
-et grognon, il accepta une rencontre dans un garni de dernier ordre,
-d’où il sortit au bout de dix minutes, exactement, après une dépense de
-trois francs. Il alluma un havane de soixante centimes, au bureau de
-tabac, tout près de chez Griffon, et il se présenta, en pleine
-possession de sa physionomie hostile à la piètre humanité.
-
---Vous prendrez un peu de liqueur, en fumant? offrit Griffon.
-
---Non, non, je viens de dîner, refusa Chaupillard.
-
-Et sa mimique indiqua qu’il avait consommé jusqu’au cou.
-
-La charmante Adèle portait un peignoir fanfreluché qu’elle aurait aimé
-voir admirer par l’élégant personnage, mais ses yeux d’homme supérieur
-restèrent à des distances incommensurables des babioles féminines.
-
---Oui, j’ai profité de ce que j’étais dans le quartier; je viens de chez
-ce malheureux Prestal; figurez-vous qu’il a la folie d’entreprendre un
-roman.
-
---Mais, affirma Griffon, je trouve que ça lui va très bien; aucune
-difficulté ne le rebutera: c’est l’écrivain tenace, accroché aux heures
-et ne voulant pas les laisser partir sans résultat. Jamais de chômage,
-ni fêtes, ni dimanches...
-
-Chaupillard haussa les épaules:
-
---Je sais bien: une visite inattendue lui fait l’effet d’un emprunt
-gênant; il calcule le temps que ses amis lui coûtent et il le reprend
-sur son sommeil. Je connais ça mieux que vous, voilà dix ans que je suis
-ses louables efforts dans des revues ataxiques.
-
---C’est d’ailleurs comme rédacteur de ces revues paralytiques que vous
-êtes devenu son ami, inséra Griffon, délicatement.
-
-Chaupillard permettait à Griffon de parler et criait moins fort chez lui
-que chez Ferdinand; il continua sans se déconcerter:
-
---Les parents de Prestal étaient des ouvriers promus fabricants, mais
-ses grands parents étaient gens de la terre et il tient d’eux des vertus
-crochues que je ne trouve pas si épatantes; il chipe des notations comme
-les autres ramassaient du crottin.
-
-Madame Griffon boudait, enfoncée dans un fauteuil, à cause de l’effet
-raté de son incomparable peignoir; cependant le fond du débat, la
-question du roman, tirait sa curiosité de force.
-
-Chaupillard devenait intéressant:
-
---Prestal veut instaurer définitivement la vie intellectuelle chez lui,
-mais la vie matérielle va protester: ah! mais non, à moi toute la place!
-Et la vie domestique, civile et administrative n’est pas seule à
-réclamer ses droits. Le jour où l’on veut créer un être
-spirituel,--malgré l’admiration et le désir de le voir naître, cet
-enfant du cerveau,--un égoïsme affectueux, puissant, intraitable,
-contraint la famille à se défendre contre lui. J’ai été abominablement
-tracassé par mes parents; qu’est-ce que ça aurait été, si j’avais eu
-femme et enfants!
-
---Quant à ça, déclara Griffon, sur un ton de persiflage, la femme de
-Ferdinand est originaire directement d’un pays de nourrices
-professionnelles et, par atavisme transposé...
-
---Oui, elle a une espèce de bonté vache laitière...
-
---Et, mon cher, quelle union: Ferdinand et Marthe! Lui, accaparant tout
-le disponible à sa portée, soumettant la vie même des siens à son œuvre
-de personnalité. Elle, cédant tout son moi, n’ayant d’exigence que pour
-le bien de la communauté! Mais c’est d’un magnifique espoir pour la
-littérature!
-
-Chaupillard enfonça ses mains dans ses poches, bien résolu à emporter
-ses convictions:
-
---Moi, je vois un ménage de petits bourgeois, d’une pingrerie spéciale,
-je l’avoue; mais il ne suffit pas d’être grippe-sou et têtu pour devenir
-un Rothschild... Du reste, je ne souhaite que du bien à Prestal... quand
-on a eu comme moi affaire à la tourbe des imbéciles...
-
-Avant de prendre congé, il s’esclaffa formidablement:
-
---Et monsieur Ferdinand Prestal entend faire un roman héroïque, un roman
-à exemple! J’ai vu ça à son aspect, à l’animation phraseuse de madame!
-Eh bien, nous allons rigoler, l’avenir est plein de promesses; nous
-avons trois choses à attendre: notre conquérant se cassera le nez tout
-simplement devant le vulgaire et suprême obstacle: son bureau et son
-ménage l’empêcheront d’aboutir; ou bien, il arrachera tant bien que mal
-son nombre de pages, mais ne trouvera pas d’éditeur; ou bien, s’il
-franchit les deux premiers défilés... je demande à le voir l’exemple, le
-résultat!
-
-
-
-
-IV
-
-
-Ce matin-là, Marthe, ayant mis le chocolat au feu, se hâtait
-d’épousseter la salle à manger. Albert vint dire sur le seuil:
-
---Maman, je ne sais pas faire mon problème.
-
---Demande à ton père...
-
-Elle se reprit aussitôt avec la précipitation d’une personne qui, par
-oubli, allait causer une perte irréparable.
-
---Non, ne le dérange pas.
-
-Elle considéra d’un regard religieux le salon où Ferdinand écrivait,
-face aux fenêtres, ayant le Dickens à sa droite, la bibliothèque avec le
-Balzac et le Tolstoï derrière sa chaise.
-
-Le problème expliqué, Georges eut un bouton à recoudre.
-
-A sept heures et demie, comme Ferdinand avait rangé ses papiers, elle
-entama la conversation, une chaussure à la main, devant le cabinet de
-toilette.
-
- * * * * *
-
-Elle avait toujours quelque chose à raconter et les faits les plus
-ordinaires devenaient notables à la reproduction. Ferdinand s’en était
-aperçu, puis il avait fini par tourner la constatation toute à sa propre
-louange:
-
---Un cheval, un arbre sur pied ne nous intéressent pas; sur toile, leur
-vérité nous charme. Nous n’avons pas le temps de regarder la nature,
-mais nous prenons la peine de lire. C’est que notre attention paresseuse
-au milieu de trop de richesses demande à être servie; de là, le métier
-si important de _fixeur d’attention_: peintre, dessinateur, romancier.
-
-Quant à lui,--depuis que ce soin avait si bien profité à la confection
-de ses nouvelles,--il écoutait Marthe comme un voleur; de plus,
-resserrant son butin chichement, il ne lâchait guère que des paroles
-intéressées, avare jusqu’à refuser presque les petites banalités par
-quoi, dans la maison, entre mari et femme on s’effleure, on s’assure
-qu’il n’existe pas de dissension. Cependant, il s’ingéniait à bavarder
-de temps en temps, par devoir de réciprocité,--et tout au fond, par
-cette réflexion que la pratique du discours n’est pas sans utilité pour
-un écrivain; le bureau lui fournissait quelques détails à éplucher, le
-soir de préférence:
-
---Figure-toi que nous l’avons échappé belle, cet après-midi: un amas de
-dossiers périmés a failli être incendié par une fuite de gaz! Le chef
-sera longtemps avant de reprendre son teint jaunâtre assorti aux
-boiseries, le pauvre homme est resté tout vert-de-gris. Pense donc: si
-notre recueil de chinoiseries avait été détruit, nous en étions réduits
-à traiter les affaires avec le simple bon sens!
-
-Marthe ne calculait pas; au lieu de repasser en soi-même les actes
-journaliers, comme fait chacun, elle pensait tout haut en regardant
-Ferdinand.
-
- * * * * *
-
---J’ai le placement d’un vieux caleçon à Albert, dit-elle en brossant,
-figure-toi qu’une hospitalisée d’hier est sans linge par ce froid
-terrible. Je crois que l’adresse de l’ouvroir lui a été donnée par
-maman: «une dame d’Asnières qui reçoit parfois vos deux petits garçons»,
-m’a-t-elle dit. Elle ressemble à un masque japonais, elle a
-quarante-neuf ans, des moustaches et des gros sourcils gris et, à peu
-près le développement physique d’Albert. _Avant de tomber si bas_, elle
-exerçait la profession de colleuse d’affiches, elle faisait neuf heures
-de promenade par jour, avec, en guise de falbalas, un pot en fer, un
-pinceau, une échelle et une musette remplie de placards. Les confidences
-ne lui coûtent pas: «J’ai toujours été maigre comme ça, même dans le
-temps de mon premier mari où c’était assez rare de manquer un repas. Mes
-deux maris m’ont dit la même chose au bout de deux jours: on sera bons
-amis tant que tu voudras, mais pour ce qui est de la farce, on ne peut
-pourtant pas rire avec un squelette.»
-
-Marthe alla changer de brosse dans la cuisine. Ferdinand courut, le
-torse nu, griffonner une note sur la table du salon.
-
-La brosse changée glissait brillamment, d’un accompagnement alerte:
-
---Je lui trouvais l’air avare, cachottier, auprès des autres
-hospitalisées; j’ai fini par savoir; elle m’a cligné de l’œil dans un
-coin, avec un indicible bonheur: «C’est un riche avantage d’être maigre
-par le froid; si j’étais moitié plus grosse, je serais le double plus
-nue».
-
-Marthe n’altérait par aucune transition le débobinement de sa pensée.
-
---Le lendemain de Noël, si j’ai demi-congé, je me propose d’aller
-surprendre Catherine chez ses patrons, avec les enfants. Maintenant, je
-suis très amie avec la fille de ma directrice; elle m’a raconté sa
-visite de jeudi chez une dame patronnesse: «Il y avait un canapé comme
-du beurre, et l’air sentait le gâteau, et l’on croyait que la soie des
-rideaux allait poisser comme des berlingots». Elle m’a résumé son
-impression au milieu d’un éclat de rire blond et rose: «On est bien là
-dedans, comme la main dans une poche neuve».
-
-A huit heures et quart, Ferdinand servi--mouchoir, col, nœud de
-cravate,--les enfants inspectés: ongles et ourlets d’oreilles, Marthe
-fila au plus vite, préoccupée de ses gants troués qui n’en étaient
-pourtant qu’à leur troisième hiver; elle achevait toujours de s’habiller
-dans la rue. Près de l’école, rue Boursault, après avoir quitté les
-enfants, elle rencontra un des instituteurs, et, sincèrement, comme
-quelqu’un qui n’est pas encore tout à fait tiré de la paresse du matin,
-elle dit:
-
---Mais oui, monsieur, je me dépêche, il va falloir commencer la journée.
-
- * * * * *
-
-Au bureau, Ferdinand trouva son ami Griffon très peiné: une nouvelle
-frasque d’Adèle, juste au moment où, satisfait des apparences, il
-commençait à s’organiser une occupation de mari tranquille: entouré de
-livres, il songeait à critiquer des œuvres littéraires au point de vue
-spécial de leur portée sociale. Et crac! sa pensée était tiraillée de
-force par l’imbroglio des absences de sa femme.
-
-Les employés, sujets aux épanchements, s’asseyaient dans le couloir sur
-un grand coffre en bois où logeait le combustible. Là, ils ne cessaient
-pas d’être présents; les allées et venues des garçons, des collègues,
-des chefs, du public leur indiquaient l’instant où ils devaient se
-précipiter vers le porte-plume.
-
-Griffon parlait bas, les avant-bras sur les genoux:
-
---Elle renoue je ne sais quelles aventures avec cette détestable madame
-de Mireille. Je l’ai encore suppliée: séparons-nous, tu vois bien, nous
-nous rendons l’un l’autre malheureux. Non! je suis condamné à cette
-existence cahotée. Ah! mon vieux tu as de la chance d’être bien marié,
-quoi qu’en dise Chaupillard.
-
-Et Griffon développait un thème coutumier:
-
---Une bonne compagne peut faire un grand artiste d’un simple praticien,
-une mauvaise compagne tue le génie le plus vivace. La pensée, pour
-rayonner, a besoin d’une atmosphère de sécurité, de bienveillance... Et
-ce n’est pas un paradoxe de dire que la femme améliore un artiste par
-les vêtements qu’elle lui raccommode... Tu travailles...
-
-Passa un vieillard égaré, à la recherche d’un introuvable garçon de
-bureau. Ferdinand, penché, une main sur le coffre, secoua la tête:
-
---Il ne faut pas exagérer; je suis diantrement gêné dans mes
-entournures. Parviendrai-je à pondre mon roman? Il me manque des rentes.
-
---Non, non et non! se fâcha Griffon. Est-il possible de ne pas
-comprendre? Le jour où tu vivrais de tes rentes, tu serais bien moins
-impressionnable, et l’art, sous toutes ses formes, c’est l’exposé vécu
-de la douleur.
-
---Oh! oh! contesta Ferdinand, avec le geste de s’égoutter les doigts,
-quoi de plus artistique que la froide beauté plastique!
-
---Mais, mon vieux, triompha Griffon, la plus impeccable femme nue de
-marbre est due à la torture du désir chez l’artiste, et c’est aussi
-l’exposé _a contrario_, de la douleur, ou, si tu préfères, du bonheur
-impossible à atteindre.
-
-Ferdinand, le visage éclairé d’un sourire intérieur, feignait un parti
-pris irréductible, par amitié. Au moins, pendant que Griffon discutait,
-il oubliait ses griefs domestiques, il ressaisissait sa personnalité;
-ses coudes enlevés de ses genoux s’agitaient, agressifs:
-
---Mais mon vieux, tu ne sauras me faire craquer d’admiration devant la
-magnificence de Vanderbilt, si tu n’as pas un peu crevé de faim. Nos
-sensations ne sont que du relatif: célébrer la beauté, c’est accuser la
-laideur.
-
-Le vieillard perdu approchait de nouveau.
-
---Va te promener! lança Ferdinand, en manière d’avis contraire.
-
-Le vieillard qui longeait le côté des fenêtres s’arrêta net, vira et
-parut entreprendre de compter les innombrables ouvertures symétriques
-sur la cour carrée. Une horloge marquait onze heures, il régla sa montre
-soigneusement, il sifflota même, comme un flâneur qui parcourrait le
-bâtiment pour son plaisir.
-
-Pendant qu’il tournait le dos, un garçon de bureau passa, avec une
-allure «de couloir»: une allure qui fuit l’interview, rapide, affairée.
-Le vieillard devina l’ombre glissante... trop tard! les basques bleues
-disparaissaient derrière une de ces portes interdites dont le bouton n’a
-pas d’arrêt pour les mains profanes. Le vieillard guigna les deux
-employés sur le coffre, et s’éloigna: le brun barbu parlait avec trop de
-véhémence.
-
-Ferdinand avait reconnu par expérience un _public_ égaré. Comme les
-allégations de Griffon n’étaient pas nouvelles et ne pouvaient pas
-servir dans son roman, il contracta les sourcils, en auditeur terrible,
-et laissa évader son attention. «Les gens perdus sont toujours timides,
-pensa-t-il; d’ailleurs, hardis, les gens ne s’égarent pas. La timidité
-est le vice initial des filles perdues, bien qu’ensuite elles affectent
-un air de tourisme décidé... Tiens, il faut que je prenne ça en note.»
-
-Griffon plaidait dans le désert.
-
---Je place au plus haut la sensibilité... Les écrivains dispensés par
-naissance du souci d’argent--et consécutivement de mille autres
-soucis,--feront des œuvres plus logiques, plus savantes, plus nobles
-peut-être, mais jamais aussi palpitantes que ceux ayant encore des
-racines dans la classe exploitée. Il faut que l’écrivain puisse _sentir
-personnellement_ l’injustice, la privation; or, rien de tel que d’être
-nu pour sentir les coups directement...
-
-Ici Griffon tapota la poitrine de Ferdinand:
-
---Moi-même, étant jeune, j’ai voulu comme tant d’autres, donner dans la
-littérature généreuse; j’ai vite reconnu mon infériorité de dilettante.
-
-Ferdinand, redevenu attentif, fut sur le point de conseiller: «Tu
-devrais t’y remettre, maintenant que tu as une femme qui te fait
-souffrir»; il haussa les épaules:
-
---La morale de ton boniment, mon canard, c’est que la condition parfaite
-pour un romancier n’existe pas. Riche, il ne sent pas directement,
-admettons; mais, sans-le-sou, les nécessités matérielles restreignent
-déplorablement sa production. Et tu ne peux pas me rassurer;
-parviendrai-je à gratter mon roman sur mes obligations d’employé? s’il
-n’y avait que mon temps de boulotté, je...
-
-Le vieillard égaré fit une nouvelle exploration dans le couloir aride;
-il s’adressa humblement à ces messieurs:
-
---Excusez-moi, je ne trouve pas d’appariteur: le bureau de monsieur
-Prestal?
-
-Ferdinand se leva:
-
---Ah! ah! fit-il, interrogeant l’horloge dans la cour, d’un air qui ne
-laissait pas espérer que M. Prestal fût à son bureau à une heure aussi
-insolite.
-
-Mais il ajouta d’un ton d’extrême obligeance:
-
---Si vous voulez bien venir avec moi, monsieur, je tâcherai de vous
-répondre.
-
-La journée finie, Ferdinand invita son ami:
-
---Viens donc jusqu’à la maison dire bonjour aux «loupiots», ils ont à te
-consulter au sujet de leur moteur détraqué, tu es l’homme de ressource
-pour eux. C’est rigouillard, ils ne me bassinent pas trop, ils savent
-parfaitement qu’il n’y a pas grand’chose à tirer de moi.
-
-Il souriait, par réminiscence paternelle, comme si une journée de bureau
-faisait un vide d’une année.
-
---Allons-y, accepta Griffon, je serai content de les voir; et puis, je
-te dis, ma femme est dans une crise fâcheuse... autant rentrer le plus
-tard possible, cela me dispensera peut-être de constater son absence.
-Prenons-nous le tramway? il va neiger.
-
-Ils s’arrêtèrent au bord du trottoir, perplexes. Ferdinand plaisanta:
-
---Après quelques années passées dans les bureaux à exercer le métier de
-manquer de décision, l’on ne sait même plus si l’on doit prendre
-l’omnibus, ou aller à pied. Marchons, va!
-
-Déprimés par leurs sept heures «de présence», les deux amis cheminèrent,
-comme des employés, sans parler, en fumant et en regardant les femmes.
-
-Ce fut seulement dans le bout de la rue Saussure habité par Ferdinand,
-que Griffon, mélancolique, dit, le front mobile à droite et à gauche:
-
---J’aime bien ton coin des Batignolles, c’est un restant de banlieue
-typique; les boutiques sont espacées entre des habitations de
-rez-de-chaussée; voici le commerce de vins avec saucissons d’Auvergne
-pendus derrière les vitres; voici le «Ressemelage américain», puis la
-«Spécialité de cafés, journaux et mercerie», et la blanchisserie de fin
-et de gros, grande comme un fer à repasser.
-
-Ferdinand montra l’enfilade à peu près déserte:
-
---Autres caractéristiques: il ne circule guère de voitures que le matin
-et le soir; dans la journée, il reste toujours assez de silence pour que
-l’on entende çà et là des oiseaux en cage. Et les marchands des quatre
-saisons connaissent les clientes par leur nom, comme des boutiquiers.
-Jusqu’aux fenêtres du troisième, ils s’abouchent: «Faut rien, m’ame
-Gluten?»
-
-Un arrêt, avant d’entrer dans la maison.
-
---Dame! ajouta Ferdinand par plaisanterie, un écrivain ne peut pas
-habiter n’importe où; il ne donne son maximum que grâce à l’affinité du
-milieu. Pige un peu comme cette rue vieille, médiocre, inoccupée, a un
-air «bonne femme». J’ai besoin toutefois de me sentir à proximité du
-mouvement fiévreux, violent; les sifflets de la gare Saint-Lazare
-m’entretiennent. Et tu vois la boutique de mon encadreur, juste en face
-mes fenêtres... pourrais-je me passer de cette devanture noire et jaune!
-le front au carreau, j’appuie ma méditation sur les baguettes de bois
-doré, de chêne, sur le portrait du général agrandi...
-
---Si nous montions? dit Griffon, il neige.
-
- * * * * *
-
-Le cas de madame Griffon était assez curieux.
-
-Malgré les objurgations les plus variées,--du mineur au majeur,--elle
-fréquentait assidument une ancienne condisciple mariée à un peintre
-amateur, très riche et nomade. M. de Mireille parcourait le globe à la
-recherche de sites inspirateurs.
-
-Ces dames trouvaient «galbeux» de hanter les ateliers montmartrois. Dans
-leurs expéditions, elles avaient découvert un artiste de génie, nommé
-Morlane et, entre autres fariboles, elles avaient entrepris de le rendre
-fou.
-
-Il était aux mains d’un trafiquant malin qui lui prenait tous ses
-tableaux, par traité, de façon à juste l’empêcher de mourir de faim.
-
-Morlane brûlé de passion n’avait souvent le moyen de gager ni modèle, ni
-maîtresse, et lorsque l’aubaine de quelque jolie fille venait à lui
-échoir, ce n’était jamais que de la chair bête, mal parée. Or, sa
-pauvreté offrait un côté pathologique: devant la grâce des manières, le
-vrai luxe des vêtements, l’authentique odeur d’élégance, en un mot,
-devant la véritable dame chic, Morlane tombait à une convoitise morbide,
-son être bouleversé agonisait, sa raison quittait le sommet.
-
-Madame Griffon et madame de Mireille s’amusaient à être les délices
-chères qu’un indigent regarde en frémissant. Sous prétexte de
-camaraderie obligeante, elles venaient, se dévêtissaient à peine,
-progressivement, juste ce qu’il fallait pour faire du mal.
-
-Elles avaient été admonestées inutilement par un habitué de l’atelier,
-le jeune Ribérol, critique d’art en disponibilité.
-
---Ménagez donc Morlane! Voyez-le se débattre et sombrer: son imagination
-lasse ne fournit plus le contrepoids indispensable à ses désirs.
-
-D’ailleurs, le beau Ribérol, mince, impeccable, verni, très salonnier
-d’attitude, avait peu insisté dans ses remontrances; il avait discerné
-soudain, qu’en l’occurrence, quelque chose s’offrait de mieux à faire
-que de défendre Morlane.
-
-Aguiché jusqu’à la frénésie, ce dernier aurait essayé de violenter une
-femme ordinaire, mais sa névrose comportait un total phénomène
-d’aboulie. Et les deux amies s’enhardissaient de comprendre que leurs
-dentelles, leur batiste, leur acabit physique, et leur condition sociale
-les protégeaient plus que des barreaux de fer.
-
-Mais, à ce jeu malsain, une propension sadique s’accrut chez ces dames,
-à la manière de l’alcoolisme. La ravissante Adèle se mit à faire
-souffrir son mari, de propos délibéré. Une véritable manie d’intoxiquée:
-elle fut poussée irrésistiblement à l’exaspérer en rentrant tard, en
-refusant de motiver ses absences autrement que par des dires absurdes,
-en affichant une grossièreté de poissarde.
-
-Dans le monde, au théâtre, à des bals, à des fêtes, elle prétendait
-s’exhiber comme devant Morlane; elle se décolletait à l’excès,
-recherchait les frôlements, se faisait provocante indécemment.
-
-Enfin, s’éveilla en elle une ardeur maladive, une impatience de la vie
-honnête et de la règle bourgeoise, et elle refusa plus que jamais le
-divorce. Par une contradiction du même genre, elle acceptait en
-imagination n’importe quel amant, excepté Morlane.
-
-Elle en vint à incriminer la fidélité de son mari comme une infériorité,
-un ridicule. Le mari capable de quelque passagère aventure est bien plus
-digne d’amour qu’un monsieur trop respectueux de «l’unité de lieu»; un
-époux si bien enrayé devient fastidieux comme un ouvrage austère. Tandis
-qu’un volage, ayant sacrifié là où d’autres ont sacrifié aussi, revêt
-les mérites, les défauts précieux de ses co-partageants; il se
-complique, il offre une sorte de pluralité tentante. Ce n’est plus ce
-personnage défini dont on se lasse vite: votre mari, c’est «l’homme».
-
- * * * * *
-
---Voici le mécanicien! cria Ferdinand aux enfants qui accouraient à son
-coup de sonnette.
-
-Le moteur éclopé fut apporté. Griffon s’installa dans la salle à manger.
-Georges à gauche, Albert à droite, se penchaient, fourraient le nez
-jusque sur ses mains.
-
-Il fallut une pince, un couteau, un bout de fil de fer et,--avant le
-signal: fonctionnez!--deux pichenettes sur la joue des conducteurs
-maladroits.
-
---Vraiment, menaça Griffon, je ne sais pas ce qui me retient de vous
-jeter quatre sous, là, sur la table, pour un demi-litre d’alcool et de
-vous forcer à chauffer ce moteur avant mon départ! Non, je ne peux pas
-me calmer: tenez! une pièce de cinq sous, il restera un sou pour acheter
-de sales bonbons qui vous donneront peut-être la colique... pouah!
-
---Avez-vous fini? demanda Marthe. J’ai reçu une lettre de Catherine
-Bise.
-
-Ferdinand s’assit en face de Griffon et se mit en devoir de lire tout
-haut. Les visages se firent graves: à cause de Catherine et à cause de
-cette voix secrète: «Attention! il s’agit du roman! il s’agit de cette
-chose promise et si incertaine!»
-
---La pauv’ bougresse! soupira Ferdinand, ça n’a pas été facile de lui
-enlever son idée de se placer à la campagne. Tu vois cette aberration,
-mon cher!
-
-Griffon se contenta de sourire. Marthe, debout, avait remarqué un
-froncement de contrariété à cette expression: «la pauv’ bougresse».
-Certes, Griffon gardait son air distingué dans la facétie même, mais,
-d’ordinaire, il aimait beaucoup le langage relâché de son ami. Et Marthe
-se souvint plus tard de ce blâme inexplicable.
-
-Ferdinand continua:
-
---Une mauviette de Paris, là-bas! tandis que la campagne nous envoie
-l’excédent de ses fortes filles!... Dis donc, Marthe, as-tu réfléchi à
-cette particularité qu’elle ne fait pas de fautes d’orthographe?
-
-«Madame, je réponds à votre dernière lettre, je me porte bien,
-seulement, mon ennui ne cesse pas à cause de mon petit Émile. Voilà six
-mois qu’on l’a emmené et j’ai peur de ne plus savoir comment il est.
-Souvent, je m’arrête, je me dis: «Est-ce que je l’ai encore dans ma
-mémoire?» Je ferme les yeux, je le vois; mais la peur ne me quitte pas:
-si, une fois, je ne le voyais pas, je recevrais un coup que, sans doute,
-je ne rouvrirais pas les yeux. Et puis, madame, un bébé change tous les
-jours! J’ai écrit à la nourrice pour demander qu’elle le fasse
-photographier, elle ne m’a pas répondu, elle ne veut plus m’écrire
-qu’une fois par mois, comme d’usage. Madame, c’est bien malheureux
-d’avoir vingt ans et de n’avoir qu’un pauvre enfant qui ne vous connaît
-pas. Alors, madame, je crois que je ne pourrai pas durer, je vous
-demanderai à faire revenir mon petit plus près de Paris, que je puisse
-aller le voir, chaque mois, à ma demi-journée de congé. Madame, si le
-mois de nourrice est plus cher, ça ne fait rien, je donnerai tout ce que
-je gagne, je n’ai besoin de rien et je me raccommode quand tout le monde
-est couché. Madame, je vous embrasse et je salue vos fils et aussi
-monsieur.»
-
-Au moment d’emporter le moteur réparé, les garçons avaient retenu l’élan
-de leur joie pour écouter.
-
-A l’accent de la lecture, Albert considéra le papier de la lettre, le
-visage de son père, et devint sérieux. Georges eut un regard sans objet,
-tout intérieur et devint triste.
-
-Cette manifestation de deux tempéraments différents dura bien deux
-minutes: une vocifération hilare accompagna le moteur dans la chambre
-voisine.
-
-Ferdinand, méditatif, posa la lettre:
-
---C’est la plainte inlassable de la femelle mise hors nature.
-
---Un peu moins de bruit, les chauffeurs! ordonna Marthe, balancée, qui,
-le moulin à poivre à la main et les yeux sur Griffon, avait à mettre son
-grain dans la cuisine et dans la conversation.
-
-Griffon hochait la tête impérieusement vers Ferdinand:
-
---Mieux que ça! Cette victime sans culture et de vulgaire extraction
-n’est pas une inférieure. Elle n’appartient à aucune de nos classes
-définies où les facteurs argent et instruction sont prédominants; elle
-est d’une classe spontanée... Me comprends-tu? Le don d’émotion lui
-confère une sorte d’aristocratie. Moi, par évocation mentale, je
-l’assimile à telle tragédienne sortie du peuple, et qui,--sans le
-Conservatoire,--du premier coup, fut une grande artiste.
-
-Ferdinand appela le témoignage de sa femme:
-
---Que t’ai-je dit, Marthe, quand nous sommes allés voir Catherine?
-Devant le tragique indéfinissable de son visage, j’ai éprouvé cette
-déférence, cette très vague humilité dont nous ne pouvons nous défendre
-devant une personne «de la haute».
-
- * * * * *
-
-On s’occupa de faire revenir le petit Émile dans la banlieue ouest de
-Paris.
-
-Des difficultés surgirent. La nourrice de province gémissait et se
-cramponnait comme si on lui eût arraché un sac d’écus. Elle prétendait
-qu’un tiers inconnu lui avait recommandé le marmot, et lui avait promis
-qu’en récompense de ses bons soins elle l’élèverait entièrement.
-
-Griffon et Ferdinand se taquinaient l’un l’autre au sujet du mystérieux
-protecteur.
-
---Dis donc, Ferdinand, tu as demandé un jour de congé, on n’a jamais
-bien su pourquoi.
-
---Et toi? tu t’es absenté pour être témoin dans une affaire grave, duel
-ou mariage?... Est-ce qu’elle a survécu à sa blessure, la mariée?
-
-La vérité était que Griffon, l’esprit travaillé par la détresse de
-Catherine, s’était décidé à une mesure pratique en faveur de l’enfant.
-Et la dissemblance extrême de deux hommes à physionomie pareillement
-généreuse se pouvait constater là totalement: Ferdinand concentrait sur
-la fille-mère une pitié perspicace, de chair vibrante, mais--heureux en
-affection et artiste pas riche,--sa pitié restait dans sa peau, en
-quelque sorte, et profitait surtout à la littérature; Griffon n’avait
-pas vu Catherine et ne palpitait pas, sa pitié théorique était plus
-large, et--bourgeois aisé, malheureux en affection,--il avait agi.
-
-Du reste, l’aventure matrimoniale de Griffon était typique. Au lieu
-d’accepter un parti avantageux et de vivre en rentier, il s’était
-persuadé de prendre un emploi et d’épouser une femme sans dot, «par
-réaction contre l’égoïsme de classe». Bon par nature, il voulait encore
-se compléter par du raisonnement et de la préméditation. Il y avait,
-chez lui, une préoccupation livresque de morale, de justice, qui ne se
-rencontre d’ordinaire que dans les discours ennuyeux et déplacés des
-personnages artificiels chers aux littérateurs débutants ou finissants.
-
-Une fois, les deux amis s’étaient un peu fâchés à propos d’une
-entreprise révolutionnaire.
-
---Moi, dit Ferdinand, j’ai vingt francs maigrement, je souscris en
-paroles de propagande. Toi, tu as cent francs, tu envoies quarante sous
-de ton superflu pour préserver le reste. Comparons nos mérites.
-
-Le parallèle n’était pas juste. En tout état de cause, Griffon valait
-mieux que Ferdinand pour la générosité effective; il cherchait avec
-persévérance à rendre service et se dépensait volontiers en démarches
-pénibles. Ferdinand, attaché à une ambition définie, n’était pas capable
-de grand sacrifice pour autrui.
-
-Un autre aspect.
-
-Par principes de famille devenus goûts personnels et par discipline
-intellectuelle, Griffon conservait une parfaite tenue d’existence. Or,
-malgré l’amitié sincère jusqu’au sans-gêne du tutoiement, quelque chose
-comme une différence de race empêchait Ferdinand de montrer le fin fond
-de lui-même à Griffon. Tandis qu’au contraire ce même Ferdinand étalait
-fraternellement sa nature de rechange devant un autre ami, Jeannin,
-littérateur de profession, juste assez débauché pour s’enfiévrer d’un
-immense talent.
-
-Jeannin était un peu pour Ferdinand ce que madame de Mireille était pour
-madame Griffon.
-
-Chaupillard avait formulé cette classification en ne médisant qu’à
-moitié: Prestal et la petite Griffon, genre égoïste, sensuels suspects;
-Griffon et madame Prestal, genre dévoué, fournisseurs honnêtes.
-
-Au sortir de l’adolescence, Ferdinand et Jeannin s’étaient rencontrés
-dans une bibliothèque. Instantanément, ils s’étaient mirés l’un dans
-l’autre et ils avaient eu plaisir à se retrouver, à rapprocher leur même
-sourire restreint. Leur première conversation les avait liés pour
-toujours.
-
-Aux fins de journée, souvent ils erraient côte à côte, portant
-interminablement par les rues cet incurable _mal triste_ des artistes,
-cette convoitise mâle, infiltration même de la désolation, qui leur
-faisait dire au milieu de l’activité gaie des faubourgs populeux:
-
---Nous sommes des damnés sans espoir: l’art n’est qu’un degré spirituel
-et douloureux d’hystérie. Aucune possession ne nous rend la sérénité,
-car c’est l’au delà de la chair, c’est le beau sensible, l’éternel de
-l’être, que nous cherchons.
-
-Après le mariage de Ferdinand, Griffon était devenu l’ami de tous les
-jours, mais Jeannin, dans le lointain, était resté le sosie.
-
-Jeannin, âgé maintenant de trente-six ans, maigre sans être grand,
-moustache et barbiche rousses, avait une bouche impressionnante, au
-rictus creusé, mobile--et, comme si le serrement d’amertume eût fait
-évaser le haut de la face,--un vaste front tourmenté. «Le poids de ses
-yeux gris courbait un peu son nez», avait dit un biographe. Les gens
-ordinaires,--à le voir, à l’entendre,--le jugeaient «inoffensif et
-amusant».
-
-De temps en temps, Ferdinand sortait seul le soir, après dîner:
-rendez-vous avec Jeannin. Marthe, qui n’avait jamais vu cet ami, se
-réjouissait plutôt, du moment que ça faisait plaisir à son mari, de
-sortir, et du moment qu’il s’agissait de littérature... La force même de
-ses sentiments affectueux et l’extrême souci du bien-être familial lui
-enlevaient toute faculté soupçonneuse, et toute perspicacité hors d’un
-certain cercle.
-
-Quelquefois aussi, Ferdinand rentrait en retard du bureau; on
-l’attendait avec inquiétude à la maison.
-
---J’ai vu Jeannin, prononçait-il, l’air préoccupé, sans plus
-d’explication.
-
-Cela suffisait; immédiatement, Marthe n’avait plus qu’une pensée:
-
---Il s’agit du roman. Quelle dette considérable! Mais aussi, après
-l’acquittement, Ferdinand sera joliment récompensé de ses peines!
-
-Et, comme c’était elle qui découpait et servait à table, elle
-choisissait avec un redoublement de tendresse le meilleur du plat pour
-Ferdinand.
-
-
-
-
-V
-
-
-La trompeuse réconciliation visita le ménage Griffon à peu près dans les
-délais habituels.
-
-Aussitôt, bien entendu, les Prestal furent invités au dîner
-d’affermissement.
-
-Ce fut un samedi, pour que les enfants pussent compenser la veillée par
-une grasse matinée, le lendemain.
-
-Ferdinand posa un rouleau de papier sur l’étagère du dressoir normand,
-derrière sa chaise: un chapitre de son roman qu’il lirait après le
-dessert, selon l’engagement pris quelques mois auparavant.
-
-Madame Griffon réclamait cette lecture depuis le lendemain de la
-promesse.
-
-Le sort de Catherine et, par corrélation, le roman faisaient l’effet
-d’une inoculation dans sa vie. Elle pensait à chaque instant «à cette
-manigance de fille-mère». Curiosité? Charité? Inquiétude? Impossible de
-discerner.
-
-Alors, elle voulut que ce je-ne-sais-quoi fût du contentement, bon gré
-mal gré. Ainsi, une personne dont les mains deviendraient brûlantes
-déciderait: c’est signe de santé, non pas de fièvre.
-
-Son parti était pris: elle se réjouissait que Marthe eût un mari
-écrivain, elle n’était pas envieuse. Elle se réjouissait que Catherine
-servît à faire un roman; elle se moquait pas mal de cette héroïne et
-tant mieux si quelqu’un s’occupait de ses litanies: cela dispensait
-d’autres personnes d’exercer leur pitié.
-
-Pour certains motifs aussi, la jolie femme, prompte à grossir les
-événements, portée à en chercher exclusivement le côté divertissant,
-avait voulu célébrer comme une fête «la première lecture». Elle avait
-trouvé là l’occasion d’oublier de bonne foi ses frasques récentes, et de
-vieillir l’actuelle réconciliation; en dehors du roman commencé, tout
-devenait secondaire et histoire ancienne.
-
-Vraiment, par une illusion étonnante, elle était heureuse à plein, comme
-d’une réussite personnelle. Depuis trois jours elle s’agitait en
-préparatifs inusités.
-
-A peine placés à leur bout de table, Albert et Georges firent: «Oh! oh!»
-en montrant deux bouteilles de champagne sur le dressoir de chaque côté
-du vase chinois.
-
---Ah! mais! les mioches, proclama vivement madame Griffon, vous allez
-voir, ce n’est pas «de la petite bière», aujourd’hui! quand vous serez
-grands, vous vous rappellerez la date!
-
---Redresse-toi, mon vieux, dit Griffon qui finissait par «marcher»
-aussi.
-
-Et il présentait à Ferdinand un menu imprimé: _Dîner littéraire du 28
-mai_.
-
---Sapristi, fallait prévenir! Nous n’aurions pas emmené les gosses: un
-dîner littéraire est nécessairement orgiaque.
-
-Marthe était fort sensible aux frais faits en l’honneur de son mari. La
-satisfaction avivait les joues des deux femmes. Un coup de joie enlevait
-aussi à Ferdinand son masque de fatigue studieuse et, chez Griffon,
-effaçait une certaine dépression de voyage nuptial.
-
-Les Prestal surtout étaient comme débarrassés d’une inquiétude,
-remarquait Griffon: Ferdinand n’était pas encore _un romancier_, mais
-enfin, il approchait.
-
-La bonne à tête de tortue était partie.
-
---Figurez-vous, éclata madame Griffon, qu’elle avait aussi un rejeton en
-nourrice et, Dieu me me pardonne! elle était jalouse de votre Catherine!
-Alors, non... je ne sais pas ce que j’ai éprouvé: je lui ai donné tout
-mon argent, pourvu qu’elle s’en aille; elle a été bien contente; je lui
-avais dit de m’écrire comme fait Catherine... mais ça m’ennuie
-maintenant, s’il faut répondre.
-
-La nouvelle bonne, toute jeune, éveillée comme une souris, plaisantait
-avec les enfants. Dans son va-et-vient derrière les chaises, elle
-ouvrait de grands yeux ronds vers les friandises du dressoir et remuait
-les mâchoires, par simulacre de tout avaler, ou bien elle feignait de
-chanceler en portant à deux mains une assiette vide. Albert et Georges
-suivaient avec ravissement sa frimousse drôle. C’était une de ces
-servantes qui ont la faculté d’être en fête les jours de fête et,
-littéralement, de de se croire _invitées_, chaque fois qu’elles ont du
-monde en supplément à servir.
-
-La soirée même offrait son charme: à sept heures on était à table avec
-une clarté de midi, les fenêtres ouvertes. Le soleil déclinant brillait
-rouge dans les vitres et complétait le décor vif des roses bottelées à
-pleins vases, sur la table, sur le buffet, sur la jardinière.
-
-De l’autre côté de la rue assez étroite, nombre de fenêtres regardaient
-la salle à manger. Pour madame Griffon, la constatation des voisins
-ajoutait beaucoup aux agréments d’un gala; elle jetait les yeux sur la
-façade, à chaque instant; un jeune ménage dînait, juste à étage
-correspondant.
-
-Elle exigea un premier toast, tout de suite après la soupe; elle se leva
-comme Albert et Georges, trinqua trop fort comme eux, leva son verre
-au-dessus de sa tête. Le jeune mari d’en face était très bien de sa
-personne.
-
-Elle approuva vivement Albert d’avoir renversé son eau rougie sur la
-nappe; c’était bon signe pour le roman et le présage serait encore
-meilleur si quelque vaisselle était cassée au cours du repas.
-
---Ma petite Maria, un torchon! cria Georges.
-
---Comment, tu es déjà si ami avec la bonne? s’émerveilla Griffon.
-
---Moi aussi, je suis ami? réclama Albert.
-
---Certainement, monsieur Albert.
-
-Et tout y était: une rougeur subite aux joues de Maria, un accent moitié
-d’obéissance, moitié de séduction; il ne manquait à Albert que d’avoir
-sept ans de plus.
-
-Ferdinand fit la remarque par clignements d’yeux; on félicita Maria et
-les enfants de leur vieille camaraderie d’une heure; toutes les phrases
-prenaient double sens, on riait d’un rien.
-
-A un moment, madame Griffon fut obligée d’aller calmer à la fenêtre une
-hilarité convulsive. Marthe avait mélangé comiquement deux idées:
-
---Ah! des truffes!... Si j’avais su, nous aurions fait toilette.
-
---Il y a des truffes! cria Ferdinand; moi, si j’avais su, j’aurais
-ajouté quelques épithètes rares à mon chapitre.
-
---Oui! proposa Griffon gaiement, des «vocables prestigieux», comme tu en
-piquais après coup dans tes premières nouvelles.
-
-Les deux amis échangèrent un long regard amusé. Ils évoquaient l’époque
-déjà lointaine où Ferdinand ballotté, ignorant l’endroit précis de sa
-propre originalité, avait souhaité d’égaler en ostentation les virtuoses
-parvenus qui faisaient chatoyer une idéologie bien apprise, ou qui
-enchâssaient patiemment des locutions précieuses dans des phrases d’art,
-pour l’unique projet d’éblouir le monde.
-
---Hein! compléta Griffon, heureusement que tu possédais un tempérament
-net qui s’est dégagé!
-
---Peut-être... mais tu m’as montré le premier la colossale distance
-entre les productions «tout en mots», et les productions en «substance
-tressaillante...»
-
-Ferdinand exprimait par son accent qu’il citait des paroles dévouées,
-maintes fois entendues.
-
---Ah! oui, vous savez, avoua madame Griffon, vos nouvelles que j’ai lues
-dans les revues, avant de vous connaître, je n’y ai rien compris... Et
-je croyais que vous aviez de grands cheveux, un air fatal, je me
-préparais à être subjuguée... mais vous n’avez d’artiste que le
-regard...
-
-Vu le tour fastidieux que prenait la conversation, le jeune Albert se
-dérangea subrepticement, et vissa une cigarette en mie de pain à l’un
-des bonshommes du dressoir normand.
-
-Ferdinand affectait peut-être trop de donner tout son rire à sa femme:
-
---Jadis une personne frivole m’a beaucoup flatté en affirmant que
-j’avais des yeux de sorcière... C’est ma galette qui a passé au sabbat,
-de c’t’affaire-là!... Griffon, si Albert quitte encore la table, ne lui
-sers pas de bombe glacée.
-
-Le jour baissait. Maria allumait la lampe et les bougies du lustre; en
-penchant son buste au travers de la table, elle forçait la conversation
-à se séparer en deux. Griffon et Ferdinand se heurtaient du coude à
-cause de la gorge de Maria très «fruit vert», sous une mince étoffe
-tendue.
-
-Madame Griffon se tournait comme pour une confidence, et son plaisir
-augmentait de ce que, maintenant, la plupart des fenêtres de la rue
-étaient occupées:
-
---Avez-vous eu des pensionnaires cocasses, à l’ouvroir, ces temps
-derniers?
-
---Il est arrivé, avant-hier, une espèce de vieille bohémienne, ci-devant
-«presseuse d’aveugle chanteur». Son métier était de conduire un aveugle
-par les rues et de le serrer, sur le côté, pour faire sortir la mélodie,
-le temps voulu, lorsque passaient des gens susceptibles de lâcher un
-sou. Mais elle a laissé renverser son Œdipe par un auto; ses
-concurrentes l’ont discréditée sur le marché, aucun aveugle ne veut plus
-de ses pinçons, tout son apprentissage est perdu.
-
-Ferdinand et Griffon parlaient d’un roman très beau paru récemment:
-
---As-tu déjà cherché à préciser la parenté indubitable qui existe entre
-les chefs-d’œuvre, fussent-ils des genres les plus différents? demandait
-Griffon avec un sourire fin, attendri.
-
-Puis d’une voix pénétrante, il exposa une théorie:
-
---Mon vieux, si l’on pouvait analyser chimiquement les productions
-artistiques et doser leurs ingrédients constitutifs...
-
-Ferdinand, chatouillé au bon endroit, buvait du bordeaux sans faire
-attention, servi sournoisement par madame Griffon; il tendait la joue
-vers Griffon et regardait le petit Georges sans le voir; cette sorte
-d’extase cessa tout à coup:
-
---Mais qu’est-ce que tu as donc, Georges, à paraître si malheureux?
-
---Parbleu! cria madame Griffon à son mari, tu bénis la bombe avec ta
-spatule et tu n’y touches pas! Georges voit avec désespoir que tout sera
-fondu avant que tu aies fini tes discours.
-
---Mon petit Geo s’embête comme un cafard dans un pain de quatre livres,
-prononça Albert.
-
---Bah! où as-tu chipé cette comparaison?
-
-Mais Albert rougit, et aucune exhortation ne put dévoiler l’origine de
-la repartie.
-
---Il tiendra de son père, dit Griffon en riant; il sera hospitalier pour
-les mots errants... Tiens, tu auras la plus grosse part.
-
-A la fin du dîner,--peut-être le bordeaux et le champagne aidant,--la
-charmante Adèle devenait sage et sensible:
-
---Vous savez, maintenant, madame Prestal, je me mets à la couture, je
-ferai toutes mes robes moi-même; j’ai déjà appliqué une collerette de
-dentelle sur un corsage.
-
-Marthe riait intérieurement de la sincérité de cette éphémère
-résolution. Et elle pensait à un parent de son mari, «l’oncle poivrot»
-qui, un jour, était venu, jurant d’employer désormais toute sa paie à
-«s’acheter des frusques», à preuve que, cette fois-là, sur l’argent de
-sa quinzaine, il s’était acheté une paire de boutons de deux sous.
-
-Consciente des égards dus à son nouveau mérite, madame Griffon éleva
-soudain une protestation:
-
---Vous n’allez pas continuer à nous embêter avec votre littérature?
-
---Voyons, répliqua son mari, c’est toi-même qui as intitulé notre
-réunion «dîner littéraire».
-
---Parfaitement: tout à l’heure monsieur Prestal lira, et ce sera la
-partie littéraire; mais, en attendant, les messieurs, dans un dîner,
-doivent complimenter les dames et non pas causer entre eux, comme vous
-faites.
-
---Entendu! Ferdinand achève seulement une explication, le temps que
-Maria fait le service.
-
-Maria s’éternisait à enlever les miettes avec une brosse; la plupart des
-chapelures s’incrustaient dans la nappe, ne lâchaient pas prise;
-quelques-unes sautaient par-dessus la brosse, retournant au milieu, vers
-le chemin de table.
-
-Sur un coup d’œil orageux de madame Griffon, Marthe avança la main.
-
---Permettez, je me charge de prononcer la clôture.
-
-Et, demi-sérieuse, s’adressant à son mari, en femme pratique, soucieuse
-des échéances, elle déclara:
-
---Je crois qu’il ne faut pas trop se préoccuper de la règle du
-chef-d’œuvre; il y a quantité d’artistes qui ne réalisent jamais rien,
-tellement ils ont peur d’oublier une des conditions de la perfection.
-
-Alors, Griffon, un peu moqueur, fit rougir Marthe:
-
---Rassurez-vous, Ferdinand travaille; la théorie du beau ne le tracasse
-qu’après coup... Ne craignez donc pas! Il le fera, son roman!
-
- * * * * *
-
-Pour la lecture, on ne quitta pas la table. Albert et Georges furent
-installés à côté, dans le salon, l’un avec le _Pêle-Mêle_, l’autre avec
-_l’Illustration_.
-
-Maria, par la porte du couloir, venait leur rendre de petites visites.
-Comme les enfants, elle avait goûté au champagne. Ils riaient des
-images, tous les trois et s’embrassaient avec, obscurément, une idée de
-dessert, ayant, tous trois, un velouté de joues savoureux. Les deux
-garçons tombaient sur la figure de Maria n’importe où. Maria évitait les
-rencontres de lèvres, sans pensée, par instinct femelle.
-
- * * * * *
-
-Ferdinand lisait à sa façon. Par une exagération de la tonalité placide,
-ingénue, il dégageait en gros relief les passages d’ironie cruelle; mais
-parfois, il rendait douteuse l’intention d’une phrase; parfois aussi, la
-défaillance des finales trahissait sa vibration intérieure.
-
-A un moment, madame Griffon envoya un de ces rires qui accueillent les
-heureuses trouvailles. Ferdinand fit une pause, but du café, arrangea
-ses papiers, puis certifia, le menton avancé:
-
---Vous savez, tout ça est arrivé à Catherine Bise. J’ai préféré le nom
-de «Marie» parce qu’il est de style.
-
-Il reprit son accent doux, en désaccord avec le creusé du visage.
-
- * * * * *
-
-«Enfin, le bureau de placement réussit à caser la fille enceinte. Et
-dans quelles conditions touchantes! Les preneurs avaient demandé
-eux-mêmes une bonne de rebut,--très honnête au point de vue du bien
-d’autrui, fichtre! et très courageuse, très capable, très docile,
-bigre!--mais cependant affligée de quelque tare monstrueuse.
-
-»--Enceinte! avait dit le placeur, les mains ouvertes par l’évidence, on
-ne peut pas trouver pire!... Et c’est une race maigre, nerveuse, n’ayez
-crainte, ça travaillera jusqu’au dernier moment, jusqu’au fiacre de
-l’hôpital... Et ça supporte tout sans broncher, par une idée de bête qui
-défend son ventre... Vous pensez que je m’y connais, depuis le temps! Il
-en a passé sur mes registres, malheureusement! Mais je vous certifie que
-ce n’est pas du tout cette espèce-là qui se fiche à la Seine.
-
-»Les nouveaux patrons de Marie étaient des philanthropes de carrière,
-membres de sociétés, de comités, de patronages, candidats à tous les
-concours de dévouement, à toutes les réclames, à toutes les primes de
-sauvetage. Leur incommensurable amour de l’humanité était attesté par de
-nombreuses récompenses, et ils cherchaient continuellement à enrichir
-leur palmarès.
-
-»Ils devaient par conséquent fournir échantillon à volonté, ils devaient
-tenir exposition permanente de magnanimité.
-
-»Ils venaient de perdre une orpheline, morte d’ingratitude, on pouvait
-le dire, n’ayant jamais pu s’habituer à leur sollicitude. Et combien
-d’autres charités n’avaient-ils pas épuisées ainsi, jusqu’à disparition
-des bénéficiaires!
-
-»Dès qu’ils furent en possession de la bonne enceinte, ils l’exhibèrent
-à profusion, à grand renfort de discours et de simulacres.
-
-»Ils convoquaient des experts ou des réfractaires à convertir; ils la
-sortaient, la conduisaient chez des amateurs, ou chez des professionnels
-de la bienfaisance; ils l’opposaient à des concurrents; ils
-s’acharnaient à rencontrer par hasard des gazetiers en actes méritants.
-
-»Et ils proclamaient avec une bonhomie exercée, sur un ton de négligence
-indéroutable:
-
-»--Qu’est-ce que vous voulez? Nous sommes comme ça, des incorrigibles de
-la générosité, des risque-tout. Tant pis! Il en résultera ce qu’il en
-résultera... Cette fille, nous ne savons d’où elle sort, nous l’avons
-recueillie à cause même de sa déplorable conduite... Et nous la
-garderons jusqu’au bout! Nous subirons les dommages, car vous pensez ce
-qu’on peut attendre d’une telle moralité! Le bureau de placement même a
-essayé de nous dissuader... De fait, regardez un peu: croyez-vous
-qu’elle a le masque vilainement! Et quelle difformité intolérable! Le
-fardeau est tout à droite... tournez-vous donc, Marie... oui, beaucoup
-plus à droite...
-
-»De jour en jour, ils guettaient, ils exposaient, ils dénudaient les
-progrès de la grossesse. Pas un instant, ils ne laissaient la fille dans
-l’ombre reposante qu’elle convoitait.
-
-»Quand ils ne faisaient pas palpiter en public sa chair, sa laideur et
-sa honte, ils harcelaient de tout près, à la piste, sa résignation
-laborieuse:
-
-»--Profitez de notre charité! Travaillez! Soyez heureuse de ne pas
-manquer d’ouvrage.
-
-»Leur appartement spacieux était hanté d’une si nombreuse clientèle que
-l’entretien du ménage aurait fatigué deux robustes manœuvres.
-
-»De l’aube au milieu de la nuit, la bonne allait, allait, telle une bête
-traquée. Muette, harassée, lourde, couverte d’opprobre, elle marchait,
-elle trottait, elle s’enlevait brusquement avec cette agilité gamine
-qu’un coup de fouet fait jaillir des carcasses les plus recrues.
-
-»--Frottez le parquet, cirez les meubles, faites une lessive. Profitez
-de notre charité.
-
-»Elle laissait, çà et là, des regards, des tressaillements, comme des
-traînées de sang.
-
-»Chez les malades et chez les forçats, le pire sentiment de défaillance
-physique et de détresse morale s’appesantit le soir, après la pitance:
-la journée s’en va et l’évocation de «demain» arrive! Alors, on voudrait
-désespérément se blottir en un coin perdu, loin des duretés du monde; on
-voudrait, quitte à en mourir, pleurer silencieusement, interminablement,
-la tête cachée; on voudrait laisser son pauvre corps s’écrouler, on
-voudrait jusqu’à crier, jusqu’à pâmoison, embrasser sa mère, ou
-seulement une créature consentante, ou seulement une chose douce, un
-souvenir d’enfance.
-
-»Si la galérienne se nomme Marie, sa joue mourante tombe et s’appuie et
-sanglote sur un tablier bleu mis en paquet au coin de la table de
-cuisine...
-
-»Debout, misérable! C’est la sonnette du salon!
-
-»Debout, et vite et vite! Debout, ce cœur, et ces yeux et cette pensée!
-Debout, cette agonie!
-
-»L’éclat lumineux des lampes! La projection des glaces! Les fauteuils
-brillamment occupés! Et vlan! à droite; et vlan! à gauche; et vlan! à
-pleine face, la curiosité préparée cinglante.
-
-»Mais l’insulte sèche, c’est presque raffermissant; attends un peu! Et
-que tes mains gercées, tes mains d’esclave pendent comme des loques.
-
-»De petits cris effarouchés, un recul de dame sujette aux vapeurs, une
-gesticulation scénique, et une voix distinguée, plaintive et si pleine
-de philanthropie:
-
-»--Ah! quelle horreur!
-
-»Et la patronne:
-
-»--Avancez, Marie... Faites donc un visage plus aimable, n’ayez pas
-scrupule, souriez, laissez-vous aller... inutile de dissimuler votre
-naturel... Ces dames savent, tout le monde est renseigné.
-
-»Alors, la voix languissante vers la patronne:
-
-»--Vraiment, ma chère, vous méritez tous les prix Montyon.
-
-»Puis la même voix, ayant peur de se salir:
-
-»--Approchez, ma pauvre fille, car moi aussi, je veux m’aguerrir.
-
-»Et l’habileté complimenteuse de la dame s’empare de Marie.
-L’exhortation, d’apparence théorique et impersonnelle, s’acharne vers ce
-résumé: «Vous rendez-vous bien compte de la vertu de votre bienfaitrice?
-Comprenez-vous ce sacrifice incroyable! Êtes-vous reconnaissante et
-aussi êtes vous repentante? Pensez-vous à atténuer vos torts envers la
-société par une activité incessante, un zèle sans bornes? Pensez-vous,
-malheureuse, à payer la dette de votre déshonneur?»
-
-»D’autres voix, pour varier, interviennent dans ce sens:
-
-»--Avancez que nous vous disions de quelle hauteur notre pitié descend à
-vous.--Venez recevoir l’eau glacée de notre éloquence.--Venez, que notre
-gluante commisération se ventouse à votre misère.
-
-»Et il faut dire merci. D’inflexibles griffes, au profond des
-entrailles, contraignent Marie à dire merci!
-
-»Et voilà qu’un jour, la fruitière, madame Fouchtrain, braillant sans
-vergogne, envoya une rude bourrade à Marie:
-
-»--Retirez-vous donc de dedans mes jambes! Avec vot’sacré ventre vous
-emplissez la boutique! Fourrez-vous dans un coin!
-
-»Marie tendit les bras. Sa bouche, ses yeux, toute sa substance se
-précipita frémissante, avide. Puis, exhalant ce qui restait de faculté
-affectueuse dans sa pantelante carcasse, elle chevrota:
-
-»--Vous ne connaîtriez pas une place où l’on serait battue?»
-
-Là se termina la lecture.
-
-Les appréciations laudatives suivirent, pendant que Ferdinand arrangeait
-ses feuillets avec un soin exagéré.
-
---Il y aura encore des retouches, dit Marthe heureuse, avec la fausse
-modestie d’une maman de lauréat scolaire.
-
---Je trouve seulement l’oraison des belles dames un peu «répétée», dit
-Griffon, selon sa pure amitié scrupuleuse; je te l’ai déjà signalé: tu
-as le défaut de vouloir trop prouver.
-
---Ce que c’est bien lu! s’émerveilla madame Griffon en avalant Ferdinand
-d’un écarquillement empressé, comme ferait une courtisane pour un
-monsieur dont elle viendrait d’apprendre la grandissime richesse.
-
-Puis elle demeura un instant méditative et même avachie de sagesse, de
-bonté. Elle cligna vers le vase chinois (le seul gain de sa vie), et
-elle chuchota, comme si Marthe aspirait à cette concession depuis des
-éternités:
-
---Soyez tranquille, un de ces jours je le casserai... je ne taquinerai
-plus mon mari avec.
-
-La bonne apporta du thé.
-
-Le jeu des facultés cérébrales étant de comparer sans cesse, on examina
-Maria, d’un commun mouvement. Son visage rouge et content d’écolière en
-récréation reflétait la confiance, la bienheureuse imprévoyance; et, en
-même temps, on lui vit avec plaisir un ventre tout plat, un je ne sais
-quoi de non éclos.
-
-Ferdinand, gêné comme tout auteur qui se délecte des louanges et veut en
-paraître détaché, trouva cette diversion maladroite:
-
---Et vous, Maria, qu’est-ce que vous dites de ça?
-
-Il présentait son manuscrit.
-
-Sérieusement, avec le regret de ne pouvoir fournir son avis, la bonne
-s’excusa:
-
---J’ai pas écouté, monsieur. J’ai seulement été un peu dans le salon
-auprès des enfants.
-
---Comment! Vous n’écoutez pas aux portes! Si vous ne vous mettez pas au
-courant de votre métier, on ne vous augmentera pas, sermonna Ferdinand.
-
---Ne faites pas attention, Maria, monsieur Prestal est un taquin, dit
-aimablement la maîtresse de la maison.
-
---Et soyez toujours amie avec les enfants, et gaie comme une excellente
-personne, appuya Marthe, toute affectueuse.
-
---Parbleu! elle ne demande qu’à rester enfant, elle a bien raison; si
-elle veut, ici, elle n’aura jamais de soucis, promit madame Griffon.
-
-Et les deux femmes lui souriaient à bouche tendue, par une cordiale
-solidarité de sexe.
-
-Derrière elle, entre les couples, s’échangea une gaieté d’yeux
-contenant, nécessairement, cette efflorescence de pensée:
-
---Parfaitement, monsieur mon mari, il n’y a sur la terre que la
-succulence féminine et, par-dessus tout, la mienne propre.
-
---Eh! eh! ma chère, je ne peux pas répondre de ma royauté masculine...
-
-Les garçons vinrent croquer un canard, puis retournèrent à leurs images.
-
-On parla de Catherine Bise qui n’était pas encore assouvie, quoiqu’elle
-pût, maintenant, une fois par mois, aller voir son petit Émile, à une
-heure de Paris. Mais quoi! Sans métier appris, sans aptitude spéciale,
-la seule profession «à manger du pain» était encore celle de servante.
-
---Je continue pourtant à lui chercher une situation préférable, dit
-Marthe avec un hochement perplexe.
-
-Il y eut un silence consacré à la difficile solution. Ferdinand fumait,
-et son regard s’absentait par la fenêtre ouverte. Griffon quitta sa
-place et passa dans la pièce voisine; on l’entendit interpeller Albert
-et Georges sur un ton gouailleur, mal en train.
-
-Alors sa femme eut un accès d’agacement incompréhensible:
-
---Ah! puis! votre Catherine finit par nous ennuyer avec son moutard; il
-ne faut pas être insatiable non plus.
-
-Les Prestal, ébaubis, la regardèrent: elle avait voulu une fête en
-l’honneur du livre consacré à Catherine; comment pouvait-elle séparer
-ainsi Catherine du roman?
-
-Elle se mit à rire d’ailleurs, consciente de son incohérence:
-
---J’ai proposé un dîner littéraire et non un dîner philanthropique. Vous
-prenez tout à coup des mines d’enterrement... Vous savez, j’aime pas
-qu’on s’occupe de choses tristes, surtout quand on n’y peut rien.
-Pourtant, j’aime bien les romans tristes et surtout les pièces de
-théâtre. Oh! j’adore les drames où l’on pleure. Tenez, justement, on en
-joue un à la Porte-Saint-Martin, je veux que mon mari m’y conduise; ça
-soulage beaucoup de pleurer au théâtre; vous ne trouvez pas, madame
-Prestal!
-
---Il est certain qu’après une tragédie bien noire on ne voit plus rien
-de sérieusement affligeant autour de soi.
-
---Voilà ce que vous devriez faire après votre roman, monsieur Prestal,
-un drame... Au moins, vous nous donneriez des billets... Et même, votre
-histoire, là, si vous l’arrangiez plutôt en pièce?
-
-Griffon ramena les enfants du salon.
-
---Est-ce que tu ne dois pas aller demain aux Travaux publics? lui
-demanda Ferdinand.
-
-Pas de réponse.
-
---Eh! je te demande si tu ne vas pas au ministère, demain.
-
---Je n’avais pas entendu, fit Griffon, tiré d’un rêve.
-
-Il était onze heures, les enfants s’endormaient.
-
-Les idées dominantes de chacun revenaient: Ferdinand pensait à se lever
-de bonne heure et à faire certaines rectifications suggérées par la
-lecture à haute voix; sa femme pensait à concilier le grand nettoyage du
-dimanche avec le travail littéraire hostile au mouvement, et elle
-répondait mal à madame Griffon, poursuivie d’un extraordinaire besoin de
-théâtre triste.
-
-On se quitta sans que la soirée eût fini en parfaite allégresse.
-
-Tout de suite, en marchant, Marthe et Ferdinand furent d’accord à
-s’étonner qu’un nuage eût modéré brusquement la fête. On aurait dit
-qu’il y avait chez les Griffon _une dette_, comme chez les Prestal. Mais
-quoi! Griffon n’élaborait aucune espèce de roman!... Et comment deux
-époux aussi peu unis que Griffon et sa femme auraient-ils pu se
-reconnaître une même «dette»?
-
-Marthe s’appuya au bras de son mari:
-
---Dans tous les cas, je suis contente; tu avais tort de douter: ton
-chapitre supporte parfaitement la lecture... Tout à l’heure, à table,
-j’avais l’air de chercher bien loin pour Catherine, mais je considère
-son sort comme lié au roman et je ne suis pas inquiète.
-
-Ferdinand se mit à rire:
-
---Je prends note du pronostic flatteur, ce 28 mai, à onze heures et
-demie du soir, en face du Moulin Rouge.
-
-Marthe faisait allusion à de mirifiques projets, en faveur de Catherine,
-dont la réalisation devait commencer dès l’achèvement du manuscrit, puis
-se continuer selon l’acceptation d’un éditeur, et selon le succès de la
-publication.
-
-A la maison, pour faciliter son service de police, Marthe avait mis les
-enfants dans la confidence:
-
---Tenez-vous donc tranquilles, laissez papa travailler; quand son livre
-sera fini, il arrivera les choses les plus heureuses à Catherine Bise;
-vous l’aimez bien, vous ne voudriez pas l’empêcher d’avoir de la chance?
-Il arrivera ceci d’abord; puis ceci, et enfin ceci!
-
-Catherine appartenait si bien à leur affection, et ce que promettait
-maman était tellement réjouissant, considérable et secret que,
-maintenant, il suffisait d’un signe pour arrêter leur bruit:
-
---Voyons, papa écrit...
-
-Ou encore, il suffisait d’une moitié de phrase.
-
-Ils marchaient devant, Marthe les appela:
-
---Dites donc, le livre de papa va bien...
-
-Aussitôt, à l’idée de ce qui devait éclater, ils s’épanouirent malgré
-leur envie de dormir: les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les bras
-en l’air.
-
-Puis, Ferdinand évoqua la satisfaction de confondre Chaupillard,
-toujours persuadé que les Prestal «utilisaient» Catherine sans le
-moindre sentiment, et qu’ils tiraient haïssablement le suc de son
-infortune.
-
-Ah! cela touchait Marthe au plus vif! Pour le coup, elle en eut à dire,
-le reste du chemin, jusqu’à la rue Saussure:
-
-«Chaupillard verrait un jour que ce n’était pas la misère de Catherine
-qui avait fait naître une pitié provisoire et utilitaire d’écrivain,
-mais bien que c’était la piété de tempérament de l’écrivain qui avait
-élu, pour se développer, ce cas provisoire et réparable... Et ce
-monsieur Chaupillard si décourageant, est-ce qu’il n’écrivait plus?
-est-ce que ce monsieur, si résolument contempteur du public, ciselait en
-secret de nobles proses? Point du tout: il griffonnait des «médaillons»
-de demi-mondaines, des esquisses d’une vingtaine de lignes
-prétentieuses, insipides, qu’avec de pénibles démarches il insérait dans
-des publications moribondes... Eh bien! les Prestal ne lui imputaient
-pas à crime de s’intéresser à des courtisanes inexorablement «riches et
-esthétiques», puisque cela correspondait à sa belle nature; lui, de son
-côté, ne devait pas taxer les amis de bassesse, il ne devait pas nier
-d’avance la générosité du roman de Ferdinand.»
-
-A cause de la soirée splendide, Paris--le long du boulevard
-extérieur--conservait une animation de plein jour, moins la hâte et le
-gros bruit propres aux opérations de travail.
-
-De tous côtés, Ferdinand notait la lenteur de couples en confidence, et
-la béatitude de gens descendus prendre le frais sur les bancs, et qui ne
-se décidaient pas à remonter leurs étages.
-
-Par instants, des souffles tièdes portaient, d’un couple à un autre, un
-parfum capiteux, comme une révélation indiscrète de propos amoureux.
-
-Les Prestal marchaient fortifiés inconsciemment par le bon air de la
-nuit et par le bon chapitre du roman. Marthe, en parlant, jetait les
-yeux sur Albert et sur Georges, puis sur les papiers roulés que
-Ferdinand portait sous le bras. Elle accentuait des mots qui frappaient
-les oreilles des enfants.
-
---Qu’est-ce que c’est des courtisanes? demanda Georges à son frère.
-
-Albert qui attrapait toujours, par aimantation, la nervosité de sa mère,
-envoya un coup d’épaule brusque et bougonna: «Eh bin! eh bin!» le temps
-de chercher sa réponse:
-
---Eh bin... c’en est qui soignent les malades... parbleu!
-
-
-
-
-VI
-
-
-D’après une loi tacite, toutes les actions facultatives de la
-vie--toutes les réceptions, toutes les sorties--devaient servir
-l’égoïsme littéraire de Ferdinand. Peu à peu, les Prestal avaient cessé
-les relations existantes au début du ménage avec les connaissances et
-même avec les parents dépourvus d’intellectualisme. Notamment, l’on ne
-voyait plus personne du côté de Marthe, excepté sa mère.
-
-Quand on sortait avec les enfants, ce n’était ni pour les distraire, ni
-pour leur faire prendre l’air: on les traînait le plus souvent chez des
-gens nuageux, où ils se morfondaient sans bouger dans un coin. Presque
-tous les dimanches, on allait au théâtre en matinée; et dame, foin des
-vaudevilles! Les enfants avaient vu _Phèdre_ maintes fois et ne
-connaissaient pas le cirque.
-
-L’ami Jeannin, célibataire, qui avait le temps de baguenauder, se
-moquait de Ferdinand, l’approuvait et l’entraînait tout à la fois:
-
---Il faut cette unité de convergence pour réussir... J’espère bien que
-c’est strictement à titre de documentation littéraire que vous avez eu
-deux enfants?... Nous allons pousser une vadrouille esthétique, hein, ma
-vieille?
-
- * * * * *
-
-Après la lecture de son chapitre, Ferdinand n’évita pas cette aberration
-de songer prématurément à l’éditeur préférable, aux moyens de
-présentation et de diffusion de l’œuvre. Il recensa ses relations
-utiles; dieu merci, un simple gratte-papier comme lui possédait
-d’importantes ramifications dans la société cultivée. Marthe réussit à
-conduire les enfants à l’Hippodrome, en répétant négligemment que l’on
-était susceptible «d’y faire des rencontres», plusieurs notabilités
-artistiques et littéraires se targuant d’un goût particulier pour les
-exercices de force et les acrobaties.
-
-Un après-midi de juin, Ferdinand s’échappa du bureau et alla consulter
-Jeannin «sur les recommandations à se ménager». Jeannin passait des
-heures dans un caboulot voisin du Châtelet, en compagnie intime avec
-toutes sortes de personnes tarées et caricaturales; prédilection et
-attrait personnel. Il obligea Ferdinand à boire un «vieux marc», puis il
-le plaisanta copieusement:
-
---En ma qualité d’écrivain classé, je reçois nombre de littérateurs
-débutants; vous n’imaginez pas la quantité de ces ambitieux qui
-_commencent_ par chercher des recommandations pour placer leur œuvre,
-avant de l’avoir ébauchée. Il y en a même qui dépensent toute leur
-activité en démarches, ils oublient l’œuvre, ou plutôt ils confondent
-positivement: ils croient travailler parce qu’ils bourdonnent de tous
-côtés. Tenez, les méridionaux sont très forts dans l’espèce: ils vous
-racontent pendant trois heures leurs entreprises. «Mais enfin, où
-est-ce? demande-t-on.--Té! je vous bâclerai ça en un quart d’heure.»
-
-Ce discours terminé, Jeannin, selon son habitude, prit Ferdinand sous le
-bras et lui cogna du coude dans les côtes:
-
---Allons renifler la féconde humanité, ma vieille.
-
---Mais voyons, il pleut... objecta Ferdinand, qui tenait à subir une
-contrainte.
-
-Ils voyagèrent sous le même parapluie, attentifs aux jupes retroussées.
-Ils longèrent la rue Saint-Honoré jusqu’à l’église Saint-Roch.
-
---Voici pourquoi je vous ai amené par ici, dit Jeannin: une camarade
-nommée Margot, vaguement chanteuse de café-concert, m’a fort conseillé
-d’interviewer son père... Si nous avons la chance de la rencontrer, elle
-vous séduira...
-
---Je vous lâche! cria Ferdinand presque sérieusement, avec nous,
-l’alcool et la luxure me sollicitent...
-
-Jeannin s’accrocha:
-
---Mais, mon cher, le papa tient un bureau de placement, vous en avez
-absolument besoin dans votre roman. Nous allons le moissonner, cet
-homme. On ne s’établit pas romancier sans «parcourir du pays»; on va
-faire du document pour nourrir son sujet, comme les bonnes femmes à la
-campagne vont faire de l’herbe pour leurs lapins.
-
-Ferdinand trouva la maison rue Saint-Roch, d’après un écriteau de tôle
-verni: _Bureau de placement_. A l’abri sous la porte cochère, mal
-décidé,--en avare qui n’est pas sûr d’agir au mieux de ses intérêts--il
-retint Jeannin par le bras:
-
---Sans blague, vous montez? Dites donc, l’autre soir à dîner, Griffon
-m’a collé une formule rudement juste: «Si l’on pouvait analyser les
-productions artistiques comme des corps chimiques et doser leurs
-ingrédients constitutifs--tant pour cent d’imagination, tant
-d’observation, tant d’harmonie, etc.,--on verrait que ces éléments sont
-les uns facultatifs, les autres quasi indispensables. Mais on dégagerait
-surtout qu’un certain ingrédient se trouve immanquablement dans tous les
-chefs-d’œuvre, non seulement de littérature, mais de musique, de
-peinture, de sculpture, et cela s’appelle: «l’émotion de nature». Cet
-ingrédient rarissime ne se suffit pas à lui-même; mais, sans lui, point
-de chef-d’œuvre... Et gare à la contrefaçon: l’émotion d’art.»
-
-Jeannin dessinait des ronds en égouttant le parapluie:
-
---En v’là une nouveauté! railla-t-il. Cela revient à dire que--pour
-n’importe quelle production d’art--une partie de l’œuvre est tirée du
-patrimoine collectif des connaissances anciennes et modernes; cette
-partie _d’esprit_ est imitable et contestable. L’autre partie est due au
-limon animé de l’auteur, à la substance humaine qui se soulève, souffre,
-palpite, éclôt; cette partie _de terre_ ne vieillit pas, ne se réfute
-pas, c’est le _tempérament_ éternel et unique, c’est la nature...
-
---Mais oui! il y a belle lurette que nous sommes d’accord là-dessus avec
-Griffon, seulement j’ai aimé sa formule...
-
---Eh bien, alors, ma vieille, cherchons des émotions; voilà pourquoi il
-faut monter. J’userai de mon titre de journaliste; au besoin, j’ai des
-cartes.
-
-Un homme et une femme se précipitèrent au coup de sonnette. La femme
-avait l’air d’une concierge renfrognée. L’homme grand, vêtu de noir,
-grisonnant, portait ses cheveux très longs, «à l’artiste»; il était
-complètement rasé: un profil grec tel que les stigmates de crapulerie
-alcoolique y siégeaient presque avec superbe.
-
-Le local carrelé paraissait vieux, immense et désolé; on entrait de
-plain-pied dans une sorte de salle d’attente munie de deux banquettes et
-l’on avait devant soi un bureau vitré, formé d’une cloison à mi-hauteur
-du plafond. Il était trois heures, la pluie tombait depuis le matin;
-l’absence de toute trace humide indiquait que personne ne s’était encore
-présenté.
-
---Des journalistes! Dans ce cas, messieurs, veuillez passer au salon,
-car nous avons aussi un salon, dit le placeur avec emphase.
-
-Il introduisit Ferdinand et Jeannin dans une salle à manger des plus
-communes et, cérémonieusement, leur indiqua des sièges, en face d’une
-table ronde couverte d’une toile cirée marron. Il s’assit lui-même près
-de la cheminée, adressa un signe poli, de la tête, aux deux visiteurs,
-et répéta le signe dans la glace, rapidement. Il empêcha Ferdinand de
-prendre la parole.
-
---Messieurs, vous venez au sujet de cette abominable iniquité; on
-supprime les bureaux de placement, alors que l’insuffisance d’ouvrage
-est le véritable mal.
-
-Jeannin, roublard, s’écria:
-
---Vous avez parfaitement raison: des gens sont dans le besoin, on tape
-sur ceux d’à côté; c’est une diversion habile, mais qui ne résoud
-rien... La question qui nous amène est un peu différente; on nous a
-parlé de vous comme d’un homme extraordinairement documenté; mon
-confrère écrit un roman dont l’héroïne est une bonne,--où, bien entendu,
-le bureau de placement gardera une importance légitime...
-
-Jeannin esquissa une révérence:
-
---Mais nous voudrions tenir de vous quelque drame particulier à la
-profession, quelque chose comme un fait-divers: «Un jour une bonne
-arrive, etc.» Vous saisissez?
-
-Le placeur se regarda dans la glace avec considération:
-
---Quant à ça, messieurs, j’ai vu le monde de bas en haut; j’ai été
-acteur.
-
-Il caressa son menton rasé:
-
---J’ai aussi été garçon de café, mais ça ne signifie rien. Messieurs,
-j’ai dirigé le premier «bureau» de Paris: rue d’Amsterdam, quartier de
-l’Europe; représentez-vous: à droite, dans un salon richement décoré,
-l’aristocratie, les gens les plus huppés venant m’apporter leur
-confiance; à gauche, le bazar: choisissez, toute cette rangée à
-cinquante francs par mois, toute celle-là à soixante.
-
-Il éclata de rire et se croisa les bras.
-
-Sa femme entra silencieusement, ferma un placard derrière les visiteurs
-et retira la clé.
-
---Dis donc, fit-il d’un ton gouailleur, mais désagréable, presque
-agressif, je vais raconter la Marguerite.
-
-La femme haussa les épaules et prit la porte.
-
-Il prolongea son rire en secousses de toux racleuses:
-
---Je vous demande un instant, messieurs, pour chercher un mouchoir.
-
-Derrière lui, sa femme reparut vite, se pencha et souffla:
-
---Excusez-le, messieurs, nous avons une fille qui s’appelle Marguerite
-et qui nous a quittés; ça l’a beaucoup affecté.
-
-Elle se sauva. Le placeur revint, non avec un mouchoir, mais avec une
-serviette tachée de café, de vin; il guigna le placard, à l’endroit de
-la clé.
-
---Messieurs, je vous offrirais bien quelque liqueur, mais ma femme est
-sortie et justement on a fini le reste à déjeuner.
-
-Il frappa sur la table pour appeler.
-
---Oui, elle est sortie; ou du moins, elle fait semblant de ne pas
-entendre, ce qui est exactement la même chose.
-
-Ferdinand et Jeannin, assis comme des gens en visite, le chapeau tenu
-d’une main sur les genoux, gesticulaient de l’autre main, en se
-défendant de rien vouloir accepter.
-
-Le placeur s’envoya un violent sourire, dans la glace, releva ses
-cheveux d’un côté, toussa:
-
---Un fait-divers? Mais certainement... Vous n’avez pas de filles,
-messieurs?... Je suis très aise d’avoir affaire à des journalistes, car
-nous nous retrouverons; je vais de nouveau me consacrer au théâtre,
-puisqu’on me persécute... Nous disions donc: Où est la Marguerite? Oh!
-gai son chevalier...
-
-Il se tenait mal, les mains à plat sur les cuisses. Les deux visiteurs
-lui en imposaient beaucoup; mais, d’autre part, il désirait vivement
-s’attirer leur curiosité; une antipathie très nette pointait aussi dans
-son regard.
-
---C’était une petite bonne, dans les dix-huit ans, très fraîche, mais
-pas très forte.
-
-S’adossant à la cheminée, il parut faire une citation d’un ancien rôle:
-
---Pas de poitrine; qu’est-ce que ça fait, du moment qu’on a un cœur?
-Elle était sans place et habitait provisoirement en garni, au sixième,
-sous le toit...
-
-Il déclama:
-
---... où les fumées qui montent lentement au loin sont comme des arbres
-qu’on verrait pousser. Marguerite s’éveilla au petit jour; elle se leva;
-rien de changé dans la chambre: sa malle près de la fenêtre et ses
-excellents certificats sur la cheminée. Et la voilà partie à la
-recherche d’une place.
-
-Le narrateur surveillait l’effet de sa tirade. Jeannin et Ferdinand, par
-un léger hochement de tête, montraient qu’ils étaient prodigieusement
-intéressés. Mais Jeannin ayant cillé vers le mur tout nu de la salle à
-manger, le placeur jeta un coup d’œil dans la même direction, fronça les
-sourcils, et dit brusquement:
-
---Là, où le papier est moins abîmé, il y avait un buffet.
-
-Puis il continua:
-
---Alors, dans la rue, la Marguerite ne passa pas inaperçue: des
-messieurs, des gouapeurs, des argousins, la frôlaient, chacun selon ses
-projets. Elle s’étonnait avec une indulgence intérieure: «Vous ne savez
-donc pas que tout me protège? la loi, la famille, la société, jusqu’au
-Ciel même, dit-on, et au bureau de placement!»
-
-Le narrateur, ironique, prit le temps de faire jouer dans la glace son
-nez long et droit.
-
---«Vous ne savez donc pas? Je suis une servante, une travailleuse utile
-et puis, je suis la Jeune Fille; demain, je serai la Femme, je serai la
-Mère.» Elle alla d’un quartier à l’autre, selon l’usage: de Passy à
-Vincennes, refusée ici comme trop sémillante, là comme trop indolente.
-Alors, fatiguée, c’était avec des larmes qu’elle évitait les insolents:
-«Vous ne savez donc pas? Je suis votre petite sœur!»
-
-Le narrateur tortilla son cou, pour le sortir le plus possible du col de
-chemise.
-
---«Messieurs les proclamateurs de la fraternité universelle, voyez, j’ai
-à peine de corps, mais je fournis ma part tout de même, douze à quinze
-heures courbée sur l’ouvrage, et, soit dit sans vous offenser, mes
-frères, c’est dur.»
-
-Le visage de Ferdinand ayant tiqué, le narrateur parodia ce signe en une
-grimace moqueuse.
-
---La Marguerite rentra bredouille; une camarade l’appela sur le carré:
-«Prenez garde aux trois garçons de café du cinquième, ils veulent vous
-«avoir». Et dame! dans ces sales hôtels, on a beau crier... ces mauvais
-gars disent qu’il ne faut pas faire sa Sophie; si vous ne voulez pas
-choisir un cavalier, on vous prend de force. Ils sont trois,
-méfiez-vous, ça ne les gêne pas de fracturer une porte.» La Marguerite
-réfléchit; plusieurs locataires, en effet, sont des grossiers qui
-l’interpellent dans l’escalier, qui ont déjà osé la saisir par le
-bras... Elle sort de nouveau avec un paquet de vêtements et revient avec
-un paquet d’autre chose... Ça ne rate pas; le soir, les trois gaillards
-montent à la chambre et enfoncent la porte. Mais aussitôt, ils poussent
-des exclamations furibondes: ils sont volés; la Marguerite est là,
-étendue, toute blanche, morte dans son lit. Les hommes s’avancent, ils
-relèvent le drap et malgré les mains de la morte croisées en prière, ils
-vont se venger par quelque plaisanterie, quand brusquement, leur geste
-s’arrête: près du lit est une table...
-
-Le narrateur parut éprouver une joie immense; il exhiba deux rangées
-complètes de dents jaunes et longues, impressionnantes; ses yeux
-rapetissés, malveillants, allaient d’un auditeur à l’autre:
-
---Eh! oui, leur geste reste en chemin; les hommes ne sont pas
-complètement mauvais; il y a toujours chez eux une fibre à toucher; les
-uns croient en Dieu, les uns ont lu des morales, les autres aiment leur
-mère; tous sont susceptibles de scrupule... Près du lit est une table...
-Il faut savoir les prendre; une image, un rien calme leur méchanceté...
-«C’est tout de même une bonne fille, elle a pensé à nous: laissons-la,
-disent les hommes.» Sur la table, il y a trois petites tasses de poupée
-et une fiole d’eau-de-vie...
-
-Le narrateur se pencha et attendit, avec le glouglou d’un rire, plus
-ignoble d’être dosé, assourdi. Comme les visiteurs gardaient l’attitude
-de spectateurs charmés, déférents, il reprit sur un ton provocant:
-
---Qu’est-ce qu’ils ont fait? Je peux bien vous le dire, j’étais un des
-trois garçons de café.
-
-Il esquissa le geste gracieux de l’équilibriste qui a terminé un tour:
-
---Et j’ai fourré dans ma poche une lettre sans adresse où était racontée
-la cantate aux passants... C’est bien simple: ils ont bu, ces hommes, et
-comme, avant de quitter la chambre, ils avaient remis le drap sur les
-petites mains jointes, ils sont descendus bravement en faisant résonner
-leurs talons.
-
-Le placeur se tut, arrogant. Il fut sur le point de se contempler dans
-la glace, mais il y renonça; le cou raide, il se mit à coups de doigt
-brusques, à suivre le contour d’un losange sur la toile cirée de la
-table.
-
---Très intéressant... remercia Jeannin.
-
---Certainement, je tirerai parti... dit Ferdinand.
-
-Soudain, le placeur prit le visage peureux d’un enfant que l’on va
-laisser seul:
-
---Vous partez?
-
-Il se leva effaré, suppliant:
-
---Écoutez, réflexion faite, elle ne s’appelait pas Marguerite.
-Rendez-moi le service de l’appeler autrement... Je crois que son nom
-était Jeanne... Marguerite c’est une autre...
-
-Un tremblement misérable agitait sa main, qu’il tendit de loin, aux
-visiteurs, sur le palier.
-
- * * * * *
-
-Ferdinand ne cédait jamais bien longtemps à Jeannin.
-
-Il ne se fourvoya pas jusqu’à négliger l’œuvre sous le prétexte de se
-documenter, ou de s’assurer un éditeur par des relations influentes.
-Pourtant, de ce que les fondations de son roman étaient posées, il
-sentit nécessaire de fréquenter régulièrement le cénacle Vaclin, où il
-était peu connu jusqu’alors. Cela devint un devoir, une superstition; il
-aurait cru se faire tort en manquant une réunion.
-
-Léonard Vaclin, poète chevelu, ressemblant au portrait vulgarisé
-d’Alphonse Daudet, recevait la «jeune littérature», le jeudi soir, à
-partir de neuf heures. Quelques habitués se donnaient le genre d’arriver
-passé minuit; ils étaient censés «sortir du journal»... Madame Vaclin,
-Arlésienne sculpturale, coiffée en muse, versait du thé jusque vers une
-heure du matin, puis disparaissait.
-
-La salle de réunion, figurant l’intérieur d’une librairie, était vaste à
-contenir trente personnes et «faisait parfois le maximum». On y fumait
-vigoureusement, et l’on discutait par groupes, assis et debout.
-
-Un soir, Ferdinand trouva là Jeannin, Chaupillard, un ex-collègue au nom
-insaisissable qui avait quitté le chemin de fer pour les postes, et le
-beau Ribérol, critique d’art. Ce dernier recherchait assidument
-Ferdinand, depuis quelque temps, à cause de madame Griffon et de madame
-de Mireille, rencontrées chez le peintre Morlane, et dont il désirait
-déterminer les points d’accès.
-
-Chaupillard était furieux, d’un degré en plus, contre la bêtise humaine,
-depuis le dîner littéraire des Griffon: la réalisation du fameux roman
-devenait moins problématique. En outre, les mines cachottières des
-enfants Prestal dénonçaient des projets inconnus qui le contrariaient,
-par intuition.
-
-Aussi, avant l’arrivée de Ferdinand, avait-il démoli, au hasard de
-l’inspiration:
-
---Vous savez, avait-il dit à Jeannin et à Ribérol, c’est mauvais le
-sujet choisi par Prestal, mauvais à ne pas continuer; s’il espère, avec
-ça, trouver grâce devant un public de canailles et d’idiots qui ne tient
-compte de rien!...
-
---Mais, pourtant, je croyais qu’il observait la réalité...
-
---Justement! Il a dégoté une façon de se tromper originale, et d’autant
-plus désastreuse. Figurez-vous que, pour faire du naturalisme, il copie
-une personne vivante; seulement, cette mâtine, quand il la regarde, joue
-la comédie! de sorte que le personnage du roman est bien plus faux que
-si Prestal le demandait simplement à son imagination.
-
-L’instinct suggérait à Chaupillard le dénigrement heureux.
-
---Tiens, c’est curieux! firent Jeannin et Ribérol.
-
-Au moment où entra Ferdinand, la conversation changée occupait tout le
-monde. On débinait une annonce parue le matin dans un grand journal:
-«Jeune fille, dans sa famille, désirerait engager correspondance
-littéraire et philosophique avec écrivain d’avant-garde.»
-
---Qui va répondre--poste restante--anonymat gardé de part et d’autre?
-
-Personne ne marchait. «On la connaissait depuis longtemps cette fâcheuse
-plaisanterie. La jeune fille de quarante-cinq ans! La jeune dinde qui
-demande des conseils pour se marier. Celle qui vous sort son
-indéfectible admiration pour les plus insupportables pompiers de
-lettres! Celle surtout qui poursuit le seul but de vous émerveiller, de
-vous épater, sous le fallacieux prétexte de consulter votre génie.»
-
-Bientôt le lien général se rompit, et le bavardage se reforma par petits
-tas:
-
---Tout à l’heure, nous parlions de votre roman, dit Chaupillard. Mon
-cher Prestal, vous voyez mal votre fameuse Catherine; ce que vous prenez
-pour de l’héroïsme maternel, c’est tout bêtement de l’hystérie.
-Réfléchissez: elle a vingt ans, elle est femme excellemment, les preuves
-existent... Or, il semble bien que, depuis sa mésaventure, elle est
-chaste? Très joli, ça, mais, comptez les mois, ça ne peut pas durer...
-Elle brame après son enfant, pour échapper à un autre tourment que nous
-situons sans difficulté; et, un de ces jours, vous serez tout étonné de
-ne plus reconnaître le précieux modèle sur lequel vous avez le tort de
-fonder toute une œuvre...
-
-Ferdinand se mit à rire; il reconnaissait bien là son Chaupillard.
-Cependant,--pris au dépourvu et très sensible à toute espèce de
-critique, en raison même de son fanatisme artistique,--il défendit mal
-Catherine.
-
-Alors, Jeannin, Ribérol et le collègue au nom insaisissable, auteur
-dramatique, crurent bon d’appuyer Chaupillard. Ils comprenaient, d’après
-son discours, que Ferdinand avait rêvé malencontreusement d’édifier un
-roman avec cette Catherine pour modèle «à consulter tous les jours», et
-qu’il s’était engagé dans une mauvaise affaire littéraire compliquée
-d’une charge embarrassante; les gens comme Catherine étant disposés à se
-cramponner à vous indéfiniment, sous prétexte qu’ils ont bien voulu se
-placer devant votre objectif.
-
---Il faut vous tirer de là, disait Jeannin sérieusement.
-
---Je vous donnerai un sujet de roman bien meilleur, promettait Ribérol.
-
---Le plus urgent, c’est de colloquer votre Catherine en d’autres mains
-protectrices, affirmait l’auteur dramatique, car vous ne savez pas où
-vous allez.
-
-On ne laissait plus Ferdinand s’expliquer.
-
---J’ai une idée, énonça Ribérol. Écrivez donc à la jeune fille en mal de
-controverse littéraire; elle est certainement imbue de féminisme,
-d’humanitarisme, prête à quelque grande croisade... En quelques lettres,
-vous lui camperez votre Catherine sur les bras, puis vous ferez le mort
-pour l’une et l’autre.
-
-Jeannin lança un geste oratoire. La maîtresse de la maison arrivait
-derrière sa chaise, un plateau à la main; elle s’arrêta, de connivence
-avec les auditeurs.
-
---Sans compter, mon ami, proclama-t-il, que vous pouvez tomber sur une
-rareté. Il y a quelques années, j’ai rencontré, comme cela, par la
-poste, une jeune fille de mentalité vierge, étroitement fermée au monde
-des idées. Elle a résisté, puis j’ai régné. Au bout d’un certain temps
-de rapports épistolaires, une conception «à nous» de l’univers, lui est
-venue... Et j’ai eu l’exacte conscience de l’avoir engrossée moralement!
-
-La maîtresse de maison, très belle, tenait son thé fumant près de
-Jeannin et souriait, énigmatique.
-
-Les quatre auditeurs assis luisaient de l’œil.
-
-Jeannin, animé d’une malice faunesque, insista:
-
---Il y a eu innocence perdue par mon intervention masculine, et j’ai
-laissé un moule par où les idées de quiconque ont dû passer ensuite! Le
-mari a pu s’inscrire ultérieurement, ce n’est pas lui qui a mis les
-premières idées mâles dans cette intelligence; une possession féconde et
-persistante l’avait précédé, lui!
-
-Jeannin perçut un petit bruit de porcelaine, se tourna et bâilla devant
-madame Vaclin. Chacun éclata de rire.
-
---Spécialisez-vous dans ce genre de prouesse, conseilla la dame, très
-déesse, cela ne vous mènera pas à la paralysie générale. Et... tout de
-même, prenez-vous?
-
-Jeannin reçut gauchement la tasse et la minuscule serviette à thé. Des
-plaisanteries fusèrent.
-
---«Tout de même», est raide!
-
-On oublia Catherine, à la grande satisfaction de Ferdinand.
-
-Mais il ne fut pas quitte à si bon compte. Chaupillard prétendit le
-reconduire,--tout le boulevard Saint-Germain, de Cluny à la
-Concorde,--malgré ses protestations:
-
---Enfin, vous êtes indiscret: savez-vous si je voulais rentrer
-directement?
-
-Chaupillard, en pareil cas, recevait «à la blague» les plus catégoriques
-rebuffades et ne lâchait pas.
-
---Je tiens à examiner encore votre projet de roman, qu’il vaudrait mieux
-abandonner.
-
---Non! vous perdez votre temps.
-
---Alors, je vous rendrai service d’une autre façon: vous êtes
-insuffisamment renseigné sur la nommée Catherine; je me charge d’une
-enquête...
-
-Pour le coup, Ferdinand fut effrayé et irrité à l’extrême. Chaupillard
-avait la manie des enquêtes inopportunes; les procédés de complication
-administrative le tentaient constamment quoiqu’il exerçât la profession
-libérale d’écrivain entretenu par ses parents. (Des commerçants en
-grains,--ceux-ci--dont il vitupérait à l’occasion et la personne et le
-métier.)
-
-Chaupillard était capable de sacrifices considérables, du moment qu’il
-s’agissait d’empêcher un ami d’affronter le jugement de la foule
-stupide. L’auteur dramatique au nom insaisissable devait, à ses
-démarches obstinées, d’avoir quitté le Chemin de fer où il trouvait le
-loisir de combiner des pièces, pour l’Administration des Postes un peu
-mieux payante, mais si exigeante qu’il ne pouvait plus songer au
-théâtre.
-
-Ferdinand s’arrêta brusquement devant le Ministère de la guerre:
-
---Quant à ça, je vous défends bien de vous immiscer dans la vie de
-Catherine, cria-t-il avec un mouvement de côté, comme pour héler le
-factionnaire.
-
---Écoutez donc, il faut l’envoyer à l’étranger, elle amassera de
-l’argent.
-
---Vous êtes fou. Je vous dis qu’elle ne me gêne aucunement; bien au
-contraire nous exigeons, ma femme et moi, d’assumer certaines
-responsabilités.
-
---Le mieux, ce serait de marier cette malheureuse hystérique, si vous
-lui portez tant d’intérêt. Mais, attention! voilà un personnage qui
-manque à votre roman, mon petit... le premier séducteur de Catherine!
-
-Le long du boulevard désert, Ferdinand marchait vite et lançait des
-exclamations: «Zut! tâchez de nous ficher la paix!» Mais il quitta
-Chaupillard, sans avoir obtenu son désistement.
-
- * * * * *
-
-Il ne dit rien à Marthe ni à Griffon, selon un formel parti pris de ne
-pas admettre les préoccupations anti-littéraires.
-
-Mais, à cause de son tempérament scrupuleux, il fournit un travail moins
-sûr; les dires de Chaupillard contenaient peut-être une parcelle de
-vérité; la personnalité apparente de Catherine pouvait être dédoublée,
-ou transitoire?
-
-Et surtout, il eut beau vouloir «penser à autre chose», une inquiétude
-lancinante lui resta: il avait trop parlé de Catherine. Chaupillard
-allait inévitablement ourdir quelque malheur.
-
-Une première réussite paya les efforts de Chaupillard; Ferdinand,
-soustrait à l’accaparement heureux de l’œuvre, baissa momentanément de
-cœur et d’esprit, comme un homme dont on a gâté l’idéal, et il se trouva
-moins résistant aux pièges de la vie.
-
-Un après-midi, au bureau, il écrivit en secret à «la jeune fille dans sa
-famille», non pour la chance de l’intéresser à Catherine, mais par une
-impulsion malsaine, indéterminée, avec la conscience qu’il ferait mieux
-de s’abstenir.
-
-Et il analysait ses récents écarts de volonté. Il se rappelait certaines
-boutades prophétiques de Jeannin:
-
---Très dangereuse la crise «des premiers chapitres faits»; beaucoup
-d’aspirants cèdent à une sorte d’ivresse, perdent la tête, se trompent
-de but...
-
-Ou encore:
-
---La première ébauche d’un roman, c’est comme un enfant vers les sept
-ans: ça vous tourmente, c’est délicat et, parfois, ça ne grandit pas.
-
-Cet animal de Jeannin s’y connaissait fichtrement! On passe par une
-sacrée effervescence, on voit l’œuvre finie par avance, on la possède...
-puis, c’est la fatigue triste, l’incertitude; il semble que la puissance
-créatrice toute usée ne reviendra plus.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Ferdinand renfonçait ses ennuis, de peur de les agrandir et de les
-implanter par le moindre commentaire. Quand Marthe et les enfants
-regardaient un peu attentivement son front «chargé», il leur disait des
-bêtises, comme pour leur donner le change et les empêcher d’interroger.
-
-Il ne voulait pas non plus qu’aucune contrariété diminuât sa quantité de
-travail: bon gré mal gré, la production suivait son cours.
-
-Plusieurs fragments furent lus aux Griffon, pas mauvais, mais laissant
-cette impression que l’œuvre tâtonnait.
-
-La charmante Adèle restait ébaubie de constater que l’on pouvait
-composer tant de phrases «pas pareilles». D’autant plus que toute page
-écrite lui représentait du définitif, elle ne trouvait rien à critiquer
-malgré un désir évident.
-
-Une fois, à table, elle questionna Ferdinand d’un accent craintif,
-désappointé:
-
---Puisque vous discutez si bien sur les «machines d’art» avec mon mari,
-vous êtes sûr de faire un chef-d’œuvre?
-
-Ferdinand s’exclama:
-
---Justement non! C’est ça l’épatant; dans la littérature, c’est
-exactement comme dans la vie: on sait en quoi consiste le bien, on
-connaît son propre intérêt, on critique autrui admirablement, et l’on ne
-peut pas s’empêcher de mal faire!
-
-Il attrapa Griffon par la manche:
-
---Enfin, mon vieux, je t’ai répété, pas dix fois, mais cent fois: «Dans
-un roman, les dissertations des personnages me paraissent rasantes et
-surtout _hors du genre_?» Eh bien, vois le mien, de roman! Mes gens
-prêchent à tout bout de page, impossible de les contenir, ces
-bougres-là!
-
---Cela vient peut-être de ce que tu as une femme trop bavarde, proposa
-Marthe d’un ton amusé, car elle ne croyait pas aux défauts de l’œuvre.
-
-Madame Griffon eut un bon rire ouvert; cette impossibilité de «faire
-bien» la soulageait:
-
---Vrai? C’est une faute que les personnages développent des professions
-de foi?
-
---Parbleu! Généralement il n’y faut voir qu’une malice pour caser «des
-réflexions d’auteur»... Ah! voilà quelque chose d’horripilant: un
-monsieur qui se colle devant vous à chaque instant!... Laissez donc «la
-part au lecteur», bon sang de chien!
-
---Oui, approuva Griffon, celui qui ne pérore pas et surtout qui se
-dispense d’apprécier son propre récit est le romancier idéal.
-
---Tenez! décida Ferdinand, il y a un de mes types, Giblotin, vous savez?
-Je vous jure que si je le repige à résoudre la question des bureaux de
-placement, je le flanque à la porte de mon roman!
-
- * * * * *
-
-Malgré sa volonté que l’histoire de Catherine fût une inoculation de
-contentement, madame Griffon s’inquiétait à un point de vue personnel de
-la visée de l’œuvre.
-
-Griffon, de son côté, poursuivi par cet épouvantail: l’égoïsme de
-classe, attribuait au roman égalitaire de Ferdinand la valeur d’un guide
-précieux.
-
-Chez lui, tout à coup, il posait son journal et allait à la cuisine:
-
---Eh bien, Maria, quelles nouvelles? Votre père est-il guéri?
-
-Il réfléchissait:
-
---Nombre d’excellentes gens _consomment_ leur bonne sans jamais s’aviser
-de dire: «Vous avez peut-être besoin d’une permission qui n’est pas
-expressément dans le contrat de louage?» On a la bonne comme on a le
-gaz, sans y mettre de sentiment, c’est le «service» monté sur deux
-pattes et circulant...
-
-Autre effet du roman. Madame Griffon, persuadée d’être une novatrice
-inspirée, avait converti madame de Mireille. Une période vint où ces
-dames rivalisèrent de sollicitude, l’une à l’égard de sa Maria, l’autre
-à l’égard de sa femme de chambre.
-
---Ma chère, je la purge toutes les semaines.
-
---J’ai autorisé mon dentiste à faire à «la mienne» les mêmes pansements
-qu’à moi.
-
---J’envoie Maria voir toutes les pièces nouvelles aux Bouffes-du-Nord,
-je tiens à ce qu’elle soit au courant du théâtre.
-
-Ce fut madame de Mireille qui l’emporta:
-
---Je trouvais Rose languissante, pâlotte. Je lui ai fichu une bonne
-claque: «Vous nous embêtez, comment s’appelle-t-il votre
-amoureux?--Jérôme.--Il est soldat, n’est-ce pas?--Oui, madame.--Eh bien,
-il a tort. Voilà de l’argent, allez faire un tour de valse au Moulin de
-la Galette.» Nous avons pleuré ensemble; je lui ai dit: «Je ne sais pas
-ce qui me retient d’aller avec vous.» Eh bien, elle est revenue fraîche
-et guillerette. Par exemple, elle sentait un peu la pipe, vous savez? la
-pipe de peintre. Alors je lui ai signifié: pas de bêtises...
-
-Et madame de Mireille continua son compte rendu, le nez fourré dans la
-nuque de son amie. Elle termina, la mine grave, la main en l’air:
-
---Toutefois, j’ai été stricte: «Vous allez écrire une belle lettre à
-Jérôme et dire que vous ne l’oubliez pas.»
-
- * * * * *
-
-A la vérité, madame Griffon, de tout temps, avait emprunté à ses
-lectures des attitudes et des résolutions. Le _copiage_ était aussi
-inconscient que flagrant; elle accompagnait ses gestes de citations
-textuelles.
-
-Son mari s’abstenait de formuler aucune remarque, car, chose la plus
-inattendue, elle était encline, sans exception, à imiter les personnages
-vertueux et paradants. Malheureusement ces dispositions duraient peu.
-Et, plus malheureusement encore, elle lisait trop d’ouvrages où nul
-personnage ne s’embarrassait de morale, à moins que les héros ne
-montrassent des vertus de mélodrame, d’une application difficile en
-chambre; elle en était réduite souvent à rêver de sauver des noyés, ou
-d’arracher un innocent à l’échafaud. C’était l’acte même raconté qui la
-tentait, sans transposition.
-
-L’ouvrage de Ferdinand n’avait donc pas un mérite unique, mais le fait
-de connaître l’auteur et la réalité de sa documentation renforçait
-étrangement l’hypnotisme habituel.
-
-Une sorte de hantise générale s’étendit. Griffon et sa femme disaient
-couramment à propos de leurs querelles intimes:
-
---_Le roman_ tourne mal chez nous.
-
- * * * * *
-
-Chez les Prestal, la dette du roman devenait impérieuse et harcelante,
-selon les prédictions de Chaupillard.
-
-Marthe se plaignait en riant:
-
---Je ne peux pas bouger comme je veux, partout je me cogne les coudes au
-roman.
-
-Ferdinand, soucieux, changeait de caractère; il reconnaissait que sa
-qualification se décidait; à trente-trois ans, dans la maturité proche
-«il serait ou il ne serait pas», selon qu’il réaliserait ou non sa
-tâche. Et, d’autre part, la manie romancière était innée chez lui: le
-but donné à ses études avait été l’administration, et dans sa jeunesse,
-personne de la famille ni des relations ne touchait aux arts. Aussi,
-quelle perspective, en cas d’échec! la vie déséquilibrée d’un malheureux
-incurable!
-
-Enfin, la préoccupation s’aggravait de ce que les Prestal considéraient
-Catherine comme intéressée hautement à la réussite du roman; si
-l’entreprise n’aboutissait pas, on faillirait à un grave engagement,
-Catherine et son enfant perdraient énormément.
-
-A l’énoncé du mot «roman» Albert et Georges souriaient à une vision de
-«Catherine régnante», mais ensuite ils regardaient avec réserve les
-papiers sur la table de leur père; ils sentaient obscurément que toutes
-les forces convergeaient là, qu’une sentence émouvante était attendue.
-
- * * * * *
-
-Fréquemment, au milieu de la journée, Chaupillard venait à
-l’administration du chemin de fer, rendre visite à Ferdinand et à
-Griffon; avec un formidable toupet, il abordait leurs collègues comme
-s’il eût appartenu lui-même à la Compagnie. Il allait jusqu’à serrer la
-main au chef! Celui-ci avait le respect des gens bien habillés et même
-des écrivains, à condition qu’ils ne fussent pas employés.
-
-Ferdinand se plaignait d’être traité à tue-tête de «cher confrère», par
-Chaupillard, dans une intention nuisible. Et, de fait, on augmenta
-inopinément son service de bureau qui n’était pas très chargé. Encore un
-obstacle élevé contre le roman.
-
-Mais Ferdinand était un mauvais combattant qui ruminait son dépit, au
-lieu de foncer sur l’ennemi et de s’en débarrasser.
-
-Impossible de rompre. Chaupillard, comme Jeannin, tenait à lui par des
-fibres inarrachables; ils étaient de la même race d’intellectuels
-spécialisés; et, quand Chaupillard voulait, on vivait à ses côtés en
-pleine satisfaction égoïste. Que de bons souvenirs! Des après-midi de
-bureau devenus des après-midi littéraires, grâce à ses histoires de
-«copie» fabriquée, portée aux diverses rédactions connues.
-
-Certes, Griffon était un ami incomparablement meilleur, mais il n’avait
-pas cet attrait irrésistible de la «manie commune».
-
-Un jour, vers trois heures, Ferdinand fut chargé d’une démarche au
-Ministère des travaux publics. Quelle joie! d’abord, de sortir, puis
-d’emmener Chaupillard qui était là justement!
-
-A la fin de septembre, le temps radieux, un peu acide et excitant,
-faisait penser à une maîtresse rieuse, très jeune et maigrichonne.
-
-Ce fut une de ces promenades de gens de lettres où l’on ne se cache pas
-de récolter des images et des notes à même la rue.
-
---Regardez donc cette maison qui prend du ventre en vieillissant, disait
-Ferdinand, au coin du faubourg Saint-Honoré; et, là-bas, le ciel arrêté
-à contempler les Tuileries.
-
-Chaupillard signalait un arbre du quai:
-
---J’aime ces branches aux quatre vents. C’est rare à Paris, un arbre non
-estropié.
-
-Ils cherchaient à être impressionnés par la file des réverbères, par la
-monstruosité des automobiles et des tramways. Il n’était pas jusqu’aux
-tas de sable où ils ne prissent une pincée d’observation.
-
-Ils se rappelaient réciproquement les auteurs connus «qui avaient rendu
-épatamment les aspects de rues».
-
---Dame! sans ça, l’œuvre manquerait d’atmosphère.
-
-Avec leur pardessus clair, de demi-saison, et leur mine affûtée d’hommes
-jeunes en balade, ils attiraient la sollicitude de certaines passantes
-disponibles.
-
-Ils se mirent à faire la psychologie des femmes de leur connaissance:
-exercice utile aux écrivains pour l’accentuation du caractère de leurs
-personnages.
-
---A la longue, la petite Griffon divorcera-t-elle? demanda Ferdinand.
-Comment diable vous a-t-elle consulté et pourquoi l’avez-vous dissuadée?
-
---Je lui ai conseillé de ne pas divorcer avant d’avoir un second mari en
-perspective.
-
---Je ne vous croyais pas si moral! Non? blague à part?
-
---La petite Griffon n’est pas faite pour le rôle de femme divorcée; elle
-tomberait dans la galanterie. Elle m’a consulté, au hasard d’une
-rencontre, devant l’exposition d’ameublement du Bon Marché... ça m’a
-rendu moral, en effet.
-
-Ferdinand «gobait» Chaupillard; c’était un type amusant. De quelle façon
-s’intéressait-il à la petite Griffon?
-
---Un secret! dit Ferdinand, pour s’avantager à son tour: j’ai
-écrit,--poste restante,--à la jeune fille du journal. Vous vous
-rappelez?
-
- * * * * *
-
-Le lendemain, Chaupillard redevint haïssable: il discuta de nouveau
-l’aventure de Catherine Bise, il s’attacha à cette intolérable invention
-de rechercher son premier séducteur.
-
-Alors, pendant quelque temps, Ferdinand n’eut plus la pensée libre; il
-entrevoyait un quidam surgissant pour interdire par voie de justice la
-publication du roman; ou bien, assis à sa table de travail, il sentait
-derrière lui un personnage laissé à tort en dehors du roman et qui
-réclamait. A la lecture des journaux, chaque drame causé par «un ancien
-amant» le faisait trembler pour Catherine.
-
-Chaupillard osa se présenter à elle.
-
---Pourquoi cette colère? dit-il à Ferdinand. Vous approuvez bien Griffon
-de surveiller la nourrice, de lui porter du savon et du chocolat. Moi,
-il me plaît d’envisager les choses autrement. Et vous êtes délicieux de
-mettre Catherine dans un livre: ce n’est pas ça qui donnera un père à
-son enfant.
-
-Griffon était tenu dans l’ignorance de ces manigances et de ces
-tiraillements; des considérations secrètes diamétralement opposées
-aboutissaient à cette sorte d’entente entre Chaupillard et Ferdinand.
-
-Auprès de Griffon, Ferdinand se bornait à mésestimer sa production
-littéraire «complètement ratée», à l’entendre.
-
-Griffon haussait les épaules:
-
---Quels types impondérés ces artistes! pas de milieu: les uns annoncent
-carrément et toujours qu’ils tiennent un chef-d’œuvre; les autres
-prétendent toujours ne rien faire de propre. Tu ressembles au paysan,
-amasseur d’écus, appliqué à pleurer misère...
-
---Je t’assure que je ne suis pas content du tout de mon roman, disait
-Ferdinand.
-
-Il contractait cette névrose des écrivains de prendre ombrage des
-moindres vétilles; il souffrait non seulement de Chaupillard, mais de sa
-femme, de ses enfants, de son emploi.
-
-Dans le couloir du bureau, il se laissait tomber sur le coffre à bois,
-avec une mine de victime; il exagérait même ses dépressions, censément
-par intérêt pour «ce pauvre Griffon», si annihilé par Adèle.
-
---Je suis bien embêté à la maison, pas moyen de travailler sérieusement;
-ma femme a des obstinations incompréhensibles...
-
-Ce refrain n’obtenait aucun succès. La plus sincère amitié florissait
-entre Griffon et Marthe: c’était à qui ferait le plus de louanges de
-l’absent. Il fallait entendre Marthe:
-
---Écoute, Ferdinand, je ne me lasse pas d’admirer Griffon. As-tu
-remarqué combien, malgré ses ennuis, il sait être gai par pure
-obligeance? Jeudi, où tu es rentré tard à cause de Jeannin, je n’avais
-pas le temps de m’occuper de lui, je l’ai laissé avec les enfants. Ils
-ont voulu faire le théâtre (il a bien réussi de leur acheter la _Comédie
-enfantine_!), Albert a joué Pierrot, Georges, le commissaire; Griffon
-s’est fait un châle avec le vieux tapis de table et il a joué la mère
-Michel. C’était à se tortiller de rire et je sais qu’il était chagriné
-ce jour-là... Et quand on lui raconte une infortune: comme on le voit
-s’imprégner! Tu te rappelles son regret: «L’argent est une force
-militante à conserver; ce ne serait pas remédier au mal que de se
-dépouiller pour secourir une ou deux personnes». Mais quand il est seul
-intéressé, il ne recule devant aucun «acte de réparation sociale»,
-témoin son mariage... Pour Catherine, j’ai l’impression qu’il tenterait
-l’impossible. A propos d’elle, tu vas dire que je suis bête, mais je te
-certifie qu’il a une façon troublante de me regarder, comme s’il
-trouvait que je ne lui en dis pas assez, comme s’il attendait que
-j’exige quelque chose de lui.
-
- * * * * *
-
-Sur le coffre, Griffon interrompait immédiatement la jérémiade de
-Ferdinand.
-
---Bien sûr! des vertus manquent à ta femme; elle ne sait pas empêcher
-que ses services ne tiennent de la place dans la maison. Pauvre garçon!
-elle te dérange, elle fait du bruit, elle respire!... C’est peut-être,
-vois-tu, que le dévouement comporte des limites! Tous les jours, des
-hommes découvrent douloureusement cette vérité: à la mort de leur mère,
-de leur femme...
-
-Et Griffon, narquois, passait son bras sous celui de Ferdinand et se
-penchait, comme on cajole un enfant pour lui faire avaler une médecine;
-sa voix était des plus conciliatrices:
-
---Tu es employé, il faut bien que tu en tires quelque apanage, mon bon
-vieux. Ta logique est chère aux gens en place, au point que l’on peut
-l’appeler «la logique fonctionnaire»: _puisque_ je suis exempté de
-charges d’un côté, je _dois_ l’être de tous les côtés. (Puisque ma femme
-est si dévouée, pourquoi une restriction?) Vois les collègues des divers
-ministères, avec quelle conviction de justice, réclamer un tarif réduit
-pour voyager, des bourses d’études pour leurs enfants, etc. D’ailleurs
-les besogneux évincés propagent eux-mêmes cette conception du juste: «Ce
-monsieur occupe une position grassement rétribuée dans l’administration,
-_c’est bien le moins_ que son parent soit admis dans tel établissement
-public, de préférence à tout indigent véritable».
-
-Puis, Griffon tapotait gentiment le gilet de Ferdinand pour faire
-descendre la potion:
-
---Ah! mais mon vieux, il ne faut pas te figurer que tu es
-extraordinaire, tu es au contraire dans la délicieuse moyenne. Et la
-psychologie des sexes suffirait à expliquer ton état de conscience: si
-la femme est aimante, l’homme la veut esclave, complètement.
-
-Alors Ferdinand riait et finissait par avouer:
-
---Évidemment, j’ai de la chance sous certains rapports.
-
-Et, tout à coup, il allait d’une extrémité à l’autre; oubliant le
-contraste cruel pour «ce pauvre Griffon», il cédait au besoin si humain
-de publier ses avantages:
-
---Marthe, on n’a pas idée de ça: épouse, mère, ménagère, employée, elle
-vous fourre si bien tous ces rôles sous le même tablier qu’on n’y voit
-que du bleu! Mais le plus épatant: c’est une vraie collaboratrice.
-
-Alors il développait, il développait:
-
---Nous avons parmi nos connaissances deux femmes d’artiste typiques;
-l’une harcèle son mari: «Produis donc! c’est pas moi qui t’empêche
-d’avoir du génie!» L’autre bougonne sans arrêter: «Tu n’arrives à rien!
-tu ferais bien mieux de frotter les meubles». Eh bien! Marthe déclare la
-première pire que la seconde. Quand elle m’a raconté le cas de Catherine
-Bise, c’est peut-être la seule fois qu’elle ait dit carrément: «Tu
-pourrais utiliser mon récit». Autrement, on jurerait qu’elle ignore mon
-métier enregistreur. Mais l’état de mariage a déterminé une telle
-affinité communicative de nos deux systèmes nerveux que, par le
-bavardage neutre, anodin, Marthe me transmet ses plus secrètes
-vibrations... Enfin, après la journée si diverse, couchée, elle relit
-mon manuscrit. Qu’est-ce que tu veux? Je dors; elle ne peut plus ni
-parler ni s’agiter...
-
-Les yeux de Ferdinand papillotaient de béatitude. Et puis, Griffon était
-un intime à qui l’on pouvait tout dire. Ferdinand le prenait à l’épaule,
-il approchait son visage, il baissait la voix:
-
---Et aussi... personne ne peut savoir la sublimité d’amour qu’il faut à
-la femme d’un artiste pour modérer ses propres baisers...
-
-Leurs yeux d’hommes se mêlaient; la douloureuse et douce et terrible
-faiblesse des mâles descendait à leurs joues, à leur bouche, à leur
-menton. Ils restaient alors sans parler, jambes pendantes, sur le
-coffre, à regarder dans le vide. Les collègues qui passaient, affairés,
-des dossiers à la main, trouvaient qu’ils avaient l’air de deux petits
-garçons en pénitence.
-
-Le lendemain, Ferdinand recommençait à se plaindre.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Ferdinand ne s’égara pas loin avec la jeune épistolière de la poste
-restante.
-
-D’ailleurs, comme l’avaient prévu les habitués du cénacle Vaclin,
-l’exemplaire était archi-connu: la demoiselle candide qui se croit la
-plus avancée de son siècle parce qu’elle s’est aperçue que ses parents
-et quelques autres vieilles gens restaient trop en dehors de la société
-vivante et parce qu’elle secoue un peu les lisières familiales, au grand
-scandale de quelques dames sourdes et pieuses.
-
---J’ai envie de ne pas suivre, se dit Ferdinand. Ah! tant pis, j’ai
-commencé, allons-y des questions obligatoires: «Vous lisez? Quelles sont
-vos lectures?»
-
-Mais il ne voulut pas donner une minute de son temps sérieux à cette
-bêtise. Il écrivait au bureau, avec rudesse, pour en finir le plus vite
-possible:
-
-«Erreur, mademoiselle! le seul fait de lire des romans n’est pas
-révolutionnaire. Ceux de votre grand homme prêchent, en somme, que
-chacun doit demeurer à sa place: les humbles à leur humilité, les
-puissants à leur puissance, attendu que toutes les conditions procurent
-le bonheur. Eh bien, mademoiselle, ce beau traditionnalisme constitue le
-plus retardataire des non-sens: par suite d’une anarchie économique
-irrémédiable, aucune condition n’est stable aujourd’hui; le manœuvre
-n’est pas sûr que son métier subsistera demain; la bourgeoisie n’est pas
-une classe fixe comme le fut la noblesse.»
-
-Selon son tempérament d’écrivain soucieux de ne rien laisser perdre et
-de ne pas dépenser inutilement, il se bornait à servir des propos
-échangés avec Griffon et avec Jeannin.
-
-«Une preuve que votre romancier n’est pas si génial, c’est qu’il
-n’emballe que les gens d’un certain parti. Eh bien, je vais vous
-étonner: la vraie personnalité artistique produit l’émotion
-impersonnelle, de caractère universel. L’œuvre doit émouvoir _malgré_
-l’auteur. Que mon pire ennemi fasse un roman d’émotion vraie, je
-pleurerai, si je puis me contenir c’est que l’œuvre est simplement de
-talent, de personnalité fabriquée.»
-
-La jeune épistolière n’était pas une sotte; dès la deuxième lettre, elle
-s’avisa de ne plus procéder que par questions: «Alors, monsieur?...»
-
-Et Ferdinand, serré de près, embarrassé, se la représentait: une tête
-jolie et intelligente, avec un air faussement ingénu. Il la voyait
-suçant le bout de son porte-plume, les yeux enfantins volontairement, la
-bouche narquoise.
-
-«Alors, monsieur, on aurait tort de critiquer à la fois l’œuvre et
-l’homme?»
-
-Parbleu, elle se moquait de lui. Il s’agaçait:
-
-«Je n’ai jamais dit ça, mademoiselle; le véritable artiste possède à la
-fois du talent et du génie; le talent est une qualité acquise...»
-
-Parfois, il hésitait à continuer une lettre interrompue par un projet
-administratif: «Je dis peut-être des bêtises... Et, tant mieux! je ne
-voudrais pas gaspiller des idées indiscutables... Allons-y, à la
-diable.»
-
-«Il est baroque de parler de la décadence du roman, de prophétiser le
-renouvellement du genre. De même que la lumière diurne a été, est et
-sera toujours due à la même source naturelle, de même, les romans
-passés, présents, futurs sont et seront _durablement_ beaux par une
-seule et même vertu naturelle. La mode en littérature est une illusion;
-il y a du durable et du pas durable.»
-
-Ferdinand avait beau faire, sa conscience n’approuvait pas cette secrète
-aventure épistolaire; il devenait de plus en plus brusque avec la petite
-bavarde qui le dérangeait.
-
-«Eh! non, mademoiselle, pour faire du roman avancé, comme vous dites si
-remarquablement, il n’est pas indispensable d’aller chez Alcan acheter
-la dernière parue des thèses sociologiques. A raconter la réalité sans
-parti-pris, il arrive aux grands artistes d’aboutir à une sorte
-d’héroïsme, qui dépasse les plus belles cités futures...»
-
-«Que le tonnerre anéantisse Jeannin! pensait Ferdinand; je ne sais pas
-si je provoquerai une grossesse morale, mais je n’éprouve aucunement la
-satisfaction d’un premier occupant.»
-
-Un matin, il constata que la demoiselle candide se permettait de hanter
-son esprit, à la maison, à l’heure du roman! La correspondance prit fin
-le jour même:
-
-«Mademoiselle de Firman, je vous renvoie vos lettres, j’oublie votre nom
-et je ne donne pas le mien. N’essayez pas d’acquérir des idées avancées.
-A quoi bon? Hier, dans le journal, un professeur de révolution attaquait
-la police avec virulence, non pas tant pour avoir arrêté injustement une
-honnête femme, mais,--comble de l’abomination!--pour l’avoir exposée à
-la promiscuité des voleuses et des prostituées. Voici l’adresse d’un
-ouvroir où se rencontrent de ces créatures si odieuses au farouche
-écrivain. On y accepte le concours de dames patronnesses. Allez là,
-mademoiselle, avec un cœur humain, simplement, et ce sera vous la vraie
-révolutionnaire.»
-
- * * * * *
-
-Ferdinand regrettait de ne pouvoir balayer avec le même sans-gêne toutes
-les personnes obstruant sa route.
-
-Par exemple, il ne se passait guère de semaine sans qu’on eût la visite
-fâcheuse de Chaupillard, rue Saussure.
-
-Albert et Georges rapportaient à la croissance du roman leurs propres
-espérances confondues avec la «surprise pour Catherine»; sans
-l’autorisation d’aucune promesse, ils pensaient: «On s’amusera mieux, on
-sortira _quand papa aura fini_... nous aurons une montre, une
-bicyclette...» Aussi, avertis par l’instinct, ils regardaient
-Chaupillard avec crainte et avec ennui, puis se retiraient dans leur
-chambre en faisant la moue.
-
-Marthe et Ferdinand ajoutaient pareillement au bonheur de Catherine, par
-voie de conséquence, une foule de beaux projets personnels à réaliser
-«quand le roman serait fait»; et l’apparition de Chaupillard leur
-produisait l’effet d’un mauvais présage.
-
-Mais le monde littéraire en général bénéficiait de l’attachement de
-Marthe pour son mari, et elle excusait elle-même la longanimité de
-Ferdinand: Chaupillard faisait partie d’un groupe, avec Griffon,
-Jeannin, Ribérol, etc., comment exclure l’un et retenir les autres?
-
-Chaupillard n’attaquait plus directement le travail de Ferdinand; il
-déblatérait tout autour, il décourageait par mesure générale.
-
---Vous voyez, le livre de Jeannin se vend mal, personne n’en parle; le
-mien a subi la même conspiration. Les imbéciles seront toujours les plus
-forts; le mieux est de se croiser les bras devant leur grouillement.
-
-Mais la pire contrariété venait de ce qu’il persistait à s’occuper de
-Catherine.
-
-Avant la rupture avec la jeune épistolière, un soir, vers neuf heures,
-Chaupillard était monté pour la malice de déranger un peu Ferdinand qui
-tenait à travailler après dîner.
-
---J’aime à m’asseoir dans le fauteuil du maître, dit-il avec sa gaieté
-suspecte. Eh bien, mon cher, je l’ai vue de nouveau votre fameuse
-Catherine...
-
-La porte du salon ouverte, Marthe, dans la salle à manger, partageait en
-deux un bouquet; elle arriva précipitamment, une branche à la main, vers
-son mari:
-
---Comment! Ferdinand, tu ne m’avais pas dit...
-
-Puis elle se tourna vers Chaupillard, et donna libre cours à une
-magnifique colère de femme sincère, atteinte dans ses affections:
-
---Alors, monsieur Chaupillard, vous ne cherchez donc qu’à nuire? Vous
-vouliez empêcher mon mari d’écrire son roman et, maintenant, vous vous
-attaquez à cette pauvre fille!
-
-Elle agitait sa fleur, ayant l’air de la montrer, puis de la refuser.
-
-Ferdinand, quoique animé contre Chaupillard, avait essayé d’intervenir:
-
---Ne te fâche pas, je vais t’expliquer...
-
-Il s’était levé vivement, ému de sentir que Marthe irait trop loin; mais
-il ne put l’arrêter:
-
---Parce que le public n’a témoigné que de l’indifférence à votre chétif
-talent, vous êtes aigri, jaloux...
-
-Chaupillard, cloué sur son siège, exhalait et rentrait alternativement
-un sourire grimaçant, mais surtout il regardait avec stupéfaction. La
-plus extraordinaire révélation le frappait, à le rendre stupide.
-Jusqu’alors, il n’avait pas considéré Marthe «en son sexe»: peuh! une
-ménagère si effacée, si terne. Et non seulement il découvrait que Marthe
-était une femme énergique, mais voilà que, sous certains rapports,
-c’était comme s’il n’avait pas encore vu de vraie femme!
-
-Avec la volubilité d’une personne qui s’est maîtrisée trop longtemps,
-Marthe continuait:
-
---De quoi vous mêlez-vous? Nous ne permettrons pas que vous alliez
-démoraliser cette malheureuse Catherine; sans doute vous lui conseillez
-d’abandonner son enfant, c’est dans vos théories?
-
-Elle se croisait les bras, dévisageait en plein Chaupillard, cherchait à
-droite, à gauche, avec menace.
-
-En un instant, Chaupillard connut pour la première fois «l’élan
-féminin». Il vit aux yeux de Marthe cette fulgurance qu’il croyait être
-une invention des feuilletonnistes, et l’impression devait lui rester,
-ineffaçable; une lueur participant du soleil, de l’or, mais différente:
-la flamme unique de la passion. Et vraiment, cette femme, c’était son
-sang qui criait:
-
---Catherine et son enfant sont à nous, monsieur!
-
-Alors il n’entendit pas le sens réel des mots, ou plutôt les mots ne
-produisirent pas l’effet qu’ils comportaient logiquement: sous leur
-cinglement, s’éveilla le fin fond de sa sensualité.
-
-Il pâlissait, rougissait, tortillant le bout de sa moustache et il ne
-répondait pas, lui, l’intraitable Chaupillard, qui faisait taire tout le
-monde, et que ses amis n’osaient pas convaincre de médiocrité,
-quoiqu’ils fussent excédés de ses éternelles diatribes.
-
-On aurait dit qu’il tenait à entendre toutes ses vérités:
-
---Parce que vous n’êtes pas capable de fournir une œuvre généreuse,
-faut-il dénigrer systématiquement?
-
-Et c’était que Marthe, dans son indignation, projetait son corps, sa
-bouche, sa poitrine, se portait d’une hanche sur l’autre, et alors les
-mots ne comptaient pas: Quoi! une femme pouvait être si passionnée! Il
-lui voyait des seins dressés, une fureur de chair, l’inexprimable; et
-elle était jeune, à l’époque de sa perfection, et quelle intelligence
-audacieuse! Alors, en un mot, cet égoïste--insensible au point de
-n’avoir que des désirs d’animalité--devenait avide de goûter à une
-palpitation pensante.
-
-Ferdinand soulevait des gestes désolés. Marthe à bout de malédiction,
-lui lança:
-
---Et toi, tu ne dis rien?
-
-Elle se laissa tomber sur une chaise, les deux mains plantées aux
-genoux, penchée, attendant, provoquant son mari à exécuter aussi le
-mauvais ami.
-
---Je dis... je dis... balbutia Ferdinand, de tempérament moins simple et
-moins agissant.
-
-Mais Chaupillard, contre toute attente, se mit à répondre, la voix assez
-calme, presque sur un ton d’excuse, l’attitude presque déférente, comme
-s’il n’avait enregistré que des paroles ordinaires:
-
---Vraiment, écoutez, je ne sais pas... il y a malentendu...
-
-Il expliqua posément que, grâce à des accointances administratives, il
-avait pu donner à Catherine des permis de voyage à quart de place, pour
-aller chez la nourrice; quoiqu’il ne s’agît que d’une vingtaine de
-kilomètres, l’économie serait importante à la longue.
-
---Voilà! voilà! déplora Ferdinand.
-
-Marthe, d’abord méfiante, rougit à l’extrême, se leva, s’excusa
-franchement: elle avait cru Catherine menacée, elle avait dit tout ce
-qui lui passait par la tête sans animosité grave.
-
-Elle eut une chute de colère qui acheva de troubler Chaupillard. Il
-admira «l’après-passion» d’une telle femme. Doué pour un moment d’une
-perception sentimentale aiguë, il évoqua un autre genre désirable de
-sincérité féminine, il perçut que le fond de la nature de Marthe était
-la bonté, et qu’il restait de l’affectuosité dans son irritation même.
-
-Chaupillard assura qu’il comprenait très bien l’exaltation de Marthe, il
-plaisanta Ferdinand qui paraissait le plus ennuyé de l’algarade.
-
- * * * * *
-
-Il continua ses visites. Marthe, maintenant, n’était-elle pas un peu
-gênée vis-à-vis de lui, «comme de s’être trop livrée?» Il éprouvait un
-plaisir presque malsain à imposer sa présence, ses discours non
-agréables.
-
-Marthe ne le tentait pas, à proprement parler, c’était ce genre de
-femme-là qui le tentait.
-
-Il eut honte de ses laconiques et commerciales rencontres. Il souhaita
-un complément d’intelligence et de sentiment. Des idées de mariage le
-taquinèrent.
-
-Et le résultat fut que, par dignité, il dépensa des dix francs, dans
-telles circonstances qui, précédemment, ne lui coûtaient guère que le
-prix d’un fiacre.
-
-A ce taux-là, il recouvrait la certitude de son importance, et il se
-présentait rue Saussure, dominateur et tranchant, comme si aucune
-explication pénible n’avait eu lieu.
-
-Pendant plusieurs jours, une question l’obséda: où donc avait-il vu une
-personne ressemblant à Marthe, une personne apparemment susceptible
-d’exaltation totale comme elle?
-
-Puis il trouva, ricana, réfléchit, haussa les épaules: la ressemblance
-appartenait à Catherine! son visage portait, tout prêt, ce même
-jaillissement grandiose.
-
- * * * * *
-
-La dernière lettre de la jeune épistolière, Ferdinand la retira, à la
-sortie du bureau, en compagnie de Griffon. C’était l’heure du courrier,
-ils attendirent, à l’écart, que les guichets fussent moins assiégés.
-
---Puisque je viens de te révéler ma secrète correspondance, dit
-Ferdinand, je peux bien compléter la confession: figure-toi que
-Catherine est menacée de la sollicitude de Chaupillard...
-
-Au premier mot, Griffon s’emballa presque autant que Marthe:
-
---Tu connaissais bien le personnage! Pourquoi le tenter? Tu as commis
-une mauvaise action...
-
---Eh! je n’ai pas pensé si loin, j’ai raconté le sujet de mon roman,
-s’excusa Ferdinand.
-
---Ton inconséquence me révolte! foudroya Griffon, malgré vos
-cachotteries, à toi et à ta femme, je sais bien qu’une part est réservée
-à Catherine dans vos projets: vous aurez le roman, il faudra qu’elle ait
-sa joie aussi... Eh bien, d’un côté, tu veux la combler de générosité,
-d’un autre côté, tu l’exposes aux pires dangers.
-
-La dérision fut entière: Ferdinand, qui ne s’était pas brouillé avec
-Chaupillard, se fâcha pendant un moment avec Griffon. Ils s’attrapaient
-face à face: Griffon plus grand assénait son indignation en baissant la
-tête, Ferdinand lançait sa réplique en hauteur. On pouvait les prendre
-pour deux de ces associés louches qui opèrent par la poste et se
-querellent au moment du partage.
-
---Parbleu! dégageait Griffon avec véhémence, j’en conviens: c’est une
-excellente besogne préparatoire que de raconter son sujet; tu ne
-négliges aucun moyen. Mais il y a tout de même des limites à la manie
-artistique.
-
-Un monsieur correct, de profession indéfinissable, qui feignait
-d’étudier l’imprimé d’un télégramme, s’approcha de façon à saisir la
-conversation.
-
---Voilà que tu t’en mêles, toi aussi! ripostait Ferdinand outré. Dire
-que l’ensemble des gens et des choses est hostile à mon travail!
-toi-même, tu ne peux pas faire exception!
-
-Ce fut une vraie dispute.
-
-A la longue, Ferdinand brusqua la conclusion:
-
---Enfin, dis donc, qu’est-ce qui te mord après tout? Laisse Catherine,
-ne t’en occupe plus; c’est nous, ma femme et moi qui l’avons inventée...
-
-Griffon, qui avait attaqué jusqu’alors, faiblit instantanément, il
-bredouilla, se radoucit au point d’étonner son adversaire:
-
---Ah! moi... voyons... je m’occupe du petit Émile... j’ai des motifs...
-
-Au lieu de répondre qu’il acceptait la réconciliation, Ferdinand, calmé
-aussi, bougea, se tourna vers les guichets. Griffon continua; ils firent
-quelques pas.
-
---Oui, j’ai eu tort de m’emporter... Mais ce petit Émile, une si
-affreuse destinée flotte sur son visage!... Alors ça ne vous quitte
-plus; on se promet, coûte que coûte, de protéger un tel déshérité...
-
-Il se tut subitement. Une vieille femme illettrée envoyait un mandat à
-l’adresse d’une prison.
-
-Au nom qu’elle prononça, un postier vint regarder derrière l’employé du
-guichet, un autre s’approcha, puis un autre.
-
-Inconsciente de cette curiosité, la vieille se tenait d’une raideur
-pétrifiée, fixant le guichet avec des yeux qui semblaient avoir pleuré
-jusqu’au sang. Sa bouche édentée cherchait à comprendre une question.
-
---C’est pour les fleurs, dit-elle.
-
-Le guichetier avança le buste et cria:
-
---Je vous demande si c’est vingt sous avec les frais, ou sans les frais?
-
-La vieille tendit sa pièce:
-
---Je n’ai pas plus.
-
-Griffon serra les mains de Ferdinand pour que le raccommodement fût
-définitif, et que l’on continuât ensemble à aimer les malheureux.
-
-Ferdinand répondit, saisi d’une prophétique admiration:
-
---Oh! d’un seul coup, tu as pris toute la douleur de cette femme avec
-ton visage, et tu as conçu une solution de bonté... Tu es un bien plus
-grand romancier que moi.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Ce dimanche d’octobre, Ferdinand se promettait d’écrire longuement. Il
-fallut que cette disposition féconde coïncidât avec une résolution de
-branle-bas général chez sa femme.
-
-Quand la tâche était d’arrêter une spéculation isolée, déjà façonnée,
-l’activité environnante ne le contrariait presque pas. Mais ce matin-là,
-il sentait un bouillonnement nombreux et chaotique; il devait se
-concentrer: forcer les idées à sortir en ordre, les délimiter et les
-estimer à mesure. Les antennes de ses nerfs s’appliqueraient à saisir
-l’émotion vivifiante, et par conséquent le moindre signe, la moindre
-manifestation étrangère blesserait leur frémissement.
-
-Levé tôt,--six heures sonnaient,--Ferdinand alla vite à sa table. Les
-phrases s’alignaient si docilement, d’habitude, dans le silence de la
-maison endormie! On eût dit que le penchement du Balzac et du Tolstoï
-rendait propice l’atmosphère du salon.
-
-Tout de suite, il fronça les sourcils; sa table était «encombrée»: une
-brosse, un catalogue de magasin, un atlas des enfants. (Il suffisait
-d’un seul papier fourvoyé pour _encombrer_ sa table, longue d’un mètre
-quatre-vingts.) Il lui sembla que le fait d’enlever ces objets tuait une
-éclosion juste prête. Il s’assit, déboucha son encre, se frotta les
-tempes, supputa malgré lui ce contretemps, au lieu de rassembler
-strictement sa pensée littéraire. Enfin il se mit à relire les dernières
-pages écrites, moyen mécanique d’électriser l’esprit. Mais, sacrebleu!
-il n’aurait pas dû avoir besoin de ça!
-
-Les phrases de la veille étaient chargées de vibrations, il retrouvait
-le prolongement de la poussée créatrice, le raccord était fait... Et
-patatras! il entendit sa femme qui se levait, à six heures et quart, un
-dimanche où elle aurait pu rester couchée une partie de la matinée! un
-dimanche! alors qu’en semaine elle ne se levait qu’à six heures et
-demie!
-
-Seconde fugue de la pensée partie en constatations sur ce désastre: ne
-pouvoir jamais posséder la tranquillité totale.
-
-Marthe ouvrit la fenêtre de la chambre à coucher, laissa la porte béante
-sur le salon, dans le dos de son mari, alla dans la cuisine. Ferdinand
-bondit pour fermer cette porte, gêné, non pas tant par la fraîcheur du
-matin, que par l’indiscrétion de l’extérieur.
-
-Retour de Marthe dans la chambre, même négligence, nouveau dérangement
-de son mari.
-
-«Bon! le lait sur le feu se sauve, dans la cuisine. Au diable la porte!»
-
-Marthe vaguait silencieusement dans l’appartement, avec «la raison» de
-laisser son mari écrire un long moment. Mais, d’autre part, soumise à sa
-tendance ménagère, elle était agacée aussi pour son compte: c’était la
-date de nettoyer le salon à fond, elle s’était levée de bonne heure pour
-cela, il fallait... (D’autant mieux qu’une femme de journée venait pour
-l’autre gros ouvrage.) Elle attendait que son mari quittât la table de
-lui-même, elle ne voulait rien dire et admettait qu’il terminât un
-paragraphe en train, par exemple.
-
-Cependant, au bout d’une heure, une impatience s’exprimait dans son
-activité: dix fois, elle vint chercher et rapporter des objets à
-fourbir, soit derrière Ferdinand, soit à droite et à gauche, sur le
-piano, sur la cheminée, avec des pas mous, perceptibles, excessivement
-rapides et un grand éventement de jupons, avec une respiration affairée,
-bruyante.
-
-A mesure, elle se disait:
-
-«Combien de temps va-t-il me tenir en suspens? _Il sait bien_ qu’il faut
-que je fasse le salon.»
-
-Ferdinand n’aurait peut-être pas été trop empêché d’écrire, si sa pensée
-avait été assez fortement lancée, mais, dans son état de nervosité
-balbutiante, il se crispait, il sentait la crispation de sa femme, et
-«ça lui coupait tout aboutissement». Il en entendait plus que le
-va-et-vient de Marthe n’en disait réellement. Il s’exagérait les pas
-appuyés, parleurs, agiles, qui enfonçaient avec insistance leur
-signification: «Voyons, va-t’en donc de là!»
-
-Il analysait son propre malaise:
-
---Cet intolérable halètement du travail manuel autour de vous qui
-semblez rêver, cela crie clairement: «Je fais quelque chose, moi, je
-produis, je me dépense utilement!» Ah! ce souffle courageux, cet
-éventement de jupons pratique! Et se tenir là immobile devant du papier!
-En effet, je suis un incapable dont la déraison coûte cher à la
-communauté.
-
-Il souffrait de ne pas prendre sa part de la fatigue, il percevait le
-reproche au centuple, et il avait honte de sa dérisoire prétention
-artistique. Mais quelle rancune dans cette humiliation cruelle!
-
-Et quand même,--pour comble de misère,--il s’obstinait, il ne voulait
-pas lâcher la place sans résultat: coûte que coûte, quelques notations
-seraient tracées, à la suite. Alors, le supplice de l’insaisissable! le
-tortillement malade des nerfs: la pensée éparpillée refusant de
-s’appliquer à un point précis. Et il remâchait le mécontentement amer:
-
---_Elle sait bien_ que, le dimanche, je voudrais profiter de la matinée,
-et qu’il m’est impossible de travailler ailleurs qu’à ma place
-accoutumée.
-
-L’heure passait, Marthe continuait à s’affairer, à laisser des courants
-d’air et à récriminer intérieurement: «Il est absurde: une interruption
-n’est pas une perte irréparable».
-
-Enfin, elle descendit faire des commissions.
-
-Soulagement! Vite, une douzaine de lignes et on se contentera de cette
-transaction.
-
-Oui, mais l’horloge sonne, c’est le moment où la boulangère apporte le
-pain. A l’idée qu’il devra se déranger pour recevoir et payer, Ferdinand
-ne peut se mettre en train; tant qu’il n’est pas débarrassé de cette
-espèce de devoir, malgré lui, il écoute, il se prépare.
-
---Maintenant, «j’en ficherai un coup» tout de même, quand le diable y
-serait!
-
-Bon! Les enfants qui pourraient aussi rester au lit le dimanche se
-lèvent, crient, rient, se disputent. Parbleu! c’est la faute de leur
-mère; si elle-même s’était tenue tranquille...
-
-Marthe rapporta des chrysanthèmes. Elle les disposa en deux vases de
-chaque côté de l’encrier; elle avait beau être fâchée contre l’Art,
-certains rites s’imposaient à ses mains pieuses.
-
---Le chocolat est prêt depuis longtemps, Ferdinand.
-
---Je mangerai plus tard.
-
-On entendit Albert gémir et frapper du pied.
-
---Qu’est-ce qu’il y a? interrogea Marthe.
-
---Je ne sais pas faire mon exercice de grammaire.
-
---Demande à ton père.
-
-Elle ajouta mentalement: «Ça le décidera peut-être à quitter le salon».
-
---Papa! Viens voir mon exercice.
-
---Non, apporte ton cahier.
-
-Alors Marthe, à bout de patience:
-
---Enfin, dis-moi quand je pourrai commencer? La femme de ménage est dans
-la cuisine; je perds tout mon temps.
-
-Ferdinand répondit:
-
---Ne peux-tu pas, un dimanche, te dispenser de bouleverser ton sacré
-salon?
-
-Il ajouta aigrement, sur un ton excédé contrastant avec le sens
-affectueux des paroles:
-
---Tu m’aimes bien, tu n’es pas égoïste, tous tes actes visent à me
-rendre plus heureux; eh bien, puisque je préfère moins de remue-ménage,
-ne prétends pas me soigner de force!
-
-Le coude sur la table, il se tournait hargneusement vers sa femme;
-celle-ci se balançait les bras croisés. La conviction opposée de deux
-personnes parties d’un point de vue différent se heurtait sans recul.
-
-Il empêcha la réplique.
-
---Non! Examine le fond des actes: la cause et l’objet... Je te répète:
-c’est pour moi, pour que je sois dans un cadre plus avantageux, que tu
-veux mettre la maison sens dessous... Eh bien, je te remercie...
-laisse-moi juge de la quantité d’époussetage qui m’agrée.
-
-Marthe, non moins excédée, protesta:
-
---Voyons, Ferdinand, c’est insensé ce que tu dis là! S’il venait une
-visite: on peut tracer des raies sur le marbre, sur le piano, sur la
-table.
-
---Ah! voilà encore: l’astiquage à outrance est une concession à la
-bêtise des gens. Quel désastre si quelqu’un allait remarquer de la
-poussière ici! Cet illogisme me renverse: car, enfin, si tu me préfères
-aux voisins, aux connaissances, tiens compte de mon désir, plutôt que de
-leur critique possible. Tu sacrifierais ta vie pour moi et tu
-m’exaspéreras plutôt que de consentir à une malfaçon du ménage!
-
---Je te dis que la poussière détériore les choses et nuit à l’hygiène.
-
-Ferdinand haussa les épaules et resta un instant à se dépiter
-silencieusement, prenant le Dickens à témoin: «C’est terrible cette
-femme qui ne veut pas admettre que la poussière précisément, c’est de la
-poussière; ça peut attendre, tandis que l’éclosion intellectuelle ne se
-retarde pas à volonté.»
-
-Une pudeur invincible et aussi l’amour-propre et l’incertitude
-l’empêchaient de défendre carrément, à haute voix, son travail
-littéraire. Et pourtant, dans un pareil moment où sa femme obéissait
-toute au sens économique, il aurait fallu quelque affirmation de ce
-genre: «Ce que j’écris a une valeur, me déranger constitue une perte.»
-Mais non; Ferdinand reculait devant cette prévision mortelle qu’on
-pouvait lui rire au nez, en demandant combien sa plume avait déjà
-rapporté. Et l’incompréhension mutuelle subsistait: sa femme parlait
-«vie matérielle», lui sous-entendait «art».
-
-Marthe se détourna et, sans quitter le salon, gourmanda Georges et
-Albert, en révolution dans leur chambre:
-
---Continuez à vous battre! J’arrive vous aider! Est-il permis d’avoir
-des enfants pareils!
-
-A cause de son état d’agacement, sa voix atteignait un diapason exagéré.
-Alors, Ferdinand saisit l’occasion injustement:
-
---Voilà! tu te donnes un mal de chien après ton appartement et tu me
-contraries, pour établir aux yeux des étrangers que nous sommes d’un
-rang supérieur, car, au fond, c’est ça! Et, d’autre part, tu vocifères à
-effrayer les locataires du haut en bas! tes chamaillages avec tes
-enfants nous ravalent au niveau du dernier ménage de journaliers.
-
-Les époux furent réellement fâchés, le front durci, la bouche crispée.
-
-Ferdinand s’en alla rincer des bouteilles à la cave. Ils eurent une
-façon de souffrir irritée, avec cette pensée:
-
-«Tant pis! le roman ne se fera pas! au diable la littérature!»
-
- * * * * *
-
-A midi, le déjeuner se passa sans conversation directe. Visages calmes,
-exagérément naturels et bonasses, signifiant pour chacun: «Moi? je n’ai
-aucun ressentiment; je répondrai quand on me parlera.»
-
-Comme par hasard, on trouva de continuelles observations à adresser aux
-enfants:
-
---Voyons, Albert, ne mets pas ta manche dans ton assiette.
-
---Georges, ta mère t’a déjà dit de ne pas balancer ta chaise.
-
---Oui, tu te rappelles cette belle culbute, l’autre jour, chez ta
-grand’mère.
-
-Après le repas, les tasses et la cafetière étant encore sur la table,
-arriva Catherine Bise. Elle portait un chapeau canotier en feutre noir,
-des gants de coton, une pèlerine. Mince, les mains et les pieds très
-petits, elle ressemblait à une de ces pensionnaires d’orphelinat noble,
-dont les traits de race éveillent la sympathie à première vue.
-
-Elle avait deux heures de permission seulement. Alors, dit-elle
-naïvement, ne pouvant aller voir son petit, elle venait faire visite,
-pour parler de lui.
-
---Vous prendrez un peu de café.
-
---Non, monsieur, merci.
-
-Ferdinand versa quand même.
-
-Les garçons regardaient Catherine d’un air amusé: «Hein! quand leur père
-avait dit quelque chose, ça ne servait à rien de refuser.»
-
-Cependant, eux, ils s’obstinèrent à ne pas filer dans leur chambre. Le
-cas était différent: l’ordre avait été donné mollement, et puis, eux,
-ils étaient comme un fragment de leur père: on ne s’obéit pas toujours à
-soi-même.
-
-La conversation les intéressait extrêmement. Catherine recélait une
-quantité d’inconnu, quoique, pour eux, elle fût de la famille. Lors de
-sa première apparition, ils étaient seuls à la maison. Jamais on n’avait
-rien dit qui pût attirer leur attention, ils étaient censés ignorer
-l’existence de Catherine. Albert, ayant ouvert la porte, déclara,
-tranquillement: «Vous êtes Catherine Bise. Maman est descendue, elle va
-remonter.» Il s’approcha, se haussa, exigea l’embrassade habituelle avec
-les intimes. Georges en fit autant, le plus nécessairement du monde.
-
-Autre chose encore leur plaisait énormément: leurs yeux bleus, leurs
-yeux sans vergogne faisaient céder drôlement les yeux timides de
-Catherine Bise; cette retraite immédiate leur rappelait des révérences
-gracieuses qu’ils avaient vu faire quelquefois.
-
-Et ils en avaient des motifs de la regarder hardiment! tout le bonheur
-qui devait lui arriver et dont elle ne se doutait pas! Ils se
-flanquaient des coups de coude, ils serraient le bec. Ils en
-frémissaient par évocation: le roman était bien long à terminer... ils
-auraient voulu que ce fût tout de suite...
-
-Catherine ayant bu son café, on passa dans le salon. Le parti pris de la
-traiter avec les égards réservés à une personne du monde était dissimulé
-par cette simplicité qui semble exclure la possibilité d’un autre
-procédé.
-
-A l’origine des relations, Catherine s’était défendue avec une espèce
-d’épouvante d’être reçue, dans les formes, au salon. Ensuite, elle
-n’avait plus rien dit; mais, en franchissant le seuil, chaque fois,
-inévitablement, elle rougissait jusqu’à la racine des cheveux.
-
-Il y avait deux fauteuils: un pour maman, du côté de la bibliothèque, un
-pour Catherine sous le Dickens. Cette exigence appartenait aux garçons:
-ils faisaient les honneurs, ils refusaient de laisser prendre une
-chaise. Eux aussi avaient leur parti pris.
-
-Ferdinand s’assit, tourné vers les deux femmes, un coude sur son bureau.
-Marthe s’empressait au seul sujet de conversation cher à Catherine:
-
---Alors il va bien? Cela fait quinze jours que vous ne l’avez vu.
-
-Peu à peu, Ferdinand revira, jusqu’à être les deux coudes sur la table,
-le menton dans ses poings.
-
-Les enfants se tenaient tranquilles, dans la plus confortable des
-positions: le derrière sur le tapis. Ils contemplaient inlassablement le
-visage de Catherine où passait toute une tragédie. Et puis la voix de
-Catherine variait jusqu’à être celle d’une croyante à l’église parlant
-toute seule à une image sainte: un interminable baiser emmenait sa
-bouche vers l’Inaccessible et, par un phénomène unique, ses yeux timides
-prenaient enfin la large fixité.
-
-De temps en temps, Georges tendait les lèvres par imitation magnétique;
-Albert les serrait tant qu’il pouvait.
-
---Je suis arrivée par le petit chemin à droite de l’avenue de la gare et
-qui monte un peu. J’avais des battements de cœur, que je soufflais,
-comme pour monter un sixième. La porte était ouverte chez la nourrice.
-J’entre; il n’était pas là. Je ne suis pas sûre que j’aie dit bonjour.
-Je sais qu’ils ont ri et qu’ils m’ont dit: «Tenez donc! il est là-bas
-avec les autres.» Ça fait comme une place en face chez eux; après le
-pavé où passent les carrioles, il y a un coin de l’église, une propriété
-avec une grille et un espace de terre battue avec de vieux arbres. C’est
-retiré; les gamins jouent là sans danger. Il y en avait bien une
-dizaine, tous en robes. Je traverse, je fouillais déjà dans mon sac de
-cuir que vous m’avez donné, pour sortir des bonbons. A cause que les
-gens avaient ri, j’étais comme hésitante sur mes jambes et je ne savais
-plus si j’étais heureuse. Et me v’là devant eux tous qui jouaient avec
-un rat qu’on avait tué; ils le traînaient par une ficelle attachée à une
-patte, n’est-ce pas?
-
-Catherine fit une pause. Elle avalait des réminiscences pénibles avec
-son front, avec ses yeux. Elle présenta un sourire de créature qui va
-mourir:
-
---Comprenez-vous, madame? ne pas être sûre du premier coup d’œil! Oh! ça
-n’a été qu’une seconde, même pas: il y avait deux mois que je ne l’avais
-vu, sa robe était changée, une à carreaux rouges et blancs, au lieu de
-la bleue qu’il avait avant... je l’ai reconnu, mais je ne sais pas si
-c’est seulement avec mon sang, ou aussi parce qu’il avait une mine moins
-gaie que les autres.
-
---Voyons, dit Marthe, pourquoi aurait-il été triste, puisqu’il s’amusait
-avec les autres?
-
---Mon petit à moi n’a qu’un sourire sur la figure; les autres, il me
-semble qu’ils ont leur sourire à eux et celui de leur mère. Et puis je
-le trouve pâlot, comme s’il lui manquait du soleil, de la chaleur; sa
-figure est malingre, toute pointue.
-
-Ici la voix baissa, effleurant des horreurs:
-
---J’ai peur qu’on ne l’aime pas. Et pourquoi, depuis ce jour-là, faut-il
-que je pense toujours à ce rat qu’ils traînaient par la patte!
-
-Ferdinand appuyait les avant-bras sur sa table; progressivement, le dos
-en boule, il s’était ramassé en un tas inerte, et voilà qu’une
-singulière toux spasmodique sortit de là-dessous et que le tas remua.
-
-Catherine dirigea là son attention, et elle vit que M. Prestal portait
-un vieux veston bossué, pareil à quelque frusque de coltineur déjetée
-par l’écrasement des fardeaux.
-
-Elle dit longuement sa peine de mère. Ce palpitant murmure sortit
-encore:
-
---J’ai peur qu’on ne l’aime pas!
-
-Et elle vit, à un moment, que les épaules de M. Prestal couraient sous
-le veston comme fait un rat prisonnier dans un sac.
-
---On sonne! crièrent les enfants.
-
-D’un geste, Marthe les empêcha de bouger.
-
---Je vais voir, dit-elle, les sourcils froncés.
-
-Elle ferma la porte du salon, au bout d’un instant, elle revint:
-
---C’était Chaupillard, je m’en doutais. Je lui ai dit que j’étais seule
-et que je ne pouvais pas le recevoir. C’est drôle, ça ne me coûte pas du
-tout de mentir à des gens comme lui... Décidément, il m’horripile de
-plus en plus, ce garçon-là; j’ai été choquée de l’affectation
-respectueuse avec laquelle il s’est retiré.
-
-Après une pause, Marthe ajouta:
-
---Surtout, Catherine, n’oubliez pas ce qu’on vous a dit: c’est un
-monsieur dont il faut se méfier, malgré ses protestations de dévouement.
-
---Oui, je trouve qu’il est poli... pas comme tout le monde, dit
-Catherine en rougissant.
-
-Elle s’était levée pour s’en aller.
-
---Vous aimez mieux monsieur Griffon? demanda Marthe, en dirigeant vers
-la fenêtre un regard qui prit Catherine, tout entière, au passage.
-
-Catherine eut l’air de ne pas comprendre.
-
---Ce grand monsieur, brun, barbu, que vous avez vu ici?
-
---Je ne sais pas.
-
---Comment! vous ne savez pas si vous l’aimez mieux que Chaupillard?
-
-Catherine balança la tête comme une personne qui cherche à se sauver.
-
---Je n’ai pas osé le regarder.
-
-Ferdinand, qui écoutait en annotateur bienveillant, s’exclama dans un
-rire zélé, rassurant:
-
---N’ayez pas peur de Griffon! ah! ah! n’ayez pas peur...
-
-Mais alors Marthe porta sur lui ces yeux profonds de femme qui semblent
-jauger de haut la candeur masculine, et son baiser d’adieu à Catherine
-fut très appuyé, à la façon d’une offre, d’une promesse.
-
- * * * * *
-
-Après le départ de Catherine, sans explication, la vie reprit chez les
-Prestal, arrangée au mieux, comme s’il n’y avait jamais eu désaccord.
-Selon l’heureux privilège de leur affection, aucun nuage ne subsista. On
-respirait même largement, on rattrapait un arriéré de souffle et de
-lumière: rien ne nuisait plus au roman.
-
---Hein? dit Marthe, l’opinion de Griffon à propos de la ressemblance
-doit être prodigieusement juste!
-
---Quoi? sa conversation de dimanche dernier en sortant du théâtre? Je
-n’ai rien entendu, sa femme me priait de changer l’orientation de mon
-roman, par complaisance: «Je serais si gentil... qu’est-ce que ça me
-faisait?»
-
-C’était une claire et vivace journée d’octobre, Ferdinand ouvrit la
-fenêtre de la salle à manger et se planta dans le cadre ensoleillé, les
-mains derrière le dos. Marthe desservait la table, elle expliqua:
-
---D’après Griffon, il y a certainement cette fatalité atroce que le
-petit Émile ressemble à «l’homme à la trique».
-
-Vivement l’attention de Ferdinand se ramassa.
-
-Albert et Georges, gesticulant vers la fenêtre d’où arrivaient les
-vociférations guerrières d’une bande de gamins, demandèrent piteusement
-«si on ne sortait pas aujourd’hui». Insensés! c’était bien le moment!
-
---Tout à l’heure! Tout à l’heure!
-
-Marthe continua, une tasse à la main:
-
---Sans doute, on voit à sa figure pointue, ténébreuse, que l’enfant est
-pétri de mauvais instincts. Et demain, d’un moment à l’autre,
-l’abhorration universelle aura lieu d’éclater. Alors, se dresse la pitié
-surhumaine. L’amour de Catherine, affolé par l’exécrable ressemblance
-même, est un surgissement de protection contre tous et voilà le plus
-grandiose: c’est aussi le pardon du monstre... Tu sais, je te dis cela
-comme je l’ai compris, d’après Griffon, je ne te garantis pas les
-paroles. Du reste, il était tout drôle; je ne m’étonne pas que tu n’aies
-rien entendu, il étouffait sa voix, il vous regardait de côté, toi et
-Adèle, comme s’il avait dévoilé des secrets.
-
-Ferdinand se rappela la récente discussion au bureau de poste et le
-trouble subit, imparfaitement justifié, de Griffon.
-
---Oui, dit-il, hochant la tête rêveusement, puisque Catherine aime
-sauvagement son enfant si taré, c’est qu’elle ne souhaite pas d’être
-vengée de l’homme à la trique.
-
-Marthe repartit là-dessus:
-
---En cela, elle domine étrangement: misérable, elle sent que le
-châtiment d’un autre misérable n’est pas une solution. Les ordinaires
-malheureux ne pensent pas à se solidariser avec leurs pareils, coupables
-d’attentat contre les institutions dont ils souffrent eux-mêmes.
-Catherine, elle, aurait la fibre solidaire pour son assassin!...
-Justement, hier, j’ai lu ce fait-divers: un voleur dépenaillé tombe tout
-courant dans un chantier de terrassiers courbés à leur tâche de forçats,
-ils l’ont assommé à coups de manche de pelle...
-
-Un silence. Marthe grattait de l’ongle une tache sur la nappe; elle
-ajouta sur le ton méditatif des réflexions adressées à soi-même:
-
---Le sentiment de Catherine représente le plus haut pardon. C’est la
-seule réalité qui puisse dépasser le crime... la seule beauté qui puisse
-dire au crime: tu es absous, puisque je subsiste.
-
-Sans autre conclusion, Marthe prit ses tasses et alla «faire sa
-vaisselle».
-
- * * * * *
-
-Le lendemain lundi, dans la paix du matin, Ferdinand put travailler à
-souhait. Il s’avoua qu’en définitive le zéro de la veille était compensé
-par une surproduction: c’était bien la peine de tant se fâcher.
-
-Vint l’heure de partir au bureau. D’ordinaire, au tintement de
-l’horloge, sa volonté laborieuse cessait net, comme si le courant était
-coupé. Ce jour-là, au lieu d’avoir fini, il se trouva en état de donner
-le meilleur.
-
-Le temps se maintenait pur, gai, tout en jeunesse.
-
-La marche dans la rue valut cet exercice ambulatoire dans la chambre, si
-utile aux gens qui composent. Ferdinand allait, par les boulevards
-extérieurs, le front haut, béant à cette région de lumière où plane la
-force de la terre.
-
-Il avait oublié de nouer sa cravate; les cochers à cent mètres se
-croyaient hélés par lui sur leur siège.
-
-Il vivait cet instant où l’âme à la fois, rend ses plus fougueuses
-palpitations et absorbe jusque dans l’immense des parcelles brûlantes de
-la palpitation universelle.
-
-Dans sa poitrine, l’enfant de Catherine Bise râlait une plainte suprême
-que la terre ne pouvait plus tolérer; dans sa poitrine, se répercutaient
-les deux battements irrésistibles de la tendre chair naissante: l’effroi
-des mains étrangères, l’appel des chères mains absentes...
-
-Telle était l’envolée droite de l’émotion que Ferdinand, dans l’ivresse
-qui oublie l’équilibre du corps, voyait flotter les passants le long du
-trottoir et croyait percevoir le fléchissement des chaussées, et le
-vacillement des cubes de pierre à six étages, sous le cahot des
-voitures.
-
-Il allait dire le crime de façon à le rendre désormais impossible...
-«Quelqu’un vient et prononce: Il me faut une servante complète. Je paie,
-femme, pour que tu n’aimes plus ton enfant. Je loue la mécanique,--le
-cœur avec,--pour mon usage domestique; je prends cette «force d’aimer»
-pour augmenter mes commodités, pour faciliter mes distractions...»
-
-Ferdinand s’arrêta une fois sur un banc, proche la place Clichy, pour
-crayonner une note. Mais le mieux était de laisser sa sensibilité
-s’enrichir, grâce à la marche. La fixation écrite se ferait au bureau.
-
-Le boulevard de Clichy, puis deux, trois rues encore furent de lointains
-horizons d’où les révélations d’humanité accouraient en son être, comme
-se précipitent les souffles d’ouragan. Un commerçant sur sa porte, et
-plus loin un maçon, regardèrent étonnés: ce passant geignait tout seul,
-et ses yeux sautaient aux murs des maisons et grimpaient au delà. Une
-vieille dame se colla brusquement contre une devanture, Ferdinand avait
-foncé sur elle, assénant sa pensée: «Ne cherchez plus l’enfant, la
-créature de toutes les protections, qui exige une atmosphère et un
-entourage tendrement préparés: il y a le déchet d’une vente, le rebut à
-jeter n’importe où...»
-
-La façade ombreuse de l’immeuble administratif où il fallait entrer
-«éteignit» Ferdinand soudain; il cligna, l’instant de rabattre sa flamme
-en dedans.
-
-Il monta prestement, serra vite la main des collègues, s’installa devant
-son encrier. Vite, il allait noter l’irretrouvable: on n’est pas deux
-fois dans un état d’âme identique. Quelle chance d’être assis! Et une
-coordination immédiate des idées: après le bouillonnement et
-l’engouffrement à plein cratère, sa pitié demandait à couler immensément
-comme une lave brûlante. Vite! du papier, le cœur avait mis en phrases
-tout son émoi et n’avait plus qu’à les dicter.
-
---Excusez-moi, Dubois, j’ai une lettre pressée à écrire.
-
---Sans vous déranger, monsieur Prestal, prêtez-moi donc votre journal,
-demanda un collègue.
-
---Le journal, monsieur Pingouin? ma foi, j’ai oublié de l’acheter.
-
---Non! cherchez bien... tout s’oublie, excepté le journal...
-
---Je vous assure...
-
-Les phrases palpitaient, il n’y avait qu’à se hâter. Déjà deux lignes...
-Le garçon de bureau, ancien militaire décoré, visage de pierre, montra
-sa livrée bleue sur le seuil du bureau, et lança d’un ton net de
-commandement:
-
---Monsieur Prestal, chez le chef.
-
-Vite, boutonner la jaquette, changer de visage, appeler dans son esprit
-les affaires courantes, se transformer en employé sérieux; le long du
-couloir précipiter sa pensée, en avant et en arrière, dans les choses de
-l’administration, et, comme quelqu’un qui sent ses intérêts, sa vie même
-en cause, concentrer ses facultés chicaneuses, n’avoir plus de sentiment
-pour rien au monde.
-
---Vous m’avez demandé, monsieur.
-
-L’homme est supprimé; il n’y a plus qu’un sous-ordre, prompt aux
-oscillations, cherchant à être le calque exact du chef: visage et
-intelligence.
-
---Monsieur Prestal,--dit le chef avec cette urbanité qui rend la
-toute-puissance plus accaparante,--je vous prie de me préparer
-immédiatement un rapport détaillé sur le régime comparatif des
-transports, afin d’exposer exactement la situation qui nous est créée
-par le nouveau règlement. Vous avez donc à vous pénétrer des textes et
-des pièces du dossier. Il importe de voir l’affaire d’ensemble d’un
-esprit lucide et méthodique; et comme vous serez spécialement chargé
-d’en poursuivre la solution, je tiens à ce que vous possédiez à fond la
-matière... Asseyez-vous donc.
-
-Vinrent les longues explications qui compliquent et vissent des
-obstructions dans la tête; puis, les questions qui font le vide:
-Résumez-moi le précédent? Où en est l’enquête annuelle?
-
-Il n’y avait pas à simuler l’attention, ni à ménager la dépense d’influx
-nerveux. Au bout d’une heure, ayant été successivement, et à maintes
-reprises, chargé, puis pompé, Ferdinand retourna dans son bureau.
-
-Là, devant son papier et sa plume, il se trouva aussi étranger à toute
-conception sentimentale que l’aigle administratif le plus féroce. Le
-moindre essai de remémoration littéraire lui causait un intolérable
-malaise. Seul subsistait l’instinct de donner satisfaction au chef: le
-restant de la journée, par une nécessité brutale, l’intelligence
-abasourdie ne consentit à vivoter que dans les pièces du rapport à
-préparer.
-
-Le soir, Ferdinand reprit sa route du matin, triste et courbaturé,
-mécontent de lui-même, comme un homme tiraillé qui ne fait pas ce qu’il
-doit, ni d’un côté ni de l’autre. Il sentit avec malaise le
-raccourcissement des jours, l’approche de l’hiver, les arbres du
-boulevard extérieur montraient déjà une désolante nudité.
-
-Il réfléchissait dolemment:
-
---C’est qu’il y a des axiomes formidables sur l’obligation de remplir
-intégralement l’office dont on est chargé et de se cantonner dans une
-seule ambition. Que de vérités inexorables comme l’airain! «Suis ta
-consigne. Sois l’homme de ta condition.» Et certes, combien l’on sent
-heureux l’individu adapté à son seul service! comme il respire aisément,
-d’accord avec la conscience universelle, protégé par un immémorial
-formulaire! Quelle sérénité d’âme, quelle force à toute heure, en tous
-lieux, chez le bon employé, par exemple! Ne faire qu’une chose et aimer
-cette chose que l’on fait!»
-
-Tandis que Ferdinand, répréhensiblement livré à deux métiers
-incompatibles, courait grand risque d’être médiocre en tout. Et n’avoir
-même pas l’approbation de sa propre conscience! Car enfin, le travail
-qu’il préférait ne rapportait rien, et l’on se doit à sa famille autant
-qu’à son administration.
-
-Et Ferdinand savait bien que la morale serait vengée tôt ou tard: la
-morale du métier unique! Déjà il connaissait le sens de ses notes
-signalétiques et leur sanction pécuniaire:
-
-«Cet employé paraît constamment fatigué par une vie peu régulière,
-manque d’ordre et de mémoire; ne prend pas suffisamment la peine
-d’étudier et de suivre les affaires.»
-
-Et, par ailleurs,--dans le cas d’une réalisation inespérée,--il
-entendait d’avance la critique: «Écrivain inégal; des «trous» donnent
-l’impression d’une œuvre mal éclose, bousculée. Çà et là, l’écrivain a
-été sur le point de monter très haut, ses ailes se sont cassées.»
-
- * * * * *
-
-Une période s’ouvrit où Ferdinand eut à fournir un travail considérable
-au bureau: le service exigeait, impossible de se dérober; de plus, le
-chef talonnait sans répit; vingt fois par jour, il appelait ou bien il
-venait; le reste du temps, on l’entendait, on le sentait là, tout près.
-
-L’administration saturait Ferdinand totalement. Il sortait bourrelé,
-incapable même de lire après dîner. Il ne pouvait pas empêcher «les
-affaires» de continuer toutes seules dans sa tête.
-
-Le matin même, l’intelligence n’était pas nettoyée des préoccupations du
-bureau, et, à cause de cette notion que, tout à l’heure, il allait
-falloir «s’y remettre», Ferdinand ne pouvait diriger ses facultés nettes
-et fortes sur son entreprise littéraire. Alors la peine était indicible,
-de cet homme opiniâtre, chaque jour installé à sa table, devant son
-papier, aux mêmes heures, et devenu impuissant.
-
-Pendant plusieurs mois, le roman recula plutôt qu’il n’avança: des pages
-mauvaises furent écrites qu’il fallut déchirer ensuite.
-
-Dans la famille, rien n’était changé, censément, puisque Ferdinand
-n’avait pas l’habitude de parler de son œuvre. Et pourtant, quel
-enserrement oppressif!
-
-L’appartement paraissait moins visité par la clarté du jour; une
-pesanteur de l’air épandue sur le quartier raccourcissait les regards.
-On percevait plus que de coutume les bruits passagers de la rue
-Saussure, mais ils n’augmentaient pas la vie.
-
-On aurait jugé les Prestal des gens sans activité cérébrale, voués à la
-plus morne routine. Les enfants mêmes souffraient de l’arrêt du roman,
-sans savoir. Ils s’ennuyaient à la maison, ils ne trouvaient plus à quoi
-jouer. Et l’allégresse phénoménale que l’on se promettait de partager
-avec Catherine, ils la sentaient s’éloigner, s’éloigner... la certitude
-manquait au front de leurs parents. Et la table et les portraits du
-salon ne répétaient plus rien... où espérer alors?
-
-Le soir, Ferdinand se forçait à dire des phrases indifférentes, et
-malheureusement, Marthe parlait moins, sans entrain, alors qu’une
-infusion de gros verbiage aurait peut-être ranimé l’œuvre.
-
-Seulement, elle ne dérangeait pas son mari par les besognes domestiques.
-Grâce à une invention inexplicable, le ménage se faisait invisiblement.
-Quand le roman était en pleine vitalité, la vitalité de Marthe, forte
-aussi, pouvait le heurter; mais maintenant!... Fait tragique: le
-dimanche, Marthe ne bouleversait plus l’appartement! Elle entretenait
-plus que jamais, seulement, elle entretenait les petits coins! Son zèle
-ménager, devenu étriqué, se cachait dans la cuisine, dans le cabinet
-noir, où elle recensait des vieilleries. Chaque lundi, le front pensif,
-elle s’en allait à l’ouvroir, portant un petit baluchon de nippes à
-donner. Ne faut-il pas des actes pieux pour changer les destins
-contraires?
-
-A l’ouvroir, alors, c’était autre chose: pas une déchue maintenant ne
-disparaissait sans avoir dit sa peine à Marthe. Il n’y a pas de rancune
-sociale qui tienne, entre déchues.
-
-
-
-
-X
-
-
-Le peintre Morlane, en lutte, lui aussi, avec la difficulté économique,
-habitait une singulière cage.
-
-L’ancien Paris avait laissé, rue Girardon, une maison de deux étages
-ayant pour entrée une porte charretière, surmontée d’un panneau presque
-effacé: _Vacherie de Montmartre_. Au fond de la cour, était un grenier à
-fourrage vitré, face à la muraille nue: cet appentis de bois, coupé en
-deux par une cloison, constituait l’atelier et le domicile de Morlane.
-
-Agé de trente-cinq ans, tête slave, blond filasse, nez large, grands
-yeux enfantins, Morlane occupait, en outre, été comme hiver, un costume
-de velours gris-de-fer, dans lequel, avec sa moustache haute, sa
-membrure forte et son aspect débonnaire, il faisait penser à un
-mousquetaire et à un charpentier.
-
-C’était l’avant-veille du terme, un lundi, le marchand de tableaux
-devait venir avec de l’argent.
-
-Morlane terminait une peinture de grande dimension: une femme nue,
-robuste, belle d’une beauté de peuple, enfourchant à cru un cheval roux.
-Tournée sur la droite, de façon à montrer sa poitrine et son visage,
-elle brandissait une lyre d’un geste triomphal, superbement sûr
-d’atteindre le ciel; ses cheveux d’or crépelés volaient, se mêlaient
-sous le bras levé au fauve de l’aisselle; la crinière du cheval roux
-enflammait sa cuisse. Ses yeux droits assaillant l’immensité, sa bouche
-prodigieusement déchaînée, lançaient un appel d’émulation aux libres
-fureurs de l’Art. Ses reins tant se cambraient et tant son ventre
-crépitait en avant, que le cheval cabré, les naseaux en éruption,
-bondissait comme sous une brûlure. Telle était la vibration du tableau
-que les seins aigus et blancs de la femme semblaient naître indéfiniment
-des battements de ses flancs qui montaient, floconnaient et créaient
-l’éblouissant éther lui-même.
-
-Trois heures sonnèrent à un réveil accroché entre deux masques de
-plâtre.
-
---Repos! cria Morlane.
-
-Une camarade était là, qui posait toute nue, par gratuite complaisance.
-Elle respirait la famine et la dégénérescence: une poitrine étroite, à
-peine pochée, des bras en pattes d’araignée et ce désossement qui exhibe
-les clavicules, les palettes des omoplates, les crosses des hanches.
-Roussâtre, une chevelure indigente genre caniche, une figure trop
-chiffonnée, comme d’un enfant grimacier qui s’amuserait à rapetisser les
-yeux, à ratatiner les joues, elle paraissait étonnée et désarmée d’être,
-à vingt ans, si laide et si misérable.
-
-Morlane alla chercher, derrière la cloison, du pain, du fromage, un
-couteau, et plaça le tout au milieu d’un banc de bois.
-
-Ils s’assirent bout à bout et se mirent à manger, en lorgnant le tableau
-sur le chevalet. La clarté d’avril tombait toute pure, en masse; aucun
-mouvement dans la cour où le mur tendait un silence gris.
-
-La pose recommença.
-
-A cheval sur une planche supportée par de hauts tabourets, la disgraciée
-serrait le bois avec ses genoux, éperonnait le vide, et, faute de lyre,
-brandissait une cuiller à pot en fer émaillé.
-
-Morlane se recueillit un moment, la palette en main: un fluide
-travaillait dans l’air, dirigeait sur la femme peinte les atomes émanant
-de tous les objets présents, des esquisses, des plâtres suspendus,
-attentifs.
-
-Soudain, Morlane se décida: les touches du pinceau coururent. Et voilà
-que la disgraciée, raidie vers le chevalet, sentit les coups d’yeux
-ivres prendre sa féminité et la faire passer, vaporeuse, dans l’œuvre.
-
-Quand arriva le tortillement de la fatigue, Morlane devint fébrile comme
-si l’accentuation de la laideur rendait plus saisissable la magnificence
-dont il sublimisait son héroïne:
-
---Ne t’inquiète pas, souffla-t-il, ça fait un effet épatant, ton
-tremblement... ça détaille, ça fait chanter la lumière... là, là... je
-te pénètre...
-
-On aurait dit que, de la cuiller à pot vacillante, coulaient des rides
-malades le long du corps et que le sein tiraillé dégorgeait sa
-vieillesse à grands plis. Aïe donc! Morlane épandait les splendeurs.
-
---V’là que tu geins? nom de Dieu, ça va faire aussi de la couleur!
-
-Maintenant, la disgraciée sanglotait «de ne plus pouvoir»:
-
---Ce n’est pas de ma faute... je voudrais...
-
-Ses membres s’arrachaient par secousses, de la pose, elle ne les
-replaçait plus à souhait.
-
-Morlane râlait tout haut pour la retenir, possédé de cette illusion:
-c’était le premier consentement de l’amante, mais une trop longue
-passivité était demandée à sa chair anxieuse; la crise de l’intolérable
-arrivait en saccades, et l’amant ne vaincrait pas, si seulement il
-différait encore un instant...
-
---Là... là... ah!... je..., exhalait Morlane pantelant.
-
-Alors, écartelée sur sa planche, renversée en arrière, n’élevant plus sa
-cuiller qu’à hauteur de l’oreille, la main libre battant l’air, la
-pauvresse, au paroxysme de la fatigue nerveuse, donna dans un cri sa
-dernière seconde de pose: «Ah! tiens...» Et, perdant l’équilibre, elle
-versa par terre.
-
-Au moment même, la porte s’ouvrit. Morlane, brusquement retourné, perçut
-un éblouissement de soie, de carnation rose, d’albâtre, d’or et d’ébène:
-madame Griffon et madame de Mireille.
-
-Une voix perçante et hardie:
-
---Bonjour, Morlane.
-
-Puis une exclamation fusa, comme un rire éternué:
-
---Qué que c’est que ça?
-
-La disgraciée était tombée à quatre pattes, la figure à terre, si bien
-que la croupe plus haute se présentait en plein vers la porte.
-
-Le premier mouvement de Morlane fut de se précipiter, de jeter un voile,
-mais tout de suite, la camarade volta, d’un saut de reins et elle
-apparut, sur son séant, n’ayant pas lâché sa cuiller à pot et la tenant
-comme une face-à-main. Morlane s’arrêta arborant aussi son pinceau à
-hauteur et pendant des secondes, ils bâillèrent l’un vers l’autre,
-identiquement effarés et grotesques.
-
-Les visiteuses avaient compris qu’il s’agissait d’un «modèle» sans
-importance. Leur rire détourné fut vite changé en amabilité mondaine à
-l’adresse du peintre et, après la courte hésitation sur le seuil, elles
-s’avancèrent avec empressement vers le tableau:
-
---Oh! que voilà une belle créature, complimenta madame Griffon.
-
---Ah! la bonne heure! salua madame de Mireille.
-
-Ces dames avaient toute une façon appliquée de compter pour rien la
-pauvresse présente. Morlane hâtait sa disparition par des regards
-éloquents.
-
-Tout d’abord, la disgraciée lâcha sa cuiller, et ses mains se portèrent
-puérilement à sa poitrine, soit par respect humain, pour épargner au
-monde une vue désagréable, soit à cause de ce coup mortel: le reniement
-immédiat et sans restriction de Morlane.
-
-Et vite, dans une hâte délirante, les nippes en tas sur une chaise
-furent atteintes. Et c’étaient de ces oripeaux criards, d’une imitation
-grossière offensante, qui sentent la misère plus que des guenilles.
-
-Morlane divaguait:
-
---Oui... je terminais... je donnais l’âme...
-
-Madame Griffon hochait la tête, en manière d’attention laudative; mais
-madame de Mireille, après avoir tourné le dos complètement, s’était mise
-à lorgner de côté les gestes si ridicules du rhabillage.
-
-La disgraciée, à moitié vêtue, s’élança par la porte. Une exclamation
-hilare la rejoignit dans l’escalier:
-
---Eh bien, mon cher, vous avez du goût, les cochons n’ont pas tout!
-
-Morlane, confus, se défendit humblement:
-
---Certes, une telle anatomie n’est pas d’un grand secours, cependant ça
-vaut mieux que rien: ça aide la mémoire, ça indique un peu le mouvement
-et la ligne de dessous.
-
---Oh! protesta madame de Mireille, pour la ligne de dessous, vous seriez
-mieux servi d’avoir un squelette articulé, comme on en vend.
-
-Madame Griffon, toute minaudière et ondulante, reprit la comédie de
-séduction accoutumée:
-
---Quant à la femme de votre tableau, nous sommes jalouses, en vérité.
-
---Allons donc! Nous pourrions rivaliser, ma chère, déclara madame de
-Mireille, le front haut, les paupières abaissées, telle une déesse
-foudroyant les mortels de son impeccable nudité.
-
-Morlane s’affairait devant le chevalet, papillonnait autour des deux
-visiteuses:
-
---Certainement... vous éclipsez ma modeste production...
-
-Sa moustache remuait, il s’appliquait à humer une émanation de verveine.
-Déjà sa voix détonnait, il demanda craintivement:
-
---Est-ce que vous voyez des détails à perfectionner?
-
-Les deux amies s’entendirent d’une lueur furtive des prunelles. Madame
-de Mireille répondit avec rudesse:
-
---Votre créature manque de race; quelles chevilles épaisses! Il y a trop
-de terre, mon cher. L’ampleur du mollet ne commande pas des attaches
-informes... et je vais vous en fournir la preuve.
-
-Aussitôt elle retroussa coquettement sa robe jusqu’au nœud de ruban et à
-l’agrafe de joaillerie ornant le bas de pantalon et la jarretelle.
-
---Comparez, mon cher! Et vous, Adèle, montrez-lui donc aussi.
-
-Madame Griffon, imitant son amie, tendit le jarret à découvert.
-
-La femme peinte, sur un plan oblique, par rapport à la fenêtre,
-arc-boutait son mollet nu; les deux dames s’étaient postées vis-à-vis,
-de façon à recevoir la même lumière. Sur la vibration offerte du bas de
-soie mauve,--comme on joue de l’éventail,--elles jouaient légèrement de
-leurs jupes mousseuses, elles en augmentaient puis diminuaient le
-haussement, juste assez pour éparpiller le bouquet de verveine, pour
-faire le baiser en froufrou des soies l’une contre l’autre, et le
-clignement d’appel des couleurs rose et lilas.
-
-Leur main libre, sur le corsage, donnait leur cœur, semblait-il, et leur
-joli visage penché à gauche déléguait l’aveu des yeux veloutés, des
-joues avivées, des dents éclatantes.
-
---Voyons, Morlane, soyez impartial, provoquait madame de Mireille.
-
-Morlane s’était reculé du côté de la fenêtre; la tête envahie par le
-brouhaha du sang bestial, il se serrait de plus en plus contre le mur,
-comme s’il cherchait à le repousser avec ses coudes.
-
-Le divertissement se prolongeait.
-
---Vous ne rectifiez rien! demandait madame Griffon.
-
-Morlane riait, à langue tirée; il sautillait tel un chien qui fait le
-beau; pour ne pas bondir en avant, il se frottait contre le mur en
-grognant, il bégayait:
-
---Attendez... oui, oui... je compare...
-
-Mais madame de Mireille, dans un éventement immodéré, ayant dénudé une
-mince raie de chair, entre le bas et le pantalon, Morlane poussa un cri,
-comme d’une contusion reçue et s’élança derrière la cloison; il resta
-caché, à trembler, à retenir son hennissement.
-
-Les tentatrices lâchèrent leurs jupes et marièrent leur gaieté
-tendrement. Au bout d’un instant, madame de Mireille s’étonna:
-
---Est-il allé chercher un coffret plein de pierreries pour acheter notre
-amour?
-
-Puis, le tableau agrandissant l’atelier, le faisant silencieux, d’une
-lumière sacrée, inconnue, redoutable, soudain les deux amies furent
-prises de panique, elles jetèrent quelques paroles vagues d’adieu et se
-sauvèrent précipitamment.
-
-Bras dessus, bras dessous, serrées l’une contre l’autre, l’air innocent
-comme deux petites pensionnaires peureuses, elles montèrent vers le
-Sacré-Cœur.
-
---Oh! chuchota madame Griffon avec émoi, voyez, là-bas, ces deux
-méchants bonhommes qui traversent exprès pour venir contre nous.
-
-En effet, dans la rue presque vide, les deux passants regardaient de
-loin et s’orientaient en amateurs alléchés.
-
-Elles avancèrent, la mine sévère.
-
-Exclamations! Présentations:
-
---Madame de Mireille, monsieur Prestal.
-
---Madame Griffon, monsieur Jeannin.
-
-Puis un échange de banalités embarrassées:
-
---Quel beau temps!
-
---Oui, croyez-vous!
-
---Les gens en cage se sont échappés.
-
---Les employés de bureau et les femmes d’intérieur.
-
-La curiosité de chacun explorait hâtivement.
-
---Et le roman, ça va-t-il mieux? demanda madame Griffon, avec une
-sollicitude hésitante.
-
---Je suis moins pressuré par l’administration, répondit Ferdinand
-soucieux, mais je n’ai pas repris ma bonne régularité...
-
---A preuve: notre excursion d’aujourd’hui, compléta Jeannin, malicieux.
-
---Si Chaupillard vous voyait, il serait enchanté, taquina madame
-Griffon.
-
---Et chez vous, le roman? attaqua Ferdinand à son tour.
-
---Ça ne va pas non plus très bien, intervint madame de Mireille; à
-preuve: notre excursion d’aujourd’hui! parodia-t-elle hardiment.
-
- * * * * *
-
-En regardant partir ces dames, Jeannin annonça sur le ton d’un
-consommateur au café:
-
---Moi, ce sera la brune, mon vieux.
-
---Et moi, la blonde, préféra Ferdinand.
-
-Ils marchèrent lentement, d’un pas inégal, lorgnant la rue, les
-devantures et les gens avec des velléités farceuses.
-
---Ça ressemble étonnamment à mon quartier, dit Ferdinand; on entend
-gazouiller des serins, voici l’inévitable encadreur avec un amiral
-agrandi et, sur cette fenêtre du rez-de-chaussée, la giroflée jaune
-a-t-elle assez l’air de dormir au soleil!
-
-Jeannin découvrit une enseigne de savetier: _Ressemelages artistiques_.
-Mais Ferdinand eut vite fait de piger un autre savetier, recommandé par
-ces mots peints d’un seul tenant: _A l’amour maternel; fermé dimanches
-et fêtes_. Il commenta:
-
---Le plus remarquable, ce n’est pas cet amour maternel sensible aux
-jours fériés, c’est la vérité formidable que, dans ce quartier purotin,
-il faut le plus sublime sentiment terrestre pour décider le ressemelage
-des chaussures galopines.
-
-Jeannin compléta:
-
---Et l’on sait bien que, dimanches et fêtes, cette piété ne peut
-s’exercer: il y a le mari et le marchand de vins.
-
-Ils s’arrêtèrent à la porte ouverte d’une boutique où travaillaient une
-dizaine de jeunes repasseuses en camisole.
-
-Jeannin décida le plus sérieusement du monde:
-
---Je ne change pas... Moi, ce sera la brune qui repasse le poignet.
-
---Moi, la petite blonde, là-bas, qui repasse le col, accepta Ferdinand,
-d’un jeu forcé, tel un écolier mal en train pour n’avoir pas fini ses
-devoirs.
-
---Attendons qu’elles soient débarrassées de leur chemise.
-
-Quelques fusées de joie effrontée répondirent, dans la boutique.
-
-Ils restèrent à proximité sur le trottoir, comme s’ils attendaient
-réellement. Ils se parlèrent nez à nez, avec des hochements soucieux:
-Ferdinand doctoral et faubourien, Jeannin toujours un peu effervescent.
-Et, selon la note dominante de toutes leurs précédentes excursions,--ils
-avaient beau changer de sujet, ils en revenaient finalement à une
-éternelle préoccupation de littérateurs: l’art--les conditions du
-chef-d’œuvre.
-
---Pourquoi, dit Ferdinand, un certain genre de visage féminin nous
-plaît-il d’emblée, plus que tout autre?
-
---Notre préférence en femmes tient de l’enfance, proposa Jeannin; une
-figure agréable, bienfaisante a rayonné près de nous, juste au moment où
-se déterminaient nos goûts; ils se sont pour ainsi dire modelés dessus.
-C’est pourquoi il semble que la figure pareille retrouvée a juste la
-forme de notre désir.
-
---De même en art, alors, déduisit Ferdinand: un écrivain dont les
-premiers ans ont été bercés de musique d’église aura toujours un faible
-pour la littérature teintée de mysticisme.
-
---Ah! c’est dans mes vitres, ce gravier! constata Jeannin, l’œil gauche
-complètement fermé.
-
-Ferdinand esquissa une révérence, en pinçant les deux pans de sa
-jaquette:
-
---Ainsi s’explique le goût ému de tel grand artiste pour telle fausseté
-d’art: il s’agit seulement d’un vieil enfant qui retrouve les chants de
-sa nourrice.
-
-Deux fiacres hostiles passèrent bruyamment. Ferdinand se croisa les
-bras:
-
---Avez vous remarqué que deux cochers, lorsqu’ils se mésestiment l’un
-l’autre, ne se traitent pas de _fumier_ tout court? Ils stipulent:
-_fumier de lapin_, parce que c’est l’immondice sans valeur aucune...
-
-Les blanchisseuses oubliées, Ferdinand et Jeannin se remirent à marcher,
-devenus sérieux pour avoir feint la gravité.
-
---Alors, c’est vrai, ce que vous disiez à cette dame, votre roman ne va
-pas fort? demanda Jeannin.
-
---Mon vieux, soupira Ferdinand, je connais actuellement les deux grandes
-peines du métier: récrire des pages mal venues, détruire des pages
-inutiles.
-
---Prenons à droite, indiqua Jeannin.
-
---Ah! mais, dit Ferdinand, nous sommes rue des Abbesses; Chaupillard a
-habité au 12, à la suite d’une rupture avec ses parents. Il a fréquenté
-là une estropiée. C’était une fille de la campagne qui avait été placée
-dans une maison où la maîtresse et les demoiselles lui faisaient mettre
-leurs chaussures neuves pour les élargir. Tous les jours, on
-l’interrogeait avec sollicitude: «Vous font-elles encore mal,
-Marie?--Oui, madame.--Bien, gardez-les.» Elle a fini par attraper, aux
-pieds, une espèce de crampe, dans le genre de la crampe des écrivains.
-Obligée de renoncer à l’état de domestique, tout ce qu’elle pouvait
-faire, c’était d’aller du 12 ici, jusqu’au banc, là-bas, où elle
-attendait patiemment quelque proposition de libertinage payant. Elle est
-morte de froid. C’était une Bretonne, religieuse, connaissant la morale
-primitive, échelonnée en actes physiques défendus. Elle avait modifié la
-gradation: en premier, le plus vilain péché, celui que Dieu punissait
-terriblement, elle le savait bien! c’était de consentir à un mauvais
-usage de ses pieds...
-
---Oui... prononça Jeannin, je voudrais bien m’asseoir; suivons le
-boulevard, nous nous arrêterons à la place Blanche.
-
-Il était Breton, l’anecdote de Ferdinand l’avait mal impressionné. Il
-redressa la conversation:
-
---Ne vous plaignez pas d’écrire plusieurs fois, nous en sommes tous là.
-Le jour où je conçois un sujet de roman, c’est comme si j’apprenais
-qu’un drame a eu lieu quelque part. Vite, je trace une première version,
-informe, cahotée, toute en émotion; par ce moyen, censément, je vais
-reconnaître les lieux, les personnages, l’action principale.
-Ensuite,--deuxième écriture,--il s’agit de mettre le sentiment d’accord
-avec la raison, il s’agit de rendre logiques les circonstances qui ont
-amené l’issue de ce drame, où je n’étais allé tout d’abord qu’avec mes
-nerfs. Puis, les personnages, pourquoi ont-ils passé par ces
-circonstances déterminantes plutôt que par d’autres? A cause de leur
-individualité propre, laquelle je ne peux vraiment dégager que par une
-longue fréquentation: troisième écriture. Enfin, pendant cette enquête,
-j’ai eu beau me surveiller, j’ai rédigé «avec surcharge»...
-
---Bref, accepta Ferdinand, quand un copain présente un ouvrage un peu
-propre sans l’avoir écrit trois ou quatre fois, on peut lui tâter la
-Place aux Cheveux avec le respect dû aux engins exceptionnels.
-
-Le boulevard du côté de Montmartre, avec sa circulation tranquille et
-les stores étendus des boutiques, invitait à flâner. Devant une
-librairie abondante en publications illustrées, Ferdinand et Jeannin
-débinèrent quelque peu Chaupillard qui burinait toujours des
-«médaillons» de demi-mondaines opulentes. Ils feuilletaient çà et là:
-
---Aucun art dans toutes ces machinettes; c’est du journalisme en dessin,
-déclara Ferdinand.
-
---Eh bien, diriez-vous, d’un mot, pourquoi l’unique roman de Chaupillard
-est mauvais? demanda Jeannin.
-
---C’est une œuvre haineuse.
-
---Oh! l’art peut se donner comme fin n’importe quelle émotion, aussi
-bien la colère que la pitié; mais Chaupillard, dans son roman, veut nous
-_commander directement_ l’indignation. Irrémédiable erreur. L’émotion
-majeure que se propose l’auteur, il doit _la faire résulter_. Mille
-romans ou pièces de théâtre à thèse sonnent faux pour vouloir nous
-dicter textuellement des sentiments.
-
-Ferdinand lâcha vivement la _Revue des Images_.
-
---D’accord! Chaupillard voulait nous faire haïr tels politiciens mis en
-scène; aucune diatribe n’était à prononcer contre eux; un seul moyen
-d’art et de vérité procurait le résultat: nous inspirer une pitié
-bondissante pour leurs victimes. Mais Chaupillard ne possède pas
-l’émotion _en fait_; alors, pareil à tant de scribes dénués de
-sensibilité, il ne donne que «le raisonnement de l’émotion».
-
---Eh bien! concluez donc: c’est un journaliste et non pas un artiste.
-
-Arrivés à la place Blanche, Ferdinand et Jeannin s’assirent à un café,
-devant lequel les courants de plusieurs rues amenaient à la dérive des
-quantités de femmes sans maîtres. La terrasse même était agrémentée de
-maintes consommatrices.
-
-Quatre heures et demie. Le soleil partout: un soleil d’argent, riche,
-excitant, éhonté.
-
---Tout de même, nous ne valons pas cher, dès que nous sommes séparés de
-notre œuvre, regretta Ferdinand. Je prendrai un curaçao blanc à l’eau.
-
---Soignez bien votre petit estomac, railla Jeannin. Je prendrai une
-absinthe. Et puis, assez de remords, vous avez consenti à sacrifier cet
-après-midi... D’ailleurs à quoi bon écrire? Un critique grave prétend
-que l’époque est proche où l’on ne fera plus de romans.
-
-Jeannin regardait l’activité environnante sans la voir, et Ferdinand qui
-semblait regarder le discours de son ami, voyait un univers d’activité.
-
---Le critique a simplement l’intuition confuse que la principale
-ressource dramatique de la littérature actuelle disparaîtra, continua
-Jeannin. Par exemple, viendra une époque où le déshonneur par rapport
-sexuel sera une proposition aussi saugrenue que, présentement, le
-déshonneur de la faim ou du sommeil. Supposez cette évolution
-immédiate...
-
-Jeannin s’aperçut que Ferdinand était absorbé par l’animation de la
-place ensoleillée, il but lentement et un souci grave s’empara aussi de
-ses yeux.
-
-Les deux amis furent des littérateurs purs en contemplation.
-
-A cause du ferment de littérature inoculé en eux, les divers détails du
-plein Paris les atteignaient autrement que le commun des
-spectateurs-acteurs.
-
-Tandis que les gens ordinaires voyaient «passer des femmes», ils
-recevaient, eux, la caresse de la couleur blanche, la morsure du rouge,
-le choc des bariolages de corsages et de jupes; ils recevaient--des
-différentes allures--l’impression de la grâce, de la hardiesse, du
-rythme; ils isolaient, comme à une exposition de sculpture, «la ligne»
-qui donne une sensation d’harmonie ou d’imperfection.
-
-En eux, d’innombrables exigences étaient à se repaître, à se battre, à
-durer dans l’inquiétude et l’inassouvissement.
-
-Ils avaient cette incessante faculté «de voir dans la vie des gens». Ils
-ne se bornaient pas à estimer depuis quand cette blonde en bleu,
-traversant la place, avait quitté sa Normandie et le métier de servante,
-ni depuis quand Belleville avait offert cette maigrichonne à la
-galanterie; «ils voyaient dans la vie» du marchand de lilas proche le
-Métro, et dans celle du cocher sur son siège. Ils décidaient le passé
-d’une vieille promenant son chien, et la présente anémie d’un gamin,
-ramasseur de mégots, leur livrait instantanément le drame futur de toute
-une existence d’homme.
-
-Ils savaient par quelle succession de volontés le quinquagénaire décoré
-avait feint d’attendre à la station d’omnibus, puis s’était éloigné.
-
-Ils différaient aussi des gens ordinaires, en ce que la vaste richesse
-de la lumière projetait en eux l’impression d’ensemble du plein Paris;
-une impression de pays natal due aux maisons, au pavage poudreux, aux
-réverbères, aux bancs, aux choses mêmes dont ils aspiraient «l’âme
-usuelle».
-
-Quatre gaillards conversaient au bord du trottoir devant le Moulin
-Rouge; les deux amis sentaient la dissemblance existant entre eux-mêmes,
-soumis aux spéculations décevantes, et ces anciens garçons bouchers
-costumés de complets anglais,--joueurs aux courses, amants de cœur,
-automobilistes,--forts aux réalités.
-
-A un moment, ils ne purent se défendre de percevoir un plus ou moins
-d’affinité avec chaque passant successif; et leur faculté, en
-définitive, était celle d’évaluer le «degré d’art» de chaque individu:
-tel gentleman d’aspect fonctionnaire, faisait froid à leur affectivité,
-tel camelot sinistre leur prenait du fluide.
-
---Mais... je ne me trompe pas, sursauta Jeannin, voyez à la terrasse du
-café, de l’autre côté de la place, c’est Margot avec sa cousine!
-
---Quelle Margot? demanda Ferdinand, qui, d’un instinct prudent, examina
-vivement les gens, hommes et femmes, assis autour de lui.
-
---Vous savez bien: son père, le tenancier du bureau de placement que
-nous avons interviewé... Hein, mon vieux, quelle brune! et la cousine,
-rousse! Analysez-vous d’ici comme elles sont fines et chantournées, et
-ciselées? Et leurs fanfreluches rouges, blanches! Elles sont enveloppées
-comme des articles de confiseur à la mode... Mon vieux, si elles
-quittent la terrasse, nous marchons?
-
-Ferdinand préoccupé ne répondit pas; les millions d’exigences
-fourmillant en lui s’épaississaient: la place Blanche déjà n’existait
-plus qu’en un point, là-bas...
-
-Comme s’il eût reçu acquiescement, Jeannin faunesque lança, les
-mâchoires brutales:
-
---Vous aviez raison! les cérébraux sont assez dégoûtants dès qu’ils ont
-levé le nez de dessus leurs paperasses... Mais, d’autre part, si l’on
-s’incrustait sur son œuvre, sans écart, on ne ferait rien de grand; il
-faut être humain, totalement, c’est-à-dire donner une part à la
-bassesse...
-
-Ferdinand, censément rebelle à l’attirance de la terrasse, là-bas,
-sentencia d’une voix faussée, comme indépendante de lui-même:
-
---Pour garder sa santé morale, il faudrait ne jamais douter de son
-œuvre... Il est encore plus pénible de supprimer des pages que d’en
-récrire... tenez, hier, Griffon m’a fait déchirer un chapitre entier,
-sans valeur, et pourtant j’avais été assez empoigné en l’écrivant;
-expliquez-moi ça!
-
-Jeannin, les yeux à l’affût, ne répondit qu’au bout d’un moment, comme
-si les paroles parties d’une distance considérable ne lui étaient pas
-parvenues immédiatement; sa voix se désaccordait aussi:
-
---Eh! ce n’est pas difficile, on commet l’erreur de raconter
-passionnément des particularités trop intimes.
-
-Ferdinand se força à regarder Jeannin, il essaya de s’emballer, de se
-réfugier dans le souci littéraire:
-
---Bravo! encore une explication du mauvais en art: un grand nombre
-d’ouvrages sont dépourvus d’intérêt, parce que les auteurs ne se
-dépassent pas eux-mêmes.
-
-Il parlait dans une sorte d’état irresponsable.
-
---Le défaut de ces médiocres ne permet aucun espoir; ils se prennent,
-eux, pour l’humanité; alors ils croient avoir du génie, tandis qu’ils
-n’ont que du style...
-
-Malgré sa résistance, Ferdinand remarqua que les deux jeunes personnes,
-là-bas, remuaient sur leur siège; allaient-elles quitter? Le diapason
-hilare de sa voix fit tourner des têtes:
-
---Ah! ah! le style c’est l’homme, mais le génie c’est «les hommes»!
-
-Les deux amis échangèrent encore quelques phrases criardes pour
-s’étourdir, et comme s’il importait de donner le change à des écouteurs.
-On les regardait, tels des fêtards bruyants.
-
-Mais le silence s’imposa: les deux jeunes personnes remettaient leurs
-gants, après le solde des consommations. Ferdinand et Jeannin n’avaient
-plus un mot intelligent à se dire, chacun était parti dans un lointain
-égoïsme animal, et pourtant ils se sentaient deux frères respirant du
-même souffle lourd sous le poids du même destin.
-
-Quand Margot et sa cousine se levèrent, ils résistèrent à peine un
-instant; d’un accord tacite, ils furent debout également.
-
-Ils marchaient vite, «portés» en ligne directe.
-
---Vous savez, dit Jeannin, ce sont des amies des lettres; dans une
-circonstance urgente, elles vous recopient volontiers un manuscrit.
-
---Ah! saisit Ferdinand avec une sorte de soulagement, ça peut être
-rudement utile.
-
-Ils approchaient. Jeannin s’attendrit:
-
---Margot ressemble étonnamment à son père; vous vous rappelez le beau
-front qu’il a? et comme ce déséquilibré nous avoisinait?
-
---Et alors, «l’autre» est sa cousine? demanda Ferdinand oppressé.
-
-Les deux jeunes personnes étaient rejointes, pour ainsi dire, quand un
-lieutenant de ligne s’intercala derrière elles; à plusieurs reprises il
-retira sa cigarette de sa bouche. Voulait-il leur adresser la parole? Le
-pas des deux amis était rythmé comme par un battement de cœur. Le
-lieutenant prit garde à cette marche significative, il s’approcha d’une
-devanture et laissa passer.
-
-Ferdinand sourit vers Jeannin, le visage malade, et il dit d’une bouche
-sans salive:
-
---Il y a pire que les mauvaises pages à déchirer...
-
---Oui, répondit Jeannin, l’air désolé, il y a des faiblesses qui
-contrarient l’œuvre bien malheureusement...
-
-Et, s’étant penché, il aborda les deux petites femmes.
-
-
-
-
-XI
-
-
-Le premier dimanche de mai, les Griffon devaient déjeuner rue Saussure,
-en même temps que des amis personnels de Ferdinand: Jeannin qui avait
-enfin accepté d’être présenté à Marthe, Gambinet, un ancien condisciple,
-et deux collègues adonnés à la poésie.
-
-Le samedi, Griffon ne vint pas au bureau et fit savoir, chez Prestal,
-que, par une circonstance fortuite, lui et sa femme ne pourraient
-assister au déjeuner du lendemain.
-
---C’était bien la peine de tant te démancher! dit Ferdinand à Marthe, le
-soir en rentrant, nous ne serons que huit en tout, et pas de femme pour
-constater si le ménage est soigné ou non.
-
-Marthe s’agaça.
-
---Encore une fois, tu as tort de croire que les hommes ne s’aperçoivent
-pas de la mauvaise tenue d’une maison.
-
-Elle se tracassait une semaine d’avance; alors Ferdinand, oublieux de ce
-détail que la réception «venait de son côté», et qu’il y avait du
-dévouement à la littérature dans l’agitation de sa femme, tâchait de
-participer le moins possible aux préparatifs et grondait en toute
-injustice.
-
-Régulièrement, il montait une scie à Marthe:
-
---Écoute: une fois, une seule, n’entreprends rien d’inaccoutumé dans la
-semaine; seulement, le dimanche, confectionne de gros plats et mets des
-assiettes de supplément sur la table. Essaie ça, pour voir ce qui
-arrivera... sans doute, ce sera épouvantable; mais, quelle que soit la
-catastrophe, on s’en tirera, à la longue... je te promets d’avoir du
-courage.
-
-Ce soir-là, devant le visage fatigué de Marthe, il tourna la
-conversation à la plaisanterie, pendant le dîner:
-
---Ah! les voilà bien les grandes joies de la vie: recevoir ses amis!
-sans contredit, c’est la meilleure satisfaction que les civilisés aient
-inventée!... Tu es éreintée; depuis huit jours tu ne dors pas, moi je
-rage de n’avoir plus un coin de table débarrassé pour écrire; une
-inimitié sourde, terrible, se poursuit entre le porte-plume et le
-plumeau; les enfants n’osent plus demander un mouchoir: «Il y aura du
-monde à déjeuner dimanche, est-ce qu’on se mouche comme en temps
-ordinaire?» Demain nous vivrons dans les transes: «Pourvu que rien ne
-cloche!» Nous répondrons aux invités sans les entendre, nous leur
-sourirons sans les voir... dès le matin, et tout le temps de la
-réception, nous aspirerons à ce que l’épreuve soit terminée... ensuite,
-il ne nous restera aucun souvenir de vraie jouissance.
-
-Marthe réunissait les assiettes et se déridait bonnement:
-
---Nous devrions inviter nos amis chez le restaurateur.
-
---Certainement! déclara Ferdinand, qui se leva pour prendre une
-bouteille et posa un baiser sur la joue de Marthe. Voyons, ne te dérange
-pas, les enfants vont enlever la vaisselle... joue avec les miettes,
-fais-les rouler sous tes doigts... bois un peu de vin pur. Laisse-moi
-rire un brin: avoue que la vie des gens moyens est pleine de tracas
-volontaires et inévitables; ils sont moyens, ils ne peuvent être ni
-chics, ni canailles; alors ils sont surtout très embêtés. On veut faire
-cette chose du monde riche: recevoir; on la fait au prix des pires
-abaissements.
-
-Marthe hocha la tête:
-
---Puisqu’il en est ainsi, tu serais bien gentil de moudre le café pour
-demain; il faut emplir le moulin deux fois. Si on laisse trop d’ouvrage
-à la femme de ménage, elle n’y arrivera pas.
-
---Oui, s’empressa Ferdinand, je le moudrai, mais reste assise... Et les
-enfants astiqueront le tour du poêle; si j’osais, je leur confierais la
-suspension... Car le cuivre est un métal qui, par fonction naturelle,
-assume en partie notre amour-propre.
-
-La souriante patience de Marthe permettait de continuer:
-
---Il s’agirait de dire aux amis: «Je vous reçois pour notre plaisir
-réciproque, j’ai donc tâché simplement d’être dispos d’esprit et
-généreux de table; quant au décor plus ou moins symétrique et soigné,
-vous êtes prié de fermer les yeux.» Ah! bien oui! Toutes les misères, le
-surmenage, la maladie, la brouille conjugale, la disgrâce des invités
-même, toutes les peines, plutôt qu’une négligence d’époussetage!
-
- * * * * *
-
-Jeannin arriva le premier pour le déjeuner du dimanche.
-
---Enfin! dit Marthe, je suis heureuse de vous connaître!
-
-Avec une aimable taquinerie, elle ajouta:
-
---Griffon prétend que vous aidez beaucoup mon mari à se documenter; je
-vous dois donc de la gratitude.
-
---Madame, décréta Jeannin les bras ouverts, je suis votre meilleur
-allié! Ce n’est pas grâce à Griffon, votre zélé panégyriste, c’est grâce
-à moi que Ferdinand rendra toujours un hommage plus éclairé à vos
-vertus.
-
---Ma foi, concéda Marthe en riant, j’ai peut-être remarqué une certaine
-disposition à la flatterie chez mon mari, après vos entretiens.
-
---Naturellement, madame! la fréquentation de célibataires désemparés
-rend un époux plus gourmet du bien-être domestique... Ah! voici
-Gambinet, surnommé le refroidisseur de réunions.
-
-Glabre à trente ans, comme certains paysans normands, inélégant, exclu
-du caprice féminin, Gambinet était un homme de bibliothèque, scientiste,
-systématique et anti-littéraire au plus haut degré. Mais Ferdinand le
-recherchait, par l’attirance invincible du _supérieur_, malgré sa parole
-délétère.
-
-Quand il eut été présenté aux deux collègues adonnés à la poésie,
-Ferdinand plaisanta:
-
---Pour nous, cuisiniers littéraires, Gambinet figure, en quelque sorte,
-l’_entre-mec_ glacé...
-
---L’esprit administratif à son apogée! admira Jeannin, prosterné devant
-Ferdinand.
-
---Je ne suis pas ennemi de toute littérature, protesta Gambinet, le bras
-tendu vers les rayons de livres du salon; tenez, je goûte assez
-Maupassant... par moments.
-
---Par moments! cria Ferdinand, fourrant ses mains au fond de ses poches,
-je ne le laisserai pas échapper! Lorsque Gambinet consent à feuilleter
-des romans, c’est qu’il est saturé d’abstraction, la nature se révolte
-en lui: alors il goûte la sensualité de Maupassant.
-
-Gambinet rougit légèrement:
-
---Que voulez-vous? dans le roman, la sociologie m’horripile.
-
---Oui! appuya Jeannin, mais parce que vous en avez une indigestion au
-préalable.
-
-On se mit à table et Jeannin démontra victorieusement,--surtout parce
-qu’il criait le plus fort,--que, dans le sens critique, une part
-ressemblait au sens gustatif:
-
---«Je n’aime pas les olives» est une opinion gustative attachée à
-l’individu; «je n’aime pas le roman social» est une opinion critique,
-sans plus de portée; il ne s’ensuit pas _qu’en fait_ les olives et le
-roman social ne vaillent rien.
-
-Malgré la discussion, il sembla vraiment que Gambinet refroidissait les
-convives. On en vint, par manquer d’entrain, à se préoccuper longuement
-de ce qu’il pleuvait.
-
---Les rues anciennes des Batignolles ont une vieille pluie grise,
-affirma Ferdinand; de même que les larmes des gens âgés ne sont pas
-cristallines comme celles des enfants.
-
-A la vérité, un ensemble de circonstances assombrissait Ferdinand et
-Marthe. L’absence des Griffon donnait à penser que «le roman» prenait
-mauvaise tournure chez eux. On ne savait pas ce que fricotait
-Chaupillard, invisible depuis plusieurs jours. Catherine Bise, après
-quelques ennuis chez ses patrons, n’avait pas écrit la lettre rassurante
-attendue, et Marthe n’avait pas pu aller aux nouvelles, un changement de
-directrice à l’ouvroir l’obligeant à une pénible présence
-supplémentaire.
-
-Enfin, ce dimanche, voilà qu’Albert pâlot et grognon ne voulait pas
-manger.
-
-Comme il était très gourmand de fruits, Ferdinand accrocha à la
-suspension une grosse pomme cueillie avec le bout de la branche:
-
---Pour toi, tout à l’heure.
-
-Ferdinand promit encore:
-
---Si tu finis ton œuf, je ferai le camelot avec la pomme, tu sais comme
-c’est amusant?
-
-Pour plus de tentation, il enfonça son cou dans ses épaules et, avec son
-front haut, ses yeux à double fond, son nez large, présenta cette
-physionomie qui «ferait voir Paris» sur n’importe quel point du globe,
-et il déclencha cette voix inimitable, propre à l’acoustique du
-faubourg.
-
---Un sou la pomme! allons: la queue! la pelure! la chair!... trente-six
-pépins, pour un sou!
-
-Mais Albert ne finit pas son œuf.
-
-Dans le courant de la conversation restée assez morne, Ferdinand avoua
-sincèrement:
-
---Depuis quelque temps, nous n’avons pas de chance... j’ai peur de ne
-jamais terminer mon roman.
-
- * * * * *
-
-Les faits vinrent cruellement justifier cette crainte.
-
-D’abord, Albert eut la fièvre scarlatine.
-
-Comme par hasard, Chaupillard réapparut aussitôt, pour promener, dans
-toutes les pièces de l’appartement, de péremptoires découragements:
-
---Le roman est à la merci du milieu, si vigoureuse que soit
-l’individualité de l’écrivain. Il ne suffit pas de vouloir et d’être
-capable, il faut que les circonstances quotidiennes consentent à
-l’œuvre. Il ne suffit pas que l’écrivain se porte bien, il faut que sa
-famille garde la santé.
-
-En effet, l’enfant souffrait dans son lit, Ferdinand pouvait-il
-continuer à connaître la souffrance de simples «personnages»,
-fussent-ils vivants dans sa propre chair?
-
-Avec ses grands yeux fiévreux, l’enfant prenait toute la pensée, toute
-la sensibilité; Ferdinand veillait près du lit, l’intelligence limitée
-aux choses de la chambre: au papier du mur, au dessin du couvre-pied.
-
-Dans le mystère de la nuit, il tressaillait; l’enfant avait parlé:
-
---On attendra que je sois guéri, pour dire la belle surprise à
-Catherine?
-
- * * * * *
-
-Par une déplorable coïncidence, la nouvelle directrice demandait à
-Marthe un surcroît d’activité et des apparences de satisfaction
-pétulante. Elle disait avec raison:
-
---L’ouvroir, en ce qui nous concerne, doit être un endroit plaisant.
-
-Donc, Marthe était vive et pleine d’entrain à l’ouvroir, telle la
-cabotine de café-concert contrainte à de folâtres gueuseries, qui
-profite du répit des applaudissements pour espérer le prolongement d’un
-cher moribond; telle la maîtresse d’école en deuil qui chante la vie à
-cinquante enfants «du même âge que le sien».
-
-La nouvelle directrice prit à cœur également d’intéresser à l’ouvroir
-ses nombreuses et hautes relations. Des lots de vêtements, usagés ou
-neufs, furent envoyés, de quoi habiller toutes les pensionnaires.
-
-Le profond dortoir, avec sa double rangée de couchettes empaquetées de
-couvertures de cheval, ressembla à un magasin de costumier. Prodige!
-l’ouvroir fut gai, bourdonnant: on _essayait_, du matin au soir.
-
-Des dames de la plus pure aristocratie, aussi simplement mises que des
-employées de commerce, se faisaient habilleuses et raccommodeuses.
-
-Et même, une demoiselle noble affronta le lieu! Deux vieilles personnes
-plongées dans l’horreur, les larmes et la prière, l’attendaient dans
-l’église voisine.
-
-Visage de perfection statuaire, visage d’intelligence et de finesse, en
-quelque sorte fluide, mademoiselle de Firman avait toujours distancé ses
-amies dans les études classiques et les arts d’agrément. Dès le premier
-jour, à l’ouvroir, elle sut son rôle; tout de suite, elle reconnut la
-physionomie modèle: ses traits prirent la plus naturelle et la plus
-impassible expression de simplicité.
-
-Et l’on vit mademoiselle de Firman, à genoux, à même le parquet, aux
-pieds des hospitalisées, épingler et faufiler des plis d’étoffe. Elle
-n’eut de cesse qu’un poupon de l’ouvroir n’eût au moins fait pipi sur sa
-robe.
-
-Et, comme une maritorne, tombée à l’ouvroir de quel Morvan! et de quelle
-arrière-cuisine! lui demandait:
-
---T’es donc couturière?
-
-Assise sur ses talons, grattant d’un ongle rose la fente poussiéreuse du
-parquet, mademoiselle de Firman regretta:
-
---Même pas.
-
-Les hospitalisées, nippées proprement, avec goût, avec talent,
-trouvaient à se caser; quelques-unes ne trouvèrent que trop!... Mais il
-y eut de ces noyées à qui nul n’aurait tendu la main, qui restèrent à
-flot définitivement.
-
-Ces dames atteignirent au génie dans les changements. Une fille à faire
-peur, blonde fade, tout à l’heure habillée en grisaille, apparut en bleu
-clair, auréolée de ses cheveux avantagés, à un bout de la salle et si
-transformée, qu’à l’autre bout, une gamine, instantanément joignant les
-mains, exhala sa prière, naguère apprise pour l’autel de la Vierge.
-
-On ne faisait pas que des miracles, on s’amusait; on s’arrêtait au
-comique irrésistible des vêtements trop grands ou trop petits, des
-nuances non seyantes.
-
-Les hospitalisées riaient!
-
-C’était là une telle chance que Marthe aidait au jeu de toutes ses
-forces; elle servait de mannequin pour les plus grotesques essayages.
-Beaucoup de malheureuses n’osaient pas rire; elles étaient obligées de
-s’y reprendre à plusieurs fois, tellement il y avait longtemps que ça ne
-leur était arrivé.
-
- * * * * *
-
-Le service fini, Marthe courait; les cochers avaient du mérite à ne pas
-l’écraser. «Comment l’enfant malade aura-t-il passé la journée?»
-
-Ferdinand s’affligeait:
-
---Tu fournis à l’ouvroir deux heures d’excédent... Parbleu, il le faut,
-je comprends bien... La femme de ménage avait laissé éteindre le feu,
-j’ai mis cuire le ragoût comme j’ai pu.
-
-Puis, Ferdinand et Marthe assis auprès du petit lit, ne prononçaient
-plus que de rares paroles, ils s’entendaient profondément d’attitude, de
-regard: et le roman apparaissait lointain, inexistant; la littérature
-devenait une entreprise inadmissible, vraiment futile et vaine. On
-pleurait tout bas: Albert avait le délire, il voyait le visage de
-Catherine dans l’angle du plafond, près de la fenêtre: «Oh! les jolis
-yeux gris!»
-
-Un jour la directrice dit à Marthe:
-
---Pourquoi ne m’avoir pas renseignée plus tôt? Je vois que vous ne tenez
-plus sur vos jambes, recevez donc le public à ma place, ce sera moins
-fatigant.
-
-Un monsieur de l’administration se présenta, jeune, correct et si
-officier d’Académie! il semblait, de ses doigts gantés, offrir des
-hommages plein son chapeau de haute forme.
-
---Madame, vous avez ici une nommée Rivalex, je suis envoyé pour vous la
-signaler. Hier, au Service central, elle a d’abord formulé
-convenablement une demande pour son enfant, puis en présence de
-certaines difficultés, elle a fait du bruit, elle a menacé, elle a
-injurié le chef de bureau lui-même!
-
-Au milieu du vaste cabinet, le fonctionnaire reluisait dans un fauteuil.
-La dolente Marthe, tout effacée, répondit:
-
---Mon dieu, monsieur, nous donnerons à cette femme le maximum de
-secours; par bonheur, nous disposons actuellement de ressources
-extraordinaires, des vêtements...
-
---Mais, madame, au contraire! je vous dénonce son inconvenance, pour que
-vous usiez de sévérité.
-
-Le fonctionnaire détailla un long réquisitoire. Au fur et à mesure,
-Marthe galvanisée levait de grands yeux qui évoquaient la femme et son
-enfant--malade, sans doute.
-
---Monsieur, je ne comprends pas. Notre devoir est de mesurer la douleur,
-le degré de désespoir, et d’agir en conséquence.
-
---Oui, parfaitement.
-
-Marthe pensa dans un éclair: «Je ne me rappelle plus si j’ai donné les
-pilules avant de partir». Et elle continua tout haut, raidie, très
-directrice:
-
---Eh bien, monsieur, qu’est-ce qu’il vous faut donc? Cette femme est
-venue avec le respect des pauvres pour l’administration, elle est
-entrée, fléchie sous l’insoulevable domination du monument de pierres de
-taille, intimidée par la guérite du factionnaire en bas, par les
-couloirs élevés et froids, par les huissiers graves comme des portes
-closes, par les employés redoutables; elle est venue, toute petite,
-devant la formidable concentration de la force et de l’autorité. Et
-voilà que sa douleur a _soulevé la montagne_! Voilà que son affliction
-maternelle a brisé cette humilité qui, depuis des générations, courbait
-ses pareilles! Cette chétive a attaqué le colossal étagement de pierres
-de taille, vous, vos chefs, le gouvernement, l’univers!... Elle a osé,
-elle a pu opposer son grossier caraco à vos redingotes! mais, monsieur,
-qu’est-ce qu’il vous faut donc comme manifestation de douleur, comme
-preuve de désespoir?
-
-Le monsieur au ruban violet voulut bien admettre cet excès de protection
-d’une directrice pour ses administrées.
-
-Marthe le reconduisit, puis, seule, fit des pas inquiets dans le bureau.
-Quatre heures sonnaient; le médecin devait être à la maison, rue
-Saussure. Elle ne pouvait pas _soulever_ davantage; elle ne pouvait pas
-s’en aller!
-
- * * * * *
-
-Quant à Catherine,--encore un motif pour que le roman cahotât,--on avait
-des inquiétudes sur son compte, et l’on ne recevait plus de nouvelles
-depuis deux mois. Bien entendu, Chaupillard, sans avoir abandonné
-certains projets, prétendait manquer aussi d’informations.
-
-Les marchands de beurre et œufs, patrons de Catherine, se plaignaient,
-d’une façon générale, qu’elle fût distraite et qu’elle eût la main
-malheureuse; et, un jour, voilà qu’elle cassa une glace de deux cents
-francs.
-
-Griffon se trouvait cher les Prestal au moment où l’affaire fut connue.
-Il sauta dans une voiture, comme fait un médecin appelé par un accident
-grave.
-
-Il avait déjà vu Catherine, rue Saussure, en visite; il la vit dans son
-travail.
-
-Rue de Vaugirard, dans la boutique fraîche de peinture, entre les
-paniers d’œufs et les rayons de marbre chargés de beurres blonds,
-Catherine frottait à la brosse le carrelage noir et blanc, elle sauvait
-ses mains du piétinement des clients qui se succédaient.
-
-De l’extérieur, Griffon, arrêté sur le trottoir, constatait le règne
-puissant d’une sorte de hiérarchie utilitaire. Les patrons, Normands
-solides, la femme en linge blanc comme une bonne de chez Duval, le mari
-en blouse bleue, exerçaient une supériorité sur les acheteurs. Mais une
-gamine de dix ans, mal peignée, demandant deux sous de lait dans sa
-boîte, valait plus, socialement, que Catherine. Et les marchandises et
-l’agencement occupaient, sur place, plus d’importance que Catherine.
-
-Entré, Griffon se vit lui-même, dans la glace fêlée, monsieur à vêtement
-noir, à traits allongés, pâle. Gêné de maintien et de parole, il ne
-pouvait empêcher son esprit dépaysé de se courber, de céder à la force
-locale.
-
-Catherine fut envoyée dans la cour; elle n’avait pas besoin d’entendre
-la conversation.
-
-Et, quand le crémier eut palpé les deux cents francs de la glace, il
-parla posément, les mains sur le ventre, avec la condescendance permise
-envers un homme de bureau qui, évidemment, n’est pas à la hauteur de la
-vie pratique.
-
---C’est pas une mauvaise fille; pour ce qui est de travailler, elle
-travaille et nous ne demandons qu’à la garder. Mais, enfin, elle a
-quelque chose de pas naturel... Tenez, il y a le petit du marchand de
-vins, Émile, un enfant joli, pourtant, et bien habillé, bien portant,
-deux ans et demi,--je ne dirai pas qu’elle lui fait des misères, elle
-l’embrasse même trop fort, mais, le plus souvent, elle se sauve quand
-elle l’aperçoit ou qu’elle l’entend appeler. Pourtant, Émile, c’est pas
-nouveau ce nom-là! Il y a des mots comme ça qui lui font laisser tomber
-les tasses par terre. Et puis, elle a son demi-jour de sortie tous les
-mois; eh bien, une heure avant qu’elle sorte, une heure après qu’elle
-est revenue, vous pouvez lui parler, elle ne comprend rien: ah! vous
-pouvez! Ses yeux peureux qu’elle a, elle cherche à les fourrer sous
-terre, qu’on dirait; et puis sa bouche remue, vous écoutez... rien. Vous
-vous fâchez: «Parlez, Catherine, saperlotte!--Je respire, qu’elle dit.»
-Elle se décide à vous montrer ses yeux, vides comme de l’eau. Nous avons
-eu une chatte, Friquette, qui a été empoisonnée par des voisins; avant
-de crever, elle a été une matinée comme ça, à dodeliner de la tête, à
-essayer de miauler, sans pouvoir. A preuve que ma femme dit chaque fois:
-«Bon! v’là Catherine qui fait Friquette!»
-
---Elle se porte bien? demanda Griffon.
-
---Euh! euh!... Elle ne se plaint pas, mais elle est si maigre! C’est pas
-du monde qui vit bien vieux.
-
- * * * * *
-
-Griffon se trompa d’omnibus: Vaugirard-Louvre, pour Vaugirard-gare
-Saint-Lazare. Il revint chez les Prestal:
-
---Voilà mes renseignements.
-
-Un silence méditatif s’imposa comme si, de part et d’autre, on plaçait
-la documentation dans le découlement d’un roman, et comme si l’on
-cherchait à améliorer l’avenir.
-
-Une lettre arriva le lendemain, contenant les remerciements de Catherine
-à l’adresse de Griffon. Ensuite, lorsque les semaines passèrent sans
-nouvelles, Ferdinand et Griffon parlèrent à peine de Catherine; et elle
-était immensément présente dans leur pensée.
-
- * * * * *
-
-Aux premiers jours de l’été, Albert fut hors de danger: Marthe donna
-moins de temps supplémentaire à l’ouvroir. Mais la famille vécut encore
-dans un état intermédiaire, avant de retrouver son équilibre normal.
-
-Ferdinand écrivit à Jeannin:
-
-«Mon vieux, je n’ai toujours rien fichu, ces temps-ci. Vous connaissez
-ce marasme: l’œuvre ne vous _exige_ pas; l’œuvre a cessé d’être la chose
-la plus intéressante de l’univers. Un mauvais ferment vous rend
-l’assiduité insupportable. On n’est disposé ni à lire, ni à écrire; ça
-ne contient pas assez d’inconnu, d’aléa. On ne se trouve bien nulle
-part. A l’âge de puberté, pareillement, l’affection familiale et la
-possession d’objets personnels précieux, tout à coup, ne suffisent plus;
-la débauche ne tente pas, on ne sait quoi vouloir; on soupire sans
-divinité... C’est vrai, ce que vous m’avez raconté: l’artiste est amené,
-dans ses rôderies, à chercher sa guérison dans le fouillis hasardeux des
-marchands de bric-à-brac, il achète d’inutiles vieilleries... Mais hier,
-après m’avoir embrassé, les enfants se sont livrés à un tintamarre qui a
-allégé l’atmosphère, qui a reposé, rajeuni, le visage de ma femme. Le
-soir, ils ont crié triomphalement: «Ah! ah! voilà papa qui coupe du
-papier!» Puis ils ont entonné un chant de leur invention:
-
- Ma p’tite Catherine,
- C’est aujourd’hui ta fête!...
-
-»Or, ce matin, en allant au bureau, j’ai retrouvé ma pensée littéraire,
-j’ai eu ces terribles coups de menton que vous connaissez; au coin du
-boulevard des Batignolles, j’ai fait arrêter un omnibus, sans le
-vouloir. Et maintenant, gare au papier qui va me tomber sous la main: je
-ne le vois pas blanc!»
-
-
-
-
-XII
-
-
-Griffon, d’ordinaire franc et répondant de ses actes, avait raconté à sa
-femme la visite au crémier de Vaugirard sans révéler comment s’était
-arrangée l’affaire de la glace cassée.
-
-Adèle n’avait retenu qu’un fait:
-
---Tu t’es trompé d’omnibus en revenant? Si je te disais une chose
-pareille, tu hausserais les épaules. C’est justement ce qui m’est arrivé
-la semaine dernière, je me suis trompée de tramway. D’ailleurs, je te
-répète que vous m’ennuyez tous, avec votre Catherine Bise.
-
-En effet, subitement, les histoires de Catherine lui étaient devenues
-insupportables. Elle s’efforçait de ne pas écouter, de rentrer sa pensée
-en dedans ou de la distraire vers les fenêtres. Si on lui demandait son
-avis, «elle ne savait pas». Même, elle se levait, quittait la pièce au
-milieu de la conversation.
-
-Chez les Prestal, quand on montrait une lettre de Catherine, son visage
-recevait une contrariété comme à l’énoncé d’un reproche, ou d’une
-réclamation.
-
---Tenez, avoua-t-elle une fois à Marthe, votre lettre de Catherine va
-fouiller au fond de moi aussi péniblement que ces gémissements continus
-du petit enfant... Vous entendez, à l’étage au-dessus?
-
-Après la lecture, son mari se tirait soucieusement la moustache, elle
-éclata d’un mauvais rire et lui décocha cette apostrophe
-incompréhensible: «brute!» Puis, elle lui sauta au cou, l’embrassa et
-fut très gaie, d’une gaieté nerveuse, tout le reste de la soirée.
-
-A partir de cette époque, elle cessa de demander des nouvelles du roman
-de Ferdinand; elle trouva même des prétextes pour retarder l’audition
-d’un chapitre terminé. Et elle eut une fringale de livres imbéciles et
-orduriers: vautrée sur un canapé, le front obstiné, la bouche
-rancunière, elle lisait pendant des heures, par revanche d’avoir «coupé»
-dans d’autres ouvrages.
-
- * * * * *
-
-Un autre phénomène fut à constater: elle ne sut plus «faire la comédie»
-à son mari; on eût dit qu’elle faiblissait contre une destinée longtemps
-repoussée.
-
-Douée d’un tempérament de fer, de tout temps son refuge avait été la
-maladie; pour effacer ses torts, punir ou contraindre son mari, elle
-usait de l’admirable et invincible tactique des enfants: se plaindre de
-maux impossibles à vérifier: mal à la tête, au cœur, au ventre.
-
---Tu me reproches tel méchant tour? Attends un peu, je vais te forcer à
-me soigner, à me flatter. Tu ne veux pas me payer tel colifichet? Tu
-dépenseras le double en pharmacie. Tu ne veux pas que j’aille là? Le
-jour où tu auras un projet intéressant, je me mettrai au lit.
-
-Elle pratiquait la méthode si facile aux femmes dont le mari est absent
-dans la journée: se bourrer de pâtisserie entre les repas et ne pas
-manger à table. Elle était la femme délicate «qui n’a pas d’appétit» et
-qui est grasse comme un bébé de lait.
-
-Pour compléter, elle répétait à tout propos, avec mauvaise foi, ou avec
-stupidité:
-
---Oui, je sais bien... tu fais la tête pour me forcer au divorce... tu
-ne réussiras pas.
-
-Griffon avait usé son existence à ce rien contre lequel l’homme le plus
-intelligent, le plus énergique, est désarmé, s’il a du sentiment.
-
-Eh bien, tout d’un coup, le «toupet» manqua à Adèle, comme si un drame,
-en dehors d’elle, s’avançait et la paralysait.
-
-Elle s’habillait tapageusement, elle oubliait de commander le dîner,
-elle s’absentait des demi-journées; au lieu de mentir, de chercher
-querelle, tout ce qu’elle pouvait faire maintenant, c’était de bouder;
-et elle boudait mal, honteusement presque.
-
-La grande fâcherie (dont le premier résultat fut de faire refuser le
-déjeuner avec Gambinet et Jeannin) vint de ce qu’elle voulait partir aux
-bains de mer avec madame de Mireille: un voyage de deux mois, sans
-itinéraire bien déterminé... elle écrirait...
-
---Non! dit Griffon, si tu pars, tu ne rentreras pas; c’est à prendre ou
-à laisser.
-
-Elle dut se résigner, et aucune «comédie» proprement dite ne s’ensuivit.
-Des semaines s’écoulèrent, particulièrement mauvaises, où les époux se
-détachèrent l’un de l’autre par le silence, plus que s’ils avaient
-proféré des injures.
-
-Ce qui étonnait le plus Griffon, c’était qu’Adèle ne lui jetait même
-plus à la tête sa résolution de ne pas divorcer.
-
-Arriva une seconde invitation à déjeuner, le dimanche, chez les Prestal.
-Griffon renonça cette fois encore, parce que, le vendredi, Adèle ne
-rentra pas dîner et, devant son visage sévère, n’acheva même pas le
-mensonge maladroit d’une indisposition accidentelle, en visite... Il
-décida de ne plus sortir avec elle.
-
-Tout de même, il y avait eu un _accident_.
-
-Madame de Mireille et madame Griffon ne devaient pas impunément
-tourmenter le peintre Morlane.
-
-Madame de Mireille, très indépendante, avait succombé la première: elle
-était devenue la maîtresse du brillant Ribérol.
-
-Alors, les scènes à l’atelier ne semblèrent plus suffisamment
-excitantes. Un jour, Ribérol débarqua chez Morlane, lui offrit un
-cigare, puis, à califourchon sur une chaise, lui expliqua tranquillement
-ce qu’il appelait le caprice de madame de Mireille:
-
---Elle désirerait figurer dans un tableau à la Fragonard... Bien
-entendu, nous ne saurions poser devant vous! Mais dans telle hôtellerie,
-machinée comme un théâtre, nous pouvons souffrir votre présence cachée;
-il s’agit d’ailleurs d’une scène plastique, sans offense pour le regard
-étranger. Nous pouvons, pendant un rapide instant, vous octroyer cette
-vision unique, laquelle reste dans les yeux de l’artiste et lui permet,
-fût-ce dix ans après, de donner la reproduction aussi fidèlement que
-s’il copiait un modelage.
-
-Morlane, à demi fou, accepta l’offre malsaine qui devait le finir.
-
-Et Adèle fut mise au courant par son amie; elle sut le lieu, l’heure. Le
-jour du _tableau vivant_ était l’avant-veille du dimanche promis aux
-Prestal.
-
-Ferdinand devait lire un chapitre. Son travail, maintenant, marchait à
-souhait. C’était l’ère des circonstances fécondantes.
-
-Georges, à l’école, fut premier en histoire et Albert deuxième en
-gymnastique. Ces résultats ne manquaient pas d’importance; car, tout de
-suite après, Ferdinand eut une création facile, abondante, forte, où
-jaillissait telle note exceptionnelle, comme une infusion de succès.
-
-Rien n’était indifférent pour l’œuvre. A la même époque, au bureau, le
-chef tomba malade.
-
---S’il est seulement trois mois absent, calcula Ferdinand, je termine
-mon roman.
-
---Ton _seulement_ est plein de goût, apprécia Griffon.
-
-Ferdinand resta le visage dur, implacable:
-
---Non pas que je donne moins à l’administration, mais je suis délivré en
-partie de l’oppression. Je n’écris pas mon roman au bureau, mais je
-reste moi-même.
-
-En définitive, après les tiraillements, les flottements, son tempérament
-dominait.
-
-Certaines vertus, qui entraient dans la constitution propre de Ferdinand
-ne pouvaient être mises en défaut que passagèrement. Son âpreté au
-travail, sa vigueur à s’imposer, à réagir contre le milieu
-anti-littéraire, sa faculté de saisir les faits, de les rapporter à une
-conception d’humanité et de les digérer dans son œuvre, tous ces
-attributs de sa personnalité devaient régner intégralement.
-
-Et même, le temps d’impuissance apparente était, en somme, propice; car
-il préparait _l’éclosion_ irrésistible, qui fait de l’artiste une force
-de la nature.
-
-L’heure existait pour Ferdinand, où la face se déforme, où la solidité
-du roc réside dans le menton, dans le front. Alors, il n’y avait pas de
-chef de bureau qui tînt, il n’y avait pas de Griffon, pas de Catherine,
-pas de Chaupillard débineur, pas de Jeannin débaucheur, pas de femme,
-pas d’enfants qui tinssent! Il y avait la passion attaquée à l’univers!
-
---N’est-ce pas formidable? expliquait-il dans le calme. Vous aimez
-l’univers par un de vos personnages. Cette émotion de l’univers existe!
-Vous le sentez, vous le tenez, votre capacité d’étreinte est assez
-vaste! Votre projection nerveuse atteint le monde tout entier, comme la
-lumière du jour l’atteint sans limite. On ne saurait alors, vous
-demander de rapetisser votre infinie puissance à connaître une seule
-créature, fût-elle de votre sang!
-
-A certains moments de gestation, on pouvait sonner chez lui, hurler dans
-la rue: un moi élémentaire, farouche, refusait d’entendre: «Il n’y
-aurait que l’écroulement de la terre d’égal en importance à ce que je
-fais!»
-
-Un soir, Marthe criant:
-
---Ferdinand, le feu! La lampe est tombée!
-
-Tudieu! Il avait fini sa ligne avant de bouger!
-
-Dans «l’état farouche» où les circonstances adverses n’avaient pas
-prise, il arrivait que des circonstances favorables se fissent admettre.
-
---Quelle découverte! déplora Marthe, un jour de fête, après le déjeuner,
-voilà que je ne peux plus boutonner ma chemisette de l’année dernière!
-Je grossis...
-
---Chouette! cria Ferdinand, qui posa son porte-plume et vira sur sa
-chaise.
-
---Dis donc, je te remercie, je veux rester mince.
-
---Mais, ma chatte, c’est l’épanouissement. Tu arrives au plein de la
-jeunesse... Voyons ça, un peu.
-
---Non, Ferdinand, tu me pinces.
-
-Et alors,--pas tout de suite,--mais vingt-quatre heures après, la
-production littéraire de Ferdinand fut comme charnue, ferme, saine et
-d’une saveur grasse et chaude.
-
-Il jubilait, après le dîner, en baguenaudant les deux mains dans ses
-poches, devant la bibliothèque, entre le Tolstoï et le Balzac:
-
---Dimanche prochain, mon petit père Griffon, je te lirai un chapitre
-avec confiance... Et vous autres, les arlequins, qu’est-ce que vous avez
-à me suivre en rigolbochant?
-
-Albert et Georges en chœur:
-
- Ma p’tite Catherine,
- C’est aujourd’hui ta fête!...
-
---Ah çà! exulta Ferdinand, ça va-t-il durer c’te vie-là?... Et toi,
-Marthe, pourquoi rougis-tu?
-
- * * * * *
-
-Le vendredi de l’affaire Morlane, dès le matin, madame Griffon ne put
-tenir en place. Occupée de sa toilette, ou plutôt de rien, le visage
-tiré, malade, elle n’entendait pas son mari parler, ou bien restait sans
-répondre, avec l’air d’une étrangère qui ne sait pas traduire. Elle
-semblait gênée par la clarté franche de la belle journée d’été.
-
---Enfin, demandait Griffon, dis-moi ce que tu cherches? Voilà trois fois
-que tu vas jusqu’à la cuisine sans y entrer... entends-tu?
-
-Un haussement d’épaules agacé signifiait qu’elle ne comprenait pas ou
-qu’elle ne cherchait rien.
-
-L’après-midi, l’heure fixée à Morlane approchant, elle mit son chapeau
-fiévreusement, et se fit conduire en voiture à l’atelier.
-
-Le peintre était bien réellement parti. Elle renvoya sa voiture et
-demeura un moment hébétée, sur le trottoir, à ne savoir si elle devait
-monter ou descendre la rue; aveuglée par le plein soleil, l’idée ne lui
-venait même pas d’ouvrir son ombrelle.
-
-Lentement, à regret, elle se dirigea vers l’hôtellerie désignée par
-Ribérol. Arrivée à la place des Victoires, elle s’entêta longtemps,
-devant une boutique d’angle, à regarder des cartes postales illustrées
-et à guigner le côté pair de la rue d’Aboukir. Deux fois, elle fit des
-pas pour s’éloigner, mais elle revint devant la papeterie. Enfin, elle
-prit soudain le côté impair de la rue d’Aboukir et fila contre les
-devantures. En face d’une maison ordinaire, où seulement les persiennes
-d’un étage étaient closes, elle passa comme s’il y avait eu à craindre
-de recevoir un projectile.
-
-Dès lors, elle fut une sorte de possédée; elle s’engagea dans la rue
-Montmartre et se mit à voyager sans but, la bouche sèche, le regard
-maniaque, à la fois avide et lourd, audacieux et honteux.
-
-Il faisait un temps de juin sec, chaleureux. Les amateurs s’émouvaient
-d’abord, puis restaient perplexes: voici une élégante jeune femme qui
-portait un chapeau trop fleuri, un costume de drap granité bleu,
-demi-mondain par la coupe et l’ajustage, une voilette et des gants
-sérieux; le joli visage offrait une crispation encourageante, mais
-l’allure trop pressée protestait, négative.
-
-A l’approche du boulevard, elle s’enfonça, sans ralentir, dans la cohue
-des passants affairés. Après la rue Montmartre, le faubourg. Une
-invincible nécessité la talonnait: Allons! allons! La rue
-Notre-Dame-de-Lorette.
-
-Un profil, de loin en loin, la faisait changer de trottoir, et pointer
-comme vers quelqu’un de connaissance; elle examinait, puis dépassait,
-avec une accélération de fuite.
-
-La rue Chaptal, la rue Blanche, la rue Ballu.
-
-Son visage avait des réveils d’un instant: quelle heure était-il? Des
-écoliers polissonnaient; leur panier, leur gibecière gonflée de livres
-donnaient à réfléchir, comme des objets nouveaux, inconnus.
-
-La rue de Clichy, la place, le boulevard.
-
-Un trouble électrique l’atteignait devant la terrasse des cafés où les
-yeux des consommateurs s’exerçaient au crochetage.
-
-La place Blanche était l’endroit d’où elle aurait dû, en ligne directe,
-rentrer à la maison. Mais non! impossible de renoncer... L’impulsion
-n’était pas usée. Non! impossible d’enfermer un tel tourment dans la
-maison!
-
-Un arrêt devant le boniment d’un camelot permit un refus plausible du
-bon chemin et une vague transaction avec la raison.
-
-Alors, avec l’idée qu’il fallait rentrer, avec le calcul de ne pas
-s’éloigner à cause de l’heure, elle tourna dans le quartier: la rue
-Blanche, la rue Ballu, la rue de Clichy, le boulevard de Clichy, puis,
-de nouveau, la rue Blanche, la rue Ballu...
-
-Elle marchait toujours trop vite, chercheuse malade, dont le souffle
-vital semblait osciller à droite, à gauche. Deux fois, trois fois, dix
-fois, le garçon de café la vit passer devant la terrasse, rue de Clichy,
-de quart d’heure en quart d’heure.
-
-Puis la lumière du jour déclina.
-
-Et voilà qu’elle crut traîner un muet solliciteur derrière elle. Alors,
-une sorte de défaillance changea sa démarche. Les tempes bourdonnantes,
-brisée par ce désir des gens traqués d’être saisis,--mais «d’en
-finir»,--hébétée par le besoin de se cacher, fût-ce dans la honte, elle
-ne sut plus bien où elle était, ni ce qu’elle faisait.
-
-Alors, en effet, son allure fit qu’elle tira de silencieux compagnons
-derrière son dos. Ils se succédaient; abandonnée au bout de quelques
-mètres par un solliciteur, aussitôt un autre s’attachait plus longtemps,
-puis un autre. Elle les menait par l’interminable tour des rues.
-
-Plusieurs fois, le suiveur venant presque la toucher provoqua un
-sursaut, une volonté de fuir qui ne durait pas.
-
-«Attention!» pensa le garçon du café de Clichy.
-
-Un compagnon, traîné un tour entier, s’approcha au point d’effrayer,
-persista, fut moins évité, engagea un second tour...
-
-Le garçon eut soin de constater: une heure écoulée, _elle_ n’avait pas
-remonté la rue de Clichy.
-
-Mais enfin, il _la_ reconnut bien, malgré un rapetissement furtif et
-malgré cette malice de faire un brusque crochet vers le trottoir aux
-boutiques closes, pour éviter la pleine lumière de la terrasse... Ah!
-ah! il la reconnut bien!
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Au mois de juillet, un dimanche matin, vers dix heures, Ferdinand cria:
-
---Ça y est! J’ai écrit le mot _Fin_!
-
-Marthe et les enfants accoururent, regardèrent l’encre humide.
-
-Il avait posé sur la table son manuscrit entier, de façon à jouir
-matériellement et au complet de la richesse amassée. Marthe et les
-enfants admiraient le gros tas de papier figurant un album ouvert à la
-dernière page.
-
-Les enfants voulurent préciser leur estimation critique: ni Georges, ni
-Albert, ne put enlever le manuscrit d’une seule main!
-
-On s’embrassa. Un événement immense venait de changer la vie; on
-bavardait pour le plaisir de bavarder: «Il ne faudrait pas maintenant
-que le feu prît à la maison! Il y avait là pour plus de trois francs de
-papier acheté!» On marchait de chambre en chambre, uniquement à cause de
-l’accélération du sang et de l’imagination.
-
-Mais quel dommage! On ne pouvait pas trouver Catherine immédiatement
-chez ses patrons, c’était son jour de permission. Les enfants, à table,
-gardèrent un rire désappointé: leur «p’tite Catherine» aurait dû surgir
-instantanément du mot _Fin_!
-
-Il fallut sortir tout de suite après le déjeuner; on n’aurait pas dit au
-juste pourquoi, mais il semblait indispensable d’aller, de regarder le
-monde, de répandre un fait:
-
---Voilà! le roman est achevé! l’engagement est tenu!
-
-C’était aussi la personnalité collective trop grande, dans son expansion
-actuelle, pour l’appartement étroit de la médiocre rue Saussure; c’était
-le besoin de mesurer dehors un bonheur trop considérable pour être
-étendu et vu entier dans la maison.
-
-Forcément, la promenade fut dirigée vers les grands boulevards.
-Forcément, les yeux de Ferdinand et de Marthe choisirent dans les mille
-reliefs du chemin, ceux qui pouvaient se raccrocher par un rapport plus
-ou moins direct à l’événement: les étalages de libraires, les terrasses
-de grands cafés, les colonnes affectées aux affiches de théâtre, les
-passants porteurs de binocles, les passants en possession de journaux,
-ou de brochures, les magasins d’art: peinture, bronze, gravure.
-
-Albert et Georges désignant leur père du pouce, adressèrent une grimace
-énigmatique à des gamins inconnus, grimpés sur un banc: «Ah! ah! vous
-voudriez bien savoir!»
-
-Marthe, au bras de Ferdinand, se préoccupait de plusieurs articles
-d’habillement qu’elle désirait pour lui depuis longtemps, et dont
-l’achat ne pouvait plus être différé; elle récitait et discutait les
-prix des catalogues. Lui, humant le soleil, tâtait des sous dans la
-poche de son gilet, comme s’ils le gênaient; il avait envie de dépenser,
-de faire plaisir tout de suite. Au coin d’une rue barrée, il offrit aux
-enfants un microscope de cinquante centimes, et il dit à Marthe:
-
---C’est épatant, que je ne pense jamais à leur rapporter des bibelots
-comme ça, en revenant du bureau.
-
-Pour terminer la journée, on monta chez les Griffon, annoncer la grande
-nouvelle. La visite fut écourtée, censément parce qu’il était tard, en
-réalité parce que l’aspect de la maison révélait la brouille, la
-demi-réconciliation pénible.
-
-Marthe, en quittant, eut la sensation d’avoir peut-être manqué de tact:
-on ne crie pas sa chance joyeusement devant quelqu’un qui n’a rien
-gagné. Les félicitations d’Adèle avaient été grimaçantes; elle semblait
-désillusionnée plutôt que ravie. D’ailleurs, Marthe comprenait très bien
-que l’événement hors de pair devait exciter la jalousie,
-puisqu’elle-même se sentait triomphante.
-
- * * * * *
-
-Dès le lendemain, on prit les dispositions voulues pour «la grande
-surprise».
-
-On offrait à Catherine huit jours de vacances à passer auprès de son
-enfant: on payait une «extra» pour la remplacer chez ses patrons; on
-payait ses frais à la campagne.
-
-Et le programme devait continuer dès que le roman serait accepté par un
-éditeur. Et si le roman réussissait, tonnerre! on s’arrangerait pour lui
-rendre son enfant, tout à fait!
-
-Le départ en vacances.
-
-Par une attention délicate, le mardi soir, les Prestal se rendirent à la
-gare Montparnasse afin d’embrasser Catherine, comme on fait pour un
-parent qui entreprend un lointain voyage; il fallait que Catherine
-connût la sensation d’avoir de la famille.
-
---A l’occasion des grandes joies, disait Marthe, on a besoin de
-s’appuyer à de l’affection, comme au moment des grands chagrins.
-
-Les enfants, impatients, mangèrent à peine, au dîner. On arriva une
-demi-heure d’avance, à huit heures, il faisait encore jour.
-
---La voilà avec tous ses paquets!
-
-Albert et Georges se précipitèrent:
-
---Comme vous êtes belle, ma p’tite Catherine!
-
-A la regarder, de loin, Marthe eut les larmes aux yeux:
-
---Cette chemisette grenat sied parfaitement à son teint de brune; elle
-s’habille avec talent et _contre_ la coquetterie.
-
-Ferdinand admira aussi:
-
---Comme elle paraît fine de lignes et souple, et comme elle va d’un
-ressort noble!... une sorte d’actrice inspirée... ses yeux timides se
-découvrent mal au public, mais le rôle est dans son cœur, et sa bouche
-et son menton vont projeter l’émotion...
-
-Catherine ne fut pas étonnée que les Prestal se fussent dérangés pour un
-événement si considérable.
-
---J’avais peur que ma remplaçante n’arrivât pas! Enfin, elle est venue,
-une grosse fille rouge, elle m’a demandé s’il y avait beaucoup
-d’ouvrage. Ma foi, je lui ai répondu: «Je ne sais pas...» J’étais
-pressée; pourtant, j’ai attendu qu’il n’y ait pas de clients à la
-boutique; j’aurais eu scrupule de m’en aller sans une poignée de main à
-mes patrons... et ici, aussi, je suis bien contente de vous voir...
-
-Les enfants tenaient à vérifier si elle n’avait rien oublié: les cadeaux
-pour la nourrice, le costume marin pour le petit Émile. Et ne pas
-confondre: le ballon de la part d’Albert; le tramway de la part de
-Georges.
-
-Sur le quai:
-
---Vous embrasserez bien le petit Émile pour moi...
-
---Non! pour moi, le premier...
-
-Il convenait de plaisanter:
-
---Ne dépassez pas la station! recommanda Ferdinand.
-
-La fermeture des portières. Il fallait donner à Catherine toute la
-sensation de famille possible; alors, Marthe, avec chaleur, d’un ton
-avide, exigeant:
-
---Un télégramme demain, n’est-ce pas? pour nous dire que tout va bien.
-
-Elle descendit du marchepied pour laisser la place aux enfants.
-Ferdinand allongea une quatrième poignée de main, et soudain, il
-annonça, malicieusement, pour Marthe:
-
---Toujours, dans ces scènes de départ, il y a le parent ou l’ami qui
-rapplique au dernier moment--exprès, dirait-on,--par discrétion ou par
-un sentiment secret... regarde plutôt...
-
-C’était Griffon qui apparaissait juste pour faire signe, le chapeau en
-l’air, à bout de bras.
-
-Et la voyageuse n’éprouva-t-elle pas un émoi particulier de ce dernier
-souhait?... On ne distingua pas; le train partait.
-
- * * * * *
-
-Le roman terminé, pendant quatre jours entiers on crut bien que _ça y
-était_: on se vit libéré, on se crut en jouissance d’un nouvel état;
-Ferdinand avait répondu de sa prétention; il était _qualifié_.
-
-Puis, dès le jeudi soir, l’erreur se manifesta, rehaussée d’ailleurs par
-les bons soins de Chaupillard, en assiduité quotidienne rue Saussure:
-
---Comment, vous étiez si contents? Vous n’avez pas mesuré l’étendue de
-l’engagement.
-
-Et les gestes de Chaupillard jetaient l’évidence aux quatre coins du
-salon: le roman était écrit, bravo! mais quelle en était la valeur? Pour
-être en règle avec le monde, il fallait le roman imprimé, il fallait
-cette chose palpable, portative comme une monnaie: le livre. Rien de
-fait sans l’acquit d’un éditeur.
-
-Et je vous attendais là, mon cher! J’y ai passé... Vous allez faire
-connaissance avec les requins.
-
-Alors, Ferdinand trouva des prétextes pour garder encore son manuscrit:
-il devait se relire une dernière fois, il devait consulter Jeannin.
-
-Marthe approuvait cette temporisation. Elle croyait au génie de son
-mari, mais redoutait l’injustice, la mauvaise chance.
-
-Et, à mesure que l’échéance apparaissait grave, définitive, à mesure
-qu’ils sentaient combien le refus de la valeur offerte serait
-désespérant, les époux s’appliquaient, malgré eux, à récapituler
-intérieurement tout ce que le roman avait coûté à la famille.
-
-La peur d’avoir dépensé en pure perte donnait à Ferdinand une terrible
-clairvoyance. Le roman avait été un être de plus dans la maison; cet
-intrus avait accaparé la grosse part du temps, de l’affection, des
-ressources communes.
-
-Pour l’intrus, Ferdinand avait dû disputer sans cesse les heures de
-travail, se les procurer au prix du repos, de la distraction, de
-l’avancement; sa dépense avait été la contrainte et la résistance; il
-avait subi sans répit le malaise intolérable du dédoublement, il avait
-été malheureux comme employé, malheureux comme écrivain.
-
-Et l’apport de Marthe! Pour qu’un employé, chef de famille, ait des
-loisirs, il faut que sa femme les lui crée, il faut qu’elle le dispense
-des soucis économiques en les assumant elle-même. D’ordinaire, on
-partage: le mari s’occupe de la cave, des feux, des chaussures; ou
-bien--ce qui revient au même,--il fait des copies supplémentaires
-permettant d’acheter le travail d’une bonne et de compter moins
-chichement. Lorsque Ferdinand parlait d’aider à quelque besogne
-matérielle, Marthe--une brosse ou un chiffon à la main,--le faisait
-rester devant ses papiers; elle avait toujours vu, à l’ouvroir, dans la
-rue, quelque part, une «femme extraordinaire»... elle, Marthe, la femme
-inexistante, si ordinaire... Et Ferdinand, à se remémorer, souriait
-longuement, accoudé devant un livre qu’il ne lisait pas.
-
-Quant aux enfants,--c’était le plus grave,--relégués au second plan,
-privés de la part normale d’attention, leur éducation et leur santé
-avaient payé un tribut dont l’avenir entier pouvait pâtir.
-
- * * * * *
-
-Pour jouir d’un sursis,--tellement le verdict de l’éditeur était
-redoutable,--Ferdinand présenta son roman à la _Revue des Lettres_, la
-plus cotée des publications périodiques.
-
-A la date fixée, selon la renommée d’exactitude de la Maison, il fut
-introduit, pour réponse à recevoir, auprès du directeur, une sorte de
-chanoine sanguin, aimable, au parler franc.
-
---Je n’ai pas d’expressions choquantes à vous reprocher, mais l’esprit
-de votre roman est trop révolutionnaire pour notre public qui compte un
-élément universitaire, un élément pondéré, libéral-orthodoxe...
-
-Ferdinand ne put s’empêcher d’interrompre:
-
---Justement! le public sérieux, aujourd’hui, ne s’offense que des
-_mots_, et de certaines descriptions, mais les idées n’effraient plus...
-
-Le directeur, se frictionnant les mains, engagea Ferdinand à continuer,
-par sa mine grandement intéressée.
-
---Vos abonnés désirent «gagner», vraisemblablement?... Eh bien, ils
-n’avancent à rien, s’ils vous mènent et si vous avez soin de ne pas
-heurter leurs habitudes de pensée... Croyez-vous qu’il soit insensé de
-concevoir une publication disant: «Ma mission est de _renseigner_ le
-mieux possible sur les lettres contemporaines; je ne me permets pas de
-faire la part du public. Est-ce qu’on trie les informations du jour,
-dans un journal? Pourquoi trier les faits littéraires? Je publie _à
-titre d’information_, ne déclinant les offres d’auteurs que pour motif
-d’insuffisance, ou de grossièreté. Et je donne de préférence des œuvres
-«excessives», et _discutables_; c’est en vitupérant que le public
-gagnera»... Ce que ça doit être assommant pour les abonnés des
-revues actuelles de n’avoir toujours, entre eux, qu’à trouver
-«délicieux--charmant--parfait...»
-
-Pendant ce discours, on avait fait un beau paquet ficelé, collé à la
-cire; le directeur de la Revue le remit à Ferdinand avec un placide
-sourire: depuis dix ans qu’il refusait des manuscrits, il en avait
-entendu bien d’autres.
-
- * * * * *
-
-Un matin, vers onze heures, Ferdinand se rendit chez Jeannin qui
-habitait à l’hôtel, au quatrième étage, dans une rue étroite et
-gâcheuse, voisine de la Bastille. Outre les quatre meubles publics
-indispensables: lit, table, siège, la chambre, sans intimité, montrait
-des planches chargées de livres et de paperasses; pas d’ustensiles, un
-seul verre; c’était la cage froide d’un homme à part, sans vie de
-famille, sans entourage de choses et d’actions ménagères qui se mêlent à
-sa personnalité.
-
-Dans un fauteuil indigent, près de la fenêtre, Jeannin, souffrant de
-rhumatismes, regardait pleuvoir.
-
-Le sort inquiétant du roman, si chèrement édifié, parut l’amuser
-beaucoup:
-
---En somme, résuma-t-il, l’écrivain est un type des plus enviables! Quel
-bonheur il accapare et il donne aux siens!... Ah! mon vieux, vous
-employez bien vos meilleures années, votre âge de force et
-d’affectivité! Pendant ces deux ans de roman, vous n’avez, pour ainsi
-dire, pas aimé votre femme, ni vos enfants, vous n’avez pas vécu avec
-eux. Est-ce vrai? Vous avez été absolument stupéfié quand votre
-inappréciable femme vous a révélé, dernièrement, que votre petit Albert
-avait été considéré comme perdu, pendant plusieurs jours. Pourtant, au
-moment de sa maladie, vous aviez cessé d’écrire; oui, mais vous n’aviez
-pas cessé d’être un écrivain, mon vieux. Et puis, combien avez-vous
-d’amis? Quelles gens fréquentez-vous? Est-ce que les saisons de l’année
-existent, pour vous, éternel gratte-papier?
-
-Ferdinand, assis, un coude sur la table, secouait la tête. Il évoquait
-son chez-lui; une impression d’abandon s’exhalait de la chambre de
-Jeannin; à travers la pluie, on apercevait la maison d’en face, aux
-fenêtres laides, sans persiennes, aux locataires absents. Il parla,
-envahi d’une sentimentalité frileuse:
-
---Si je vous disais que l’intrus, parfois, nous rendait ennemis l’un de
-l’autre, ma femme et moi! Vous n’imaginez pas cet arrachement de deux
-cœurs inséparables. On aurait dit que le développement de l’intrus
-tiraillait nos nerfs soudés, comme on fait souffrir une blessure sans
-tuer le patient.
-
-Soudain, la porte s’ouvrit derrière Ferdinand. Parut un gaillard en bras
-de chemise, tablier bleu à bavette, chaussons mous, grosse face
-alsacienne. Il tendit une ardoise de gargote à Jeannin, en le toisant
-avec malveillance.
-
-Jeannin commanda son déjeuner; l’homme partit sans un mot.
-
---Vous avez vu mon grand ennemi, dit Jeannin, ce n’est pas le garçon
-restaurateur, c’est celui qui fait les chambres; la serviette dont il
-essuie mes assiettes, c’est sa serviette de ménage. J’ai beau protester:
-le torchonnage en rond de tous les récipients s’impose à lui comme au
-garçon coiffeur l’essuyage de la cuvette après chaque barbe. Il déteste
-profondément mon métier d’écrivain. Pourtant, il savoure les feuilletons
-du _Petit Journal_ où foisonnent les personnages titrés, les grandes
-dames et les policiers... Si j’ai l’air d’aimer un plat, invariablement,
-«il n’en reste plus»; alors, par ruse, je demande ce dont je ne veux
-pas; mais sa haine est maligne! parfois il me prend au mot... Hier,
-j’étais en palpitation créatrice; Dieu me pardonne, je brûlais du
-sublime! voilà qu’il me sert, malgré moi, du poisson pas frais! Pris
-d’indigestion, j’ai failli crever comme un chien; il n’a jamais voulu se
-déranger... Savez-vous qu’il m’a détruit des pages de manuscrit? Depuis
-ce temps, je suis obligé d’emporter tous mes papiers sous mon gilet;
-quand un ouvrage touche à sa fin, j’en trimballe la grossesse
-ridicule...
-
-Jeannin se tut, le front hautain, la bouche dégoûtée; puis, il continua
-moqueusement:
-
---On m’a fait des avanies à l’octroi, au musée du Louvre... Si encore,
-notre «particularisme» était sûr d’avoir raison! Mais non, toujours une
-sorte de remords nous prône la sagesse d’être un simple vivant matériel,
-attaché à la bonne besogne utilitaire.
-
-Ferdinand se leva et vint dans l’encoignure de la fenêtre:
-
---Comme votre rue paraît basse de plafond, par ce vilain temps! Tout de
-même, quand le livre est imprimé, on doit goûter une jouissance d’ironie
-sans pareille à recenser ce qu’il a fallu de gêne et d’abaissement pour
-que fût construite cette chose d’éditeur, de libraires, cette chose
-d’art, de récréation, de luxe, ce qu’il a fallu de besognes communes, de
-postures piteuses, pour obtenir ce produit supérieur qui évoque la
-grande liberté, la splendide fantaisie,--un monsieur étendu sur un sofa,
-fumant aux corniches sculptées, attendant béatement, noblement,
-l’inspiration; ce qu’il a fallu d’égoïsme rencogné, criminel,--les yeux
-et les oreilles bouchés aux douceurs intimes, à l’en dehors
-aimable,--pour obtenir cette chose d’apparat, d’en dehors!... Et les
-pages brillantes, riches, gaies, sont dues à ce que la femme de
-l’écrivain a toujours porté de méchants costumes ternes et s’est
-astreinte à n’assister à aucune fête! Et le généreux de l’œuvre est dû à
-ce que les enfants de l’écrivain n’ont pas eu l’existence large,
-ensoleillée, nourrie, que l’on aurait pu leur assurer par une volonté
-pratique et positive. Et le beau de l’œuvre! La substance, l’essence du
-beau, est due à la misère authentique d’une Catherine Bise! Et si
-l’œuvre s’envole à quelque hauteur, c’est par ce reflet: l’éperdu
-vacillement d’yeux d’un petit abandonné dont l’agonie privée de chaleur
-maternelle cherche à se réfugier dans le néant!
-
-Le menton dans la main, Jeannin semblait prendre les mesures de son ami.
-
---Comment ça vous est-il venu d’être littérateur? demanda-t-il.
-
-Une mélancolie douce, lointaine, pénétra le visage de Ferdinand:
-
---Je crois à un accident... J’ai des frères et des sœurs, il n’y a que
-moi dans la famille qui ne sois pas comme tout le monde... Voilà:
-j’avais treize ans, un soir à dîner, mon père et ma mère échangeaient
-des considérations sur quelque fait banal; tout à coup, sans motif
-discernable pour la simple raison humaine, j’ai senti dans ma poitrine
-crever une tristesse immense, noire, pesante et qui a envahi tout mon
-être. Je me suis mis à sangloter; ah! mais, une désolation profonde,
-totale, qu’aucune parole ne pouvait apaiser. Je n’aurais pu dire
-pourquoi je pleurais, et pourtant le désespoir était réel, définitif,
-comme matériel en moi. C’était la connaissance du mal; c’était
-soudainement, la confiance naïve en la vie à jamais perdue. Figurez-vous
-un enfant qui regarde sa mère, c’est-à-dire, toute la force et toute la
-bonté, et qui brusquement comprend qu’elle mourra un jour! Quelle
-faculté de bonheur, quel support d’existence lui reste-t-il?... On m’a
-couché, le sommeil m’a consolé; le lendemain, je me suis à peine rappelé
-ma tristesse. Cependant, je n’étais plus pareil aux autres; à mon insu,
-à l’insu de tous, je n’étais plus capable de joie parfaite. La rencontre
-d’une disposition spéciale chez moi et d’une phrase prononcée à point
-avait produit la déchirure irrémédiable d’une certaine enveloppe de la
-sensibilité qui n’est jamais déchirée chez la plupart des hommes... Et
-je vous le dis: un accident! Il a tenu à rien, sans doute, que cette
-espèce de viol ne se produisît pas...
-
-Un frôlement sur le palier avait fait bouger Jeannin. Le garçon d’hôtel,
-qui écoutait depuis un moment, pénétra sans frapper, muni d’un panier.
-
---Laissez-moi le plat, cria Jeannin.
-
-Mais le garçon, intraitable, torchonna une assiette, vida le plat dedans
-et le remporta en grommelant:
-
---N’y a que les cochons qui mangent dans les plats!
-
---Vous êtes témoin? dit Jeannin, désarmé, à Ferdinand. Et vous ne lui
-plaisez pas non plus, à ce garçon sévère. Il a dû interpréter à sa façon
-vos paroles; il vous a lancé un regard, comme à un déplorable infirme...
-Vous partez déjà?... Je mangerais bien devant vous... Rendez-moi donc le
-service de mettre cette lettre à la poste, je ne la confierais pas à ce
-Baptiste...
-
-L’adresse, lue involontairement, fit sourire Ferdinand.
-
-Jeannin se frotta le crâne et, lorgnant son omelette, sans appétit, il
-sourit également:
-
---Oui, il y a aussi les femmes, dans la vie de l’écrivain. Vous vous
-rappelez Antoine et Cléopâtre, de Shakespeare? «Nos baisers nous ont
-coûté des royaumes.»
-
-Ferdinand soupira, la mine hypocrite:
-
---Nous gaspillons des chefs-d’œuvre en ne dormant pas.
-
---Taisez-vous, sale privilégié! fit Jeannin presque en colère. Quand
-vous dépensez une caresse, votre femme vous la garde et le jour où vous
-avez le cerveau déprimé, elle pose ses lèvres réconfortantes sur votre
-front.
-
-Ferdinand, chatouillé, consultait sa montre.
-
---Sapristi! faut que je me dépêche d’aller au bureau! Je vous dis au
-revoir, mon vieux, et meilleure santé.
-
---Attendez! cria Jeannin. Nous avons encore un défaut charmant, les
-écrivains: nous pensons toujours à utiliser, en copie, nos rapports de
-parenté ou d’amitié... Avant de fuir, narrez-moi donc quelque beau trait
-administratif?
-
-Adossé à la porte, Ferdinand s’indigna:
-
---Ah! mon goulu, je vous ai déjà dit comment ça m’était venu d’être
-littérateur, vous ne manquerez pas de coller la notation quelque part,
-j’ai bien vu vos yeux chapardeurs.
-
---Eh bien, et vous? exclama Jeannin, mon histoire de garçon d’hôtel!
-vous croyez que je ne vous ai pas vu ramasser ça vivement?... Allons,
-Prestal, ne soyez pas mufle; j’ai besoin d’un sujet de nouvelle.
-
---Sans blague, je n’ai pas le temps... faut tout de même que je garde
-mon emploi, pour mes enfants, les pauv’ bougres...
-
-Jeannin éclata:
-
---Taisez-vous donc, sycophante, farceur, faux bonhomme, mendiant
-suspect! Vos enfants ne sont pas plus à plaindre que votre femme. Vos
-enfants!--leur affection pour Catherine, cette faculté que vous leur
-avez fichue de s’approprier Catherine et les émotions de son
-existence,--alors, ça ne compte pas? Alors, ce qu’ils ont acquis là ne
-compense pas la pédagogie paternelle dont vous leur avez fait grâce?...
-Allons, vieille ficelle, rien qu’une anecdote, je vous rendrai
-l’équivalent...
-
---Vous avez une façon d’insister...
-
---Oui, empruntée à mon voisinage, dites-le, ne vous gênez pas. Mais, mon
-cher, quand un homme marié comme vous s’égare dans un hôtel, il doit
-«casquer», vous savez bien? Casquez-moi une petite histoire, mon chéri?
-Tenez, ça vous portera bonheur pour trouver un éditeur!
-
-Ferdinand avança, sérieux, superstitieux:
-
---Vous fouillez la faiblesse professionnelle comme une poche de gilet...
-Certainement, l’administration fourmille de drôleries, mais qui
-s’effacent presque, en dehors du milieu même. Ainsi, hier, le chef a
-appelé tous les rédacteurs les uns après les autres. J’entre, il lance
-d’abord à voix basse: «la porte est bien fermée? approchez». Saisi
-d’inquiétude, je me penche. Il a la précaution de me préparer, par un
-regard tragique, pour m’empêcher de tomber foudroyé, puis il exhale d’un
-accent terrifié: «Le nouveau fait des fautes!» Traduisez: «Le nouvel
-expéditionnaire fait des fautes d’orthographe», mais je vous défie de
-rendre le colossal de cette confidence.
-
-Une poignée de main. Ferdinand s’esquiva. Au bout de quelques secondes,
-il entr’ouvrit la porte, passa la tête et souffla avec une extravagante
-épouvante:
-
---Le nouveau fait des fautes!
-
- * * * * *
-
-A quelques jours de là, Ferdinand ayant attendu l’encouragement d’un
-beau temps lumineux partit un matin chez l’éditeur.
-
-La serviette de cuir gonflée sous le bras, il éprouvait une émotion
-d’abandon à s’éloigner de la rue Saussure, de son quartier des
-Batignolles. Il allait, d’une impulsion automatique, séparé par un abîme
-de chaque instant écoulé, tel un homme qui va à sa destinée.
-
-Au coin du pont de la Concorde, il s’arrêta; sa femme lui avait donné
-une commission indispensable, à faire dans ces parages. Il chercha
-vainement; toute mémoire était abolie dans sa tête.
-
-Il s’accouda au parapet, à regarder un pêcheur à la ligne, dans un
-bateau. Il pensa: Que ce gros homme est heureux, là, tout seul, avec la
-rivière coulant sous ses yeux et offrant le mystère indispensable à la
-vie! Vraiment, le plaisir matériel est le seul possible. Comme on voit
-bien que ce pêcheur est maître et indépendant! Tout l’univers tient dans
-son bateau; assis sur sa banquette, il tend un dos impénétrable aux
-cris, aux chocs de là-haut. Il possède,--bien placés sous sa main,--une
-trousse d’ustensiles précieux, des boîtes, sa pipe, son tabac, et une
-bouteille au frais dans la boutique à poissons... Est-ce bête de
-poursuivre un bonheur de vanité intellectuelle, pour aboutir à des
-tortures d’amour-propre! Est-ce bête de se rendre pareil à un écorché
-que le moindre signe menace et blesse!... Ah! la vie active, la vie
-manuelle! la campagne, les arbres, les chemins déserts! Ah! cacher sa
-personnalité sensible loin des duretés de la foule!... Le roman était
-fini, le bonheur aurait dû être atteint; ah! bien oui! Le roman fini,
-résultat: la démarche présente qui lui causait des transes au point que
-tout à l’heure, en marchant, il se remontait avec ce raisonnement: «Si
-j’échoue, après tout, personne ne le saura». Voilà le délicieux espoir
-dont il se contentait en définitive: personne ne saurait sa déconvenue.
-
-Il continua son chemin par le boulevard Saint-Germain, lisant avec
-application les mots peints sur les boutiques. Devant le bureau de
-poste, une idée! S’il pouvait se faire accompagner chez l’éditeur; le
-bavardage coupe l’émotion. Il entra dire bonjour à son ancien collègue,
-l’auteur dramatique, victime de la protection de Chaupillard.
-
-En effet, c’était l’heure de sortie du déjeuner. Alors, tandis qu’il
-avait des battements de cœur, il expliqua avec désinvolture:
-
---Je vais déposer un manuscrit; on ne peut que m’accueillir
-cérémonieusement et m’inviter à repasser dans quelques semaines; c’est
-la chose du monde la plus banale.
-
-Puis, pour compléter le «battage», il ajouta en traînant les pieds
-béatement sur l’asphalte:
-
---Mais, parlez-moi donc de l’avancement, dans les Postes. On a beau
-appartenir à une autre boîte, l’avancement, c’est encore le seul sujet
-intéressant.
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Depuis deux mois, le roman était déposé.
-
-Pendant quelque temps, on avait eu la bravoure de supporter les chances
-d’acceptation; puis, Ferdinand avait fini par juger son œuvre absolument
-inacceptable; elle devenait vague, nuageuse, avec seulement une
-impression de violence et d’immoralité. Après une effervescence mentale
-où il avait recensé cent fois les meilleures pages du roman,--comme un
-joueur manipule ses atouts,--il les avait perdus un à un, ces beaux
-passages, il n’en retrouvait plus trace.
-
-Et, d’un commun accord, on se taisait sur la réponse attendue. Marthe
-possédait la vertu de ce silence qui respecte, et rend hommage.
-
-Ferdinand occupait ses loisirs du matin et du soir à lire.
-
-La vie régulière, placide et neutre d’une famille d’employés. La
-sérénité s’exagérait même: Ferdinand chantait, sifflait. Il y avait une
-telle affectation «de ne compter sur rien, de n’attendre rien», de
-bavarder en bonnes gens au cerveau routinier, que les enfants,--avec
-leur instinct aussi subtil que celui des animaux chasseurs,--avaient des
-lubies de regarder les murs, le cuivre luisant de la suspension et du
-poêle dans la salle à manger, les gravures encadrées, dans le salon,
-Balzac, Dickens, Tolstoï, comme s’ils enquêtaient: qu’est-ce qu’il y a
-donc de changé ici? qu’est-ce qu’il manque donc?
-
-Et ils scrutaient aussi leur père, comme si sa coupe de cheveux ou de
-moustache était modifiée.
-
-Et, en effet, on leur avait changé leur père. Ferdinand était fait pour
-vivre avec un roman dans la peau. Mais, tant que le premier n’était pas
-casé, il n’avait pas l’élan de commencer le second qui lui rendrait sa
-force d’individualité, son incommensurable égoïsme, son vouloir aveugle
-d’élément.
-
- * * * * *
-
-Le 15 septembre, Marthe dans un accoutrement du dimanche, un peu moins
-élégant que celui de la semaine, partit chez le grand épicier, marchand
-de comestibles du quartier. Elle se plaisait à fêter la gourmandise de
-son mari et des enfants. Petite mangeuse, désintéressée pour son compte,
-elle savourait d’autant mieux le régal des autres; dès le jeudi, elle
-méditait des menus raffinés, en passant devant les étalages.
-
-Au bout d’une heure, voilà qu’elle remonte, brandissant une lettre:
-c’était l’éditeur qui acceptait de publier le roman!
-
-Ferdinand, assis devant sa table, consultait une carte des environs de
-Paris, avec Albert et Georges debout à ses côtés. Elle leur posa le
-papier sous les yeux: vlan! Puis, elle embrassa chacun, défaillante de
-douceur.
-
-Et soudain elle s’exalta, gesticulant, piétinant, devant Ferdinand:
-
---Je savais bien, moi! Je ne disais rien parce que ça n’aurait pas
-avancé les choses, mais enfin, ta fille-mère était si souffrante et je
-l’aimais tant! Ah! ah! je savais bien! Et l’éditeur a accepté du premier
-coup, sans la moindre recommandation; nous allons voir la grimace de
-Chaupillard.
-
-Elle n’avait pas le triomphe modeste; à coups de front rayonnant, elle
-dominait le monde, elle lui imposait la supériorité de Ferdinand, le
-mérite de l’héroïne. Dans l’ivresse du bonheur personnel, Marthe se
-permettait même un peu d’incohérence:
-
---Figure-toi qu’en passant devant les galeries de Monceau,--sans doute
-un pressentiment,--j’avais été tentée par une cravate pour toi! Hein, te
-plaît-elle? C’est la mode ces rayures noires et blanches. Et j’avais
-acheté des plumiers aux enfants... Mais tu ne devineras pas quel gibier
-j’ai dans mon panier?
-
-Ferdinand tenait la lettre de l’éditeur, et il regardait sa femme, il
-lui voyait les mains tout abîmées. Il dit avec un reproche attendri:
-
---Eh bien, et toi? Dans tout ça, qu’est-ce que tu as acheté pour toi? Ce
-fameux boléro à vingt-deux quatre-vingt-dix, dont tu parles depuis trois
-mois?
-
---Ah! j’ai réfléchi; mon collet beige peut encore aller. Ma foi, je ne
-me suis pas décidée à courir jusqu’à l’avenue de Clichy et j’ai bien
-fait: tu vois, c’est moi qui ai eu le plus de chance, c’est moi qui ai
-monté la lettre!
-
-Albert et Georges s’agitaient déjà en créanciers avides; l’acceptation
-de l’éditeur ne signifiait qu’une chose pour eux; encore une surprise à
-Catherine!
-
-Ce fut encore «une semaine de vacances». On avait renoncé à toutes
-sortes d’autres inventions; aucune ne pouvait faire autant de plaisir à
-Catherine. Et, cette fois, elle prenait son enfant, elle l’emportait,
-complètement à elle: ces huit jours, elle les passait près de Dieppe, au
-bord de la mer, chez les parents nourriciers d’un collègue de Ferdinand,
-qui recevaient des pensionnaires, au cours de la saison.
-
-Catherine n’avait à se préoccuper de rien, on avait écrit.
-
-Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire?
-
-Les hôtes étaient là qui attendaient, sur le quai, l’arrivée du train, à
-trois heures après-midi; des braves Normands réjouis, roux et tachés de
-son. Jamais Catherine n’avait vu un épanouissement pareil, un tel
-mélange d’admiration, de familiarité, de reconnaissance:
-
---Ah! bin! que je vous embrasse! dit la femme, vous auriez été ma fille,
-je vous aurais pas mieux reconnue. Et v’là déjà du lait frais tiré,
-quéquefois que c’t’éfant aurait pris soif dans le train; et puis des
-poires et de la galette du pays...
-
---Aussi vrai que j’vous l’dis, fit l’homme, vous arrivez cheux vous,
-dans vot’maison, vous êtes not’Catherine!
-
-Et en effet, des voisins souriaient attendris, émerveillés sur les
-portes, comme, de tradition, lorsqu’un fils vient en permission du
-régiment, ou qu’une fille mariée à la ville amène son premier enfant.
-
-Et le soir de ce même jour, le petit Émile s’endormit n’ayant pas moins
-de cinq bateaux, près du lit sur des chaises, apportés par les marmots
-d’alentour.
-
-Et Catherine songeait, ravie: «Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire?»
-
- * * * * *
-
-Bizarrerie: Griffon ne montra pas un contentement bien net! Certes, la
-publication prochaine le réjouissait, mais on en abusait pour empiéter
-sur son monopole, en ce qui concernait le petit Émile. Et quand les
-Prestal criaient «gare là-dessous! si le livre se vend bien!» il
-ébauchait des rires, des mines qui signifiaient: «N’accaparez donc pas
-seuls tout le bien à faire.»
-
- * * * * *
-
-Le roman imprimé se produisit de par le monde, en couverture jaune
-princière, avec, au front, le nom de son auteur. Les journaux lancèrent
-un cortège d’annonces; une place en premier rang, chez les libraires,
-fut accordée au nouveau venu.
-
-Le mois d’octobre offrit le règne complet des saisons à la famille
-Prestal. Quand Ferdinand et sa femme, descendus de leur logis, mettaient
-le pied dans la rue, ils aspiraient tout à la fois des sèves de
-printemps, des splendeurs d’été, des richesses d’automne, des vigueurs
-d’hiver. Ils exhalaient un souffle jouissant qui éparpillait leur
-personnalité en possession de la ville entière.
-
-On sortait chaque soir après dîner, chaque dimanche dès le déjeuner; la
-fête nécessaire était d’aller voir comment le roman se comportait à la
-devanture des boutiques. Albert et Georges comptaient et se disputaient:
-
---Ça fait déjà huit fois qu’on le voit.
-
---Pas vrai, ça fait neuf.
-
-Ferdinand, jovial, entraînait Marthe par le bras:
-
---Reluquons-nous dans les glaces... par ici, les enfants, n’oublions pas
-Achille!
-
-Et il parlait à lèvres fines, comme s’il se moquait agréablement d’un
-camarade:
-
---Quand on a un livre exposé, les rues à libraires vous sont parentes;
-elles dégagent un agrément affectueux; les maisons paraissent
-intelligentes; vous êtes dans l’atmosphère de prédilection. Et vous
-faites partie de Paris autrement que le commun des habitants; vous êtes
-«de la représentation», les autres sont «du public». En marchant, vous
-sentez votre propre poids s’ajouter à l’importance de la grande ville.
-
---Je me rends compte, disait Marthe plaisamment, avec une solide
-affirmation du coude... Et tiens, devant ces cafés boulevardiers où
-l’élite fait galerie, on perçoit une solidarité...
-
---Oui, j’examine... prêt au salut confraternel.
-
- * * * * *
-
-Dans le courant quotidien de la vie, la publication réalisée était comme
-une investiture d’autorité qui faisait saillir le caractère.
-
-A l’administration, Ferdinand connaissait quelques garçons de bureau à
-qui, auparavant, il donnait d’aventure une poignée de main,--sans
-chercher ni éviter,--selon les rencontres dans les couloirs et les
-escaliers. Maintenant, il pensait à ne pas négliger le personnel en
-livrée; il ralentissait, il se retournait, il articulait plus posément:
-«Bonjour, Briou, bonjour, Jolly, ça va?» Il serrait les doigts
-vigoureusement.
-
-Et Marthe à l’ouvroir! Une femme avait-elle la tête si malpropre que
-personne ne voulût la peigner--quoique le peignage fût un service que
-les hospitalisées se dussent réciproquement,--Marthe maintenant ne
-pouvait s’empêcher d’approcher, les mains offertes, et de demander avec
-une cordialité naturelle:
-
---Si vous voulez me permettre, justement j’ai le temps...
-
-Dans la cour de l’école, Georges et Albert, les deux mains dans les
-poches,--à la bousingot,--disaient aux copains sur un ton de supériorité
-négligente:
-
---Papa a fait un livre plus gros qu’une Géographie, avec une couverture
-jaune.
-
---Zut, alors! ce qu’il doit être barbant, ton père! exclamait un
-appréciateur.
-
---Mais pas un livre d’école, mon vieux, un livre pour les grandes
-personnes, ripostait Albert.
-
-Et Georges déclarait:
-
---Non, papa n’est pas trop embêtant; il ne vous le raconte pas son
-livre. Seulement, le matin et le soir il écrit, et il ne vous répond pas
-quand on lui parle, voilà tout.
-
---Ou alors, continuait Albert, à dîner, maman dit: «J’ai envie de leur
-acheter des chaussures à boutons, puisqu’ils cassent leurs cordons tous
-les jours?» Papa tend son assiette et répond: «Oui, encore un peu».
-
-Mais une fois que Georges racontait sans malice:
-
---Devant sa table, il serre ses épaules et il renifle vite, vite, comme
-quand on va pleurer, et son dos saute des grands coups...
-
-Albert devint pourpre et, terrible, lui lança une claque:
-
---Pas vrai, monsieur!
-
-Georges, hargneux d’habitude, ne se rebiffa pas. Il avait compris.
-
- * * * * *
-
-A la maison, on se sentait une famille forte; on appuyait du regard sur
-l’entourage avec bien-être, comme on se câline à un oreiller. Plus de
-nervosité, plus d’agacement: on parlait avec tolérance, comme des gens
-maîtres du présent, sûrs de l’avenir.
-
-Les enfants, dans leur chambre, se livraient à des jeux frénétiques,
-impliquant des écroulements de chaises et des hurlements: «Vive
-Catherine!»
-
-Ferdinand, devant ses paperasses, riant sous cape, murmurait:
-
---Qu’est-ce qu’ils ont encore cassé! Ah! les rossards, c’te joie! en
-v’là deux au moins qui se rattrapent de la continence imposée par le
-roman.
-
-Puis, très haut, sans se déranger, à travers les pièces, il menaçait:
-
---Attendez un peu, vous deux, maintenant que j’ai fini, je vais vous
-faire faire des problèmes tous les soirs.
-
-Georges prenait une mine inquiète.
-
-Albert, plus roublard, haussait les épaules:
-
---Il en a déjà recommencé un autre...
-
- * * * * *
-
-La Toussaint arrivant, les libraires cessèrent progressivement
-d’afficher le roman. La poste n’apportait plus de coupures de journaux.
-
-C’était novembre, la saison grise, les rues désagréables, les jours sans
-ampleur. L’aise diminuait. Ferdinand, qui réunissait les éléments de son
-second ouvrage, ne trouvait plus la richesse entrevue.
-
-Les visites de Chaupillard, interrompues pendant un mois, reprenaient
-une régularité de mauvais augure.
-
-Ah çà! maintenant que le roman était édité, est-ce que ce n’était pas
-une affaire finie? Est-ce que Ferdinand n’avait pas répondu de sa
-prétention aux yeux du monde? Est-ce que les Prestal n’étaient pas des
-gens libérés, pouvant vivre bravement sur un acquit légitime?
-
-Chaupillard dégagea bien vite le sens de cette nouvelle inquiétude.
-Renversé dans un fauteuil, les jambes croisées, il tirait les
-désillusions par bouffées de son cigare fastueux:
-
---Parbleu! écrire, éditer, c’est un bel acompte. Mais il reste à être
-lu, à être accepté par le public, à propager un effet. Sans effet
-produit, vous n’existez toujours pas... J’ai demandé par-ci, par là, si
-votre livre se vendait; mon cher, la foule imbécile n’a pas changé.
-
-On niait l’inquiétude, on envoyait promener Chaupillard avec ses
-histoires de brigands.
-
-Mais on se confia à Griffon, un soir que, sans être attendu, il vint
-«tailler une bavette» après dîner.
-
-Son roman, à lui, allait de mal en pis; et la bienveillance blessée de
-son visage barbu, aux traits longs, incitait aux effusions chagrines,
-comme si l’on ne pouvait mieux vider sa peine que sur un homme déjà
-affligé.
-
- * * * * *
-
-Marthe et les enfants poussaient toujours une exclamation ravie quand il
-arrivait inopinément: c’était de l’amitié, de l’intelligence qui
-entrait. Bien mieux! la concierge le regardait avec intérêt, ainsi
-qu’elle devait faire au théâtre des Batignolles, pour le personnage à
-rôle justicier. Tandis qu’il montait, elle avait un visage à reflet
-significatif: «Je vous connais, vous êtes un brave homme; on va être
-content de vous voir.»
-
-Albert et Georges l’apitoyaient habilement les jours de punition: il
-imitait leur écriture et les aidait à copier leur pensum. En temps
-heureux, bien entendu, ils se faisaient un jeu de cette compassion; ils
-annonçaient faussement des misères pour pouvoir lui rire au nez. Alors,
-lui, qui n’était pas dupe, leur donnait la comédie.
-
---Monsieur Griffon, j’ai eu cent vingt mauvais points à l’école! criait
-Albert.
-
-Griffon, de stupeur navrée, laissait choir son chapeau sur le tapis du
-salon.
-
---Et moi, j’ai été en retenue pendant douze heures! clamait Georges.
-
-Alors Griffon tombait en désagrégation sur une chaise, et appelait des
-soins immédiats:
-
---Vite! une absinthe et _l’Intransigeant_!
-
-Son adaptation cordiale aux circonstances foncièrement triviales
-atteignait parfois à l’antithèse grandiose, à cause de son extérieur
-distingué inchangeable, à cause de cette évidence qu’il était un
-aristocrate né.
-
- * * * * *
-
---Eh bien! mon pauvre vieux, dit Ferdinand avec un rire découragé, je
-crois que mon livre ne tardera pas à être enterré. Au point de vue
-«public», je n’aurai rien obtenu.
-
-Griffon, assis dans la salle à manger, planta ses coudes sur la table
-avec force:
-
---Je ne te comprends pas... Il ne doit exister qu’un raisonnement pour
-ta conscience d’auteur: l’œuvre a une valeur déterminée; aucun fait
-accessoire ne peut rien lui ajouter, ni rien lui retirer: qu’il se vende
-cent mille exemplaires, ou qu’il s’en vende dix, en tout.
-
-Ferdinand contesta:
-
---Qu’est-ce qui me prouve que mon roman a la signification désirée? Si
-seulement je voyais quelqu’un qui ait été influencé.
-
-Marthe qui suivait la conversation, en cousant des boutons, réclama:
-
---Il n’arrive presque jamais que l’on constate soi-même l’effet de sa
-pensée dans le monde.
-
-Griffon avait croisé les bras, il regardait Ferdinand fixement, les
-mâchoires serrées. Il lâcha presque brutalement:
-
---Eh bien, si tu veux le savoir, je te dirai que ton roman a beaucoup
-influencé des gens de ta connaissance.
-
-Il se leva, fit des pas, comme un homme sous le coup d’une émotion.
-
-Marthe avait cassé son aiguille; légèrement elle avait pâli, puis rougi.
-
---Ah parbleu! toi! admit Ferdinand sans aucun enthousiasme.
-
---Eh! dit Griffon radouci, mais la voix singulièrement altérée, tu as
-peut-être tort de trouver sans intérêt l’effet de ton œuvre sur tes
-amis.
-
---Dans tous les cas, déclara Ferdinand sans plus de perspicacité, il y a
-ceci de chagrinant que notre projet, si le livre se vendait, était de
-rendre son enfant à Catherine. Elle aurait travaillé seulement pendant
-les heures de l’école maternelle, nous aurions complété son salaire
-insuffisant.
-
-Plusieurs gestes de Griffon signifièrent: «Ne vous occupez donc pas de
-ça», puis quelques paroles embarrassées s’ajoutèrent:
-
---Écoutez, le petit Émile... c’est plutôt moi... Mais je demande crédit
-quelque temps encore.
-
-Il se balançait, piétinait, passait la main sur son front; il avait
-besoin d’espace.
-
---Tu te plains que ton livre ne soit plus en étalage, viens avec moi
-jusqu’aux grands boulevards. Il n’est que huit heures, les libraires ne
-ferment pas avant dix heures. Je connais assez Dufloury pour obtenir
-qu’il remette ton bouquin en bonne place.
-
---Va, conseilla Marthe, puisque nulle part on ne peut se dispenser de
-recommandations.
-
---Et les libraires peuvent énormément pousser un livre, affirma Griffon;
-une clientèle importante achète par correspondance: «Envoyez-moi un
-roman nouveau».
-
---Je sais, dit Ferdinand qui mettait son pardessus; mais il y a beaucoup
-de lectrices qui précisent: «Choisissez-moi un roman conforme à mon
-propre cas sentimental,--un roman sans personnages misérables, etc.»
-
-La soirée s’étendait mollement; un souffle d’air attiédi chassait la
-crudité de novembre, comme une main douce s’allonge pour enlever les
-plis du drap où l’on dormira. C’était l’été de la saint-Martin, un temps
-à regarder les boutiques, à flâner, la pensée flottante, la tête levée
-vers des lointains invisibles. La terrasse des cafés était peuplée comme
-au mois de septembre.
-
-Ferdinand, plus petit que Griffon, prenait son bras, par habitude
-cordiale.
-
-Ils s’arrêtèrent au libraire du boulevard de la Madeleine, souriants
-comme des enfants devant un bazar de jouets. Sur un éventaire extérieur
-s’étageaient dix rangées de couvertures multicolores; la gamme des
-jaunes dominait, les titres d’encre noire brillante grésillaient sous
-les réflecteurs; des enluminures mordorées semblaient faire une
-concurrence d’appel aux jupons fanfreluchés en promenade sur le même
-trottoir.
-
-Après une première inspection, Ferdinand désigna du doigt une pile
-d’exemplaires pareils:
-
---Voici l’ouvrage de Dussarbé. À la bonne heure, vingt-neuvième édition.
-
-Griffon cligna aux becs électriques, l’accent restrictif:
-
---J’admire, en Dussarbé, le bénéficiaire des civilisations arrivé à ce
-degré de raffinement qu’il exhale les plus nobles cris de vibration
-sincère devant les peintures, les sculptures, les poèmes, les opéras,
-les monuments historiques; mais dans la vie, dans la rue, rien ne
-l’intéresse; la souffrance «nature», sans la mise en scène de l’art, lui
-échappe. Et son émotion magnifique n’est pas en chair... Tu ne m’écoutes
-pas?
-
-Ferdinand soulevait machinalement des couvertures jaunes à portée de sa
-main:
-
---Si, marchons, dit-il d’un ton pensif en reprenant le bras de Griffon.
-Je me rappelle une histoire de Catherine, dont je n’ai pas voulu tirer
-parti.
-
-Ils allèrent lentement, regardés, regardants, devant les brasseries.
-Ferdinand traînait ses pas, comme si l’anecdote s’arrachait
-difficilement de l’asphalte même.
-
---Un matin, Catherine longeait le quai d’Orsay, portant son enfant,
-le premier, qui tortillait son cou et mâchait le vide. Il
-propageait,--dit-elle,--une lamentation animale de si loin venue et si
-loin s’en allant, que les bêtes mêmes y étaient sensibles: les chiens
-s’inquiétaient, les vieux chevaux, absorbés au miroir du ruisseau,
-levaient leurs grosses paupières. Catherine se hâtait vers je ne sais
-quel secours. Un monsieur à lunettes d’or suivait le même chemin en
-lisant, et voilà qu’il pleurait, et voilà qu’à cause de ses verres
-brouillés par les larmes, il faillit être renversé par une voiture, à la
-traversée du pont. Catherine le remorqua de son bras libre, l’échoua sur
-un banc. Il remercia, regarda l’enfant plaintif, hocha la tête et montra
-le livre mi-fermé où son doigt gardait la page: la mort de Carthage. Et
-vite il se remit à lire, en soupirant.
-
-Griffon sentit au bras de Ferdinand un tourment.
-
---Catherine nous a raconté cela d’une voix douce et réfléchie; et elle a
-conclu: «C’était bien triste; ce monsieur avait une figure pâle, et le
-collet de sa redingote, pas brossée, était plein de pellicules; sans
-doute qu’il n’avait plus de famille». Et Catherine, soulevant par excuse
-son épaule où posait ce jour-là l’enfant moribond, a dit encore très
-bonnement: «Quoi faire?... je sais seulement que j’ai pas pu m’empêcher
-d’essuyer une de ses larmes roulée sur le revers de sa redingote, à ce
-pauvre monsieur».
-
---Entrons chez Dufloury, dit Griffon.
-
-Le libraire, très empressé, déterra le livre de Ferdinand, et le fit
-exposer à l’extérieur.
-
-Comme toujours, chez Dufloury, plusieurs habitués péroraient au milieu
-de la boutique: un homme de lettres encore inédité, un ancien papetier,
-un habitant du quartier ayant acheté un livre, deux années en ça, et
-depuis lors, visiteur assidu; enfin, un sexagénaire en redingote et
-chapeau de soie, chevalier de la Légion d’honneur, petit, sec, teint,
-cramoisi de visage, l’air irascible et suffisant. Griffon le salua:
-
---Mes compliments, vous florissez depuis que vous avez pris votre
-retraite.
-
-Le personnage vira, le temps de clamer:
-
---Fichtre oui! soyez tranquille, j’en jouirai de ma pension.
-
-Puis il se remit à gesticuler devant ses interlocuteurs:
-
---Hâtons-nous de combattre cette utopie monstrueuse du droit à la vie:
-nous ne devons la vie à personne!
-
-Ferdinand tira Griffon à l’écart:
-
---Oh! mais ce refus est merveilleux dans la bouche d’un retraité: nous
-ne devons la subsistance à personne...
-
---Attends, je vais jouer au contradicteur, répondit Griffon.
-
-Au lieu d’écouter la discussion, Ferdinand se planta sur le seuil de la
-boutique, à regarder l’étalage des livres, les flâneurs, les acheteurs
-et le commis-libraire.
-
-«Tiens, remarqua-t-il, quelle quantité de titres émoustillants: _l’Amour
-épileptique_; _Tiers-partage_; _les Fastes de la volupté_. Ou alors, des
-ouvrages signés de noms aristocratiques: _les Flirts élégants_; _le Parc
-aux étoiles_.»
-
-Une fine main gantée saisit _Tiers-partage_. Un jouvenceau hésita
-longtemps entre _l’Amour épileptique_ et un autre roman dont le titre se
-faufilait entre des esquisses grivoises. Deux exemplaires de _la Vie en
-habit noir_ furent vendus coup sur coup. Un monsieur, genre clergyman,
-prit une Revue, la posa sur un livre orné d’une frimousse de servante et
-intitulé _les Péchés du patron_, feuilleta d’autres publications à
-droite et à gauche, puis ramassa et paya la Revue et le livre dissimulé
-dessous.
-
-Ferdinand rapetissait des yeux narquois:
-
-«La littérature licencieuse et la littérature mondaine accaparent les
-faveurs du public.»
-
-Mais son observation se porta vers la foule qui s’écoulait en deux
-courants inépuisables bordés par les kiosques et les arbres et par les
-terrasses lumineuses. On reconnaissait des gens de sport, d’argent, des
-gens d’animalité, d’élégance, des gens d’apéritif, de courses, de
-café-concert. Ferdinand fut frappé de l’infime proportion de passants
-attirés par la boutique de Dufloury:
-
-«Dire qu’il y a là une majorité à qui l’idée d’acheter un livre est
-aussi étrangère que celle d’acheter le mont Blanc! La plupart même de
-ces boulevardiers ne savent pas qu’il y a un libraire à côté du café des
-Italiens, ils ne voient qu’un certain nombre d’établissements et pas
-d’autres. Et dire que l’acheteur des livres les plus bêtes accuse déjà
-une supériorité sur le non-liseur!»
-
-Dans la boutique, la discussion s’animait derrière Ferdinand; il
-percevait la voix coupante du retraité, la voix souriante et posée de
-Griffon.
-
-La réflexion de Ferdinand dévia:
-
-«Dire que les gens à opinions politiques les plus grotesques
-représentent déjà une élite par rapport aux imbéciles étanches, aux
-débauchés, aux hommes de proie fermés à toute conception générale.»
-
-Il pivota:
-
---Dis donc, Griffon, si nous continuions notre promenade?
-
---Voilà, voilà; au revoir, messieurs.
-
-Les deux amis durent imiter la lenteur des couples qui se complaisaient
-à défiler devant les guéridons chargés de consommations.
-
---Hein! dit Ferdinand avec envie, le livre de Gestant atteint la
-quarante-deuxième édition, et pourtant ce seigneur de lettres ne nous
-peint que des souffrances d’amour-propre, des querelles de vanité, les
-seules émotions qu’il puisse connaître pour de bon et qui, vraiment,
-n’ont pas une portée incommensurable... Tiens! qu’est-ce qu’il y a donc
-d’arrivé?
-
---Rien du tout, c’est l’entr’acte des Variétés.
-
---Ah! Margelin, comment ça va-t-il?
-
-Margelin était un cousin de Ferdinand, un des parents avec lesquels les
-relations avaient presque cessé, faute de préoccupations communes. Il
-tenait des contremarques à la main; ses quatre enfants l’entouraient (il
-était veuf); deux filles, deux garçons, âgés, l’aîné d’une dizaine
-d’années, la plus jeune de cinq ans; ils portaient des bérets et des
-tabliers noirs pareils: figures pointues, pâlottes, avec des yeux trop
-brillants.
-
---Ça boulotte, dit Margelin. On m’a donné deux places pour les Variétés;
-alors au premier acte je suis entré avec Henriette, maintenant pour le
-deuxième acte, c’est le tour de Gaston; chacun verra un acte; ils
-restent trois à m’attendre là sur le banc, justement il ne fait pas
-froid. Il y a cinq actes; comme Henriette est la plus petite, c’est elle
-qui en verra deux: le premier et le dernier.
-
-Ferdinand approuvait de la tête.
-
-Margelin continua:
-
---Mais je voulais vous écrire pour vous féliciter; votre livre a été
-annoncé sur le journal; bien entendu, je l’ai acheté; c’est rudement
-tapé!
-
-Ferdinand, électrisé de voir un acheteur-admirateur, devint
-immédiatement cordial et empressé:
-
---Excusez-moi si je ne vous l’ai pas envoyé, l’éditeur ne m’a donné
-qu’un très petit nombre d’exemplaires...
-
---Vous plaisantez, répliqua Margelin; les livres sont faits pour être
-vendus, et si j’étais plus riche... Ah! la sonnerie! Je remonte avec
-Gaston, c’est ton tour, Gaston... Au revoir, et mes compliments à ma
-cousine Marthe.
-
---Qu’est-ce qu’il fait? demanda Griffon après quelques pas.
-
---Garçon livreur, cent sous par jour.
-
-
-
-
-XV
-
-
-En dehors des courtes annonces proprement dites, et en dehors de
-quelques lignes insignifiantes publiées par les revues littéraires en
-guise d’accusé de réception, un seul article marquant fut écrit sur le
-livre de Ferdinand.
-
-Le maître critique, signataire de cet article, professait hautement que
-l’œuvre doit être jugée avec l’homme et avec son milieu.
-
-A certaines maladresses, à certains défauts d’aise et de couleur, il sut
-deviner la condition moyenne de Ferdinand Prestal et il la dénonça
-intègrement. Il fit voir le style «pas riche», comme l’auteur, sans
-doute; l’aménagement du roman, trop modeste, comme l’habitacle de
-l’auteur; les événements un peu trop bornés, à cause du cercle restreint
-où se mouvait l’auteur et il paria que l’historien des malheurs d’une
-bonne n’avait jamais eu de domestique. Alors, la griffe du maître,
-derrière Prestal, alla trouver sa femme: il y eut des phrases, qui, d’un
-crochet heureux, surent saisir les trop simples atours de la petite
-bourgeoise, il y eut des miroitements qui dévoilèrent les rites
-vulgaires de l’office familial. Après cette mise en valeur, le maître
-dégagea en gros relief le souci «de générosité humaine» attaché à chaque
-page du roman et, par une péroraison savoureuse, il loua gaiement le
-brave Prestal de s’être tant dépensé pour secourir et «embrasser» le
-monde.
-
-Ferdinand et sa femme rougirent devant les trouvailles de mots, et ils
-furent forcés de descendre tout à fait de leur rêve littéraire et de
-voir la réalité autour d’eux.
-
-A l’administration, Ferdinand avait baissé au dernier degré dans
-l’estime de ses chefs, car, maintenant, une preuve existait «qu’il
-s’occupait en dehors du bureau». Son tort était flagrant, définitif; on
-n’avait pas lu son roman, on n’en voulait rien connaître; quelle que fût
-l’œuvre, un fait restait acquis: «M. Prestal ne pouvait pas être un
-employé sérieux dans ces conditions-là.»
-
-D’autres ennuis se présentèrent. Peu de temps après la visite chez
-Dufloury, un après-midi, dans le couloir du bureau, Ferdinand dit à
-Griffon plaisamment, sans intention précise:
-
---Vois-tu, mon vieux, il faut vivre des romans, mais ne pas en écrire.
-
-Griffon eut un sursaut, et il sourit singulièrement:
-
---Ah bah! tu as raison... Par exemple, moi, avec mon malheureux
-ménage...
-
---Il ne s’agit pas de ça, protesta vivement Ferdinand. Je pensais à toi,
-mais à un autre point de vue: les divers éclairages de ta figure affinée
-prouvent que tu dois fomenter intérieurement d’intenses chapitres de
-roman.
-
---Je maintiens! Tu as raison: il faut vivre son roman, c’est-à-dire le
-poursuivre et le conclure en action, reprit Griffon changé, le front
-durci. Mon vieux, tu viens de me décider... la preuve, c’est
-qu’aujourd’hui même je demande un congé illimité; je ne sais pas... je
-pars en voyage. On me verra de temps en temps... c’est-à-dire que si je
-ne viens pas chez toi, eh bien, en toute amitié, je te demanderai de ne
-pas t’occuper de moi, de ne pas t’informer de ce que je deviens...
-
-Et, malgré les remontrances affectueuses de Ferdinand, Griffon s’était
-effectivement mis en congé le jour même.
-
-Il ne manquait plus que cela pour désemparer les Prestal: le meilleur
-ami disparu, sans explication!
-
-Par ailleurs, le travail littéraire de Ferdinand ne marchait pas à
-souhait. «Mon nouvel ouvrage s’emmanche difficilement», disait-il. Une
-sorte d’adversité générale semblait l’influencer; grand liseur de
-gazettes, il constatait qu’une persécution triomphante se levait, dans
-la plupart des pays, contre le progrès. Alors, inquiet, mécontent, il
-ruminait des articles amers,--faits dans sa tête sans les écrire,--sur
-les événements quotidiens de la vie publique. Sa force de personnalité
-se dispersait, fonctionnait à vide. Chaupillard enchanté donnait à fond
-dans les vitupérations politiques; il venait chaque après-midi remplacer
-Griffon pour la causerie, sur le coffre du couloir.
-
-Tout allait mal. Les crémiers de Vaugirard, las de répéter «que l’on n’a
-pas le droit de faire des grimaces quand on est chez le monde», avaient
-renvoyé Catherine Bise, peu après la Toussaint. Ils regrettaient, mais
-ils avaient épuisé toutes les admonestations: «Ça coûte si peu d’avoir
-la mine enjouée,--et il ne suffit pas qu’une servante fournisse le
-travail voulu pour l’argent, il faut encore quelque pétulance par-dessus
-le marché,--comme le crémier lui-même ajoute des paroles gracieuses au
-beurre et au lait qu’il vend.»
-
-Catherine avait changé de patrons deux fois en quinze jours. Plus de
-lettres, plus de visites rue Saussure, et voilà que l’on avait perdu sa
-trace! Ferdinand et sa femme n’osaient plus parler d’elle,--d’abord ils
-étaient navrés de la réalité cruelle ironiquement substituée à leur beau
-projet--puis on sentait approcher cette fin de drame: Catherine, déjà si
-déchue aux yeux du monde, allait déchoir encore!
-
-Chaupillard, quant à lui, n’en doutait pas:
-
---Parbleu! l’histoire d’une bonne aboutit toujours au chapitre du crime.
-
-Marthe abandonna toute hostilité: ce fut elle-même qui pria Chaupillard
-de vouloir bien essayer une de ces enquêtes où il excellait. Mais ce fut
-Chaupillard qui resta gêné par l’accent vrai et touchant de
-réconciliation.
-
-Incapable de préciser ses sentiments à l’égard de Marthe, ensorcelé
-pourtant, il se mit en campagne avec un zèle de preux chevalier. Il ne
-tarda pas à faire hommage d’un précieux butin:
-
---Rien d’étonnant à ce que Catherine eût disparu; elle avait volé! Cette
-Catherine aux yeux timides! Oui, le mois de nourrice n’étant pas payé
-entièrement, cette Catherine, sans ressources, était allée rôder et elle
-avait volé son enfant! Elle l’avait pris, elle s’était sauvée avec!...
-Parbleu, le coup des vacances l’avait corrompue!
-
-Ensuite les renseignements s’obscurcissaient. On savait pourtant qu’elle
-avait travaillé plusieurs nuits dans une imprimerie de journaux.
-
-Et les Prestal s’étaient figuré que le roman publié allait éclairer et
-réjouir leur vie! C’était gai autour d’eux! Par une singularité
-inexplicable ils n’apprenaient que des événements accablants qui
-semblaient toucher par quelque rapport à l’œuvre de Ferdinand, et en
-souligner l’insuccès. Dans leur maison même...
-
-Les voisins du troisième étage recevaient en pension de jeunes étrangers
-fournis par une «Institution»; ils se procuraient, pour le service, des
-orphelines de campagne lointaine; ils tenaient absolument aux
-orphelines. Périodiquement, tous les trois mois environ, on entendait
-dans l’escalier des pleurs, des gros pas lourds, des heurts sourds, une
-malle ou une tête cognée aux murs...
-
-Cet incident connu, arrivant à sa date, un après-midi, rendit malades
-Ferdinand et Marthe; un tremblement les saisit, dix fois ils
-s’approchèrent de la porte, l’entr’ouvrirent, la refermèrent. Puis, tout
-à coup:
-
---Que font donc les enfants?
-
-Albert et Georges étaient assis dans leur chambre, immobiles, comme en
-pénitence.
-
---Eh bien, vous ne pensez donc pas à goûter?
-
---On n’a pas faim.
-
-Allons, bon! Voilà les enfants qui se mêlaient aussi d’être malheureux!
-A qui la faute s’ils perdaient la suprême insouciance de leur âge? Bon
-dieu de sort, c’était le comble! S’ils avaient déjà la sensibilité si
-développée, la vie leur réservait bien de l’agrément!
-
-Survint Chaupillard; on lui conta l’affaire et, dans un besoin
-d’expansion, on s’oublia jusqu’à lui avouer enfin les rêves et les
-désillusions de ces derniers temps.
-
-Aussitôt, il sembla qu’une impulsion délirante se déclenchait en
-Chaupillard:
-
---Ah! ah! Vous ne m’avez jamais donné le change, malgré votre
-persistance à nier vos déboires!... Vous auriez dû prendre acte de mes
-prédictions! L’ai-je pas déclaré dès le commencement? ce n’est pas le
-roman qui améliorera le sort de Catherine, ni de personne.
-
-Sa réussite de prophète l’endiablait et, par ailleurs, il atteignait une
-période d’évolution. Depuis l’automne, ses parents fâchés lui avaient
-supprimé les subsides, parce qu’il projetait d’épouser une femme
-divorcée. Il vivait d’un emploi auxiliaire dans une mairie; il
-débarquait rue Saussure ayant mal mangé, transi de froid, presque mal
-vêtu, en demi-saison, le nez rouge, les pommettes blêmes.
-
-Il n’avait plus l’intention formelle d’accabler les Prestal, au
-contraire, depuis la disparition de Griffon, la place vacante «d’ami
-bienveillant» tentait sa vanité et il inclinait à faire sienne la cause
-de Ferdinand, écrivain méconnu, de façon à venger à la fois ses propres
-mécomptes et ceux d’un confrère.
-
-Maintenant, sa verve très curieuse parodiait le style de Ferdinand, par
-amertume et par solidarité. Il démolissait et soutenait le «roman» tout
-ensemble; il en portait fidèlement un exemplaire dans son pardessus, et
-il tapait sur sa poche à chaque instant, pour fortifier ses
-imprécations.
-
-Ce jour-là, debout au milieu du salon, les bras croisés, il modula un
-rire acerbe et compatissant:
-
---Pas possible! les Prestal avaient vu en imagination «l’aurore du
-mieux» derrière le roman! Il aurait fallu d’abord que le livre de
-Ferdinand agît sur la saison: l’hiver atrocement rigoureux charriait les
-crimes et les suicides. La tristesse du ciel ajoutait encore à la
-tristesse causée par l’immoralité croissante: des familles d’ouvriers,
-jusqu’alors honorables, n’avaient pas payé leur terme! Les tribunaux ne
-suffisaient plus à condamner assez vite. Ah! le machinisme avait encore
-bien des progrès à faire de ce côté-là!... Mais, bonté divine! qui donc
-aurait acheté des livres? On achetait des revolvers et des chaînes de
-sûreté.
-
-Il se mit à fouler le tapis, adressant des mouvements de tête à Marthe,
-à Ferdinand, à la bibliothèque, au poêle, aux enfants, à la table, comme
-fait un bateleur au cercle des badauds.
-
---J’ai été obligé de rassurer mes bons parents: le froid nettoie les
-rues; le nombre des vagabonds nocturnes diminue étonnamment. Seulement
-voilà: le froid ne fait pas de distinction; parmi les sergents de ville,
-les grands, blonds, minces gèlent sur pied comme des géraniums; le
-matin, les balayeurs en ramassent autant qu’ils veulent dans les
-encognures des portes cochères...
-
-Les Prestal protestaient en vain:
-
---Nous ne comptions pas que le roman allait changer la face du monde;
-nous avions surtout de chères espérances pour Catherine.
-
-Chaupillard n’en démordait pas:
-
---Justement! Catherine sauvée, réhabilitée, rétablie dans le bonheur,
-et, par elle,--implicitement--par cet exemple contenant l’infini en
-puissance, toutes les Catherine Bise, toutes les filles-mères, toutes
-les femelles esclaves relevées, rétablies dans un droit proclamé, dans
-une possibilité prouvée!... On le voyait bien, vous ne connaissiez pas
-de limites.
-
-Et Chaupillard faisant des grands bras, de l’emphase, ne s’apercevait
-pas qu’il vibrait lui-même, qu’il _regrettait_ lui-même.
-
- * * * * *
-
-Le lendemain, il arriva à la même heure; Ferdinand et Marthe
-l’accueillirent avec un sentiment mélangé de plaisir et d’inquiétude; il
-avait le regard instable de la veille.
-
---Je sors de ma mairie; j’ai fait une séance supplémentaire... Des
-familles entières succombent à la gelée. Alors...
-
---Voulez-vous un peu de thé? offrit Marthe, qui le voyait grelotter
-contre la cheminée.
-
---Non, merci... Alors, devant l’accroissement de la mortalité,
-l’Assistance publique et la Compagnie des Pompes funèbres rivalisent de
-zèle. Les médecins chargés de constater les décès indigents
-diagnostiquent à tour de bras: phthisie pour les adultes, pneumonie pour
-les vieillards, athrepsie pour les gosses. Et moi, donc! j’ai ma part
-d’héroïsme...
-
-C’était vraiment du délire; Chaupillard vint brusquement poser sa main
-sur l’épaule de Ferdinand qui souriait, assis contre la table. En
-témoignage de solidarité, il se bafouait lui-même, comme bureaucrate:
-
---Les employés descendent un acte mortuaire en cinq minutes; ils vous
-alignent leurs douze clients à l’heure... Ah! ils rendent service,
-ceux-là; ils ne font pas de la littérature!
-
-Afin d’enrayer ce débordement, Ferdinand demanda des nouvelles du
-mariage projeté, de l’opposition signifiée par les parents.
-
-Mais, là-dessus, Chaupillard ne voulait pas livrer de détails; il
-hochait la tête:
-
---Parfaitement! Je me marierai dès que les délais du divorce le
-permettront.
-
-Il lorgnait Ferdinand et Marthe avec défi, ou bien avec une joie
-moqueuse, donnant à entendre qu’ils seraient rudement étonnés, à ce
-moment-là. Puis il reprenait son ironie, marchant d’un angle à l’autre,
-comme pour en combler le salon:
-
---Et les journaux le constatent: devant les registres sans lacunes,
-devant les monceaux d’imprimés remplis et classés, devant les totaux
-savamment établis, manifestement exacts, la nation réconfortée pense que
-la statistique aura toujours le dessus! Devant tout ce travail, en
-présence de cette fièvre «d’être à jour», de ce défi à la mort, un mot
-part du cœur à l’adresse des plumitifs défenseurs de l’intérêt général:
-«les braves gens!»... Jamais un roman ne donnera ce frisson attendri!...
-Et puisque, malgré l’héroïsme de l’administration, le froid et ses
-désastres persistent, le gouvernement lui-même intervient: il répand des
-croix, des gratifications dans les bureaux, et il faudra bien que le
-mois de mai fasse le reste!
-
- * * * * *
-
-Chaque jour, Chaupillard apportait la même disposition d’esprit.
-Ferdinand et Marthe gardaient cette impression que ce n’était plus un
-méchant homme: il souffrait de froid, de famine, et il souffrait aussi
-d’être un raté de l’art et un raté de l’affection.
-
-Symptôme irrécusable: Albert et Georges ne le fuyaient plus; lorsque
-certains éclats de voix parvenaient à leur chambre, ils disaient:
-
---Allons voir carapater monsieur Chaupillard.
-
-Ils se postaient à l’entrée du salon; ils s’amusaient de voir
-Chaupillard taper sur sa poche:
-
---Le seul moyen de rendre service au peuple avec les livres, c’est de
-les brûler comme chauffage!
-
-Ils s’effaçaient et pouffaient à leur aise dans la salle à manger.
-Chaupillard «carapatait» en effet; il vociférait contre le Dickens,
-contre le Balzac, il montrait le poing devant Ferdinand. Il parlait de
-côté à Marthe, comme si deux impressions, l’une aimable, l’autre
-rancunière, lançaient et retiraient son regard.
-
-Un soir, il arriva passé neuf heures; il jeta sur la table un numéro de
-la _Revue du Progrès_.
-
---Encore une consolation, ricana-t-il; tandis que la littérature sombre
-dans le néant, la science officielle triomphe,--comme la statistique.
-
-Cette énigme formulée, il ralluma difficilement un piètre cigare; des
-phrases banales furent dites, on ne voulait pas l’exciter. Marthe alla
-coucher les enfants; aussitôt il entreprit Ferdinand, d’une voix
-assourdie:
-
---Les bonnes fortunes sont pour rien, mon cher! Dans le bétail
-grelottant qui cherche à ne pas mourir, on ne distingue plus les
-professionnelles, les mères de famille, les fillettes échappées de
-l’école! La poésie, le rêve, l’immensité aimante et ta sublimité, ô
-amour, sont descendus à sept sous dans Ménilmontant!
-
-Il se précipita sur la _Revue du Progrès_.
-
---Eh bien, une formidable découverte vient d’honorer les savants
-officiels. Étant donné que,--pour les gens respectables,--la seule cause
-admissible de la prostitution est la perversité naturelle ou acquise,
-écoutez stupides littérateurs: _Les mauvaises dispositions latentes chez
-un grand nombre de créatures se déclarent particulièrement sous
-l’influence du froid._
-
-Il secoua Ferdinand:
-
---La démonstration d’une grande loi scientifique va être présentée aux
-Académies: _les perversions morales sont développées et propagées par le
-froid_, tandis que les maladies du corps sont surtout favorisées par les
-températures chaudes. La certitude ressort de cette symétrie; les deux
-pôles voulus par la logique apparaissent lumineusement. Vive la science
-officielle! A bas la littérature!
-
---De quoi parliez-vous? demanda Marthe.
-
---Nous parlions d’une découverte relative aux «mauvaises femmes», dit
-Chaupillard, les yeux avides sur Marthe.
-
-Elle lui adressa un regard pénétrant qui le troubla comme un aveu:
-
---Nous emplissons l’ouvroir jusqu’à demander de l’élasticité aux murs...
-dit-elle; les mauvaises femmes, c’est nous, qui n’inventons pas des
-secours suffisants...
-
-Elle se tourna, inclina son front, le donna à baiser à Ferdinand.
-
-Un instant s’écoula, où Chaupillard se sentit mis à l’écart; il perçut,
-en exilé, une intimité où il ne pénétrerait jamais. Brusquement, il se
-boutonna et partit.
-
-Il ne revint pas le lendemain, ni les jours suivants.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Ce dimanche-là, le printemps demeurait encore indécis à l’entrée du mois
-de mai; des souffles d’humidité froide succédaient à des souffles
-tièdes, des nuages retardataires troublaient la franchise des grands
-éclats de soleil.
-
-Après déjeuner, Ferdinand était sorti avec les enfants, Marthe avait
-préféré rester. L’appartement rangé, elle musait, regardait les coins,
-les fenêtres, avec des aspirations confuses. Sur le demi-balcon du salon
-et de la salle à manger, les géraniums remontés de la cave montraient
-des pousses tendres, aimables à l’œil, d’une teinte convalescente. A
-cause des passants, Marthe se mit à leur donner seulement quelques
-gouttes d’eau, avec la carafe, d’une main experte aux pansements
-délicats.
-
-Elle se retourna vivement, époussetant ses doigts à son peignoir:
-quelqu’un avait sonné.
-
-Quelle surprise! madame Griffon, après six mois d’éloignement.
-
-Marthe s’empressa, très heureuse:
-
---Entrez donc, excusez-moi; je viens de finir des rangements; je suis à
-ne pas toucher avec des pincettes.
-
-Quand madame Griffon fut assise dans le salon, recevant à plein le jour
-de la fenêtre, Marthe, qui ne lui avait rien trouvé de nouveau à
-première vue, fut stupéfaite: absolument l’impression de saisir, face à
-face, une actrice que l’on connaissait seulement à la scène. Un
-changement complet et pourtant inexprimable: madame Griffon semblait
-avoir les traits grossis, dépoétisés avec moins d’envolée dans les
-cheveux blonds, dans les yeux bleus. Elle avait aussi perdu de son
-cachet mondain, malgré un costume de drap gris très chic et très
-sérieux.
-
-La conversation fut d’abord difficile. Madame Griffon souriait trop
-fixement, regardait trop Marthe, et ne disait pas ce qui était arrivé
-pendant les six mois d’éclipse.
-
-Marthe gênée, en dépit de son propre cœur affectueux, n’osait pas
-questionner; elle offrait ses joues écouteuses de brune pensive.
-
-C’était Adèle qui interrogeait et qui parlait le plus, et d’autorité, de
-façon à rester dans un sujet limité:
-
---Que devenaient les enfants? Que devenait monsieur Prestal? La
-concierge avait dit qu’ils étaient partis se promener; c’était à
-prévoir, par ce dimanche de printemps, et à prévoir aussi que la
-ménagère modèle serait là toute seule.
-
-Marthe ne remarqua pas que, peut-être, si son mari et les enfants
-avaient été à la maison, madame Griffon ne serait pas montée.
-
-La visiteuse plaisantait sans que son visage exprimât une réelle
-bienveillance; et tout d’un coup, sa voix sûre, alerte, avait trébuché,
-malgré un effort de gaie sonorité:
-
---Eh bien, au fait, le roman, quel résultat?
-
-Marthe chercha machinalement à rajuster le boutonnage de son peignoir:
-
---Le résultat commercial? pas brillant. Mais le mérite d’un livre est
-indépendant de la vente. Mon seul ennui, c’est que mon mari ne croit
-plus en son œuvre.
-
---Et vous?
-
-Une expression fervente, intrépide:
-
---Moi, j’y crois.
-
-Une sorte de duel commença.
-
-Madame Griffon eut un froncement de sourcil; elle se renfonça tout d’un
-côté de son fauteuil, s’accouda et parla d’abondance, mais lentement,
-onctueusement, comme une personne maîtresse de soi-même distille ses
-griefs avec un laisser-aller du corps et de la voix. Dès les premiers
-mots, Marthe pensa à Chaupillard.
-
---Écoutez, je n’aime pas les dernières pages du roman; cette pauvresse à
-qui tant de malheurs sont échus, ça indispose qu’une catastrophe pire la
-terrasse sans espoir. Il ne suffit pas de raconter du vrai, il faut le
-rendre acceptable. Dans un roman bien fait, il y a une conclusion
-nécessaire: celle qui donne au lecteur la sensation d’obtenir
-précisément ce qu’il désirait.
-
-Marthe penchée, les mains appuyées aux genoux, écoutait, bayant
-d’attention. Elle s’expliquait ce dénigrement dans une certaine mesure;
-ne s’agissait-il pas de leur jalousie inavouée? Elle voulut répliquer,
-mais son amie ne le lui permit pas.
-
---Oui, je sais... quoique dans la seconde partie du roman la
-documentation ne soit plus empruntée à Catherine Bise, je sais que vous
-pouvez me citer la date, le pays où le drame final s’est accompli; mais
-je dis que c’est trop voulu, trop choisi exprès... Une supposition: vous
-n’êtes pas au courant, je vous raconte l’épilogue du roman, comme une
-histoire d’hier, vous allez voir, si je ne ressemble pas à madame Colin,
-dont nous nous moquions, parce qu’elle ne rapportait jamais que des
-aventures uniques en leur genre.
-
-Marthe pensa: «Décidément, Adèle n’a pas trouvé cette critique-là toute
-seule.»
-
-La visiteuse se redressa un peu et fit des mines d’aimable conteuse,
-avec des intonations composées:
-
---Figurez-vous, chère madame, que cette fille-mère a été empêchée
-pendant plusieurs années d’aller dans le pays où son enfant était en
-nourrice. Enfin elle s’y rend. Une localité où l’on fait l’élevage
-pauvre, spécialité d’enfants de bonnes. Le sien a été confié à une
-ivrognesse qui en gardait déjà plusieurs autres. Mon fils?...
-L’ivrognesse vieille, abrutie, lui montre deux gamins de même âge, de
-même taille, l’un boiteux d’une chute accidentelle, l’autre à peu près
-idiot. «Voilà! votre garçon est un des deux, mais, depuis le temps, je
-ne sais pas lequel vous appartient; personne n’est jamais venu, pas plus
-pour l’un que pour l’autre; celui qui est estropié je l’appelle Bibi,
-celui qui ne boite pas, je l’appelle Coco.» Impossible de tirer
-davantage de renseignements, la mère ne peut obtenir aucune certitude:
-lequel est son enfant? L’un et l’autre restent aussi indifférents à la
-regarder, et pensez, ma chère, il faut en emmener un!
-
-Marthe qui s’agitait sur son siège, guettant un silence, projeta du même
-coup sa voix, son buste, ses mains:
-
---Eh bien, vous ne trouvez pas le drame terriblement grand?
-
-Le duel se précisait: laquelle des deux amies imposerait ses vues sur le
-roman?
-
-L’élan de Marthe fit reculer madame Griffon dans son fauteuil; les
-paupières paresseuses, elle refusait de croiser son regard neutre avec
-le regard avaleur de son amie.
-
---Non, dit-elle, ça passe la mesure. C’était déjà trop injuste,--afin de
-créer une absence de plusieurs années,--d’avoir fait jeter la
-malheureuse en prison, pour un emprunt de livres qualifié de vol... On
-ne relate pas des calamités pareilles, c’est de la diffamation sociale!
-
-«Il n’y a plus de doute, pensa Marthe, Chaupillard a prononcé cette
-phrase mot pour mot, ici-même.»
-
---Et alors, continua madame Griffon, quand la mère se révolte, après le
-premier moment de stupeur, et veut reconnaître son enfant, on a envie de
-crier: grâce!
-
-Elle insista longuement sur le caractère intolérable du morceau.
-
-Mais Marthe, pendant ce temps-là, remuait les lèvres, se récitait le
-passage; elle répondit soudain, comme à une louangeuse approbation:
-
---C’est beau, hein? Vous n’avez pas pu lire ces pages sans frémir? Vous
-n’avez pas pu rester assise devant le livre jusqu’au bout du drame:
-cette femme veut embrasser son enfant et il est là. Elle a été en prison
-pour lui. «Ah! ah! messieurs de la Justice, vous avez fait restituer les
-livres d’école emportés dans la chambre, au sixième, vous ne pouvez pas
-arracher ce que la mère a appris pour son enfant! A lui le profit
-maintenant! Son tour de bonheur est arrivé!...» Elle se sent plus forte
-que toutes les forces humaines: son enfant serait enfermé n’importe où,
-elle irait le prendre... si haut, si profond qu’on le détienne! derrière
-n’importe quelle rangée de murailles, de barreaux, de foule, de soldats,
-elle pénétrerait!...
-
-Marthe se penchait, s’exaltait, transfigurée, consciente de prendre le
-dessus dans le duel:
-
---Mais regardez donc ses yeux qui traversent comme l’éclair!... Mais la
-nature inanimée s’émeut quand elle avance ses mains magnétiques!...
-L’enfant est là, elle n’a qu’à tendre les lèvres... Alors, on la voit
-désarmée, imbécile devant le néant; elle pressent qu’il y a un je ne
-sais quoi devant lequel cesse la toute-puissance: c’est le manque
-d’obstacle. On la voit qui piétine; la sueur de la peur mouille ses
-cheveux; on entend les raclements de la gorge qui renfoncent les bonds
-du cœur; on la voit serrer avec folie l’étoffe de sa robe pour retenir
-sa force immense qui s’en va... Eh bien, alors, ma chère amie, avec cet
-appoint magnifique, la fin du roman ne doit pas être si mauvaise?
-
-Marthe souriait, victorieuse, à l’évidence, à son amie, au portrait de
-Dickens encadré au-dessus d’elle.
-
-Mais la chère amie, le front baissé, se mit à parler _aparté_; elle en
-voulait aux fleurs du tapis placé sous ses pieds:
-
---C’est dommage qu’on n’ait pas osé nous la montrer en prison! Il
-fallait la faire danser pendant trois ans derrière une grille, en
-criant: «Mon enfant! mon enfant!...» Est-ce possible? Elle serait morte:
-vous soupirez déjà quand vos enfants partent huit jours à la campagne
-sans vous... Si l’on savait véritable une pareille abomination, les
-femmes comme nous ne pourraient pas manger, ne pourraient pas rester...
-Eh bien, on n’a pas le droit de bouleverser les gens avec des histoires
-impossibles! On n’a pas le droit!
-
-Une inquiétude effaçait le sourire de Marthe: madame Griffon était-elle
-toquée! Le romancier n’avait pas le droit de choisir ses épisodes?
-Est-ce que les gens étaient contraints par les péripéties d’un roman?
-
-Et voilà que madame Griffon s’éveilla, comme si elle venait de percevoir
-les paroles de Marthe prononcées depuis quelques instants:
-
---Qu’est-ce que vous me chantez avec votre «appoint magnifique»?
-
-Et, contre toute prévision, brusquement elle sembla perdre patience,
-elle se redressa, montra des yeux durs et lança d’un ton sec:
-
---Enfin, voyons, où est la portée, l’exemple?... Tout le temps de la
-confection du roman, j’ai entendu répéter que les faits exposés
-revendiquaient un large progrès. Votre mari finit sur une espèce de
-preuve que l’avenir meilleur n’existe pas.
-
-Elle s’arrêta pour mieux fasciner le visage mat, régulier de Marthe, et
-elle prononça, meurtrière:
-
---C’est de la littérature désespérante et par conséquent stérile.
-
-Marthe, jusqu’alors si convaincue, si vaillante à soutenir l’œuvre, fut
-d’abord choquée de cette manière agressive, puis, subitement, elle
-s’affaiblit: le prononcé de _littérature stérile_ l’avait touchée au bon
-endroit.
-
-Elle était égarée, sans idée, prête à pleurer. L’instinct seul de
-chercher une atténuation lui restait:
-
---Est-ce que c’est aussi l’avis de votre mari? balbutia-t-elle, presque
-suppliante.
-
-La visiteuse avança le buste tout d’une pièce, en une pose inélégante,
-et fit claquer un rire strident, forcé:
-
---Quoi! vous ne savez donc rien? Le divorce est prononcé; il y a un mois
-que je ne suis plus madame Griffon!
-
-Elle montrait des dents petites et pointues, et jusqu’à la fin de
-l’entretien une crânerie dramatique contracta son visage blond-rose,
-comme si sa beauté peuple, retrouvée, remplaçait la distinction
-bourgeoise disparue.
-
-Ce divorce achevait d’effarer Marthe: il n’y avait donc à envisager que
-des désillusions et des ruptures? Les traits tirés, elle essayait des
-phrases qui ne venaient pas, elle tendait à droite et à gauche son front
-réfléchi de brune, incapable surtout de se défaire de cet écrasement:
-«Le roman était stérile, sans portée!»
-
-L’ex-madame Griffon interpréta cette stupeur douloureuse comme un signe
-de réprobation; aussitôt elle sentit le moment venu de liquider la
-vieille jalousie. Après un silence de défi, elle lâcha sa rancune:
-
---Ah! ah! j’ai consenti au divorce! Moi au moins j’ai dicté une fin de
-roman agissante et qui commande des suites considérables... je suis une
-autre romancière que vous autres...
-
-La pitié, l’ironie supérieure sifflaient en un sarcasme étrange:
-
---Votre collaboration d’épouse n’a produit qu’une emphase littéraire,
-moi j’ai atteint la grandeur des faits!
-
-Marthe, anéantie, n’avait rien à répondre. Elle entrevit cependant le
-cas si fréquent d’une personne qui a copié des attitudes, des
-résolutions et qui, ensuite, injurie l’inspirateur et nie son influence.
-Mais aucune pensée ne subsistait avec netteté; la couleur du jour était
-changée; le Dickens au mur semblait osciller, à moitié effacé.
-
-La divorcée prenait cette gêne maladive pour la réserve affectée par les
-honnêtes femmes à l’égard de certaines irrégulières. Elle s’exaspérait:
-
---Le sublime de l’artiste est fait de ses passions réprouvables...
-
-Une lueur passa dans l’esprit de Marthe: c’était Adèle, cette divorcée,
-que devait épouser Chaupillard! Mais cette conjecture échappa aussi; le
-réquisitoire de la visiteuse importait seul, il envahissait avec une
-force impitoyable, et la foi vitale de Marthe se débattait affreusement.
-
-Adèle continuait, pensant rabaisser l’insolence:
-
---La règle est l’ennemie du génie! Comment monsieur Ferdinand Prestal
-pourrait-il être un grand écrivain, avec une femme si méritante, pourvue
-de toutes les sagesses bourgeoises?
-
-Marthe se leva, serrant le bras de son fauteuil; un désespoir
-irrémédiable descendait en pâleur sur ses joues décomposées.
-
-La visiteuse se leva aussi, éclatant de rire:
-
---Vous ne voudriez pas, prosaïque épouse, que d’un si digne accouplement
-une œuvre héroïque fût née?
-
-Elle demeura un instant les yeux plissés, la bouche vermeille épanouie.
-Marthe la regardait avec épouvante, telle une victime qui ne sent plus
-les coups, mais bat des paupières au geste qui s’acharne.
-
-Devant cet accablement inoffensif, Adèle, versatile, éprouva une
-velléité de tendre la main, de dire une parole d’adieu radoucie, un
-«sans rancune» quelconque. Mais, par amour-propre et faute de présence
-d’esprit, et parce que c’était le plus facile, elle s’arracha d’un coup
-d’épaule, traversa vivement la salle à manger, gagna la porte et se
-sauva.
-
-Au claquement de la fermeture, Marthe s’avança machinalement comme pour
-reconduire, puis elle revint dans le salon.
-
-Une sorte de réalité terrible opprimait ses facultés: «le roman de son
-mari passait pour être sans vertu généreuse!»
-
-Navrée, elle sentait la maison froide, grise, sépulcrale. Les meubles
-qu’elle aimait ce matin encore, la bibliothèque, la table de bureau, les
-livres, les choses de spiritualité qui, d’ordinaire, lui étaient chères
-et propices comme des preuves que l’on faisait partie de l’élite
-pensante, tout cet apparat de monde cultivé maintenant lui était
-pénible, la repoussait, la blessait.
-
-Bien entendu, l’impression que Ferdinand pût n’avoir qu’un talent
-médiocre était rejetée déjà, la Foi n’avait même jamais abdiqué. C’était
-de sa propre infériorité qu’elle avait conscience; si l’œuvre manquait
-de portée, c’était par sa faute à elle, Marthe.
-
-L’ex-madame Griffon avait hâté cette haute réaction affectueuse, en
-accusant principalement «la prosaïque épouse». Oui, oui, ce terme de
-mépris avait cinglé justement; la visiteuse avait proféré l’impitoyable
-vérité: le tort de l’épouse.
-
-Parbleu! le génie de Ferdinand avait infusé au roman les plus nobles
-qualités, une seule manquait qui dépendait de l’entourage: la force de
-propagande généreuse, qu’elle-même, Marthe, avait amoindrie par ses
-préoccupations mesquines de ménagère!
-
-Elle quitta le salon comme si les gravures suspendues, le Balzac, le
-Dickens, le Tolstoï, eussent bafoué sa coupable nullité.
-
-La salle à manger n’était pas plus réconfortante, avec le cuivre luisant
-de la suspension et du poêle de faïence. Comme Ferdinand avait raison de
-combattre ce sot orgueil, en vertu duquel la maison était bouleversée à
-chaque réception d’amis!
-
-A propos de réception, des visions désolantes passaient: Pauvre
-Griffon!... pauvre Catherine!... Tout se tenait: l’on rayonne les uns
-sur les autres; quand on est des gens sans ampleur, sans réussite, on
-n’a autour de soi que des gens pareils, sans joie, sans consolation...
-Et là encore, il y a un tort...
-
-Appuyée à la table, elle recevait comme un souffle malade venu des
-géraniums aux pousses décolorées; un désespoir sans fond entraînait tout
-ce qui la rattachait à la vie. Tous ses prétendus défauts et ses
-apparences de torts grandissaient, emplissaient la maison.
-
---«Je fatiguais Ferdinand de mon bavardage oiseux. Je lui imposais des
-inquiétudes humiliantes, je le forçais à tirer son génie terre à terre.
-Quelles inspirations sublimes ne lui ai-je pas fait perdre en le
-dérangeant avec mes torchons! Quelles hautes pensées n’ai-je pas tuées!»
-
-Elle se souvenait avec une prodigieuse précision des faits les plus
-insignifiants, des circonstances les plus éloignées où elle avait gêné
-son mari. Ce dimanche matin où elle l’avait obligé à quitter sa table de
-travail et où, de dépit, il était allé rincer des bouteilles à la
-cave!... Atteins donc le ciel, malheureux, dans des conditions
-pareilles!... Voilà: Ferdinand n’avait pas eu la femme qu’il lui
-fallait, la femme qu’il aurait méritée!
-
-Les larmes ruisselaient aux joues de Marthe; tout son être accablé
-demandait pardon.
-
-Comme une coupable qui ne sait où cacher ses remords, elle erra dans la
-cuisine, puis dans la chambre des enfants; elle ramassa les chaussons,
-qu’avant de sortir, selon l’habitude, ils avaient lancés à travers les
-meubles, sous les chaises et sous la toilette... Et les remords
-allaient: Pauvre Ferdinand! Pardon de n’être qu’une cuisinière...
-
-Elle se réfugia dans la chambre à coucher, mais aussitôt la grande glace
-de l’armoire s’empara d’elle... Oh! alors! Le visage fade d’employée
-d’ouvroir! Les cheveux sans coquetterie! Le peignoir fané sur la hanche
-forte... Oh! alors! Pardon de n’être pas plus jolie femme! Pardon de ne
-savoir que l’étreinte totale! Pardon d’avoir des spasmes si bêtes!...
-
---Quoi! miséricorde! Est-ce qu’on ne sonnait pas encore une fois?
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Marthe hésita:
-
---Si je n’ouvrais pas... Sans doute, c’est _elle_ qui revient apporter
-de nouvelles blessures!
-
-Mais peut-on refuser de savoir? C’était peut-être _elle_ qui venait
-rétracter une partie de ses cruautés.
-
-Alors, le souffle en suspens, le dos peureux, la pensée morte, Marthe
-alla ouvrir.
-
-La porte jeta largement la réalité.
-
-Marthe demeura un instant interdite, immobile, aveuglée comme par
-l’irruption de ce soleil printanier qui dissout les nuages d’une flambée
-et qui, s’emparant souverainement de l’espace, délimite, situe et
-explique toutes choses.
-
-Puis, en un geste subit de résurrection,--parce qu’il le fallait,--sans
-comprendre exactement,--par instinct d’accueillir le succès après la
-défaite annoncée,--par instinct d’embrasser la vie, l’espoir, la
-réhabilitation, elle ouvrit les bras tout grands:
-
-C’était l’ami Griffon, avec son doux sourire d’aristocrate-né; il tenait
-par la main un petit garçon, et il présentait une jeune femme aux yeux
-timides.
-
-
-FIN
-
-
-IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--21392-11-04.--(Encre
-Lorilleux.)
-
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-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OBSÉDÉS ***
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- The Project Gutenberg eBook of Les Obsédés, by Léon Frapié.
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-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
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-</div>
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-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Les Obsédés</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Léon Frapié</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: April 20, 2022 [eBook #67884]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LES OBSÉDÉS</span> ***</div>
-<p class="c large">LÉON FRAPIÉ</p>
-
-<h1>LES OBSÉDÉS</h1>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-CALMANN-LÉVY, EDITEURS<br />
-3, <span class="small">RUE AUBER</span>, 3</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS</p>
-
-
-<p class="c small">DU MÊME AUTEUR<br />
-Format grand in-18.</p>
-
-<table summary="">
-<tr><td class="small">MARCELIN GAYARD</td> <td>1 vol.</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
-y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. — 21392-11-04 — (Encre Lorilleux.)</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">LES OBSÉDÉS</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak">I</h2>
-
-
-<p>Ferdinand Prestal s’était marié en qualité de
-commis-rédacteur à la Compagnie centrale des
-Chemins de fer.</p>
-
-<p>Pendant les fiançailles, il avait confessé un léger
-travers :</p>
-
-<p>— En dehors du bureau j’ai adopté, comme
-distraction, d’écrivasser ce qui se passe autour
-de moi ; oh ! des petites manivelles sans prétention,
-faites pour moi seul. Et puis, je bouquine beaucoup ;
-je ne suis pas très « homme de ménage ».</p>
-
-<p>Son visage était lumineux de franchise et de
-simplicité : oui, vraiment, quand il n’écrivait pas,
-il lisait ; sauf cela, aucun égoïsme, il serait tout à
-sa femme.</p>
-
-<p>Marthe, — livrée à cette palpitante curiosité
-des fiancées : « régnerai-je sans égale dans votre
-pensée, mon ami ? », — Marthe, le visage
-encore plus clair, encore plus ingénu, avait
-jugé qu’un tel travers était en effet bien innocent.</p>
-
-<p>Elle n’avait pu obtenir aucun échantillon de
-ces manivelles littéraires : il s’agissait de si peu de
-choses.</p>
-
-<p>Mais, le lendemain des noces, Ferdinand avait
-spécifié qu’il s’absorbait dans sa littérature, après
-dîner, de huit heures à onze heures et que, levé
-tôt, il paperassait encore, le matin, avant de partir
-au bureau.</p>
-
-<p>Puis il avait gentiment sollicité la participation
-de sa femme.</p>
-
-<p>Gentiment, mais en quelque sorte légitimement :
-cela venait comme une analogie, comme une suite
-au droit marital :</p>
-
-<p>— Tu m’aideras, je serai moins maladroit, avait-il
-dit en donnant à lire des nouvelles bien intentionnées,
-plutôt que bien réussies.</p>
-
-<p>Sa câlinerie était charmante. Seulement il avait
-ajouté :</p>
-
-<p>— Lis tout de suite, quand je te demande.</p>
-
-<p>Rien de heurté : c’était une continuation de rôle.
-Ferdinand avait même imposé la règle d’appréciation :</p>
-
-<p>— L’écrivain soucieux d’influence doit se dissimuler
-derrière des événements significatifs par eux-mêmes.
-Quand j’écris, je pense à la gamine de ta
-directrice que tu m’as si bien dépeinte : les conseils,
-les récriminations ne portent pas ; elle ment, elle
-trouve le moyen de se justifier. Il faut impersonnellement
-lui dire son fait : « Un jour, une petite
-espiègle a caché une pièce d’argenterie et elle a
-laissé accuser et renvoyer la bonne : peut-être que
-cette pauvre fille est morte de faim… Voilà le
-pot de confitures, donne-t-en une indigestion si
-tu veux. »</p>
-
-<p>Bref, excepté qu’il dictait son exigence en tout,
-Ferdinand laissait sa femme absolument maîtresse
-de ses goûts et du reste.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ensuite, comme par hasard, il avait fait une
-heureuse découverte : Marthe possédait un don
-vibrant d’observation, une intuition des plus sagaces ;
-eh bien ! ma foi, elle ne s’en tiendrait pas à la critique,
-elle devrait aussi sustenter, par des propos
-abondants, la « petite distraction littéraire sans
-importance » de son mari.</p>
-
-<p>— Mais certainement, mon ami.</p>
-
-<p>Ainsi se forme une épouse.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Certes, au regard d’un écrivain, Marthe pouvait
-se flatter d’être documentée à souhait.</p>
-
-<p>Dans un ouvroir pour les femmes sans asile, — principalement
-pour les filles-mères, — où le séjour
-maximum était d’un mois, elle s’occupait du secrétariat,
-des offres et demandes d’emploi.</p>
-
-<p>Aucun renseignement n’était exigé pour l’admission ;
-mais les vagabondes qui vidaient leur
-cœur étaient parfois moins instructives que les
-farouches taciturnes.</p>
-
-<p>Cet ouvroir, on aurait dit parfois d’un cinématographe
-où passaient impénétrables, fantomatiques,
-anonymes, tous les spécimens de suppliciées
-venant du néant, retournant au néant. Et la
-grandeur tragique planait sur ces vaincues irrémédiables,
-n’accordant même plus au monde la grâce
-de leur plainte.</p>
-
-<p>Marthe avait ce devoir d’être la douce nature
-devant les hospitalisées, aussi bien devant celles
-qui serraient sauvagement leurs bras sur leur poitrine
-assassinée, que devant celles qui étalaient
-leurs plaies en criant. Elle assumait ce service
-particulier d’être la bonté passive, enregistreuse de
-faits sans appréciation, la bonté acceptant tout, même
-les injures.</p>
-
-<p>— Voulez-vous du travail ?… Quel ouvrage
-pourriez-vous essayer ? Voulez-vous que nous examinions
-ensemble votre situation ?</p>
-
-<p>Signe de tête rancunier : rien.</p>
-
-<p>C’était bien simple : il y avait à n’être rien,
-devant ce refus. Il arrivait alors que certaine
-désespérée, susceptible d’être éloignée par un battement
-de cils, revenait volontairement devant
-Marthe et <i>pouvait</i> parler sans honte, sans excuse
-et surtout sans quitter son air hostile, ce dernier
-lambeau d’amour-propre : « Voilà ce que j’ai…
-voilà ce que je désire… »</p>
-
-<p>Marthe avait la chance d’être aidée par son
-physique : mince et de taille ordinaire, un front
-intelligent, pas plus, des yeux à pensée limpide,
-nulle exagération dans le visage, même pas la coloration,
-mate ; les traits affinés, certes, mais sans
-angles qui eussent été durs ; seulement, des joues
-impressionnantes : de ces joues — pauvre gens — qui
-vous écoutent, vous attendent et dont la chair
-est aimantée.</p>
-
-<p>Marthe n’était pas un « personnage », quoiqu’elle
-se rendît compte de la délicatesse de sa
-tâche.</p>
-
-<p>A ce point de vue, ni le mariage, ni la collaboration
-ne la changea.</p>
-
-<p>Le matin, elle ne partait pas pour être sublime ;
-inutile de se préoccuper d’avance des clientes à
-recevoir, le bon accueil ne se prépare pas. On la
-confondait dans le lot des passantes ordinaires.
-Comme celles-ci, elle tâtait volontiers, à l’étalage,
-les étoffes trop chères pour sa bourse et elle songeait
-bien pendant cinq minutes à la robe à faire.</p>
-
-<p>A la maison, elle ne rapportait aucune empreinte
-théâtrale de son secrétariat ; elle était une ménagère
-ayant davantage à raconter que telle autre femme,
-employée des postes ou vendeuse de magasin.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Grâce à la documentation de l’ouvroir, Ferdinand
-avait composé des nouvelles beaucoup plus charnues,
-remarquables par l’animation sentimentale.
-Autant sa femme était généreuse d’intelligence et
-de fait extérieur, autant il était généreux d’instinct
-et de fait intérieur.</p>
-
-<p>La plaisanterie « d’écrire pour soi » n’avait pas
-duré. Il s’était donné la peine de chercher ; plusieurs
-publications non payantes l’avaient accueilli. Enfin,
-une Revue fastueuse avait imprimé sa copie, après
-trois ans d’attente : cinquante francs !</p>
-
-<p>— Rien ne fait grandir l’ambition comme le
-succès d’argent, annonçait-il narquoisement tout
-d’abord.</p>
-
-<p>Puis un jour, effectivement, il avait surgi en
-volonté magnifique :</p>
-
-<p>— Je veux faire un roman ! Je veux faire une
-œuvre existante, considérable !</p>
-
-<p>Il avait embrassé sa femme, elle l’avait regardé
-d’amour. C’était entendu : cette création-là aussi
-appartiendrait à leur commune exaltation.</p>
-
-<p>Ils étaient mariés depuis huit ans, leurs deux
-garçons avaient cinq et sept ans.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Marthe appelée à secourir tant de victimes de
-la criminalité masculine adorait son mari.</p>
-
-<p>Leur excellent ami Griffon taquinait les époux
-là-dessus :</p>
-
-<p>— Heureusement que la logique est exclue de
-certains domaines !… On prétend que les sages-femmes
-sont plutôt mises en disposition par les
-déchirements mêmes de leur métier…</p>
-
-<p>Marthe rougissait. Ferdinand exagérait son clignement
-de fatuité.</p>
-
-<p>Il collectionnait des notes plus ou moins utilisables,
-selon la manie des gens de plume ; après
-six mois d’ancienneté dans le mariage, il avait
-trouvé séant de consigner cette observation :</p>
-
-<p>« La femme bonne et affectueuse la plus chaste,
-la plus rigoriste, ne sait pas faire la moindre retenue
-à l’époux : la richesse est à lui, dès le
-souhait. La femme ostensiblement voluptueuse,
-mais égoïste et d’un attachement subalterne, laisse
-le caprice régler sa libéralité. Jamais son mérite
-intermittent, si fougueux et si raffiné soit-il, ne
-vaudra la <i>totalité constante</i> de l’autre femme. Pensez
-donc : chez cette autre, nulle frivolité ne se
-disperse, nulle, ni avant, ni après l’heure. Allez
-donc lutter d’extase avec cette nature concentrée ! »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ferdinand avait annoncé, un lundi après dîner,
-son intention de faire un roman ; le mardi matin,
-dès le réveil, il se répéta expressément, comme si
-l’entreprise ne souffrait aucun retard.</p>
-
-<p>— Tu auras toute mon aide ! assura sa femme
-les yeux riches, grands offerts.</p>
-
-<p>Il s’émut intimement : vrai ! si l’œuvre naissait
-incomplète, la faute en serait seule à l’exiguïté de
-son génie à lui.</p>
-
-<p>Le soir, au retour du bureau, il perçut une vibration
-de plus dans la voix de Marthe :</p>
-
-<p>— J’ai reçu des nouvelles des enfants, ils vont
-bien ; Albert a voulu se faire couper les cheveux tout
-ras et Georges a préféré une raie ; heureusement
-que grand’mère ne les prend pas souvent, une
-séparation de trois jours me semble déjà trop
-longue ; je n’ai quitté l’ouvroir qu’à six heures
-moins le quart, à cause de la Maslowa qui s’est
-décidée à me parler : elle entre en place ce soir,
-son mioche est mis en nourrice ; et d’abord elle
-n’est pas plus Russe que moi.</p>
-
-<p>C’était l’habitude ; dès l’antichambre, Marthe servait
-à Ferdinand les principaux faits de la journée,
-en une phrase d’assortiment, avec une franchise de
-petite fille bavarde, avec une sorte de zèle affectueux.</p>
-
-<p>— Ah ! dit Ferdinand, les oreilles pleines.</p>
-
-<p>— Tu fais « Ah ! » comme si cela te désillusionnait.
-Elle s’appelle prosaïquement Catherine Bise et
-elle est née sans prétention au Kremlin-Bicêtre.</p>
-
-<p>Ferdinand imita la rigueur outrecuidante d’un
-de ses chefs, lequel ne convenait jamais d’une erreur :</p>
-
-<p>— Permettez, femme chétive, je savais bien
-qu’il y avait du russe dans le cas de votre Catherine :
-le Kremlin et j’avais raison de la surnommer
-provisoirement Maslowa… Mais ne te déshabille
-pas, nous dînons chez les Griffon, tu me finiras ton
-histoire en marchant.</p>
-
-<p>— Bon ! moi qui avais déjà allumé le feu…
-Griffon est donc encore une fois rabiboché avec sa
-femme ?</p>
-
-<p>— Faut croire. Elle a même promis d’être sage
-<i>pimbêchement</i> et de rompre — jusqu’au dernier fil — avec
-sa chère madame de Mireille, que je voudrais
-bien connaître, entre parenthèses.</p>
-
-<p>Marthe envoya le vent d’une claque amicale sur
-la joue de son mari :</p>
-
-<p>— Tu sais, mon bonhomme, les <i>madame de</i> sont
-pareilles aux autres ; on a beau chercher, la particule
-n’ajoute rien, sous la main.</p>
-
-<p>Par le boulevard des Batignolles, falotement
-éclairé au gaz, Ferdinand et sa femme allèrent, se
-donnant le bras. Ils habitaient rue Saussure, les
-Griffon rue Houdon ; le chemin était de suivre les
-boulevards extérieurs jusqu’à la place Pigalle.</p>
-
-<p>Un beau temps de gel rendait le pavé crottineux ;
-les passants séchaient avec obstination l’humidité
-de leur nez. A la station des fiacres, les têtes des
-cochers affichaient un violet coléreux, tandis que
-les sergents de ville d’alentour se décoloraient en
-vert. Ce désaccord entre deux des plus importants
-produits de la rue dérangea, une seconde, l’attention
-de Ferdinand.</p>
-
-<p>Marthe parlait d’un accent ordinaire, toute à
-son mari, toute à la simple exactitude de son souvenir :</p>
-
-<p>— Quand il a été convenu que Catherine Bise
-nous quittait, je lui ai dit : « N’oubliez pas l’adresse
-de l’ouvroir, si vous étiez dans la peine, pensez à
-moi. » Une réponse amère a souri sur sa figure :
-« Oui, la goutte de charité dans l’abîme, je connais,
-merci de l’intention. » Ses longs cils ont palpité,
-vraiment ils m’ont envoyé une caresse. Alors
-moi, j’ai rendu pour de bon, à Catherine, un baiser,
-ça ne pouvait pas se faire autrement. Ah ! si
-tu savais, aussitôt, ce poids de sanglots qui est
-tombé sur mon épaule ! J’ai tiré la pauvre fille sur
-le banc du parloir, contre moi et j’ai attendu. Tu
-comprends, elle a bien senti mon cœur qui battait ;
-au bout d’un instant, elle s’est soulevée un
-peu et elle s’est mise à lui parler, contre mon corsage,
-doucement, interminablement : « J’ai personne,
-que mon enfant… » Moi, sans oser même
-remuer les lèvres, je tenais la main glacée de Catherine
-dans mes deux mains et seulement, de
-temps en temps, le long des phrases, je serrais
-d’une secousse involontaire, comme quand on a
-peur au bord d’un fossé.</p>
-
-<p>Ferdinand écoutait, le front serré, ramasseur, et
-ses yeux rendus aigus piquaient au passage des
-dames emmitouflées de fourrures, des demoiselles
-de magasin parées de collets soutachés. Marthe
-plongea son regard dans une devanture de modes,
-par devoir féminin, et, négligeant deux messieurs
-en chapeau de haute forme qui pouvaient entendre,
-elle émit à pleine voix :</p>
-
-<p>— Pour sûr, voilà ton roman, toi qui veux donner
-à la réalité vulgaire une mission héroïque.
-Dame, pour débuter, c’est trop brutal ; on dirait
-d’un affreux fait-divers. Catherine a été séduite à
-dix-sept ans ; là-dessus, je n’ai pas de renseignements,
-d’ailleurs l’accident suffit. Chassée par ses
-parents, abandonnée avec un enfant, elle s’exténue
-à faire de la couture, dans une chambre à Belleville.
-L’enfant meurt d’étisie, âgé de quelques
-mois ; là encore, je ne sais pas grand’chose et puis,
-au milieu des pleurs, il y avait des mots noyés,
-méconnaissables.</p>
-
-<p>Par une nécessité inexplicable, Marthe se tut, le
-temps de laisser passer une jolie petite écolière
-au nez retroussé, « décorée » sur son tablier noir,
-puis elle expliqua, au sujet de l’enfant mort d’étisie,
-que l’administration chargée d’inhumer les indigents
-n’accordait que le strict nécessaire : la terre.
-Aussi, les marchands d’articles funéraires dépêchaient-ils
-des racoleurs à l’adresse des <i>décès gratis</i>
-et s’il restait un meuble, un drap, les pauvres
-achetaient une croix pour orienter la douleur dans
-le désert de la fosse commune.</p>
-
-<p>— Tu te représentes Catherine assise sur
-l’unique chaise de la chambre d’hôtel, en face du
-petit cadavre ? Catherine famélique et délicate, avec
-ses yeux timides. Je te l’ai dit, le jour de son entrée
-à l’ouvroir, elle a des yeux qui « sautent »
-d’avaler trop la lumière et ils sont trop simples,
-trop doux, les autres yeux les éraflent… Arrive le
-courtier funèbre, un homme « comme les forçats
-évadés sur les images ».</p>
-
-<p>Ferdinand secoua la tête et parut envoyer une
-menace, à droite, vers les arbres noirs du boulevard :</p>
-
-<p>— Je définis surtout ces espèces de brocanteurs
-d’après leur argot effroyable. J’en ai vu un devant
-la mairie, avec le commissionnaire, son copain ; il
-montrait une vieille qui avait eu « cette piété des
-derniers sous » dont tu viens de parler ; au lieu de
-dire : « Je lui ai fourni la croix », il a dégoisé
-rêchement : « J’ai fait la trique ! »</p>
-
-<p>— Alors, tu ne vas pas trop t’épouvanter, espéra
-Marthe. Du reste l’épisode aurait peu de place
-dans le roman. Souvent, la cause d’un drame se
-pourrait comparer au fait de la naissance d’un personnage,
-c’est <i>tout</i> évidemment, mais cela reste en
-dehors.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Chaupillard, un ami malveillant, accusait Marthe
-d’être « phraseuse à cause de son instruction confortable
-certifiée par diplôme. » Griffon, l’ami bienveillant,
-protestait :</p>
-
-<p>— Non ! Elle était douée de la sensibilité qui
-façonne et assaisonne l’expansion ; de plus, la fréquentation,
-à l’ouvroir, de personnes au vocabulaire
-débraillé, l’incitait à surveiller son élocution ;
-les institutrices ne prennent-elles pas une affectation
-grammairienne par habitude de réagir contre
-le mauvais langage des élèves ? Enfin, lorsqu’elle
-pensait aux essais littéraires de son mari, elle
-« composait » d’instinct, parce que l’on pénètre
-mieux les gens jusqu’à l’intime, à employer leurs
-expressions professionnelles.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ferdinand sentit au bras de sa femme une contraction
-nerveuse et le récit continua :</p>
-
-<p>— Tu te représentes ?… Je viens pour la croix,
-dit le racoleur. « Une croix ! Je voudrais bien ! je
-n’ai pas d’argent ! » pleure la tremblante Catherine.
-Alors le hideux carnassier propose : « On
-peut s’arranger… »</p>
-
-<p>L’accent de Marthe s’altéra :</p>
-
-<p>— Écoute, je sais ce que c’est que de tenir contre
-soi une ressuscitée qui revoit son assassin.</p>
-
-<p>Et Marthe reconstitua le crime :</p>
-
-<p>— Il y avait eu l’homme fouillant la douleur
-avec un croc : « Vous ne pouvez pas laisser le
-pauvre chéri sans croix… pensez donc ! il attend sa
-croix… et en beau bois peint… Et sans ça… plus
-rien ! Dans le trou, comme un chien ! » Il y avait
-eu l’homme approchant ses griffes et faisant le
-simulacre d’emporter, de jeter. Alors, la démence
-des femelles privées de leur petit et qui demandent
-si l’on ne voudrait pas le leur ranimer ; alors l’égarement,
-la quasi syncope, l’affaiblissement de la
-faim, l’abandon de tout l’univers, la mort qu’on
-appelle, et la violence qui renverse comme le coup
-de la mort !… Le jour même, Catherine atteinte de
-fièvre délirante avait été transportée à l’hôpital ;
-c’étaient les employés des pompes funèbres qui
-avaient rendu le service de la descendre, l’un tenant
-les pieds, l’autre la tête.</p>
-
-<p>Marthe acheva frémissante :</p>
-
-<p>— Et voilà que, convalescente, au bout de trois
-mois, tu devines ?… Tout ce que la fatalité peut
-décréter de plus épouvantable ?… <i>L’homme à la
-trique</i> n’a pas commis un crime unique : il a engendré !</p>
-
-<p>— Mince, alors ! lança Ferdinand, la mine sombre.
-Quelle donnée pour un feuilleton rocambolesque !
-Si tu avais lu ce prologue dans le journal,
-je dirais : « Ça promet », et je te dispenserais de
-me tenir au courant.</p>
-
-<p>La traversée de la place Clichy, dans le lacis des
-véhicules, n’était pas à faire en bavardant. Ferdinand
-changea de modulation :</p>
-
-<p>— Il s’agit de zyeuter, pour ne pas nous laisser
-déranger le corps par un tramway.</p>
-
-<p>C’était un fait : tandis que Marthe avait naturellement
-un parler quasi littéraire, Ferdinand affectait
-volontiers le parler faubourien. Parmi les
-accessoires du genre artiste, il avait modestement
-choisi celui-là, au lieu des grands cheveux, du
-chapeau cabossé, du pantalon à pont, etc., auxquels
-il aurait pu tout aussi bien prétendre.</p>
-
-<p>Sur l’impériale de l’omnibus des Batignolles,
-un apprenti, tout seul, faisait penser à une statue
-dégradée dans un jardin désert. Le marchand de
-marrons, près de la station, donnait vivement des
-petits sacs préparés ; il vit partir en l’air un de ces
-sacs.</p>
-
-<p>— Eh ! toi, Réchauffé, là-haut !… Attrape
-ça !…</p>
-
-<p>Juste, l’omnibus démarrait. <i>Réchauffé</i> n’eut pas
-le temps de s’ébahir ; il attrapa les deux sous de
-marrons, que lui lançait un monsieur inconnu.</p>
-
-<p>Le contrôleur, ses correspondances à la main,
-resta un moment à rigoler de ses propres supputations :
-ce monsieur à pardessus marron et chapeau
-melon, — dans les trente-cinq ans, — avait
-une bonne tête, dans le genre d’un premier commis
-de grand magasin de nouveautés ; la femme qui
-lui reprenait le bras était jeune, mais pas très chic.
-Ils s’en allaient sans hâte ; la femme parlait, penchée,
-collante, sans doute qu’elle le bassinait avec
-des histoires… Alors, au lieu de répondre, on
-siffle en l’air, on jette deux sous de marrons à un
-gosse.</p>
-
-<p>— Catherine s’est donc échouée à notre ouvroir,
-avec son second enfant, bien vivant celui-là. Il a
-huit mois ; comment l’a-t-elle gardé jusqu’à présent ?…
-Elle l’aime sauvagement, et j’ai entrevu
-« du sublime effrayant » dans son excès de maternité…
-En tout cas, le drame passé n’est rien, entends-tu,
-à côté du drame présent, et nous aurons
-énormément à en reparler : à partir d’aujourd’hui,
-Catherine est placée comme bonne à tout faire,
-chez un marchand de beurre, à Vaugirard, et son
-enfant est en nourrice à cinquante lieues d’ici.
-Cette séparation ne saurait durer sans catastrophe…
-mais j’espère bien que nous pourrons intervenir…
-Quand la femme est venue chercher le poupon,
-Catherine a balbutié : « Il s’appelle Émile… il
-n’est pas méchant ; je vous assure, madame, qu’il
-n’est pas méchant ». La nourrice exhibait une
-puissante membrure de paysanne, endurcie, rugueuse.
-Catherine s’effrayait des redoutables mains
-étrangères qui emportaient la frêle créature, et
-elle battait des yeux pour les caresser, pour les
-adoucir et elle répétait d’un accent de prière ardente
-cachée sous une pauvre politesse mal souriante :
-« Vous verrez, madame, il vous aimera
-bien… » Tiens, Ferdinand, une voix qui ne serait
-pas faite de l’air dans la gorge, une voix qui serait
-faite avec du sang échappé.</p>
-
-<p>Ferdinand, pour bien se pénétrer, renversa fortement
-la nuque contre le collet de son pardessus ;
-mais l’exaltation léonine de sa face tomba tout de
-suite :</p>
-
-<p>— Madame Griffon nous regarde par la fenêtre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">II</h2>
-
-
-<p>Anatole Griffon, collègue de Prestal, était son
-plus intime ami. Aussi, les vêtements accrochés
-dans l’entrée, Ferdinand annonça-t-il :</p>
-
-<p>— Tu sais, demain, je commence à gâcher du
-papier.</p>
-
-<p>— Aimez-vous les cèpes à la bordelaise, monsieur
-Prestal ? demanda madame Griffon.</p>
-
-<p>— Oui, certainement… Ma femme vient de me
-donner une carcasse de roman, quelque chose
-d’entrelardé…</p>
-
-<p>— Fais donc attention, Ferdinand, tu dis que
-tu aimes les cèpes…</p>
-
-<p>— Ah ! mais non, je ne les fréquente pas.</p>
-
-<p>— Quoi ! Un sujet inédit ? interrogea Griffon
-avec un vif intérêt.</p>
-
-<p>— Mon vieux, depuis que l’humanité existe, la
-mistoufle a tiré toutes ses éditions.</p>
-
-<p>Par habitude, les deux hommes s’asseyaient
-coude à coude, à la table de la salle à manger ;
-les deux femmes faisaient face, les couples intervertis.
-Quand les jeunes Prestal étaient du dîner,
-ils se plaçaient en bouts.</p>
-
-<p>Griffon avait des revenus, à part ses appointements.
-La cérémonie des réceptions consistait en
-gourmandises et en ce que la bonne mettait son
-tablier numéro un.</p>
-
-<p>Comme le raccommodage des époux Griffon,
-après une longue brouille, manquait encore d’adhérence, — à
-preuve l’insistance des considérations
-échangées sur un nouveau potage au cresson, — on
-fut heureux de tenir un thème de conversation
-quelque peu solide.</p>
-
-<p>— Alors, il s’agit d’un cas particulièrement poignant ?
-demanda Griffon, tourné pour marquer son
-empressement.</p>
-
-<p>— Oui, et surtout la camarade qui me servira
-de modèle est des plus sympathiques. Autrement,
-rien de neuf ; ce sera à moi de présenter aux gens
-un cri extrait de la clameur perpétuelle qui les
-environne, de telle façon qu’ils se figurent l’entendre
-pour la première fois.</p>
-
-<p>Madame Griffon entreprenait sa voisine :</p>
-
-<p>— Serait-ce cette pauvre fille que vous aviez
-surnommée la Maslowa ?</p>
-
-<p>Ferdinand, dont la rêverie vagabondait parfois
-en pleine polygamie, n’avait pas été sans viser
-madame Griffon, dans sa notice sur la femme
-ostensiblement voluptueuse. Blonde mousseuse,
-très jeune, elle enjolivait d’un rire jamais complètement
-disparu son minois coquet, du type alsacien
-délicat.</p>
-
-<p>— Vous êtes bien aimable de ne pas avoir oublié
-la Maslowa, répondit Marthe, avec gratitude.</p>
-
-<p>Ces dames étaient différentes au point de renoncer
-à se juger en profondeur, au point de rester
-satisfaites et d’accord. Marthe se sentait, par contraste,
-rehaussée dans son intellectualité ; du reste,
-fort indulgente, elle ne niait pas complètement le
-mérite des existences fantaisistes. Madame Griffon
-se savait plus capiteuse et plus digne de l’approbation
-de la littérature révolutionnaire. Elle percevait
-que Ferdinand, — au nez large, aux yeux à
-double fond, avec sa femme parfaite, — devait
-rendre de furieux hommages aux imperfections du
-monde.</p>
-
-<p>La jalousie obligatoire entre femmes établies
-couvait, il est vrai, sous la sincère amitié, mais
-elle devait s’ignorer de part et d’autre, tant qu’un
-événement exceptionnel et formidable ne donnerait
-pas une flagrante supériorité à l’un des deux types
-d’épouses et par suite à l’une des deux organisations
-d’existence.</p>
-
-<p>Les relations suivaient les fluctuations du ménage
-discordant. Les Prestal et les Griffon se recevaient
-à table au moins deux fois par mois, en temps de
-paix ; de plus, madame Griffon prodiguait ses
-visites à l’ouvroir, ou bien montait jacasser rue
-Saussure, — quelques minutes en passant, — juste
-de quoi inquiéter son mari.</p>
-
-<p>En temps de guerre, les communications étaient
-coupées.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Dans l’intervalle du poisson au rôti, Griffon s’adressa
-à Marthe :</p>
-
-<p>— Est-ce que votre Catherine a une certaine
-culture ?</p>
-
-<p>C’était un barbu brun, à traits longs de Christ,
-avec un éclairage de bienveillance naturelle. Ce
-mot de Ferdinand ne manquait pas d’ingéniosité :
-« Toi, mon vieux, tu es ma femme, en homme ».</p>
-
-<p>Marthe répondit :</p>
-
-<p>— Avant son malheur, Catherine travaillait avec
-sa mère, une couturière de quartier, ayant une
-petite clientèle ; le père est un médaillé militaire,
-surveillant d’usine ; elle ne sait guère plus que
-lire et écrire. Ne la croyez pas nulle pourtant : ce
-soir, après le départ de la nourrice, Catherine m’a
-obligé à déguiser ma pensée : « En somme, ai-je
-dit, votre enfant ne sera presque pas séparé de vous,
-vous le verrez souvent, vous irez, on vous l’amènera
-facilement… » Mensonge ! Outre le voyage en chemin
-de fer, il y a vingt kilomètres de route. Mais
-elle <i>voulait</i>, et sa bouche m’aspirait l’âme, et il
-me semblait voir un frisson phosphorescent animer
-l’imperceptible duvet brun de sa lèvre supérieure.</p>
-
-<p>Griffon attaquait le découpage du poulet, il émit
-avec sentiment :</p>
-
-<p>— Albert et Georges, vos deux diables, quand
-je leur présente un jouet de deux sous, ont aussi
-toute l’expression dans le bas du visage.</p>
-
-<p>Un silence commandé par la bonne dont les bras
-nageaient autour de la table.</p>
-
-<p>Madame Griffon se leva, piqua une fleur dans
-les cheveux de Marthe et s’appuyant au dossier
-haut de la chaise, elle rit admirativement dans le
-cou de son amie :</p>
-
-<p>— Vous parlez comme on écrit quand on s’applique
-et encore, zut ! j’ai jamais mis de phosphore
-dans mes lettres… Fallait nous l’apporter le mioche,
-puisque nous n’en avons pas… voilà ce qui manque.</p>
-
-<p>Un désir sincère de charité, d’élévation morale,
-perçait dans cette plaisanterie. Marthe pencha la tête
-pour recevoir et rendre la câlinerie ; elle ne put
-s’empêcher de scruter Griffon d’un rapide coup d’œil.</p>
-
-<p>Comme toujours, deux pensées vivaient simultanément
-dans la pièce ; l’une perceptible, celle du
-discours échangé ; l’autre tacite, secrète, faite de ce
-que les personnes réunies connaissaient les unes des
-autres et de ce qu’elles désiraient, chacune, par
-tempérament.</p>
-
-<p>Les Prestal « savaient tout ».</p>
-
-<p>Griffon, homme d’intérieur, était une espèce de
-savant gai : philosophe et sociologue. Il offrait ou
-concédait à sa femme toutes les distractions loyales,
-mais il lui demandait d’être rentrée au moment des
-repas, d’être véridique, et de se créer des occupations
-plausibles.</p>
-
-<p>Adèle s’obstinait à s’habiller comme pour l’encan,
-des demi-journées dans son cabinet de toilette, à
-fréquenter une certaine madame de Mireille capable
-des pires excentricités. Ou bien elle jouait à la
-femme fragile, se languissait sur une chaise longue,
-selon une médiocre leçon de théâtre ; mais tout
-vrai commerce littéraire la rebutait ; elle s’acoquinait
-aux feuilletons de stupidité négresse, aux productions
-grivoises les plus vomitives.</p>
-
-<p>Cette guigne aussi était sienne de raconter des
-visites à des personnes décédées, ou à des expositions
-fermées.</p>
-
-<p>Prise en défaut, elle cherchait querelle à son
-mari, pleurait, se barricadait derrière un grief
-imaginaire sans rapport aucun avec la situation
-présente, dans un tel illogisme sourd, buté, dans
-une telle mauvaise foi arrogante, que Griffon « y
-renonçait ». Une bonne claque, selon le mode
-enfantin, les aurait peut-être sauvés tous les deux.
-Puis, voilà : chair faible, il acceptait d’être dédommagé
-par des exagérations, tel un amant payeur
-à qui l’on prend souci d’accorder le grand jeu de
-temps en temps.</p>
-
-<p>Au fond, il s’était peu à peu désaffectionné ; sa
-famille, outrée de voir un garçon de si haute
-valeur sombrer dans les tracas domestiques, le
-poussait au divorce. Jeune encore, sans enfant, il
-pouvait reconstituer bellement son existence, à la
-condition pourtant d’éviter un drame ou un
-scandale. Et Adèle tenait à son emploi lucratif de
-femme mariée ; n’ayant pas eu de dot, elle ne
-voulait pas déchoir à la médiocrité d’une pension
-alimentaire. Elle aimait beaucoup à paraître, non
-sans quelque noblesse d’ailleurs : jamais elle ne
-perdait l’occasion d’ajouter à sa coquetterie le faste
-des pourboires.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Pour l’instant, elle se rassit, et demanda soudain
-avec une mine soucieuse de critique prêt à porter
-un jugement définitif :</p>
-
-<p>— Combien ferez-vous de pages, exactement, à
-votre livre, monsieur Prestal ?</p>
-
-<p>Son mari tira Ferdinand d’embarras :</p>
-
-<p>— A l’encontre des Anglais et des Russes, les
-Français préfèrent qu’on leur serve le roman pas
-trop épais.</p>
-
-<p>Elle réclama, la main au-dessus du poulet découpé :</p>
-
-<p>— Laissez-moi vous soigner, monsieur Prestal,
-vous allez mettre au monde un amour de feuilleton.</p>
-
-<p>— Vous pouvez blaguer, répondit Ferdinand,
-livrant son assiette, il n’est pas moins vrai que « la
-soupe nourrit le roman », selon un vieux proverbe.</p>
-
-<p>Et il décocha un rire de gratitude vers Marthe.</p>
-
-<p>— Mais oui, aucun concours n’est indifférent,
-affirma Griffon.</p>
-
-<p>Et il ajouta avec une bonhomie un peu soupirante :</p>
-
-<p>— Tu as tout ce qu’il faut pour bien travailler.</p>
-
-<p>La fourchette à servir fut posée d’un choc
-brusque : s’agissait-il d’une comparaison désobligeante ?</p>
-
-<p>Marthe s’empressa de bifurquer :</p>
-
-<p>— Catherine Bise aura très peu de liberté chez ses
-patrons, mais elle a promis de m’écrire ; j’attends
-sa correspondance avec une sorte d’appréhension…</p>
-
-<p>— Je vous conseille de prendre un air malheureux,
-s’écria madame Griffon, votre mari va
-devenir célèbre. Ce que je me goberais moi, d’être
-la légitime d’un grand écrivain !</p>
-
-<p>Elle s’exprimait un peu vulgairement, autant par
-disposition spontanée que par insuffisance de culture.
-Il lui aurait plu de parler faubourien comme
-Ferdinand, mais elle ne savait donner que l’accent
-« à traîne » ; le vocabulaire lui manquait. Elle
-n’appartenait ni au peuple, ni à la vraie bourgeoisie :
-son père était un petit employé obligé d’habiter
-« un vilain quartier », mais elle avait été élevée
-dans un pensionnat de demoiselles, à Saint-Mandé.</p>
-
-<p>Actuellement, il apparaissait surtout que le projet
-de Ferdinand frappait à l’extrême son imagination ;
-une certaine tension du front révélait même que
-« le roman fait » pourrait être un de ces gros
-lots qui causent du refroidissement entre chères
-amies.</p>
-
-<p>Ferdinand avait voulu fatiguer la salade qui
-n’était jamais mélangée à son goût. Griffon, un
-coude sur la table, concentrait sur lui un singulier
-sourire nerveux :</p>
-
-<p>— Mon vieux, la valeur de ton œuvre dépendra
-de la force avec laquelle tu aimeras Catherine et
-son enfant.</p>
-
-<p>Ferdinand offrit le saladier ; son regard émincé
-fila le long de son bras et, par-dessus la verdure,
-fureta le minois blond de madame Griffon :</p>
-
-<p>— Je n’ai pas vu Catherine, eh bien, je la sens,
-je l’ai dans la peau, appuya-t-il.</p>
-
-<p>La jolie Adèle haussa les paupières, en femme
-désobligée de ne pas constituer le seul point de mire
-de l’univers.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas jalouse ? demanda-t-elle de côté.</p>
-
-<p>La figure de Marthe attrapa un supplément de
-lumière :</p>
-
-<p>— Si j’avais à l’être, je serais jalouse de la littérature ;
-mais je souhaite que mon mari aime bien
-Catherine et son mioche : la pitié renforce les sentiments
-de famille. Quand j’ai tripoté des tout
-petits maladifs à l’ouvroir, je trouve meilleures, le
-soir, les joues de mes enfants.</p>
-
-<p>La bonne heurta Griffon d’un geste maladroit
-qui faillit attirer l’attention sur elle. A chaque instant,
-elle arrivait au bruit du timbre, muette et à
-pas mous, elle apportait et emportait les choses,
-sur de brèves indications et sans être vue, pour
-ainsi dire.</p>
-
-<p>— Il y avait longtemps que tu n’avais chanté ta
-couvée, dit Ferdinand moqueur.</p>
-
-<p>— Mes enfants sont plus beaux que toi, riposta
-sa femme par une feinte agression.</p>
-
-<p>— Ils vont se disputer, rit madame Griffon,
-montrant ses dents éblouissantes à son mari, avec
-une contorsion de chatte bien disposée.</p>
-
-<p>Un total épanouissement parcourut la barbe de
-Griffon :</p>
-
-<p>— Je sais bien qui pliera le premier.</p>
-
-<p>Les estomacs avaient leur compte.</p>
-
-<p>Le dessert. La soirée continuée, les coudes sur
-la table, sans façon.</p>
-
-<p>— Les gens ont tort qui, le repas fini, abandonnent
-la salle à manger lentement chargée d’effluves,
-déclama Ferdinand.</p>
-
-<p>Le meuble était agréable chez Griffon ; les chaises
-de bois tourné léger avaient un haut dossier légèrement
-renversé et des accoudoirs. Un vieux dressoir
-se hérissait de bonshommes normands sculptés
-avec une amusante naïveté.</p>
-
-<p>Madame Griffon montra, d’un clignement malicieux,
-à Marthe, un objet placé sur l’étagère du
-dressoir et chuchota, comme une enfant désobéissante :</p>
-
-<p>— Mon gain est toujours là.</p>
-
-<p>Il s’agissait d’un vase de fausse porcelaine de
-Chine qu’elle avait gagné à la foire aux pains
-d’épices. Elle affectait de le présenter à tout le
-monde, avec cette déclaration :</p>
-
-<p>— Le seul gain de ma vie.</p>
-
-<p>C’était une façon de taquiner son mari qui ne
-partageait pas son goût intrépide pour les chevaux
-de bois, les tirs et les loteries, et qui lui reprochait,
-à l’occasion, ses occupations vides, « même pas
-égoïstes, sans aucun profit ».</p>
-
-<p>Elle avait trouvé un mot très agaçant, mais très
-symbolique. Il y avait en vérité, dans le lot de
-fête foraine, comme un spécimen des aptitudes de
-la jolie femme.</p>
-
-<p>Ce soir, après le dîner, elle se sentait si bon
-cœur que, résistant à l’envie de contrarier son
-mari, elle avait parlé tout bas. La réponse de
-Marthe fut mise dans un baiser : « Hou ! la
-vilaine ! »</p>
-
-<p>Soudain, Adèle interrogea Ferdinand avec vivacité :</p>
-
-<p>— Comment allez-vous faire ?… Vous allez
-écrire : <i>Chapitre premier</i>… Ensuite, il va falloir
-rudement travailler, conclut-elle, sur un ton beaucoup
-moins enthousiaste.</p>
-
-<p>Et elle garda même une moue pénible.</p>
-
-<p>Griffon, qui rêvassait, trouva le joint de continuer
-sa pensée tout haut :</p>
-
-<p>— Les critiques ont coutume de dire d’un romancier
-médiocre « qu’il a besoin de travailler
-encore », on croirait qu’il n’a pas assez lu de traités
-littéraires. C’est comme si l’on disait d’un instituteur
-qu’il n’a pas assez étudié les manuels de
-pédagogie : la vraie pédagogie ne s’apprend pas
-dans les livres.</p>
-
-<p>Adèle contemplait toujours Ferdinand, la tête
-penchée, et semblait le trouver profondément « phénomène »
-depuis qu’il allait entreprendre un
-ouvrage exigeant une application matérielle si
-prolongée.</p>
-
-<p>Ferdinand ne put se dispenser d’adresser une
-réponse à cette admiration muette, tout en fumant
-d’un air capable :</p>
-
-<p>— Ah ! l’on n’est pas un monsieur ordinaire,
-quand on fait un roman. Nous avons un collègue, — Farandeau,
-tu connais ? — depuis dix ans, l’on
-entend murmurer « qu’il fait un roman ». On
-n’en sait pas plus ; seulement, il est officier de
-l’instruction publique et il a des mains trop molles,
-qui n’ont jamais touché à rien de lourd. Et puis,
-il ne parle que de ses fonctions animales, mais
-dans un style particulier. Par exemple, il dit : <i>je
-dors comme un bois</i>, et, les lèvres serrées, les yeux
-supérieurs et désabusés, il guette si vous faites le
-rapprochement voulu avec <i>la Belle au bois dormant</i>.
-Il a une physionomie tellement ingrate que
-l’on ne devine pas s’il plaisante ou s’il sent comme
-ça… il doit sentir comme ça.</p>
-
-<p>Le décor de la table changeait : les tasses après
-les verres ; des carafons verts et jaunes après les
-bouteilles rouges. La sonorité de la rue entretenait
-l’impression de l’hiver extérieur : la trompe des
-tramways, <i>la Presse</i>, couraient lointainement, diminuaient,
-s’évanouissaient, puis le vent gelé
-apportait des clameurs neuves grossissantes, au
-galop.</p>
-
-<p>Catherine Bise et son enfant reprenaient la prépondérance
-dans la conversation, et se mêlaient
-au cliquetis d’intimité des cuillers à café.</p>
-
-<p>— Pourvu qu’elle supporte la séparation,
-d’abord !… Une allumette ? tiens.</p>
-
-<p>On discuta des moyens à employer pour qu’un
-enfant fût bien soigné en nourrice.</p>
-
-<p>La bonne fonctionnait, en tortillant la tête sur
-son cou trop court, avec une indicible application,
-comme si les paroles étaient en duvet et qu’elle
-cherchât à s’y frotter le plus possible. Ignorée derrière
-le haut dossier des chaises, elle marchait, elle
-marchait et, selon le dialogue, elle envoyait une
-poussée de joue vers Marthe, une poussée de joue
-vers Griffon.</p>
-
-<p>Il est rare que l’on ne formule pas une trouvaille
-au moment de se séparer. Ce fut la maîtresse de la
-maison : le roman inspiré de Catherine devait être
-mis sur chantier sans délai, eh bien ! dès qu’un
-fragment serait composé, M. Prestal pourrait venir
-le lire aux Griffon !</p>
-
-<p>— Mais oui ! Ce serait excellent à tous les points
-de vue.</p>
-
-<p>Debout, on gesticula de satisfaction :</p>
-
-<p>— Permettez ; il y a loin du projet à la réalisation.</p>
-
-<p>— Je suis sûre que ce sera très épatant.</p>
-
-<p>Marthe n’oubliait jamais de faire une discrète
-apparition dans la cuisine. Tiens ! la bonne était
-nouvelle ! Et Marthe vit que cette fille avait exactement
-une tête de tortue, plate, allongée dans le
-sens du nez à la nuque, la bouche fendue en claquoir.
-Mais quoi ? Ce n’étaient pas les vingt sous
-d’usage qu’elle attendait ! Grâce à son expérience
-de l’ouvroir, Marthe crut saisir que la bonne sollicitait
-une autre bienveillance, avec une avidité de
-tortue drôlement mobile. Supposition : une mendiante
-qui aurait vu secourir d’autres pauvresses et
-qui, muette, mutilée, ne pourrait qu’agiter désespérément
-sa tête pour attirer l’attention à son
-tour.</p>
-
-<p>Mais Marthe n’eut pas le temps.</p>
-
-<p>Ferdinand criait dans l’antichambre :</p>
-
-<p>— Allons, tu viens ?… Entendu, l’on vous
-apportera ici Catherine et son moutard enveloppés
-dans du papier… au revoir, mon vieux…</p>
-
-<p>— Au revoir…</p>
-
-<p>— A bientôt… Catherine…</p>
-
-<p>— Bonne réussite… l’enfant…</p>
-
-<p>A cause des bourrelets, la porte joignit avec un
-coup sourd de chair écrasée.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Avant de se coucher, à minuit, Ferdinand prépara
-sur sa table du papier blanc coupé d’une certaine
-dimension.</p>
-
-<p>Il écrivait dans le salon donnant sur la rue
-Saussure. L’appartement comprenait une autre
-pièce sur le devant : la salle à manger, remarquable
-par le cuivre luisant de la suspension et du poêle
-de faïence et, sur la cour, deux chambres à coucher.</p>
-
-<p>Trois « têtes » grandeur nature, encadrées, caractérisaient
-le salon : Balzac et Tolstoï accrochés au
-mur de chaque côté de la bibliothèque et Dickens,
-près d’une fenêtre, face à la cheminée. Ferdinand
-avait acheté ces portraits dans l’exaltation d’avoir
-touché les fameux cinquante francs de sa nouvelle.
-L’occasion avait déterminé son choix ; il aurait
-aussi bien pris Zola, Dostoievsky et Ibsen. Il
-en plaisantait :</p>
-
-<p>— On voit tout de suite chez qui l’on entre ; et,
-si l’on veut apprécier mes œuvres, on sait à qui
-me comparer.</p>
-
-<p>Il n’avait jamais fouillé le détail de ces gravures.</p>
-
-<p>Ce soir-là, quand il eut donné à son papier le
-format indispensable, comme il tournait encore
-pour chercher de l’encre fraîche, il s’aperçut, au
-bout d’un an, que le menton de Dickens était
-balafré comme par un projectile.</p>
-
-<p>« C’est normal de ne pas examiner à fond les
-objets d’art que l’on possède chez soi, réfléchit-il
-narquoisement, on a le temps de les étudier, on a
-toute sa vie pour ça ; l’important c’est de les avoir
-achetés et mis en place. »</p>
-
-<p>Plusieurs secondes, il resta en contemplation ;
-et son front, par une accumulation de fluide, se
-gonflait, se déformait : indice de l’appétit littéraire
-unique, exclusif.</p>
-
-<p>Quand il se décida à passer dans la chambre à
-coucher, Marthe était déjà au lit ; les sorties du
-soir la fatiguaient beaucoup après son service de
-l’ouvroir. Malgré un pesant besoin de sommeil,
-elle attendait son mari, les yeux patients vers la
-porte.</p>
-
-<p>Elle le saisit, d’un regard direct de femme,
-abrité sous les cils.</p>
-
-<p>Alors, sur le ton acquitté d’une personne qui
-sait ce qu’elle voulait savoir, elle dit :</p>
-
-<p>— Eh bien, tu en fais un front !</p>
-
-<p>Et elle s’endormit tout de suite.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">III</h2>
-
-
-<p>La semaine suivante, un mardi, comme Marthe
-rentrait à cinq heures et demie, avec ses enfants
-cueillis à l’école en passant, madame Griffon arriva,
-en surprise, un bouquet de mimosas à la main.</p>
-
-<p>— Vous êtes bien aimable, remercia Marthe,
-j’adore les fleurs… et puis l’hiver les rapproche de
-nous, un peu comme des créatures frileuses…
-Excusez-moi, une minute, je mets un morceau de
-viande sur le feu.</p>
-
-<p>Madame Griffon embrassait Albert et Georges
-et leur abandonnait son superbe tour de cou en
-fourrure.</p>
-
-<p>— Amusez-vous avec la « bête ».</p>
-
-<p>Ils ne devaient pas tarder à rire aux dépens de
-la bête, mais avant, ils admirèrent la visiteuse,
-comme une image, à cause de son costume tailleur,
-gros vert, à lignes raides, tandis que leur mère,
-habillée de confection, était en noir lâché, qui
-allait avec leurs tabliers de classe.</p>
-
-<p>— Asseyez-vous donc près du feu, dit Marthe,
-revenant toute parfumée d’oignon.</p>
-
-<p>— Figurez-vous que j’ai reçu un télégramme
-de madame de Mireille, mais je ne veux plus de
-ses rendez-vous ; elle est mon mauvais génie…
-Alors, j’ai sauté dans une voiture, de peur de
-changer d’idée en chemin, et me voici. Je vous
-prierai de me prêter un livre bien écrit, pour
-donner satisfaction à mon mari… Les siens, je les
-ai déjà feuilletés… et comme ses romans sont
-mêlés avec ses bouquins de philosophie, il me
-semble qu’ils ont pris le goût embêtant.</p>
-
-<p>— Tout ce que vous voudrez, consentit Marthe,
-en montrant la bibliothèque, un grand meuble à
-quatre portes, qui occupait le fond du salon.</p>
-
-<p>La visiteuse se planta devant les vitres pendant
-que le rissolage appelait son amie à la cuisine, et
-elle criait à travers l’appartement :</p>
-
-<p>— C’est joli <i>Germinal</i> ?… Vous pouvez lire les
-Russes ?… Moi, toutes les traductions m’ennuient,
-sauf le bonhomme là-bas : Charles Dickens. Et
-d’abord, je ne lirais pas d’étrangers quand on me
-paierait, parce que mon mari ne trouve jamais
-que je prononce bien leur nom… vous comprenez,
-ça suffit…</p>
-
-<p>A six heures et demie, arrivée de Ferdinand.
-Poignées de main, banalités familières.</p>
-
-<p>— Ce que vous avez le nez rouge !</p>
-
-<p>— Je m’assortis à vos cheveux.</p>
-
-<p>Rien ne taquinait la blonde Adèle, comme de
-prétendre qu’elle était rousse.</p>
-
-<p>Le regard de Ferdinand était peut-être trop
-indifférent ; comme d’un chat qui n’aimerait pas
-le lait, censément.</p>
-
-<p>— Quelque chose de gondolant ? <i>Les Moralités
-légendaires</i> de Laforgue.</p>
-
-<p>Madame Griffon lut deux lignes, tira la langue :</p>
-
-<p>— Vous êtes méchant… Je prends <i>Germinal</i>
-et je me sauve du côté de mon dîner ; il est
-temps ! Mon mari va encore être rentré avant
-moi.</p>
-
-<p>Elle haussa les épaules sur sa propre négligence
-d’épouse.</p>
-
-<p>— Heureusement qu’aujourd’hui j’ai l’excuse de
-m’être attardée en bonne compagnie.</p>
-
-<p>— Albert ! Georges ! gronda Marthe, n’arrachez
-pas cette fourrure. Vite, une feuille de papier
-pour envelopper le livre. Il est plein de poussière ;
-cela vient de notre poêle mobile.</p>
-
-<p>— Ah ! oui, railla Ferdinand, il y a une
-horrible difficulté : en hiver, il faut opter entre le
-froid et la poussière ; si l’on écoutait ma femme,
-on renoncerait à la chaleur.</p>
-
-<p>— Ni plus, ni moins… avoua Marthe.</p>
-
-<p>Les époux riaient d’un de ces différends vulgaires
-qui surgissent dans les ménages les mieux unis.</p>
-
-<p>Madame Griffon, au milieu du salon, balançait
-entre son amie qui enveloppait <i>Germinal</i> près de
-la fenêtre, et Ferdinand adossé à la bibliothèque ;
-on l’eût dite embarrassée d’exposer le véritable
-objet de sa visite.</p>
-
-<p>— Et votre roman, monsieur Prestal, il avance ?</p>
-
-<p>Ferdinand ne put s’empêcher d’adresser un
-regard amusé à sa femme, tellement la question
-était bonne.</p>
-
-<p>— Fichtre ! implora-t-il, laissez-moi encore
-une semaine. Et puis, il me manque tout de même
-d’avoir vu Catherine Bise de mes yeux.</p>
-
-<p>La visiteuse soupira, comme s’il eût dépendu
-d’elle de présenter Catherine :</p>
-
-<p>— Si j’avais été une personne méritante comme
-madame Prestal…</p>
-
-<p>Un rire frais éclata :</p>
-
-<p>— Je n’ai aucun mérite, croyez-moi ; je suis
-plutôt une égoïste, attachée à sa petite tranquillité.</p>
-
-<p>Mais, madame Griffon continua, décidée malgré
-tout à une contrition nécessaire et soutenant ses
-yeux en détresse à ceux de Tolstoï :</p>
-
-<p>— Si j’avais été plus méritante, j’aurais pris
-Catherine chez moi, comme bonne ; mais c’est
-impossible. Elle n’a peut-être rien fait pour être
-malheureuse… et moi qui chante tout le temps et
-qui ne fais pas grand’chose de sérieux… Est-ce
-drôle ? sitôt que je me suis représenté Catherine
-dans ma maison, j’ai senti une gêne, comme
-quelqu’un qui a pris deux parts. Et mon mari si
-disposé aux actions mirobolantes a trouvé impossible
-aussi que nous recueillions Catherine Bise.
-Par quel motif, lui ? Je n’ai pas deviné. Mais,
-dites donc, au revoir, les gens.</p>
-
-<p>Et la jolie femme secoua les mains folâtrement,
-soulagée, quitte d’une dette imaginaire. <i>Germinal</i>
-oublié resta sur un fauteuil.</p>
-
-<p>Ferdinand, qui avait fermé la porte derrière
-elle, rouvrit en entendant des exclamations dans
-l’escalier :</p>
-
-<p>— Ah ! vous allez chez les Prestal ?</p>
-
-<p>Une voix d’homme forte et ironique :</p>
-
-<p>— Non ! je monte voir une bonne au sixième.</p>
-
-<p>Il se retourna et annonça, sans plaisir, à
-Marthe :</p>
-
-<p>— Voilà Chaupillard.</p>
-
-<p>L’arrivant était un beau garçon, dans la trentaine,
-grand, brun, l’air intelligent, mis avec une
-élégance aisée de <span lang="en" xml:lang="en">clubman</span>. Mais un intraduisible
-cachet de malveillance détruisait généralement
-l’effet de ses avantages physiques et de son affectation
-souriante. On le sentait étranger à tout
-échange de sympathie ; visiblement même, sa personnalité
-avait de tels griefs contre l’univers que le
-sexe féminin n’obtenait de lui qu’une infime
-attention.</p>
-
-<p>— Bonjour, Prestal.</p>
-
-<p>Il s’installa dans le salon, à la place de Ferdinand,
-un coude sur la table.</p>
-
-<p>— Ils grandissent toujours ces deux bonshommes-là…
-ah ! mon cher, les courses de Nice,
-quelle déveine ! Un cheval qui allait de succès en
-succès, au moment décisif le voilà fourbu…</p>
-
-<p>— La rosse Tarpéienne… modula Ferdinand
-resté debout.</p>
-
-<p>Chaupillard fit la grimace.</p>
-
-<p>— Bonjour, madame, dit-il à Marthe qui ne
-s’était pas pressée de quitter sa cuisine. Je viens
-de rencontrer la petite Griffon, elle ne divorce
-toujours pas ?</p>
-
-<p>— Vous le savez mieux que personne, affirma
-Ferdinand, puisque vous êtes de ceux qui lui conseillent
-de ne pas lâcher…</p>
-
-<p>— Tiens ! s’écria Marthe, sur quoi est-ce que
-je marche ?</p>
-
-<p>— Maman, c’est pas moi, c’est Albert, déclara
-Georges.</p>
-
-<p>Sur le tapis, gisait un des yeux en verre jaune
-de « la bête ».</p>
-
-<p>— Vous travaillez ? demanda Chaupillard à
-Ferdinand.</p>
-
-<p>— Comme ci, comme ça, répondit celui-ci qui
-s’assit contre la bibliothèque.</p>
-
-<p>Puis, après une hésitation, sachant qu’il aurait
-mieux fait de se taire :</p>
-
-<p>— J’ai commencé un roman.</p>
-
-<p>Chaupillard se leva aussitôt, animé, verbeux,
-tel un homme « à son affaire », qui traite un
-sujet de prédilection :</p>
-
-<p>— Vous n’y pensez pas ?… Vous offrir en pâture
-à la clique des imbéciles ? Car enfin, moi, j’en
-ai publié un de roman ; vous savez à quelle bande
-d’idiots j’ai eu affaire ! les éditeurs des canailles ;
-les critiques, tous plus crétins les uns que les autres ;
-quant au public, un ramassis qui n’existe
-pas… Croyez-moi, laissez ça ! Vous avez du talent,
-c’est entendu ; gardez-le pour vous.</p>
-
-<p>Marthe était retournée préparer son dîner. Le
-visiteur faisait des pas devant Ferdinand assis, il
-allait jusqu’à la cheminée prononcer une phrase
-devant la glace, il revenait, les pouces dans les
-poches de son gilet, le menton menaçant. Il vociférait
-à plein gosier, mais sans vibration :</p>
-
-<p>— Parbleu ! continua-t-il, une porte se rencontre,
-il n’y a qu’à pousser, l’on entend du bruit :
-« Eh ! là bas, moi aussi, j’arrive, j’en suis », et l’on
-entre dans l’enfer ! Mais, malheureux, d’abord, il
-y a une chose à laquelle vous ne songez pas : la
-vie va être suspendue à cette question : le roman
-se fera-t-il ? Jusqu’alors, vous avez pu facilement
-répondre de votre prétention aux yeux du monde :
-« j’écris des nouvelles », deux ou trois suffisent :
-l’on est bien le monsieur affiché. Mais là, dire :
-« je fais un roman », quelle imprudence ! Fournir
-un moyen grave d’estimation, se mettre en demeure
-soi-même !</p>
-
-<p>Ferdinand, les jambes croisées, appuyé au dossier
-renversé, souriait, esquissait des gestes, sachant
-inutile de placer une parole ; il comparait
-Chaupillard à un invité qui courrait çà et là casser
-les fleurs du jardin.</p>
-
-<p>Celui-ci, en effet, trouvait des morceaux de vérité
-décourageante :</p>
-
-<p>— Alors, nuit et jour, dans la maison, dans la
-rue, une obligation inquiétante va dominer votre
-existence à tous. Le temps, les choses et les gens
-seront là, désormais, créanciers : vous préparez un
-roman ! Bien, nous attendons. Votre mari, votre
-père a entrepris un roman ? Bien, nous verrons.
-Une dette vous poursuivra… et quand vous aurez
-payé, on se fichera de vous.</p>
-
-<p>Marthe vint sourire à la porte du salon :</p>
-
-<p>— Vous êtes donc toujours mécontent, monsieur
-Chaupillard ?</p>
-
-<p>Il s’aperçut qu’elle commençait à mettre le couvert.</p>
-
-<p>— Diable ! je vous empêche de dîner. Je me
-sauve. Alors, mon cher, vous avez un sujet ?</p>
-
-<p>— Dame ! sans doute… une fille-mère…</p>
-
-<p>— Oui, on se figure toujours qu’on a un sujet
-magnifique, et puis, au bout de dix pages, on sèche.</p>
-
-<p>Ferdinand se pencha, les paumes sur les genoux :</p>
-
-<p>— Mais je n’invente pas, moi ! Alors je suis sûr
-de ne pas sécher, comme vous dites si bien. Mon
-héroïne vit, pas loin d’ici.</p>
-
-<p>Marthe arriva à la rescousse, pour dépiter Chaupillard :</p>
-
-<p>— Voici une lettre de ce matin.</p>
-
-<p>Et elle lut, tout debout, dans l’encadrement de
-la porte.</p>
-
-<p>« Madame, je vous remercie de m’avoir placée,
-maintenant je suis tranquille. Mais, tout à coup,
-je pense que je n’ai plus mon enfant. Je n’ai pas
-beaucoup de force, en ce moment, mais quand
-j’aurai repris l’habitude de manger, sans doute
-que je serai solide ; alors, si c’était un effet de
-votre bonté, j’aimerais mieux du travail à la campagne,
-n’importe quoi, fille des champs, dans le
-pays où est mon petit Émile. Je sais qu’il est bien
-et en bon air, et, comme l’a dit le médecin de
-l’ouvroir, il lui faut absolument la pleine campagne
-à cause de son anémie. Mais chaque jour que
-je ne le vois pas me perd le cœur. Et parce que,
-madame, c’est bon de manger, c’est bon un lit,
-alors voilà mon enfant tout aussitôt qui vient dans
-mon idée ; et je ne peux pas profiter ; je me dis :
-et mon petit ? On me l’a pris ! on me l’a pris !
-pas autre chose et n’y a plus que des larmes qui
-coulent. Faut que je me remette à peiner à l’ouvrage
-pour détourner mon chagrin, autrement,
-tant que j’ai du bon, je pleure. »</p>
-
-<p>— Vous allez orchestrer ça ? demanda Chaupillard,
-méprisant cette pauvre niaiserie et l’usage
-que l’on voulait en faire.</p>
-
-<p>Sa prestance (une indéniable noblesse physique),
-donnait au sarcasme une virulente accentuation.</p>
-
-<p>Le sourire de Ferdinand rentra presque complètement.</p>
-
-<p>Mais l’offense atteignit si bien Marthe qu’elle
-s’empourpra et, comme par l’antagonisme d’une
-autre noblesse, elle répliqua passionnément :</p>
-
-<p>— Vous supposez que nous ramassons la douleur
-pour en jouer, pour en tirer bénéfice ! Ce
-serait en effet assez bas. Vous saurez qu’il y a deux
-ordres de faits absolument différents ; d’une part,
-nous cherchons à rendre service matériellement à
-Catherine, nous essayons d’arrêter là sa misère,
-loin de la suivre pour en extraire du développement.
-D’autre part, que Ferdinand mette la détresse passée
-en roman, ça ne cause aucun tort à Catherine :
-et il veut la réhabiliter, elle, et il veut défendre
-toutes ses pareilles. D’aucune façon, il n’y a <i>profit</i>
-au sens où vous l’entendez.</p>
-
-<p>Agressive, la lettre au poing, elle n’obtint de
-Chaupillard qu’une acceptation dubitative, mêlée
-à l’amabilité de la retraite.</p>
-
-<p>Derrière lui, Marthe qui détestait « l’homme »,
-mais qui aimait « le confrère de son mari », déclara
-d’un ton amusé, réconcilié :</p>
-
-<p>— Vraiment, je ne discerne d’autre motif à sa
-visite que celui-ci : il avait flairé une occasion de
-démolir.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Chaupillard résolut d’aller le soir même chez
-Griffon à l’improviste. C’était ainsi : il oubliait les
-gens pendant des mois, puis, tout à coup, comme
-par la nécessité de remplir une mission vengeresse,
-il décidait de les voir, sans différer.</p>
-
-<p>Il dîna rapidement pour trente sous dans une
-mauvaise gargote du quartier. Puis, choisissant
-un chemin mal éclairé, avec son air olympien et
-grognon, il accepta une rencontre dans un garni
-de dernier ordre, d’où il sortit au bout de dix minutes,
-exactement, après une dépense de trois
-francs. Il alluma un havane de soixante centimes,
-au bureau de tabac, tout près de chez Griffon, et
-il se présenta, en pleine possession de sa physionomie
-hostile à la piètre humanité.</p>
-
-<p>— Vous prendrez un peu de liqueur, en fumant ?
-offrit Griffon.</p>
-
-<p>— Non, non, je viens de dîner, refusa Chaupillard.</p>
-
-<p>Et sa mimique indiqua qu’il avait consommé
-jusqu’au cou.</p>
-
-<p>La charmante Adèle portait un peignoir fanfreluché
-qu’elle aurait aimé voir admirer par l’élégant
-personnage, mais ses yeux d’homme supérieur
-restèrent à des distances incommensurables
-des babioles féminines.</p>
-
-<p>— Oui, j’ai profité de ce que j’étais dans le
-quartier ; je viens de chez ce malheureux Prestal ;
-figurez-vous qu’il a la folie d’entreprendre un
-roman.</p>
-
-<p>— Mais, affirma Griffon, je trouve que ça lui
-va très bien ; aucune difficulté ne le rebutera : c’est
-l’écrivain tenace, accroché aux heures et ne voulant
-pas les laisser partir sans résultat. Jamais de
-chômage, ni fêtes, ni dimanches…</p>
-
-<p>Chaupillard haussa les épaules :</p>
-
-<p>— Je sais bien : une visite inattendue lui fait
-l’effet d’un emprunt gênant ; il calcule le temps
-que ses amis lui coûtent et il le reprend sur son
-sommeil. Je connais ça mieux que vous, voilà dix
-ans que je suis ses louables efforts dans des revues
-ataxiques.</p>
-
-<p>— C’est d’ailleurs comme rédacteur de ces revues
-paralytiques que vous êtes devenu son ami,
-inséra Griffon, délicatement.</p>
-
-<p>Chaupillard permettait à Griffon de parler et
-criait moins fort chez lui que chez Ferdinand ; il
-continua sans se déconcerter :</p>
-
-<p>— Les parents de Prestal étaient des ouvriers
-promus fabricants, mais ses grands parents étaient
-gens de la terre et il tient d’eux des vertus crochues
-que je ne trouve pas si épatantes ; il chipe
-des notations comme les autres ramassaient du
-crottin.</p>
-
-<p>Madame Griffon boudait, enfoncée dans un fauteuil,
-à cause de l’effet raté de son incomparable
-peignoir ; cependant le fond du débat, la question
-du roman, tirait sa curiosité de force.</p>
-
-<p>Chaupillard devenait intéressant :</p>
-
-<p>— Prestal veut instaurer définitivement la vie
-intellectuelle chez lui, mais la vie matérielle va
-protester : ah ! mais non, à moi toute la place ! Et
-la vie domestique, civile et administrative n’est pas
-seule à réclamer ses droits. Le jour où l’on veut
-créer un être spirituel, — malgré l’admiration et le
-désir de le voir naître, cet enfant du cerveau, — un
-égoïsme affectueux, puissant, intraitable, contraint
-la famille à se défendre contre lui. J’ai été abominablement
-tracassé par mes parents ; qu’est-ce que
-ça aurait été, si j’avais eu femme et enfants !</p>
-
-<p>— Quant à ça, déclara Griffon, sur un ton de
-persiflage, la femme de Ferdinand est originaire
-directement d’un pays de nourrices professionnelles
-et, par atavisme transposé…</p>
-
-<p>— Oui, elle a une espèce de bonté vache laitière…</p>
-
-<p>— Et, mon cher, quelle union : Ferdinand et
-Marthe ! Lui, accaparant tout le disponible à sa
-portée, soumettant la vie même des siens à son
-œuvre de personnalité. Elle, cédant tout son moi,
-n’ayant d’exigence que pour le bien de la communauté !
-Mais c’est d’un magnifique espoir pour la
-littérature !</p>
-
-<p>Chaupillard enfonça ses mains dans ses poches,
-bien résolu à emporter ses convictions :</p>
-
-<p>— Moi, je vois un ménage de petits bourgeois,
-d’une pingrerie spéciale, je l’avoue ; mais il ne
-suffit pas d’être grippe-sou et têtu pour devenir un
-Rothschild… Du reste, je ne souhaite que du bien
-à Prestal… quand on a eu comme moi affaire à la
-tourbe des imbéciles…</p>
-
-<p>Avant de prendre congé, il s’esclaffa formidablement :</p>
-
-<p>— Et monsieur Ferdinand Prestal entend faire
-un roman héroïque, un roman à exemple ! J’ai vu
-ça à son aspect, à l’animation phraseuse de madame !
-Eh bien, nous allons rigoler, l’avenir est
-plein de promesses ; nous avons trois choses à
-attendre : notre conquérant se cassera le nez tout
-simplement devant le vulgaire et suprême obstacle :
-son bureau et son ménage l’empêcheront
-d’aboutir ; ou bien, il arrachera tant bien que mal
-son nombre de pages, mais ne trouvera pas d’éditeur ;
-ou bien, s’il franchit les deux premiers défilés…
-je demande à le voir l’exemple, le résultat !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IV</h2>
-
-
-<p>Ce matin-là, Marthe, ayant mis le chocolat au
-feu, se hâtait d’épousseter la salle à manger. Albert
-vint dire sur le seuil :</p>
-
-<p>— Maman, je ne sais pas faire mon problème.</p>
-
-<p>— Demande à ton père…</p>
-
-<p>Elle se reprit aussitôt avec la précipitation d’une
-personne qui, par oubli, allait causer une perte
-irréparable.</p>
-
-<p>— Non, ne le dérange pas.</p>
-
-<p>Elle considéra d’un regard religieux le salon où
-Ferdinand écrivait, face aux fenêtres, ayant le
-Dickens à sa droite, la bibliothèque avec le Balzac
-et le Tolstoï derrière sa chaise.</p>
-
-<p>Le problème expliqué, Georges eut un bouton à
-recoudre.</p>
-
-<p>A sept heures et demie, comme Ferdinand avait
-rangé ses papiers, elle entama la conversation,
-une chaussure à la main, devant le cabinet de toilette.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Elle avait toujours quelque chose à raconter et
-les faits les plus ordinaires devenaient notables à
-la reproduction. Ferdinand s’en était aperçu, puis
-il avait fini par tourner la constatation toute à sa
-propre louange :</p>
-
-<p>— Un cheval, un arbre sur pied ne nous intéressent
-pas ; sur toile, leur vérité nous charme.
-Nous n’avons pas le temps de regarder la nature,
-mais nous prenons la peine de lire. C’est que notre
-attention paresseuse au milieu de trop de richesses
-demande à être servie ; de là, le métier si important
-de <i>fixeur d’attention</i> : peintre, dessinateur,
-romancier.</p>
-
-<p>Quant à lui, — depuis que ce soin avait si bien
-profité à la confection de ses nouvelles, — il écoutait
-Marthe comme un voleur ; de plus, resserrant
-son butin chichement, il ne lâchait guère que des
-paroles intéressées, avare jusqu’à refuser presque
-les petites banalités par quoi, dans la maison, entre
-mari et femme on s’effleure, on s’assure qu’il
-n’existe pas de dissension. Cependant, il s’ingéniait
-à bavarder de temps en temps, par devoir de réciprocité, — et
-tout au fond, par cette réflexion que
-la pratique du discours n’est pas sans utilité pour
-un écrivain ; le bureau lui fournissait quelques
-détails à éplucher, le soir de préférence :</p>
-
-<p>— Figure-toi que nous l’avons échappé belle,
-cet après-midi : un amas de dossiers périmés a
-failli être incendié par une fuite de gaz ! Le chef
-sera longtemps avant de reprendre son teint jaunâtre
-assorti aux boiseries, le pauvre homme est
-resté tout vert-de-gris. Pense donc : si notre
-recueil de chinoiseries avait été détruit, nous
-en étions réduits à traiter les affaires avec le simple
-bon sens !</p>
-
-<p>Marthe ne calculait pas ; au lieu de repasser en
-soi-même les actes journaliers, comme fait chacun,
-elle pensait tout haut en regardant Ferdinand.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— J’ai le placement d’un vieux caleçon à Albert,
-dit-elle en brossant, figure-toi qu’une hospitalisée
-d’hier est sans linge par ce froid terrible. Je crois
-que l’adresse de l’ouvroir lui a été donnée par
-maman : « une dame d’Asnières qui reçoit parfois
-vos deux petits garçons », m’a-t-elle dit. Elle ressemble
-à un masque japonais, elle a quarante-neuf
-ans, des moustaches et des gros sourcils gris
-et, à peu près le développement physique d’Albert.
-<i>Avant de tomber si bas</i>, elle exerçait la profession
-de colleuse d’affiches, elle faisait neuf heures de
-promenade par jour, avec, en guise de falbalas, un
-pot en fer, un pinceau, une échelle et une musette
-remplie de placards. Les confidences ne lui coûtent
-pas : « J’ai toujours été maigre comme ça, même
-dans le temps de mon premier mari où c’était
-assez rare de manquer un repas. Mes deux maris
-m’ont dit la même chose au bout de deux jours :
-on sera bons amis tant que tu voudras, mais pour
-ce qui est de la farce, on ne peut pourtant pas
-rire avec un squelette. »</p>
-
-<p>Marthe alla changer de brosse dans la cuisine.
-Ferdinand courut, le torse nu, griffonner une
-note sur la table du salon.</p>
-
-<p>La brosse changée glissait brillamment, d’un
-accompagnement alerte :</p>
-
-<p>— Je lui trouvais l’air avare, cachottier, auprès
-des autres hospitalisées ; j’ai fini par savoir ; elle
-m’a cligné de l’œil dans un coin, avec un indicible
-bonheur : « C’est un riche avantage d’être maigre
-par le froid ; si j’étais moitié plus grosse, je serais
-le double plus nue ».</p>
-
-<p>Marthe n’altérait par aucune transition le débobinement
-de sa pensée.</p>
-
-<p>— Le lendemain de Noël, si j’ai demi-congé,
-je me propose d’aller surprendre Catherine chez
-ses patrons, avec les enfants. Maintenant, je suis
-très amie avec la fille de ma directrice ; elle m’a
-raconté sa visite de jeudi chez une dame patronnesse :
-« Il y avait un canapé comme du beurre,
-et l’air sentait le gâteau, et l’on croyait que la soie
-des rideaux allait poisser comme des berlingots ».
-Elle m’a résumé son impression au milieu d’un
-éclat de rire blond et rose : « On est bien là dedans,
-comme la main dans une poche neuve ».</p>
-
-<p>A huit heures et quart, Ferdinand servi — mouchoir,
-col, nœud de cravate, — les enfants
-inspectés : ongles et ourlets d’oreilles, Marthe fila
-au plus vite, préoccupée de ses gants troués qui
-n’en étaient pourtant qu’à leur troisième hiver ; elle
-achevait toujours de s’habiller dans la rue. Près
-de l’école, rue Boursault, après avoir quitté les
-enfants, elle rencontra un des instituteurs, et, sincèrement,
-comme quelqu’un qui n’est pas encore
-tout à fait tiré de la paresse du matin, elle
-dit :</p>
-
-<p>— Mais oui, monsieur, je me dépêche, il va
-falloir commencer la journée.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Au bureau, Ferdinand trouva son ami Griffon
-très peiné : une nouvelle frasque d’Adèle, juste au
-moment où, satisfait des apparences, il commençait
-à s’organiser une occupation de mari tranquille :
-entouré de livres, il songeait à critiquer des œuvres
-littéraires au point de vue spécial de leur portée
-sociale. Et crac ! sa pensée était tiraillée de force
-par l’imbroglio des absences de sa femme.</p>
-
-<p>Les employés, sujets aux épanchements, s’asseyaient
-dans le couloir sur un grand coffre en
-bois où logeait le combustible. Là, ils ne cessaient
-pas d’être présents ; les allées et venues des garçons,
-des collègues, des chefs, du public leur indiquaient
-l’instant où ils devaient se précipiter vers le porte-plume.</p>
-
-<p>Griffon parlait bas, les avant-bras sur les genoux :</p>
-
-<p>— Elle renoue je ne sais quelles aventures avec
-cette détestable madame de Mireille. Je l’ai encore
-suppliée : séparons-nous, tu vois bien, nous nous
-rendons l’un l’autre malheureux. Non ! je suis
-condamné à cette existence cahotée. Ah ! mon vieux
-tu as de la chance d’être bien marié, quoi qu’en
-dise Chaupillard.</p>
-
-<p>Et Griffon développait un thème coutumier :</p>
-
-<p>— Une bonne compagne peut faire un grand
-artiste d’un simple praticien, une mauvaise compagne
-tue le génie le plus vivace. La pensée, pour
-rayonner, a besoin d’une atmosphère de sécurité,
-de bienveillance… Et ce n’est pas un paradoxe de
-dire que la femme améliore un artiste par les
-vêtements qu’elle lui raccommode… Tu travailles…</p>
-
-<p>Passa un vieillard égaré, à la recherche d’un
-introuvable garçon de bureau. Ferdinand, penché,
-une main sur le coffre, secoua la tête :</p>
-
-<p>— Il ne faut pas exagérer ; je suis diantrement
-gêné dans mes entournures. Parviendrai-je à
-pondre mon roman ? Il me manque des rentes.</p>
-
-<p>— Non, non et non ! se fâcha Griffon. Est-il
-possible de ne pas comprendre ? Le jour où tu
-vivrais de tes rentes, tu serais bien moins impressionnable,
-et l’art, sous toutes ses formes, c’est
-l’exposé vécu de la douleur.</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! contesta Ferdinand, avec le geste
-de s’égoutter les doigts, quoi de plus artistique
-que la froide beauté plastique !</p>
-
-<p>— Mais, mon vieux, triompha Griffon, la plus
-impeccable femme nue de marbre est due à la
-torture du désir chez l’artiste, et c’est aussi l’exposé
-<i lang="la" xml:lang="la">a contrario</i>, de la douleur, ou, si tu préfères, du
-bonheur impossible à atteindre.</p>
-
-<p>Ferdinand, le visage éclairé d’un sourire intérieur,
-feignait un parti pris irréductible, par
-amitié. Au moins, pendant que Griffon discutait,
-il oubliait ses griefs domestiques, il ressaisissait
-sa personnalité ; ses coudes enlevés de ses genoux
-s’agitaient, agressifs :</p>
-
-<p>— Mais mon vieux, tu ne sauras me faire
-craquer d’admiration devant la magnificence de
-Vanderbilt, si tu n’as pas un peu crevé de faim.
-Nos sensations ne sont que du relatif : célébrer la
-beauté, c’est accuser la laideur.</p>
-
-<p>Le vieillard perdu approchait de nouveau.</p>
-
-<p>— Va te promener ! lança Ferdinand, en
-manière d’avis contraire.</p>
-
-<p>Le vieillard qui longeait le côté des fenêtres
-s’arrêta net, vira et parut entreprendre de compter
-les innombrables ouvertures symétriques sur la
-cour carrée. Une horloge marquait onze heures, il
-régla sa montre soigneusement, il sifflota même,
-comme un flâneur qui parcourrait le bâtiment pour
-son plaisir.</p>
-
-<p>Pendant qu’il tournait le dos, un garçon de
-bureau passa, avec une allure « de couloir » : une
-allure qui fuit l’interview, rapide, affairée. Le
-vieillard devina l’ombre glissante… trop tard ! les
-basques bleues disparaissaient derrière une de ces
-portes interdites dont le bouton n’a pas d’arrêt
-pour les mains profanes. Le vieillard guigna les
-deux employés sur le coffre, et s’éloigna : le brun
-barbu parlait avec trop de véhémence.</p>
-
-<p>Ferdinand avait reconnu par expérience un <i>public</i>
-égaré. Comme les allégations de Griffon n’étaient
-pas nouvelles et ne pouvaient pas servir dans son
-roman, il contracta les sourcils, en auditeur terrible,
-et laissa évader son attention. « Les gens perdus sont
-toujours timides, pensa-t-il ; d’ailleurs, hardis, les
-gens ne s’égarent pas. La timidité est le vice initial
-des filles perdues, bien qu’ensuite elles affectent
-un air de tourisme décidé… Tiens, il faut que je
-prenne ça en note. »</p>
-
-<p>Griffon plaidait dans le désert.</p>
-
-<p>— Je place au plus haut la sensibilité… Les
-écrivains dispensés par naissance du souci d’argent — et
-consécutivement de mille autres soucis, — feront
-des œuvres plus logiques, plus savantes,
-plus nobles peut-être, mais jamais aussi palpitantes
-que ceux ayant encore des racines dans la
-classe exploitée. Il faut que l’écrivain puisse <i>sentir
-personnellement</i> l’injustice, la privation ; or, rien de
-tel que d’être nu pour sentir les coups directement…</p>
-
-<p>Ici Griffon tapota la poitrine de Ferdinand :</p>
-
-<p>— Moi-même, étant jeune, j’ai voulu comme
-tant d’autres, donner dans la littérature généreuse ;
-j’ai vite reconnu mon infériorité de dilettante.</p>
-
-<p>Ferdinand, redevenu attentif, fut sur le point de
-conseiller : « Tu devrais t’y remettre, maintenant
-que tu as une femme qui te fait souffrir » ; il
-haussa les épaules :</p>
-
-<p>— La morale de ton boniment, mon canard,
-c’est que la condition parfaite pour un romancier
-n’existe pas. Riche, il ne sent pas directement,
-admettons ; mais, sans-le-sou, les nécessités matérielles
-restreignent déplorablement sa production.
-Et tu ne peux pas me rassurer ; parviendrai-je à
-gratter mon roman sur mes obligations d’employé ?
-s’il n’y avait que mon temps de boulotté, je…</p>
-
-<p>Le vieillard égaré fit une nouvelle exploration
-dans le couloir aride ; il s’adressa humblement à
-ces messieurs :</p>
-
-<p>— Excusez-moi, je ne trouve pas d’appariteur :
-le bureau de monsieur Prestal ?</p>
-
-<p>Ferdinand se leva :</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! fit-il, interrogeant l’horloge dans la
-cour, d’un air qui ne laissait pas espérer que
-M. Prestal fût à son bureau à une heure aussi
-insolite.</p>
-
-<p>Mais il ajouta d’un ton d’extrême obligeance :</p>
-
-<p>— Si vous voulez bien venir avec moi, monsieur,
-je tâcherai de vous répondre.</p>
-
-<p>La journée finie, Ferdinand invita son ami :</p>
-
-<p>— Viens donc jusqu’à la maison dire bonjour
-aux « loupiots », ils ont à te consulter au sujet de
-leur moteur détraqué, tu es l’homme de ressource
-pour eux. C’est rigouillard, ils ne me bassinent
-pas trop, ils savent parfaitement qu’il n’y a pas
-grand’chose à tirer de moi.</p>
-
-<p>Il souriait, par réminiscence paternelle, comme
-si une journée de bureau faisait un vide d’une
-année.</p>
-
-<p>— Allons-y, accepta Griffon, je serai content de
-les voir ; et puis, je te dis, ma femme est dans une
-crise fâcheuse… autant rentrer le plus tard possible,
-cela me dispensera peut-être de constater son
-absence. Prenons-nous le tramway ? il va neiger.</p>
-
-<p>Ils s’arrêtèrent au bord du trottoir, perplexes.
-Ferdinand plaisanta :</p>
-
-<p>— Après quelques années passées dans les bureaux
-à exercer le métier de manquer de décision,
-l’on ne sait même plus si l’on doit prendre l’omnibus,
-ou aller à pied. Marchons, va !</p>
-
-<p>Déprimés par leurs sept heures « de présence »,
-les deux amis cheminèrent, comme des employés,
-sans parler, en fumant et en regardant les femmes.</p>
-
-<p>Ce fut seulement dans le bout de la rue Saussure
-habité par Ferdinand, que Griffon, mélancolique,
-dit, le front mobile à droite et à gauche :</p>
-
-<p>— J’aime bien ton coin des Batignolles, c’est
-un restant de banlieue typique ; les boutiques sont
-espacées entre des habitations de rez-de-chaussée ;
-voici le commerce de vins avec saucissons d’Auvergne
-pendus derrière les vitres ; voici le « Ressemelage
-américain », puis la « Spécialité de cafés,
-journaux et mercerie », et la blanchisserie de fin et
-de gros, grande comme un fer à repasser.</p>
-
-<p>Ferdinand montra l’enfilade à peu près déserte :</p>
-
-<p>— Autres caractéristiques : il ne circule guère
-de voitures que le matin et le soir ; dans la journée,
-il reste toujours assez de silence pour que l’on
-entende çà et là des oiseaux en cage. Et les marchands
-des quatre saisons connaissent les clientes
-par leur nom, comme des boutiquiers. Jusqu’aux
-fenêtres du troisième, ils s’abouchent : « Faut rien,
-m’ame Gluten ? »</p>
-
-<p>Un arrêt, avant d’entrer dans la maison.</p>
-
-<p>— Dame ! ajouta Ferdinand par plaisanterie, un
-écrivain ne peut pas habiter n’importe où ; il ne
-donne son maximum que grâce à l’affinité du milieu.
-Pige un peu comme cette rue vieille, médiocre,
-inoccupée, a un air « bonne femme ». J’ai besoin
-toutefois de me sentir à proximité du mouvement
-fiévreux, violent ; les sifflets de la gare Saint-Lazare
-m’entretiennent. Et tu vois la boutique de
-mon encadreur, juste en face mes fenêtres… pourrais-je
-me passer de cette devanture noire et jaune !
-le front au carreau, j’appuie ma méditation sur les
-baguettes de bois doré, de chêne, sur le portrait
-du général agrandi…</p>
-
-<p>— Si nous montions ? dit Griffon, il neige.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le cas de madame Griffon était assez curieux.</p>
-
-<p>Malgré les objurgations les plus variées, — du
-mineur au majeur, — elle fréquentait assidument
-une ancienne condisciple mariée à un peintre amateur,
-très riche et nomade. M. de Mireille parcourait
-le globe à la recherche de sites inspirateurs.</p>
-
-<p>Ces dames trouvaient « galbeux » de hanter les
-ateliers montmartrois. Dans leurs expéditions, elles
-avaient découvert un artiste de génie, nommé
-Morlane et, entre autres fariboles, elles avaient entrepris
-de le rendre fou.</p>
-
-<p>Il était aux mains d’un trafiquant malin qui lui
-prenait tous ses tableaux, par traité, de façon à
-juste l’empêcher de mourir de faim.</p>
-
-<p>Morlane brûlé de passion n’avait souvent le
-moyen de gager ni modèle, ni maîtresse, et lorsque
-l’aubaine de quelque jolie fille venait à lui
-échoir, ce n’était jamais que de la chair bête, mal
-parée. Or, sa pauvreté offrait un côté pathologique :
-devant la grâce des manières, le vrai luxe des vêtements,
-l’authentique odeur d’élégance, en un
-mot, devant la véritable dame chic, Morlane tombait
-à une convoitise morbide, son être bouleversé
-agonisait, sa raison quittait le sommet.</p>
-
-<p>Madame Griffon et madame de Mireille s’amusaient
-à être les délices chères qu’un indigent regarde
-en frémissant. Sous prétexte de camaraderie obligeante,
-elles venaient, se dévêtissaient à peine,
-progressivement, juste ce qu’il fallait pour faire du
-mal.</p>
-
-<p>Elles avaient été admonestées inutilement par
-un habitué de l’atelier, le jeune Ribérol, critique
-d’art en disponibilité.</p>
-
-<p>— Ménagez donc Morlane ! Voyez-le se débattre
-et sombrer : son imagination lasse ne fournit plus
-le contrepoids indispensable à ses désirs.</p>
-
-<p>D’ailleurs, le beau Ribérol, mince, impeccable,
-verni, très salonnier d’attitude, avait peu insisté
-dans ses remontrances ; il avait discerné soudain,
-qu’en l’occurrence, quelque chose s’offrait de mieux
-à faire que de défendre Morlane.</p>
-
-<p>Aguiché jusqu’à la frénésie, ce dernier aurait
-essayé de violenter une femme ordinaire, mais sa
-névrose comportait un total phénomène d’aboulie.
-Et les deux amies s’enhardissaient de comprendre
-que leurs dentelles, leur batiste, leur acabit physique,
-et leur condition sociale les protégeaient plus
-que des barreaux de fer.</p>
-
-<p>Mais, à ce jeu malsain, une propension sadique
-s’accrut chez ces dames, à la manière de l’alcoolisme.
-La ravissante Adèle se mit à faire souffrir
-son mari, de propos délibéré. Une véritable manie
-d’intoxiquée : elle fut poussée irrésistiblement à
-l’exaspérer en rentrant tard, en refusant de motiver
-ses absences autrement que par des dires
-absurdes, en affichant une grossièreté de poissarde.</p>
-
-<p>Dans le monde, au théâtre, à des bals, à des
-fêtes, elle prétendait s’exhiber comme devant Morlane ;
-elle se décolletait à l’excès, recherchait les
-frôlements, se faisait provocante indécemment.</p>
-
-<p>Enfin, s’éveilla en elle une ardeur maladive, une
-impatience de la vie honnête et de la règle bourgeoise,
-et elle refusa plus que jamais le divorce.
-Par une contradiction du même genre, elle acceptait
-en imagination n’importe quel amant, excepté
-Morlane.</p>
-
-<p>Elle en vint à incriminer la fidélité de son mari
-comme une infériorité, un ridicule. Le mari
-capable de quelque passagère aventure est bien
-plus digne d’amour qu’un monsieur trop respectueux
-de « l’unité de lieu » ; un époux si bien
-enrayé devient fastidieux comme un ouvrage austère.
-Tandis qu’un volage, ayant sacrifié là où
-d’autres ont sacrifié aussi, revêt les mérites, les
-défauts précieux de ses co-partageants ; il se complique,
-il offre une sorte de pluralité tentante. Ce
-n’est plus ce personnage défini dont on se lasse
-vite : votre mari, c’est « l’homme ».</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Voici le mécanicien ! cria Ferdinand aux
-enfants qui accouraient à son coup de sonnette.</p>
-
-<p>Le moteur éclopé fut apporté. Griffon s’installa
-dans la salle à manger. Georges à gauche, Albert
-à droite, se penchaient, fourraient le nez jusque
-sur ses mains.</p>
-
-<p>Il fallut une pince, un couteau, un bout de fil
-de fer et, — avant le signal : fonctionnez ! — deux
-pichenettes sur la joue des conducteurs maladroits.</p>
-
-<p>— Vraiment, menaça Griffon, je ne sais pas ce
-qui me retient de vous jeter quatre sous, là, sur la
-table, pour un demi-litre d’alcool et de vous forcer
-à chauffer ce moteur avant mon départ ! Non, je
-ne peux pas me calmer : tenez ! une pièce de cinq
-sous, il restera un sou pour acheter de sales bonbons
-qui vous donneront peut-être la colique…
-pouah !</p>
-
-<p>— Avez-vous fini ? demanda Marthe. J’ai reçu
-une lettre de Catherine Bise.</p>
-
-<p>Ferdinand s’assit en face de Griffon et se mit
-en devoir de lire tout haut. Les visages se firent
-graves : à cause de Catherine et à cause de cette
-voix secrète : « Attention ! il s’agit du roman ! il
-s’agit de cette chose promise et si incertaine ! »</p>
-
-<p>— La pauv’ bougresse ! soupira Ferdinand, ça
-n’a pas été facile de lui enlever son idée de se
-placer à la campagne. Tu vois cette aberration,
-mon cher !</p>
-
-<p>Griffon se contenta de sourire. Marthe, debout,
-avait remarqué un froncement de contrariété à
-cette expression : « la pauv’ bougresse ». Certes,
-Griffon gardait son air distingué dans la facétie
-même, mais, d’ordinaire, il aimait beaucoup le
-langage relâché de son ami. Et Marthe se souvint
-plus tard de ce blâme inexplicable.</p>
-
-<p>Ferdinand continua :</p>
-
-<p>— Une mauviette de Paris, là-bas ! tandis que
-la campagne nous envoie l’excédent de ses fortes
-filles !… Dis donc, Marthe, as-tu réfléchi à cette
-particularité qu’elle ne fait pas de fautes d’orthographe ?</p>
-
-<p>« Madame, je réponds à votre dernière lettre,
-je me porte bien, seulement, mon ennui ne cesse
-pas à cause de mon petit Émile. Voilà six mois
-qu’on l’a emmené et j’ai peur de ne plus savoir
-comment il est. Souvent, je m’arrête, je me dis :
-« Est-ce que je l’ai encore dans ma mémoire ? »
-Je ferme les yeux, je le vois ; mais la peur ne me
-quitte pas : si, une fois, je ne le voyais pas, je
-recevrais un coup que, sans doute, je ne rouvrirais
-pas les yeux. Et puis, madame, un bébé
-change tous les jours ! J’ai écrit à la nourrice pour
-demander qu’elle le fasse photographier, elle ne
-m’a pas répondu, elle ne veut plus m’écrire qu’une
-fois par mois, comme d’usage. Madame, c’est bien
-malheureux d’avoir vingt ans et de n’avoir qu’un
-pauvre enfant qui ne vous connaît pas. Alors, madame,
-je crois que je ne pourrai pas durer, je vous
-demanderai à faire revenir mon petit plus près de
-Paris, que je puisse aller le voir, chaque mois, à
-ma demi-journée de congé. Madame, si le mois
-de nourrice est plus cher, ça ne fait rien, je donnerai
-tout ce que je gagne, je n’ai besoin de rien
-et je me raccommode quand tout le monde est
-couché. Madame, je vous embrasse et je salue vos
-fils et aussi monsieur. »</p>
-
-<p>Au moment d’emporter le moteur réparé, les
-garçons avaient retenu l’élan de leur joie pour
-écouter.</p>
-
-<p>A l’accent de la lecture, Albert considéra le papier
-de la lettre, le visage de son père, et devint sérieux.
-Georges eut un regard sans objet, tout intérieur
-et devint triste.</p>
-
-<p>Cette manifestation de deux tempéraments différents
-dura bien deux minutes : une vocifération
-hilare accompagna le moteur dans la chambre
-voisine.</p>
-
-<p>Ferdinand, méditatif, posa la lettre :</p>
-
-<p>— C’est la plainte inlassable de la femelle mise
-hors nature.</p>
-
-<p>— Un peu moins de bruit, les chauffeurs ! ordonna
-Marthe, balancée, qui, le moulin à poivre
-à la main et les yeux sur Griffon, avait à mettre
-son grain dans la cuisine et dans la conversation.</p>
-
-<p>Griffon hochait la tête impérieusement vers Ferdinand :</p>
-
-<p>— Mieux que ça ! Cette victime sans culture et
-de vulgaire extraction n’est pas une inférieure.
-Elle n’appartient à aucune de nos classes définies
-où les facteurs argent et instruction sont prédominants ;
-elle est d’une classe spontanée… Me
-comprends-tu ? Le don d’émotion lui confère une
-sorte d’aristocratie. Moi, par évocation mentale, je
-l’assimile à telle tragédienne sortie du peuple, et
-qui, — sans le Conservatoire, — du premier coup,
-fut une grande artiste.</p>
-
-<p>Ferdinand appela le témoignage de sa femme :</p>
-
-<p>— Que t’ai-je dit, Marthe, quand nous sommes
-allés voir Catherine ? Devant le tragique indéfinissable
-de son visage, j’ai éprouvé cette déférence,
-cette très vague humilité dont nous ne pouvons
-nous défendre devant une personne « de la haute ».</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>On s’occupa de faire revenir le petit Émile dans
-la banlieue ouest de Paris.</p>
-
-<p>Des difficultés surgirent. La nourrice de province
-gémissait et se cramponnait comme si on lui
-eût arraché un sac d’écus. Elle prétendait qu’un
-tiers inconnu lui avait recommandé le marmot, et
-lui avait promis qu’en récompense de ses bons
-soins elle l’élèverait entièrement.</p>
-
-<p>Griffon et Ferdinand se taquinaient l’un l’autre
-au sujet du mystérieux protecteur.</p>
-
-<p>— Dis donc, Ferdinand, tu as demandé un jour
-de congé, on n’a jamais bien su pourquoi.</p>
-
-<p>— Et toi ? tu t’es absenté pour être témoin dans
-une affaire grave, duel ou mariage ?… Est-ce
-qu’elle a survécu à sa blessure, la mariée ?</p>
-
-<p>La vérité était que Griffon, l’esprit travaillé par
-la détresse de Catherine, s’était décidé à une mesure
-pratique en faveur de l’enfant. Et la dissemblance
-extrême de deux hommes à physionomie
-pareillement généreuse se pouvait constater là totalement :
-Ferdinand concentrait sur la fille-mère
-une pitié perspicace, de chair vibrante, mais — heureux
-en affection et artiste pas riche, — sa
-pitié restait dans sa peau, en quelque sorte, et profitait
-surtout à la littérature ; Griffon n’avait pas
-vu Catherine et ne palpitait pas, sa pitié théorique
-était plus large, et — bourgeois aisé, malheureux
-en affection, — il avait agi.</p>
-
-<p>Du reste, l’aventure matrimoniale de Griffon était
-typique. Au lieu d’accepter un parti avantageux et
-de vivre en rentier, il s’était persuadé de prendre
-un emploi et d’épouser une femme sans dot, « par
-réaction contre l’égoïsme de classe ». Bon par
-nature, il voulait encore se compléter par du raisonnement
-et de la préméditation. Il y avait, chez
-lui, une préoccupation livresque de morale, de
-justice, qui ne se rencontre d’ordinaire que dans
-les discours ennuyeux et déplacés des personnages
-artificiels chers aux littérateurs débutants ou finissants.</p>
-
-<p>Une fois, les deux amis s’étaient un peu fâchés
-à propos d’une entreprise révolutionnaire.</p>
-
-<p>— Moi, dit Ferdinand, j’ai vingt francs maigrement,
-je souscris en paroles de propagande. Toi,
-tu as cent francs, tu envoies quarante sous de ton
-superflu pour préserver le reste. Comparons nos
-mérites.</p>
-
-<p>Le parallèle n’était pas juste. En tout état de
-cause, Griffon valait mieux que Ferdinand pour la
-générosité effective ; il cherchait avec persévérance
-à rendre service et se dépensait volontiers en démarches
-pénibles. Ferdinand, attaché à une ambition
-définie, n’était pas capable de grand sacrifice
-pour autrui.</p>
-
-<p>Un autre aspect.</p>
-
-<p>Par principes de famille devenus goûts personnels
-et par discipline intellectuelle, Griffon conservait
-une parfaite tenue d’existence. Or, malgré
-l’amitié sincère jusqu’au sans-gêne du tutoiement,
-quelque chose comme une différence de race empêchait
-Ferdinand de montrer le fin fond de lui-même
-à Griffon. Tandis qu’au contraire ce même
-Ferdinand étalait fraternellement sa nature de
-rechange devant un autre ami, Jeannin, littérateur
-de profession, juste assez débauché pour s’enfiévrer
-d’un immense talent.</p>
-
-<p>Jeannin était un peu pour Ferdinand ce que
-madame de Mireille était pour madame Griffon.</p>
-
-<p>Chaupillard avait formulé cette classification en
-ne médisant qu’à moitié : Prestal et la petite Griffon,
-genre égoïste, sensuels suspects ; Griffon et
-madame Prestal, genre dévoué, fournisseurs honnêtes.</p>
-
-<p>Au sortir de l’adolescence, Ferdinand et Jeannin
-s’étaient rencontrés dans une bibliothèque. Instantanément,
-ils s’étaient mirés l’un dans l’autre et ils
-avaient eu plaisir à se retrouver, à rapprocher leur
-même sourire restreint. Leur première conversation
-les avait liés pour toujours.</p>
-
-<p>Aux fins de journée, souvent ils erraient côte à
-côte, portant interminablement par les rues cet
-incurable <i>mal triste</i> des artistes, cette convoitise
-mâle, infiltration même de la désolation, qui leur
-faisait dire au milieu de l’activité gaie des faubourgs
-populeux :</p>
-
-<p>— Nous sommes des damnés sans espoir : l’art
-n’est qu’un degré spirituel et douloureux d’hystérie.
-Aucune possession ne nous rend la sérénité, car
-c’est l’au delà de la chair, c’est le beau sensible,
-l’éternel de l’être, que nous cherchons.</p>
-
-<p>Après le mariage de Ferdinand, Griffon était
-devenu l’ami de tous les jours, mais Jeannin,
-dans le lointain, était resté le sosie.</p>
-
-<p>Jeannin, âgé maintenant de trente-six ans, maigre
-sans être grand, moustache et barbiche rousses,
-avait une bouche impressionnante, au rictus creusé,
-mobile — et, comme si le serrement d’amertume
-eût fait évaser le haut de la face, — un vaste
-front tourmenté. « Le poids de ses yeux gris courbait
-un peu son nez », avait dit un biographe. Les
-gens ordinaires, — à le voir, à l’entendre, — le
-jugeaient « inoffensif et amusant ».</p>
-
-<p>De temps en temps, Ferdinand sortait seul le
-soir, après dîner : rendez-vous avec Jeannin.
-Marthe, qui n’avait jamais vu cet ami, se réjouissait
-plutôt, du moment que ça faisait plaisir à son
-mari, de sortir, et du moment qu’il s’agissait de
-littérature… La force même de ses sentiments
-affectueux et l’extrême souci du bien-être familial
-lui enlevaient toute faculté soupçonneuse, et toute
-perspicacité hors d’un certain cercle.</p>
-
-<p>Quelquefois aussi, Ferdinand rentrait en retard
-du bureau ; on l’attendait avec inquiétude à la
-maison.</p>
-
-<p>— J’ai vu Jeannin, prononçait-il, l’air préoccupé,
-sans plus d’explication.</p>
-
-<p>Cela suffisait ; immédiatement, Marthe n’avait
-plus qu’une pensée :</p>
-
-<p>— Il s’agit du roman. Quelle dette considérable !
-Mais aussi, après l’acquittement, Ferdinand
-sera joliment récompensé de ses peines !</p>
-
-<p>Et, comme c’était elle qui découpait et servait à
-table, elle choisissait avec un redoublement de
-tendresse le meilleur du plat pour Ferdinand.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">V</h2>
-
-
-<p>La trompeuse réconciliation visita le ménage
-Griffon à peu près dans les délais habituels.</p>
-
-<p>Aussitôt, bien entendu, les Prestal furent invités
-au dîner d’affermissement.</p>
-
-<p>Ce fut un samedi, pour que les enfants pussent
-compenser la veillée par une grasse matinée, le
-lendemain.</p>
-
-<p>Ferdinand posa un rouleau de papier sur l’étagère
-du dressoir normand, derrière sa chaise : un
-chapitre de son roman qu’il lirait après le dessert,
-selon l’engagement pris quelques mois auparavant.</p>
-
-<p>Madame Griffon réclamait cette lecture depuis le
-lendemain de la promesse.</p>
-
-<p>Le sort de Catherine et, par corrélation, le roman
-faisaient l’effet d’une inoculation dans sa vie. Elle
-pensait à chaque instant « à cette manigance de
-fille-mère ». Curiosité ? Charité ? Inquiétude ? Impossible
-de discerner.</p>
-
-<p>Alors, elle voulut que ce je-ne-sais-quoi fût du
-contentement, bon gré mal gré. Ainsi, une personne
-dont les mains deviendraient brûlantes déciderait :
-c’est signe de santé, non pas de fièvre.</p>
-
-<p>Son parti était pris : elle se réjouissait que
-Marthe eût un mari écrivain, elle n’était pas
-envieuse. Elle se réjouissait que Catherine servît à
-faire un roman ; elle se moquait pas mal de cette
-héroïne et tant mieux si quelqu’un s’occupait de
-ses litanies : cela dispensait d’autres personnes
-d’exercer leur pitié.</p>
-
-<p>Pour certains motifs aussi, la jolie femme,
-prompte à grossir les événements, portée à en
-chercher exclusivement le côté divertissant, avait
-voulu célébrer comme une fête « la première lecture ».
-Elle avait trouvé là l’occasion d’oublier de
-bonne foi ses frasques récentes, et de vieillir l’actuelle
-réconciliation ; en dehors du roman commencé,
-tout devenait secondaire et histoire ancienne.</p>
-
-<p>Vraiment, par une illusion étonnante, elle était
-heureuse à plein, comme d’une réussite personnelle.
-Depuis trois jours elle s’agitait en préparatifs
-inusités.</p>
-
-<p>A peine placés à leur bout de table, Albert et
-Georges firent : « Oh ! oh ! » en montrant deux
-bouteilles de champagne sur le dressoir de chaque
-côté du vase chinois.</p>
-
-<p>— Ah ! mais ! les mioches, proclama vivement
-madame Griffon, vous allez voir, ce n’est pas « de
-la petite bière », aujourd’hui ! quand vous serez
-grands, vous vous rappellerez la date !</p>
-
-<p>— Redresse-toi, mon vieux, dit Griffon qui
-finissait par « marcher » aussi.</p>
-
-<p>Et il présentait à Ferdinand un menu imprimé :
-<i>Dîner littéraire du 28 mai</i>.</p>
-
-<p>— Sapristi, fallait prévenir ! Nous n’aurions pas
-emmené les gosses : un dîner littéraire est nécessairement
-orgiaque.</p>
-
-<p>Marthe était fort sensible aux frais faits en
-l’honneur de son mari. La satisfaction avivait les
-joues des deux femmes. Un coup de joie enlevait
-aussi à Ferdinand son masque de fatigue studieuse
-et, chez Griffon, effaçait une certaine dépression
-de voyage nuptial.</p>
-
-<p>Les Prestal surtout étaient comme débarrassés
-d’une inquiétude, remarquait Griffon : Ferdinand
-n’était pas encore <i>un romancier</i>, mais enfin, il
-approchait.</p>
-
-<p>La bonne à tête de tortue était partie.</p>
-
-<p>— Figurez-vous, éclata madame Griffon, qu’elle
-avait aussi un rejeton en nourrice et, Dieu me
-me pardonne ! elle était jalouse de votre Catherine !
-Alors, non… je ne sais pas ce que j’ai éprouvé :
-je lui ai donné tout mon argent, pourvu qu’elle
-s’en aille ; elle a été bien contente ; je lui avais dit
-de m’écrire comme fait Catherine… mais ça
-m’ennuie maintenant, s’il faut répondre.</p>
-
-<p>La nouvelle bonne, toute jeune, éveillée comme
-une souris, plaisantait avec les enfants. Dans son
-va-et-vient derrière les chaises, elle ouvrait de
-grands yeux ronds vers les friandises du dressoir et
-remuait les mâchoires, par simulacre de tout
-avaler, ou bien elle feignait de chanceler en portant
-à deux mains une assiette vide. Albert et
-Georges suivaient avec ravissement sa frimousse
-drôle. C’était une de ces servantes qui ont la faculté
-d’être en fête les jours de fête et, littéralement, de
-de se croire <i>invitées</i>, chaque fois qu’elles ont du
-monde en supplément à servir.</p>
-
-<p>La soirée même offrait son charme : à sept
-heures on était à table avec une clarté de midi,
-les fenêtres ouvertes. Le soleil déclinant brillait
-rouge dans les vitres et complétait le décor vif des
-roses bottelées à pleins vases, sur la table, sur le
-buffet, sur la jardinière.</p>
-
-<p>De l’autre côté de la rue assez étroite, nombre
-de fenêtres regardaient la salle à manger. Pour
-madame Griffon, la constatation des voisins ajoutait
-beaucoup aux agréments d’un gala ; elle jetait
-les yeux sur la façade, à chaque instant ; un jeune
-ménage dînait, juste à étage correspondant.</p>
-
-<p>Elle exigea un premier toast, tout de suite après
-la soupe ; elle se leva comme Albert et Georges,
-trinqua trop fort comme eux, leva son verre au-dessus
-de sa tête. Le jeune mari d’en face était très
-bien de sa personne.</p>
-
-<p>Elle approuva vivement Albert d’avoir renversé
-son eau rougie sur la nappe ; c’était bon signe pour
-le roman et le présage serait encore meilleur si
-quelque vaisselle était cassée au cours du repas.</p>
-
-<p>— Ma petite Maria, un torchon ! cria Georges.</p>
-
-<p>— Comment, tu es déjà si ami avec la bonne ?
-s’émerveilla Griffon.</p>
-
-<p>— Moi aussi, je suis ami ? réclama Albert.</p>
-
-<p>— Certainement, monsieur Albert.</p>
-
-<p>Et tout y était : une rougeur subite aux joues de
-Maria, un accent moitié d’obéissance, moitié de
-séduction ; il ne manquait à Albert que d’avoir sept
-ans de plus.</p>
-
-<p>Ferdinand fit la remarque par clignements
-d’yeux ; on félicita Maria et les enfants de leur
-vieille camaraderie d’une heure ; toutes les phrases
-prenaient double sens, on riait d’un rien.</p>
-
-<p>A un moment, madame Griffon fut obligée
-d’aller calmer à la fenêtre une hilarité convulsive.
-Marthe avait mélangé comiquement deux idées :</p>
-
-<p>— Ah ! des truffes !… Si j’avais su, nous aurions
-fait toilette.</p>
-
-<p>— Il y a des truffes ! cria Ferdinand ; moi, si
-j’avais su, j’aurais ajouté quelques épithètes rares
-à mon chapitre.</p>
-
-<p>— Oui ! proposa Griffon gaiement, des « vocables
-prestigieux », comme tu en piquais après coup dans
-tes premières nouvelles.</p>
-
-<p>Les deux amis échangèrent un long regard
-amusé. Ils évoquaient l’époque déjà lointaine où
-Ferdinand ballotté, ignorant l’endroit précis de sa
-propre originalité, avait souhaité d’égaler en ostentation
-les virtuoses parvenus qui faisaient chatoyer
-une idéologie bien apprise, ou qui enchâssaient
-patiemment des locutions précieuses dans des
-phrases d’art, pour l’unique projet d’éblouir le monde.</p>
-
-<p>— Hein ! compléta Griffon, heureusement que
-tu possédais un tempérament net qui s’est dégagé !</p>
-
-<p>— Peut-être… mais tu m’as montré le premier
-la colossale distance entre les productions « tout
-en mots », et les productions en « substance tressaillante… »</p>
-
-<p>Ferdinand exprimait par son accent qu’il citait
-des paroles dévouées, maintes fois entendues.</p>
-
-<p>— Ah ! oui, vous savez, avoua madame Griffon,
-vos nouvelles que j’ai lues dans les revues, avant
-de vous connaître, je n’y ai rien compris… Et je
-croyais que vous aviez de grands cheveux, un air
-fatal, je me préparais à être subjuguée… mais vous
-n’avez d’artiste que le regard…</p>
-
-<p>Vu le tour fastidieux que prenait la conversation,
-le jeune Albert se dérangea subrepticement,
-et vissa une cigarette en mie de pain à l’un des
-bonshommes du dressoir normand.</p>
-
-<p>Ferdinand affectait peut-être trop de donner tout
-son rire à sa femme :</p>
-
-<p>— Jadis une personne frivole m’a beaucoup
-flatté en affirmant que j’avais des yeux de sorcière…
-C’est ma galette qui a passé au sabbat, de
-c’t’affaire-là !… Griffon, si Albert quitte encore la
-table, ne lui sers pas de bombe glacée.</p>
-
-<p>Le jour baissait. Maria allumait la lampe et les
-bougies du lustre ; en penchant son buste au travers
-de la table, elle forçait la conversation à se séparer
-en deux. Griffon et Ferdinand se heurtaient du
-coude à cause de la gorge de Maria très « fruit
-vert », sous une mince étoffe tendue.</p>
-
-<p>Madame Griffon se tournait comme pour une
-confidence, et son plaisir augmentait de ce que,
-maintenant, la plupart des fenêtres de la rue étaient
-occupées :</p>
-
-<p>— Avez-vous eu des pensionnaires cocasses, à
-l’ouvroir, ces temps derniers ?</p>
-
-<p>— Il est arrivé, avant-hier, une espèce de vieille
-bohémienne, ci-devant « presseuse d’aveugle chanteur ».
-Son métier était de conduire un aveugle
-par les rues et de le serrer, sur le côté, pour faire
-sortir la mélodie, le temps voulu, lorsque passaient
-des gens susceptibles de lâcher un sou. Mais elle a
-laissé renverser son Œdipe par un auto ; ses concurrentes
-l’ont discréditée sur le marché, aucun
-aveugle ne veut plus de ses pinçons, tout son
-apprentissage est perdu.</p>
-
-<p>Ferdinand et Griffon parlaient d’un roman très
-beau paru récemment :</p>
-
-<p>— As-tu déjà cherché à préciser la parenté indubitable
-qui existe entre les chefs-d’œuvre, fussent-ils
-des genres les plus différents ? demandait Griffon
-avec un sourire fin, attendri.</p>
-
-<p>Puis d’une voix pénétrante, il exposa une théorie :</p>
-
-<p>— Mon vieux, si l’on pouvait analyser chimiquement
-les productions artistiques et doser leurs
-ingrédients constitutifs…</p>
-
-<p>Ferdinand, chatouillé au bon endroit, buvait du
-bordeaux sans faire attention, servi sournoisement
-par madame Griffon ; il tendait la joue vers Griffon
-et regardait le petit Georges sans le voir ; cette
-sorte d’extase cessa tout à coup :</p>
-
-<p>— Mais qu’est-ce que tu as donc, Georges, à
-paraître si malheureux ?</p>
-
-<p>— Parbleu ! cria madame Griffon à son mari,
-tu bénis la bombe avec ta spatule et tu n’y touches
-pas ! Georges voit avec désespoir que tout sera
-fondu avant que tu aies fini tes discours.</p>
-
-<p>— Mon petit Geo s’embête comme un cafard
-dans un pain de quatre livres, prononça Albert.</p>
-
-<p>— Bah ! où as-tu chipé cette comparaison ?</p>
-
-<p>Mais Albert rougit, et aucune exhortation ne
-put dévoiler l’origine de la repartie.</p>
-
-<p>— Il tiendra de son père, dit Griffon en riant ;
-il sera hospitalier pour les mots errants… Tiens, tu
-auras la plus grosse part.</p>
-
-<p>A la fin du dîner, — peut-être le bordeaux et le
-champagne aidant, — la charmante Adèle devenait
-sage et sensible :</p>
-
-<p>— Vous savez, maintenant, madame Prestal, je
-me mets à la couture, je ferai toutes mes robes
-moi-même ; j’ai déjà appliqué une collerette de
-dentelle sur un corsage.</p>
-
-<p>Marthe riait intérieurement de la sincérité de
-cette éphémère résolution. Et elle pensait à un parent
-de son mari, « l’oncle poivrot » qui, un jour,
-était venu, jurant d’employer désormais toute sa
-paie à « s’acheter des frusques », à preuve que,
-cette fois-là, sur l’argent de sa quinzaine, il s’était
-acheté une paire de boutons de deux sous.</p>
-
-<p>Consciente des égards dus à son nouveau mérite,
-madame Griffon éleva soudain une protestation :</p>
-
-<p>— Vous n’allez pas continuer à nous embêter
-avec votre littérature ?</p>
-
-<p>— Voyons, répliqua son mari, c’est toi-même
-qui as intitulé notre réunion « dîner littéraire ».</p>
-
-<p>— Parfaitement : tout à l’heure monsieur Prestal
-lira, et ce sera la partie littéraire ; mais, en
-attendant, les messieurs, dans un dîner, doivent
-complimenter les dames et non pas causer entre
-eux, comme vous faites.</p>
-
-<p>— Entendu ! Ferdinand achève seulement une
-explication, le temps que Maria fait le service.</p>
-
-<p>Maria s’éternisait à enlever les miettes avec une
-brosse ; la plupart des chapelures s’incrustaient dans
-la nappe, ne lâchaient pas prise ; quelques-unes
-sautaient par-dessus la brosse, retournant au milieu,
-vers le chemin de table.</p>
-
-<p>Sur un coup d’œil orageux de madame Griffon,
-Marthe avança la main.</p>
-
-<p>— Permettez, je me charge de prononcer la clôture.</p>
-
-<p>Et, demi-sérieuse, s’adressant à son mari, en
-femme pratique, soucieuse des échéances, elle
-déclara :</p>
-
-<p>— Je crois qu’il ne faut pas trop se préoccuper
-de la règle du chef-d’œuvre ; il y a quantité d’artistes
-qui ne réalisent jamais rien, tellement ils ont
-peur d’oublier une des conditions de la perfection.</p>
-
-<p>Alors, Griffon, un peu moqueur, fit rougir
-Marthe :</p>
-
-<p>— Rassurez-vous, Ferdinand travaille ; la théorie
-du beau ne le tracasse qu’après coup… Ne
-craignez donc pas ! Il le fera, son roman !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Pour la lecture, on ne quitta pas la table. Albert
-et Georges furent installés à côté, dans le salon,
-l’un avec le <i>Pêle-Mêle</i>, l’autre avec <i>l’Illustration</i>.</p>
-
-<p>Maria, par la porte du couloir, venait leur
-rendre de petites visites. Comme les enfants, elle
-avait goûté au champagne. Ils riaient des images,
-tous les trois et s’embrassaient avec, obscurément,
-une idée de dessert, ayant, tous trois, un velouté
-de joues savoureux. Les deux garçons tombaient
-sur la figure de Maria n’importe où. Maria évitait
-les rencontres de lèvres, sans pensée, par instinct
-femelle.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ferdinand lisait à sa façon. Par une exagération
-de la tonalité placide, ingénue, il dégageait en gros
-relief les passages d’ironie cruelle ; mais parfois, il
-rendait douteuse l’intention d’une phrase ; parfois
-aussi, la défaillance des finales trahissait sa vibration
-intérieure.</p>
-
-<p>A un moment, madame Griffon envoya un de
-ces rires qui accueillent les heureuses trouvailles.
-Ferdinand fit une pause, but du café, arrangea ses
-papiers, puis certifia, le menton avancé :</p>
-
-<p>— Vous savez, tout ça est arrivé à Catherine
-Bise. J’ai préféré le nom de « Marie » parce qu’il
-est de style.</p>
-
-<p>Il reprit son accent doux, en désaccord avec le
-creusé du visage.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Enfin, le bureau de placement réussit à caser
-la fille enceinte. Et dans quelles conditions touchantes !
-Les preneurs avaient demandé eux-mêmes
-une bonne de rebut, — très honnête au point
-de vue du bien d’autrui, fichtre ! et très courageuse,
-très capable, très docile, bigre ! — mais
-cependant affligée de quelque tare monstrueuse.</p>
-
-<p>»  — Enceinte ! avait dit le placeur, les mains
-ouvertes par l’évidence, on ne peut pas trouver
-pire !… Et c’est une race maigre, nerveuse, n’ayez
-crainte, ça travaillera jusqu’au dernier moment,
-jusqu’au fiacre de l’hôpital… Et ça supporte tout
-sans broncher, par une idée de bête qui défend
-son ventre… Vous pensez que je m’y connais,
-depuis le temps ! Il en a passé sur mes registres,
-malheureusement ! Mais je vous certifie que ce
-n’est pas du tout cette espèce-là qui se fiche à la Seine.</p>
-
-<p>» Les nouveaux patrons de Marie étaient des
-philanthropes de carrière, membres de sociétés, de
-comités, de patronages, candidats à tous les concours
-de dévouement, à toutes les réclames, à
-toutes les primes de sauvetage. Leur incommensurable
-amour de l’humanité était attesté par de
-nombreuses récompenses, et ils cherchaient continuellement
-à enrichir leur palmarès.</p>
-
-<p>» Ils devaient par conséquent fournir échantillon
-à volonté, ils devaient tenir exposition permanente
-de magnanimité.</p>
-
-<p>» Ils venaient de perdre une orpheline, morte
-d’ingratitude, on pouvait le dire, n’ayant jamais
-pu s’habituer à leur sollicitude. Et combien d’autres
-charités n’avaient-ils pas épuisées ainsi, jusqu’à
-disparition des bénéficiaires !</p>
-
-<p>» Dès qu’ils furent en possession de la bonne
-enceinte, ils l’exhibèrent à profusion, à grand
-renfort de discours et de simulacres.</p>
-
-<p>» Ils convoquaient des experts ou des réfractaires
-à convertir ; ils la sortaient, la conduisaient
-chez des amateurs, ou chez des professionnels de
-la bienfaisance ; ils l’opposaient à des concurrents ;
-ils s’acharnaient à rencontrer par hasard des
-gazetiers en actes méritants.</p>
-
-<p>» Et ils proclamaient avec une bonhomie
-exercée, sur un ton de négligence indéroutable :</p>
-
-<p>»  — Qu’est-ce que vous voulez ? Nous sommes
-comme ça, des incorrigibles de la générosité, des
-risque-tout. Tant pis ! Il en résultera ce qu’il en
-résultera… Cette fille, nous ne savons d’où elle
-sort, nous l’avons recueillie à cause même de sa
-déplorable conduite… Et nous la garderons jusqu’au
-bout ! Nous subirons les dommages, car
-vous pensez ce qu’on peut attendre d’une telle
-moralité ! Le bureau de placement même a essayé
-de nous dissuader… De fait, regardez un peu :
-croyez-vous qu’elle a le masque vilainement ! Et
-quelle difformité intolérable ! Le fardeau est tout à
-droite… tournez-vous donc, Marie… oui, beaucoup
-plus à droite…</p>
-
-<p>» De jour en jour, ils guettaient, ils exposaient,
-ils dénudaient les progrès de la grossesse. Pas un
-instant, ils ne laissaient la fille dans l’ombre reposante
-qu’elle convoitait.</p>
-
-<p>» Quand ils ne faisaient pas palpiter en public
-sa chair, sa laideur et sa honte, ils harcelaient de
-tout près, à la piste, sa résignation laborieuse :</p>
-
-<p>»  — Profitez de notre charité ! Travaillez ! Soyez
-heureuse de ne pas manquer d’ouvrage.</p>
-
-<p>» Leur appartement spacieux était hanté d’une
-si nombreuse clientèle que l’entretien du ménage
-aurait fatigué deux robustes manœuvres.</p>
-
-<p>» De l’aube au milieu de la nuit, la bonne allait,
-allait, telle une bête traquée. Muette, harassée,
-lourde, couverte d’opprobre, elle marchait, elle
-trottait, elle s’enlevait brusquement avec cette agilité
-gamine qu’un coup de fouet fait jaillir des carcasses
-les plus recrues.</p>
-
-<p>»  — Frottez le parquet, cirez les meubles,
-faites une lessive. Profitez de notre charité.</p>
-
-<p>» Elle laissait, çà et là, des regards, des tressaillements,
-comme des traînées de sang.</p>
-
-<p>» Chez les malades et chez les forçats, le pire
-sentiment de défaillance physique et de détresse
-morale s’appesantit le soir, après la pitance : la
-journée s’en va et l’évocation de « demain » arrive !
-Alors, on voudrait désespérément se blottir en un
-coin perdu, loin des duretés du monde ; on voudrait,
-quitte à en mourir, pleurer silencieusement,
-interminablement, la tête cachée ; on voudrait laisser
-son pauvre corps s’écrouler, on voudrait jusqu’à
-crier, jusqu’à pâmoison, embrasser sa mère,
-ou seulement une créature consentante, ou seulement
-une chose douce, un souvenir d’enfance.</p>
-
-<p>» Si la galérienne se nomme Marie, sa joue
-mourante tombe et s’appuie et sanglote sur un
-tablier bleu mis en paquet au coin de la table de
-cuisine…</p>
-
-<p>» Debout, misérable ! C’est la sonnette du salon !</p>
-
-<p>» Debout, et vite et vite ! Debout, ce cœur, et
-ces yeux et cette pensée ! Debout, cette agonie !</p>
-
-<p>» L’éclat lumineux des lampes ! La projection
-des glaces ! Les fauteuils brillamment occupés ! Et
-vlan ! à droite ; et vlan ! à gauche ; et vlan ! à pleine
-face, la curiosité préparée cinglante.</p>
-
-<p>» Mais l’insulte sèche, c’est presque raffermissant ;
-attends un peu ! Et que tes mains gercées, tes
-mains d’esclave pendent comme des loques.</p>
-
-<p>» De petits cris effarouchés, un recul de dame
-sujette aux vapeurs, une gesticulation scénique, et
-une voix distinguée, plaintive et si pleine de philanthropie :</p>
-
-<p>»  — Ah ! quelle horreur !</p>
-
-<p>» Et la patronne :</p>
-
-<p>»  — Avancez, Marie… Faites donc un visage
-plus aimable, n’ayez pas scrupule, souriez, laissez-vous
-aller… inutile de dissimuler votre naturel…
-Ces dames savent, tout le monde est renseigné.</p>
-
-<p>» Alors, la voix languissante vers la patronne :</p>
-
-<p>»  — Vraiment, ma chère, vous méritez tous les
-prix Montyon.</p>
-
-<p>» Puis la même voix, ayant peur de se salir :</p>
-
-<p>»  — Approchez, ma pauvre fille, car moi
-aussi, je veux m’aguerrir.</p>
-
-<p>» Et l’habileté complimenteuse de la dame
-s’empare de Marie. L’exhortation, d’apparence
-théorique et impersonnelle, s’acharne vers ce résumé :
-« Vous rendez-vous bien compte de la vertu
-de votre bienfaitrice ? Comprenez-vous ce sacrifice
-incroyable ! Êtes-vous reconnaissante et aussi
-êtes vous repentante ? Pensez-vous à atténuer vos
-torts envers la société par une activité incessante,
-un zèle sans bornes ? Pensez-vous, malheureuse,
-à payer la dette de votre déshonneur ? »</p>
-
-<p>» D’autres voix, pour varier, interviennent dans
-ce sens :</p>
-
-<p>»  — Avancez que nous vous disions de quelle
-hauteur notre pitié descend à vous. — Venez recevoir
-l’eau glacée de notre éloquence. — Venez,
-que notre gluante commisération se ventouse à
-votre misère.</p>
-
-<p>» Et il faut dire merci. D’inflexibles griffes, au
-profond des entrailles, contraignent Marie à dire
-merci !</p>
-
-<p>» Et voilà qu’un jour, la fruitière, madame Fouchtrain,
-braillant sans vergogne, envoya une rude
-bourrade à Marie :</p>
-
-<p>»  — Retirez-vous donc de dedans mes jambes !
-Avec vot’sacré ventre vous emplissez la boutique !
-Fourrez-vous dans un coin !</p>
-
-<p>» Marie tendit les bras. Sa bouche, ses yeux,
-toute sa substance se précipita frémissante, avide.
-Puis, exhalant ce qui restait de faculté affectueuse
-dans sa pantelante carcasse, elle chevrota :</p>
-
-<p>»  — Vous ne connaîtriez pas une place où l’on
-serait battue ? »</p>
-
-<p>Là se termina la lecture.</p>
-
-<p>Les appréciations laudatives suivirent, pendant
-que Ferdinand arrangeait ses feuillets avec un soin
-exagéré.</p>
-
-<p>— Il y aura encore des retouches, dit Marthe
-heureuse, avec la fausse modestie d’une maman de
-lauréat scolaire.</p>
-
-<p>— Je trouve seulement l’oraison des belles dames
-un peu « répétée », dit Griffon, selon sa pure
-amitié scrupuleuse ; je te l’ai déjà signalé : tu as le
-défaut de vouloir trop prouver.</p>
-
-<p>— Ce que c’est bien lu ! s’émerveilla madame
-Griffon en avalant Ferdinand d’un écarquillement
-empressé, comme ferait une courtisane pour un
-monsieur dont elle viendrait d’apprendre la grandissime
-richesse.</p>
-
-<p>Puis elle demeura un instant méditative et même
-avachie de sagesse, de bonté. Elle cligna vers le
-vase chinois (le seul gain de sa vie), et elle chuchota,
-comme si Marthe aspirait à cette concession
-depuis des éternités :</p>
-
-<p>— Soyez tranquille, un de ces jours je le casserai…
-je ne taquinerai plus mon mari avec.</p>
-
-<p>La bonne apporta du thé.</p>
-
-<p>Le jeu des facultés cérébrales étant de comparer
-sans cesse, on examina Maria, d’un commun mouvement.
-Son visage rouge et content d’écolière en
-récréation reflétait la confiance, la bienheureuse
-imprévoyance ; et, en même temps, on lui vit avec
-plaisir un ventre tout plat, un je ne sais quoi de
-non éclos.</p>
-
-<p>Ferdinand, gêné comme tout auteur qui se délecte
-des louanges et veut en paraître détaché,
-trouva cette diversion maladroite :</p>
-
-<p>— Et vous, Maria, qu’est-ce que vous dites de ça ?</p>
-
-<p>Il présentait son manuscrit.</p>
-
-<p>Sérieusement, avec le regret de ne pouvoir fournir
-son avis, la bonne s’excusa :</p>
-
-<p>— J’ai pas écouté, monsieur. J’ai seulement
-été un peu dans le salon auprès des enfants.</p>
-
-<p>— Comment ! Vous n’écoutez pas aux portes !
-Si vous ne vous mettez pas au courant de votre
-métier, on ne vous augmentera pas, sermonna
-Ferdinand.</p>
-
-<p>— Ne faites pas attention, Maria, monsieur
-Prestal est un taquin, dit aimablement la maîtresse
-de la maison.</p>
-
-<p>— Et soyez toujours amie avec les enfants, et
-gaie comme une excellente personne, appuya Marthe,
-toute affectueuse.</p>
-
-<p>— Parbleu ! elle ne demande qu’à rester enfant,
-elle a bien raison ; si elle veut, ici, elle n’aura
-jamais de soucis, promit madame Griffon.</p>
-
-<p>Et les deux femmes lui souriaient à bouche tendue,
-par une cordiale solidarité de sexe.</p>
-
-<p>Derrière elle, entre les couples, s’échangea une
-gaieté d’yeux contenant, nécessairement, cette efflorescence
-de pensée :</p>
-
-<p>— Parfaitement, monsieur mon mari, il n’y a
-sur la terre que la succulence féminine et, par-dessus
-tout, la mienne propre.</p>
-
-<p>— Eh ! eh ! ma chère, je ne peux pas répondre
-de ma royauté masculine…</p>
-
-<p>Les garçons vinrent croquer un canard, puis
-retournèrent à leurs images.</p>
-
-<p>On parla de Catherine Bise qui n’était pas encore
-assouvie, quoiqu’elle pût, maintenant, une
-fois par mois, aller voir son petit Émile, à une
-heure de Paris. Mais quoi ! Sans métier appris,
-sans aptitude spéciale, la seule profession « à manger
-du pain » était encore celle de servante.</p>
-
-<p>— Je continue pourtant à lui chercher une
-situation préférable, dit Marthe avec un hochement
-perplexe.</p>
-
-<p>Il y eut un silence consacré à la difficile solution.
-Ferdinand fumait, et son regard s’absentait
-par la fenêtre ouverte. Griffon quitta sa place et
-passa dans la pièce voisine ; on l’entendit interpeller
-Albert et Georges sur un ton gouailleur, mal
-en train.</p>
-
-<p>Alors sa femme eut un accès d’agacement incompréhensible :</p>
-
-<p>— Ah ! puis ! votre Catherine finit par nous
-ennuyer avec son moutard ; il ne faut pas être insatiable
-non plus.</p>
-
-<p>Les Prestal, ébaubis, la regardèrent : elle avait
-voulu une fête en l’honneur du livre consacré à
-Catherine ; comment pouvait-elle séparer ainsi
-Catherine du roman ?</p>
-
-<p>Elle se mit à rire d’ailleurs, consciente de son
-incohérence :</p>
-
-<p>— J’ai proposé un dîner littéraire et non un
-dîner philanthropique. Vous prenez tout à coup
-des mines d’enterrement… Vous savez, j’aime pas
-qu’on s’occupe de choses tristes, surtout quand on
-n’y peut rien. Pourtant, j’aime bien les romans
-tristes et surtout les pièces de théâtre. Oh ! j’adore
-les drames où l’on pleure. Tenez, justement, on
-en joue un à la Porte-Saint-Martin, je veux que
-mon mari m’y conduise ; ça soulage beaucoup de
-pleurer au théâtre ; vous ne trouvez pas, madame
-Prestal !</p>
-
-<p>— Il est certain qu’après une tragédie bien
-noire on ne voit plus rien de sérieusement affligeant
-autour de soi.</p>
-
-<p>— Voilà ce que vous devriez faire après votre
-roman, monsieur Prestal, un drame… Au moins,
-vous nous donneriez des billets… Et même, votre
-histoire, là, si vous l’arrangiez plutôt en pièce ?</p>
-
-<p>Griffon ramena les enfants du salon.</p>
-
-<p>— Est-ce que tu ne dois pas aller demain aux
-Travaux publics ? lui demanda Ferdinand.</p>
-
-<p>Pas de réponse.</p>
-
-<p>— Eh ! je te demande si tu ne vas pas au ministère,
-demain.</p>
-
-<p>— Je n’avais pas entendu, fit Griffon, tiré d’un rêve.</p>
-
-<p>Il était onze heures, les enfants s’endormaient.</p>
-
-<p>Les idées dominantes de chacun revenaient :
-Ferdinand pensait à se lever de bonne heure et à
-faire certaines rectifications suggérées par la lecture
-à haute voix ; sa femme pensait à concilier le
-grand nettoyage du dimanche avec le travail littéraire
-hostile au mouvement, et elle répondait mal
-à madame Griffon, poursuivie d’un extraordinaire
-besoin de théâtre triste.</p>
-
-<p>On se quitta sans que la soirée eût fini en parfaite
-allégresse.</p>
-
-<p>Tout de suite, en marchant, Marthe et Ferdinand
-furent d’accord à s’étonner qu’un nuage eût
-modéré brusquement la fête. On aurait dit qu’il y
-avait chez les Griffon <i>une dette</i>, comme chez les
-Prestal. Mais quoi ! Griffon n’élaborait aucune espèce
-de roman !… Et comment deux époux aussi
-peu unis que Griffon et sa femme auraient-ils pu
-se reconnaître une même « dette » ?</p>
-
-<p>Marthe s’appuya au bras de son mari :</p>
-
-<p>— Dans tous les cas, je suis contente ; tu avais
-tort de douter : ton chapitre supporte parfaitement
-la lecture… Tout à l’heure, à table, j’avais l’air
-de chercher bien loin pour Catherine, mais je
-considère son sort comme lié au roman et je ne
-suis pas inquiète.</p>
-
-<p>Ferdinand se mit à rire :</p>
-
-<p>— Je prends note du pronostic flatteur, ce
-28 mai, à onze heures et demie du soir, en face
-du Moulin Rouge.</p>
-
-<p>Marthe faisait allusion à de mirifiques projets,
-en faveur de Catherine, dont la réalisation devait
-commencer dès l’achèvement du manuscrit, puis
-se continuer selon l’acceptation d’un éditeur, et
-selon le succès de la publication.</p>
-
-<p>A la maison, pour faciliter son service de police,
-Marthe avait mis les enfants dans la confidence :</p>
-
-<p>— Tenez-vous donc tranquilles, laissez papa
-travailler ; quand son livre sera fini, il arrivera les
-choses les plus heureuses à Catherine Bise ; vous
-l’aimez bien, vous ne voudriez pas l’empêcher
-d’avoir de la chance ? Il arrivera ceci d’abord ; puis
-ceci, et enfin ceci !</p>
-
-<p>Catherine appartenait si bien à leur affection, et
-ce que promettait maman était tellement réjouissant,
-considérable et secret que, maintenant, il
-suffisait d’un signe pour arrêter leur bruit :</p>
-
-<p>— Voyons, papa écrit…</p>
-
-<p>Ou encore, il suffisait d’une moitié de phrase.</p>
-
-<p>Ils marchaient devant, Marthe les appela :</p>
-
-<p>— Dites donc, le livre de papa va bien…</p>
-
-<p>Aussitôt, à l’idée de ce qui devait éclater, ils
-s’épanouirent malgré leur envie de dormir : les
-yeux écarquillés, la bouche ouverte, les bras en
-l’air.</p>
-
-<p>Puis, Ferdinand évoqua la satisfaction de confondre
-Chaupillard, toujours persuadé que les
-Prestal « utilisaient » Catherine sans le moindre
-sentiment, et qu’ils tiraient haïssablement le suc de
-son infortune.</p>
-
-<p>Ah ! cela touchait Marthe au plus vif ! Pour le
-coup, elle en eut à dire, le reste du chemin, jusqu’à
-la rue Saussure :</p>
-
-<p>« Chaupillard verrait un jour que ce n’était pas
-la misère de Catherine qui avait fait naître une
-pitié provisoire et utilitaire d’écrivain, mais bien
-que c’était la piété de tempérament de l’écrivain
-qui avait élu, pour se développer, ce cas provisoire
-et réparable… Et ce monsieur Chaupillard
-si décourageant, est-ce qu’il n’écrivait plus ? est-ce
-que ce monsieur, si résolument contempteur du
-public, ciselait en secret de nobles proses ? Point
-du tout : il griffonnait des « médaillons » de demi-mondaines,
-des esquisses d’une vingtaine de lignes
-prétentieuses, insipides, qu’avec de pénibles démarches
-il insérait dans des publications moribondes…
-Eh bien ! les Prestal ne lui imputaient pas à crime
-de s’intéresser à des courtisanes inexorablement
-« riches et esthétiques », puisque cela correspondait
-à sa belle nature ; lui, de son côté, ne devait
-pas taxer les amis de bassesse, il ne devait pas nier
-d’avance la générosité du roman de Ferdinand. »</p>
-
-<p>A cause de la soirée splendide, Paris — le long
-du boulevard extérieur — conservait une animation
-de plein jour, moins la hâte et le gros bruit
-propres aux opérations de travail.</p>
-
-<p>De tous côtés, Ferdinand notait la lenteur de
-couples en confidence, et la béatitude de gens
-descendus prendre le frais sur les bancs, et qui ne
-se décidaient pas à remonter leurs étages.</p>
-
-<p>Par instants, des souffles tièdes portaient, d’un
-couple à un autre, un parfum capiteux, comme
-une révélation indiscrète de propos amoureux.</p>
-
-<p>Les Prestal marchaient fortifiés inconsciemment
-par le bon air de la nuit et par le bon chapitre
-du roman. Marthe, en parlant, jetait les yeux sur
-Albert et sur Georges, puis sur les papiers roulés
-que Ferdinand portait sous le bras. Elle accentuait
-des mots qui frappaient les oreilles des enfants.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que c’est des courtisanes ? demanda
-Georges à son frère.</p>
-
-<p>Albert qui attrapait toujours, par aimantation,
-la nervosité de sa mère, envoya un coup d’épaule
-brusque et bougonna : « Eh bin ! eh bin ! » le
-temps de chercher sa réponse :</p>
-
-<p>— Eh bin… c’en est qui soignent les malades…
-parbleu !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VI</h2>
-
-
-<p>D’après une loi tacite, toutes les actions facultatives
-de la vie — toutes les réceptions, toutes
-les sorties — devaient servir l’égoïsme littéraire
-de Ferdinand. Peu à peu, les Prestal avaient cessé
-les relations existantes au début du ménage avec
-les connaissances et même avec les parents dépourvus
-d’intellectualisme. Notamment, l’on ne voyait
-plus personne du côté de Marthe, excepté sa
-mère.</p>
-
-<p>Quand on sortait avec les enfants, ce n’était ni
-pour les distraire, ni pour leur faire prendre l’air :
-on les traînait le plus souvent chez des gens
-nuageux, où ils se morfondaient sans bouger dans
-un coin. Presque tous les dimanches, on allait au
-théâtre en matinée ; et dame, foin des vaudevilles !
-Les enfants avaient vu <i>Phèdre</i> maintes fois et ne
-connaissaient pas le cirque.</p>
-
-<p>L’ami Jeannin, célibataire, qui avait le temps
-de baguenauder, se moquait de Ferdinand, l’approuvait
-et l’entraînait tout à la fois :</p>
-
-<p>— Il faut cette unité de convergence pour
-réussir… J’espère bien que c’est strictement à titre
-de documentation littéraire que vous avez eu deux
-enfants ?… Nous allons pousser une vadrouille
-esthétique, hein, ma vieille ?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Après la lecture de son chapitre, Ferdinand
-n’évita pas cette aberration de songer prématurément
-à l’éditeur préférable, aux moyens de présentation
-et de diffusion de l’œuvre. Il recensa ses
-relations utiles ; dieu merci, un simple gratte-papier
-comme lui possédait d’importantes ramifications
-dans la société cultivée. Marthe réussit à
-conduire les enfants à l’Hippodrome, en répétant
-négligemment que l’on était susceptible « d’y
-faire des rencontres », plusieurs notabilités artistiques
-et littéraires se targuant d’un goût particulier
-pour les exercices de force et les acrobaties.</p>
-
-<p>Un après-midi de juin, Ferdinand s’échappa
-du bureau et alla consulter Jeannin « sur les
-recommandations à se ménager ». Jeannin passait
-des heures dans un caboulot voisin du Châtelet,
-en compagnie intime avec toutes sortes de personnes
-tarées et caricaturales ; prédilection et
-attrait personnel. Il obligea Ferdinand à boire un
-« vieux marc », puis il le plaisanta copieusement :</p>
-
-<p>— En ma qualité d’écrivain classé, je reçois
-nombre de littérateurs débutants ; vous n’imaginez
-pas la quantité de ces ambitieux qui <i>commencent</i>
-par chercher des recommandations pour placer
-leur œuvre, avant de l’avoir ébauchée. Il y en a
-même qui dépensent toute leur activité en démarches,
-ils oublient l’œuvre, ou plutôt ils confondent
-positivement : ils croient travailler parce qu’ils
-bourdonnent de tous côtés. Tenez, les méridionaux
-sont très forts dans l’espèce : ils vous racontent
-pendant trois heures leurs entreprises. « Mais
-enfin, où est-ce ? demande-t-on. — Té ! je vous
-bâclerai ça en un quart d’heure. »</p>
-
-<p>Ce discours terminé, Jeannin, selon son habitude,
-prit Ferdinand sous le bras et lui cogna du
-coude dans les côtes :</p>
-
-<p>— Allons renifler la féconde humanité, ma
-vieille.</p>
-
-<p>— Mais voyons, il pleut… objecta Ferdinand,
-qui tenait à subir une contrainte.</p>
-
-<p>Ils voyagèrent sous le même parapluie, attentifs
-aux jupes retroussées. Ils longèrent la rue Saint-Honoré
-jusqu’à l’église Saint-Roch.</p>
-
-<p>— Voici pourquoi je vous ai amené par ici, dit
-Jeannin : une camarade nommée Margot, vaguement
-chanteuse de café-concert, m’a fort conseillé
-d’interviewer son père… Si nous avons la chance
-de la rencontrer, elle vous séduira…</p>
-
-<p>— Je vous lâche ! cria Ferdinand presque
-sérieusement, avec nous, l’alcool et la luxure me
-sollicitent…</p>
-
-<p>Jeannin s’accrocha :</p>
-
-<p>— Mais, mon cher, le papa tient un bureau
-de placement, vous en avez absolument besoin
-dans votre roman. Nous allons le moissonner, cet
-homme. On ne s’établit pas romancier sans « parcourir
-du pays » ; on va faire du document pour
-nourrir son sujet, comme les bonnes femmes à la
-campagne vont faire de l’herbe pour leurs lapins.</p>
-
-<p>Ferdinand trouva la maison rue Saint-Roch,
-d’après un écriteau de tôle verni : <i>Bureau de placement</i>.
-A l’abri sous la porte cochère, mal décidé, — en
-avare qui n’est pas sûr d’agir au mieux de
-ses intérêts — il retint Jeannin par le bras :</p>
-
-<p>— Sans blague, vous montez ? Dites donc,
-l’autre soir à dîner, Griffon m’a collé une formule
-rudement juste : « Si l’on pouvait analyser les
-productions artistiques comme des corps chimiques
-et doser leurs ingrédients constitutifs — tant pour
-cent d’imagination, tant d’observation, tant d’harmonie,
-etc., — on verrait que ces éléments sont
-les uns facultatifs, les autres quasi indispensables.
-Mais on dégagerait surtout qu’un certain ingrédient
-se trouve immanquablement dans tous les
-chefs-d’œuvre, non seulement de littérature, mais
-de musique, de peinture, de sculpture, et cela
-s’appelle : « l’émotion de nature ». Cet ingrédient
-rarissime ne se suffit pas à lui-même ; mais, sans
-lui, point de chef-d’œuvre… Et gare à la contrefaçon :
-l’émotion d’art. »</p>
-
-<p>Jeannin dessinait des ronds en égouttant le
-parapluie :</p>
-
-<p>— En v’là une nouveauté ! railla-t-il. Cela revient
-à dire que — pour n’importe quelle production
-d’art — une partie de l’œuvre est tirée du patrimoine
-collectif des connaissances anciennes et
-modernes ; cette partie <i>d’esprit</i> est imitable et
-contestable. L’autre partie est due au limon animé
-de l’auteur, à la substance humaine qui se soulève,
-souffre, palpite, éclôt ; cette partie <i>de terre</i> ne
-vieillit pas, ne se réfute pas, c’est le <i>tempérament</i>
-éternel et unique, c’est la nature…</p>
-
-<p>— Mais oui ! il y a belle lurette que nous
-sommes d’accord là-dessus avec Griffon, seulement
-j’ai aimé sa formule…</p>
-
-<p>— Eh bien, alors, ma vieille, cherchons des
-émotions ; voilà pourquoi il faut monter. J’userai
-de mon titre de journaliste ; au besoin, j’ai des
-cartes.</p>
-
-<p>Un homme et une femme se précipitèrent au
-coup de sonnette. La femme avait l’air d’une
-concierge renfrognée. L’homme grand, vêtu de
-noir, grisonnant, portait ses cheveux très longs,
-« à l’artiste » ; il était complètement rasé : un
-profil grec tel que les stigmates de crapulerie
-alcoolique y siégeaient presque avec superbe.</p>
-
-<p>Le local carrelé paraissait vieux, immense et
-désolé ; on entrait de plain-pied dans une sorte de
-salle d’attente munie de deux banquettes et l’on
-avait devant soi un bureau vitré, formé d’une
-cloison à mi-hauteur du plafond. Il était trois
-heures, la pluie tombait depuis le matin ; l’absence
-de toute trace humide indiquait que personne ne
-s’était encore présenté.</p>
-
-<p>— Des journalistes ! Dans ce cas, messieurs,
-veuillez passer au salon, car nous avons aussi un
-salon, dit le placeur avec emphase.</p>
-
-<p>Il introduisit Ferdinand et Jeannin dans une
-salle à manger des plus communes et, cérémonieusement,
-leur indiqua des sièges, en face d’une
-table ronde couverte d’une toile cirée marron.
-Il s’assit lui-même près de la cheminée, adressa
-un signe poli, de la tête, aux deux visiteurs, et
-répéta le signe dans la glace, rapidement. Il empêcha
-Ferdinand de prendre la parole.</p>
-
-<p>— Messieurs, vous venez au sujet de cette abominable
-iniquité ; on supprime les bureaux de
-placement, alors que l’insuffisance d’ouvrage est le
-véritable mal.</p>
-
-<p>Jeannin, roublard, s’écria :</p>
-
-<p>— Vous avez parfaitement raison : des gens
-sont dans le besoin, on tape sur ceux d’à côté ;
-c’est une diversion habile, mais qui ne résoud
-rien… La question qui nous amène est un peu
-différente ; on nous a parlé de vous comme d’un
-homme extraordinairement documenté ; mon confrère
-écrit un roman dont l’héroïne est une bonne, — où,
-bien entendu, le bureau de placement gardera
-une importance légitime…</p>
-
-<p>Jeannin esquissa une révérence :</p>
-
-<p>— Mais nous voudrions tenir de vous quelque
-drame particulier à la profession, quelque chose
-comme un fait-divers : « Un jour une bonne
-arrive, etc. » Vous saisissez ?</p>
-
-<p>Le placeur se regarda dans la glace avec considération :</p>
-
-<p>— Quant à ça, messieurs, j’ai vu le monde de
-bas en haut ; j’ai été acteur.</p>
-
-<p>Il caressa son menton rasé :</p>
-
-<p>— J’ai aussi été garçon de café, mais ça ne
-signifie rien. Messieurs, j’ai dirigé le premier
-« bureau » de Paris : rue d’Amsterdam, quartier
-de l’Europe ; représentez-vous : à droite, dans un
-salon richement décoré, l’aristocratie, les gens les
-plus huppés venant m’apporter leur confiance ; à
-gauche, le bazar : choisissez, toute cette rangée
-à cinquante francs par mois, toute celle-là à
-soixante.</p>
-
-<p>Il éclata de rire et se croisa les bras.</p>
-
-<p>Sa femme entra silencieusement, ferma un placard
-derrière les visiteurs et retira la clé.</p>
-
-<p>— Dis donc, fit-il d’un ton gouailleur, mais
-désagréable, presque agressif, je vais raconter la
-Marguerite.</p>
-
-<p>La femme haussa les épaules et prit la porte.</p>
-
-<p>Il prolongea son rire en secousses de toux racleuses :</p>
-
-<p>— Je vous demande un instant, messieurs, pour
-chercher un mouchoir.</p>
-
-<p>Derrière lui, sa femme reparut vite, se pencha
-et souffla :</p>
-
-<p>— Excusez-le, messieurs, nous avons une fille
-qui s’appelle Marguerite et qui nous a quittés ; ça
-l’a beaucoup affecté.</p>
-
-<p>Elle se sauva. Le placeur revint, non avec un
-mouchoir, mais avec une serviette tachée de café,
-de vin ; il guigna le placard, à l’endroit de la clé.</p>
-
-<p>— Messieurs, je vous offrirais bien quelque
-liqueur, mais ma femme est sortie et justement on
-a fini le reste à déjeuner.</p>
-
-<p>Il frappa sur la table pour appeler.</p>
-
-<p>— Oui, elle est sortie ; ou du moins, elle fait
-semblant de ne pas entendre, ce qui est exactement
-la même chose.</p>
-
-<p>Ferdinand et Jeannin, assis comme des gens en
-visite, le chapeau tenu d’une main sur les genoux,
-gesticulaient de l’autre main, en se défendant de
-rien vouloir accepter.</p>
-
-<p>Le placeur s’envoya un violent sourire, dans la
-glace, releva ses cheveux d’un côté, toussa :</p>
-
-<p>— Un fait-divers ? Mais certainement… Vous
-n’avez pas de filles, messieurs ?… Je suis très aise
-d’avoir affaire à des journalistes, car nous nous
-retrouverons ; je vais de nouveau me consacrer au
-théâtre, puisqu’on me persécute… Nous disions
-donc : Où est la Marguerite ? Oh ! gai son chevalier…</p>
-
-<p>Il se tenait mal, les mains à plat sur les cuisses.
-Les deux visiteurs lui en imposaient beaucoup ;
-mais, d’autre part, il désirait vivement s’attirer
-leur curiosité ; une antipathie très nette pointait
-aussi dans son regard.</p>
-
-<p>— C’était une petite bonne, dans les dix-huit
-ans, très fraîche, mais pas très forte.</p>
-
-<p>S’adossant à la cheminée, il parut faire une
-citation d’un ancien rôle :</p>
-
-<p>— Pas de poitrine ; qu’est-ce que ça fait, du
-moment qu’on a un cœur ? Elle était sans place
-et habitait provisoirement en garni, au sixième,
-sous le toit…</p>
-
-<p>Il déclama :</p>
-
-<p>— … où les fumées qui montent lentement au
-loin sont comme des arbres qu’on verrait pousser.
-Marguerite s’éveilla au petit jour ; elle se leva ;
-rien de changé dans la chambre : sa malle près
-de la fenêtre et ses excellents certificats sur la cheminée.
-Et la voilà partie à la recherche d’une place.</p>
-
-<p>Le narrateur surveillait l’effet de sa tirade. Jeannin
-et Ferdinand, par un léger hochement de tête,
-montraient qu’ils étaient prodigieusement intéressés.
-Mais Jeannin ayant cillé vers le mur tout
-nu de la salle à manger, le placeur jeta un coup
-d’œil dans la même direction, fronça les sourcils,
-et dit brusquement :</p>
-
-<p>— Là, où le papier est moins abîmé, il y avait
-un buffet.</p>
-
-<p>Puis il continua :</p>
-
-<p>— Alors, dans la rue, la Marguerite ne passa
-pas inaperçue : des messieurs, des gouapeurs, des
-argousins, la frôlaient, chacun selon ses projets.
-Elle s’étonnait avec une indulgence intérieure :
-« Vous ne savez donc pas que tout me protège ?
-la loi, la famille, la société, jusqu’au Ciel même,
-dit-on, et au bureau de placement ! »</p>
-
-<p>Le narrateur, ironique, prit le temps de faire
-jouer dans la glace son nez long et droit.</p>
-
-<p>— « Vous ne savez donc pas ? Je suis une servante,
-une travailleuse utile et puis, je suis la
-Jeune Fille ; demain, je serai la Femme, je serai
-la Mère. » Elle alla d’un quartier à l’autre, selon
-l’usage : de Passy à Vincennes, refusée ici comme
-trop sémillante, là comme trop indolente. Alors,
-fatiguée, c’était avec des larmes qu’elle évitait les
-insolents : « Vous ne savez donc pas ? Je suis votre
-petite sœur ! »</p>
-
-<p>Le narrateur tortilla son cou, pour le sortir le
-plus possible du col de chemise.</p>
-
-<p>— « Messieurs les proclamateurs de la fraternité
-universelle, voyez, j’ai à peine de corps, mais
-je fournis ma part tout de même, douze à quinze
-heures courbée sur l’ouvrage, et, soit dit sans vous
-offenser, mes frères, c’est dur. »</p>
-
-<p>Le visage de Ferdinand ayant tiqué, le narrateur
-parodia ce signe en une grimace moqueuse.</p>
-
-<p>— La Marguerite rentra bredouille ; une camarade
-l’appela sur le carré : « Prenez garde aux trois
-garçons de café du cinquième, ils veulent vous
-« avoir ». Et dame ! dans ces sales hôtels, on a
-beau crier… ces mauvais gars disent qu’il ne faut
-pas faire sa Sophie ; si vous ne voulez pas choisir un
-cavalier, on vous prend de force. Ils sont trois,
-méfiez-vous, ça ne les gêne pas de fracturer une
-porte. » La Marguerite réfléchit ; plusieurs locataires,
-en effet, sont des grossiers qui l’interpellent
-dans l’escalier, qui ont déjà osé la saisir par le
-bras… Elle sort de nouveau avec un paquet de vêtements
-et revient avec un paquet d’autre chose…
-Ça ne rate pas ; le soir, les trois gaillards montent à
-la chambre et enfoncent la porte. Mais aussitôt, ils
-poussent des exclamations furibondes : ils sont
-volés ; la Marguerite est là, étendue, toute blanche,
-morte dans son lit. Les hommes s’avancent, ils
-relèvent le drap et malgré les mains de la morte
-croisées en prière, ils vont se venger par quelque
-plaisanterie, quand brusquement, leur geste s’arrête :
-près du lit est une table…</p>
-
-<p>Le narrateur parut éprouver une joie immense ;
-il exhiba deux rangées complètes de dents jaunes et
-longues, impressionnantes ; ses yeux rapetissés,
-malveillants, allaient d’un auditeur à l’autre :</p>
-
-<p>— Eh ! oui, leur geste reste en chemin ; les
-hommes ne sont pas complètement mauvais ; il y
-a toujours chez eux une fibre à toucher ; les uns
-croient en Dieu, les uns ont lu des morales, les
-autres aiment leur mère ; tous sont susceptibles de
-scrupule… Près du lit est une table… Il faut
-savoir les prendre ; une image, un rien calme leur
-méchanceté… « C’est tout de même une bonne
-fille, elle a pensé à nous : laissons-la, disent les
-hommes. » Sur la table, il y a trois petites tasses
-de poupée et une fiole d’eau-de-vie…</p>
-
-<p>Le narrateur se pencha et attendit, avec le glouglou
-d’un rire, plus ignoble d’être dosé, assourdi.
-Comme les visiteurs gardaient l’attitude de spectateurs
-charmés, déférents, il reprit sur un ton
-provocant :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Je peux bien vous
-le dire, j’étais un des trois garçons de café.</p>
-
-<p>Il esquissa le geste gracieux de l’équilibriste qui
-a terminé un tour :</p>
-
-<p>— Et j’ai fourré dans ma poche une lettre sans
-adresse où était racontée la cantate aux passants…
-C’est bien simple : ils ont bu, ces hommes, et
-comme, avant de quitter la chambre, ils avaient
-remis le drap sur les petites mains jointes, ils sont
-descendus bravement en faisant résonner leurs
-talons.</p>
-
-<p>Le placeur se tut, arrogant. Il fut sur le point
-de se contempler dans la glace, mais il y renonça ;
-le cou raide, il se mit à coups de doigt brusques,
-à suivre le contour d’un losange sur la toile cirée
-de la table.</p>
-
-<p>— Très intéressant… remercia Jeannin.</p>
-
-<p>— Certainement, je tirerai parti… dit Ferdinand.</p>
-
-<p>Soudain, le placeur prit le visage peureux d’un
-enfant que l’on va laisser seul :</p>
-
-<p>— Vous partez ?</p>
-
-<p>Il se leva effaré, suppliant :</p>
-
-<p>— Écoutez, réflexion faite, elle ne s’appelait pas
-Marguerite. Rendez-moi le service de l’appeler
-autrement… Je crois que son nom était Jeanne…
-Marguerite c’est une autre…</p>
-
-<p>Un tremblement misérable agitait sa main, qu’il
-tendit de loin, aux visiteurs, sur le palier.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ferdinand ne cédait jamais bien longtemps à
-Jeannin.</p>
-
-<p>Il ne se fourvoya pas jusqu’à négliger l’œuvre
-sous le prétexte de se documenter, ou de s’assurer
-un éditeur par des relations influentes. Pourtant,
-de ce que les fondations de son roman étaient
-posées, il sentit nécessaire de fréquenter régulièrement
-le cénacle Vaclin, où il était peu connu
-jusqu’alors. Cela devint un devoir, une superstition ;
-il aurait cru se faire tort en manquant une
-réunion.</p>
-
-<p>Léonard Vaclin, poète chevelu, ressemblant au
-portrait vulgarisé d’Alphonse Daudet, recevait la
-« jeune littérature », le jeudi soir, à partir de neuf
-heures. Quelques habitués se donnaient le genre
-d’arriver passé minuit ; ils étaient censés « sortir
-du journal »… Madame Vaclin, Arlésienne sculpturale,
-coiffée en muse, versait du thé jusque vers
-une heure du matin, puis disparaissait.</p>
-
-<p>La salle de réunion, figurant l’intérieur d’une
-librairie, était vaste à contenir trente personnes et
-« faisait parfois le maximum ». On y fumait vigoureusement,
-et l’on discutait par groupes, assis et
-debout.</p>
-
-<p>Un soir, Ferdinand trouva là Jeannin, Chaupillard,
-un ex-collègue au nom insaisissable qui
-avait quitté le chemin de fer pour les postes, et le
-beau Ribérol, critique d’art. Ce dernier recherchait
-assidument Ferdinand, depuis quelque temps,
-à cause de madame Griffon et de madame de
-Mireille, rencontrées chez le peintre Morlane, et
-dont il désirait déterminer les points d’accès.</p>
-
-<p>Chaupillard était furieux, d’un degré en plus,
-contre la bêtise humaine, depuis le dîner littéraire
-des Griffon : la réalisation du fameux roman devenait
-moins problématique. En outre, les mines
-cachottières des enfants Prestal dénonçaient des
-projets inconnus qui le contrariaient, par intuition.</p>
-
-<p>Aussi, avant l’arrivée de Ferdinand, avait-il
-démoli, au hasard de l’inspiration :</p>
-
-<p>— Vous savez, avait-il dit à Jeannin et à Ribérol,
-c’est mauvais le sujet choisi par Prestal, mauvais
-à ne pas continuer ; s’il espère, avec ça, trouver
-grâce devant un public de canailles et d’idiots
-qui ne tient compte de rien !…</p>
-
-<p>— Mais, pourtant, je croyais qu’il observait la
-réalité…</p>
-
-<p>— Justement ! Il a dégoté une façon de se tromper
-originale, et d’autant plus désastreuse. Figurez-vous
-que, pour faire du naturalisme, il copie une
-personne vivante ; seulement, cette mâtine, quand
-il la regarde, joue la comédie ! de sorte que le
-personnage du roman est bien plus faux que si
-Prestal le demandait simplement à son imagination.</p>
-
-<p>L’instinct suggérait à Chaupillard le dénigrement
-heureux.</p>
-
-<p>— Tiens, c’est curieux ! firent Jeannin et
-Ribérol.</p>
-
-<p>Au moment où entra Ferdinand, la conversation
-changée occupait tout le monde. On débinait une
-annonce parue le matin dans un grand journal :
-« Jeune fille, dans sa famille, désirerait engager
-correspondance littéraire et philosophique avec
-écrivain d’avant-garde. »</p>
-
-<p>— Qui va répondre — poste restante — anonymat
-gardé de part et d’autre ?</p>
-
-<p>Personne ne marchait. « On la connaissait depuis
-longtemps cette fâcheuse plaisanterie. La
-jeune fille de quarante-cinq ans ! La jeune dinde
-qui demande des conseils pour se marier. Celle qui
-vous sort son indéfectible admiration pour les plus
-insupportables pompiers de lettres ! Celle surtout
-qui poursuit le seul but de vous émerveiller, de
-vous épater, sous le fallacieux prétexte de consulter
-votre génie. »</p>
-
-<p>Bientôt le lien général se rompit, et le bavardage
-se reforma par petits tas :</p>
-
-<p>— Tout à l’heure, nous parlions de votre roman,
-dit Chaupillard. Mon cher Prestal, vous
-voyez mal votre fameuse Catherine ; ce que vous
-prenez pour de l’héroïsme maternel, c’est tout
-bêtement de l’hystérie. Réfléchissez : elle a vingt
-ans, elle est femme excellemment, les preuves
-existent… Or, il semble bien que, depuis sa mésaventure,
-elle est chaste ? Très joli, ça, mais,
-comptez les mois, ça ne peut pas durer… Elle
-brame après son enfant, pour échapper à un autre
-tourment que nous situons sans difficulté ; et, un
-de ces jours, vous serez tout étonné de ne plus
-reconnaître le précieux modèle sur lequel vous avez
-le tort de fonder toute une œuvre…</p>
-
-<p>Ferdinand se mit à rire ; il reconnaissait bien là
-son Chaupillard. Cependant, — pris au dépourvu
-et très sensible à toute espèce de critique, en raison
-même de son fanatisme artistique, — il défendit
-mal Catherine.</p>
-
-<p>Alors, Jeannin, Ribérol et le collègue au nom
-insaisissable, auteur dramatique, crurent bon d’appuyer
-Chaupillard. Ils comprenaient, d’après son
-discours, que Ferdinand avait rêvé malencontreusement
-d’édifier un roman avec cette Catherine
-pour modèle « à consulter tous les jours », et qu’il
-s’était engagé dans une mauvaise affaire littéraire
-compliquée d’une charge embarrassante ; les gens
-comme Catherine étant disposés à se cramponner
-à vous indéfiniment, sous prétexte qu’ils ont bien
-voulu se placer devant votre objectif.</p>
-
-<p>— Il faut vous tirer de là, disait Jeannin sérieusement.</p>
-
-<p>— Je vous donnerai un sujet de roman bien
-meilleur, promettait Ribérol.</p>
-
-<p>— Le plus urgent, c’est de colloquer votre
-Catherine en d’autres mains protectrices, affirmait
-l’auteur dramatique, car vous ne savez pas où vous
-allez.</p>
-
-<p>On ne laissait plus Ferdinand s’expliquer.</p>
-
-<p>— J’ai une idée, énonça Ribérol. Écrivez donc à
-la jeune fille en mal de controverse littéraire ; elle
-est certainement imbue de féminisme, d’humanitarisme,
-prête à quelque grande croisade… En
-quelques lettres, vous lui camperez votre Catherine
-sur les bras, puis vous ferez le mort pour l’une et
-l’autre.</p>
-
-<p>Jeannin lança un geste oratoire. La maîtresse de
-la maison arrivait derrière sa chaise, un plateau à la
-main ; elle s’arrêta, de connivence avec les auditeurs.</p>
-
-<p>— Sans compter, mon ami, proclama-t-il, que
-vous pouvez tomber sur une rareté. Il y a quelques
-années, j’ai rencontré, comme cela, par la poste,
-une jeune fille de mentalité vierge, étroitement fermée
-au monde des idées. Elle a résisté, puis j’ai
-régné. Au bout d’un certain temps de rapports
-épistolaires, une conception « à nous » de l’univers,
-lui est venue… Et j’ai eu l’exacte conscience de
-l’avoir engrossée moralement !</p>
-
-<p>La maîtresse de maison, très belle, tenait son
-thé fumant près de Jeannin et souriait, énigmatique.</p>
-
-<p>Les quatre auditeurs assis luisaient de l’œil.</p>
-
-<p>Jeannin, animé d’une malice faunesque, insista :</p>
-
-<p>— Il y a eu innocence perdue par mon intervention
-masculine, et j’ai laissé un moule par où
-les idées de quiconque ont dû passer ensuite ! Le
-mari a pu s’inscrire ultérieurement, ce n’est pas
-lui qui a mis les premières idées mâles dans cette
-intelligence ; une possession féconde et persistante
-l’avait précédé, lui !</p>
-
-<p>Jeannin perçut un petit bruit de porcelaine, se
-tourna et bâilla devant madame Vaclin. Chacun
-éclata de rire.</p>
-
-<p>— Spécialisez-vous dans ce genre de prouesse,
-conseilla la dame, très déesse, cela ne vous mènera
-pas à la paralysie générale. Et… tout de même,
-prenez-vous ?</p>
-
-<p>Jeannin reçut gauchement la tasse et la minuscule
-serviette à thé. Des plaisanteries fusèrent.</p>
-
-<p>— « Tout de même », est raide !</p>
-
-<p>On oublia Catherine, à la grande satisfaction
-de Ferdinand.</p>
-
-<p>Mais il ne fut pas quitte à si bon compte. Chaupillard
-prétendit le reconduire, — tout le boulevard
-Saint-Germain, de Cluny à la Concorde, — malgré
-ses protestations :</p>
-
-<p>— Enfin, vous êtes indiscret : savez-vous si je
-voulais rentrer directement ?</p>
-
-<p>Chaupillard, en pareil cas, recevait « à la
-blague » les plus catégoriques rebuffades et ne
-lâchait pas.</p>
-
-<p>— Je tiens à examiner encore votre projet de
-roman, qu’il vaudrait mieux abandonner.</p>
-
-<p>— Non ! vous perdez votre temps.</p>
-
-<p>— Alors, je vous rendrai service d’une autre
-façon : vous êtes insuffisamment renseigné sur la
-nommée Catherine ; je me charge d’une enquête…</p>
-
-<p>Pour le coup, Ferdinand fut effrayé et irrité à
-l’extrême. Chaupillard avait la manie des enquêtes
-inopportunes ; les procédés de complication administrative
-le tentaient constamment quoiqu’il exerçât
-la profession libérale d’écrivain entretenu par
-ses parents. (Des commerçants en grains, — ceux-ci — dont
-il vitupérait à l’occasion et la personne
-et le métier.)</p>
-
-<p>Chaupillard était capable de sacrifices considérables,
-du moment qu’il s’agissait d’empêcher un
-ami d’affronter le jugement de la foule stupide.
-L’auteur dramatique au nom insaisissable devait, à
-ses démarches obstinées, d’avoir quitté le Chemin
-de fer où il trouvait le loisir de combiner des
-pièces, pour l’Administration des Postes un peu
-mieux payante, mais si exigeante qu’il ne pouvait
-plus songer au théâtre.</p>
-
-<p>Ferdinand s’arrêta brusquement devant le Ministère
-de la guerre :</p>
-
-<p>— Quant à ça, je vous défends bien de vous
-immiscer dans la vie de Catherine, cria-t-il avec
-un mouvement de côté, comme pour héler le factionnaire.</p>
-
-<p>— Écoutez donc, il faut l’envoyer à l’étranger,
-elle amassera de l’argent.</p>
-
-<p>— Vous êtes fou. Je vous dis qu’elle ne me
-gêne aucunement ; bien au contraire nous exigeons,
-ma femme et moi, d’assumer certaines responsabilités.</p>
-
-<p>— Le mieux, ce serait de marier cette malheureuse
-hystérique, si vous lui portez tant d’intérêt.
-Mais, attention ! voilà un personnage qui manque
-à votre roman, mon petit… le premier séducteur
-de Catherine !</p>
-
-<p>Le long du boulevard désert, Ferdinand marchait
-vite et lançait des exclamations : « Zut !
-tâchez de nous ficher la paix ! » Mais il quitta
-Chaupillard, sans avoir obtenu son désistement.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il ne dit rien à Marthe ni à Griffon, selon un
-formel parti pris de ne pas admettre les préoccupations
-anti-littéraires.</p>
-
-<p>Mais, à cause de son tempérament scrupuleux,
-il fournit un travail moins sûr ; les dires de Chaupillard
-contenaient peut-être une parcelle de vérité ;
-la personnalité apparente de Catherine pouvait
-être dédoublée, ou transitoire ?</p>
-
-<p>Et surtout, il eut beau vouloir « penser à autre
-chose », une inquiétude lancinante lui resta : il
-avait trop parlé de Catherine. Chaupillard allait
-inévitablement ourdir quelque malheur.</p>
-
-<p>Une première réussite paya les efforts de Chaupillard ;
-Ferdinand, soustrait à l’accaparement
-heureux de l’œuvre, baissa momentanément de
-cœur et d’esprit, comme un homme dont on a
-gâté l’idéal, et il se trouva moins résistant aux
-pièges de la vie.</p>
-
-<p>Un après-midi, au bureau, il écrivit en secret
-à « la jeune fille dans sa famille », non pour la
-chance de l’intéresser à Catherine, mais par une
-impulsion malsaine, indéterminée, avec la conscience
-qu’il ferait mieux de s’abstenir.</p>
-
-<p>Et il analysait ses récents écarts de volonté.
-Il se rappelait certaines boutades prophétiques de
-Jeannin :</p>
-
-<p>— Très dangereuse la crise « des premiers
-chapitres faits » ; beaucoup d’aspirants cèdent à
-une sorte d’ivresse, perdent la tête, se trompent de
-but…</p>
-
-<p>Ou encore :</p>
-
-<p>— La première ébauche d’un roman, c’est comme
-un enfant vers les sept ans : ça vous tourmente,
-c’est délicat et, parfois, ça ne grandit pas.</p>
-
-<p>Cet animal de Jeannin s’y connaissait fichtrement !
-On passe par une sacrée effervescence, on
-voit l’œuvre finie par avance, on la possède…
-puis, c’est la fatigue triste, l’incertitude ; il semble
-que la puissance créatrice toute usée ne reviendra
-plus.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VII</h2>
-
-
-<p>Ferdinand renfonçait ses ennuis, de peur de les
-agrandir et de les implanter par le moindre commentaire.
-Quand Marthe et les enfants regardaient
-un peu attentivement son front « chargé », il leur
-disait des bêtises, comme pour leur donner le
-change et les empêcher d’interroger.</p>
-
-<p>Il ne voulait pas non plus qu’aucune contrariété
-diminuât sa quantité de travail : bon gré mal gré,
-la production suivait son cours.</p>
-
-<p>Plusieurs fragments furent lus aux Griffon, pas
-mauvais, mais laissant cette impression que l’œuvre
-tâtonnait.</p>
-
-<p>La charmante Adèle restait ébaubie de constater
-que l’on pouvait composer tant de phrases « pas
-pareilles ». D’autant plus que toute page écrite
-lui représentait du définitif, elle ne trouvait rien à
-critiquer malgré un désir évident.</p>
-
-<p>Une fois, à table, elle questionna Ferdinand
-d’un accent craintif, désappointé :</p>
-
-<p>— Puisque vous discutez si bien sur les « machines
-d’art » avec mon mari, vous êtes sûr de
-faire un chef-d’œuvre ?</p>
-
-<p>Ferdinand s’exclama :</p>
-
-<p>— Justement non ! C’est ça l’épatant ; dans la
-littérature, c’est exactement comme dans la vie :
-on sait en quoi consiste le bien, on connaît son
-propre intérêt, on critique autrui admirablement,
-et l’on ne peut pas s’empêcher de mal faire !</p>
-
-<p>Il attrapa Griffon par la manche :</p>
-
-<p>— Enfin, mon vieux, je t’ai répété, pas dix
-fois, mais cent fois : « Dans un roman, les dissertations
-des personnages me paraissent rasantes et
-surtout <i>hors du genre</i> ? » Eh bien, vois le mien,
-de roman ! Mes gens prêchent à tout bout de page,
-impossible de les contenir, ces bougres-là !</p>
-
-<p>— Cela vient peut-être de ce que tu as une
-femme trop bavarde, proposa Marthe d’un ton
-amusé, car elle ne croyait pas aux défauts de
-l’œuvre.</p>
-
-<p>Madame Griffon eut un bon rire ouvert ; cette
-impossibilité de « faire bien » la soulageait :</p>
-
-<p>— Vrai ? C’est une faute que les personnages
-développent des professions de foi ?</p>
-
-<p>— Parbleu ! Généralement il n’y faut voir
-qu’une malice pour caser « des réflexions d’auteur »…
-Ah ! voilà quelque chose d’horripilant :
-un monsieur qui se colle devant vous à chaque
-instant !… Laissez donc « la part au lecteur »,
-bon sang de chien !</p>
-
-<p>— Oui, approuva Griffon, celui qui ne pérore pas
-et surtout qui se dispense d’apprécier son propre
-récit est le romancier idéal.</p>
-
-<p>— Tenez ! décida Ferdinand, il y a un de mes
-types, Giblotin, vous savez ? Je vous jure que si je
-le repige à résoudre la question des bureaux de placement,
-je le flanque à la porte de mon roman !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Malgré sa volonté que l’histoire de Catherine
-fût une inoculation de contentement, madame
-Griffon s’inquiétait à un point de vue personnel
-de la visée de l’œuvre.</p>
-
-<p>Griffon, de son côté, poursuivi par cet épouvantail :
-l’égoïsme de classe, attribuait au roman égalitaire
-de Ferdinand la valeur d’un guide précieux.</p>
-
-<p>Chez lui, tout à coup, il posait son journal et
-allait à la cuisine :</p>
-
-<p>— Eh bien, Maria, quelles nouvelles ? Votre
-père est-il guéri ?</p>
-
-<p>Il réfléchissait :</p>
-
-<p>— Nombre d’excellentes gens <i>consomment</i> leur
-bonne sans jamais s’aviser de dire : « Vous avez
-peut-être besoin d’une permission qui n’est pas
-expressément dans le contrat de louage ? » On a la
-bonne comme on a le gaz, sans y mettre de sentiment,
-c’est le « service » monté sur deux pattes
-et circulant…</p>
-
-<p>Autre effet du roman. Madame Griffon, persuadée
-d’être une novatrice inspirée, avait converti
-madame de Mireille. Une période vint où ces
-dames rivalisèrent de sollicitude, l’une à l’égard
-de sa Maria, l’autre à l’égard de sa femme de
-chambre.</p>
-
-<p>— Ma chère, je la purge toutes les semaines.</p>
-
-<p>— J’ai autorisé mon dentiste à faire à « la
-mienne » les mêmes pansements qu’à moi.</p>
-
-<p>— J’envoie Maria voir toutes les pièces nouvelles
-aux Bouffes-du-Nord, je tiens à ce qu’elle
-soit au courant du théâtre.</p>
-
-<p>Ce fut madame de Mireille qui l’emporta :</p>
-
-<p>— Je trouvais Rose languissante, pâlotte. Je lui
-ai fichu une bonne claque : « Vous nous embêtez,
-comment s’appelle-t-il votre amoureux ? — Jérôme. — Il
-est soldat, n’est-ce pas ? — Oui, madame. — Eh
-bien, il a tort. Voilà de l’argent, allez faire
-un tour de valse au Moulin de la Galette. » Nous
-avons pleuré ensemble ; je lui ai dit : « Je ne sais
-pas ce qui me retient d’aller avec vous. » Eh bien,
-elle est revenue fraîche et guillerette. Par exemple,
-elle sentait un peu la pipe, vous savez ? la pipe
-de peintre. Alors je lui ai signifié : pas de bêtises…</p>
-
-<p>Et madame de Mireille continua son compte
-rendu, le nez fourré dans la nuque de son amie.
-Elle termina, la mine grave, la main en l’air :</p>
-
-<p>— Toutefois, j’ai été stricte : « Vous allez écrire
-une belle lettre à Jérôme et dire que vous ne l’oubliez
-pas. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A la vérité, madame Griffon, de tout temps,
-avait emprunté à ses lectures des attitudes et des
-résolutions. Le <i>copiage</i> était aussi inconscient que
-flagrant ; elle accompagnait ses gestes de citations
-textuelles.</p>
-
-<p>Son mari s’abstenait de formuler aucune remarque,
-car, chose la plus inattendue, elle était
-encline, sans exception, à imiter les personnages
-vertueux et paradants. Malheureusement ces dispositions
-duraient peu. Et, plus malheureusement
-encore, elle lisait trop d’ouvrages où nul personnage
-ne s’embarrassait de morale, à moins que
-les héros ne montrassent des vertus de mélodrame,
-d’une application difficile en chambre ; elle en
-était réduite souvent à rêver de sauver des noyés,
-ou d’arracher un innocent à l’échafaud. C’était
-l’acte même raconté qui la tentait, sans transposition.</p>
-
-<p>L’ouvrage de Ferdinand n’avait donc pas un
-mérite unique, mais le fait de connaître l’auteur et
-la réalité de sa documentation renforçait étrangement
-l’hypnotisme habituel.</p>
-
-<p>Une sorte de hantise générale s’étendit. Griffon
-et sa femme disaient couramment à propos de leurs
-querelles intimes :</p>
-
-<p>— <i>Le roman</i> tourne mal chez nous.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Chez les Prestal, la dette du roman devenait
-impérieuse et harcelante, selon les prédictions de
-Chaupillard.</p>
-
-<p>Marthe se plaignait en riant :</p>
-
-<p>— Je ne peux pas bouger comme je veux, partout
-je me cogne les coudes au roman.</p>
-
-<p>Ferdinand, soucieux, changeait de caractère ; il
-reconnaissait que sa qualification se décidait ; à
-trente-trois ans, dans la maturité proche « il serait
-ou il ne serait pas », selon qu’il réaliserait ou non
-sa tâche. Et, d’autre part, la manie romancière était
-innée chez lui : le but donné à ses études avait
-été l’administration, et dans sa jeunesse, personne
-de la famille ni des relations ne touchait aux arts.
-Aussi, quelle perspective, en cas d’échec ! la vie
-déséquilibrée d’un malheureux incurable !</p>
-
-<p>Enfin, la préoccupation s’aggravait de ce que
-les Prestal considéraient Catherine comme intéressée
-hautement à la réussite du roman ; si l’entreprise
-n’aboutissait pas, on faillirait à un grave
-engagement, Catherine et son enfant perdraient
-énormément.</p>
-
-<p>A l’énoncé du mot « roman » Albert et Georges
-souriaient à une vision de « Catherine régnante »,
-mais ensuite ils regardaient avec réserve les
-papiers sur la table de leur père ; ils sentaient
-obscurément que toutes les forces convergeaient là,
-qu’une sentence émouvante était attendue.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Fréquemment, au milieu de la journée, Chaupillard
-venait à l’administration du chemin de fer,
-rendre visite à Ferdinand et à Griffon ; avec un
-formidable toupet, il abordait leurs collègues
-comme s’il eût appartenu lui-même à la Compagnie.
-Il allait jusqu’à serrer la main au chef !
-Celui-ci avait le respect des gens bien habillés et
-même des écrivains, à condition qu’ils ne fussent
-pas employés.</p>
-
-<p>Ferdinand se plaignait d’être traité à tue-tête de
-« cher confrère », par Chaupillard, dans une
-intention nuisible. Et, de fait, on augmenta inopinément
-son service de bureau qui n’était pas
-très chargé. Encore un obstacle élevé contre le
-roman.</p>
-
-<p>Mais Ferdinand était un mauvais combattant qui
-ruminait son dépit, au lieu de foncer sur l’ennemi
-et de s’en débarrasser.</p>
-
-<p>Impossible de rompre. Chaupillard, comme
-Jeannin, tenait à lui par des fibres inarrachables ;
-ils étaient de la même race d’intellectuels spécialisés ;
-et, quand Chaupillard voulait, on vivait à
-ses côtés en pleine satisfaction égoïste. Que de
-bons souvenirs ! Des après-midi de bureau devenus
-des après-midi littéraires, grâce à ses histoires de
-« copie » fabriquée, portée aux diverses rédactions
-connues.</p>
-
-<p>Certes, Griffon était un ami incomparablement
-meilleur, mais il n’avait pas cet attrait irrésistible
-de la « manie commune ».</p>
-
-<p>Un jour, vers trois heures, Ferdinand fut
-chargé d’une démarche au Ministère des travaux
-publics. Quelle joie ! d’abord, de sortir, puis
-d’emmener Chaupillard qui était là justement !</p>
-
-<p>A la fin de septembre, le temps radieux, un
-peu acide et excitant, faisait penser à une maîtresse
-rieuse, très jeune et maigrichonne.</p>
-
-<p>Ce fut une de ces promenades de gens de lettres
-où l’on ne se cache pas de récolter des images et
-des notes à même la rue.</p>
-
-<p>— Regardez donc cette maison qui prend du
-ventre en vieillissant, disait Ferdinand, au coin du
-faubourg Saint-Honoré ; et, là-bas, le ciel arrêté à
-contempler les Tuileries.</p>
-
-<p>Chaupillard signalait un arbre du quai :</p>
-
-<p>— J’aime ces branches aux quatre vents. C’est
-rare à Paris, un arbre non estropié.</p>
-
-<p>Ils cherchaient à être impressionnés par la file
-des réverbères, par la monstruosité des automobiles
-et des tramways. Il n’était pas jusqu’aux tas
-de sable où ils ne prissent une pincée d’observation.</p>
-
-<p>Ils se rappelaient réciproquement les auteurs
-connus « qui avaient rendu épatamment les aspects
-de rues ».</p>
-
-<p>— Dame ! sans ça, l’œuvre manquerait d’atmosphère.</p>
-
-<p>Avec leur pardessus clair, de demi-saison, et
-leur mine affûtée d’hommes jeunes en balade, ils
-attiraient la sollicitude de certaines passantes disponibles.</p>
-
-<p>Ils se mirent à faire la psychologie des femmes
-de leur connaissance : exercice utile aux écrivains
-pour l’accentuation du caractère de leurs personnages.</p>
-
-<p>— A la longue, la petite Griffon divorcera-t-elle ?
-demanda Ferdinand. Comment diable vous a-t-elle
-consulté et pourquoi l’avez-vous dissuadée ?</p>
-
-<p>— Je lui ai conseillé de ne pas divorcer avant
-d’avoir un second mari en perspective.</p>
-
-<p>— Je ne vous croyais pas si moral ! Non ?
-blague à part ?</p>
-
-<p>— La petite Griffon n’est pas faite pour le rôle
-de femme divorcée ; elle tomberait dans la galanterie.
-Elle m’a consulté, au hasard d’une rencontre,
-devant l’exposition d’ameublement du
-Bon Marché… ça m’a rendu moral, en effet.</p>
-
-<p>Ferdinand « gobait » Chaupillard ; c’était un
-type amusant. De quelle façon s’intéressait-il à la
-petite Griffon ?</p>
-
-<p>— Un secret ! dit Ferdinand, pour s’avantager
-à son tour : j’ai écrit, — poste restante, — à la
-jeune fille du journal. Vous vous rappelez ?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le lendemain, Chaupillard redevint haïssable :
-il discuta de nouveau l’aventure de Catherine Bise,
-il s’attacha à cette intolérable invention de rechercher
-son premier séducteur.</p>
-
-<p>Alors, pendant quelque temps, Ferdinand n’eut
-plus la pensée libre ; il entrevoyait un quidam
-surgissant pour interdire par voie de justice la
-publication du roman ; ou bien, assis à sa table
-de travail, il sentait derrière lui un personnage
-laissé à tort en dehors du roman et qui réclamait.
-A la lecture des journaux, chaque drame causé
-par « un ancien amant » le faisait trembler pour
-Catherine.</p>
-
-<p>Chaupillard osa se présenter à elle.</p>
-
-<p>— Pourquoi cette colère ? dit-il à Ferdinand. Vous
-approuvez bien Griffon de surveiller la nourrice,
-de lui porter du savon et du chocolat. Moi, il me
-plaît d’envisager les choses autrement. Et vous
-êtes délicieux de mettre Catherine dans un livre :
-ce n’est pas ça qui donnera un père à son enfant.</p>
-
-<p>Griffon était tenu dans l’ignorance de ces manigances
-et de ces tiraillements ; des considérations
-secrètes diamétralement opposées aboutissaient à
-cette sorte d’entente entre Chaupillard et Ferdinand.</p>
-
-<p>Auprès de Griffon, Ferdinand se bornait à mésestimer
-sa production littéraire « complètement
-ratée », à l’entendre.</p>
-
-<p>Griffon haussait les épaules :</p>
-
-<p>— Quels types impondérés ces artistes ! pas de
-milieu : les uns annoncent carrément et toujours
-qu’ils tiennent un chef-d’œuvre ; les autres prétendent
-toujours ne rien faire de propre. Tu ressembles
-au paysan, amasseur d’écus, appliqué à
-pleurer misère…</p>
-
-<p>— Je t’assure que je ne suis pas content du
-tout de mon roman, disait Ferdinand.</p>
-
-<p>Il contractait cette névrose des écrivains de
-prendre ombrage des moindres vétilles ; il souffrait
-non seulement de Chaupillard, mais de sa femme,
-de ses enfants, de son emploi.</p>
-
-<p>Dans le couloir du bureau, il se laissait tomber
-sur le coffre à bois, avec une mine de victime ; il
-exagérait même ses dépressions, censément par intérêt
-pour « ce pauvre Griffon », si annihilé par Adèle.</p>
-
-<p>— Je suis bien embêté à la maison, pas moyen
-de travailler sérieusement ; ma femme a des obstinations
-incompréhensibles…</p>
-
-<p>Ce refrain n’obtenait aucun succès. La plus
-sincère amitié florissait entre Griffon et Marthe :
-c’était à qui ferait le plus de louanges de l’absent.
-Il fallait entendre Marthe :</p>
-
-<p>— Écoute, Ferdinand, je ne me lasse pas d’admirer
-Griffon. As-tu remarqué combien, malgré
-ses ennuis, il sait être gai par pure obligeance ?
-Jeudi, où tu es rentré tard à cause de Jeannin, je
-n’avais pas le temps de m’occuper de lui, je l’ai
-laissé avec les enfants. Ils ont voulu faire le théâtre
-(il a bien réussi de leur acheter la <i>Comédie enfantine</i> !),
-Albert a joué Pierrot, Georges, le commissaire ;
-Griffon s’est fait un châle avec le vieux
-tapis de table et il a joué la mère Michel. C’était
-à se tortiller de rire et je sais qu’il était chagriné
-ce jour-là… Et quand on lui raconte une infortune :
-comme on le voit s’imprégner ! Tu te rappelles
-son regret : « L’argent est une force militante
-à conserver ; ce ne serait pas remédier au
-mal que de se dépouiller pour secourir une ou
-deux personnes ». Mais quand il est seul intéressé,
-il ne recule devant aucun « acte de réparation
-sociale », témoin son mariage… Pour Catherine,
-j’ai l’impression qu’il tenterait l’impossible. A propos
-d’elle, tu vas dire que je suis bête, mais je te
-certifie qu’il a une façon troublante de me regarder,
-comme s’il trouvait que je ne lui en dis pas assez,
-comme s’il attendait que j’exige quelque chose de lui.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Sur le coffre, Griffon interrompait immédiatement
-la jérémiade de Ferdinand.</p>
-
-<p>— Bien sûr ! des vertus manquent à ta femme ;
-elle ne sait pas empêcher que ses services ne
-tiennent de la place dans la maison. Pauvre garçon !
-elle te dérange, elle fait du bruit, elle respire !…
-C’est peut-être, vois-tu, que le dévouement
-comporte des limites ! Tous les jours, des hommes
-découvrent douloureusement cette vérité : à la mort
-de leur mère, de leur femme…</p>
-
-<p>Et Griffon, narquois, passait son bras sous celui
-de Ferdinand et se penchait, comme on cajole un
-enfant pour lui faire avaler une médecine ; sa voix
-était des plus conciliatrices :</p>
-
-<p>— Tu es employé, il faut bien que tu en tires
-quelque apanage, mon bon vieux. Ta logique est
-chère aux gens en place, au point que l’on peut
-l’appeler « la logique fonctionnaire » : <i>puisque</i> je
-suis exempté de charges d’un côté, je <i>dois</i> l’être
-de tous les côtés. (Puisque ma femme est si dévouée,
-pourquoi une restriction ?) Vois les collègues
-des divers ministères, avec quelle conviction de
-justice, réclamer un tarif réduit pour voyager, des
-bourses d’études pour leurs enfants, etc. D’ailleurs
-les besogneux évincés propagent eux-mêmes cette
-conception du juste : « Ce monsieur occupe une
-position grassement rétribuée dans l’administration,
-<i>c’est bien le moins</i> que son parent soit admis dans
-tel établissement public, de préférence à tout indigent
-véritable ».</p>
-
-<p>Puis, Griffon tapotait gentiment le gilet de Ferdinand
-pour faire descendre la potion :</p>
-
-<p>— Ah ! mais mon vieux, il ne faut pas te figurer
-que tu es extraordinaire, tu es au contraire dans
-la délicieuse moyenne. Et la psychologie des sexes
-suffirait à expliquer ton état de conscience : si la
-femme est aimante, l’homme la veut esclave, complètement.</p>
-
-<p>Alors Ferdinand riait et finissait par avouer :</p>
-
-<p>— Évidemment, j’ai de la chance sous certains
-rapports.</p>
-
-<p>Et, tout à coup, il allait d’une extrémité à
-l’autre ; oubliant le contraste cruel pour « ce pauvre
-Griffon », il cédait au besoin si humain de publier
-ses avantages :</p>
-
-<p>— Marthe, on n’a pas idée de ça : épouse,
-mère, ménagère, employée, elle vous fourre si
-bien tous ces rôles sous le même tablier qu’on n’y
-voit que du bleu ! Mais le plus épatant : c’est une
-vraie collaboratrice.</p>
-
-<p>Alors il développait, il développait :</p>
-
-<p>— Nous avons parmi nos connaissances deux
-femmes d’artiste typiques ; l’une harcèle son mari :
-« Produis donc ! c’est pas moi qui t’empêche
-d’avoir du génie ! » L’autre bougonne sans arrêter :
-« Tu n’arrives à rien ! tu ferais bien mieux de
-frotter les meubles ». Eh bien ! Marthe déclare la
-première pire que la seconde. Quand elle m’a
-raconté le cas de Catherine Bise, c’est peut-être la
-seule fois qu’elle ait dit carrément : « Tu pourrais
-utiliser mon récit ». Autrement, on jurerait
-qu’elle ignore mon métier enregistreur. Mais l’état
-de mariage a déterminé une telle affinité communicative
-de nos deux systèmes nerveux que, par le
-bavardage neutre, anodin, Marthe me transmet ses
-plus secrètes vibrations… Enfin, après la journée
-si diverse, couchée, elle relit mon manuscrit.
-Qu’est-ce que tu veux ? Je dors ; elle ne peut plus
-ni parler ni s’agiter…</p>
-
-<p>Les yeux de Ferdinand papillotaient de béatitude.
-Et puis, Griffon était un intime à qui l’on
-pouvait tout dire. Ferdinand le prenait à l’épaule,
-il approchait son visage, il baissait la voix :</p>
-
-<p>— Et aussi… personne ne peut savoir la sublimité
-d’amour qu’il faut à la femme d’un artiste
-pour modérer ses propres baisers…</p>
-
-<p>Leurs yeux d’hommes se mêlaient ; la douloureuse
-et douce et terrible faiblesse des mâles descendait
-à leurs joues, à leur bouche, à leur menton.
-Ils restaient alors sans parler, jambes pendantes,
-sur le coffre, à regarder dans le vide. Les collègues
-qui passaient, affairés, des dossiers à la main, trouvaient
-qu’ils avaient l’air de deux petits garçons en
-pénitence.</p>
-
-<p>Le lendemain, Ferdinand recommençait à se
-plaindre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VIII</h2>
-
-
-<p>Ferdinand ne s’égara pas loin avec la jeune
-épistolière de la poste restante.</p>
-
-<p>D’ailleurs, comme l’avaient prévu les habitués
-du cénacle Vaclin, l’exemplaire était archi-connu :
-la demoiselle candide qui se croit la plus avancée
-de son siècle parce qu’elle s’est aperçue que ses
-parents et quelques autres vieilles gens restaient
-trop en dehors de la société vivante et parce qu’elle
-secoue un peu les lisières familiales, au grand
-scandale de quelques dames sourdes et pieuses.</p>
-
-<p>— J’ai envie de ne pas suivre, se dit Ferdinand.
-Ah ! tant pis, j’ai commencé, allons-y des
-questions obligatoires : « Vous lisez ? Quelles sont
-vos lectures ? »</p>
-
-<p>Mais il ne voulut pas donner une minute de son
-temps sérieux à cette bêtise. Il écrivait au bureau,
-avec rudesse, pour en finir le plus vite possible :</p>
-
-<p>« Erreur, mademoiselle ! le seul fait de lire des
-romans n’est pas révolutionnaire. Ceux de votre
-grand homme prêchent, en somme, que chacun
-doit demeurer à sa place : les humbles à leur
-humilité, les puissants à leur puissance, attendu
-que toutes les conditions procurent le bonheur. Eh
-bien, mademoiselle, ce beau traditionnalisme constitue
-le plus retardataire des non-sens : par suite
-d’une anarchie économique irrémédiable, aucune
-condition n’est stable aujourd’hui ; le manœuvre
-n’est pas sûr que son métier subsistera demain ; la
-bourgeoisie n’est pas une classe fixe comme le fut
-la noblesse. »</p>
-
-<p>Selon son tempérament d’écrivain soucieux de
-ne rien laisser perdre et de ne pas dépenser inutilement,
-il se bornait à servir des propos échangés
-avec Griffon et avec Jeannin.</p>
-
-<p>« Une preuve que votre romancier n’est pas si
-génial, c’est qu’il n’emballe que les gens d’un
-certain parti. Eh bien, je vais vous étonner : la
-vraie personnalité artistique produit l’émotion impersonnelle,
-de caractère universel. L’œuvre doit
-émouvoir <i>malgré</i> l’auteur. Que mon pire ennemi
-fasse un roman d’émotion vraie, je pleurerai, si je
-puis me contenir c’est que l’œuvre est simplement
-de talent, de personnalité fabriquée. »</p>
-
-<p>La jeune épistolière n’était pas une sotte ; dès la
-deuxième lettre, elle s’avisa de ne plus procéder
-que par questions : « Alors, monsieur ?… »</p>
-
-<p>Et Ferdinand, serré de près, embarrassé, se la
-représentait : une tête jolie et intelligente, avec un
-air faussement ingénu. Il la voyait suçant le bout
-de son porte-plume, les yeux enfantins volontairement,
-la bouche narquoise.</p>
-
-<p>« Alors, monsieur, on aurait tort de critiquer
-à la fois l’œuvre et l’homme ? »</p>
-
-<p>Parbleu, elle se moquait de lui. Il s’agaçait :</p>
-
-<p>« Je n’ai jamais dit ça, mademoiselle ; le véritable
-artiste possède à la fois du talent et du génie ;
-le talent est une qualité acquise… »</p>
-
-<p>Parfois, il hésitait à continuer une lettre interrompue
-par un projet administratif : « Je dis
-peut-être des bêtises… Et, tant mieux ! je ne voudrais
-pas gaspiller des idées indiscutables… Allons-y,
-à la diable. »</p>
-
-<p>« Il est baroque de parler de la décadence du
-roman, de prophétiser le renouvellement du genre.
-De même que la lumière diurne a été, est et sera
-toujours due à la même source naturelle, de même,
-les romans passés, présents, futurs sont et seront
-<i>durablement</i> beaux par une seule et même vertu
-naturelle. La mode en littérature est une illusion ;
-il y a du durable et du pas durable. »</p>
-
-<p>Ferdinand avait beau faire, sa conscience n’approuvait
-pas cette secrète aventure épistolaire ; il devenait
-de plus en plus brusque avec la petite bavarde
-qui le dérangeait.</p>
-
-<p>« Eh ! non, mademoiselle, pour faire du roman
-avancé, comme vous dites si remarquablement, il
-n’est pas indispensable d’aller chez Alcan acheter
-la dernière parue des thèses sociologiques. A raconter
-la réalité sans parti-pris, il arrive aux grands
-artistes d’aboutir à une sorte d’héroïsme, qui
-dépasse les plus belles cités futures… »</p>
-
-<p>« Que le tonnerre anéantisse Jeannin ! pensait
-Ferdinand ; je ne sais pas si je provoquerai une
-grossesse morale, mais je n’éprouve aucunement
-la satisfaction d’un premier occupant. »</p>
-
-<p>Un matin, il constata que la demoiselle candide
-se permettait de hanter son esprit, à la maison, à
-l’heure du roman ! La correspondance prit fin le
-jour même :</p>
-
-<p>« Mademoiselle de Firman, je vous renvoie vos
-lettres, j’oublie votre nom et je ne donne pas le
-mien. N’essayez pas d’acquérir des idées avancées.
-A quoi bon ? Hier, dans le journal, un professeur
-de révolution attaquait la police avec virulence,
-non pas tant pour avoir arrêté injustement une
-honnête femme, mais, — comble de l’abomination ! — pour
-l’avoir exposée à la promiscuité des
-voleuses et des prostituées. Voici l’adresse d’un
-ouvroir où se rencontrent de ces créatures si
-odieuses au farouche écrivain. On y accepte le
-concours de dames patronnesses. Allez là, mademoiselle,
-avec un cœur humain, simplement, et
-ce sera vous la vraie révolutionnaire. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ferdinand regrettait de ne pouvoir balayer avec
-le même sans-gêne toutes les personnes obstruant
-sa route.</p>
-
-<p>Par exemple, il ne se passait guère de semaine
-sans qu’on eût la visite fâcheuse de Chaupillard,
-rue Saussure.</p>
-
-<p>Albert et Georges rapportaient à la croissance
-du roman leurs propres espérances confondues
-avec la « surprise pour Catherine » ; sans l’autorisation
-d’aucune promesse, ils pensaient : « On
-s’amusera mieux, on sortira <i>quand papa aura fini</i>…
-nous aurons une montre, une bicyclette… » Aussi,
-avertis par l’instinct, ils regardaient Chaupillard
-avec crainte et avec ennui, puis se retiraient dans
-leur chambre en faisant la moue.</p>
-
-<p>Marthe et Ferdinand ajoutaient pareillement au
-bonheur de Catherine, par voie de conséquence, une
-foule de beaux projets personnels à réaliser « quand
-le roman serait fait » ; et l’apparition de Chaupillard
-leur produisait l’effet d’un mauvais présage.</p>
-
-<p>Mais le monde littéraire en général bénéficiait
-de l’attachement de Marthe pour son mari, et elle
-excusait elle-même la longanimité de Ferdinand :
-Chaupillard faisait partie d’un groupe, avec Griffon,
-Jeannin, Ribérol, etc., comment exclure l’un et
-retenir les autres ?</p>
-
-<p>Chaupillard n’attaquait plus directement le travail
-de Ferdinand ; il déblatérait tout autour, il
-décourageait par mesure générale.</p>
-
-<p>— Vous voyez, le livre de Jeannin se vend
-mal, personne n’en parle ; le mien a subi la même
-conspiration. Les imbéciles seront toujours les
-plus forts ; le mieux est de se croiser les bras
-devant leur grouillement.</p>
-
-<p>Mais la pire contrariété venait de ce qu’il persistait
-à s’occuper de Catherine.</p>
-
-<p>Avant la rupture avec la jeune épistolière, un
-soir, vers neuf heures, Chaupillard était monté
-pour la malice de déranger un peu Ferdinand qui
-tenait à travailler après dîner.</p>
-
-<p>— J’aime à m’asseoir dans le fauteuil du maître,
-dit-il avec sa gaieté suspecte. Eh bien, mon cher,
-je l’ai vue de nouveau votre fameuse Catherine…</p>
-
-<p>La porte du salon ouverte, Marthe, dans la salle
-à manger, partageait en deux un bouquet ; elle
-arriva précipitamment, une branche à la main,
-vers son mari :</p>
-
-<p>— Comment ! Ferdinand, tu ne m’avais pas dit…</p>
-
-<p>Puis elle se tourna vers Chaupillard, et donna
-libre cours à une magnifique colère de femme
-sincère, atteinte dans ses affections :</p>
-
-<p>— Alors, monsieur Chaupillard, vous ne cherchez
-donc qu’à nuire ? Vous vouliez empêcher
-mon mari d’écrire son roman et, maintenant, vous
-vous attaquez à cette pauvre fille !</p>
-
-<p>Elle agitait sa fleur, ayant l’air de la montrer,
-puis de la refuser.</p>
-
-<p>Ferdinand, quoique animé contre Chaupillard,
-avait essayé d’intervenir :</p>
-
-<p>— Ne te fâche pas, je vais t’expliquer…</p>
-
-<p>Il s’était levé vivement, ému de sentir que
-Marthe irait trop loin ; mais il ne put l’arrêter :</p>
-
-<p>— Parce que le public n’a témoigné que de
-l’indifférence à votre chétif talent, vous êtes aigri,
-jaloux…</p>
-
-<p>Chaupillard, cloué sur son siège, exhalait et
-rentrait alternativement un sourire grimaçant, mais
-surtout il regardait avec stupéfaction. La plus
-extraordinaire révélation le frappait, à le rendre
-stupide. Jusqu’alors, il n’avait pas considéré
-Marthe « en son sexe » : peuh ! une ménagère si
-effacée, si terne. Et non seulement il découvrait
-que Marthe était une femme énergique, mais voilà
-que, sous certains rapports, c’était comme s’il
-n’avait pas encore vu de vraie femme !</p>
-
-<p>Avec la volubilité d’une personne qui s’est
-maîtrisée trop longtemps, Marthe continuait :</p>
-
-<p>— De quoi vous mêlez-vous ? Nous ne permettrons
-pas que vous alliez démoraliser cette malheureuse
-Catherine ; sans doute vous lui conseillez
-d’abandonner son enfant, c’est dans vos théories ?</p>
-
-<p>Elle se croisait les bras, dévisageait en plein
-Chaupillard, cherchait à droite, à gauche, avec
-menace.</p>
-
-<p>En un instant, Chaupillard connut pour la
-première fois « l’élan féminin ». Il vit aux yeux
-de Marthe cette fulgurance qu’il croyait être une
-invention des feuilletonnistes, et l’impression devait
-lui rester, ineffaçable ; une lueur participant du
-soleil, de l’or, mais différente : la flamme unique
-de la passion. Et vraiment, cette femme, c’était
-son sang qui criait :</p>
-
-<p>— Catherine et son enfant sont à nous, monsieur !</p>
-
-<p>Alors il n’entendit pas le sens réel des mots,
-ou plutôt les mots ne produisirent pas l’effet qu’ils
-comportaient logiquement : sous leur cinglement,
-s’éveilla le fin fond de sa sensualité.</p>
-
-<p>Il pâlissait, rougissait, tortillant le bout de sa
-moustache et il ne répondait pas, lui, l’intraitable
-Chaupillard, qui faisait taire tout le monde, et que
-ses amis n’osaient pas convaincre de médiocrité,
-quoiqu’ils fussent excédés de ses éternelles diatribes.</p>
-
-<p>On aurait dit qu’il tenait à entendre toutes ses
-vérités :</p>
-
-<p>— Parce que vous n’êtes pas capable de fournir
-une œuvre généreuse, faut-il dénigrer systématiquement ?</p>
-
-<p>Et c’était que Marthe, dans son indignation,
-projetait son corps, sa bouche, sa poitrine, se
-portait d’une hanche sur l’autre, et alors les mots
-ne comptaient pas : Quoi ! une femme pouvait être
-si passionnée ! Il lui voyait des seins dressés, une
-fureur de chair, l’inexprimable ; et elle était jeune,
-à l’époque de sa perfection, et quelle intelligence
-audacieuse ! Alors, en un mot, cet égoïste — insensible
-au point de n’avoir que des désirs
-d’animalité — devenait avide de goûter à une
-palpitation pensante.</p>
-
-<p>Ferdinand soulevait des gestes désolés. Marthe
-à bout de malédiction, lui lança :</p>
-
-<p>— Et toi, tu ne dis rien ?</p>
-
-<p>Elle se laissa tomber sur une chaise, les deux
-mains plantées aux genoux, penchée, attendant,
-provoquant son mari à exécuter aussi le mauvais
-ami.</p>
-
-<p>— Je dis… je dis… balbutia Ferdinand, de
-tempérament moins simple et moins agissant.</p>
-
-<p>Mais Chaupillard, contre toute attente, se mit à
-répondre, la voix assez calme, presque sur un ton
-d’excuse, l’attitude presque déférente, comme s’il
-n’avait enregistré que des paroles ordinaires :</p>
-
-<p>— Vraiment, écoutez, je ne sais pas… il y a
-malentendu…</p>
-
-<p>Il expliqua posément que, grâce à des accointances
-administratives, il avait pu donner à Catherine
-des permis de voyage à quart de place, pour
-aller chez la nourrice ; quoiqu’il ne s’agît que
-d’une vingtaine de kilomètres, l’économie serait
-importante à la longue.</p>
-
-<p>— Voilà ! voilà ! déplora Ferdinand.</p>
-
-<p>Marthe, d’abord méfiante, rougit à l’extrême,
-se leva, s’excusa franchement : elle avait cru Catherine
-menacée, elle avait dit tout ce qui lui passait
-par la tête sans animosité grave.</p>
-
-<p>Elle eut une chute de colère qui acheva de
-troubler Chaupillard. Il admira « l’après-passion »
-d’une telle femme. Doué pour un moment d’une
-perception sentimentale aiguë, il évoqua un autre
-genre désirable de sincérité féminine, il perçut
-que le fond de la nature de Marthe était la bonté,
-et qu’il restait de l’affectuosité dans son irritation
-même.</p>
-
-<p>Chaupillard assura qu’il comprenait très bien
-l’exaltation de Marthe, il plaisanta Ferdinand qui
-paraissait le plus ennuyé de l’algarade.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il continua ses visites. Marthe, maintenant,
-n’était-elle pas un peu gênée vis-à-vis de lui,
-« comme de s’être trop livrée ? » Il éprouvait un
-plaisir presque malsain à imposer sa présence, ses
-discours non agréables.</p>
-
-<p>Marthe ne le tentait pas, à proprement parler,
-c’était ce genre de femme-là qui le tentait.</p>
-
-<p>Il eut honte de ses laconiques et commerciales
-rencontres. Il souhaita un complément d’intelligence
-et de sentiment. Des idées de mariage le taquinèrent.</p>
-
-<p>Et le résultat fut que, par dignité, il dépensa
-des dix francs, dans telles circonstances qui, précédemment,
-ne lui coûtaient guère que le prix
-d’un fiacre.</p>
-
-<p>A ce taux-là, il recouvrait la certitude de son
-importance, et il se présentait rue Saussure, dominateur
-et tranchant, comme si aucune explication
-pénible n’avait eu lieu.</p>
-
-<p>Pendant plusieurs jours, une question l’obséda :
-où donc avait-il vu une personne ressemblant à
-Marthe, une personne apparemment susceptible
-d’exaltation totale comme elle ?</p>
-
-<p>Puis il trouva, ricana, réfléchit, haussa les
-épaules : la ressemblance appartenait à Catherine !
-son visage portait, tout prêt, ce même jaillissement
-grandiose.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La dernière lettre de la jeune épistolière, Ferdinand
-la retira, à la sortie du bureau, en compagnie
-de Griffon. C’était l’heure du courrier, ils attendirent,
-à l’écart, que les guichets fussent moins assiégés.</p>
-
-<p>— Puisque je viens de te révéler ma secrète
-correspondance, dit Ferdinand, je peux bien compléter
-la confession : figure-toi que Catherine est
-menacée de la sollicitude de Chaupillard…</p>
-
-<p>Au premier mot, Griffon s’emballa presque
-autant que Marthe :</p>
-
-<p>— Tu connaissais bien le personnage ! Pourquoi
-le tenter ? Tu as commis une mauvaise action…</p>
-
-<p>— Eh ! je n’ai pas pensé si loin, j’ai raconté le
-sujet de mon roman, s’excusa Ferdinand.</p>
-
-<p>— Ton inconséquence me révolte ! foudroya
-Griffon, malgré vos cachotteries, à toi et à ta
-femme, je sais bien qu’une part est réservée à Catherine
-dans vos projets : vous aurez le roman, il
-faudra qu’elle ait sa joie aussi… Eh bien, d’un
-côté, tu veux la combler de générosité, d’un autre
-côté, tu l’exposes aux pires dangers.</p>
-
-<p>La dérision fut entière : Ferdinand, qui ne s’était
-pas brouillé avec Chaupillard, se fâcha pendant un
-moment avec Griffon. Ils s’attrapaient face à face :
-Griffon plus grand assénait son indignation en
-baissant la tête, Ferdinand lançait sa réplique en
-hauteur. On pouvait les prendre pour deux de ces
-associés louches qui opèrent par la poste et se
-querellent au moment du partage.</p>
-
-<p>— Parbleu ! dégageait Griffon avec véhémence,
-j’en conviens : c’est une excellente besogne préparatoire
-que de raconter son sujet ; tu ne négliges
-aucun moyen. Mais il y a tout de même des
-limites à la manie artistique.</p>
-
-<p>Un monsieur correct, de profession indéfinissable,
-qui feignait d’étudier l’imprimé d’un
-télégramme, s’approcha de façon à saisir la conversation.</p>
-
-<p>— Voilà que tu t’en mêles, toi aussi ! ripostait
-Ferdinand outré. Dire que l’ensemble des gens et
-des choses est hostile à mon travail ! toi-même, tu
-ne peux pas faire exception !</p>
-
-<p>Ce fut une vraie dispute.</p>
-
-<p>A la longue, Ferdinand brusqua la conclusion :</p>
-
-<p>— Enfin, dis donc, qu’est-ce qui te mord après
-tout ? Laisse Catherine, ne t’en occupe plus ; c’est
-nous, ma femme et moi qui l’avons inventée…</p>
-
-<p>Griffon, qui avait attaqué jusqu’alors, faiblit instantanément,
-il bredouilla, se radoucit au point
-d’étonner son adversaire :</p>
-
-<p>— Ah ! moi… voyons… je m’occupe du petit
-Émile… j’ai des motifs…</p>
-
-<p>Au lieu de répondre qu’il acceptait la réconciliation,
-Ferdinand, calmé aussi, bougea, se tourna
-vers les guichets. Griffon continua ; ils firent quelques
-pas.</p>
-
-<p>— Oui, j’ai eu tort de m’emporter… Mais ce
-petit Émile, une si affreuse destinée flotte sur son
-visage !… Alors ça ne vous quitte plus ; on se
-promet, coûte que coûte, de protéger un tel déshérité…</p>
-
-<p>Il se tut subitement. Une vieille femme illettrée
-envoyait un mandat à l’adresse d’une prison.</p>
-
-<p>Au nom qu’elle prononça, un postier vint regarder
-derrière l’employé du guichet, un autre
-s’approcha, puis un autre.</p>
-
-<p>Inconsciente de cette curiosité, la vieille se tenait
-d’une raideur pétrifiée, fixant le guichet avec des
-yeux qui semblaient avoir pleuré jusqu’au sang.
-Sa bouche édentée cherchait à comprendre une
-question.</p>
-
-<p>— C’est pour les fleurs, dit-elle.</p>
-
-<p>Le guichetier avança le buste et cria :</p>
-
-<p>— Je vous demande si c’est vingt sous avec les
-frais, ou sans les frais ?</p>
-
-<p>La vieille tendit sa pièce :</p>
-
-<p>— Je n’ai pas plus.</p>
-
-<p>Griffon serra les mains de Ferdinand pour que
-le raccommodement fût définitif, et que l’on continuât
-ensemble à aimer les malheureux.</p>
-
-<p>Ferdinand répondit, saisi d’une prophétique admiration :</p>
-
-<p>— Oh ! d’un seul coup, tu as pris toute la douleur
-de cette femme avec ton visage, et tu as conçu
-une solution de bonté… Tu es un bien plus grand
-romancier que moi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IX</h2>
-
-
-<p>Ce dimanche d’octobre, Ferdinand se promettait
-d’écrire longuement. Il fallut que cette disposition
-féconde coïncidât avec une résolution de branle-bas
-général chez sa femme.</p>
-
-<p>Quand la tâche était d’arrêter une spéculation
-isolée, déjà façonnée, l’activité environnante ne le
-contrariait presque pas. Mais ce matin-là, il sentait
-un bouillonnement nombreux et chaotique ; il
-devait se concentrer : forcer les idées à sortir en
-ordre, les délimiter et les estimer à mesure. Les
-antennes de ses nerfs s’appliqueraient à saisir l’émotion
-vivifiante, et par conséquent le moindre signe,
-la moindre manifestation étrangère blesserait leur
-frémissement.</p>
-
-<p>Levé tôt, — six heures sonnaient, — Ferdinand
-alla vite à sa table. Les phrases s’alignaient si docilement,
-d’habitude, dans le silence de la maison
-endormie ! On eût dit que le penchement du
-Balzac et du Tolstoï rendait propice l’atmosphère
-du salon.</p>
-
-<p>Tout de suite, il fronça les sourcils ; sa table
-était « encombrée » : une brosse, un catalogue de
-magasin, un atlas des enfants. (Il suffisait d’un
-seul papier fourvoyé pour <i>encombrer</i> sa table,
-longue d’un mètre quatre-vingts.) Il lui sembla
-que le fait d’enlever ces objets tuait une éclosion juste
-prête. Il s’assit, déboucha son encre, se frotta les
-tempes, supputa malgré lui ce contretemps, au
-lieu de rassembler strictement sa pensée littéraire.
-Enfin il se mit à relire les dernières pages
-écrites, moyen mécanique d’électriser l’esprit.
-Mais, sacrebleu ! il n’aurait pas dû avoir besoin
-de ça !</p>
-
-<p>Les phrases de la veille étaient chargées de vibrations,
-il retrouvait le prolongement de la poussée
-créatrice, le raccord était fait… Et patatras !
-il entendit sa femme qui se levait, à six heures et
-quart, un dimanche où elle aurait pu rester couchée
-une partie de la matinée ! un dimanche ! alors
-qu’en semaine elle ne se levait qu’à six heures et
-demie !</p>
-
-<p>Seconde fugue de la pensée partie en constatations
-sur ce désastre : ne pouvoir jamais posséder
-la tranquillité totale.</p>
-
-<p>Marthe ouvrit la fenêtre de la chambre à coucher,
-laissa la porte béante sur le salon, dans le
-dos de son mari, alla dans la cuisine. Ferdinand
-bondit pour fermer cette porte, gêné, non pas tant
-par la fraîcheur du matin, que par l’indiscrétion
-de l’extérieur.</p>
-
-<p>Retour de Marthe dans la chambre, même négligence,
-nouveau dérangement de son mari.</p>
-
-<p>« Bon ! le lait sur le feu se sauve, dans la cuisine.
-Au diable la porte ! »</p>
-
-<p>Marthe vaguait silencieusement dans l’appartement,
-avec « la raison » de laisser son mari écrire
-un long moment. Mais, d’autre part, soumise à sa
-tendance ménagère, elle était agacée aussi pour
-son compte : c’était la date de nettoyer le salon à
-fond, elle s’était levée de bonne heure pour cela,
-il fallait… (D’autant mieux qu’une femme de journée
-venait pour l’autre gros ouvrage.) Elle attendait
-que son mari quittât la table de lui-même,
-elle ne voulait rien dire et admettait qu’il terminât
-un paragraphe en train, par exemple.</p>
-
-<p>Cependant, au bout d’une heure, une impatience
-s’exprimait dans son activité : dix fois, elle
-vint chercher et rapporter des objets à fourbir,
-soit derrière Ferdinand, soit à droite et à gauche,
-sur le piano, sur la cheminée, avec des pas mous,
-perceptibles, excessivement rapides et un grand
-éventement de jupons, avec une respiration affairée,
-bruyante.</p>
-
-<p>A mesure, elle se disait :</p>
-
-<p>« Combien de temps va-t-il me tenir en suspens ?
-<i>Il sait bien</i> qu’il faut que je fasse le salon. »</p>
-
-<p>Ferdinand n’aurait peut-être pas été trop empêché
-d’écrire, si sa pensée avait été assez fortement
-lancée, mais, dans son état de nervosité balbutiante,
-il se crispait, il sentait la crispation de sa
-femme, et « ça lui coupait tout aboutissement ».
-Il en entendait plus que le va-et-vient de Marthe
-n’en disait réellement. Il s’exagérait les pas appuyés,
-parleurs, agiles, qui enfonçaient avec insistance leur
-signification : « Voyons, va-t’en donc de là ! »</p>
-
-<p>Il analysait son propre malaise :</p>
-
-<p>— Cet intolérable halètement du travail manuel
-autour de vous qui semblez rêver, cela crie clairement :
-« Je fais quelque chose, moi, je produis,
-je me dépense utilement ! » Ah ! ce souffle courageux,
-cet éventement de jupons pratique ! Et se
-tenir là immobile devant du papier ! En effet, je
-suis un incapable dont la déraison coûte cher à la
-communauté.</p>
-
-<p>Il souffrait de ne pas prendre sa part de la fatigue,
-il percevait le reproche au centuple, et il avait
-honte de sa dérisoire prétention artistique. Mais
-quelle rancune dans cette humiliation cruelle !</p>
-
-<p>Et quand même, — pour comble de misère, — il
-s’obstinait, il ne voulait pas lâcher la place sans
-résultat : coûte que coûte, quelques notations seraient
-tracées, à la suite. Alors, le supplice de l’insaisissable !
-le tortillement malade des nerfs : la
-pensée éparpillée refusant de s’appliquer à un point
-précis. Et il remâchait le mécontentement amer :</p>
-
-<p>— <i>Elle sait bien</i> que, le dimanche, je voudrais
-profiter de la matinée, et qu’il m’est impossible de
-travailler ailleurs qu’à ma place accoutumée.</p>
-
-<p>L’heure passait, Marthe continuait à s’affairer, à
-laisser des courants d’air et à récriminer intérieurement :
-« Il est absurde : une interruption n’est
-pas une perte irréparable ».</p>
-
-<p>Enfin, elle descendit faire des commissions.</p>
-
-<p>Soulagement ! Vite, une douzaine de lignes et
-on se contentera de cette transaction.</p>
-
-<p>Oui, mais l’horloge sonne, c’est le moment où la
-boulangère apporte le pain. A l’idée qu’il devra se
-déranger pour recevoir et payer, Ferdinand ne
-peut se mettre en train ; tant qu’il n’est pas débarrassé
-de cette espèce de devoir, malgré lui, il
-écoute, il se prépare.</p>
-
-<p>— Maintenant, « j’en ficherai un coup » tout
-de même, quand le diable y serait !</p>
-
-<p>Bon ! Les enfants qui pourraient aussi rester au
-lit le dimanche se lèvent, crient, rient, se disputent.
-Parbleu ! c’est la faute de leur mère ; si elle-même
-s’était tenue tranquille…</p>
-
-<p>Marthe rapporta des chrysanthèmes. Elle les
-disposa en deux vases de chaque côté de l’encrier ;
-elle avait beau être fâchée contre l’Art, certains rites
-s’imposaient à ses mains pieuses.</p>
-
-<p>— Le chocolat est prêt depuis longtemps, Ferdinand.</p>
-
-<p>— Je mangerai plus tard.</p>
-
-<p>On entendit Albert gémir et frapper du pied.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Marthe.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas faire mon exercice de grammaire.</p>
-
-<p>— Demande à ton père.</p>
-
-<p>Elle ajouta mentalement : « Ça le décidera
-peut-être à quitter le salon ».</p>
-
-<p>— Papa ! Viens voir mon exercice.</p>
-
-<p>— Non, apporte ton cahier.</p>
-
-<p>Alors Marthe, à bout de patience :</p>
-
-<p>— Enfin, dis-moi quand je pourrai commencer ?
-La femme de ménage est dans la cuisine ; je
-perds tout mon temps.</p>
-
-<p>Ferdinand répondit :</p>
-
-<p>— Ne peux-tu pas, un dimanche, te dispenser
-de bouleverser ton sacré salon ?</p>
-
-<p>Il ajouta aigrement, sur un ton excédé contrastant
-avec le sens affectueux des paroles :</p>
-
-<p>— Tu m’aimes bien, tu n’es pas égoïste, tous
-tes actes visent à me rendre plus heureux ; eh bien,
-puisque je préfère moins de remue-ménage, ne
-prétends pas me soigner de force !</p>
-
-<p>Le coude sur la table, il se tournait hargneusement
-vers sa femme ; celle-ci se balançait les bras croisés.
-La conviction opposée de deux personnes parties
-d’un point de vue différent se heurtait sans recul.</p>
-
-<p>Il empêcha la réplique.</p>
-
-<p>— Non ! Examine le fond des actes : la cause et
-l’objet… Je te répète : c’est pour moi, pour que je
-sois dans un cadre plus avantageux, que tu veux
-mettre la maison sens dessous… Eh bien,
-je te remercie… laisse-moi juge de la quantité
-d’époussetage qui m’agrée.</p>
-
-<p>Marthe, non moins excédée, protesta :</p>
-
-<p>— Voyons, Ferdinand, c’est insensé ce que tu
-dis là ! S’il venait une visite : on peut tracer des
-raies sur le marbre, sur le piano, sur la table.</p>
-
-<p>— Ah ! voilà encore : l’astiquage à outrance est
-une concession à la bêtise des gens. Quel désastre
-si quelqu’un allait remarquer de la poussière ici ! Cet
-illogisme me renverse : car, enfin, si tu me préfères
-aux voisins, aux connaissances, tiens compte
-de mon désir, plutôt que de leur critique possible.
-Tu sacrifierais ta vie pour moi et tu m’exaspéreras
-plutôt que de consentir à une malfaçon du ménage !</p>
-
-<p>— Je te dis que la poussière détériore les choses
-et nuit à l’hygiène.</p>
-
-<p>Ferdinand haussa les épaules et resta un instant
-à se dépiter silencieusement, prenant le Dickens à
-témoin : « C’est terrible cette femme qui ne veut
-pas admettre que la poussière précisément, c’est
-de la poussière ; ça peut attendre, tandis que
-l’éclosion intellectuelle ne se retarde pas à volonté. »</p>
-
-<p>Une pudeur invincible et aussi l’amour-propre
-et l’incertitude l’empêchaient de défendre carrément,
-à haute voix, son travail littéraire. Et pourtant,
-dans un pareil moment où sa femme obéissait
-toute au sens économique, il aurait fallu quelque
-affirmation de ce genre : « Ce que j’écris a une
-valeur, me déranger constitue une perte. » Mais
-non ; Ferdinand reculait devant cette prévision
-mortelle qu’on pouvait lui rire au nez, en demandant
-combien sa plume avait déjà rapporté. Et
-l’incompréhension mutuelle subsistait : sa femme
-parlait « vie matérielle », lui sous-entendait
-« art ».</p>
-
-<p>Marthe se détourna et, sans quitter le salon,
-gourmanda Georges et Albert, en révolution dans
-leur chambre :</p>
-
-<p>— Continuez à vous battre ! J’arrive vous aider !
-Est-il permis d’avoir des enfants pareils !</p>
-
-<p>A cause de son état d’agacement, sa voix atteignait
-un diapason exagéré. Alors, Ferdinand saisit
-l’occasion injustement :</p>
-
-<p>— Voilà ! tu te donnes un mal de chien après
-ton appartement et tu me contraries, pour établir
-aux yeux des étrangers que nous sommes d’un
-rang supérieur, car, au fond, c’est ça ! Et, d’autre
-part, tu vocifères à effrayer les locataires du haut
-en bas ! tes chamaillages avec tes enfants nous ravalent
-au niveau du dernier ménage de journaliers.</p>
-
-<p>Les époux furent réellement fâchés, le front
-durci, la bouche crispée.</p>
-
-<p>Ferdinand s’en alla rincer des bouteilles à la
-cave. Ils eurent une façon de souffrir irritée, avec
-cette pensée :</p>
-
-<p>« Tant pis ! le roman ne se fera pas ! au diable
-la littérature ! »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A midi, le déjeuner se passa sans conversation
-directe. Visages calmes, exagérément naturels et
-bonasses, signifiant pour chacun : « Moi ? je n’ai
-aucun ressentiment ; je répondrai quand on me
-parlera. »</p>
-
-<p>Comme par hasard, on trouva de continuelles
-observations à adresser aux enfants :</p>
-
-<p>— Voyons, Albert, ne mets pas ta manche dans
-ton assiette.</p>
-
-<p>— Georges, ta mère t’a déjà dit de ne pas
-balancer ta chaise.</p>
-
-<p>— Oui, tu te rappelles cette belle culbute, l’autre
-jour, chez ta grand’mère.</p>
-
-<p>Après le repas, les tasses et la cafetière étant
-encore sur la table, arriva Catherine Bise. Elle
-portait un chapeau canotier en feutre noir, des
-gants de coton, une pèlerine. Mince, les mains et
-les pieds très petits, elle ressemblait à une de ces
-pensionnaires d’orphelinat noble, dont les traits de
-race éveillent la sympathie à première vue.</p>
-
-<p>Elle avait deux heures de permission seulement.
-Alors, dit-elle naïvement, ne pouvant aller voir son
-petit, elle venait faire visite, pour parler de lui.</p>
-
-<p>— Vous prendrez un peu de café.</p>
-
-<p>— Non, monsieur, merci.</p>
-
-<p>Ferdinand versa quand même.</p>
-
-<p>Les garçons regardaient Catherine d’un air
-amusé : « Hein ! quand leur père avait dit quelque
-chose, ça ne servait à rien de refuser. »</p>
-
-<p>Cependant, eux, ils s’obstinèrent à ne pas filer
-dans leur chambre. Le cas était différent : l’ordre
-avait été donné mollement, et puis, eux, ils étaient
-comme un fragment de leur père : on ne s’obéit
-pas toujours à soi-même.</p>
-
-<p>La conversation les intéressait extrêmement.
-Catherine recélait une quantité d’inconnu, quoique,
-pour eux, elle fût de la famille. Lors de sa première
-apparition, ils étaient seuls à la maison.
-Jamais on n’avait rien dit qui pût attirer leur
-attention, ils étaient censés ignorer l’existence de
-Catherine. Albert, ayant ouvert la porte, déclara,
-tranquillement : « Vous êtes Catherine Bise. Maman
-est descendue, elle va remonter. » Il s’approcha,
-se haussa, exigea l’embrassade habituelle avec
-les intimes. Georges en fit autant, le plus nécessairement
-du monde.</p>
-
-<p>Autre chose encore leur plaisait énormément :
-leurs yeux bleus, leurs yeux sans vergogne faisaient
-céder drôlement les yeux timides de Catherine
-Bise ; cette retraite immédiate leur rappelait des
-révérences gracieuses qu’ils avaient vu faire quelquefois.</p>
-
-<p>Et ils en avaient des motifs de la regarder hardiment !
-tout le bonheur qui devait lui arriver et
-dont elle ne se doutait pas ! Ils se flanquaient des
-coups de coude, ils serraient le bec. Ils en frémissaient
-par évocation : le roman était bien long à
-terminer… ils auraient voulu que ce fût tout de
-suite…</p>
-
-<p>Catherine ayant bu son café, on passa dans le
-salon. Le parti pris de la traiter avec les égards
-réservés à une personne du monde était dissimulé
-par cette simplicité qui semble exclure la possibilité
-d’un autre procédé.</p>
-
-<p>A l’origine des relations, Catherine s’était défendue
-avec une espèce d’épouvante d’être reçue,
-dans les formes, au salon. Ensuite, elle n’avait
-plus rien dit ; mais, en franchissant le seuil, chaque
-fois, inévitablement, elle rougissait jusqu’à la
-racine des cheveux.</p>
-
-<p>Il y avait deux fauteuils : un pour maman, du
-côté de la bibliothèque, un pour Catherine sous le
-Dickens. Cette exigence appartenait aux garçons :
-ils faisaient les honneurs, ils refusaient de laisser
-prendre une chaise. Eux aussi avaient leur parti
-pris.</p>
-
-<p>Ferdinand s’assit, tourné vers les deux femmes,
-un coude sur son bureau. Marthe s’empressait au
-seul sujet de conversation cher à Catherine :</p>
-
-<p>— Alors il va bien ? Cela fait quinze jours que
-vous ne l’avez vu.</p>
-
-<p>Peu à peu, Ferdinand revira, jusqu’à être les
-deux coudes sur la table, le menton dans ses
-poings.</p>
-
-<p>Les enfants se tenaient tranquilles, dans la plus
-confortable des positions : le derrière sur le tapis.
-Ils contemplaient inlassablement le visage de Catherine
-où passait toute une tragédie. Et puis la
-voix de Catherine variait jusqu’à être celle d’une
-croyante à l’église parlant toute seule à une image
-sainte : un interminable baiser emmenait sa bouche
-vers l’Inaccessible et, par un phénomène unique,
-ses yeux timides prenaient enfin la large fixité.</p>
-
-<p>De temps en temps, Georges tendait les lèvres
-par imitation magnétique ; Albert les serrait tant
-qu’il pouvait.</p>
-
-<p>— Je suis arrivée par le petit chemin à droite
-de l’avenue de la gare et qui monte un peu. J’avais
-des battements de cœur, que je soufflais,
-comme pour monter un sixième. La porte était
-ouverte chez la nourrice. J’entre ; il n’était pas là.
-Je ne suis pas sûre que j’aie dit bonjour. Je sais
-qu’ils ont ri et qu’ils m’ont dit : « Tenez donc !
-il est là-bas avec les autres. » Ça fait comme une
-place en face chez eux ; après le pavé où passent
-les carrioles, il y a un coin de l’église, une propriété
-avec une grille et un espace de terre battue
-avec de vieux arbres. C’est retiré ; les gamins
-jouent là sans danger. Il y en avait bien une
-dizaine, tous en robes. Je traverse, je fouillais déjà
-dans mon sac de cuir que vous m’avez donné,
-pour sortir des bonbons. A cause que les gens
-avaient ri, j’étais comme hésitante sur mes jambes
-et je ne savais plus si j’étais heureuse. Et me v’là
-devant eux tous qui jouaient avec un rat qu’on
-avait tué ; ils le traînaient par une ficelle attachée
-à une patte, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Catherine fit une pause. Elle avalait des réminiscences
-pénibles avec son front, avec ses
-yeux. Elle présenta un sourire de créature qui va
-mourir :</p>
-
-<p>— Comprenez-vous, madame ? ne pas être sûre
-du premier coup d’œil ! Oh ! ça n’a été qu’une
-seconde, même pas : il y avait deux mois que je
-ne l’avais vu, sa robe était changée, une à carreaux
-rouges et blancs, au lieu de la bleue qu’il
-avait avant… je l’ai reconnu, mais je ne sais pas
-si c’est seulement avec mon sang, ou aussi parce
-qu’il avait une mine moins gaie que les autres.</p>
-
-<p>— Voyons, dit Marthe, pourquoi aurait-il été
-triste, puisqu’il s’amusait avec les autres ?</p>
-
-<p>— Mon petit à moi n’a qu’un sourire sur la
-figure ; les autres, il me semble qu’ils ont leur
-sourire à eux et celui de leur mère. Et puis je le
-trouve pâlot, comme s’il lui manquait du soleil, de
-la chaleur ; sa figure est malingre, toute pointue.</p>
-
-<p>Ici la voix baissa, effleurant des horreurs :</p>
-
-<p>— J’ai peur qu’on ne l’aime pas. Et pourquoi,
-depuis ce jour-là, faut-il que je pense toujours à
-ce rat qu’ils traînaient par la patte !</p>
-
-<p>Ferdinand appuyait les avant-bras sur sa table ;
-progressivement, le dos en boule, il s’était ramassé
-en un tas inerte, et voilà qu’une singulière toux
-spasmodique sortit de là-dessous et que le tas
-remua.</p>
-
-<p>Catherine dirigea là son attention, et elle vit
-que M. Prestal portait un vieux veston bossué,
-pareil à quelque frusque de coltineur déjetée par
-l’écrasement des fardeaux.</p>
-
-<p>Elle dit longuement sa peine de mère. Ce palpitant
-murmure sortit encore :</p>
-
-<p>— J’ai peur qu’on ne l’aime pas !</p>
-
-<p>Et elle vit, à un moment, que les épaules de
-M. Prestal couraient sous le veston comme fait
-un rat prisonnier dans un sac.</p>
-
-<p>— On sonne ! crièrent les enfants.</p>
-
-<p>D’un geste, Marthe les empêcha de bouger.</p>
-
-<p>— Je vais voir, dit-elle, les sourcils froncés.</p>
-
-<p>Elle ferma la porte du salon, au bout d’un instant,
-elle revint :</p>
-
-<p>— C’était Chaupillard, je m’en doutais. Je lui
-ai dit que j’étais seule et que je ne pouvais pas le
-recevoir. C’est drôle, ça ne me coûte pas du tout
-de mentir à des gens comme lui… Décidément, il
-m’horripile de plus en plus, ce garçon-là ; j’ai été
-choquée de l’affectation respectueuse avec laquelle
-il s’est retiré.</p>
-
-<p>Après une pause, Marthe ajouta :</p>
-
-<p>— Surtout, Catherine, n’oubliez pas ce qu’on
-vous a dit : c’est un monsieur dont il faut se
-méfier, malgré ses protestations de dévouement.</p>
-
-<p>— Oui, je trouve qu’il est poli… pas comme
-tout le monde, dit Catherine en rougissant.</p>
-
-<p>Elle s’était levée pour s’en aller.</p>
-
-<p>— Vous aimez mieux monsieur Griffon ? demanda
-Marthe, en dirigeant vers la fenêtre un
-regard qui prit Catherine, tout entière, au passage.</p>
-
-<p>Catherine eut l’air de ne pas comprendre.</p>
-
-<p>— Ce grand monsieur, brun, barbu, que vous
-avez vu ici ?</p>
-
-<p>— Je ne sais pas.</p>
-
-<p>— Comment ! vous ne savez pas si vous l’aimez
-mieux que Chaupillard ?</p>
-
-<p>Catherine balança la tête comme une personne
-qui cherche à se sauver.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas osé le regarder.</p>
-
-<p>Ferdinand, qui écoutait en annotateur bienveillant,
-s’exclama dans un rire zélé, rassurant :</p>
-
-<p>— N’ayez pas peur de Griffon ! ah ! ah ! n’ayez
-pas peur…</p>
-
-<p>Mais alors Marthe porta sur lui ces yeux profonds
-de femme qui semblent jauger de haut la
-candeur masculine, et son baiser d’adieu à Catherine
-fut très appuyé, à la façon d’une offre, d’une
-promesse.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Après le départ de Catherine, sans explication,
-la vie reprit chez les Prestal, arrangée au mieux,
-comme s’il n’y avait jamais eu désaccord. Selon
-l’heureux privilège de leur affection, aucun nuage
-ne subsista. On respirait même largement, on
-rattrapait un arriéré de souffle et de lumière :
-rien ne nuisait plus au roman.</p>
-
-<p>— Hein ? dit Marthe, l’opinion de Griffon à
-propos de la ressemblance doit être prodigieusement
-juste !</p>
-
-<p>— Quoi ? sa conversation de dimanche dernier
-en sortant du théâtre ? Je n’ai rien entendu, sa
-femme me priait de changer l’orientation de mon
-roman, par complaisance : « Je serais si gentil…
-qu’est-ce que ça me faisait ? »</p>
-
-<p>C’était une claire et vivace journée d’octobre,
-Ferdinand ouvrit la fenêtre de la salle à manger
-et se planta dans le cadre ensoleillé, les mains
-derrière le dos. Marthe desservait la table, elle
-expliqua :</p>
-
-<p>— D’après Griffon, il y a certainement cette
-fatalité atroce que le petit Émile ressemble à
-« l’homme à la trique ».</p>
-
-<p>Vivement l’attention de Ferdinand se ramassa.</p>
-
-<p>Albert et Georges, gesticulant vers la fenêtre
-d’où arrivaient les vociférations guerrières d’une
-bande de gamins, demandèrent piteusement « si
-on ne sortait pas aujourd’hui ». Insensés ! c’était
-bien le moment !</p>
-
-<p>— Tout à l’heure ! Tout à l’heure !</p>
-
-<p>Marthe continua, une tasse à la main :</p>
-
-<p>— Sans doute, on voit à sa figure pointue,
-ténébreuse, que l’enfant est pétri de mauvais instincts.
-Et demain, d’un moment à l’autre,
-l’abhorration universelle aura lieu d’éclater. Alors,
-se dresse la pitié surhumaine. L’amour de Catherine,
-affolé par l’exécrable ressemblance même,
-est un surgissement de protection contre tous et
-voilà le plus grandiose : c’est aussi le pardon
-du monstre… Tu sais, je te dis cela comme je
-l’ai compris, d’après Griffon, je ne te garantis pas
-les paroles. Du reste, il était tout drôle ; je ne
-m’étonne pas que tu n’aies rien entendu, il étouffait
-sa voix, il vous regardait de côté, toi et Adèle,
-comme s’il avait dévoilé des secrets.</p>
-
-<p>Ferdinand se rappela la récente discussion au
-bureau de poste et le trouble subit, imparfaitement
-justifié, de Griffon.</p>
-
-<p>— Oui, dit-il, hochant la tête rêveusement,
-puisque Catherine aime sauvagement son enfant
-si taré, c’est qu’elle ne souhaite pas d’être vengée
-de l’homme à la trique.</p>
-
-<p>Marthe repartit là-dessus :</p>
-
-<p>— En cela, elle domine étrangement : misérable,
-elle sent que le châtiment d’un autre misérable
-n’est pas une solution. Les ordinaires malheureux
-ne pensent pas à se solidariser avec leurs pareils,
-coupables d’attentat contre les institutions dont ils
-souffrent eux-mêmes. Catherine, elle, aurait la
-fibre solidaire pour son assassin !… Justement,
-hier, j’ai lu ce fait-divers : un voleur dépenaillé
-tombe tout courant dans un chantier de terrassiers
-courbés à leur tâche de forçats, ils l’ont assommé
-à coups de manche de pelle…</p>
-
-<p>Un silence. Marthe grattait de l’ongle une tache
-sur la nappe ; elle ajouta sur le ton méditatif des
-réflexions adressées à soi-même :</p>
-
-<p>— Le sentiment de Catherine représente le plus
-haut pardon. C’est la seule réalité qui puisse
-dépasser le crime… la seule beauté qui puisse dire
-au crime : tu es absous, puisque je subsiste.</p>
-
-<p>Sans autre conclusion, Marthe prit ses tasses et
-alla « faire sa vaisselle ».</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le lendemain lundi, dans la paix du matin,
-Ferdinand put travailler à souhait. Il s’avoua qu’en
-définitive le zéro de la veille était compensé par
-une surproduction : c’était bien la peine de tant
-se fâcher.</p>
-
-<p>Vint l’heure de partir au bureau. D’ordinaire,
-au tintement de l’horloge, sa volonté laborieuse
-cessait net, comme si le courant était coupé. Ce
-jour-là, au lieu d’avoir fini, il se trouva en état
-de donner le meilleur.</p>
-
-<p>Le temps se maintenait pur, gai, tout en jeunesse.</p>
-
-<p>La marche dans la rue valut cet exercice ambulatoire
-dans la chambre, si utile aux gens qui
-composent. Ferdinand allait, par les boulevards
-extérieurs, le front haut, béant à cette région de
-lumière où plane la force de la terre.</p>
-
-<p>Il avait oublié de nouer sa cravate ; les cochers
-à cent mètres se croyaient hélés par lui sur leur
-siège.</p>
-
-<p>Il vivait cet instant où l’âme à la fois, rend ses
-plus fougueuses palpitations et absorbe jusque dans
-l’immense des parcelles brûlantes de la palpitation
-universelle.</p>
-
-<p>Dans sa poitrine, l’enfant de Catherine Bise râlait
-une plainte suprême que la terre ne pouvait plus
-tolérer ; dans sa poitrine, se répercutaient les deux
-battements irrésistibles de la tendre chair naissante :
-l’effroi des mains étrangères, l’appel des
-chères mains absentes…</p>
-
-<p>Telle était l’envolée droite de l’émotion que
-Ferdinand, dans l’ivresse qui oublie l’équilibre du
-corps, voyait flotter les passants le long du trottoir
-et croyait percevoir le fléchissement des chaussées,
-et le vacillement des cubes de pierre à six étages,
-sous le cahot des voitures.</p>
-
-<p>Il allait dire le crime de façon à le rendre
-désormais impossible… « Quelqu’un vient et prononce :
-Il me faut une servante complète. Je paie,
-femme, pour que tu n’aimes plus ton enfant. Je
-loue la mécanique, — le cœur avec, — pour mon
-usage domestique ; je prends cette « force d’aimer »
-pour augmenter mes commodités, pour faciliter
-mes distractions… »</p>
-
-<p>Ferdinand s’arrêta une fois sur un banc, proche
-la place Clichy, pour crayonner une note. Mais le
-mieux était de laisser sa sensibilité s’enrichir,
-grâce à la marche. La fixation écrite se ferait au
-bureau.</p>
-
-<p>Le boulevard de Clichy, puis deux, trois rues
-encore furent de lointains horizons d’où les révélations
-d’humanité accouraient en son être, comme
-se précipitent les souffles d’ouragan. Un commerçant
-sur sa porte, et plus loin un maçon, regardèrent
-étonnés : ce passant geignait tout seul, et ses
-yeux sautaient aux murs des maisons et grimpaient
-au delà. Une vieille dame se colla brusquement
-contre une devanture, Ferdinand avait foncé sur
-elle, assénant sa pensée : « Ne cherchez plus l’enfant,
-la créature de toutes les protections, qui
-exige une atmosphère et un entourage tendrement
-préparés : il y a le déchet d’une vente, le rebut à
-jeter n’importe où… »</p>
-
-<p>La façade ombreuse de l’immeuble administratif
-où il fallait entrer « éteignit » Ferdinand soudain ;
-il cligna, l’instant de rabattre sa flamme en dedans.</p>
-
-<p>Il monta prestement, serra vite la main des
-collègues, s’installa devant son encrier. Vite, il
-allait noter l’irretrouvable : on n’est pas deux fois
-dans un état d’âme identique. Quelle chance d’être
-assis ! Et une coordination immédiate des idées :
-après le bouillonnement et l’engouffrement à plein
-cratère, sa pitié demandait à couler immensément
-comme une lave brûlante. Vite ! du papier, le cœur
-avait mis en phrases tout son émoi et n’avait plus
-qu’à les dicter.</p>
-
-<p>— Excusez-moi, Dubois, j’ai une lettre pressée
-à écrire.</p>
-
-<p>— Sans vous déranger, monsieur Prestal,
-prêtez-moi donc votre journal, demanda un collègue.</p>
-
-<p>— Le journal, monsieur Pingouin ? ma foi, j’ai
-oublié de l’acheter.</p>
-
-<p>— Non ! cherchez bien… tout s’oublie, excepté
-le journal…</p>
-
-<p>— Je vous assure…</p>
-
-<p>Les phrases palpitaient, il n’y avait qu’à se
-hâter. Déjà deux lignes… Le garçon de bureau,
-ancien militaire décoré, visage de pierre, montra
-sa livrée bleue sur le seuil du bureau, et lança d’un
-ton net de commandement :</p>
-
-<p>— Monsieur Prestal, chez le chef.</p>
-
-<p>Vite, boutonner la jaquette, changer de visage,
-appeler dans son esprit les affaires courantes, se
-transformer en employé sérieux ; le long du couloir
-précipiter sa pensée, en avant et en arrière, dans
-les choses de l’administration, et, comme quelqu’un
-qui sent ses intérêts, sa vie même en cause, concentrer
-ses facultés chicaneuses, n’avoir plus de
-sentiment pour rien au monde.</p>
-
-<p>— Vous m’avez demandé, monsieur.</p>
-
-<p>L’homme est supprimé ; il n’y a plus qu’un
-sous-ordre, prompt aux oscillations, cherchant à
-être le calque exact du chef : visage et intelligence.</p>
-
-<p>— Monsieur Prestal, — dit le chef avec cette
-urbanité qui rend la toute-puissance plus accaparante, — je
-vous prie de me préparer immédiatement
-un rapport détaillé sur le régime comparatif
-des transports, afin d’exposer exactement la situation
-qui nous est créée par le nouveau règlement. Vous
-avez donc à vous pénétrer des textes et des
-pièces du dossier. Il importe de voir l’affaire d’ensemble
-d’un esprit lucide et méthodique ; et comme
-vous serez spécialement chargé d’en poursuivre la
-solution, je tiens à ce que vous possédiez à fond
-la matière… Asseyez-vous donc.</p>
-
-<p>Vinrent les longues explications qui compliquent
-et vissent des obstructions dans la tête ; puis, les
-questions qui font le vide : Résumez-moi le précédent ?
-Où en est l’enquête annuelle ?</p>
-
-<p>Il n’y avait pas à simuler l’attention, ni à ménager
-la dépense d’influx nerveux. Au bout d’une
-heure, ayant été successivement, et à maintes reprises,
-chargé, puis pompé, Ferdinand retourna
-dans son bureau.</p>
-
-<p>Là, devant son papier et sa plume, il se trouva
-aussi étranger à toute conception sentimentale que
-l’aigle administratif le plus féroce. Le moindre
-essai de remémoration littéraire lui causait un
-intolérable malaise. Seul subsistait l’instinct de
-donner satisfaction au chef : le restant de la journée,
-par une nécessité brutale, l’intelligence abasourdie
-ne consentit à vivoter que dans les pièces du
-rapport à préparer.</p>
-
-<p>Le soir, Ferdinand reprit sa route du matin,
-triste et courbaturé, mécontent de lui-même,
-comme un homme tiraillé qui ne fait pas ce qu’il
-doit, ni d’un côté ni de l’autre. Il sentit avec
-malaise le raccourcissement des jours, l’approche
-de l’hiver, les arbres du boulevard extérieur montraient
-déjà une désolante nudité.</p>
-
-<p>Il réfléchissait dolemment :</p>
-
-<p>— C’est qu’il y a des axiomes formidables sur
-l’obligation de remplir intégralement l’office dont
-on est chargé et de se cantonner dans une seule
-ambition. Que de vérités inexorables comme l’airain !
-« Suis ta consigne. Sois l’homme de ta condition. »
-Et certes, combien l’on sent heureux l’individu
-adapté à son seul service ! comme il respire aisément,
-d’accord avec la conscience universelle,
-protégé par un immémorial formulaire ! Quelle
-sérénité d’âme, quelle force à toute heure, en tous
-lieux, chez le bon employé, par exemple ! Ne faire
-qu’une chose et aimer cette chose que l’on fait ! »</p>
-
-<p>Tandis que Ferdinand, répréhensiblement livré à
-deux métiers incompatibles, courait grand risque
-d’être médiocre en tout. Et n’avoir même pas
-l’approbation de sa propre conscience ! Car enfin,
-le travail qu’il préférait ne rapportait rien, et
-l’on se doit à sa famille autant qu’à son administration.</p>
-
-<p>Et Ferdinand savait bien que la morale serait
-vengée tôt ou tard : la morale du métier unique !
-Déjà il connaissait le sens de ses notes signalétiques
-et leur sanction pécuniaire :</p>
-
-<p>« Cet employé paraît constamment fatigué par
-une vie peu régulière, manque d’ordre et de mémoire ;
-ne prend pas suffisamment la peine
-d’étudier et de suivre les affaires. »</p>
-
-<p>Et, par ailleurs, — dans le cas d’une réalisation
-inespérée, — il entendait d’avance la critique :
-« Écrivain inégal ; des « trous » donnent l’impression
-d’une œuvre mal éclose, bousculée. Çà et
-là, l’écrivain a été sur le point de monter très haut,
-ses ailes se sont cassées. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Une période s’ouvrit où Ferdinand eut à fournir
-un travail considérable au bureau : le service
-exigeait, impossible de se dérober ; de plus, le
-chef talonnait sans répit ; vingt fois par jour, il
-appelait ou bien il venait ; le reste du temps, on
-l’entendait, on le sentait là, tout près.</p>
-
-<p>L’administration saturait Ferdinand totalement.
-Il sortait bourrelé, incapable même de lire après
-dîner. Il ne pouvait pas empêcher « les affaires »
-de continuer toutes seules dans sa tête.</p>
-
-<p>Le matin même, l’intelligence n’était pas nettoyée
-des préoccupations du bureau, et, à cause de cette
-notion que, tout à l’heure, il allait falloir « s’y
-remettre », Ferdinand ne pouvait diriger ses facultés
-nettes et fortes sur son entreprise littéraire.
-Alors la peine était indicible, de cet homme opiniâtre,
-chaque jour installé à sa table, devant son
-papier, aux mêmes heures, et devenu impuissant.</p>
-
-<p>Pendant plusieurs mois, le roman recula plutôt
-qu’il n’avança : des pages mauvaises furent écrites
-qu’il fallut déchirer ensuite.</p>
-
-<p>Dans la famille, rien n’était changé, censément,
-puisque Ferdinand n’avait pas l’habitude de parler
-de son œuvre. Et pourtant, quel enserrement
-oppressif !</p>
-
-<p>L’appartement paraissait moins visité par la clarté
-du jour ; une pesanteur de l’air épandue sur le
-quartier raccourcissait les regards. On percevait
-plus que de coutume les bruits passagers de la
-rue Saussure, mais ils n’augmentaient pas la vie.</p>
-
-<p>On aurait jugé les Prestal des gens sans activité
-cérébrale, voués à la plus morne routine. Les enfants
-mêmes souffraient de l’arrêt du roman, sans savoir.
-Ils s’ennuyaient à la maison, ils ne trouvaient
-plus à quoi jouer. Et l’allégresse phénoménale
-que l’on se promettait de partager avec Catherine,
-ils la sentaient s’éloigner, s’éloigner… la certitude
-manquait au front de leurs parents. Et la table et
-les portraits du salon ne répétaient plus rien… où
-espérer alors ?</p>
-
-<p>Le soir, Ferdinand se forçait à dire des phrases
-indifférentes, et malheureusement, Marthe parlait
-moins, sans entrain, alors qu’une infusion de gros
-verbiage aurait peut-être ranimé l’œuvre.</p>
-
-<p>Seulement, elle ne dérangeait pas son mari par
-les besognes domestiques. Grâce à une invention
-inexplicable, le ménage se faisait invisiblement.
-Quand le roman était en pleine vitalité, la vitalité
-de Marthe, forte aussi, pouvait le heurter ; mais
-maintenant !… Fait tragique : le dimanche, Marthe
-ne bouleversait plus l’appartement ! Elle entretenait
-plus que jamais, seulement, elle entretenait les
-petits coins ! Son zèle ménager, devenu étriqué,
-se cachait dans la cuisine, dans le cabinet noir, où
-elle recensait des vieilleries. Chaque lundi, le front
-pensif, elle s’en allait à l’ouvroir, portant un petit
-baluchon de nippes à donner. Ne faut-il pas des
-actes pieux pour changer les destins contraires ?</p>
-
-<p>A l’ouvroir, alors, c’était autre chose : pas une
-déchue maintenant ne disparaissait sans avoir dit
-sa peine à Marthe. Il n’y a pas de rancune sociale
-qui tienne, entre déchues.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">X</h2>
-
-
-<p>Le peintre Morlane, en lutte, lui aussi, avec la
-difficulté économique, habitait une singulière cage.</p>
-
-<p>L’ancien Paris avait laissé, rue Girardon, une
-maison de deux étages ayant pour entrée une
-porte charretière, surmontée d’un panneau presque
-effacé : <i>Vacherie de Montmartre</i>. Au fond de la
-cour, était un grenier à fourrage vitré, face à la
-muraille nue : cet appentis de bois, coupé en deux
-par une cloison, constituait l’atelier et le domicile
-de Morlane.</p>
-
-<p>Agé de trente-cinq ans, tête slave, blond filasse,
-nez large, grands yeux enfantins, Morlane occupait,
-en outre, été comme hiver, un costume de velours
-gris-de-fer, dans lequel, avec sa moustache haute,
-sa membrure forte et son aspect débonnaire, il faisait
-penser à un mousquetaire et à un charpentier.</p>
-
-<p>C’était l’avant-veille du terme, un lundi, le
-marchand de tableaux devait venir avec de l’argent.</p>
-
-<p>Morlane terminait une peinture de grande dimension :
-une femme nue, robuste, belle d’une
-beauté de peuple, enfourchant à cru un cheval
-roux. Tournée sur la droite, de façon à montrer sa
-poitrine et son visage, elle brandissait une lyre
-d’un geste triomphal, superbement sûr d’atteindre le
-ciel ; ses cheveux d’or crépelés volaient, se mêlaient
-sous le bras levé au fauve de l’aisselle ; la
-crinière du cheval roux enflammait sa cuisse. Ses
-yeux droits assaillant l’immensité, sa bouche prodigieusement
-déchaînée, lançaient un appel d’émulation
-aux libres fureurs de l’Art. Ses reins tant se
-cambraient et tant son ventre crépitait en avant,
-que le cheval cabré, les naseaux en éruption, bondissait
-comme sous une brûlure. Telle était la vibration
-du tableau que les seins aigus et blancs de
-la femme semblaient naître indéfiniment des battements
-de ses flancs qui montaient, floconnaient et
-créaient l’éblouissant éther lui-même.</p>
-
-<p>Trois heures sonnèrent à un réveil accroché
-entre deux masques de plâtre.</p>
-
-<p>— Repos ! cria Morlane.</p>
-
-<p>Une camarade était là, qui posait toute nue, par
-gratuite complaisance. Elle respirait la famine et
-la dégénérescence : une poitrine étroite, à peine pochée,
-des bras en pattes d’araignée et ce désossement
-qui exhibe les clavicules, les palettes des
-omoplates, les crosses des hanches. Roussâtre, une
-chevelure indigente genre caniche, une figure trop
-chiffonnée, comme d’un enfant grimacier qui
-s’amuserait à rapetisser les yeux, à ratatiner les
-joues, elle paraissait étonnée et désarmée d’être, à
-vingt ans, si laide et si misérable.</p>
-
-<p>Morlane alla chercher, derrière la cloison, du
-pain, du fromage, un couteau, et plaça le tout au
-milieu d’un banc de bois.</p>
-
-<p>Ils s’assirent bout à bout et se mirent à manger,
-en lorgnant le tableau sur le chevalet. La clarté
-d’avril tombait toute pure, en masse ; aucun mouvement
-dans la cour où le mur tendait un silence
-gris.</p>
-
-<p>La pose recommença.</p>
-
-<p>A cheval sur une planche supportée par de
-hauts tabourets, la disgraciée serrait le bois avec
-ses genoux, éperonnait le vide, et, faute de lyre,
-brandissait une cuiller à pot en fer émaillé.</p>
-
-<p>Morlane se recueillit un moment, la palette en
-main : un fluide travaillait dans l’air, dirigeait
-sur la femme peinte les atomes émanant de tous
-les objets présents, des esquisses, des plâtres suspendus,
-attentifs.</p>
-
-<p>Soudain, Morlane se décida : les touches du
-pinceau coururent. Et voilà que la disgraciée, raidie
-vers le chevalet, sentit les coups d’yeux ivres
-prendre sa féminité et la faire passer, vaporeuse,
-dans l’œuvre.</p>
-
-<p>Quand arriva le tortillement de la fatigue, Morlane
-devint fébrile comme si l’accentuation de la
-laideur rendait plus saisissable la magnificence
-dont il sublimisait son héroïne :</p>
-
-<p>— Ne t’inquiète pas, souffla-t-il, ça fait un effet
-épatant, ton tremblement… ça détaille, ça fait
-chanter la lumière… là, là… je te pénètre…</p>
-
-<p>On aurait dit que, de la cuiller à pot vacillante,
-coulaient des rides malades le long du corps et
-que le sein tiraillé dégorgeait sa vieillesse à grands
-plis. Aïe donc ! Morlane épandait les splendeurs.</p>
-
-<p>— V’là que tu geins ? nom de Dieu, ça va faire
-aussi de la couleur !</p>
-
-<p>Maintenant, la disgraciée sanglotait « de ne plus
-pouvoir » :</p>
-
-<p>— Ce n’est pas de ma faute… je voudrais…</p>
-
-<p>Ses membres s’arrachaient par secousses, de la
-pose, elle ne les replaçait plus à souhait.</p>
-
-<p>Morlane râlait tout haut pour la retenir, possédé
-de cette illusion : c’était le premier consentement
-de l’amante, mais une trop longue passivité était
-demandée à sa chair anxieuse ; la crise de l’intolérable
-arrivait en saccades, et l’amant ne vaincrait
-pas, si seulement il différait encore un instant…</p>
-
-<p>— Là… là… ah !… je…, exhalait Morlane pantelant.</p>
-
-<p>Alors, écartelée sur sa planche, renversée en
-arrière, n’élevant plus sa cuiller qu’à hauteur de
-l’oreille, la main libre battant l’air, la pauvresse,
-au paroxysme de la fatigue nerveuse, donna dans
-un cri sa dernière seconde de pose : « Ah ! tiens… »
-Et, perdant l’équilibre, elle versa par terre.</p>
-
-<p>Au moment même, la porte s’ouvrit. Morlane,
-brusquement retourné, perçut un éblouissement de
-soie, de carnation rose, d’albâtre, d’or et d’ébène :
-madame Griffon et madame de Mireille.</p>
-
-<p>Une voix perçante et hardie :</p>
-
-<p>— Bonjour, Morlane.</p>
-
-<p>Puis une exclamation fusa, comme un rire
-éternué :</p>
-
-<p>— Qué que c’est que ça ?</p>
-
-<p>La disgraciée était tombée à quatre pattes, la
-figure à terre, si bien que la croupe plus haute se
-présentait en plein vers la porte.</p>
-
-<p>Le premier mouvement de Morlane fut de se
-précipiter, de jeter un voile, mais tout de suite,
-la camarade volta, d’un saut de reins et elle apparut,
-sur son séant, n’ayant pas lâché sa cuiller à
-pot et la tenant comme une face-à-main. Morlane
-s’arrêta arborant aussi son pinceau à hauteur et
-pendant des secondes, ils bâillèrent l’un vers
-l’autre, identiquement effarés et grotesques.</p>
-
-<p>Les visiteuses avaient compris qu’il s’agissait
-d’un « modèle » sans importance. Leur rire détourné
-fut vite changé en amabilité mondaine à
-l’adresse du peintre et, après la courte hésitation
-sur le seuil, elles s’avancèrent avec empressement
-vers le tableau :</p>
-
-<p>— Oh ! que voilà une belle créature, complimenta
-madame Griffon.</p>
-
-<p>— Ah ! la bonne heure ! salua madame de Mireille.</p>
-
-<p>Ces dames avaient toute une façon appliquée de
-compter pour rien la pauvresse présente. Morlane
-hâtait sa disparition par des regards éloquents.</p>
-
-<p>Tout d’abord, la disgraciée lâcha sa cuiller, et
-ses mains se portèrent puérilement à sa poitrine,
-soit par respect humain, pour épargner au monde
-une vue désagréable, soit à cause de ce coup mortel :
-le reniement immédiat et sans restriction de
-Morlane.</p>
-
-<p>Et vite, dans une hâte délirante, les nippes en
-tas sur une chaise furent atteintes. Et c’étaient de
-ces oripeaux criards, d’une imitation grossière
-offensante, qui sentent la misère plus que des guenilles.</p>
-
-<p>Morlane divaguait :</p>
-
-<p>— Oui… je terminais… je donnais l’âme…</p>
-
-<p>Madame Griffon hochait la tête, en manière
-d’attention laudative ; mais madame de Mireille,
-après avoir tourné le dos complètement, s’était mise
-à lorgner de côté les gestes si ridicules du rhabillage.</p>
-
-<p>La disgraciée, à moitié vêtue, s’élança par la
-porte. Une exclamation hilare la rejoignit dans l’escalier :</p>
-
-<p>— Eh bien, mon cher, vous avez du goût, les
-cochons n’ont pas tout !</p>
-
-<p>Morlane, confus, se défendit humblement :</p>
-
-<p>— Certes, une telle anatomie n’est pas d’un
-grand secours, cependant ça vaut mieux que rien :
-ça aide la mémoire, ça indique un peu le mouvement
-et la ligne de dessous.</p>
-
-<p>— Oh ! protesta madame de Mireille, pour la
-ligne de dessous, vous seriez mieux servi d’avoir
-un squelette articulé, comme on en vend.</p>
-
-<p>Madame Griffon, toute minaudière et ondulante,
-reprit la comédie de séduction accoutumée :</p>
-
-<p>— Quant à la femme de votre tableau, nous
-sommes jalouses, en vérité.</p>
-
-<p>— Allons donc ! Nous pourrions rivaliser, ma
-chère, déclara madame de Mireille, le front haut,
-les paupières abaissées, telle une déesse foudroyant
-les mortels de son impeccable nudité.</p>
-
-<p>Morlane s’affairait devant le chevalet, papillonnait
-autour des deux visiteuses :</p>
-
-<p>— Certainement… vous éclipsez ma modeste
-production…</p>
-
-<p>Sa moustache remuait, il s’appliquait à humer
-une émanation de verveine. Déjà sa voix détonnait,
-il demanda craintivement :</p>
-
-<p>— Est-ce que vous voyez des détails à perfectionner ?</p>
-
-<p>Les deux amies s’entendirent d’une lueur furtive
-des prunelles. Madame de Mireille répondit avec
-rudesse :</p>
-
-<p>— Votre créature manque de race ; quelles chevilles
-épaisses ! Il y a trop de terre, mon cher.
-L’ampleur du mollet ne commande pas des attaches
-informes… et je vais vous en fournir la preuve.</p>
-
-<p>Aussitôt elle retroussa coquettement sa robe jusqu’au
-nœud de ruban et à l’agrafe de joaillerie
-ornant le bas de pantalon et la jarretelle.</p>
-
-<p>— Comparez, mon cher ! Et vous, Adèle, montrez-lui
-donc aussi.</p>
-
-<p>Madame Griffon, imitant son amie, tendit le
-jarret à découvert.</p>
-
-<p>La femme peinte, sur un plan oblique, par rapport
-à la fenêtre, arc-boutait son mollet nu ; les
-deux dames s’étaient postées vis-à-vis, de façon à
-recevoir la même lumière. Sur la vibration offerte
-du bas de soie mauve, — comme on joue de l’éventail, — elles
-jouaient légèrement de leurs jupes
-mousseuses, elles en augmentaient puis diminuaient
-le haussement, juste assez pour éparpiller le bouquet
-de verveine, pour faire le baiser en froufrou
-des soies l’une contre l’autre, et le clignement d’appel
-des couleurs rose et lilas.</p>
-
-<p>Leur main libre, sur le corsage, donnait leur
-cœur, semblait-il, et leur joli visage penché à gauche
-déléguait l’aveu des yeux veloutés, des joues avivées,
-des dents éclatantes.</p>
-
-<p>— Voyons, Morlane, soyez impartial, provoquait
-madame de Mireille.</p>
-
-<p>Morlane s’était reculé du côté de la fenêtre ; la
-tête envahie par le brouhaha du sang bestial, il se
-serrait de plus en plus contre le mur, comme s’il
-cherchait à le repousser avec ses coudes.</p>
-
-<p>Le divertissement se prolongeait.</p>
-
-<p>— Vous ne rectifiez rien ! demandait madame
-Griffon.</p>
-
-<p>Morlane riait, à langue tirée ; il sautillait tel un
-chien qui fait le beau ; pour ne pas bondir en avant,
-il se frottait contre le mur en grognant, il bégayait :</p>
-
-<p>— Attendez… oui, oui… je compare…</p>
-
-<p>Mais madame de Mireille, dans un éventement
-immodéré, ayant dénudé une mince raie de chair,
-entre le bas et le pantalon, Morlane poussa un cri,
-comme d’une contusion reçue et s’élança derrière
-la cloison ; il resta caché, à trembler, à retenir son
-hennissement.</p>
-
-<p>Les tentatrices lâchèrent leurs jupes et marièrent
-leur gaieté tendrement. Au bout d’un instant, madame
-de Mireille s’étonna :</p>
-
-<p>— Est-il allé chercher un coffret plein de pierreries
-pour acheter notre amour ?</p>
-
-<p>Puis, le tableau agrandissant l’atelier, le faisant
-silencieux, d’une lumière sacrée, inconnue, redoutable,
-soudain les deux amies furent prises de panique,
-elles jetèrent quelques paroles vagues d’adieu
-et se sauvèrent précipitamment.</p>
-
-<p>Bras dessus, bras dessous, serrées l’une contre
-l’autre, l’air innocent comme deux petites pensionnaires
-peureuses, elles montèrent vers le Sacré-Cœur.</p>
-
-<p>— Oh ! chuchota madame Griffon avec émoi,
-voyez, là-bas, ces deux méchants bonhommes qui
-traversent exprès pour venir contre nous.</p>
-
-<p>En effet, dans la rue presque vide, les deux passants
-regardaient de loin et s’orientaient en amateurs
-alléchés.</p>
-
-<p>Elles avancèrent, la mine sévère.</p>
-
-<p>Exclamations ! Présentations :</p>
-
-<p>— Madame de Mireille, monsieur Prestal.</p>
-
-<p>— Madame Griffon, monsieur Jeannin.</p>
-
-<p>Puis un échange de banalités embarrassées :</p>
-
-<p>— Quel beau temps !</p>
-
-<p>— Oui, croyez-vous !</p>
-
-<p>— Les gens en cage se sont échappés.</p>
-
-<p>— Les employés de bureau et les femmes d’intérieur.</p>
-
-<p>La curiosité de chacun explorait hâtivement.</p>
-
-<p>— Et le roman, ça va-t-il mieux ? demanda
-madame Griffon, avec une sollicitude hésitante.</p>
-
-<p>— Je suis moins pressuré par l’administration,
-répondit Ferdinand soucieux, mais je n’ai pas repris
-ma bonne régularité…</p>
-
-<p>— A preuve : notre excursion d’aujourd’hui,
-compléta Jeannin, malicieux.</p>
-
-<p>— Si Chaupillard vous voyait, il serait enchanté,
-taquina madame Griffon.</p>
-
-<p>— Et chez vous, le roman ? attaqua Ferdinand
-à son tour.</p>
-
-<p>— Ça ne va pas non plus très bien, intervint
-madame de Mireille ; à preuve : notre excursion
-d’aujourd’hui ! parodia-t-elle hardiment.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>En regardant partir ces dames, Jeannin annonça
-sur le ton d’un consommateur au café :</p>
-
-<p>— Moi, ce sera la brune, mon vieux.</p>
-
-<p>— Et moi, la blonde, préféra Ferdinand.</p>
-
-<p>Ils marchèrent lentement, d’un pas inégal, lorgnant
-la rue, les devantures et les gens avec des
-velléités farceuses.</p>
-
-<p>— Ça ressemble étonnamment à mon quartier,
-dit Ferdinand ; on entend gazouiller des serins,
-voici l’inévitable encadreur avec un amiral agrandi
-et, sur cette fenêtre du rez-de-chaussée, la giroflée
-jaune a-t-elle assez l’air de dormir au soleil !</p>
-
-<p>Jeannin découvrit une enseigne de savetier :
-<i>Ressemelages artistiques</i>. Mais Ferdinand eut vite
-fait de piger un autre savetier, recommandé par
-ces mots peints d’un seul tenant : <i>A l’amour maternel ;
-fermé dimanches et fêtes</i>. Il commenta :</p>
-
-<p>— Le plus remarquable, ce n’est pas cet amour
-maternel sensible aux jours fériés, c’est la vérité
-formidable que, dans ce quartier purotin, il faut le
-plus sublime sentiment terrestre pour décider le
-ressemelage des chaussures galopines.</p>
-
-<p>Jeannin compléta :</p>
-
-<p>— Et l’on sait bien que, dimanches et fêtes,
-cette piété ne peut s’exercer : il y a le mari et le
-marchand de vins.</p>
-
-<p>Ils s’arrêtèrent à la porte ouverte d’une boutique
-où travaillaient une dizaine de jeunes repasseuses
-en camisole.</p>
-
-<p>Jeannin décida le plus sérieusement du monde :</p>
-
-<p>— Je ne change pas… Moi, ce sera la brune
-qui repasse le poignet.</p>
-
-<p>— Moi, la petite blonde, là-bas, qui repasse le
-col, accepta Ferdinand, d’un jeu forcé, tel un
-écolier mal en train pour n’avoir pas fini ses devoirs.</p>
-
-<p>— Attendons qu’elles soient débarrassées de
-leur chemise.</p>
-
-<p>Quelques fusées de joie effrontée répondirent,
-dans la boutique.</p>
-
-<p>Ils restèrent à proximité sur le trottoir, comme
-s’ils attendaient réellement. Ils se parlèrent nez à
-nez, avec des hochements soucieux : Ferdinand
-doctoral et faubourien, Jeannin toujours un peu
-effervescent. Et, selon la note dominante de toutes
-leurs précédentes excursions, — ils avaient beau
-changer de sujet, ils en revenaient finalement à
-une éternelle préoccupation de littérateurs : l’art — les
-conditions du chef-d’œuvre.</p>
-
-<p>— Pourquoi, dit Ferdinand, un certain genre
-de visage féminin nous plaît-il d’emblée, plus que
-tout autre ?</p>
-
-<p>— Notre préférence en femmes tient de l’enfance,
-proposa Jeannin ; une figure agréable, bienfaisante
-a rayonné près de nous, juste au moment où
-se déterminaient nos goûts ; ils se sont pour ainsi
-dire modelés dessus. C’est pourquoi il semble que
-la figure pareille retrouvée a juste la forme de
-notre désir.</p>
-
-<p>— De même en art, alors, déduisit Ferdinand :
-un écrivain dont les premiers ans ont été bercés de
-musique d’église aura toujours un faible pour la
-littérature teintée de mysticisme.</p>
-
-<p>— Ah ! c’est dans mes vitres, ce gravier ! constata
-Jeannin, l’œil gauche complètement fermé.</p>
-
-<p>Ferdinand esquissa une révérence, en pinçant les
-deux pans de sa jaquette :</p>
-
-<p>— Ainsi s’explique le goût ému de tel grand artiste
-pour telle fausseté d’art : il s’agit seulement
-d’un vieil enfant qui retrouve les chants de sa nourrice.</p>
-
-<p>Deux fiacres hostiles passèrent bruyamment.
-Ferdinand se croisa les bras :</p>
-
-<p>— Avez vous remarqué que deux cochers, lorsqu’ils
-se mésestiment l’un l’autre, ne se traitent
-pas de <i>fumier</i> tout court ? Ils stipulent : <i>fumier de
-lapin</i>, parce que c’est l’immondice sans valeur
-aucune…</p>
-
-<p>Les blanchisseuses oubliées, Ferdinand et Jeannin
-se remirent à marcher, devenus sérieux pour
-avoir feint la gravité.</p>
-
-<p>— Alors, c’est vrai, ce que vous disiez à cette
-dame, votre roman ne va pas fort ? demanda Jeannin.</p>
-
-<p>— Mon vieux, soupira Ferdinand, je connais
-actuellement les deux grandes peines du métier :
-récrire des pages mal venues, détruire des pages
-inutiles.</p>
-
-<p>— Prenons à droite, indiqua Jeannin.</p>
-
-<p>— Ah ! mais, dit Ferdinand, nous sommes rue
-des Abbesses ; Chaupillard a habité au 12, à la
-suite d’une rupture avec ses parents. Il a fréquenté
-là une estropiée. C’était une fille de la campagne qui
-avait été placée dans une maison où la maîtresse
-et les demoiselles lui faisaient mettre leurs chaussures
-neuves pour les élargir. Tous les jours, on
-l’interrogeait avec sollicitude : « Vous font-elles encore
-mal, Marie ? — Oui, madame. — Bien, gardez-les. »
-Elle a fini par attraper, aux pieds, une espèce
-de crampe, dans le genre de la crampe des
-écrivains. Obligée de renoncer à l’état de domestique,
-tout ce qu’elle pouvait faire, c’était d’aller du
-12 ici, jusqu’au banc, là-bas, où elle attendait patiemment
-quelque proposition de libertinage payant.
-Elle est morte de froid. C’était une Bretonne, religieuse,
-connaissant la morale primitive, échelonnée
-en actes physiques défendus. Elle avait modifié
-la gradation : en premier, le plus vilain péché,
-celui que Dieu punissait terriblement, elle le savait
-bien ! c’était de consentir à un mauvais usage de
-ses pieds…</p>
-
-<p>— Oui… prononça Jeannin, je voudrais bien
-m’asseoir ; suivons le boulevard, nous nous arrêterons
-à la place Blanche.</p>
-
-<p>Il était Breton, l’anecdote de Ferdinand l’avait
-mal impressionné. Il redressa la conversation :</p>
-
-<p>— Ne vous plaignez pas d’écrire plusieurs fois,
-nous en sommes tous là. Le jour où je conçois un
-sujet de roman, c’est comme si j’apprenais qu’un
-drame a eu lieu quelque part. Vite, je trace une
-première version, informe, cahotée, toute en émotion ;
-par ce moyen, censément, je vais reconnaître
-les lieux, les personnages, l’action principale. Ensuite, — deuxième
-écriture, — il s’agit de mettre
-le sentiment d’accord avec la raison, il s’agit de
-rendre logiques les circonstances qui ont amené
-l’issue de ce drame, où je n’étais allé tout d’abord
-qu’avec mes nerfs. Puis, les personnages, pourquoi
-ont-ils passé par ces circonstances déterminantes
-plutôt que par d’autres ? A cause de leur individualité
-propre, laquelle je ne peux vraiment dégager
-que par une longue fréquentation : troisième
-écriture. Enfin, pendant cette enquête, j’ai eu
-beau me surveiller, j’ai rédigé « avec surcharge »…</p>
-
-<p>— Bref, accepta Ferdinand, quand un copain
-présente un ouvrage un peu propre sans l’avoir
-écrit trois ou quatre fois, on peut lui tâter la Place
-aux Cheveux avec le respect dû aux engins exceptionnels.</p>
-
-<p>Le boulevard du côté de Montmartre, avec sa
-circulation tranquille et les stores étendus des
-boutiques, invitait à flâner. Devant une librairie
-abondante en publications illustrées, Ferdinand et
-Jeannin débinèrent quelque peu Chaupillard qui
-burinait toujours des « médaillons » de demi-mondaines
-opulentes. Ils feuilletaient çà et là :</p>
-
-<p>— Aucun art dans toutes ces machinettes ; c’est
-du journalisme en dessin, déclara Ferdinand.</p>
-
-<p>— Eh bien, diriez-vous, d’un mot, pourquoi
-l’unique roman de Chaupillard est mauvais ? demanda
-Jeannin.</p>
-
-<p>— C’est une œuvre haineuse.</p>
-
-<p>— Oh ! l’art peut se donner comme fin n’importe
-quelle émotion, aussi bien la colère que la
-pitié ; mais Chaupillard, dans son roman, veut
-nous <i>commander directement</i> l’indignation. Irrémédiable
-erreur. L’émotion majeure que se propose
-l’auteur, il doit <i>la faire résulter</i>. Mille romans ou
-pièces de théâtre à thèse sonnent faux pour vouloir
-nous dicter textuellement des sentiments.</p>
-
-<p>Ferdinand lâcha vivement la <i>Revue des Images</i>.</p>
-
-<p>— D’accord ! Chaupillard voulait nous faire
-haïr tels politiciens mis en scène ; aucune diatribe
-n’était à prononcer contre eux ; un seul moyen
-d’art et de vérité procurait le résultat : nous inspirer
-une pitié bondissante pour leurs victimes.
-Mais Chaupillard ne possède pas l’émotion <i>en fait</i> ;
-alors, pareil à tant de scribes dénués de sensibilité,
-il ne donne que « le raisonnement de l’émotion ».</p>
-
-<p>— Eh bien ! concluez donc : c’est un journaliste
-et non pas un artiste.</p>
-
-<p>Arrivés à la place Blanche, Ferdinand et Jeannin
-s’assirent à un café, devant lequel les courants de
-plusieurs rues amenaient à la dérive des quantités
-de femmes sans maîtres. La terrasse même était
-agrémentée de maintes consommatrices.</p>
-
-<p>Quatre heures et demie. Le soleil partout : un
-soleil d’argent, riche, excitant, éhonté.</p>
-
-<p>— Tout de même, nous ne valons pas cher,
-dès que nous sommes séparés de notre œuvre,
-regretta Ferdinand. Je prendrai un curaçao blanc
-à l’eau.</p>
-
-<p>— Soignez bien votre petit estomac, railla
-Jeannin. Je prendrai une absinthe. Et puis, assez
-de remords, vous avez consenti à sacrifier cet
-après-midi… D’ailleurs à quoi bon écrire ? Un critique
-grave prétend que l’époque est proche où l’on
-ne fera plus de romans.</p>
-
-<p>Jeannin regardait l’activité environnante sans la
-voir, et Ferdinand qui semblait regarder le discours
-de son ami, voyait un univers d’activité.</p>
-
-<p>— Le critique a simplement l’intuition confuse
-que la principale ressource dramatique de la littérature
-actuelle disparaîtra, continua Jeannin. Par
-exemple, viendra une époque où le déshonneur
-par rapport sexuel sera une proposition aussi saugrenue
-que, présentement, le déshonneur de la
-faim ou du sommeil. Supposez cette évolution
-immédiate…</p>
-
-<p>Jeannin s’aperçut que Ferdinand était absorbé
-par l’animation de la place ensoleillée, il but lentement
-et un souci grave s’empara aussi de ses
-yeux.</p>
-
-<p>Les deux amis furent des littérateurs purs en
-contemplation.</p>
-
-<p>A cause du ferment de littérature inoculé en
-eux, les divers détails du plein Paris les atteignaient
-autrement que le commun des spectateurs-acteurs.</p>
-
-<p>Tandis que les gens ordinaires voyaient « passer
-des femmes », ils recevaient, eux, la caresse de
-la couleur blanche, la morsure du rouge, le choc
-des bariolages de corsages et de jupes ; ils recevaient — des
-différentes allures — l’impression de
-la grâce, de la hardiesse, du rythme ; ils isolaient,
-comme à une exposition de sculpture, « la ligne »
-qui donne une sensation d’harmonie ou d’imperfection.</p>
-
-<p>En eux, d’innombrables exigences étaient à se
-repaître, à se battre, à durer dans l’inquiétude et
-l’inassouvissement.</p>
-
-<p>Ils avaient cette incessante faculté « de voir
-dans la vie des gens ». Ils ne se bornaient pas à
-estimer depuis quand cette blonde en bleu, traversant
-la place, avait quitté sa Normandie et le
-métier de servante, ni depuis quand Belleville
-avait offert cette maigrichonne à la galanterie ; « ils
-voyaient dans la vie » du marchand de lilas
-proche le Métro, et dans celle du cocher sur son
-siège. Ils décidaient le passé d’une vieille promenant
-son chien, et la présente anémie d’un gamin,
-ramasseur de mégots, leur livrait instantanément
-le drame futur de toute une existence d’homme.</p>
-
-<p>Ils savaient par quelle succession de volontés
-le quinquagénaire décoré avait feint d’attendre à
-la station d’omnibus, puis s’était éloigné.</p>
-
-<p>Ils différaient aussi des gens ordinaires, en ce
-que la vaste richesse de la lumière projetait en eux
-l’impression d’ensemble du plein Paris ; une impression
-de pays natal due aux maisons, au
-pavage poudreux, aux réverbères, aux bancs,
-aux choses mêmes dont ils aspiraient « l’âme
-usuelle ».</p>
-
-<p>Quatre gaillards conversaient au bord du trottoir
-devant le Moulin Rouge ; les deux amis sentaient
-la dissemblance existant entre eux-mêmes,
-soumis aux spéculations décevantes, et ces anciens
-garçons bouchers costumés de complets anglais, — joueurs
-aux courses, amants de cœur, automobilistes, — forts
-aux réalités.</p>
-
-<p>A un moment, ils ne purent se défendre de
-percevoir un plus ou moins d’affinité avec chaque
-passant successif ; et leur faculté, en définitive,
-était celle d’évaluer le « degré d’art » de chaque
-individu : tel gentleman d’aspect fonctionnaire,
-faisait froid à leur affectivité, tel camelot sinistre
-leur prenait du fluide.</p>
-
-<p>— Mais… je ne me trompe pas, sursauta
-Jeannin, voyez à la terrasse du café, de l’autre
-côté de la place, c’est Margot avec sa cousine !</p>
-
-<p>— Quelle Margot ? demanda Ferdinand, qui,
-d’un instinct prudent, examina vivement les gens,
-hommes et femmes, assis autour de lui.</p>
-
-<p>— Vous savez bien : son père, le tenancier du
-bureau de placement que nous avons interviewé…
-Hein, mon vieux, quelle brune ! et la cousine,
-rousse ! Analysez-vous d’ici comme elles sont
-fines et chantournées, et ciselées ? Et leurs fanfreluches
-rouges, blanches ! Elles sont enveloppées
-comme des articles de confiseur à la mode… Mon
-vieux, si elles quittent la terrasse, nous marchons ?</p>
-
-<p>Ferdinand préoccupé ne répondit pas ; les millions
-d’exigences fourmillant en lui s’épaississaient :
-la place Blanche déjà n’existait plus qu’en un
-point, là-bas…</p>
-
-<p>Comme s’il eût reçu acquiescement, Jeannin
-faunesque lança, les mâchoires brutales :</p>
-
-<p>— Vous aviez raison ! les cérébraux sont assez
-dégoûtants dès qu’ils ont levé le nez de dessus
-leurs paperasses… Mais, d’autre part, si l’on s’incrustait
-sur son œuvre, sans écart, on ne ferait
-rien de grand ; il faut être humain, totalement,
-c’est-à-dire donner une part à la bassesse…</p>
-
-<p>Ferdinand, censément rebelle à l’attirance de la
-terrasse, là-bas, sentencia d’une voix faussée,
-comme indépendante de lui-même :</p>
-
-<p>— Pour garder sa santé morale, il faudrait ne
-jamais douter de son œuvre… Il est encore plus
-pénible de supprimer des pages que d’en récrire…
-tenez, hier, Griffon m’a fait déchirer un chapitre
-entier, sans valeur, et pourtant j’avais été assez
-empoigné en l’écrivant ; expliquez-moi ça !</p>
-
-<p>Jeannin, les yeux à l’affût, ne répondit qu’au
-bout d’un moment, comme si les paroles parties
-d’une distance considérable ne lui étaient pas parvenues
-immédiatement ; sa voix se désaccordait
-aussi :</p>
-
-<p>— Eh ! ce n’est pas difficile, on commet l’erreur
-de raconter passionnément des particularités trop
-intimes.</p>
-
-<p>Ferdinand se força à regarder Jeannin, il essaya
-de s’emballer, de se réfugier dans le souci littéraire :</p>
-
-<p>— Bravo ! encore une explication du mauvais en
-art : un grand nombre d’ouvrages sont dépourvus
-d’intérêt, parce que les auteurs ne se dépassent pas
-eux-mêmes.</p>
-
-<p>Il parlait dans une sorte d’état irresponsable.</p>
-
-<p>— Le défaut de ces médiocres ne permet aucun
-espoir ; ils se prennent, eux, pour l’humanité ;
-alors ils croient avoir du génie, tandis qu’ils n’ont
-que du style…</p>
-
-<p>Malgré sa résistance, Ferdinand remarqua que
-les deux jeunes personnes, là-bas, remuaient sur
-leur siège ; allaient-elles quitter ? Le diapason
-hilare de sa voix fit tourner des têtes :</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! le style c’est l’homme, mais le
-génie c’est « les hommes » !</p>
-
-<p>Les deux amis échangèrent encore quelques
-phrases criardes pour s’étourdir, et comme s’il
-importait de donner le change à des écouteurs. On
-les regardait, tels des fêtards bruyants.</p>
-
-<p>Mais le silence s’imposa : les deux jeunes personnes
-remettaient leurs gants, après le solde des
-consommations. Ferdinand et Jeannin n’avaient
-plus un mot intelligent à se dire, chacun était
-parti dans un lointain égoïsme animal, et pourtant
-ils se sentaient deux frères respirant du même
-souffle lourd sous le poids du même destin.</p>
-
-<p>Quand Margot et sa cousine se levèrent, ils
-résistèrent à peine un instant ; d’un accord tacite,
-ils furent debout également.</p>
-
-<p>Ils marchaient vite, « portés » en ligne directe.</p>
-
-<p>— Vous savez, dit Jeannin, ce sont des amies
-des lettres ; dans une circonstance urgente, elles
-vous recopient volontiers un manuscrit.</p>
-
-<p>— Ah ! saisit Ferdinand avec une sorte de soulagement,
-ça peut être rudement utile.</p>
-
-<p>Ils approchaient. Jeannin s’attendrit :</p>
-
-<p>— Margot ressemble étonnamment à son père ;
-vous vous rappelez le beau front qu’il a ? et comme
-ce déséquilibré nous avoisinait ?</p>
-
-<p>— Et alors, « l’autre » est sa cousine ? demanda
-Ferdinand oppressé.</p>
-
-<p>Les deux jeunes personnes étaient rejointes,
-pour ainsi dire, quand un lieutenant de ligne
-s’intercala derrière elles ; à plusieurs reprises il
-retira sa cigarette de sa bouche. Voulait-il leur
-adresser la parole ? Le pas des deux amis était
-rythmé comme par un battement de cœur. Le
-lieutenant prit garde à cette marche significative,
-il s’approcha d’une devanture et laissa passer.</p>
-
-<p>Ferdinand sourit vers Jeannin, le visage malade,
-et il dit d’une bouche sans salive :</p>
-
-<p>— Il y a pire que les mauvaises pages à
-déchirer…</p>
-
-<p>— Oui, répondit Jeannin, l’air désolé, il y a
-des faiblesses qui contrarient l’œuvre bien malheureusement…</p>
-
-<p>Et, s’étant penché, il aborda les deux petites
-femmes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XI</h2>
-
-
-<p>Le premier dimanche de mai, les Griffon
-devaient déjeuner rue Saussure, en même temps
-que des amis personnels de Ferdinand : Jeannin
-qui avait enfin accepté d’être présenté à Marthe,
-Gambinet, un ancien condisciple, et deux collègues
-adonnés à la poésie.</p>
-
-<p>Le samedi, Griffon ne vint pas au bureau et fit
-savoir, chez Prestal, que, par une circonstance fortuite,
-lui et sa femme ne pourraient assister au
-déjeuner du lendemain.</p>
-
-<p>— C’était bien la peine de tant te démancher !
-dit Ferdinand à Marthe, le soir en rentrant, nous
-ne serons que huit en tout, et pas de femme pour
-constater si le ménage est soigné ou non.</p>
-
-<p>Marthe s’agaça.</p>
-
-<p>— Encore une fois, tu as tort de croire que les
-hommes ne s’aperçoivent pas de la mauvaise tenue
-d’une maison.</p>
-
-<p>Elle se tracassait une semaine d’avance ; alors
-Ferdinand, oublieux de ce détail que la réception
-« venait de son côté », et qu’il y avait du dévouement
-à la littérature dans l’agitation de sa femme,
-tâchait de participer le moins possible aux préparatifs
-et grondait en toute injustice.</p>
-
-<p>Régulièrement, il montait une scie à Marthe :</p>
-
-<p>— Écoute : une fois, une seule, n’entreprends
-rien d’inaccoutumé dans la semaine ; seulement, le
-dimanche, confectionne de gros plats et mets des
-assiettes de supplément sur la table. Essaie ça, pour
-voir ce qui arrivera… sans doute, ce sera épouvantable ;
-mais, quelle que soit la catastrophe, on s’en
-tirera, à la longue… je te promets d’avoir du courage.</p>
-
-<p>Ce soir-là, devant le visage fatigué de Marthe,
-il tourna la conversation à la plaisanterie, pendant
-le dîner :</p>
-
-<p>— Ah ! les voilà bien les grandes joies de la vie :
-recevoir ses amis ! sans contredit, c’est la meilleure
-satisfaction que les civilisés aient inventée !… Tu
-es éreintée ; depuis huit jours tu ne dors pas, moi
-je rage de n’avoir plus un coin de table débarrassé
-pour écrire ; une inimitié sourde, terrible, se poursuit
-entre le porte-plume et le plumeau ; les enfants
-n’osent plus demander un mouchoir : « Il y aura
-du monde à déjeuner dimanche, est-ce qu’on se
-mouche comme en temps ordinaire ? » Demain
-nous vivrons dans les transes : « Pourvu que rien
-ne cloche ! » Nous répondrons aux invités sans les
-entendre, nous leur sourirons sans les voir… dès le
-matin, et tout le temps de la réception, nous aspirerons
-à ce que l’épreuve soit terminée… ensuite, il
-ne nous restera aucun souvenir de vraie jouissance.</p>
-
-<p>Marthe réunissait les assiettes et se déridait bonnement :</p>
-
-<p>— Nous devrions inviter nos amis chez le restaurateur.</p>
-
-<p>— Certainement ! déclara Ferdinand, qui se
-leva pour prendre une bouteille et posa un baiser
-sur la joue de Marthe. Voyons, ne te dérange pas,
-les enfants vont enlever la vaisselle… joue avec les
-miettes, fais-les rouler sous tes doigts… bois un
-peu de vin pur. Laisse-moi rire un brin : avoue que
-la vie des gens moyens est pleine de tracas volontaires
-et inévitables ; ils sont moyens, ils ne peuvent
-être ni chics, ni canailles ; alors ils sont surtout
-très embêtés. On veut faire cette chose du
-monde riche : recevoir ; on la fait au prix des pires
-abaissements.</p>
-
-<p>Marthe hocha la tête :</p>
-
-<p>— Puisqu’il en est ainsi, tu serais bien gentil
-de moudre le café pour demain ; il faut emplir le
-moulin deux fois. Si on laisse trop d’ouvrage à la
-femme de ménage, elle n’y arrivera pas.</p>
-
-<p>— Oui, s’empressa Ferdinand, je le moudrai,
-mais reste assise… Et les enfants astiqueront le
-tour du poêle ; si j’osais, je leur confierais la suspension…
-Car le cuivre est un métal qui, par fonction
-naturelle, assume en partie notre amour-propre.</p>
-
-<p>La souriante patience de Marthe permettait de
-continuer :</p>
-
-<p>— Il s’agirait de dire aux amis : « Je vous
-reçois pour notre plaisir réciproque, j’ai donc tâché
-simplement d’être dispos d’esprit et généreux de
-table ; quant au décor plus ou moins symétrique et
-soigné, vous êtes prié de fermer les yeux. » Ah !
-bien oui ! Toutes les misères, le surmenage, la maladie,
-la brouille conjugale, la disgrâce des invités
-même, toutes les peines, plutôt qu’une négligence
-d’époussetage !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Jeannin arriva le premier pour le déjeuner du
-dimanche.</p>
-
-<p>— Enfin ! dit Marthe, je suis heureuse de vous
-connaître !</p>
-
-<p>Avec une aimable taquinerie, elle ajouta :</p>
-
-<p>— Griffon prétend que vous aidez beaucoup
-mon mari à se documenter ; je vous dois donc de
-la gratitude.</p>
-
-<p>— Madame, décréta Jeannin les bras ouverts, je
-suis votre meilleur allié ! Ce n’est pas grâce à Griffon,
-votre zélé panégyriste, c’est grâce à moi que
-Ferdinand rendra toujours un hommage plus
-éclairé à vos vertus.</p>
-
-<p>— Ma foi, concéda Marthe en riant, j’ai peut-être
-remarqué une certaine disposition à la flatterie
-chez mon mari, après vos entretiens.</p>
-
-<p>— Naturellement, madame ! la fréquentation de
-célibataires désemparés rend un époux plus gourmet
-du bien-être domestique… Ah ! voici Gambinet,
-surnommé le refroidisseur de réunions.</p>
-
-<p>Glabre à trente ans, comme certains paysans
-normands, inélégant, exclu du caprice féminin,
-Gambinet était un homme de bibliothèque, scientiste,
-systématique et anti-littéraire au plus haut
-degré. Mais Ferdinand le recherchait, par l’attirance
-invincible du <i>supérieur</i>, malgré sa parole délétère.</p>
-
-<p>Quand il eut été présenté aux deux collègues
-adonnés à la poésie, Ferdinand plaisanta :</p>
-
-<p>— Pour nous, cuisiniers littéraires, Gambinet
-figure, en quelque sorte, l’<i>entre-mec</i> glacé…</p>
-
-<p>— L’esprit administratif à son apogée ! admira
-Jeannin, prosterné devant Ferdinand.</p>
-
-<p>— Je ne suis pas ennemi de toute littérature,
-protesta Gambinet, le bras tendu vers les rayons
-de livres du salon ; tenez, je goûte assez Maupassant…
-par moments.</p>
-
-<p>— Par moments ! cria Ferdinand, fourrant ses
-mains au fond de ses poches, je ne le laisserai pas
-échapper ! Lorsque Gambinet consent à feuilleter
-des romans, c’est qu’il est saturé d’abstraction, la
-nature se révolte en lui : alors il goûte la sensualité
-de Maupassant.</p>
-
-<p>Gambinet rougit légèrement :</p>
-
-<p>— Que voulez-vous ? dans le roman, la sociologie
-m’horripile.</p>
-
-<p>— Oui ! appuya Jeannin, mais parce que vous
-en avez une indigestion au préalable.</p>
-
-<p>On se mit à table et Jeannin démontra victorieusement, — surtout
-parce qu’il criait le plus
-fort, — que, dans le sens critique, une part ressemblait
-au sens gustatif :</p>
-
-<p>— « Je n’aime pas les olives » est une opinion
-gustative attachée à l’individu ; « je n’aime pas le
-roman social » est une opinion critique, sans plus
-de portée ; il ne s’ensuit pas <i>qu’en fait</i> les olives et
-le roman social ne vaillent rien.</p>
-
-<p>Malgré la discussion, il sembla vraiment que
-Gambinet refroidissait les convives. On en vint,
-par manquer d’entrain, à se préoccuper longuement
-de ce qu’il pleuvait.</p>
-
-<p>— Les rues anciennes des Batignolles ont une
-vieille pluie grise, affirma Ferdinand ; de même
-que les larmes des gens âgés ne sont pas cristallines
-comme celles des enfants.</p>
-
-<p>A la vérité, un ensemble de circonstances assombrissait
-Ferdinand et Marthe. L’absence des Griffon
-donnait à penser que « le roman » prenait mauvaise
-tournure chez eux. On ne savait pas ce que
-fricotait Chaupillard, invisible depuis plusieurs
-jours. Catherine Bise, après quelques ennuis chez
-ses patrons, n’avait pas écrit la lettre rassurante
-attendue, et Marthe n’avait pas pu aller aux nouvelles,
-un changement de directrice à l’ouvroir
-l’obligeant à une pénible présence supplémentaire.</p>
-
-<p>Enfin, ce dimanche, voilà qu’Albert pâlot et
-grognon ne voulait pas manger.</p>
-
-<p>Comme il était très gourmand de fruits, Ferdinand
-accrocha à la suspension une grosse pomme
-cueillie avec le bout de la branche :</p>
-
-<p>— Pour toi, tout à l’heure.</p>
-
-<p>Ferdinand promit encore :</p>
-
-<p>— Si tu finis ton œuf, je ferai le camelot avec
-la pomme, tu sais comme c’est amusant ?</p>
-
-<p>Pour plus de tentation, il enfonça son cou dans
-ses épaules et, avec son front haut, ses yeux à
-double fond, son nez large, présenta cette physionomie
-qui « ferait voir Paris » sur n’importe quel
-point du globe, et il déclencha cette voix inimitable,
-propre à l’acoustique du faubourg.</p>
-
-<p>— Un sou la pomme ! allons : la queue ! la
-pelure ! la chair !… trente-six pépins, pour un
-sou !</p>
-
-<p>Mais Albert ne finit pas son œuf.</p>
-
-<p>Dans le courant de la conversation restée assez
-morne, Ferdinand avoua sincèrement :</p>
-
-<p>— Depuis quelque temps, nous n’avons pas de
-chance… j’ai peur de ne jamais terminer mon
-roman.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les faits vinrent cruellement justifier cette crainte.</p>
-
-<p>D’abord, Albert eut la fièvre scarlatine.</p>
-
-<p>Comme par hasard, Chaupillard réapparut aussitôt,
-pour promener, dans toutes les pièces
-de l’appartement, de péremptoires découragements :</p>
-
-<p>— Le roman est à la merci du milieu, si vigoureuse
-que soit l’individualité de l’écrivain. Il ne
-suffit pas de vouloir et d’être capable, il faut que
-les circonstances quotidiennes consentent à l’œuvre.
-Il ne suffit pas que l’écrivain se porte bien, il faut
-que sa famille garde la santé.</p>
-
-<p>En effet, l’enfant souffrait dans son lit, Ferdinand
-pouvait-il continuer à connaître la souffrance
-de simples « personnages », fussent-ils vivants dans
-sa propre chair ?</p>
-
-<p>Avec ses grands yeux fiévreux, l’enfant prenait
-toute la pensée, toute la sensibilité ; Ferdinand
-veillait près du lit, l’intelligence limitée aux choses
-de la chambre : au papier du mur, au dessin du
-couvre-pied.</p>
-
-<p>Dans le mystère de la nuit, il tressaillait ; l’enfant
-avait parlé :</p>
-
-<p>— On attendra que je sois guéri, pour dire la
-belle surprise à Catherine ?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Par une déplorable coïncidence, la nouvelle directrice
-demandait à Marthe un surcroît d’activité
-et des apparences de satisfaction pétulante. Elle
-disait avec raison :</p>
-
-<p>— L’ouvroir, en ce qui nous concerne, doit être
-un endroit plaisant.</p>
-
-<p>Donc, Marthe était vive et pleine d’entrain à
-l’ouvroir, telle la cabotine de café-concert contrainte
-à de folâtres gueuseries, qui profite du répit des
-applaudissements pour espérer le prolongement
-d’un cher moribond ; telle la maîtresse d’école en
-deuil qui chante la vie à cinquante enfants « du
-même âge que le sien ».</p>
-
-<p>La nouvelle directrice prit à cœur également
-d’intéresser à l’ouvroir ses nombreuses et hautes
-relations. Des lots de vêtements, usagés ou neufs,
-furent envoyés, de quoi habiller toutes les pensionnaires.</p>
-
-<p>Le profond dortoir, avec sa double rangée de
-couchettes empaquetées de couvertures de cheval,
-ressembla à un magasin de costumier. Prodige !
-l’ouvroir fut gai, bourdonnant : on <i>essayait</i>, du
-matin au soir.</p>
-
-<p>Des dames de la plus pure aristocratie, aussi
-simplement mises que des employées de commerce,
-se faisaient habilleuses et raccommodeuses.</p>
-
-<p>Et même, une demoiselle noble affronta le lieu !
-Deux vieilles personnes plongées dans l’horreur,
-les larmes et la prière, l’attendaient dans l’église
-voisine.</p>
-
-<p>Visage de perfection statuaire, visage d’intelligence
-et de finesse, en quelque sorte fluide, mademoiselle
-de Firman avait toujours distancé ses
-amies dans les études classiques et les arts d’agrément.
-Dès le premier jour, à l’ouvroir, elle sut
-son rôle ; tout de suite, elle reconnut la physionomie
-modèle : ses traits prirent la plus naturelle et
-la plus impassible expression de simplicité.</p>
-
-<p>Et l’on vit mademoiselle de Firman, à genoux,
-à même le parquet, aux pieds des hospitalisées,
-épingler et faufiler des plis d’étoffe. Elle n’eut de
-cesse qu’un poupon de l’ouvroir n’eût au moins
-fait pipi sur sa robe.</p>
-
-<p>Et, comme une maritorne, tombée à l’ouvroir
-de quel Morvan ! et de quelle arrière-cuisine ! lui
-demandait :</p>
-
-<p>— T’es donc couturière ?</p>
-
-<p>Assise sur ses talons, grattant d’un ongle rose
-la fente poussiéreuse du parquet, mademoiselle de
-Firman regretta :</p>
-
-<p>— Même pas.</p>
-
-<p>Les hospitalisées, nippées proprement, avec goût,
-avec talent, trouvaient à se caser ; quelques-unes
-ne trouvèrent que trop !… Mais il y eut de ces
-noyées à qui nul n’aurait tendu la main, qui restèrent
-à flot définitivement.</p>
-
-<p>Ces dames atteignirent au génie dans les changements.
-Une fille à faire peur, blonde fade, tout à
-l’heure habillée en grisaille, apparut en bleu clair,
-auréolée de ses cheveux avantagés, à un bout de
-la salle et si transformée, qu’à l’autre bout, une
-gamine, instantanément joignant les mains, exhala
-sa prière, naguère apprise pour l’autel de la
-Vierge.</p>
-
-<p>On ne faisait pas que des miracles, on s’amusait ;
-on s’arrêtait au comique irrésistible des vêtements
-trop grands ou trop petits, des nuances non seyantes.</p>
-
-<p>Les hospitalisées riaient !</p>
-
-<p>C’était là une telle chance que Marthe aidait au
-jeu de toutes ses forces ; elle servait de mannequin
-pour les plus grotesques essayages. Beaucoup de
-malheureuses n’osaient pas rire ; elles étaient obligées
-de s’y reprendre à plusieurs fois, tellement il y avait
-longtemps que ça ne leur était arrivé.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le service fini, Marthe courait ; les cochers
-avaient du mérite à ne pas l’écraser. « Comment
-l’enfant malade aura-t-il passé la journée ? »</p>
-
-<p>Ferdinand s’affligeait :</p>
-
-<p>— Tu fournis à l’ouvroir deux heures d’excédent…
-Parbleu, il le faut, je comprends bien… La
-femme de ménage avait laissé éteindre le feu, j’ai
-mis cuire le ragoût comme j’ai pu.</p>
-
-<p>Puis, Ferdinand et Marthe assis auprès du petit
-lit, ne prononçaient plus que de rares paroles, ils
-s’entendaient profondément d’attitude, de regard :
-et le roman apparaissait lointain, inexistant ; la
-littérature devenait une entreprise inadmissible,
-vraiment futile et vaine. On pleurait tout bas :
-Albert avait le délire, il voyait le visage de Catherine
-dans l’angle du plafond, près de la fenêtre :
-« Oh ! les jolis yeux gris ! »</p>
-
-<p>Un jour la directrice dit à Marthe :</p>
-
-<p>— Pourquoi ne m’avoir pas renseignée plus tôt ?
-Je vois que vous ne tenez plus sur vos jambes, recevez
-donc le public à ma place, ce sera moins fatigant.</p>
-
-<p>Un monsieur de l’administration se présenta,
-jeune, correct et si officier d’Académie ! il semblait,
-de ses doigts gantés, offrir des hommages plein
-son chapeau de haute forme.</p>
-
-<p>— Madame, vous avez ici une nommée Rivalex,
-je suis envoyé pour vous la signaler. Hier, au Service
-central, elle a d’abord formulé convenablement
-une demande pour son enfant, puis en présence
-de certaines difficultés, elle a fait du bruit, elle a
-menacé, elle a injurié le chef de bureau lui-même !</p>
-
-<p>Au milieu du vaste cabinet, le fonctionnaire
-reluisait dans un fauteuil. La dolente Marthe, tout
-effacée, répondit :</p>
-
-<p>— Mon dieu, monsieur, nous donnerons à cette
-femme le maximum de secours ; par bonheur, nous
-disposons actuellement de ressources extraordinaires,
-des vêtements…</p>
-
-<p>— Mais, madame, au contraire ! je vous dénonce
-son inconvenance, pour que vous usiez de sévérité.</p>
-
-<p>Le fonctionnaire détailla un long réquisitoire. Au
-fur et à mesure, Marthe galvanisée levait de grands
-yeux qui évoquaient la femme et son enfant — malade,
-sans doute.</p>
-
-<p>— Monsieur, je ne comprends pas. Notre devoir
-est de mesurer la douleur, le degré de désespoir,
-et d’agir en conséquence.</p>
-
-<p>— Oui, parfaitement.</p>
-
-<p>Marthe pensa dans un éclair : « Je ne me rappelle
-plus si j’ai donné les pilules avant de partir ».
-Et elle continua tout haut, raidie, très directrice :</p>
-
-<p>— Eh bien, monsieur, qu’est-ce qu’il vous faut
-donc ? Cette femme est venue avec le respect des
-pauvres pour l’administration, elle est entrée, fléchie
-sous l’insoulevable domination du monument de
-pierres de taille, intimidée par la guérite du factionnaire
-en bas, par les couloirs élevés et froids,
-par les huissiers graves comme des portes closes,
-par les employés redoutables ; elle est venue, toute
-petite, devant la formidable concentration de la
-force et de l’autorité. Et voilà que sa douleur a
-<i>soulevé la montagne</i> ! Voilà que son affliction maternelle
-a brisé cette humilité qui, depuis des
-générations, courbait ses pareilles ! Cette chétive a
-attaqué le colossal étagement de pierres de taille,
-vous, vos chefs, le gouvernement, l’univers !…
-Elle a osé, elle a pu opposer son grossier caraco à
-vos redingotes ! mais, monsieur, qu’est-ce qu’il vous
-faut donc comme manifestation de douleur, comme
-preuve de désespoir ?</p>
-
-<p>Le monsieur au ruban violet voulut bien admettre
-cet excès de protection d’une directrice pour ses
-administrées.</p>
-
-<p>Marthe le reconduisit, puis, seule, fit des pas
-inquiets dans le bureau. Quatre heures sonnaient ;
-le médecin devait être à la maison, rue Saussure.
-Elle ne pouvait pas <i>soulever</i> davantage ; elle ne
-pouvait pas s’en aller !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Quant à Catherine, — encore un motif pour
-que le roman cahotât, — on avait des inquiétudes
-sur son compte, et l’on ne recevait plus de nouvelles
-depuis deux mois. Bien entendu, Chaupillard,
-sans avoir abandonné certains projets, prétendait
-manquer aussi d’informations.</p>
-
-<p>Les marchands de beurre et œufs, patrons de
-Catherine, se plaignaient, d’une façon générale,
-qu’elle fût distraite et qu’elle eût la main malheureuse ;
-et, un jour, voilà qu’elle cassa une glace
-de deux cents francs.</p>
-
-<p>Griffon se trouvait cher les Prestal au moment
-où l’affaire fut connue. Il sauta dans une voiture,
-comme fait un médecin appelé par un accident
-grave.</p>
-
-<p>Il avait déjà vu Catherine, rue Saussure, en
-visite ; il la vit dans son travail.</p>
-
-<p>Rue de Vaugirard, dans la boutique fraîche de
-peinture, entre les paniers d’œufs et les rayons de
-marbre chargés de beurres blonds, Catherine frottait
-à la brosse le carrelage noir et blanc, elle sauvait
-ses mains du piétinement des clients qui se
-succédaient.</p>
-
-<p>De l’extérieur, Griffon, arrêté sur le trottoir,
-constatait le règne puissant d’une sorte de hiérarchie
-utilitaire. Les patrons, Normands solides, la
-femme en linge blanc comme une bonne de chez
-Duval, le mari en blouse bleue, exerçaient une
-supériorité sur les acheteurs. Mais une gamine de
-dix ans, mal peignée, demandant deux sous de
-lait dans sa boîte, valait plus, socialement, que
-Catherine. Et les marchandises et l’agencement
-occupaient, sur place, plus d’importance que Catherine.</p>
-
-<p>Entré, Griffon se vit lui-même, dans la glace
-fêlée, monsieur à vêtement noir, à traits allongés,
-pâle. Gêné de maintien et de parole, il ne pouvait
-empêcher son esprit dépaysé de se courber, de
-céder à la force locale.</p>
-
-<p>Catherine fut envoyée dans la cour ; elle n’avait
-pas besoin d’entendre la conversation.</p>
-
-<p>Et, quand le crémier eut palpé les deux cents
-francs de la glace, il parla posément, les mains
-sur le ventre, avec la condescendance permise
-envers un homme de bureau qui, évidemment,
-n’est pas à la hauteur de la vie pratique.</p>
-
-<p>— C’est pas une mauvaise fille ; pour ce qui est
-de travailler, elle travaille et nous ne demandons
-qu’à la garder. Mais, enfin, elle a quelque chose
-de pas naturel… Tenez, il y a le petit du marchand
-de vins, Émile, un enfant joli, pourtant, et bien
-habillé, bien portant, deux ans et demi, — je ne
-dirai pas qu’elle lui fait des misères, elle l’embrasse
-même trop fort, mais, le plus souvent, elle se
-sauve quand elle l’aperçoit ou qu’elle l’entend
-appeler. Pourtant, Émile, c’est pas nouveau ce
-nom-là ! Il y a des mots comme ça qui lui font
-laisser tomber les tasses par terre. Et puis, elle a
-son demi-jour de sortie tous les mois ; eh bien,
-une heure avant qu’elle sorte, une heure après
-qu’elle est revenue, vous pouvez lui parler, elle ne
-comprend rien : ah ! vous pouvez ! Ses yeux peureux
-qu’elle a, elle cherche à les fourrer sous terre,
-qu’on dirait ; et puis sa bouche remue, vous écoutez…
-rien. Vous vous fâchez : « Parlez, Catherine,
-saperlotte ! — Je respire, qu’elle dit. » Elle se
-décide à vous montrer ses yeux, vides comme de
-l’eau. Nous avons eu une chatte, Friquette, qui a
-été empoisonnée par des voisins ; avant de crever,
-elle a été une matinée comme ça, à dodeliner
-de la tête, à essayer de miauler, sans pouvoir.
-A preuve que ma femme dit chaque fois : « Bon !
-v’là Catherine qui fait Friquette ! »</p>
-
-<p>— Elle se porte bien ? demanda Griffon.</p>
-
-<p>— Euh ! euh !… Elle ne se plaint pas, mais elle
-est si maigre ! C’est pas du monde qui vit bien
-vieux.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Griffon se trompa d’omnibus : Vaugirard-Louvre,
-pour Vaugirard-gare Saint-Lazare. Il revint
-chez les Prestal :</p>
-
-<p>— Voilà mes renseignements.</p>
-
-<p>Un silence méditatif s’imposa comme si, de part
-et d’autre, on plaçait la documentation dans le
-découlement d’un roman, et comme si l’on cherchait
-à améliorer l’avenir.</p>
-
-<p>Une lettre arriva le lendemain, contenant les
-remerciements de Catherine à l’adresse de Griffon.
-Ensuite, lorsque les semaines passèrent sans nouvelles,
-Ferdinand et Griffon parlèrent à peine de
-Catherine ; et elle était immensément présente dans
-leur pensée.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Aux premiers jours de l’été, Albert fut hors de
-danger : Marthe donna moins de temps supplémentaire
-à l’ouvroir. Mais la famille vécut encore dans
-un état intermédiaire, avant de retrouver son équilibre
-normal.</p>
-
-<p>Ferdinand écrivit à Jeannin :</p>
-
-<p>« Mon vieux, je n’ai toujours rien fichu, ces
-temps-ci. Vous connaissez ce marasme : l’œuvre
-ne vous <i>exige</i> pas ; l’œuvre a cessé d’être la chose
-la plus intéressante de l’univers. Un mauvais ferment
-vous rend l’assiduité insupportable. On n’est
-disposé ni à lire, ni à écrire ; ça ne contient pas
-assez d’inconnu, d’aléa. On ne se trouve bien nulle
-part. A l’âge de puberté, pareillement, l’affection
-familiale et la possession d’objets personnels précieux,
-tout à coup, ne suffisent plus ; la débauche
-ne tente pas, on ne sait quoi vouloir ; on soupire
-sans divinité… C’est vrai, ce que vous m’avez
-raconté : l’artiste est amené, dans ses rôderies, à
-chercher sa guérison dans le fouillis hasardeux des
-marchands de bric-à-brac, il achète d’inutiles vieilleries…
-Mais hier, après m’avoir embrassé, les enfants
-se sont livrés à un tintamarre qui a allégé
-l’atmosphère, qui a reposé, rajeuni, le visage de ma
-femme. Le soir, ils ont crié triomphalement :
-« Ah ! ah ! voilà papa qui coupe du papier ! » Puis
-ils ont entonné un chant de leur invention :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ma p’tite Catherine,</div>
-<div class="verse">C’est aujourd’hui ta fête !…</div>
-</div>
-
-<p>» Or, ce matin, en allant au bureau, j’ai retrouvé
-ma pensée littéraire, j’ai eu ces terribles coups de
-menton que vous connaissez ; au coin du boulevard
-des Batignolles, j’ai fait arrêter un omnibus,
-sans le vouloir. Et maintenant, gare au papier qui
-va me tomber sous la main : je ne le vois pas
-blanc ! »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XII</h2>
-
-
-<p>Griffon, d’ordinaire franc et répondant de ses
-actes, avait raconté à sa femme la visite au crémier
-de Vaugirard sans révéler comment s’était arrangée
-l’affaire de la glace cassée.</p>
-
-<p>Adèle n’avait retenu qu’un fait :</p>
-
-<p>— Tu t’es trompé d’omnibus en revenant ? Si je
-te disais une chose pareille, tu hausserais les
-épaules. C’est justement ce qui m’est arrivé la
-semaine dernière, je me suis trompée de tramway.
-D’ailleurs, je te répète que vous m’ennuyez tous,
-avec votre Catherine Bise.</p>
-
-<p>En effet, subitement, les histoires de Catherine
-lui étaient devenues insupportables. Elle s’efforçait
-de ne pas écouter, de rentrer sa pensée en dedans
-ou de la distraire vers les fenêtres. Si on lui demandait
-son avis, « elle ne savait pas ». Même,
-elle se levait, quittait la pièce au milieu de la conversation.</p>
-
-<p>Chez les Prestal, quand on montrait une lettre
-de Catherine, son visage recevait une contrariété
-comme à l’énoncé d’un reproche, ou d’une réclamation.</p>
-
-<p>— Tenez, avoua-t-elle une fois à Marthe, votre
-lettre de Catherine va fouiller au fond de moi aussi
-péniblement que ces gémissements continus du
-petit enfant… Vous entendez, à l’étage au-dessus ?</p>
-
-<p>Après la lecture, son mari se tirait soucieusement
-la moustache, elle éclata d’un mauvais rire et
-lui décocha cette apostrophe incompréhensible :
-« brute ! » Puis, elle lui sauta au cou, l’embrassa
-et fut très gaie, d’une gaieté nerveuse, tout le reste
-de la soirée.</p>
-
-<p>A partir de cette époque, elle cessa de demander
-des nouvelles du roman de Ferdinand ; elle trouva
-même des prétextes pour retarder l’audition d’un
-chapitre terminé. Et elle eut une fringale de livres
-imbéciles et orduriers : vautrée sur un canapé, le
-front obstiné, la bouche rancunière, elle lisait pendant
-des heures, par revanche d’avoir « coupé »
-dans d’autres ouvrages.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Un autre phénomène fut à constater : elle ne
-sut plus « faire la comédie » à son mari ; on eût
-dit qu’elle faiblissait contre une destinée longtemps
-repoussée.</p>
-
-<p>Douée d’un tempérament de fer, de tout temps
-son refuge avait été la maladie ; pour effacer ses
-torts, punir ou contraindre son mari, elle usait de
-l’admirable et invincible tactique des enfants : se
-plaindre de maux impossibles à vérifier : mal à la
-tête, au cœur, au ventre.</p>
-
-<p>— Tu me reproches tel méchant tour ? Attends
-un peu, je vais te forcer à me soigner, à me flatter.
-Tu ne veux pas me payer tel colifichet ? Tu
-dépenseras le double en pharmacie. Tu ne veux
-pas que j’aille là ? Le jour où tu auras un projet
-intéressant, je me mettrai au lit.</p>
-
-<p>Elle pratiquait la méthode si facile aux femmes
-dont le mari est absent dans la journée : se bourrer
-de pâtisserie entre les repas et ne pas manger
-à table. Elle était la femme délicate « qui n’a pas
-d’appétit » et qui est grasse comme un bébé de lait.</p>
-
-<p>Pour compléter, elle répétait à tout propos, avec
-mauvaise foi, ou avec stupidité :</p>
-
-<p>— Oui, je sais bien… tu fais la tête pour me
-forcer au divorce… tu ne réussiras pas.</p>
-
-<p>Griffon avait usé son existence à ce rien contre
-lequel l’homme le plus intelligent, le plus énergique,
-est désarmé, s’il a du sentiment.</p>
-
-<p>Eh bien, tout d’un coup, le « toupet » manqua
-à Adèle, comme si un drame, en dehors d’elle,
-s’avançait et la paralysait.</p>
-
-<p>Elle s’habillait tapageusement, elle oubliait de
-commander le dîner, elle s’absentait des demi-journées ;
-au lieu de mentir, de chercher querelle,
-tout ce qu’elle pouvait faire maintenant, c’était
-de bouder ; et elle boudait mal, honteusement
-presque.</p>
-
-<p>La grande fâcherie (dont le premier résultat fut
-de faire refuser le déjeuner avec Gambinet et Jeannin)
-vint de ce qu’elle voulait partir aux bains de
-mer avec madame de Mireille : un voyage de deux
-mois, sans itinéraire bien déterminé… elle écrirait…</p>
-
-<p>— Non ! dit Griffon, si tu pars, tu ne rentreras
-pas ; c’est à prendre ou à laisser.</p>
-
-<p>Elle dut se résigner, et aucune « comédie » proprement
-dite ne s’ensuivit. Des semaines s’écoulèrent,
-particulièrement mauvaises, où les époux
-se détachèrent l’un de l’autre par le silence, plus
-que s’ils avaient proféré des injures.</p>
-
-<p>Ce qui étonnait le plus Griffon, c’était qu’Adèle
-ne lui jetait même plus à la tête sa résolution de
-ne pas divorcer.</p>
-
-<p>Arriva une seconde invitation à déjeuner, le dimanche,
-chez les Prestal. Griffon renonça cette
-fois encore, parce que, le vendredi, Adèle ne rentra
-pas dîner et, devant son visage sévère, n’acheva
-même pas le mensonge maladroit d’une indisposition
-accidentelle, en visite… Il décida de ne plus
-sortir avec elle.</p>
-
-<p>Tout de même, il y avait eu un <i>accident</i>.</p>
-
-<p>Madame de Mireille et madame Griffon ne devaient
-pas impunément tourmenter le peintre Morlane.</p>
-
-<p>Madame de Mireille, très indépendante, avait
-succombé la première : elle était devenue la maîtresse
-du brillant Ribérol.</p>
-
-<p>Alors, les scènes à l’atelier ne semblèrent plus
-suffisamment excitantes. Un jour, Ribérol débarqua
-chez Morlane, lui offrit un cigare, puis, à califourchon
-sur une chaise, lui expliqua tranquillement
-ce qu’il appelait le caprice de madame de
-Mireille :</p>
-
-<p>— Elle désirerait figurer dans un tableau à la
-Fragonard… Bien entendu, nous ne saurions poser
-devant vous ! Mais dans telle hôtellerie, machinée
-comme un théâtre, nous pouvons souffrir votre
-présence cachée ; il s’agit d’ailleurs d’une scène plastique,
-sans offense pour le regard étranger. Nous
-pouvons, pendant un rapide instant, vous octroyer
-cette vision unique, laquelle reste dans les yeux
-de l’artiste et lui permet, fût-ce dix ans après, de
-donner la reproduction aussi fidèlement que s’il
-copiait un modelage.</p>
-
-<p>Morlane, à demi fou, accepta l’offre malsaine
-qui devait le finir.</p>
-
-<p>Et Adèle fut mise au courant par son amie ; elle
-sut le lieu, l’heure. Le jour du <i>tableau vivant</i> était
-l’avant-veille du dimanche promis aux Prestal.</p>
-
-<p>Ferdinand devait lire un chapitre. Son travail,
-maintenant, marchait à souhait. C’était l’ère des
-circonstances fécondantes.</p>
-
-<p>Georges, à l’école, fut premier en histoire et
-Albert deuxième en gymnastique. Ces résultats ne
-manquaient pas d’importance ; car, tout de suite
-après, Ferdinand eut une création facile, abondante,
-forte, où jaillissait telle note exceptionnelle,
-comme une infusion de succès.</p>
-
-<p>Rien n’était indifférent pour l’œuvre. A la même
-époque, au bureau, le chef tomba malade.</p>
-
-<p>— S’il est seulement trois mois absent, calcula
-Ferdinand, je termine mon roman.</p>
-
-<p>— Ton <i>seulement</i> est plein de goût, apprécia
-Griffon.</p>
-
-<p>Ferdinand resta le visage dur, implacable :</p>
-
-<p>— Non pas que je donne moins à l’administration,
-mais je suis délivré en partie de l’oppression.
-Je n’écris pas mon roman au bureau, mais je
-reste moi-même.</p>
-
-<p>En définitive, après les tiraillements, les flottements,
-son tempérament dominait.</p>
-
-<p>Certaines vertus, qui entraient dans la constitution
-propre de Ferdinand ne pouvaient être mises
-en défaut que passagèrement. Son âpreté au travail,
-sa vigueur à s’imposer, à réagir contre le milieu
-anti-littéraire, sa faculté de saisir les faits, de les
-rapporter à une conception d’humanité et de les
-digérer dans son œuvre, tous ces attributs de sa
-personnalité devaient régner intégralement.</p>
-
-<p>Et même, le temps d’impuissance apparente
-était, en somme, propice ; car il préparait <i>l’éclosion</i>
-irrésistible, qui fait de l’artiste une force de la
-nature.</p>
-
-<p>L’heure existait pour Ferdinand, où la face se
-déforme, où la solidité du roc réside dans le menton,
-dans le front. Alors, il n’y avait pas de chef
-de bureau qui tînt, il n’y avait pas de Griffon, pas
-de Catherine, pas de Chaupillard débineur, pas de
-Jeannin débaucheur, pas de femme, pas d’enfants
-qui tinssent ! Il y avait la passion attaquée à l’univers !</p>
-
-<p>— N’est-ce pas formidable ? expliquait-il dans
-le calme. Vous aimez l’univers par un de vos personnages.
-Cette émotion de l’univers existe ! Vous
-le sentez, vous le tenez, votre capacité d’étreinte
-est assez vaste ! Votre projection nerveuse atteint le
-monde tout entier, comme la lumière du jour
-l’atteint sans limite. On ne saurait alors, vous demander
-de rapetisser votre infinie puissance à connaître
-une seule créature, fût-elle de votre sang !</p>
-
-<p>A certains moments de gestation, on pouvait
-sonner chez lui, hurler dans la rue : un moi élémentaire,
-farouche, refusait d’entendre : « Il n’y
-aurait que l’écroulement de la terre d’égal en importance
-à ce que je fais ! »</p>
-
-<p>Un soir, Marthe criant :</p>
-
-<p>— Ferdinand, le feu ! La lampe est tombée !</p>
-
-<p>Tudieu ! Il avait fini sa ligne avant de bouger !</p>
-
-<p>Dans « l’état farouche » où les circonstances
-adverses n’avaient pas prise, il arrivait que des
-circonstances favorables se fissent admettre.</p>
-
-<p>— Quelle découverte ! déplora Marthe, un jour
-de fête, après le déjeuner, voilà que je ne peux plus
-boutonner ma chemisette de l’année dernière ! Je
-grossis…</p>
-
-<p>— Chouette ! cria Ferdinand, qui posa son
-porte-plume et vira sur sa chaise.</p>
-
-<p>— Dis donc, je te remercie, je veux rester
-mince.</p>
-
-<p>— Mais, ma chatte, c’est l’épanouissement. Tu
-arrives au plein de la jeunesse… Voyons ça, un
-peu.</p>
-
-<p>— Non, Ferdinand, tu me pinces.</p>
-
-<p>Et alors, — pas tout de suite, — mais vingt-quatre
-heures après, la production littéraire de
-Ferdinand fut comme charnue, ferme, saine et
-d’une saveur grasse et chaude.</p>
-
-<p>Il jubilait, après le dîner, en baguenaudant les
-deux mains dans ses poches, devant la bibliothèque,
-entre le Tolstoï et le Balzac :</p>
-
-<p>— Dimanche prochain, mon petit père Griffon,
-je te lirai un chapitre avec confiance… Et vous
-autres, les arlequins, qu’est-ce que vous avez à me
-suivre en rigolbochant ?</p>
-
-<p>Albert et Georges en chœur :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ma p’tite Catherine,</div>
-<div class="verse">C’est aujourd’hui ta fête !…</div>
-</div>
-
-<p>— Ah çà ! exulta Ferdinand, ça va-t-il durer
-c’te vie-là ?… Et toi, Marthe, pourquoi rougis-tu ?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le vendredi de l’affaire Morlane, dès le matin,
-madame Griffon ne put tenir en place. Occupée de
-sa toilette, ou plutôt de rien, le visage tiré, malade,
-elle n’entendait pas son mari parler, ou bien restait
-sans répondre, avec l’air d’une étrangère qui
-ne sait pas traduire. Elle semblait gênée par la
-clarté franche de la belle journée d’été.</p>
-
-<p>— Enfin, demandait Griffon, dis-moi ce que tu
-cherches ? Voilà trois fois que tu vas jusqu’à la cuisine
-sans y entrer… entends-tu ?</p>
-
-<p>Un haussement d’épaules agacé signifiait qu’elle
-ne comprenait pas ou qu’elle ne cherchait rien.</p>
-
-<p>L’après-midi, l’heure fixée à Morlane approchant,
-elle mit son chapeau fiévreusement, et se
-fit conduire en voiture à l’atelier.</p>
-
-<p>Le peintre était bien réellement parti. Elle renvoya
-sa voiture et demeura un moment hébétée, sur
-le trottoir, à ne savoir si elle devait monter ou descendre
-la rue ; aveuglée par le plein soleil, l’idée
-ne lui venait même pas d’ouvrir son ombrelle.</p>
-
-<p>Lentement, à regret, elle se dirigea vers l’hôtellerie
-désignée par Ribérol. Arrivée à la place des
-Victoires, elle s’entêta longtemps, devant une boutique
-d’angle, à regarder des cartes postales illustrées
-et à guigner le côté pair de la rue d’Aboukir.
-Deux fois, elle fit des pas pour s’éloigner, mais
-elle revint devant la papeterie. Enfin, elle prit soudain
-le côté impair de la rue d’Aboukir et fila
-contre les devantures. En face d’une maison ordinaire,
-où seulement les persiennes d’un étage
-étaient closes, elle passa comme s’il y avait eu à
-craindre de recevoir un projectile.</p>
-
-<p>Dès lors, elle fut une sorte de possédée ; elle
-s’engagea dans la rue Montmartre et se mit à
-voyager sans but, la bouche sèche, le regard maniaque,
-à la fois avide et lourd, audacieux et
-honteux.</p>
-
-<p>Il faisait un temps de juin sec, chaleureux. Les
-amateurs s’émouvaient d’abord, puis restaient perplexes :
-voici une élégante jeune femme qui portait
-un chapeau trop fleuri, un costume de drap granité
-bleu, demi-mondain par la coupe et l’ajustage,
-une voilette et des gants sérieux ; le joli visage
-offrait une crispation encourageante, mais l’allure
-trop pressée protestait, négative.</p>
-
-<p>A l’approche du boulevard, elle s’enfonça, sans
-ralentir, dans la cohue des passants affairés. Après
-la rue Montmartre, le faubourg. Une invincible
-nécessité la talonnait : Allons ! allons ! La rue
-Notre-Dame-de-Lorette.</p>
-
-<p>Un profil, de loin en loin, la faisait changer de
-trottoir, et pointer comme vers quelqu’un de connaissance ;
-elle examinait, puis dépassait, avec une
-accélération de fuite.</p>
-
-<p>La rue Chaptal, la rue Blanche, la rue Ballu.</p>
-
-<p>Son visage avait des réveils d’un instant : quelle
-heure était-il ? Des écoliers polissonnaient ; leur
-panier, leur gibecière gonflée de livres donnaient à
-réfléchir, comme des objets nouveaux, inconnus.</p>
-
-<p>La rue de Clichy, la place, le boulevard.</p>
-
-<p>Un trouble électrique l’atteignait devant la terrasse
-des cafés où les yeux des consommateurs
-s’exerçaient au crochetage.</p>
-
-<p>La place Blanche était l’endroit d’où elle aurait
-dû, en ligne directe, rentrer à la maison. Mais
-non ! impossible de renoncer… L’impulsion n’était
-pas usée. Non ! impossible d’enfermer un tel tourment
-dans la maison !</p>
-
-<p>Un arrêt devant le boniment d’un camelot permit
-un refus plausible du bon chemin et une vague
-transaction avec la raison.</p>
-
-<p>Alors, avec l’idée qu’il fallait rentrer, avec le
-calcul de ne pas s’éloigner à cause de l’heure, elle
-tourna dans le quartier : la rue Blanche, la rue
-Ballu, la rue de Clichy, le boulevard de Clichy,
-puis, de nouveau, la rue Blanche, la rue Ballu…</p>
-
-<p>Elle marchait toujours trop vite, chercheuse
-malade, dont le souffle vital semblait osciller à
-droite, à gauche. Deux fois, trois fois, dix fois, le
-garçon de café la vit passer devant la terrasse, rue
-de Clichy, de quart d’heure en quart d’heure.</p>
-
-<p>Puis la lumière du jour déclina.</p>
-
-<p>Et voilà qu’elle crut traîner un muet solliciteur
-derrière elle. Alors, une sorte de défaillance changea
-sa démarche. Les tempes bourdonnantes, brisée
-par ce désir des gens traqués d’être saisis, — mais
-« d’en finir », — hébétée par le besoin de se
-cacher, fût-ce dans la honte, elle ne sut plus bien
-où elle était, ni ce qu’elle faisait.</p>
-
-<p>Alors, en effet, son allure fit qu’elle tira de
-silencieux compagnons derrière son dos. Ils se
-succédaient ; abandonnée au bout de quelques
-mètres par un solliciteur, aussitôt un autre s’attachait
-plus longtemps, puis un autre. Elle les
-menait par l’interminable tour des rues.</p>
-
-<p>Plusieurs fois, le suiveur venant presque la toucher
-provoqua un sursaut, une volonté de fuir qui
-ne durait pas.</p>
-
-<p>« Attention ! » pensa le garçon du café de Clichy.</p>
-
-<p>Un compagnon, traîné un tour entier, s’approcha
-au point d’effrayer, persista, fut moins évité, engagea
-un second tour…</p>
-
-<p>Le garçon eut soin de constater : une heure
-écoulée, <i>elle</i> n’avait pas remonté la rue de Clichy.</p>
-
-<p>Mais enfin, il <i>la</i> reconnut bien, malgré un rapetissement
-furtif et malgré cette malice de faire un
-brusque crochet vers le trottoir aux boutiques
-closes, pour éviter la pleine lumière de la terrasse…
-Ah ! ah ! il la reconnut bien !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIII</h2>
-
-
-<p>Au mois de juillet, un dimanche matin, vers
-dix heures, Ferdinand cria :</p>
-
-<p>— Ça y est ! J’ai écrit le mot <i>Fin</i> !</p>
-
-<p>Marthe et les enfants accoururent, regardèrent
-l’encre humide.</p>
-
-<p>Il avait posé sur la table son manuscrit entier,
-de façon à jouir matériellement et au complet de
-la richesse amassée. Marthe et les enfants admiraient
-le gros tas de papier figurant un album
-ouvert à la dernière page.</p>
-
-<p>Les enfants voulurent préciser leur estimation
-critique : ni Georges, ni Albert, ne put enlever le
-manuscrit d’une seule main !</p>
-
-<p>On s’embrassa. Un événement immense venait
-de changer la vie ; on bavardait pour le plaisir de
-bavarder : « Il ne faudrait pas maintenant que le
-feu prît à la maison ! Il y avait là pour plus de
-trois francs de papier acheté ! » On marchait de
-chambre en chambre, uniquement à cause de
-l’accélération du sang et de l’imagination.</p>
-
-<p>Mais quel dommage ! On ne pouvait pas trouver
-Catherine immédiatement chez ses patrons, c’était
-son jour de permission. Les enfants, à table, gardèrent
-un rire désappointé : leur « p’tite Catherine »
-aurait dû surgir instantanément du mot
-<i>Fin</i> !</p>
-
-<p>Il fallut sortir tout de suite après le déjeuner ;
-on n’aurait pas dit au juste pourquoi, mais il semblait
-indispensable d’aller, de regarder le monde,
-de répandre un fait :</p>
-
-<p>— Voilà ! le roman est achevé ! l’engagement
-est tenu !</p>
-
-<p>C’était aussi la personnalité collective trop grande,
-dans son expansion actuelle, pour l’appartement
-étroit de la médiocre rue Saussure ; c’était le besoin
-de mesurer dehors un bonheur trop considérable
-pour être étendu et vu entier dans la maison.</p>
-
-<p>Forcément, la promenade fut dirigée vers les
-grands boulevards. Forcément, les yeux de Ferdinand
-et de Marthe choisirent dans les mille reliefs
-du chemin, ceux qui pouvaient se raccrocher par
-un rapport plus ou moins direct à l’événement :
-les étalages de libraires, les terrasses de grands
-cafés, les colonnes affectées aux affiches de théâtre,
-les passants porteurs de binocles, les passants en
-possession de journaux, ou de brochures, les magasins
-d’art : peinture, bronze, gravure.</p>
-
-<p>Albert et Georges désignant leur père du pouce,
-adressèrent une grimace énigmatique à des gamins
-inconnus, grimpés sur un banc : « Ah ! ah ! vous
-voudriez bien savoir ! »</p>
-
-<p>Marthe, au bras de Ferdinand, se préoccupait
-de plusieurs articles d’habillement qu’elle désirait
-pour lui depuis longtemps, et dont l’achat ne pouvait
-plus être différé ; elle récitait et discutait les
-prix des catalogues. Lui, humant le soleil, tâtait
-des sous dans la poche de son gilet, comme s’ils
-le gênaient ; il avait envie de dépenser, de faire
-plaisir tout de suite. Au coin d’une rue barrée, il
-offrit aux enfants un microscope de cinquante centimes,
-et il dit à Marthe :</p>
-
-<p>— C’est épatant, que je ne pense jamais à leur
-rapporter des bibelots comme ça, en revenant du
-bureau.</p>
-
-<p>Pour terminer la journée, on monta chez les
-Griffon, annoncer la grande nouvelle. La visite fut
-écourtée, censément parce qu’il était tard, en réalité
-parce que l’aspect de la maison révélait la
-brouille, la demi-réconciliation pénible.</p>
-
-<p>Marthe, en quittant, eut la sensation d’avoir
-peut-être manqué de tact : on ne crie pas sa
-chance joyeusement devant quelqu’un qui n’a rien
-gagné. Les félicitations d’Adèle avaient été grimaçantes ;
-elle semblait désillusionnée plutôt que
-ravie. D’ailleurs, Marthe comprenait très bien que
-l’événement hors de pair devait exciter la jalousie,
-puisqu’elle-même se sentait triomphante.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Dès le lendemain, on prit les dispositions voulues
-pour « la grande surprise ».</p>
-
-<p>On offrait à Catherine huit jours de vacances à
-passer auprès de son enfant : on payait une « extra »
-pour la remplacer chez ses patrons ; on payait ses
-frais à la campagne.</p>
-
-<p>Et le programme devait continuer dès que le
-roman serait accepté par un éditeur. Et si le roman
-réussissait, tonnerre ! on s’arrangerait pour lui
-rendre son enfant, tout à fait !</p>
-
-<p>Le départ en vacances.</p>
-
-<p>Par une attention délicate, le mardi soir, les
-Prestal se rendirent à la gare Montparnasse afin
-d’embrasser Catherine, comme on fait pour un
-parent qui entreprend un lointain voyage ; il fallait
-que Catherine connût la sensation d’avoir de la
-famille.</p>
-
-<p>— A l’occasion des grandes joies, disait Marthe,
-on a besoin de s’appuyer à de l’affection, comme
-au moment des grands chagrins.</p>
-
-<p>Les enfants, impatients, mangèrent à peine, au
-dîner. On arriva une demi-heure d’avance, à huit
-heures, il faisait encore jour.</p>
-
-<p>— La voilà avec tous ses paquets !</p>
-
-<p>Albert et Georges se précipitèrent :</p>
-
-<p>— Comme vous êtes belle, ma p’tite Catherine !</p>
-
-<p>A la regarder, de loin, Marthe eut les larmes
-aux yeux :</p>
-
-<p>— Cette chemisette grenat sied parfaitement à
-son teint de brune ; elle s’habille avec talent et
-<i>contre</i> la coquetterie.</p>
-
-<p>Ferdinand admira aussi :</p>
-
-<p>— Comme elle paraît fine de lignes et souple,
-et comme elle va d’un ressort noble !… une sorte
-d’actrice inspirée… ses yeux timides se découvrent
-mal au public, mais le rôle est dans son cœur, et
-sa bouche et son menton vont projeter l’émotion…</p>
-
-<p>Catherine ne fut pas étonnée que les Prestal se
-fussent dérangés pour un événement si considérable.</p>
-
-<p>— J’avais peur que ma remplaçante n’arrivât
-pas ! Enfin, elle est venue, une grosse fille rouge,
-elle m’a demandé s’il y avait beaucoup d’ouvrage.
-Ma foi, je lui ai répondu : « Je ne sais pas… »
-J’étais pressée ; pourtant, j’ai attendu qu’il n’y ait
-pas de clients à la boutique ; j’aurais eu scrupule
-de m’en aller sans une poignée de main à mes
-patrons… et ici, aussi, je suis bien contente de
-vous voir…</p>
-
-<p>Les enfants tenaient à vérifier si elle n’avait rien
-oublié : les cadeaux pour la nourrice, le costume
-marin pour le petit Émile. Et ne pas confondre :
-le ballon de la part d’Albert ; le tramway de la
-part de Georges.</p>
-
-<p>Sur le quai :</p>
-
-<p>— Vous embrasserez bien le petit Émile pour
-moi…</p>
-
-<p>— Non ! pour moi, le premier…</p>
-
-<p>Il convenait de plaisanter :</p>
-
-<p>— Ne dépassez pas la station ! recommanda Ferdinand.</p>
-
-<p>La fermeture des portières. Il fallait donner à
-Catherine toute la sensation de famille possible ;
-alors, Marthe, avec chaleur, d’un ton avide, exigeant :</p>
-
-<p>— Un télégramme demain, n’est-ce pas ? pour
-nous dire que tout va bien.</p>
-
-<p>Elle descendit du marchepied pour laisser la place
-aux enfants. Ferdinand allongea une quatrième
-poignée de main, et soudain, il annonça, malicieusement,
-pour Marthe :</p>
-
-<p>— Toujours, dans ces scènes de départ, il y a
-le parent ou l’ami qui rapplique au dernier moment — exprès,
-dirait-on, — par discrétion ou
-par un sentiment secret… regarde plutôt…</p>
-
-<p>C’était Griffon qui apparaissait juste pour faire
-signe, le chapeau en l’air, à bout de bras.</p>
-
-<p>Et la voyageuse n’éprouva-t-elle pas un émoi
-particulier de ce dernier souhait ?… On ne distingua
-pas ; le train partait.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le roman terminé, pendant quatre jours entiers
-on crut bien que <i>ça y était</i> : on se vit libéré, on
-se crut en jouissance d’un nouvel état ; Ferdinand
-avait répondu de sa prétention ; il était <i>qualifié</i>.</p>
-
-<p>Puis, dès le jeudi soir, l’erreur se manifesta,
-rehaussée d’ailleurs par les bons soins de Chaupillard,
-en assiduité quotidienne rue Saussure :</p>
-
-<p>— Comment, vous étiez si contents ? Vous
-n’avez pas mesuré l’étendue de l’engagement.</p>
-
-<p>Et les gestes de Chaupillard jetaient l’évidence
-aux quatre coins du salon : le roman était écrit,
-bravo ! mais quelle en était la valeur ? Pour être en
-règle avec le monde, il fallait le roman imprimé,
-il fallait cette chose palpable, portative comme
-une monnaie : le livre. Rien de fait sans l’acquit
-d’un éditeur.</p>
-
-<p>Et je vous attendais là, mon cher ! J’y ai passé…
-Vous allez faire connaissance avec les requins.</p>
-
-<p>Alors, Ferdinand trouva des prétextes pour garder
-encore son manuscrit : il devait se relire une
-dernière fois, il devait consulter Jeannin.</p>
-
-<p>Marthe approuvait cette temporisation. Elle
-croyait au génie de son mari, mais redoutait l’injustice,
-la mauvaise chance.</p>
-
-<p>Et, à mesure que l’échéance apparaissait grave,
-définitive, à mesure qu’ils sentaient combien le
-refus de la valeur offerte serait désespérant, les
-époux s’appliquaient, malgré eux, à récapituler
-intérieurement tout ce que le roman avait coûté à
-la famille.</p>
-
-<p>La peur d’avoir dépensé en pure perte donnait
-à Ferdinand une terrible clairvoyance. Le roman
-avait été un être de plus dans la maison ; cet intrus
-avait accaparé la grosse part du temps, de l’affection,
-des ressources communes.</p>
-
-<p>Pour l’intrus, Ferdinand avait dû disputer sans
-cesse les heures de travail, se les procurer au prix
-du repos, de la distraction, de l’avancement ; sa
-dépense avait été la contrainte et la résistance ; il
-avait subi sans répit le malaise intolérable du
-dédoublement, il avait été malheureux comme
-employé, malheureux comme écrivain.</p>
-
-<p>Et l’apport de Marthe ! Pour qu’un employé,
-chef de famille, ait des loisirs, il faut que sa femme
-les lui crée, il faut qu’elle le dispense des soucis
-économiques en les assumant elle-même. D’ordinaire,
-on partage : le mari s’occupe de la cave,
-des feux, des chaussures ; ou bien — ce qui revient
-au même, — il fait des copies supplémentaires
-permettant d’acheter le travail d’une bonne
-et de compter moins chichement. Lorsque Ferdinand
-parlait d’aider à quelque besogne matérielle,
-Marthe — une brosse ou un chiffon à la main, — le
-faisait rester devant ses papiers ; elle avait toujours
-vu, à l’ouvroir, dans la rue, quelque part,
-une « femme extraordinaire »… elle, Marthe, la
-femme inexistante, si ordinaire… Et Ferdinand, à
-se remémorer, souriait longuement, accoudé devant
-un livre qu’il ne lisait pas.</p>
-
-<p>Quant aux enfants, — c’était le plus grave, — relégués
-au second plan, privés de la part normale
-d’attention, leur éducation et leur santé avaient
-payé un tribut dont l’avenir entier pouvait pâtir.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Pour jouir d’un sursis, — tellement le verdict
-de l’éditeur était redoutable, — Ferdinand présenta
-son roman à la <i>Revue des Lettres</i>, la plus
-cotée des publications périodiques.</p>
-
-<p>A la date fixée, selon la renommée d’exactitude
-de la Maison, il fut introduit, pour réponse à recevoir,
-auprès du directeur, une sorte de chanoine
-sanguin, aimable, au parler franc.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas d’expressions choquantes à vous
-reprocher, mais l’esprit de votre roman est trop
-révolutionnaire pour notre public qui compte un
-élément universitaire, un élément pondéré, libéral-orthodoxe…</p>
-
-<p>Ferdinand ne put s’empêcher d’interrompre :</p>
-
-<p>— Justement ! le public sérieux, aujourd’hui,
-ne s’offense que des <i>mots</i>, et de certaines descriptions,
-mais les idées n’effraient plus…</p>
-
-<p>Le directeur, se frictionnant les mains, engagea
-Ferdinand à continuer, par sa mine grandement
-intéressée.</p>
-
-<p>— Vos abonnés désirent « gagner », vraisemblablement ?…
-Eh bien, ils n’avancent à rien, s’ils
-vous mènent et si vous avez soin de ne pas heurter
-leurs habitudes de pensée… Croyez-vous qu’il
-soit insensé de concevoir une publication disant :
-« Ma mission est de <i>renseigner</i> le mieux possible
-sur les lettres contemporaines ; je ne me permets
-pas de faire la part du public. Est-ce qu’on trie les
-informations du jour, dans un journal ? Pourquoi
-trier les faits littéraires ? Je publie <i>à titre d’information</i>,
-ne déclinant les offres d’auteurs que pour
-motif d’insuffisance, ou de grossièreté. Et je donne
-de préférence des œuvres « excessives », et <i>discutables</i> ;
-c’est en vitupérant que le public gagnera »…
-Ce que ça doit être assommant pour les abonnés des
-revues actuelles de n’avoir toujours, entre eux,
-qu’à trouver « délicieux — charmant — parfait… »</p>
-
-<p>Pendant ce discours, on avait fait un beau
-paquet ficelé, collé à la cire ; le directeur de la
-Revue le remit à Ferdinand avec un placide sourire :
-depuis dix ans qu’il refusait des manuscrits,
-il en avait entendu bien d’autres.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Un matin, vers onze heures, Ferdinand se rendit
-chez Jeannin qui habitait à l’hôtel, au quatrième
-étage, dans une rue étroite et gâcheuse,
-voisine de la Bastille. Outre les quatre meubles
-publics indispensables : lit, table, siège, la chambre,
-sans intimité, montrait des planches chargées de
-livres et de paperasses ; pas d’ustensiles, un seul
-verre ; c’était la cage froide d’un homme à part,
-sans vie de famille, sans entourage de choses et
-d’actions ménagères qui se mêlent à sa personnalité.</p>
-
-<p>Dans un fauteuil indigent, près de la fenêtre,
-Jeannin, souffrant de rhumatismes, regardait pleuvoir.</p>
-
-<p>Le sort inquiétant du roman, si chèrement édifié,
-parut l’amuser beaucoup :</p>
-
-<p>— En somme, résuma-t-il, l’écrivain est un
-type des plus enviables ! Quel bonheur il accapare
-et il donne aux siens !… Ah ! mon vieux, vous
-employez bien vos meilleures années, votre âge de
-force et d’affectivité ! Pendant ces deux ans de roman,
-vous n’avez, pour ainsi dire, pas aimé votre
-femme, ni vos enfants, vous n’avez pas vécu avec
-eux. Est-ce vrai ? Vous avez été absolument stupéfié
-quand votre inappréciable femme vous a révélé,
-dernièrement, que votre petit Albert avait été considéré
-comme perdu, pendant plusieurs jours.
-Pourtant, au moment de sa maladie, vous aviez
-cessé d’écrire ; oui, mais vous n’aviez pas cessé
-d’être un écrivain, mon vieux. Et puis, combien
-avez-vous d’amis ? Quelles gens fréquentez-vous ?
-Est-ce que les saisons de l’année existent, pour
-vous, éternel gratte-papier ?</p>
-
-<p>Ferdinand, assis, un coude sur la table, secouait
-la tête. Il évoquait son chez-lui ; une impression
-d’abandon s’exhalait de la chambre de Jeannin ; à
-travers la pluie, on apercevait la maison d’en face,
-aux fenêtres laides, sans persiennes, aux locataires
-absents. Il parla, envahi d’une sentimentalité frileuse :</p>
-
-<p>— Si je vous disais que l’intrus, parfois, nous
-rendait ennemis l’un de l’autre, ma femme et moi !
-Vous n’imaginez pas cet arrachement de deux
-cœurs inséparables. On aurait dit que le développement
-de l’intrus tiraillait nos nerfs soudés,
-comme on fait souffrir une blessure sans tuer le
-patient.</p>
-
-<p>Soudain, la porte s’ouvrit derrière Ferdinand.
-Parut un gaillard en bras de chemise, tablier bleu
-à bavette, chaussons mous, grosse face alsacienne.
-Il tendit une ardoise de gargote à Jeannin, en le
-toisant avec malveillance.</p>
-
-<p>Jeannin commanda son déjeuner ; l’homme partit
-sans un mot.</p>
-
-<p>— Vous avez vu mon grand ennemi, dit Jeannin,
-ce n’est pas le garçon restaurateur, c’est celui qui
-fait les chambres ; la serviette dont il essuie mes
-assiettes, c’est sa serviette de ménage. J’ai beau
-protester : le torchonnage en rond de tous les récipients
-s’impose à lui comme au garçon coiffeur
-l’essuyage de la cuvette après chaque barbe. Il déteste
-profondément mon métier d’écrivain. Pourtant,
-il savoure les feuilletons du <i>Petit Journal</i> où
-foisonnent les personnages titrés, les grandes dames
-et les policiers… Si j’ai l’air d’aimer un plat,
-invariablement, « il n’en reste plus » ; alors, par
-ruse, je demande ce dont je ne veux pas ; mais sa
-haine est maligne ! parfois il me prend au mot…
-Hier, j’étais en palpitation créatrice ; Dieu me pardonne,
-je brûlais du sublime ! voilà qu’il me sert,
-malgré moi, du poisson pas frais ! Pris d’indigestion,
-j’ai failli crever comme un chien ; il n’a
-jamais voulu se déranger… Savez-vous qu’il m’a
-détruit des pages de manuscrit ? Depuis ce temps,
-je suis obligé d’emporter tous mes papiers sous
-mon gilet ; quand un ouvrage touche à sa fin, j’en
-trimballe la grossesse ridicule…</p>
-
-<p>Jeannin se tut, le front hautain, la bouche dégoûtée ;
-puis, il continua moqueusement :</p>
-
-<p>— On m’a fait des avanies à l’octroi, au musée
-du Louvre… Si encore, notre « particularisme »
-était sûr d’avoir raison ! Mais non, toujours une
-sorte de remords nous prône la sagesse d’être un
-simple vivant matériel, attaché à la bonne besogne
-utilitaire.</p>
-
-<p>Ferdinand se leva et vint dans l’encoignure de
-la fenêtre :</p>
-
-<p>— Comme votre rue paraît basse de plafond,
-par ce vilain temps ! Tout de même, quand le
-livre est imprimé, on doit goûter une jouissance
-d’ironie sans pareille à recenser ce qu’il a fallu de
-gêne et d’abaissement pour que fût construite cette
-chose d’éditeur, de libraires, cette chose d’art, de
-récréation, de luxe, ce qu’il a fallu de besognes
-communes, de postures piteuses, pour obtenir ce
-produit supérieur qui évoque la grande liberté, la
-splendide fantaisie, — un monsieur étendu sur un
-sofa, fumant aux corniches sculptées, attendant
-béatement, noblement, l’inspiration ; ce qu’il a fallu
-d’égoïsme rencogné, criminel, — les yeux et les
-oreilles bouchés aux douceurs intimes, à l’en dehors
-aimable, — pour obtenir cette chose d’apparat,
-d’en dehors !… Et les pages brillantes, riches,
-gaies, sont dues à ce que la femme de l’écrivain a
-toujours porté de méchants costumes ternes et s’est
-astreinte à n’assister à aucune fête ! Et le généreux
-de l’œuvre est dû à ce que les enfants de l’écrivain
-n’ont pas eu l’existence large, ensoleillée, nourrie,
-que l’on aurait pu leur assurer par une volonté
-pratique et positive. Et le beau de l’œuvre ! La
-substance, l’essence du beau, est due à la misère
-authentique d’une Catherine Bise ! Et si l’œuvre
-s’envole à quelque hauteur, c’est par ce reflet : l’éperdu
-vacillement d’yeux d’un petit abandonné dont
-l’agonie privée de chaleur maternelle cherche à se
-réfugier dans le néant !</p>
-
-<p>Le menton dans la main, Jeannin semblait
-prendre les mesures de son ami.</p>
-
-<p>— Comment ça vous est-il venu d’être littérateur ?
-demanda-t-il.</p>
-
-<p>Une mélancolie douce, lointaine, pénétra le
-visage de Ferdinand :</p>
-
-<p>— Je crois à un accident… J’ai des frères et
-des sœurs, il n’y a que moi dans la famille qui
-ne sois pas comme tout le monde… Voilà : j’avais
-treize ans, un soir à dîner, mon père et ma mère
-échangeaient des considérations sur quelque fait
-banal ; tout à coup, sans motif discernable pour la
-simple raison humaine, j’ai senti dans ma poitrine
-crever une tristesse immense, noire, pesante et qui
-a envahi tout mon être. Je me suis mis à sangloter ;
-ah ! mais, une désolation profonde, totale, qu’aucune
-parole ne pouvait apaiser. Je n’aurais pu dire
-pourquoi je pleurais, et pourtant le désespoir était
-réel, définitif, comme matériel en moi. C’était la
-connaissance du mal ; c’était soudainement, la
-confiance naïve en la vie à jamais perdue. Figurez-vous
-un enfant qui regarde sa mère, c’est-à-dire,
-toute la force et toute la bonté, et qui brusquement
-comprend qu’elle mourra un jour ! Quelle
-faculté de bonheur, quel support d’existence lui
-reste-t-il ?… On m’a couché, le sommeil m’a consolé ;
-le lendemain, je me suis à peine rappelé ma
-tristesse. Cependant, je n’étais plus pareil aux
-autres ; à mon insu, à l’insu de tous, je n’étais
-plus capable de joie parfaite. La rencontre d’une
-disposition spéciale chez moi et d’une phrase prononcée
-à point avait produit la déchirure irrémédiable
-d’une certaine enveloppe de la sensibilité
-qui n’est jamais déchirée chez la plupart des
-hommes… Et je vous le dis : un accident ! Il a
-tenu à rien, sans doute, que cette espèce de viol
-ne se produisît pas…</p>
-
-<p>Un frôlement sur le palier avait fait bouger
-Jeannin. Le garçon d’hôtel, qui écoutait depuis
-un moment, pénétra sans frapper, muni d’un
-panier.</p>
-
-<p>— Laissez-moi le plat, cria Jeannin.</p>
-
-<p>Mais le garçon, intraitable, torchonna une assiette,
-vida le plat dedans et le remporta en grommelant :</p>
-
-<p>— N’y a que les cochons qui mangent dans les
-plats !</p>
-
-<p>— Vous êtes témoin ? dit Jeannin, désarmé, à
-Ferdinand. Et vous ne lui plaisez pas non plus, à
-ce garçon sévère. Il a dû interpréter à sa façon vos
-paroles ; il vous a lancé un regard, comme à un
-déplorable infirme… Vous partez déjà ?… Je mangerais
-bien devant vous… Rendez-moi donc le
-service de mettre cette lettre à la poste, je ne la
-confierais pas à ce Baptiste…</p>
-
-<p>L’adresse, lue involontairement, fit sourire Ferdinand.</p>
-
-<p>Jeannin se frotta le crâne et, lorgnant son omelette,
-sans appétit, il sourit également :</p>
-
-<p>— Oui, il y a aussi les femmes, dans la vie de
-l’écrivain. Vous vous rappelez Antoine et Cléopâtre,
-de Shakespeare ? « Nos baisers nous ont
-coûté des royaumes. »</p>
-
-<p>Ferdinand soupira, la mine hypocrite :</p>
-
-<p>— Nous gaspillons des chefs-d’œuvre en ne dormant
-pas.</p>
-
-<p>— Taisez-vous, sale privilégié ! fit Jeannin
-presque en colère. Quand vous dépensez une caresse,
-votre femme vous la garde et le jour où vous avez
-le cerveau déprimé, elle pose ses lèvres réconfortantes
-sur votre front.</p>
-
-<p>Ferdinand, chatouillé, consultait sa montre.</p>
-
-<p>— Sapristi ! faut que je me dépêche d’aller au
-bureau ! Je vous dis au revoir, mon vieux, et
-meilleure santé.</p>
-
-<p>— Attendez ! cria Jeannin. Nous avons encore
-un défaut charmant, les écrivains : nous pensons
-toujours à utiliser, en copie, nos rapports de parenté
-ou d’amitié… Avant de fuir, narrez-moi donc
-quelque beau trait administratif ?</p>
-
-<p>Adossé à la porte, Ferdinand s’indigna :</p>
-
-<p>— Ah ! mon goulu, je vous ai déjà dit comment
-ça m’était venu d’être littérateur, vous ne manquerez
-pas de coller la notation quelque part, j’ai
-bien vu vos yeux chapardeurs.</p>
-
-<p>— Eh bien, et vous ? exclama Jeannin, mon
-histoire de garçon d’hôtel ! vous croyez que je ne
-vous ai pas vu ramasser ça vivement ?… Allons,
-Prestal, ne soyez pas mufle ; j’ai besoin d’un sujet
-de nouvelle.</p>
-
-<p>— Sans blague, je n’ai pas le temps… faut tout
-de même que je garde mon emploi, pour mes
-enfants, les pauv’ bougres…</p>
-
-<p>Jeannin éclata :</p>
-
-<p>— Taisez-vous donc, sycophante, farceur, faux
-bonhomme, mendiant suspect ! Vos enfants ne
-sont pas plus à plaindre que votre femme. Vos
-enfants ! — leur affection pour Catherine, cette
-faculté que vous leur avez fichue de s’approprier
-Catherine et les émotions de son existence, — alors,
-ça ne compte pas ? Alors, ce qu’ils ont
-acquis là ne compense pas la pédagogie paternelle
-dont vous leur avez fait grâce ?… Allons, vieille
-ficelle, rien qu’une anecdote, je vous rendrai l’équivalent…</p>
-
-<p>— Vous avez une façon d’insister…</p>
-
-<p>— Oui, empruntée à mon voisinage, dites-le,
-ne vous gênez pas. Mais, mon cher, quand un
-homme marié comme vous s’égare dans un hôtel,
-il doit « casquer », vous savez bien ? Casquez-moi
-une petite histoire, mon chéri ? Tenez, ça vous
-portera bonheur pour trouver un éditeur !</p>
-
-<p>Ferdinand avança, sérieux, superstitieux :</p>
-
-<p>— Vous fouillez la faiblesse professionnelle comme
-une poche de gilet… Certainement, l’administration
-fourmille de drôleries, mais qui s’effacent presque,
-en dehors du milieu même. Ainsi, hier, le chef a
-appelé tous les rédacteurs les uns après les autres.
-J’entre, il lance d’abord à voix basse : « la porte
-est bien fermée ? approchez ». Saisi d’inquiétude,
-je me penche. Il a la précaution de me préparer,
-par un regard tragique, pour m’empêcher de
-tomber foudroyé, puis il exhale d’un accent terrifié :
-« Le nouveau fait des fautes ! » Traduisez : « Le
-nouvel expéditionnaire fait des fautes d’orthographe »,
-mais je vous défie de rendre le colossal
-de cette confidence.</p>
-
-<p>Une poignée de main. Ferdinand s’esquiva.
-Au bout de quelques secondes, il entr’ouvrit la
-porte, passa la tête et souffla avec une extravagante
-épouvante :</p>
-
-<p>— Le nouveau fait des fautes !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A quelques jours de là, Ferdinand ayant attendu
-l’encouragement d’un beau temps lumineux partit
-un matin chez l’éditeur.</p>
-
-<p>La serviette de cuir gonflée sous le bras, il
-éprouvait une émotion d’abandon à s’éloigner de
-la rue Saussure, de son quartier des Batignolles.
-Il allait, d’une impulsion automatique, séparé par
-un abîme de chaque instant écoulé, tel un homme
-qui va à sa destinée.</p>
-
-<p>Au coin du pont de la Concorde, il s’arrêta ; sa
-femme lui avait donné une commission indispensable,
-à faire dans ces parages. Il chercha vainement ;
-toute mémoire était abolie dans sa tête.</p>
-
-<p>Il s’accouda au parapet, à regarder un pêcheur
-à la ligne, dans un bateau. Il pensa : Que ce gros
-homme est heureux, là, tout seul, avec la rivière
-coulant sous ses yeux et offrant le mystère indispensable
-à la vie ! Vraiment, le plaisir matériel est
-le seul possible. Comme on voit bien que ce pêcheur
-est maître et indépendant ! Tout l’univers
-tient dans son bateau ; assis sur sa banquette, il
-tend un dos impénétrable aux cris, aux chocs de
-là-haut. Il possède, — bien placés sous sa main, — une
-trousse d’ustensiles précieux, des boîtes, sa
-pipe, son tabac, et une bouteille au frais dans la
-boutique à poissons… Est-ce bête de poursuivre
-un bonheur de vanité intellectuelle, pour aboutir
-à des tortures d’amour-propre ! Est-ce bête de se
-rendre pareil à un écorché que le moindre signe
-menace et blesse !… Ah ! la vie active, la vie manuelle !
-la campagne, les arbres, les chemins
-déserts ! Ah ! cacher sa personnalité sensible loin
-des duretés de la foule !… Le roman était fini, le
-bonheur aurait dû être atteint ; ah ! bien oui ! Le
-roman fini, résultat : la démarche présente qui lui
-causait des transes au point que tout à l’heure, en
-marchant, il se remontait avec ce raisonnement :
-« Si j’échoue, après tout, personne ne le saura ».
-Voilà le délicieux espoir dont il se contentait en
-définitive : personne ne saurait sa déconvenue.</p>
-
-<p>Il continua son chemin par le boulevard Saint-Germain,
-lisant avec application les mots peints
-sur les boutiques. Devant le bureau de poste, une
-idée ! S’il pouvait se faire accompagner chez l’éditeur ;
-le bavardage coupe l’émotion. Il entra
-dire bonjour à son ancien collègue, l’auteur dramatique,
-victime de la protection de Chaupillard.</p>
-
-<p>En effet, c’était l’heure de sortie du déjeuner.
-Alors, tandis qu’il avait des battements de cœur,
-il expliqua avec désinvolture :</p>
-
-<p>— Je vais déposer un manuscrit ; on ne peut
-que m’accueillir cérémonieusement et m’inviter à
-repasser dans quelques semaines ; c’est la chose du
-monde la plus banale.</p>
-
-<p>Puis, pour compléter le « battage », il ajouta en
-traînant les pieds béatement sur l’asphalte :</p>
-
-<p>— Mais, parlez-moi donc de l’avancement,
-dans les Postes. On a beau appartenir à une autre
-boîte, l’avancement, c’est encore le seul sujet intéressant.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIV</h2>
-
-
-<p>Depuis deux mois, le roman était déposé.</p>
-
-<p>Pendant quelque temps, on avait eu la bravoure
-de supporter les chances d’acceptation ; puis,
-Ferdinand avait fini par juger son œuvre absolument
-inacceptable ; elle devenait vague, nuageuse, avec
-seulement une impression de violence et d’immoralité.
-Après une effervescence mentale où il avait
-recensé cent fois les meilleures pages du roman, — comme
-un joueur manipule ses atouts, — il
-les avait perdus un à un, ces beaux passages, il
-n’en retrouvait plus trace.</p>
-
-<p>Et, d’un commun accord, on se taisait sur la
-réponse attendue. Marthe possédait la vertu de ce
-silence qui respecte, et rend hommage.</p>
-
-<p>Ferdinand occupait ses loisirs du matin et du
-soir à lire.</p>
-
-<p>La vie régulière, placide et neutre d’une famille
-d’employés. La sérénité s’exagérait même : Ferdinand
-chantait, sifflait. Il y avait une telle affectation
-« de ne compter sur rien, de n’attendre
-rien », de bavarder en bonnes gens au cerveau
-routinier, que les enfants, — avec leur instinct
-aussi subtil que celui des animaux chasseurs, — avaient
-des lubies de regarder les murs, le cuivre
-luisant de la suspension et du poêle dans la salle à
-manger, les gravures encadrées, dans le salon,
-Balzac, Dickens, Tolstoï, comme s’ils enquêtaient :
-qu’est-ce qu’il y a donc de changé ici ? qu’est-ce
-qu’il manque donc ?</p>
-
-<p>Et ils scrutaient aussi leur père, comme si sa
-coupe de cheveux ou de moustache était modifiée.</p>
-
-<p>Et, en effet, on leur avait changé leur père.
-Ferdinand était fait pour vivre avec un roman dans
-la peau. Mais, tant que le premier n’était pas
-casé, il n’avait pas l’élan de commencer le second
-qui lui rendrait sa force d’individualité, son
-incommensurable égoïsme, son vouloir aveugle
-d’élément.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le 15 septembre, Marthe dans un accoutrement
-du dimanche, un peu moins élégant que celui de
-la semaine, partit chez le grand épicier, marchand
-de comestibles du quartier. Elle se plaisait à fêter
-la gourmandise de son mari et des enfants. Petite
-mangeuse, désintéressée pour son compte, elle
-savourait d’autant mieux le régal des autres ; dès
-le jeudi, elle méditait des menus raffinés, en passant
-devant les étalages.</p>
-
-<p>Au bout d’une heure, voilà qu’elle remonte,
-brandissant une lettre : c’était l’éditeur qui acceptait
-de publier le roman !</p>
-
-<p>Ferdinand, assis devant sa table, consultait une
-carte des environs de Paris, avec Albert et Georges
-debout à ses côtés. Elle leur posa le papier sous
-les yeux : vlan ! Puis, elle embrassa chacun, défaillante
-de douceur.</p>
-
-<p>Et soudain elle s’exalta, gesticulant, piétinant,
-devant Ferdinand :</p>
-
-<p>— Je savais bien, moi ! Je ne disais rien parce
-que ça n’aurait pas avancé les choses, mais enfin,
-ta fille-mère était si souffrante et je l’aimais tant !
-Ah ! ah ! je savais bien ! Et l’éditeur a accepté du
-premier coup, sans la moindre recommandation ;
-nous allons voir la grimace de Chaupillard.</p>
-
-<p>Elle n’avait pas le triomphe modeste ; à coups
-de front rayonnant, elle dominait le monde, elle
-lui imposait la supériorité de Ferdinand, le mérite
-de l’héroïne. Dans l’ivresse du bonheur personnel,
-Marthe se permettait même un peu d’incohérence :</p>
-
-<p>— Figure-toi qu’en passant devant les galeries
-de Monceau, — sans doute un pressentiment, — j’avais
-été tentée par une cravate pour toi ! Hein,
-te plaît-elle ? C’est la mode ces rayures noires et
-blanches. Et j’avais acheté des plumiers aux
-enfants… Mais tu ne devineras pas quel gibier
-j’ai dans mon panier ?</p>
-
-<p>Ferdinand tenait la lettre de l’éditeur, et il regardait
-sa femme, il lui voyait les mains tout
-abîmées. Il dit avec un reproche attendri :</p>
-
-<p>— Eh bien, et toi ? Dans tout ça, qu’est-ce
-que tu as acheté pour toi ? Ce fameux boléro à
-vingt-deux quatre-vingt-dix, dont tu parles depuis
-trois mois ?</p>
-
-<p>— Ah ! j’ai réfléchi ; mon collet beige peut
-encore aller. Ma foi, je ne me suis pas décidée à
-courir jusqu’à l’avenue de Clichy et j’ai bien fait :
-tu vois, c’est moi qui ai eu le plus de chance,
-c’est moi qui ai monté la lettre !</p>
-
-<p>Albert et Georges s’agitaient déjà en créanciers
-avides ; l’acceptation de l’éditeur ne signifiait
-qu’une chose pour eux ; encore une surprise à
-Catherine !</p>
-
-<p>Ce fut encore « une semaine de vacances ». On
-avait renoncé à toutes sortes d’autres inventions ;
-aucune ne pouvait faire autant de plaisir à Catherine.
-Et, cette fois, elle prenait son enfant, elle
-l’emportait, complètement à elle : ces huit jours,
-elle les passait près de Dieppe, au bord de la
-mer, chez les parents nourriciers d’un collègue de
-Ferdinand, qui recevaient des pensionnaires, au
-cours de la saison.</p>
-
-<p>Catherine n’avait à se préoccuper de rien, on
-avait écrit.</p>
-
-<p>Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire ?</p>
-
-<p>Les hôtes étaient là qui attendaient, sur le quai,
-l’arrivée du train, à trois heures après-midi ; des
-braves Normands réjouis, roux et tachés de son.
-Jamais Catherine n’avait vu un épanouissement
-pareil, un tel mélange d’admiration, de familiarité,
-de reconnaissance :</p>
-
-<p>— Ah ! bin ! que je vous embrasse ! dit la femme,
-vous auriez été ma fille, je vous aurais pas mieux
-reconnue. Et v’là déjà du lait frais tiré, quéquefois
-que c’t’éfant aurait pris soif dans le train ; et puis
-des poires et de la galette du pays…</p>
-
-<p>— Aussi vrai que j’vous l’dis, fit l’homme,
-vous arrivez cheux vous, dans vot’maison, vous
-êtes not’Catherine !</p>
-
-<p>Et en effet, des voisins souriaient attendris, émerveillés
-sur les portes, comme, de tradition,
-lorsqu’un fils vient en permission du régiment, ou
-qu’une fille mariée à la ville amène son premier enfant.</p>
-
-<p>Et le soir de ce même jour, le petit Émile s’endormit
-n’ayant pas moins de cinq bateaux, près
-du lit sur des chaises, apportés par les marmots
-d’alentour.</p>
-
-<p>Et Catherine songeait, ravie : « Qu’est-ce qu’on
-avait bien pu écrire ? »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Bizarrerie : Griffon ne montra pas un contentement
-bien net ! Certes, la publication prochaine
-le réjouissait, mais on en abusait pour empiéter sur
-son monopole, en ce qui concernait le petit Émile.
-Et quand les Prestal criaient « gare là-dessous ! si
-le livre se vend bien ! » il ébauchait des rires, des
-mines qui signifiaient : « N’accaparez donc pas
-seuls tout le bien à faire. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le roman imprimé se produisit de par le monde,
-en couverture jaune princière, avec, au front, le
-nom de son auteur. Les journaux lancèrent un
-cortège d’annonces ; une place en premier rang,
-chez les libraires, fut accordée au nouveau venu.</p>
-
-<p>Le mois d’octobre offrit le règne complet des
-saisons à la famille Prestal. Quand Ferdinand et sa
-femme, descendus de leur logis, mettaient le pied
-dans la rue, ils aspiraient tout à la fois des sèves
-de printemps, des splendeurs d’été, des richesses
-d’automne, des vigueurs d’hiver. Ils exhalaient un
-souffle jouissant qui éparpillait leur personnalité en
-possession de la ville entière.</p>
-
-<p>On sortait chaque soir après dîner, chaque
-dimanche dès le déjeuner ; la fête nécessaire était
-d’aller voir comment le roman se comportait à la
-devanture des boutiques. Albert et Georges comptaient
-et se disputaient :</p>
-
-<p>— Ça fait déjà huit fois qu’on le voit.</p>
-
-<p>— Pas vrai, ça fait neuf.</p>
-
-<p>Ferdinand, jovial, entraînait Marthe par le bras :</p>
-
-<p>— Reluquons-nous dans les glaces… par ici, les
-enfants, n’oublions pas Achille !</p>
-
-<p>Et il parlait à lèvres fines, comme s’il se moquait
-agréablement d’un camarade :</p>
-
-<p>— Quand on a un livre exposé, les rues à
-libraires vous sont parentes ; elles dégagent un agrément
-affectueux ; les maisons paraissent intelligentes ;
-vous êtes dans l’atmosphère de prédilection.
-Et vous faites partie de Paris autrement que
-le commun des habitants ; vous êtes « de la représentation »,
-les autres sont « du public ». En
-marchant, vous sentez votre propre poids s’ajouter
-à l’importance de la grande ville.</p>
-
-<p>— Je me rends compte, disait Marthe plaisamment,
-avec une solide affirmation du coude… Et
-tiens, devant ces cafés boulevardiers où l’élite fait
-galerie, on perçoit une solidarité…</p>
-
-<p>— Oui, j’examine… prêt au salut confraternel.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Dans le courant quotidien de la vie, la publication
-réalisée était comme une investiture d’autorité
-qui faisait saillir le caractère.</p>
-
-<p>A l’administration, Ferdinand connaissait quelques
-garçons de bureau à qui, auparavant, il donnait
-d’aventure une poignée de main, — sans
-chercher ni éviter, — selon les rencontres dans les
-couloirs et les escaliers. Maintenant, il pensait à ne
-pas négliger le personnel en livrée ; il ralentissait,
-il se retournait, il articulait plus posément : « Bonjour,
-Briou, bonjour, Jolly, ça va ? » Il serrait les
-doigts vigoureusement.</p>
-
-<p>Et Marthe à l’ouvroir ! Une femme avait-elle la
-tête si malpropre que personne ne voulût la peigner — quoique
-le peignage fût un service que les hospitalisées
-se dussent réciproquement, — Marthe
-maintenant ne pouvait s’empêcher d’approcher, les
-mains offertes, et de demander avec une cordialité
-naturelle :</p>
-
-<p>— Si vous voulez me permettre, justement j’ai
-le temps…</p>
-
-<p>Dans la cour de l’école, Georges et Albert, les
-deux mains dans les poches, — à la bousingot, — disaient
-aux copains sur un ton de supériorité négligente :</p>
-
-<p>— Papa a fait un livre plus gros qu’une Géographie,
-avec une couverture jaune.</p>
-
-<p>— Zut, alors ! ce qu’il doit être barbant, ton
-père ! exclamait un appréciateur.</p>
-
-<p>— Mais pas un livre d’école, mon vieux, un
-livre pour les grandes personnes, ripostait Albert.</p>
-
-<p>Et Georges déclarait :</p>
-
-<p>— Non, papa n’est pas trop embêtant ; il ne
-vous le raconte pas son livre. Seulement, le matin
-et le soir il écrit, et il ne vous répond pas quand
-on lui parle, voilà tout.</p>
-
-<p>— Ou alors, continuait Albert, à dîner, maman
-dit : « J’ai envie de leur acheter des chaussures à
-boutons, puisqu’ils cassent leurs cordons tous les
-jours ? » Papa tend son assiette et répond : « Oui,
-encore un peu ».</p>
-
-<p>Mais une fois que Georges racontait sans malice :</p>
-
-<p>— Devant sa table, il serre ses épaules et il
-renifle vite, vite, comme quand on va pleurer, et
-son dos saute des grands coups…</p>
-
-<p>Albert devint pourpre et, terrible, lui lança une
-claque :</p>
-
-<p>— Pas vrai, monsieur !</p>
-
-<p>Georges, hargneux d’habitude, ne se rebiffa pas.
-Il avait compris.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A la maison, on se sentait une famille forte ;
-on appuyait du regard sur l’entourage avec bien-être,
-comme on se câline à un oreiller. Plus de
-nervosité, plus d’agacement : on parlait avec tolérance,
-comme des gens maîtres du présent, sûrs de
-l’avenir.</p>
-
-<p>Les enfants, dans leur chambre, se livraient à
-des jeux frénétiques, impliquant des écroulements
-de chaises et des hurlements : « Vive Catherine ! »</p>
-
-<p>Ferdinand, devant ses paperasses, riant sous
-cape, murmurait :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’ils ont encore cassé ! Ah ! les
-rossards, c’te joie ! en v’là deux au moins qui se
-rattrapent de la continence imposée par le roman.</p>
-
-<p>Puis, très haut, sans se déranger, à travers les
-pièces, il menaçait :</p>
-
-<p>— Attendez un peu, vous deux, maintenant que
-j’ai fini, je vais vous faire faire des problèmes tous
-les soirs.</p>
-
-<p>Georges prenait une mine inquiète.</p>
-
-<p>Albert, plus roublard, haussait les épaules :</p>
-
-<p>— Il en a déjà recommencé un autre…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La Toussaint arrivant, les libraires cessèrent progressivement
-d’afficher le roman. La poste n’apportait
-plus de coupures de journaux.</p>
-
-<p>C’était novembre, la saison grise, les rues désagréables,
-les jours sans ampleur. L’aise diminuait.
-Ferdinand, qui réunissait les éléments de son
-second ouvrage, ne trouvait plus la richesse entrevue.</p>
-
-<p>Les visites de Chaupillard, interrompues pendant
-un mois, reprenaient une régularité de mauvais
-augure.</p>
-
-<p>Ah çà ! maintenant que le roman était édité,
-est-ce que ce n’était pas une affaire finie ? Est-ce
-que Ferdinand n’avait pas répondu de sa prétention
-aux yeux du monde ? Est-ce que les Prestal n’étaient
-pas des gens libérés, pouvant vivre bravement sur
-un acquit légitime ?</p>
-
-<p>Chaupillard dégagea bien vite le sens de cette
-nouvelle inquiétude. Renversé dans un fauteuil, les
-jambes croisées, il tirait les désillusions par bouffées
-de son cigare fastueux :</p>
-
-<p>— Parbleu ! écrire, éditer, c’est un bel acompte.
-Mais il reste à être lu, à être accepté par le public,
-à propager un effet. Sans effet produit, vous
-n’existez toujours pas… J’ai demandé par-ci, par
-là, si votre livre se vendait ; mon cher, la foule
-imbécile n’a pas changé.</p>
-
-<p>On niait l’inquiétude, on envoyait promener
-Chaupillard avec ses histoires de brigands.</p>
-
-<p>Mais on se confia à Griffon, un soir que, sans
-être attendu, il vint « tailler une bavette » après
-dîner.</p>
-
-<p>Son roman, à lui, allait de mal en pis ; et la
-bienveillance blessée de son visage barbu, aux traits
-longs, incitait aux effusions chagrines, comme si
-l’on ne pouvait mieux vider sa peine que sur un
-homme déjà affligé.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Marthe et les enfants poussaient toujours une
-exclamation ravie quand il arrivait inopinément :
-c’était de l’amitié, de l’intelligence qui entrait. Bien
-mieux ! la concierge le regardait avec intérêt, ainsi
-qu’elle devait faire au théâtre des Batignolles, pour
-le personnage à rôle justicier. Tandis qu’il montait,
-elle avait un visage à reflet significatif : « Je
-vous connais, vous êtes un brave homme ; on va
-être content de vous voir. »</p>
-
-<p>Albert et Georges l’apitoyaient habilement les
-jours de punition : il imitait leur écriture et les
-aidait à copier leur pensum. En temps heureux,
-bien entendu, ils se faisaient un jeu de cette compassion ;
-ils annonçaient faussement des misères
-pour pouvoir lui rire au nez. Alors, lui, qui n’était
-pas dupe, leur donnait la comédie.</p>
-
-<p>— Monsieur Griffon, j’ai eu cent vingt mauvais
-points à l’école ! criait Albert.</p>
-
-<p>Griffon, de stupeur navrée, laissait choir son
-chapeau sur le tapis du salon.</p>
-
-<p>— Et moi, j’ai été en retenue pendant douze
-heures ! clamait Georges.</p>
-
-<p>Alors Griffon tombait en désagrégation sur une
-chaise, et appelait des soins immédiats :</p>
-
-<p>— Vite ! une absinthe et <i>l’Intransigeant</i> !</p>
-
-<p>Son adaptation cordiale aux circonstances foncièrement
-triviales atteignait parfois à l’antithèse
-grandiose, à cause de son extérieur distingué inchangeable,
-à cause de cette évidence qu’il était un
-aristocrate né.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Eh bien ! mon pauvre vieux, dit Ferdinand
-avec un rire découragé, je crois que mon livre ne
-tardera pas à être enterré. Au point de vue « public »,
-je n’aurai rien obtenu.</p>
-
-<p>Griffon, assis dans la salle à manger, planta ses
-coudes sur la table avec force :</p>
-
-<p>— Je ne te comprends pas… Il ne doit exister
-qu’un raisonnement pour ta conscience d’auteur :
-l’œuvre a une valeur déterminée ; aucun fait accessoire
-ne peut rien lui ajouter, ni rien lui retirer :
-qu’il se vende cent mille exemplaires, ou qu’il
-s’en vende dix, en tout.</p>
-
-<p>Ferdinand contesta :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qui me prouve que mon roman a
-la signification désirée ? Si seulement je voyais quelqu’un
-qui ait été influencé.</p>
-
-<p>Marthe qui suivait la conversation, en cousant
-des boutons, réclama :</p>
-
-<p>— Il n’arrive presque jamais que l’on constate
-soi-même l’effet de sa pensée dans le monde.</p>
-
-<p>Griffon avait croisé les bras, il regardait Ferdinand
-fixement, les mâchoires serrées. Il lâcha
-presque brutalement :</p>
-
-<p>— Eh bien, si tu veux le savoir, je te dirai que
-ton roman a beaucoup influencé des gens de ta
-connaissance.</p>
-
-<p>Il se leva, fit des pas, comme un homme sous
-le coup d’une émotion.</p>
-
-<p>Marthe avait cassé son aiguille ; légèrement elle
-avait pâli, puis rougi.</p>
-
-<p>— Ah parbleu ! toi ! admit Ferdinand sans aucun
-enthousiasme.</p>
-
-<p>— Eh ! dit Griffon radouci, mais la voix singulièrement
-altérée, tu as peut-être tort de trouver
-sans intérêt l’effet de ton œuvre sur tes amis.</p>
-
-<p>— Dans tous les cas, déclara Ferdinand sans
-plus de perspicacité, il y a ceci de chagrinant que
-notre projet, si le livre se vendait, était de rendre
-son enfant à Catherine. Elle aurait travaillé seulement
-pendant les heures de l’école maternelle,
-nous aurions complété son salaire insuffisant.</p>
-
-<p>Plusieurs gestes de Griffon signifièrent : « Ne
-vous occupez donc pas de ça », puis quelques paroles
-embarrassées s’ajoutèrent :</p>
-
-<p>— Écoutez, le petit Émile… c’est plutôt moi…
-Mais je demande crédit quelque temps encore.</p>
-
-<p>Il se balançait, piétinait, passait la main sur son
-front ; il avait besoin d’espace.</p>
-
-<p>— Tu te plains que ton livre ne soit plus en étalage,
-viens avec moi jusqu’aux grands boulevards.
-Il n’est que huit heures, les libraires ne ferment
-pas avant dix heures. Je connais assez Dufloury
-pour obtenir qu’il remette ton bouquin en bonne
-place.</p>
-
-<p>— Va, conseilla Marthe, puisque nulle part on
-ne peut se dispenser de recommandations.</p>
-
-<p>— Et les libraires peuvent énormément pousser
-un livre, affirma Griffon ; une clientèle importante
-achète par correspondance : « Envoyez-moi
-un roman nouveau ».</p>
-
-<p>— Je sais, dit Ferdinand qui mettait son pardessus ;
-mais il y a beaucoup de lectrices qui précisent :
-« Choisissez-moi un roman conforme à
-mon propre cas sentimental, — un roman sans
-personnages misérables, etc. »</p>
-
-<p>La soirée s’étendait mollement ; un souffle d’air
-attiédi chassait la crudité de novembre, comme
-une main douce s’allonge pour enlever les plis du
-drap où l’on dormira. C’était l’été de la saint-Martin,
-un temps à regarder les boutiques, à flâner,
-la pensée flottante, la tête levée vers des lointains
-invisibles. La terrasse des cafés était peuplée comme
-au mois de septembre.</p>
-
-<p>Ferdinand, plus petit que Griffon, prenait son
-bras, par habitude cordiale.</p>
-
-<p>Ils s’arrêtèrent au libraire du boulevard de la
-Madeleine, souriants comme des enfants devant un
-bazar de jouets. Sur un éventaire extérieur s’étageaient
-dix rangées de couvertures multicolores ; la
-gamme des jaunes dominait, les titres d’encre
-noire brillante grésillaient sous les réflecteurs ; des
-enluminures mordorées semblaient faire une concurrence
-d’appel aux jupons fanfreluchés en promenade
-sur le même trottoir.</p>
-
-<p>Après une première inspection, Ferdinand désigna
-du doigt une pile d’exemplaires pareils :</p>
-
-<p>— Voici l’ouvrage de Dussarbé. À la bonne
-heure, vingt-neuvième édition.</p>
-
-<p>Griffon cligna aux becs électriques, l’accent restrictif :</p>
-
-<p>— J’admire, en Dussarbé, le bénéficiaire des
-civilisations arrivé à ce degré de raffinement qu’il
-exhale les plus nobles cris de vibration sincère devant
-les peintures, les sculptures, les poèmes, les
-opéras, les monuments historiques ; mais dans la
-vie, dans la rue, rien ne l’intéresse ; la souffrance
-« nature », sans la mise en scène de l’art, lui
-échappe. Et son émotion magnifique n’est pas en
-chair… Tu ne m’écoutes pas ?</p>
-
-<p>Ferdinand soulevait machinalement des couvertures
-jaunes à portée de sa main :</p>
-
-<p>— Si, marchons, dit-il d’un ton pensif en reprenant
-le bras de Griffon. Je me rappelle une histoire
-de Catherine, dont je n’ai pas voulu tirer
-parti.</p>
-
-<p>Ils allèrent lentement, regardés, regardants, devant
-les brasseries. Ferdinand traînait ses pas,
-comme si l’anecdote s’arrachait difficilement de
-l’asphalte même.</p>
-
-<p>— Un matin, Catherine longeait le quai d’Orsay,
-portant son enfant, le premier, qui tortillait son
-cou et mâchait le vide. Il propageait, — dit-elle, — une
-lamentation animale de si loin venue et si loin
-s’en allant, que les bêtes mêmes y étaient sensibles :
-les chiens s’inquiétaient, les vieux chevaux, absorbés
-au miroir du ruisseau, levaient leurs grosses
-paupières. Catherine se hâtait vers je ne sais quel
-secours. Un monsieur à lunettes d’or suivait le
-même chemin en lisant, et voilà qu’il pleurait, et
-voilà qu’à cause de ses verres brouillés par les
-larmes, il faillit être renversé par une voiture, à la
-traversée du pont. Catherine le remorqua de son
-bras libre, l’échoua sur un banc. Il remercia, regarda
-l’enfant plaintif, hocha la tête et montra le livre
-mi-fermé où son doigt gardait la page : la mort de
-Carthage. Et vite il se remit à lire, en soupirant.</p>
-
-<p>Griffon sentit au bras de Ferdinand un tourment.</p>
-
-<p>— Catherine nous a raconté cela d’une voix
-douce et réfléchie ; et elle a conclu : « C’était bien
-triste ; ce monsieur avait une figure pâle, et le
-collet de sa redingote, pas brossée, était plein de
-pellicules ; sans doute qu’il n’avait plus de famille ».
-Et Catherine, soulevant par excuse son
-épaule où posait ce jour-là l’enfant moribond, a dit
-encore très bonnement : « Quoi faire ?… je sais
-seulement que j’ai pas pu m’empêcher d’essuyer
-une de ses larmes roulée sur le revers de sa redingote,
-à ce pauvre monsieur ».</p>
-
-<p>— Entrons chez Dufloury, dit Griffon.</p>
-
-<p>Le libraire, très empressé, déterra le livre de
-Ferdinand, et le fit exposer à l’extérieur.</p>
-
-<p>Comme toujours, chez Dufloury, plusieurs habitués
-péroraient au milieu de la boutique : un
-homme de lettres encore inédité, un ancien papetier,
-un habitant du quartier ayant acheté un livre,
-deux années en ça, et depuis lors, visiteur assidu ;
-enfin, un sexagénaire en redingote et chapeau de
-soie, chevalier de la Légion d’honneur, petit, sec,
-teint, cramoisi de visage, l’air irascible et suffisant.
-Griffon le salua :</p>
-
-<p>— Mes compliments, vous florissez depuis que
-vous avez pris votre retraite.</p>
-
-<p>Le personnage vira, le temps de clamer :</p>
-
-<p>— Fichtre oui ! soyez tranquille, j’en jouirai de
-ma pension.</p>
-
-<p>Puis il se remit à gesticuler devant ses interlocuteurs :</p>
-
-<p>— Hâtons-nous de combattre cette utopie monstrueuse
-du droit à la vie : nous ne devons la vie à
-personne !</p>
-
-<p>Ferdinand tira Griffon à l’écart :</p>
-
-<p>— Oh ! mais ce refus est merveilleux dans la
-bouche d’un retraité : nous ne devons la subsistance
-à personne…</p>
-
-<p>— Attends, je vais jouer au contradicteur, répondit
-Griffon.</p>
-
-<p>Au lieu d’écouter la discussion, Ferdinand se
-planta sur le seuil de la boutique, à regarder l’étalage
-des livres, les flâneurs, les acheteurs et le
-commis-libraire.</p>
-
-<p>« Tiens, remarqua-t-il, quelle quantité de
-titres émoustillants : <i>l’Amour épileptique</i> ; <i>Tiers-partage</i> ;
-<i>les Fastes de la volupté</i>. Ou alors, des
-ouvrages signés de noms aristocratiques : <i>les
-Flirts élégants</i> ; <i>le Parc aux étoiles</i>. »</p>
-
-<p>Une fine main gantée saisit <i>Tiers-partage</i>. Un
-jouvenceau hésita longtemps entre <i>l’Amour épileptique</i>
-et un autre roman dont le titre se faufilait
-entre des esquisses grivoises. Deux exemplaires de
-<i>la Vie en habit noir</i> furent vendus coup sur coup.
-Un monsieur, genre clergyman, prit une Revue,
-la posa sur un livre orné d’une frimousse de servante
-et intitulé <i>les Péchés du patron</i>, feuilleta
-d’autres publications à droite et à gauche, puis
-ramassa et paya la Revue et le livre dissimulé
-dessous.</p>
-
-<p>Ferdinand rapetissait des yeux narquois :</p>
-
-<p>« La littérature licencieuse et la littérature
-mondaine accaparent les faveurs du public. »</p>
-
-<p>Mais son observation se porta vers la foule qui
-s’écoulait en deux courants inépuisables bordés par
-les kiosques et les arbres et par les terrasses lumineuses.
-On reconnaissait des gens de sport, d’argent,
-des gens d’animalité, d’élégance, des gens
-d’apéritif, de courses, de café-concert. Ferdinand
-fut frappé de l’infime proportion de passants attirés
-par la boutique de Dufloury :</p>
-
-<p>« Dire qu’il y a là une majorité à qui l’idée
-d’acheter un livre est aussi étrangère que celle
-d’acheter le mont Blanc ! La plupart même de ces
-boulevardiers ne savent pas qu’il y a un libraire à
-côté du café des Italiens, ils ne voient qu’un certain
-nombre d’établissements et pas d’autres. Et
-dire que l’acheteur des livres les plus bêtes accuse
-déjà une supériorité sur le non-liseur ! »</p>
-
-<p>Dans la boutique, la discussion s’animait derrière
-Ferdinand ; il percevait la voix coupante du
-retraité, la voix souriante et posée de Griffon.</p>
-
-<p>La réflexion de Ferdinand dévia :</p>
-
-<p>« Dire que les gens à opinions politiques les
-plus grotesques représentent déjà une élite par rapport
-aux imbéciles étanches, aux débauchés, aux
-hommes de proie fermés à toute conception générale. »</p>
-
-<p>Il pivota :</p>
-
-<p>— Dis donc, Griffon, si nous continuions notre
-promenade ?</p>
-
-<p>— Voilà, voilà ; au revoir, messieurs.</p>
-
-<p>Les deux amis durent imiter la lenteur des
-couples qui se complaisaient à défiler devant les
-guéridons chargés de consommations.</p>
-
-<p>— Hein ! dit Ferdinand avec envie, le livre de
-Gestant atteint la quarante-deuxième édition, et
-pourtant ce seigneur de lettres ne nous peint que
-des souffrances d’amour-propre, des querelles de
-vanité, les seules émotions qu’il puisse connaître
-pour de bon et qui, vraiment, n’ont pas une portée
-incommensurable… Tiens ! qu’est-ce qu’il y
-a donc d’arrivé ?</p>
-
-<p>— Rien du tout, c’est l’entr’acte des Variétés.</p>
-
-<p>— Ah ! Margelin, comment ça va-t-il ?</p>
-
-<p>Margelin était un cousin de Ferdinand, un des
-parents avec lesquels les relations avaient presque
-cessé, faute de préoccupations communes. Il tenait
-des contremarques à la main ; ses quatre enfants
-l’entouraient (il était veuf) ; deux filles, deux garçons,
-âgés, l’aîné d’une dizaine d’années, la plus
-jeune de cinq ans ; ils portaient des bérets et des
-tabliers noirs pareils : figures pointues, pâlottes,
-avec des yeux trop brillants.</p>
-
-<p>— Ça boulotte, dit Margelin. On m’a donné deux
-places pour les Variétés ; alors au premier acte je
-suis entré avec Henriette, maintenant pour le
-deuxième acte, c’est le tour de Gaston ; chacun
-verra un acte ; ils restent trois à m’attendre là sur
-le banc, justement il ne fait pas froid. Il y a cinq
-actes ; comme Henriette est la plus petite, c’est
-elle qui en verra deux : le premier et le dernier.</p>
-
-<p>Ferdinand approuvait de la tête.</p>
-
-<p>Margelin continua :</p>
-
-<p>— Mais je voulais vous écrire pour vous féliciter ;
-votre livre a été annoncé sur le journal ; bien
-entendu, je l’ai acheté ; c’est rudement tapé !</p>
-
-<p>Ferdinand, électrisé de voir un acheteur-admirateur,
-devint immédiatement cordial et empressé :</p>
-
-<p>— Excusez-moi si je ne vous l’ai pas envoyé,
-l’éditeur ne m’a donné qu’un très petit nombre
-d’exemplaires…</p>
-
-<p>— Vous plaisantez, répliqua Margelin ; les livres
-sont faits pour être vendus, et si j’étais plus riche…
-Ah ! la sonnerie ! Je remonte avec Gaston, c’est
-ton tour, Gaston… Au revoir, et mes compliments
-à ma cousine Marthe.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Griffon après
-quelques pas.</p>
-
-<p>— Garçon livreur, cent sous par jour.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XV</h2>
-
-
-<p>En dehors des courtes annonces proprement
-dites, et en dehors de quelques lignes insignifiantes
-publiées par les revues littéraires en guise d’accusé
-de réception, un seul article marquant fut écrit sur
-le livre de Ferdinand.</p>
-
-<p>Le maître critique, signataire de cet article, professait
-hautement que l’œuvre doit être jugée avec
-l’homme et avec son milieu.</p>
-
-<p>A certaines maladresses, à certains défauts d’aise
-et de couleur, il sut deviner la condition moyenne
-de Ferdinand Prestal et il la dénonça intègrement.
-Il fit voir le style « pas riche », comme l’auteur,
-sans doute ; l’aménagement du roman, trop modeste,
-comme l’habitacle de l’auteur ; les événements
-un peu trop bornés, à cause du cercle
-restreint où se mouvait l’auteur et il paria que
-l’historien des malheurs d’une bonne n’avait jamais
-eu de domestique. Alors, la griffe du maître, derrière
-Prestal, alla trouver sa femme : il y eut des
-phrases, qui, d’un crochet heureux, surent saisir
-les trop simples atours de la petite bourgeoise, il y
-eut des miroitements qui dévoilèrent les rites vulgaires
-de l’office familial. Après cette mise en
-valeur, le maître dégagea en gros relief le souci
-« de générosité humaine » attaché à chaque page
-du roman et, par une péroraison savoureuse, il loua
-gaiement le brave Prestal de s’être tant dépensé
-pour secourir et « embrasser » le monde.</p>
-
-<p>Ferdinand et sa femme rougirent devant les
-trouvailles de mots, et ils furent forcés de descendre
-tout à fait de leur rêve littéraire et de voir la réalité
-autour d’eux.</p>
-
-<p>A l’administration, Ferdinand avait baissé au
-dernier degré dans l’estime de ses chefs, car, maintenant,
-une preuve existait « qu’il s’occupait en
-dehors du bureau ». Son tort était flagrant, définitif ;
-on n’avait pas lu son roman, on n’en voulait
-rien connaître ; quelle que fût l’œuvre, un fait
-restait acquis : « M. Prestal ne pouvait pas être
-un employé sérieux dans ces conditions-là. »</p>
-
-<p>D’autres ennuis se présentèrent. Peu de temps
-après la visite chez Dufloury, un après-midi, dans
-le couloir du bureau, Ferdinand dit à Griffon plaisamment,
-sans intention précise :</p>
-
-<p>— Vois-tu, mon vieux, il faut vivre des romans,
-mais ne pas en écrire.</p>
-
-<p>Griffon eut un sursaut, et il sourit singulièrement :</p>
-
-<p>— Ah bah ! tu as raison… Par exemple, moi,
-avec mon malheureux ménage…</p>
-
-<p>— Il ne s’agit pas de ça, protesta vivement Ferdinand.
-Je pensais à toi, mais à un autre point de
-vue : les divers éclairages de ta figure affinée prouvent
-que tu dois fomenter intérieurement d’intenses
-chapitres de roman.</p>
-
-<p>— Je maintiens ! Tu as raison : il faut vivre
-son roman, c’est-à-dire le poursuivre et le conclure
-en action, reprit Griffon changé, le front durci.
-Mon vieux, tu viens de me décider… la preuve,
-c’est qu’aujourd’hui même je demande un congé
-illimité ; je ne sais pas… je pars en voyage. On
-me verra de temps en temps… c’est-à-dire que si
-je ne viens pas chez toi, eh bien, en toute amitié,
-je te demanderai de ne pas t’occuper de moi, de
-ne pas t’informer de ce que je deviens…</p>
-
-<p>Et, malgré les remontrances affectueuses de
-Ferdinand, Griffon s’était effectivement mis en
-congé le jour même.</p>
-
-<p>Il ne manquait plus que cela pour désemparer
-les Prestal : le meilleur ami disparu, sans explication !</p>
-
-<p>Par ailleurs, le travail littéraire de Ferdinand
-ne marchait pas à souhait. « Mon nouvel ouvrage
-s’emmanche difficilement », disait-il. Une sorte
-d’adversité générale semblait l’influencer ; grand
-liseur de gazettes, il constatait qu’une persécution
-triomphante se levait, dans la plupart des pays,
-contre le progrès. Alors, inquiet, mécontent, il
-ruminait des articles amers, — faits dans sa tête
-sans les écrire, — sur les événements quotidiens
-de la vie publique. Sa force de personnalité se
-dispersait, fonctionnait à vide. Chaupillard enchanté
-donnait à fond dans les vitupérations politiques ;
-il venait chaque après-midi remplacer Griffon pour
-la causerie, sur le coffre du couloir.</p>
-
-<p>Tout allait mal. Les crémiers de Vaugirard, las
-de répéter « que l’on n’a pas le droit de faire des
-grimaces quand on est chez le monde », avaient
-renvoyé Catherine Bise, peu après la Toussaint.
-Ils regrettaient, mais ils avaient épuisé toutes
-les admonestations : « Ça coûte si peu d’avoir la
-mine enjouée, — et il ne suffit pas qu’une servante
-fournisse le travail voulu pour l’argent, il faut
-encore quelque pétulance par-dessus le marché, — comme
-le crémier lui-même ajoute des paroles
-gracieuses au beurre et au lait qu’il vend. »</p>
-
-<p>Catherine avait changé de patrons deux fois en
-quinze jours. Plus de lettres, plus de visites rue
-Saussure, et voilà que l’on avait perdu sa trace !
-Ferdinand et sa femme n’osaient plus parler d’elle, — d’abord
-ils étaient navrés de la réalité cruelle
-ironiquement substituée à leur beau projet — puis
-on sentait approcher cette fin de drame : Catherine,
-déjà si déchue aux yeux du monde, allait déchoir
-encore !</p>
-
-<p>Chaupillard, quant à lui, n’en doutait pas :</p>
-
-<p>— Parbleu ! l’histoire d’une bonne aboutit toujours
-au chapitre du crime.</p>
-
-<p>Marthe abandonna toute hostilité : ce fut elle-même
-qui pria Chaupillard de vouloir bien essayer
-une de ces enquêtes où il excellait. Mais ce fut
-Chaupillard qui resta gêné par l’accent vrai et
-touchant de réconciliation.</p>
-
-<p>Incapable de préciser ses sentiments à l’égard
-de Marthe, ensorcelé pourtant, il se mit en campagne
-avec un zèle de preux chevalier. Il ne tarda
-pas à faire hommage d’un précieux butin :</p>
-
-<p>— Rien d’étonnant à ce que Catherine eût disparu ;
-elle avait volé ! Cette Catherine aux yeux
-timides ! Oui, le mois de nourrice n’étant pas
-payé entièrement, cette Catherine, sans ressources,
-était allée rôder et elle avait volé son enfant ! Elle
-l’avait pris, elle s’était sauvée avec !… Parbleu, le
-coup des vacances l’avait corrompue !</p>
-
-<p>Ensuite les renseignements s’obscurcissaient. On
-savait pourtant qu’elle avait travaillé plusieurs nuits
-dans une imprimerie de journaux.</p>
-
-<p>Et les Prestal s’étaient figuré que le roman
-publié allait éclairer et réjouir leur vie ! C’était
-gai autour d’eux ! Par une singularité inexplicable
-ils n’apprenaient que des événements accablants
-qui semblaient toucher par quelque rapport à
-l’œuvre de Ferdinand, et en souligner l’insuccès.
-Dans leur maison même…</p>
-
-<p>Les voisins du troisième étage recevaient en
-pension de jeunes étrangers fournis par une « Institution » ;
-ils se procuraient, pour le service, des
-orphelines de campagne lointaine ; ils tenaient
-absolument aux orphelines. Périodiquement, tous
-les trois mois environ, on entendait dans l’escalier
-des pleurs, des gros pas lourds, des heurts sourds,
-une malle ou une tête cognée aux murs…</p>
-
-<p>Cet incident connu, arrivant à sa date, un
-après-midi, rendit malades Ferdinand et Marthe ;
-un tremblement les saisit, dix fois ils s’approchèrent
-de la porte, l’entr’ouvrirent, la refermèrent.
-Puis, tout à coup :</p>
-
-<p>— Que font donc les enfants ?</p>
-
-<p>Albert et Georges étaient assis dans leur chambre,
-immobiles, comme en pénitence.</p>
-
-<p>— Eh bien, vous ne pensez donc pas à goûter ?</p>
-
-<p>— On n’a pas faim.</p>
-
-<p>Allons, bon ! Voilà les enfants qui se mêlaient
-aussi d’être malheureux ! A qui la faute s’ils perdaient
-la suprême insouciance de leur âge ? Bon
-dieu de sort, c’était le comble ! S’ils avaient déjà
-la sensibilité si développée, la vie leur réservait
-bien de l’agrément !</p>
-
-<p>Survint Chaupillard ; on lui conta l’affaire et,
-dans un besoin d’expansion, on s’oublia jusqu’à
-lui avouer enfin les rêves et les désillusions de ces
-derniers temps.</p>
-
-<p>Aussitôt, il sembla qu’une impulsion délirante
-se déclenchait en Chaupillard :</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! Vous ne m’avez jamais donné le
-change, malgré votre persistance à nier vos déboires !…
-Vous auriez dû prendre acte de mes
-prédictions ! L’ai-je pas déclaré dès le commencement ?
-ce n’est pas le roman qui améliorera le
-sort de Catherine, ni de personne.</p>
-
-<p>Sa réussite de prophète l’endiablait et, par
-ailleurs, il atteignait une période d’évolution.
-Depuis l’automne, ses parents fâchés lui avaient
-supprimé les subsides, parce qu’il projetait d’épouser
-une femme divorcée. Il vivait d’un emploi auxiliaire
-dans une mairie ; il débarquait rue Saussure
-ayant mal mangé, transi de froid, presque mal
-vêtu, en demi-saison, le nez rouge, les pommettes
-blêmes.</p>
-
-<p>Il n’avait plus l’intention formelle d’accabler les
-Prestal, au contraire, depuis la disparition de
-Griffon, la place vacante « d’ami bienveillant »
-tentait sa vanité et il inclinait à faire sienne la
-cause de Ferdinand, écrivain méconnu, de façon
-à venger à la fois ses propres mécomptes et ceux
-d’un confrère.</p>
-
-<p>Maintenant, sa verve très curieuse parodiait le
-style de Ferdinand, par amertume et par solidarité.
-Il démolissait et soutenait le « roman » tout ensemble ;
-il en portait fidèlement un exemplaire dans
-son pardessus, et il tapait sur sa poche à chaque
-instant, pour fortifier ses imprécations.</p>
-
-<p>Ce jour-là, debout au milieu du salon, les
-bras croisés, il modula un rire acerbe et compatissant :</p>
-
-<p>— Pas possible ! les Prestal avaient vu en imagination
-« l’aurore du mieux » derrière le roman !
-Il aurait fallu d’abord que le livre de Ferdinand
-agît sur la saison : l’hiver atrocement rigoureux
-charriait les crimes et les suicides. La tristesse du
-ciel ajoutait encore à la tristesse causée par l’immoralité
-croissante : des familles d’ouvriers, jusqu’alors
-honorables, n’avaient pas payé leur terme !
-Les tribunaux ne suffisaient plus à condamner
-assez vite. Ah ! le machinisme avait encore bien
-des progrès à faire de ce côté-là !… Mais, bonté
-divine ! qui donc aurait acheté des livres ? On
-achetait des revolvers et des chaînes de sûreté.</p>
-
-<p>Il se mit à fouler le tapis, adressant des mouvements
-de tête à Marthe, à Ferdinand, à la bibliothèque,
-au poêle, aux enfants, à la table, comme
-fait un bateleur au cercle des badauds.</p>
-
-<p>— J’ai été obligé de rassurer mes bons parents :
-le froid nettoie les rues ; le nombre des vagabonds
-nocturnes diminue étonnamment. Seulement voilà :
-le froid ne fait pas de distinction ; parmi les sergents
-de ville, les grands, blonds, minces gèlent
-sur pied comme des géraniums ; le matin, les balayeurs
-en ramassent autant qu’ils veulent dans les
-encognures des portes cochères…</p>
-
-<p>Les Prestal protestaient en vain :</p>
-
-<p>— Nous ne comptions pas que le roman allait
-changer la face du monde ; nous avions surtout de
-chères espérances pour Catherine.</p>
-
-<p>Chaupillard n’en démordait pas :</p>
-
-<p>— Justement ! Catherine sauvée, réhabilitée,
-rétablie dans le bonheur, et, par elle, — implicitement — par
-cet exemple contenant l’infini en
-puissance, toutes les Catherine Bise, toutes les
-filles-mères, toutes les femelles esclaves relevées,
-rétablies dans un droit proclamé, dans une possibilité
-prouvée !… On le voyait bien, vous ne
-connaissiez pas de limites.</p>
-
-<p>Et Chaupillard faisant des grands bras, de l’emphase,
-ne s’apercevait pas qu’il vibrait lui-même,
-qu’il <i>regrettait</i> lui-même.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le lendemain, il arriva à la même heure ; Ferdinand
-et Marthe l’accueillirent avec un sentiment
-mélangé de plaisir et d’inquiétude ; il avait le
-regard instable de la veille.</p>
-
-<p>— Je sors de ma mairie ; j’ai fait une séance
-supplémentaire… Des familles entières succombent
-à la gelée. Alors…</p>
-
-<p>— Voulez-vous un peu de thé ? offrit Marthe,
-qui le voyait grelotter contre la cheminée.</p>
-
-<p>— Non, merci… Alors, devant l’accroissement
-de la mortalité, l’Assistance publique et la Compagnie
-des Pompes funèbres rivalisent de zèle. Les
-médecins chargés de constater les décès indigents
-diagnostiquent à tour de bras : phthisie pour les
-adultes, pneumonie pour les vieillards, athrepsie
-pour les gosses. Et moi, donc ! j’ai ma part d’héroïsme…</p>
-
-<p>C’était vraiment du délire ; Chaupillard vint
-brusquement poser sa main sur l’épaule de Ferdinand
-qui souriait, assis contre la table. En témoignage
-de solidarité, il se bafouait lui-même, comme
-bureaucrate :</p>
-
-<p>— Les employés descendent un acte mortuaire
-en cinq minutes ; ils vous alignent leurs douze
-clients à l’heure… Ah ! ils rendent service, ceux-là ;
-ils ne font pas de la littérature !</p>
-
-<p>Afin d’enrayer ce débordement, Ferdinand demanda
-des nouvelles du mariage projeté, de l’opposition
-signifiée par les parents.</p>
-
-<p>Mais, là-dessus, Chaupillard ne voulait pas livrer
-de détails ; il hochait la tête :</p>
-
-<p>— Parfaitement ! Je me marierai dès que les
-délais du divorce le permettront.</p>
-
-<p>Il lorgnait Ferdinand et Marthe avec défi, ou
-bien avec une joie moqueuse, donnant à entendre
-qu’ils seraient rudement étonnés, à ce moment-là.
-Puis il reprenait son ironie, marchant d’un
-angle à l’autre, comme pour en combler le
-salon :</p>
-
-<p>— Et les journaux le constatent : devant les
-registres sans lacunes, devant les monceaux d’imprimés
-remplis et classés, devant les totaux savamment
-établis, manifestement exacts, la nation réconfortée
-pense que la statistique aura toujours le
-dessus ! Devant tout ce travail, en présence de
-cette fièvre « d’être à jour », de ce défi à la mort,
-un mot part du cœur à l’adresse des plumitifs défenseurs
-de l’intérêt général : « les braves gens ! »…
-Jamais un roman ne donnera ce frisson attendri !…
-Et puisque, malgré l’héroïsme de l’administration,
-le froid et ses désastres persistent, le gouvernement
-lui-même intervient : il répand des croix, des gratifications
-dans les bureaux, et il faudra bien que le
-mois de mai fasse le reste !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Chaque jour, Chaupillard apportait la même disposition
-d’esprit. Ferdinand et Marthe gardaient
-cette impression que ce n’était plus un méchant
-homme : il souffrait de froid, de famine, et il
-souffrait aussi d’être un raté de l’art et un raté de
-l’affection.</p>
-
-<p>Symptôme irrécusable : Albert et Georges ne le
-fuyaient plus ; lorsque certains éclats de voix parvenaient
-à leur chambre, ils disaient :</p>
-
-<p>— Allons voir carapater monsieur Chaupillard.</p>
-
-<p>Ils se postaient à l’entrée du salon ; ils s’amusaient
-de voir Chaupillard taper sur sa poche :</p>
-
-<p>— Le seul moyen de rendre service au peuple
-avec les livres, c’est de les brûler comme chauffage !</p>
-
-<p>Ils s’effaçaient et pouffaient à leur aise dans la
-salle à manger. Chaupillard « carapatait » en effet ;
-il vociférait contre le Dickens, contre le Balzac, il
-montrait le poing devant Ferdinand. Il parlait de
-côté à Marthe, comme si deux impressions, l’une
-aimable, l’autre rancunière, lançaient et retiraient
-son regard.</p>
-
-<p>Un soir, il arriva passé neuf heures ; il jeta sur
-la table un numéro de la <i>Revue du Progrès</i>.</p>
-
-<p>— Encore une consolation, ricana-t-il ; tandis
-que la littérature sombre dans le néant, la science
-officielle triomphe, — comme la statistique.</p>
-
-<p>Cette énigme formulée, il ralluma difficilement
-un piètre cigare ; des phrases banales furent dites,
-on ne voulait pas l’exciter. Marthe alla coucher les
-enfants ; aussitôt il entreprit Ferdinand, d’une voix
-assourdie :</p>
-
-<p>— Les bonnes fortunes sont pour rien, mon
-cher ! Dans le bétail grelottant qui cherche à ne pas
-mourir, on ne distingue plus les professionnelles,
-les mères de famille, les fillettes échappées de
-l’école ! La poésie, le rêve, l’immensité aimante et
-ta sublimité, ô amour, sont descendus à sept sous
-dans Ménilmontant !</p>
-
-<p>Il se précipita sur la <i>Revue du Progrès</i>.</p>
-
-<p>— Eh bien, une formidable découverte vient
-d’honorer les savants officiels. Étant donné que, — pour
-les gens respectables, — la seule cause admissible
-de la prostitution est la perversité naturelle
-ou acquise, écoutez stupides littérateurs : <i>Les mauvaises
-dispositions latentes chez un grand nombre de
-créatures se déclarent particulièrement sous l’influence
-du froid.</i></p>
-
-<p>Il secoua Ferdinand :</p>
-
-<p>— La démonstration d’une grande loi scientifique
-va être présentée aux Académies : <i>les perversions
-morales sont développées et propagées par
-le froid</i>, tandis que les maladies du corps sont
-surtout favorisées par les températures chaudes.
-La certitude ressort de cette symétrie ; les deux
-pôles voulus par la logique apparaissent lumineusement.
-Vive la science officielle ! A bas la littérature !</p>
-
-<p>— De quoi parliez-vous ? demanda Marthe.</p>
-
-<p>— Nous parlions d’une découverte relative aux
-« mauvaises femmes », dit Chaupillard, les yeux
-avides sur Marthe.</p>
-
-<p>Elle lui adressa un regard pénétrant qui le troubla
-comme un aveu :</p>
-
-<p>— Nous emplissons l’ouvroir jusqu’à demander
-de l’élasticité aux murs… dit-elle ; les mauvaises
-femmes, c’est nous, qui n’inventons pas des secours
-suffisants…</p>
-
-<p>Elle se tourna, inclina son front, le donna à
-baiser à Ferdinand.</p>
-
-<p>Un instant s’écoula, où Chaupillard se sentit mis
-à l’écart ; il perçut, en exilé, une intimité où il ne
-pénétrerait jamais. Brusquement, il se boutonna
-et partit.</p>
-
-<p>Il ne revint pas le lendemain, ni les jours suivants.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVI</h2>
-
-
-<p>Ce dimanche-là, le printemps demeurait encore
-indécis à l’entrée du mois de mai ; des souffles
-d’humidité froide succédaient à des souffles tièdes,
-des nuages retardataires troublaient la franchise des
-grands éclats de soleil.</p>
-
-<p>Après déjeuner, Ferdinand était sorti avec les
-enfants, Marthe avait préféré rester. L’appartement
-rangé, elle musait, regardait les coins, les fenêtres,
-avec des aspirations confuses. Sur le demi-balcon
-du salon et de la salle à manger, les géraniums
-remontés de la cave montraient des pousses tendres,
-aimables à l’œil, d’une teinte convalescente.
-A cause des passants, Marthe se mit à leur donner
-seulement quelques gouttes d’eau, avec la carafe,
-d’une main experte aux pansements délicats.</p>
-
-<p>Elle se retourna vivement, époussetant ses doigts
-à son peignoir : quelqu’un avait sonné.</p>
-
-<p>Quelle surprise ! madame Griffon, après six mois
-d’éloignement.</p>
-
-<p>Marthe s’empressa, très heureuse :</p>
-
-<p>— Entrez donc, excusez-moi ; je viens de finir
-des rangements ; je suis à ne pas toucher avec des
-pincettes.</p>
-
-<p>Quand madame Griffon fut assise dans le salon,
-recevant à plein le jour de la fenêtre, Marthe, qui
-ne lui avait rien trouvé de nouveau à première
-vue, fut stupéfaite : absolument l’impression de
-saisir, face à face, une actrice que l’on connaissait
-seulement à la scène. Un changement
-complet et pourtant inexprimable : madame Griffon
-semblait avoir les traits grossis, dépoétisés avec
-moins d’envolée dans les cheveux blonds, dans les
-yeux bleus. Elle avait aussi perdu de son cachet
-mondain, malgré un costume de drap gris très chic
-et très sérieux.</p>
-
-<p>La conversation fut d’abord difficile. Madame
-Griffon souriait trop fixement, regardait trop Marthe,
-et ne disait pas ce qui était arrivé pendant les
-six mois d’éclipse.</p>
-
-<p>Marthe gênée, en dépit de son propre cœur
-affectueux, n’osait pas questionner ; elle offrait ses
-joues écouteuses de brune pensive.</p>
-
-<p>C’était Adèle qui interrogeait et qui parlait le plus,
-et d’autorité, de façon à rester dans un sujet limité :</p>
-
-<p>— Que devenaient les enfants ? Que devenait
-monsieur Prestal ? La concierge avait dit qu’ils
-étaient partis se promener ; c’était à prévoir, par
-ce dimanche de printemps, et à prévoir aussi que
-la ménagère modèle serait là toute seule.</p>
-
-<p>Marthe ne remarqua pas que, peut-être, si son
-mari et les enfants avaient été à la maison, madame
-Griffon ne serait pas montée.</p>
-
-<p>La visiteuse plaisantait sans que son visage
-exprimât une réelle bienveillance ; et tout d’un
-coup, sa voix sûre, alerte, avait trébuché, malgré
-un effort de gaie sonorité :</p>
-
-<p>— Eh bien, au fait, le roman, quel résultat ?</p>
-
-<p>Marthe chercha machinalement à rajuster le
-boutonnage de son peignoir :</p>
-
-<p>— Le résultat commercial ? pas brillant. Mais le
-mérite d’un livre est indépendant de la vente. Mon seul
-ennui, c’est que mon mari ne croit plus en son œuvre.</p>
-
-<p>— Et vous ?</p>
-
-<p>Une expression fervente, intrépide :</p>
-
-<p>— Moi, j’y crois.</p>
-
-<p>Une sorte de duel commença.</p>
-
-<p>Madame Griffon eut un froncement de sourcil ;
-elle se renfonça tout d’un côté de son fauteuil,
-s’accouda et parla d’abondance, mais lentement,
-onctueusement, comme une personne maîtresse de
-soi-même distille ses griefs avec un laisser-aller du
-corps et de la voix. Dès les premiers mots, Marthe
-pensa à Chaupillard.</p>
-
-<p>— Écoutez, je n’aime pas les dernières pages du
-roman ; cette pauvresse à qui tant de malheurs
-sont échus, ça indispose qu’une catastrophe pire la
-terrasse sans espoir. Il ne suffit pas de raconter
-du vrai, il faut le rendre acceptable. Dans un
-roman bien fait, il y a une conclusion nécessaire :
-celle qui donne au lecteur la sensation d’obtenir
-précisément ce qu’il désirait.</p>
-
-<p>Marthe penchée, les mains appuyées aux genoux,
-écoutait, bayant d’attention. Elle s’expliquait ce
-dénigrement dans une certaine mesure ; ne s’agissait-il
-pas de leur jalousie inavouée ? Elle voulut
-répliquer, mais son amie ne le lui permit pas.</p>
-
-<p>— Oui, je sais… quoique dans la seconde partie
-du roman la documentation ne soit plus empruntée
-à Catherine Bise, je sais que vous pouvez me citer
-la date, le pays où le drame final s’est accompli ;
-mais je dis que c’est trop voulu, trop choisi
-exprès… Une supposition : vous n’êtes pas au
-courant, je vous raconte l’épilogue du roman,
-comme une histoire d’hier, vous allez voir, si je
-ne ressemble pas à madame Colin, dont nous nous
-moquions, parce qu’elle ne rapportait jamais que
-des aventures uniques en leur genre.</p>
-
-<p>Marthe pensa : « Décidément, Adèle n’a pas
-trouvé cette critique-là toute seule. »</p>
-
-<p>La visiteuse se redressa un peu et fit des mines
-d’aimable conteuse, avec des intonations composées :</p>
-
-<p>— Figurez-vous, chère madame, que cette fille-mère
-a été empêchée pendant plusieurs années
-d’aller dans le pays où son enfant était en nourrice.
-Enfin elle s’y rend. Une localité où l’on fait l’élevage
-pauvre, spécialité d’enfants de bonnes. Le
-sien a été confié à une ivrognesse qui en gardait
-déjà plusieurs autres. Mon fils ?… L’ivrognesse
-vieille, abrutie, lui montre deux gamins de même
-âge, de même taille, l’un boiteux d’une chute
-accidentelle, l’autre à peu près idiot. « Voilà ! votre
-garçon est un des deux, mais, depuis le temps, je
-ne sais pas lequel vous appartient ; personne n’est
-jamais venu, pas plus pour l’un que pour l’autre ;
-celui qui est estropié je l’appelle Bibi, celui qui
-ne boite pas, je l’appelle Coco. » Impossible de
-tirer davantage de renseignements, la mère ne peut
-obtenir aucune certitude : lequel est son enfant ?
-L’un et l’autre restent aussi indifférents à la regarder,
-et pensez, ma chère, il faut en emmener un !</p>
-
-<p>Marthe qui s’agitait sur son siège, guettant un
-silence, projeta du même coup sa voix, son buste,
-ses mains :</p>
-
-<p>— Eh bien, vous ne trouvez pas le drame terriblement
-grand ?</p>
-
-<p>Le duel se précisait : laquelle des deux amies
-imposerait ses vues sur le roman ?</p>
-
-<p>L’élan de Marthe fit reculer madame Griffon dans
-son fauteuil ; les paupières paresseuses, elle refusait
-de croiser son regard neutre avec le regard avaleur
-de son amie.</p>
-
-<p>— Non, dit-elle, ça passe la mesure. C’était
-déjà trop injuste, — afin de créer une absence de
-plusieurs années, — d’avoir fait jeter la malheureuse
-en prison, pour un emprunt de livres
-qualifié de vol… On ne relate pas des calamités
-pareilles, c’est de la diffamation sociale !</p>
-
-<p>« Il n’y a plus de doute, pensa Marthe, Chaupillard
-a prononcé cette phrase mot pour mot, ici-même. »</p>
-
-<p>— Et alors, continua madame Griffon, quand
-la mère se révolte, après le premier moment de
-stupeur, et veut reconnaître son enfant, on a
-envie de crier : grâce !</p>
-
-<p>Elle insista longuement sur le caractère intolérable
-du morceau.</p>
-
-<p>Mais Marthe, pendant ce temps-là, remuait les
-lèvres, se récitait le passage ; elle répondit soudain,
-comme à une louangeuse approbation :</p>
-
-<p>— C’est beau, hein ? Vous n’avez pas pu lire
-ces pages sans frémir ? Vous n’avez pas pu rester
-assise devant le livre jusqu’au bout du drame :
-cette femme veut embrasser son enfant et il est là.
-Elle a été en prison pour lui. « Ah ! ah ! messieurs
-de la Justice, vous avez fait restituer les livres
-d’école emportés dans la chambre, au sixième,
-vous ne pouvez pas arracher ce que la mère a appris
-pour son enfant ! A lui le profit maintenant ! Son
-tour de bonheur est arrivé !… » Elle se sent plus
-forte que toutes les forces humaines : son enfant
-serait enfermé n’importe où, elle irait le prendre…
-si haut, si profond qu’on le détienne ! derrière
-n’importe quelle rangée de murailles, de barreaux,
-de foule, de soldats, elle pénétrerait !…</p>
-
-<p>Marthe se penchait, s’exaltait, transfigurée, consciente
-de prendre le dessus dans le duel :</p>
-
-<p>— Mais regardez donc ses yeux qui traversent
-comme l’éclair !… Mais la nature inanimée s’émeut
-quand elle avance ses mains magnétiques !…
-L’enfant est là, elle n’a qu’à tendre les lèvres…
-Alors, on la voit désarmée, imbécile devant le
-néant ; elle pressent qu’il y a un je ne sais quoi
-devant lequel cesse la toute-puissance : c’est le
-manque d’obstacle. On la voit qui piétine ; la sueur
-de la peur mouille ses cheveux ; on entend les
-raclements de la gorge qui renfoncent les bonds du
-cœur ; on la voit serrer avec folie l’étoffe de sa
-robe pour retenir sa force immense qui s’en va…
-Eh bien, alors, ma chère amie, avec cet appoint
-magnifique, la fin du roman ne doit pas être si
-mauvaise ?</p>
-
-<p>Marthe souriait, victorieuse, à l’évidence, à son
-amie, au portrait de Dickens encadré au-dessus
-d’elle.</p>
-
-<p>Mais la chère amie, le front baissé, se mit à parler
-<i>aparté</i> ; elle en voulait aux fleurs du tapis
-placé sous ses pieds :</p>
-
-<p>— C’est dommage qu’on n’ait pas osé nous la
-montrer en prison ! Il fallait la faire danser pendant
-trois ans derrière une grille, en criant : « Mon
-enfant ! mon enfant !… » Est-ce possible ? Elle
-serait morte : vous soupirez déjà quand vos enfants
-partent huit jours à la campagne sans vous… Si
-l’on savait véritable une pareille abomination, les
-femmes comme nous ne pourraient pas manger,
-ne pourraient pas rester… Eh bien, on n’a pas le
-droit de bouleverser les gens avec des histoires
-impossibles ! On n’a pas le droit !</p>
-
-<p>Une inquiétude effaçait le sourire de Marthe :
-madame Griffon était-elle toquée ! Le romancier
-n’avait pas le droit de choisir ses épisodes ? Est-ce
-que les gens étaient contraints par les péripéties
-d’un roman ?</p>
-
-<p>Et voilà que madame Griffon s’éveilla, comme si
-elle venait de percevoir les paroles de Marthe prononcées
-depuis quelques instants :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous me chantez avec votre
-« appoint magnifique » ?</p>
-
-<p>Et, contre toute prévision, brusquement elle
-sembla perdre patience, elle se redressa, montra
-des yeux durs et lança d’un ton sec :</p>
-
-<p>— Enfin, voyons, où est la portée, l’exemple ?…
-Tout le temps de la confection du roman, j’ai
-entendu répéter que les faits exposés revendiquaient
-un large progrès. Votre mari finit sur une espèce
-de preuve que l’avenir meilleur n’existe pas.</p>
-
-<p>Elle s’arrêta pour mieux fasciner le visage mat,
-régulier de Marthe, et elle prononça, meurtrière :</p>
-
-<p>— C’est de la littérature désespérante et par
-conséquent stérile.</p>
-
-<p>Marthe, jusqu’alors si convaincue, si vaillante à
-soutenir l’œuvre, fut d’abord choquée de cette manière
-agressive, puis, subitement, elle s’affaiblit :
-le prononcé de <i>littérature stérile</i> l’avait touchée au
-bon endroit.</p>
-
-<p>Elle était égarée, sans idée, prête à pleurer.
-L’instinct seul de chercher une atténuation lui restait :</p>
-
-<p>— Est-ce que c’est aussi l’avis de votre mari ?
-balbutia-t-elle, presque suppliante.</p>
-
-<p>La visiteuse avança le buste tout d’une pièce, en
-une pose inélégante, et fit claquer un rire strident,
-forcé :</p>
-
-<p>— Quoi ! vous ne savez donc rien ? Le divorce
-est prononcé ; il y a un mois que je ne suis plus
-madame Griffon !</p>
-
-<p>Elle montrait des dents petites et pointues, et
-jusqu’à la fin de l’entretien une crânerie dramatique
-contracta son visage blond-rose, comme si sa
-beauté peuple, retrouvée, remplaçait la distinction
-bourgeoise disparue.</p>
-
-<p>Ce divorce achevait d’effarer Marthe : il n’y avait
-donc à envisager que des désillusions et des ruptures ?
-Les traits tirés, elle essayait des phrases qui
-ne venaient pas, elle tendait à droite et à gauche
-son front réfléchi de brune, incapable surtout de
-se défaire de cet écrasement : « Le roman était
-stérile, sans portée ! »</p>
-
-<p>L’ex-madame Griffon interpréta cette stupeur
-douloureuse comme un signe de réprobation ; aussitôt
-elle sentit le moment venu de liquider la
-vieille jalousie. Après un silence de défi, elle lâcha
-sa rancune :</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! j’ai consenti au divorce ! Moi au
-moins j’ai dicté une fin de roman agissante et qui
-commande des suites considérables… je suis une
-autre romancière que vous autres…</p>
-
-<p>La pitié, l’ironie supérieure sifflaient en un sarcasme
-étrange :</p>
-
-<p>— Votre collaboration d’épouse n’a produit
-qu’une emphase littéraire, moi j’ai atteint la grandeur
-des faits !</p>
-
-<p>Marthe, anéantie, n’avait rien à répondre. Elle
-entrevit cependant le cas si fréquent d’une personne
-qui a copié des attitudes, des résolutions et qui,
-ensuite, injurie l’inspirateur et nie son influence.
-Mais aucune pensée ne subsistait avec netteté ; la
-couleur du jour était changée ; le Dickens au mur
-semblait osciller, à moitié effacé.</p>
-
-<p>La divorcée prenait cette gêne maladive pour la
-réserve affectée par les honnêtes femmes à l’égard
-de certaines irrégulières. Elle s’exaspérait :</p>
-
-<p>— Le sublime de l’artiste est fait de ses passions
-réprouvables…</p>
-
-<p>Une lueur passa dans l’esprit de Marthe : c’était
-Adèle, cette divorcée, que devait épouser Chaupillard !
-Mais cette conjecture échappa aussi ; le réquisitoire
-de la visiteuse importait seul, il envahissait
-avec une force impitoyable, et la foi vitale de
-Marthe se débattait affreusement.</p>
-
-<p>Adèle continuait, pensant rabaisser l’insolence :</p>
-
-<p>— La règle est l’ennemie du génie ! Comment
-monsieur Ferdinand Prestal pourrait-il être un
-grand écrivain, avec une femme si méritante, pourvue
-de toutes les sagesses bourgeoises ?</p>
-
-<p>Marthe se leva, serrant le bras de son fauteuil ;
-un désespoir irrémédiable descendait en pâleur sur
-ses joues décomposées.</p>
-
-<p>La visiteuse se leva aussi, éclatant de rire :</p>
-
-<p>— Vous ne voudriez pas, prosaïque épouse, que
-d’un si digne accouplement une œuvre héroïque
-fût née ?</p>
-
-<p>Elle demeura un instant les yeux plissés, la
-bouche vermeille épanouie. Marthe la regardait
-avec épouvante, telle une victime qui ne sent plus
-les coups, mais bat des paupières au geste qui
-s’acharne.</p>
-
-<p>Devant cet accablement inoffensif, Adèle, versatile,
-éprouva une velléité de tendre la main, de dire
-une parole d’adieu radoucie, un « sans rancune »
-quelconque. Mais, par amour-propre et faute de
-présence d’esprit, et parce que c’était le plus facile,
-elle s’arracha d’un coup d’épaule, traversa vivement
-la salle à manger, gagna la porte et se
-sauva.</p>
-
-<p>Au claquement de la fermeture, Marthe s’avança
-machinalement comme pour reconduire, puis elle
-revint dans le salon.</p>
-
-<p>Une sorte de réalité terrible opprimait ses facultés :
-« le roman de son mari passait pour être sans
-vertu généreuse ! »</p>
-
-<p>Navrée, elle sentait la maison froide, grise, sépulcrale.
-Les meubles qu’elle aimait ce matin encore,
-la bibliothèque, la table de bureau, les livres,
-les choses de spiritualité qui, d’ordinaire, lui
-étaient chères et propices comme des preuves que
-l’on faisait partie de l’élite pensante, tout cet apparat
-de monde cultivé maintenant lui était pénible,
-la repoussait, la blessait.</p>
-
-<p>Bien entendu, l’impression que Ferdinand pût
-n’avoir qu’un talent médiocre était rejetée déjà, la
-Foi n’avait même jamais abdiqué. C’était de sa propre
-infériorité qu’elle avait conscience ; si l’œuvre manquait
-de portée, c’était par sa faute à elle, Marthe.</p>
-
-<p>L’ex-madame Griffon avait hâté cette haute réaction
-affectueuse, en accusant principalement « la
-prosaïque épouse ». Oui, oui, ce terme de mépris
-avait cinglé justement ; la visiteuse avait proféré
-l’impitoyable vérité : le tort de l’épouse.</p>
-
-<p>Parbleu ! le génie de Ferdinand avait infusé au
-roman les plus nobles qualités, une seule manquait
-qui dépendait de l’entourage : la force de propagande
-généreuse, qu’elle-même, Marthe, avait
-amoindrie par ses préoccupations mesquines de
-ménagère !</p>
-
-<p>Elle quitta le salon comme si les gravures suspendues,
-le Balzac, le Dickens, le Tolstoï, eussent
-bafoué sa coupable nullité.</p>
-
-<p>La salle à manger n’était pas plus réconfortante,
-avec le cuivre luisant de la suspension et du poêle
-de faïence. Comme Ferdinand avait raison de
-combattre ce sot orgueil, en vertu duquel la maison
-était bouleversée à chaque réception d’amis !</p>
-
-<p>A propos de réception, des visions désolantes
-passaient : Pauvre Griffon !… pauvre Catherine !…
-Tout se tenait : l’on rayonne les uns sur les autres ;
-quand on est des gens sans ampleur, sans réussite,
-on n’a autour de soi que des gens pareils, sans
-joie, sans consolation… Et là encore, il y a un
-tort…</p>
-
-<p>Appuyée à la table, elle recevait comme un
-souffle malade venu des géraniums aux pousses
-décolorées ; un désespoir sans fond entraînait tout
-ce qui la rattachait à la vie. Tous ses prétendus
-défauts et ses apparences de torts grandissaient,
-emplissaient la maison.</p>
-
-<p>— « Je fatiguais Ferdinand de mon bavardage
-oiseux. Je lui imposais des inquiétudes humiliantes,
-je le forçais à tirer son génie terre à terre. Quelles
-inspirations sublimes ne lui ai-je pas fait perdre
-en le dérangeant avec mes torchons ! Quelles hautes
-pensées n’ai-je pas tuées ! »</p>
-
-<p>Elle se souvenait avec une prodigieuse précision
-des faits les plus insignifiants, des circonstances
-les plus éloignées où elle avait gêné son mari. Ce
-dimanche matin où elle l’avait obligé à quitter sa
-table de travail et où, de dépit, il était allé rincer
-des bouteilles à la cave !… Atteins donc le ciel,
-malheureux, dans des conditions pareilles !… Voilà :
-Ferdinand n’avait pas eu la femme qu’il lui fallait,
-la femme qu’il aurait méritée !</p>
-
-<p>Les larmes ruisselaient aux joues de Marthe ; tout
-son être accablé demandait pardon.</p>
-
-<p>Comme une coupable qui ne sait où cacher ses
-remords, elle erra dans la cuisine, puis dans la
-chambre des enfants ; elle ramassa les chaussons,
-qu’avant de sortir, selon l’habitude, ils avaient lancés
-à travers les meubles, sous les chaises et sous
-la toilette… Et les remords allaient : Pauvre Ferdinand !
-Pardon de n’être qu’une cuisinière…</p>
-
-<p>Elle se réfugia dans la chambre à coucher, mais
-aussitôt la grande glace de l’armoire s’empara
-d’elle… Oh ! alors ! Le visage fade d’employée
-d’ouvroir ! Les cheveux sans coquetterie ! Le peignoir
-fané sur la hanche forte… Oh ! alors ! Pardon
-de n’être pas plus jolie femme ! Pardon de ne
-savoir que l’étreinte totale ! Pardon d’avoir des
-spasmes si bêtes !…</p>
-
-<p>— Quoi ! miséricorde ! Est-ce qu’on ne sonnait
-pas encore une fois ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVII</h2>
-
-
-<p>Marthe hésita :</p>
-
-<p>— Si je n’ouvrais pas… Sans doute, c’est <i>elle</i>
-qui revient apporter de nouvelles blessures !</p>
-
-<p>Mais peut-on refuser de savoir ? C’était peut-être
-<i>elle</i> qui venait rétracter une partie de ses cruautés.</p>
-
-<p>Alors, le souffle en suspens, le dos peureux, la
-pensée morte, Marthe alla ouvrir.</p>
-
-<p>La porte jeta largement la réalité.</p>
-
-<p>Marthe demeura un instant interdite, immobile,
-aveuglée comme par l’irruption de ce soleil printanier
-qui dissout les nuages d’une flambée et qui,
-s’emparant souverainement de l’espace, délimite,
-situe et explique toutes choses.</p>
-
-<p>Puis, en un geste subit de résurrection, — parce
-qu’il le fallait, — sans comprendre exactement, — par
-instinct d’accueillir le succès après la défaite
-annoncée, — par instinct d’embrasser la vie, l’espoir,
-la réhabilitation, elle ouvrit les bras tout
-grands :</p>
-
-<p>C’était l’ami Griffon, avec son doux sourire
-d’aristocrate-né ; il tenait par la main un petit
-garçon, et il présentait une jeune femme aux yeux
-timides.</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. — 21392-11-04. — (Encre Lorilleux.)</p>
-
-
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LES OBSÉDÉS</span> ***</div>
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
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-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
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-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
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-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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