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-The Project Gutenberg eBook of Le chemin de velours, by Remy de
-Gourmont
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Le chemin de velours
- Nouvelles dissociations d'idées
-
-Author: Remy de Gourmont
-
-Release Date: March 13, 2022 [eBook #67620]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team
- at https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by The Internet Archive/Canadian
- Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHEMIN DE VELOURS ***
-
-
-
-
-
-
- REMY DE GOURMONT
-
- Le
- Chemin de Velours
-
- NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES
-
- Ni la contradiction n’est marque de fausseté,
- ni l’incontradiction n’est marque de vérité.
-
- Pascal.
-
- LE CHEMIN DE VELOURS (PASCAL ET LES JÉSUITES)
- LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ
- LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ
- VALEUR DE L’INSTRUCTION
- LA FEMME ET LE LANGAGE--L’IDÉALISME
- ANALYSES ET FRAGMENTS
-
- Onzième édition
-
-
- PARIS
- MERCVRE DE FRANCE
- XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
-
- MCMXI
-
-
-
-
-DU MÊME AUTEUR
-
-
-Roman, Théâtre, Poèmes
-
-SIXTINE.
-
-LE PÉLERIN DU SILENCE. Le Fantôme. Le Château singulier. Théâtre muet.
-Le Livre des Litanies. Pages retrouvées.
-
-LES CHEVAUX DE DIOMÈDE.
-
-D’UN PAYS LOINTAIN.
-
-LE SONGE D’UNE FEMME.
-
-LILITH, _suivi de_ THÉODAT.
-
-UNE NUIT AU LUXEMBOURG.
-
-UN CŒUR VIRGINAL. Couverture de G. d’Espagnat.
-
-COULEURS, _suivi de_ CHOSES ANCIENNES.
-
-HISTOIRES MAGIQUES.
-
-DIVERTISSEMENTS, _poésies complètes_, 1912.
-
-
-Critique, Littérature
-
-LE LATIN MYSTIQUE (Étude sur la poésie latine du moyen-âge) (Crès,
-éditeur).
-
-LE LIVRE DES MASQUES (Ier et IIe), gloses et documents sur les écrivains
-d’hier et d’aujourd’hui, avec 53 portraits par F. Vallotton.
-
-LA CULTURE DES IDÉES.
-
-LE CHEMIN DE VELOURS. _Nouvelles dissociations d’idées_.
-
-LE PROBLÈME DU STYLE. _Questions d’Art, de Littérature et de Grammaire_.
-
-PHYSIQUE DE L’AMOUR. _Essai sur l’instinct sexuel_.
-
-ÉPILOGUES. _Réflexions sur la vie_, 1895-1998; 1899-1901 (2e série);
-1902-1904 (3e série); 1905-1912 (volume complémentaire); 4 vol.
-
-ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, édition revue, corrigée et augmentée.
-
-PROMENADES LITTÉRAIRES (1re, 2e, 3e, 4e et 5e séries); 5 vol.
-
-PROMENADES PHILOSOPHIQUES (1re, 2e et 3e séries); 3 vol.
-
-DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Épilogues_, 4e série,
-1905-1907).
-
-NOUVEAUX DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Épilogues_, 5e
-série, 1907-1910).
-
-DANTE, BÉATRICE ET LA POÉSIE AMOUREUSE.
-
-PENDANT L’ORAGE.
-
-LETTRES A L’AMAZONE.
-
-PENDANT LA GUERRE.
-
-LETTRES D’UN SATYRE.
-
-LETTRES A SIXTINE.
-
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
-
-
-Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
-
-
-
-
-_PREMIÈRE PARTIE_
-
-LE CHEMIN DE VELOURS
-
- Il faut bien aviser à ne pas se noier, en voulant secourir ceux
- qui se noient.
-
- BALTASAR GRACIAN, _L’homme de Cour_, CCLXXXV.
-
-
-
-
-LE CHEMIN DE VELOURS
-
-
-I
-
-LES JÉSUITES ET LE GOÛT FRANÇAIS.--Les Jésuites ne sont pas au goût
-français. L’homme de France, et la femme surtout, veut que ses mœurs
-soient régies par une morale sévère, peut-être pour le plaisir d’avoir
-l’air de lui désobéir. Sa joie, qui sait se contenter d’apparences, est
-surtout de frauder et de braver. Il a l’esprit de contradiction. En
-presque tout il se conforme aux préceptes jésuitiques--si ce sont des
-préceptes, et particuliers aux Jésuites--mais il se veut idéalement plus
-haut que ses mœurs.
-
-Les Jansénistes non plus ne sont pas au goût français, mais pour des
-motifs opposés. C’est que la sévérité de leurs principes trop chrétiens
-a une tendance à passer d’emblée, dès qu’on les accepte, à
-l’application. Notre amusement n’est pas d’agir, mais d’en avoir la
-liberté. La licence dont on se plaint, on crie si l’autorité naïve la
-veut réprimer. Ceux qui défendent la religion avec le plus de force ne
-mettent jamais les pieds dans une église. La foi corrompt les meilleures
-causes. Il n’y a rien de plus odieux que la morale chrétienne défendue
-par un croyant. Il faut tout savoir comme si on ne savait rien, et
-douter de tout comme si on croyait à tout.
-
-Au fond de ce caractère, on discerne un sens inné de l’élégance, de ce
-que d’Aurevilly et Baudelaire appelaient le dandysme. Il lui plairait
-plutôt de paraître vicieux sans vices que vertueux sans vertu. Tartufe,
-selon les saisons, vient de Genève ou du Gesù. C’est le type qui nous
-choque le plus. Il faut que les passions politiques soient très ardentes
-pour que nous consentions à l’élire parmi nous-mêmes.
-
-L’indignation contre les Jésuites, quand les _Provinciales_
-popularisèrent leur théologie morale, ne fut pas celle de la vertu
-contre le vice. Jamais en France on ne se donna longtemps un tel
-ridicule. Ce fut celle d’un émancipé contre un tuteur trop indulgent.
-Les casuistes prenaient beaucoup de mal pour innocenter des méfaits qui
-n’étaient délicieux que par la grâce de l’esprit de contradiction. Les
-plaisirs permis sont les plus fades. Don Juan, en passe de recevoir des
-compliments sur ses bonnes mœurs, se trouva furieux, tel un mômier
-qu’insulte l’allusion à ses fredaines.
-
-De ce que l’accueil fait aux _Provinciales_ fut presque pareil chez les
-Jansénistes et chez les libertins, il n’en faudrait point conclure à une
-identité de sentiments intimes dans les deux groupes. Ce qui, pour un
-catholique indifférent, n’était que tartuferie inutile et lourde,
-blessait Jansénistes et Protestants ainsi qu’un outrage à la morale
-éternelle. Pascal, et quoique janséniste, a mis les cas de conscience en
-comédie; de Genève on voyait cela tel qu’un drame de douleur et de
-scandale.
-
-Voilà les deux points de vue. La persévérance des Protestants, qui égale
-celle de la taupe, a fini par faire prévaloir l’interprétation
-calviniste. Les derniers des Jansénistes français, réfugiés dans les
-bureaux de la Chambre, répètent encore la plainte indignée de l’auteur
-des _Jésuites mis sur l’Eschafaut_. Tous les gens simples et des hommes
-sages ont pris au sérieux les crimes de Suarez et de Tamburini,
-cependant qu’Escobar acquérait un renom immortel. Mais que vaut cette
-réputation?
-
-
-II
-
-ORIGINE DE CES RÉFLEXIONS.--La plupart des réflexions qu’on va lire sont
-antérieures aux polémiques d’aujourd’hui. Elles sont nées au hasard des
-lectures et des heures. Il a paru que l’occasion s’offrait assez bonne
-de les rédiger, de leur donner une forme. Ce qui n’occupait qu’un esprit
-désintéressé de tout, et intéressé à tout, pourra, dans les conjonctures
-présentes, amuser les incrédules et révolter les croyants. Il semble
-parfois que l’histoire ait été rédigée, en style «grand penser», dans
-l’île du docteur Moreau.
-
-
-III
-
-GÉNÉALOGIE DU JANSÉNISME.--Comme toutes les hérésies, ces actes de foi
-paradoxaux et démesurés, le Jansénisme naquit inattendu; c’est-à-dire
-qu’aux hérésies comme aux révolutions de la politique ou de l’art il
-faut un prétexte. Entre deux partis extrêmes, il y a toujours une
-opinion moyenne. On y rencontre, parmi une foule indécise et peureuse,
-quelques esprits trop critiques et qu’une passion unique n’incline pas;
-mais que la sensibilité de cette foule se trouve soudain blessée et la
-raison de cette élite soudain froissée, voilà des équilibres rompus. On
-a vu, lors d’une récente affaire, ces tombées brusques de la flèche, qui
-font songer aux balances du Dr Crookes impressionnées par l’inconscient.
-Le Jansénisme fut une affaire tellement semblable à la nôtre que c’en
-est humiliant. Les Jésuites, également innocents de l’une et de l’autre,
-pâtirent jadis et naguère. Cependant, la première histoire, bien plus
-désintéressée, fut bien plus bête. Il serait impossible de s’y distraire
-à cette heure, si elle n’avait fait deux victimes, Pascal et Racine, et
-si elle n’était devenue ainsi, au cours des années, l’une des phases les
-plus détestables de la longue folie humaine.
-
-Calviniste, l’aïeul des Arnauld, Antoine, fut touché de la grâce lors de
-la Saint-Barthélemy. Il abjura prudemment et mourut, léguant à ses
-enfants une foi équivoque où l’amour de Genève le disputait à la crainte
-de Rome. Les Arnauld avaient pour ami Duverger de Hauranne, abbé de
-Saint-Cyran, et ce Duverger maniait à sa guise l’esprit d’un certain
-Hollandais nommé Corneille Jansénius, évêque d’Ypres. Ce pauvre homme,
-s’imaginant avoir découvert la véritable doctrine de saint Augustin,
-rédigea sa trouvaille en un considérable in-folio nommé _Augustinus_. En
-ce temps-là on lisait les livres de théologie; c’était la nourriture de
-ces esprits qui aujourd’hui se repaissent avec ardeur de métaphysique
-sociale. Rome condamna. Antoine Arnauld approuva. Un brave homme,
-Nicolas Cornet, eut pitié des fidèles et voulut leur épargner l’énorme
-tome. Par son génie, l’_Augustinus_ fut résumé en cinq propositions,
-lesquelles, dépouillées du jargon théologique, se réduisent à cette
-incontestable vérité: l’homme n’est pas libre, tous ses actes sont
-déterminés.
-
-Mais il aurait paru un peu hardi de supprimer ainsi toute religion,
-toute morale, et telle n’était l’intention, ni de Jansénius, ni
-d’Arnauld, ni de leurs maîtres Augustin et Calvin.
-
-Le déterminisme est tempéré par la grâce. Il y a le bien et le mal.
-Livré à lui-même, l’homme suit son penchant, qui l’incline au mal;
-secouru par la grâce, il va au bien, avec une égale sûreté. Cette grâce,
-dont dépend la vertu et le salut éternel, il n’est pas au pouvoir de
-l’homme de lui résister; la grâce est toujours _nécessitante_.
-
-Cette notion de la grâce n’est pas absurde, si on la réduit à des
-proportions humaines, Dieu éliminé. La grâce alors c’est la force, c’est
-le talent, c’est le génie, c’est la beauté, l’esprit ou la belle humeur.
-La grâce est un fait, Renan employa plusieurs fois ce mot fort à propos.
-
-Mais, retirant la liberté à l’homme, saint Augustin et ses interprètes
-l’avaient laissée à Dieu. On arrivait ainsi à la notion d’un être,
-infini et tout puissant, créant expressément des êtres voués à la
-douleur éternelle. Nulle illusion n’était laissée aux hommes ni sur
-eux-mêmes ni sur le maître de leurs âmes. Tout effort vers le bien était
-inutile; une longue vie de dévouement et de foi était nulle devant le
-nouveau Baal. Ceux qui devaient être dévorés, Dieu les avait choisis et
-marqués de toute éternité.
-
-Rien ne blesse un homme civilisé comme la négation de son libre arbitre.
-La science elle-même échouera à détruire cette notion que l’humanité
-juge essentielle. Quand les hommes se croyaient destinés à la vie
-éternelle, la question était bien plus importante. Les Jésuites, prenant
-le parti de la liberté, ne faisaient que se ranger à l’opinion commune.
-Si Pascal n’eût pas fait dévier la polémique vers les cas de conscience
-et le casuisme, il était vaincu, malgré qu’il eût beaucoup plus d’esprit
-que le P. Nouet. Tout le monde était à peu près d’accord en France pour
-admettre que la grâce suffisante n’est refusée à personne, que le Christ
-est mort pour tous les hommes et que le ciel est ouvert à toutes les
-bonnes volontés. Cette religion modérée est compatible avec la
-civilisation; elle peut devenir aimable, si le clergé est fin et doux. A
-la porte fermée du calvinisme, les Jésuites avaient depuis longtemps
-opposé la porte ouverte et, de la naissance à cette porte bienheureuse,
-étendu pour les âmes délicates un beau tapis. La voie douloureuse était
-devenue _le chemin de velours_.
-
-
-IV
-
-LA PHILOSOPHIE DES JÉSUITES.--Elle se résume bien dans le titre de
-l’ouvrage du P. de Sarrasa, _l’Art de se tranquilliser dans tous les
-événements de la vie_[1]. L’intérieur du tome n’est pas moins édifiant:
-«Pour parvenir à une joye constante et durable, il faut faire choix d’un
-chemin que l’on puisse faire avec plaisir. Il faut bien se garder de
-donner dans des détours et dans des voyes épineuses, qui répandent du
-désagrément sur le voyage que l’on doit faire pour arriver au pays de la
-joye...» Et il nous sert l’exemple du marin qui, s’il n’a échappé
-qu’avec peine à la tempête, se réjouit sans doute d’être arrivé au port,
-mais garde en son bonheur présent l’amertume d’un fâcheux souvenir. «De
-là je conclus que, pour rendre notre joye durable, nous devons choisir
-des moyens auxquels un certain contentement soit attaché[2].» Voilà bien
-la philosophie des Jésuites: le chemin de velours.
-
- [1] On suit l’édition française de Strasbourg, 1752. Sarrasa était un
- Espagnol des Flandres, né à Nieuport en 1618. Son livre parut en
- 1664, à Anvers, chez Jean Meursius, sous ce vrai titre qui a été
- médiocrement traduit: _Ars semper gaudendi_.
-
- [2] Page 7.
-
-Sarrasa n’est point sot d’ailleurs. Il sait que tels qui feignent de
-fuir les plaisirs ont avec eux des rendez-vous secrets. «Ceux qui de
-jour paraissent les plus chastes et les plus remplis de pudeur sont de
-nuit, quand personne ne les voit, les plus impudiques et courent après
-toutes les voluptés auxquelles le jour n’est pas favorable[3].» Il n’est
-dupe de rien, pas même des scrupules de conscience, leur attribuant une
-origine purement physique: «Si la mauvaise constitution du sang cause
-des scrupules, il faut la rendre plus fluide. C’est par là qu’on ôte la
-nourriture aux scrupules. Nous n’avons pas besoin de donner ici les
-remèdes qui sont bons à cela. Ce serait empiéter sur les droits de mes
-sieurs les médecins.» Il déconseille le jeûne, les mortifications, les
-longues veillées de prières. «L’estomac vide, dit-il prestement, cause
-dans les scrupuleux le même effet que la bourse vide cause dans les
-autres. L’un et l’autre affaiblit l’âme et dérange l’imagination[4].»
-Sarrasa sait qu’une bonne conscience accompagne nécessairement une bonne
-santé. Ce Jésuite s’intéresserait aujourd’hui à la psychophysiologie. Il
-aurait suivi le cours de M. Ribot au collège de France.
-
- [3] Page 228.
-
- [4] Page 369.
-
-C’est d’ailleurs un médiocre. Il n’en est peut-être que plus
-représentatif. On ne verrait pas bien au contraire par quel moyen
-rattacher Baltasar Gracian à l’esprit jésuite, s’il n’avait, lui aussi,
-étendu sous nos pieds un tapis fleuri et doux. Voyez cet art de jouir de
-la vie ramassé en quelques lignes:
-
-«_Ne point vivre à la haste._--Savoir partager son temps, c’est savoir
-jouir de la vie. Il reste beaucoup de vie à plusieurs, mais la félicité
-de la vie leur manque. Ils gaspillent les plaisirs (car ils n’en
-jouissent pas), et quand ils ont été bien avant, ils voudraient pouvoir
-retourner en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui ajoutent à
-la course précipitée du temps l’impétuosité de leur esprit. Ils
-voudraient dévorer en un jour ce qu’ils pourraient à peine digérer en
-toute leur vie. Ils vivent dans les plaisirs comme gens qui les veulent
-tous goûter par avance. Ils mangent les années à venir, et comme ils
-font tout à la haste, ils ont bientôt tout fait. Le désir même de savoir
-doit être modéré pour ne pas savoir imparfaitement les choses. Il y a
-plus de jours que de prospérité. Haste-toi de faire et jouis à loisir.
-Les affaires valent mieux faites qu’à faire et le contentement qui dure
-est meilleur que celui qui finit[5].»
-
- [5] _L’Homme de Cour_, traduction Amelot de la Houssaye, maxime
- CLXXIV.--Il n’y a pas d’ouvrage de Baltasar Gracian ainsi appelé.
- Amelot a réuni sous ce titre les maximes de l’_Oraculo Manual y Arte
- de Prudencia_ à quelques fragments du _Heroe_ et du _Discreto_.
-
-Ce fragment appartient bien à la philosophie des Jésuites. Baltasar
-Gracian est un grand écrivain, quelque chose peut-être comme le
-Machiavel de la vie pratique. Il abonde en maximes serrées, nettes,
-tranchantes:
-
-«Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur.
-
-«Il n’y a pas de plus grande seigneurie que celle de soi-même.»
-
-Il est dur, hautain, ironique. Voici quelque chose de si fort qu’on ose
-à peine le transcrire, en un temps sentimental:
-
-«_Connaître les gens heureux, pour s’en servir, et les malheureux pour
-s’en écarter._--D’ordinaire le malheur est un effet de la folie: et il
-n’y a point de contagion plus dangereuse que celle des malheureux. Il ne
-faut jamais ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient toujours
-d’autres après, et même de plus grands, qui sont en embuscade. La vraie
-science au jeu est de savoir _écarter_. La plus basse de la couleur qui
-tourne vaut mieux que la plus haute de la partie précédente.»
-
-Voilà, semble-t-il, un excellent commentaire du _gloria victis_, cette
-imprudente devise des chrétiens, des lâches et des maladroits. L’école
-de ce jésuite est celle de la dignité et de la force. Il est donc
-prudent de ne pas insister,--ne fût-ce que pour suivre mieux son
-précepte.
-
-L’ordre des Jésuites a compté beaucoup d’hommes remarquables, et peu de
-grands hommes. Cela se comprend. Quand ils ont paru, le génie n’était
-plus religieux. Les trois maîtres de l’intelligence au XVIe siècle
-évoluent au-dessus de la religion. Ni Érasme, ni Rabelais, ni Montaigne
-ne prirent parti dans les querelles de la Réforme. Cela se passait sous
-leurs pieds, comme dans les galeries d’une fourmilière. Hommes de foi et
-rien de plus, Luther et Calvin avaient les cervelles de leur état,
-cervelle de moine, cervelle de curé. La plupart des Jésuites ont des
-cervelles de curé; il serait sot de s’en étonner. Ce sont des prêtres
-plus avisés que le vulgaire clerc, mais prêtres avant tout et bornés par
-leur croyance. Leur épanouissement est au XVIIe siècle. Ils sont partout
-et fleurissent partout. A Pascal qui les calomnie s’oppose, en Espagne,
-Gracian qui les illustre. Aucun Janséniste de bataille, Pascal excepté,
-n’est supérieur aux polémistes de la compagnie. Mais les grands esprits
-manquent ici et là: Descartes n’avait pas d’opinion sur la grâce.
-
-Le Jésuite est un être optimiste de sa nature. Son but est le bonheur.
-Il y croit et le veut, non pas seulement après la mort, mais aujourd’hui
-même. Ce bonheur, qu’il poursuit et qu’il atteint, est le bonheur
-passif: n’avoir plus de volonté. De là l’obéissance.
-
-Mais ceci n’est pas nouveau. Depuis qu’il y a des sectes, le sectateur
-est un être d’obéissance. La constitution de tous les moines et frères
-d’Orient et d’Occident est fondée sur l’obéissance. Ni le sectateur ni
-le moine cependant ne sont des passifs. Le moine est souvent un révolté;
-l’orgueil le travaille; il souffre de ses liens plus que de ses
-privations. Il y eut des schismes de Franciscains, du vivant même de
-saint François; tous les grands ordres religieux se sont coupés en
-groupes rivaux; seuls les Jésuites sont restés unis et uniques. C’est
-qu’ils ont su transformer la vieille obéissance monacale et trouvé la
-volupté suprême là où les autres n’avaient senti que les nœuds de la
-corde. Le point capital de la psychologie du Jésuite est là.
-
-L’homme se figure être libre et tire de cette illusion de la joie et de
-la fierté.
-
-Cependant tous nos actes, quelle qu’en soit l’apparence, sont des actes
-d’obéissance. Le motif le plus fort l’emporte toujours. Des philosophes
-se sont imaginé que nous pouvions créer des motifs. Si c’est _ex
-nihilo_, rien de plus absurde; si ces motifs sont des combinaisons de
-motifs préexistants au moment de la décision, la règle générale leur est
-applicable. Dans la combinaison où entrent des motifs de diverses
-natures, les motifs homogènes se grouperont nécessairement pour former
-des principes déterminants. Qu’il soit une somme, qu’il soit une unité,
-que les poids soient d’un bloc ou en poudre, le plateau qu’il écrase
-cède. Il détermine parce qu’il doit déterminer. Il se fait obéir parce
-qu’il est le plus fort. Toute la psychologie se réduit au principe
-d’identité et tous les raisonnements à la formule: a = a.
-
-Nous n’avons donc pas besoin de prononcer de vœux pour vivre dans
-l’obéissance. C’est notre état naturel. Mais celui même qui n’est pas
-dupe de l’illusion générale est dupe de l’illusion personnelle. Il est
-rare que l’acte soit déterminé instantanément, sans conflit; qu’il y ait
-un seul motif, ou, parmi d’autres, un motif assez puissant pour écraser
-aussitôt tous les autres, assez éclatant pour les éclipser dans la
-seconde. Les conflits sont la règle; tant qu’ils durent, nous jouissons
-de l’angoisse et du plaisir, selon les tempéraments, d’avoir à prendre
-une décision. L’angoisse est sans doute un signe de dégénérescence; le
-plaisir, un signe de santé. Il n’y a pas de cas de conscience pour un
-esprit normal, ni d’idée de devoir, ni de remords, autant de tares ou de
-fêlures. Plus la décision se fait attendre, plus l’état devient
-désagréable et plus l’esprit est malsain: mais aussi plus est vive
-l’illusion de la liberté. L’idée du libre arbitre est essentiellement
-une idée de malade. Une intelligence bien portante n’a pas le temps de
-tirer du conflit une telle conclusion; c’est la besogne des
-valétudinaires.
-
-Cela, nous le sommes tous plus ou moins; et les moins malades vivent
-encore malaises, opprimés par une religion étrangère à leur race. Tous
-les efforts des Européens pour adapter à leur organisme les dogmes
-chrétiens ont été inutiles. Même sous la forme romaine, la moins
-dangereuse, ils restent un obstacle à la force, c’est-à-dire à la beauté
-de la vie. Le christianisme est une machine à donner des remords, parce
-que c’est une machine à diminuer la souplesse et à refréner la
-spontanéité des réactions vitales. On peut parler objectivement du
-christianisme, puisque c’est une des religions qui sont pratiquées par
-des races étrangères à leur naissance. Et c’est même la seule qui,
-rejetée comme impraticable par ses créateurs, ait en même temps trouvé
-du crédit dans le monde. Quel triomphe pour les Juifs d’avoir forgé pour
-la multitude des Philistins un pareil instrument de dégénérescence! Il
-est vrai qu’ils ne le firent pas exprès; mais les grandes choses ne sont
-jamais le fruit de la volonté consciente. L’invention, fort curieuse, et
-qui a réussi, doit donc rester à leur honneur.
-
-Partout où les Protestants ont eu le dessous en Europe dans leurs
-tentatives de réaction évangélique, ils se sont réclamés de ce qu’ils
-nomment la tolérance. Leur argument est que la religion serait un fait
-de conscience. Son domaine serait l’intimité. On croit comme on aime et
-l’homme n’est point coupable des mouvements de son cœur. Cette
-déclaration peut être vraie, relativement à notre état sentimental; mais
-si l’on cherchait une preuve de la fausseté, c’est-à-dire de l’illogisme
-du christianisme, elle la fournirait par la même occasion. Loin
-d’appartenir au domaine de la conscience, la vraie religion est un fait
-purement social, purement extérieur. Les processions, les chants, les
-jonchées de fleurs, tout ce qui est fête, joie et prodigalité, voilà les
-formes de la religion normale. Le reste est plaisir morose et
-passe-temps de malade. La prière même doit être publique et sa
-manifestation la plus saine est le don et l’ex-voto. Quand une religion
-est professée par la race qui la créa, elle est sociale au même degré
-que toutes les autres coutumes; elle ne compte pas plus d’hérétiques que
-n’en comptent les usages nuptiaux ou mortuaires. Mais si c’est un apport
-de conquérants ou de missionnaires, tôt ou tard les hérédités soumises
-se révoltent. Ce n’est pas la conscience, c’est la chair qui regimbe,
-sur les bords de la Seine, contre un dogmatisme venu de Jérusalem. A la
-moindre défaillance du clergé le rire gagne les fidèles, ou la colère;
-on se demande les uns aux autres: Pourquoi? Des espérances
-particulières, douteuses ou timorées, donnent naissance à toutes sortes
-de petites hérésies; la religion intérieure est créée, et inaugurée la
-période de dissolution religieuse.
-
-En devenant intérieure et individuelle, la religion suscite dans les
-esprits une inquiétude particulière, le scrupule. Toute maladie appelle
-des spécialistes. Quand il porte sur la croyance, le scrupule est soigné
-par le théologien; quand il s’attaque aux actes, on a recours au
-casuiste. Les Jésuites surgirent au bon moment pour devenir les médecins
-et les chirurgiens de la maladie religieuse.
-
-Mais ces médecins se recrutaient parmi les hommes les plus malades, les
-plus hésitants et les plus scrupuleux, les plus religieux. Avant de
-soigner les autres, ils avaient besoin d’un remède énergique. Ignace de
-Loyola vint et leur offrit l’obéissance passive, le _perinde ac
-cadaver_. Ce philtre sauva des milliers d’hommes valeureux auxquels il
-ne manquait pour agir que l’impulsion d’une volonté. Témoins de la lutte
-que se livraient en eux-mêmes des motifs contradictoires, ils se
-sentaient impuissants à susciter un vainqueur. En abdiquant ce soin, en
-acceptant comme principe un mobile extérieur à leur conscience, n’ayant
-plus qu’à obéir sans scrupule, les scrupuleux furent des hommes
-d’action.
-
-Quel homme extraordinaire que ce Loyola, quel créateur d’énergie, et
-quel génie psychologique! Nul avant lui n’a compris, et nul peut-être
-depuis, que ce qui fait la faiblesse de l’homme, c’est sa volonté
-propre. Un homme sans volonté, s’il est bien portant et de moyenne
-intelligence, est apte à presque toutes les besognes, à presque tous les
-emplois. Dans une race, tous les individus sont égaux comme instruments,
-et les plus mauvais sont encore capables d’un bon service. La tare est
-la conscience qui crée l’indécision, la paresse, la gaucherie, et qui
-altère la volonté. Or, une volonté malade rend l’homme impropre à
-l’action et en fait un être dangereux pour soi et pour autrui. La
-conscience ôtée, tous les hommes seraient utilisables, comme les
-chevaux, comme les chiens ou les rennes. Mais l’état d’homme est lié à
-l’existence de la conscience. L’homme est un animal qui a le privilège
-de se regarder agir; et plus il est ancien dans la civilisation, plus il
-est cultivé, plus il se regarde avec complaisance. Il semble aussi que
-l’intelligence, qui est fort variable, se maintienne dans un certain
-rapport avec la conscience psychologique, qui est également variable. Il
-ne s’agit donc pas d’abolir la conscience, ce qui d’ailleurs est
-impossible, mais d’éluder sa mauvaise influence. La conscience contamine
-la volonté, principe ou avant-coureur de l’acte; on amputera la volonté
-propre pour greffer à sa place, dans la série, une volonté extérieure.
-
-Un homme nouveau est créé.
-
-Quel est son état? Nous pouvons l’apprécier sans avoir vécu sous la
-domination du vœu d’obéissance. Il n’est aucun homme, si puissant qu’il
-soit, ou si volontaire, qui ne l’ait éprouvé parfois. Que l’on songe à
-la sensation des premières heures de chemin de fer lors d’un voyage
-entrepris sans soucis, par caprice. La volonté est abolie par le fait
-même de son inutilité provisoire, aucun acte n’étant permis; n’ayant
-aucun conflit à surveiller, la conscience sommeille: le plaisir que nous
-goûtons alors est évidemment celui que nous donne l’absence de
-responsabilité dans le mouvement. Ce plaisir est pour beaucoup dans le
-goût des voyages; il pousse même aux voyages factices, dont les chevaux
-de bois sont le type. Agir et vivre dans le désintéressement de celui
-qui n’agit pas, c’est peut-être le bonheur parfait.
-
-On s’étonne qu’il y ait en France cinquante ou soixante mille religieux.
-Si peu, cela prouve la force de résistance de la race et sa jeunesse. Au
-Thibet et en Mongolie, la moitié des hommes sont religieux; il y a des
-monastères de six et huit mille moines. Nul opium n’est comparable au
-vœu d’obéissance; nul esclavage d’amour heureux ne donne une pareille
-béatitude.
-
-Mais le Jésuite n’est ni un moine bouddhiste, ni même un Chartreux; le
-Jésuite est un homme d’action. Sa volupté n’est pas celle du fumeur
-d’opium; elle n’est pas non plus celle du passager, ni celle du voyageur
-souriant au paysage; c’est plutôt celle du soldat de carrière et de
-goût, d’un soldat qui serait doux, fin, souriant, ferme à son devoir,
-d’obéissance passive, joyeuse et discrète.
-
-Pour marcher sans glisser sur le chemin de velours, il faut s’être
-libéré les épaules du fardeau de la volonté.
-
-
-V
-
-LE PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE.--Il ne faut jamais s’attendre à trouver un génie
-complet, un dieu. L’homme est un homme, c’est-à-dire un animal dont la
-seule supériorité sur les autres animaux est la diversité des aptitudes.
-Cette supériorité fait supposer qu’il y aura des contradictions. Le
-génie augmente une aptitude, dessèche les autres. Pascal, génie de
-science, de rigidité, de raisonnement, de clairvoyance logique, devient,
-s’il aborde la théologie, construction de subtilité, le plus morose des
-fanatiques. Sa théologie s’enchaîne comme la géométrie. Le malheureux,
-dans la droiture de sa logique, traite selon les principes d’Euclide une
-matière variable, obscure, modelée sur la psychologie instable des
-hommes.
-
-A ses coups de boutoir, le Jésuite biaise. Comment ferait-il? Il est en
-l’air, mal appuyé, mal en défense, armé d’une épée de hasard,--contre un
-adversaire emmuré dans la cotte de mailles du syllogisme, ferme sur ses
-étriers, mobile, porté çà et là soudain par la fougue de son cheval,
-Mauvaise-Foi, et pointant Donc, sa lance de douze coudées.
-
-Mettons que Pascal s’amuse. Il joue au chat et à la souris. A chaque
-partie de jeu, il croque un Jésuite, pour finir. Il le croque, si nous
-le permettons. Je crois bien qu’il en est des _Provinciales_ comme de la
-plupart des anciens livres célèbres; on les admire de confiance et on
-s’y amuse par prétérition.
-
-«Nous soutenons donc, dit le Jésuite (IVe Lettre), comme un principe
-indubitable «qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous
-donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal, qui y est, et
-une inspiration qui nous excite à l’éviter.» M’entendez-vous maintenant?
-
-«Étonné d’un tel discours...» C’est Pascal qui reprend, mais c’est nous
-qui sommes étonnés, car la sentence du Jésuite est des plus nobles et
-des plus humaines. Elle équivaut à dire que, pour être coupable, il faut
-avoir agi avec discernement, avec la conscience de violer une loi
-morale, une loi divine, une loi civile. Mais Pascal pense en géomètre;
-il sépare l’acte de l’acteur, juge que, tracé de travers par un aveugle
-ou par un voyant, le cercle n’en est pas moins déformé. Il faut refaire
-la figure, mais d’abord couper la main malhabile, afin de parer à de
-futures erreurs.
-
-Cette quatrième _Provinciale_, si elle n’était lugubre, serait bête
-comme une parade de Tabarin. Quelle humiliation pour l’esprit humain de
-voir un Pascal tombé si bas que d’être obligé, pour triompher,
-d’imaginer un adversaire stupide! Mais le Jésuite obtus, qui tremble
-sous la grande lance, dès qu’il parle, on est de son avis. Il ne croit
-pas, cet homme simple, que le Dieu qu’il sert veuille condamner les
-coupables sans les entendre, ni qu’il y ait des coupables là où il y a
-des ignorants et des pauvres d’esprit.
-
-Qu’elle est démodée, cette ironie chrétienne des _Provinciales_! Par
-exemple (Lettre IVe):
-
-«Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi les gens! Les autres
-apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles; mais vous
-montrez que celles qu’on aurait crues le plus désespérément malades se
-portent bien. O la bonne voie pour être heureux en ce monde et en
-l’autre! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus qu’on
-pensait moins à Dieu; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une
-fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures
-pour l’avenir.»
-
-Otez l’ironie, et ce morceau est parfait. Mais ôter l’ironie, c’est
-prendre l’envers de la pensée de Pascal. On obtient du Nietzsche:
-
-«Quand on a pu gagner une fois sur soi de ne plus penser du tout à Dieu,
-toutes choses deviennent pures pour l’avenir.» Ainsi parlait
-Zarathoustra.
-
-Le péché par ignorance, atténué ou effacé, c’est ce que l’on a raillé
-longtemps sous le nom de «péché philosophique». Les ennemis des Jésuites
-y trouvent encore un bon prétexte à d’hypocrites indignations; cependant
-que, reprenant les principes méprisés de Suarez et d’Escobar, ils
-donnent à l’ignorance invincible le nom plus nouveau et moins pur
-d’irresponsabilité.
-
-Transporté dans le domaine des codes, le péché philosophique n’est autre
-chose que le crime ou le délit perpétré avec inconscience ou
-demi-conscience.
-
-Les Jésuites ne croyaient guère à la responsabilité du pécheur; pas plus
-que le philosophe d’aujourd’hui ne croit à la responsabilité du
-criminel. Mais le théologien pouvait excuser le pécheur et l’absoudre,
-ce que le philosophe ne peut conseiller à la loi envers le criminel. Les
-conclusions diffèrent; les principes sont les mêmes.
-
-Il serait bien étonnant que, pendant deux ou trois siècles, des
-centaines d’hommes d’étude eussent remué toute la psychologie du pécheur
-sans en tirer quelques idées neuves et justes. Les Jésuites ont fait en
-ce domaine beaucoup de petites découvertes. Une des meilleures fut
-précisément celle de l’ignorance invincible. Établir l’irresponsabilité
-morale de l’homme, à l’heure même où l’on donnait une volonté aux bêtes,
-où les fables propageaient la vieille légende de leur supériorité, à
-l’heure où l’on faisait encore des procès criminels aux animaux
-nuisibles, excommuniés par les évêques, proclamer qu’en beaucoup de cas
-il peut y avoir péché ou délit sans coupable, ce fut un acte d’audace
-intellectuelle et de probité scientifique.
-
-L’axiome théologique du P. de Rhodez «que le péché ne saurait être plus
-grand que la conscience ne le dicte», ce serait peut-être un bon point
-de départ pour une discussion philosophique sur la Loi. On arriverait,
-il semble, à cette conclusion, que, loin de proclamer tous les hommes
-égaux devant elle, il faudrait dire: «Les hommes sont inégalement
-responsables devant la loi.» C’est d’ailleurs le principe des
-circonstances atténuantes, de l’excuse, de la loi de sursis. Mais les
-Jésuites allaient bien plus loin, jusqu’à dire que la loi morale doit se
-désintéresser des cas inguérissables, des consciences invinciblement
-obscures. Comme ils partent de l’observation, de l’examen critique de la
-vie, ils ne se trompent presque jamais. Ceux qui parlent de la loi, de
-l’impératif, de l’absolu, les aprioristes en un mot, se trompent presque
-toujours et si leur dogme coïncide avec la réalité, c’est par hasard, et
-parce que tout arrive.
-
-La multiplicité des cas de conscience discutés par les casuistes montre
-clairement qu’à leur idée il y a autant de morales que d’individus ou du
-moins que de groupes de caractères ou de tempéraments. La morale
-vulgaire, chrétienne (puisqu’il n’en est pas d’autre), est un frein que
-l’on serre indifféremment aux montées et aux descentes. Quelques-uns
-s’en trouvent assurés; d’autres paralysés. Les victimes du vice ne sont
-peut-être pas plus nombreuses que les victimes de la vertu. Mais cette
-idée de vertu, quelle bulle! N’est-il pas clair qu’un accès de colère
-serait pour un flegmatique un acte de vertu, c’est-à-dire de réaction,
-et pareillement un acte de débauche, pour un frigide? Et tout au
-contraire la tempérance sera l’effort et la vertu des fougueux, mais des
-fougueux seuls. Voilà le double point de vue, avec ses nuances et
-combinaisons comme à une rose des vents, pour regarder les actes humains
-et en juger. La morale abstraite est rétrograde; elle rejette les hommes
-d’aujourd’hui vers l’imitation d’un caractère ancien. Parce qu’un
-charpentier de Judée, tout de rêves et de paroles, fuyait les femmes ou
-ne les voulait que servantes, on a imaginé que l’amour est un crime; et
-parce qu’il vivait en parasite, que l’argent est mauvais; et parce qu’il
-était humble d’origine, que l’orgueil de race et de famille est
-ridicule; et ainsi, il y a les sept péchés capitaux que d’autres
-appellent maintenant les sept vertus théologales, et réciproquement.
-Mais il ne faut pas créer par esprit de contradiction un absolu
-antinomique à l’absolu chrétien. Il n’y a que des accidents. Il y a des
-cas de conscience; il n’y a pas de morale; il a des maladies, et
-quelques remèdes.
-
-
-VI
-
-PASCAL ET LA SCIENCE.--Pascal n’était pas destiné à la dévotion. Mais
-dès qu’il y fut entré, sa logique le poussa aux extrêmes. «Sa sœur, dit
-Tallemant, religieuse à Port-Royal de Paris, lui donna de la familiarité
-avec les Jansénistes: il le devint lui-même.» Comme Pascal, Jacqueline
-était une précoce. Dès douze ans elle faisait des vers; elle jouait la
-comédie, et très fûtée. _Le Prince déguisé_, de Scudéry, où elle brilla
-devant Richelieu, lui valut la grâce de son père. Le cardinal la prit
-sur ses genoux, lui disant: «Tu es trop aimable, on ne peut rien te
-refuser.» Pascal avait alors onze ans. Euclide allait lui tomber sous la
-main. Il lut et il comprit. C’est là le miracle; mais il ne découvrit
-pas la géométrie, comme l’enseigne la légende. Le Pailleur, qui reçut la
-confidence de la stupeur d’Étienne Pascal, était mathématicien et
-débauché, homme intègre d’ailleurs. On voit le milieu. Il est honnête
-sans rigidité.
-
-Les Arnauld étaient plus singuliers. Robert, M. d’Andilly, était
-médiocre en tout, sauf en amour. Sa femme a conté leurs nuits, d’où
-Tallemant suppose qu’elle n’a pu les conter qu’à un galant: «Cet homme
-(M. d’Andilly) était un des plus grands abatteurs de bois qu’on pût
-trouver, mais il faisait cela de la façon la plus incommode du monde. Il
-la poussait la nuit, «_Cataut! Cataut!_», la réveillait en lui disant:
-«C’est pour l’acquit de ma conscience.» Puis, avant que d’en venir plus
-avant, il faisait une prière à Dieu, pour sanctifier l’œuvre de la
-chair, et cela le prenait quelquefois six ou sept fois en une nuit[6].»
-La pauvre femme en mourut. M. d’Andilly, empêché de courir par ses
-principes religieux, devint «frôleur»; «il allait voir les femmes et les
-embrassait charitablement un gros quart d’heure.» Il était brusque et
-même brutal, donnait des coups de poing en parlant. Voilà un des
-fondateurs du Jansénisme. Il se jeta à la macération par terreur de
-l’enfer.
-
- [6] TALLEMANT, 2e édit. de Monmerqué, IV, 68.
-
-Antoine, dont le surnom qui en fait le Grand Arnauld semble une
-dérision, avait une tête scolastique. C’était un fort disputeur; tout
-lui était bon: la logique, la grammaire, la théologie, la philosophie,
-la science, la galanterie. Il attaqua en même temps les Jésuites et les
-Protestants; mais sa grande haine était pour les novateurs. La science
-l’importunait. Après avoir vilipendé Descartes, Huygens et Malebranche,
-il s’attaqua à Pascal, mais par la douceur. Il tendit des filets
-onctueux. Pascal englué, il le travailla, l’amollit, lui enleva sa foi
-en l’intelligence et sa confiance dans la volonté. Tout aux mains
-d’Arnauld et de Dieu, Pascal en arriva à se reprocher comme du temps
-perdu les rares instants que, dans une poussée de son génie, il donnait
-encore à la science! Le Jansénisme ne serait qu’un accident dans
-l’histoire des aberrations humaines s’il n’avait dévoré une si belle
-proie. Mais cela compte d’avoir réduit à l’état de diseur de chapelets
-le plus bel esprit scientifique du XVIIe siècle. Cette victoire ne
-permet pas qu’on oublie Port-Royal.
-
-Comme il faut du ridicule au début de toutes les hérésies; comme, pour
-décider Luther, il faut qu’il entende un prêtre romain travestir à
-l’autel les paroles de la consécration et dire: _Panis es et panis
-manebis_, il faut, pour déterminer le jansénisme, la vue de la trop
-belle gorge de Mme de Guéméné. Tallemant en fait le conte: «Voici
-l’origine de cette secte, qu’on appelle les Jansénistes, et qui fait
-aujourd’hui tant de bruit. La marquise de Sablé dit un jour à la
-princesse de Guéméné: «qu’aller au bal, avoir la gorge découverte et
-communier souvent ne s’accordent guère bien ensemble;» et la princesse
-lui avant répondu que son directeur, le P. Nouet, jésuite, le trouvait
-bon, la marquise la pria de lui faire mettre cela par écrit, après lui
-avoir promis de ne le montrer à personne. L’autre lui apporta cet écrit;
-mais la marquise le montra à Arnauld, qui fit sur cela le livre de _la
-Fréquente Communion_.» Voilà l’homme qui mania Pascal; il avait de
-l’adresse et ce génie du polémiste de profiter de toute occasion.
-
-Pour lire _les Pensées_ avec toute la douleur qu’elles exigent, il faut
-regarder Pascal au fond d’une basse-fosse. La foi le mure mieux que des
-pierres et le détient mieux que des chaînes; la foi lui cache le jour,
-lui refuse l’air. Il devient à moitié fou; la terre s’ouvre devant lui
-et il voit sortir de la fente des flammes et des diables. Les amulettes
-vulgaires de l’Église ne lui suffisent pas; il lui en faut de
-particulières pour rassurer son tremblement. Arnauld, avec la bêtise du
-fanatique, juge que son œuvre est bonne, et sourit. Pascal subit ce
-sourire; il l’aime; c’est sa seule lumière. Sous cet encouragement, il
-tente une apologie du christianisme. On croit trouver dans _les
-Pensées_, à côté des raisons du chrétien, les traces d’une raison très
-libre. C’est une illusion. Tout ce qui supporte cette interprétation
-n’est qu’objection provisoire ou ironie. Pas une ligne, si l’on veut
-respecter le Pascal chrétien, ne doit se retourner contre la citadelle
-qu’il défend. Tout ce qui est demeuré de l’apologie interrompue attaque
-le libre examen, la liberté, la nature, la science. En lisant,
-souvenez-vous que celui qui a écrit votre lecture croyait sans
-défaillance à Dieu, à l’âme, à l’enfer, au ciel, à la prédestination, à
-l’inutilité des œuvres, à la grâce nécessitante. S’il vous dit: «Vérité
-en deçà des Pyrénées, erreur au delà,» il n’allègue que les vérités
-humaines qu’il méprise et qui ne sont pour lui que des erreurs; car il
-croit à la Vérité, à l’absolu, à la prédestination, au ciel et à
-l’enfer. Ce n’est pas un homme qui se construit des preuves en rempart
-contre les assauts du doute. Il est assuré, il a la foi. Sa seule
-inquiétude, c’est de savoir s’il a la grâce; s’il avait la grâce, tout
-lui serait égal, parce que la grâce, dès qu’elle est, elle est toujours
-nécessitante.
-
-Mais s’il était permis de repousser le registre de l’ironie, de
-transposer, selon le mode naturel, ces profondes mélodies
-philosophiques! S’il était permis de considérer les objections comme des
-aveux de l’inconscient! Et enfin, si l’on osait rejeter de ces pages
-tout le dogme et tout l’amour, toutes ces effusions qui montent vers
-rien, toute cette théologie qui tourne en procession autour du néant!
-Une telle œuvre ne serait plus l’œuvre du Pascal chrétien, du prisonnier
-d’Arnauld. Peut-être serait-elle l’œuvre du Pascal vrai, du fils sévère
-de Montaigne, du frère intellectuel de Descartes? On a imaginé un
-recueil arbitraire qui s’appelle _Montaigne chrétien_. Cela nous paraît
-bouffon, parce que Montaigne n’était pas chrétien, et aussi parce que le
-christianisme ne manque vraiment pas d’apologistes. Un Pascal philosophe
-serait moins absurde, parce que _les Pensées_ sont l’œuvre d’un
-converti, d’un déchu, et que l’on peut supposer sous la couche
-chrétienne un granit originel. Décrépir _les Pensées_, ce serait
-peut-être ôter le badigeon qui recouvre des pierres sculptées. On
-verrait ce que Pascal aurait pensé si, au lieu de se retirer à
-Port-Royal, il avait été rejoindre Descartes en Hollande.
-
-La conversion de Pascal ne fut pas un calcul. Il montra toujours une
-grande droiture, même dans _les Provinciales_, dont les mensonges sont
-imputables aux seuls Jansénistes. Le P. Daniel l’a reconnu volontiers[7]
-et les manuscrits de Tallemant sont venus confirmer le fait[8]: «Ces
-Messieurs de Port-Royal lui donnaient la matière et il la disposait à sa
-fantaisie.» Si cela avait été un calcul, il n’aurait pas été mauvais, au
-point de vue du monde. La conversion de Pascal tourmenta son génie et
-augmenta sa réputation. Les Jansénistes, sûrs qu’il leur appartenait et
-qu’il ne recommencerait pas, vantèrent sa précocité jusqu’au ridicule.
-L’histoire de l’invention de la géométrie faisait rire ceux qui savent
-ce que c’est que la géométrie. Descartes lui contestait la découverte de
-la pesanteur de l’air, assurant que l’expérience du Puy-de-Dôme n’avait
-été faite que sur ses propres indications et à sa prière. Port-Royal
-soigna la gloire de son protégé et c’est peut-être à cause de Pascal
-qu’Arnauld imagina de quereller Descartes. C’était l’enfant d’adoption
-d’une secte assez puissante pour résister au pape et soutenue par tout
-le protestantisme étranger. Il y a là-dessus une bien jolie anecdote
-dans le P. Daniel[9]. Comme on s’étonnait, dans une société, de la fable
-de la géométrie, quelqu’un dit «que c’était encore très peu de chose que
-cette hyperbole, quelque outrée qu’elle parût, pour reconnoître les
-obligations qu’ils lui avoient pour les Lettres au Provincial. Tout le
-monde en demeura d’accord; et on avoua qu’on ne pouvoit pas païer en
-meilleure monnoie les services que M. P... avoit rendus à ces
-Messieurs». Je sais bien que le P. Daniel est suspect[10]; mais il ne
-l’est pas plus que «ces Messieurs». Pascal d’ailleurs méprisait la
-gloire. Toutes ces querelles passaient au-dessus de sa tête. Pendant ce
-temps-là, prosterné aux pieds du crucifix, il «s’abêtissait».
-
- [7] _Voyage dans le monde de Descartes_. Éd. de la Haye, 1739, p. 183.
-
- [8] _Loc. cit._
-
- [9] _Loc. cit._
-
- [10] Son livre est toutefois bien curieux et l’un des meilleurs
- exposés du cartésianisme total.
-
-
-VII
-
-LES CASUISTES ET LA MORALE EXPÉRIMENTALE.--Le protestantisme est une
-réaction chrétienne contre la liberté de vivre, condition essentielle de
-la liberté de penser. Pascal a donc séduit les protestants. Ils ont cru
-qu’il apportait plus de christianisme. Si cela est vrai, et si les
-Jésuites, au contraire, représentaient moins de christianisme, ce sont
-les Jésuites dont un esprit sain devrait se faire le champion. Mais cela
-n’est pas sûr. Les Jésuites sont tout aussi chrétiens que les
-Jansénistes, mais moins durement et avec plus de lumières. La partialité
-des protestants a une autre cause, et fort juste: c’est que les Jésuites
-ont préservé le monde latin du fléau de la Réforme. Maintenant qu’ils ne
-sont plus bons à rien et qu’ils se sont protestantisés comme le reste du
-clergé catholique, on peut leur rendre cette justice sans avoir l’air de
-les flatter. Tout en frondant Rome, Port-Royal restait fort attaché au
-pape. La sympathie des protestants fut indirecte; elle s’attacha aux
-Jansénistes, en haine des Jésuites. Et cela continue, à un moment où,
-devant l’ironie supérieure de la science, toutes les croyances
-religieuses sont égales, et tous les dogmes. Un protestant libéral ne
-peut pas s’imaginer à quel point, vu à la lumière du laboratoire, il est
-identique au Jésuite ou au Capucin. L’analyse révèle une surprenante
-parité de matières grises et la même population cérébrale: décalogue
-commun, métaphysique commune, entités mâles et femelles procréant les
-mêmes superstitions morales. Une critique générale du christianisme
-distinguerait à peine de passagères variétés entre les frères de la
-grande famille, si on n’était obligé de remarquer les antipathies qui
-les divisent et qui les classent.
-
-Ceci est un point de départ pour une étude plus profonde. Il faut
-renforcer les microscopes, et les réactifs. Alors on découvre que les
-superstitions morales des deux clans évoluent selon des principes
-contradictoires, l’abstrait et le concret. La morale du christianisme
-pur, protestantisme ou jansénisme, repose tout entière sur
-l’abstraction; la morale du christianisme mitigé, la morale du
-catholicisme, partie des mêmes principes, s’est modifiée libéralement
-selon les ressources de la méthode expérimentale.
-
-Sans doute son origine, qui est un commandement divin, a restreint le
-champ d’évolution; elle n’a pu se mouvoir que selon une piste fermée.
-Partie de Dieu, elle revient à Dieu. Mais entre les deux bornes, elle a
-divagué avec une certaine élégance.
-
-Il y avait au XVe siècle un astronome nommé Regiomontanus, qui savait
-tout ce que l’on pouvait savoir de son temps; et cela différait peu de
-ce que l’on sait aujourd’hui. Mais il ignorait ou voulait ignorer le
-point capital de l’Astronomie. Il plantait la terre au milieu du monde,
-ce qui rendait ses admirables calculs d’une effroyable complexité. Si, à
-la place de la terre, il eût fixé le soleil, ses courbes se
-redressaient, ses nœuds se dénouaient, ses orbites se désenchevêtraient.
-Il ne put ou il n’osa. Les casuistes de la compagnie de Jésus me font
-toujours penser à Regiomontanus. Ils se sont bien doutés que la morale
-est une science fort aléatoire et toute relative; mais ils n’ont jamais
-osé laisser leurs doutes affaiblir leurs principes. Ils posent d’abord
-le précepte: la terre est le centre du monde. Puis ils raisonnent comme
-s’il n’y avait pas de centre, ou comme si le centre du monde et de la
-morale se déplaçait sans cesse au gré des passions ou des milieux
-humains. Le Jésuite espagnol absout le duel et le Jésuite français le
-condamne. Vérité en deçà, erreur au delà. La maxime de Pascal montre la
-corde de son ironie pour en fouetter les Jésuites. Mais Pascal n’a pas
-eu le dernier mot, et son châtiment est qu’on lui fasse gloire de
-l’aphorisme pyrrhonien dont il cinglait ses adversaires. Deux siècles de
-main-mise protestante sur notre histoire, notre littérature, notre
-morale traditionnelle ne nous empêcheront pas de dire très nettement
-notre pensée à la face des imbéciles et des fanatiques; et si c’est
-Escobar lui-même qui défend la liberté de la vie, nous ne rirons plus
-d’Escobar.
-
-Un publiciste qui batailla contre les Jésuites[11], Charles Sauvestre, a
-très bien vu que, dans leur morale, il n’y a presque plus rien
-d’évangélique. Cette morale, qui nie la morale absolue, n’est autre
-chose qu’une suite de conseils critiques pour toutes les circonstances
-de la vie. Plus de principes, dirait-on, mais une perpétuelle
-accommodation aux événements. Ceci est exagéré. Comme on l’a déjà
-observé, jamais aucun casuiste n’a oublié le texte des commandements de
-Dieu; ils les écrivent en tête de chacune de leurs pages. Les principes
-demeurent, mais les situations changent. Pour les appliquer à un cas
-particulier, il faut les traiter comme ces vêtements de famille qu’on
-allongeait ou qu’on repliait selon la taille du nouveau venu. Pour être
-bon à quelque chose, il faut qu’un principe soit maniable. «Tu ne
-voleras point.» Quoi, jamais?--Jamais! Et vous voilà dans l’absurdité,
-car je vais vous citer cinquante anecdotes où vous reconnaîtrez que le
-vol fut légitime et même nécessaire. La morale qu’il faut violer pour
-vivre, ce n’est plus qu’un instrument de tyrannie entre les mains du
-plus fort. Il faut imaginer une accommodation qui la rende pratique.
-C’est ce que les Jésuites essayèrent assez gauchement, mais avec une
-bonne foi que prouve leur naïveté. En règle avec des principes
-chrétiens, ils élaborèrent des jugements qui ne sont que la constatation
-des coutumes morales, et plutôt qu’un code, un guide. Un célèbre manuel,
-encore réimprimé, porte ce titre archaïque: «Le Guide du pécheur.» Voilà
-la morale ramenée à des proportions honnêtes, à sa place parmi les
-usages mondains.
-
- [11] Tous les ordres religieux et le clergé séculier ont fourni des
- casuistes. Le plus célèbre, Alphonse de Liguori, n’était pas
- Jésuite; si peu qu’il fonda un ordre rival, les Rédemptoristes.
- Lorsqu’on dit cela à la Chambre des députés, lors du grand débat de
- 1879, il y eut des «exclamations à gauche».
-
-
-VIII
-
-LES PÉCHÉS DE LA CHAIR.--Il n’y a guère une page des _Provinciales_ qui
-n’incline un bon esprit à avoir de l’amitié pour les Jésuites. Puisqu’il
-s’agit de la liberté charnelle, prenons la lettre neuvième[12]:
-
- [12] Édit. Louandre.
-
-«Mais (dit le Jésuite) ce qui nous a donné le plus de peine a été de
-régler les conversations entre les hommes et les femmes: car nos pères
-sont plus réservés sur ce qui regarde la chasteté. Ce n’est pas qu’ils
-ne traitent des questions assez curieuses et assez indulgentes, et
-principalement pour les personnes mariées ou fiancées. J’appris sur cela
-les questions les plus extraordinaires qu’on puisse s’imaginer. Il m’en
-donna de quoi remplir plusieurs lettres: mais je ne veux pas seulement
-en marquer les citations, parce que vous faites voir mes lettres à
-toutes sortes de personnes; et je ne voudrais pas donner l’occasion de
-cette lecture à ceux qui n’y chercheraient que leur divertissement.
-
-«La seule chose que je puisse vous marquer de ce qu’il me montra dans
-leurs livres, même françois, est ce que vous pouvez voir dans la Somme
-des péchés du père Bauny, p. 165, de certaines privautés qu’il y
-explique, pourvu qu’on dirige bien son intention, comme à _passer pour
-galant_: et vous serez surpris d’y trouver, p. 148, un principe de
-morale touchant le pouvoir qu’il dit que les filles ont de disposer de
-leur virginité sans leurs parents. Voici ses termes: «Quand cela se fait
-du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de s’en plaindre,
-ce n’est pas néanmoins que la dite fille ou celui à qui elle s’est
-prostituée lui aient fait aucun tort, ou violé pour son égard la
-justice: car la fille est en possession de sa virginité, aussi bien que
-de son corps; elle en peut faire ce que bon lui semble, à l’exclusion de
-la mort ou du retranchement de ses membres.» Jugez par là du reste...
-
-«Voilà tout ce que je puis dire de tout ce que j’entendis, et qui dura
-si longtemps que je fus obligé de prier enfin le père de changer de
-matière...»
-
-Voici donc les Jésuites accusés de défendre la liberté. Ce n’est pas la
-_Fronde_, ou un féministe hardi, ou un philosophe impie qui proclame les
-droits de la femme à disposer de son corps, c’est un obscur Jésuite du
-XVIIe siècle, c’est le P. Bauny; mais, avec lui, c’est toute l’Église.
-Car ce fut une des gloires du christianisme, et l’une des plus sûres, de
-briser la terrible puissance paternelle qui faisait de chaque Romain un
-tyran et un bourreau. La domination des parents cesse à l’heure où
-fonctionne la conscience individuelle. Une fille a le droit de se
-marier, dès qu’elle est nubile. Ce qui constitue le sacrement de
-mariage, ce sera le consentement mutuel des fiancés, et cela seul. Le
-reste n’est que cérémonial. Comme Pascal se rapetisse et qu’il devient
-médiocre sous cette grandeur d’une loi de la nature érigée en sacrement
-par des sages qui trouvèrent ce moyen de faire respecter les ordres
-méconnus de la vie!
-
-Hommes d’action, les Jésuites estiment peu les vertus inactives, comme
-la chasteté; optimistes, ils mettent au-dessus de tous les biens la
-conservation de l’existence. Dans son Commentaire sur le prophète
-Daniel, Cornelius a Lapide dit avec tact: «La chaste Suzanne a agi en
-femme héroïque; mais, dans un tel péril d’infamie et de mort, elle
-pouvait se borner à tout endurer des deux vieillards sans consentir ni
-coopérer à rien intérieurement, parce que l’existence et la réputation
-valent mieux que la chasteté... De jeunes et chastes vierges se croient
-coupables si elles ne luttent et ne résistent de toutes leurs forces et
-par leurs cris, tandis qu’il suffit de détester et d’exécrer l’acte
-auquel on est forcé.» Les filles et femmes ont toujours été de cet avis.
-Elles savent que le monde, à qui les actes sont indifférents, n’est
-sensible qu’au scandale. Une fille à demi violée et délivrée à temps de
-son agresseur est perdue de réputation; celle qui a tout subi portes
-closes demeure comme intacte. Cela revient à dire qu’entre deux maux,
-fidèle au chemin de velours, le Jésuite conseille de choisir le moindre.
-Ce n’est pas héroïque. Sans doute, mais l’humanité n’est pas faite de
-héros, et les héros, d’ailleurs, se créent leur propre morale. Il s’agit
-de vie pratique, et de mettre en garde les hommes contre les grands
-principes abstraits qui ne sont que des pièges où se gardent de choir
-ceux qui les formulent. Il n’est de louche aventurier qui ne se vante du
-_potius mori quam fœdari_. J’aime mieux cette comédienne qui, à ce
-propos, disait en souriant--tout le contraire. Mais quand le déshonneur
-est secret et qu’il s’accompagne d’un plaisir, il serait bien sot
-d’aller préférer la mort ou l’infamie publique. C’est ce qu’affirme le
-P. Taberna: «Une jeune fille ne pèche point si, dans un péril de mort ou
-d’infamie, elle reste purement passive et n’emploie point tous les
-moyens dont elle peut disposer pour chasser le séducteur, comme de le
-tuer et d’appeler le voisinage.» La malheureuse sera bien avancée de
-lire dans tous les journaux le récit de sa victoire ou d’avoir à
-paraître en Cour d’assises avec l’air qui convient à une victime modeste
-de l’érotisme! Il est difficile de trouver les casuistes en défaut,
-surtout les derniers venus, qui ont profité des observations antérieures
-et d’une plus large observation des mœurs. Ils connaissent la nature
-humaine, savent la puissance des préjugés. Ni dupes, ni hypocrites, ils
-ne consentent pas à prêcher une morale inapplicable, ils aiment mieux
-être utiles que d’acquérir par le facile moyen de l’écriture une
-réputation de stoïcisme et d’intégrité.
-
-Fort en avant sur leur temps, mais surtout sur le nôtre, ils défendent
-avec persévérance le droit de chacun à user et à abuser de soi-même.
-Ainsi Sanchez, quand il accepte, en son célèbre traité _De Matrimonio_,
-la légitimité de certains baisers hardis et précis. On sait qu’il y met
-une restriction: c’est qu’ils ne seront qu’un prélude et que l’acte
-naturel désaltérera les incendies de la chair. Les physiologistes,
-successeurs des casuistes, sont en général du même avis sur cette
-question secrète; ceux qui se réservent le font pour des motifs où du
-moins la morale n’a rien à voir. Souvenons-nous des vers de Baudelaire.
-La morale écartée, il reste la matière d’une discussion peut-être
-gastronomique. Henri IV avait des goûts sauvages. Le tort des casuistes,
-ce n’est pas leur complaisance; elle est fort sommaire, quoi qu’on ait
-dit[13]; c’est leur subtilité. Le péché devient topographique. On se
-croit au jeu de l’oie (de la petite oie): voici la prison, et le puits.
-Assis dans sa chaise de marbre, froid comme la pierre qui le glace,
-Sanchez discute le plan de la bataille. Il connaît les chemins ouverts
-et les chemins creux. Ici, il y a une belle prairie, et là un bourbier.
-Il est magnifique et serein. Il sait tout et méprise tout. Quand la
-farce érotique a épuisé ses jeux, il referme les rideaux sur les deux
-petites marionnettes obscènes, et sa face pâle n’est émue ni de dégoût,
-ni de pitié.
-
- [13] Sanchez fut censuré, pour sa sévérité, par l’Inquisition, organe
- modérateur et non de persécution systématique, comme on a réussi à
- le faire croire au public. Au XVIIIe siècle, les Jésuites, à propos
- d’un des leurs, livré au bras séculier par l’autorité
- inquisitoriale, firent publier un petit traité contre l’Inquisition,
- dont la version française a pour titre: _Le Manuel des Inquisiteurs_
- ou _Abrégé de l’ouvrage intitulé: Directorium Inquisitorum composé
- vers 1358 par Nicolas Eymeric_, etc., à Lisbonne, 1761.
-
-Alexandre Dumas, dans sa _Question du divorce_, s’élève, avec son
-hypocrisie de vieux viveur fourbu, contre cette tolérance délicate des
-théologiens qui veulent bien que la femme, étourdie et non satisfaite de
-la ruée brutale de l’homme, achève à sa guise ce qu’un contact égoïste
-et trop rude n’a fait qu’ébaucher. Que voilà donc encore de la morale
-mal placée! Pourquoi ne pas laisser les hommes et les femmes juges de
-leurs plaisirs et nochers de leur barque! Mais le casuiste ici n’est que
-l’écho de la plainte des femmes. Les hommes croient connaître les
-femmes, et cela arrive. Mais qui connaît les hommes? Qui, hormis le
-confesseur ou le médecin, a entendu le gémissement de la femme toujours
-trompée? Sa lenteur à s’émouvoir la laisse d’un pas en arrière, et
-l’homme ne tourne jamais la tête. Tantale, toutes les nuits, sent la
-caresse vaine d’un plaisir ironique. Il reste à la victime,--quoi? Ça,
-l’adultère, ou le désespoir. Car on ne laisse pas sa froideur
-tranquille, la tentation revient avec la certitude d’un accès de fièvre;
-tout l’organisme va être encore secoué, tordu, tendu: et la flèche
-éternellement se brise et tombe.
-
-Cette aventure est si commune qu’un médecin, il y a une vingtaine
-d’années, a repris la thèse du casuiste. Mais il place l’adjutoire avant
-l’acte, et c’est à l’homme qu’il en confie le soin[14]. Mais dire qu’il
-y a des hommes à qui il faut rédiger de telles ordonnances! Il y en a,
-et beaucoup. Et ce sont les meilleurs, les plus sains: la volupté est
-une création humaine, un art délicat où quelques-uns seulement sont
-aptes, comme à la musique ou à la peinture. La nature ne s’inquiète pas
-du plaisir; l’acte lui suffit. Mais les théologiens croyaient le
-contraire et que la participation effective de la femme était
-indispensable à la fécondation[15]. De là leur condescendance.
-Cependant, si la volupté n’est pas nécessaire à la fécondation, et même
-fort inutile le plus souvent, elle l’est à l’intégrité du système
-nerveux. Parti d’un principe faux, le casuiste a trouvé une conséquence
-tolérable. D’ailleurs, les femmes demandaient l’absolution et non la
-permission: le casuiste souvent écrit sous la dictée de la femme.
-
- [14] _Petit Bréviaire de l’amour expérimental_, par le Dr Jules Guyot.
-
- [15] C’est encore aujourd’hui un préjugé populaire.
-
-Il ne faut pas croire ce que disent les pamphlétaires. Les questions de
-cet ordre, et le catalogue en est long et fastidieux, n’ont pas été
-traitées par les casuistes «avec une complaisance particulière». Elles
-viennent à leur rang dans les manuels de théologie morale, et plus d’un
-lecteur sournois aura trouvé que la place leur est mesurée avec
-parcimonie. Dans l’ouvrage de Sanchez sur le mariage, la discussion des
-cas érotiques tient en quelques pages noyées en deux énormes tomes. Et
-cependant, comme le dit Liguori, «c’est la matière la plus fréquente et
-la plus abondante de la confession». C’est souvent la seule, comme c’est
-l’unique conversation des mâles vulgaires et l’unique rêve de presque
-toutes les femmes. Le théologien aborde ce chapitre avec le sang-froid
-du physiologiste qui entre dans la région du sixième sens. Sans doute,
-ils auraient pu, non le passer sous silence, mais l’abréger encore ou le
-restreindre à des généralités. Cette méthode eût été sévère, car elle
-aurait équivalu à prohiber tout ce qui est inutile à la fin directe du
-mariage, la procréation. Si la confession a parfois été pour les femmes
-une école de volupté, qui s’en plaindra, né en dehors du protestantisme
-ou du jansénisme?
-
-Pourquoi les casuistes ont-ils étudié les cas de conscience de l’amour?
-Mais pourquoi y a-t-il en vente, à cette heure, trente ou quarante
-ouvrages de médecine vulgarisatrice où les rapports sexuels sont
-examinés avec beaucoup moins de décence que dans Sanchez ou dans
-Liguori? C’est qu’autrefois les hommes songeaient à leur salut et
-qu’aujourd’hui ils songent à leur santé. Et ils voulaient conquérir leur
-salut comme aujourd’hui conserver leur santé, sans se priver d’aucun de
-leurs plaisirs. Les casuistes les rassuraient; les médecins les
-réconfortent. C’est en ces matières surtout que l’humanité entend rester
-immuable; car elle sent bien que, guérie de ses vices, elle se
-trouverait du coup guérie de la vie, c’est-à-dire du plaisir de vivre.
-
-Il faut donc rire des sots qui prétendent trouver en des in-folios
-latins l’origine de la corruption de nos mœurs. L’indignation contre la
-casuistique de l’amour signale un hypocrite ou un coquebin. Elle ne peut
-être prise au sérieux dans un pays qui possède, avec l’Italie, la
-littérature la plus libre de l’Europe et la plus délicieusement
-érotique.
-
-Il y a tant d’autres questions sur lesquelles on pourrait se mettre
-d’accord pour détester les Jésuites! Mais il semble qu’on ait choisi
-pour les accabler celles de leurs idées ou de leurs méthodes qui
-obtiennent nécessairement l’assentiment d’un esprit dénué de tout
-fanatisme. C’est peut-être que les motifs sérieux d’exclusion que l’on
-pourrait proférer contre la compagnie de Jésus seraient également
-valables contre les autres sectes chrétiennes. Je comprends qu’on dise
-nettement comme Nietzsche: Le christianisme, voilà l’ennemi. Toute autre
-formule est un acte de foi religieuse.
-
-
-IX
-
-LA CASUISTIQUE DU VOL.--«C’est un des caractères de la Casuistique des
-Jésuites, dit Paul Bert avec amertume, de toujours prendre parti pour le
-pécheur.»
-
-Il faudrait généraliser. Il n’est pas juste de faire honneur aux
-Jésuites d’une initiative qui appartient au christianisme lui-même. La
-théologie morale règle les rapports de l’homme avec Dieu; elle est un
-commentaire du Décalogue et des articles qu’au Décalogue ajouta
-l’Évangile. Il n’y a pas devant l’Église des crimes, des délits, des
-infractions; il n’y a que des péchés. Quel que soit le péché, le
-repentir l’efface; et le rôle du prêtre est de provoquer le repentir
-dont l’absolution n’est que le sceau ou la signature. Tous les
-sacrements, le chrétien se les confère à lui-même par sa volonté d’y
-participer; le prêtre est moins un dispensateur qu’un témoin. S’il
-prenait, en ces conjonctures si graves pour un croyant, parti contre le
-pécheur qui se veut absous, il serait un juge d’instruction, un
-procureur, un sergent d’armes ou un bourreau, non pas un prêtre. Il faut
-comprendre les matières dont on traite, être théologien, s’il s’agit de
-théologie. Paul Bert était un cuistre.
-
-Le cuistre, qui est un imbécile, est aussi un ignorant. Savoir sans
-comprendre, c’est ignorer. Il était si facile, à ce moment du discours,
-de se souvenir du mot de l’Évangile sur la joie que cause au ciel la
-venue au bien d’un pécheur. Le christianisme est essentiellement la
-religion des faibles, des humbles, des malades. Or, qu’est-ce qu’un
-pécheur? Demandez-le à la science, à celle d’aujourd’hui même: un
-malade. Il n’y a pas des honnêtes et des malhonnêtes gens; il y a des
-gens malades et des gens sains, avec toutes nuances qui se peuvent
-imaginer dans l’intervalle. Prendre parti pour le pécheur, c’est prendre
-parti pour le malade; c’est se faire médecin. Aux temps de la foi, on
-appelait les prêtres les médecins des âmes. Tout cela est logique.
-
-Mais Paul Bert, écho bégayant des Jansénistes, veut dire encore autre
-chose: que les casuistes, par l’analyse quasi-scientifique des actes, en
-étaient arrivés à excuser presque tous les actes mauvais. Avec un tel
-système, s’écrient les procureurs, on ne pourrait plus guillotiner
-personne! On le peut toujours et on le fait toujours, et le
-christianisme autoritaire, toujours maître des consciences, suggérera
-encore longtemps de bons arguments pour défendre les idées d’expiation
-et de châtiment. Mais ces idées que les casuistes ont, sans le vouloir,
-sincèrement contribué à affaiblir, ne sont désormais regardées que comme
-des conceptions de l’esprit sans aucune racine dans la réalité sociale.
-Le droit de punir n’est plus un droit: c’est une sottise. Non pas que
-l’on conseille un surcroît d’indulgence pour les malades dangereux, tout
-au contraire; mais il faudrait que la besogne fût faite sans apparat, et
-que l’élaboration du bulletin de prison ne demandât pas plus de
-cérémonies que celle du bulletin d’hôpital.
-
-Prendre parti pour le pécheur? Furent-ils donc les précurseurs de la
-science, ces sombres réactionnaires? Oui. Le casuisme a été un élément
-de dissolution morale. Au commandement: «Le bien d’autrui ne
-prendras--ni retiendras sciemment,» ils ont répliqué par le fameux
-_distinguo_ qui sonna pendant des siècles comme un ricanement. Toute la
-liberté de l’esprit moderne est contenue en germe dans ce _distinguo_
-qui fait tant rire les imbéciles. Le _distinguo_, c’est le nom enfantin
-de la dissociation. Il n’y a pas d’absolu, il faut à chaque pas, le long
-du chemin des idées, proférer ce _distinguo_ fatidique. Avec ce vocable
-ridicule, voilà la naissance de l’analyse. Le Pour et le Contre naissent
-tout armés de cette dent de Dragon et se jettent l’un sur l’autre pour
-une lutte éternelle, cependant que de chaque goutte de leur sang versé
-naissent les nuances, les arguments, les contradictions et toutes les
-vérités aux yeux fous.
-
-Il y en a beaucoup, de ces vérités, mais il n’y a pas de Vérité; alors
-il faut distinguer. La psychologie est faite de distinctions, et la
-politique, et l’art même de vivre. Un acte change de valeur selon qu’il
-est commis par un homme, une femme, un enfant, dans une chambre close,
-dans la rue, sur le radeau de _la Méduse_, à la guerre, dans une fête,
-et ainsi de même pendant plusieurs centaines de mots. Mais chacun de ces
-mots peut être modifié par l’époque, par le pays où on le prononce, par
-le milieu et le moment; et l’on obtient une série de relativités qui
-s’avance vers l’infini. On a classifié les actes sous quelques clefs;
-c’est une méthode. En réalité, un acte humain est unique de son espèce;
-il ne peut être jugé que par un jugement qui le qualifie spécialement.
-Les lois ne sont que de grossiers moyens de police; elles assurent la
-justice en cultivant l’iniquité.
-
-Mais il ne faut pas être trop sérieux, même sur de telles questions.
-L’humanité prête beaucoup à rire et surtout ses conducteurs, qui sont de
-véritables personnages de comédie. Sans doute, pour guider les hommes
-vers leur obscure destinée, il ne faut pas être trop intelligent.
-L’intelligence est un don qui ressemble à un fardeau; son poids paralyse
-l’activité. Cependant il y a une certaine bêtise, dépassant la commune
-mesure, dont il est permis de s’étonner même si l’on fait profession de
-ne s’étonner de rien. Guidés par certains jugements de M. Magnaud, des
-hommes politiques ont songé à excuser absolument le vol par nécessité;
-je crois même qu’ils appellent cela «le délit nécessaire». C’est du
-jargon, mais leur idée se comprend. Ces mêmes hommes, les mêmes
-exactement, à la même heure exactement, condamnent comme immorales les
-propositions indulgentes des Jésuites sur le vol. Voici ce que disait,
-il y a plus de deux cent cinquante ans, à l’époque où l’on commençait à
-discuter le _Discours de la Méthode_, un obscur jésuite, le P. Pierre
-Alagon, dans son _Abrégé de la Somme de saint Thomas_:
-
-«D.--Est-il permis à quelqu’un de voler, à cause de la nécessité où il
-se trouve?
-
-«R.--Cela lui est permis, en secret, soit ouvertement, s’il n’a pas
-d’autre moyen de subvenir à son besoin. Ce n’est ni vol, ni rapine,
-parce qu’alors, selon le droit naturel, toutes choses sont communes.»
-
-Ce passage est fort remarquable. C’est une doctrine, et celle même de
-l’ancienne Église, de celle qui n’obéissait pas encore aux ordres des
-rationalistes et des protestants. Elle passa dans l’enseignement des
-séminaires et on la trouve en des catéchismes, en celui du diocèse de
-Verdun (1860) que des débats politiques ont rendu célèbre, vers 1876, et
-plus tard au temps de Jules Ferry, sous le titre de Catéchisme de
-Marotte, le rédacteur. Marotte disait:
-
-«D.--Est-on toujours coupable de vol quand on prend le bien d’autrui?
-
-«R.--Non; il peut arriver que celui dont on prend le bien n’ait pas le
-droit de s’y opposer; ce qui a lieu, par exemple, lorsque celui qui
-prend le bien d’autrui est dans une nécessité extrême, et qu’il se borne
-à prendre ce dont il a besoin pour en sortir.»
-
-A la réimpression du volume, l’évêque de Verdun eut la lâcheté de faire
-sauter ce paragraphe; pour bénéficier à son tour des faveurs de l’État,
-son successeur va le rétablir.
-
-Se souvient-on de ces femmes, l’une condamnée, l’autre préventivement
-soumise à des semaines de prison, pour un vol de pois écossés, pour un
-vol de pain? Elles eussent reçu des compliments peut-être, si la
-doctrine des Jésuites avait été formulée quelques mois plus tôt en
-projet de loi. Les théologiens, et d’abord ceux de la Compagnie de
-Jésus, ont devancé de deux ou trois siècles les plus audacieux
-défenseurs de la plèbe. C’est pourquoi les anciennes monarchies, en
-leurs crises de despotisme, les taxaient d’anarchie et les
-proscrivaient.
-
-Peut-être les monarchies avaient-elles raison. Il faut vivre, et la vie
-ne peut se maintenir que par l’injustice. Quand les maîtres sont au
-pouvoir, les coups retombent sur les esclaves; si l’État est gouverné
-par la coalition des esclaves, c’est contre les maîtres que l’injustice
-est déchaînée. La lutte est de droit: et toute lutte suppose des
-alternatives de vainqueurs et de vaincus. Toute doctrine, soit
-d’autorité, soit d’anarchie, se trouve quelque jour la doctrine du
-règne. L’heure est aux Jésuites, à leur morale facile, et on les chasse!
-Personne ne veut plus marcher que sur le chemin de velours, et on
-tourmente ceux qui l’ont établi! Rien n’est blessant comme une faute de
-logique.
-
-Ce qui est énorme, par-dessus tout, c’est qu’on ait réussi à faire
-accepter comme un bienfait au peuple des misérables la substitution de
-la dureté aveugle du Code à l’indulgente doctrine de l’excuse. Le Code
-ne demande pas: avez-vous faim? avez-vous des enfants à nourrir?
-avez-vous volé un pauvre ou un riche, un artisan ou un avare? Le Code ne
-demande rien. Il condamne. Du fagot que la vieille a récolté pour faire
-bouillir sa dernière soupe, il lui rompt les reins avec sérénité.
-
-Le Code a raison. Il est fait précisément pour protéger la civilisation
-contre la barbarie, ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas.
-Il est le piège à loups où l’on trouve parfois une bête innocente; mais
-qu’importe, si la veille il a pris un loup et si le lendemain il prend
-encore un loup. Scientifiquement, il faudrait un Code pour chaque
-individu; mais cela compliquerait un peu les sociétés. Paul Bert voulait
-que l’on appelât les lois: commandements de l’État en pendant aux
-commandements de l’Église. Les faux savants sont toujours tarés de
-mysticisme. Celui-là croyait que le code, œuvre de la raison, peut
-s’opposer au catéchisme, œuvre de la foi. Ses successeurs se voient
-forcés d’emprunter à l’œuvre de foi un article qu’ils repoussaient il y
-a vingt ans au nom de la raison. Ces deux domaines ne sont pas bien
-déterminés. L’incroyant n’est pas toujours celui qui fait profession de
-ne pas croire. Quand donc saura-t-on que l’irréligion est une religion?
-
-
-X
-
-PRETIUM STUPRI.--Le soin des casuistes s’étend à toutes les
-circonstances de la vie sociale. Ils traitent des plus minimes
-questions, de celles que dédaignent les moralistes abstraits, de celles
-qui suggèrent aujourd’hui tant de chroniques et de petites pièces de
-théâtre. La pièce à _thèse_ n’est qu’un cas de conscience dialogué; ce
-genre, qui est une négation impuissante de l’art, a son origine directe
-dans ces _thèses_ de morale et de théologie dont on allait jadis écouter
-en apparat la discussion solennelle. J’en ai une petite collection,
-françaises du XVIIe siècle, allemandes du XVIIIe où les matières les
-plus imprévues sont brassées par des érudits naïfs armés de grec et
-d’hébreu. Comme il est naturel, beaucoup de ces petits in-quartos
-disputent des rapports sexuels, de la pudeur, de la fornication, de la
-nudité. Les unes sont catholiques; les autres, luthériennes; mais d’un
-esprit au fond peu différent. Le protestantisme a eu ses casuistes, que
-nous ignorons; ils ne sont pas moins singuliers que les nôtres et
-presque aussi impudents. Voici une _Commentatio de nuditate capitis,
-pectoris, ventris, pudendorum et pedum_, une _Disquisitio theologica de
-tactibus impudicis_. Ces livrets en mauvais latin d’école se débitaient
-aux curieux plutôt qu’aux savants: Beverland s’était fait en ce genre
-une réputation équivoque et l’on ne savait plus s’il rédigeait en
-théologien ou en libertin ses extraordinaires _Lucubrationes_.
-
-Il y a donc toute une littérature qui gravite autour du casuisme; elle
-est presque toujours inférieure à celle même des casuistes, parce
-qu’elle substitue au sens pratique de la vie une vaine science
-littérale. Le casuiste, surtout s’il est de la Compagnie, ne s’occupe
-que du présent; sa tâche est de concilier la loi et les mœurs, d’adoucir
-ce qu’il y a de trop pénible en certains devoirs de nature ou de
-profession. Il a trouvé des excuses aux voleurs, il n’en manquera pas
-pour les prostituées. Elles exercent un métier déshonnête; sans doute,
-et qui le nie? Mais c’est leur métier, et le propre d’un métier, est
-qu’il doit nourrir. Tamburini (le nom convient à cette exégèse
-bouffonne) reconnaît donc la légitimité du «prix du stupre». On accorde
-ici à ce mot un sens étendu, _stuprum_ ayant en latin de casuiste le
-sens de fornication, de gré ou de force, avec une vierge. Il s’agit des
-complaisances d’une femme qui vit d’être aimable. Elle a le droit d’en
-exiger le prix, si tel est le contrat verbal ou tacite passé entre les
-parties. Juge de paix, Tamburini taxerait les nuits et les moments;
-Jésuite bénin, qu’il serait aimé des tristes voyageuses qui de Cythère
-reviennent les mains vides! On devrait imprimer son portrait avec sa
-consultation autour, colorié dans le goût d’Épinal. Des piétés
-canoniseraient cet honnête homme. Car Tamburini ne fait rire que par
-excès d’honnêteté et de logique. A toute peine son salaire, dit-il avec
-simplicité; et il ajoute: au péché de cette fille qui se prostitue et au
-tien, mâle misérable qui profites de sa pauvreté, pourquoi veux-tu
-encore ajouter la filouterie? Paie, puisque tu as promis de payer; et,
-restant pécheur, sois du moins pécheur honorable.
-
-
-XI
-
-AVORTEMENT ET STÉRILITÉ.--On lit dans les Propositions dictées au
-collège de Clermont par le P. Airault (1644):
-
-«Pr.--Si une femme peut se procurer un avortement?
-
-«R.--Si une honnête fille avait été corrompue malgré elle par un jeune
-libertin, elle pourrait, avant que le fruit soit animé, s’en délivrer,
-suivant le sentiment de plusieurs, de peur de perdre son honneur qui lui
-est beaucoup plus précieux que la vie même.
-
-«Pr.--S’il est permis à une femme mariée, qui, en accouchant, est
-toujours en grand danger de mourir, de prendre un remède pour être
-stérile, afin d’éviter ce péril?
-
-«R.--Je réponds que cela est permis parce que, poussée par une juste
-cause, elle conserve sa vie par ce moyen; et, en effet, il est plus à
-propos qu’elle en use ainsi que de refuser à son mari le devoir conjugal
-et mettre son salut en danger.»
-
-Les dispositifs des jugements sont médiocres, mais les jugements sont
-sages et inattaquables. La pratique alléguée dans la seconde proposition
-a passé dans nos mœurs par des moyens plus honteux et pour des motifs
-plus légers que ceux que le Jésuite a supposés. Quant à l’avortement
-précoce, on n’oserait plus guère le considérer comme un crime, hors le
-cas de meurtre ou de scandale. Mais que d’années il nous a fallu pour
-regagner, après l’avènement au pouvoir de la morale vulgaire, l’état de
-civilisation dont témoigne un humble cours de philosophie que faisait,
-l’an de _Rodogune, princesse des Parthes_, un tout petit Jésuite. Voilà
-de quoi méditer et disserter, car les deux thèses dans les deux cas sont
-discutables. On peut incliner vers l’une ou l’autre selon qu’on se
-trouve disposé à respecter davantage la liberté individuelle ou les
-droits anonymes et mystiques de la vie. Elle proteste, la vie, contre la
-stérilité aussi bien que contre l’avortement. On dit que les Arabes
-connaissent un breuvage qui rend les femmes stériles. C’est à un tel
-remède que songeait Airault. La recette s’en est perdue; plus barbare
-que la barbarie, la science fend les ventres qu’elle veut neutres. Mais
-la vie, vaincue, se venge, car voici les conséquences de l’ablation des
-ovaires: «Le vagin se rétrécit, la vulve prend un aspect infantile, les
-poils du pubis se raréfient...[16]» Les romanciers qui exploitent
-l’heureuse stérilité des «ovariotomisées» n’ont point su ces détails
-honteux, cet infantilisme, qui n’est qu’une vieillesse anticipée. La vie
-est terrible. Elle a un but qui n’est pas celui que nous insinuent notre
-vanité et notre lâcheté: elle piétine et déchire le chemin de velours.
-
- [16] D. Blondel, _Ovaire_, dans _la Grande Encyclopédie_.--L’Église a
- décidé récemment d’appliquer à ces femmes la prescription qui
- interdit le mariage aux castrats.
-
-
-XII
-
-LE PROBABILISME.--Rédigé en termes d’école, stricts et obscurs, le
-probabilisme paraît d’abord une doctrine singulière. La voici en langage
-clair. Les probabilistes déclarent tout d’abord que la vérité est fort
-difficile à connaître: à côté de ce qui passe pour vrai, il y a ce qui
-approche de la vérité, et à des degrés variables. Il y a des opinions
-très probables, il y en a de probables, il y en a de moins probables;
-elles sont très sûres, sûres, plus ou moins sûres. Sommes-nous tenus de
-suivre toujours la plus sûre et la plus probable? Voilà toute la
-question. Si l’on répond par l’affirmative, c’est que l’on détient la
-vérité. Qu’est-ce que la vérité? En dehors, disent les théologiens, des
-matières de la foi, il n’y a que des opinions. La plus sûre,
-aujourd’hui, était méprisée hier et le sera demain. Le probabilisme
-favorise la liberté, le jeu de la vie. En réalité, nous n’agissons
-jamais avec, comme moteur, la certitude; c’est la croyance, la confiance
-qui nous permet l’acte. S’il fallait, avant le geste, acquérir la notion
-précise de ses conséquences, toute vie de relation nous serait rendue
-impossible. Pour s’en tenir au point de vue théologique, si l’opinion la
-plus sûre doit toujours être suivie, cela restreint jusqu’à
-l’étouffement la prison morale. Nous n’avons plus le choix qu’entre la
-non-activité et une seule activité bien déterminée. C’est ce que voulait
-Port-Royal en préconisant ce qu’ils appelaient le _tutiorisme_; cela
-concordait logiquement avec leurs idées sur la prédestination et la
-grâce. Après avoir ôté à l’homme la liberté théorique, ils devaient
-vouloir lui enlever la liberté pratique. Un Janséniste, par des voies
-opposées, en arrivait au même état d’esprit qui suscitait le Jésuite;
-par impossibilité d’agir, il se jetait au cloître, comme le Jésuite dans
-les rets de la compagnie par impossibilité de vouloir: l’un avait une
-maladie des centres nerveux, l’autre une maladie de l’appareil moteur.
-
-La raison par laquelle Antoine Escobar, tant moqué, défend le
-probabilisme est admirable:
-
-«C’est, dit-il, que l’homme ne peut acquérir des choses une certitude
-pleine et entière.» Comment même essayer de réfuter cela? Et comment
-a-t-on osé jeter le ridicule sur une opinion aussi saine formulée en un
-langage si simple et si sûr? Ce qui nous semble la vérité n’est qu’une
-manière de voir les choses; relativement aux choses, une manière d’être
-vues. Et peut-être la vie n’est-elle qu’un pur phénoménalisme et nos
-sensations une suite d’illusions créatrices de leurs causes apparentes.
-Sans aller jusque-là (quoique cela soit permis et logique), on doit s’en
-tenir au doute. Affirmer la vérité métaphysique, morale ou pratique,
-c’est faire acte d’imposteur ou de prophète, mais les termes sont
-équivalents.
-
-L’affirmation de la vérité morale, en particulier, ne peut être qu’un
-geste théologique. Le kantisme est une hérésie chrétienne, et qui a bien
-gardé, en les renforçant, les caractères essentiels du christianisme.
-Sans un dieu moral, c’est-à-dire libre et conscient, il n’y a de morale
-humaine que celle de l’empirisme. La morale est l’expression de la
-volonté de l’absolu, ou rien, ou un code d’usages. Dieu écarté, la
-morale tombe, comme un cérémonial de cour à la chute de la royauté.
-
-Le probabilisme mène jusque-là. La haine des protestants chrétiens et
-kantiens (des nuances) est donc toute naturelle contre une telle
-méthode[17]. Poussée à fond, elle eût abouti à la liberté, c’est-à-dire
-à la suprématie de la force. C’est contraire absolument aux principes
-chrétiens qui commandent de détruire les aristocraties en leur imposant
-la morale qui fait les bons esclaves, les bons citoyens. Aussi, comme
-l’on comprend bien l’émotion de Paul Bert[18] interprète de la
-médiocrité universitaire et parlementaire, à célébrer ces mots sublimes,
-conscience, vérité, justice, ces mots «saints»! La conscience morale,
-pour cet esprit simple, est absolue. Elle ne comporte aucun degré. Tous
-les hommes ont une notion égale et lucide du Devoir. Il y a le bien et
-le mal; et ces deux couleurs ne comptent aucun aveugle. Il s’exalte, il
-s’enivre de ses paroles comme d’une bave: il en arrive à proclamer le
-libre arbitre, à déclarer que ceux qui mettent en doute la certitude
-morale sont des malfaiteurs. Pour lui, il n’a jamais éprouvé aucune
-hésitation: le bien est à gauche et le mal est à droite. Il n’y a pas de
-cas de conscience. Une voix intérieure, une voie impeccable, une voix
-impérative, nous dicte toujours notre devoir. Douter de cela, c’est
-douter de la dignité humaine. Ah! le bon type d’imbécile! Qu’on me donne
-un tome d’Escobar, qu’on me permette de relire la page où cet homme
-véridique avoue «qu’il n’est pas donné à l’homme d’acquérir des choses
-une certitude pleine et entière».
-
- [17] Il y a une édition du _Syllabus_ imprimée à Genève par les soins
- de quelque ministre, qui est bien intéressante.
-
- Les quatre premiers articles sont approuvés pleinement. Ce sont ceux
- qui condamnent toute la philosophie moderne; et il s’écrie à
- l’article LVI: «_Anathème à qui dira_: Les Lois de la morale n’ont
- pas besoin de la sanction divine, et il n’est pas du tout nécessaire
- que les lois humaines soient conformes au droit naturel, ou qu’elles
- reçoivent de Dieu la force obligatoire.» Il s’écrie: _Bon article!_
- Je crois bien: c’est le garrot. Le _Syllabus_ est d’ailleurs un des
- plus beaux morceaux d’éloquence qui soient en aucune littérature.
- Comme la formule _Anathème_, etc., n’est pas répétée à chaque
- article, on en peut lire des pages entières, avec une véritable
- volupté intellectuelle:
-
- «LIX. Le droit réside dans le fait matériel; tous les devoirs des
- hommes sont un mot vide de sens, et tous les faits humains
- constituent un droit.»
-
- «LX. L’autorité n’est pas autre chose que le résultat du nombre et
- des forces naturelles.
-
- Cela est plus clair et plus beau en latin:
-
- _LX. Auctoritas nihil aliud est nisi numeri et materialium virium
- summa._
-
- _LXI. Fortunata facti injustitia nullum juris sanctitati detrimentum
- offert._
-
- L’article II si tranchant, du bon Spinoza:
-
- _Neganda est omnis Dei actio in homines et mundum._
-
- [18] En son livre, dont je n’ai pas encore cité le titre: _la Morale
- des Jésuites_. Paris, 1880.--Ce livre ne se compose guère que d’une
- préface et de trois discours prononcés à la Chambre en juin et
- juillet 1879. Le reste, près de 600 pages sur 700, est une
- traduction de passages choisis (avec un certain sens polémique) dans
- les œuvres des casuistes.
-
-
-XIII
-
-L’ÉQUIVOQUE ET LA RESTRICTION MENTALE.--Ce sont des surnoms honnêtes ou
-puérils du mensonge. Les casuistes ont bien connu que les hommes ne
-pouvaient tenir société sans recourir au mensonge; mais, n’osant
-contrevenir directement à un précepte du Décalogue, ils imaginèrent des
-subterfuges. La méthode des Jésuites comporte quantité de caches, de
-portes dissimulées, de trappes, toute une machinerie vraiment
-déplaisante. Un terrain uni et solide convient mieux, avec des murailles
-sans surprises, aux jeux de la discussion. Mais ils étaient pris entre
-leur foi théologique et leur scepticisme moral; de là ces pans de
-tapisserie qui s’ouvrent pour permettre au conspirateur de dépister les
-alguazils aussi bien que les «familiers»; car ils furent toujours un peu
-traités comme les ennemis du genre humain: l’Inquisition d’Espagne
-inquiétait Escobar pour la sévérité de sa doctrine cependant que Pascal
-le bafouait pour son relâchement. Pascal le savait: et cela prouve bien
-que son fameux mot, «vérité en deçà--erreur au delà», représente, non
-pas la constatation d’un philosophe, mais la plainte d’un chrétien.
-
-Pascal est d’avis qu’on ne doit jamais mentir; Arnauld, qui le
-fournissait de citations tronquées, était «tutioriste», sinon
-l’inventeur du mot et de la doctrine. Les casuistes de la Compagnie,
-plus déliés, d’esprit souriant, ne pouvaient consentir à répéter
-éternellement aux hommes: le mensonge est toujours un péché. Défendre
-toujours le mensonge, cela équivalait, selon leur justice ingénieuse, à
-damner toute l’humanité, puisque les sociétés humaines ne sont possibles
-que par le mensonge, puisque, pour tout dire, le mensonge est le grand
-lien social[19].
-
- [19] Voir sur le rôle du mensonge le chapitre intitulé _les Femmes et
- le langage_, dans la deuxième partie du présent ouvrage.
-
-Je crois qu’il ne faut pas reculer devant le mot. Pourquoi équivoquer
-comme saint Augustin et distinguer entre «mentir» et «cacher la vérité»?
-Il est vrai que cette distinction, si elle est mauvaise verbalement, est
-juste moralement. Il y a bien des sortes de mensonges. Il y a surtout
-ceux qui sont innocents et ceux qui poignardent. Moïse n’en défend
-qu’un, le faux témoignage. Le P. de Condren, un oratorien qui ne passait
-pas pour un ami de la morale facile, a établi très dignement ce qu’on
-pourrait appeler le droit au mensonge. Il use, comme saint Augustin, de
-deux termes, mais choisis avec finesse: «Toute la difficulté vient de ce
-qu’on confond le mensonge avec la fiction, de ce qu’on comprend sous le
-nom de ce péché odieux toutes les apparences qui se peuvent donner
-légitimement sans violer ni la justice, ni la charité, ni la simplicité,
-ni aucune autre vertu.» A cette objection que «nos paroles sont les
-signes naturels de nos pensées; et que, par conséquent, c’est un péché
-contre nature, quand elles ne sont pas conformes», il répond «que les
-paroles sont signes libres et volontaires de nos intentions plutôt que
-de nos pensées... L’homme a droit et même obligation de défendre son
-honneur et ses biens, et tout ce qui appartient au prochain, de ses
-paroles aussi bien que de ses mains[20]». Cette distinction entre le
-mensonge et la fiction, si ingénieuse (comme le remarque le P. Daniel),
-les Jésuites ne semblent pas l’avoir goûtée. Ils admettent que déguiser
-la vérité est toujours un mensonge, et leur art n’intervient que pour
-composer des formules qui permettent à la fois de ne pas mentir et de ne
-pas dire la vérité. En cela, il faut l’avouer, leur art est misérable.
-Sans doute, Pascal, sur ce point comme sur tous les autres, a exagéré et
-même dénaturé la pensée des casuistes. Sanchez dit quelque part: «Ce
-n’est pas mentir que d’user de termes ambigus en les faisant entendre en
-un autre sens qu’on ne les entend soi-même.» Et il ajoute: «Il n’y a pas
-là mensonge proprement dit, mais l’usage de ces termes n’en doit pas
-moins être défendu, à moins qu’il n’y ait une cause légitime qui nous
-donne droit d’en user.» «Je veux maintenant, dit le Jésuite, vous parler
-des facilités que nous avons apportées pour faire éviter les péchés dans
-les conversations et dans les intrigues du monde. Une chose des plus
-embarrassantes qui s’y trouve est d’éviter le mensonge, et surtout quand
-on voudrait bien faire accroire une chose fausse. C’est à quoi sert
-admirablement notre doctrine des équivoques par laquelle il est permis
-d’user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre sens qu’on
-ne les entend soi-même, comme dit Sanchez[21].» On voit combien il est
-dangereux d’aller chercher dans _les Provinciales_ des arguments contre
-les casuistes. Le plan de cette lettre, particulièrement calomnieuse,
-fut fourni à Pascal par Nicole. La polémique anti-cléricale vit depuis
-deux siècles et demi sur quelques citations équivoques par quoi Pascal
-raille l’équivoque. C’est un des plus curieux exemples de tromperie qui
-soient au monde. Il semble pourtant que les Jansénistes auraient pu
-demeurer dans l’exactitude sans risques pour leur cause, car c’est un
-point où les Jésuites sont extrêmement faibles, et même ridicules.
-Cependant que l’on examine telle formule d’Emmanuel Sa: «Toute personne
-qui n’est pas interrogée légitimement peut répondre qu’elle ne sait rien
-de ce qu’on lui demande, en sous-entendant _de façon qu’elle soit
-obligée de le dire_.» Le moyen est médiocre comme sauvegarde de la
-liberté; mais il n’est pas monstrueux. Il est vrai que les pamphlétaires
-suppriment dans la proposition le «n’est pas interrogé légitimement». Et
-ainsi de même en toutes les propositions analogues. Si Castro Palao
-commence par ces mots une dissertation sur l’équivoque: «Toutes les fois
-qu’il se présente un juste sujet de déguiser la vérité...», on biffe
-cette prémotion, et la suite semble le préambule d’un code de bandits.
-
- [20] Cité par le P. DANIEL. _Réponse aux Lettres Provinciales de L. de
- Montalte, ou Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe_. A Bruxelles, 1697,
- pages 371-373.
-
- [21] DANIEL, _op. cit._, pages 277-80.
-
-Il reste que les hommes sont imbéciles et qu’il ne faut point leur
-parler nuances et subtilités. L’affirmation grossière, voilà ce qui
-convient au peuple,--et par peuple, comme disait Mme de Lambert,
-j’entends tout ce qui pense bassement et communément. Tous ceux qui,
-répugnant à admettre la légitimité pure et simple du mensonge, se
-trouveront dans le cas d’expliquer que «toute vérité n’est pas bonne à
-dire», tomberont dans les maladresses où les Jésuites ont trébuché. A
-chaque instant, dans la vie, et non pas seulement pour le mensonge, on
-se trouve pris entre «Tu ne dois pas...» et «Il faut...». Que l’on
-appelle cela cas de conscience ou conflit moral, peu importe; mais une
-solution est nécessaire, puisque l’action est nécessaire. On se voit
-donc obligé, quand on a posé une morale trop sévère, de la ruiner peu à
-peu par des complaisances, pour permettre le jeu, de plus en plus
-complexe, de la vie. Les Jésuites, sans s’en douter, travaillèrent
-contre la morale chrétienne dans le même sens que les poètes, les
-conteurs, les philosophes et les savants. Mais leur malheur, et la cause
-du mépris qu’ils ont subi, est qu’ils le firent sans franchise et
-parfois sans dignité. Ils ont rongé comme des rats le vaisseau qui les
-portait; croyant le rendre plus léger et plus habile à vaincre les
-courants, ils l’ont criblé de trous par où est monté le bouillonnement
-de la mer. A force de finesse, de logique, de bon vouloir, ils ont été
-inintelligents. On peut les dédaigner, puisqu’ils ne sont plus bons à
-rien, puisqu’ils sont rentrés dans le rang, mais non les maudire. Quand
-le vaisseau de la vieille morale chrétienne sombrera tout à fait, qu’une
-voix s’élève pour dire la litanie des Sa, des Suarez, des Escobar, pour
-nommer ces démolisseurs stupides et patients qui ont travaillé pendant
-des siècles à préparer le naufrage de la nef de saint Pierre. Calvin
-voulait les tuer ou, «si cela ne se peut commodément faire», ajoute-t-il
-naïvement, les écraser sous le mensonge et la calomnie: «Jesuite vero,
-qui se maxime nobis opponunt, aut necandi, aut, si hoc commodo fieri non
-potest, ejiciendi, aut certe mendaciis et calumniis opprimendi sunt.»
-Voilà une haine que je ne comprends guère, à moins qu’on n’y mêle Calvin
-lui-même et tous les fanatiques, et peut-être tous les croyants; mais
-cela serait l’humanité entière, car combien y a-t-il d’hommes libres? Le
-point de vue est donc détestable. Ce n’est pas sur leurs croyances qu’il
-faut juger les hommes, ni sur leur manière d’interpréter dogmatiquement
-la morale. Il y a d’autres contacts pour la sensibilité; l’esprit a
-d’autres antennes.
-
-
-XIV
-
-BRÈVE CONCLUSION.--C’est bien moins avec l’esprit scientifique qu’avec
-l’esprit protestant et rationaliste que les Jésuites furent en
-désaccord. Ils représentèrent, en somme, la partie la plus saine et la
-plus acceptable du christianisme, celle qui tâchait d’accommoder des
-principes destructeurs aux nécessités de la vie. Avec eux on put
-s’entendre superficiellement, sur presque tout; avec le chrétien pur,
-l’entrée en conversation était à peine possible. Tant qu’il eut besoin
-de cet intermédiaire, ils furent dans le siècle quelque chose comme le
-médiateur plastique de la vieille philosophie: dans ce rôle, devenu
-inutile, les Jésuites rendirent des services que l’on ne doit pas
-oublier à la civilisation, à la liberté des mœurs.
-
-
-
-
-_DEUXIÈME PARTIE_
-
-NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES
-
-
-
-
-LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ
-
-
-I
-
-L’idée de gloire n’est pas des plus difficiles à résoudre. On la peut
-identifier avec l’idée générale d’immortalité, dont elle n’est qu’une
-des formes secondaires, et des plus naïves; elle n’en diffère que par la
-substitution de la vanité à l’orgueil. Là, nous avons l’idée de durée
-fortifiée par l’orgueil d’un être qui se croit une importance
-immortelle, mais consent à jouir sans fracas d’une pérennité absolue;
-ici, la vanité, remplaçant l’orgueil, écarte l’idée d’absolu, ou, se
-déclarant incapable de l’atteindre, s’accroche à un désir, d’éternité
-sans doute, mais d’éternité objective, sensible à autrui, d’éternité un
-peu de parade et qui perd en bruit répandu par le monde ce que
-l’immortalité absolue gagne en profondeur et en orgueilleuse humilité.
-
-Les mots abstraits définissent mal une idée abstraite; il vaut mieux
-s’en rapporter à l’opinion commune. La gloire, on sait ce que c’est; la
-gloire littéraire, tout écrivain se l’imagine. Rien de plus clair que
-ces sortes d’illusions; rien de plus clair que le désir ou que l’amour.
-Les définitions, où les dictionnaires seuls sont obligés, contiennent de
-réalité ce que contient de vie obscure et grouillante un filet relevé
-mal à propos de la mer où il attendait sa proie; des varechs s’y tordent
-et de grêles bêtes y meuvent leurs pattes translucides, et voici toutes
-sortes d’hélices ou de valves qu’une sensibilité mécanique tient
-forcloses, mais la réalité, qui était un gros poisson, a, d’un coup de
-queue, passé par-dessus bord. En général, les phrases nettes et claires
-n’ont aucun sens, ce sont des gestes affirmatifs qui suggèrent
-l’obéissance, et voilà tout. L’esprit humain est si complexe et les
-choses sont si enchevêtrées les unes dans les autres que, pour expliquer
-un brin de paille, il faudrait démonter tout l’univers; et il n’est dans
-aucune langue aucun mot de race sur lequel une intelligence lucide ne
-puisse bâtir un traité de psychologie, une histoire du monde, un roman,
-un poème, un drame, selon les jours et la qualité de la température. La
-définition, c’est le sac de farine comprimée et qui tient dans un dé.
-Que pouvons-nous faire de cela, si nous n’explorons pas les mers
-antarctiques? Il est plus à propos de passer au microscope une pincée de
-farine et d’y chercher avec patience parmi le son le vivant amyle. Dans
-les résidus laissés par l’analyse de l’idée d’immortalité, on trouvera
-l’idée de gloire à l’état brillant de paillette.
-
-L’homme se croit encore la dernière œuvre de la force créatrice. Darwin,
-corroborant la Bible, n’a fait qu’au sixième jour sortir des limbes le
-couple humain. Et les savants les plus qualifiés en sont là, et cela
-permet ces écrits douteux où l’on célèbre les équivoques accordailles de
-la Science et de la Foi. Mais le darwinisme va s’évanouir devant des
-notions plus précises. Demain nous ne serons plus tenus de croire que la
-génitrice du monde, ayant organisé sans idées morales les espèces
-inférieures, inventa l’homme pour déposer dans son cerveau un principe
-dont elle s’était fort bien passée elle-même au cours de ses travaux
-préparatoires. Si l’homme n’est plus la dernière venue des créatures, si
-l’homme est un animal fort ancien dans l’histoire de la vie, si la fleur
-de l’arbre vital est, non pas Adam, mais la Colombe, toute la
-métaphysique de la morale va crouler. Quoi, après ce chef-d’œuvre,
-l’Homme, Il (ou Elle, selon le mot nul que l’on suppose) s’est abaissé à
-faire l’oiseau! Quoi, la grue après l’ancêtre d’Abraham! Cela est ainsi.
-Les travaux de M. Quinton[22] ne vont plus permettre d’en douter. Il
-devient certain que l’intelligence humaine, loin d’être le but de la
-création, n’en est qu’un accident, et que les idées morales ne sont que
-des végétations parasites nées d’un excès de nutrition. Les phénomènes
-intelligence, conscience morale, et tous les titres de noblesse énumérés
-dans le parchemin, auraient pu, sans doute, apparaître chez n’importe
-quelle autre espèce; les oiseaux, dont l’évolution n’est pas finie, n’en
-seront peut-être pas exemptés. Leur système artériel est bien supérieur
-à celui de l’homme, plus simple et plus solide; ils peuvent manger sans
-s’interrompre de respirer; ils volent, ils parlent, ils peuvent réciter
-les Droits de l’homme ou le Symbole de Nicée, exercices suprêmes de bien
-des hommes. L’oiseau, roi chronologique de la création, est demeuré
-jusqu’ici, et malgré ses perfectionnements, un animal; la série des
-oiseaux ne semble pas, pour l’intelligence, supérieure à la série des
-mammifères, où l’homme figure à titre d’inexplicable exception. On ne
-pourrait donc considérer l’intelligence comme une finalité que si
-chacune des espèces animales était rigoureusement déterminée et fixe.
-C’est l’opinion, au moins provisoire, de M. Quinton. Les espèces, depuis
-qu’elles sont espèces, depuis que les individus qui la composent se
-reproduisent en des êtres identiques à eux-mêmes, les espèces, telles
-que définies, par ces syllabes, _espèce_, peuvent disparaître; elles ne
-peuvent plus se modifier. L’homme a très certainement passé par des
-états divers où il n’était pas un homme; mais du jour où l’homme a
-produit un homme, l’humanité était immuable. Il est donc possible que
-l’intelligence humaine, au lieu d’être un accident, une dérogation, ait
-été déterminée, dès l’origine, comme la main humaine, comme les pieds
-humains, comme les cheveux humains. Elle aurait donc, dans l’univers, un
-rôle normal et logique, et son excès même, le génie, ne serait plus
-qu’une exubérance de force. Mais il resterait à expliquer la stupidité
-de l’oiseau; serait-ce le témoignage de la dégénérescence intellectuelle
-des forces créatrices? L’opinion la plus probable est que l’intelligence
-est une excroissance comme la galle du chêne; quel est l’insecte qui
-nous a fait cette piqûre? Nous ne le saurons jamais.
-
- [22] _Communication à l’Académie des Sciences_, 13 avril 1896,
- certifiée et précisée par des travaux ultérieurs que M. Quinton m’a
- expliqués. Sans appareil scientifique, voici, d’après de précieuses
- conversations, quel serait l’ordre général d’apparition des animaux,
- à partir des poissons, en ne tenant compte que de celles qui sont
- encore représentées:
-
- I. Poissons IV. Mammifères V. Oiseaux
- II. Batraciens
- III. Reptiles
- a. _Monotrèmes_
- b. _Marsupiaux_
- c. _Édentés_
- d. _Rongeurs_
- e. _Insectivores_
- f. ...
- g. ...
- ...
- x. _Primates_: (Lémures, Singes,
- Hommes.)
- y. _Carnivores_: (derniers venus:
- Renard Bleu, Ours blanc.)
- z. _Ruminants_: (dernier venu:
- Renne.)
-
- Les rapports de cette liste avec une question quelconque de
- philosophie générale sont évidents pour qui sait associer les idées.
- Voltaire en eût tressailli de joie. D’autre part, je tiens à
- l’honneur d’avoir été le premier à annoncer au grand public ces vues
- nouvelles de la science, qui auront logiquement une magnifique
- fécondité de conséquences. Antérieurement, j’y ai fait une allusion
- moins précise, notamment dans la _Wiener Rundschau_ du 1er mai 1899.
-
-Que l’intelligence soit, comme le croyait Taine, un produit normal du
-cerveau, ou qu’elle soit une maladie, cela importe peu, d’autant plus
-qu’une tare qui se transmet telle quelle de génération en génération
-finit par perdre ses caractères pathologiques; elle fait partie
-intégrale et normale de l’organisme[23]. Cependant son origine
-accidentelle se trouve corroborée par ceci: excellent instrument pour
-les combinaisons aprioristes, l’intelligence est, spécialement
-dirait-on, inapte à percevoir les réalités. C’est à cette infirmité que
-sont dues les métaphysiques, les religions et les morales. Comme le
-monde extérieur ne peut arriver à la conscience qu’en épousant avec
-scrupule tous les replis de la poche et tous ses détours, il arrive
-qu’en croyant avoir une image du monde nous n’avons qu’une image de
-nous-mêmes. Certains redressements sont possibles; l’analyse des
-phénomènes de la vision nous a fait admettre cela; par la comparaison de
-nos sensations et de nos idées avec ce que nous pouvons comprendre des
-sensations et des idées d’autrui, on arrive à déterminer des moyennes
-probables: mais surtout des moyennes négatives. On dresserait plus
-facilement une liste des non-vérités qu’une liste des vérités. Affirmer
-que telle religion est fausse ne dénote plus une grande hardiesse
-d’esprit ni même beaucoup d’esprit; la véracité d’aucune religion n’est
-plus un sujet de controverse que pour les différents clergés européens
-dont c’est le gagne-pain ou pour ces rationalistes attardés qui guettent
-toujours, comme leur maître Kant, l’heure propice et lucrative des
-conversions opportunes. Mais à la question naïve de ces esprits qui ont
-horreur du vide, comme la nature du XVIIe siècle: Par quoi
-remplacez-vous cela? Nul ne peut répondre. Il suffit, et c’est assez
-beau, d’avoir transmué en non-vérité, une vérité. Le métier supérieur de
-la critique, ce n’est pas même, comme le proclamait Pierre Bayle, de
-semer des doutes; il faut aller plus loin, il faut détruire, il faut
-incendier. L’intelligence est un instrument excellent de négation; il
-est temps de l’utiliser, et de cesser de vouloir élever des palais avec
-des pioches et des torches.
-
- [23] On peut ainsi concevoir l’intelligence comme une forme initiale
- de l’instinct. L’intelligence humaine serait destinée à se
- cristalliser en instinct, comme cela est advenu pour l’intelligence
- des autres espèces animales. La conscience disparaîtrait, laissant
- toute liberté à l’acte inconscient nécessairement parfait dans les
- limites de sa fin. L’homme conscient est un écolier qui se révélera
- maître le jour où il sera devenu une machine délicate, mais sûre,
- comme le castor, comme l’abeille.
-
-L’histoire de l’idée d’immortalité est un bon exemple de notre
-impuissance congénitale à percevoir les réalités autrement que réformées
-et retravaillées par l’entendement. L’idée d’immortalité est née de la
-croyance au double. Pendant le sommeil, et alors que le corps est
-inerte, il y a une partie de l’homme qui se meut, qui voyage, qui
-combat, qui mange, jouit ou souffre, exerce tous les phénomènes de la
-vie; cette partie de l’homme, ce double de l’homme, ce corps astral,
-survit à la décomposition du corps matériel dont il conserve les usages
-et les besoins. Telle est sans doute l’origine de la croyance à ce que
-nous appelons, depuis l’hellénisme, l’immortalité de l’âme; à un stade
-plus ancien, la religion égyptienne est basée sur la théorie du double:
-c’est pour les doubles et non pour les âmes qu’on dispose des
-nourritures réelles, et plus tard symboliques, dans les tombeaux. Mais
-la religion égyptienne est déjà surchargée de l’idée de justice,
-d’équilibre; on pèse les doubles dans les balances du bien et du mal; la
-métaphysique de la morale a obscurci l’idée primitive d’immortalité, qui
-n’est autre chose que l’idée pure de durée indéfinie.
-
-Pour les théologiens, pour les philosophes, s’il y en a encore à
-professer ces honnêtes doctrines, pour le commun des hommes, l’idée
-d’immortalité ou de vie future est intimement liée à l’idée de justice.
-Le bonheur éternel est une compensation accordée aux douleurs humaines;
-il y a aussi, mais alors pour les seuls théologiens, de personnels
-supplices, par quoi sont punis les manquements aux ordres des prêtres;
-et ces tourments sont encore pour les bons un surcroît de récompense et
-une garantie contre la promiscuité. Il y a là une sélection
-aristocratique, mais basée sur l’idée de bon et de mauvais, au lieu de
-l’être sur l’idée de force et de faiblesse. Ces étranges renversements
-des valeurs mettaient Nietzsche fort en colère; il faut les accepter au
-moins comme des conséquences transitoires de la sensibilité de l’homme
-civilisé. L’homme primitif, dont les nerfs vibrent peu et dont
-l’intelligence est passive, ressent la souffrance, quoique amortie, mais
-ne ressent pas l’injustice, qui est souffrance morale. Pour retrouver un
-pareil état, il faut franchir les régions moyennes et interroger un
-Gœthe, un Taine ou un Nietzsche, les hommes chez qui l’intelligence a
-enfin vaincu, par son excès même, et repoussé les supplications de la
-pitié et les tentations sentimentales de la justice. Si l’idée
-d’immortalité était née dans une intelligence supérieure, elle n’aurait
-différé que par plus de logique, des conceptions brutales de l’humanité
-primitive.
-
-M. Marillier a recueilli et coordonné tout ce qui, dans les croyances
-des non-civilisés, touche à la survivance de l’âme[24]; il résulte de
-l’ensemble des faits que l’idée de justice n’a aucunement coopéré à la
-conception de l’idée d’immortalité. Il y eut peu de découvertes plus
-importantes pour l’histoire des croyances humaines. L’idée d’immortalité
-fut d’abord, comme ose le dire M. Marillier, une idée purement
-scientifique; elle est le grossissement et le prolongement d’un fait,
-mal observé, mais d’un fait. La vie future est la suite de la vie
-présente, et elle comporte les mêmes usages, les mêmes plaisirs, les
-mêmes déboires. Ce monde a, lui aussi, un double: l’autre monde. Les
-méchants et les bons, les forts et les faibles y continuent leur état.
-Parfois la vie, sans que ses éléments changent de relation, y est plus
-clémente; parfois dans les mêmes conditions, pire. Si la vie future est
-considérée comme meilleure ou comme pire, elle est la même pour tous.
-Meilleure, c’est l’égalité parfaite dans les jouissances médiocres qui
-sont l’idéal moyen aussi bien du civilisé que du sauvage. Les tribus de
-la Nouvelle-Guinée, anémiées par la faim, rêvent de manger du sagou à
-discrétion pendant toute l’éternité. Comme on pourrait découvrir, même
-dans ce paradis égalitaire, une assez vague idée de compensation, donc
-de justice, il faut aller plus loin, à Java, où le paradis, sans doute à
-cause d’un excessif péage, n’était accessible qu’aux riches; chez ces
-résignés, où seuls les rois, les prêtres et les nobles étaient sauvés; à
-Bornéo, où l’au-delà, divisé en sept cercles, correspondait aux sept
-divisions de la hiérarchie sociale. En un autre coin de la grande île,
-«toute personne qu’un homme tue en ce monde devient son esclave dans
-l’autre». Voilà un paradis nettement basé sur l’idée de force et une
-croyance qui se rit un peu de l’impératif catégorique. Non seulement le
-faible n’est pas «compensé», mais sa faiblesse et sa souffrance peuvent,
-par le caprice du fort, être portées à l’infini; le tueur s’est acquis
-un profil immortel. Des sociétés où il y a de la poésie, de l’art, des
-rires, de l’amour, vivent encore avec une telle morale; on peut en être
-contristé, on n’en est pas surpris, car il est évident que voici contre
-les étrangers un terrible élément de résistance. Cela a ses
-inconvénients: de temps en temps, à Bornéo, une troupe de jeunes Dayaks,
-qui n’ont pas encore tué, se précipite dans une ville et tue; ayant
-ainsi gagné la vie éternelle et un esclave, ils se tiennent plus
-tranquilles. Chez les Shans, exterminé par un éléphant, on est privé de
-paradis; mangé par un tigre, on devient tigre; les femmes mortes en
-couche deviennent des lamies et hantent les tombes, pieds retournés,
-talons en avant. Aux Mariannes, il y a un paradis et un enfer; la mort
-violente conduit en enfer, la mort naturelle conduit en paradis: ces
-peuples étaient de toute éternité voués à l’esclavage. En une autre
-région de l’Océanie, le sort de l’âme est joué par la famille du défunt
-à pair ou impair: impair, c’est l’anéantissement; pair, le bonheur
-éternel. A Tahiti, les âmes aveugles s’en vont au hasard, sortant des
-corps, vers une plaine où il y a deux pierres: l’une, si on la touche
-d’abord, donne la vie immortelle, l’autre l’éternelle mort. Ceci est une
-absurdité presque sublime; c’est grandiose et terrible ainsi que la
-prédestination. Saint Augustin la plaçait dans la nuit d’avant la
-naissance; les Tahitiens la situaient dans les ténèbres d’après la mort.
-Le protestantisme, auquel ces pauvres gens se sont adonnés depuis, ne
-les a pas beaucoup changés de croyances; en général, le plus grand
-effort d’un novateur religieux ou philosophe est de mettre, et
-réciproquement, à la fin ce qui se trouvait au commencement.
-
- [24] _La Survivance de l’âme et l’idée de justice chez les peuples non
- civilisés_, Paris, Leroux, 1894.
-
-En s’agrégeant à l’idée d’immortalité, l’idée de justice en a donc
-singulièrement troublé le caractère originel; elle a même contaminé
-l’idée d’immortalité terrestre, l’idée de gloire.
-
-
-II
-
-Comment la gloire, d’abord réservée aux rois et aux guerriers chantés
-par les poètes, a-t-elle fini par être attribuée aux poètes plus encore
-qu’aux héros de leurs poèmes, c’est un fait de civilisation dont
-l’origine exacte n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Il serait plus curieux
-d’apprendre par suite de quelle modification dans les mœurs ou de quel
-agrandissement de l’égoïsme et de la vanité, à l’idée de pérennité du
-nom et de l’œuvre vint s’adjoindre l’idée compliquée de justice. Un
-dramaturge athénien, si son œuvre était bafouée par le peuple, à quelle
-époque de la civilisation grecque eut-il l’audace d’en appeler à la
-postérité? Connaît-on de très anciens textes où se lisent de pareilles
-récriminations? La sensibilité s’est tellement accrue qu’il n’est plus à
-cette heure de poétereau dédaigné qui ne songe à la justice des
-générations futures; l’_exegi monumentum_ d’Horace et de Malherbe s’est
-démocratisé, mais comment croire que la vanité des auteurs ait eu un
-commencement? Il faut l’admettre cependant, pour se tenir dans la
-logique des développements successifs du caractère humain. La gloire
-littéraire ne fut d’abord que le sentiment de la durée future de la
-réputation présente; sentiment légitime et qui concorde assez bien avec
-les faits, car les déchéances absolues sont presque aussi rares que les
-réhabilitations solides. A ce moment, c’est une probabilité
-scientifique. Eschyle croit que la relation qui existe de son vivant
-entre les _Suppliantes_ et l’opinion publique se maintiendra équivalente
-au cours des âges. Eschyle a raison; mais non, s’il fait le même rêve
-pour les _Danaïdes_ et les _Égyptiens_. Cependant Pratinas se voit dans
-l’avenir l’un des rivaux d’Eschyle, et Pratinas n’est plus qu’un mot, à
-peine un nom. L’idée de gloire, même en sa forme la plus ancienne et la
-plus légitime, contiendrait donc l’idée de justice au moins par
-prétérition, puisque sa non-réalisation nous suggère l’idée d’injustice.
-Mais il ne faut pas faire raisonner d’après notre sensibilité des hommes
-d’une civilisation aussi ancienne. Pratinas se fût peut-être soumis au
-destin: il eût peut-être qualifié de fait pur et simple ce que nous nous
-plaisons à nommer injustice. L’idée de justice étant soumise aux
-variations de la sensibilité, est des plus instables. La plupart des
-faits que nous rangeons aujourd’hui dans la catégorie de l’injustice,
-les Grecs la laissaient dans la catégorie du destin; à d’autres, que
-nous jetons dans la fosse sous le nom de malheurs ou de fatalité, ils
-s’ingéniaient à y trouver des remèdes. En principe, quand un peuple
-rétrécit la catégorie destinée au profit de la catégorie injustice,
-c’est qu’il commence à s’avouer sa propre décadence: l’extrême état de
-sensibilité à l’injustice se traduit par le bâillon du Zaina, qui ne
-respire qu’à travers un voile pour ne détruire aucune vie[25]. État de
-dégradation intellectuelle vers lequel marche aussi l’humanité
-européenne, où les végétariens mystiques furent les précurseurs des
-socialistes sentimentaux. N’avons-nous pas déjà les «frères inférieurs»
-et n’entendons-nous pas louer les machines qui épargnent aux animaux
-d’exercer leurs muscles? Pleurer sur l’esclave, qui tourne la roue, ou
-sur le poète qui chante dans le désert, signe de dépravation: car
-l’esclave qui tourne la roue, c’est qu’il aime la vie plus qu’il ne
-souffre de son labeur, et le poète qui roucoule dans un trou comme le
-crapaud, c’est que sa chanson est un agréable exercice physiologique.
-
- [25] BARTH, _Religions de l’Inde_, dans _l’Encyclopédie des Sciences
- religieuses_.
-
-Les lois physiques, que des savants promulguèrent ou constatèrent, sont
-des aveux d’ignorance. Quand on ne peut expliquer un mécanisme, on
-affirme que ses mouvements s’opèrent en vertu d’une loi. Les corps
-tombent en vertu de la loi de la pesanteur; cela équivaut, dans le
-sérieux, à la bouffonne _virtus dormitiva_. Les catégories sont des
-aveux d’impuissance. Jeter un fait dans l’abîme destin ou dans le tiroir
-injustice, c’est renoncer à l’exercice des plus naturelles facultés
-analytiques. Les _Lusiades_ furent sauvées parce que Camoëns savait très
-bien nager, et le premier traité de Newton sur la lumière et les
-couleurs fut perdu parce que son petit chien, Diamant, renversa un
-flambeau. Présentés ainsi, ces deux événements ne rentrent plus ni dans
-la catégorie Providence ni dans la catégorie Fatalité; ce sont des faits
-inqualifiables, des faits comme il s’en est produit des milliers, sans
-que les hommes y aient trouvé prétexte à l’enthousiasme ou à la colère.
-Qu’Eschyle ait survécu et que Pratinas soit mort, ce sont des aventures
-comme il en arrive à la guerre; il y en a de plus scandaleuses, mais ni
-les unes ni les autres ne se doivent juger d’après la notion puérile
-d’une justice distributive. Si la justice est blessée parce que Florus
-surnage dans le naufrage où périrent Varius et Calvus, c’est la justice
-qui a tort; ce n’était point là sa place.
-
-Cependant, comme elle s’est agrégée à l’idée de paradis, l’idée de
-justice est devenue la parasite de l’idée de gloire. A l’immortalité que
-Tahiti jouait à pile ou face, on substitua jadis, croyant bien faire,
-l’immortalité providentielle; mais pour ce qui est de la gloire, du
-moins, nous savons que la Providence, si elle ne tire pas au sort le nom
-des élus, se détermine par des motifs peut-être inavouables. Pour
-injuste que soit l’homme, par nature et par goût, il est moins injuste
-que le Dieu qu’il a créé: ainsi des hommes chastes procréent d’obscènes
-littératures, comme le faisait remarquer Ausone, avec à propos; ainsi
-l’œuvre du véritable génie est toujours inférieure au cerveau qui
-l’enfanta. La civilisation a mis dans la gloire un peu de méthode,
-provisoirement.
-
-Même dans l’ordre spirituel, les hommes ont presque toujours été en
-désaccord avec les décisions de leurs dieux. La plupart des saints
-d’autrefois furent créés par le peuple malgré les prêtres; au cours des
-siècles, le catalogue des saints et le catalogue des grands hommes se
-sont différenciés, au point de ne plus bientôt porter un seul nom
-commun. Presque tous les hommes vénérables de ce siècle, presque tous
-ceux dont l’argile contenait des veines ou des traces d’or sont des
-réprouvés. Nous vivons aux temps de Prométhée. Quand la Providence
-gouverna seule la terre, pendant l’interrègne de l’humanité, elle fit de
-telles hécatombes que l’intelligence manqua de périr. En l’an 950, le
-fils d’un serf d’Aurillac, le jeune Gerbert, concentre en lui presque
-toute la tradition européenne; il est à lui seul la civilisation. Quel
-moment dans l’histoire! Les hommes, par un instinct admirable, en firent
-leur maître: il fut le pape Silvestre II. Mort, on commença de bâtir,
-sur cette colonne qui avait soutenu le monde, la légende qui devait
-aboutir au _Faust_ de Gœthe. Telle est la gloire, que Gerbert est
-inconnu. Mais il n’est pas inconnu comme Pythagore; on a pu écrire sa
-vie, on a conservé ses écrits. Si Gerbert n’est pas un de nos grands
-hommes aujourd’hui, il le sera peut-être demain; il a gardé intactes
-toutes ses possibilités de résurrection. C’est que, pour laisser de côté
-l’idée paradoxale de Providence, depuis Gerbert, nous n’avons presque
-pas changé de civilisation.
-
-Lorsque les Chrétiens arrivèrent au pouvoir, ils ne conservèrent, outre
-ce que le hasard épargna, que les livres nécessaires à l’enseignement
-scolaire. Il est resté de l’Antiquité ce qui serait resté du XVIIe
-siècle, si les professeurs de la vieille Université, joints aux Jésuites
-et aux Minimes, avaient eu un droit de vie et de mort sur le livre.
-Ajoutant La Fontaine au catalogue de Boileau, ils brûlaient le reste.
-Les Chrétiens brûlèrent beaucoup, malgré leurs protestations d’amour: et
-ce qu’ils ne brûlèrent pas, ils l’amendèrent. C’est à eux que l’on doit
-l’image, presque burlesque, d’un Virgile chaste. L’inachèvement
-authentique de l’Énéide fut un bon prétexte aux coupures et aux
-grattages; les libraires, chargés de la besogne, y furent d’ailleurs
-inintelligents et paresseux. Mais la grande cause de la disparition de
-presque toute la littérature païenne fut plus générale. Un jour vint où
-on la jugea sans intérêt: dès les premiers siècles, son cercle avait
-commencé de se rétrécir. Une sainte Cécile pouvait-elle se plaire à
-Gallus? Cette délicieuse et héroïque romaine (qu’on retrouva au siècle
-dernier couchée en poussière dans sa robe sanglante) ayant changé de
-religion changea de cœur. Les femmes cessèrent de lire Gallus, et Gallus
-a péri presque tout.
-
-Dans le livre intéressant qu’il rédigea sur ce sujet[26], M. Stapfer n’a
-pas tenu compte des changements de civilisation. Pour expliquer la perte
-de tant de livres anciens, il n’a songé qu’au hasard. Le hasard est un
-masque; et c’est précisément le devoir de l’historien de le soulever ou
-de le déchirer. Du VIe siècle à nos jours, il y eut encore une
-modification partielle dans la civilisation, au XVe siècle. Vers ce
-temps, l’ancienne littérature commença de ne plus émouvoir beaucoup le
-public: les romans, les miracles, les contes parurent tout à coup
-vieillis; on cessa de les copier, de les réciter; on les imprima peu, un
-seul manuscrit a conservé _Aucassin et Nicolette_, qui est quelque chose
-comme le Daphnis et Chloé du Moyen Age. Des accidents épouvantent le
-poète et même le critique, plus froid, dont la rigueur est logique, du
-moment que l’on veut bien séparer de l’idée sentimentale de justice
-l’idée, purement historique, de survivance littéraire. Jusqu’ici, et je
-reprends l’allusion au rôle conservateur de la civilisation moderne,
-l’imprimerie a protégé les écrivains contre la destruction, mais le rôle
-sérieux de l’imprimerie ne porte encore que sur quatre siècles. Cette
-invention lointaine apparaîtra un jour telle que contemporaine à la fois
-de Rabelais et de Victor Hugo. Quand il se sera écoulé entre nous et un
-moment donné du futur un temps égal à celui qui nous sépare de la
-naissance d’Eschyle, dans deux mille trois cent soixante-quinze ans,
-quelle influence l’imprimerie aura-t-elle eue sur la conservation des
-livres? Peut-être aucune. Tout ce qui n’aura pas valu la peine d’être
-réimprimé, c’est-à-dire tout, moins quelques épaves heureuses, aura
-disparu, et d’autant plus vite que la substance matérielle des œuvres
-est devenue plus précaire. La découverte même d’un papier inaltérable ne
-serait pas une cause absolue de survie, à cause de la tentation
-d’employer à mille autres usages ce papier trop solide. Ainsi la valeur
-du parchemin a souvent déterminé le sacrifice d’un manuscrit; ainsi les
-objets d’art en or vont nécessairement à la fonte quand la mode a
-changé. La matière qui conserverait le mieux les livres devrait être
-inaltérable, mais fragile, un peu cassante, pour n’être bonne à rien
-sortie de sa reliure: une telle découverte ne serait-elle pas un fléau?
-
- [26] _Des Réputations littéraires. Essai de morale et d’histoire_.
- Première série. Paris, Hachette, 1893.
-
-Pour l’œuvre des quatre derniers siècles et pour ce qui, vers 1450,
-restait indemne de l’œuvre antérieure, et pour ce qui s’est retrouvé
-depuis en des poussières, l’imprimerie a été, jusqu’ici, un mémorable
-bienfait. Nous ne sommes pas obligés d’accepter les opinions de jadis;
-les livres sont là et, rares ou communs, nous les pouvons découvrir et
-lire. De la gloire et de l’opprobre que Boileau distribua à ses
-contemporains nous sommes les juges surpris et cléments. Martial a
-déshonoré des poètes qui furent peut-être un Saint-Amant ou un Scudéry;
-mais nous avons sous les yeux les pièces du dossier des Satires, et nul
-professeur ami des bonnes mœurs et des éternels principes ne peut plus
-nous imposer ses médiocres haines. Un homme d’esprit a remarqué que
-Boileau traite les écrivains qui lui déplaisent à peu près comme nous
-les assassins avérés ou les suborneurs de petites filles; mais grâce à
-la durée imprévue des livres, ces vieilles injures ne sont rien de plus
-pour les juges que la vitupération d’un avocat. J’ai Sanlecque à portée
-de la main, et même Cottin et même Coras; s’ils sont médiocres, je ne le
-dirai que d’après ma libre impression personnelle.
-
-On a rédigé un essai de catalogue des livres perdus[27]; le nombre en
-monte à cinq ou six cents, et encore, pour atteindre ce chiffre, faut-il
-compter certains ouvrages qui ne sont qu’égarés et quelques éditions
-d’œuvres réimprimées plusieurs fois. Y avait-il parmi ces livres perdus
-des pages vraiment dignes de larmes? Cela est peu probable, d’après les
-épitaphes de ces tombes. Ce n’étaient sans doute ni d’autres _Maximes_
-ni d’autres _Phèdres_, ni même d’autres _Alaric_ que: _Herménégilde_,
-tragédie, par Gaspard Olivier (1601); les _Poétiques Trophées_, par Jean
-Figon de Montélimard (1556) ou le _Courtisan amoureux_ (1582), ou le
-_Friant Dessert des femmes mondaines_ (1643). Mais qui sait? Cependant
-le _Coupe-Cul des Moines_, ou la _Seringue spirituelle_ inspirent de
-médiocres regrets, et pareillement les _Estranges et espouvantables
-Amours d’un diable déguisé en gentilhomme et d’une damoiselle de
-Bretagne_. Une perte plus évidente, c’est celle de plusieurs _Almanachs_
-rédigés par Rabelais, mais cela ne va pas encore très loin. Que des
-doigts trop fiévreux aient usé prématurément les premières éditions de
-l’_Astrée_, des _Aventures du baron de Fæneste_, des _Odes_ de
-Ronsard[28], cela prouve seulement le succès immédiat de ces œuvres qui
-ne cessèrent durant plus d’un demi-siècle d’être en les mains de tous
-les curieux; et on en dirait autant des éditions originales des premiers
-romans d’Alexandre Dumas, qui ne peuvent être rangées, en grande partie,
-parmi les livres perdus[29]. Mais que l’on puisse relever les
-inscriptions d’un cimetière, cela prouve du moins que les morts qu’elles
-signalent eurent un nom et une gloire, même passagère. Les vrais livres
-perdus sont ceux dont nul ne pourrait, aujourd’hui, même soupçonner le
-titre. Cette poussière anonyme ne remplirait pas sans doute un bien
-grand ossuaire; mais avec les manuscrits perdus on construirait une
-nécropole.
-
- [27] _Livres perdus. Essai bibliographique sur les livres devenus
- introuvables_, par Philomneste Junior; Bruxelles, 1882.
-
- [28] L’édition de 1550 contenant les _Odes_ et le _Bocage_ s’est
- retrouvée en 1882, à la vente P. G. P., où, malgré sa rareté, elle
- ne fut vendue que cent francs.
-
- [29] Ces éditions de cabinet de lecture, tirées à trois cents
- exemplaires, et moins, se sont nécessairement usées en proportion de
- leur succès.
-
-Il n’est pas probable que de la littérature française du Moyen Age
-beaucoup plus de la centième partie ait survécu aux changements de la
-mode. Presque tout le théâtre a disparu. Le nombre des auteurs devait
-être immense en un temps où l’écrivain était son propre éditeur, le
-poète son propre récitateur, le dramaturge son propre acteur. En un
-certain sens, l’imprimerie fut un obstacle aux lettres; elle opérait une
-sélection et jetait le mépris sur les écrits qui n’avaient pu parvenir à
-passer sous la presse. Cette situation dure encore, mais atténuée par le
-bas prix de la typographie mécanique. L’invention dont on nous menace,
-d’un appareil à imprimer chez soi, multiplierait par trois ou quatre le
-nombre des livres nouveaux; et nous retrouverions les conditions du
-Moyen Age: tous ceux qui ont quelques lettres--et d’autres, comme
-maintenant--oseraient la petite élucubration qu’on glisse à ses amis
-avant de l’offrir au public. Tout progrès finit par se nier lui-même;
-arrivé à son maximum d’expansion, il tend à rétablir l’état primitif
-auquel il s’était substitué.
-
-Le changement de civilisation, de l’antiquité au Moyen Age, fut
-intellectuel et de sentiment plutôt que matériel. Les mêmes métiers se
-prolongent dans les mêmes conditions primitives; la libraire au temps de
-Rutebeuf est celle qui vendait, toutes fraîches et vives, les odes
-d’Horace. Aux deux époques, qui sont pareillement des époques de
-plénitude, la littérature fut pareillement abondante. Il n’en reste à
-peu près rien. Toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine Apollinaire,
-tient en deux volumes in-folio[30], mais presque tout le second tome est
-donné aux poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins maltraités.
-Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre de la bibliothèque de Pergame, qui
-se composait de deux cent mille ouvrages grecs à un seul exemplaire: la
-littérature grecque, dans l’édition Didot, tient en soixante et un
-volumes; on y ajoutera, sans beaucoup grossir le nombre des feuillets,
-tel traité d’Aristote, Hérondas, Bacchylide. Il en fut de la littérature
-comme d’une armée décimée; on enterra les morts et les survivants sont
-des héros. On peut juger de la valeur absolue, mais non de la valeur
-relative de ce qui reste: ici, nous retrouvons Pratinas; il nous
-enseigne que la gloire est un fait.
-
- [30] _Opera et fragmenta veterorum poetarum latinorum_. Londres, 1713.
-
-
-III
-
-La gloire est un fait pur et simple, et non un fait de justice. Il n’y a
-aucun rapport exact entre le mérite d’un écrivain (on se limite à
-l’examen de la gloire littéraire) et sa réputation parmi les hommes.
-Pour compenser, dans le sens du hasard et, si l’on veut, de l’injustice,
-la survie du livre depuis quatre cents ans, la critique a imaginé un
-système hiérarchique, qui divise les écrivains en castes, depuis l’idiot
-jusqu’au génie. Cela a l’air solide et sérieux; c’est arbitraire,
-puisque les jugements esthétiques ou moraux ne sont que des sensations
-généralisées. Le jugement littéraire rejoint ainsi, jusqu’à s’y
-confondre, le jugement religieux.
-
-L’immortalité terrestre et l’autre, celle qui évolue idéalement au delà
-de la vie réelle, sont des conceptions de même ordre, nées d’une cause
-unique: l’impossibilité pour la pensée de se penser inexistante.
-Descartes n’a fait que poser un axiome physiologique et d’une vérité
-humaine si absolue qu’elle eût été comprise par les plus anciens et les
-plus humbles peuples. «Je pense, donc je suis,» c’est la traduction en
-paroles d’un état cellulaire. Tout cerveau qui vit pense cela, même
-inconscient. La minute vécue est une éternité; elle n’a ni commencement,
-ni fin; elle est ce qu’elle est, elle est absolue. Cependant le
-désaccord est complet entre la vérité cérébrale et la vérité matérielle;
-l’organe meurt, par lequel l’homme se pense immortel et l’absolu est
-vaincu par la réalité. Le désaccord est complet, évident, indéniable;
-cependant, il est inexplicable. Devant une telle contradiction,
-l’hypothèse prend quelque force d’une dualité, et d’ailleurs le
-laboratoire affirme la différence essentielle du travail musculaire et
-du travail cérébral. Le ploiement de l’avant-bras et même d’une phalange
-détermine un dégagement d’acide carbonique; l’activité cérébrale, tous
-les muscles étant au repos, n’inscrit aucune trace de combustion. Cela
-ne dit pas que les organes de la pensée soient immatériels; on les
-touche, on les pèse et on les mesure; mais ils sont d’une matérialité
-particulière et dont on ne connaît pas encore les réactions vitales.
-Inexplicable en théorie, le désaccord entre la pensée et la chair
-s’explique donc en fait par une différence au moins de construction
-moléculaire; ce sont deux états, dont l’un n’a de l’autre qu’une
-connaissance superficielle, et la chair va se dissoudre que la pensée se
-pense toujours éternelle.
-
-Il y a donc deux immortalités: l’immortalité subjective, que tout homme
-se décerne volontiers et même nécessairement; l’immortalité objective,
-celle dont Pratinas a été frustré, celle qui est un fait. La première,
-religieuse ou littéraire, ne comporte plus, après ce que nous en avons
-dit, et à défaut de précises analyses, que des réflexions
-philosophiques, c’est-à-dire vagues; l’immortalité objective est un
-sujet de dissertation moins abstrait. On y ferait même entrer toute
-l’histoire, avec un peu de bonne volonté; mais la littérature française
-forme une longue et une assez brillante cavalcade.
-
-Les mots, dès qu’ils embrassent, sous leurs ailes, une certaine étendue
-de réalité perceptible, cèdent volontiers leur formule. La gloire, c’est
-la vie dans la mémoire des hommes. Mais de quels hommes, mais quelle
-vie?
-
-M. Stapfer[31] a essayé le dénombrement des œuvres qui, du XVIe au
-XVIIIe siècle, sont restées ce que l’on appelle _rester_ en langage de
-critique professionnel. Ce chapitre intitulé avec esprit (avec un esprit
-un peu janséniste) «le petit nombre des élus» serait bref, s’il n’était
-qu’un catalogue. En somme, et on peut admettre cela provisoirement, de
-tous les écrivains français des trois derniers siècles, vingt-cinq ou
-trente auraient atteint ce qu’on appelle la gloire; mais de ces trente,
-à peine si la plupart sont autre chose qu’un nom. Quelle vie et de quels
-hommes? M. Stapfer songe à des œuvres qu’un Français d’aujourd’hui, «de
-culture moyenne», peut avoir, tel jour de pluie, la fantaisie
-d’entr’ouvrir. Il est impossible d’accomplir une sérieuse analyse si
-l’on admet dans son raisonnement des expressions comme «culture
-moyenne». Un homme de «culture moyenne» peut fort bien se plaire à
-Saint-Simon et ne posséder chez soi ni un Pascal, ni un Bossuet, ni un
-Corneille, ni un Malherbe. On peut lire et relire Pascal et goûter peu
-Rabelais. Mais ces amateurs de lecture difficile sont des professeurs,
-des ecclésiastiques, des avocats, des hommes qui, s’ils n’écrivent
-eux-mêmes, tiennent aux lettres par leur métier et la nécessité de se
-maintenir en contact avec la période classique de la littérature
-française. Et où ont-ils appris que Boileau est un meilleur poète que
-Théophile ou Tristan? Au collège, car c’est par le collège que la gloire
-littéraire se maintient dans le souvenir ennuyé des générations
-distraites. Il n’y a pas de «culture moyenne» appréciable et figurable
-par une courbe flexible; mais il y a des programmes. Villiers de
-l’Isle-Adam avait inventé la «Machine à gloire»; il y a au Ministère de
-l’Instruction publique une salle où, sur la porte, on devrait lire:
-«Bureau de la Gloire.» C’est là que se réunit le Conseil Supérieur qui
-élabore le programme des études. Ce programme est la gaveuse qui produit
-les cultures moyennes; les noms absents de ce programme seront
-éternellement inconnus des générations dont il sera le guide paternel.
-Mais la conscience d’un éducateur ne peut imposer à des enfants la
-connaissance d’écrivains dont la moralité n’est pas universellement
-admise. Molière était fort immoral en son temps et c’est ce qui fit son
-succès près d’un public qui n’avait que le choix, à ses jours de
-repentance, entre les plus éloquents ou les plus habiles sermonaires.
-C’est à mesure qu’il a été moins compris que Molière, peu à peu, est
-devenu un moraliste. A mesure que les sensibilités successives se sont
-différenciées davantage de la sensibilité du XVIIe siècle, la
-grossièreté a perdu de sa puanteur et on a fini par trouver de la
-délicatesse à des saillies qui, mises au ton d’aujourd’hui, nous
-donneraient de la gêne. Molière, bien plus brutal encore dans le fond
-qu’à la surface, jouit de ce qu’on pourrait appeler la moralité acquise.
-C’est un phénomène inévitable d’accommodation. Il fallait ou sacrifier
-Molière ou démontrer la beauté de son génie philosophique.
-
- [31] Ouvrage cité, p. 103.
-
-Son mot, qui n’est qu’un mot, «Pour l’amour de l’humanité», a été creusé
-et labouré par les commentateurs ainsi qu’une boule d’ivoire qui, au
-tour, finit par se résoudre en un réseau de cercles enchevêtrés; ce
-n’est qu’un hochet pour les bébés. Comment va-t-on concilier _les Femmes
-savantes_ et le Féminisme? Il y aura là un travail de cirque fort
-curieux à suivre. Dans ses _Réflexions sur les Femmes_, si pénétrantes
-et d’une si belle langue, Mme de Lambert dit que cette comédie,
-d’ailleurs odieuse, fut cause que l’instruction chez les filles parut
-comme une inconvenance, une impudeur, une sorte d’obscénité: d’où la
-folie de plaisirs purement sensuels où les femmes inclinèrent, n’ayant
-plus d’autres ressources que la chère et l’amour. On s’en tirera en
-considérant séparément l’idée féminisme et l’idée _Femmes savantes_, en
-épiloguant sur le mot «savant», qui a pris récemment une signification
-très précise. Le savant, au XVIIe siècle, c’est le curieux non seulement
-des sciences, mais des lettres, c’est l’esprit inquiet des nouveautés et
-qui discute des tourbillons sans négliger Vaugelas. Mme de Sévigné était
-une «femme savante» et aussi Ninon. Sans doute, il fallait sauver
-l’œuvre de Molière; elle en valait la peine. Mais n’aurait-on pu le
-faire avec plus d’honnêteté et plus de lucidité?
-
-Tenté sur Rabelais et sur Montaigne, le même travail de mise au point a
-moins bien réussi. Rabelais surtout a découragé les naïvetés les plus
-têtues et, faute de pouvoir moissonner de vertueuses gerbes en son
-abbaye de bon plaisir, on rangea Pantagruel parmi les vagues précurseurs
-des idées modernes, ce qui n’a aucun sens appréciable, les idées
-modernes étant fort contradictoires. La Fontaine s’est prêté aux
-caprices des moralistes avec cette indifférence au bien et au mal qui
-fut le propre de son tempérament uniquement sensuel; et quant à Racine,
-dont l’œuvre serait épouvantable, si elle n’était rédigée en une langue
-froide et abstraite comme l’algèbre, la dévotion janséniste de ses
-derniers jours a permis de trouver des intonations pieuses même à ses
-plus délirantes chansons de luxure et de cruauté[32]. Pourquoi ce soin
-n’a-t-il pas été porté jusque sur un Saint-Amand ou sur un Théophile? On
-trouve là l’influence de Boileau, qu’il est encore dangereux de
-contredire quand on recherche une certaine qualité de réputation.
-Heureux de trouver leur tâche limitée et déterminée par une autorité
-célèbre, les éducateurs arrêtèrent, dès que sa longueur fut décente, le
-catalogue des gloires. Leur entreprise était de critique morale bien
-plus que de critique littéraire; un seul livre, les _Fables_, par
-exemple, leur eût suffi, album où déposer les aphorismes sournois du
-vieux catéchisme. L’idéal de l’éducateur est le _Coran_, les mêmes pages
-contenant un exemple d’écriture, un modèle de style, un code religieux
-et un manuel de morale.
-
- [32] Ceci était écrit quand a paru l’ouvrage de M. Louis Proal, _le
- Crime et le suicide passionnels_ (F. Alcan, 1900), où, à propos des
- drames sexuels de cour d’assises, Racine est, comme référence et
- point de comparaison, cité toutes les dix pages. On ne veut pas dire
- quel moment de passion et de folie luxurieuse fut le grand siècle.
-
-On peut donc conclure qu’en réalité il n’y a pas de gloire littéraire.
-Les grands écrivains sont proposés à notre admiration non comme
-écrivains, mais comme moralistes. La gloire littéraire est une illusion.
-
-Cependant, tout en réservant pour des usages scolaires quelques-uns des
-meilleurs génies français, les historiens de la littérature ont dû
-motiver leurs choix, feindre des préoccupations d’art. Un Nisard rédigea
-une histoire de la littérature française où il n’est à peu près question
-que de morale; on trouva une telle préoccupation noble, mais trop
-exclusive. Les manuels ordinaires entremêlent adroitement les deux
-ordres; il faut qu’un enfant ne sache pas bien si La Fontaine leur est
-prescrit comme un grand poète ou comme un bonhomme qui enseigna la
-prévoyance, comme l’auteur de _Philémon et Baucis_ ou comme le
-précurseur de Franklin. Munis des quatre règles de la littérature, les
-professeurs ont examiné les talents, et ils les ont classés; ils ont
-décerné des prix et des mentions honorables. Il y a le premier ordre et
-il y a des ordres échelonnés jusqu’au quatrième et au cinquième; la
-littérature française est devenue hiérarchique comme une maison de
-rapport. «Villon, me dit un jour l’un de ces arpenteurs, n’est pas de
-premier ordre.» Il faut nuancer l’admiration selon les sept notes de la
-gamme universitaire: de sérieux flûtistes excellent à ce jeu.
-
-Il ne s’agit pas de contester le palmarès de la gloire ni d’en proposer
-une rédaction nouvelle. Tel qu’il est, il répond à son usage; il peut
-avoir l’utilité des classifications arbitraires de la botanique. Il ne
-s’agit pas de l’amender; il s’agit de le déchirer.
-
-Que Racine soit un meilleur poète que Tristan l’Hermite et
-qu’_Iphigénie_ l’emporte sur _Marianne_, voilà deux propositions
-inégalement vraies; car on pourrait tout aussi bien nous donner à
-comparer ceci, qui est de Racine:
-
- Que c’est une chose charmante
- De voir cet étang gracieux
- Où, comme en un lit précieux,
- L’onde est toujours calme et dormante!
-
- Quelles richesses admirables
- N’ont point ces nageurs marquetés,
- Ces poissons aux dos argentés,
- Sur leurs écailles agréables[33]!
-
-à cela, qui est de Tristan:
-
- Auprès de cette grotte sombre
- Où l’on respire un air si doux,
- L’onde lutte avec les cailloux,
- Et la lumière avecque l’ombre.
-
- Ces flots, lassés de l’exercice
- Qu’ils ont fait dessus ce gravier,
- Se reposent dans ce vivier,
- Où mourut autrefois Narcisse...
-
- L’ombre de cette fleur vermeille
- Et celle de ces joncs pendans
- Paraissent estre là-dedans
- Les songes de l’eau qui sommeille...[34]
-
- [33] _L’Étang_. Cette pièce fait partie de la suite des cinq odes où
- Racine célébra Port-Royal-des-Champs: _l’Étang_, _les Prairies_,
- _les Bois_, _les Troupeaux_, _les Jardins_.
-
- [34] _Le Promenoir des deux Amans_.
-
-Je sais bien que je compare le meilleur de Tristan avec le pire de
-Racine; mais Tristan tout de même avait son jardin, si Racine avait son
-domaine, et parfois il y fait bon. Déchirons donc le palmarès afin
-d’ignorer que Tristan L’Hermite est un poète «à la versification
-ridicule»[35], et que le plaisir que nous pouvons tirer de sa rencontre
-ne soit pas gâté par avance, et que nous osions, comme lui, dire à sa
-muse:
-
- Fay moy boire aux creux de tes mains,
- Si l’eau n’en dissout point la neige.
-
- [35] VAPEREAU, _Dictionnaire des Littératures_.
-
-C’est l’inconvénient des méthodes comparatives. Les critiques, ayant élu
-comme idéal le grand poète d’un siècle, n’estiment plus les autres que
-comme des précurseurs ou des disciples[36]. On juge les écrivains
-d’après ce qu’ils ne sont pas, et souvent faute d’avoir su comprendre
-leur génie particulier et souvent faute de les avoir interrogés
-eux-mêmes. Pratinas en vérité est mieux traité: il jouit du silence.
-
- [36] Une excellente thèse de doctorat sur Tristan L’Hermite, par M.
- N.-M. Bernadin, porte précisément ce titre: _Un Précurseur de
- Racine_.
-
-Mais il est mort, et il s’agit de vivre. Vivre, de quelle vie et en la
-mémoire de quels hommes? La vie est un fait physique. Un livre n’est pas
-mort qui existe à l’état de tome dans une bibliothèque; et peut-être que
-c’est une gloire plus enviable d’être inconnu à la manière de Théophile
-que d’être célèbre à la manière de Jean-Baptiste Rousseau? La gloire,
-quand elle n’est que classique, est peut-être l’une des formes les plus
-dures de l’humiliation. Avoir rêvé de passionner les hommes et les
-femmes et n’être plus que le pensum triste qui retient en prison un
-écolier distrait! Est-il cependant d’universelles réputations qui ne
-soient point classiques? Très peu, et alors elles ont une autre tare.
-C’est pour ce qu’ils contiennent de malpropre qu’on lit les romans
-saugrenus de Rétif[37], les contes syphilitiques de Voltaire, et cette
-ennuyeuse _Manon Lescaut_, si gauchement adaptée de l’anglais. Les
-livres de jadis n’ont plus de public, si par public il faut entendre les
-hommes désintéressés qui lisent uniquement pour leur plaisir, et goûtent
-ce qu’un livre contient d’art et de pensée, mais ils ont des lecteurs
-encore, et ils en ont tous.
-
- [37] De Rétif, il faut cependant retenir le tome Ier, celui-là seul,
- de _Monsieur Nicolas_.
-
-Il n’y a de livre mort que le livre perdu; tous les autres vivent, et
-presque de la même vie, et plus ils sont anciens, plus cette vie devient
-intense, devenant plus précieuse. La gloire littéraire est nominale; la
-vie littéraire est personnelle. Il n’est pas un poète du prodigieux
-XVIIe siècle qui ne ressuscite chaque jour entre les mains pieuses d’un
-curieux. Bossuet n’est pas plus feuilleté que ce _Recueil_ de Pierre du
-Marteau[38]; et, à tout prendre, la _Plainte du cheval Pégase aux
-chevaux de la petite Écurie, par Monsieur de Benserade_, est d’une
-lecture plus agréable et moins dangereuse que le _Discours sur
-l’histoire universelle_: le moralisme pompeux est-il tant supérieur au
-burlesque badin? Toute plante de la montagne offre un égal intérêt au
-botaniste ingénu. Pour lui l’euphorbe n’est pas célèbre ni la bourrache
-ridicule (elle a d’ailleurs les plus beaux yeux du monde) et il emplit
-sa gibecière jusqu’à ce qu’elle refuse un dernier brin d’herbe. La
-gloire littéraire est une invention à l’usage des enfants qui préparent
-leurs examens; il importe peu à l’explorateur de l’esprit de jadis que
-ce vers plaisant soit d’un inconnu ou cette forte pensée d’un méprisé.
-Un homme et son œuvre, cela est d’intérêt si différent! L’homme est une
-physiologie qui n’a de valeur que dans le milieu où elle a évolué;
-l’œuvre, quelle qu’elle soit, peut conserver, au cours des siècles, un
-pouvoir abstrait. Il ne faut pas s’exagérer ce pouvoir ni s’en faire une
-tyrannie. Une pensée n’est guère autre chose qu’une fleur desséchée;
-mais l’homme a péri et la fleur reste couchée dans son herbier; elle est
-le témoin d’une vie disparue, le signe d’une sensibilité abolie.
-
- [38] _Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, tant en prose
- qu’en vers_. A Cologne, 1667.
-
-Lorsqu’on regarde dans la galerie d’Apollon ces onyx et ces corindons
-façonnés en conques et en coupes et ces ors où le burin a écrit des
-fleurs et ces émaux violents, va-t-on, avant d’oser se réjouir, demander
-quel est le nom de l’artisan de tels joyaux? La question cependant
-serait vaine. L’œuvre vit et le nom est mort. Qu’importe le nom!
-
-«Moi, qui ne désire pas la gloire,» écrivait Flaubert. Il parlait de la
-postérité, de ces temps futurs, et par conséquent inexistants, auxquels
-tant de médiocres énergies sacrifient l’heure présente, cette réalité
-unique. Aucun des livres de Flaubert ne pouvant servir de prétexte à un
-enseignement moral, Flaubert fut sage. Il ne désirait et il n’aura pas
-la gloire, à moins que _Madame Bovary_ ne conserve pendant le prochain
-siècle sa réputation équivoque et ne s’inscrive, dans la tradition des
-adolescents, parmi les célèbres mauvais livres. Cela est peu probable,
-puisque _Mademoiselle de Maupin_ est déjà d’une lecture pénible. Mais ce
-qu’on ne peut dire au futur ni de lui ni d’aucun écrivain de la dernière
-moitié du siècle, on peut le dire au passé. Gautier et Flaubert ont
-connu la gloire, celle qu’ils se décernèrent eux-mêmes dans l’invincible
-conscience de leur génie. La gloire, c’est une sensation de vie et de
-force; un sylvain la goûterait dans un tronc d’arbre.
-
-Qu’il est plaisant d’écouter le professeur éloquent dont la parole
-déclare: «Ce livre ne restera pas.» Mais aucun livre ne reste, et
-cependant tous les livres restent. Connaît-on _Palemon, fable bocagère
-et pastorale_, par le sieur Frenicle[39]? Eh bien, ce livre est resté
-puisque je viens de le lire, et que j’en ressuscite un vers, qui n’est
-pas laid:
-
- O que j’eus de plaisir à la voir toute nue!
-
- [39] A Paris, chez Jacques Dugast, aux Gants couronnez, 1632.
-
-Il est temps que l’homme apprenne enfin à se résigner au néant, et même
-à jouir de cette idée dont la douceur est incomparable. Les écrivains
-pourraient donner l’exemple au peuple en abandonnant résolument leurs
-vaniteux espoirs. Ils laisseront un nom qui ornera pendant quelques
-siècles les catalogues et des œuvres qui dureront ce que vivra la
-matière qui les supporte. C’est un beau privilège au prix duquel ils
-devraient consentir à taire leurs doléances. Et quand même cette
-illusoire éternité leur serait refusée, aussi bien que toute gloire
-présente, pourquoi cela diminuerait-il leur activité? C’est au passant
-et non à l’humanité future que le cerisier sauvage offre ses fruits; et
-si personne ne passe, comme il s’est couvert de neige au printemps il
-s’empourpre quand vient l’été. La vie est un fait personnel, immédiat et
-qui s’écoule dans la minute même où elle est sentie. Adjoindre à cette
-minute les siècles à venir, c’est raisonner mal, car le présent seul
-existe, et il faut rester dans la logique pour être encore un homme.
-Soyons un peu moins primitifs et ne nous figurons pas que le prochain
-siècle sera le «double» du présent et que nos œuvres y garderont la
-position qu’elles occupent aujourd’hui, ou une position pire. La manière
-dont nous comprenons _Bérénice_ affligerait Racine, et Molière
-soufflerait volontiers les chandelles les soirs qu’on s’ennuie tant au
-_Misanthrope_. Les livres n’ont qu’un temps; arbre, arbustes ou pauvres
-herbes, ils meurent ayant parfois semé leurs pareils, et la vraie gloire
-ce serait de provoquer une œuvre sous l’ombre de laquelle on serait
-étouffé; ce serait la vraie gloire parce que cela rentrerait dans les
-plus nobles conditions de la vie. Les témoins du passé ne sont jamais
-que des paradoxes; ils ont commencé à languir quelques années, ou moins,
-après leur naissance, et leur vieillesse se traîne triste et ridée parmi
-les hommes qui ne les comprennent plus, ni ne les aiment. Souhaiter
-l’immortalité, c’est désirer de vivre éternellement dans l’état des
-_Struldbruggs_ de Swift.
-
-«Tel est le détail qu’on me fit au sujet des Immortels de ce
-pays...»--et le sentiment de l’homme continue de se révolter contre
-l’idée de destruction, et l’écrivain tremble à l’idée de pérennelle
-obscurité. Il faut à notre sensibilité une toute petite lumière dans le
-lointain, parmi les arbres qui bordent notre vue. Cela rassure les
-muscles, cela calme le pouls.
-
-1900
-
-
-
-
-LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ
-
-
-I
-
-En un de ses _Paradoxes_, où il a parfois un peu de l’ironie de Heine ou
-de l’esprit de Schopenhauer, M. Max Nordau a dessiné le plan
-machiavélique d’une école du succès. On y enseignerait l’à rebours de la
-morale usuelle, et non pas la vertu, mais l’art de parvenir. Cette école
-existe: c’est la vie. Des yeux et des oreilles précoces en recueillent
-l’enseignement dès l’adolescence; de jeunes hommes se vouent au succès
-comme d’autres à l’apostolat ou à la gloire. Sont-ils déraisonnables?
-Non. Et méprisables? Pourquoi donc? Écrire, chanter, sculpter, ce sont
-des actes; penser, même dans le silence de la nuit et au fond d’un
-cachot, c’est un acte. Or, quel est l’acte qui n’a pas pour but son
-propre achèvement? Le raisonneur qui s’est convaincu lui-même voudra
-persuader les autres, nécessairement; et le poète qui s’admire,
-contraindre autrui à l’enthousiasme. Ceux qui se contentent d’une
-approbation intime ou restreinte sont peut-être des sages; ils ne seront
-point comptés parmi les forts. Même timide, même dédaigneux, le rêveur
-veut la gloire de rêver; et il rêverait avec délices devant les foules
-délirantes de contempler ses yeux perdus dans un océan de songes et de
-niaiseries. Ce serait le succès. Le succès a quelque chose de précis qui
-calme et qui nourrit. C’est un repas. C’est un fait. C’est le poteau
-d’arrivée.
-
-Le succès est un fait en lui-même et en dehors de l’œuvre ou de l’acte
-qu’il accompagne. L’assassin qui a réussi son crime de point en point
-éprouve d’autres joies que celle de l’avidité désaltérée. Il se trouve
-en somme que le succès lui a donné raison, et toutes recherches
-dépistées, on comprend fort bien l’état qu’a osé décrire Barbey
-d’Aurevilly. Cependant le crime, à moins d’être politique, ne reçoit que
-rarement dans nos civilisations un applaudissement public, comme chez
-les Dayaks de Bornéo ou les sujets du Vieux de la Montagne. C’est
-pourquoi, malgré une ironie célèbre, nous ne considérerons pas
-l’assassinat «comme un des beaux-arts». Tout au moins faudrait-il le
-ranger dans cette catégorie d’art dont le succès est le seul et unique
-but et qui tient beaucoup, moins à son nom de départ qu’à son nom
-d’arrivée; or, cela n’est point le sujet de cet essai, qui est fort
-sérieux et dont tous les mots seront pesés avec soin. Il s’agira
-uniquement des œuvres d’art et en particulier de celles qui
-appartiennent à la littérature.
-
-Le succès donc est un fait, mais, pour la catégorie d’actes qui nous
-occupe, un fait éventuel et qui ne change pas l’essence même de l’acte.
-En cela je comparerais volontiers le succès à la conscience, flambeau
-qui s’allume en nous, éclaire nos actions et nos pensées, mais n’a pas
-plus d’influence sur leur nature que son ombre, par une nuit de lune,
-sur la marche du train qui passe. La conscience ne détermine aucun acte.
-Le succès ne crée pas une œuvre, mais il la met en lumière, et tellement
-qu’il en reste presque toujours quelque chose dans la mémoire des
-hommes. On ne devient pas Racine pour avoir été applaudi sous les
-chandelles, et on reste Racine, même si _Phèdre_ est jouée six jours de
-suite devant des loges noires[40]. Mais on devient Pradon, et c’est
-beaucoup. Être Pradon dans les siècles, c’est vivre d’une gloire obscure
-et fâcheuse, triste et vaine; sans doute, mais à peine moins précaire
-que la vie que nous nommons véritable. Pradon est ridicule à la fois et
-illustre. On ne peut conter la vie de Racine sans y mêler son nom. On
-recherche ses œuvres pour comprendre cette renommée d’un jour qui s’est
-prolongée durant tant de lendemains. Il n’y a pas à en douter, Pradon
-n’avait presque aucun talent, encore qu’assez adroit en son métier de
-constructeur dramatique. C’était, comme disent les journalistes, un
-homme de théâtre; on est même allé jusqu’à prétendre[41] que, pour avoir
-une Phèdre parfaite, il l’aurait fallu écrite par Racine sur le plan de
-Pradon. C’est absurde; mais tout succès a une cause. La cabale
-n’explique rien. La duchesse de Bouillon n’eût pas risqué la bataille
-sur une carte nulle, Pradon était connu. Sa tragédie de _Pyrame et
-Thisbé_ avait été applaudie. Dix ans après _Phèdre_, et, sans nulle
-cabale, son _Regulus_ alla aux nues. Il était donc destiné à une
-réputation modérée, à celle que son _Solyman_, par exemple, valut à
-l’abbé Abeille, vers les mêmes années.
-
- [40] A l’Hôtel de Bourgogne, pendant qu’à Guénégaud on jouait à grand
- fracas celle de Pradon.
-
- [41] Bayle. Et Racine, reconnaissant le métier de son adversaire:
- «Toute la différence qu’il y a entre moi et Pradon, c’est que je
- sais écrire.»
-
-Cela fut-il heureux pour ce médiocre poète d’avoir rencontré sur son
-chemin la duchesse de Bouillon? Devançant nos procédés, cette terrible
-femme avait loué les loges de deux théâtres, emplissant les unes,
-laissant les autres vides; de notre temps, elle eût acheté les journaux
-par surcroît, mais nul ne sait combien elle paya le caquet des
-nouvellistes et des pamphlétaires. C’est un des plus beaux coups du
-genre puisqu’il a réussi à merveille; mais qu’y gagna Pradon? Après
-beaucoup d’injures, un océan d’injures posthumes. Il n’est pas de jour
-où quelque professeur ne le traite comme un Damiens ou comme un
-Ravaillac. Cela se compense-t-il par l’immortalité? Une immortalité
-honteuse est-elle préférable à la nuit? D’abord, il faut écarter la
-honte, et tenir pour indifférentes les injures. Tout succès attise le
-feu de la haine et rend plus épaisse la fumée qui retombe. Cela n’a
-aucune importance. La haine est une opinion, et les injures, et les mots
-qui jettent l’infamie; le succès est un fait. La duchesse de Bouillon ne
-pouvait changer la valeur essentielle de chacune des deux _Phèdre_, non
-plus qu’en «or pur» transmuer du «plomb vil»; mais elle pouvait voiler
-l’or et dorer le plomb; elle pouvait forcer la postérité à répéter le
-nom de son favori. Ce fut son œuvre. Elle est belle et resta mémorable.
-Sur le moment, personne ne savait laquelle il fallait admirer de ces
-deux peintures aux cadres pareils. Les amis de Pradon valaient ceux de
-Racine. L’un avait Boileau; l’autre, Sanlecque, son rival parfois
-heureux. Mais l’autorité de Boileau s’effaçait devant celle de Mme des
-Houlières, représentant la société polie et l’esprit des ruelles. Il
-arriva même que la querelle des Sonnets mit l’esprit du côté de Pradon,
-car celui du duc de Nevers est, encore aujourd’hui, de la méchanceté la
-plus plaisante. Molière, qui détestait Racine et avait jadis prêté son
-théâtre à une parodie d’_Andromaque_, eût sans doute favorisé Pradon. Sa
-mort a épargné ce scandale aux amis des bonnes lettres. Ce fut donc
-autour d’une illusion raisonnable que se fit la cristallisation du
-succès, et les beaux esprits n’eurent pas à rougir de leur parti. C’est
-un mensonge pieux des historiens de la littérature française de
-prétendre que le vrai public vengea Racine du désert organisé par Mme de
-Bouillon. Les loges de l’hôtel de Bourgogne avaient été louées pour six
-jours et la _Phèdre_ de Racine ne fut jouée que sept fois; le public
-avait compris: il obéissait au succès, comme les chiens au sifflet.
-
-C’est que le succès, même organisé par des moyens frauduleux, exerce un
-puissant attrait sur les foules, et même lettrées. Assurément, le public
-des théâtres était, en 1677, bien supérieur comme intelligence,
-instruction et goût, au public moyen d’aujourd’hui; et cependant on le
-voit s’éprendre de pièces décidément médiocres et dédaigner les plus
-belles. C’est que le succès, et surtout pour les œuvres de théâtre, peut
-naître spontanément d’un hasard, de l’agréable visage d’une actrice,
-d’un beau geste, d’un applaudissement bien placé, du caprice ou de
-l’émotion d’un petit groupe de spectateurs. Le troupeau suit, puisque
-tous les hommes assemblés sont troupeau, et l’histoire compte un nom et
-une date de plus.
-
-Les Américains--ceux du Nord, car au Sud ils ont plus de
-finesse--n’hésitent jamais devant le succès. Quel est le poème
-dramatique dont le succès a dépassé les enthousiasmes mêmes du _Cid_ et
-d’_Hernani_? C’est _Cyrano de Bergerac_. Donc cette chose est admirable.
-Et ils la font apprendre par cœur ainsi que _l’Aiglon_, dans les écoles
-où eux-mêmes illettrés, ils se cultivent de savantes épouses. Pour
-redire encore ma vraie pensée, je ne trouve pas cela déraisonnable. Ne
-confondons point l’histoire, qui est un roman complet, ou du moins
-suivi, avec le temps présent, qui nous apparaît fragmentaire, tel un
-numéro de journal déchiré en mille bouts de papier. Comment les classer,
-selon quel ordre? Nous n’en savons rien. Nos jugements d’aujourd’hui,
-ceux qui paraissent les plus sages, les plus sains, seront ridicules
-dans vingt ans, parce que notre patience lassée n’a pu reconstituer la
-feuille entière, ou parce que le feu ou le vent ont dévoré une partie
-des petits carrés. En ce brouillard de nos idées, le succès s’allume
-comme une lune électrique. Quelque chose d’indéniable brille, que les
-professeurs de philosophie appellent un critère. Mais disons-le
-seulement un fait, de même qu’une fleur est un fait, ou une averse ou un
-incendie. Et que peut-on opposer à ce fait, pour le contredire? Presque
-rien, le produit d’un jugement, l’idée que certains hommes ont de la
-beauté littéraire. Encore cette opposition n’est-elle point radicale,
-puisque la beauté n’est aucunement, en principe, exclue des chances du
-succès. Il ne faudrait point parier pour la beauté, il serait imprudent
-de la prendre à égalité; mais il y a des exemples dans l’histoire que
-l’œuvre la plus belle ait été aussi celle que les hommes ont le plus
-fêtée. Alors le succès est adorable, ainsi que le soleil qui vient à
-propos mûrir les moissons, ainsi que l’orage qui remplit les ruisseaux
-et les fontaines. Qu’est-ce qu’un beau livre dont il ne reste plus un
-seul exemplaire connu? Qu’était-ce que la Vénus sans bras avant que M.
-de Marcellus l’eût fait sourdre des abîmes? Le succès est pareil à la
-lumière du jour et, encore un coup, s’il ne crée pas l’œuvre, il
-l’achève, en déchirant le voile de ténèbre qui l’enveloppait. Il y a une
-autre considération qui augmente encore la valeur du succès; c’est que
-si le but de l’œuvre d’art est de plaire, plus grand sera le grand
-nombre de ces conquêtes et mieux ce but aura été rempli. L’art a
-certainement une fonction, puisqu’il est; il satisfait à un besoin de
-notre nature. Dire que ce besoin est précisément le goût artistique,
-c’est dire que le café ou le tabac sont aimés parce qu’ils satisfont le
-goût que l’homme a pour le café ou le tabac. C’est ne rien dire du tout,
-pas même une sottise; c’est proférer des mots sans signification aucune.
-Les choses ne correspondent pas dans la vie avec cette simplicité, selon
-cette relation bénévole de pot à couvercle: laissons cela à la
-philosophie chrétienne des finalités. Le but de l’art étant de plaire,
-le succès est tout au moins un commencement de preuve en faveur de
-l’œuvre. Plaire, l’idée est très complexe: nous verrons plus tard ce
-qu’elle contient; mais le mot peut servir provisoirement. Donc cette
-œuvre plaît. Une tour s’est élevée soudain aux accents passionnés de la
-foule. Voilà le fait. Il faut la démolir. Cela n’est point facile,
-puisque, par une magie singulière, presque tous les béliers dont on la
-bat se transforment en contreforts qui ajoutent leurs poids à la
-solidité du monument. Il faut prouver à cette forteresse qu’elle
-n’existe pas; à cette foule que son admiration n’a pas remué toutes ces
-pierres, qu’elle est menteuse, hallucinée ou imbécile. Cela ne se peut
-pas. Ils trouvent cela beau. Que leur répondre, sinon: oui, cela est
-beau.
-
-Le prêtre prend une hostie sur le corporal et l’élève à la dignité de
-Dieu. Il l’entoure de rayons et la montre au peuple. Pendant cette
-ostention, le peuple à genoux baisse la tête, prie et croit. L’œuvre que
-le succès exalte n’est pas choisie moins au hasard que l’hostie par les
-doigts du prêtre; mais sa divinité n’en est pas moins certaine, du
-moment qu’elle a été choisie. Il faut respecter les arrêts du destin et
-ne pas contrarier la piété populaire.
-
-
-II
-
-Cependant, il y a, dit-on, une esthétique. Il y en a même plusieurs.
-Mais nous n’en supposerons qu’une et que, toujours en principe, elle ait
-de bonnes raisons à opposer au succès, quel qu’il soit. S’il y a une
-esthétique, cela nous oblige à reconnaître qu’il y a un beau absolu, et
-que les œuvres sont jugées belles en proportion de leur ressemblance
-avec cet idéal vague et complaisant. C’est cette esthétique, son
-existence admise l’espace d’un moment, qu’il s’agit d’ouvrir et de
-passer au scalpel.
-
-La sensibilité qui cède au succès ou qui le provoque est fort
-intéressante; mais il sera peut-être permis de ne pas mépriser tout à
-fait et tout d’abord la sensibilité qui s’oppose au succès et qui nie
-l’œuvre heureuse en tant qu’œuvre belle. Ces deux sensibilités,
-également spontanées, ne sont pas également pures. La seconde est fort
-mêlée. L’esthétique par quoi elle se résume, aussi fragile que la
-morale, est un mélange de croyances, de traditions, de raisonnements,
-d’habitudes, de conceptions; il y entre du respect, de la peur et un
-appétit obscur de nouveauté. «Sur des pensers nouveaux, faisons des vers
-antiques.» Le vieux neuf, voilà ce que préconisent toutes les
-esthétiques, car il faut flatter une caste selon ses nerfs et selon son
-érudition. Le jugement de l’artiste en matière d’art est un amalgame de
-sensations et de superstitions. La foule ingénue n’a que des sensations.
-Son jugement n’est pas esthétique. Ce n’est même pas un jugement. C’est
-l’aveu naïf d’un plaisir. Il s’en suit nécessairement que seule la caste
-esthétique a qualité pour juger de la beauté des œuvres et leur déférer
-cette qualité. La foule crée le succès; la caste crée la beauté. C’est
-équivalent, si l’on veut, puisqu’il n’y a de hiérarchie ni dans les
-sensations ni dans les actes et que tout n’est que mouvement; c’est
-équivalent, mais différent. Voilà donc un point acquis. En matière
-d’art, à l’opinion de la sensibilité s’oppose l’opinion de
-l’intelligence. La sensibilité ne se soucie que du plaisir; qu’à ce
-plaisir se joigne un élément intellectuel, et voilà l’esthétique. La
-foule peut dire: cela me plaît, donc cela est beau; elle ne peut pas
-dire: cela me plaît et cependant cela n’est pas beau, ou: cela me
-déplaît, et cependant cela est beau. La foule, en tant que foule, ne
-ment jamais; le jugement esthétique est une des formes les plus
-complexes du mensonge[42].
-
- [42] Voir, plus loin, dans _les Femmes et le langage_, le mensonge
- considéré comme la caractéristique de l’homme en opposition à
- l’animalité. La supériorité d’une race, d’un groupe d’êtres vivants,
- est en raison directe de sa puissance de mensonge, c’est-à-dire de
- réaction contre la réalité. Le mensonge n’est que la forme
- psychologique de la réaction du _Vertébré_ contre le milieu.
- Nietzsche devançant la science, dit: «Le mensonge comme condition de
- vie.»
-
-Il est bien évident qu’il n’y a pas de beau absolu, non plus que de
-vérité, de justice, d’amour. La beauté des poètes, la vérité des
-philosophes, la justice des sociologues, l’amour des théologiens, autant
-d’abstractions qui ne tombent sous nos sens et maladroitement, que
-délimitées par le ciseau du sculpteur. Comme idées conçues dans le futur
-ou dans le passé, elles expriment une certaine concordance entre nos
-sensations présentes et l’état général de notre intelligence. Cela est
-surtout sensible pour la vérité, qui est bien une sensation que notre
-intelligence ne contredit pas; mais telle autre intelligence la
-contredit, ou se trouve contredite par des sensations d’une intensité ou
-d’un monde différent.
-
-L’idée de beauté a une origine émotionnelle, elle se ramène à l’idée de
-procréation. Il faut que la femelle qui sera la mère soit conforme au
-type de la race, c’est-à-dire il faut qu’elle soit belle[43]. La femme
-est moins exigeante, peut-être parce que l’homme ne transmet que très
-peu de lui-même à ses descendants. Le premier étalon de la beauté a donc
-été la femme et, en général, le corps humain. Être beau, pour un animal,
-pour un objet, c’est avoir quelque chose d’humain, dans la forme, dans
-le caractère; on peut décrire un paysage avec des termes qui presque
-tous conviendraient à la beauté d’une femme, et le marbre a sa
-blancheur, et les saphirs sont ses yeux, et le corail, ses lèvres. Il y
-a là tout un vocabulaire de clichés. Bien entendu qu’il faudrait en
-corriger quelques-uns et faire remarquer que c’est l’ébène qui est noire
-comme des cheveux noirs et le cygne qui a un cou de femme. La beauté est
-si bien sexuelle que les seules œuvres d’art incontestées sont celles
-qui montrent tout bonnement le corps humain dans sa nudité. Par sa
-persévérance à demeurer purement sexuelle, la statuaire grecque s’est
-mise pour l’éternité au-dessus de toutes les discussions. C’est beau,
-puisque c’est un beau corps humain, tel que celui avec qui tout homme ou
-toute femme voudrait se joindre pour se perpétuer selon sa race.
-
- [43] Il y a un pressentiment de cela dans cette remarque inédite,
- récemment publiée, de Montesquieu; ce qui fait la beauté, c’est la
- conformité: «_Esthétique._--Le père Buffier a défini la beauté:
- l’assemblage de ce qu’il y a de plus commun. Quand sa définition est
- expliquée, elle est excellente... Le père Buffier dit que les beaux
- yeux sont ceux dont il y en a un plus grand nombre de la même façon;
- de même la bouche, le nez, etc. Ce n’est pas qu’il n’y ait un
- beaucoup plus grand nombre de vilains nez que de beaux nez; mais
- c’est que les vilains sont de bien différentes espèces; mais chaque
- espèce de vilains est en beaucoup moindre nombre que l’espèce des
- beaux. C’est comme si, dans une foule de cent hommes, il y a dix
- hommes habillés chacun d’une couleur particulière: c’est le vert qui
- domine.»
-
-Mais un autre fait plus obscur, quoique non moins certain, permet de
-ramener par un autre chemin l’idée de beauté à l’idée même de sexualité.
-C’est ceci, que toutes les émotions humaines, quels que soient leur
-ordre, leur nature et leur intensité, retentissent plus ou moins sur le
-réseau nerveux génital. La pathologie sexuelle a mis cela en lumière.
-Les parfums aussi bien que l’odeur ou la vue du sang, le bruit et la
-chaleur, le travail intellectuel et le travail musculaire, le repos et
-la fatigue, l’ivresse et l’abstinence, les sensations les plus
-contradictoires favorisent l’essor sexuel. D’autres, telles que la peur,
-le froid, la contrariété, ricochent aussi vers un centre voisin et
-intriqué dans le réseau génital. Voyez le premier chapitre d’_En
-Ménage_, où M. Huysmans décrit l’effet produit sur un être doux et
-nerveux par la découverte d’un amant chez sa femme. Parmi les émotions
-qui retentissent le plus sûrement sur tout organisme un peu sensible, il
-faut placer au premier rang les émotions esthétiques. Et ainsi elles
-retournent à leur origine. Ce qui porte à l’amour semble beau; ce qui
-semble beau porte à l’amour. Il y a là un entrelacs indéniable. On aime
-une femme parce qu’elle est belle; et on la juge belle parce qu’on
-l’aime. Il en est de même de toutes les choses qui permettent des
-associations d’idées sexuelles et de toutes les émotions qui
-retentissent sur le système génital. Mais il n’est pas du tout
-nécessaire pour qu’une œuvre d’art éveille des idées d’amour, qu’elle
-nous présente un tableau sensuel: il suffit qu’elle soit belle, qu’elle
-soit captivante. Elle passionne: où chercherons-nous le siège de cette
-passion? Le cerveau n’est qu’un centre de transmission; ce n’est pas un
-aboutissement. C’est une erreur heureuse et méritoire d’avoir fait du
-cerveau de l’homme le centre absolu de l’homme; mais c’est une erreur.
-Le seul but naturel de l’homme est la reproduction. S’il y avait un
-autre but à son activité, il ne serait plus un animal; et nous tombons
-dans le christianisme. Revoici l’âme, le démérite et tout le jargon des
-marchands d’orviétan spiritualiste. La conscience de l’émotion s’élabore
-au moment où l’émotion y passe, mais elle ne fait que passer en laissant
-son image, et elle descend dans les reins. Cette manière de parler est
-peut-être figurée, et, d’ailleurs, il ne s’agit pas d’excitations
-intenses et fortement localisées. On veut seulement dire que l’émotion
-esthétique met l’homme en un état favorable à la réception de l’émotion
-érotique. Cet état est donné aux uns par la musique, à d’autres par la
-peinture, le drame. J’ai connu un homme, il est vrai d’un certain âge,
-qui pouvait tromper un désir sexuel en feuilletant des albums
-d’estampes. L’exemple inverse serait sans doute moins paradoxal:
-l’émotion esthétique est celle dont l’homme se laisse le plus facilement
-distraire par l’amour, tellement le passage est aisé, presque fatal.
-Cette union intime de l’art et de l’amour est d’ailleurs la seule
-explication de l’art. Sans cela, sans ce retentissement génital, il ne
-serait pas né, et sans cela il ne serait pas perpétué. Il n’y a rien
-d’inutile dans les profondes habitudes humaines: tout ce qui a duré est
-donc nécessaire. L’art est complice de l’amour. L’amour ôté, il n’y a
-plus d’art; et l’art ôté, l’amour n’est plus guère qu’un besoin
-physiologique.
-
-Mais il s’agit moins de l’art ici que de sa puissance émotionnelle, et
-il faut alors ranger sous le nom d’art tout ce qui est spectacle ou jeu,
-tout le divertissement qui se prend en public ou à propos duquel on se
-communique ses impressions. Un feu d’artifice peut émouvoir tout comme
-une tragédie; la seule hiérarchie est celle de l’intensité. Or, il n’est
-pas douteux que le succès d’une œuvre d’art n’augmente fortement sa
-puissance émotionnelle sur le commun des hommes. De là, pour la foule,
-cette croyance très naturelle que toute œuvre est belle, qui a du
-succès, et que les chutes sont toujours méritées et les dédains. En
-somme, ce que la caste appelle beauté, le peuple l’appelle succès; mais
-il a appris des aristocrates ce mot vraiment dénué de sens pour lui, et
-il s’en sert pour rehausser la qualité de ses plaisirs. Cela n’est pas
-tout à fait illégitime, succès et beauté ayant une origine commune dans
-les émotions, la seule différence même des systèmes nerveux où elles ont
-évolué. Et d’ailleurs très peu d’hommes sont capables d’une originale
-émotion esthétique; la plupart de ceux qui l’éprouvent ne font qu’obéir
-tout comme le peuple, à la suggestion d’un maître, au commandement de
-leurs souvenirs, aux influences de leur milieu, à la mode. Il y a une
-beauté de passage aussi précaire que les succès d’engouement. Une œuvre
-d’art vantée par la caste d’aujourd’hui sera méprisée par la caste de
-demain; et il en restera moins peut-être que de l’œuvre délaissée par la
-caste et acclamée par le peuple. Car le succès est un fait dont
-l’importance croît avec la poussière qu’il soulève, avec le nombre des
-fidèles qui sont venus et qui l’accompagnent en cortège. Les émotions de
-la caste et les émotions du peuple sont destinées à un même
-aboutissement. La nature, qui ne fait pas de sauts, ne fait pas de
-choix. Il s’agit de faire des enfants. L’odorat du grand-paon (ou un
-sens analogue) est si développé qu’une larve femelle de ce papillon rare
-attire, le jour de son éclosion, une nuée de mâles là où la veille on
-n’en voyait aucun. Cette acuité serait absurde si elle ne servait au
-grand-paon qu’à se choisir une nourriture plus délicate parmi le
-troupeau des fleurs, ou, d’une façon quelconque, à augmenter son plaisir
-et son avancement spirituel, la culture de son intelligence. Elle sert
-au grand-paon à mieux faire l’amour; c’est son sens esthétique.
-
-Cependant, il est des natures humaines, moins diffuses ou plus
-réfractaires, chez lesquelles les émotions ne retentissent pas vers le
-centre de grande sensibilité, soit que ce centre soit atrophié, ou que
-le courant émotionnel ait rencontré sur son parcours un obstacle, une
-digue, un terrain imperméable. Usons, sans préjuger de la justesse de
-l’analogie, des comparaisons les plus communes et les plus frappantes.
-Un courant électrique est lancé dans un fil en vue de créer un
-mouvement; le fil tombe appuyé sur un morceau de bois; et au lieu de
-mouvement il se produit de la chaleur: le train brûle, que l’on voulait
-faire rouler. L’émotion en route vers le sens génital qu’elle a mission
-d’éveiller rencontre un centre de résistance; elle s’y brise, elle s’y
-tord sur elle-même, mais s’y installe; et toutes celles du même ordre
-qui passeront par le même centre auront le même sort. Il s’agissait de
-faire tourner une roue, voici un feu d’artifice; il s’agissait de
-conserver l’espèce, voici que naît l’idée de beauté. L’émotion
-esthétique, et alors sous sa forme la plus pure, la plus désintéressée,
-n’est donc qu’une déviation de l’émotion génitale. L’Aphrodite qui nous
-entraînait à son culte ne nous trouble plus; la femme s’est évanouie, il
-reste de nobles formes, des lignes agréables, mais un cheval aussi est
-beau, et un lion et un bœuf. Heureux arrêt de circulation qui nous a
-permis de réfléchir, de comparer, de juger! Le courant nous jetait vers
-la sœur de la déesse; il nous en éloigne, car elle est moins belle! On
-pourrait supposer que c’est dans la région intelligence que le courant
-émotionnel s’est diffusé, formant ainsi ce mélange d’émotion et
-d’intelligence qui nous donne le sens esthétique. L’intelligence est un
-accident; le génie est une catastrophe. Il faut bien se garder même des
-rêves d’un état social où régneraient uniformes la santé, l’équilibre,
-l’équité, la modération, l’ordre, où les catastrophes seraient
-impossibles et les accidents très rares. L’intelligence humaine est
-certainement la conséquence de ce que nous appelons naïvement le mal;
-s’il ne se formait pas des coupures ou des nœuds dans les fils, si
-l’émotion atteignait toujours son but, les hommes seraient plus forts et
-plus beaux et leurs maisons parfaites comme des termitières; seulement
-le monde n’existerait pas.
-
-
-III
-
-Avant de retourner vers notre point de départ, voici un résumé:
-
-Deux sortes d’émotions concourent à la formation du sens esthétique: les
-émotions de nature génésique et toutes les autres émotions, quelles
-soient-elles, selon une proportion qui varie à l’infini avec chaque
-homme. Les premières sont celles que nous ressentons à la représentation
-parfaite du type de notre race. Apollon est beau, parce qu’il est le
-mâle humain dans toute sa pureté. Pour la plupart des hommes, toute idée
-adventice écartée rigoureusement, la vue de ce marbre est agréable,
-parce qu’elle évoque le désir, soit directement, soit selon le sexe, par
-contre évocation. On se souvient du mot de Stendhal: la beauté, c’est
-une promesse de bonheur. La philosophie sensualiste qui permettait cette
-définition n’était point sotte. Il sera nécessaire d’y revenir avec la
-science pour point d’appui. C’est donc, en somme, pour qualifier la
-«promesse de bonheur» qu’on a inventé le mot «beauté». Et ce mot a été
-successivement appliqué à tout ce qui promet aux hommes la réalisation
-d’un de leurs autres désirs toujours plus nombreux et toujours plus
-complexes; et ensuite, le besoin émotionnel s’étant extrêmement
-développé, à toutes les causes d’émotions, même terribles, même
-sanglantes. Mais ces émotions de toute nature, qui font la vie même de
-l’homme, elles ont un but--comme l’odorat du grand-paon--elles pénètrent
-en nous pour nous rappeler que notre unique devoir de créatures vivantes
-est la conservation de l’espèce; quel que soit le sens qu’elles aient
-frappé d’abord, elles rebondissent de là vers le centre de la
-sensibilité générale. Je songe à ces amants romantiques qu’on vit,
-enveloppés par l’orage, se posséder avec fureur, ou à l’émotion douce de
-Tibulle, _quam juvat immites_... Les horribles, stupides et sauvages
-tragédies dont se délectaient les Grecs et les Français de l’ancien
-régime, c’étaient des philtres, et rien de plus. Si de grands poètes
-(comme les femmes, les grands poètes n’ont ni goût ni dégoût) n’avaient
-pris la peine de repenser les histoires d’Oreste, de Thyeste, de
-Polynice, nous les jugerions telles que le délire d’une société en
-enfance ou en abjection. Il n’est pas une tragédie de Racine qui n’ait
-été jouée cent fois en cour d’assises par des comparses hideux. On
-trouvera si l’on veut dans les traités spéciaux de Ball, de Binet et
-dans les ouvrages de vulgarisation, des exemples de la transformation en
-acte sexuel d’une sensation quelconque. Ici, il n’y a pas de catégories;
-c’est l’illimité. On a vu des hommes auxquels l’odeur des pommes
-pourries donne des émotions fortes et nécessairement sexuelles. Schiller
-en avait toujours une provision dans le tiroir de sa table de travail;
-mais comme il possédait un passage réfractaire où se brisaient, en
-grande partie, les courants émotionnels, il faisait des vers, au lieu de
-faire l’amour, ayant respiré des pommes pourries.
-
-Voici donc toute une classe d’hommes chez lesquels les émotions arrêtées
-à moitié chemin se transforment en intelligence, en goût esthétique, en
-religiosité, en moralité, en cruauté, selon les milieux et les
-circonstances et d’après un mode dynamique des plus obscurs. On peut
-même dire que cette transformation des émotions se fait, peu ou
-beaucoup, chez tous les hommes; il arrive aussi que les émotions
-retentissent presque également dans toutes les directions, qu’une partie
-notable aille vers les centres génitaux et qu’il en reste assez en
-chemin pour produire un grand philosophe, un grand artiste ou un grand
-criminel. L’amour semble particulièrement lié à la cruauté, soit par son
-absence, soit par son excès. La mimique de la cruauté est exactement
-celle de l’amour sexuel; Duchenne de Boulogne a prouvé cela par ses
-expériences. En des types tels que Torquemada ou Robespierre, les
-émotions n’aboutissent pas au sens génital; elles se heurtent à un
-obstacle qui les incline vers un autre centre; au lieu de se transformer
-en besoin de reproduction, elles se transforment en besoin de
-destruction. Mais il y a le type néronien et le type sadique où la
-sexualité et la cruauté s’exaltent ensemble et s’enchevêtrent. Ce sont
-des hommes capables de plus fortes secousses émotionnelles que les
-autres hommes. Quoique divisé et réparti vers deux buts, le courant
-reste assez fort pour produire des actes très intenses. Le même
-phénomène apparaît, quoique d’un ordre plus rassurant, quand la
-puissance intellectuelle s’exerce en même temps que la puissance
-génitale. Tout homme capable d’émotion est capable d’amour et en même
-temps soit de cruauté, soit d’intellectualité, soit de religiosité; mais
-il arrive que le courant émotionnel est tout entier absorbé par l’une
-des activités humaines, et l’on a une variété de types extrêmes, l’autre
-variété étant fournie par les hommes d’une grande réceptivité
-émotionnelle et par conséquent d’une grande diversité d’aptitudes.
-
-Mais restons dans la moyenne de l’humanité et dans la question
-esthétique. Selon l’importance de la dérivation du courant émotionnel,
-on aura, par exemple, un spectateur qui retiendra de la tragédie tout ce
-qu’elle a de beauté pure ou forte, qui sortira en l’état d’émotion
-intellectuelle, moins sensible au meurtre qu’à la courbe du geste qui
-frappe, aux imprécations, aux épouvantes, qu’à la forme musicale qui les
-limite, les enferme, les fait vivre; on aura aussi un spectateur qui,
-malgré quelques lueurs d’émotion intellectuelle, sort du théâtre à peu
-près comme d’une séance de boxe ou d’une corrida. Voilà les extrêmes.
-L’un devant une statue parfaite jouit de la grâce des courbes, songe:
-quelle belle œuvre! l’autre s’écrie: quelle belle femme! Entre ces deux
-types, il y a tout un jeu de nuances. Pour le type moyen, l’idée de
-beauté n’existe guère; il jugera de l’œuvre d’après l’intensité ou la
-qualité de son émotion. Ça lui donne du plaisir, ou le laisse froid, et
-voilà tout. Le type moyen est celui qui détermine les succès en art; il
-faut plaire au type moyen, il faut l’émouvoir.
-
-Les représentants de la caste esthétique jugent aussi une œuvre d’art
-par l’émotion qu’ils ont éprouvée, mais cette émotion est d’un ordre
-tout particulier: c’est l’émotion esthétique. Seules, pour eux,
-appartiennent à l’art, à la catégorie de la beauté, les œuvres, qui
-peuvent donner l’émotion, le frisson esthétique. Ainsi se sont trouvées
-exclues de l’art les œuvres, utilitaires, moralisatrices, sociales,
-ayant un but quelconque en dehors de ce but précis et exclusif,
-l’émotion esthétique; et aussi les œuvres trop sexuelles, dont l’appel à
-l’exercice génital est trop direct, quoiqu’elles répondent, mais alors
-avec une clarté excessive, à l’idée première que les hommes ont eue de
-la beauté artistique. Ainsi s’est formée cette catégorie esthétique qui,
-éternellement instable, allant du réalisme à l’idéalisme (un certain
-idéalisme), du sentimentalisme à la brutalité, de la religiosité au
-sensualisme, n’en est pas moins un jardin clos. L’art est donc ce qui
-donne une émotion pure, c’est-à-dire sans vibrations hors d’un groupe
-limité de cellules, ce qui n’invite ni à la vertu, ni au patriotisme, ni
-à la débauche, ni à la paix, ni à la guerre, ni au rire, ni aux larmes,
-ni à rien qui ne soit l’art lui-même. L’art est impassible, et, comme a
-dit de l’amour un vieux poète italien, _non piange nè ride_. Ceci n’a
-rien ni de rationnel, ni de juste, ni de conforme à aucune vérité. Il
-s’agit des usages d’une caste intellectuelle. Née d’une imperfection du
-système nerveux, l’idée de beauté s’est agrégé en chemin toutes sortes
-de règles, de préjugés, de croyances, d’habitudes, et il s’est formé un
-canon dont la forme, sans être absolue, n’oscille à un moment donné
-qu’entre certaines limites. La restriction est nécessaire. Tous les
-hommes raffinés d’une époque s’entendent sur l’idée de beauté.
-Aujourd’hui, par exemple, il y a des pierres de touche: Verlaine,
-Mallarmé, Rodin, Monet, Nietzsche. Avouer qu’on n’est pas ému par les
-_Mains_, par _Hérodiade_, par l’_Ève_, par les _Cathédrales_, par
-_Zarathoustra_, c’est avouer qu’on est dépourvu du sens esthétique. Mais
-des œuvres d’un tout autre ton furent admirées jadis par le même groupe
-humain. De Ronsard à Victor Hugo, le principe de la beauté fut cherché
-dans l’imitation. On imita les Anciens, les Italiens, les Espagnols, les
-Anglais. Au dernier siècle, ce fut la quête de l’originalité; et cela
-donna même, il y a quelques années, un excès de fausses notes, mais une
-musique moins plate, en somme, que celle dont on avait si longtemps
-fatigué les muses. Non pas qu’on ait moins imité, mais on le fit avec
-l’illusion de créer du nouveau, et l’illusion est presque toujours
-féconde. La France est d’ailleurs le pays où l’idée de beauté a subi le
-plus de variations, étant peuplée d’hommes vifs et curieux, toujours aux
-aguets de ce qui se passe et prêts à faire connaissance avec tout ce qui
-est étranger et nouveau, quitte à en rire si ce nouveau ne convient pas
-à leur tempérament.
-
-Notre sens esthétique a donc des caprices. Mais, variable
-historiquement, il est assez solide à un moment donné. Il y a une caste
-esthétique aujourd’hui; il y en eut toujours une, et l’histoire de la
-littérature française n’est guère autre chose que le catalogue raisonné
-des œuvres qui furent successivement élues par cette caste. Les succès
-s’élaborent dans la rue; la gloire sort des cénacles. Comme il n’y a pas
-d’exemples du contraire, il faut bien admettre cela comme un fait; et
-aussi que les cénacles se dégoûtent des gloires qui leur échappent et se
-mettent à courir les rues. Un fait est toujours légitime, étant toujours
-logique, mais on peut lui opposer les répugnances de sa propre
-sensibilité ou d’un groupe de sensibilités. C’est ce que fait la foule
-sous la conduite de quelques esprits moyens, instruits, bons avocats,
-puisqu’ils haïssent la maison qu’ils combattent et qui ne les connaît
-pas. Aux réputations souvent fort obscures du groupe esthétique on voit
-donc sans cesse opposées les célébrités du succès. Il est facile de
-duper le peuple en lui montrant ici la pauvre lampe solitaire, et là
-l’éclat des globes crus et le rutilement des tulipes; mais le peuple n’a
-guère besoin d’encouragements; il marche naturellement vers ce qui
-l’éblouit. Cela aussi est un fait, et cela aussi est légitime. Le
-public, mené par des bergers sournois, a tort de mépriser la lueur
-confuse des étoiles; mais la caste esthétique a tort de rire des
-plaisirs du peuple. Elle a tort aussi d’accaparer certains mots et de
-refuser le nom d’œuvre d’art à des compositions qui ont exactement comme
-celles qu’elle admire, pour but de susciter des émotions. C’est une
-question de qualité, non d’essence. Elle souffre moins de voir applaudie
-une pauvreté que dédaignée une œuvre véritable. Son jugement, si adroit
-à dépister le faux art, faiblit soudain, et elle se fâche qu’un
-sectateur du goût populaire ne s’incline pas devant ses admirations.
-C’est toujours une erreur d’en appeler à la justice; mais c’est de la
-démence d’en appeler à la justice d’un groupe social. Il faut laisser
-cela et s’enfermer dans une opinion comme dans une tour. On pourrait
-égorger cent fanatiques de _Quo vadis_ plutôt que de les convaincre, et
-avec moins de fatigue. La justice littéraire est une absurdité. Elle
-suppose la parité des émotions en des hommes d’une catégorie
-physiologique différente. Une œuvre est belle pour ceux à qui elle donne
-des émotions. La sensibilité est incorruptible, aussi bien celle du
-populaire que celle des cénacles; elle est incorruptible comme le goût
-et comme l’odorat. Jadis on avait imaginé un goût en soi, un goût absolu
-qu’on adorait dans un temple. Rien de plus ridicule; et rien de plus
-tyrannique. Laissons les hommes chercher librement leurs plaisirs. Les
-uns veulent qu’on leur torde les entrailles; d’autres, qu’on leur
-débouche la rate; d’autres, qu’on leur perce le cœur. Il faut des
-instruments divers pour chacune de ces opérations; l’art est une
-chirurgie dont la trousse est riche et une pharmacopée aux fioles de
-toutes formes et de toutes odeurs.
-
-On parle très sérieusement--c’est-à-dire sans rire--d’initier le peuple
-à l’art. En termes moins vagues, correspondant à une certaine réalité
-scientifique, il s’agirait de façonner ainsi la physiologie du commun
-des hommes que l’émotion au lieu d’aboutir au centre génital se diffusât
-vers le centre esthétique. L’entreprise n’est pas des moindres. Pauvre
-peuple! Comme on se joue de lui et qu’ils sont stupides, en leur bonté,
-ses maîtres intellectuels! Ils croient vraiment que le goût de la
-peinture, de la musique, de la poésie, cela s’apprend comme
-l’orthographe ou la géographie! Et quand cela serait, et quand on aurait
-donné quelques admirations à quelques ouvriers? Quelle importance cela
-a-t-il que le peuple n’admire pas ce que nous admirons? Il aurait tout
-aussi bien le droit d’exiger de nous le partage de ses enthousiasmes. Il
-n’y a pas d’absolu esthétique. Ce qui est beau, c’est ce qui nous émeut;
-mais nous ne pouvons être émus que dans la mesure de notre réceptivité
-émotionnelle et selon l’état de notre système nerveux. L’insensibilité à
-ce que nous nommons la beauté, idée très complexe dès qu’on s’éloigne de
-la plastique humaine, ne serait en somme que le témoignage d’un
-organisme sain, d’un cerveau normal, où les courants nerveux vont droit
-leur but, sans déviations. Mais cet état semble rare. Tous les hommes
-sont aptes à recevoir certaines émotions esthétiques, et tous en sont
-avides; mais presque aucun ne se soucie de la qualité de cette émotion.
-Être ému, voilà l’important. Nul monument depuis les cathédrales, et
-peut-être depuis les pyramides, n’a remué comme la tour Eiffel la
-sensibilité esthétique de l’humanité. Devant tant de ferraille en
-hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité,
-l’étourderie a rêvé; il tombait de là comme un orage d’émotions. On
-chercha à le détourner; il était trop tard, le succès était venu. Plus
-une œuvre reçoit d’admirations, plus elle se fait belle pour la foule.
-Elle se fait belle et presque vivante; des ondes émotionnelles s’en
-détachent et viennent, ainsi que des vagues, déferler sur le peuple
-enivré et haletant; l’organisme tout entier est en fête; stupide et
-beau, le génie de l’espèce sourit dans l’ombre.
-
-Tel est le rôle social de l’art. Il est immense. Il y a un oiseau
-d’Australie qui se bâtit pour nid une large cabane où il sème tout ce
-qu’il trouve de cailloux brillants; le mâle, parmi cette mosaïque, danse
-un grave menuet devant sa compagne troublée; et c’est l’art surpris à
-son obscure naissance, au moment où il est lié étroitement à l’expansion
-de l’instinct génital. Un caillou rouge donne une émotion à un oiseau,
-et cette émotion surexcite son désir. Tel est le rôle social de l’art.
-Il faut que le peuple admire--et par peuple, ici j’entends l’ensemble
-des hommes,--il faut qu’il éprouve des émotions esthétiques, il faut que
-ses nerfs tremblent sous de longues vibrations, il faut que ses amours
-soient riches et compliquées: mais qu’importe d’où vient le nuage,
-pourvu qu’il pleuve!
-
-Je n’ai voulu que montrer la légitimité de toute émotion esthétique,
-quelle que soit sa source, et de tout succès, quelle que soit sa
-qualité; mais on me croira volontiers si j’avoue que je garde mes
-préférences pour telle forme de l’art, pour telle expression de beauté.
-Je m’écarte en ceci du sentiment commun, que je ne crois pas utile de
-généraliser des opinions, d’enseigner des admirations. Forcer d’admirer
-est aussi méchant que de forcer d’entrer. C’est à chaque homme de se
-donner l’émotion qui lui est nécessaire et la morale qui lui convient.
-L’âne d’Apulée voudrait bien brouter des roses parce qu’il reprendrait
-aussitôt la forme humaine. C’est une très bonne idée de brouter des
-roses, c’est une méthode de délivrance.
-
-1901.
-
-
-
-
-VALEUR DE L’INSTRUCTION
-
-
-Sans être aussi répandue qu’elle pourrait l’être et qu’elle le sera,
-l’instruction est fort en faveur. On vit de moins en moins et on apprend
-de plus en plus. La sensibilité capitule devant l’intelligence. J’ai vu
-rire de qui regardait avec attention et avec plaisir une feuille morte;
-on n’aurait pas ri d’entendre murmurer à ce propos quelque nomenclature;
-mais d’autres hommes, sans ignorer les manuels, estiment que la
-véritable science doit être sentie d’abord comme un plaisir. Ce n’est
-pas la mode; la mode est de s’instruire dans les seuls livres et aux
-lèvres de ceux qui récitent des livres.
-
-Corneille Agrippa, qui possédait tout le savoir de son temps, et
-davantage, s’est amusé à rédiger un «Paradoxe sur l’incertitude, vanité
-et abus des sciences[44]»; on pourrait le reprendre, mais sur un autre
-ton, car il n’est pas nécessaire qu’une science soit incertaine, vaine
-et abusive, pour être inutile à celui qui la cultive; et par contre la
-certitude d’une science, son intérêt et sa légitimité ne lui confèrent
-pas un droit absolu à la régence des esprits. On conviendrait même
-volontiers de l’absurdité d’un débat sur la certitude ou l’incertitude
-des sciences; il y en a d’aléatoires, mais que les gens légers ou
-intéressés seuls qualifient ainsi; le mot science contient par
-définition l’idée de vérité objective, et il faut s’en tenir là sans
-autres contestations et concéder même cette vérité objective, quelque
-répugnance que l’on éprouve devant le mariage indissoluble de deux mots
-alors ironiques.
-
- [44] «Œuvre, continue le traducteur, qui peut profiter, et qui apporte
- merveilleux contentement à ceux qui fréquentent les cours des grands
- seigneurs, et qui veulent apprendre à discourir d’une infinité de
- choses contre la commune opinion.»--S. L. 1603.
-
-Aussi bien il ne s’agit pas de la science, mais de l’instruction dont la
-science est la matière ou le prétexte. Quelle est la valeur de
-l’instruction? Quelle sorte de supériorité cela peut-il conférer à une
-intelligence moyenne! L’instruction, si elle est parfois un lest,
-n’est-elle pas le plus souvent un fardeau? n’est-elle pas aussi, et plus
-souvent encore, un sac de sel qui fond sur les épaules de l’âne aux
-premiers orages de la vie? Et ainsi de suite.
-
-L’instruction est de deux sortes, selon qu’elle est utile ou de parure.
-L’astrologie même peut devenir une science pratique, si l’astrologue y
-trouve le pain quotidien; mais à quoi cela peut-il bien être bon, sinon
-peut-être à lui fausser l’esprit, qu’un magistrat connaisse la
-géométrie? Tout ce qui concerne son métier, le dessin et l’archéologie
-même et toutes les notions de cet ordre seront profitables à un
-menuisier intelligent; mais à quoi lui servirait, sinon peut-être à
-entraver son activité, une théorie esthétique? Quand elle ne trouve pas
-à s’appliquer et à se monnayer, l’instruction est un lingot qui dort
-sous une vitrine; cela est inutile, pas très curieux et sans beauté.
-
-Il est beaucoup question en certains milieux politiques de l’instruction
-intégrale. Cela signifie sans doute que tout doit être enseigné à tous,
-et aussi, qu’une notion universelle et vague serait un grand bienfait,
-un grand réconfort pour n’importe quelle intelligence; mais l’on confond
-dans ce raisonnement la matière et la forme. L’intelligence, qui a une
-forme générale et commune, en a une particulière en chaque homme. Comme
-il y a plusieurs mémoires, il y a plusieurs intelligences; et chacune de
-ces intelligences, modifiée par les physiologies propres, détermine les
-individus intellectuels. Loin que tout puisse être avec fruit enseigné à
-tous, il semble bien qu’une intelligence donnée ne peut recevoir, sans
-danger pour sa contexture même, que les genres de notions qui y
-pénètrent sans effort. Si l’on s’était habitué à donner aux mots les
-seules significations relatives qu’ils comportent, instruction intégrale
-voudrait dire toute la sorte d’instruction qui est compatible avec la
-morphologie inconnue d’un cerveau; dans la plupart des cas, la quantité
-de cette instruction se réduirait à rien, car la plupart des
-intelligences sont incultivables.
-
-Du moins par les procédés actuels qu’un seul terme résume:
-l’abstraction. On a fini par admettre dans les milieux enseignants que
-la vie ne peut être connue que sous la forme du discours. Qu’il s’agisse
-de poésie ou de géographie, la méthode est la même: une dissertation qui
-résume le sujet et qui a la prétention de le représenter. Finalement
-l’instruction est devenue un catalogue méthodique de mots, et la
-classification remplace la connaissance.
-
-Un homme, le plus intelligent et le plus actif, ne peut acquérir qu’un
-fort petit nombre de notions directes et précises; ce sont cependant les
-seules qui soient vraiment profondes. L’enseignement ne donne que
-l’instruction; la vie donne la connaissance. L’instruction a du moins
-cet avantage d’être de la connaissance généralisée, sublimée, et pouvant
-contenir, sous un petit volume, une grande quantité de notions; mais,
-dans la plupart des esprits, cette nourriture trop condensée reste
-neutre et ne fermente pas. Ce que l’on appelle la culture générale n’est
-le plus souvent qu’un ensemble d’acquisitions mnémoniques, purement
-abstraites et dont l’intelligence est incapable de faire la projection
-sur le plan de la réalité. Sans une imagination très vivante et active
-dans tous les sens, les notions confiées à la mémoire se dessèchent dans
-un sol inerte; l’eau qui les amollit et le soleil qui les mûrit sont
-nécessaires à la germination des graines.
-
-Il vaut mieux ignorer que de savoir mal, ou peu, ce qui est la même
-chose. Mais sait-on ce que c’est que l’ignorance? Il faut avoir appris
-tant de choses pour la goûter et la comprendre! Ceux qui en pourraient
-jouir par état ont trop d’illusion sur eux-mêmes pour s’y récréer
-franchement; et ceux qui le voudraient sont trop loin de l’innocence
-première. Il y a eu des moments dans la civilisation où des hommes
-savaient tout; ce n’était pas beaucoup. Était-ce beaucoup moins que
-toute la science d’aujourd’hui? Cette relativité peut nous faire
-réfléchir sur la valeur de l’instruction; elle nous servira aussi à la
-qualifier. L’instruction n’est jamais que relative; elle doit donc être
-pratique.
-
-M. Barrès, dans son dernier roman[45], fait proférer par un député du
-type Burdeau cette maxime politique: «La vertu est, comme le
-patriotisme, un élément dangereux à exciter dans les masses.» A ces deux
-abstractions, il faudrait peut-être joindre toutes les autres afin de
-prononcer un ostracisme général contre toutes les idées qui n’ont pas
-été d’abord définies. Et cela ne voudrait pas dire qu’il faut proscrire
-les vertus ou les sentiments patriotiques; mais seulement ceci: que rien
-n’est plus mauvais pour la santé d’une intelligence moyenne que le jeu
-des mots abstraits, que cette fausse science verbale qui se trouve sans
-application dès qu’on va participer à la vie réelle. Il ne s’agit pas
-d’être vertueux; comment réaliser un mot qui est la synthèse de
-plusieurs idéaux contradictoires? Il s’agit d’accommoder sa nature aux
-conditions vitales du milieu et aux traditions morales. Il ne s’agit pas
-d’être patriote; il s’agit de défendre contre les animaux étrangers la
-pureté de la fontaine où l’on boit. Il ne s’agit pas de savoir quel est
-le principe abstrait où pourrait bien prendre sa source le large fleuve
-des idées générales; il s’agit de faire de sa vie un acte de confiance,
-à la fois et un acte de prudence. Il s’agit surtout de garder assez de
-naïveté pour respirer avec joie l’air social tel qu’il est et assez de
-souplesse pour obéir sans lâcheté aux lois élémentaires de la vie.
-
- [45] _L’Appel au soldat_.
-
-La vie est une suite de sensations reliées par des états de conscience.
-Quand on n’a pas un organisme tel que la notion abstraite redescende
-vers les sens dès qu’elle a été comprise; si le mot Beauté ne vous donne
-pas une sensation visuelle; si vous ne sentez pas à manier les idées un
-plaisir physique, à peu près comme à caresser une épaule ou une étoffe,
-laissez les idées. Quand le meunier n’a pas de blé à moudre, il ferme
-ses vannes et dort, ou va se promener; mais il ne songe pas à moudre à
-vide et à user ses meules pour recueillir du vent. L’instruction n’est
-souvent autre chose que ce vent soufflé par la rotation des tamis et
-perceptible en paroles.
-
-L’enseignement, du haut en bas, des universités officielles aux
-populaires, de l’école de village à l’École Normale, n’est guère autre
-chose qu’une fabrique de phrases. De toutes, la plus sérieuse est
-l’école primaire, où on apprend à lire et à écrire, acquisitions non
-d’une science, mais d’un sens nouveau. Si l’on retranchait du programme
-des autres tout l’inutile, tout l’inapplicable à la vie et à telle
-profession ou métier, il en resterait la matière à peine de dix-huit
-mois d’écolage.
-
-La plus grande partie du peuple échappe encore aux tortures d’écouter
-les messieurs qui récitent des livres. Les enfants pauvres, libérés de
-la prison scolaire, apprennent un métier, ce qui est un agrandissement
-de soi, et commencent de vivre à l’âge où leurs frères riches s’exercent
-au maniement de mots qui ne correspondent à rien de réel, outils qui
-sculptent l’éternel vide[46]. On va remédier à cela, et voici une soirée
-d’université populaire: «Le Développement de l’idée de justice dans
-l’Antiquité.» En supposant, ce qui est improbable, que le professeur
-n’ait émis à ce sujet que des appréciations acceptables par une
-intelligence saine, de quelle utilité put bien être une telle
-dissertation pour un auditoire populaire, et qu’en retirera-t-il
-d’applicable à son humble vie? Moins assurément que des vieux sermons
-qui ne craignaient pas de bafouer ses vices, d’épouvanter sa lâcheté
-devant les plaisirs bas. Mais le clergé de la religion laïque est grave
-et dédaigne les faits. Des âmes parlent à des âmes; l’idéal descend sur
-le peuple. Les premiers chrétiens du moins se réunissaient à la fois
-pour prier et pour manger fraternellement; après le repas, d’aucuns se
-levaient pour prophétiser. Les prophètes modernes ne vivent que
-d’abstraction, et cette nourriture économique et ridicule, ils la
-partagent volontiers avec leurs frères.
-
- [46] On disait dans une conversation: «Le paysan est sérieux; c’est un
- savant, un physicien.» Tout l’effort politique moderne tend à faire
- de ce physicien un métaphysicien. Le travail est en bon train pour
- l’ouvrier, qui commence à mépriser le travail et à estimer les
- phrases. Sa surprise est immense que le mot n’ait aucune action sur
- la réalité.
-
-L’homme qui a lentement acquis une science, outre les avantages sociaux
-qu’il en peut retirer, a conféré par cela même aux organes de son
-attention une force et une agilité particulières. Il ne possède pas
-seulement la science qu’il convoitait, mais tout un ensemble d’engins de
-chasse en bon état et tout prêt à de nouvelles captures. Lorsqu’on a
-appris avec soin et patience une langue étrangère, on peut ensuite
-s’approprier par un travail beaucoup moindre les langues de la même
-famille. Mais si l’on a eu recours à quelque méthode expéditive,
-l’acquisition n’a plus que sa valeur propre et elle peut même se
-détériorer assez rapidement. L’eau qui a bouilli très vite refroidit de
-même: c’est ce que ne savait pas l’industriel qui avait établi des
-bouilloirs publics; le temps de traverser la rue et c’était comme si on
-revenait de la fraîche fontaine. C’est pour ce même motif que
-l’enseignement rapide des conférences est si particulièrement inutile.
-On y apprend à croire et non pas à raisonner, ce qui serait encore une
-manière d’agir et de vivre.
-
-Le bagage qui constitue l’instruction est presque uniquement fait de
-croyances. On enseigne les lettres et les sciences comme un catéchisme.
-La vie est l’école du doute prudent; l’école est une église
-prétentieuse. Tout professeur est muni d’un arsenal d’aphorismes;
-l’adolescent qui ne se laisse pas frapper au cœur est méprisé. Le
-renversement des valeurs logiques est porté à ce point que tels actes
-intellectuels, la résistance à la foi scientifique, la réserve
-cartésienne, sont considérés comme des marques d’inintelligence.
-
-M. Jules de Gaultier a imaginé un nouveau manichéisme dont l’emploi
-prudent sera fort utile pour déblayer certaines questions[47]. A
-l’instinct vital il oppose l’instinct de connaissance; mais l’un n’est
-pas le bon principe plutôt que l’autre, le mauvais principe. Ils ont
-tous les deux leur rôle dans le travail de la civilisation; car si l’un
-développe chez l’homme le besoin de connaître aux dépens des forces qui
-conservent la force vitale, il permet en même temps à l’intelligence de
-mieux jouir et de soi-même et de la vie sensitive. Le génie spontané et
-inconscient des races en croissance ne refuse d’obéir ni à l’un ni à
-l’autre de ces grands instincts; la vie use non son énergie, qui est
-immuable, mais les modes énergétiques qu’elle a revêtus; on se lasse de
-sentir avant de s’être lassé de connaître. C’est ce qu’a exprimé
-naïvement Leibnitz et ce que répètent avec lui tous les esprits dont
-l’intelligence est le vautour: «Il n’est pas nécessaire de vivre, mais
-il est nécessaire de penser.» Quand cet aphorisme descend dans le
-peuple, c’est que l’instinct vital en décadence commence à renoncer à la
-lutte; c’est l’ère glorieuse de la floraison, mais la plante va mourir
-après que le vol des insectes l’aura fécondée et que le vent aura porté
-ses graines vers un sol vierge.
-
- [47] Dans un livre _de Kant à Nietzsche_.
-
-Une masse ignorante forme chez un peuple une magnifique réserve de vie.
-Notre civilisation a méconnu cela: c’est un champ immense de petites
-fleurettes qui épuise pour un éclat inutile la sève de la terre.
-
-De telles idées, même atténuées en images, peuvent sembler barbares à
-ceux qui croient aux «bienfaits de l’instruction»; mais il commence à
-être plus facile de trouver des adjectifs que des raisons pour régénérer
-ce thème ancien et qui va s’épuiser. A entendre tant de journalistes et
-de députés parler de l’instruction comme d’un souverain élixir, on sent
-bien qu’ils y ont goûté, et à la vraie, à la bonne, à celle que
-synthétisent les manuels et les encyclopédies, mais non aux détestables
-jarres où dort l’esprit mauvais de l’analyse. Le vrai savoir, le «gay
-sçavoir» est singulièrement vénéneux; il est vénéneux autant que
-bienfaisant; il contient autant de doutes que de paillettes d’or
-l’eau-de-vie de Dantzig. On ne sait jamais où l’ivresse de cette liqueur
-violente peut mener une intelligence qui n’est pas très forte ou très
-sceptique.
-
-Mise en regard de la science, l’instruction est si peu de chose qu’elle
-mérite à peine un nom. Qu’est-ce que valent d’élémentaires notions de
-chimie lorsque l’on songe au chimiste qui manie, compose et décompose
-les corps, qui compte les molécules et pèse les atomes? Et qu’importe
-que cent mille bacheliers sachent quels sont les éléments de l’air? Mais
-déjà ils ne le savent plus. Si on leur avait appris à respirer, ils
-auraient peut-être évité deux ou trois maladies dont ils transmettent
-joyeusement à leurs enfants les prédispositions ou les germes. Il est
-nécessaire (malgré une ironie célèbre) qu’il y ait une chimie et des
-industries chimiques, mais non que l’on enseigne au premier venu les
-obscurs principes d’une science vaine. Ceci n’est qu’un exemple, mais
-qui s’étendrait à presque tous les éléments de la culture générale. Un
-cerveau moyen d’aujourd’hui ressemble à ces jardins d’essai où
-verdissent des spécimens de toutes les flores; encore ce jardin a-t-il
-son utilité particulière; les cerveaux riches d’un peu de tout ne sont
-bons à rien: le terrain a été transformé non pas même en un parterre,
-mais en un herbier, et les plantes sèches y sont si médiocres et si
-défectueuses qu’on ne peut les faire servir à aucun usage décent. Il
-faudrait au moins que la plus grande partie des plates-bandes eût été
-réservée à une culture profonde et passionnée; dans ce cas, les coins
-morts du jardin reprennent quelque intérêt: ils servent de fumier et de
-terreau pour réchauffer le cœur du jardin vivant.
-
-On ne prétend donc pas dire que la culture générale soit inutile; elle
-est indispensable à titre d’auxiliaire et de réserve, mais à ce titre
-seul, et si cette culture générale et superficielle coïncide avec une ou
-plusieurs sections de culture intensive. Seule, elle n’a aucune valeur.
-Si de la moyenne on descend vers les jardinets populaires, on ne voit
-plus, à la place de la mauvaise herbe, mais luxuriante, que de chétives
-germinations déjà gelées par la vie. On a sarclé toute la flore
-naturelle, et ce qu’on a semé à la place dans un terrain mal préparé et
-mal nettoyé n’a pu pousser, faute d’eau et de soleil. Tout l’intérêt de
-ces petits potagers ridicules est dans un arbre souvent grand et beau,
-quelque marronnier ou quelque tilleul: c’est le métier où l’homme s’est
-perfectionné avec courage. Un de ces arbres vaut à lui seul toutes les
-cultures générales qui l’ont relégué dans un coin pierreux; il les
-domine par son utilité et par sa beauté.
-
-La raison de l’homme, dans la vie, est d’être une fonction; il faut que
-ses journées soient créatrices d’un résultat. C’est pourquoi l’on
-regrettera éternellement que les métiers se soient abolis dans
-l’émiettement par la division du travail poussée à l’extrême. La
-civilisation industrielle a retiré à un très grand nombre d’hommes le
-plaisir qu’ils trouvaient au travail. Un salaire élevé peut faire que
-l’on soit content d’avoir travaillé, mais cela ne donne pas le
-contentement actuel, la joie d’user l’heure présente à la réalisation
-d’un objet. L’industrie a opéré contre l’artisan en faveur de l’oisif,
-et aussi en faveur du capital contre le travail. Telle découverte
-mécanique a été plus nuisible à l’humanité qu’une guerre séculaire. On a
-tellement diminué la valeur hédémonique de l’activité musculaire que les
-seuls moments où les manœuvres sentent leur vie sont ceux où l’homme
-normal s’affaisse, le repos; et nécessairement, ces heures de sensation
-négative, on a tenté de les gonfler jusqu’à en faire le plaisir tout
-entier de vivre: l’alcool a été ce moyen.
-
-Pour tarir cette source d’excitation, des esprits de bonne volonté, mais
-d’intelligence malsaine, c’est-à-dire sans contact avec la réalité, ont
-songé à opposer au plaisir de boire le plaisir d’apprendre. Si l’œuvre
-était possible, on aurait remplacé l’ivresse physiologique par l’ivresse
-cérébrale: et cela ne serait pas un très bon résultat. Qu’à une journée
-de travail musculaire succède une soirée de travail intellectuel, et la
-fatigue totale est doublée sans profit réel pour l’homme soumis à ce
-régime. Songez au malheureux qui, après avoir poussé pendant dix heures
-un morceau de bois sous les dents cruelles d’une scie circulaire, s’en
-vient, ayant soupé vaguement, écouter un monsieur qui l’entretient de la
-sainteté de la justice! Mais la justice demanderait que le prédicant
-alternât, avec l’artisan, le poussage des billes de bois et la
-confortable étude des principes fructueux du charlatanisme social.
-Pauvres gens qui, ayant toujours instinctivement besoin de prêtres, se
-croient vainqueurs, ayant nié un dogme, d’applaudir à la morale de ce
-dogme, mais déformée par l’hypocrisie et par la haine! C’est avec
-l’instruction, invention très vieille, que le clergé a dominé le peuple
-et le monde; et c’est avec l’instruction encore que les sermonnaires
-laïques prétendent bien rogner les dernières griffes de l’instinct
-vital.
-
-Car tous ces enseigneurs enseignent éperdument à ne pas vivre. Ils
-transportent dans la partie saine du peuple, et cela avec une certaine
-bonne foi, leurs habitudes maladives de ne recevoir les sensations que
-par reflet, de regarder dans une glace la vie qu’ils n’osent affronter.
-Le vrai but de cette instruction est l’imposition d’une morale, mais
-singulière et dont presque tous les préceptes sont négatifs. Par
-l’affaissement de la volonté de vivre, au profit d’une cérébralité
-instable, ils façonnent ces générations énervées, obéissantes et sages
-qui sont le rêve des tyrans médiocres. Au moment où une race aurait
-besoin, rien que pour durer, de toutes les forces dont son instinct est
-peut-être encore dépositaire, ils lui versent, mais avariée et
-empoisonnée, cette même liqueur avec laquelle les apôtres romains
-domptèrent la surénergie des barbares. Nous aurions le sort de ces
-vaincus si un protestantisme, rationaliste ou religieux, se substituait
-souverainement à notre catholicisme traditionnel et païen.
-
-Mais comment n’être pas tenté de donner des préceptes de conduite en
-même temps que des préceptes de grammaire? Il suffirait que ces
-préceptes ne fussent pas dépressifs et que les adolescents y trouvassent
-au contraire une excitation à l’activité, à toutes les activités.
-L’instruction, en soi, n’est rien; on ne peut la juger qu’en examinant
-ses entours à la lueur de cette torche. Un flambeau a l’utilité, non de
-sa lumière, mais des objets sur lesquels porte sa lumière. On verra
-aussi un four chauffé avec méthode de bourrées ou de falourdes; mais
-cette chaleur n’est qu’un embrasement stérile si on ne lui donne à
-travailler et à mûrir, quand elle s’amortit, la pâte du pain éternel.
-
-L’instruction est un moyen et non un but. Il est douloureusement absurde
-d’apprendre pour apprendre, de brûler pour brûler. Le chant même des
-oiseaux n’est pas vain; aux périodes de calme sexuel, il est la
-répétition des grands concerts d’amour. Considérée comme l’instrument
-précis d’une œuvre future, l’instruction peut avoir une importance très
-grande et même absolue; elle peut être la condition nécessaire de
-certains gestes intellectuels. Elle sera le bâton de voyage de
-l’intelligence; mais offerte à un cerveau médiocre, dirigée vers le seul
-accroissement de la mémoire, elle est inefficace à régénérer des
-cellules malades. Elle leur sera plutôt un écrasement; elle les rendra
-stupides; elle détournera des facilités de la vie les activités qui
-n’étaient faites que pour la pratique quotidienne. L’instruction pondère
-les génies oscillants, elle leur fournit des sujets de comparaison et
-des motifs de réflexions; aux génies déjà équilibrés, elle fournit un
-peu de ce trouble d’où naît l’ironie. Elle est tantôt un appoint à la
-certitude, tantôt la cause d’un déclanchement vers le doute. Mais elle
-n’exerce d’influence que sur des intelligences en mouvement ou en
-puissance de mouvement; elle ne détermine pas, elle incline. Surtout
-elle ne crée pas l’intelligence. Nous avons constamment sous les yeux
-des exemples d’hommes instruits de tout ce que l’on enseigne et qui sont
-restés des médiocres et qui, écrivant depuis vingt ans, n’ont même pu
-apprendre à écrire. Et en voici d’autres qui ne savent qu’un métier et
-qui n’ont lu que dans la vie: leur lucidité humilie parfois même le
-génie.
-
-1900.
-
-
-
-
-LES FEMMES ET LE LANGAGE
-
-
-La part des femmes est si grande dans l’œuvre de la civilisation qu’il
-serait à peine exagéré de dire que l’édifice est bâti sur les épaules de
-ces frêles cariatides. Les femmes savent des choses qui n’ont jamais été
-écrites, ni enseignées, et sans lesquelles presque tout le matériel de
-notre vie quotidienne serait inutilisable. Des Cosaques, en 1814, ayant
-découvert une provision de bas, les enfilèrent immédiatement par-dessus
-leurs bottes; exemple général de nos gestes les plus communs, si les
-femmes n’avaient pas été, dans les siècles des siècles, les patientes
-éducatrices de l’enfance. Ce rôle est si naturel qu’il en paraît humble;
-nous ne sommes frappés que par l’extraordinaire. Le puissant outillage
-d’un tissage nous subjugue; qui a jamais regardé avec émotion le simple
-jeu de deux aiguilles à tricoter? Cependant, comparé à ces petits
-morceaux de bois, le plus formidable métier mécanique n’est plus rien;
-il représente une civilisation particulière: les aiguilles de bois ou de
-fer représentent la civilisation absolue. Il faut en tout distinguer
-l’essentiel et ce qui est de surcroît. Dans la civilisation, la part des
-femmes représente l’essentiel.
-
-Cela est plus facile à sentir qu’à prouver, car il s’agit précisément
-des actes qui passent inaperçus le long de la vie, de toutes sortes de
-choses dont on ne parle pas, parce qu’on ne les voit pas ou parce qu’on
-n’en comprend pas l’importance. Ainsi la physiologie a été longtemps
-ignorée, tandis que la curiosité se portait aux monstres; le phénomène
-continu disparaît pour nos sens. Ce fut un citadin ou un prisonnier ou
-un aveugle soudain guéri, qui s’avisa le premier de la beauté de la
-nature. Il y a une physiologie extérieure qui disparaît dans l’habitude;
-analysée, elle révèle les actes volontaires les plus importants de la
-vie. Volontaires, c’est-à-dire contingents relativement aux mouvements
-primordiaux de la vie d’une espèce; volontaires, en ce qu’ils ont de
-particulier pour signaler une race; volontaires, si l’on regarde la
-volonté comme la conscience d’un effort inconscient.
-
- *
-
- * *
-
-Sens, ou faculté, la parole ne peut logiquement être séparée de l’ouïe,
-mais l’éducation de l’ouïe est beaucoup moins sensible que celle de
-l’appareil vocal; on peut donc les considérer séparément, ou du moins
-sans observer un ordre précis en des acquisitions qui sont enchevêtrées
-comme tous les jeux de la vie. Remuer, entendre, voir, parler, tout cela
-se tient; l’imitation se jette à la fois sur toutes les fonctions,
-quoiqu’on puisse établir un ordre de naissance appréciable pour chacune
-d’elles. Cet ordre importe peu en une étude où il s’agit non de
-l’intelligence qui reçoit, mais de l’intelligence qui donne, de
-l’extérieur et non de la vie psychologique interne.
-
-La parole est féminine. Les poètes et les orateurs sont des féminins.
-Parler, c’est faire œuvre de femme. La femme, parce qu’elle parle comme
-chante un oiseau, est seule capable d’enseigner le langage. Quand
-l’enfant tente d’imiter les sons qu’il a entendus, la femme est là qui
-le regarde, lui sourit et l’encourage; il s’établit un contrat muet de
-travail entre ces deux êtres, et que de patience chez celui qui sait
-pour guider celui qui essaie! Les premiers mots que prononce un enfant
-ne correspondent en son esprit à aucun objet, à aucune sensation;
-l’enfant, à ce moment de sa vie, est un perroquet, et rien de plus. Il
-imite; il parle parce qu’il entend parler. Si on se taisait autour de
-lui, la parole resterait figée dans son cerveau. De là l’importance du
-babillage de la femme, importance bien supérieure à celle des plus beaux
-poèmes et des philosophies les plus profondes. La fonction qui fait de
-l’homme un homme est l’œuvre particulière de la femme; un enfant élevé
-par une femme très femme et très bavarde est plutôt formé à la parole et
-par conséquent à la conscience psychologique; aux soins d’un homme
-taciturne, le même enfant se développerait très lentement, et si
-lentement peut-être qu’il n’atteindrait jamais la limite de son
-intelligence pratique.
-
-S’il était possible d’assigner au langage une origine, on dirait qu’il
-fut la création de la femme. Mais le secret de toutes les origines nous
-échappera éternellement. Les oiseaux chantent, le chien aboie, l’homme
-parle. On ne se figure pas mieux un homme muet qu’un chien muet, qu’un
-pinson muet. Et si ces espèces jadis ont vécu sans voix, on ne comprend
-pas bien pourquoi elles auraient acquis un organe dont se passent fort
-bien d’autres animaux et même les oiseaux des terres australes. Si le
-langage s’apprenait ou se gagnait, si, pour en retrouver les premiers
-rudiments, les célèbres racines, il suffisait d’atteindre la mère
-commune du latin et du sanscrit, du grec et du saxon, on ne voit pas
-bien pourquoi le chien ne converse pas avec son maître autrement que par
-la queue, les yeux, les jappements. Mais le chien ne parlera jamais,
-parce que le génie d’une espèce animale est déterminé aussi
-rigoureusement que la forme des espèces cristalliques.
-
-Que la plus ancienne langue fût composée de cinq ou six cents
-monosyllabes correspondant à autant d’idées générales, c’est une opinion
-maintenant sans valeur, mais qui eut de la force; elle supporta
-plusieurs constructions dont l’extravagance ne fut pas d’abord évidente.
-Cependant on n’avait jamais observé en aucune langue réelle quelque
-chose comme un réservoir même inconscient de racines. Les mots naissent
-les uns des autres par dérivation, venant au monde tantôt plus longs,
-tantôt plus courts que le mot premier. Cette dérivation est toujours
-dominée par un sens concret, réel et vivant; aucun homme, s’il n’a fait
-des études spéciales qui lui aient gâté l’esprit, n’a le sens des
-racines. Les ba, be, bi, bo, bu, des alphabets, voilà autant de racines,
-d’après la théorie; mais, à chacun de ces sons, une série de
-significations parentes n’est pas dévolue; ils peuvent, et dans la même
-langue, les assurer toutes, au hasard, ou selon une logique dont les
-lois sont indéterminables[48].
-
- [48] Un seul exemple pour montrer ce que l’idée de racine a
- d’illusoire. La _trémie_, dans un moulin, est un organe _trembleur_.
- Or, le mot _trembler_ c’est le latin _tremulare_. Il est tentant de
- rapprocher _trémie_ de _tremere_. Mais non; _trémie_ veut dire:
- _trois muids_ (_trimodia_, _tremuie_, _tremie_).
-
-Ce qu’il y a de primitif dans le discours, ce n’est pas le mot, mais la
-phrase. La phrase parlée de l’homme est instinctive, comme la phrase
-chantée de l’oiseau, comme la phrase jappée du chien. Le mot est un
-produit analytique.
-
-Pour donner la priorité au mot sur la phrase, on était parti de cette
-idée que le mot est créé après que la chose a été perçue, l’homme
-agissant comme un nomenclateur, comme un professeur de botanique qui
-donne des noms à des brins de mousse. La réalité est différente.
-L’enfant balbutie des mots avant de connaître les objets dont ces mots
-sont le signe. Il est possible que l’homme ait parlé--jacassé--très
-longtemps avant que s’établît dans son esprit une relation fixe entre
-les choses et les sons familiers sortis de sa bouche.
-
-Des milliers de langues ont pu être ainsi successivement jacassées sur
-des milliers de territoires, langues imprécises, avant tout musicales,
-suite de phrases où certains sons seulement correspondaient à des
-réalités. Mais ces sons, malgré leur importance, malgré leur valeur
-d’utilité et de représentation, on peut les supposer d’abord presque
-aussi fugitifs que le reste du discours. Une langue non écrite ne survit
-jamais à la génération qui l’a créée; chez les sauvages, chaque
-génération refait sa langue, si bien que le grand-père est un étranger
-parmi ses petits-enfants.
-
-Si l’on admet ce jacassement primitif, on admettra volontiers que la
-femme a dû y prendre une grande part, en même temps qu’elle excitait par
-ses rires et par son attention la verve des mâles. La femme est peu
-capable d’innovation verbale; nulle jamais, parmi celles qui furent tout
-de même de bons écrivains, ne se créa une langue dans le sens où l’on
-dit cela de Ronsard, de Montaigne, de Chateaubriand, ou de Victor Hugo;
-mais elle redit bien, et souvent mieux qu’un homme, ce qui fut dit avant
-elle. Née pour conserver, elle s’acquitte de son rôle en perfection.
-Elle rallume éternellement et sans se lasser, à la torche qui va mourir,
-une torche nouvelle et toute pareille. C’est entre les mains des femmes
-que brillent les _lampada vitaï_, danseuses du ballet de la vie ou
-vestales mélancoliques au fond des caves. Ce que la femme fut
-historiquement, elle le sera toujours, et elle le fut toujours, dès
-avant l’histoire.
-
-Des mots se fixent dans le jacassement primitif; c’est l’œuvre de la
-femme. Née à l’attention par la monotonie de son labeur de ménagère[49],
-elle se révolte contre le renouvellement inutile des termes. Sa vie
-s’est compliquée en ce territoire où la chasse est abondante, où la
-nature est féconde; les besoins des hommes croissent avec leur richesse,
-et en même temps les travaux de la femme. Travaillant davantage, elle a
-moins de temps pour écouter les discours et les chansons; des nouveautés
-trop rapprochées la déroutent; elle corrige le langage des hommes qui, à
-leur tour, se déconcertent. Ainsi naissent les mots usuels; ainsi se
-multiplie dans le chant parlé de l’homme le nombre des sons fixes
-correspondant à des réalités.
-
- [49] L’idée de faire entrer ainsi l’attention dans le monde par la
- femme est de M. Ribot. _Psychologie de l’attention_.
-
-Il arriva aussi, et cela sans doute, dès les temps les plus anciens, que
-la femme, dont la mémoire est excellente, eût retenu des parties de
-discours plus musicales, mieux rythmées, quelque couplet semblable à ces
-mélopées que les nègres répètent insatiablement. L’homme créait; la
-femme apprenait par cœur. Si un pays civilisé parvenait un jour à cet
-état d’esprit où toute nouveauté est aussitôt accueillie et intronisée à
-la place des idées et des rouages traditionnels, si le passé cédait
-constamment devant l’avenir, après quelque temps de curieuse frénésie,
-on verrait les hommes tomber dans cette hébétude du touriste qui ne
-regarde jamais deux fois les mêmes figures; pour se ressaisir, ils
-devraient se retirer dans une vie tout animale, et la civilisation
-périrait. Une pareille fin semble avoir atteint d’anciens peuples, si
-pressés de renouveler leurs plaisirs que leur passage n’a laissé que des
-traces hypothétiques. C’est l’excès d’activité, bien plus que la
-torpeur, qui a conduit au dépérissement beaucoup de civilisations
-asiatiques. Partout où la femme n’a pu intervenir et opposer l’influence
-de sa passivité à l’arrogance des jeunes mâles, la race s’est épuisée en
-essais fugitifs. On peut donc être sûr que là où s’est organisée une
-civilisation durable, la femme en fut la pierre angulaire.
-
-Se levant, comme récitatrice, devant le créateur, la femme fonde un
-répertoire, une bibliothèque, des archives. Le premier cahier de
-chansons, ce fut la mémoire d’une femme; et ainsi du premier recueil de
-contes, de la première liasse de documents.
-
-Cependant l’invention de l’écriture vint, comme successivement tous les
-progrès, diminuer l’importance archiviste de la femme. Tout ce qui parut
-digne de mémoire étant fixé par des signes sur des matières durables, la
-femme se donna le souci et le plaisir de faire vivre ce que les hommes
-condamnaient à l’oubli. Elle s’est acquittée de sa tâche avec une
-fidélité que la matière a presque toujours trahie; et c’est ainsi que
-des contes qui ne furent jamais écrits, et qui remontent assurément aux
-temps les plus lointains, sont venus jusqu’à nous. Les femmes qui s’en
-étaient amusées, petites, en amusèrent leurs enfants. Malgré les efforts
-de la pédagogie rationnelle qui voudrait bien substituer au _Petit
-Poucet_ l’histoire de la Révolution ou celle de la fondation de l’Empire
-allemand, c’est avec le conte bleu ou rouge, d’amour ou de sang, que les
-mères continuent d’endormir les enfants sages. Or il s’est trouvé que
-cette littérature orale, dont les thèmes dépassent en nombre ceux de la
-littérature écrite, était de la plus grande beauté et par conséquent
-d’une importance suprême. On doit la sauveté presque intégrale de ce
-trésor au génie conservateur de la femme.
-
-Elle garda aussi les chansons, les musiques (et les danses qui s’y
-joignent) dont l’homme se détache à l’âge même où il quitte la jeunesse.
-Pour lui, ce sont des futilités et il n’y songe plus; pour la femme, ce
-sont les moyens de plaire et elle y songe toujours, et, sans espérance,
-elle s’y rejette pour revivre les félicités passées. Les vieilles femmes
-maintiennent ainsi la jeunesse de leur cœur.
-
-Il ne semble pas que les femmes aient eu une grande part dans
-l’invention des contes et des chansons; elles ont conservé, ce qui est
-une manière de créer; mais on trouve cependant la marque de leur esprit
-en certaines variantes. Leur tendance fut d’adoucir le dénouement d’un
-conte, de calmer l’effervescence d’une chanson trop folle. Cette
-intervention sauva la vie à beaucoup de ces petites choses, en les
-mettant à la portée des enfants, dont la mémoire est un coffret très
-sûr.
-
-Avec la littérature, les femmes sauvaient tout un ensemble de notions
-qu’il est difficile de déterminer. Il ne s’agit pas du long chapelet des
-superstitions, mais de ce que les superstitions, les croyances, les
-traditions contiennent de science pratique. Pour évaluer l’importance de
-ce chapitre de la connaissance humaine, il faut se recueillir en une
-sorte d’examen de conscience; alors ayant longtemps réfléchi, on saura
-trier les choses qui s’apprennent dans les livres et celles qui ne
-furent jamais écrites et que pourtant tout le monde sait. Ce qu’il y a
-de vraiment indispensable pour la conduite dans la vie nous a été appris
-par les femmes: les menues règles de la politesse, ces gestes qui nous
-ouvrent la cordialité ou la déférence d’autrui, ces mots qui font
-bienvenir, ces attitudes qu’il faut varier selon le caractère et les
-situations; toute la stratégie sociale. C’est en écoutant les femmes
-qu’on apprend à parler aux hommes, à s’insinuer dans leur volonté, car
-seules celles qui savent plaire peuvent enseigner à plaire.
-
-Avant même de parler, un enfant connaît la valeur d’un sourire; c’est
-son premier langage, et rien ne prouve qu’il soit absolument instinctif.
-L’animal n’a d’attitudes que celles qui sont le signe d’un besoin; il y
-en a de belles, il y en a de jolies, il n’y en a pas de volontaires. Le
-sourire du plus petit enfant voile souvent une intention. La femme lui a
-appris le mystère des échanges et que, pour un geste aimable, on peut
-acquérir des nourritures et les autres choses nécessaires à la vie. La
-petite fille, mieux disposée à goûter cet enseignement, connaît la
-valeur du pli de ses lèvres et du geste qui agite sa main rose, et cela
-bien avant que la connaissance des signes vocaux ait permis à son
-cerveau tendre le raisonnement élémentaire. C’est donc chez elle
-imitation pure; mais l’acte est favorisé par le souvenir du but déjà
-atteint aux premiers essais, et il y a là un exemple très curieux et
-très obscur d’un effet déterminant sa cause dans l’inconscience
-physiologique.
-
-Les femmes n’ayant guère dans la vie que des relations passionnelles,
-ces jeux très primitifs restent le fond de leur tactique sociale; les
-hommes, à mesure qu’ils vivent, sentent le besoin de compliquer cette
-science élémentaire, mais elle leur demeure toujours une ressource
-suprême: attendrir son vainqueur, lui plaire, tel est le dernier
-argument du vaincu.
-
-Toute la mimique est l’œuvre des femmes. Même silencieuse, une femme
-parle encore, et souvent avec une sincérité que n’ont pas ses paroles;
-même immobile, elle parle encore et souvent avec plus d’éloquence que
-par des mots ou des gestes. La conformation de son corps fait que sa
-respiration est un langage; le rythme de sa poitrine dit l’état de son
-âme et les degrés de son émotion. Aucun discours ne trouve un homme plus
-sensible. Mais leurs yeux disposent d’un clavier plus étendu, quoique
-moins émouvant. Avec les yeux, avec l’arc de la bouche muette
-diversement infléchi, la femme peut aller jusqu’au bout de sa pensée.
-L’œil pâlit ou s’avive, lève ou abaisse son regard, et c’est le désir ou
-le dédain, le dépit ou la promesse, autant de pages qu’un homme comprend
-dès qu’il a intérêt à les lire. A ces lueurs et à ces mouvements, le jeu
-des paupières ajoute sa valeur; ce jeu est affirmatif, négatif,
-interrogateur. Il profère un oui bref et net et un oui de langueur et
-d’abandon; il questionne sur le ton de la colère ou celui de la plainte;
-il refuse par un arrêt brusque à moitié de la prunelle qui voile les
-yeux sans les fermer. Mais que d’autres nuances et que le sourire aussi
-est riche en paroles! Toute la femme parle; elle est le langage même.
-
-Ses enfants seront d’abord des mimes. Comme leur mère, ils sauront
-parler d’abord avec tout ce qui ne parle pas, acquisition précieuse.
-Darwin a trouvé chez les animaux l’esquisse de l’expression des
-émotions. Il y a dans la mimique humaine une importante part d’instinct;
-la femme a cultivé ces mouvements primitifs, elle les a chargés de
-nuances, elle les a multipliés; aux signes des émotions vraies sont
-venus se joindre les signes des émotions fausses, et alors seulement il
-y a eu langage. L’expression animale des émotions n’est pas un langage,
-car elle ne saurait feindre; le langage vrai commence avec le mensonge.
-Il y a un sens du réel dans le mot fameux: le langage a été donné à
-l’homme pour déguiser sa pensée. Le mensonge qui est la seule preuve
-extérieure de la conscience psychologique est aussi la seule preuve que
-des gestes sont un langage et non une mimique inconsciente; le mensonge
-est la base même du langage et sa condition absolue. L’analyse des faits
-linguistiques démontre cela assez bien, puisque tout mot contient une
-métaphore et que toute métaphore est un déplacement de la réalité, quand
-elle n’est pas un mensonge voulu et prémédité. Mais à prendre le langage
-tel qu’il nous apparaît, et en supposant que chaque mot corresponde à un
-objet, on peut dire que s’il existait un homme qui n’eût jamais menti,
-cet homme n’aurait jamais parlé. Ce n’est pas parler, en effet, que dire
-«j’ai peur» ou «j’ai froid», quand on a peur ou qu’on a froid; c’est
-exprimer une émotion ou une sensation au moyen de signes verbaux, et
-analogues au tremblement de l’animal transi ou affamé. Mais si, au
-contraire, niant son émotion ou sa sensation, l’homme qui a froid dit
-«j’ai chaud» et l’homme qui a faim «je n’ai pas faim», il parle. Qu’il
-use des paroles, des gestes, ou des signes de l’écriture, à cela, au
-mensonge, c’est-à-dire à la conscience, on reconnaît l’homme. Mensonge,
-que l’on ne s’y trompe pas, prend ici le sens de: expression d’une
-sensation imaginaire; il s’agit de psychologie et non de morale,
-domaines séparés.
-
-Si la femme est le langage, elle doit être le mensonge, et aussi la
-conscience. Tout cela se tient et ne fait qu’un. Le premier de ces
-points n’a pas été étudié, mais l’opinion populaire lui est favorable.
-Outre qu’elles parlent plus volontiers que les hommes, elles usent d’une
-syntaxe meilleure, d’un vocabulaire moins hasardé, elles prononcent
-bien: on sent que le langage est leur élément. Le second point, le
-mensonge, est incontesté; mais on en fait un crime aux femmes alors
-qu’il est la conséquence d’un autre don et d’ailleurs une affirmation de
-leur spiritualité. Les femmes mentent plus que les hommes; c’est donc
-qu’elles ont un plus grand sentiment de l’indépendance, une conscience
-plus vive: et voilà le troisième point atteint, sans qu’il soit besoin,
-semble-t-il, d’une démonstration minutieuse.
-
-On a parlé du mensonge hystérique: il est probable qu’il y a là un abus,
-non dans les termes, mais dans l’intention qui les a unis. Si l’on veut
-dire mensonge inconscient, c’est une absurdité. Le mensonge est au
-contraire le signe même de la conscience, et il ne peut y avoir mensonge
-que là où il y a conscience pleine et active. Il ne faut pas confondre
-une sensation délirante exprimée telle qu’elle a été sentie avec le
-travestissement volontaire donné à l’exposition d’une sensation vraie;
-confondre avec le dernier, le premier terme de la série. L’animal ne
-ment jamais; comment le pourrait-il? Il est forcé d’exprimer, telle
-qu’il l’éprouve, sa sensation. S’il a envie de mordre, le chien
-retrousse ses babines, montre ses dents. Le voit-on se contenir, faire
-l’hypocrite, mentir; c’est qu’au contact de l’homme, il a peut-être
-acquis un rudiment de conscience; c’est que l’éducation qu’il a reçue se
-trouve à ce moment en conflit avec son instinct. D’ailleurs la ruse, et
-surtout appliquée à la défense ou à la quête de la vie, est tout autre
-chose que le mensonge; c’est une forme aiguë de la prudence. Le vrai
-mensonge est sans but, sans utilité que d’affirmer un détachement
-supérieur; il apparaît tel qu’une négation des liens qui attachent
-l’homme à la réalité; par quoi il se rapproche de la poésie et de l’art
-dont il est un des éléments. L’art est né, comme le mensonge, d’une vive
-conscience des sensations et des émotions; il affirme un état de
-sensibilité extrême, en même temps qu’une tendance à repousser ce réel
-dont les sens d’un homme furent blessés. L’art, quelle que soit sa
-forme, implique une connaissance approfondie des signes, et la volonté
-de les transposer, sans tenir compte de leurs concordances usuelles.
-L’artiste est celui qui ment supérieurement, au-dessus des autres
-hommes. S’il ment avec la parole, c’est le poète; avec le son
-inarticulé, c’est le musicien; avec les formes dont il fixe les
-attitudes, c’est le sculpteur, et son art n’est que le développement
-extrême du langage des gestes (dont le danseur figure un état très
-fugitif); avec les lignes et les couleurs, c’est le peintre, et que
-fait-il sinon de rendre aux hiéroglyphes des écritures primitives leur
-véritable aspect et toute leur ampleur naturelle? L’art est un langage,
-et il n’est que cela.
-
-Mais si la femme est le langage, d’où vient qu’elle se soit si
-médiocrement manifestée dans les jeux suprêmes du langage? Des
-critiques, pour la flatter, ont allégué on ne sait quelle hérédité
-latérale, par quoi on démontre que, filles de mères de moins en moins
-cultivées, à mesure que l’on remonte le cours des siècles, il n’est pas
-surprenant que leurs aptitudes soient moindres que celles des mâles.
-Cela n’est pas sérieux, car s’il est vrai que le génie et le talent sont
-souvent en rapport direct avec les cultures antérieures, il y a aussi de
-soudaines aptitudes que le milieu développe. Pourquoi une fille ne
-trouverait-elle pas cette aptitude dans sa chair, comme son frère?
-D’ailleurs voilà des milliers d’années qu’on apprend la musique aux
-femmes, et c’est peut-être là qu’elles ont encore le moins créé. La
-cause est plus profonde. La femme est le langage, mais le langage utile;
-son rôle n’est pas de créer, mais de conserver. Elle s’en acquitte à
-merveille. Elle ne crée ni les poèmes, ni les statues; mais elle crée
-les créateurs des poèmes et des statues; elle leur enseigne le langage,
-qui est la condition de leur science, le mensonge qui est la condition
-de leur art, la conscience qui leur donne le génie. Quand l’enfant, vers
-six ou sept ans, sort des mains de la femme, l’homme est fait. Il parle,
-et c’est tout l’homme.
-
-La grande œuvre intellectuelle de la femme est l’enseignement du
-langage. Les grammairiens et leurs succédanés, instituteurs et
-professeurs, s’imaginent être les maîtres du langage et que, sans leur
-intervention, la langue des hommes périrait dans la confusion et
-l’incohérence; on les entretient depuis des siècles dans cette illusion,
-et pourtant il n’en est pas de plus ridicule. Les femmes sont les
-ouvriers élémentaires et les poètes, les ouvriers supérieurs du langage,
-les uns et les autres inconscients de leur rôle; l’intervention du
-grammairien est presque toujours mauvaise; à moins qu’elle ne se borne à
-constater des faits, à moins qu’elle n’ose ramener vers les mains des
-femmes et des poètes une influence que la science ne saurait exercer
-qu’avec injustice. Voici des enfants qui parlent, ils s’en vont à
-l’école recevoir une leçon de grammaire. Ils parlent et usent de toutes
-les formes du verbe et de toutes les nuances de la syntaxe avec aisance
-et justesse. Ils parlent, mais voilà l’école, et le maître triomphe de
-leur apprendre ce que c’est que l’imparfait du subjonctif. A une
-fonction, l’écolâtre a substitué une notion; il a remplacé le geste par
-la conscience du geste, le mot par sa définition; il enseigne la
-grammaire; il n’enseigne pas le langage.
-
-Le langage est une fonction; la grammaire est l’analyse de cette
-fonction. Il est aussi inutile de savoir la grammaire pour parler sa
-langue naturelle que de savoir la physiologie pour respirer avec ses
-poumons ou marcher avec ses jambes. Comparé au rôle de la mère ignorante
-qui cueille comme une fleur le premier mot épanoui sur les lèvres de
-l’enfant, le rôle du maître est presque nul. Ce mot qui vient de
-fleurir, c’est la mère elle-même qui l’a semé, car si le langage est une
-fonction, il faut lui donner les matériaux sur lesquels elle puisse
-s’exercer. Le bavardage futile d’une femme, si peu différent de celui de
-la petite fille qui parle à sa poupée, voilà la première leçon de
-l’enfant et celle qui en importance dépasse toutes les autres; autant de
-mots, autant de graines qui vont germer, pousser, fructifier dans le
-jeune cerveau. Sans cette semence jetée sans cesse à la volée, la
-fonction linguistique de l’enfant resterait inerte et il ne sortirait de
-ses lèvres que des sons vagues et peut-être inarticulés. On s’est
-demandé parfois quelle langue parleraient des enfants élevés ensemble
-hors de portée de la voix humaine. Ils n’en parleraient peut-être
-aucune. C’est une question que nul ne peut résoudre. En tous cas, ils ne
-parleraient qu’une langue rudimentaire, c’est-à-dire trop riche,
-variable et entièrement inconnue, car il n’y a pas plus de racines
-innées que d’idées innées. L’enfant ne crée pas sa langue, encore moins
-il ne secrète pas sa langue; il l’apprend. Il parle selon qu’on parle
-autour de son berceau; il est phonographe et d’abord aussi mécaniquement
-que l’instrument même. Avant de pouvoir situer les signes vocaux
-au-dessus des objets, il les possède en grand nombre, mais en confusion,
-«en vrac». Ensuite il apprendra à utiliser cette richesse; comme il
-connaît d’une part les mots et d’autre part les objets, l’opération qui
-va les réunir dans sa mémoire lui sera des plus faciles et des plus
-naturelles. La femme dirige cette répartition avec joie, et elle
-s’admire en admirant les progrès de l’enfant; elle croit que la double
-acquisition du mot et de l’objet se fait intégralement à son ordre, et
-cela lui donne de l’orgueil. Ainsi, l’ignorance du mécanisme
-psychologique de l’enfant assure le succès de l’éducatrice.
-
-Ce langage que l’enfant tient tout entier de la femme, c’est en son
-honneur que, plus tard, il l’exercera volontiers comme poète, conteur,
-philosophe, théologien ou moraliste, comme créateur de valeurs, selon
-l’expression très forte de Nietzsche. La plus grande partie de la
-littérature est l’œuvre indirecte de la femme, faite pour elle, pour lui
-plaire ou la piquer, pour l’exalter ou la dénigrer, toucher son cœur,
-idéaliser ou maudire sa beauté et son amour. Il a fallu que les deux
-sexes fussent aussi profondément dissemblables, aussi étrangers, aussi
-opposés, pour que l’un se soit fait l’adorateur de l’autre. Avec la
-parité des goûts, des besoins, des désirs, les différences corporelles
-n’eussent pas suffi ni le commandement de l’espèce. L’humanité pouvait
-se perpétuer sans l’amour[50]; l’amour eût été impossible sans les
-divergences radicales qui font que l’homme et la femme sont deux mondes
-l’un à l’autre impénétrables. On ne peut adorer que l’inconnu; il n’y a
-plus de religion là où il n’y a plus de mystère. Dans toutes les
-sociétés, tant qu’elle est jeune et belle, la femme, et même esclave,
-est la maîtresse de la civilisation; les poètes, que sa grâce a
-inspirés, augmentent cette suprématie en faisant d’elle l’objet de leurs
-chants, et la poésie, qui ne voulait d’abord que dire les joies de la
-possession ou les affres du désir, achève son évolution, en créant
-l’amour. Car l’amour, avec tout ce que contient ce mot, de sentiment, de
-passion, de rêve, de bonheur, de larmes, est bien une création verbale
-et l’œuvre même de l’imagination des artistes du langage.
-
- [50] A cela eût suffi l’accouplement. La vie commune survivant à la
- fécondation est extrêmement rare, hormis chez les primates et les
- oiseaux. Chez les insectes carnivores, la pariade est souvent
- mortelle pour le mâle que, plus forte, la femelle dévore.
-
-C’est dans les poèmes, les contes, les récits traditionnels, que l’homme
-vulgaire, enclin à la seule jouissance, a appris à aimer, à augmenter
-jusqu’à l’infini des joies médiocres et des chagrins futiles. Répétons
-ici le mot de Nietzsche: le poète a été le créateur des valeurs
-sentimentales. Mais presque aussitôt créées, elles lui ont échappé.
-S’emparant de ces valeurs nouvelles, la femme les a transformées en
-instruments de règne; elle a cueilli avec simplicité les fruits du
-langage, son œuvre.
-
-Comment l’amour évolua sous cette domination et tous les bienfaits qui
-en ont été la conséquence, ce serait un long chapitre de l’histoire de
-la civilisation.
-
-1901.
-
-NOTE.--Les déductions philosophiques n’ont de valeur que si elles
-s’accordent exactement avec la science; mais alors elles ont une valeur.
-J’ai donc saisi l’occasion de compléter la note de la page 59 sur le
-mensonge considéré comme réaction vitale. Voici la position scientifique
-de la question:
-
-«M. R. Quinton a été amené, au cours de ses travaux, à reconnaître que
-l’ensemble de tous les êtres vivants se divise en deux grandes séries
-physiologiques, qui correspondent exactement aux deux séries
-anatomiques: _Invertébrés_ et _Vertébrés_.--La première et inférieure
-(_Invertébrés_) toujours en équilibre au milieu, subissant toutes les
-conditions extérieures si défavorables qu’elles soient; la seconde et la
-plus élevée (_Vertébrés_) n’acceptant pas ces conditions, réagissant
-contre elles, toujours en déséquilibre avec le milieu, maintenant
-intérieurement la concentration saline des origines en face des mers qui
-se concentrent davantage ou des eaux douces qui se dessalent, maintenant
-encore la température des origines en face du milieu terrestre qui se
-refroidit, _mentant au milieu_, en définitive, pour maintenir ses
-conditions de vie optimes. Le mensonge dont nous parlons n’est que la
-forme psychologique de cette réaction du _Vertébré_ contre l’hostilité
-du milieu.»
-
-Les termes obscurs de cette note (concentration saline, température des
-origines) sont expliqués dans le livre publié par M. Quinton, _l’Eau de
-mer milieu organique_.
-
-
-
-
-_TROISIÈME PARTIE_
-
-L’IDÉALISME
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-POUR LA IIIe ET LA IVe PARTIES
-
-
-On réimprime ici, parce que l’édition vient de s’épuiser, le petit
-volume intitulé avec une naïveté, qui n’était pas aussi ambitieuse qu’on
-pourrait le croire, _l’Idéalisme_.
-
-Depuis dix ans les idées de l’auteur se sont modifiées sur plus d’un
-point. Vivre, c’est changer. Il espère que, pour lui, avoir vécu
-signifie, à cette heure, avoir grandi en sagesse et en scepticisme,--et
-il ne redoute pas les curieux qui voudraient opposer sa pensée d’hier à
-sa pensée d’aujourd’hui.
-
-Plusieurs morceaux de la IVe partie sont également anciens; cet
-avertissement leur est applicable.
-
-Décembre 1901.
-
-
-
-
-NOTICE
-
-
-Ces articles furent imprimés, le dernier printemps, en diverses revues
-qui voulurent bien me laisser dire: les _Entretiens_, la _Revue
-Blanche_, les _Essais d’Art libre_, l’_Ermitage_, le _Livre d’Art_.
-
-Les voici ensemble, liés par un seul fil, même les trois derniers dont
-le ton sera un peu discordant.
-
-A cette heure, la théorie idéaliste n’est plus guère contestée que par
-quelques canards enclins à se plaire dans les vieux marécages. Les
-naturalistes les plus entêtés et les plus obtus ont cédé eux-mêmes à
-l’énergique pression intellectuelle qui, depuis quatre ans, depuis la
-mort de Villiers de l’Isle-Adam, pesa sur le monde où la pensée
-s’élabore en œuvres d’art.
-
-La grande guerre est donc finie, mais selon le conseil de Machiavel,--le
-«maître bien-aimé de Tribulat Bonhomet»--il faut achever les blessés,
-afin qu’ils ne surgissent pas guéris et aptes à de nouvelles batailles.
-Si médiocre que soit un vaincu, sa colère est toujours à craindre: c’est
-pourquoi l’extermination est nécessaire.
-
-J’espère que tant de férocité ne sera pas jugée contradictoire avec les
-principes de la liberté de l’art, que je préconise avant tout.
-
-R. G.
-
-25 mars 1893.
-
-
-
-
-L’IDÉALISME
-
-
-Ce mot traîne dans les journaux: des gens aussi vains que M. Filon se
-permettent de l’écrire, croyant le comprendre; les néo-chrétiens en font
-usage avec l’aplomb de l’apprenti sorcier de Gœthe; M. de Vogué
-chevauche ce manche à balai,--et de ce balai M. Desjardins balaie la
-sacristie; c’est le mot à tout faire. Pour ces simplistes, un peu
-bornés, l’idéalisme est le contraire du naturalisme,--et voilà; cela
-signifie la romance, les étoiles, le progrès, les pauvres bêtes, les
-phares, l’amour, les montagnes, le peuple, les pauvres gens, tout le
-sentimentalisme humanitaire, sexuel et social.
-
-Autrement, ces sots s’imaginent qu’idéalisme est synonyme de
-spiritualisme et qu’un tel vocable relève de la judicature de M. Simon
-et de M. Déroulède; qu’il clame une doctrine morale et consolatoire; que
-les familles y puisent quelque vigueur à procréer; les conscrits, de
-l’enthousiasme; les misérables, de la résignation.
-
-Mais non,--et il importe de cartonner à cette page le dictionnaire des
-lieux communs: l’idéalisme est une doctrine immorale et désespérante;
-anti-sociale et anti-humaine,--et pour cela l’idéalisme est une doctrine
-très recommandable, en un temps où il s’agit non de conserver, mais de
-détruire.
-
-En voici le sommaire.
-
-Schopenhauer résume ainsi les principes de l’idéalisme posé par Kant:
-«Le plus grand service que Kant ait rendu, c’est sa distinction entre le
-phénomène et la chose en soi, entre ce qui paraît et ce qui est; il a
-montré qu’entre la chose et nous il y a toujours l’intelligence, et que
-par conséquent elle ne peut jamais être connue de nous telle qu’elle
-est.» Théoricien de l’idéalisme, Kant n’en est pas le trouveur; Platon
-fut rigoureusement idéaliste; saint Denys l’Aréopagite proféra: «Nous ne
-connaissons pas Dieu tel qu’il est et Dieu ne nous connaît pas tels que
-nous sommes»; enfin les réalistes du Moyen Age professaient, eux aussi,
-la douloureuse relativité de toute connaissance, que toute notion n’est
-que d’apparence, que la vraie réalité est insaisissable pour les sens
-comme pour l’entendement[51].
-
- [51] Le véritable premier théoricien du «phénoménisme» serait encore
- plutôt Berkeley, mais excès de logique, Berkeley va un peu loin et
- Kant, lui-même l’a réfuté eu réfutant Descartes (_Critique de la
- Raison pure_).
-
-Les conséquences logiques de ces aphorismes sont nettes: on ne connaît
-que sa propre intelligence, que soi, seule réalité, le monde spécial et
-unique que le moi détient, véhicule, déforme, exténue, recrée selon sa
-personnelle activité; rien ne se meut en dehors du sujet connaissant;
-tout ce que je pense est réel: la seule réalité, c’est la pensée.
-
-La relativité de l’extérieur étant bien établie, nul besoin,
-théoriquement, pour le moi, de se mêler à de problématiques
-contingences; il se suffit à lui-même, et il le faut, puisqu’il est
-isolé de ses semblables autant que deux planètes du système solaire.
-Convaincu que tout est transitoire, hormis sa pensée, qui est éternelle
-(en ce sens qu’elle capte la lumière); convaincu qu’il est seul et
-impénétrablement seul, comme une molécule douée seulement d’un pouvoir
-de cohésion; convaincu enfin que tout est parfaitement illusoire,
-puisque, dans sa course à la connaissance, ce collin-maillard, il
-n’emprisonne jamais que son pérennel et fastidieux moi; bien assuré
-qu’il ne peut sortir de l’état égoïste que pour retomber dans l’état
-per-égoïste,--l’idéaliste se désintéresse de toutes les relativités
-telles que la morale, la patrie, la sociabilité, les traditions, la
-famille, la procréation, ces notions reléguées dans le domaine pratique.
-
-Un individu est un monde; cent individus font cent mondes, et les uns
-aussi légitimes que les autres: l’idéaliste ne saurait donc admettre
-qu’un seul type de gouvernement, l’anarchie; mais s’il pousse un peu
-plus avant l’analyse de sa théorie il admettra encore, avec la même
-logique (et avec plus de complaisance) la domination de tous par
-quelques-uns, ce qui, d’après l’identité des contraires, est
-spéculativement homologue et pratiquement équivalent.
-
-L’idéalisme pessimiste de Schopenhauer aboutissait au despotisme;
-l’idéalisme optimiste de Hégel se résout dans l’anarchie: il suffit
-d’évoquer la méthode des différenciations pour donner raison à
-Schopenhauer.
-
-Tous les hommes, par cela seul que leur cerveau fonctionne, se
-représentent un monde; mais peu d’hommes se représentent un monde
-original. Considéré comme une entité, l’ensemble des cerveaux humains
-est pareil à un four à porcelaine d’où sortent successivement des
-millions de pièces identiques et banales; une sur un million apparaît
-bizarrement craquelée, roussie, fumée, rayée d’étranges dessins imprévus
-et fous, gondolée, creusée, soufflée, déformée, _ratée_[52], cette pièce
-de porcelaine, c’est la représentation du monde conçue par les esprits
-supérieurs, par les génies. C’est, en somme, pour cette pièce unique que
-le four chauffe et il importe peu que toutes les autres soient
-anéanties, si celle-là demeure.
-
- [52] _Pièces ratées._--Villiers de l’Isle-Adam, le lendemain de sa
- mort, fut qualifié de _raté_ par M. Fouquier et quelques autres
- reporters.
-
-Mêlé à la vie active (qu’il dédaigne, peut-être par inaptitude),
-l’idéaliste jugerait des hommes comme de ces pièces de porcelaine; il
-les mettrait à leurs vraies places: les supérieurs en haut, les
-inférieurs en bas,--«le peuple étant fait pour obéir aux lois et non
-pour dicter des lois[53]».
-
- [53] Schopenhauer.
-
-(La théorie anarchiste emporte à peu près les mêmes conséquences: en
-l’absence de toutes lois, l’ascendant des hommes supérieurs serait la
-seule loi et leur juste despotisme incontesté.)
-
-En conclusion, ou bien l’idéalisme engage au désintéressement absolu de
-la vie sociale; ou bien, s’il condescend à la pratique, il conclut à des
-formes de gouvernement que tous les esprits sains et nourris de
-doctrines prudentes n’hésiteront pas à qualifier d’immorales, de
-subversives, d’incompatibles avec nos mœurs démocratiques,--et ces
-formes sont: l’anarchie, pour que l’influence intellectuelle soit
-exercée par ceux qui sont nés pour cette fonction; le despotisme, pour
-qu’il pourvoie les imbéciles de bonnes muselières, car, sans
-intelligence, l’homme mord.
-
-La vie sociale étant écartée, il reste un domaine où il semble que
-l’idéalisme pourrait régner sans nuire au développement de la muflerie
-démagogique, l’art. Mais, parler de l’art, à cette heure, serait une
-ironie par trop cruelle: jadis, il fut libre; ensuite, il fut protégé;
-aujourd’hui, il est toléré; demain, il sera interdit. Pratiquons-le
-encore, mais en secret, en des catacombes, comme les premiers chrétiens,
-comme les derniers païens.
-
-
-
-
-LE SYMBOLISME
-
-
-On croit le moment bon pour le dire avec sincérité et naïveté: à cette
-heure il y a deux classes d’écrivains, ceux qui ont du talent,--les
-Symbolistes; ceux qui n’en ont pas,--les Autres.
-
-Oui, selon les précédentes formules, et selon une liberté différemment
-comprise, d’aucuns firent des œuvres; mais ces Aucuns-là ne sont-ils pas
-enfin périmés? Et les coraux qu’ils sécrétèrent, les îlots qu’ils
-érigèrent, un flot nouveau ne vient-il pas, tel qu’un orageux raz de
-marée, les secouer, les désagréger et ne permettre qu’aux
-indestructibles de maintenir au-dessus de l’asphyxie leur tête fleurie?
-Ils meurent, ils s’émiettent, ils se pétrifient, l’orage passé, sous une
-couche de silence, ils s’enfoncent lentement, ils descendent vers la
-géologie qu’ils vont devenir.
-
-Ces débris d’inconscients et microscopiques travaux, à peine s’ils
-inspirent encore quelque respect (si On nous le permet) ou quelque
-curiosité à des passagers en promenade autour du monde, et les chefs de
-ces défuntes colonies (un peu animales, peut-être?) ne sont pas du tout
-des Chefs; ils n’ont plus ni manœuvres, ni clients. Patrons démodés,
-Praticiens vieillis et sans influence, entrepreneurs de bâtisses entre
-les mains desquels et sous les yeux (les mauvais œils) desquels les
-moellons fondent comme les morceaux de sucre dans les romans de M.
-Daudet.
-
-Les coraux rouges, nous les vîmes assez: qu’ils soient bleus!
-
-L’un des éléments de l’Art est le Nouveau,--élément si essentiel qu’il
-institue presque à lui seul l’Art tout entier, et si essentiel que, sans
-lui, comme un vertébré sans vertèbres, l’Art s’écroule et se liquéfie
-dans une gélatine de méduse que le jusant délaissa sur le sable.
-
-Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours,
-vagies, une seule apparaît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue
-et inouïe, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes signifiances que
-lui donnèrent d’infirmes court-voyants, se traduit littéralement par le
-mot Liberté et, pour les violents, par le mot Anarchie.
-
-La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante qu’elle est encore et
-demeurera longtemps incomprise. Toutes les révolutions advenues
-jusqu’ici en ce domaine s’étaient contentées de changer ses chaînes au
-captif et, généralement, c’était en de plus lourdes que les muait la
-douloureuse ingéniosité des novateurs. Mais, les chaînes, c’est-à-dire
-des règles, des grammaires, des formules, cela convient au peuple de
-l’Art, composé d’une majorité d’enfants et de vieillards,
-satisfaits--lit ou berceau--qu’un guide sûr les promène en petite
-voiture. Le haquet de Thespis brouetta ces résignés deux siècles durant;
-puis ce fut le cabriolet romantique, puis la tapissière parnassienne,
-puis le tombereau naturaliste, puis le cab psychologique, puis le
-vélocipède néo-chrétien,--et ils étaient toujours soigneusement ligotés.
-
-Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de liberté,
-comment ce mot, qui semble strict et précis, implique, au contraire, une
-absolue licence d’idées et de formes, j’invoquerai de précédentes
-définitions de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est après tout qu’un
-succédané.
-
-L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu
-intellectuel dans la série intellectuelle; le Symbolisme pourra (et même
-devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement
-de l’individu esthétique dans la série esthétique, et les symboles qu’il
-imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou expliqués selon la
-conception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque cerveau
-symbolisateur.
-
-D’où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe parmi lequel on voit les
-professeurs désorientés se mendier l’un à l’autre le bout, qu’ils
-n’auront jamais, du fil d’Ariane.
-
-Ils voudraient comprendre, ils cherchent, quand parlent les harpes, à
-agripper au passage quelques clairs et nets lieux communs; ils croient
-qu’on va leur redire les vieilles généralités qu’ils biberonnèrent à
-l’École, tout ce qui, définissant la Femme, définit la marcheuse et la
-gardeuse d’oies. Si le Symbolisme devait, comme d’aucuns l’ont annoncé,
-revenir à des concepts aussi simples, à des imaginations aussi naïves,
-il ne serait ni ce qu’il est, ni ce qu’il sera:--il continuerait tout
-simplement le classicisme, et alors à quoi bon?
-
-Sans doute, il apparaît, en un certain sens, comme un retour à la
-simplicité et à la clarté,--mais ces effets, il les demande au complexe
-et à l’obscur, au Moi où toutes les idées s’enchevêtrent, où toutes les
-lumières concourent à ne donner que de la nuit. On est toujours
-compliqué pour soi-même, on est toujours obscur pour soi-même, et les
-simplifications et les clarifications de la conscience sont œuvre de
-génie; l’Art personnel--et c’est le seul Art--est toujours à peu près
-incompréhensible. Compris, il cesse d’être de l’art pur pour devenir un
-motif à de nouvelles expressions d’art.
-
-Mais, si personnel que soit l’Art symboliste, il doit, par un coin,
-toucher au non-personnel,--ne fût-ce que pour justifier son nom; et il
-faut toujours être logique. Il doit s’enquérir de la signification
-permanente des faits passagers, et tâcher de la fixer,--sans froisser
-les exigences de sa vision propre,--tel qu’un arbre solide émergeant du
-fouillis des mouvantes broussailles; il doit chercher l’éternel dans la
-diversité momentanée des formes, la Vérité qui demeure dans le Faux qui
-passe, la Logique pérennelle dans l’Illogisme instantané,--et néanmoins,
-planter un arbre qui soit si spécial, si unique de ramure, d’écorce, de
-fleurs et de racines, qu’on le reconnaisse entre tous les arbres comme
-un arbre dont l’essence n’a ni sœurs ni frères.
-
-Je sais bien que[54] par la définition même de l’Idéalisme, le Permanent
-lui-même ne peut être conçu que comme personnel, c’est-à-dire comme
-transitoire, et que ce qu’il y a d’Absolu vraiment est incogniscible et
-hors d’être formulé en symboles; ce n’est donc qu’au relatif absolu que
-vise le Symbolisme, à dire ce qu’il peut y avoir d’éternel dans le
-personnel.
-
- [54] «Quant au sujet absolu, la substance, elle ne peut pas être dans
- les phénomènes extérieurs, autrement, elle serait conditionnelle et
- non pas absolue. Pour que cette substance devienne une pensée, il
- faut qu’elle soit en relation avec le _moi_; elle dépendra alors du
- sujet pensant. Pour que la substance soit absolue, il faut qu’elle
- soit la substance des phénomènes intérieurs du _moi_, c’est-à-dire
- le sujet pensant qui ne dépend que de lui-même.» KANT, _Critique de
- la Raison pure_.
-
-Cette manière de comprendre l’Art exclut l’artiste médiocre qui ne
-détient, cela va sans dire, rien d’éternel dans son _personnel_ et qui
-ne saurait exprimer une idée un peu humaine (ou divine) que par
-démarquage; mais cette sorte d’être a régné assez longtemps grâce aux
-tuteurs qu’on lui tolérait: que son règne finisse (si c’est possible?)
-et soyons intolérants.
-
-Pratiquement il importe que le Symbolisme, art libre, acquière dans
-l’estime générale une valeur qu’on lui a, jusqu’à ce jour, déniée; il
-importe qu’à côté des formes connues on tolère des formes inconnues et
-que de la serre chaude de la Littérature on n’expulse pas les plantes,
-nées de graines de hasard, ignorées des catalogueurs et des jardiniers.
-Pour cela nulle concession ne doit être faite; c’est aux intellects
-rudimentaires à se développer et non aux larges intelligences à se
-rétrécir pour permettre à l’œil distrait de parcourir plus facilement
-une moindre surface.
-
-Et les tuteurs, les règles, les lois, il faut les couper et les hacher
-et qu’à la place de ces chênes pourris, piqués de trous de vermine, le
-lierre qui s’accrochait aux troncs s’accroupisse en une ridicule
-désolation.
-
-
-
-
-L’ART LIBRE
-
-ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE
-
-
-Les modèles ont, de tout temps, devancé les préceptes. Cette pensée de
-M. de Laharpe simule un lieu commun, mais seulement peut-être par sa
-forme démodée et l’étroitesse des termes où elle se base. En un langage
-plus philosophique, plus général et plus solide, on obtiendrait un
-aphorisme tel que: «L’Art est antérieur à l’Esthétique», ce qui apparaît
-non plus un lieu commun, mais une vérité éternelle.
-
-Les Vérités éternelles,--il n’y a de vraie plaisante dialectique qu’à se
-battre sur leur dos. Elles sont patientes, souffrent les coups
-maladroits, les insultes, les caresses, et, l’ironie de leurs yeux
-immuables étant tournée vers le ciel, les protagonistes n’ont pas à
-rougir ou à trembler sous un regard qui pourrait être médusien.
-
-Les Vérités éternelles,--elles sont de toute morphologie. Il y en a de
-blondes avec des chairs laiteuses qui nous leurrent de la nubilité d’une
-prenable vierge; il y en a qui ont les quatre pieds d’une bête et dont
-le front angulaire contient, en sa géométrie, toute l’inquiétude
-humaine; il y en a dont les ailes, plus larges que les ailes des
-condors, abritent sous leurs plumes un peuple de pensées...
-
-Celle dont je parle est un des plus modestes Éons; elle fréquente la
-Terre et fait plus volontiers son nid syllogistique en tel cabinet
-d’étude que dans la barbe de Jupiter.
-
-Donc: l’Art est antérieur à l’Esthétique.
-
-Lemme: l’Esthétique doit être une explication et non une théorie de
-l’Art.
-
-Plusieurs ayant contesté, non l’aphorisme, qui est indiscutable, mais
-son lemme, qui l’est moins, quelques arguments nouveaux seront peut-être
-bien accueillis par quelques lecteurs de bonne volonté.
-
-L’essence de l’Art est la liberté. L’Art ne peut admettre aucun code ni
-même se soumettre à l’obligatoire expression du Beau[55]. Non seulement
-il se refuse au joug d’une formule passagère, mais il dénie la
-domination de l’absolu humain,--lequel n’est d’ailleurs que la moyenne
-des goûts, des jugements, des plaisances de la moyenne humanité. Il peut
-violenter cet absolu, il peut balafrer la Beauté,--et répondre: «Votre
-Absolu n’est pas le Mien», et: «Il me plaît de balafrer la Beauté.»
-
- [55] «La beauté, œuvre de l’art, est plus élevée que celle de la
- nature», et: «La beauté dans la nature n’apparaît que comme un
- reflet de la beauté de l’esprit». Hégel, _Esthétique_. Introduction.
-
-L’Art est libre de toute la liberté de la conscience; il est son propre
-juge et son propre esthète; il est personnel et individuel, comme l’âme,
-comme l’esprit: et, l’âme libérée de toute obligation qui n’est pas
-morale, l’esprit libéré de toute obligation qui n’est pas
-intellectuelle, l’Art est libéré de toute obligation qui n’est pas
-esthétique. C’est en vain qu’il chercherait le Vrai que l’intelligence
-seule peut connaître, ou le Moral que la conscience seule distingue; il
-est inapte à ces opérations, il ne comprend et ne s’assimile que ce qui
-est adéquat à son sens unique: le Sens esthétique.
-
-C’est même pour cela qu’il est libre. Il se développe du dehors au
-dedans, sans préoccupations d’avoir à partager son espace avec
-d’autoritaires entités; il se développe et s’enroule sur lui-même, se
-complique à loisir, multiplie ses fibres, ses feuilles, ses fleurs
-intérieures; il se développe et croît dans l’obscurité du Moi, et s’il
-vient, au jour de l’explosion vitale, à projeter impérieusement ses
-végétations, elles étonnent comme des conséquences anormales,
-illogiques, incompréhensibles.
-
-L’individu est anormal: on ne le classe que par les limitations imposées
-à ses manifestations extérieures; intérieurement, il est anormal, il est
-un être dissemblable des êtres qui lui ressemblent le plus. L’Art (que
-je considère ici comme une des _Facultés_ de l’âme individuelle) est
-donc, de même que l’individu lui-même, anormal, illogique et
-incompréhensible.
-
-Or si la différenciation est évidente (ou tout au moins
-microscopiquement possible à établir) entre tous les individus humains
-doués de l’âme,--cette différenciation devient bien plus évidente (et
-incontestablement notoire) entre le petit nombre des individus humains
-doués d’une âme supérieure. Selon l’échelle de la vie, les membres de
-tel groupe d’êtres sont dissemblables de plus en plus, à mesure qu’ils
-se sont davantage perfectionnés: les atômes plasmiques et
-quasi-mécaniquement oscillants qui composent les primitives colonies
-animales[56] ne diffèrent pas entre eux; leur forme est souvent
-cristallique, rhombes ciliés, polyèdres poilus. En montant, on
-distingue, à un point donné, le frère du frère,--et enfin, dans
-l’humanité, les individus identiques sont extrêmement rares et de
-négligeables exceptions. Doués d’une âme supérieure, les individus
-sortent du groupe formel; ils vivent à l’état de mondes uniques; ils
-n’obéissent plus qu’aux lois très générales de la gravitation vitale
-dont Dieu est le centre et le moteur. A ce degré animique, la
-prédominance de l’Amour fait les grands saints, la prédominance de
-l’Esprit, les grands philosophes, la prédominance de l’Art, les grands
-artistes,--et différentes variétés de génies selon que ces prédominances
-sont absolues ou mélangées.
-
- [56] Cf. Perrier, _Colonies animales_.
-
-Donc, si les êtres supérieurs diffèrent radicalement, essentiellement,
-les uns des autres, la production esthétique des uns différera non moins
-radicalement, non moins essentiellement de la production esthétique des
-autres. En conséquence, nulle commune mesure entre deux œuvres d’art,
-nul jugement de comparaison possible, nulle théorie critique qui puisse
-les capter dans ses filets, nulle esthétique, qui, applicable à la
-première de ces œuvres soit encore applicable à la seconde,--nulle règle
-fabriquée d’avance, sous laquelle puisse se courber ni la première ni la
-seconde de ces œuvres d’art, ni aucune œuvre d’art[57].
-
- [57] «Le principe du jugement du goût que nous nommons esthétique ne
- peut être que subjectif.» Kant, _Critique du jugement_, cité par L.
- F. Schön, _Système de Kant_; Paris, 1831.
-
-Mais, l’Art étant «anormal, illogique et incompréhensible», on peut
-tolérer que des gens très intelligents et capables de l’effort
-d’objectivité, en éclairent un peu--oh! très peu,--les obscurités et
-dévoilent au public distrait les secrets de la magique Lanterne. C’est
-l’esthétique d’après coup, la critique explicative, le commentaire,--et
-il en faut refondre les principes à chaque artiste nouveau exhibé devant
-la foule stupide qui n’admet pas que l’on puisse différer de la
-médiocrité moyenne enseignée par l’État.
-
-C’est aussi, l’Art étant libre dans la limite des organes dont il
-dispose, la liberté de l’esthétique, l’individuelle, la personnelle
-esthétique, le droit de juger d’après des règles individuelles et
-personnelles, au mépris des étalons, des patrons et des parangons.
-
-... Les Vérités éternelles: l’ironie de leurs yeux immuables se tourne
-vers le ciel...
-
-
-
-
-CELUI QUI NE COMPREND PAS
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-
- Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle: Quelle est donc
- cette femme?--Et ne comprendra pas.
-
- Du _Sonnet_ d’ARVERS.
-
-De tous les plaisirs que peut procurer la Littérature, le plus délicat
-est certainement: «Ne pas être compris!» Cela vous remet à votre place,
-dans le bel isolement d’où l’inutile activité vous avait fait sortir:
-réintégrer la Tour et jouer du violon pour les araignées
-qui--elles--sont sensibles à la musique.
-
-«Celui qui ne comprend pas» n’est sensible ni à la musique ni à la
-logique; il est sourd, mais non muet, car il va clamant partout: «Je ne
-comprends pas!» Comme d’autres de leur talent ou de leurs idées, il est
-fier de son inintelligence et des loques verbales dont il vêt sa nudité
-spirituelle,--et il s’exhibe, il fait le beau et dès qu’on flatte sa
-vanité, qui est «Ne pas comprendre», un éventail de plumes de paon lui
-sort du derrière et sur chaque plume, en guise d’œil, il y a un rond où
-est écrit: «Moi, je ne comprends pas!»
-
-Cette faculté fait qu’on l’estime. Il est recherché de ceux qui, ne
-comprenant pas, ont un peu honte; son aplomb leur donne du courage et
-ils se disent les uns aux autres, dès que la roue révélatrice esquisse
-son orbe: «Voyez, celui-ci, non plus, ne comprend pas,--et pourtant il
-n’en rougit pas, au contraire!»
-
-Au contraire: il connaît sa valeur et n’hésite jamais à se mettre en
-avant. D’ailleurs, sa queue de paon aux précieux ronds est un drapeau
-commode et de loin visible. Il ne l’a ramassé sur aucun champ de
-bataille, il ne l’a ni chipé ni conquis: il l’a sorti de son derrière,
-et quand il le déploie, ce n’est pas pour conduire des ombres à l’assaut
-de vaines entités.
-
-«Celui qui ne comprend pas» est, en effet, un homme pratique. Doué d’une
-si belle vertu, il l’exploite rationnellement et s’en fait des rentes.
-Tous les journaux lui sont ouverts; sa queue magique force toutes les
-portes: il gagne ce qu’il veut, rien qu’à écrire--avec de fins
-sous-entendus: «Je ne comprends pas.»
-
-C’est un accapareur: la «grande Presse» ne lui suffit pas; il délègue à
-la «petite» ses lieutenants; mais ceux-ci, beaucoup plus bornés que le
-Maître, dépassent souvent la mesure, étalent une stupidité qui jette le
-décri sur des fonctions pourtant bien honorables et bien lucratives.
-
-Moi, je ne me plains pas; je rencontre journellement «Ceux qui ne
-comprennent pas», et ils font ma joie. Je les aime: ils m’incitent à me
-retirer dans ma vraie vocation: le Silence.
-
- *
-
- * *
-
-Il est à supposer, car je ne suis ni inspiré ni visionnaire, que cette
-figuration de «Celui qui ne comprend pas» m’a été suggérée par telle
-bévue dont je fus victime:
-
-Oh! bien peu,--et bien volontiers, si cela doit distraire quelques
-amateurs; je m’offre en spectacle: amusez-vous! Mais vous amuserez-vous
-jamais autant que moi devant la parade de «Celui qui ne comprend pas»?
-
-Or, en de précédents articles, j’exposai quelques idées, ou--si l’on
-veut--quelques fantômes d’idées (mais lumineux, comme il sied à des
-fantômes, et d’une évidence phosphorescente) touchant l’Art que je
-désire libre, la rénovation du mot Symbolisme qui pourrait, je le redis,
-servir de dénomination commune (à l’usage du public lisant) à une
-dizaine d’écrivains âgés de moins de trente-cinq ans et clairement
-stimulés vers un but commun, touchant enfin (ou d’abord mais c’est mon α
-et mon ω) l’Idéalisme dont je tentai, non sans présomption, d’établir la
-signifiance vraie.
-
-Cette très modeste clameur en trois notes, cette primitive mélodie, si
-simple qu’un écolier se la serait assimilée instantanément, tomba dans
-l’oreille de «Celui qui ne comprend pas», celui qui est sourd mais non
-muet. Il perçut un vague son pareil aux bruissements des peupliers et,
-glorieux, cria: «Je ne comprends pas!»
-
-Oserais-je dire que ces syllabes complaisamment et vaniteusement
-répétées me semblent surérogatoires--et que l’attitude, la démarche, le
-front et l’œil de «Celui qui ne comprend pas» suffisent à indiquer son
-essentielle non-intelligence? Il n’a même pas besoin de sortir et de
-hochéner sa queue hiéroglyphique;--d’écrire, encore moins.
-
-Mais il y faut mettre de l’indulgence et surtout il faut savoir que
-«Celui qui ne comprend pas» a pour clients d’inepticules snobs,
-incapables, tout seuls, de se hausser à un degré si éminent
-d’imbécillité cérébrale; c’est pour eux qu’il écrit, et, comme je l’ai
-déjà noté, son écriture est fructueuse.
-
-«Celui qui ne comprend pas» est-il méchant ou envieux? Comme tous les
-sots, il est méchant et envieux, mais accessoirement, et d’une
-méchanceté si petite, d’une envie si mesquine, que c’est piqûre de puce.
-Cela ne fait pas souffrir, cela n’incite ni à la colère, ni à la
-vengeance, c’est agaçant et voilà tout. Agaçant, et inévitable,
-l’omnibus de la littérature étant, comme les autres, infesté de
-parasites.
-
-«Celui qui ne comprend pas» est donc inoffensif. Même ses morsurettes
-parfois sont des chatouilles; on rit, cela décongestionne le cerveau,
-c’est salutaire,--et si ensuite on écrase la bestiole, avec quelle
-pitié!
-
-«Celui qui ne comprend pas» est donc surtout passif, et négatif; il est
-celui qui «ne... pas»; la borne qui ne remue pas, le pavé qui ne se
-révolte pas, etc... Passive, sa faculté d’incompréhension est illimitée
-et toujours égale à elle-même; négative, elle se façonne, elle se modèle
-comme cire, sur le sujet qu’il faut «ne pas comprendre», et spécialement
-elle excelle en les questions abstraites comme à peu près les «gardes»
-de la chanson:
-
- Ils nous parlent de la gloire,
- Nous qui n’y comprenons rien;
- Mais s’ils nous parlaient de boire,
- Tous les gardes, ils le savent bien.
-
-«Ne pas comprendre» l’idée pure, et «ne pas comprendre» l’idée
-désintéressée, invendable et immonayable, c’est le triomphe de l’homme à
-la queue magique. Pour lui, et pour les intellects rudimentaires, l’idée
-ne se perçoit que concrète et figurée. Donnez-lui des explications;
-dites-lui que la littérature est un mode d’activité; que le génie est
-une réalisation; que la poésie est une floraison d’âme; que le
-symbolisme est l’expression esthétique de l’idéalisme; que la musique
-est la langue de l’inconscient, etc.; dites-lui tout cela et commentez
-vos dires,--il répondra (n’ayant perçu que de vagues sons, pareils aux
-plaintes des mélèzes) en ouvrant à vos paroles une bouche souriante et
-satisfaite.
-
-Voilà pourquoi «celui qui ne comprend pas» engendre autour de lui--et
-jusqu’aux confins du monde connu--tant de jovialité; c’est le jeu des
-propos interrompus, du coq-à-l’âne,--innocentes distractions, plaisirs
-quasi champêtres, plaisirs les plus délicats.
-
-«N’être pas compris», cela vous remet à votre place: réintégrer la Tour
-et jouer du violon pour les araignées!
-
---Et quant à moi, me retirer dans ma vraie vocation: le Silence.
-
-
-
-
-L’IVRESSE VERBALE
-
-
-Les mots m’ont donné peut-être de plus nombreuses joies que les idées,
-et de plus décisives;--joies prosternantes parfois, comme d’un Boër qui,
-paissant ses moutons, trouverait une émeraude pointant son sourire vert
-dans les rocailles du sol;--joies aussi d’émotion enfantine, de fillette
-qui fait joujou avec les diamants de sa mère, d’un fol qui se grise au
-son des ferlins clos en son hochet:--car le mot n’est qu’un mot; je le
-sais, et que l’idée n’est qu’une image.
-
-Ce rien, le mot, est pourtant le substratum de toute pensée; il en est
-la nécessité; il en est aussi la forme, et la couleur, et l’odeur; il en
-est le véhicule: et bai ou rubican, isabelle ou aubère, pie ou rouan,
-ardoise ou jayet, doré ou vineux, cerise ou mille-fleurs, zèbre ou zain,
-le front étoilé ou listé, peint de tigrures ou de balzanes, de marbrures
-ou de neigeures,--le mot est le dada qu’enfourche la pensée.
-
-Mais ce n’est pas pour cela que j’aime les mots: je les aime en
-eux-mêmes, pour leur esthétique personnelle, dont la rareté est un des
-éléments; la sonorité en est un autre. Le mot a encore une forme
-déterminée par les consonnes; un parfum, mais difficilement perçu, vu
-l’infirmité de nos sens imaginatifs.
-
-Si complexe que soit l’impression que donne un mot, elle est subie
-néanmoins en bloc, et il en est des vains vocables comme des vaines
-femmes, ils plaisent ou déplaisent: le pourquoi ne se trouve qu’au
-retour à l’état d’indifférence.
-
-Des mots exquis peuvent signifier des choses laides et sales, ce qui
-prouve bien que leur charme est indépendant du sens que le hasard et
-l’articulation leur ont départis. Amaurose: cela ne semble-t-il pas,
-tout d’abord, un mot d’amour? Et quel poète, en même temps que les
-lauroses et les lorioses, ne voudrait cueillir pour ses vers les
-couperoses et les madaroses?
-
-Savoir la signification des mots est souvent attristant: la pompe des
-sedors s’éteint sous l’eau où on les traîne, et les erminettes fraîches
-comme des joues de petite fille s’ébrèchent en les entailles, et se
-rouillent de la sueur du charpentier.
-
-Aussi les mots que j’adore et que je collectionne comme des joyaux sont
-ceux dont le sens m’est fermé, ou presque, les mots imprécis, les
-syllabes de rêve, les marjolaines et les milloraines, fleurs jamais
-vues, fuyantes fées qui ne hantent que les chansons de nourrice.
-
-O princesse d’antan glorifiée de menu-vair, est-ce d’émaux ou de
-fourrures, et voulut-on alléguer votre robe ou votre blason?
-
-Si la jaune chélidoine a fleuri, en est-elle moins la pierre des
-philtres et des surprises?
-
-Quelles réalités me donneront les saveurs que je rêve à ce fruit de
-l’Inde et des songes, le myrobolan,--ou les couleurs royales dont je
-pare l’omphax, en ses lointaines gloires?
-
-Quelle musique est comparable à la sonorité pure des mots obscurs, ô
-cyclamor? Et quelle odeur à tes émanations vierges, ô sanguisorbe?
-
-
-
-
-LE PARACLET DES POÈTES
-
-
-Il y a encore des hérésies et, sur le trouble océan des indifférences
-spirituelles, quelques nacelles où des sectaires, plutôt doux, fébriles
-tout au plus, se laissent bercer par le flot en rêvant de rénovations
-religieuses.
-
-L’une de ces sectes attend le Paraclet, c’est-à-dire le Messie des
-derniers jours, l’homme divin en qui s’incarnera l’Esprit Saint, comme
-en Jésus de Nazareth s’incarna le Fils: ces temps advenus, une joie
-s’épandra au-dessus du monde et descendra dans tous les cœurs; ce sera
-le règne tant espéré de la Justice et de la Bonté, de l’Amour et de
-l’Intelligence,--de l’Esprit, en un mot, lequel est tout cela et bien
-plus encore puisqu’il est la Spiritualité la plus parfaite.
-
-Une telle hérésie n’est pas neuve: elle commença de se manifester peu de
-temps après l’Ascension du Christ et fut propagée par des hommes
-simples, étonnés de ce qu’après la purification du monde par le Fils le
-monde, cependant, ne fût guère devenu plus habitable.
-
-Les siècles s’en allèrent, et il y avait toujours des Paraclétistes
-occupés à regarder si un signe n’allait pas paraître au ciel, annonçant
-la naissance du Roi juste; ils en virent parfois, des signes, mais faux,
-ce qui ne les décourageait pas. Ils ne cessèrent de crier, ces crédules
-charmants, et ils crient encore:
-
-«Il va venir! il vient! le règne va s’inaugurer! Les temps sont
-proches!» Les événements qui n’arrivent jamais ont toujours été prédits
-avec les mêmes formules.
-
-Les clameurs des Paraclétistes, je les ai entendues,--mais il ne
-s’agissait ni de religion, ni de rénovation spirituelle: il s’agissait
-de littérature.
-
-Il y a, parmi les écrivains, un groupe de naïfs entêtés, lesquels,
-fermant obstinément leurs yeux au présent, regardent, eux aussi, dans
-l’avenir, guettant la survenance du Génie.
-
-Le Génie, pour eux, est l’homme qui viendra sûrement, prochainement,
-afin d’exprimer très haut les idées--bien que contradictoires--du
-groupe, et de revêtir d’une forme imposante les imprécises imaginations
-de ces orphelins. Ce Génie, en effet, sera comme leur père, leur tuteur,
-leur guide, leur accoucheur, leur Socrate, et il les soutiendra de sa
-force et de son amour dans les labeurs de l’enfantement, qu’ils
-redoutent--mais qu’ils ne connaîtront jamais.
-
-Quant au Paraclet, quant au Génie, il viendra peut-être--et ceux qui
-l’auront appelé le plus souvent seront les premiers à le nier et à
-railler sa providentielle mission.
-
-Il viendra, ce Génie, car il est déjà venu, et beaucoup de ceux qui
-l’attendent encore l’ont connu et l’ont méconnu; à sa mort quelques-uns
-se convertirent; d’autres s’endurcirent dans leur crime d’espérer en
-vain.
-
-O Paraclétistes, regardez donc autour de vous, parmi vous: il est
-peut-être là; il est toujours là. Il y en a toujours un, il y en a
-souvent plusieurs, l’Esprit est multiforme.
-
-Prenez garde de l’avoir laissé passer inconnu, pauvre et blessé; prenez
-garde de l’avoir flagellé; prenez garde de le crucifier; prenez garde de
-n’être que des Gentils et des Philistins.
-
-
-
-
-_QUATRIÈME PARTIE_
-
-ANALYSES ET FRAGMENTS
-
-
-
-
-LE DERNIER DES SAINTS
-
-PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE DIEU
-
-
- Au sor, quant il s’aloit couchier,
- En sa cote, sanz despoillier,
- Et sanz plus de dras, se gisoit.
- Une pierre a son chief metoit
- Ou .j. fut, en leu d’orelier.
- Il n’avoit pas à son couchier
- Iiij. serjanz qu’el dechauçassent,
- Et qui son lit li atornassent
- De linciaux ne de covertor.
- Avec li portoit son ator.
-
- (_Ancienne Chronique, XIIIe siècle._)
-
-Quand un homme de génie se trompe, disait Barbey d’Aurevilly, il se
-trompe plus complètement qu’un autre, il se trompe absolument, il va
-jusqu’au bout de l’erreur, et ses absurdités sont des absurdités de
-génie. Il y eut un saint qui était la symbolisation de la niaiserie,
-l’idéalisation de tout ce qu’il y a d’abject dans les superstitieux
-lobes des cervelles déliquescentes et dévotes. En le canonisant,
-l’Église semblait avoir consacré la haine de l’Esprit et tenté, par
-l’apothéose de la bassesse, de justifier sa propre humilité
-intellectuelle. La glorification de ce curé paterne et bénin affirmait
-un tel mépris de la grandeur, une telle tendresse pour l’infime, pour le
-laid et pour le sale qu’elle en devenait, du coup, l’œuvre définitive et
-suprême de la dégénérescence religieuse,--et, après cela, de tristes
-fidèles s’étaient dit que la religion n’est plus qu’un souvenir
-historique, qu’elle gît dans les vieux légendaires, dans les Heures à
-images, dans la Patrologie, dans quelques architectures, dans quelques
-pierres taillées, dans quelques têtes de jadis, peintes sur fond d’or.
-Héros élu par l’Intelligence, insulte permanente à la Sagesse, il
-s’appelait Lepou, et ses prénoms, Jésus-Marie-Joseph, inauguraient en sa
-personne la Trinité nouvelle qui a remplacé celle du _Credo_; Papa,
-Maman et le Petit,--abstraction la plus haute à laquelle puisse
-désormais s’élever le matérialisme animal des catholiques.
-
-Il fut curé, et, dès qu’il le fut, imagina de se soumettre à des
-pénitences dont la médiocrité fait pitié, lorsqu’on se remémore
-l’héroïsme de la mère Passidée de Sienne, de Henri Suso ou de Dominique
-l’Encuirassé. Se nourrir de lait et de pommes de terre froides, ne
-jamais se laver, ne jamais changer de linge, telle fut sa règle: il
-donnait des puces comme un chien.
-
-Cependant, la stupidité populaire se fit admirative. La plèbe, pour qui
-la joie suprême est la mangeaille, s’étonna d’une abstinence volontaire
-et, point répugnée par la sordidité, elle vint, regarda, flaira, fut
-charmée.
-
-Peu à peu, sa clientèle s’élargit, accapara toute la dévotion élégante
-des environs. Des gens arrivaient, incrédules, tout à coup apercevaient
-autour de sa tête le halo d’une auréole. Les femmes se jetaient sur lui,
-le consultant sur leurs affaires, leurs migraines, l’avenir de leur
-dernier-né. Jamais à court, il répondait, prophétisait comme les
-almanachs, au petit bonheur, émettant des prédictions de cette force:
-«Vous réussirez, mais il y aura bien des obstacles à vaincre, bien des
-tourments à subir»; ou bien: «Ne craignez rien, tout finira selon vos
-désirs.» Un paysan vint de soixante lieues, à cheval, lui demander «s’il
-n’y avait pas une somme d’argent de cachée dans la maison de son père,
-qui venait de mourir». Une dame lui écrivait: «Mon mari est à toute
-extrémité. Sauvez-le, et il y a dix mille francs pour votre église.» Il
-ne décourageait personne et, faisant profession de tout savoir,
-dévoilait sans hésitation la dernière pensée de gens morts qu’il n’avait
-jamais connus, disait à une veuve inquiète: «Non, madame, Monsieur votre
-mari n’est pas en enfer.»
-
-Il en arriva à ne pouvoir parler, sans pleurer, de Dieu qu’il appelait:
-«Mon bon Père!» Sa niaiserie dépréciait jusqu’à l’Eucharistie: «Quand on
-a communié, l’âme se roule dans le baume de l’amour comme l’abeille dans
-les fleurs»; et encore: «Communier, c’est prendre un bain d’amour.» De
-vieilles femmes s’extasiant sur la richesse des chapes d’or qu’on lui
-avait offertes, il répondit: «Oh! c’est bien plus beau au ciel!» Il
-n’eut, en toute sa vie, qu’un mot d’une noble humilité, répliquant à un
-sot qui l’appelait saint: «Moi, je ne suis qu’une charogne.»
-
-C’était la curiosité locale, la richesse et la fierté du pays: on le
-vénérait à l’égal d’une source guérisseuse, car il faisait des miracles,
-épargnait aux gens des frais de médecin. Il suffisait, pour être libéré
-de plusieurs maux, tels que la paralysie et l’épilepsie, de toucher sa
-soutane ou son surplis. Une dame lui vola son chapeau, le remplaçant par
-un neuf, mais sans se préoccuper s’il convenait au genre de cône qui
-formait sa tête. Un marchand d’objets pieux déroba un de ses mouchoirs,
-le débita par petits carrés, tels que des reliques, mais garda la marque
-afin de pouvoir authentiquer indéfiniment d’autres mouchoirs sales,
-d’autres minuscules fragments de linge puce.
-
-Son portrait se voyait partout, aux devantures des épiceries comme des
-cabarets: sur l’un, il avait l’air d’un vieillard coléreux et
-dyspepsique; sur d’autres, une bouche énorme et lippue étalait le
-sourire d’une brute contente; ou bien, c’était la face inquiétante d’un
-fou radieux; ou bien encore, une tête de cadavre à longs cheveux
-pleureurs, avec des yeux caves orientés vers le zénith.
-
-On vendait à foison sa biographie: par M. X., avocat à la cour impériale
-de N.; par M. Z., auteur de plusieurs ouvrages d’éducation; par M. B.,
-licencié ès-lettres; par M. D., membre de l’Université: et tous ces
-opuscules étaient semi-anonymes, les auteurs désirant concilier les
-exigences de leur foi avec la sécurité de leur position sociale. La
-notice de M. D. se débita à quatre cent mille exemplaires; lorsqu’on en
-acquérait dix d’un coup, on avait droit à une «prime d’honneur», une
-belle image dentelée, la tête de cadavre à longs cheveux pleureurs.
-L’ouvrage était précédé d’une épître dédicatoire à N.-S. Jésus-Christ,
-finissant ainsi: «De votre suprême Majesté,--par l’entremise de votre si
-digne mère--le dernier des serviteurs.» Mme de C***, «auteur de diverses
-poésies», fit imprimer un poème où elle célébrait «son esprit dégagé des
-voluptés mondaines», comparait le vieil halluciné à «un météore égaré
-sur la terre,--descendu pour planter sa tente dans ces lieux». Comme
-conclusion l’auteur se plaignait que la sainte poésie, cette fleur du
-premier Éden, «périt sous l’étau de la faim».
-
-Pour que toutes les tristesses fussent accumulées en cette dégradante
-histoire, le gouvernement impérial le décora «pour honorer la sainteté
-de sa vie», ce qui fut l’occasion à un ecclésiastique de rédiger une
-nouvelle biographie intitulée: «_Vie du curé d’Ars_, surnommé le Saint,
-membre de la légion d’honneur.» Le pauvre homme, pour stupide qu’il fût,
-ne méritait pas cette insulte; il la reçut avec l’étonnement un peu
-chagrin de ces bonnes sœurs d’hôpitaux auxquelles les hommes d’État
-modernes attribuent des âmes puériles et vénales, des âmes de
-sous-officiers vaniteux.
-
-De vastes pèlerinages s’organisaient. L’administration fit tracer une
-route nouvelle et spéciale: en une seule année les omnibus du chemin de
-fer transportèrent à Ars plus de quatre-vingt mille voyageurs, sans
-compter les gens du pays qui venaient à pied ou dans leur voiture. Des
-familles se mettaient en marche, mues par un ressort intérieur, sans
-trop savoir pourquoi, abandonnant pour des semaines leur maison, leurs
-travaux, leurs cultures, retrouvant, au retour, toutes économies
-mangées, la gêne et quelquefois la ruine, si vite tombée sur les
-malaisés, n’ayant acquis rien qu’une absolution hâtive et presque
-douteuse,--mais ils avaient vu le Saint, ils avaient baisé les marches
-de l’autel où il disait la messe, les pavés où il traînait la boue de
-ses souliers et c’était un grand réconfort pour ces âmes simples et
-crédules. La foi de ces gens auréolait leur sottise. Ils venaient vers
-la Délivrance, comme un troupeau d’esclaves, certains de trouver là la
-libération de leurs chairs rongées par le mal, de leurs âmes avilies par
-l’Ennemi, de leurs cœurs saignants des illusions que l’expérience en
-avait arrachées.
-
-Les pèlerins pauvres campaient dans le cimetière, couchaient sur les
-tombes; et, dans les promiscuités nocturnes, ivres d’encens, de sueur et
-de bruit, ces pénitents naïfs commettaient la moitié des péchés dont ils
-se confessaient le lendemain.
-
-Les riches s’ingéniaient à acheter leur grâce par des excès de
-bassesses. On vit un officier, admis dans la chambre de l’homme de Dieu,
-s’agenouiller devant lui, baiser la putréfaction de ses pieds, se
-vautrer dans l’ordure amassée vers les coins, se frotter la figure avec
-le drap du lit, gratter sur le pavé la sainte crasse, la respirer avec
-délices, l’enfermer en un sachet.
-
-A l’église, la cohue était violente, on se disputait, souvent avec des
-cris et des coups, les places autour du confessionnal: alors des
-marchands de billets s’établirent, recrutèrent un personnel de
-sans-le-sou qui se tenait là en permanence, ne cédant son tour aux robes
-de soie et aux redingotes que moyennant le petit carton acheté d’avance
-au cabaret. Certaines nuits, car les confessions commençaient à une
-heure du matin, ces parts de joies atteignirent un louis, et les
-familles opulentes, tout en criant au vol, versaient entre les mains des
-camelots les sommes requises par ces gardiens des portes du Paradis. Et
-rien n’était plus affligeant que le spectacle de ces lâches chrétiens
-venant mendier la protection d’un pauvre volontaire, croyant expier,
-tout d’un coup, au contact de ce misérable, leurs injustes jouissances,
-et, incapables de travailler eux-mêmes pour le ciel, exigeant du favori
-de la grâce l’immédiat partage de ses mérites et de ses bénédictions.
-
-Cependant, le sanctuaire d’Ars eût été d’une incomplète abjection si
-l’on n’y eût vénéré non pas seulement un saint pitoyable, mais encore
-d’inauthentiques reliques.
-
-Cette martyre qu’un faussaire inventa par esprit de lucre, afin de
-vendre de quelconques ossements puisés dans ces catacombes de Rome, où,
-sous la domination chrétienne, se firent à leur tour ensevelir les
-derniers païens, sainte Philomène régnait, presque l’égale du curé, dans
-la petite église vouée à tous les puérils sacrilèges. Elle reposait en
-une châsse gothique, une petite cathédrale en cuivre: on la voyait sous
-le vitrage, pareille aux poupées de cire des exhibitions physiologiques,
-couchée sur un coussin de velours rouge, vêtue de l’innocence d’une robe
-d’argent,--et plus d’un pèlerin s’étonnait de la bonne conservation de
-ce corps, adorant le Tout-Puissant qui préserve ainsi de la corruption
-la chair de ses martyrs. Des broderies symbolisaient les vertus de
-Philomène et la chlamyde d’or qui vêtait ses épaules était le signe de
-sa gloire éternelle; une agrafe en diamant faux maintenait la ceinture
-au-dessus des reins purs, disant l’infrangible chasteté de la vierge.
-
-Le curé d’Ars manifestait pour Philomène une tendresse un peu gâteuse.
-Il l’appelait «sa chère petite sainte», ou bien «la sainte entêtée»,
-celle qui, à la cour du Paradis, là-haut, dans les coulisses du concert
-céleste, persécutait Dieu le Père jusqu’à l’obtention des faveurs les
-plus folles et les plus imméritées. «Priez, disait-il, priez et si vous
-n’êtes pas exaucés, menacez-la de dire partout que vous l’avez priée en
-vain; elle est très sensible à de tels reproches, la sainte entêtée, et
-elle tient à conserver sa réputation.» C’était aussi la sainte
-irascible, car elle avait frappé de cécité un ecclésiastique qui la
-contrariait; et aussi la sainte morte-vivante, car elle changeait de
-position dans sa châsse, s’asseyait, se mettait sur le côté, souriait,
-s’éventait avec ses palmes de martyre: il fut constaté que d’une année à
-l’autre ses cheveux avaient poussé notablement.
-
-Une confrérie se forma pour exploiter le crédit de la sainte entêtée.
-Pour des sommes variant de cinq cents à deux mille francs, on acquérait
-les titres de fondateur, fondateur principal, fondateur insigne; en
-dessous de ce tarif, on avait droit aux appellations minimes de donateur
-ou de zélateur; au-dessus, le brevet de bienfaiteur était décerné; on
-vous offrait par-dessus le marché l’inscription de votre nom sur une
-plaque de marbre «et au Livre des Élus»; enfin le portrait «à l’huile»
-de tout bienfaiteur était suspendu dans la salle de réunion du Conseil.
-
-Une image portait au verso cet alléchant prospectus. Paysage: à gauche,
-un arbre à feuilles de marronnier; à droite, un olivier; au fond, une
-colline lépreuse; sur le devant, de l’herbe où étaient semés un croc,
-une araignée de fer, un fouet, un sabre japonais, un ciboire en forme de
-sucrier empire. La sainte était debout, couronnée de fleurs, très
-décolletée, habillée d’une chemise bleue, froncée au col et à la
-ceinture, terminée par une frange d’or, bordée et galonnée de croix
-pattées. D’une main, elle tenait une flèche, de l’autre une poignée de
-lys; sur un manteau de cour éployé, ses cheveux tombaient dénoués,--et
-elle assumait, sous ce costume de féerie, un air épanoui et naïf.
-
-Les deux grandes spécialités de la thaumaturge étaient: pour l’âme, la
-possession démoniaque; pour le corps, les maladies secrètes. Tout
-miracle lui était possible, mais dans ces deux ordres de misères, la
-guérison était certaine, «à moins de mauvaises dispositions» de la part
-de l’implorant. On l’invoquait encore avec une presque absolue sécurité
-contre la stérilité, à condition toutefois de la promesse formelle que
-le produit du coït bénit portât, mâle ou fille, le nom de Philomène. O
-jeune vierge devenue un adjuvant d’alcôve!
-
-Philomène était la consolation du curé d’Ars et Grappin son tourment.
-Délégué par l’enfer pour tenter et affliger le saint, ce démon, pendant
-vingt ans, obséda ses courtes nuits. Il prenait la forme d’un coussin
-très doux, tel que de ouate, et quand la tête s’y enfonçait, il en
-sortait un plaintif gémissement: c’était comme un écrasement de ventre
-de femme. Des souffleries se faisaient entendre pareilles aux
-renâclements d’un taureau exaspéré; un galop de cheval secouait les
-planchers; un troupeau de moutons piétinait dans le grenier; des voix
-criaient en des langues inconnues; de petites bêtes incessamment
-couraient le long de sa figure; sa discipline se tordait sur la table
-comme un serpent.
-
-«Nourrissez-vous mieux, lui disaient des confrères, dormez cinq ou six
-heures: c’est le moyen d’en finir avec toutes ces diableries.» Mais lui
-répondait par la parole de Bossuet, en son sermon sur les démons: «Le
-jeûne fortifie et engraisse l’âme.»
-
-Parfois Grappin venait en chef de bande et quinze diables se mettaient à
-imiter dans sa chambre le bruit de la mailloche d’un cercleur de
-tonneaux sur le fût vide et retentissant. Ensuite ils reniflaient avec
-fureur, projetaient sur le lit par leurs naseaux du sable et du gravier,
-sortaient en contrefaisant les grognements du porc, les hurlements du
-loup, les jappements du chien.
-
-Ingénieux, Grappin variait son supplice des insupportables bruits: il
-fendait du bois, rabotait des planches, battait du tambour, puis criait:
-«Viens donc, curé, j’ai une place pour toi!» Une nuit, il y eut entre
-les deux ennemis une terrible lutte, et au matin on trouva le saint
-victorieux, mais évanoui, cruellement brûlé et mordu, à moitié enfoncé
-sous sa paillasse retournée.
-
-Ces persécutions le crucifiaient et le tuaient. Le moment arriva, vers
-la soixantaine, où il dut restreindre l’activité de sa vie, et enfin
-tout travail lui devint impossible. Quand il garda la chambre, ce fut
-bref. Il mourut sans agonie, en disant à une dame qui voulait chasser
-avec un éventail les mouches qui lui couvraient la figure: «Non,
-laissez-moi avec les mouches.»
-
-Quelques jours auparavant, il avait proféré: «Quand tout serait fini à
-la mort, une vie d’amour, ce serait encore un bonheur au-dessus des
-forces humaines.»
-
-Et ce mot ingénu suffit pour consumer, comme une flamme invincible,
-toute la Niaiserie, toute la Bassesse, toute l’Abjection, toute la
-Honte, toute la Turpitude, toute la bêtise;--et l’on se prend à trembler
-devant ce vieux somnambule qui, au fond de sa réelle stupidité, aima
-l’Infini, qui adora le Mystère, qui s’identifia avec la Cause,--et l’on
-se demande avec terreur si les plus humbles intelligences ne sont pas
-les privilégiées de l’Esprit,--et si le dernier des Saints n’est pas le
-premier des Hommes!
-
-1894.
-
-
-
-
-LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI
-
-
-Παρθένος, _puella_, _virgo_, _pulcella_, pucelle, demoiselle, fille,
-jeune fille, et tous les noms de cet état en toutes les langues vieilles
-ou neuves: une idée commune et exclusive permet de les traduire l’un par
-l’autre; mais la traduction, vraie pour le fond de l’idée, serait fausse
-pour l’aspect que prend cette idée selon les civilisations et leurs
-moments. Présentement, une femme de condition moyenne passe à l’état de
-jeune fille le tiers de sa vie sexuelle et quelques-unes des années le
-mieux faites pour l’amour, souvent presque toutes. Une fille qui se
-marie à vingt-huit ans a passé quatorze ans à ne pas vivre, car, hors de
-l’amour, il n’y a point de vie pour la femme. Ce délai entre la fin de
-l’éducation et le mariage était fort écourté sous l’ancien régime;
-parfois nul. La fillette devenait femme sans avoir été jeune fille. Une
-pénible transition lui était épargnée; car, cela est certain, pour la
-plupart des jeunes filles, leur état est un supplice dès qu’il se
-prolonge.
-
-Il y eut cependant des jeunes filles jadis, et même au XVIIIe siècle.
-Toutes ne se mariaient pas au lendemain de leur nubilité, arrachées du
-couvent pour cette nouvelle communion où se confirme la première. On en
-voit passer quelques-unes dans les comédies, les romans, les mémoires;
-mais leur caractère se distingue mal de celui des jeunes femmes. Elles
-n’ont jamais de pruderie, et parfois très peu de retenue. Dès qu’elles
-sont admises dans le monde, elles en vivent la vie; on n’a souci de leur
-cacher ni les intrigues, ni les fugues, ni les plaisirs; elles sont des
-convives qui attendent qu’on les serve, sans impatience, étant sûres
-d’être servies. Celles que l’on oublierait se serviraient elles-mêmes,
-et presque personne n’en serait surpris. A la veille de la Révolution,
-en ces années de paradis dont la douceur fit paraître plus cruels les
-premiers jours sombres, la virginité n’est pas d’un grand prix; il y a
-un désir universel de céder à la nature. Aujourd’hui, un Casanova ne
-vaincrait que des femmes ou des filles; la jeune fille lui échapperait.
-Il en mit à mal un grand nombre, et cela seul, précise coïncidence avec
-les mœurs du temps, affirmerait la véracité de ses admirables et
-délicieux mémoires. Un témoin de l’étage inférieur, Restif de la
-Bretonne, confirme cette facilité de la jeune fille du XVIIIe siècle.
-Elle se donne par sentiment et acquiert très vite le goût précieux de la
-sensualité, car tout ce qui l’entoure, mœurs, art, littérature, la
-pousse à une vie païenne, mais relevée d’un peu de rêverie. La jeune
-fille de Laclos est d’un monde qui touche à la cour; elle diffère à
-peine de celle de Casanova et de celle de Restif.
-
-A ce moment-là, il est bien évident que l’éducation ne dispose d’aucun
-moyen sérieux pour tenir la jeune fille. De là les mariages précoces.
-Les parents sont heureux d’être délivrés de leur responsabilité et les
-maris, sans illusions sur l’avenir, épousent une fillette pour s’assurer
-du moins un ou deux enfants légitimes. Cette pratique, en sauvegardant
-la partie essentielle des droits de l’homme, respectait autant qu’il se
-peut la liberté de la femme. On ne la laissait pas libre, ou bien
-rarement, de choisir son mari; mais elle choisissait son amant, et à un
-âge où c’est un pur plaisir d’amour bien plus encore qu’une nécessité
-sexuelle. A vingt-deux ou vingt-trois ans, la femme du XVIIIe siècle
-avait épuisé ses devoirs naturels. Elle avait des enfants, souvent
-quatre ou cinq; que lui demander de plus? Son mari, fatigué d’elle, la
-laissait, lasse de lui, avec l’espoir de quinze ou vingt ans de vie
-amoureuse. A l’âge où une jeune fille d’aujourd’hui s’épuise à des
-études stériles, et pires, abêtissantes, la femme de jadis était en
-pleine floraison de maternité. En province et en des milieux sévères,
-cette floraison se continuait fort longtemps, ne laissant place à des
-plaisirs extérieurs ni pour la femme, ni peut-être pour le mari. On
-obtenait ainsi ces familles patriarcales dont l’idée nous effraie, et
-très justement, car l’état social n’en permet plus l’épanouissement. Des
-provinces, jusqu’aux premières années de ce siècle, gardèrent la
-tradition des unions précoces. J’ai connu dans mon enfance Mme de L...
-mariée à quatorze ans et Mme de M... mariée à quinze. L’une avait eu
-beaucoup d’enfants; l’autre deux seulement. Ni l’une ni l’autre ne se
-souvenaient d’avoir été jeunes filles et elles considéraient avec une
-pitié tendre leurs petites filles qui, à vingt ans passés, rougissaient
-aux histoires galantes qu’elles contaient sans scrupule. Il n’y avait
-pas eu pour elles d’interrègne entre la vie des saints et les romans à
-la mode; elles avaient passé, d’un saut, de la poupée au mari, de la
-puérilité à la maternité. Elles avaient eu la pudeur des jeunes femmes;
-la pudeur des jeunes filles était pour elles tout à fait énigmatique.
-
-En résumé, il y eut des jeunes filles au XVIIIe siècle, et avant, et
-toujours. Il n’y eut pas «la jeune fille». La jeune fille est une
-création du siècle dernier. Elle est née tout naturellement des mariages
-tardifs, comme les mariages tardifs sont nés de la suppression des
-situations héréditaires. La naissance de cette nouvelle unité sociale se
-marquerait, si on voulait bien la rechercher, à quelques années près.
-Les _Lettres à Émilie sur la mythologie_, de Demoustier, sont de 1798;
-les _Contes à ma fille_, de Bouilly, sont de 1809. Le premier de ces
-livres est destiné aux jeunes filles, à celles du XVIIIe siècle, à
-celles qui sont sensibles, qui parlent de l’amour et peut-être sans
-ignorance; il ne convient pas à «la jeune fille». Demoustiers prépare à
-la volupté; Bouilly prépare au devoir; il s’adresse à un être nouveau:
-«la jeune fille.» Vers cette date, les livres abondent dans le goût de
-ceux de Bouilly, qui est un mélange affreux de raison et de
-sentimentalisme. Des femmes, dont la Genlis est le type, travaillent
-pour la créature nouvelle, pour la vierge qui doit passer cinq ou six
-ans dans le monde à un âge où naturellement elle ne pense qu’à l’amour.
-Il faut tromper cette tendance, la dévier vers l’étude, vers la
-sentimentalité pieuse, vers le rêve éthéré. Tout sera bon qui détournera
-la jeune fille de l’amour, qui lui enseignera la résignation, la
-modestie, l’obéissance, le sentiment du devoir et une quantité
-innombrable de vertus dont la plupart ne sont que des paralogismes ou un
-assemblage de syllabes sans aucun sens appréciable.
-
-Comment cette littérature a fructifié, on le sait. Le livre pour la
-jeune fille est l’objet d’un commerce important, encouragé annuellement
-par l’Académie et plusieurs autres sociétés de bienfaisance. C’est pour
-la jeune fille que l’on a traduit le triste roman des Comming et des
-Wood; pour elle que l’on a transformé en manuel de morale les anciennes
-anthologies; pour elle que les journaux et les revues qui veulent être
-«oubliés sur la table du salon» travestissent la vie en une répugnante
-berquinade; pour elle que l’on a poursuivi _Madame Bovary_, et pour elle
-que l’on fait le silence sur des écrivains français qui n’ont pas montré
-une convenable réserve sur l’article des mœurs; pour elle que l’on a ôté
-leurs poches aux robes des femmes (ceci est regardé comme une grande
-conquête par les dames pieuses qui ont lu en cachette les «Mémoires du
-comte Grammont»); pour elles que les théâtres subventionnés châtrent
-Shakespeare; pour elle que l’on a fait du siècle de Louis XIV une époque
-de vertu et de dignité morale; pour elle que se sont affadis l’art et la
-littérature et que l’homme a été blessé dans la première des libertés,
-la liberté des mœurs.
-
-Si la jeune fille ne nous a pas fait plus de mal, tout le mal qu’elle a
-fait dans les pays protestants, c’est que la France comme l’Italie,
-étant de tradition païenne, une scission s’est produite dans notre
-littérature. Avec Gautier, Flaubert, dans le roman, avec Baudelaire dans
-la poésie, une littérature nouvelle s’est créée--qui ne tient plus
-compte de la jeune fille, ni de la famille dont elle est devenue l’âme
-et le centre. La littérature pouvait évoluer avec une aise suffisante si
-on ne lui avait demandé que de ménager les pudeurs de la femme; mais on
-la pria de respecter la pudeur des vierges. Voilà l’origine de la
-révolte, et le prétexte de la préface de _Mademoiselle de Maupin_, qui
-est un des plus beaux morceaux de la libre littérature française.
-Parfois, depuis trente ans, la littérature «littéraire» a côtoyé la
-littérature licencieuse. C’est que l’écrivain se croit le droit de tout
-dire qui n’a plus qu’un public d’hommes. Ceux que la jeune fille a
-exclus de la «table du salon» (où je ne vis jamais, moi, que des fleurs,
-des cartes ou des bibelots) n’ont plus songé aux mains des jeunes
-femmes. D’aucunes se brûlèrent à cet enfer; d’autres y trouvèrent un
-rafraîchissement. Il y a des jeunes femmes fort honnêtes dans le public
-de la littérature sensuelle; il y a même des jeunes filles. Les unes et
-les autres ont préféré de la bonne littérature qui choque un peu leur
-cœur à de la mauvaise qui, satisfaisant leur sensibilité, souillerait
-leur intelligence. L’esprit aussi a sa pudeur.
-
-Ces femmes courageuses sont rares. La plupart, engagées à choisir entre
-une œuvre moralisante, donc médiocre, et une œuvre belle, mais trop
-libre, n’ont pas voulu choisir. Le séjour de la jeune fille dans la
-famille en a chassé tous les livres. On ne lit plus en France. Non qu’il
-se publie moins de livres ou qu’il y ait un public moins disposé à lire;
-mais il y a un désaccord profond entre les livres et ceux qui pourraient
-se plaire aux longues lectures. On s’est accoutumé, assez facilement, à
-d’autres activités, et même à l’ennui. La province s’ennuie, parce que
-M. Ohnet est stupide et M. Paul Adam immoral. La province voudrait un
-genre moyen et honorable où le génie de Balzac s’allierait à la candeur
-de Fénelon. Nourries de cette idée que le talent est une faveur de la
-divine providence, les familles chrétiennes attendent la venue de
-l’homme qui n’abusera pas, pour de vaines prouesses littéraires, des
-dons que Dieu lui aura départis, dans sa bonté.
-
-Toutes les familles sont chrétiennes, même celles qui le nient à haute
-voix. Voyez M. Jaurès, dont on ne peut arriver à savoir si la fille est
-élevée au Sacré-Cœur ou au lycée Molière. Que de prudence en ces asiles
-de la Virginité! Ni l’un n’a osé dire: je l’ai! Ni l’autre: je ne l’ai
-pas. Les asiles attendent leur proie et la pension, qui se paie par
-trimestre, et d’avance. Mais qu’importe! Pour une forte éducation
-chrétienne, pascalienne, évangélique, j’aurais plus de confiance
-peut-être au lycée Molière qu’au Sacré-Cœur. Il y a bien du paganisme et
-de la volupté mystique chez les religieuses vouées à l’amour de Jésus.
-Ce sont leurs mains pieuses et pures qui ont pétri le cœur des grandes
-amoureuses. La première communion est un mariage blanc, une préparation
-lointaine au sacrifice nuptial. Dans toutes les familles, quel que soit
-le degré de la foi, la morale est la même, parce que la jeune fille est
-là, toujours la même, morale vivante et gardienne aux grands yeux
-clairs. Dès qu’elle entre, un pacte muet s’établit entre la vierge et le
-milieu où elle respire. A défaut d’air pur, on lui fait respirer une
-douce atmosphère d’hypocrisie. Il est convenu qu’elle ne sait rien. Ce
-qu’on appelait le plaisir, quand elle n’était pas là, devient le mal. La
-jeune fille ignore le mal. Elle est un ange. Mais un ange terrestre et
-fragile qui peut se casser les ailes. On en a vu des exemples. A cette
-idée, il y a des frissons, et les voiles s’épaississent, car un ange qui
-s’est cassé les ailes n’a plus aucune valeur.
-
-Tout ce que l’on dénomme chez la jeune fille: vertu, candeur, innocence,
-ignorance, modestie, pudeur, obéissance, timidité, piété, tous ces mots,
-dont presque aucun ne conviendrait à une jeune femme, ne sont que des
-euphémismes. Ils permettent de ne pas prononcer celui qui affirme trop
-brutalement l’idée nette d’intégrité corporelle. La jeune fille, qui
-crée la famille, est une création de l’homme, du mâle. Tant que les
-hommes désireront être les pères de leurs enfants, ils approuveront tous
-les moyens que l’expérience a suggérés pour préserver la virginité des
-filles. C’est pourquoi le politicien anti-clérical fait élever son
-Élodie chez les bonnes sœurs. Ainsi il donne à son produit une marque
-supérieure et qui en augmente le prix. Le lycée que patronne Sganarelle
-ou le Cocu imaginaire n’a pas encore fait ses preuves; sa marque est
-inconnue ou suspecte. Les hommes demeurent fidèles aux conséquences
-d’une croyance atavique, longtemps après qu’ils ont brisé le principe
-même de la vieille croyance. Il est vrai que le procédé de culture,
-comme le sol, influe sur la qualité du produit. Le jus de la vigne est
-du vin, d’où qu’il vienne; mais que de nuances! En France nous sommes
-habitués à un type de jeune fille qui sera longtemps encore le type
-dominant. Ses caractéristiques, un livre récent nous les donne,
-formulées par la jeune fille elle-même[58].
-
- [58] Olivier de Tréville, _les Jeunes filles peintes par elles-mêmes_,
- 1901.
-
-Curieux d’apprendre de leur bouche si les jeunes filles d’aujourd’hui
-étaient devenues très différentes de celles d’hier, M. de Tréville (que
-ses occupations disposaient bien à cette tâche) en a interrogé, dit-il,
-«plusieurs milliers». Ses questions, au nombre de soixante, portent sur
-des sujet fort variés, les parfums aussi bien que la religion, le bal
-aussi bien que la littérature. Les réponses, au nombre de deux mille,
-peut-être, ont un air parfait d’authenticité. Aucun génie n’aurait pu
-imiter avec cette perfection la délicieuse et fraîche sottise de ces
-charmantes petites âmes. C’est la candeur dans toute sa rouerie, le
-mensonge dans toute son innocence, l’ignorance dans tout son orgueil, le
-psittacisme avec tout son gonflement de plumes. Aucun livre documentaire
-ne m’avait tant réjoui depuis bien des années. Et quelle mine pour la
-psychologie des femmes! C’est là-dessus qu’il faudra s’appuyer désormais
-pour établir la distinction entre la personnalité et le caractère. Il y
-a des mots pour nommer les différents caractères; il n’y en a pas pour
-distinguer entre elles les personnalités. Cela serait inutile,
-puisqu’une personnalité ne ressemble à aucune autre, est unique. Le nom
-d’une personnalité, c’est le nom même de la personne.
-
-Rare chez les hommes, la personnalité n’existe presque pas chez les
-femmes, et jamais chez la jeune fille. On distingue des caractères, des
-tempéraments: voici des genres, des espèces et des variétés:
-d’individus, point. C’est très curieux. Non, comme le dit l’enquêteur,
-elles n’ont point d’idées subversives. Ah! qu’elles sont sages, qu’elles
-sont obéissantes, qu’elles sont jeunes filles! Je les aime ainsi, je
-l’avoue, n’ayant jamais demandé aux femmes que d’être de belles fleurs.
-Il y a des fleurs qui ont des yeux si doux! La personnalité n’est
-aucunement nécessaire à la perfection de la vie sociale; au contraire,
-elle serait plutôt anti-sociale, car deux personnalités ne peuvent vivre
-en contact permanent sans se déclarer la guerre. La personnalité qui
-n’implique pas l’égoïsme le crée très souvent. Il est donc tout naturel
-que la femme, l’être social par excellence, soit, et très peu égoïste et
-très mal douée de personnalité. Mais le caractère s’affirme en elle avec
-d’autant plus de force, comme à l’état d’exemple, de synthèse. L’homme à
-demi chaste est commun. La femme va vite à l’extrême. Les demi-vertus
-féminines ne sont peut-être que des hypocrisies audacieuses.
-
-La première question posée a précisément permis à plusieurs jeunes
-filles d’affirmer leur caractère. Elles l’ont fait avec une simplicité
-passionnée. C’est que la question était bien ingénieuse: «Type idéal de
-la jeune fille. Comment la voudriez-vous, la jeune fille moderne?»
-Chacune a fait son propre portrait. Nous avons là une trentaine d’images
-de miroirs des plus amusantes,--parce qu’elles sont presque toutes
-semblables. Ou bien si on voulait les classer, il faudrait le faire
-selon des types; on aurait: la jeune fille douce et affectueuse; la
-jeune fille énergique; la sérieuse et la rieuse; la ménagère et la
-coquette; celle qui met avant tout la piété ou l’instruction, etc. Il
-vaut mieux essayer d’une autre méthode. Par exemple, quelles sont les
-qualités les plus estimées des jeunes filles et dans quel ordre? La
-statistique des mots sera ici conforme avec les plus vieilles
-associations d’idées. La classe des mots les plus fréquents (31) sont:
-bonté, dévouement, charité, affection, sensibilité. Voilà pour le
-sentiment. La jeune fille se reconnaît donc ou se souhaite un cœur tel
-que tout homme le voudrait rencontrer en elle. Vient ensuite (30), et
-c’est logique, la classe: bien élevée, respectueuse, modeste, douce,
-simple. L’accord continue avec la troisième classe (19): aimable,
-gracieuse, un peu coquette. Ici, il faudrait peut-être décomposer:
-aimable (8), gracieuse (7), un peu coquette (4). La religion n’est pas
-oubliée. Aucune n’y est hostile, mais ce qu’il leur faut maintenant
-c’est «une religion éclairée», «une piété solide». Si l’on avait donné
-un chiffre particulier à chacun des mots, au lieu de les grouper par
-classes, la religion l’emporterait sur tous les autres (14).
-L’instruction a presque autant de partisans (13); mais sept d’entre
-elles ajoutent: sans pédantisme (7). Voilà une crainte salutaire. Le
-clan des femmes fortes est important (13): énergie, volonté, courage,
-force, dignité, fierté, tel est son langage. Sérieuse, aspirations
-élevées (13); franchise et gaieté (11); femme d’intérieur, bonne
-ménagère (8); intelligence, jugement, curiosité d’esprit (7). On voit
-qu’elles ont plus de souci de leur cœur que de leur cerveau et aussi que
-la charité les exalte davantage que la cuisine. Elles sont tout en
-amour, ces jeunes créatures; elles sont comme on voudrait qu’elles
-fussent, décidément. La musique a beaucoup baissé dans l’estime de la
-jeune fille (2); quelques-unes préfèrent la peinture (4) ou même la
-poésie (6). Deux d’entre elles disent: un peu de sport; et deux autres:
-pas de sport. Et tout cela est si peu révolutionnaire que cela pourrait
-se passer sous la reine Amélie ou du temps que la reine Berthe filait.
-
-Il resterait à savoir de quel milieu viennent ces réponses. Elles sont
-si ternes, si convenables, si «jeune fille» que je n’ai pu m’en faire
-une idée précise. Il est français, traditionnel et provincial. Il est
-celui, très probablement, que l’on atteindrait avec les adresses d’un
-bon journal de modes répandu en province. Les deux mille et six jeunes
-filles de M. de Tréville, ce don Juan de l’Enquête, ont toutes reçu une
-excellente éducation et une instruction sérieuse. Elles sont lettrées,
-hélas! Elles l’ont prouvé en répondant avec abondance à plusieurs
-questions touchant le style, la poésie nouvelle, les littératures du
-nord. Je ne voudrais avoir l’air de m’égayer de l’innocence littéraire
-de tant d’êtres charmants, et dont la destinée heureuse est de vivre
-loin de toute littérature. Mais elles affectent sur ces sujets un
-pédantisme vraiment bien ridicule. Qu’on enseigne donc de singulières
-choses à la jeunesse! Sans doute, cela est sans importance, puisqu’il
-s’agit seulement de passer le temps, d’occuper l’activité bizarre de
-l’âge ingrat.
-
-Puisque cela est sans importance, ne pourrait-on varier un peu cet
-enseignement suranné? Est-il nécessaire de cultiver avec tant de soin
-dans les jeunes esprits la haine du nouveau?
-
-Cette haine du professeur contre ce qui est venu au monde depuis qu’il a
-conquis ses diplômes est très naturelle. Peu d’hommes maintiennent leur
-instruction au courant de la science. Un professeur âgé de cinquante ans
-enseigne ce qu’on lui enseigna il y a trente ans; mais cette science,
-qui lui fut donnée par un vieillard, était déjà ancienne quand il la
-reçut. L’orientation des esprits change à peine deux fois par siècle. La
-philosophie universitaire, par exemple, ayant secoué la tradition de
-l’éclectisme, explique depuis cela le catéchisme de Kœnigsberg et récuse
-toute idée nouvelle. On n’apprend un peu de science fraîche que dans les
-livres, dans les revues, dans les laboratoires. Il y a aussi des
-laboratoires de littérature et de philosophie. Les jeunes gens dans les
-collèges ne reçoivent que de vieilles notions, que les leçons des
-littératures mortes; quant aux jeunes filles, on ne leur fait pas même
-voir les momies sous leurs bandelettes; il ne leur est permis que d’en
-contempler l’image ou d’en apprendre par cœur la description. Leurs
-idées littéraires ne sont pas nulles, elles sont vagues; ce sont des
-reflets. Et ces reflets, avec quel soin elles en ont fait un calque, un
-décalque et une mise au net! On devine des cahiers de littérature
-propres et sages avec un titre en gothique mouchetée. Il y a là dedans
-tout ce qu’il faut pour n’avoir pas l’air effaré quand le receveur de
-l’enregistrement raconte qu’il a vu Mounet-Sully dans le _Cid_, à sa
-dernière fugue à Paris. Cet homme grave, qui est un lettré, s’il se tait
-au whist, dit volontiers, à l’écarté: Rodrigue, as-tu du cœur? C’est
-tout ce qu’il resterait de Corneille, avec deux ou trois autres centons,
-s’il n’y avait pas le «cahier de littérature» de la jeune fille. Ayant
-entendu cela, elle repasse l’analyse du _Cid_, dictée par son professeur
-pour le brevet, et elle fait une réponse qui attire l’attention et
-peut-être décide de son mariage. La vie de province est assez unie pour
-que de telles futilités fassent anecdote.
-
-Elle est donc lettrée, elle aussi, la jeune fille de M. de Tréville, et
-elle déteste ce que l’enquêteur appelle, d’un mot bien vieilli,
-«l’écriture artiste». Il y a là une suite de réponses dont il faut tirer
-quelques phrases. Cela servira moins pour la psychologie de la jeune
-fille que pour celle du professeur de la jeune fille. La question est
-celle-ci: «L’Écriture artiste.--Sous prétexte de rajeunir les vieux
-moules de notre musicale langue, certains écrivains, rompant avec le
-passé et pensant sans doute qu’il en est du style comme de la mode
-capricieuse, se sont mis à bouleverser la syntaxe et à tourmenter à un
-tel point la période qu’en les lisant on marche le plus souvent dans
-l’obscur, l’incompréhensible. On appelle cela «l’écriture artiste».
-«Votre avis, s’il vous plaît?» Cette question est déjà une réponse et,
-adressée à des écolières à peine libérées, une réponse comminatoire.
-Cependant la femme, c’est la forme de sa liberté intellectuelle, a
-l’esprit de contradiction. Voici les gazouillements:
-
-«--Laissons au style son gracieux naturel.
-
---Si les auteurs modernes veulent rajeunir les vieux moules, c’est que
-tout tend vers le progrès... à reculons.
-
---N’imitons pas ces soi-disant écrivains, phraseurs éloquents,
-griffonneurs de papier, qui se croient autorisés à bouleverser, à
-corrompre notre belle langue française.
-
---Je n’admets pas ce renouveau dans l’art littéraire; les écrivains qui
-marchent sur les traces de leurs ancêtres et puisent dans notre
-dictionnaire seront encore les plus sentis et les mieux goûtés.
-
---Hélas! qu’est devenu le style des grands maîtres?
-
---Aristote, Quintilien, Cicéron ne sont rien pour ces libres génies; les
-vieilles règles tant préconisées sont des hochets passés de mode: en un
-mot, tout est sacrifié à l’effet.
-
---Que vois-je dans les œuvres de la nouvelle école? De menues fantaisies
-qui s’égrènent ou s’effeuillent suivant le caprice de l’imagination et
-des sens.
-
---A la porte! à la porte! Gâter ainsi notre belle langue française, amie
-jurée du naturel!
-
---Oh! ces pauvres auteurs modernes, qui vous font parcourir le
-labyrinthe inextricable de leurs nouvelles locutions!
-
---Le style de nos écrivains modernes est un cliquetis brillant.
-
---Clarté et simplicité, telles sont les qualités qui constituent le
-génie de notre belle langue.
-
---Il me semble que le style simple, facile, naturel...
-
---Le naturel et la simplicité...
-
---En souvenir des heures ou plutôt des minutes de franche gaieté que
-m’ont fait passer ce pauvre Stéphane Mallarmé et ses disciples...
-
---Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir?
-
---Et du style!... je pense qu’il est frère de celui des Vadius,
-Trissotin, and Co.
-
---Ce que je pense de l’écriture artiste? que le mot est aussi horrible
-que la chose.
-
---Ce que je pense de la langue moderne? Oh! pas beaucoup de bien.
-
---Le naturel, la simplicité...
-
---Sarcey avait raison d’être l’ennemi...
-
---... Marchandise bonne tout au plus pour l’exportation.
-
---Puisse donc cette période de décadence...
-
---Le style grand et simple...
-
---Un jargon de convention.
-
---Si Corneille et Racine n’avaient jamais existé...
-
---Que nous sommes loin de Corneille!
-
---Vous voulez rectifier nos vieux moules? Inutile!
-
---La précision, le naturel et la clarté.
-
---Le plus grand mérite d’un écrivain est de pouvoir être compris de tout
-le monde.
-
---La simplicité... Voyez Bossuet et Chateaubriand.
-
---Ce style bizarre, aujourd’hui en vogue...
-
---Il n’y a pas à dire, notre belle langue s’en va.
-
---Rien de plus agréable qu’une lecture facile et intéressante.
-
---Ce charme discret de simplicité et de naïveté...
-
---Siffler la nouvelle école des poètes ratés.»
-
-J’ai résumé vingt pages extrêmement compactes.
-
-La haine du nouveau y chante sans répit et sans esprit. Un seul joli
-mot: «Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir?»
-Seulement, cela conduit au nirvâna,--et au surmoulage. Une de ces jeunes
-filles a échappé au fléau. Sa réponse est d’une ingénuité presque
-divine: «J’ai voulu analyser ce qu’on nomme l’écriture artiste. J’ai lu
-plusieurs pages des Goncourt, qui sont, m’a-t-on dit, les maîtres de
-cette école. Je ne vois ni période tourmentée, ni phrase travaillée, ni
-absence de naturel, le style est joli, fin, brillant, nouveau sans
-doute; les termes sont clairs, la phrase nette. On me l’avait dépeint
-obscur, je l’ai trouvé lumineux. Aucun mot n’est resté dans l’ombre:
-tous parlent.» Voilà peut-être ce qu’on a dit de mieux sur le style des
-auteurs de _Renée Mauperin_. Il est d’une jeune fille inconnue qui
-pourrait ouvrir pour ses maîtres d’hier une classe de jugement et de
-bonne foi.
-
-Mais si elles détestent la littérature nouvelle, quelles sont leurs
-amours? Les jeunes filles d’aujourd’hui aiment en littérature ce qu’on
-leur a dit d’aimer; et, obéissantes, elles adorent, comme elles
-détestent, de confiance et les yeux clos. J’ai recueilli et classé leurs
-aveux. Ce catalogue de noms, suivi du nombre exact des adoratrices,
-n’est pas sans intérêt.
-
- Racine 19
- Corneille 17
- Bossuet 11
- Sévigné 10
- Molière 9
- Lamartine 8
- Chateaubriand 7
- Boileau 6
- La Fontaine 5
- Hugo 4
- Fénelon 3
- Maintenon 3
- Malherbe 3
- Ronsard 2
- Staël 2
- Jules Verne 2
- Musset 2
- Rostand 2
-
-Nommés une fois seulement: Walter Scott, Eugénie de Guérin, Madame de
-Ségur, Perrault, Andersen, Michelet, Montaigne, Zénaïde Fleuriot,
-Tolstoï, Buffon, Daudet, Sarcey, B. de Saint-Pierre, les Goncourt,
-Joinville, Coppée, Pascal, Charles d’Orléans,--et un poète nouveau «mort
-récemment».
-
-Ce tableau nous renseigne sur les limites de l’instruction donnée aux
-jeunes filles. Elle porte uniquement sur le XVIIe siècle français.
-Quelques professeurs doivent y joindre deux ou trois noms romantiques.
-Sur le reste, le silence semble complet. L’ignorance, du moins, est
-totale, ou à peu près: sur l’antiquité (quoique une espiègle ait cité
-d’affilée cinq ou six poètes et orateurs grecs); sur la littérature du
-Moyen Age et du XVIe siècle; sur celle du XVIIIe siècle; sur celle du
-XIXe, principalement à partir de 1850. Du grand siècle lui-même, la
-plupart de ces jeunes cœurs n’ont gardé le souvenir que des poètes qui
-parlent de l’amour. Corneille, pour elles, c’est Chimène; et Racine,
-c’est Iphigénie et Bérénice. Celle qui a eu le courage d’entr’ouvrir
-Goncourt n’en a lu que des pages. Celle qui a découvert «un poète mort
-récemment» n’en a lu que «cinq ou six poésies». La mieux partagée n’a
-donc pas reçu une véritable culture littéraire, ni même une méthode de
-culture littéraire. Il semble que tous les efforts de leurs maîtres
-aient tendu à leur imposer une rigoureuse discipline de préservation. On
-les a imperméabilisées avant de les lancer sur les flots du siècle. Ni
-la pluie du ciel, ni l’écume des vagues ne toucheront leur peau. Elles
-s’en iront vers la mort, douces, souriantes ou en larmes, sans avoir
-éprouvé, de l’école à la tombe, une seule impression esthétique. Il n’y
-a de vraie beauté que la beauté nouvelle; c’est dans l’œuvre
-d’aujourd’hui et dans celle de la veille qu’il faut chercher l’émotion
-pure, celle qui n’est déterminée par aucun préjugé d’éducation. Qui
-oserait s’avouer à soi-même, sans précautions, qu’il s’est ennuyé à
-Shakespeare, à Racine, à Chateaubriand? N’est-ce point un signe
-d’intelligence et de haute spiritualité que de se plaire en ces œuvres
-où n’ose entrer la multitude? La péronnelle qui veut me faire accroire
-qu’elle prend plus de plaisir à Corneille qu’à Verlaine ne fait que
-m’avouer son ignorance ou son obéissance excessive. Elle ne sait pas, ou
-bien elle répète pieusement une leçon trop bien comprise. Quand
-aurons-nous des maîtres qui, ayant enseigné une méthode et des
-principes, ajouteraient: «Lisez vous-même et jugez. L’art n’a de valeur
-que comme source d’émotions intellectuelles. Ne confondez pas cela avec
-l’émotion sentimentale. Ce qui touche d’abord la sensibilité n’est pas
-toujours de l’art; ce qui ne touche que la sensibilité n’est jamais de
-l’art. Ce qui ne touche que l’intelligence n’est pas de l’art non plus.
-Tenez-vous-en à l’expression d’émotion intellectuelle. Ce qu’elle a
-d’incorrect vous aidera à la retenir et ainsi vous pourrez mesurer la
-qualité de vos tressaillements.»
-
-La jeune fille d’aujourd’hui, jugée d’après l’enquête de M. de Tréville,
-n’a aucune culture littéraire, ni aucune curiosité d’esprit; elle ne
-souffre donc pas de l’infériorité où la laissent ses années de pension.
-
-Persuadée d’avoir atteint le plus haut degré d’instruction qui soit
-permis aux femmes, elle n’est pas sans vanité intellectuelle. La femme
-aime à juger; son esprit est vif; elle est prompte aux décisions. Des
-études incomplètes, mais prolongées, très appuyées en de certaines
-directions, ne peuvent avoir qu’une influence très mauvaise sur les
-jeunes filles elles-mêmes et sur leur entourage.
-
-Sans doute il faut que la femme soit conservatrice, mais non rétrograde.
-La jeune fille, c’est la maison; or, le moyen de faire entrer une idée
-nouvelle dans une maison où l’on croit que toute pensée française depuis
-un demi-siècle n’a été que démence ou acrobatie? Au moindre contact, la
-sensitive va se replier; la lumière même, si elle est trop vive,
-resserre ses fibres. La jeune fille pourvue d’une bonne et solide
-éducation est aussi peureuse et aussi prompte à rentrer ses antennes. On
-n’a obtenu la sécurité matérielle qu’en dressant les organes du contact
-à se dérober à la moindre alerte. De tous les contacts superficiels, de
-tous les frôlements, le plus difficile à obtenir d’une jeune fille,
-c’est le contact intellectuel. Elle donne beaucoup au bal et rien à la
-causerie. La main, les cheveux, ceci ou cela, il y a toute une
-hiérarchie de jeux sans perversité; mais le jeu intellectuel est
-impossible. Il semble bien que cela soit par l’intelligence qu’on les
-dompte bien plus que par le sentiment. La religion amollit les jeunes
-filles, tout en leur fournissant certaines armes délicates et assez
-solides; le cœur a trop de part en des croyances qui font appel à
-l’amour. Longtemps, on s’était contenté de cette prison douce; elle
-n’est tout à fait bonne qu’entourée d’un fossé profond. La culture de
-l’intelligence consiste à faire creuser ce fossé par l’intelligence
-elle-même. Ce sera un fossé ou ce sera une muraille; ce qui importe
-c’est le travail bien plus encore que la forme de la défense. On remuera
-de la terre ou des pierres; on bourdonnera autour d’une littérature ou
-d’une histoire. Le chantier se croit occupé d’un travail utile. Telles,
-les abeilles qui, depuis des milliers d’années, ne savent pas encore
-qu’on leur vole leur miel,--et qui ne le sauront jamais. Il s’agit de
-creuser une douve ou d’élever un mur qui ait exigé des ouvrières un tel
-labeur qu’elles ne puissent douter de l’importance de leur œuvre. Ce
-sera l’œuvre, celle qui seule existe, celle qui annihile toutes les
-autres, celle qui s’étend comme une conquête sur la nature. Ainsi l’on
-creuse dans les pensionnats la littérature du XVIIe siècle français.
-
-Le choix est bon. A cette période, la langue est assez obscure pour que
-l’on puisse donner, sans être suspect, le sens le plus convenable à
-toute expression équivoque; elle est assez claire pour n’être pas
-rebutante; et la pensée est assez morale et assez religieuse pour que
-l’on puisse soutenir sans démence que son seul but est d’exalter la
-religion et la morale. Ainsi on incorpore à l’intelligence les notions
-qui lui sont le plus étrangères. La morale devient la floraison
-naturelle d’un grand esprit et la religion la forme supérieure de la
-raison. Cinq ou six ans de ces inhalations méthodiques suffisent à
-dompter les natures les plus sauvages. Elles se plient au joug de
-l’uniformité parce qu’il leur est offert comme le signe de l’élection et
-de la noblesse. De jeunes âmes, qui consentiraient à n’être pas tout à
-fait semblables à des âmes voisines dont elles connaissent les
-faiblesses, rougissent qu’on les suppose incapables d’égaler, au moins
-d’intention, les belles âmes de jadis. La vie des saints leur a donné
-des modèles d’amour; la vie des poètes leur donnera des modèles
-d’intelligence. Corneille n’enseigne-t-il pas le sacrifice? Ne voit-on
-pas en Bossuet unies la raison à la piété? C’est ainsi que la
-littérature devient un mur ou une cave. La tour d’où sœur Anne regarde
-au loin les actions des hommes est rentrée sous terre et devant les
-fenêtres ouvertes à notre prison une prodigieuse muraille s’est
-épaissie, qui nous cache le ciel et la vie.
-
-Ces réflexions ne veulent pas dire que l’on ait tort d’utiliser comme un
-caveçon la littérature dans l’éducation des jeunes filles. On ne blâme
-pas la méthode, mais son hypocrisie; et encore tout bas, car il est
-clair qu’elle n’est efficace qu’en demeurant secrète. La vérité est
-qu’il est impossible d’instruire une jeune fille sans la déflorer. Ce
-mot est mis à dessein. Les natures délicates se corrompent par la tête,
-comme les roses qui commencent à se faner par la pointe des feuilles.
-Une intelligence cuirassée assure la défense de l’organisme tout entier.
-Ouverte et libre, elle semble inviter l’ennemi. La curiosité sensuelle
-est très rare chez les vierges, et les émois de leurs cœurs superficiels
-et fugitifs. Quand elles succombent, c’est par ignorance ou par sottise.
-C’est pourquoi on leur donne des principes. Ils ne seront jamais trop
-sévères et, en vérité, tous les moyens sont bons qui cultivent leur
-défiance et fortifient leur esprit.
-
-Tant que la civilisation européenne n’aura pas été profondément
-modifiée, la jeune fille devra rester ce qu’elle est et maintenir son
-état dans un rapport sans équivoque avec l’idée qu’éveille le nom même
-qu’elle porte. C’est là l’obstacle aux progrès du féminisme. Même sur
-les bancs de la Sorbonne, et mêlée à six mille jeunes gens sans mœurs,
-il faut que l’étudiante ait des mœurs. Il faut qu’elle reste une jeune
-fille. Elle doit craindre un contact, un regard trop prolongé, une
-parole douteuse. Elle est libre, comme une perdrix dans le chaume; elle
-est une proie. L’homme aussi est une proie; mais sa capture ne lui
-enlève qu’un peu de force absolue. Sa force relative n’est pas atteinte,
-puisque tous ses frères tombent aux mêmes rets. Mais la jeune fille, si
-elle est prise, se perd toute. Elle n’a plus de valeur; ou sa valeur, de
-sociale, devient anti-sociale. Ce jeune homme, même le plus sérieux et
-le moins sensuel, n’aura-t-il pas eu quelque liaison, n’aura-t-il pas
-fait quelques visites aux amours faciles? Mais le contraire même lui
-serait une tare et le rendrait ridicule, ce qui, en France, est pire que
-d’être odieux. Cette jeune fille, son camarade d’études: oh! la sagesse
-même! En quatre ans, elle n’a eu qu’un amant et cinq ou six passades.
-Voilà la limite du féminisme, et posée par la société elle-même. Bref
-une jeune fille est une jeune fille--ou une fille.
-
-Si la civilisation pourrait s’arranger d’un dilemme moins strict, il est
-tout à fait inutile de le rechercher. Sans doute, une classe de
-courtisanes instruites, savantes même, et habiles en tous les arts et
-dans la poésie, on peut rêver cela. Une civilisation dégagée du
-christianisme verrait sans peur l’amour élégant devenir pour quelques
-jeunes filles une profession charmante. Le spectacle d’ailleurs ne
-serait pas nouveau; des sociétés qui valaient bien les nôtres ne
-méprisèrent pas plus les courtisanes que nous ne méprisons aujourd’hui
-les actrices et les danseuses. Mais ceci même ne supprimerait pas la
-jeune fille. Au contraire, la distinction n’en serait que plus marquée
-entre la fille vivant à sa guise dans le monde et la fille confinée dans
-sa famille. Bien entendu que je ne fais aucune allusion à ce libertinage
-universel que des sociologues déments appellent «l’amour libre».
-
-Tout en restant très fidèle aux vieux principes qui caractérisent et
-garantissent son état, la jeune fille d’aujourd’hui se réjouit qu’on lui
-ait enfin accordé une plus grande liberté d’allures. Elle ne rêve ni de
-féminisme ni d’émancipation totale. La femme n’a aucun goût pour
-l’émancipation. Elle se veut esclave, au contraire, esclave nominale,
-pour acquérir ainsi le droit de tyranniser l’homme qui lui est échu par
-le sort. Il ne semble pas que l’on ait bien compris ce dessous du
-caractère féminin. La jeune fille rêve ce qui sera le bonheur de la
-femme. Elle veut être la maîtresse d’une maison. Prête à subir les
-charges du commandement, elle en exige les charmes; il faut qu’on lui
-obéisse. La femme française mènerait la politique même, si la politique
-ne se faisait en dehors de la maison. Elle n’y a la main qu’à demi.
-Toute décision prise à la maison est l’œuvre de la femme: c’est pourquoi
-les lycées de garçons se dépeuplent; les lycées de filles seraient vides
-s’ils n’étaient des externats. Les jeunes filles ne demandent donc pas à
-être libres; «Une liberté relative», dit l’une; «la fenêtre
-entr’ouverte», dit l’autre. Aucune n’est féministe. Comme tout le monde
-en France, elles croient que les jeunes Anglaises et surtout les
-Américaines sont élevées dans une liberté extrême; elles ignorent que,
-dans les pays anglo-saxons, il y a un tyran plus dur que toutes les
-lois, tous les règlements, un tyran de toutes les minutes, l’opinion. Et
-ce tyran, qui prend plus de formes que n’en connaissait Protée, fait de
-la liberté anglo-saxonne une chose mystérieuse et fugitive qu’aucun
-homme de civilisation latine n’a jamais pu ni voir ni comprendre. En
-réalité, les jeunes filles sont élevées en France d’une façon fort
-libérale, la confiance que l’on a dans les principes de plus en plus
-solides, dont elles sont pourvues, a remplacé partout les barrières
-matérielles. Les seules libertés qu’elles n’aient pas sont celles-là
-mêmes que leurs principes leur défendent de prendre. Quelques-unes
-semblent regretter qu’on surveille leurs lectures. Mais cela, c’est le
-caveçon; c’est la clef du système.
-
-On pourrait, en suivant l’énorme tome de M. de Tréville, faire encore
-bien des remarques curieuses sur la psychologie de la jeune fille
-moderne. Mais ce qu’on en a dit doit suffire à donner une impression
-générale et exacte de ses «aspirations». Elle aspire à l’amour, tout
-simplement. On lui demande: «La fortune fait-elle le bonheur?» Et c’est
-comme un jaillissement: Non! non! non! Elles ont eu peur, tout d’un
-coup, qu’on ne leur arrache les ailes. Le chapitre est bien intéressant.
-Il suffirait seul à montrer combien la jeune fille de France est restée
-naïve et saine. A lire leur littérature et surtout leurs opinions
-littéraires, on éprouve un véritable agacement. Ce sont des cruches,--de
-délicieuses cruches, des amphores! Mais dès qu’il est question de tout
-ce qui est l’essence de la féminité, l’amphore redevient une belle jeune
-fille à la gorge émue et aux yeux inquiets. On dirait que l’intelligence
-n’a été donnée à la femme que comme le don du miel a été donné à
-l’abeille: don funeste à leur liberté. Mais l’amour leur appartient, et
-rien ne peut l’arracher de leur cœur,--de ce cœur qui a tant aimé les
-hommes.
-
-1901.
-
-
-
-
-FRAGMENTS
-
-
-I
-
-SUR LA HIÉRARCHIE INTELLECTUELLE
-
-Il ne s’agit pas d’affirmer une série de grades ou de fonctions
-caractérisés par des différences sensibles. Dans le monde de
-l’intelligence on se meut librement, sans mot d’ordre que celui chuchoté
-par l’infini, et on ne reconnaît de supériorités qu’élues par un
-jugement personnel. L’expression hiérarchie intellectuelle signifie
-seulement ceci: les hommes sont divisés en deux castes, les Énergétiques
-et les Énergumènes, ceux qui agissent et ceux qui sont agis (ou
-devraient être agis), ceux qui détiennent l’Esprit, c’est-à-dire la
-Force, et ceux qui subissent (ou devraient subir) l’action de l’Esprit,
-ou de la force,--οὶ ἐνργητιχοὶ, οὶ ἐνεργούμενοι. Hiérarchie donc à deux
-degrés, ou plutôt à deux cercles dont l’un, inscrit dans l’autre, a
-l’étroitesse, mais la solidité, d’une île de pierre surgie au milieu
-d’une solitude océane.
-
-C’est sur ce récif que se groupent--et parfois se réfugient--les êtres
-doués de la pensée. Ils sont peu,--si la pensée n’a droit à ce nom que
-lorsqu’elle est accompagnée de la conscience. L’homme, en effet, le
-premier venu, est inconscient; sa vie est purement automatique; les
-gestes par lesquels il a l’air d’affirmer sa différenciation lui sont
-dictés parle roulement de son organisme, et ce même jeu l’oblige à
-proférer certaines paroles, celles-là seules et non d’autres.
-
-Il n’y a pas d’imparité bien sensible entre les sociétés humaines et les
-sociétés animales; la comparaison s’est toujours imposée de l’homme avec
-la fourmi, l’abeille, le castor, le pécari ou le chien des prairies.
-Après avoir réfléchi assidûment, et lu différents traités d’histoire
-naturelle et de psychophysiologie, je suis arrivé à cette conclusion:
-l’homme est une sorte de castor. Ces deux animaux bâtissent des maisons
-et des ponts, vivent en société, font la guerre, font l’amour, sont à la
-fois constructeurs et destructeurs; à toutes ces œuvres ils procèdent
-naïvement, avec un courage infini.
-
-Pour le castor, comme pour l’homme, la chose en soi est un pont: scier
-un arbre, le faire tomber en travers d’une rivière,--et sur cette poutre
-passer fièrement. Vers quel but? Le castor n’a pas d’autre but que de
-passer la rivière; pourtant, quand il est de l’autre côté, il voudrait
-bien revenir, pour «repasser», mais il est trop tard: la foule des
-castors le presse et le pousse; on ne passe qu’une fois sur le pont des
-castors.
-
-M. Ribot, avec quelques autres philosophes, en concluant à un
-automatisme relatif, dénie à la conscience un rôle important. Conscient
-ou inconscient, l’homme agirait de même; il n’y aurait rien de changé
-dans ses rapports avec ses semblables; la civilisation en serait au même
-point. Si le monde varie si peu, si Hérodote comme le dit Schopenhauer,
-a pu raconter toute l’histoire future en écrivant l’histoire d’un petit
-moment et d’un petit coin de terre,--c’est que les inutiles évolutions
-humaines ont été l’œuvre d’êtres inconscients, acharnés à suivre leur
-nature, à toujours recommencer la même chose, à toujours scier des
-arbres pour passer de l’autre côté de la rivière.
-
-Pourtant l’esprit parle, l’esprit souffle--jusqu’à rebrousser le poil
-des castors! Oui, mais l’action de l’esprit sur le castor n’est pas
-perçue par l’intelligence du castor, et sitôt que son poil retombe,
-sitôt que l’esprit se tait, l’animal reprend sa stérile besogne: il lui
-reste seulement la sensation d’avoir eu le poil rebroussé et, contre le
-Souffle, une animosité qui, très souvent, devient de la haine.
-
-Que ceux donc à qui de mystérieux mots ont été dits dans l’oreille
-gardent ces mots pour eux, ou s’ils les redisent, que ces mots ne
-sortent de leurs lèvres qu’enveloppés de l’impénétrable buée du symbole;
-qu’ils restent sur leur île de pierre, d’où, grâce à leur vue
-pénétrante, ils suivront, pour se distraire, les inconscients gestes des
-lamentables «pontifes»; et que leur égoïste prière soit celle qui est
-écrite dans l’«Upanishad du grand Aranyaka»:
-
-«Fais-moi aller du non-être à l’être, fais-moi aller de l’obscurité à la
-lumière, fais-moi aller de la mort à ce qui ne meurt pas.»
-
-... en attendant les jours où la parole pourra s’affirmer selon sa
-signification essentielle et où l’énergie spirituelle se résoudra en
-lumière.
-
-Mais, que nous importe l’avenir, et si l’intelligence est vraiment sans
-action, si ceux qui devaient être imprégnés jusqu’à l’âme ne le sont que
-jusqu’au derme, si l’animal secoue la tête et se reprend à pétrir son
-mortier, si l’énergumène enfonce au delà des oreilles son museau dans la
-boue, s’il refuse les caresses intellectuelles, si, après des milliers
-d’années et de remontrances, il en est encore, pitoyable fétichiste, à
-vénérer une série de dieux inférieurs, pensons au phénomène de
-l’impénétrabilité: cela nous évitera l’étonnement.
-
-1894.
-
-
-II
-
-L’HOPITAL
-
-On se souvient du mot doux proféré, il y aura un an tantôt, par un riche
-et vieux journaliste (on ne sait plus lequel), à propos de Verlaine:
-«Quel dommage qu’il ne soit pas mort à l’hôpital!»
-
-L’hôpital est, en effet, dans l’esprit de la solide bourgeoisie, «le
-couronnement» naturel et d’une vie désintéressée de poète et d’une vie
-laborieuse de pauvre homme. Ceux qu’on n’a pu jeter dans les bagnes ou
-faire crever de faim sur la paillasse, on les envoie là finir leurs
-tristes jours. La civière, les râles et les crachats de la salle
-commune, les expériences de fer et de poison, l’amphithéâtre, le lit de
-chaux: voilà ce que réservent ceux qui restent debout à ceux qui
-tombent.
-
-L’hôpital, tel qu’organisé par les sociétés modernes, est une prison
-pour malades et un laboratoire pour médecins. Parmi les gardiens et les
-opérateurs, il en est de pitoyables; il en est de féroces; mais les uns
-comme les autres doivent songer qu’ils sont d’abord les régents et les
-professeurs d’une école: le malade est le livre qu’on ouvre à la
-curiosité des petits carabins.
-
-A Paris, l’hôpital est la terreur du pauvre. Entre malheureux on se
-conte des légendes. Presque toutes les filles publiques jetées à
-l’hôpital en sortent le ventre barré d’une large couture: on les fend
-pour essayer sur de la chair, prostituée même au bistouri, de lucratives
-opérations. Mais que les belles dames y songent, qui sont gênées par
-leurs ovaires: cela déforme et cela marque; on n’est plus propre qu’aux
-adultères de coupé ou de canapé, en toilette de ville. Qu’elles se
-fassent tailler; elles sont maîtresses de leurs corps. Il ne faut
-demander aux médecins que le respect de la chair pauvre et sans défense.
-
-Je songe à l’hôpital parce qu’une vieille dame vient de mourir, ayant
-donné beaucoup d’argent pour de telles fondations qui pourraient être
-pieuses, c’est-à-dire humaines. Elle a fondé ou alimenté des hôpitaux
-pareils aux autres, des écoles de clinique et non de vrais asiles où la
-misère et la maladie trouveraient un abri sacré, entreraient comme dans
-un hâvre de grâce.
-
-L’hôpital devrait être le prolongement du logis, une chambre seulement
-plus calme, plus claire, plus saine, et le malade traité non comme un
-prisonnier, mais comme un voyageur. Oui, une grande hôtellerie de la
-souffrance et le malade un hôte et l’objet de toutes les attentions, un
-être humain maître de sa demeure passagère et non pas le numéro sinistre
-sous lequel les gens à pendules et à bronze d’art sourient que meurent
-les vieilles gens dont ils ont dévoré la vie.
-
-Mais je n’attends rien de tel, ni d’aujourd’hui ni de demain. Peut-être
-un jour l’individu se respectera-t-il assez pour être en droit d’exiger
-qu’on le respecte lui-même, jusqu’en ses caprices, jusqu’en des
-fantaisies d’enfant malade. Si, au lieu d’être des états, les sociétés
-étaient ce que dit le mot, des associations, on pourrait espérer
-beaucoup et tenter beaucoup; l’État est la faux qui fauche, sitôt sortie
-de terre, l’herbe des bonnes volontés.
-
-Demain, c’est peut-être le socialisme, la torpeur, la fin de toute
-énergie, de toute initiative, de toute liberté...
-
-Mais se vouloir libre, c’est se faire libre. La pensée est plus forte
-que tout. Il faut toujours dire; il faut même crier: peut-être qu’au
-loin un cerveau, comme une cloche, va sonner à l’unisson.
-
-1896.
-
-
-III
-
-EN RÉPONSE A CETTE QUESTION:
-
-_Quel sera l’idéal de demain?_
-
-Puis-je vous avouer, Monsieur, que je ne m’inquiète pas plus de l’idéal
-de demain que du temps de demain? Beau, mauvais, variable, avec toutes
-les nuances et toutes les modifications que ces mots subissent selon les
-intérêts, les désirs, les illusions de chacun. Cela regarde le
-baromètre. Quel que soit l’état social, l’individu s’accommode à cet
-état, puisqu’il y vit et s’y reproduit. Je trouve seulement que l’homme
-a une tendance fâcheuse à tyranniser la nature: grisé par la passivité
-des choses, il est probable qu’il voudra de plus en plus substituer ses
-propres lois aux lois naturelles et tenter de faire régner l’idée de
-justice qui n’est que l’idée de logique mal comprise.
-
-Vous savez qu’il y a une notion commune à beaucoup de religions, celle
-d’un Paradis terrestre situé au commencement du monde. Or, au siècle
-dernier, des penseurs hardis imaginèrent de transporter ce paradis à
-l’autre bout, à la fin. Une hardiesse plus grande serait de le situer au
-milieu, en un milieu oscillant, au milieu même où nous sommes
-aujourd’hui: on l’essaya; c’était l’optimisme, mais la chose parut un
-peu forte, même aux plus naïfs. Paradis-passé, paradis-futur, je classe
-les deux notions côte à côte dans le chapitre des superstitions
-hédonistes: c’est de la matière à littérature.
-
-Pourtant je voudrais vous dire quelque chose qui paraisse important, et
-voici: la vie serait, je crois, rendue beaucoup meilleure pour tous et
-pour chacun, si l’on admettait cette idée que la société est faite pour
-l’individu et non l’individu pour la société. C’est l’individu qui
-souffre et non la collectivité; c’est lui, et non la totalité, qui est
-la pièce importante. Sacrifier les individus au bien public me semble
-aussi absurde que si, lors d’un incendie, on sacrifiait les locataires
-d’une maison pour sauver la maison. Mais cet idéal apparaît très opposé
-à celui qui peut-être s’élabore et qui serait, dit-on, l’unification,
-selon la moyenne, de toutes les intelligences et de toutes les forces.
-Idéal (si l’on ose dire) bien difficile à réaliser. On compte sans le
-génie ou bien l’on espère que le génie consentira à être médiocre: c’est
-peut-être aller un peu loin.
-
-Voilà. J’ai très mal répondu à vos questions, mais c’est que je vois
-très mal dans l’avenir. Si pourtant je vous envoie cette note, c’est par
-sympathie pour votre œuvre et parce que vous défendez, comme j’ai
-quelquefois essayé de le faire, l’individualisme et la liberté contre la
-tyrannie et les vilaines entreprises de l’État et des Lois.
-
-1898.
-
-
-IV
-
-EN RÉPONSE A UNE QUESTION
-
-_Sur le rôle de l’art._
-
-Il y a dans le livre de Tolstoï une définition--ou une explication--de
-l’art qui n’est pas mauvaise; on peut dire en la prenant pour point de
-départ: L’art est l’expression de la Beauté.--L’Art est de la beauté
-exprimée par une œuvre humaine.--Une œuvre d’art est une œuvre où
-l’homme a traduit, au moyen de formes sensibles ou intellectuelles,
-l’idée ou la sensation du beau.
-
-On peut dire encore plusieurs choses, toutes parfaitement inutiles,
-quoique justes et vraies; mais on ne peut pas dire:
-
-«L’art constitue un moyen de communion entre les hommes s’unissant par
-les mêmes sentiments,» car, cette définition s’appliquerait
-indifféremment à la religion, à la morale, au patriotisme, à la science,
-à toutes les activités qui ont une valeur sociale.
-
-L’art a un but particulier et tout à fait égoïste: il est son but à
-lui-même. Il ne se charge volontiers d’aucune mission, ni religieuse, ni
-sociale, ni morale. Il est le jeu suprême de l’humanité; il est le signe
-de l’homme; il est la marque du désintéressement intellectuel. Il
-affirme le divin; il tend à sortir des contingences; il se veut libre,
-il se veut inutile, il se veut absurde, c’est-à-dire en désaccord avec
-les forces mêmes de la nature qui tiennent l’homme dans une étroite
-servitude.
-
-Si l’on donne à l’art un but de moralité, il cesse d’être, puisqu’il
-cesse d’être inutile. Il est impossible qu’une œuvre soit voulue en même
-temps d’art et de moralité; l’antinomie est absolue.
-
-Cependant la tendance des hommes est de faire servir à leurs besoins
-même l’inutile. C’est ainsi que l’on attribue à telles œuvres d’art pur
-une signification seconde, surajoutée arbitrairement et tellement
-factice qu’on peut l’ôter, la remettre, la changer--comme ces robes des
-idoles espagnoles--sans que l’œuvre ait rien perdu de son caractère
-désintéressé: elle y gagne parfois un nouveau sourire d’ironie et de
-pitié.
-
-Il arrive aussi que tel grand écrivain, comme Tolstoï, croyant faire à
-la fois de l’art et de la morale, a fait de l’art pur, malgré son désir
-et malgré sa volonté. Cela est rare et les hommes de génie eux-mêmes
-sont punis, le plus souvent, et réduits à la médiocrité, quand ils ont
-voulu se servir de l’art, au lieu de le servir. Je ne demande pas que,
-dans le désarroi futur, on respecte ce refuge suprême. Si tous les
-sanctuaires doivent être détruits, celui-là ne sera pas épargné et il
-est très probable que les prochaines civilisations, entièrement
-utilitaires, matérialistes, scientifiques et morales, se soucieront peu
-de jouer à faire des tableaux, des poèmes ou des dômes. Si elles
-admettent encore une sorte d’art, cela sera de l’art «social»,--pour que
-l’art soit nié sous son propre nom.
-
-Ainsi Tolstoï, dont les paroles m’épouvantent, aura raison dans
-l’avenir,--à moins que l’avenir échappe aux constructeurs de sociétés, à
-moins qu’il ne ressemble, tout bonnement, et au présent et au passé.
-
-1899.
-
-
-V
-
-LE MARBRE ET LA CHAIR
-
-_Au maître Rodin._
-
-Un atelier de sculpture affirme la supériorité de l’art sur la vie,
-combien la chair est triste près de la joie lumineuse des marbres,
-modeste près de la gloire des bronzes. A première vue, l’impression du
-nu féminin parmi le nu marmoréen est plutôt pénible; on est contrarié
-par le ton de la peau, ce mélange de rose et de jaune, par la mobilité
-de la face et des muscles de tout le corps, brisé souvent en une
-attitude sans grâce, par les cheveux, par d’autres ombres, par l’absence
-de calme et de lignes fixes et, aussi, par ce que l’on sent de fugitif,
-de personnel, en l’académie correcte de cet être qui s’érige bêtement,
-nu et ennuyé, sur une table.
-
-C’est bien vraiment là que l’on comprend à quel point existe peu, en
-soi, la beauté individuelle et extérieure, à quel point une créature
-quelconque, pierre ou arbre, bête ou homme, est incapable de se réaliser
-par ses seuls moyens naturels, ses seuls moyens de vie: en somme, elle
-n’arrive à la réalité qu’après avoir été manipulée, recréée, évoquée par
-l’Art ou par le Désir (qu’on peut ainsi appeler l’Amour).
-
-Ces petits modèles que l’on voit partout, multicolores dans les rues,
-unicolores dans les ateliers, ces petites Italiennes sont fort
-insignifiantes, d’un charme médiocre, guère jolies et souvent lourdes en
-leur sérieux de madones: mais qu’elles soient désirées par l’Artiste ou
-désirées par l’Amant, et les voilà égales peut-être aux plus hautes
-divinités.
-
-La matière, telle que créée ou telle que née, est essentiellement
-amorphe sous une apparence formelle, sous l’illusion d’un contour
-précis, et c’est à l’intelligence de lui donner sa forme vraie,
-c’est-à-dire sa destination et sa place dans la hiérarchie des œuvres
-d’art ou d’amour.
-
-De toutes les créatures amorphes, la femme (à quelques exceptions près
-où l’âme mâle s’est logée en enveloppe femelle) est idéalement la plus
-malléable et la plus inconsistante, celle qui subit le mieux les
-empreintes, mais aussi celle qui les garde le moins profondément: elle
-ne s’épanouit en sa réelle et définitive nature que sous la mainmise
-incessante et impérieuse de la Force. La statuaire, où il faut du génie
-et des muscles, de l’intrépidité et de l’endurance, est évidemment l’art
-qui la domine le mieux et la réalise le plus sûrement: en pierre, en
-marbre, en bronze, elle est vraiment éternelle, elle est vraiment
-l’indestructible Idée.
-
-1893.
-
-
-VI
-
-SUR LE CHRISTIANISME
-
-... C’est pourquoi il n’y eut jamais de peuples chrétiens. L’Europe,
-depuis qu’elle a été nominalement christianisée, ne vit que des quelques
-gouttes d’élixir païen qu’elle a sauvées de la jalousie de ses
-convertisseurs. On parle d’obscurantisme; il est dans la morale
-chrétienne et non dans un cérémonial et des usages hérités de la
-religion gréco-romaine. Ce cycle néo-chrétien, dont on ne peut prévoir
-la fermeture, est navrant. On voit l’humanité s’abrutir toujours de plus
-en plus, à mesure qu’elle s’éloigne du romanisme pour essayer de
-réaliser les chimères d’un rêve asiatique. L’heure est chrétienne, et
-elle est sonnée à toute volée par des hommes qui se croient
-anti-chrétiens. Ne soyons pas dupes des mots. La théologie s’est
-sécularisée; elle est parlementaire et électorale. Elle tend à l’action
-politique. Jésus a réfléchi--ceci pourrait tenter quelque socialiste--et
-il s’est dit qu’après tout, ce monde vaut bien l’autre et qu’il s’y
-pourrait tailler un royaume. Je ne crois pas qu’il réussisse, parce que
-l’on conçoit difficilement une société anti-sociale. Mais plus
-l’entreprise est vaine, plus la bataille sera longue et pénible. Il est
-possible que, s’étant mis, une fois pour toutes, l’idée du paradis
-évangélique dans la tête, l’humanité ne veuille plus jamais en démordre.
-Du moins cela durera jusqu’à ce qu’un autre grand courant, peut-être
-tout contraire, emporte les hommes vers une autre chimère, une autre
-étoile aussi inaccessible que toutes les étoiles.
-
-En ce moment, nous en sommes au point que tout ce qui n’est pas chrétien
-semble obscène. On ne peut plus dire que généralement les loups mangent
-les agneaux et que c’est leur devoir de loups, sans faire passer dans la
-foule un frisson d’horreur. Il faut mettre ordre à cela et ranger le
-monde sous la houlette de Berquin. On confond l’équité, qui est l’ordre,
-avec la justice, idée chrétienne. _Justitia_ pour Cicéron et pour les
-juristes, c’est la loi, l’attribution à chacun de ce qui lui est dû;
-pour Tertullien, le mot signifie douceur, bonté. Nous en sommes à
-Tertullien. C’est une manière de sentir. Elle a sa valeur. Seulement
-ceux qui répètent le _beati mites_, et qui pratiquent l’évangile de la
-pitié sont destinés à devenir les esclaves de ceux qui osent dire: ma
-justice, c’est ma force, et qui le prouvent. Ils le sont déjà. Je
-comprends bien que ceux qui sont les faibles veuillent devenir les
-forts; mais l’inverse me révolte comme une lâcheté. Je n’aime pas ces
-patriciens romains qui se rangèrent à la religion des esclaves; ils
-furent les apostats de leur caste et de leur race. En France, dès que
-les aristocrates militaires eurent reçu quelque culture, dès qu’ils
-comprirent le sens des prières chrétiennes, ils refusèrent de les
-prononcer et laissèrent au peuple une religion d’humilité. Les orateurs
-chrétiens du XVIIe siècle viennent du peuple; leur occupation est de
-convertir les grands; chacun est le saint Remi de quelque Clovis. Le
-grand Condé résista longtemps; un jour, comme Bourdaloue montait en
-chaire, à Saint-Sulpice, il cria: «Silence, voici l’ennemi!» On n’a
-jamais cité ce mot qu’en l’honneur de Bourdaloue. Soit; mais il établit
-très bien aussi la position d’un Condé devant un Jésuite.
-
-Aujourd’hui l’aristocratie intellectuelle se peut juger d’après la même
-pierre de touche. Elle est incompatible, je ne dis pas seulement avec la
-foi, avec la sentimentalité chrétienne. Il faut vivre plus haut que cela
-et ne point s’occuper du bonheur des autres, alors que l’on dédaigne le
-sien propre. Le christianisme a promulgué une morale unique, obligatoire
-pour tous. Ceux qui semblent le plus violents contre le christianisme
-ont le plus grand soin de respecter cette morale; plutôt que de
-l’alléger, ils la rendraient volontiers plus lourde. Il faut être
-heureux, et c’est l’obéissance qui conduit par la main les hommes vers
-le bonheur. Ainsi l’humanité sacrifie tout ce qui n’est pas essentiel à
-l’idéal moyen qu’elle veut atteindre. Le premier sacrifice est celui de
-la liberté. Penser selon les ordres d’un directoire religieux ou
-politique, qu’importe au peuple, qui ne pense pas? Se soumettre:
-qu’importe à une masse qui vit déjà dans l’esclavage? Le choix des
-plaisirs: elle est habituée à les subir. La joie de se grandir par un
-acte difficile: qui comprend cela? Enfin le bonheur moyen écarte tout ce
-qui peut faire moins laide la vie humaine; et il englobe tout ce qui la
-rabaisse. L’idéal terrestre de l’humanité sent la porcherie, comme son
-idéal céleste sentait l’étable. Ni le paradis chrétien ne peut convenir
-à la partie supérieure de l’humanité, ni le paradis socialiste. Les
-hommes dignes de ce nom ne connaissent qu’une manière d’exercer la vie:
-par la lutte pour la liberté.
-
-Cependant le monde est chrétien et il se christianise tous les jours.
-Ceux qui se retranchent de la communion en avouant leur incroyance
-devront se résigner à une vie inharmonieuse et pénible. Les
-non-conformistes seront de plus en plus bafoués et haïs. Leur position
-va devenir plus difficile que ne le fut, sous le règne de la foi, la
-position des incrédules. Il faut déjà ruser pour dire sa pensée, quand
-elle blesse la morale chrétienne.
-
-Cependant, à condition de ne prétendre qu’à l’approbation du très petit
-nombre des esprits libres, il est encore temps de parler. Si le cercle
-des auditeurs est étroit, la voix est mieux entendue. Je relis des pages
-où M. Victor Brochard a eu le courage de montrer[59] que l’idée de Dieu,
-telle que la philosophie orthodoxe croit la trouver chez les Grecs, est
-une idée purement chrétienne. «Jamais, dans la philosophie grecque--la
-chose est hors de doute,--et pas plus chez les Stoïciens que chez
-Platon, l’infini n’a été considéré autrement que comme une imperfection,
-un non-être.» Notre Dieu moderne n’est pas le produit d’une évolution
-normale de la pensée humaine; il représente la substitution brutale
-d’une croyance religieuse à une conception philosophique. A l’idée
-religieuse d’un Dieu-volonté se joint nécessairement l’idée d’obligation
-morale. Le bien c’est la volonté de Dieu, soit qu’il l’ait formulée
-directement (révélation), soit qu’il l’ait inscrite à jamais dans la
-conscience de chaque homme (Kant). «Nombre de moralistes, dit M.
-Brochard, acceptent sans hésiter de définir la morale, la science du
-devoir, et notre esprit moderne ne conçoit pas même une morale qui ne
-tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas
-certains préceptes auxquels il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut
-bien y prendre garde, cette idée est totalement absente de la morale
-ancienne. Elle est si étrangère à l’esprit grec que pas plus en grec
-qu’en latin, il n’y a de mot pour l’exprimer. Jamais les anciens n’ont
-conçu l’idéal moral sous la forme d’une loi ou d’un commandement.» La
-morale pour les anciens c’est la coutume, l’usage. Leurs moralistes
-donnent des conseils, jamais des ordres. Sans doute ils voulaient, eux
-aussi, aider les hommes à trouver le bonheur; mais cette attitude était
-toute fraternelle. Ils ne mêlaient pas l’idée de devoir à la recherche
-du «souverain bien». Et comme ils ne concevaient pas de devoir, ils
-ignoraient la conscience morale. La vertu était donc pour les anciens
-toute différente de ce qu’elle est pour nous. «Au point de vue moderne,
-dit M. Brochard, la vertu est l’habitude d’obéir à une loi nettement
-définie et d’origine suprasensible. Au point de vue ancien, elle est la
-possession d’une qualité naturelle.» Les idées de libre-arbitre, de
-responsabilité morale sont également ignorées de la philosophie grecque;
-quant à l’immortalité de l’âme, ce fut une des rêveries de Platon, mais
-elle ne tient pas étroitement à sa philosophie.
-
- [59] _La Morale ancienne et la morale moderne_, dans la _Revue
- Philosophique_ du 1er janvier 1901.
-
-En descendant au détail de la morale, on trouverait presque toutes nos
-coutumes en opposition avec les coutumes des anciens, tellement le
-christianisme nous a façonnés sans pitié pour notre liberté et pour la
-pureté de notre race. Je ne dis pas qu’il faille rejeter définitivement
-et toute la morale chrétienne, et toute la philosophie chrétienne; cela
-pourrait produire un précipice fâcheux et qu’il serait difficile de
-combler. On pourrait cependant écarter, à titre provisoire, ces diverses
-notions, véritables intruses dans l’intelligence occidentale. Suivons
-l’exemple du catéchisme qui débute par: «Êtes-vous chrétien?» Ainsi on
-interrogerait toutes les prescriptions morales, tous les dogmes
-métaphysiques, et on les écarterait doucement, après s’être bien assuré
-de leur origine. C’est de l’empirisme; sans doute, mais pour qui ne
-croit pas la vérité, l’empirisme est la seule méthode. Que, pendant ce
-travail des philosophes, les hommes continuent à faire semblant de
-pratiquer l’une des formes du christianisme, cela n’a aucune importance,
-pourvu que les mœurs soient libres, pourvu que l’intelligence demeure
-intacte.
-
-On verrait ensuite ce que l’on pourrait reprendre parmi l’écart. Non pas
-l’idée de Dieu, sans doute, ni l’impératif catégorique; peut-être entre
-les plus basses cartes, un peu de cette sentimentalité perverse sans
-laquelle nous ne comprendrions plus rien à notre art et à notre
-littérature. Le christianisme n’a pas apporté au monde que des mensonges
-et des poisons. Nietzsche l’a trop méprisé. Une religion qui a conquis
-l’humanité, c’est qu’elle s’adaptait au moins à certains de ses besoins.
-Aujourd’hui même, on ne voit à lui opposer que des principes qui
-révoltent presque tous les hommes. Aussi l’enquête que je propose
-serait-elle un jeu purement philosophique; elle fournirait quelques
-flèches à la critique, mais peut-être pas une seule arme vraie. N’ayant
-plus de position intellectuelle, le christianisme est inaccessible aux
-arguments intellectuels. La raison n’y peut rien; peut-être mourra-t-il
-un jour empoisonné par la ciguë de son triomphe?...
-
-1901.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- PREMIÈRE PARTIE
- Le Chemin de Velours
-
- LE CHEMIN DE VELOURS
- I.--Les Jésuites et le goût français 7
- II.--Origine de ces réflexions 10
- III.--Généalogie du Jansénisme 10
- IV.--La Philosophie des Jésuites 14
- V.--Le Péché philosophique 27
- VI.--Pascal et la Science 34
- VII.--Les Casuistes et la morale expérimentale 41
- VIII.--Les péchés de la chair 46
- IX.--La casuistique du vol 56
- X.--Pretium stupri 64
- XI.--Avortement et stérilité 67
- XII.--Le probabilisme 69
- XIII.--L’Équivoque et la Restriction mentale 74
- XIV.--Brève conclusion 81
-
- DEUXIÈME PARTIE
- Nouvelles dissociations d’idées
-
- LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ 85
- LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ 129
- VALEUR DE L’INSTRUCTION 163
- LA FEMME ET LE LANGAGE 182
-
- TROISIÈME PARTIE
- L’Idéalisme
-
- PRÉFACE POUR LES IIIe ET IVe PARTIES 209
- NOTICE 210
- L’IDÉALISME 213
- LE SYMBOLISME 219
- L’ART LIBRE ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE 226
- CELUI QUI NE COMPREND PAS 232
- L’IVRESSE VERBALE 239
- LE PARACLET DES POÈTES 242
-
- QUATRIÈME PARTIE
- Analyses et fragments
-
- LE DERNIER DES SAINTS, PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE DIEU 247
- LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI 261
- FRAGMENTS
- I.--Sur la Hiérarchie intellectuelle 295
- II.--L’Hôpital 299
- III.--En réponse à cette question: Quel sera l’idéal de demain? 302
- IV.--En réponse à une question. Sur le rôle de l’art 304
- V.--Le marbre et la chair 307
- VI.--Sur le Christianisme 309
-
-
-
-
-Impr. d’Ouvriers Sourds-Muets, Paris.
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-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHEMIN DE VELOURS ***
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-Archive Foundation
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-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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- The Project Gutenberg eBook of Le chemin de velours, by Remy de Gourmont.
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le chemin de velours</span>, by Remy de Gourmont</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le chemin de velours</span></p>
-<p style='display:block; margin-left:2em; text-indent:0; margin-top:0; margin-bottom:1em;'><span lang='fr' xml:lang='fr'>Nouvelles dissociations d'idées</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Remy de Gourmont</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: March 13, 2022 [eBook #67620]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE CHEMIN DE VELOURS</span> ***</div>
-<p class="c b large">REMY DE GOURMONT</p>
-
-<h1>Le<br />
-<span class="large">Chemin de Velours</span></h1>
-
-<p class="c small">NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES</p>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Ni la contradiction n’est marque
-de fausseté, ni l’incontradiction
-n’est marque de vérité.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Pascal.</span></p>
-
-</blockquote>
-<p class="c"><span class="small">LE CHEMIN DE VELOURS</span>
-(<span class="small">PASCAL ET LES JÉSUITES</span>)<br />
-<span class="small">LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ<br />
-LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ<br />
-VALEUR DE L’INSTRUCTION<br />
-LA FEMME ET LE LANGAGE — L’IDÉALISME<br />
-ANALYSES ET FRAGMENTS</span></p>
-
-<p class="c i">Onzième édition</p>
-
-
-<p class="c gap">PARIS<br />
-<span class="large">MERCVRE DE FRANCE</span><br />
-<span class="xsmall g">XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI</span></p>
-
-<p class="c small">MCMXI</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em i">DU MÊME AUTEUR</p>
-
-
-<p class="c i">Roman, Théâtre, Poèmes</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">SIXTINE</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LE PÉLERIN DU SILENCE</span>. Le Fantôme. Le Château singulier.
-Théâtre muet. Le Livre des Litanies. Pages retrouvées.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LES CHEVAUX DE DIOMÈDE</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">D’UN PAYS LOINTAIN</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LE SONGE D’UNE FEMME</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LILITH</span>, <i>suivi de</i>
-<span class="small">THÉODAT</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">UNE NUIT AU LUXEMBOURG</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">UN CŒUR VIRGINAL</span>. Couverture de G. d’Espagnat.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">COULEURS</span>, <i>suivi de</i>
-<span class="small">CHOSES ANCIENNES</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">HISTOIRES MAGIQUES</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">DIVERTISSEMENTS</span>, <i>poésies complètes</i>, 1912.</p>
-
-
-<p class="c i">Critique, Littérature</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LE LATIN MYSTIQUE</span> (Étude sur la poésie latine du moyen-âge)
-(Crès, éditeur).</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LE LIVRE DES MASQUES</span> (I<sup>er</sup> et II<sup>e</sup>), gloses et documents sur les
-écrivains d’hier et d’aujourd’hui, avec 53 portraits par
-F. Vallotton.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LA CULTURE DES IDÉES</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LE CHEMIN DE VELOURS</span>. <i>Nouvelles dissociations d’idées</i>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LE PROBLÈME DU STYLE</span>. <i>Questions d’Art, de Littérature et de
-Grammaire</i>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">PHYSIQUE DE L’AMOUR</span>. <i>Essai sur l’instinct sexuel</i>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">ÉPILOGUES</span>. <i>Réflexions sur la vie</i>, 1895-1998 ; 1899-1901
-(2<sup>e</sup> série) ; 1902-1904 (3<sup>e</sup> série) ; 1905-1912 (volume complémentaire) ;
-4 vol.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE</span>, édition revue, corrigée
-et augmentée.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">PROMENADES LITTÉRAIRES</span> (1<sup>re</sup>, 2<sup>e</sup>, 3<sup>e</sup>, 4<sup>e</sup> et 5<sup>e</sup> séries) ; 5 vol.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">PROMENADES PHILOSOPHIQUES</span> (1<sup>re</sup>, 2<sup>e</sup> et 3<sup>e</sup> séries) ; 3 vol.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS</span> (<i>Épilogues</i>,
-4<sup>e</sup> série, 1905-1907).</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">NOUVEAUX DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS</span>
-(<i>Épilogues</i>, 5<sup>e</sup> série, 1907-1910).</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">DANTE, BÉATRICE ET LA POÉSIE AMOUREUSE</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">PENDANT L’ORAGE</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LETTRES A L’AMAZONE</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">PENDANT LA GUERRE</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LETTRES D’UN SATYRE</span>.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LETTRES A SIXTINE</span>.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><span class="small">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE</span> :</p>
-
-
-<p class="c gap small">Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak"><i>PREMIÈRE PARTIE</i><br />
-LE CHEMIN DE VELOURS</h2>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Il faut bien aviser à ne pas se
-noier, en voulant secourir ceux
-qui se noient.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Baltasar Gracian</span>, <i>L’homme
-de Cour</i>, <small>CCLXXXV</small>.</p>
-
-</blockquote>
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c large">LE CHEMIN DE VELOURS</p>
-
-
-<h3 id="p1ch1" title="I. Les Jésuites et le goût français.">I</h3>
-
-<p><span class="sc">Les Jésuites et le goût français.</span> — Les Jésuites
-ne sont pas au goût français. L’homme de
-France, et la femme surtout, veut que ses mœurs
-soient régies par une morale sévère, peut-être
-pour le plaisir d’avoir l’air de lui désobéir. Sa
-joie, qui sait se contenter d’apparences, est surtout
-de frauder et de braver. Il a l’esprit de contradiction.
-En presque tout il se conforme aux
-préceptes jésuitiques — si ce sont des préceptes,
-et particuliers aux Jésuites — mais il se veut
-idéalement plus haut que ses mœurs.</p>
-
-<p>Les Jansénistes non plus ne sont pas au goût
-français, mais pour des motifs opposés. C’est
-que la sévérité de leurs principes trop chrétiens a
-une tendance à passer d’emblée, dès qu’on les
-accepte, à l’application. Notre amusement n’est
-pas d’agir, mais d’en avoir la liberté. La licence
-dont on se plaint, on crie si l’autorité naïve la
-veut réprimer. Ceux qui défendent la religion
-avec le plus de force ne mettent jamais les pieds
-dans une église. La foi corrompt les meilleures
-causes. Il n’y a rien de plus odieux que la morale
-chrétienne défendue par un croyant. Il faut tout
-savoir comme si on ne savait rien, et douter de
-tout comme si on croyait à tout.</p>
-
-<p>Au fond de ce caractère, on discerne un sens
-inné de l’élégance, de ce que d’Aurevilly et Baudelaire
-appelaient le dandysme. Il lui plairait
-plutôt de paraître vicieux sans vices que vertueux
-sans vertu. Tartufe, selon les saisons, vient
-de Genève ou du Gesù. C’est le type qui nous
-choque le plus. Il faut que les passions politiques
-soient très ardentes pour que nous consentions
-à l’élire parmi nous-mêmes.</p>
-
-<p>L’indignation contre les Jésuites, quand les
-<i>Provinciales</i> popularisèrent leur théologie morale,
-ne fut pas celle de la vertu contre le vice.
-Jamais en France on ne se donna longtemps un
-tel ridicule. Ce fut celle d’un émancipé contre un
-tuteur trop indulgent. Les casuistes prenaient
-beaucoup de mal pour innocenter des méfaits
-qui n’étaient délicieux que par la grâce de l’esprit
-de contradiction. Les plaisirs permis sont
-les plus fades. Don Juan, en passe de recevoir
-des compliments sur ses bonnes mœurs, se
-trouva furieux, tel un mômier qu’insulte l’allusion
-à ses fredaines.</p>
-
-<p>De ce que l’accueil fait aux <i>Provinciales</i> fut
-presque pareil chez les Jansénistes et chez les
-libertins, il n’en faudrait point conclure à une
-identité de sentiments intimes dans les deux
-groupes. Ce qui, pour un catholique indifférent,
-n’était que tartuferie inutile et lourde, blessait
-Jansénistes et Protestants ainsi qu’un outrage à
-la morale éternelle. Pascal, et quoique janséniste,
-a mis les cas de conscience en comédie ; de
-Genève on voyait cela tel qu’un drame de douleur
-et de scandale.</p>
-
-<p>Voilà les deux points de vue. La persévérance
-des Protestants, qui égale celle de la taupe, a
-fini par faire prévaloir l’interprétation calviniste.
-Les derniers des Jansénistes français, réfugiés
-dans les bureaux de la Chambre, répètent encore
-la plainte indignée de l’auteur des <i>Jésuites mis
-sur l’Eschafaut</i>. Tous les gens simples et des
-hommes sages ont pris au sérieux les crimes de
-Suarez et de Tamburini, cependant qu’Escobar
-acquérait un renom immortel. Mais que vaut
-cette réputation ?</p>
-
-
-<h3 id="p1ch2" title="II. Origine de ces réflexions.">II</h3>
-
-<p><span class="sc">Origine de ces réflexions.</span> — La plupart des
-réflexions qu’on va lire sont antérieures aux
-polémiques d’aujourd’hui. Elles sont nées au
-hasard des lectures et des heures. Il a paru que
-l’occasion s’offrait assez bonne de les rédiger,
-de leur donner une forme. Ce qui n’occupait
-qu’un esprit désintéressé de tout, et intéressé à
-tout, pourra, dans les conjonctures présentes,
-amuser les incrédules et révolter les croyants. Il
-semble parfois que l’histoire ait été rédigée, en
-style « grand penser », dans l’île du docteur
-Moreau.</p>
-
-
-<h3 id="p1ch3" title="III. Généalogie du Jansénisme.">III</h3>
-
-<p><span class="sc">Généalogie du Jansénisme.</span> — Comme toutes
-les hérésies, ces actes de foi paradoxaux et démesurés,
-le Jansénisme naquit inattendu ; c’est-à-dire
-qu’aux hérésies comme aux révolutions de
-la politique ou de l’art il faut un prétexte. Entre
-deux partis extrêmes, il y a toujours une opinion
-moyenne. On y rencontre, parmi une foule
-indécise et peureuse, quelques esprits trop critiques
-et qu’une passion unique n’incline pas ;
-mais que la sensibilité de cette foule se trouve
-soudain blessée et la raison de cette élite soudain
-froissée, voilà des équilibres rompus. On a vu,
-lors d’une récente affaire, ces tombées brusques
-de la flèche, qui font songer aux balances du
-D<sup>r</sup> Crookes impressionnées par l’inconscient. Le
-Jansénisme fut une affaire tellement semblable
-à la nôtre que c’en est humiliant. Les Jésuites,
-également innocents de l’une et de l’autre, pâtirent
-jadis et naguère. Cependant, la première
-histoire, bien plus désintéressée, fut bien plus
-bête. Il serait impossible de s’y distraire à cette
-heure, si elle n’avait fait deux victimes, Pascal
-et Racine, et si elle n’était devenue ainsi, au
-cours des années, l’une des phases les plus détestables
-de la longue folie humaine.</p>
-
-<p>Calviniste, l’aïeul des Arnauld, Antoine, fut
-touché de la grâce lors de la Saint-Barthélemy.
-Il abjura prudemment et mourut, léguant à ses
-enfants une foi équivoque où l’amour de Genève
-le disputait à la crainte de Rome. Les Arnauld
-avaient pour ami Duverger de Hauranne, abbé
-de Saint-Cyran, et ce Duverger maniait à sa
-guise l’esprit d’un certain Hollandais nommé
-Corneille Jansénius, évêque d’Ypres. Ce pauvre
-homme, s’imaginant avoir découvert la véritable
-doctrine de saint Augustin, rédigea sa
-trouvaille en un considérable in-folio nommé
-<i lang="la" xml:lang="la">Augustinus</i>. En ce temps-là on lisait les livres
-de théologie ; c’était la nourriture de ces esprits
-qui aujourd’hui se repaissent avec ardeur de
-métaphysique sociale. Rome condamna. Antoine
-Arnauld approuva. Un brave homme, Nicolas
-Cornet, eut pitié des fidèles et voulut leur épargner
-l’énorme tome. Par son génie, l’<i lang="la" xml:lang="la">Augustinus</i>
-fut résumé en cinq propositions, lesquelles, dépouillées
-du jargon théologique, se réduisent à
-cette incontestable vérité : l’homme n’est pas
-libre, tous ses actes sont déterminés.</p>
-
-<p>Mais il aurait paru un peu hardi de supprimer
-ainsi toute religion, toute morale, et telle n’était
-l’intention, ni de Jansénius, ni d’Arnauld, ni de
-leurs maîtres Augustin et Calvin.</p>
-
-<p>Le déterminisme est tempéré par la grâce. Il
-y a le bien et le mal. Livré à lui-même, l’homme
-suit son penchant, qui l’incline au mal ; secouru
-par la grâce, il va au bien, avec une égale
-sûreté. Cette grâce, dont dépend la vertu et le
-salut éternel, il n’est pas au pouvoir de l’homme
-de lui résister ; la grâce est toujours <i>nécessitante</i>.</p>
-
-<p>Cette notion de la grâce n’est pas absurde,
-si on la réduit à des proportions humaines,
-Dieu éliminé. La grâce alors c’est la force,
-c’est le talent, c’est le génie, c’est la beauté, l’esprit
-ou la belle humeur. La grâce est un fait,
-Renan employa plusieurs fois ce mot fort à propos.</p>
-
-<p>Mais, retirant la liberté à l’homme, saint Augustin
-et ses interprètes l’avaient laissée à Dieu.
-On arrivait ainsi à la notion d’un être, infini et
-tout puissant, créant expressément des êtres
-voués à la douleur éternelle. Nulle illusion n’était
-laissée aux hommes ni sur eux-mêmes ni sur
-le maître de leurs âmes. Tout effort vers le bien
-était inutile ; une longue vie de dévouement et
-de foi était nulle devant le nouveau Baal. Ceux
-qui devaient être dévorés, Dieu les avait choisis
-et marqués de toute éternité.</p>
-
-<p>Rien ne blesse un homme civilisé comme la négation
-de son libre arbitre. La science elle-même
-échouera à détruire cette notion que l’humanité
-juge essentielle. Quand les hommes se croyaient
-destinés à la vie éternelle, la question était bien
-plus importante. Les Jésuites, prenant le parti
-de la liberté, ne faisaient que se ranger à l’opinion
-commune. Si Pascal n’eût pas fait dévier
-la polémique vers les cas de conscience et le casuisme,
-il était vaincu, malgré qu’il eût beaucoup
-plus d’esprit que le P. Nouet. Tout le monde
-était à peu près d’accord en France pour admettre
-que la grâce suffisante n’est refusée à personne,
-que le Christ est mort pour tous les hommes
-et que le ciel est ouvert à toutes les bonnes
-volontés. Cette religion modérée est compatible
-avec la civilisation ; elle peut devenir aimable,
-si le clergé est fin et doux. A la porte fermée du
-calvinisme, les Jésuites avaient depuis longtemps
-opposé la porte ouverte et, de la naissance à
-cette porte bienheureuse, étendu pour les âmes
-délicates un beau tapis. La voie douloureuse
-était devenue <i>le chemin de velours</i>.</p>
-
-
-<h3 id="p1ch4" title="IV. La Philosophie des Jésuites.">IV</h3>
-
-<p><span class="sc">La Philosophie des Jésuites.</span> — Elle se résume
-bien dans le titre de l’ouvrage du P. de Sarrasa,
-<i>l’Art de se tranquilliser dans tous les événements
-de la vie</i><a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. L’intérieur du tome n’est
-pas moins édifiant : « Pour parvenir à une joye
-constante et durable, il faut faire choix d’un
-chemin que l’on puisse faire avec plaisir. Il
-faut bien se garder de donner dans des détours
-et dans des voyes épineuses, qui répandent du
-désagrément sur le voyage que l’on doit faire
-pour arriver au pays de la joye… » Et il nous
-sert l’exemple du marin qui, s’il n’a échappé
-qu’avec peine à la tempête, se réjouit sans doute
-d’être arrivé au port, mais garde en son bonheur
-présent l’amertume d’un fâcheux souvenir.
-« De là je conclus que, pour rendre notre joye
-durable, nous devons choisir des moyens auxquels
-un certain contentement soit attaché<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. »
-Voilà bien la philosophie des Jésuites : le chemin
-de velours.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> On suit l’édition française de Strasbourg, 1752. Sarrasa
-était un Espagnol des Flandres, né à Nieuport en 1618. Son
-livre parut en 1664, à Anvers, chez Jean Meursius, sous ce
-vrai titre qui a été médiocrement traduit : <i lang="la" xml:lang="la">Ars semper gaudendi</i>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Page 7.</p>
-</div>
-<p>Sarrasa n’est point sot d’ailleurs. Il sait que
-tels qui feignent de fuir les plaisirs ont avec
-eux des rendez-vous secrets. « Ceux qui de jour
-paraissent les plus chastes et les plus remplis de
-pudeur sont de nuit, quand personne ne les
-voit, les plus impudiques et courent après toutes
-les voluptés auxquelles le jour n’est pas favorable<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. »
-Il n’est dupe de rien, pas même des
-scrupules de conscience, leur attribuant une origine
-purement physique : « Si la mauvaise
-constitution du sang cause des scrupules, il
-faut la rendre plus fluide. C’est par là qu’on ôte
-la nourriture aux scrupules. Nous n’avons pas
-besoin de donner ici les remèdes qui sont bons
-à cela. Ce serait empiéter sur les droits de mes
-sieurs les médecins. » Il déconseille le jeûne, les
-mortifications, les longues veillées de prières.
-« L’estomac vide, dit-il prestement, cause dans
-les scrupuleux le même effet que la bourse vide
-cause dans les autres. L’un et l’autre affaiblit
-l’âme et dérange l’imagination<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. » Sarrasa
-sait qu’une bonne conscience accompagne nécessairement
-une bonne santé. Ce Jésuite s’intéresserait
-aujourd’hui à la psychophysiologie. Il
-aurait suivi le cours de M. Ribot au collège de
-France.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Page 228.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Page 369.</p>
-</div>
-<p>C’est d’ailleurs un médiocre. Il n’en est peut-être
-que plus représentatif. On ne verrait pas
-bien au contraire par quel moyen rattacher Baltasar
-Gracian à l’esprit jésuite, s’il n’avait, lui
-aussi, étendu sous nos pieds un tapis fleuri et
-doux. Voyez cet art de jouir de la vie ramassé
-en quelques lignes :</p>
-
-<p>« <i>Ne point vivre à la haste.</i> — Savoir partager
-son temps, c’est savoir jouir de la vie. Il
-reste beaucoup de vie à plusieurs, mais la félicité
-de la vie leur manque. Ils gaspillent les plaisirs
-(car ils n’en jouissent pas), et quand ils ont
-été bien avant, ils voudraient pouvoir retourner
-en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui
-ajoutent à la course précipitée du temps l’impétuosité
-de leur esprit. Ils voudraient dévorer en
-un jour ce qu’ils pourraient à peine digérer en
-toute leur vie. Ils vivent dans les plaisirs comme
-gens qui les veulent tous goûter par avance. Ils
-mangent les années à venir, et comme ils font
-tout à la haste, ils ont bientôt tout fait. Le désir
-même de savoir doit être modéré pour ne pas
-savoir imparfaitement les choses. Il y a plus de
-jours que de prospérité. Haste-toi de faire et
-jouis à loisir. Les affaires valent mieux faites qu’à
-faire et le contentement qui dure est meilleur
-que celui qui finit<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. »</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> <i>L’Homme de Cour</i>, traduction Amelot de la Houssaye, maxime
-CLXXIV. — Il n’y a pas d’ouvrage de Baltasar Gracian
-ainsi appelé. Amelot a réuni sous ce titre les maximes de l’<i lang="es" xml:lang="es">Oraculo
-Manual y Arte de Prudencia</i> à quelques fragments du
-<i lang="es" xml:lang="es">Heroe</i> et du <i lang="es" xml:lang="es">Discreto</i>.</p>
-</div>
-<p>Ce fragment appartient bien à la philosophie
-des Jésuites. Baltasar Gracian est un grand
-écrivain, quelque chose peut-être comme le Machiavel
-de la vie pratique. Il abonde en maximes
-serrées, nettes, tranchantes :</p>
-
-<p>« Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est
-l’adorateur.</p>
-
-<p>« Il n’y a pas de plus grande seigneurie que
-celle de soi-même. »</p>
-
-<p>Il est dur, hautain, ironique. Voici quelque
-chose de si fort qu’on ose à peine le transcrire,
-en un temps sentimental :</p>
-
-<p>« <i>Connaître les gens heureux, pour s’en servir,
-et les malheureux pour s’en écarter.</i> — D’ordinaire
-le malheur est un effet de la folie :
-et il n’y a point de contagion plus dangereuse
-que celle des malheureux. Il ne faut jamais
-ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient
-toujours d’autres après, et même de plus grands,
-qui sont en embuscade. La vraie science au jeu
-est de savoir <i>écarter</i>. La plus basse de la couleur
-qui tourne vaut mieux que la plus haute de la
-partie précédente. »</p>
-
-<p>Voilà, semble-t-il, un excellent commentaire
-du <i lang="la" xml:lang="la">gloria victis</i>, cette imprudente devise des
-chrétiens, des lâches et des maladroits. L’école
-de ce jésuite est celle de la dignité et de la force.
-Il est donc prudent de ne pas insister, — ne
-fût-ce que pour suivre mieux son précepte.</p>
-
-<p>L’ordre des Jésuites a compté beaucoup d’hommes
-remarquables, et peu de grands hommes.
-Cela se comprend. Quand ils ont paru, le génie
-n’était plus religieux. Les trois maîtres de l’intelligence
-au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle évoluent au-dessus
-de la religion. Ni Érasme, ni Rabelais, ni Montaigne
-ne prirent parti dans les querelles de la
-Réforme. Cela se passait sous leurs pieds, comme
-dans les galeries d’une fourmilière. Hommes de
-foi et rien de plus, Luther et Calvin avaient les
-cervelles de leur état, cervelle de moine, cervelle
-de curé. La plupart des Jésuites ont des cervelles
-de curé ; il serait sot de s’en étonner. Ce sont des
-prêtres plus avisés que le vulgaire clerc, mais prêtres
-avant tout et bornés par leur croyance. Leur
-épanouissement est au <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle. Ils sont partout
-et fleurissent partout. A Pascal qui les calomnie
-s’oppose, en Espagne, Gracian qui les illustre.
-Aucun Janséniste de bataille, Pascal excepté,
-n’est supérieur aux polémistes de la compagnie.
-Mais les grands esprits manquent ici et là :
-Descartes n’avait pas d’opinion sur la grâce.</p>
-
-<p>Le Jésuite est un être optimiste de sa nature.
-Son but est le bonheur. Il y croit et le veut, non
-pas seulement après la mort, mais aujourd’hui
-même. Ce bonheur, qu’il poursuit et qu’il atteint,
-est le bonheur passif : n’avoir plus de volonté.
-De là l’obéissance.</p>
-
-<p>Mais ceci n’est pas nouveau. Depuis qu’il y a
-des sectes, le sectateur est un être d’obéissance.
-La constitution de tous les moines et frères d’Orient
-et d’Occident est fondée sur l’obéissance.
-Ni le sectateur ni le moine cependant ne sont
-des passifs. Le moine est souvent un révolté ;
-l’orgueil le travaille ; il souffre de ses liens plus
-que de ses privations. Il y eut des schismes de
-Franciscains, du vivant même de saint François ;
-tous les grands ordres religieux se sont coupés
-en groupes rivaux ; seuls les Jésuites sont restés
-unis et uniques. C’est qu’ils ont su transformer
-la vieille obéissance monacale et trouvé la volupté
-suprême là où les autres n’avaient senti que
-les nœuds de la corde. Le point capital de la
-psychologie du Jésuite est là.</p>
-
-<p>L’homme se figure être libre et tire de cette
-illusion de la joie et de la fierté.</p>
-
-<p>Cependant tous nos actes, quelle qu’en soit
-l’apparence, sont des actes d’obéissance. Le motif
-le plus fort l’emporte toujours. Des philosophes
-se sont imaginé que nous pouvions créer
-des motifs. Si c’est <i lang="la" xml:lang="la">ex nihilo</i>, rien de plus absurde ;
-si ces motifs sont des combinaisons de
-motifs préexistants au moment de la décision, la
-règle générale leur est applicable. Dans la combinaison
-où entrent des motifs de diverses natures,
-les motifs homogènes se grouperont nécessairement
-pour former des principes déterminants.
-Qu’il soit une somme, qu’il soit une
-unité, que les poids soient d’un bloc ou en poudre,
-le plateau qu’il écrase cède. Il détermine
-parce qu’il doit déterminer. Il se fait obéir parce
-qu’il est le plus fort. Toute la psychologie se
-réduit au principe d’identité et tous les raisonnements
-à la formule : a = a.</p>
-
-<p>Nous n’avons donc pas besoin de prononcer
-de vœux pour vivre dans l’obéissance. C’est
-notre état naturel. Mais celui même qui n’est pas
-dupe de l’illusion générale est dupe de l’illusion
-personnelle. Il est rare que l’acte soit déterminé
-instantanément, sans conflit ; qu’il y ait un seul
-motif, ou, parmi d’autres, un motif assez puissant
-pour écraser aussitôt tous les autres, assez
-éclatant pour les éclipser dans la seconde. Les
-conflits sont la règle ; tant qu’ils durent, nous
-jouissons de l’angoisse et du plaisir, selon les
-tempéraments, d’avoir à prendre une décision.
-L’angoisse est sans doute un signe de dégénérescence ;
-le plaisir, un signe de santé. Il n’y a pas
-de cas de conscience pour un esprit normal, ni
-d’idée de devoir, ni de remords, autant de tares
-ou de fêlures. Plus la décision se fait attendre,
-plus l’état devient désagréable et plus l’esprit est
-malsain : mais aussi plus est vive l’illusion de
-la liberté. L’idée du libre arbitre est essentiellement
-une idée de malade. Une intelligence bien
-portante n’a pas le temps de tirer du conflit une
-telle conclusion ; c’est la besogne des valétudinaires.</p>
-
-<p>Cela, nous le sommes tous plus ou moins ; et
-les moins malades vivent encore malaises, opprimés
-par une religion étrangère à leur race. Tous
-les efforts des Européens pour adapter à leur
-organisme les dogmes chrétiens ont été inutiles.
-Même sous la forme romaine, la moins dangereuse,
-ils restent un obstacle à la force, c’est-à-dire
-à la beauté de la vie. Le christianisme est
-une machine à donner des remords, parce que
-c’est une machine à diminuer la souplesse et à
-refréner la spontanéité des réactions vitales. On
-peut parler objectivement du christianisme,
-puisque c’est une des religions qui sont pratiquées
-par des races étrangères à leur naissance.
-Et c’est même la seule qui, rejetée comme impraticable
-par ses créateurs, ait en même temps
-trouvé du crédit dans le monde. Quel triomphe
-pour les Juifs d’avoir forgé pour la multitude
-des Philistins un pareil instrument de dégénérescence !
-Il est vrai qu’ils ne le firent pas exprès ;
-mais les grandes choses ne sont jamais le fruit
-de la volonté consciente. L’invention, fort curieuse,
-et qui a réussi, doit donc rester à leur
-honneur.</p>
-
-<p>Partout où les Protestants ont eu le dessous
-en Europe dans leurs tentatives de réaction
-évangélique, ils se sont réclamés de ce qu’ils
-nomment la tolérance. Leur argument est que la
-religion serait un fait de conscience. Son domaine
-serait l’intimité. On croit comme on aime et
-l’homme n’est point coupable des mouvements
-de son cœur. Cette déclaration peut être vraie,
-relativement à notre état sentimental ; mais si
-l’on cherchait une preuve de la fausseté, c’est-à-dire
-de l’illogisme du christianisme, elle la fournirait
-par la même occasion. Loin d’appartenir
-au domaine de la conscience, la vraie religion
-est un fait purement social, purement extérieur.
-Les processions, les chants, les jonchées de
-fleurs, tout ce qui est fête, joie et prodigalité,
-voilà les formes de la religion normale. Le reste
-est plaisir morose et passe-temps de malade. La
-prière même doit être publique et sa manifestation
-la plus saine est le don et l’ex-voto. Quand
-une religion est professée par la race qui la créa,
-elle est sociale au même degré que toutes les
-autres coutumes ; elle ne compte pas plus d’hérétiques
-que n’en comptent les usages nuptiaux
-ou mortuaires. Mais si c’est un apport de conquérants
-ou de missionnaires, tôt ou tard les
-hérédités soumises se révoltent. Ce n’est pas la
-conscience, c’est la chair qui regimbe, sur les
-bords de la Seine, contre un dogmatisme venu
-de Jérusalem. A la moindre défaillance du clergé
-le rire gagne les fidèles, ou la colère ; on se demande
-les uns aux autres : Pourquoi ? Des
-espérances particulières, douteuses ou timorées,
-donnent naissance à toutes sortes de petites
-hérésies ; la religion intérieure est créée, et
-inaugurée la période de dissolution religieuse.</p>
-
-<p>En devenant intérieure et individuelle, la religion
-suscite dans les esprits une inquiétude
-particulière, le scrupule. Toute maladie appelle
-des spécialistes. Quand il porte sur la croyance,
-le scrupule est soigné par le théologien ; quand
-il s’attaque aux actes, on a recours au casuiste.
-Les Jésuites surgirent au bon moment pour devenir
-les médecins et les chirurgiens de la maladie
-religieuse.</p>
-
-<p>Mais ces médecins se recrutaient parmi les
-hommes les plus malades, les plus hésitants et
-les plus scrupuleux, les plus religieux. Avant de
-soigner les autres, ils avaient besoin d’un remède
-énergique. Ignace de Loyola vint et leur
-offrit l’obéissance passive, le <i lang="la" xml:lang="la">perinde ac cadaver</i>.
-Ce philtre sauva des milliers d’hommes valeureux
-auxquels il ne manquait pour agir que l’impulsion
-d’une volonté. Témoins de la lutte que se
-livraient en eux-mêmes des motifs contradictoires,
-ils se sentaient impuissants à susciter un
-vainqueur. En abdiquant ce soin, en acceptant
-comme principe un mobile extérieur à leur conscience,
-n’ayant plus qu’à obéir sans scrupule, les
-scrupuleux furent des hommes d’action.</p>
-
-<p>Quel homme extraordinaire que ce Loyola,
-quel créateur d’énergie, et quel génie psychologique !
-Nul avant lui n’a compris, et nul peut-être
-depuis, que ce qui fait la faiblesse de l’homme,
-c’est sa volonté propre. Un homme sans
-volonté, s’il est bien portant et de moyenne intelligence,
-est apte à presque toutes les besognes,
-à presque tous les emplois. Dans une race, tous
-les individus sont égaux comme instruments, et
-les plus mauvais sont encore capables d’un bon
-service. La tare est la conscience qui crée l’indécision,
-la paresse, la gaucherie, et qui altère
-la volonté. Or, une volonté malade rend l’homme
-impropre à l’action et en fait un être dangereux
-pour soi et pour autrui. La conscience ôtée, tous
-les hommes seraient utilisables, comme les chevaux,
-comme les chiens ou les rennes. Mais l’état
-d’homme est lié à l’existence de la conscience.
-L’homme est un animal qui a le privilège de se
-regarder agir ; et plus il est ancien dans la civilisation,
-plus il est cultivé, plus il se regarde avec
-complaisance. Il semble aussi que l’intelligence,
-qui est fort variable, se maintienne dans un certain
-rapport avec la conscience psychologique,
-qui est également variable. Il ne s’agit donc pas
-d’abolir la conscience, ce qui d’ailleurs est impossible,
-mais d’éluder sa mauvaise influence.
-La conscience contamine la volonté, principe ou
-avant-coureur de l’acte ; on amputera la volonté
-propre pour greffer à sa place, dans la série,
-une volonté extérieure.</p>
-
-<p>Un homme nouveau est créé.</p>
-
-<p>Quel est son état ? Nous pouvons l’apprécier
-sans avoir vécu sous la domination du vœu
-d’obéissance. Il n’est aucun homme, si puissant
-qu’il soit, ou si volontaire, qui ne l’ait éprouvé
-parfois. Que l’on songe à la sensation des premières
-heures de chemin de fer lors d’un
-voyage entrepris sans soucis, par caprice. La
-volonté est abolie par le fait même de son inutilité
-provisoire, aucun acte n’étant permis ;
-n’ayant aucun conflit à surveiller, la conscience
-sommeille : le plaisir que nous goûtons alors est
-évidemment celui que nous donne l’absence de
-responsabilité dans le mouvement. Ce plaisir est
-pour beaucoup dans le goût des voyages ; il
-pousse même aux voyages factices, dont les chevaux
-de bois sont le type. Agir et vivre dans
-le désintéressement de celui qui n’agit pas, c’est
-peut-être le bonheur parfait.</p>
-
-<p>On s’étonne qu’il y ait en France cinquante ou
-soixante mille religieux. Si peu, cela prouve la
-force de résistance de la race et sa jeunesse. Au
-Thibet et en Mongolie, la moitié des hommes
-sont religieux ; il y a des monastères de six
-et huit mille moines. Nul opium n’est comparable
-au vœu d’obéissance ; nul esclavage d’amour
-heureux ne donne une pareille béatitude.</p>
-
-<p>Mais le Jésuite n’est ni un moine bouddhiste,
-ni même un Chartreux ; le Jésuite est un homme
-d’action. Sa volupté n’est pas celle du fumeur
-d’opium ; elle n’est pas non plus celle du passager,
-ni celle du voyageur souriant au paysage ;
-c’est plutôt celle du soldat de carrière et de
-goût, d’un soldat qui serait doux, fin, souriant,
-ferme à son devoir, d’obéissance passive, joyeuse
-et discrète.</p>
-
-<p>Pour marcher sans glisser sur le chemin de
-velours, il faut s’être libéré les épaules du fardeau
-de la volonté.</p>
-
-
-<h3 id="p1ch5" title="V. Le péché philosophique.">V</h3>
-
-<p><span class="sc">Le péché philosophique.</span> — Il ne faut jamais
-s’attendre à trouver un génie complet, un dieu.
-L’homme est un homme, c’est-à-dire un animal
-dont la seule supériorité sur les autres animaux
-est la diversité des aptitudes. Cette supériorité
-fait supposer qu’il y aura des contradictions. Le
-génie augmente une aptitude, dessèche les autres.
-Pascal, génie de science, de rigidité, de
-raisonnement, de clairvoyance logique, devient,
-s’il aborde la théologie, construction de subtilité,
-le plus morose des fanatiques. Sa théologie
-s’enchaîne comme la géométrie. Le malheureux,
-dans la droiture de sa logique, traite selon les
-principes d’Euclide une matière variable, obscure,
-modelée sur la psychologie instable des
-hommes.</p>
-
-<p>A ses coups de boutoir, le Jésuite biaise.
-Comment ferait-il ? Il est en l’air, mal appuyé,
-mal en défense, armé d’une épée de hasard, — contre
-un adversaire emmuré dans la cotte de
-mailles du syllogisme, ferme sur ses étriers, mobile,
-porté çà et là soudain par la fougue de son
-cheval, Mauvaise-Foi, et pointant Donc, sa lance
-de douze coudées.</p>
-
-<p>Mettons que Pascal s’amuse. Il joue au chat
-et à la souris. A chaque partie de jeu, il croque
-un Jésuite, pour finir. Il le croque, si nous le
-permettons. Je crois bien qu’il en est des <i>Provinciales</i>
-comme de la plupart des anciens livres
-célèbres ; on les admire de confiance et on s’y
-amuse par prétérition.</p>
-
-<p>« Nous soutenons donc, dit le Jésuite (IV<sup>e</sup> Lettre),
-comme un principe indubitable « qu’une
-action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne
-nous donne, avant que de la commettre, la connaissance
-du mal, qui y est, et une inspiration
-qui nous excite à l’éviter. » M’entendez-vous
-maintenant ?</p>
-
-<p>« Étonné d’un tel discours… » C’est Pascal
-qui reprend, mais c’est nous qui sommes étonnés,
-car la sentence du Jésuite est des plus nobles
-et des plus humaines. Elle équivaut à dire
-que, pour être coupable, il faut avoir agi avec
-discernement, avec la conscience de violer une
-loi morale, une loi divine, une loi civile. Mais
-Pascal pense en géomètre ; il sépare l’acte de
-l’acteur, juge que, tracé de travers par un aveugle
-ou par un voyant, le cercle n’en est pas
-moins déformé. Il faut refaire la figure, mais
-d’abord couper la main malhabile, afin de parer
-à de futures erreurs.</p>
-
-<p>Cette quatrième <i>Provinciale</i>, si elle n’était lugubre,
-serait bête comme une parade de Tabarin.
-Quelle humiliation pour l’esprit humain de
-voir un Pascal tombé si bas que d’être obligé,
-pour triompher, d’imaginer un adversaire stupide !
-Mais le Jésuite obtus, qui tremble sous la
-grande lance, dès qu’il parle, on est de son avis.
-Il ne croit pas, cet homme simple, que le Dieu
-qu’il sert veuille condamner les coupables sans
-les entendre, ni qu’il y ait des coupables là où
-il y a des ignorants et des pauvres d’esprit.</p>
-
-<p>Qu’elle est démodée, cette ironie chrétienne
-des <i>Provinciales</i> ! Par exemple (Lettre IV<sup>e</sup>) :</p>
-
-<p>« Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi
-les gens ! Les autres apprennent à guérir les
-âmes par des austérités pénibles ; mais vous
-montrez que celles qu’on aurait crues le plus
-désespérément malades se portent bien. O la
-bonne voie pour être heureux en ce monde et
-en l’autre ! J’avais toujours pensé qu’on péchait
-d’autant plus qu’on pensait moins à Dieu ; mais,
-à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois
-sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses
-deviennent pures pour l’avenir. »</p>
-
-<p>Otez l’ironie, et ce morceau est parfait. Mais
-ôter l’ironie, c’est prendre l’envers de la pensée
-de Pascal. On obtient du Nietzsche :</p>
-
-<p>« Quand on a pu gagner une fois sur soi de
-ne plus penser du tout à Dieu, toutes choses
-deviennent pures pour l’avenir. » Ainsi parlait
-Zarathoustra.</p>
-
-<p>Le péché par ignorance, atténué ou effacé,
-c’est ce que l’on a raillé longtemps sous le nom
-de « péché philosophique ». Les ennemis des
-Jésuites y trouvent encore un bon prétexte à
-d’hypocrites indignations ; cependant que, reprenant
-les principes méprisés de Suarez et d’Escobar,
-ils donnent à l’ignorance invincible le nom
-plus nouveau et moins pur d’irresponsabilité.</p>
-
-<p>Transporté dans le domaine des codes, le
-péché philosophique n’est autre chose que le
-crime ou le délit perpétré avec inconscience ou
-demi-conscience.</p>
-
-<p>Les Jésuites ne croyaient guère à la responsabilité
-du pécheur ; pas plus que le philosophe
-d’aujourd’hui ne croit à la responsabilité du
-criminel. Mais le théologien pouvait excuser le
-pécheur et l’absoudre, ce que le philosophe ne
-peut conseiller à la loi envers le criminel. Les
-conclusions diffèrent ; les principes sont les
-mêmes.</p>
-
-<p>Il serait bien étonnant que, pendant deux ou
-trois siècles, des centaines d’hommes d’étude
-eussent remué toute la psychologie du pécheur
-sans en tirer quelques idées neuves et justes. Les
-Jésuites ont fait en ce domaine beaucoup de petites
-découvertes. Une des meilleures fut précisément
-celle de l’ignorance invincible. Établir
-l’irresponsabilité morale de l’homme, à l’heure
-même où l’on donnait une volonté aux bêtes, où
-les fables propageaient la vieille légende de leur
-supériorité, à l’heure où l’on faisait encore des
-procès criminels aux animaux nuisibles, excommuniés
-par les évêques, proclamer qu’en beaucoup
-de cas il peut y avoir péché ou délit sans
-coupable, ce fut un acte d’audace intellectuelle et
-de probité scientifique.</p>
-
-<p>L’axiome théologique du P. de Rhodez « que
-le péché ne saurait être plus grand que la conscience
-ne le dicte », ce serait peut-être un bon
-point de départ pour une discussion philosophique
-sur la Loi. On arriverait, il semble, à cette
-conclusion, que, loin de proclamer tous les
-hommes égaux devant elle, il faudrait dire : « Les
-hommes sont inégalement responsables devant
-la loi. » C’est d’ailleurs le principe des circonstances
-atténuantes, de l’excuse, de la loi de
-sursis. Mais les Jésuites allaient bien plus loin,
-jusqu’à dire que la loi morale doit se désintéresser
-des cas inguérissables, des consciences invinciblement
-obscures. Comme ils partent de
-l’observation, de l’examen critique de la vie, ils
-ne se trompent presque jamais. Ceux qui parlent
-de la loi, de l’impératif, de l’absolu, les aprioristes
-en un mot, se trompent presque toujours
-et si leur dogme coïncide avec la réalité, c’est
-par hasard, et parce que tout arrive.</p>
-
-<p>La multiplicité des cas de conscience discutés
-par les casuistes montre clairement qu’à leur
-idée il y a autant de morales que d’individus ou
-du moins que de groupes de caractères ou de
-tempéraments. La morale vulgaire, chrétienne
-(puisqu’il n’en est pas d’autre), est un frein que
-l’on serre indifféremment aux montées et aux
-descentes. Quelques-uns s’en trouvent assurés ;
-d’autres paralysés. Les victimes du vice ne
-sont peut-être pas plus nombreuses que les victimes
-de la vertu. Mais cette idée de vertu, quelle
-bulle ! N’est-il pas clair qu’un accès de colère
-serait pour un flegmatique un acte de vertu, c’est-à-dire
-de réaction, et pareillement un acte de
-débauche, pour un frigide ? Et tout au contraire
-la tempérance sera l’effort et la vertu des fougueux,
-mais des fougueux seuls. Voilà le double
-point de vue, avec ses nuances et combinaisons
-comme à une rose des vents, pour regarder les
-actes humains et en juger. La morale abstraite
-est rétrograde ; elle rejette les hommes d’aujourd’hui
-vers l’imitation d’un caractère ancien. Parce
-qu’un charpentier de Judée, tout de rêves et
-de paroles, fuyait les femmes ou ne les voulait
-que servantes, on a imaginé que l’amour est un
-crime ; et parce qu’il vivait en parasite, que l’argent
-est mauvais ; et parce qu’il était humble
-d’origine, que l’orgueil de race et de famille est
-ridicule ; et ainsi, il y a les sept péchés capitaux
-que d’autres appellent maintenant les sept vertus
-théologales, et réciproquement. Mais il ne
-faut pas créer par esprit de contradiction un
-absolu antinomique à l’absolu chrétien. Il n’y a
-que des accidents. Il y a des cas de conscience ;
-il n’y a pas de morale ; il a des maladies, et
-quelques remèdes.</p>
-
-
-<h3 id="p1ch6" title="VI. Pascal et la Science.">VI</h3>
-
-<p><span class="sc">Pascal et la Science.</span> — Pascal n’était pas
-destiné à la dévotion. Mais dès qu’il y fut entré,
-sa logique le poussa aux extrêmes. « Sa sœur,
-dit Tallemant, religieuse à Port-Royal de Paris,
-lui donna de la familiarité avec les Jansénistes :
-il le devint lui-même. » Comme Pascal, Jacqueline
-était une précoce. Dès douze ans elle faisait
-des vers ; elle jouait la comédie, et très fûtée.
-<i>Le Prince déguisé</i>, de Scudéry, où elle brilla
-devant Richelieu, lui valut la grâce de son père.
-Le cardinal la prit sur ses genoux, lui disant :
-« Tu es trop aimable, on ne peut rien te refuser. »
-Pascal avait alors onze ans. Euclide allait
-lui tomber sous la main. Il lut et il comprit.
-C’est là le miracle ; mais il ne découvrit pas la
-géométrie, comme l’enseigne la légende. Le
-Pailleur, qui reçut la confidence de la stupeur
-d’Étienne Pascal, était mathématicien et débauché,
-homme intègre d’ailleurs. On voit le milieu.
-Il est honnête sans rigidité.</p>
-
-<p>Les Arnauld étaient plus singuliers. Robert,
-M. d’Andilly, était médiocre en tout, sauf en
-amour. Sa femme a conté leurs nuits, d’où Tallemant
-suppose qu’elle n’a pu les conter qu’à
-un galant : « Cet homme (M. d’Andilly) était
-un des plus grands abatteurs de bois qu’on pût
-trouver, mais il faisait cela de la façon la plus
-incommode du monde. Il la poussait la nuit,
-« <i>Cataut ! Cataut !</i> », la réveillait en lui disant :
-« C’est pour l’acquit de ma conscience. » Puis,
-avant que d’en venir plus avant, il faisait une
-prière à Dieu, pour sanctifier l’œuvre de la chair,
-et cela le prenait quelquefois six ou sept fois en
-une nuit<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. » La pauvre femme en mourut.
-M. d’Andilly, empêché de courir par ses principes
-religieux, devint « frôleur » ; « il allait voir les
-femmes et les embrassait charitablement un gros
-quart d’heure. » Il était brusque et même brutal,
-donnait des coups de poing en parlant. Voilà
-un des fondateurs du Jansénisme. Il se jeta à la
-macération par terreur de l’enfer.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <span class="sc">Tallemant</span>, 2<sup>e</sup> édit. de Monmerqué, IV, 68.</p>
-</div>
-<p>Antoine, dont le surnom qui en fait le Grand
-Arnauld semble une dérision, avait une tête
-scolastique. C’était un fort disputeur ; tout lui
-était bon : la logique, la grammaire, la théologie,
-la philosophie, la science, la galanterie. Il
-attaqua en même temps les Jésuites et les Protestants ;
-mais sa grande haine était pour les
-novateurs. La science l’importunait. Après avoir
-vilipendé Descartes, Huygens et Malebranche,
-il s’attaqua à Pascal, mais par la douceur. Il
-tendit des filets onctueux. Pascal englué, il le travailla,
-l’amollit, lui enleva sa foi en l’intelligence
-et sa confiance dans la volonté. Tout aux mains
-d’Arnauld et de Dieu, Pascal en arriva à se reprocher
-comme du temps perdu les rares instants
-que, dans une poussée de son génie, il
-donnait encore à la science ! Le Jansénisme ne
-serait qu’un accident dans l’histoire des aberrations
-humaines s’il n’avait dévoré une si belle
-proie. Mais cela compte d’avoir réduit à l’état de
-diseur de chapelets le plus bel esprit scientifique
-du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle. Cette victoire ne permet pas
-qu’on oublie Port-Royal.</p>
-
-<p>Comme il faut du ridicule au début de toutes
-les hérésies ; comme, pour décider Luther, il
-faut qu’il entende un prêtre romain travestir à
-l’autel les paroles de la consécration et dire :
-<i lang="la" xml:lang="la">Panis es et panis manebis</i>, il faut, pour déterminer
-le jansénisme, la vue de la trop belle
-gorge de M<sup>me</sup> de Guéméné. Tallemant en fait le
-conte : « Voici l’origine de cette secte, qu’on appelle
-les Jansénistes, et qui fait aujourd’hui tant
-de bruit. La marquise de Sablé dit un jour à la
-princesse de Guéméné : « qu’aller au bal, avoir
-la gorge découverte et communier souvent ne
-s’accordent guère bien ensemble ; » et la princesse
-lui avant répondu que son directeur, le P.
-Nouet, jésuite, le trouvait bon, la marquise la
-pria de lui faire mettre cela par écrit, après lui
-avoir promis de ne le montrer à personne. L’autre
-lui apporta cet écrit ; mais la marquise le
-montra à Arnauld, qui fit sur cela le livre de
-<i>la Fréquente Communion</i>. » Voilà l’homme qui
-mania Pascal ; il avait de l’adresse et ce génie
-du polémiste de profiter de toute occasion.</p>
-
-<p>Pour lire <i>les Pensées</i> avec toute la douleur
-qu’elles exigent, il faut regarder Pascal au fond
-d’une basse-fosse. La foi le mure mieux que des
-pierres et le détient mieux que des chaînes ; la
-foi lui cache le jour, lui refuse l’air. Il devient à
-moitié fou ; la terre s’ouvre devant lui et il voit
-sortir de la fente des flammes et des diables.
-Les amulettes vulgaires de l’Église ne lui suffisent
-pas ; il lui en faut de particulières pour rassurer
-son tremblement. Arnauld, avec la bêtise
-du fanatique, juge que son œuvre est bonne, et
-sourit. Pascal subit ce sourire ; il l’aime ; c’est sa
-seule lumière. Sous cet encouragement, il tente
-une apologie du christianisme. On croit trouver
-dans <i>les Pensées</i>, à côté des raisons du chrétien,
-les traces d’une raison très libre. C’est une illusion.
-Tout ce qui supporte cette interprétation
-n’est qu’objection provisoire ou ironie. Pas une
-ligne, si l’on veut respecter le Pascal chrétien,
-ne doit se retourner contre la citadelle qu’il défend.
-Tout ce qui est demeuré de l’apologie interrompue
-attaque le libre examen, la liberté, la
-nature, la science. En lisant, souvenez-vous que
-celui qui a écrit votre lecture croyait sans défaillance
-à Dieu, à l’âme, à l’enfer, au ciel, à la prédestination,
-à l’inutilité des œuvres, à la grâce
-nécessitante. S’il vous dit : « Vérité en deçà des
-Pyrénées, erreur au delà, » il n’allègue que les
-vérités humaines qu’il méprise et qui ne sont
-pour lui que des erreurs ; car il croit à la Vérité,
-à l’absolu, à la prédestination, au ciel et à l’enfer.
-Ce n’est pas un homme qui se construit des
-preuves en rempart contre les assauts du doute.
-Il est assuré, il a la foi. Sa seule inquiétude,
-c’est de savoir s’il a la grâce ; s’il avait la
-grâce, tout lui serait égal, parce que la grâce,
-dès qu’elle est, elle est toujours nécessitante.</p>
-
-<p>Mais s’il était permis de repousser le registre
-de l’ironie, de transposer, selon le mode naturel,
-ces profondes mélodies philosophiques ! S’il
-était permis de considérer les objections comme
-des aveux de l’inconscient ! Et enfin, si l’on osait
-rejeter de ces pages tout le dogme et tout l’amour,
-toutes ces effusions qui montent vers
-rien, toute cette théologie qui tourne en procession
-autour du néant ! Une telle œuvre ne serait
-plus l’œuvre du Pascal chrétien, du prisonnier
-d’Arnauld. Peut-être serait-elle l’œuvre du Pascal
-vrai, du fils sévère de Montaigne, du frère
-intellectuel de Descartes ? On a imaginé un recueil
-arbitraire qui s’appelle <i>Montaigne chrétien</i>.
-Cela nous paraît bouffon, parce que Montaigne
-n’était pas chrétien, et aussi parce que le christianisme
-ne manque vraiment pas d’apologistes.
-Un Pascal philosophe serait moins absurde, parce
-que <i>les Pensées</i> sont l’œuvre d’un converti, d’un
-déchu, et que l’on peut supposer sous la couche
-chrétienne un granit originel. Décrépir <i>les Pensées</i>,
-ce serait peut-être ôter le badigeon qui
-recouvre des pierres sculptées. On verrait ce que
-Pascal aurait pensé si, au lieu de se retirer à
-Port-Royal, il avait été rejoindre Descartes en
-Hollande.</p>
-
-<p>La conversion de Pascal ne fut pas un calcul.
-Il montra toujours une grande droiture, même
-dans <i>les Provinciales</i>, dont les mensonges sont
-imputables aux seuls Jansénistes. Le P. Daniel
-l’a reconnu volontiers<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> et les manuscrits de
-Tallemant sont venus confirmer le fait<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a> :
-« Ces Messieurs de Port-Royal lui donnaient la
-matière et il la disposait à sa fantaisie. » Si
-cela avait été un calcul, il n’aurait pas été mauvais,
-au point de vue du monde. La conversion
-de Pascal tourmenta son génie et augmenta sa
-réputation. Les Jansénistes, sûrs qu’il leur appartenait
-et qu’il ne recommencerait pas, vantèrent
-sa précocité jusqu’au ridicule. L’histoire de
-l’invention de la géométrie faisait rire ceux qui
-savent ce que c’est que la géométrie. Descartes lui
-contestait la découverte de la pesanteur de l’air,
-assurant que l’expérience du Puy-de-Dôme n’avait
-été faite que sur ses propres indications
-et à sa prière. Port-Royal soigna la gloire de
-son protégé et c’est peut-être à cause de Pascal
-qu’Arnauld imagina de quereller Descartes.
-C’était l’enfant d’adoption d’une secte assez
-puissante pour résister au pape et soutenue par
-tout le protestantisme étranger. Il y a là-dessus
-une bien jolie anecdote dans le P. Daniel<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>.
-Comme on s’étonnait, dans une société, de la
-fable de la géométrie, quelqu’un dit « que c’était
-encore très peu de chose que cette hyperbole,
-quelque outrée qu’elle parût, pour reconnoître
-les obligations qu’ils lui avoient pour les Lettres
-au Provincial. Tout le monde en demeura d’accord ;
-et on avoua qu’on ne pouvoit pas païer en
-meilleure monnoie les services que M. P… avoit
-rendus à ces Messieurs ». Je sais bien que le P.
-Daniel est suspect<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a> ; mais il ne l’est pas plus
-que « ces Messieurs ». Pascal d’ailleurs méprisait
-la gloire. Toutes ces querelles passaient au-dessus
-de sa tête. Pendant ce temps-là, prosterné
-aux pieds du crucifix, il « s’abêtissait ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Voyage dans le monde de Descartes</i>. Éd. de la Haye, 1739,
-p. 183.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <i>Loc. cit.</i></p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> <i>Loc. cit.</i></p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Son livre est toutefois bien curieux et l’un des meilleurs
-exposés du cartésianisme total.</p>
-</div>
-
-<h3 id="p1ch7" title="VII. Les casuistes et la morale expérimentale.">VII</h3>
-
-<p><span class="sc">Les casuistes et la morale expérimentale.</span> — Le
-protestantisme est une réaction chrétienne
-contre la liberté de vivre, condition essentielle
-de la liberté de penser. Pascal a donc
-séduit les protestants. Ils ont cru qu’il apportait
-plus de christianisme. Si cela est vrai, et si les
-Jésuites, au contraire, représentaient moins de
-christianisme, ce sont les Jésuites dont un esprit
-sain devrait se faire le champion. Mais cela n’est
-pas sûr. Les Jésuites sont tout aussi chrétiens
-que les Jansénistes, mais moins durement et
-avec plus de lumières. La partialité des protestants
-a une autre cause, et fort juste : c’est que
-les Jésuites ont préservé le monde latin du fléau
-de la Réforme. Maintenant qu’ils ne sont plus
-bons à rien et qu’ils se sont protestantisés comme
-le reste du clergé catholique, on peut leur rendre
-cette justice sans avoir l’air de les flatter.
-Tout en frondant Rome, Port-Royal restait fort
-attaché au pape. La sympathie des protestants
-fut indirecte ; elle s’attacha aux Jansénistes, en
-haine des Jésuites. Et cela continue, à un moment
-où, devant l’ironie supérieure de la science,
-toutes les croyances religieuses sont égales, et
-tous les dogmes. Un protestant libéral ne peut
-pas s’imaginer à quel point, vu à la lumière du
-laboratoire, il est identique au Jésuite ou au
-Capucin. L’analyse révèle une surprenante parité
-de matières grises et la même population
-cérébrale : décalogue commun, métaphysique
-commune, entités mâles et femelles procréant
-les mêmes superstitions morales. Une critique
-générale du christianisme distinguerait à peine de
-passagères variétés entre les frères de la grande
-famille, si on n’était obligé de remarquer les
-antipathies qui les divisent et qui les classent.</p>
-
-<p>Ceci est un point de départ pour une étude
-plus profonde. Il faut renforcer les microscopes,
-et les réactifs. Alors on découvre que les superstitions
-morales des deux clans évoluent selon
-des principes contradictoires, l’abstrait et le
-concret. La morale du christianisme pur, protestantisme
-ou jansénisme, repose tout entière sur
-l’abstraction ; la morale du christianisme mitigé,
-la morale du catholicisme, partie des mêmes
-principes, s’est modifiée libéralement selon les
-ressources de la méthode expérimentale.</p>
-
-<p>Sans doute son origine, qui est un commandement
-divin, a restreint le champ d’évolution ;
-elle n’a pu se mouvoir que selon une piste fermée.
-Partie de Dieu, elle revient à Dieu. Mais
-entre les deux bornes, elle a divagué avec une
-certaine élégance.</p>
-
-<p>Il y avait au <small>XV</small><sup>e</sup> siècle un astronome nommé
-Regiomontanus, qui savait tout ce que l’on pouvait
-savoir de son temps ; et cela différait peu
-de ce que l’on sait aujourd’hui. Mais il ignorait
-ou voulait ignorer le point capital de l’Astronomie.
-Il plantait la terre au milieu du monde, ce
-qui rendait ses admirables calculs d’une effroyable
-complexité. Si, à la place de la terre, il
-eût fixé le soleil, ses courbes se redressaient, ses
-nœuds se dénouaient, ses orbites se désenchevêtraient.
-Il ne put ou il n’osa. Les casuistes de
-la compagnie de Jésus me font toujours penser
-à Regiomontanus. Ils se sont bien doutés que
-la morale est une science fort aléatoire et toute
-relative ; mais ils n’ont jamais osé laisser leurs
-doutes affaiblir leurs principes. Ils posent d’abord
-le précepte : la terre est le centre du monde.
-Puis ils raisonnent comme s’il n’y avait pas de
-centre, ou comme si le centre du monde et de
-la morale se déplaçait sans cesse au gré des passions
-ou des milieux humains. Le Jésuite espagnol
-absout le duel et le Jésuite français le condamne.
-Vérité en deçà, erreur au delà. La maxime
-de Pascal montre la corde de son ironie
-pour en fouetter les Jésuites. Mais Pascal n’a
-pas eu le dernier mot, et son châtiment est
-qu’on lui fasse gloire de l’aphorisme pyrrhonien
-dont il cinglait ses adversaires. Deux siècles de
-main-mise protestante sur notre histoire, notre
-littérature, notre morale traditionnelle ne nous
-empêcheront pas de dire très nettement notre
-pensée à la face des imbéciles et des fanatiques ;
-et si c’est Escobar lui-même qui défend la liberté
-de la vie, nous ne rirons plus d’Escobar.</p>
-
-<p>Un publiciste qui batailla contre les Jésuites<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>,
-Charles Sauvestre, a très bien vu que,
-dans leur morale, il n’y a presque plus rien d’évangélique.
-Cette morale, qui nie la morale absolue,
-n’est autre chose qu’une suite de conseils critiques
-pour toutes les circonstances de la vie.
-Plus de principes, dirait-on, mais une perpétuelle
-accommodation aux événements. Ceci est
-exagéré. Comme on l’a déjà observé, jamais aucun
-casuiste n’a oublié le texte des commandements
-de Dieu ; ils les écrivent en tête de chacune
-de leurs pages. Les principes demeurent, mais
-les situations changent. Pour les appliquer à un
-cas particulier, il faut les traiter comme ces vêtements
-de famille qu’on allongeait ou qu’on repliait
-selon la taille du nouveau venu. Pour être bon
-à quelque chose, il faut qu’un principe soit maniable.
-« Tu ne voleras point. » Quoi, jamais ? — Jamais !
-Et vous voilà dans l’absurdité, car
-je vais vous citer cinquante anecdotes où vous
-reconnaîtrez que le vol fut légitime et même
-nécessaire. La morale qu’il faut violer pour vivre,
-ce n’est plus qu’un instrument de tyrannie entre
-les mains du plus fort. Il faut imaginer une accommodation
-qui la rende pratique. C’est ce que les
-Jésuites essayèrent assez gauchement, mais avec
-une bonne foi que prouve leur naïveté. En règle
-avec des principes chrétiens, ils élaborèrent des
-jugements qui ne sont que la constatation des
-coutumes morales, et plutôt qu’un code, un
-guide. Un célèbre manuel, encore réimprimé,
-porte ce titre archaïque : « Le Guide du pécheur. »
-Voilà la morale ramenée à des proportions honnêtes,
-à sa place parmi les usages mondains.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Tous les ordres religieux et le clergé séculier ont fourni
-des casuistes. Le plus célèbre, Alphonse de Liguori, n’était pas
-Jésuite ; si peu qu’il fonda un ordre rival, les Rédemptoristes.
-Lorsqu’on dit cela à la Chambre des députés, lors du grand débat
-de 1879, il y eut des « exclamations à gauche ».</p>
-</div>
-
-<h3 id="p1ch8" title="VIII. Les péchés de la chair.">VIII</h3>
-
-<p><span class="sc">Les péchés de la chair.</span> — Il n’y a guère une
-page des <i>Provinciales</i> qui n’incline un bon esprit
-à avoir de l’amitié pour les Jésuites. Puisqu’il
-s’agit de la liberté charnelle, prenons la lettre
-neuvième<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a> :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Édit. Louandre.</p>
-</div>
-<p>« Mais (dit le Jésuite) ce qui nous a donné le
-plus de peine a été de régler les conversations
-entre les hommes et les femmes : car nos pères
-sont plus réservés sur ce qui regarde la chasteté.
-Ce n’est pas qu’ils ne traitent des questions
-assez curieuses et assez indulgentes, et principalement
-pour les personnes mariées ou fiancées.
-J’appris sur cela les questions les plus extraordinaires
-qu’on puisse s’imaginer. Il m’en donna
-de quoi remplir plusieurs lettres : mais je ne
-veux pas seulement en marquer les citations,
-parce que vous faites voir mes lettres à toutes
-sortes de personnes ; et je ne voudrais pas donner
-l’occasion de cette lecture à ceux qui n’y
-chercheraient que leur divertissement.</p>
-
-<p>« La seule chose que je puisse vous marquer
-de ce qu’il me montra dans leurs livres,
-même françois, est ce que vous pouvez voir
-dans la Somme des péchés du père Bauny,
-p. 165, de certaines privautés qu’il y explique,
-pourvu qu’on dirige bien son intention, comme
-à <i>passer pour galant</i> : et vous serez surpris d’y
-trouver, p. 148, un principe de morale touchant
-le pouvoir qu’il dit que les filles ont de disposer
-de leur virginité sans leurs parents. Voici ses
-termes : « Quand cela se fait du consentement
-de la fille, quoique le père ait sujet de s’en
-plaindre, ce n’est pas néanmoins que la dite
-fille ou celui à qui elle s’est prostituée lui aient
-fait aucun tort, ou violé pour son égard la justice :
-car la fille est en possession de sa virginité,
-aussi bien que de son corps ; elle en peut
-faire ce que bon lui semble, à l’exclusion de la
-mort ou du retranchement de ses membres. »
-Jugez par là du reste…</p>
-
-<p>« Voilà tout ce que je puis dire de tout ce
-que j’entendis, et qui dura si longtemps que je
-fus obligé de prier enfin le père de changer de
-matière… »</p>
-
-<p>Voici donc les Jésuites accusés de défendre
-la liberté. Ce n’est pas la <i>Fronde</i>, ou un féministe
-hardi, ou un philosophe impie qui proclame
-les droits de la femme à disposer de son
-corps, c’est un obscur Jésuite du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle,
-c’est le P. Bauny ; mais, avec lui, c’est toute
-l’Église. Car ce fut une des gloires du christianisme,
-et l’une des plus sûres, de briser la terrible
-puissance paternelle qui faisait de chaque
-Romain un tyran et un bourreau. La domination
-des parents cesse à l’heure où fonctionne
-la conscience individuelle. Une fille a le droit de
-se marier, dès qu’elle est nubile. Ce qui constitue
-le sacrement de mariage, ce sera le consentement
-mutuel des fiancés, et cela seul. Le reste
-n’est que cérémonial. Comme Pascal se rapetisse
-et qu’il devient médiocre sous cette grandeur
-d’une loi de la nature érigée en sacrement
-par des sages qui trouvèrent ce moyen de faire
-respecter les ordres méconnus de la vie !</p>
-
-<p>Hommes d’action, les Jésuites estiment peu
-les vertus inactives, comme la chasteté ; optimistes,
-ils mettent au-dessus de tous les biens
-la conservation de l’existence. Dans son Commentaire
-sur le prophète Daniel, Cornelius a
-Lapide dit avec tact : « La chaste Suzanne a
-agi en femme héroïque ; mais, dans un tel péril
-d’infamie et de mort, elle pouvait se borner à
-tout endurer des deux vieillards sans consentir
-ni coopérer à rien intérieurement, parce que
-l’existence et la réputation valent mieux que la
-chasteté… De jeunes et chastes vierges se croient
-coupables si elles ne luttent et ne résistent de
-toutes leurs forces et par leurs cris, tandis qu’il
-suffit de détester et d’exécrer l’acte auquel on
-est forcé. » Les filles et femmes ont toujours été
-de cet avis. Elles savent que le monde, à qui
-les actes sont indifférents, n’est sensible qu’au
-scandale. Une fille à demi violée et délivrée à
-temps de son agresseur est perdue de réputation ;
-celle qui a tout subi portes closes demeure
-comme intacte. Cela revient à dire qu’entre
-deux maux, fidèle au chemin de velours, le
-Jésuite conseille de choisir le moindre. Ce n’est
-pas héroïque. Sans doute, mais l’humanité
-n’est pas faite de héros, et les héros, d’ailleurs,
-se créent leur propre morale. Il s’agit de vie
-pratique, et de mettre en garde les hommes
-contre les grands principes abstraits qui ne sont
-que des pièges où se gardent de choir ceux qui
-les formulent. Il n’est de louche aventurier qui ne
-se vante du <i lang="la" xml:lang="la">potius mori quam fœdari</i>. J’aime
-mieux cette comédienne qui, à ce propos, disait
-en souriant — tout le contraire. Mais quand le
-déshonneur est secret et qu’il s’accompagne
-d’un plaisir, il serait bien sot d’aller préférer la
-mort ou l’infamie publique. C’est ce qu’affirme
-le P. Taberna : « Une jeune fille ne pèche point
-si, dans un péril de mort ou d’infamie, elle reste
-purement passive et n’emploie point tous les
-moyens dont elle peut disposer pour chasser le
-séducteur, comme de le tuer et d’appeler le voisinage. »
-La malheureuse sera bien avancée de
-lire dans tous les journaux le récit de sa victoire
-ou d’avoir à paraître en Cour d’assises avec
-l’air qui convient à une victime modeste de l’érotisme !
-Il est difficile de trouver les casuistes
-en défaut, surtout les derniers venus, qui ont
-profité des observations antérieures et d’une
-plus large observation des mœurs. Ils connaissent
-la nature humaine, savent la puissance des
-préjugés. Ni dupes, ni hypocrites, ils ne consentent
-pas à prêcher une morale inapplicable,
-ils aiment mieux être utiles que d’acquérir par
-le facile moyen de l’écriture une réputation de
-stoïcisme et d’intégrité.</p>
-
-<p>Fort en avant sur leur temps, mais surtout
-sur le nôtre, ils défendent avec persévérance le
-droit de chacun à user et à abuser de soi-même.
-Ainsi Sanchez, quand il accepte, en son célèbre
-traité <i lang="la" xml:lang="la">De Matrimonio</i>, la légitimité de certains
-baisers hardis et précis. On sait qu’il y met
-une restriction : c’est qu’ils ne seront qu’un prélude
-et que l’acte naturel désaltérera les incendies
-de la chair. Les physiologistes, successeurs des
-casuistes, sont en général du même avis sur
-cette question secrète ; ceux qui se réservent le
-font pour des motifs où du moins la morale n’a
-rien à voir. Souvenons-nous des vers de Baudelaire.
-La morale écartée, il reste la matière
-d’une discussion peut-être gastronomique.
-Henri IV avait des goûts sauvages. Le tort des
-casuistes, ce n’est pas leur complaisance ; elle est
-fort sommaire, quoi qu’on ait dit<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> ; c’est leur
-subtilité. Le péché devient topographique. On
-se croit au jeu de l’oie (de la petite oie) : voici
-la prison, et le puits. Assis dans sa chaise de
-marbre, froid comme la pierre qui le glace,
-Sanchez discute le plan de la bataille. Il connaît
-les chemins ouverts et les chemins creux. Ici, il
-y a une belle prairie, et là un bourbier. Il est
-magnifique et serein. Il sait tout et méprise
-tout. Quand la farce érotique a épuisé ses jeux,
-il referme les rideaux sur les deux petites marionnettes
-obscènes, et sa face pâle n’est émue
-ni de dégoût, ni de pitié.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Sanchez fut censuré, pour sa sévérité, par l’Inquisition,
-organe modérateur et non de persécution systématique, comme
-on a réussi à le faire croire au public. Au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, les Jésuites,
-à propos d’un des leurs, livré au bras séculier par l’autorité
-inquisitoriale, firent publier un petit traité contre l’Inquisition,
-dont la version française a pour titre : <i>Le Manuel des Inquisiteurs</i>
-ou <i>Abrégé de l’ouvrage intitulé : <span lang="la" xml:lang="la">Directorium Inquisitorum</span>
-composé vers 1358 par Nicolas Eymeric</i>, etc., à Lisbonne,
-1761.</p>
-</div>
-<p>Alexandre Dumas, dans sa <i>Question du divorce</i>,
-s’élève, avec son hypocrisie de vieux
-viveur fourbu, contre cette tolérance délicate
-des théologiens qui veulent bien que la femme,
-étourdie et non satisfaite de la ruée brutale de
-l’homme, achève à sa guise ce qu’un contact
-égoïste et trop rude n’a fait qu’ébaucher. Que
-voilà donc encore de la morale mal placée !
-Pourquoi ne pas laisser les hommes et les femmes
-juges de leurs plaisirs et nochers de leur barque !
-Mais le casuiste ici n’est que l’écho de la plainte
-des femmes. Les hommes croient connaître les
-femmes, et cela arrive. Mais qui connaît les
-hommes ? Qui, hormis le confesseur ou le médecin,
-a entendu le gémissement de la femme toujours
-trompée ? Sa lenteur à s’émouvoir la laisse
-d’un pas en arrière, et l’homme ne tourne jamais
-la tête. Tantale, toutes les nuits, sent la caresse
-vaine d’un plaisir ironique. Il reste à la victime, — quoi ?
-Ça, l’adultère, ou le désespoir. Car on ne
-laisse pas sa froideur tranquille, la tentation revient
-avec la certitude d’un accès de fièvre ; tout
-l’organisme va être encore secoué, tordu, tendu :
-et la flèche éternellement se brise et tombe.</p>
-
-<p>Cette aventure est si commune qu’un médecin,
-il y a une vingtaine d’années, a repris la thèse
-du casuiste. Mais il place l’adjutoire avant l’acte,
-et c’est à l’homme qu’il en confie le soin<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.
-Mais dire qu’il y a des hommes à qui il faut rédiger
-de telles ordonnances ! Il y en a, et beaucoup.
-Et ce sont les meilleurs, les plus sains : la
-volupté est une création humaine, un art délicat
-où quelques-uns seulement sont aptes, comme à
-la musique ou à la peinture. La nature ne s’inquiète
-pas du plaisir ; l’acte lui suffit. Mais les
-théologiens croyaient le contraire et que la participation
-effective de la femme était indispensable
-à la fécondation<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>. De là leur condescendance.
-Cependant, si la volupté n’est pas nécessaire
-à la fécondation, et même fort inutile le
-plus souvent, elle l’est à l’intégrité du système
-nerveux. Parti d’un principe faux, le casuiste a
-trouvé une conséquence tolérable. D’ailleurs, les
-femmes demandaient l’absolution et non la permission :
-le casuiste souvent écrit sous la dictée
-de la femme.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>Petit Bréviaire de l’amour expérimental</i>, par le D<sup>r</sup> Jules
-Guyot.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> C’est encore aujourd’hui un préjugé populaire.</p>
-</div>
-<p>Il ne faut pas croire ce que disent les pamphlétaires.
-Les questions de cet ordre, et le catalogue
-en est long et fastidieux, n’ont pas été
-traitées par les casuistes « avec une complaisance
-particulière ». Elles viennent à leur rang dans
-les manuels de théologie morale, et plus d’un
-lecteur sournois aura trouvé que la place leur
-est mesurée avec parcimonie. Dans l’ouvrage
-de Sanchez sur le mariage, la discussion des cas
-érotiques tient en quelques pages noyées en deux
-énormes tomes. Et cependant, comme le dit
-Liguori, « c’est la matière la plus fréquente et la
-plus abondante de la confession ». C’est souvent
-la seule, comme c’est l’unique conversation des
-mâles vulgaires et l’unique rêve de presque
-toutes les femmes. Le théologien aborde ce chapitre
-avec le sang-froid du physiologiste qui
-entre dans la région du sixième sens. Sans doute,
-ils auraient pu, non le passer sous silence, mais
-l’abréger encore ou le restreindre à des généralités.
-Cette méthode eût été sévère, car elle aurait
-équivalu à prohiber tout ce qui est inutile à la
-fin directe du mariage, la procréation. Si la confession
-a parfois été pour les femmes une école
-de volupté, qui s’en plaindra, né en dehors du
-protestantisme ou du jansénisme ?</p>
-
-<p>Pourquoi les casuistes ont-ils étudié les cas
-de conscience de l’amour ? Mais pourquoi y a-t-il
-en vente, à cette heure, trente ou quarante ouvrages
-de médecine vulgarisatrice où les rapports
-sexuels sont examinés avec beaucoup moins de
-décence que dans Sanchez ou dans Liguori ?
-C’est qu’autrefois les hommes songeaient à leur
-salut et qu’aujourd’hui ils songent à leur santé.
-Et ils voulaient conquérir leur salut comme
-aujourd’hui conserver leur santé, sans se priver
-d’aucun de leurs plaisirs. Les casuistes les rassuraient ;
-les médecins les réconfortent. C’est en ces
-matières surtout que l’humanité entend rester
-immuable ; car elle sent bien que, guérie de ses
-vices, elle se trouverait du coup guérie de la
-vie, c’est-à-dire du plaisir de vivre.</p>
-
-<p>Il faut donc rire des sots qui prétendent trouver
-en des in-folios latins l’origine de la corruption
-de nos mœurs. L’indignation contre la
-casuistique de l’amour signale un hypocrite ou
-un coquebin. Elle ne peut être prise au sérieux
-dans un pays qui possède, avec l’Italie, la littérature
-la plus libre de l’Europe et la plus délicieusement
-érotique.</p>
-
-<p>Il y a tant d’autres questions sur lesquelles on
-pourrait se mettre d’accord pour détester les
-Jésuites ! Mais il semble qu’on ait choisi pour les
-accabler celles de leurs idées ou de leurs méthodes
-qui obtiennent nécessairement l’assentiment
-d’un esprit dénué de tout fanatisme. C’est peut-être
-que les motifs sérieux d’exclusion que l’on
-pourrait proférer contre la compagnie de Jésus
-seraient également valables contre les autres
-sectes chrétiennes. Je comprends qu’on dise
-nettement comme Nietzsche : Le christianisme,
-voilà l’ennemi. Toute autre formule est un acte
-de foi religieuse.</p>
-
-
-<h3 id="p1ch9" title="XI. La Casuistique du vol.">IX</h3>
-
-<p><span class="sc">La Casuistique du vol.</span> — « C’est un des caractères
-de la Casuistique des Jésuites, dit Paul
-Bert avec amertume, de toujours prendre parti
-pour le pécheur. »</p>
-
-<p>Il faudrait généraliser. Il n’est pas juste de
-faire honneur aux Jésuites d’une initiative qui
-appartient au christianisme lui-même. La théologie
-morale règle les rapports de l’homme avec
-Dieu ; elle est un commentaire du Décalogue et
-des articles qu’au Décalogue ajouta l’Évangile.
-Il n’y a pas devant l’Église des crimes, des délits,
-des infractions ; il n’y a que des péchés. Quel que
-soit le péché, le repentir l’efface ; et le rôle du
-prêtre est de provoquer le repentir dont l’absolution
-n’est que le sceau ou la signature. Tous
-les sacrements, le chrétien se les confère à lui-même
-par sa volonté d’y participer ; le prêtre est
-moins un dispensateur qu’un témoin. S’il prenait,
-en ces conjonctures si graves pour un
-croyant, parti contre le pécheur qui se veut
-absous, il serait un juge d’instruction, un procureur,
-un sergent d’armes ou un bourreau, non
-pas un prêtre. Il faut comprendre les matières
-dont on traite, être théologien, s’il s’agit de théologie.
-Paul Bert était un cuistre.</p>
-
-<p>Le cuistre, qui est un imbécile, est aussi un
-ignorant. Savoir sans comprendre, c’est ignorer.
-Il était si facile, à ce moment du discours, de se
-souvenir du mot de l’Évangile sur la joie que
-cause au ciel la venue au bien d’un pécheur. Le
-christianisme est essentiellement la religion des
-faibles, des humbles, des malades. Or, qu’est-ce
-qu’un pécheur ? Demandez-le à la science, à celle
-d’aujourd’hui même : un malade. Il n’y a pas
-des honnêtes et des malhonnêtes gens ; il y a
-des gens malades et des gens sains, avec toutes
-nuances qui se peuvent imaginer dans l’intervalle.
-Prendre parti pour le pécheur, c’est prendre
-parti pour le malade ; c’est se faire médecin.
-Aux temps de la foi, on appelait les prêtres
-les médecins des âmes. Tout cela est logique.</p>
-
-<p>Mais Paul Bert, écho bégayant des Jansénistes,
-veut dire encore autre chose : que les casuistes,
-par l’analyse quasi-scientifique des actes,
-en étaient arrivés à excuser presque tous les
-actes mauvais. Avec un tel système, s’écrient
-les procureurs, on ne pourrait plus guillotiner
-personne ! On le peut toujours et on le fait toujours,
-et le christianisme autoritaire, toujours
-maître des consciences, suggérera encore longtemps
-de bons arguments pour défendre les
-idées d’expiation et de châtiment. Mais ces idées
-que les casuistes ont, sans le vouloir, sincèrement
-contribué à affaiblir, ne sont désormais regardées
-que comme des conceptions de l’esprit sans
-aucune racine dans la réalité sociale. Le droit de
-punir n’est plus un droit : c’est une sottise.
-Non pas que l’on conseille un surcroît d’indulgence
-pour les malades dangereux, tout au contraire ;
-mais il faudrait que la besogne fût faite
-sans apparat, et que l’élaboration du bulletin de
-prison ne demandât pas plus de cérémonies que
-celle du bulletin d’hôpital.</p>
-
-<p>Prendre parti pour le pécheur ? Furent-ils
-donc les précurseurs de la science, ces sombres
-réactionnaires ? Oui. Le casuisme a été un élément
-de dissolution morale. Au commandement :
-« Le bien d’autrui ne prendras — ni retiendras
-sciemment, » ils ont répliqué par le fameux <i lang="la" xml:lang="la">distinguo</i>
-qui sonna pendant des siècles comme un
-ricanement. Toute la liberté de l’esprit moderne
-est contenue en germe dans ce <i lang="la" xml:lang="la">distinguo</i> qui fait
-tant rire les imbéciles. Le <i lang="la" xml:lang="la">distinguo</i>, c’est le nom
-enfantin de la dissociation. Il n’y a pas d’absolu,
-il faut à chaque pas, le long du chemin des
-idées, proférer ce <i lang="la" xml:lang="la">distinguo</i> fatidique. Avec ce
-vocable ridicule, voilà la naissance de l’analyse.
-Le Pour et le Contre naissent tout armés de
-cette dent de Dragon et se jettent l’un sur l’autre
-pour une lutte éternelle, cependant que de
-chaque goutte de leur sang versé naissent les
-nuances, les arguments, les contradictions et
-toutes les vérités aux yeux fous.</p>
-
-<p>Il y en a beaucoup, de ces vérités, mais il n’y
-a pas de Vérité ; alors il faut distinguer. La
-psychologie est faite de distinctions, et la politique,
-et l’art même de vivre. Un acte change
-de valeur selon qu’il est commis par un homme,
-une femme, un enfant, dans une chambre close,
-dans la rue, sur le radeau de <i>la Méduse</i>, à la
-guerre, dans une fête, et ainsi de même pendant
-plusieurs centaines de mots. Mais chacun de ces
-mots peut être modifié par l’époque, par le pays
-où on le prononce, par le milieu et le moment ;
-et l’on obtient une série de relativités qui s’avance
-vers l’infini. On a classifié les actes sous quelques
-clefs ; c’est une méthode. En réalité, un
-acte humain est unique de son espèce ; il ne peut
-être jugé que par un jugement qui le qualifie
-spécialement. Les lois ne sont que de grossiers
-moyens de police ; elles assurent la justice en
-cultivant l’iniquité.</p>
-
-<p>Mais il ne faut pas être trop sérieux, même
-sur de telles questions. L’humanité prête beaucoup
-à rire et surtout ses conducteurs, qui sont
-de véritables personnages de comédie. Sans
-doute, pour guider les hommes vers leur obscure
-destinée, il ne faut pas être trop intelligent.
-L’intelligence est un don qui ressemble à un fardeau ;
-son poids paralyse l’activité. Cependant
-il y a une certaine bêtise, dépassant la commune
-mesure, dont il est permis de s’étonner
-même si l’on fait profession de ne s’étonner de
-rien. Guidés par certains jugements de M. Magnaud,
-des hommes politiques ont songé à excuser
-absolument le vol par nécessité ; je crois
-même qu’ils appellent cela « le délit nécessaire ».
-C’est du jargon, mais leur idée se comprend.
-Ces mêmes hommes, les mêmes exactement, à la
-même heure exactement, condamnent comme
-immorales les propositions indulgentes des
-Jésuites sur le vol. Voici ce que disait, il y a
-plus de deux cent cinquante ans, à l’époque où
-l’on commençait à discuter le <i>Discours de la
-Méthode</i>, un obscur jésuite, le P. Pierre Alagon,
-dans son <i>Abrégé de la Somme de saint
-Thomas</i> :</p>
-
-<p>« D. — Est-il permis à quelqu’un de voler, à
-cause de la nécessité où il se trouve ?</p>
-
-<p>« R. — Cela lui est permis, en secret, soit ouvertement,
-s’il n’a pas d’autre moyen de subvenir
-à son besoin. Ce n’est ni vol, ni rapine, parce
-qu’alors, selon le droit naturel, toutes choses
-sont communes. »</p>
-
-<p>Ce passage est fort remarquable. C’est une
-doctrine, et celle même de l’ancienne Église, de
-celle qui n’obéissait pas encore aux ordres des
-rationalistes et des protestants. Elle passa dans
-l’enseignement des séminaires et on la trouve
-en des catéchismes, en celui du diocèse de Verdun
-(1860) que des débats politiques ont rendu
-célèbre, vers 1876, et plus tard au temps de Jules
-Ferry, sous le titre de Catéchisme de Marotte,
-le rédacteur. Marotte disait :</p>
-
-<p>« D. — Est-on toujours coupable de vol quand
-on prend le bien d’autrui ?</p>
-
-<p>« R. — Non ; il peut arriver que celui dont on
-prend le bien n’ait pas le droit de s’y opposer ;
-ce qui a lieu, par exemple, lorsque celui qui prend
-le bien d’autrui est dans une nécessité extrême,
-et qu’il se borne à prendre ce dont il a besoin
-pour en sortir. »</p>
-
-<p>A la réimpression du volume, l’évêque de
-Verdun eut la lâcheté de faire sauter ce paragraphe ;
-pour bénéficier à son tour des faveurs
-de l’État, son successeur va le rétablir.</p>
-
-<p>Se souvient-on de ces femmes, l’une condamnée,
-l’autre préventivement soumise à des semaines
-de prison, pour un vol de pois écossés,
-pour un vol de pain ? Elles eussent reçu des
-compliments peut-être, si la doctrine des Jésuites
-avait été formulée quelques mois plus tôt en
-projet de loi. Les théologiens, et d’abord ceux
-de la Compagnie de Jésus, ont devancé de deux
-ou trois siècles les plus audacieux défenseurs de
-la plèbe. C’est pourquoi les anciennes monarchies,
-en leurs crises de despotisme, les taxaient
-d’anarchie et les proscrivaient.</p>
-
-<p>Peut-être les monarchies avaient-elles raison.
-Il faut vivre, et la vie ne peut se maintenir que
-par l’injustice. Quand les maîtres sont au pouvoir,
-les coups retombent sur les esclaves ; si l’État
-est gouverné par la coalition des esclaves, c’est
-contre les maîtres que l’injustice est déchaînée.
-La lutte est de droit : et toute lutte suppose des
-alternatives de vainqueurs et de vaincus. Toute
-doctrine, soit d’autorité, soit d’anarchie, se trouve
-quelque jour la doctrine du règne. L’heure
-est aux Jésuites, à leur morale facile, et on les
-chasse ! Personne ne veut plus marcher que sur
-le chemin de velours, et on tourmente ceux qui
-l’ont établi ! Rien n’est blessant comme une
-faute de logique.</p>
-
-<p>Ce qui est énorme, par-dessus tout, c’est
-qu’on ait réussi à faire accepter comme un bienfait
-au peuple des misérables la substitution de
-la dureté aveugle du Code à l’indulgente doctrine
-de l’excuse. Le Code ne demande pas : avez-vous
-faim ? avez-vous des enfants à nourrir ?
-avez-vous volé un pauvre ou un riche, un artisan
-ou un avare ? Le Code ne demande rien. Il
-condamne. Du fagot que la vieille a récolté pour
-faire bouillir sa dernière soupe, il lui rompt les
-reins avec sérénité.</p>
-
-<p>Le Code a raison. Il est fait précisément pour
-protéger la civilisation contre la barbarie, ceux
-qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas.
-Il est le piège à loups où l’on trouve parfois
-une bête innocente ; mais qu’importe, si la veille
-il a pris un loup et si le lendemain il prend
-encore un loup. Scientifiquement, il faudrait un
-Code pour chaque individu ; mais cela compliquerait
-un peu les sociétés. Paul Bert voulait
-que l’on appelât les lois : commandements de
-l’État en pendant aux commandements de l’Église.
-Les faux savants sont toujours tarés de
-mysticisme. Celui-là croyait que le code, œuvre
-de la raison, peut s’opposer au catéchisme, œuvre
-de la foi. Ses successeurs se voient forcés
-d’emprunter à l’œuvre de foi un article qu’ils
-repoussaient il y a vingt ans au nom de la raison.
-Ces deux domaines ne sont pas bien déterminés.
-L’incroyant n’est pas toujours celui qui
-fait profession de ne pas croire. Quand donc
-saura-t-on que l’irréligion est une religion ?</p>
-
-
-<h3 id="p1ch10" title="X. Pretium stupri.">X</h3>
-
-<p><span class="sc" lang="la" xml:lang="la">Pretium stupri.</span> — Le soin des casuistes s’étend
-à toutes les circonstances de la vie sociale.
-Ils traitent des plus minimes questions, de celles
-que dédaignent les moralistes abstraits, de celles
-qui suggèrent aujourd’hui tant de chroniques
-et de petites pièces de théâtre. La pièce à <i>thèse</i>
-n’est qu’un cas de conscience dialogué ; ce genre,
-qui est une négation impuissante de l’art, a son
-origine directe dans ces <i>thèses</i> de morale et de
-théologie dont on allait jadis écouter en apparat
-la discussion solennelle. J’en ai une petite
-collection, françaises du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, allemandes
-du <small>XVIII</small><sup>e</sup> où les matières les plus imprévues sont
-brassées par des érudits naïfs armés de grec et
-d’hébreu. Comme il est naturel, beaucoup de
-ces petits in-quartos disputent des rapports
-sexuels, de la pudeur, de la fornication, de la
-nudité. Les unes sont catholiques ; les autres,
-luthériennes ; mais d’un esprit au fond peu différent.
-Le protestantisme a eu ses casuistes, que
-nous ignorons ; ils ne sont pas moins singuliers
-que les nôtres et presque aussi impudents. Voici
-une <i lang="la" xml:lang="la">Commentatio de nuditate capitis, pectoris,
-ventris, pudendorum et pedum</i>, une <i lang="la" xml:lang="la">Disquisitio
-theologica de tactibus impudicis</i>. Ces livrets
-en mauvais latin d’école se débitaient aux curieux
-plutôt qu’aux savants : Beverland s’était
-fait en ce genre une réputation équivoque et l’on
-ne savait plus s’il rédigeait en théologien ou en
-libertin ses extraordinaires <i lang="la" xml:lang="la">Lucubrationes</i>.</p>
-
-<p>Il y a donc toute une littérature qui gravite
-autour du casuisme ; elle est presque toujours
-inférieure à celle même des casuistes, parce qu’elle
-substitue au sens pratique de la vie une vaine
-science littérale. Le casuiste, surtout s’il est de
-la Compagnie, ne s’occupe que du présent ; sa
-tâche est de concilier la loi et les mœurs, d’adoucir
-ce qu’il y a de trop pénible en certains
-devoirs de nature ou de profession. Il a trouvé
-des excuses aux voleurs, il n’en manquera pas
-pour les prostituées. Elles exercent un métier
-déshonnête ; sans doute, et qui le nie ? Mais
-c’est leur métier, et le propre d’un métier, est
-qu’il doit nourrir. Tamburini (le nom convient à
-cette exégèse bouffonne) reconnaît donc la légitimité
-du « prix du stupre ». On accorde ici à ce
-mot un sens étendu, <i lang="la" xml:lang="la">stuprum</i> ayant en latin de
-casuiste le sens de fornication, de gré ou de
-force, avec une vierge. Il s’agit des complaisances
-d’une femme qui vit d’être aimable.
-Elle a le droit d’en exiger le prix, si tel est
-le contrat verbal ou tacite passé entre les parties.
-Juge de paix, Tamburini taxerait les nuits
-et les moments ; Jésuite bénin, qu’il serait aimé
-des tristes voyageuses qui de Cythère reviennent
-les mains vides ! On devrait imprimer son
-portrait avec sa consultation autour, colorié
-dans le goût d’Épinal. Des piétés canoniseraient
-cet honnête homme. Car Tamburini ne fait rire
-que par excès d’honnêteté et de logique. A toute
-peine son salaire, dit-il avec simplicité ; et il
-ajoute : au péché de cette fille qui se prostitue
-et au tien, mâle misérable qui profites de sa
-pauvreté, pourquoi veux-tu encore ajouter la
-filouterie ? Paie, puisque tu as promis de payer ;
-et, restant pécheur, sois du moins pécheur
-honorable.</p>
-
-
-<h3 id="p1ch11" title="XI. Avortement et stérilité.">XI</h3>
-
-<p><span class="sc">Avortement et stérilité.</span> — On lit dans les
-Propositions dictées au collège de Clermont par
-le P. Airault (1644) :</p>
-
-<p>« Pr. — Si une femme peut se procurer un
-avortement ?</p>
-
-<p>« R. — Si une honnête fille avait été corrompue
-malgré elle par un jeune libertin, elle pourrait,
-avant que le fruit soit animé, s’en délivrer, suivant
-le sentiment de plusieurs, de peur de perdre
-son honneur qui lui est beaucoup plus précieux
-que la vie même.</p>
-
-<p>« Pr. — S’il est permis à une femme mariée,
-qui, en accouchant, est toujours en grand danger
-de mourir, de prendre un remède pour être
-stérile, afin d’éviter ce péril ?</p>
-
-<p>« R. — Je réponds que cela est permis parce
-que, poussée par une juste cause, elle conserve
-sa vie par ce moyen ; et, en effet, il est plus à
-propos qu’elle en use ainsi que de refuser à son
-mari le devoir conjugal et mettre son salut en
-danger. »</p>
-
-<p>Les dispositifs des jugements sont médiocres,
-mais les jugements sont sages et inattaquables.
-La pratique alléguée dans la seconde proposition
-a passé dans nos mœurs par des moyens
-plus honteux et pour des motifs plus légers que
-ceux que le Jésuite a supposés. Quant à l’avortement
-précoce, on n’oserait plus guère le considérer
-comme un crime, hors le cas de meurtre
-ou de scandale. Mais que d’années il nous a
-fallu pour regagner, après l’avènement au pouvoir
-de la morale vulgaire, l’état de civilisation
-dont témoigne un humble cours de philosophie
-que faisait, l’an de <i>Rodogune, princesse des
-Parthes</i>, un tout petit Jésuite. Voilà de quoi
-méditer et disserter, car les deux thèses dans
-les deux cas sont discutables. On peut incliner
-vers l’une ou l’autre selon qu’on se trouve disposé
-à respecter davantage la liberté individuelle
-ou les droits anonymes et mystiques de la vie.
-Elle proteste, la vie, contre la stérilité aussi bien
-que contre l’avortement. On dit que les Arabes
-connaissent un breuvage qui rend les femmes
-stériles. C’est à un tel remède que songeait Airault.
-La recette s’en est perdue ; plus barbare
-que la barbarie, la science fend les ventres qu’elle
-veut neutres. Mais la vie, vaincue, se venge, car
-voici les conséquences de l’ablation des ovaires :
-« Le vagin se rétrécit, la vulve prend
-un aspect infantile, les poils du pubis se raréfient…<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a> »
-Les romanciers qui exploitent
-l’heureuse stérilité des « ovariotomisées » n’ont
-point su ces détails honteux, cet infantilisme,
-qui n’est qu’une vieillesse anticipée. La vie est
-terrible. Elle a un but qui n’est pas celui que
-nous insinuent notre vanité et notre lâcheté :
-elle piétine et déchire le chemin de velours.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> D. Blondel, <i>Ovaire</i>, dans <i>la Grande Encyclopédie</i>. — L’Église
-a décidé récemment d’appliquer à ces femmes la prescription qui
-interdit le mariage aux castrats.</p>
-</div>
-
-<h3 id="p1ch12" title="XII. Le probabilisme.">XII</h3>
-
-<p><span class="sc">Le probabilisme.</span> — Rédigé en termes d’école,
-stricts et obscurs, le probabilisme paraît d’abord
-une doctrine singulière. La voici en langage clair.
-Les probabilistes déclarent tout d’abord que
-la vérité est fort difficile à connaître : à côté de
-ce qui passe pour vrai, il y a ce qui approche de
-la vérité, et à des degrés variables. Il y a des
-opinions très probables, il y en a de probables,
-il y en a de moins probables ; elles sont très sûres,
-sûres, plus ou moins sûres. Sommes-nous tenus
-de suivre toujours la plus sûre et la plus probable ?
-Voilà toute la question. Si l’on répond
-par l’affirmative, c’est que l’on détient la vérité.
-Qu’est-ce que la vérité ? En dehors, disent les
-théologiens, des matières de la foi, il n’y a que
-des opinions. La plus sûre, aujourd’hui, était
-méprisée hier et le sera demain. Le probabilisme
-favorise la liberté, le jeu de la vie. En réalité,
-nous n’agissons jamais avec, comme moteur,
-la certitude ; c’est la croyance, la confiance
-qui nous permet l’acte. S’il fallait, avant le geste,
-acquérir la notion précise de ses conséquences,
-toute vie de relation nous serait rendue impossible.
-Pour s’en tenir au point de vue théologique,
-si l’opinion la plus sûre doit toujours être
-suivie, cela restreint jusqu’à l’étouffement la prison
-morale. Nous n’avons plus le choix qu’entre la
-non-activité et une seule activité bien déterminée.
-C’est ce que voulait Port-Royal en préconisant
-ce qu’ils appelaient le <i>tutiorisme</i> ; cela concordait
-logiquement avec leurs idées sur la prédestination
-et la grâce. Après avoir ôté à l’homme
-la liberté théorique, ils devaient vouloir lui enlever
-la liberté pratique. Un Janséniste, par des
-voies opposées, en arrivait au même état d’esprit
-qui suscitait le Jésuite ; par impossibilité
-d’agir, il se jetait au cloître, comme le Jésuite
-dans les rets de la compagnie par impossibilité
-de vouloir : l’un avait une maladie des centres
-nerveux, l’autre une maladie de l’appareil moteur.</p>
-
-<p>La raison par laquelle Antoine Escobar, tant
-moqué, défend le probabilisme est admirable :</p>
-
-<p>« C’est, dit-il, que l’homme ne peut acquérir
-des choses une certitude pleine et entière. »
-Comment même essayer de réfuter cela ? Et
-comment a-t-on osé jeter le ridicule sur une
-opinion aussi saine formulée en un langage si
-simple et si sûr ? Ce qui nous semble la vérité
-n’est qu’une manière de voir les choses ; relativement
-aux choses, une manière d’être vues. Et
-peut-être la vie n’est-elle qu’un pur phénoménalisme
-et nos sensations une suite d’illusions créatrices
-de leurs causes apparentes. Sans aller jusque-là
-(quoique cela soit permis et logique), on
-doit s’en tenir au doute. Affirmer la vérité métaphysique,
-morale ou pratique, c’est faire acte
-d’imposteur ou de prophète, mais les termes
-sont équivalents.</p>
-
-<p>L’affirmation de la vérité morale, en particulier,
-ne peut être qu’un geste théologique. Le
-kantisme est une hérésie chrétienne, et qui a
-bien gardé, en les renforçant, les caractères
-essentiels du christianisme. Sans un dieu moral,
-c’est-à-dire libre et conscient, il n’y a de morale
-humaine que celle de l’empirisme. La morale est
-l’expression de la volonté de l’absolu, ou rien,
-ou un code d’usages. Dieu écarté, la morale
-tombe, comme un cérémonial de cour à la chute
-de la royauté.</p>
-
-<p>Le probabilisme mène jusque-là. La haine des
-protestants chrétiens et kantiens (des nuances)
-est donc toute naturelle contre une telle méthode<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>.
-Poussée à fond, elle eût abouti à la
-liberté, c’est-à-dire à la suprématie de la force.
-C’est contraire absolument aux principes chrétiens
-qui commandent de détruire les aristocraties
-en leur imposant la morale qui fait les bons
-esclaves, les bons citoyens. Aussi, comme l’on
-comprend bien l’émotion de Paul Bert<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a> interprète
-de la médiocrité universitaire et parlementaire,
-à célébrer ces mots sublimes, conscience,
-vérité, justice, ces mots « saints » ! La conscience
-morale, pour cet esprit simple, est absolue.
-Elle ne comporte aucun degré. Tous les
-hommes ont une notion égale et lucide du Devoir.
-Il y a le bien et le mal ; et ces deux couleurs ne
-comptent aucun aveugle. Il s’exalte, il s’enivre
-de ses paroles comme d’une bave : il en arrive à
-proclamer le libre arbitre, à déclarer que ceux
-qui mettent en doute la certitude morale sont
-des malfaiteurs. Pour lui, il n’a jamais éprouvé
-aucune hésitation : le bien est à gauche et le mal
-est à droite. Il n’y a pas de cas de conscience.
-Une voix intérieure, une voie impeccable, une
-voix impérative, nous dicte toujours notre devoir.
-Douter de cela, c’est douter de la dignité
-humaine. Ah ! le bon type d’imbécile ! Qu’on me
-donne un tome d’Escobar, qu’on me permette de
-relire la page où cet homme véridique avoue
-« qu’il n’est pas donné à l’homme d’acquérir
-des choses une certitude pleine et entière ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Il y a une édition du <i lang="la" xml:lang="la">Syllabus</i> imprimée à Genève par les
-soins de quelque ministre, qui est bien intéressante.</p>
-
-<p>Les quatre premiers articles sont approuvés pleinement. Ce
-sont ceux qui condamnent toute la philosophie moderne ; et il
-s’écrie à l’article LVI : « <i>Anathème à qui dira</i> : Les Lois de la
-morale n’ont pas besoin de la sanction divine, et il n’est pas du
-tout nécessaire que les lois humaines soient conformes au droit
-naturel, ou qu’elles reçoivent de Dieu la force obligatoire. » Il
-s’écrie : <i>Bon article !</i> Je crois bien : c’est le garrot. Le <i lang="la" xml:lang="la">Syllabus</i>
-est d’ailleurs un des plus beaux morceaux d’éloquence qui soient
-en aucune littérature. Comme la formule <i>Anathème</i>, etc., n’est
-pas répétée à chaque article, on en peut lire des pages entières,
-avec une véritable volupté intellectuelle :</p>
-
-<p>« LIX. Le droit réside dans le fait matériel ; tous les devoirs
-des hommes sont un mot vide de sens, et tous les faits humains
-constituent un droit. »</p>
-
-<p>« LX. L’autorité n’est pas autre chose que le résultat du nombre
-et des forces naturelles.</p>
-
-<p>Cela est plus clair et plus beau en latin :</p>
-
-<p><i lang="la" xml:lang="la">LX. Auctoritas nihil aliud est nisi numeri et materialium
-virium summa.</i></p>
-
-<p><i lang="la" xml:lang="la">LXI. Fortunata facti injustitia nullum juris sanctitati detrimentum
-offert.</i></p>
-
-<p>L’article II si tranchant, du bon Spinoza :</p>
-
-<p><i lang="la" xml:lang="la">Neganda est omnis Dei actio in homines et mundum.</i></p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> En son livre, dont je n’ai pas encore cité le titre : <i>la
-Morale des Jésuites</i>. Paris, 1880. — Ce livre ne se compose
-guère que d’une préface et de trois discours prononcés à la
-Chambre en juin et juillet 1879. Le reste, près de 600 pages sur
-700, est une traduction de passages choisis (avec un certain sens
-polémique) dans les œuvres des casuistes.</p>
-</div>
-
-<h3 id="p1ch13" title="XIII. L’Équivoque et la Restriction mentale.">XIII</h3>
-
-<p><span class="sc">L’Équivoque et la Restriction mentale.</span> — Ce
-sont des surnoms honnêtes ou puérils du
-mensonge. Les casuistes ont bien connu que les
-hommes ne pouvaient tenir société sans recourir
-au mensonge ; mais, n’osant contrevenir directement
-à un précepte du Décalogue, ils imaginèrent
-des subterfuges. La méthode des Jésuites
-comporte quantité de caches, de portes dissimulées,
-de trappes, toute une machinerie vraiment
-déplaisante. Un terrain uni et solide convient
-mieux, avec des murailles sans surprises, aux
-jeux de la discussion. Mais ils étaient pris entre
-leur foi théologique et leur scepticisme moral ;
-de là ces pans de tapisserie qui s’ouvrent pour
-permettre au conspirateur de dépister les alguazils
-aussi bien que les « familiers » ; car ils
-furent toujours un peu traités comme les ennemis
-du genre humain : l’Inquisition d’Espagne
-inquiétait Escobar pour la sévérité de sa doctrine
-cependant que Pascal le bafouait pour son relâchement.
-Pascal le savait : et cela prouve bien
-que son fameux mot, « vérité en deçà — erreur
-au delà », représente, non pas la constatation
-d’un philosophe, mais la plainte d’un chrétien.</p>
-
-<p>Pascal est d’avis qu’on ne doit jamais mentir ;
-Arnauld, qui le fournissait de citations tronquées,
-était « tutioriste », sinon l’inventeur du mot et
-de la doctrine. Les casuistes de la Compagnie,
-plus déliés, d’esprit souriant, ne pouvaient consentir
-à répéter éternellement aux hommes : le
-mensonge est toujours un péché. Défendre toujours
-le mensonge, cela équivalait, selon leur
-justice ingénieuse, à damner toute l’humanité,
-puisque les sociétés humaines ne sont possibles
-que par le mensonge, puisque, pour tout dire,
-le mensonge est le grand lien social<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Voir sur le rôle du mensonge le chapitre intitulé <i>les Femmes
-et le langage</i>, dans la deuxième partie du présent ouvrage.</p>
-</div>
-<p>Je crois qu’il ne faut pas reculer devant le
-mot. Pourquoi équivoquer comme saint Augustin
-et distinguer entre « mentir » et « cacher la
-vérité » ? Il est vrai que cette distinction, si elle
-est mauvaise verbalement, est juste moralement.
-Il y a bien des sortes de mensonges. Il y
-a surtout ceux qui sont innocents et ceux qui
-poignardent. Moïse n’en défend qu’un, le faux
-témoignage. Le P. de Condren, un oratorien qui
-ne passait pas pour un ami de la morale facile,
-a établi très dignement ce qu’on pourrait appeler
-le droit au mensonge. Il use, comme saint
-Augustin, de deux termes, mais choisis avec finesse :
-« Toute la difficulté vient de ce qu’on confond
-le mensonge avec la fiction, de ce qu’on comprend
-sous le nom de ce péché odieux toutes les
-apparences qui se peuvent donner légitimement
-sans violer ni la justice, ni la charité, ni la simplicité,
-ni aucune autre vertu. » A cette objection
-que « nos paroles sont les signes naturels de nos
-pensées ; et que, par conséquent, c’est un péché
-contre nature, quand elles ne sont pas conformes »,
-il répond « que les paroles sont signes libres et
-volontaires de nos intentions plutôt que de nos
-pensées… L’homme a droit et même obligation
-de défendre son honneur et ses biens, et tout
-ce qui appartient au prochain, de ses paroles
-aussi bien que de ses mains<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> ». Cette distinction
-entre le mensonge et la fiction, si ingénieuse
-(comme le remarque le P. Daniel), les Jésuites
-ne semblent pas l’avoir goûtée. Ils admettent
-que déguiser la vérité est toujours un mensonge,
-et leur art n’intervient que pour composer des
-formules qui permettent à la fois de ne pas
-mentir et de ne pas dire la vérité. En cela, il
-faut l’avouer, leur art est misérable. Sans doute,
-Pascal, sur ce point comme sur tous les autres,
-a exagéré et même dénaturé la pensée des
-casuistes. Sanchez dit quelque part : « Ce n’est
-pas mentir que d’user de termes ambigus en
-les faisant entendre en un autre sens qu’on ne
-les entend soi-même. » Et il ajoute : « Il n’y
-a pas là mensonge proprement dit, mais l’usage
-de ces termes n’en doit pas moins être défendu,
-à moins qu’il n’y ait une cause légitime qui nous
-donne droit d’en user. » « Je veux maintenant,
-dit le Jésuite, vous parler des facilités que nous
-avons apportées pour faire éviter les péchés dans
-les conversations et dans les intrigues du monde.
-Une chose des plus embarrassantes qui s’y trouve
-est d’éviter le mensonge, et surtout quand on
-voudrait bien faire accroire une chose fausse.
-C’est à quoi sert admirablement notre doctrine
-des équivoques par laquelle il est permis d’user
-de termes ambigus, en les faisant entendre en
-un autre sens qu’on ne les entend soi-même,
-comme dit Sanchez<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>. » On voit combien il est
-dangereux d’aller chercher dans <i>les Provinciales</i>
-des arguments contre les casuistes. Le plan de
-cette lettre, particulièrement calomnieuse, fut
-fourni à Pascal par Nicole. La polémique anti-cléricale
-vit depuis deux siècles et demi sur
-quelques citations équivoques par quoi Pascal
-raille l’équivoque. C’est un des plus curieux
-exemples de tromperie qui soient au monde. Il
-semble pourtant que les Jansénistes auraient pu
-demeurer dans l’exactitude sans risques pour
-leur cause, car c’est un point où les Jésuites sont
-extrêmement faibles, et même ridicules. Cependant
-que l’on examine telle formule d’Emmanuel
-Sa : « Toute personne qui n’est pas interrogée
-légitimement peut répondre qu’elle ne sait
-rien de ce qu’on lui demande, en sous-entendant
-<i>de façon qu’elle soit obligée de le dire</i>. »
-Le moyen est médiocre comme sauvegarde de la
-liberté ; mais il n’est pas monstrueux. Il est vrai
-que les pamphlétaires suppriment dans la proposition
-le « n’est pas interrogé légitimement ».
-Et ainsi de même en toutes les propositions
-analogues. Si Castro Palao commence par ces
-mots une dissertation sur l’équivoque : « Toutes
-les fois qu’il se présente un juste sujet de déguiser
-la vérité… », on biffe cette prémotion, et la
-suite semble le préambule d’un code de bandits.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Cité par le <span class="sc">P. Daniel</span>. <i>Réponse aux Lettres Provinciales
-de L. de Montalte, ou Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe</i>. A
-Bruxelles, 1697, pages 371-373.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> <span class="sc">Daniel</span>, <i>op. cit.</i>, pages 277-80.</p>
-</div>
-<p>Il reste que les hommes sont imbéciles et
-qu’il ne faut point leur parler nuances et subtilités.
-L’affirmation grossière, voilà ce qui convient
-au peuple, — et par peuple, comme disait
-M<sup>me</sup> de Lambert, j’entends tout ce qui pense
-bassement et communément. Tous ceux qui,
-répugnant à admettre la légitimité pure et simple
-du mensonge, se trouveront dans le cas d’expliquer
-que « toute vérité n’est pas bonne à dire »,
-tomberont dans les maladresses où les Jésuites
-ont trébuché. A chaque instant, dans la vie, et
-non pas seulement pour le mensonge, on se
-trouve pris entre « Tu ne dois pas… » et « Il
-faut… ». Que l’on appelle cela cas de conscience
-ou conflit moral, peu importe ; mais une solution
-est nécessaire, puisque l’action est nécessaire.
-On se voit donc obligé, quand on a posé
-une morale trop sévère, de la ruiner peu à peu
-par des complaisances, pour permettre le jeu, de
-plus en plus complexe, de la vie. Les Jésuites,
-sans s’en douter, travaillèrent contre la morale
-chrétienne dans le même sens que les poètes,
-les conteurs, les philosophes et les savants. Mais
-leur malheur, et la cause du mépris qu’ils ont
-subi, est qu’ils le firent sans franchise et parfois
-sans dignité. Ils ont rongé comme des rats le
-vaisseau qui les portait ; croyant le rendre plus
-léger et plus habile à vaincre les courants, ils
-l’ont criblé de trous par où est monté le bouillonnement
-de la mer. A force de finesse, de logique,
-de bon vouloir, ils ont été inintelligents. On
-peut les dédaigner, puisqu’ils ne sont plus bons à
-rien, puisqu’ils sont rentrés dans le rang, mais
-non les maudire. Quand le vaisseau de la vieille
-morale chrétienne sombrera tout à fait, qu’une
-voix s’élève pour dire la litanie des Sa, des
-Suarez, des Escobar, pour nommer ces démolisseurs
-stupides et patients qui ont travaillé pendant
-des siècles à préparer le naufrage de la nef
-de saint Pierre. Calvin voulait les tuer ou, « si
-cela ne se peut commodément faire », ajoute-t-il
-naïvement, les écraser sous le mensonge et la
-calomnie : « <span lang="la" xml:lang="la">Jesuite vero, qui se maxime nobis
-opponunt, aut necandi, aut, si hoc commodo
-fieri non potest, ejiciendi, aut certe mendaciis
-et calumniis opprimendi sunt.</span> » Voilà une haine
-que je ne comprends guère, à moins qu’on n’y
-mêle Calvin lui-même et tous les fanatiques, et
-peut-être tous les croyants ; mais cela serait
-l’humanité entière, car combien y a-t-il d’hommes
-libres ? Le point de vue est donc détestable.
-Ce n’est pas sur leurs croyances qu’il faut
-juger les hommes, ni sur leur manière d’interpréter
-dogmatiquement la morale. Il y a d’autres
-contacts pour la sensibilité ; l’esprit a d’autres
-antennes.</p>
-
-
-<h3 id="p1ch14" title="XIV. Brève conclusion.">XIV</h3>
-
-<p><span class="sc">Brève conclusion.</span> — C’est bien moins avec
-l’esprit scientifique qu’avec l’esprit protestant
-et rationaliste que les Jésuites furent en désaccord.
-Ils représentèrent, en somme, la partie la
-plus saine et la plus acceptable du christianisme,
-celle qui tâchait d’accommoder des principes
-destructeurs aux nécessités de la vie. Avec eux
-on put s’entendre superficiellement, sur presque
-tout ; avec le chrétien pur, l’entrée en conversation
-était à peine possible. Tant qu’il eut
-besoin de cet intermédiaire, ils furent dans le
-siècle quelque chose comme le médiateur plastique
-de la vieille philosophie : dans ce rôle, devenu
-inutile, les Jésuites rendirent des services
-que l’on ne doit pas oublier à la civilisation, à la
-liberté des mœurs.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak"><i>DEUXIÈME PARTIE</i><br />
-NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES</h2>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2ch1">LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ</h3>
-
-
-<h4>I</h4>
-
-<p>L’idée de gloire n’est pas des plus difficiles
-à résoudre. On la peut identifier avec l’idée générale
-d’immortalité, dont elle n’est qu’une des
-formes secondaires, et des plus naïves ; elle n’en
-diffère que par la substitution de la vanité à
-l’orgueil. Là, nous avons l’idée de durée fortifiée
-par l’orgueil d’un être qui se croit une
-importance immortelle, mais consent à jouir
-sans fracas d’une pérennité absolue ; ici, la vanité,
-remplaçant l’orgueil, écarte l’idée d’absolu,
-ou, se déclarant incapable de l’atteindre, s’accroche
-à un désir, d’éternité sans doute, mais d’éternité
-objective, sensible à autrui, d’éternité
-un peu de parade et qui perd en bruit répandu
-par le monde ce que l’immortalité absolue gagne
-en profondeur et en orgueilleuse humilité.</p>
-
-<p>Les mots abstraits définissent mal une idée
-abstraite ; il vaut mieux s’en rapporter à l’opinion
-commune. La gloire, on sait ce que c’est ;
-la gloire littéraire, tout écrivain se l’imagine.
-Rien de plus clair que ces sortes d’illusions ;
-rien de plus clair que le désir ou que l’amour.
-Les définitions, où les dictionnaires seuls sont
-obligés, contiennent de réalité ce que contient
-de vie obscure et grouillante un filet relevé mal
-à propos de la mer où il attendait sa proie ; des
-varechs s’y tordent et de grêles bêtes y meuvent
-leurs pattes translucides, et voici toutes sortes
-d’hélices ou de valves qu’une sensibilité mécanique
-tient forcloses, mais la réalité, qui était
-un gros poisson, a, d’un coup de queue, passé
-par-dessus bord. En général, les phrases nettes
-et claires n’ont aucun sens, ce sont des gestes
-affirmatifs qui suggèrent l’obéissance, et voilà
-tout. L’esprit humain est si complexe et les choses
-sont si enchevêtrées les unes dans les
-autres que, pour expliquer un brin de paille, il
-faudrait démonter tout l’univers ; et il n’est dans
-aucune langue aucun mot de race sur lequel
-une intelligence lucide ne puisse bâtir un traité
-de psychologie, une histoire du monde, un
-roman, un poème, un drame, selon les jours et
-la qualité de la température. La définition, c’est
-le sac de farine comprimée et qui tient dans un
-dé. Que pouvons-nous faire de cela, si nous n’explorons
-pas les mers antarctiques ? Il est plus à
-propos de passer au microscope une pincée de
-farine et d’y chercher avec patience parmi le
-son le vivant amyle. Dans les résidus laissés
-par l’analyse de l’idée d’immortalité, on trouvera
-l’idée de gloire à l’état brillant de paillette.</p>
-
-<p>L’homme se croit encore la dernière œuvre
-de la force créatrice. Darwin, corroborant la
-Bible, n’a fait qu’au sixième jour sortir des limbes
-le couple humain. Et les savants les plus
-qualifiés en sont là, et cela permet ces écrits douteux
-où l’on célèbre les équivoques accordailles
-de la Science et de la Foi. Mais le darwinisme
-va s’évanouir devant des notions plus précises.
-Demain nous ne serons plus tenus de croire que
-la génitrice du monde, ayant organisé sans idées
-morales les espèces inférieures, inventa l’homme
-pour déposer dans son cerveau un principe dont
-elle s’était fort bien passée elle-même au cours
-de ses travaux préparatoires. Si l’homme n’est
-plus la dernière venue des créatures, si l’homme
-est un animal fort ancien dans l’histoire de la vie,
-si la fleur de l’arbre vital est, non pas Adam, mais
-la Colombe, toute la métaphysique de la morale
-va crouler. Quoi, après ce chef-d’œuvre, l’Homme,
-Il (ou Elle, selon le mot nul que l’on suppose)
-s’est abaissé à faire l’oiseau ! Quoi, la grue après
-l’ancêtre d’Abraham ! Cela est ainsi. Les travaux
-de M. Quinton<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> ne vont plus permettre
-d’en douter. Il devient certain que l’intelligence
-humaine, loin d’être le but de la création, n’en
-est qu’un accident, et que les idées morales ne
-sont que des végétations parasites nées d’un excès
-de nutrition. Les phénomènes intelligence, conscience
-morale, et tous les titres de noblesse énumérés
-dans le parchemin, auraient pu, sans
-doute, apparaître chez n’importe quelle autre
-espèce ; les oiseaux, dont l’évolution n’est pas
-finie, n’en seront peut-être pas exemptés. Leur
-système artériel est bien supérieur à celui de
-l’homme, plus simple et plus solide ; ils peuvent
-manger sans s’interrompre de respirer ; ils
-volent, ils parlent, ils peuvent réciter les Droits
-de l’homme ou le Symbole de Nicée, exercices
-suprêmes de bien des hommes. L’oiseau, roi
-chronologique de la création, est demeuré jusqu’ici,
-et malgré ses perfectionnements, un animal ;
-la série des oiseaux ne semble pas, pour
-l’intelligence, supérieure à la série des mammifères,
-où l’homme figure à titre d’inexplicable
-exception. On ne pourrait donc considérer l’intelligence
-comme une finalité que si chacune des
-espèces animales était rigoureusement déterminée
-et fixe. C’est l’opinion, au moins provisoire, de
-M. Quinton. Les espèces, depuis qu’elles sont
-espèces, depuis que les individus qui la composent
-se reproduisent en des êtres identiques à eux-mêmes,
-les espèces, telles que définies, par ces
-syllabes, <i>espèce</i>, peuvent disparaître ; elles ne
-peuvent plus se modifier. L’homme a très certainement
-passé par des états divers où il n’était pas
-un homme ; mais du jour où l’homme a produit
-un homme, l’humanité était immuable. Il est donc
-possible que l’intelligence humaine, au lieu d’être
-un accident, une dérogation, ait été déterminée,
-dès l’origine, comme la main humaine,
-comme les pieds humains, comme les cheveux
-humains. Elle aurait donc, dans l’univers, un
-rôle normal et logique, et son excès même, le
-génie, ne serait plus qu’une exubérance de force.
-Mais il resterait à expliquer la stupidité de l’oiseau ;
-serait-ce le témoignage de la dégénérescence
-intellectuelle des forces créatrices ? L’opinion
-la plus probable est que l’intelligence est
-une excroissance comme la galle du chêne ; quel
-est l’insecte qui nous a fait cette piqûre ? Nous
-ne le saurons jamais.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> <i>Communication à l’Académie des Sciences</i>, 13 avril 1896,
-certifiée et précisée par des travaux ultérieurs que M. Quinton
-m’a expliqués. Sans appareil scientifique, voici, d’après de précieuses
-conversations, quel serait l’ordre général d’apparition
-des animaux, à partir des poissons, en ne tenant compte que de
-celles qui sont encore représentées :</p>
-
-<table summary="">
-<tr><td rowspan="12" class="bdr">I. <span class="sc">Poissons</span><br />
-II. <span class="sc">Batraciens</span><br />
-III. <span class="sc">Reptiles</span></td>
-<td>IV. <span class="sc">Mammifères</span></td>
-<td rowspan="12" class="bdl">V. <span class="sc">Oiseaux</span></td></tr>
-<tr><td>a. <i>Monotrèmes</i></td></tr>
-<tr><td>b. <i>Marsupiaux</i></td></tr>
-<tr><td>c. <i>Édentés</i></td></tr>
-<tr><td>d. <i>Rongeurs</i></td></tr>
-<tr><td>e. <i>Insectivores</i></td></tr>
-<tr><td>f. …</td></tr>
-<tr><td>g. …</td></tr>
-<tr><td>…</td></tr>
-<tr><td>x. <i>Primates</i> :
-(<span class="sc">Lémures</span>, <span class="sc">Singes</span>, <span class="sc">Hommes</span>.)</td></tr>
-<tr><td>y. <i>Carnivores</i> :
-(derniers venus : <i>Renard Bleu</i>, <i>Ours blanc</i>.)</td></tr>
-<tr><td>z. <i>Ruminants</i> :
-(dernier venu : <i>Renne</i>.)</td></tr>
-</table>
-<p>Les rapports de cette liste avec une question quelconque de
-philosophie générale sont évidents pour qui sait associer les
-idées. Voltaire en eût tressailli de joie. D’autre part, je tiens à
-l’honneur d’avoir été le premier à annoncer au grand public
-ces vues nouvelles de la science, qui auront logiquement une
-magnifique fécondité de conséquences. Antérieurement, j’y ai
-fait une allusion moins précise, notamment dans la <i lang="de" xml:lang="de">Wiener
-Rundschau</i> du 1<sup>er</sup> mai 1899.</p>
-</div>
-<p>Que l’intelligence soit, comme le croyait Taine,
-un produit normal du cerveau, ou qu’elle soit
-une maladie, cela importe peu, d’autant plus
-qu’une tare qui se transmet telle quelle de génération
-en génération finit par perdre ses caractères
-pathologiques ; elle fait partie intégrale
-et normale de l’organisme<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>. Cependant son
-origine accidentelle se trouve corroborée par
-ceci : excellent instrument pour les combinaisons
-aprioristes, l’intelligence est, spécialement
-dirait-on, inapte à percevoir les réalités. C’est à
-cette infirmité que sont dues les métaphysiques,
-les religions et les morales. Comme le monde
-extérieur ne peut arriver à la conscience qu’en
-épousant avec scrupule tous les replis de la
-poche et tous ses détours, il arrive qu’en croyant
-avoir une image du monde nous n’avons qu’une
-image de nous-mêmes. Certains redressements
-sont possibles ; l’analyse des phénomènes de la
-vision nous a fait admettre cela ; par la comparaison
-de nos sensations et de nos idées avec
-ce que nous pouvons comprendre des sensations
-et des idées d’autrui, on arrive à déterminer des
-moyennes probables : mais surtout des moyennes
-négatives. On dresserait plus facilement une
-liste des non-vérités qu’une liste des vérités.
-Affirmer que telle religion est fausse ne dénote
-plus une grande hardiesse d’esprit ni même
-beaucoup d’esprit ; la véracité d’aucune religion
-n’est plus un sujet de controverse que pour les
-différents clergés européens dont c’est le gagne-pain
-ou pour ces rationalistes attardés qui guettent
-toujours, comme leur maître Kant, l’heure
-propice et lucrative des conversions opportunes.
-Mais à la question naïve de ces esprits qui ont
-horreur du vide, comme la nature du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle :
-Par quoi remplacez-vous cela ? Nul ne peut
-répondre. Il suffit, et c’est assez beau, d’avoir
-transmué en non-vérité, une vérité. Le métier
-supérieur de la critique, ce n’est pas même,
-comme le proclamait Pierre Bayle, de semer
-des doutes ; il faut aller plus loin, il faut détruire,
-il faut incendier. L’intelligence est un
-instrument excellent de négation ; il est temps
-de l’utiliser, et de cesser de vouloir élever des
-palais avec des pioches et des torches.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> On peut ainsi concevoir l’intelligence comme une forme
-initiale de l’instinct. L’intelligence humaine serait destinée à
-se cristalliser en instinct, comme cela est advenu pour l’intelligence
-des autres espèces animales. La conscience disparaîtrait,
-laissant toute liberté à l’acte inconscient nécessairement parfait
-dans les limites de sa fin. L’homme conscient est un écolier
-qui se révélera maître le jour où il sera devenu une machine
-délicate, mais sûre, comme le castor, comme l’abeille.</p>
-</div>
-<p>L’histoire de l’idée d’immortalité est un bon
-exemple de notre impuissance congénitale à
-percevoir les réalités autrement que réformées et
-retravaillées par l’entendement. L’idée d’immortalité
-est née de la croyance au double. Pendant
-le sommeil, et alors que le corps est inerte, il y a
-une partie de l’homme qui se meut, qui voyage,
-qui combat, qui mange, jouit ou souffre, exerce
-tous les phénomènes de la vie ; cette partie de
-l’homme, ce double de l’homme, ce corps astral,
-survit à la décomposition du corps matériel dont
-il conserve les usages et les besoins. Telle est
-sans doute l’origine de la croyance à ce que nous
-appelons, depuis l’hellénisme, l’immortalité de
-l’âme ; à un stade plus ancien, la religion égyptienne
-est basée sur la théorie du double : c’est
-pour les doubles et non pour les âmes qu’on dispose
-des nourritures réelles, et plus tard symboliques,
-dans les tombeaux. Mais la religion
-égyptienne est déjà surchargée de l’idée de justice,
-d’équilibre ; on pèse les doubles dans les
-balances du bien et du mal ; la métaphysique
-de la morale a obscurci l’idée primitive d’immortalité,
-qui n’est autre chose que l’idée pure
-de durée indéfinie.</p>
-
-<p>Pour les théologiens, pour les philosophes, s’il
-y en a encore à professer ces honnêtes doctrines,
-pour le commun des hommes, l’idée d’immortalité
-ou de vie future est intimement liée à l’idée
-de justice. Le bonheur éternel est une compensation
-accordée aux douleurs humaines ; il y a
-aussi, mais alors pour les seuls théologiens, de
-personnels supplices, par quoi sont punis les manquements
-aux ordres des prêtres ; et ces tourments
-sont encore pour les bons un surcroît de récompense
-et une garantie contre la promiscuité. Il y
-a là une sélection aristocratique, mais basée sur
-l’idée de bon et de mauvais, au lieu de l’être sur
-l’idée de force et de faiblesse. Ces étranges renversements
-des valeurs mettaient Nietzsche fort
-en colère ; il faut les accepter au moins comme
-des conséquences transitoires de la sensibilité
-de l’homme civilisé. L’homme primitif, dont les
-nerfs vibrent peu et dont l’intelligence est passive,
-ressent la souffrance, quoique amortie,
-mais ne ressent pas l’injustice, qui est souffrance
-morale. Pour retrouver un pareil état, il faut
-franchir les régions moyennes et interroger un
-Gœthe, un Taine ou un Nietzsche, les hommes
-chez qui l’intelligence a enfin vaincu, par son
-excès même, et repoussé les supplications de la
-pitié et les tentations sentimentales de la justice.
-Si l’idée d’immortalité était née dans une intelligence
-supérieure, elle n’aurait différé que par
-plus de logique, des conceptions brutales de
-l’humanité primitive.</p>
-
-<p>M. Marillier a recueilli et coordonné tout ce
-qui, dans les croyances des non-civilisés, touche
-à la survivance de l’âme<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a> ; il résulte de l’ensemble
-des faits que l’idée de justice n’a aucunement
-coopéré à la conception de l’idée d’immortalité.
-Il y eut peu de découvertes plus importantes
-pour l’histoire des croyances humaines.
-L’idée d’immortalité fut d’abord, comme ose le
-dire M. Marillier, une idée purement scientifique ;
-elle est le grossissement et le prolongement
-d’un fait, mal observé, mais d’un fait. La vie
-future est la suite de la vie présente, et elle comporte
-les mêmes usages, les mêmes plaisirs, les
-mêmes déboires. Ce monde a, lui aussi, un double :
-l’autre monde. Les méchants et les bons, les forts et
-les faibles y continuent leur état. Parfois la vie, sans
-que ses éléments changent de relation, y est plus
-clémente ; parfois dans les mêmes conditions, pire.
-Si la vie future est considérée comme meilleure ou
-comme pire, elle est la même pour tous. Meilleure,
-c’est l’égalité parfaite dans les jouissances
-médiocres qui sont l’idéal moyen aussi bien
-du civilisé que du sauvage. Les tribus de la
-Nouvelle-Guinée, anémiées par la faim, rêvent
-de manger du sagou à discrétion pendant toute
-l’éternité. Comme on pourrait découvrir, même
-dans ce paradis égalitaire, une assez vague idée
-de compensation, donc de justice, il faut aller
-plus loin, à Java, où le paradis, sans doute à
-cause d’un excessif péage, n’était accessible
-qu’aux riches ; chez ces résignés, où seuls les
-rois, les prêtres et les nobles étaient sauvés ;
-à Bornéo, où l’au-delà, divisé en sept cercles,
-correspondait aux sept divisions de la hiérarchie
-sociale. En un autre coin de la grande île,
-« toute personne qu’un homme tue en ce monde
-devient son esclave dans l’autre ». Voilà un
-paradis nettement basé sur l’idée de force et une
-croyance qui se rit un peu de l’impératif catégorique.
-Non seulement le faible n’est pas « compensé »,
-mais sa faiblesse et sa souffrance peuvent,
-par le caprice du fort, être portées à l’infini ;
-le tueur s’est acquis un profil immortel.
-Des sociétés où il y a de la poésie, de l’art, des
-rires, de l’amour, vivent encore avec une telle
-morale ; on peut en être contristé, on n’en est
-pas surpris, car il est évident que voici contre
-les étrangers un terrible élément de résistance.
-Cela a ses inconvénients : de temps en temps, à
-Bornéo, une troupe de jeunes Dayaks, qui n’ont
-pas encore tué, se précipite dans une ville et tue ;
-ayant ainsi gagné la vie éternelle et un esclave,
-ils se tiennent plus tranquilles. Chez les Shans,
-exterminé par un éléphant, on est privé de paradis ;
-mangé par un tigre, on devient tigre ; les
-femmes mortes en couche deviennent des lamies
-et hantent les tombes, pieds retournés, talons
-en avant. Aux Mariannes, il y a un paradis et
-un enfer ; la mort violente conduit en enfer, la
-mort naturelle conduit en paradis : ces peuples
-étaient de toute éternité voués à l’esclavage. En
-une autre région de l’Océanie, le sort de l’âme
-est joué par la famille du défunt à pair ou impair :
-impair, c’est l’anéantissement ; pair, le bonheur
-éternel. A Tahiti, les âmes aveugles s’en vont
-au hasard, sortant des corps, vers une plaine où
-il y a deux pierres : l’une, si on la touche d’abord,
-donne la vie immortelle, l’autre l’éternelle
-mort. Ceci est une absurdité presque sublime ;
-c’est grandiose et terrible ainsi que la prédestination.
-Saint Augustin la plaçait dans la nuit
-d’avant la naissance ; les Tahitiens la situaient
-dans les ténèbres d’après la mort. Le protestantisme,
-auquel ces pauvres gens se sont adonnés
-depuis, ne les a pas beaucoup changés de croyances ;
-en général, le plus grand effort d’un novateur
-religieux ou philosophe est de mettre, et
-réciproquement, à la fin ce qui se trouvait au
-commencement.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> <i>La Survivance de l’âme et l’idée de justice chez les peuples
-non civilisés</i>, Paris, Leroux, 1894.</p>
-</div>
-<p>En s’agrégeant à l’idée d’immortalité, l’idée
-de justice en a donc singulièrement troublé le
-caractère originel ; elle a même contaminé l’idée
-d’immortalité terrestre, l’idée de gloire.</p>
-
-
-<h4>II</h4>
-
-<p>Comment la gloire, d’abord réservée aux rois
-et aux guerriers chantés par les poètes, a-t-elle
-fini par être attribuée aux poètes plus encore
-qu’aux héros de leurs poèmes, c’est un fait de civilisation
-dont l’origine exacte n’aurait pas beaucoup
-d’intérêt. Il serait plus curieux d’apprendre
-par suite de quelle modification dans les
-mœurs ou de quel agrandissement de l’égoïsme
-et de la vanité, à l’idée de pérennité du nom et
-de l’œuvre vint s’adjoindre l’idée compliquée de
-justice. Un dramaturge athénien, si son œuvre
-était bafouée par le peuple, à quelle époque de
-la civilisation grecque eut-il l’audace d’en appeler
-à la postérité ? Connaît-on de très anciens
-textes où se lisent de pareilles récriminations ?
-La sensibilité s’est tellement accrue qu’il n’est
-plus à cette heure de poétereau dédaigné qui ne
-songe à la justice des générations futures ; l’<i lang="la" xml:lang="la">exegi
-monumentum</i> d’Horace et de Malherbe s’est
-démocratisé, mais comment croire que la vanité
-des auteurs ait eu un commencement ? Il faut
-l’admettre cependant, pour se tenir dans la logique
-des développements successifs du caractère
-humain. La gloire littéraire ne fut d’abord que
-le sentiment de la durée future de la réputation
-présente ; sentiment légitime et qui concorde
-assez bien avec les faits, car les déchéances
-absolues sont presque aussi rares que les réhabilitations
-solides. A ce moment, c’est une probabilité
-scientifique. Eschyle croit que la relation
-qui existe de son vivant entre les <i>Suppliantes</i>
-et l’opinion publique se maintiendra équivalente
-au cours des âges. Eschyle a raison ; mais non,
-s’il fait le même rêve pour les <i>Danaïdes</i> et les
-<i>Égyptiens</i>. Cependant Pratinas se voit dans l’avenir
-l’un des rivaux d’Eschyle, et Pratinas n’est
-plus qu’un mot, à peine un nom. L’idée de
-gloire, même en sa forme la plus ancienne et la
-plus légitime, contiendrait donc l’idée de justice
-au moins par prétérition, puisque sa non-réalisation
-nous suggère l’idée d’injustice. Mais il ne
-faut pas faire raisonner d’après notre sensibilité
-des hommes d’une civilisation aussi ancienne.
-Pratinas se fût peut-être soumis au destin : il
-eût peut-être qualifié de fait pur et simple ce que
-nous nous plaisons à nommer injustice. L’idée de
-justice étant soumise aux variations de la sensibilité,
-est des plus instables. La plupart des faits que
-nous rangeons aujourd’hui dans la catégorie de
-l’injustice, les Grecs la laissaient dans la catégorie
-du destin ; à d’autres, que nous jetons dans la
-fosse sous le nom de malheurs ou de fatalité, ils
-s’ingéniaient à y trouver des remèdes. En principe,
-quand un peuple rétrécit la catégorie destinée
-au profit de la catégorie injustice, c’est
-qu’il commence à s’avouer sa propre décadence :
-l’extrême état de sensibilité à l’injustice se traduit
-par le bâillon du Zaina, qui ne respire qu’à
-travers un voile pour ne détruire aucune vie<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>.
-État de dégradation intellectuelle vers lequel
-marche aussi l’humanité européenne, où les végétariens
-mystiques furent les précurseurs des
-socialistes sentimentaux. N’avons-nous pas
-déjà les « frères inférieurs » et n’entendons-nous
-pas louer les machines qui épargnent aux
-animaux d’exercer leurs muscles ? Pleurer sur
-l’esclave, qui tourne la roue, ou sur le poète qui
-chante dans le désert, signe de dépravation : car
-l’esclave qui tourne la roue, c’est qu’il aime la
-vie plus qu’il ne souffre de son labeur, et le
-poète qui roucoule dans un trou comme le crapaud,
-c’est que sa chanson est un agréable exercice
-physiologique.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> <span class="sc">Barth</span>, <i>Religions de l’Inde</i>, dans <i>l’Encyclopédie des Sciences
-religieuses</i>.</p>
-</div>
-<p>Les lois physiques, que des savants promulguèrent
-ou constatèrent, sont des aveux d’ignorance.
-Quand on ne peut expliquer un mécanisme,
-on affirme que ses mouvements s’opèrent
-en vertu d’une loi. Les corps tombent en
-vertu de la loi de la pesanteur ; cela équivaut,
-dans le sérieux, à la bouffonne <i lang="la" xml:lang="la">virtus dormitiva</i>.
-Les catégories sont des aveux d’impuissance.
-Jeter un fait dans l’abîme destin ou dans
-le tiroir injustice, c’est renoncer à l’exercice
-des plus naturelles facultés analytiques. Les
-<i>Lusiades</i> furent sauvées parce que Camoëns
-savait très bien nager, et le premier traité de
-Newton sur la lumière et les couleurs fut perdu
-parce que son petit chien, Diamant, renversa
-un flambeau. Présentés ainsi, ces deux événements
-ne rentrent plus ni dans la catégorie Providence
-ni dans la catégorie Fatalité ; ce sont
-des faits inqualifiables, des faits comme il s’en
-est produit des milliers, sans que les hommes y
-aient trouvé prétexte à l’enthousiasme ou à la
-colère. Qu’Eschyle ait survécu et que Pratinas
-soit mort, ce sont des aventures comme il en
-arrive à la guerre ; il y en a de plus scandaleuses,
-mais ni les unes ni les autres ne se doivent
-juger d’après la notion puérile d’une justice
-distributive. Si la justice est blessée parce que
-Florus surnage dans le naufrage où périrent
-Varius et Calvus, c’est la justice qui a tort ; ce
-n’était point là sa place.</p>
-
-<p>Cependant, comme elle s’est agrégée à l’idée
-de paradis, l’idée de justice est devenue la parasite
-de l’idée de gloire. A l’immortalité que
-Tahiti jouait à pile ou face, on substitua jadis,
-croyant bien faire, l’immortalité providentielle ;
-mais pour ce qui est de la gloire, du moins, nous
-savons que la Providence, si elle ne tire pas au
-sort le nom des élus, se détermine par des motifs
-peut-être inavouables. Pour injuste que soit
-l’homme, par nature et par goût, il est moins
-injuste que le Dieu qu’il a créé : ainsi des hommes
-chastes procréent d’obscènes littératures,
-comme le faisait remarquer Ausone, avec à propos ;
-ainsi l’œuvre du véritable génie est toujours
-inférieure au cerveau qui l’enfanta. La
-civilisation a mis dans la gloire un peu de méthode,
-provisoirement.</p>
-
-<p>Même dans l’ordre spirituel, les hommes ont
-presque toujours été en désaccord avec les décisions
-de leurs dieux. La plupart des saints d’autrefois
-furent créés par le peuple malgré les
-prêtres ; au cours des siècles, le catalogue des
-saints et le catalogue des grands hommes se
-sont différenciés, au point de ne plus bientôt
-porter un seul nom commun. Presque tous les
-hommes vénérables de ce siècle, presque tous
-ceux dont l’argile contenait des veines ou des
-traces d’or sont des réprouvés. Nous vivons aux
-temps de Prométhée. Quand la Providence gouverna
-seule la terre, pendant l’interrègne de
-l’humanité, elle fit de telles hécatombes que l’intelligence
-manqua de périr. En l’an 950, le fils
-d’un serf d’Aurillac, le jeune Gerbert, concentre
-en lui presque toute la tradition européenne ; il
-est à lui seul la civilisation. Quel moment dans
-l’histoire ! Les hommes, par un instinct admirable,
-en firent leur maître : il fut le pape Silvestre
-II. Mort, on commença de bâtir, sur cette
-colonne qui avait soutenu le monde, la légende
-qui devait aboutir au <i>Faust</i> de Gœthe. Telle est
-la gloire, que Gerbert est inconnu. Mais il n’est
-pas inconnu comme Pythagore ; on a pu écrire
-sa vie, on a conservé ses écrits. Si Gerbert n’est
-pas un de nos grands hommes aujourd’hui, il
-le sera peut-être demain ; il a gardé intactes
-toutes ses possibilités de résurrection. C’est que,
-pour laisser de côté l’idée paradoxale de Providence,
-depuis Gerbert, nous n’avons presque pas
-changé de civilisation.</p>
-
-<p>Lorsque les Chrétiens arrivèrent au pouvoir,
-ils ne conservèrent, outre ce que le hasard épargna,
-que les livres nécessaires à l’enseignement
-scolaire. Il est resté de l’Antiquité ce qui serait
-resté du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, si les professeurs de la
-vieille Université, joints aux Jésuites et aux
-Minimes, avaient eu un droit de vie et de mort
-sur le livre. Ajoutant La Fontaine au catalogue
-de Boileau, ils brûlaient le reste. Les Chrétiens
-brûlèrent beaucoup, malgré leurs protestations
-d’amour : et ce qu’ils ne brûlèrent pas,
-ils l’amendèrent. C’est à eux que l’on doit l’image,
-presque burlesque, d’un Virgile chaste.
-L’inachèvement authentique de l’Énéide fut un
-bon prétexte aux coupures et aux grattages ; les
-libraires, chargés de la besogne, y furent d’ailleurs
-inintelligents et paresseux. Mais la grande
-cause de la disparition de presque toute la littérature
-païenne fut plus générale. Un jour vint
-où on la jugea sans intérêt : dès les premiers
-siècles, son cercle avait commencé de se rétrécir.
-Une sainte Cécile pouvait-elle se plaire
-à Gallus ? Cette délicieuse et héroïque romaine
-(qu’on retrouva au siècle dernier couchée en
-poussière dans sa robe sanglante) ayant changé
-de religion changea de cœur. Les femmes cessèrent
-de lire Gallus, et Gallus a péri presque
-tout.</p>
-
-<p>Dans le livre intéressant qu’il rédigea sur ce
-sujet<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>, M. Stapfer n’a pas tenu compte des
-changements de civilisation. Pour expliquer la
-perte de tant de livres anciens, il n’a songé
-qu’au hasard. Le hasard est un masque ; et c’est
-précisément le devoir de l’historien de le soulever
-ou de le déchirer. Du <small>VI</small><sup>e</sup> siècle à nos jours,
-il y eut encore une modification partielle dans
-la civilisation, au <small>XV</small><sup>e</sup> siècle. Vers ce temps, l’ancienne
-littérature commença de ne plus émouvoir
-beaucoup le public : les romans, les miracles,
-les contes parurent tout à coup vieillis ; on
-cessa de les copier, de les réciter ; on les imprima
-peu, un seul manuscrit a conservé <i>Aucassin
-et Nicolette</i>, qui est quelque chose comme le
-Daphnis et Chloé du Moyen Age. Des accidents
-épouvantent le poète et même le critique, plus
-froid, dont la rigueur est logique, du moment
-que l’on veut bien séparer de l’idée sentimentale
-de justice l’idée, purement historique, de survivance
-littéraire. Jusqu’ici, et je reprends l’allusion
-au rôle conservateur de la civilisation moderne,
-l’imprimerie a protégé les écrivains contre
-la destruction, mais le rôle sérieux de l’imprimerie
-ne porte encore que sur quatre siècles.
-Cette invention lointaine apparaîtra un jour telle
-que contemporaine à la fois de Rabelais et de
-Victor Hugo. Quand il se sera écoulé entre nous
-et un moment donné du futur un temps égal à
-celui qui nous sépare de la naissance d’Eschyle,
-dans deux mille trois cent soixante-quinze ans,
-quelle influence l’imprimerie aura-t-elle eue sur
-la conservation des livres ? Peut-être aucune.
-Tout ce qui n’aura pas valu la peine d’être réimprimé,
-c’est-à-dire tout, moins quelques épaves
-heureuses, aura disparu, et d’autant plus vite
-que la substance matérielle des œuvres est devenue
-plus précaire. La découverte même d’un papier
-inaltérable ne serait pas une cause absolue
-de survie, à cause de la tentation d’employer à
-mille autres usages ce papier trop solide. Ainsi la
-valeur du parchemin a souvent déterminé le sacrifice
-d’un manuscrit ; ainsi les objets d’art en or
-vont nécessairement à la fonte quand la mode a
-changé. La matière qui conserverait le mieux les
-livres devrait être inaltérable, mais fragile, un
-peu cassante, pour n’être bonne à rien sortie de
-sa reliure : une telle découverte ne serait-elle
-pas un fléau ?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> <i>Des Réputations littéraires. Essai de morale et d’histoire</i>.
-Première série. Paris, Hachette, 1893.</p>
-</div>
-<p>Pour l’œuvre des quatre derniers siècles et
-pour ce qui, vers 1450, restait indemne de l’œuvre
-antérieure, et pour ce qui s’est retrouvé
-depuis en des poussières, l’imprimerie a été, jusqu’ici,
-un mémorable bienfait. Nous ne sommes
-pas obligés d’accepter les opinions de jadis ; les
-livres sont là et, rares ou communs, nous les
-pouvons découvrir et lire. De la gloire et de l’opprobre
-que Boileau distribua à ses contemporains
-nous sommes les juges surpris et cléments. Martial
-a déshonoré des poètes qui furent peut-être
-un Saint-Amant ou un Scudéry ; mais nous avons
-sous les yeux les pièces du dossier des Satires,
-et nul professeur ami des bonnes mœurs et des
-éternels principes ne peut plus nous imposer
-ses médiocres haines. Un homme d’esprit a remarqué
-que Boileau traite les écrivains qui lui
-déplaisent à peu près comme nous les assassins
-avérés ou les suborneurs de petites filles ; mais
-grâce à la durée imprévue des livres, ces vieilles
-injures ne sont rien de plus pour les juges que la
-vitupération d’un avocat. J’ai Sanlecque à portée
-de la main, et même Cottin et même Coras ; s’ils
-sont médiocres, je ne le dirai que d’après ma
-libre impression personnelle.</p>
-
-<p>On a rédigé un essai de catalogue des livres
-perdus<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a> ; le nombre en monte à cinq ou six
-cents, et encore, pour atteindre ce chiffre, faut-il
-compter certains ouvrages qui ne sont qu’égarés
-et quelques éditions d’œuvres réimprimées
-plusieurs fois. Y avait-il parmi ces livres perdus
-des pages vraiment dignes de larmes ? Cela est
-peu probable, d’après les épitaphes de ces tombes.
-Ce n’étaient sans doute ni d’autres <i>Maximes</i>
-ni d’autres <i>Phèdres</i>, ni même d’autres <i>Alaric</i>
-que : <i>Herménégilde</i>, tragédie, par Gaspard Olivier
-(1601) ; les <i>Poétiques Trophées</i>, par Jean
-Figon de Montélimard (1556) ou le <i>Courtisan
-amoureux</i> (1582), ou le <i>Friant Dessert des
-femmes mondaines</i> (1643). Mais qui sait ? Cependant
-le <i>Coupe-Cul des Moines</i>, ou la <i>Seringue
-spirituelle</i> inspirent de médiocres regrets,
-et pareillement les <i>Estranges et espouvantables
-Amours d’un diable déguisé en gentilhomme
-et d’une damoiselle de Bretagne</i>. Une perte
-plus évidente, c’est celle de plusieurs <i>Almanachs</i>
-rédigés par Rabelais, mais cela ne va pas
-encore très loin. Que des doigts trop fiévreux
-aient usé prématurément les premières éditions
-de l’<i>Astrée</i>, des <i>Aventures du baron de Fæneste</i>,
-des <i>Odes</i> de Ronsard<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>, cela prouve seulement
-le succès immédiat de ces œuvres qui ne cessèrent
-durant plus d’un demi-siècle d’être en les
-mains de tous les curieux ; et on en dirait autant
-des éditions originales des premiers romans
-d’Alexandre Dumas, qui ne peuvent être rangées,
-en grande partie, parmi les livres perdus<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>.
-Mais que l’on puisse relever les inscriptions
-d’un cimetière, cela prouve du moins que les morts
-qu’elles signalent eurent un nom et une gloire,
-même passagère. Les vrais livres perdus sont
-ceux dont nul ne pourrait, aujourd’hui, même
-soupçonner le titre. Cette poussière anonyme
-ne remplirait pas sans doute un bien grand ossuaire ;
-mais avec les manuscrits perdus on construirait
-une nécropole.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> <i>Livres perdus. Essai bibliographique sur les livres devenus
-introuvables</i>, par Philomneste Junior ; Bruxelles, 1882.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> L’édition de 1550 contenant les <i>Odes</i> et le <i>Bocage</i> s’est
-retrouvée en 1882, à la vente P. G. P., où, malgré sa rareté,
-elle ne fut vendue que cent francs.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> Ces éditions de cabinet de lecture, tirées à trois cents
-exemplaires, et moins, se sont nécessairement usées en proportion
-de leur succès.</p>
-</div>
-<p>Il n’est pas probable que de la littérature française
-du Moyen Age beaucoup plus de la centième
-partie ait survécu aux changements de la
-mode. Presque tout le théâtre a disparu. Le
-nombre des auteurs devait être immense en un
-temps où l’écrivain était son propre éditeur, le
-poète son propre récitateur, le dramaturge son
-propre acteur. En un certain sens, l’imprimerie
-fut un obstacle aux lettres ; elle opérait une sélection
-et jetait le mépris sur les écrits qui n’avaient
-pu parvenir à passer sous la presse. Cette
-situation dure encore, mais atténuée par le bas
-prix de la typographie mécanique. L’invention
-dont on nous menace, d’un appareil à imprimer
-chez soi, multiplierait par trois ou quatre le
-nombre des livres nouveaux ; et nous retrouverions
-les conditions du Moyen Age : tous ceux
-qui ont quelques lettres — et d’autres, comme
-maintenant — oseraient la petite élucubration
-qu’on glisse à ses amis avant de l’offrir au
-public. Tout progrès finit par se nier lui-même ;
-arrivé à son maximum d’expansion, il tend à
-rétablir l’état primitif auquel il s’était substitué.</p>
-
-<p>Le changement de civilisation, de l’antiquité
-au Moyen Age, fut intellectuel et de sentiment
-plutôt que matériel. Les mêmes métiers se prolongent
-dans les mêmes conditions primitives ;
-la libraire au temps de Rutebeuf est celle qui
-vendait, toutes fraîches et vives, les odes d’Horace.
-Aux deux époques, qui sont pareillement
-des époques de plénitude, la littérature fut pareillement
-abondante. Il n’en reste à peu près
-rien. Toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine
-Apollinaire, tient en deux volumes in-folio<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>,
-mais presque tout le second tome est donné aux
-poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins
-maltraités. Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre
-de la bibliothèque de Pergame, qui se composait
-de deux cent mille ouvrages grecs à un
-seul exemplaire : la littérature grecque, dans l’édition
-Didot, tient en soixante et un volumes ;
-on y ajoutera, sans beaucoup grossir le nombre
-des feuillets, tel traité d’Aristote, Hérondas,
-Bacchylide. Il en fut de la littérature comme
-d’une armée décimée ; on enterra les morts et les
-survivants sont des héros. On peut juger de la
-valeur absolue, mais non de la valeur relative de
-ce qui reste : ici, nous retrouvons Pratinas ; il
-nous enseigne que la gloire est un fait.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Opera et fragmenta veterorum poetarum latinorum</i>. Londres,
-1713.</p>
-</div>
-
-<h4>III</h4>
-
-<p>La gloire est un fait pur et simple, et non un
-fait de justice. Il n’y a aucun rapport exact entre
-le mérite d’un écrivain (on se limite à l’examen
-de la gloire littéraire) et sa réputation parmi
-les hommes. Pour compenser, dans le sens du
-hasard et, si l’on veut, de l’injustice, la survie
-du livre depuis quatre cents ans, la critique a
-imaginé un système hiérarchique, qui divise les
-écrivains en castes, depuis l’idiot jusqu’au génie.
-Cela a l’air solide et sérieux ; c’est arbitraire,
-puisque les jugements esthétiques ou moraux
-ne sont que des sensations généralisées. Le jugement
-littéraire rejoint ainsi, jusqu’à s’y confondre,
-le jugement religieux.</p>
-
-<p>L’immortalité terrestre et l’autre, celle qui
-évolue idéalement au delà de la vie réelle, sont
-des conceptions de même ordre, nées d’une
-cause unique : l’impossibilité pour la pensée de
-se penser inexistante. Descartes n’a fait que
-poser un axiome physiologique et d’une vérité
-humaine si absolue qu’elle eût été comprise par
-les plus anciens et les plus humbles peuples.
-« Je pense, donc je suis, » c’est la traduction
-en paroles d’un état cellulaire. Tout cerveau qui
-vit pense cela, même inconscient. La minute
-vécue est une éternité ; elle n’a ni commencement,
-ni fin ; elle est ce qu’elle est, elle est absolue.
-Cependant le désaccord est complet entre
-la vérité cérébrale et la vérité matérielle ; l’organe
-meurt, par lequel l’homme se pense immortel et
-l’absolu est vaincu par la réalité. Le désaccord
-est complet, évident, indéniable ; cependant, il est
-inexplicable. Devant une telle contradiction, l’hypothèse
-prend quelque force d’une dualité, et
-d’ailleurs le laboratoire affirme la différence
-essentielle du travail musculaire et du travail
-cérébral. Le ploiement de l’avant-bras et même
-d’une phalange détermine un dégagement d’acide
-carbonique ; l’activité cérébrale, tous les
-muscles étant au repos, n’inscrit aucune trace de
-combustion. Cela ne dit pas que les organes de
-la pensée soient immatériels ; on les touche, on
-les pèse et on les mesure ; mais ils sont d’une
-matérialité particulière et dont on ne connaît
-pas encore les réactions vitales. Inexplicable en
-théorie, le désaccord entre la pensée et la chair
-s’explique donc en fait par une différence au
-moins de construction moléculaire ; ce sont deux
-états, dont l’un n’a de l’autre qu’une connaissance
-superficielle, et la chair va se dissoudre
-que la pensée se pense toujours éternelle.</p>
-
-<p>Il y a donc deux immortalités : l’immortalité
-subjective, que tout homme se décerne volontiers
-et même nécessairement ; l’immortalité
-objective, celle dont Pratinas a été frustré, celle
-qui est un fait. La première, religieuse ou littéraire,
-ne comporte plus, après ce que nous en
-avons dit, et à défaut de précises analyses, que
-des réflexions philosophiques, c’est-à-dire vagues ;
-l’immortalité objective est un sujet de
-dissertation moins abstrait. On y ferait même
-entrer toute l’histoire, avec un peu de bonne
-volonté ; mais la littérature française forme
-une longue et une assez brillante cavalcade.</p>
-
-<p>Les mots, dès qu’ils embrassent, sous leurs
-ailes, une certaine étendue de réalité perceptible,
-cèdent volontiers leur formule. La gloire,
-c’est la vie dans la mémoire des hommes. Mais
-de quels hommes, mais quelle vie ?</p>
-
-<p>M. Stapfer<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a> a essayé le dénombrement des
-œuvres qui, du <small>XVI</small><sup>e</sup> au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, sont restées
-ce que l’on appelle <i>rester</i> en langage de critique
-professionnel. Ce chapitre intitulé avec esprit
-(avec un esprit un peu janséniste) « le petit
-nombre des élus » serait bref, s’il n’était qu’un
-catalogue. En somme, et on peut admettre cela
-provisoirement, de tous les écrivains français
-des trois derniers siècles, vingt-cinq ou trente
-auraient atteint ce qu’on appelle la gloire ; mais
-de ces trente, à peine si la plupart sont autre
-chose qu’un nom. Quelle vie et de quels hommes ?
-M. Stapfer songe à des œuvres qu’un
-Français d’aujourd’hui, « de culture moyenne »,
-peut avoir, tel jour de pluie, la fantaisie d’entr’ouvrir.
-Il est impossible d’accomplir une sérieuse
-analyse si l’on admet dans son raisonnement
-des expressions comme « culture moyenne ».
-Un homme de « culture moyenne » peut
-fort bien se plaire à Saint-Simon et ne posséder
-chez soi ni un Pascal, ni un Bossuet, ni un
-Corneille, ni un Malherbe. On peut lire et relire
-Pascal et goûter peu Rabelais. Mais ces amateurs
-de lecture difficile sont des professeurs,
-des ecclésiastiques, des avocats, des hommes
-qui, s’ils n’écrivent eux-mêmes, tiennent aux
-lettres par leur métier et la nécessité de se
-maintenir en contact avec la période classique
-de la littérature française. Et où ont-ils appris
-que Boileau est un meilleur poète que Théophile
-ou Tristan ? Au collège, car c’est par le collège
-que la gloire littéraire se maintient dans le souvenir
-ennuyé des générations distraites. Il n’y
-a pas de « culture moyenne » appréciable et
-figurable par une courbe flexible ; mais il y a
-des programmes. Villiers de l’Isle-Adam avait
-inventé la « Machine à gloire » ; il y a au Ministère
-de l’Instruction publique une salle où, sur la
-porte, on devrait lire : « Bureau de la Gloire. »
-C’est là que se réunit le Conseil Supérieur
-qui élabore le programme des études. Ce programme
-est la gaveuse qui produit les cultures
-moyennes ; les noms absents de ce programme
-seront éternellement inconnus des générations
-dont il sera le guide paternel. Mais la conscience
-d’un éducateur ne peut imposer à des enfants la
-connaissance d’écrivains dont la moralité n’est
-pas universellement admise. Molière était fort
-immoral en son temps et c’est ce qui fit son
-succès près d’un public qui n’avait que le choix,
-à ses jours de repentance, entre les plus éloquents
-ou les plus habiles sermonaires. C’est à
-mesure qu’il a été moins compris que Molière,
-peu à peu, est devenu un moraliste. A mesure
-que les sensibilités successives se sont différenciées
-davantage de la sensibilité du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle,
-la grossièreté a perdu de sa puanteur et on a
-fini par trouver de la délicatesse à des saillies
-qui, mises au ton d’aujourd’hui, nous donneraient
-de la gêne. Molière, bien plus brutal
-encore dans le fond qu’à la surface, jouit de ce
-qu’on pourrait appeler la moralité acquise.
-C’est un phénomène inévitable d’accommodation.
-Il fallait ou sacrifier Molière ou démontrer
-la beauté de son génie philosophique.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> Ouvrage cité, p. 103.</p>
-</div>
-<p>Son mot, qui n’est qu’un mot, « Pour l’amour
-de l’humanité », a été creusé et labouré
-par les commentateurs ainsi qu’une boule d’ivoire
-qui, au tour, finit par se résoudre en un
-réseau de cercles enchevêtrés ; ce n’est qu’un
-hochet pour les bébés. Comment va-t-on concilier
-<i>les Femmes savantes</i> et le Féminisme ?
-Il y aura là un travail de cirque fort curieux à
-suivre. Dans ses <i>Réflexions sur les Femmes</i>, si
-pénétrantes et d’une si belle langue, M<sup>me</sup> de Lambert
-dit que cette comédie, d’ailleurs odieuse,
-fut cause que l’instruction chez les filles parut
-comme une inconvenance, une impudeur, une
-sorte d’obscénité : d’où la folie de plaisirs
-purement sensuels où les femmes inclinèrent,
-n’ayant plus d’autres ressources que la chère et
-l’amour. On s’en tirera en considérant séparément
-l’idée féminisme et l’idée <i>Femmes savantes</i>,
-en épiloguant sur le mot « savant », qui a
-pris récemment une signification très précise. Le
-savant, au <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, c’est le curieux non seulement
-des sciences, mais des lettres, c’est l’esprit
-inquiet des nouveautés et qui discute des
-tourbillons sans négliger Vaugelas. M<sup>me</sup> de
-Sévigné était une « femme savante » et aussi
-Ninon. Sans doute, il fallait sauver l’œuvre de
-Molière ; elle en valait la peine. Mais n’aurait-on
-pu le faire avec plus d’honnêteté et plus de lucidité ?</p>
-
-<p>Tenté sur Rabelais et sur Montaigne, le même
-travail de mise au point a moins bien réussi.
-Rabelais surtout a découragé les naïvetés les
-plus têtues et, faute de pouvoir moissonner de
-vertueuses gerbes en son abbaye de bon plaisir,
-on rangea Pantagruel parmi les vagues précurseurs
-des idées modernes, ce qui n’a aucun sens
-appréciable, les idées modernes étant fort contradictoires.
-La Fontaine s’est prêté aux caprices
-des moralistes avec cette indifférence au bien
-et au mal qui fut le propre de son tempérament
-uniquement sensuel ; et quant à Racine, dont
-l’œuvre serait épouvantable, si elle n’était rédigée
-en une langue froide et abstraite comme l’algèbre,
-la dévotion janséniste de ses derniers
-jours a permis de trouver des intonations pieuses
-même à ses plus délirantes chansons de luxure
-et de cruauté<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>. Pourquoi ce soin n’a-t-il
-pas été porté jusque sur un Saint-Amand ou sur
-un Théophile ? On trouve là l’influence de Boileau,
-qu’il est encore dangereux de contredire
-quand on recherche une certaine qualité de réputation.
-Heureux de trouver leur tâche limitée
-et déterminée par une autorité célèbre, les éducateurs
-arrêtèrent, dès que sa longueur fut décente,
-le catalogue des gloires. Leur entreprise
-était de critique morale bien plus que de critique
-littéraire ; un seul livre, les <i>Fables</i>, par
-exemple, leur eût suffi, album où déposer les
-aphorismes sournois du vieux catéchisme. L’idéal
-de l’éducateur est le <i>Coran</i>, les mêmes pages
-contenant un exemple d’écriture, un modèle de
-style, un code religieux et un manuel de morale.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Ceci était écrit quand a paru l’ouvrage de M. Louis Proal,
-<i>le Crime et le suicide passionnels</i> (F. Alcan, 1900), où, à propos
-des drames sexuels de cour d’assises, Racine est, comme
-référence et point de comparaison, cité toutes les dix pages. On
-ne veut pas dire quel moment de passion et de folie luxurieuse
-fut le grand siècle.</p>
-</div>
-<p>On peut donc conclure qu’en réalité il n’y a
-pas de gloire littéraire. Les grands écrivains sont
-proposés à notre admiration non comme écrivains,
-mais comme moralistes. La gloire littéraire
-est une illusion.</p>
-
-<p>Cependant, tout en réservant pour des usages
-scolaires quelques-uns des meilleurs génies
-français, les historiens de la littérature ont dû
-motiver leurs choix, feindre des préoccupations
-d’art. Un Nisard rédigea une histoire de la littérature
-française où il n’est à peu près question
-que de morale ; on trouva une telle préoccupation
-noble, mais trop exclusive. Les manuels
-ordinaires entremêlent adroitement les deux
-ordres ; il faut qu’un enfant ne sache pas bien si
-La Fontaine leur est prescrit comme un grand
-poète ou comme un bonhomme qui enseigna la
-prévoyance, comme l’auteur de <i>Philémon et
-Baucis</i> ou comme le précurseur de Franklin.
-Munis des quatre règles de la littérature, les
-professeurs ont examiné les talents, et ils les ont
-classés ; ils ont décerné des prix et des mentions
-honorables. Il y a le premier ordre et il y
-a des ordres échelonnés jusqu’au quatrième et au
-cinquième ; la littérature française est devenue
-hiérarchique comme une maison de rapport. « Villon,
-me dit un jour l’un de ces arpenteurs, n’est
-pas de premier ordre. » Il faut nuancer l’admiration
-selon les sept notes de la gamme universitaire :
-de sérieux flûtistes excellent à ce jeu.</p>
-
-<p>Il ne s’agit pas de contester le palmarès de la
-gloire ni d’en proposer une rédaction nouvelle.
-Tel qu’il est, il répond à son usage ; il peut avoir
-l’utilité des classifications arbitraires de la botanique.
-Il ne s’agit pas de l’amender ; il s’agit de
-le déchirer.</p>
-
-<p>Que Racine soit un meilleur poète que Tristan
-l’Hermite et qu’<i>Iphigénie</i> l’emporte sur
-<i>Marianne</i>, voilà deux propositions inégalement
-vraies ; car on pourrait tout aussi bien nous
-donner à comparer ceci, qui est de Racine :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Que c’est une chose charmante</div>
-<div class="verse">De voir cet étang gracieux</div>
-<div class="verse">Où, comme en un lit précieux,</div>
-<div class="verse">L’onde est toujours calme et dormante !</div>
-
-<div class="verse stanza">Quelles richesses admirables</div>
-<div class="verse">N’ont point ces nageurs marquetés,</div>
-<div class="verse">Ces poissons aux dos argentés,</div>
-<div class="verse">Sur leurs écailles agréables<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a> !</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">à cela, qui est de Tristan :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Auprès de cette grotte sombre</div>
-<div class="verse">Où l’on respire un air si doux,</div>
-<div class="verse">L’onde lutte avec les cailloux,</div>
-<div class="verse">Et la lumière avecque l’ombre.</div>
-
-<div class="verse stanza">Ces flots, lassés de l’exercice</div>
-<div class="verse">Qu’ils ont fait dessus ce gravier,</div>
-<div class="verse">Se reposent dans ce vivier,</div>
-<div class="verse">Où mourut autrefois Narcisse…</div>
-
-<div class="verse stanza">L’ombre de cette fleur vermeille</div>
-<div class="verse">Et celle de ces joncs pendans</div>
-<div class="verse">Paraissent estre là-dedans</div>
-<div class="verse">Les songes de l’eau qui sommeille…<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a></div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> <i>L’Étang</i>. Cette pièce fait partie de la suite des cinq odes
-où Racine célébra Port-Royal-des-Champs : <i>l’Étang</i>, <i>les Prairies</i>,
-<i>les Bois</i>, <i>les Troupeaux</i>, <i>les Jardins</i>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> <i>Le Promenoir des deux Amans</i>.</p>
-</div>
-<p>Je sais bien que je compare le meilleur de
-Tristan avec le pire de Racine ; mais Tristan
-tout de même avait son jardin, si Racine avait
-son domaine, et parfois il y fait bon. Déchirons
-donc le palmarès afin d’ignorer que Tristan
-L’Hermite est un poète « à la versification ridicule »<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>,
-et que le plaisir que nous pouvons
-tirer de sa rencontre ne soit pas gâté par avance,
-et que nous osions, comme lui, dire à sa muse :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Fay moy boire aux creux de tes mains,</div>
-<div class="verse">Si l’eau n’en dissout point la neige.</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> <span class="sc">Vapereau</span>, <i>Dictionnaire des Littératures</i>.</p>
-</div>
-<p>C’est l’inconvénient des méthodes comparatives.
-Les critiques, ayant élu comme idéal le
-grand poète d’un siècle, n’estiment plus les autres
-que comme des précurseurs ou des disciples<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>.
-On juge les écrivains d’après ce qu’ils ne
-sont pas, et souvent faute d’avoir su comprendre
-leur génie particulier et souvent faute de les
-avoir interrogés eux-mêmes. Pratinas en vérité
-est mieux traité : il jouit du silence.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> Une excellente thèse de doctorat sur Tristan L’Hermite,
-par M. N.-M. Bernadin, porte précisément ce titre : <i>Un Précurseur
-de Racine</i>.</p>
-</div>
-<p>Mais il est mort, et il s’agit de vivre. Vivre,
-de quelle vie et en la mémoire de quels hommes ?
-La vie est un fait physique. Un livre n’est
-pas mort qui existe à l’état de tome dans une
-bibliothèque ; et peut-être que c’est une gloire
-plus enviable d’être inconnu à la manière de
-Théophile que d’être célèbre à la manière de
-Jean-Baptiste Rousseau ? La gloire, quand elle
-n’est que classique, est peut-être l’une des formes
-les plus dures de l’humiliation. Avoir rêvé
-de passionner les hommes et les femmes et
-n’être plus que le pensum triste qui retient en
-prison un écolier distrait ! Est-il cependant d’universelles
-réputations qui ne soient point classiques ?
-Très peu, et alors elles ont une autre
-tare. C’est pour ce qu’ils contiennent de malpropre
-qu’on lit les romans saugrenus de Rétif<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>,
-les contes syphilitiques de Voltaire, et cette ennuyeuse
-<i>Manon Lescaut</i>, si gauchement adaptée
-de l’anglais. Les livres de jadis n’ont plus de
-public, si par public il faut entendre les hommes
-désintéressés qui lisent uniquement pour leur
-plaisir, et goûtent ce qu’un livre contient d’art
-et de pensée, mais ils ont des lecteurs encore,
-et ils en ont tous.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> De Rétif, il faut cependant retenir le tome I<sup>er</sup>, celui-là seul,
-de <i>Monsieur Nicolas</i>.</p>
-</div>
-<p>Il n’y a de livre mort que le livre perdu ; tous
-les autres vivent, et presque de la même vie, et
-plus ils sont anciens, plus cette vie devient intense,
-devenant plus précieuse. La gloire littéraire
-est nominale ; la vie littéraire est personnelle.
-Il n’est pas un poète du prodigieux
-<small>XVII</small><sup>e</sup> siècle qui ne ressuscite chaque jour entre
-les mains pieuses d’un curieux. Bossuet n’est
-pas plus feuilleté que ce <i>Recueil</i> de Pierre du
-Marteau<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a> ; et, à tout prendre, la <i>Plainte du
-cheval Pégase aux chevaux de la petite Écurie,
-par Monsieur de Benserade</i>, est d’une lecture
-plus agréable et moins dangereuse que le <i>Discours
-sur l’histoire universelle</i> : le moralisme
-pompeux est-il tant supérieur au burlesque badin ?
-Toute plante de la montagne offre un égal
-intérêt au botaniste ingénu. Pour lui l’euphorbe
-n’est pas célèbre ni la bourrache ridicule (elle
-a d’ailleurs les plus beaux yeux du monde) et il
-emplit sa gibecière jusqu’à ce qu’elle refuse un
-dernier brin d’herbe. La gloire littéraire est une
-invention à l’usage des enfants qui préparent
-leurs examens ; il importe peu à l’explorateur de
-l’esprit de jadis que ce vers plaisant soit d’un
-inconnu ou cette forte pensée d’un méprisé. Un
-homme et son œuvre, cela est d’intérêt si différent !
-L’homme est une physiologie qui n’a de
-valeur que dans le milieu où elle a évolué ; l’œuvre,
-quelle qu’elle soit, peut conserver, au cours
-des siècles, un pouvoir abstrait. Il ne faut pas
-s’exagérer ce pouvoir ni s’en faire une tyrannie.
-Une pensée n’est guère autre chose qu’une fleur
-desséchée ; mais l’homme a péri et la fleur reste
-couchée dans son herbier ; elle est le témoin d’une
-vie disparue, le signe d’une sensibilité abolie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> <i>Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, tant en
-prose qu’en vers</i>. A Cologne, 1667.</p>
-</div>
-<p>Lorsqu’on regarde dans la galerie d’Apollon
-ces onyx et ces corindons façonnés en conques
-et en coupes et ces ors où le burin a écrit des
-fleurs et ces émaux violents, va-t-on, avant d’oser
-se réjouir, demander quel est le nom de l’artisan de
-tels joyaux ? La question cependant serait vaine.
-L’œuvre vit et le nom est mort. Qu’importe le nom !</p>
-
-<p>« Moi, qui ne désire pas la gloire, » écrivait
-Flaubert. Il parlait de la postérité, de ces temps
-futurs, et par conséquent inexistants, auxquels
-tant de médiocres énergies sacrifient l’heure présente,
-cette réalité unique. Aucun des livres de
-Flaubert ne pouvant servir de prétexte à un enseignement
-moral, Flaubert fut sage. Il ne désirait
-et il n’aura pas la gloire, à moins que <i>Madame
-Bovary</i> ne conserve pendant le prochain
-siècle sa réputation équivoque et ne s’inscrive,
-dans la tradition des adolescents, parmi les célèbres
-mauvais livres. Cela est peu probable,
-puisque <i>Mademoiselle de Maupin</i> est déjà d’une
-lecture pénible. Mais ce qu’on ne peut dire au
-futur ni de lui ni d’aucun écrivain de la dernière
-moitié du siècle, on peut le dire au passé. Gautier
-et Flaubert ont connu la gloire, celle qu’ils
-se décernèrent eux-mêmes dans l’invincible conscience
-de leur génie. La gloire, c’est une sensation
-de vie et de force ; un sylvain la goûterait
-dans un tronc d’arbre.</p>
-
-<p>Qu’il est plaisant d’écouter le professeur éloquent
-dont la parole déclare : « Ce livre ne restera
-pas. » Mais aucun livre ne reste, et cependant
-tous les livres restent. Connaît-on <i>Palemon,
-fable bocagère et pastorale</i>, par le sieur Frenicle<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a> ?
-Eh bien, ce livre est resté puisque je
-viens de le lire, et que j’en ressuscite un vers,
-qui n’est pas laid :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">O que j’eus de plaisir à la voir toute nue !</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> A Paris, chez Jacques Dugast, aux Gants couronnez, 1632.</p>
-</div>
-<p>Il est temps que l’homme apprenne enfin à se
-résigner au néant, et même à jouir de cette idée
-dont la douceur est incomparable. Les écrivains
-pourraient donner l’exemple au peuple en abandonnant
-résolument leurs vaniteux espoirs. Ils
-laisseront un nom qui ornera pendant quelques
-siècles les catalogues et des œuvres qui dureront
-ce que vivra la matière qui les supporte. C’est
-un beau privilège au prix duquel ils devraient
-consentir à taire leurs doléances. Et quand
-même cette illusoire éternité leur serait refusée,
-aussi bien que toute gloire présente, pourquoi
-cela diminuerait-il leur activité ? C’est au passant
-et non à l’humanité future que le cerisier
-sauvage offre ses fruits ; et si personne ne passe,
-comme il s’est couvert de neige au printemps il
-s’empourpre quand vient l’été. La vie est un
-fait personnel, immédiat et qui s’écoule dans
-la minute même où elle est sentie. Adjoindre à
-cette minute les siècles à venir, c’est raisonner
-mal, car le présent seul existe, et il faut rester
-dans la logique pour être encore un homme.
-Soyons un peu moins primitifs et ne nous figurons
-pas que le prochain siècle sera le « double »
-du présent et que nos œuvres y garderont la
-position qu’elles occupent aujourd’hui, ou une
-position pire. La manière dont nous comprenons
-<i>Bérénice</i> affligerait Racine, et Molière soufflerait
-volontiers les chandelles les soirs qu’on
-s’ennuie tant au <i>Misanthrope</i>. Les livres n’ont
-qu’un temps ; arbre, arbustes ou pauvres herbes,
-ils meurent ayant parfois semé leurs pareils, et la
-vraie gloire ce serait de provoquer une œuvre
-sous l’ombre de laquelle on serait étouffé ; ce serait la
-vraie gloire parce que cela rentrerait dans
-les plus nobles conditions de la vie. Les témoins
-du passé ne sont jamais que des paradoxes ; ils
-ont commencé à languir quelques années, ou
-moins, après leur naissance, et leur vieillesse se
-traîne triste et ridée parmi les hommes qui ne
-les comprennent plus, ni ne les aiment. Souhaiter
-l’immortalité, c’est désirer de vivre éternellement
-dans l’état des <i>Struldbruggs</i> de Swift.</p>
-
-<p>« Tel est le détail qu’on me fit au sujet des Immortels
-de ce pays… » — et le sentiment de
-l’homme continue de se révolter contre l’idée
-de destruction, et l’écrivain tremble à l’idée de
-pérennelle obscurité. Il faut à notre sensibilité
-une toute petite lumière dans le lointain, parmi
-les arbres qui bordent notre vue. Cela rassure
-les muscles, cela calme le pouls.</p>
-
-<p class="date">1900</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2ch2">LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ</h3>
-
-
-<h4>I</h4>
-
-<p>En un de ses <i>Paradoxes</i>, où il a parfois un
-peu de l’ironie de Heine ou de l’esprit de Schopenhauer,
-M. Max Nordau a dessiné le plan
-machiavélique d’une école du succès. On y enseignerait
-l’à rebours de la morale usuelle, et
-non pas la vertu, mais l’art de parvenir. Cette
-école existe : c’est la vie. Des yeux et des oreilles
-précoces en recueillent l’enseignement dès l’adolescence ;
-de jeunes hommes se vouent au succès
-comme d’autres à l’apostolat ou à la gloire.
-Sont-ils déraisonnables ? Non. Et méprisables ?
-Pourquoi donc ? Écrire, chanter, sculpter, ce
-sont des actes ; penser, même dans le silence de
-la nuit et au fond d’un cachot, c’est un acte. Or,
-quel est l’acte qui n’a pas pour but son propre
-achèvement ? Le raisonneur qui s’est convaincu
-lui-même voudra persuader les autres, nécessairement ;
-et le poète qui s’admire, contraindre
-autrui à l’enthousiasme. Ceux qui se contentent
-d’une approbation intime ou restreinte sont
-peut-être des sages ; ils ne seront point comptés
-parmi les forts. Même timide, même dédaigneux,
-le rêveur veut la gloire de rêver ; et il rêverait
-avec délices devant les foules délirantes de contempler
-ses yeux perdus dans un océan de songes
-et de niaiseries. Ce serait le succès. Le succès
-a quelque chose de précis qui calme et qui
-nourrit. C’est un repas. C’est un fait. C’est le
-poteau d’arrivée.</p>
-
-<p>Le succès est un fait en lui-même et en dehors
-de l’œuvre ou de l’acte qu’il accompagne.
-L’assassin qui a réussi son crime de point en
-point éprouve d’autres joies que celle de l’avidité
-désaltérée. Il se trouve en somme que le
-succès lui a donné raison, et toutes recherches
-dépistées, on comprend fort bien l’état qu’a osé
-décrire Barbey d’Aurevilly. Cependant le crime,
-à moins d’être politique, ne reçoit que rarement
-dans nos civilisations un applaudissement public,
-comme chez les Dayaks de Bornéo ou
-les sujets du Vieux de la Montagne. C’est pourquoi,
-malgré une ironie célèbre, nous ne considérerons
-pas l’assassinat « comme un des
-beaux-arts ». Tout au moins faudrait-il le ranger
-dans cette catégorie d’art dont le succès est
-le seul et unique but et qui tient beaucoup,
-moins à son nom de départ qu’à son nom d’arrivée ;
-or, cela n’est point le sujet de cet essai,
-qui est fort sérieux et dont tous les mots seront
-pesés avec soin. Il s’agira uniquement des œuvres
-d’art et en particulier de celles qui appartiennent
-à la littérature.</p>
-
-<p>Le succès donc est un fait, mais, pour la catégorie
-d’actes qui nous occupe, un fait éventuel
-et qui ne change pas l’essence même de l’acte.
-En cela je comparerais volontiers le succès à
-la conscience, flambeau qui s’allume en nous,
-éclaire nos actions et nos pensées, mais n’a pas
-plus d’influence sur leur nature que son ombre,
-par une nuit de lune, sur la marche du train
-qui passe. La conscience ne détermine aucun
-acte. Le succès ne crée pas une œuvre, mais il
-la met en lumière, et tellement qu’il en reste presque
-toujours quelque chose dans la mémoire
-des hommes. On ne devient pas Racine pour
-avoir été applaudi sous les chandelles, et on
-reste Racine, même si <i>Phèdre</i> est jouée six
-jours de suite devant des loges noires<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>. Mais
-on devient Pradon, et c’est beaucoup. Être Pradon
-dans les siècles, c’est vivre d’une gloire
-obscure et fâcheuse, triste et vaine ; sans doute,
-mais à peine moins précaire que la vie que nous
-nommons véritable. Pradon est ridicule à la fois
-et illustre. On ne peut conter la vie de Racine
-sans y mêler son nom. On recherche ses œuvres
-pour comprendre cette renommée d’un jour qui
-s’est prolongée durant tant de lendemains. Il
-n’y a pas à en douter, Pradon n’avait presque
-aucun talent, encore qu’assez adroit en son métier
-de constructeur dramatique. C’était, comme
-disent les journalistes, un homme de théâtre ;
-on est même allé jusqu’à prétendre<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a> que, pour
-avoir une Phèdre parfaite, il l’aurait fallu écrite
-par Racine sur le plan de Pradon. C’est absurde ;
-mais tout succès a une cause. La cabale n’explique
-rien. La duchesse de Bouillon n’eût pas
-risqué la bataille sur une carte nulle, Pradon
-était connu. Sa tragédie de <i>Pyrame et Thisbé</i>
-avait été applaudie. Dix ans après <i>Phèdre</i>,
-et, sans nulle cabale, son <i>Regulus</i> alla aux
-nues. Il était donc destiné à une réputation
-modérée, à celle que son <i>Solyman</i>, par exemple,
-valut à l’abbé Abeille, vers les mêmes années.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> A l’Hôtel de Bourgogne, pendant qu’à Guénégaud on jouait
-à grand fracas celle de Pradon.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Bayle. Et Racine, reconnaissant le métier de son adversaire :
-« Toute la différence qu’il y a entre moi et Pradon, c’est
-que je sais écrire. »</p>
-</div>
-<p>Cela fut-il heureux pour ce médiocre poète
-d’avoir rencontré sur son chemin la duchesse
-de Bouillon ? Devançant nos procédés, cette
-terrible femme avait loué les loges de deux théâtres,
-emplissant les unes, laissant les autres vides ;
-de notre temps, elle eût acheté les journaux
-par surcroît, mais nul ne sait combien elle
-paya le caquet des nouvellistes et des pamphlétaires.
-C’est un des plus beaux coups du genre
-puisqu’il a réussi à merveille ; mais qu’y gagna
-Pradon ? Après beaucoup d’injures, un océan
-d’injures posthumes. Il n’est pas de jour où
-quelque professeur ne le traite comme un Damiens
-ou comme un Ravaillac. Cela se compense-t-il
-par l’immortalité ? Une immortalité honteuse
-est-elle préférable à la nuit ? D’abord, il
-faut écarter la honte, et tenir pour indifférentes
-les injures. Tout succès attise le feu de la haine
-et rend plus épaisse la fumée qui retombe. Cela
-n’a aucune importance. La haine est une opinion,
-et les injures, et les mots qui jettent l’infamie ;
-le succès est un fait. La duchesse de
-Bouillon ne pouvait changer la valeur essentielle
-de chacune des deux <i>Phèdre</i>, non plus qu’en
-« or pur » transmuer du « plomb vil » ; mais
-elle pouvait voiler l’or et dorer le plomb ; elle
-pouvait forcer la postérité à répéter le nom de
-son favori. Ce fut son œuvre. Elle est belle
-et resta mémorable. Sur le moment, personne
-ne savait laquelle il fallait admirer de ces deux
-peintures aux cadres pareils. Les amis de Pradon
-valaient ceux de Racine. L’un avait Boileau ;
-l’autre, Sanlecque, son rival parfois heureux.
-Mais l’autorité de Boileau s’effaçait devant
-celle de M<sup>me</sup> des Houlières, représentant la
-société polie et l’esprit des ruelles. Il arriva
-même que la querelle des Sonnets mit l’esprit du
-côté de Pradon, car celui du duc de Nevers est,
-encore aujourd’hui, de la méchanceté la plus
-plaisante. Molière, qui détestait Racine et avait
-jadis prêté son théâtre à une parodie d’<i>Andromaque</i>,
-eût sans doute favorisé Pradon. Sa mort
-a épargné ce scandale aux amis des bonnes lettres.
-Ce fut donc autour d’une illusion raisonnable
-que se fit la cristallisation du succès, et les
-beaux esprits n’eurent pas à rougir de leur parti.
-C’est un mensonge pieux des historiens de la littérature
-française de prétendre que le vrai public
-vengea Racine du désert organisé par M<sup>me</sup> de
-Bouillon. Les loges de l’hôtel de Bourgogne
-avaient été louées pour six jours et la <i>Phèdre</i>
-de Racine ne fut jouée que sept fois ; le public
-avait compris : il obéissait au succès, comme les
-chiens au sifflet.</p>
-
-<p>C’est que le succès, même organisé par des
-moyens frauduleux, exerce un puissant attrait
-sur les foules, et même lettrées. Assurément, le
-public des théâtres était, en 1677, bien supérieur
-comme intelligence, instruction et goût, au public
-moyen d’aujourd’hui ; et cependant on le
-voit s’éprendre de pièces décidément médiocres
-et dédaigner les plus belles. C’est que le succès,
-et surtout pour les œuvres de théâtre, peut naître
-spontanément d’un hasard, de l’agréable
-visage d’une actrice, d’un beau geste, d’un
-applaudissement bien placé, du caprice ou de
-l’émotion d’un petit groupe de spectateurs. Le
-troupeau suit, puisque tous les hommes assemblés
-sont troupeau, et l’histoire compte un nom
-et une date de plus.</p>
-
-<p>Les Américains — ceux du Nord, car au Sud
-ils ont plus de finesse — n’hésitent jamais
-devant le succès. Quel est le poème dramatique
-dont le succès a dépassé les enthousiasmes mêmes
-du <i>Cid</i> et d’<i>Hernani</i> ? C’est <i>Cyrano de Bergerac</i>.
-Donc cette chose est admirable. Et ils la font
-apprendre par cœur ainsi que <i>l’Aiglon</i>, dans les
-écoles où eux-mêmes illettrés, ils se cultivent de
-savantes épouses. Pour redire encore ma vraie
-pensée, je ne trouve pas cela déraisonnable. Ne
-confondons point l’histoire, qui est un roman
-complet, ou du moins suivi, avec le temps présent,
-qui nous apparaît fragmentaire, tel un numéro
-de journal déchiré en mille bouts de papier.
-Comment les classer, selon quel ordre ? Nous
-n’en savons rien. Nos jugements d’aujourd’hui,
-ceux qui paraissent les plus sages, les plus sains,
-seront ridicules dans vingt ans, parce que notre
-patience lassée n’a pu reconstituer la feuille
-entière, ou parce que le feu ou le vent ont dévoré
-une partie des petits carrés. En ce brouillard
-de nos idées, le succès s’allume comme une lune
-électrique. Quelque chose d’indéniable brille, que
-les professeurs de philosophie appellent un critère.
-Mais disons-le seulement un fait, de même
-qu’une fleur est un fait, ou une averse ou un
-incendie. Et que peut-on opposer à ce fait, pour
-le contredire ? Presque rien, le produit d’un
-jugement, l’idée que certains hommes ont de la
-beauté littéraire. Encore cette opposition n’est-elle
-point radicale, puisque la beauté n’est aucunement,
-en principe, exclue des chances du succès.
-Il ne faudrait point parier pour la beauté, il serait
-imprudent de la prendre à égalité ; mais il y a
-des exemples dans l’histoire que l’œuvre la plus
-belle ait été aussi celle que les hommes ont le
-plus fêtée. Alors le succès est adorable, ainsi
-que le soleil qui vient à propos mûrir les moissons,
-ainsi que l’orage qui remplit les ruisseaux
-et les fontaines. Qu’est-ce qu’un beau livre dont
-il ne reste plus un seul exemplaire connu ?
-Qu’était-ce que la Vénus sans bras avant que
-M. de Marcellus l’eût fait sourdre des abîmes ?
-Le succès est pareil à la lumière du jour et, encore
-un coup, s’il ne crée pas l’œuvre, il l’achève, en
-déchirant le voile de ténèbre qui l’enveloppait.
-Il y a une autre considération qui augmente
-encore la valeur du succès ; c’est que si le but
-de l’œuvre d’art est de plaire, plus grand sera le
-grand nombre de ces conquêtes et mieux ce
-but aura été rempli. L’art a certainement une
-fonction, puisqu’il est ; il satisfait à un besoin de
-notre nature. Dire que ce besoin est précisément
-le goût artistique, c’est dire que le café ou le
-tabac sont aimés parce qu’ils satisfont le goût que
-l’homme a pour le café ou le tabac. C’est ne rien
-dire du tout, pas même une sottise ; c’est proférer
-des mots sans signification aucune. Les choses
-ne correspondent pas dans la vie avec cette
-simplicité, selon cette relation bénévole de pot à
-couvercle : laissons cela à la philosophie chrétienne
-des finalités. Le but de l’art étant de plaire,
-le succès est tout au moins un commencement
-de preuve en faveur de l’œuvre. Plaire, l’idée est
-très complexe : nous verrons plus tard ce qu’elle
-contient ; mais le mot peut servir provisoirement.
-Donc cette œuvre plaît. Une tour s’est
-élevée soudain aux accents passionnés de la
-foule. Voilà le fait. Il faut la démolir. Cela n’est
-point facile, puisque, par une magie singulière,
-presque tous les béliers dont on la bat se transforment
-en contreforts qui ajoutent leurs poids
-à la solidité du monument. Il faut prouver à
-cette forteresse qu’elle n’existe pas ; à cette foule
-que son admiration n’a pas remué toutes ces
-pierres, qu’elle est menteuse, hallucinée ou imbécile.
-Cela ne se peut pas. Ils trouvent cela
-beau. Que leur répondre, sinon : oui, cela est
-beau.</p>
-
-<p>Le prêtre prend une hostie sur le corporal et
-l’élève à la dignité de Dieu. Il l’entoure de rayons
-et la montre au peuple. Pendant cette ostention,
-le peuple à genoux baisse la tête, prie et croit.
-L’œuvre que le succès exalte n’est pas choisie
-moins au hasard que l’hostie par les doigts du
-prêtre ; mais sa divinité n’en est pas moins certaine,
-du moment qu’elle a été choisie. Il faut
-respecter les arrêts du destin et ne pas contrarier
-la piété populaire.</p>
-
-
-<h4>II</h4>
-
-<p>Cependant, il y a, dit-on, une esthétique. Il y
-en a même plusieurs. Mais nous n’en supposerons
-qu’une et que, toujours en principe, elle
-ait de bonnes raisons à opposer au succès, quel
-qu’il soit. S’il y a une esthétique, cela nous
-oblige à reconnaître qu’il y a un beau absolu,
-et que les œuvres sont jugées belles en proportion
-de leur ressemblance avec cet idéal vague
-et complaisant. C’est cette esthétique, son existence
-admise l’espace d’un moment, qu’il s’agit
-d’ouvrir et de passer au scalpel.</p>
-
-<p>La sensibilité qui cède au succès ou qui le
-provoque est fort intéressante ; mais il sera
-peut-être permis de ne pas mépriser tout à fait
-et tout d’abord la sensibilité qui s’oppose au
-succès et qui nie l’œuvre heureuse en tant qu’œuvre
-belle. Ces deux sensibilités, également spontanées,
-ne sont pas également pures. La seconde
-est fort mêlée. L’esthétique par quoi elle se
-résume, aussi fragile que la morale, est un mélange
-de croyances, de traditions, de raisonnements,
-d’habitudes, de conceptions ; il y entre
-du respect, de la peur et un appétit obscur de
-nouveauté. « Sur des pensers nouveaux, faisons
-des vers antiques. » Le vieux neuf, voilà
-ce que préconisent toutes les esthétiques, car il
-faut flatter une caste selon ses nerfs et selon son
-érudition. Le jugement de l’artiste en matière
-d’art est un amalgame de sensations et de superstitions.
-La foule ingénue n’a que des sensations.
-Son jugement n’est pas esthétique. Ce n’est
-même pas un jugement. C’est l’aveu naïf d’un
-plaisir. Il s’en suit nécessairement que seule la
-caste esthétique a qualité pour juger de la beauté
-des œuvres et leur déférer cette qualité. La foule
-crée le succès ; la caste crée la beauté. C’est
-équivalent, si l’on veut, puisqu’il n’y a de hiérarchie
-ni dans les sensations ni dans les actes
-et que tout n’est que mouvement ; c’est équivalent,
-mais différent. Voilà donc un point acquis.
-En matière d’art, à l’opinion de la sensibilité
-s’oppose l’opinion de l’intelligence. La sensibilité
-ne se soucie que du plaisir ; qu’à ce plaisir
-se joigne un élément intellectuel, et voilà l’esthétique.
-La foule peut dire : cela me plaît, donc
-cela est beau ; elle ne peut pas dire : cela me
-plaît et cependant cela n’est pas beau, ou : cela
-me déplaît, et cependant cela est beau. La foule,
-en tant que foule, ne ment jamais ; le jugement
-esthétique est une des formes les plus complexes
-du mensonge<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Voir, plus loin, dans <a href="#p2ch4"><i>les Femmes et le langage</i></a>, le mensonge
-considéré comme la caractéristique de l’homme en opposition
-à l’animalité. La supériorité d’une race, d’un groupe d’êtres
-vivants, est en raison directe de sa puissance de mensonge,
-c’est-à-dire de réaction contre la réalité. Le mensonge n’est que
-la forme psychologique de la réaction du <i>Vertébré</i> contre le milieu.
-Nietzsche devançant la science, dit : « Le mensonge comme
-condition de vie. »</p>
-</div>
-<p>Il est bien évident qu’il n’y a pas de beau absolu,
-non plus que de vérité, de justice, d’amour.
-La beauté des poètes, la vérité des philosophes,
-la justice des sociologues, l’amour des théologiens,
-autant d’abstractions qui ne tombent sous
-nos sens et maladroitement, que délimitées par
-le ciseau du sculpteur. Comme idées conçues
-dans le futur ou dans le passé, elles expriment
-une certaine concordance entre nos sensations
-présentes et l’état général de notre intelligence.
-Cela est surtout sensible pour la vérité, qui est
-bien une sensation que notre intelligence ne contredit
-pas ; mais telle autre intelligence la contredit,
-ou se trouve contredite par des sensations
-d’une intensité ou d’un monde différent.</p>
-
-<p>L’idée de beauté a une origine émotionnelle,
-elle se ramène à l’idée de procréation. Il faut
-que la femelle qui sera la mère soit conforme
-au type de la race, c’est-à-dire il faut qu’elle soit
-belle<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a>. La femme est moins exigeante, peut-être
-parce que l’homme ne transmet que très peu de
-lui-même à ses descendants. Le premier étalon
-de la beauté a donc été la femme et, en général,
-le corps humain. Être beau, pour un animal,
-pour un objet, c’est avoir quelque chose d’humain,
-dans la forme, dans le caractère ; on peut
-décrire un paysage avec des termes qui presque
-tous conviendraient à la beauté d’une femme, et
-le marbre a sa blancheur, et les saphirs sont ses
-yeux, et le corail, ses lèvres. Il y a là tout un
-vocabulaire de clichés. Bien entendu qu’il faudrait
-en corriger quelques-uns et faire remarquer
-que c’est l’ébène qui est noire comme des
-cheveux noirs et le cygne qui a un cou de femme.
-La beauté est si bien sexuelle que les seules œuvres
-d’art incontestées sont celles qui montrent
-tout bonnement le corps humain dans sa nudité.
-Par sa persévérance à demeurer purement
-sexuelle, la statuaire grecque s’est mise pour
-l’éternité au-dessus de toutes les discussions. C’est
-beau, puisque c’est un beau corps humain, tel que
-celui avec qui tout homme ou toute femme voudrait
-se joindre pour se perpétuer selon sa race.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> Il y a un pressentiment de cela dans cette remarque inédite,
-récemment publiée, de Montesquieu ; ce qui fait la beauté,
-c’est la conformité : « <i>Esthétique.</i> — Le père Buffier a défini la
-beauté : l’assemblage de ce qu’il y a de plus commun. Quand sa
-définition est expliquée, elle est excellente… Le père Buffier dit
-que les beaux yeux sont ceux dont il y en a un plus grand
-nombre de la même façon ; de même la bouche, le nez, etc. Ce
-n’est pas qu’il n’y ait un beaucoup plus grand nombre de vilains
-nez que de beaux nez ; mais c’est que les vilains sont de bien
-différentes espèces ; mais chaque espèce de vilains est en beaucoup
-moindre nombre que l’espèce des beaux. C’est comme si,
-dans une foule de cent hommes, il y a dix hommes habillés chacun
-d’une couleur particulière : c’est le vert qui domine. »</p>
-</div>
-<p>Mais un autre fait plus obscur, quoique non
-moins certain, permet de ramener par un autre
-chemin l’idée de beauté à l’idée même de sexualité.
-C’est ceci, que toutes les émotions humaines,
-quels que soient leur ordre, leur nature et
-leur intensité, retentissent plus ou moins sur le
-réseau nerveux génital. La pathologie sexuelle a
-mis cela en lumière. Les parfums aussi bien que
-l’odeur ou la vue du sang, le bruit et la chaleur,
-le travail intellectuel et le travail musculaire, le
-repos et la fatigue, l’ivresse et l’abstinence, les
-sensations les plus contradictoires favorisent l’essor
-sexuel. D’autres, telles que la peur, le froid,
-la contrariété, ricochent aussi vers un centre
-voisin et intriqué dans le réseau génital. Voyez
-le premier chapitre d’<i>En Ménage</i>, où M. Huysmans
-décrit l’effet produit sur un être doux et
-nerveux par la découverte d’un amant chez sa
-femme. Parmi les émotions qui retentissent le
-plus sûrement sur tout organisme un peu sensible,
-il faut placer au premier rang les émotions
-esthétiques. Et ainsi elles retournent à leur origine.
-Ce qui porte à l’amour semble beau ; ce
-qui semble beau porte à l’amour. Il y a là un
-entrelacs indéniable. On aime une femme parce
-qu’elle est belle ; et on la juge belle parce qu’on
-l’aime. Il en est de même de toutes les choses
-qui permettent des associations d’idées sexuelles
-et de toutes les émotions qui retentissent sur
-le système génital. Mais il n’est pas du tout nécessaire
-pour qu’une œuvre d’art éveille des idées
-d’amour, qu’elle nous présente un tableau sensuel :
-il suffit qu’elle soit belle, qu’elle soit captivante.
-Elle passionne : où chercherons-nous
-le siège de cette passion ? Le cerveau n’est qu’un
-centre de transmission ; ce n’est pas un aboutissement.
-C’est une erreur heureuse et méritoire
-d’avoir fait du cerveau de l’homme le centre
-absolu de l’homme ; mais c’est une erreur.
-Le seul but naturel de l’homme est la reproduction.
-S’il y avait un autre but à son activité, il
-ne serait plus un animal ; et nous tombons dans
-le christianisme. Revoici l’âme, le démérite et
-tout le jargon des marchands d’orviétan spiritualiste.
-La conscience de l’émotion s’élabore au
-moment où l’émotion y passe, mais elle ne fait
-que passer en laissant son image, et elle descend
-dans les reins. Cette manière de parler est peut-être
-figurée, et, d’ailleurs, il ne s’agit pas d’excitations
-intenses et fortement localisées. On veut
-seulement dire que l’émotion esthétique met
-l’homme en un état favorable à la réception de
-l’émotion érotique. Cet état est donné aux uns
-par la musique, à d’autres par la peinture, le
-drame. J’ai connu un homme, il est vrai d’un
-certain âge, qui pouvait tromper un désir sexuel
-en feuilletant des albums d’estampes. L’exemple
-inverse serait sans doute moins paradoxal :
-l’émotion esthétique est celle dont l’homme se
-laisse le plus facilement distraire par l’amour,
-tellement le passage est aisé, presque fatal.
-Cette union intime de l’art et de l’amour est
-d’ailleurs la seule explication de l’art. Sans cela,
-sans ce retentissement génital, il ne serait pas
-né, et sans cela il ne serait pas perpétué. Il n’y
-a rien d’inutile dans les profondes habitudes
-humaines : tout ce qui a duré est donc nécessaire.
-L’art est complice de l’amour. L’amour ôté, il
-n’y a plus d’art ; et l’art ôté, l’amour n’est plus
-guère qu’un besoin physiologique.</p>
-
-<p>Mais il s’agit moins de l’art ici que de sa puissance
-émotionnelle, et il faut alors ranger sous
-le nom d’art tout ce qui est spectacle ou jeu,
-tout le divertissement qui se prend en public ou
-à propos duquel on se communique ses impressions.
-Un feu d’artifice peut émouvoir tout
-comme une tragédie ; la seule hiérarchie est celle
-de l’intensité. Or, il n’est pas douteux que le
-succès d’une œuvre d’art n’augmente fortement
-sa puissance émotionnelle sur le commun des
-hommes. De là, pour la foule, cette croyance
-très naturelle que toute œuvre est belle, qui a
-du succès, et que les chutes sont toujours méritées
-et les dédains. En somme, ce que la caste
-appelle beauté, le peuple l’appelle succès ; mais
-il a appris des aristocrates ce mot vraiment dénué
-de sens pour lui, et il s’en sert pour rehausser
-la qualité de ses plaisirs. Cela n’est pas tout
-à fait illégitime, succès et beauté ayant une origine
-commune dans les émotions, la seule différence
-même des systèmes nerveux où elles ont
-évolué. Et d’ailleurs très peu d’hommes sont
-capables d’une originale émotion esthétique ; la
-plupart de ceux qui l’éprouvent ne font qu’obéir
-tout comme le peuple, à la suggestion d’un maître,
-au commandement de leurs souvenirs, aux
-influences de leur milieu, à la mode. Il y a une
-beauté de passage aussi précaire que les succès
-d’engouement. Une œuvre d’art vantée par la
-caste d’aujourd’hui sera méprisée par la caste de
-demain ; et il en restera moins peut-être que de
-l’œuvre délaissée par la caste et acclamée par
-le peuple. Car le succès est un fait dont l’importance
-croît avec la poussière qu’il soulève, avec
-le nombre des fidèles qui sont venus et qui l’accompagnent
-en cortège. Les émotions de la caste
-et les émotions du peuple sont destinées à un
-même aboutissement. La nature, qui ne fait pas
-de sauts, ne fait pas de choix. Il s’agit de
-faire des enfants. L’odorat du grand-paon (ou
-un sens analogue) est si développé qu’une
-larve femelle de ce papillon rare attire, le jour
-de son éclosion, une nuée de mâles là où la
-veille on n’en voyait aucun. Cette acuité serait
-absurde si elle ne servait au grand-paon qu’à se
-choisir une nourriture plus délicate parmi le
-troupeau des fleurs, ou, d’une façon quelconque,
-à augmenter son plaisir et son avancement
-spirituel, la culture de son intelligence. Elle sert
-au grand-paon à mieux faire l’amour ; c’est son
-sens esthétique.</p>
-
-<p>Cependant, il est des natures humaines, moins
-diffuses ou plus réfractaires, chez lesquelles les
-émotions ne retentissent pas vers le centre de
-grande sensibilité, soit que ce centre soit atrophié,
-ou que le courant émotionnel ait rencontré
-sur son parcours un obstacle, une digue, un
-terrain imperméable. Usons, sans préjuger de
-la justesse de l’analogie, des comparaisons les
-plus communes et les plus frappantes. Un courant
-électrique est lancé dans un fil en vue de
-créer un mouvement ; le fil tombe appuyé sur
-un morceau de bois ; et au lieu de mouvement
-il se produit de la chaleur : le train brûle, que
-l’on voulait faire rouler. L’émotion en route vers
-le sens génital qu’elle a mission d’éveiller rencontre
-un centre de résistance ; elle s’y brise, elle
-s’y tord sur elle-même, mais s’y installe ; et toutes
-celles du même ordre qui passeront par le
-même centre auront le même sort. Il s’agissait
-de faire tourner une roue, voici un feu d’artifice ;
-il s’agissait de conserver l’espèce, voici que
-naît l’idée de beauté. L’émotion esthétique, et
-alors sous sa forme la plus pure, la plus désintéressée,
-n’est donc qu’une déviation de l’émotion
-génitale. L’Aphrodite qui nous entraînait
-à son culte ne nous trouble plus ; la femme s’est
-évanouie, il reste de nobles formes, des lignes
-agréables, mais un cheval aussi est beau, et un
-lion et un bœuf. Heureux arrêt de circulation
-qui nous a permis de réfléchir, de comparer, de
-juger ! Le courant nous jetait vers la sœur de
-la déesse ; il nous en éloigne, car elle est moins
-belle ! On pourrait supposer que c’est dans la
-région intelligence que le courant émotionnel
-s’est diffusé, formant ainsi ce mélange d’émotion
-et d’intelligence qui nous donne le sens esthétique.
-L’intelligence est un accident ; le génie est
-une catastrophe. Il faut bien se garder même
-des rêves d’un état social où régneraient uniformes
-la santé, l’équilibre, l’équité, la modération,
-l’ordre, où les catastrophes seraient impossibles
-et les accidents très rares. L’intelligence
-humaine est certainement la conséquence de
-ce que nous appelons naïvement le mal ; s’il ne
-se formait pas des coupures ou des nœuds dans
-les fils, si l’émotion atteignait toujours son but,
-les hommes seraient plus forts et plus beaux
-et leurs maisons parfaites comme des termitières ;
-seulement le monde n’existerait pas.</p>
-
-
-<h4>III</h4>
-
-<p>Avant de retourner vers notre point de départ,
-voici un résumé :</p>
-
-<p>Deux sortes d’émotions concourent à la formation
-du sens esthétique : les émotions de nature
-génésique et toutes les autres émotions, quelles
-soient-elles, selon une proportion qui varie à
-l’infini avec chaque homme. Les premières sont
-celles que nous ressentons à la représentation
-parfaite du type de notre race. Apollon est beau,
-parce qu’il est le mâle humain dans toute sa
-pureté. Pour la plupart des hommes, toute idée
-adventice écartée rigoureusement, la vue de ce
-marbre est agréable, parce qu’elle évoque le désir,
-soit directement, soit selon le sexe, par contre
-évocation. On se souvient du mot de Stendhal :
-la beauté, c’est une promesse de bonheur.
-La philosophie sensualiste qui permettait cette
-définition n’était point sotte. Il sera nécessaire
-d’y revenir avec la science pour point d’appui.
-C’est donc, en somme, pour qualifier la « promesse
-de bonheur » qu’on a inventé le mot
-« beauté ». Et ce mot a été successivement appliqué
-à tout ce qui promet aux hommes la réalisation
-d’un de leurs autres désirs toujours plus
-nombreux et toujours plus complexes ; et ensuite,
-le besoin émotionnel s’étant extrêmement
-développé, à toutes les causes d’émotions, même
-terribles, même sanglantes. Mais ces émotions
-de toute nature, qui font la vie même de l’homme,
-elles ont un but — comme l’odorat du grand-paon — elles
-pénètrent en nous pour nous rappeler
-que notre unique devoir de créatures vivantes est
-la conservation de l’espèce ; quel que soit le sens
-qu’elles aient frappé d’abord, elles rebondissent
-de là vers le centre de la sensibilité générale.
-Je songe à ces amants romantiques qu’on vit,
-enveloppés par l’orage, se posséder avec fureur,
-ou à l’émotion douce de Tibulle, <i lang="la" xml:lang="la">quam juvat
-immites</i>… Les horribles, stupides et sauvages tragédies
-dont se délectaient les Grecs et les Français
-de l’ancien régime, c’étaient des philtres, et
-rien de plus. Si de grands poètes (comme les
-femmes, les grands poètes n’ont ni goût ni
-dégoût) n’avaient pris la peine de repenser
-les histoires d’Oreste, de Thyeste, de Polynice,
-nous les jugerions telles que le délire d’une société
-en enfance ou en abjection. Il n’est pas une
-tragédie de Racine qui n’ait été jouée cent fois
-en cour d’assises par des comparses hideux. On
-trouvera si l’on veut dans les traités spéciaux
-de Ball, de Binet et dans les ouvrages de vulgarisation,
-des exemples de la transformation en
-acte sexuel d’une sensation quelconque. Ici, il
-n’y a pas de catégories ; c’est l’illimité. On a vu
-des hommes auxquels l’odeur des pommes pourries
-donne des émotions fortes et nécessairement
-sexuelles. Schiller en avait toujours une
-provision dans le tiroir de sa table de travail ;
-mais comme il possédait un passage réfractaire
-où se brisaient, en grande partie, les courants
-émotionnels, il faisait des vers, au lieu de faire
-l’amour, ayant respiré des pommes pourries.</p>
-
-<p>Voici donc toute une classe d’hommes chez
-lesquels les émotions arrêtées à moitié chemin se
-transforment en intelligence, en goût esthétique,
-en religiosité, en moralité, en cruauté, selon les
-milieux et les circonstances et d’après un mode
-dynamique des plus obscurs. On peut même dire
-que cette transformation des émotions se fait,
-peu ou beaucoup, chez tous les hommes ; il arrive
-aussi que les émotions retentissent presque
-également dans toutes les directions, qu’une
-partie notable aille vers les centres génitaux et
-qu’il en reste assez en chemin pour produire un
-grand philosophe, un grand artiste ou un grand
-criminel. L’amour semble particulièrement lié
-à la cruauté, soit par son absence, soit par son
-excès. La mimique de la cruauté est exactement
-celle de l’amour sexuel ; Duchenne de Boulogne
-a prouvé cela par ses expériences. En des types
-tels que Torquemada ou Robespierre, les émotions
-n’aboutissent pas au sens génital ; elles se
-heurtent à un obstacle qui les incline vers un
-autre centre ; au lieu de se transformer en besoin
-de reproduction, elles se transforment en besoin
-de destruction. Mais il y a le type néronien et le
-type sadique où la sexualité et la cruauté s’exaltent
-ensemble et s’enchevêtrent. Ce sont des
-hommes capables de plus fortes secousses émotionnelles
-que les autres hommes. Quoique divisé
-et réparti vers deux buts, le courant reste assez
-fort pour produire des actes très intenses. Le
-même phénomène apparaît, quoique d’un ordre
-plus rassurant, quand la puissance intellectuelle
-s’exerce en même temps que la puissance génitale.
-Tout homme capable d’émotion est capable
-d’amour et en même temps soit de cruauté, soit
-d’intellectualité, soit de religiosité ; mais il arrive
-que le courant émotionnel est tout entier absorbé
-par l’une des activités humaines, et l’on a une
-variété de types extrêmes, l’autre variété étant
-fournie par les hommes d’une grande réceptivité
-émotionnelle et par conséquent d’une grande
-diversité d’aptitudes.</p>
-
-<p>Mais restons dans la moyenne de l’humanité
-et dans la question esthétique. Selon l’importance
-de la dérivation du courant émotionnel, on aura,
-par exemple, un spectateur qui retiendra de la
-tragédie tout ce qu’elle a de beauté pure ou forte,
-qui sortira en l’état d’émotion intellectuelle, moins
-sensible au meurtre qu’à la courbe du geste qui
-frappe, aux imprécations, aux épouvantes, qu’à
-la forme musicale qui les limite, les enferme, les
-fait vivre ; on aura aussi un spectateur qui, malgré
-quelques lueurs d’émotion intellectuelle, sort
-du théâtre à peu près comme d’une séance de
-boxe ou d’une corrida. Voilà les extrêmes. L’un
-devant une statue parfaite jouit de la grâce des
-courbes, songe : quelle belle œuvre ! l’autre s’écrie :
-quelle belle femme ! Entre ces deux types,
-il y a tout un jeu de nuances. Pour le type
-moyen, l’idée de beauté n’existe guère ; il jugera
-de l’œuvre d’après l’intensité ou la qualité de
-son émotion. Ça lui donne du plaisir, ou le laisse
-froid, et voilà tout. Le type moyen est celui qui
-détermine les succès en art ; il faut plaire au type
-moyen, il faut l’émouvoir.</p>
-
-<p>Les représentants de la caste esthétique jugent
-aussi une œuvre d’art par l’émotion qu’ils ont
-éprouvée, mais cette émotion est d’un ordre
-tout particulier : c’est l’émotion esthétique.
-Seules, pour eux, appartiennent à l’art, à la
-catégorie de la beauté, les œuvres, qui peuvent
-donner l’émotion, le frisson esthétique. Ainsi se
-sont trouvées exclues de l’art les œuvres, utilitaires,
-moralisatrices, sociales, ayant un but
-quelconque en dehors de ce but précis et exclusif,
-l’émotion esthétique ; et aussi les œuvres
-trop sexuelles, dont l’appel à l’exercice génital
-est trop direct, quoiqu’elles répondent, mais
-alors avec une clarté excessive, à l’idée première
-que les hommes ont eue de la beauté artistique.
-Ainsi s’est formée cette catégorie esthétique qui,
-éternellement instable, allant du réalisme à l’idéalisme
-(un certain idéalisme), du sentimentalisme
-à la brutalité, de la religiosité au sensualisme,
-n’en est pas moins un jardin clos. L’art
-est donc ce qui donne une émotion pure, c’est-à-dire
-sans vibrations hors d’un groupe limité
-de cellules, ce qui n’invite ni à la vertu, ni au
-patriotisme, ni à la débauche, ni à la paix, ni
-à la guerre, ni au rire, ni aux larmes, ni à rien
-qui ne soit l’art lui-même. L’art est impassible,
-et, comme a dit de l’amour un vieux poète italien,
-<i lang="it" xml:lang="it">non piange nè ride</i>. Ceci n’a rien ni de rationnel,
-ni de juste, ni de conforme à aucune vérité.
-Il s’agit des usages d’une caste intellectuelle.
-Née d’une imperfection du système nerveux, l’idée
-de beauté s’est agrégé en chemin toutes sortes
-de règles, de préjugés, de croyances, d’habitudes,
-et il s’est formé un canon dont la forme, sans
-être absolue, n’oscille à un moment donné
-qu’entre certaines limites. La restriction est nécessaire.
-Tous les hommes raffinés d’une époque
-s’entendent sur l’idée de beauté. Aujourd’hui,
-par exemple, il y a des pierres de touche :
-Verlaine, Mallarmé, Rodin, Monet, Nietzsche.
-Avouer qu’on n’est pas ému par les <i>Mains</i>, par
-<i>Hérodiade</i>, par l’<i>Ève</i>, par les <i>Cathédrales</i>, par
-<i>Zarathoustra</i>, c’est avouer qu’on est dépourvu
-du sens esthétique. Mais des œuvres d’un tout
-autre ton furent admirées jadis par le même
-groupe humain. De Ronsard à Victor Hugo, le
-principe de la beauté fut cherché dans l’imitation.
-On imita les Anciens, les Italiens, les Espagnols,
-les Anglais. Au dernier siècle, ce fut la
-quête de l’originalité ; et cela donna même, il y a
-quelques années, un excès de fausses notes, mais
-une musique moins plate, en somme, que celle
-dont on avait si longtemps fatigué les muses.
-Non pas qu’on ait moins imité, mais on le fit
-avec l’illusion de créer du nouveau, et l’illusion
-est presque toujours féconde. La France est
-d’ailleurs le pays où l’idée de beauté a subi le
-plus de variations, étant peuplée d’hommes vifs
-et curieux, toujours aux aguets de ce qui se passe
-et prêts à faire connaissance avec tout ce qui
-est étranger et nouveau, quitte à en rire si ce
-nouveau ne convient pas à leur tempérament.</p>
-
-<p>Notre sens esthétique a donc des caprices.
-Mais, variable historiquement, il est assez solide
-à un moment donné. Il y a une caste esthétique
-aujourd’hui ; il y en eut toujours une, et l’histoire
-de la littérature française n’est guère autre
-chose que le catalogue raisonné des œuvres qui
-furent successivement élues par cette caste. Les
-succès s’élaborent dans la rue ; la gloire sort des
-cénacles. Comme il n’y a pas d’exemples du contraire,
-il faut bien admettre cela comme un fait ;
-et aussi que les cénacles se dégoûtent des gloires
-qui leur échappent et se mettent à courir les
-rues. Un fait est toujours légitime, étant toujours
-logique, mais on peut lui opposer les
-répugnances de sa propre sensibilité ou d’un
-groupe de sensibilités. C’est ce que fait la foule
-sous la conduite de quelques esprits moyens,
-instruits, bons avocats, puisqu’ils haïssent la
-maison qu’ils combattent et qui ne les connaît
-pas. Aux réputations souvent fort obscures du
-groupe esthétique on voit donc sans cesse opposées
-les célébrités du succès. Il est facile de
-duper le peuple en lui montrant ici la pauvre
-lampe solitaire, et là l’éclat des globes crus et le
-rutilement des tulipes ; mais le peuple n’a guère
-besoin d’encouragements ; il marche naturellement
-vers ce qui l’éblouit. Cela aussi est un fait,
-et cela aussi est légitime. Le public, mené par
-des bergers sournois, a tort de mépriser la lueur
-confuse des étoiles ; mais la caste esthétique a
-tort de rire des plaisirs du peuple. Elle a tort
-aussi d’accaparer certains mots et de refuser le
-nom d’œuvre d’art à des compositions qui ont
-exactement comme celles qu’elle admire, pour
-but de susciter des émotions. C’est une question
-de qualité, non d’essence. Elle souffre moins de
-voir applaudie une pauvreté que dédaignée une
-œuvre véritable. Son jugement, si adroit à dépister
-le faux art, faiblit soudain, et elle se fâche
-qu’un sectateur du goût populaire ne s’incline
-pas devant ses admirations. C’est toujours une
-erreur d’en appeler à la justice ; mais c’est de
-la démence d’en appeler à la justice d’un groupe
-social. Il faut laisser cela et s’enfermer dans une
-opinion comme dans une tour. On pourrait égorger
-cent fanatiques de <i lang="la" xml:lang="la">Quo vadis</i> plutôt que de
-les convaincre, et avec moins de fatigue. La justice
-littéraire est une absurdité. Elle suppose la
-parité des émotions en des hommes d’une catégorie
-physiologique différente. Une œuvre est
-belle pour ceux à qui elle donne des émotions.
-La sensibilité est incorruptible, aussi bien celle
-du populaire que celle des cénacles ; elle est
-incorruptible comme le goût et comme l’odorat.
-Jadis on avait imaginé un goût en soi, un goût
-absolu qu’on adorait dans un temple. Rien de
-plus ridicule ; et rien de plus tyrannique. Laissons
-les hommes chercher librement leurs plaisirs.
-Les uns veulent qu’on leur torde les entrailles ;
-d’autres, qu’on leur débouche la rate ;
-d’autres, qu’on leur perce le cœur. Il faut des
-instruments divers pour chacune de ces opérations ;
-l’art est une chirurgie dont la trousse
-est riche et une pharmacopée aux fioles de toutes
-formes et de toutes odeurs.</p>
-
-<p>On parle très sérieusement — c’est-à-dire sans
-rire — d’initier le peuple à l’art. En termes
-moins vagues, correspondant à une certaine
-réalité scientifique, il s’agirait de façonner ainsi
-la physiologie du commun des hommes que
-l’émotion au lieu d’aboutir au centre génital se
-diffusât vers le centre esthétique. L’entreprise
-n’est pas des moindres. Pauvre peuple ! Comme
-on se joue de lui et qu’ils sont stupides, en
-leur bonté, ses maîtres intellectuels ! Ils croient
-vraiment que le goût de la peinture, de la musique,
-de la poésie, cela s’apprend comme l’orthographe
-ou la géographie ! Et quand cela serait,
-et quand on aurait donné quelques admirations
-à quelques ouvriers ? Quelle importance cela
-a-t-il que le peuple n’admire pas ce que nous
-admirons ? Il aurait tout aussi bien le droit d’exiger
-de nous le partage de ses enthousiasmes. Il
-n’y a pas d’absolu esthétique. Ce qui est beau,
-c’est ce qui nous émeut ; mais nous ne pouvons
-être émus que dans la mesure de notre réceptivité
-émotionnelle et selon l’état de notre système
-nerveux. L’insensibilité à ce que nous nommons
-la beauté, idée très complexe dès qu’on s’éloigne
-de la plastique humaine, ne serait en somme
-que le témoignage d’un organisme sain, d’un
-cerveau normal, où les courants nerveux vont
-droit leur but, sans déviations. Mais cet état
-semble rare. Tous les hommes sont aptes à recevoir
-certaines émotions esthétiques, et tous en
-sont avides ; mais presque aucun ne se soucie
-de la qualité de cette émotion. Être ému, voilà
-l’important. Nul monument depuis les cathédrales,
-et peut-être depuis les pyramides, n’a
-remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique
-de l’humanité. Devant tant de ferraille
-en hauteur, la bêtise elle-même est devenue
-lyrique, la sottise a médité, l’étourderie a rêvé ;
-il tombait de là comme un orage d’émotions.
-On chercha à le détourner ; il était trop tard,
-le succès était venu. Plus une œuvre reçoit
-d’admirations, plus elle se fait belle pour la foule.
-Elle se fait belle et presque vivante ; des ondes
-émotionnelles s’en détachent et viennent, ainsi
-que des vagues, déferler sur le peuple enivré et
-haletant ; l’organisme tout entier est en fête ;
-stupide et beau, le génie de l’espèce sourit dans
-l’ombre.</p>
-
-<p>Tel est le rôle social de l’art. Il est immense.
-Il y a un oiseau d’Australie qui se bâtit pour nid
-une large cabane où il sème tout ce qu’il trouve
-de cailloux brillants ; le mâle, parmi cette mosaïque,
-danse un grave menuet devant sa compagne
-troublée ; et c’est l’art surpris à son obscure
-naissance, au moment où il est lié étroitement à
-l’expansion de l’instinct génital. Un caillou rouge
-donne une émotion à un oiseau, et cette émotion
-surexcite son désir. Tel est le rôle social de
-l’art. Il faut que le peuple admire — et par
-peuple, ici j’entends l’ensemble des hommes, — il
-faut qu’il éprouve des émotions esthétiques,
-il faut que ses nerfs tremblent sous de longues
-vibrations, il faut que ses amours soient riches
-et compliquées : mais qu’importe d’où vient le
-nuage, pourvu qu’il pleuve !</p>
-
-<p>Je n’ai voulu que montrer la légitimité de toute
-émotion esthétique, quelle que soit sa source, et
-de tout succès, quelle que soit sa qualité ; mais
-on me croira volontiers si j’avoue que je garde
-mes préférences pour telle forme de l’art, pour
-telle expression de beauté. Je m’écarte en ceci du
-sentiment commun, que je ne crois pas utile de
-généraliser des opinions, d’enseigner des admirations.
-Forcer d’admirer est aussi méchant que
-de forcer d’entrer. C’est à chaque homme de se
-donner l’émotion qui lui est nécessaire et la morale
-qui lui convient. L’âne d’Apulée voudrait
-bien brouter des roses parce qu’il reprendrait
-aussitôt la forme humaine. C’est une très bonne
-idée de brouter des roses, c’est une méthode de
-délivrance.</p>
-
-<p class="date">1901.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2ch3">VALEUR DE L’INSTRUCTION</h3>
-
-
-<p>Sans être aussi répandue qu’elle pourrait l’être
-et qu’elle le sera, l’instruction est fort en
-faveur. On vit de moins en moins et on apprend
-de plus en plus. La sensibilité capitule devant
-l’intelligence. J’ai vu rire de qui regardait avec
-attention et avec plaisir une feuille morte ; on
-n’aurait pas ri d’entendre murmurer à ce propos
-quelque nomenclature ; mais d’autres hommes,
-sans ignorer les manuels, estiment que la
-véritable science doit être sentie d’abord comme
-un plaisir. Ce n’est pas la mode ; la mode est de
-s’instruire dans les seuls livres et aux lèvres de
-ceux qui récitent des livres.</p>
-
-<p>Corneille Agrippa, qui possédait tout le savoir
-de son temps, et davantage, s’est amusé à rédiger
-un « Paradoxe sur l’incertitude, vanité et
-abus des sciences<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a> » ; on pourrait le reprendre,
-mais sur un autre ton, car il n’est pas nécessaire
-qu’une science soit incertaine, vaine et
-abusive, pour être inutile à celui qui la cultive ;
-et par contre la certitude d’une science, son intérêt
-et sa légitimité ne lui confèrent pas un droit
-absolu à la régence des esprits. On conviendrait
-même volontiers de l’absurdité d’un débat sur la
-certitude ou l’incertitude des sciences ; il y en a
-d’aléatoires, mais que les gens légers ou intéressés
-seuls qualifient ainsi ; le mot science contient
-par définition l’idée de vérité objective, et il
-faut s’en tenir là sans autres contestations et concéder
-même cette vérité objective, quelque répugnance
-que l’on éprouve devant le mariage indissoluble
-de deux mots alors ironiques.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> « Œuvre, continue le traducteur, qui peut profiter, et qui
-apporte merveilleux contentement à ceux qui fréquentent les
-cours des grands seigneurs, et qui veulent apprendre à discourir
-d’une infinité de choses contre la commune opinion. » — S.
-L. 1603.</p>
-</div>
-<p>Aussi bien il ne s’agit pas de la science, mais
-de l’instruction dont la science est la matière ou
-le prétexte. Quelle est la valeur de l’instruction ?
-Quelle sorte de supériorité cela peut-il conférer
-à une intelligence moyenne ! L’instruction, si
-elle est parfois un lest, n’est-elle pas le plus
-souvent un fardeau ? n’est-elle pas aussi, et plus
-souvent encore, un sac de sel qui fond sur les
-épaules de l’âne aux premiers orages de la vie ?
-Et ainsi de suite.</p>
-
-<p>L’instruction est de deux sortes, selon qu’elle
-est utile ou de parure. L’astrologie même peut
-devenir une science pratique, si l’astrologue y
-trouve le pain quotidien ; mais à quoi cela peut-il
-bien être bon, sinon peut-être à lui fausser
-l’esprit, qu’un magistrat connaisse la géométrie ?
-Tout ce qui concerne son métier, le dessin et
-l’archéologie même et toutes les notions de cet
-ordre seront profitables à un menuisier intelligent ;
-mais à quoi lui servirait, sinon peut-être
-à entraver son activité, une théorie esthétique ?
-Quand elle ne trouve pas à s’appliquer et à se
-monnayer, l’instruction est un lingot qui dort
-sous une vitrine ; cela est inutile, pas très curieux
-et sans beauté.</p>
-
-<p>Il est beaucoup question en certains milieux
-politiques de l’instruction intégrale. Cela signifie
-sans doute que tout doit être enseigné à tous,
-et aussi, qu’une notion universelle et vague serait
-un grand bienfait, un grand réconfort pour n’importe
-quelle intelligence ; mais l’on confond dans
-ce raisonnement la matière et la forme. L’intelligence,
-qui a une forme générale et commune,
-en a une particulière en chaque homme. Comme
-il y a plusieurs mémoires, il y a plusieurs intelligences ;
-et chacune de ces intelligences, modifiée
-par les physiologies propres, détermine les individus
-intellectuels. Loin que tout puisse être avec
-fruit enseigné à tous, il semble bien qu’une intelligence
-donnée ne peut recevoir, sans danger
-pour sa contexture même, que les genres de
-notions qui y pénètrent sans effort. Si l’on s’était
-habitué à donner aux mots les seules significations
-relatives qu’ils comportent, instruction intégrale
-voudrait dire toute la sorte d’instruction
-qui est compatible avec la morphologie inconnue
-d’un cerveau ; dans la plupart des cas, la
-quantité de cette instruction se réduirait à rien,
-car la plupart des intelligences sont incultivables.</p>
-
-<p>Du moins par les procédés actuels qu’un seul
-terme résume : l’abstraction. On a fini par admettre
-dans les milieux enseignants que la vie
-ne peut être connue que sous la forme du discours.
-Qu’il s’agisse de poésie ou de géographie,
-la méthode est la même : une dissertation qui
-résume le sujet et qui a la prétention de le représenter.
-Finalement l’instruction est devenue
-un catalogue méthodique de mots, et la classification
-remplace la connaissance.</p>
-
-<p>Un homme, le plus intelligent et le plus actif,
-ne peut acquérir qu’un fort petit nombre de notions
-directes et précises ; ce sont cependant les
-seules qui soient vraiment profondes. L’enseignement
-ne donne que l’instruction ; la vie donne la
-connaissance. L’instruction a du moins cet avantage
-d’être de la connaissance généralisée, sublimée,
-et pouvant contenir, sous un petit volume,
-une grande quantité de notions ; mais, dans la
-plupart des esprits, cette nourriture trop condensée
-reste neutre et ne fermente pas. Ce que l’on
-appelle la culture générale n’est le plus souvent
-qu’un ensemble d’acquisitions mnémoniques,
-purement abstraites et dont l’intelligence est
-incapable de faire la projection sur le plan de la
-réalité. Sans une imagination très vivante et
-active dans tous les sens, les notions confiées à
-la mémoire se dessèchent dans un sol inerte ;
-l’eau qui les amollit et le soleil qui les mûrit sont
-nécessaires à la germination des graines.</p>
-
-<p>Il vaut mieux ignorer que de savoir mal, ou
-peu, ce qui est la même chose. Mais sait-on ce
-que c’est que l’ignorance ? Il faut avoir appris
-tant de choses pour la goûter et la comprendre !
-Ceux qui en pourraient jouir par état ont
-trop d’illusion sur eux-mêmes pour s’y récréer
-franchement ; et ceux qui le voudraient sont
-trop loin de l’innocence première. Il y a eu des
-moments dans la civilisation où des hommes
-savaient tout ; ce n’était pas beaucoup. Était-ce
-beaucoup moins que toute la science d’aujourd’hui ?
-Cette relativité peut nous faire réfléchir
-sur la valeur de l’instruction ; elle nous servira
-aussi à la qualifier. L’instruction n’est jamais
-que relative ; elle doit donc être pratique.</p>
-
-<p>M. Barrès, dans son dernier roman<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a>, fait
-proférer par un député du type Burdeau cette
-maxime politique : « La vertu est, comme le
-patriotisme, un élément dangereux à exciter
-dans les masses. » A ces deux abstractions, il
-faudrait peut-être joindre toutes les autres afin
-de prononcer un ostracisme général contre toutes
-les idées qui n’ont pas été d’abord définies.
-Et cela ne voudrait pas dire qu’il faut proscrire
-les vertus ou les sentiments patriotiques ; mais
-seulement ceci : que rien n’est plus mauvais
-pour la santé d’une intelligence moyenne que
-le jeu des mots abstraits, que cette fausse science
-verbale qui se trouve sans application dès qu’on
-va participer à la vie réelle. Il ne s’agit pas d’être
-vertueux ; comment réaliser un mot qui est
-la synthèse de plusieurs idéaux contradictoires ?
-Il s’agit d’accommoder sa nature aux conditions
-vitales du milieu et aux traditions morales. Il
-ne s’agit pas d’être patriote ; il s’agit de défendre
-contre les animaux étrangers la pureté de
-la fontaine où l’on boit. Il ne s’agit pas de
-savoir quel est le principe abstrait où pourrait
-bien prendre sa source le large fleuve des idées
-générales ; il s’agit de faire de sa vie un acte de
-confiance, à la fois et un acte de prudence. Il
-s’agit surtout de garder assez de naïveté pour
-respirer avec joie l’air social tel qu’il est et assez
-de souplesse pour obéir sans lâcheté aux lois
-élémentaires de la vie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> <i>L’Appel au soldat</i>.</p>
-</div>
-<p>La vie est une suite de sensations reliées par
-des états de conscience. Quand on n’a pas un
-organisme tel que la notion abstraite redescende
-vers les sens dès qu’elle a été comprise ; si le mot
-Beauté ne vous donne pas une sensation visuelle ;
-si vous ne sentez pas à manier les idées un plaisir
-physique, à peu près comme à caresser une
-épaule ou une étoffe, laissez les idées. Quand le
-meunier n’a pas de blé à moudre, il ferme ses
-vannes et dort, ou va se promener ; mais il ne
-songe pas à moudre à vide et à user ses meules
-pour recueillir du vent. L’instruction n’est souvent
-autre chose que ce vent soufflé par la rotation
-des tamis et perceptible en paroles.</p>
-
-<p>L’enseignement, du haut en bas, des universités
-officielles aux populaires, de l’école de village
-à l’École Normale, n’est guère autre chose
-qu’une fabrique de phrases. De toutes, la plus
-sérieuse est l’école primaire, où on apprend à
-lire et à écrire, acquisitions non d’une science,
-mais d’un sens nouveau. Si l’on retranchait du
-programme des autres tout l’inutile, tout l’inapplicable
-à la vie et à telle profession ou métier,
-il en resterait la matière à peine de dix-huit
-mois d’écolage.</p>
-
-<p>La plus grande partie du peuple échappe encore
-aux tortures d’écouter les messieurs qui
-récitent des livres. Les enfants pauvres, libérés
-de la prison scolaire, apprennent un métier, ce
-qui est un agrandissement de soi, et commencent
-de vivre à l’âge où leurs frères riches s’exercent
-au maniement de mots qui ne correspondent
-à rien de réel, outils qui sculptent l’éternel
-vide<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>. On va remédier à cela, et voici
-une soirée d’université populaire : « Le Développement
-de l’idée de justice dans l’Antiquité. »
-En supposant, ce qui est improbable, que le
-professeur n’ait émis à ce sujet que des appréciations
-acceptables par une intelligence saine,
-de quelle utilité put bien être une telle dissertation
-pour un auditoire populaire, et qu’en retirera-t-il
-d’applicable à son humble vie ? Moins
-assurément que des vieux sermons qui ne craignaient
-pas de bafouer ses vices, d’épouvanter
-sa lâcheté devant les plaisirs bas. Mais le clergé
-de la religion laïque est grave et dédaigne les
-faits. Des âmes parlent à des âmes ; l’idéal
-descend sur le peuple. Les premiers chrétiens
-du moins se réunissaient à la fois pour prier et
-pour manger fraternellement ; après le repas,
-d’aucuns se levaient pour prophétiser. Les prophètes
-modernes ne vivent que d’abstraction, et
-cette nourriture économique et ridicule, ils la
-partagent volontiers avec leurs frères.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> On disait dans une conversation : « Le paysan est sérieux ;
-c’est un savant, un physicien. » Tout l’effort politique
-moderne tend à faire de ce physicien un métaphysicien. Le travail
-est en bon train pour l’ouvrier, qui commence à mépriser
-le travail et à estimer les phrases. Sa surprise est immense que
-le mot n’ait aucune action sur la réalité.</p>
-</div>
-<p>L’homme qui a lentement acquis une science,
-outre les avantages sociaux qu’il en peut retirer,
-a conféré par cela même aux organes de son
-attention une force et une agilité particulières.
-Il ne possède pas seulement la science qu’il convoitait,
-mais tout un ensemble d’engins de
-chasse en bon état et tout prêt à de nouvelles
-captures. Lorsqu’on a appris avec soin et patience
-une langue étrangère, on peut ensuite s’approprier
-par un travail beaucoup moindre les langues
-de la même famille. Mais si l’on a eu recours
-à quelque méthode expéditive, l’acquisition
-n’a plus que sa valeur propre et elle peut
-même se détériorer assez rapidement. L’eau qui
-a bouilli très vite refroidit de même : c’est ce
-que ne savait pas l’industriel qui avait établi des
-bouilloirs publics ; le temps de traverser la rue
-et c’était comme si on revenait de la fraîche fontaine.
-C’est pour ce même motif que l’enseignement
-rapide des conférences est si particulièrement
-inutile. On y apprend à croire et non pas
-à raisonner, ce qui serait encore une manière
-d’agir et de vivre.</p>
-
-<p>Le bagage qui constitue l’instruction est presque
-uniquement fait de croyances. On enseigne
-les lettres et les sciences comme un catéchisme.
-La vie est l’école du doute prudent ; l’école est
-une église prétentieuse. Tout professeur est
-muni d’un arsenal d’aphorismes ; l’adolescent qui
-ne se laisse pas frapper au cœur est méprisé.
-Le renversement des valeurs logiques est porté
-à ce point que tels actes intellectuels, la résistance
-à la foi scientifique, la réserve cartésienne,
-sont considérés comme des marques d’inintelligence.</p>
-
-<p>M. Jules de Gaultier a imaginé un nouveau
-manichéisme dont l’emploi prudent sera fort
-utile pour déblayer certaines questions<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>. A
-l’instinct vital il oppose l’instinct de connaissance ;
-mais l’un n’est pas le bon principe plutôt
-que l’autre, le mauvais principe. Ils ont tous les
-deux leur rôle dans le travail de la civilisation ;
-car si l’un développe chez l’homme le besoin de
-connaître aux dépens des forces qui conservent
-la force vitale, il permet en même temps à l’intelligence
-de mieux jouir et de soi-même et de
-la vie sensitive. Le génie spontané et inconscient
-des races en croissance ne refuse d’obéir ni à
-l’un ni à l’autre de ces grands instincts ; la vie
-use non son énergie, qui est immuable, mais
-les modes énergétiques qu’elle a revêtus ; on se
-lasse de sentir avant de s’être lassé de connaître.
-C’est ce qu’a exprimé naïvement Leibnitz et ce
-que répètent avec lui tous les esprits dont l’intelligence
-est le vautour : « Il n’est pas nécessaire
-de vivre, mais il est nécessaire de penser. »
-Quand cet aphorisme descend dans le peuple,
-c’est que l’instinct vital en décadence commence
-à renoncer à la lutte ; c’est l’ère glorieuse de la
-floraison, mais la plante va mourir après que le
-vol des insectes l’aura fécondée et que le vent
-aura porté ses graines vers un sol vierge.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Dans un livre <i>de Kant à Nietzsche</i>.</p>
-</div>
-<p>Une masse ignorante forme chez un peuple
-une magnifique réserve de vie. Notre civilisation
-a méconnu cela : c’est un champ immense de
-petites fleurettes qui épuise pour un éclat inutile
-la sève de la terre.</p>
-
-<p>De telles idées, même atténuées en images,
-peuvent sembler barbares à ceux qui croient aux
-« bienfaits de l’instruction » ; mais il commence
-à être plus facile de trouver des adjectifs que des
-raisons pour régénérer ce thème ancien et qui
-va s’épuiser. A entendre tant de journalistes et
-de députés parler de l’instruction comme d’un
-souverain élixir, on sent bien qu’ils y ont goûté,
-et à la vraie, à la bonne, à celle que synthétisent
-les manuels et les encyclopédies, mais non aux
-détestables jarres où dort l’esprit mauvais de
-l’analyse. Le vrai savoir, le « gay sçavoir » est
-singulièrement vénéneux ; il est vénéneux autant
-que bienfaisant ; il contient autant de doutes
-que de paillettes d’or l’eau-de-vie de Dantzig.
-On ne sait jamais où l’ivresse de cette liqueur
-violente peut mener une intelligence qui n’est
-pas très forte ou très sceptique.</p>
-
-<p>Mise en regard de la science, l’instruction est
-si peu de chose qu’elle mérite à peine un nom.
-Qu’est-ce que valent d’élémentaires notions de
-chimie lorsque l’on songe au chimiste qui manie,
-compose et décompose les corps, qui compte les
-molécules et pèse les atomes ? Et qu’importe
-que cent mille bacheliers sachent quels sont les
-éléments de l’air ? Mais déjà ils ne le savent plus.
-Si on leur avait appris à respirer, ils auraient
-peut-être évité deux ou trois maladies dont ils
-transmettent joyeusement à leurs enfants les
-prédispositions ou les germes. Il est nécessaire
-(malgré une ironie célèbre) qu’il y ait une chimie
-et des industries chimiques, mais non que l’on
-enseigne au premier venu les obscurs principes
-d’une science vaine. Ceci n’est qu’un exemple,
-mais qui s’étendrait à presque tous les éléments
-de la culture générale. Un cerveau moyen d’aujourd’hui
-ressemble à ces jardins d’essai où
-verdissent des spécimens de toutes les flores ;
-encore ce jardin a-t-il son utilité particulière ; les
-cerveaux riches d’un peu de tout ne sont bons à
-rien : le terrain a été transformé non pas même
-en un parterre, mais en un herbier, et les plantes
-sèches y sont si médiocres et si défectueuses
-qu’on ne peut les faire servir à aucun usage
-décent. Il faudrait au moins que la plus grande
-partie des plates-bandes eût été réservée à une
-culture profonde et passionnée ; dans ce cas, les
-coins morts du jardin reprennent quelque intérêt :
-ils servent de fumier et de terreau pour
-réchauffer le cœur du jardin vivant.</p>
-
-<p>On ne prétend donc pas dire que la culture
-générale soit inutile ; elle est indispensable à
-titre d’auxiliaire et de réserve, mais à ce titre
-seul, et si cette culture générale et superficielle
-coïncide avec une ou plusieurs sections de culture
-intensive. Seule, elle n’a aucune valeur. Si
-de la moyenne on descend vers les jardinets
-populaires, on ne voit plus, à la place de la mauvaise
-herbe, mais luxuriante, que de chétives
-germinations déjà gelées par la vie. On a sarclé
-toute la flore naturelle, et ce qu’on a semé à la
-place dans un terrain mal préparé et mal nettoyé
-n’a pu pousser, faute d’eau et de soleil. Tout
-l’intérêt de ces petits potagers ridicules est
-dans un arbre souvent grand et beau, quelque
-marronnier ou quelque tilleul : c’est le métier où
-l’homme s’est perfectionné avec courage. Un
-de ces arbres vaut à lui seul toutes les cultures
-générales qui l’ont relégué dans un coin pierreux ;
-il les domine par son utilité et par sa
-beauté.</p>
-
-<p>La raison de l’homme, dans la vie, est d’être
-une fonction ; il faut que ses journées soient
-créatrices d’un résultat. C’est pourquoi l’on regrettera
-éternellement que les métiers se soient
-abolis dans l’émiettement par la division du
-travail poussée à l’extrême. La civilisation industrielle
-a retiré à un très grand nombre d’hommes
-le plaisir qu’ils trouvaient au travail. Un
-salaire élevé peut faire que l’on soit content
-d’avoir travaillé, mais cela ne donne pas le
-contentement actuel, la joie d’user l’heure présente
-à la réalisation d’un objet. L’industrie a
-opéré contre l’artisan en faveur de l’oisif, et
-aussi en faveur du capital contre le travail. Telle
-découverte mécanique a été plus nuisible à
-l’humanité qu’une guerre séculaire. On a tellement
-diminué la valeur hédémonique de l’activité
-musculaire que les seuls moments où les manœuvres
-sentent leur vie sont ceux où l’homme
-normal s’affaisse, le repos ; et nécessairement,
-ces heures de sensation négative, on a tenté
-de les gonfler jusqu’à en faire le plaisir tout
-entier de vivre : l’alcool a été ce moyen.</p>
-
-<p>Pour tarir cette source d’excitation, des esprits
-de bonne volonté, mais d’intelligence malsaine,
-c’est-à-dire sans contact avec la réalité,
-ont songé à opposer au plaisir de boire le plaisir
-d’apprendre. Si l’œuvre était possible, on aurait
-remplacé l’ivresse physiologique par l’ivresse
-cérébrale : et cela ne serait pas un très bon
-résultat. Qu’à une journée de travail musculaire
-succède une soirée de travail intellectuel,
-et la fatigue totale est doublée sans profit réel
-pour l’homme soumis à ce régime. Songez
-au malheureux qui, après avoir poussé pendant
-dix heures un morceau de bois sous les dents
-cruelles d’une scie circulaire, s’en vient, ayant
-soupé vaguement, écouter un monsieur qui l’entretient
-de la sainteté de la justice ! Mais la justice
-demanderait que le prédicant alternât, avec
-l’artisan, le poussage des billes de bois et la
-confortable étude des principes fructueux du
-charlatanisme social. Pauvres gens qui, ayant
-toujours instinctivement besoin de prêtres, se
-croient vainqueurs, ayant nié un dogme, d’applaudir
-à la morale de ce dogme, mais déformée
-par l’hypocrisie et par la haine ! C’est avec
-l’instruction, invention très vieille, que le clergé
-a dominé le peuple et le monde ; et c’est avec
-l’instruction encore que les sermonnaires laïques
-prétendent bien rogner les dernières griffes de
-l’instinct vital.</p>
-
-<p>Car tous ces enseigneurs enseignent éperdument
-à ne pas vivre. Ils transportent dans la partie
-saine du peuple, et cela avec une certaine bonne
-foi, leurs habitudes maladives de ne recevoir les
-sensations que par reflet, de regarder dans une
-glace la vie qu’ils n’osent affronter. Le vrai
-but de cette instruction est l’imposition d’une
-morale, mais singulière et dont presque tous les
-préceptes sont négatifs. Par l’affaissement de la
-volonté de vivre, au profit d’une cérébralité
-instable, ils façonnent ces générations énervées,
-obéissantes et sages qui sont le rêve des tyrans
-médiocres. Au moment où une race aurait besoin,
-rien que pour durer, de toutes les forces dont
-son instinct est peut-être encore dépositaire, ils
-lui versent, mais avariée et empoisonnée, cette
-même liqueur avec laquelle les apôtres romains
-domptèrent la surénergie des barbares. Nous
-aurions le sort de ces vaincus si un protestantisme,
-rationaliste ou religieux, se substituait
-souverainement à notre catholicisme traditionnel
-et païen.</p>
-
-<p>Mais comment n’être pas tenté de donner des
-préceptes de conduite en même temps que des
-préceptes de grammaire ? Il suffirait que ces
-préceptes ne fussent pas dépressifs et que les
-adolescents y trouvassent au contraire une excitation
-à l’activité, à toutes les activités. L’instruction,
-en soi, n’est rien ; on ne peut la juger
-qu’en examinant ses entours à la lueur de cette
-torche. Un flambeau a l’utilité, non de sa lumière,
-mais des objets sur lesquels porte sa lumière.
-On verra aussi un four chauffé avec méthode de
-bourrées ou de falourdes ; mais cette chaleur
-n’est qu’un embrasement stérile si on ne lui donne
-à travailler et à mûrir, quand elle s’amortit, la
-pâte du pain éternel.</p>
-
-<p>L’instruction est un moyen et non un but. Il
-est douloureusement absurde d’apprendre pour
-apprendre, de brûler pour brûler. Le chant
-même des oiseaux n’est pas vain ; aux périodes
-de calme sexuel, il est la répétition des grands
-concerts d’amour. Considérée comme l’instrument
-précis d’une œuvre future, l’instruction
-peut avoir une importance très grande et même
-absolue ; elle peut être la condition nécessaire
-de certains gestes intellectuels. Elle sera le bâton
-de voyage de l’intelligence ; mais offerte à un
-cerveau médiocre, dirigée vers le seul accroissement
-de la mémoire, elle est inefficace à régénérer
-des cellules malades. Elle leur sera plutôt
-un écrasement ; elle les rendra stupides ; elle
-détournera des facilités de la vie les activités qui
-n’étaient faites que pour la pratique quotidienne.
-L’instruction pondère les génies oscillants, elle
-leur fournit des sujets de comparaison et des
-motifs de réflexions ; aux génies déjà équilibrés,
-elle fournit un peu de ce trouble d’où naît l’ironie.
-Elle est tantôt un appoint à la certitude,
-tantôt la cause d’un déclanchement vers le
-doute. Mais elle n’exerce d’influence que sur des
-intelligences en mouvement ou en puissance de
-mouvement ; elle ne détermine pas, elle incline.
-Surtout elle ne crée pas l’intelligence. Nous
-avons constamment sous les yeux des exemples
-d’hommes instruits de tout ce que l’on enseigne
-et qui sont restés des médiocres et qui, écrivant
-depuis vingt ans, n’ont même pu apprendre à
-écrire. Et en voici d’autres qui ne savent qu’un
-métier et qui n’ont lu que dans la vie : leur lucidité
-humilie parfois même le génie.</p>
-
-<p class="date">1900.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2ch4">LES FEMMES ET LE LANGAGE</h3>
-
-
-<p>La part des femmes est si grande dans l’œuvre
-de la civilisation qu’il serait à peine exagéré
-de dire que l’édifice est bâti sur les épaules de
-ces frêles cariatides. Les femmes savent des
-choses qui n’ont jamais été écrites, ni enseignées,
-et sans lesquelles presque tout le matériel de
-notre vie quotidienne serait inutilisable. Des
-Cosaques, en 1814, ayant découvert une provision
-de bas, les enfilèrent immédiatement par-dessus
-leurs bottes ; exemple général de nos
-gestes les plus communs, si les femmes n’avaient
-pas été, dans les siècles des siècles, les patientes
-éducatrices de l’enfance. Ce rôle est si naturel
-qu’il en paraît humble ; nous ne sommes frappés
-que par l’extraordinaire. Le puissant outillage
-d’un tissage nous subjugue ; qui a jamais
-regardé avec émotion le simple jeu de deux
-aiguilles à tricoter ? Cependant, comparé à ces
-petits morceaux de bois, le plus formidable
-métier mécanique n’est plus rien ; il représente
-une civilisation particulière : les aiguilles de bois
-ou de fer représentent la civilisation absolue.
-Il faut en tout distinguer l’essentiel et ce qui est
-de surcroît. Dans la civilisation, la part des
-femmes représente l’essentiel.</p>
-
-<p>Cela est plus facile à sentir qu’à prouver, car
-il s’agit précisément des actes qui passent inaperçus
-le long de la vie, de toutes sortes de choses
-dont on ne parle pas, parce qu’on ne les voit
-pas ou parce qu’on n’en comprend pas l’importance.
-Ainsi la physiologie a été longtemps
-ignorée, tandis que la curiosité se portait aux
-monstres ; le phénomène continu disparaît pour
-nos sens. Ce fut un citadin ou un prisonnier
-ou un aveugle soudain guéri, qui s’avisa le
-premier de la beauté de la nature. Il y a
-une physiologie extérieure qui disparaît dans
-l’habitude ; analysée, elle révèle les actes volontaires
-les plus importants de la vie. Volontaires,
-c’est-à-dire contingents relativement aux
-mouvements primordiaux de la vie d’une espèce ;
-volontaires, en ce qu’ils ont de particulier pour
-signaler une race ; volontaires, si l’on regarde
-la volonté comme la conscience d’un effort inconscient.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Sens, ou faculté, la parole ne peut logiquement
-être séparée de l’ouïe, mais l’éducation de
-l’ouïe est beaucoup moins sensible que celle de
-l’appareil vocal ; on peut donc les considérer
-séparément, ou du moins sans observer un
-ordre précis en des acquisitions qui sont enchevêtrées
-comme tous les jeux de la vie. Remuer,
-entendre, voir, parler, tout cela se tient ; l’imitation
-se jette à la fois sur toutes les fonctions,
-quoiqu’on puisse établir un ordre de naissance
-appréciable pour chacune d’elles. Cet ordre importe
-peu en une étude où il s’agit non de l’intelligence
-qui reçoit, mais de l’intelligence qui
-donne, de l’extérieur et non de la vie psychologique
-interne.</p>
-
-<p>La parole est féminine. Les poètes et les orateurs
-sont des féminins. Parler, c’est faire œuvre
-de femme. La femme, parce qu’elle parle
-comme chante un oiseau, est seule capable d’enseigner
-le langage. Quand l’enfant tente d’imiter
-les sons qu’il a entendus, la femme est là qui le
-regarde, lui sourit et l’encourage ; il s’établit un
-contrat muet de travail entre ces deux êtres, et
-que de patience chez celui qui sait pour guider
-celui qui essaie ! Les premiers mots que prononce
-un enfant ne correspondent en son esprit
-à aucun objet, à aucune sensation ; l’enfant, à
-ce moment de sa vie, est un perroquet, et rien
-de plus. Il imite ; il parle parce qu’il entend
-parler. Si on se taisait autour de lui, la parole
-resterait figée dans son cerveau. De là l’importance
-du babillage de la femme, importance
-bien supérieure à celle des plus beaux poèmes
-et des philosophies les plus profondes. La fonction
-qui fait de l’homme un homme est l’œuvre
-particulière de la femme ; un enfant élevé par
-une femme très femme et très bavarde est plutôt
-formé à la parole et par conséquent à la
-conscience psychologique ; aux soins d’un homme
-taciturne, le même enfant se développerait très
-lentement, et si lentement peut-être qu’il n’atteindrait
-jamais la limite de son intelligence
-pratique.</p>
-
-<p>S’il était possible d’assigner au langage une
-origine, on dirait qu’il fut la création de la
-femme. Mais le secret de toutes les origines
-nous échappera éternellement. Les oiseaux chantent,
-le chien aboie, l’homme parle. On ne se figure
-pas mieux un homme muet qu’un chien muet,
-qu’un pinson muet. Et si ces espèces jadis ont
-vécu sans voix, on ne comprend pas bien pourquoi
-elles auraient acquis un organe dont se passent
-fort bien d’autres animaux et même les oiseaux
-des terres australes. Si le langage s’apprenait
-ou se gagnait, si, pour en retrouver les premiers
-rudiments, les célèbres racines, il suffisait d’atteindre
-la mère commune du latin et du sanscrit,
-du grec et du saxon, on ne voit pas bien
-pourquoi le chien ne converse pas avec son maître
-autrement que par la queue, les yeux, les
-jappements. Mais le chien ne parlera jamais,
-parce que le génie d’une espèce animale est
-déterminé aussi rigoureusement que la forme
-des espèces cristalliques.</p>
-
-<p>Que la plus ancienne langue fût composée de
-cinq ou six cents monosyllabes correspondant à
-autant d’idées générales, c’est une opinion maintenant
-sans valeur, mais qui eut de la force ;
-elle supporta plusieurs constructions dont l’extravagance
-ne fut pas d’abord évidente. Cependant
-on n’avait jamais observé en aucune langue
-réelle quelque chose comme un réservoir
-même inconscient de racines. Les mots naissent
-les uns des autres par dérivation, venant au
-monde tantôt plus longs, tantôt plus courts que
-le mot premier. Cette dérivation est toujours
-dominée par un sens concret, réel et vivant ;
-aucun homme, s’il n’a fait des études spéciales
-qui lui aient gâté l’esprit, n’a le sens des racines.
-Les ba, be, bi, bo, bu, des alphabets, voilà
-autant de racines, d’après la théorie ; mais, à
-chacun de ces sons, une série de significations
-parentes n’est pas dévolue ; ils peuvent, et dans
-la même langue, les assurer toutes, au hasard,
-ou selon une logique dont les lois sont indéterminables<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> Un seul exemple pour montrer ce que l’idée de racine a
-d’illusoire. La <i>trémie</i>, dans un moulin, est un organe <i>trembleur</i>.
-Or, le mot <i>trembler</i> c’est le latin <i lang="la" xml:lang="la">tremulare</i>. Il est tentant
-de rapprocher <i>trémie</i> de <i lang="la" xml:lang="la">tremere</i>. Mais non ; <i>trémie</i> veut dire :
-<i>trois muids</i> (<i lang="la" xml:lang="la">trimodia</i>, <i>tremuie</i>, <i>tremie</i>).</p>
-</div>
-<p>Ce qu’il y a de primitif dans le discours, ce
-n’est pas le mot, mais la phrase. La phrase
-parlée de l’homme est instinctive, comme la
-phrase chantée de l’oiseau, comme la phrase
-jappée du chien. Le mot est un produit analytique.</p>
-
-<p>Pour donner la priorité au mot sur la phrase,
-on était parti de cette idée que le mot est créé
-après que la chose a été perçue, l’homme agissant
-comme un nomenclateur, comme un professeur
-de botanique qui donne des noms à des
-brins de mousse. La réalité est différente. L’enfant
-balbutie des mots avant de connaître les
-objets dont ces mots sont le signe. Il est possible
-que l’homme ait parlé — jacassé — très longtemps
-avant que s’établît dans son esprit une
-relation fixe entre les choses et les sons familiers
-sortis de sa bouche.</p>
-
-<p>Des milliers de langues ont pu être ainsi successivement
-jacassées sur des milliers de territoires,
-langues imprécises, avant tout musicales,
-suite de phrases où certains sons seulement correspondaient
-à des réalités. Mais ces sons, malgré
-leur importance, malgré leur valeur d’utilité
-et de représentation, on peut les supposer d’abord
-presque aussi fugitifs que le reste du discours.
-Une langue non écrite ne survit jamais à
-la génération qui l’a créée ; chez les sauvages,
-chaque génération refait sa langue, si bien que
-le grand-père est un étranger parmi ses petits-enfants.</p>
-
-<p>Si l’on admet ce jacassement primitif, on admettra
-volontiers que la femme a dû y prendre
-une grande part, en même temps qu’elle excitait
-par ses rires et par son attention la verve des
-mâles. La femme est peu capable d’innovation
-verbale ; nulle jamais, parmi celles qui furent
-tout de même de bons écrivains, ne se créa une
-langue dans le sens où l’on dit cela de Ronsard,
-de Montaigne, de Chateaubriand, ou de Victor
-Hugo ; mais elle redit bien, et souvent mieux
-qu’un homme, ce qui fut dit avant elle. Née
-pour conserver, elle s’acquitte de son rôle en
-perfection. Elle rallume éternellement et sans se
-lasser, à la torche qui va mourir, une torche
-nouvelle et toute pareille. C’est entre les mains
-des femmes que brillent les <i>lampada vitaï</i>,
-danseuses du ballet de la vie ou vestales mélancoliques
-au fond des caves. Ce que la femme
-fut historiquement, elle le sera toujours, et elle
-le fut toujours, dès avant l’histoire.</p>
-
-<p>Des mots se fixent dans le jacassement primitif ;
-c’est l’œuvre de la femme. Née à l’attention
-par la monotonie de son labeur de ménagère<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a>,
-elle se révolte contre le renouvellement
-inutile des termes. Sa vie s’est compliquée en ce
-territoire où la chasse est abondante, où la nature
-est féconde ; les besoins des hommes croissent
-avec leur richesse, et en même temps les travaux
-de la femme. Travaillant davantage, elle a
-moins de temps pour écouter les discours et les
-chansons ; des nouveautés trop rapprochées la
-déroutent ; elle corrige le langage des hommes
-qui, à leur tour, se déconcertent. Ainsi naissent les
-mots usuels ; ainsi se multiplie dans le chant parlé
-de l’homme le nombre des sons fixes correspondant
-à des réalités.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> L’idée de faire entrer ainsi l’attention dans le monde par la
-femme est de M. Ribot. <i>Psychologie de l’attention</i>.</p>
-</div>
-<p>Il arriva aussi, et cela sans doute, dès les
-temps les plus anciens, que la femme, dont la
-mémoire est excellente, eût retenu des parties
-de discours plus musicales, mieux rythmées,
-quelque couplet semblable à ces mélopées que
-les nègres répètent insatiablement. L’homme
-créait ; la femme apprenait par cœur. Si un
-pays civilisé parvenait un jour à cet état d’esprit
-où toute nouveauté est aussitôt accueillie
-et intronisée à la place des idées et des rouages
-traditionnels, si le passé cédait constamment
-devant l’avenir, après quelque temps de curieuse
-frénésie, on verrait les hommes tomber dans
-cette hébétude du touriste qui ne regarde jamais
-deux fois les mêmes figures ; pour se ressaisir,
-ils devraient se retirer dans une vie tout animale,
-et la civilisation périrait. Une pareille
-fin semble avoir atteint d’anciens peuples, si
-pressés de renouveler leurs plaisirs que leur
-passage n’a laissé que des traces hypothétiques.
-C’est l’excès d’activité, bien plus que la torpeur,
-qui a conduit au dépérissement beaucoup de
-civilisations asiatiques. Partout où la femme
-n’a pu intervenir et opposer l’influence de sa passivité
-à l’arrogance des jeunes mâles, la race
-s’est épuisée en essais fugitifs. On peut donc
-être sûr que là où s’est organisée une civilisation
-durable, la femme en fut la pierre angulaire.</p>
-
-<p>Se levant, comme récitatrice, devant le créateur,
-la femme fonde un répertoire, une bibliothèque,
-des archives. Le premier cahier de chansons,
-ce fut la mémoire d’une femme ; et ainsi
-du premier recueil de contes, de la première
-liasse de documents.</p>
-
-<p>Cependant l’invention de l’écriture vint, comme
-successivement tous les progrès, diminuer l’importance
-archiviste de la femme. Tout ce qui
-parut digne de mémoire étant fixé par des signes
-sur des matières durables, la femme se donna
-le souci et le plaisir de faire vivre ce que les
-hommes condamnaient à l’oubli. Elle s’est acquittée
-de sa tâche avec une fidélité que la matière a
-presque toujours trahie ; et c’est ainsi que des
-contes qui ne furent jamais écrits, et qui remontent
-assurément aux temps les plus lointains,
-sont venus jusqu’à nous. Les femmes qui s’en
-étaient amusées, petites, en amusèrent leurs
-enfants. Malgré les efforts de la pédagogie rationnelle
-qui voudrait bien substituer au <i>Petit Poucet</i>
-l’histoire de la Révolution ou celle de la fondation
-de l’Empire allemand, c’est avec le conte
-bleu ou rouge, d’amour ou de sang, que les
-mères continuent d’endormir les enfants sages.
-Or il s’est trouvé que cette littérature orale, dont
-les thèmes dépassent en nombre ceux de la littérature
-écrite, était de la plus grande beauté et
-par conséquent d’une importance suprême. On
-doit la sauveté presque intégrale de ce trésor au
-génie conservateur de la femme.</p>
-
-<p>Elle garda aussi les chansons, les musiques
-(et les danses qui s’y joignent) dont l’homme se
-détache à l’âge même où il quitte la jeunesse.
-Pour lui, ce sont des futilités et il n’y songe plus ;
-pour la femme, ce sont les moyens de plaire et
-elle y songe toujours, et, sans espérance, elle s’y
-rejette pour revivre les félicités passées. Les
-vieilles femmes maintiennent ainsi la jeunesse
-de leur cœur.</p>
-
-<p>Il ne semble pas que les femmes aient eu une
-grande part dans l’invention des contes et des
-chansons ; elles ont conservé, ce qui est une
-manière de créer ; mais on trouve cependant la
-marque de leur esprit en certaines variantes.
-Leur tendance fut d’adoucir le dénouement d’un
-conte, de calmer l’effervescence d’une chanson
-trop folle. Cette intervention sauva la vie à beaucoup
-de ces petites choses, en les mettant à la
-portée des enfants, dont la mémoire est un coffret
-très sûr.</p>
-
-<p>Avec la littérature, les femmes sauvaient tout
-un ensemble de notions qu’il est difficile de
-déterminer. Il ne s’agit pas du long chapelet des
-superstitions, mais de ce que les superstitions,
-les croyances, les traditions contiennent de
-science pratique. Pour évaluer l’importance de ce
-chapitre de la connaissance humaine, il faut se
-recueillir en une sorte d’examen de conscience ;
-alors ayant longtemps réfléchi, on saura trier
-les choses qui s’apprennent dans les livres et
-celles qui ne furent jamais écrites et que pourtant
-tout le monde sait. Ce qu’il y a de vraiment
-indispensable pour la conduite dans la vie
-nous a été appris par les femmes : les menues
-règles de la politesse, ces gestes qui nous ouvrent
-la cordialité ou la déférence d’autrui, ces
-mots qui font bienvenir, ces attitudes qu’il faut
-varier selon le caractère et les situations ; toute
-la stratégie sociale. C’est en écoutant les femmes
-qu’on apprend à parler aux hommes, à s’insinuer
-dans leur volonté, car seules celles qui
-savent plaire peuvent enseigner à plaire.</p>
-
-<p>Avant même de parler, un enfant connaît la
-valeur d’un sourire ; c’est son premier langage,
-et rien ne prouve qu’il soit absolument instinctif.
-L’animal n’a d’attitudes que celles qui sont
-le signe d’un besoin ; il y en a de belles, il y
-en a de jolies, il n’y en a pas de volontaires.
-Le sourire du plus petit enfant voile souvent une
-intention. La femme lui a appris le mystère des
-échanges et que, pour un geste aimable, on peut
-acquérir des nourritures et les autres choses
-nécessaires à la vie. La petite fille, mieux disposée
-à goûter cet enseignement, connaît la
-valeur du pli de ses lèvres et du geste qui agite
-sa main rose, et cela bien avant que la connaissance
-des signes vocaux ait permis à son cerveau
-tendre le raisonnement élémentaire. C’est
-donc chez elle imitation pure ; mais l’acte est
-favorisé par le souvenir du but déjà atteint aux
-premiers essais, et il y a là un exemple très
-curieux et très obscur d’un effet déterminant sa
-cause dans l’inconscience physiologique.</p>
-
-<p>Les femmes n’ayant guère dans la vie que
-des relations passionnelles, ces jeux très primitifs
-restent le fond de leur tactique sociale ;
-les hommes, à mesure qu’ils vivent, sentent
-le besoin de compliquer cette science élémentaire,
-mais elle leur demeure toujours une ressource
-suprême : attendrir son vainqueur, lui
-plaire, tel est le dernier argument du vaincu.</p>
-
-<p>Toute la mimique est l’œuvre des femmes.
-Même silencieuse, une femme parle encore, et
-souvent avec une sincérité que n’ont pas ses
-paroles ; même immobile, elle parle encore et
-souvent avec plus d’éloquence que par des mots
-ou des gestes. La conformation de son corps fait
-que sa respiration est un langage ; le rythme de
-sa poitrine dit l’état de son âme et les degrés
-de son émotion. Aucun discours ne trouve un
-homme plus sensible. Mais leurs yeux disposent
-d’un clavier plus étendu, quoique moins émouvant.
-Avec les yeux, avec l’arc de la bouche
-muette diversement infléchi, la femme peut aller
-jusqu’au bout de sa pensée. L’œil pâlit ou s’avive,
-lève ou abaisse son regard, et c’est le désir
-ou le dédain, le dépit ou la promesse, autant de
-pages qu’un homme comprend dès qu’il a intérêt
-à les lire. A ces lueurs et à ces mouvements,
-le jeu des paupières ajoute sa valeur ; ce jeu est
-affirmatif, négatif, interrogateur. Il profère un
-oui bref et net et un oui de langueur et d’abandon ;
-il questionne sur le ton de la colère ou
-celui de la plainte ; il refuse par un arrêt brusque
-à moitié de la prunelle qui voile les yeux
-sans les fermer. Mais que d’autres nuances et
-que le sourire aussi est riche en paroles ! Toute
-la femme parle ; elle est le langage même.</p>
-
-<p>Ses enfants seront d’abord des mimes. Comme
-leur mère, ils sauront parler d’abord avec
-tout ce qui ne parle pas, acquisition précieuse.
-Darwin a trouvé chez les animaux l’esquisse de
-l’expression des émotions. Il y a dans la mimique
-humaine une importante part d’instinct ; la
-femme a cultivé ces mouvements primitifs, elle
-les a chargés de nuances, elle les a multipliés ;
-aux signes des émotions vraies sont venus se
-joindre les signes des émotions fausses, et alors
-seulement il y a eu langage. L’expression animale
-des émotions n’est pas un langage, car
-elle ne saurait feindre ; le langage vrai commence
-avec le mensonge. Il y a un sens du réel dans le
-mot fameux : le langage a été donné à l’homme
-pour déguiser sa pensée. Le mensonge qui est la
-seule preuve extérieure de la conscience psychologique
-est aussi la seule preuve que des gestes
-sont un langage et non une mimique inconsciente ;
-le mensonge est la base même du langage et sa
-condition absolue. L’analyse des faits linguistiques
-démontre cela assez bien, puisque tout mot
-contient une métaphore et que toute métaphore
-est un déplacement de la réalité, quand elle
-n’est pas un mensonge voulu et prémédité. Mais
-à prendre le langage tel qu’il nous apparaît, et
-en supposant que chaque mot corresponde à un
-objet, on peut dire que s’il existait un homme qui
-n’eût jamais menti, cet homme n’aurait jamais
-parlé. Ce n’est pas parler, en effet, que dire
-« j’ai peur » ou « j’ai froid », quand on a peur
-ou qu’on a froid ; c’est exprimer une émotion ou
-une sensation au moyen de signes verbaux, et
-analogues au tremblement de l’animal transi ou
-affamé. Mais si, au contraire, niant son émotion
-ou sa sensation, l’homme qui a froid dit « j’ai
-chaud » et l’homme qui a faim « je n’ai pas
-faim », il parle. Qu’il use des paroles, des gestes,
-ou des signes de l’écriture, à cela, au mensonge,
-c’est-à-dire à la conscience, on reconnaît
-l’homme. Mensonge, que l’on ne s’y trompe pas,
-prend ici le sens de : expression d’une sensation
-imaginaire ; il s’agit de psychologie et non
-de morale, domaines séparés.</p>
-
-<p>Si la femme est le langage, elle doit être le
-mensonge, et aussi la conscience. Tout cela se
-tient et ne fait qu’un. Le premier de ces points
-n’a pas été étudié, mais l’opinion populaire lui
-est favorable. Outre qu’elles parlent plus volontiers
-que les hommes, elles usent d’une syntaxe
-meilleure, d’un vocabulaire moins hasardé, elles
-prononcent bien : on sent que le langage est
-leur élément. Le second point, le mensonge,
-est incontesté ; mais on en fait un crime aux
-femmes alors qu’il est la conséquence d’un autre
-don et d’ailleurs une affirmation de leur spiritualité.
-Les femmes mentent plus que les hommes ;
-c’est donc qu’elles ont un plus grand sentiment
-de l’indépendance, une conscience plus
-vive : et voilà le troisième point atteint, sans
-qu’il soit besoin, semble-t-il, d’une démonstration
-minutieuse.</p>
-
-<p>On a parlé du mensonge hystérique : il est
-probable qu’il y a là un abus, non dans les termes,
-mais dans l’intention qui les a unis. Si l’on
-veut dire mensonge inconscient, c’est une absurdité.
-Le mensonge est au contraire le signe
-même de la conscience, et il ne peut y avoir
-mensonge que là où il y a conscience pleine et
-active. Il ne faut pas confondre une sensation
-délirante exprimée telle qu’elle a été sentie avec
-le travestissement volontaire donné à l’exposition
-d’une sensation vraie ; confondre avec le
-dernier, le premier terme de la série. L’animal
-ne ment jamais ; comment le pourrait-il ? Il est
-forcé d’exprimer, telle qu’il l’éprouve, sa sensation.
-S’il a envie de mordre, le chien retrousse ses
-babines, montre ses dents. Le voit-on se contenir,
-faire l’hypocrite, mentir ; c’est qu’au contact
-de l’homme, il a peut-être acquis un rudiment
-de conscience ; c’est que l’éducation qu’il
-a reçue se trouve à ce moment en conflit avec
-son instinct. D’ailleurs la ruse, et surtout appliquée
-à la défense ou à la quête de la vie, est tout
-autre chose que le mensonge ; c’est une
-forme aiguë de la prudence. Le vrai mensonge
-est sans but, sans utilité que d’affirmer un détachement
-supérieur ; il apparaît tel qu’une négation
-des liens qui attachent l’homme à la réalité ;
-par quoi il se rapproche de la poésie et de l’art
-dont il est un des éléments. L’art est né, comme
-le mensonge, d’une vive conscience des sensations
-et des émotions ; il affirme un état de sensibilité
-extrême, en même temps qu’une tendance
-à repousser ce réel dont les sens d’un homme
-furent blessés. L’art, quelle que soit sa forme,
-implique une connaissance approfondie des
-signes, et la volonté de les transposer, sans
-tenir compte de leurs concordances usuelles.
-L’artiste est celui qui ment supérieurement, au-dessus
-des autres hommes. S’il ment avec la
-parole, c’est le poète ; avec le son inarticulé,
-c’est le musicien ; avec les formes dont il fixe
-les attitudes, c’est le sculpteur, et son art n’est
-que le développement extrême du langage des
-gestes (dont le danseur figure un état très fugitif) ;
-avec les lignes et les couleurs, c’est le
-peintre, et que fait-il sinon de rendre aux hiéroglyphes
-des écritures primitives leur véritable
-aspect et toute leur ampleur naturelle ? L’art est
-un langage, et il n’est que cela.</p>
-
-<p>Mais si la femme est le langage, d’où vient
-qu’elle se soit si médiocrement manifestée dans
-les jeux suprêmes du langage ? Des critiques,
-pour la flatter, ont allégué on ne sait quelle hérédité
-latérale, par quoi on démontre que, filles
-de mères de moins en moins cultivées, à mesure
-que l’on remonte le cours des siècles, il n’est pas
-surprenant que leurs aptitudes soient moindres
-que celles des mâles. Cela n’est pas sérieux, car
-s’il est vrai que le génie et le talent sont souvent
-en rapport direct avec les cultures antérieures,
-il y a aussi de soudaines aptitudes que le milieu
-développe. Pourquoi une fille ne trouverait-elle
-pas cette aptitude dans sa chair, comme son
-frère ? D’ailleurs voilà des milliers d’années qu’on
-apprend la musique aux femmes, et c’est peut-être
-là qu’elles ont encore le moins créé. La cause
-est plus profonde. La femme est le langage,
-mais le langage utile ; son rôle n’est pas de créer,
-mais de conserver. Elle s’en acquitte à merveille.
-Elle ne crée ni les poèmes, ni les statues ;
-mais elle crée les créateurs des poèmes et
-des statues ; elle leur enseigne le langage, qui
-est la condition de leur science, le mensonge
-qui est la condition de leur art, la conscience
-qui leur donne le génie. Quand l’enfant, vers
-six ou sept ans, sort des mains de la femme,
-l’homme est fait. Il parle, et c’est tout l’homme.</p>
-
-<p>La grande œuvre intellectuelle de la femme
-est l’enseignement du langage. Les grammairiens
-et leurs succédanés, instituteurs et professeurs,
-s’imaginent être les maîtres du langage et
-que, sans leur intervention, la langue des hommes
-périrait dans la confusion et l’incohérence ;
-on les entretient depuis des siècles dans cette
-illusion, et pourtant il n’en est pas de plus ridicule.
-Les femmes sont les ouvriers élémentaires
-et les poètes, les ouvriers supérieurs du langage,
-les uns et les autres inconscients de leur rôle ;
-l’intervention du grammairien est presque toujours
-mauvaise ; à moins qu’elle ne se borne à
-constater des faits, à moins qu’elle n’ose ramener
-vers les mains des femmes et des poètes une
-influence que la science ne saurait exercer
-qu’avec injustice. Voici des enfants qui parlent,
-ils s’en vont à l’école recevoir une leçon de grammaire.
-Ils parlent et usent de toutes les formes
-du verbe et de toutes les nuances de la syntaxe
-avec aisance et justesse. Ils parlent, mais voilà
-l’école, et le maître triomphe de leur apprendre
-ce que c’est que l’imparfait du subjonctif.
-A une fonction, l’écolâtre a substitué une
-notion ; il a remplacé le geste par la conscience
-du geste, le mot par sa définition ; il enseigne
-la grammaire ; il n’enseigne pas le langage.</p>
-
-<p>Le langage est une fonction ; la grammaire
-est l’analyse de cette fonction. Il est aussi inutile
-de savoir la grammaire pour parler sa langue
-naturelle que de savoir la physiologie pour
-respirer avec ses poumons ou marcher avec ses
-jambes. Comparé au rôle de la mère ignorante
-qui cueille comme une fleur le premier mot épanoui
-sur les lèvres de l’enfant, le rôle du maître
-est presque nul. Ce mot qui vient de fleurir,
-c’est la mère elle-même qui l’a semé, car si le
-langage est une fonction, il faut lui donner les
-matériaux sur lesquels elle puisse s’exercer. Le
-bavardage futile d’une femme, si peu différent
-de celui de la petite fille qui parle à sa poupée,
-voilà la première leçon de l’enfant et celle qui
-en importance dépasse toutes les autres ; autant
-de mots, autant de graines qui vont germer,
-pousser, fructifier dans le jeune cerveau. Sans
-cette semence jetée sans cesse à la volée, la fonction
-linguistique de l’enfant resterait inerte et
-il ne sortirait de ses lèvres que des sons vagues
-et peut-être inarticulés. On s’est demandé parfois
-quelle langue parleraient des enfants élevés
-ensemble hors de portée de la voix humaine. Ils
-n’en parleraient peut-être aucune. C’est une
-question que nul ne peut résoudre. En tous cas,
-ils ne parleraient qu’une langue rudimentaire,
-c’est-à-dire trop riche, variable et entièrement
-inconnue, car il n’y a pas plus de racines innées
-que d’idées innées. L’enfant ne crée pas sa langue,
-encore moins il ne secrète pas sa langue ;
-il l’apprend. Il parle selon qu’on parle autour
-de son berceau ; il est phonographe et d’abord
-aussi mécaniquement que l’instrument même.
-Avant de pouvoir situer les signes vocaux au-dessus
-des objets, il les possède en grand nombre,
-mais en confusion, « en vrac ». Ensuite il
-apprendra à utiliser cette richesse ; comme il
-connaît d’une part les mots et d’autre part les
-objets, l’opération qui va les réunir dans sa
-mémoire lui sera des plus faciles et des plus
-naturelles. La femme dirige cette répartition
-avec joie, et elle s’admire en admirant les progrès
-de l’enfant ; elle croit que la double acquisition
-du mot et de l’objet se fait intégralement
-à son ordre, et cela lui donne de l’orgueil.
-Ainsi, l’ignorance du mécanisme psychologique
-de l’enfant assure le succès de l’éducatrice.</p>
-
-<p>Ce langage que l’enfant tient tout entier de la
-femme, c’est en son honneur que, plus tard, il
-l’exercera volontiers comme poète, conteur,
-philosophe, théologien ou moraliste, comme
-créateur de valeurs, selon l’expression très forte
-de Nietzsche. La plus grande partie de la littérature
-est l’œuvre indirecte de la femme, faite
-pour elle, pour lui plaire ou la piquer, pour
-l’exalter ou la dénigrer, toucher son cœur, idéaliser
-ou maudire sa beauté et son amour. Il a
-fallu que les deux sexes fussent aussi profondément
-dissemblables, aussi étrangers, aussi
-opposés, pour que l’un se soit fait l’adorateur de
-l’autre. Avec la parité des goûts, des besoins,
-des désirs, les différences corporelles n’eussent
-pas suffi ni le commandement de l’espèce. L’humanité
-pouvait se perpétuer sans l’amour<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a> ;
-l’amour eût été impossible sans les divergences
-radicales qui font que l’homme et la femme sont
-deux mondes l’un à l’autre impénétrables. On
-ne peut adorer que l’inconnu ; il n’y a plus de
-religion là où il n’y a plus de mystère. Dans
-toutes les sociétés, tant qu’elle est jeune et
-belle, la femme, et même esclave, est la maîtresse
-de la civilisation ; les poètes, que sa grâce
-a inspirés, augmentent cette suprématie en faisant
-d’elle l’objet de leurs chants, et la poésie,
-qui ne voulait d’abord que dire les joies de la
-possession ou les affres du désir, achève son
-évolution, en créant l’amour. Car l’amour, avec
-tout ce que contient ce mot, de sentiment, de
-passion, de rêve, de bonheur, de larmes, est
-bien une création verbale et l’œuvre même de
-l’imagination des artistes du langage.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> A cela eût suffi l’accouplement. La vie commune survivant
-à la fécondation est extrêmement rare, hormis chez les primates
-et les oiseaux. Chez les insectes carnivores, la pariade est souvent
-mortelle pour le mâle que, plus forte, la femelle dévore.</p>
-</div>
-<p>C’est dans les poèmes, les contes, les récits
-traditionnels, que l’homme vulgaire, enclin à la
-seule jouissance, a appris à aimer, à augmenter
-jusqu’à l’infini des joies médiocres et des chagrins
-futiles. Répétons ici le mot de Nietzsche :
-le poète a été le créateur des valeurs sentimentales.
-Mais presque aussitôt créées, elles lui ont
-échappé. S’emparant de ces valeurs nouvelles,
-la femme les a transformées en instruments de
-règne ; elle a cueilli avec simplicité les fruits du
-langage, son œuvre.</p>
-
-<p>Comment l’amour évolua sous cette domination
-et tous les bienfaits qui en ont été la conséquence,
-ce serait un long chapitre de l’histoire
-de la civilisation.</p>
-
-<p class="date">1901.</p>
-
-<p class="small"><span class="sc">Note.</span> — Les déductions philosophiques n’ont de valeur que
-si elles s’accordent exactement avec la science ; mais alors elles
-ont une valeur. J’ai donc saisi l’occasion de compléter la note de
-la page 59 sur le mensonge considéré comme réaction vitale.
-Voici la position scientifique de la question :</p>
-
-<p class="small">« M. R. Quinton a été amené, au cours de ses travaux, à
-reconnaître que l’ensemble de tous les êtres vivants se divise en
-deux grandes séries physiologiques, qui correspondent exactement
-aux deux séries anatomiques : <i>Invertébrés</i> et <i>Vertébrés</i>. — La
-première et inférieure (<i>Invertébrés</i>) toujours en équilibre
-au milieu, subissant toutes les conditions extérieures si défavorables
-qu’elles soient ; la seconde et la plus élevée (<i>Vertébrés</i>)
-n’acceptant pas ces conditions, réagissant contre elles, toujours
-en déséquilibre avec le milieu, maintenant intérieurement la concentration
-saline des origines en face des mers qui se concentrent
-davantage ou des eaux douces qui se dessalent, maintenant
-encore la température des origines en face du milieu terrestre
-qui se refroidit, <i>mentant au milieu</i>, en définitive, pour
-maintenir ses conditions de vie optimes. Le mensonge dont nous
-parlons n’est que la forme psychologique de cette réaction du
-<i>Vertébré</i> contre l’hostilité du milieu. »</p>
-
-<p class="small">Les termes obscurs de cette note (concentration saline, température
-des origines) sont expliqués dans le livre publié par
-M. Quinton, <i>l’Eau de mer milieu organique</i>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak"><i>TROISIÈME PARTIE</i><br />
-L’IDÉALISME</h2>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p3ch1">PRÉFACE<br />
-POUR LA III<sup>e</sup> ET LA IV<sup>e</sup> PARTIES</h3>
-
-
-<p>On réimprime ici, parce que l’édition vient de s’épuiser,
-le petit volume intitulé avec une naïveté, qui
-n’était pas aussi ambitieuse qu’on pourrait le croire,
-<i>l’Idéalisme</i>.</p>
-
-<p>Depuis dix ans les idées de l’auteur se sont modifiées
-sur plus d’un point. Vivre, c’est changer. Il espère
-que, pour lui, avoir vécu signifie, à cette heure,
-avoir grandi en sagesse et en scepticisme, — et il ne
-redoute pas les curieux qui voudraient opposer sa
-pensée d’hier à sa pensée d’aujourd’hui.</p>
-
-<p>Plusieurs morceaux de la IV<sup>e</sup> partie sont également
-anciens ; cet avertissement leur est applicable.</p>
-
-<p class="date">Décembre 1901.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 class="i" id="p3ch2">NOTICE</h3>
-
-
-<p class="i">Ces articles furent imprimés, le dernier printemps,
-en diverses revues qui voulurent bien me
-laisser dire : les <i>Entretiens</i>, la <i>Revue Blanche</i>, les
-<i>Essais d’Art libre</i>, l’<i>Ermitage</i>, le <i>Livre d’Art</i>.</p>
-
-<p class="i">Les voici ensemble, liés par un seul fil, même
-les trois derniers dont le ton sera un peu discordant.</p>
-
-<p class="i">A cette heure, la théorie idéaliste n’est plus guère
-contestée que par quelques canards enclins à se
-plaire dans les vieux marécages. Les naturalistes
-les plus entêtés et les plus obtus ont cédé eux-mêmes
-à l’énergique pression intellectuelle qui, depuis
-quatre ans, depuis la mort de Villiers de l’Isle-Adam,
-pesa sur le monde où la pensée s’élabore
-en œuvres d’art.</p>
-
-<p class="i">La grande guerre est donc finie, mais selon
-le conseil de Machiavel, — le « maître bien-aimé
-de Tribulat Bonhomet » — il faut achever les
-blessés, afin qu’ils ne surgissent pas guéris et
-aptes à de nouvelles batailles. Si médiocre que
-soit un vaincu, sa colère est toujours à craindre :
-c’est pourquoi l’extermination est nécessaire.</p>
-
-<p class="i">J’espère que tant de férocité ne sera pas jugée
-contradictoire avec les principes de la liberté de
-l’art, que je préconise avant tout.</p>
-
-<p class="sign i">R. G.</p>
-
-<p class="date i">25 mars 1893.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p3ch3">L’IDÉALISME</h3>
-
-
-<p>Ce mot traîne dans les journaux : des gens
-aussi vains que M. Filon se permettent de l’écrire,
-croyant le comprendre ; les néo-chrétiens
-en font usage avec l’aplomb de l’apprenti sorcier
-de Gœthe ; M. de Vogué chevauche ce manche
-à balai, — et de ce balai M. Desjardins
-balaie la sacristie ; c’est le mot à tout faire. Pour
-ces simplistes, un peu bornés, l’idéalisme est le
-contraire du naturalisme, — et voilà ; cela signifie
-la romance, les étoiles, le progrès, les
-pauvres bêtes, les phares, l’amour, les montagnes,
-le peuple, les pauvres gens, tout le sentimentalisme
-humanitaire, sexuel et social.</p>
-
-<p>Autrement, ces sots s’imaginent qu’idéalisme
-est synonyme de spiritualisme et qu’un tel vocable
-relève de la judicature de M. Simon et de
-M. Déroulède ; qu’il clame une doctrine morale
-et consolatoire ; que les familles y puisent quelque
-vigueur à procréer ; les conscrits, de l’enthousiasme ;
-les misérables, de la résignation.</p>
-
-<p>Mais non, — et il importe de cartonner à cette
-page le dictionnaire des lieux communs : l’idéalisme
-est une doctrine immorale et désespérante ;
-anti-sociale et anti-humaine, — et pour cela l’idéalisme
-est une doctrine très recommandable,
-en un temps où il s’agit non de conserver, mais
-de détruire.</p>
-
-<p>En voici le sommaire.</p>
-
-<p>Schopenhauer résume ainsi les principes de
-l’idéalisme posé par Kant : « Le plus grand service
-que Kant ait rendu, c’est sa distinction
-entre le phénomène et la chose en soi, entre ce
-qui paraît et ce qui est ; il a montré qu’entre la
-chose et nous il y a toujours l’intelligence, et
-que par conséquent elle ne peut jamais être connue
-de nous telle qu’elle est. » Théoricien de l’idéalisme,
-Kant n’en est pas le trouveur ; Platon
-fut rigoureusement idéaliste ; saint Denys
-l’Aréopagite proféra : « Nous ne connaissons
-pas Dieu tel qu’il est et Dieu ne nous connaît
-pas tels que nous sommes » ; enfin les réalistes
-du Moyen Age professaient, eux aussi, la douloureuse
-relativité de toute connaissance, que
-toute notion n’est que d’apparence, que la vraie
-réalité est insaisissable pour les sens comme
-pour l’entendement<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> Le véritable premier théoricien du « phénoménisme » serait
-encore plutôt Berkeley, mais excès de logique, Berkeley va
-un peu loin et Kant, lui-même l’a réfuté eu réfutant Descartes
-(<i>Critique de la Raison pure</i>).</p>
-</div>
-<p>Les conséquences logiques de ces aphorismes
-sont nettes : on ne connaît que sa propre intelligence,
-que soi, seule réalité, le monde spécial
-et unique que le moi détient, véhicule, déforme,
-exténue, recrée selon sa personnelle activité ;
-rien ne se meut en dehors du sujet connaissant ;
-tout ce que je pense est réel : la seule réalité,
-c’est la pensée.</p>
-
-<p>La relativité de l’extérieur étant bien établie,
-nul besoin, théoriquement, pour le moi, de se
-mêler à de problématiques contingences ; il se suffit
-à lui-même, et il le faut, puisqu’il est isolé
-de ses semblables autant que deux planètes du
-système solaire. Convaincu que tout est transitoire,
-hormis sa pensée, qui est éternelle (en ce
-sens qu’elle capte la lumière) ; convaincu qu’il
-est seul et impénétrablement seul, comme une
-molécule douée seulement d’un pouvoir de cohésion ;
-convaincu enfin que tout est parfaitement
-illusoire, puisque, dans sa course à la connaissance,
-ce collin-maillard, il n’emprisonne jamais
-que son pérennel et fastidieux moi ; bien assuré
-qu’il ne peut sortir de l’état égoïste que pour
-retomber dans l’état per-égoïste, — l’idéaliste se
-désintéresse de toutes les relativités telles que
-la morale, la patrie, la sociabilité, les traditions,
-la famille, la procréation, ces notions reléguées
-dans le domaine pratique.</p>
-
-<p>Un individu est un monde ; cent individus
-font cent mondes, et les uns aussi légitimes que
-les autres : l’idéaliste ne saurait donc admettre
-qu’un seul type de gouvernement, l’anarchie ;
-mais s’il pousse un peu plus avant l’analyse de
-sa théorie il admettra encore, avec la même
-logique (et avec plus de complaisance) la domination
-de tous par quelques-uns, ce qui, d’après
-l’identité des contraires, est spéculativement
-homologue et pratiquement équivalent.</p>
-
-<p>L’idéalisme pessimiste de Schopenhauer aboutissait
-au despotisme ; l’idéalisme optimiste de
-Hégel se résout dans l’anarchie : il suffit d’évoquer
-la méthode des différenciations pour donner
-raison à Schopenhauer.</p>
-
-<p>Tous les hommes, par cela seul que leur cerveau
-fonctionne, se représentent un monde ;
-mais peu d’hommes se représentent un monde
-original. Considéré comme une entité, l’ensemble
-des cerveaux humains est pareil à un four à porcelaine
-d’où sortent successivement des millions
-de pièces identiques et banales ; une sur un million
-apparaît bizarrement craquelée, roussie,
-fumée, rayée d’étranges dessins imprévus et fous,
-gondolée, creusée, soufflée, déformée, <i>ratée</i><a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>,
-cette pièce de porcelaine, c’est la représentation
-du monde conçue par les esprits supérieurs, par
-les génies. C’est, en somme, pour cette pièce
-unique que le four chauffe et il importe peu
-que toutes les autres soient anéanties, si celle-là
-demeure.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> <i>Pièces ratées.</i> — Villiers de l’Isle-Adam, le lendemain de
-sa mort, fut qualifié de <i>raté</i> par M. Fouquier et quelques autres
-reporters.</p>
-</div>
-<p>Mêlé à la vie active (qu’il dédaigne, peut-être
-par inaptitude), l’idéaliste jugerait des hommes
-comme de ces pièces de porcelaine ; il les mettrait
-à leurs vraies places : les supérieurs en haut, les
-inférieurs en bas, — « le peuple étant fait pour
-obéir aux lois et non pour dicter des lois<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a> ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Schopenhauer.</p>
-</div>
-<p>(La théorie anarchiste emporte à peu près les
-mêmes conséquences : en l’absence de toutes lois,
-l’ascendant des hommes supérieurs serait la seule
-loi et leur juste despotisme incontesté.)</p>
-
-<p>En conclusion, ou bien l’idéalisme engage au
-désintéressement absolu de la vie sociale ; ou
-bien, s’il condescend à la pratique, il conclut à
-des formes de gouvernement que tous les esprits
-sains et nourris de doctrines prudentes n’hésiteront
-pas à qualifier d’immorales, de subversives,
-d’incompatibles avec nos mœurs démocratiques, — et
-ces formes sont : l’anarchie, pour que l’influence
-intellectuelle soit exercée par ceux qui
-sont nés pour cette fonction ; le despotisme,
-pour qu’il pourvoie les imbéciles de bonnes muselières,
-car, sans intelligence, l’homme mord.</p>
-
-<p>La vie sociale étant écartée, il reste un domaine
-où il semble que l’idéalisme pourrait
-régner sans nuire au développement de la muflerie
-démagogique, l’art. Mais, parler de l’art, à
-cette heure, serait une ironie par trop cruelle :
-jadis, il fut libre ; ensuite, il fut protégé ; aujourd’hui,
-il est toléré ; demain, il sera interdit.
-Pratiquons-le encore, mais en secret, en des catacombes,
-comme les premiers chrétiens, comme
-les derniers païens.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p3ch4">LE SYMBOLISME</h3>
-
-
-<p>On croit le moment bon pour le dire avec sincérité
-et naïveté : à cette heure il y a deux classes
-d’écrivains, ceux qui ont du talent, — les
-Symbolistes ; ceux qui n’en ont pas, — les Autres.</p>
-
-<p>Oui, selon les précédentes formules, et selon
-une liberté différemment comprise, d’aucuns
-firent des œuvres ; mais ces Aucuns-là ne sont-ils
-pas enfin périmés ? Et les coraux qu’ils sécrétèrent,
-les îlots qu’ils érigèrent, un flot nouveau
-ne vient-il pas, tel qu’un orageux raz de marée,
-les secouer, les désagréger et ne permettre qu’aux
-indestructibles de maintenir au-dessus de l’asphyxie
-leur tête fleurie ? Ils meurent, ils s’émiettent,
-ils se pétrifient, l’orage passé, sous une
-couche de silence, ils s’enfoncent lentement, ils
-descendent vers la géologie qu’ils vont devenir.</p>
-
-<p>Ces débris d’inconscients et microscopiques
-travaux, à peine s’ils inspirent encore quelque
-respect (si On nous le permet) ou quelque curiosité
-à des passagers en promenade autour du
-monde, et les chefs de ces défuntes colonies (un
-peu animales, peut-être ?) ne sont pas du tout
-des Chefs ; ils n’ont plus ni manœuvres, ni
-clients. Patrons démodés, Praticiens vieillis et
-sans influence, entrepreneurs de bâtisses entre
-les mains desquels et sous les yeux (les mauvais
-œils) desquels les moellons fondent comme les
-morceaux de sucre dans les romans de M. Daudet.</p>
-
-<p>Les coraux rouges, nous les vîmes assez :
-qu’ils soient bleus !</p>
-
-<p>L’un des éléments de l’Art est le Nouveau, — élément
-si essentiel qu’il institue presque à lui
-seul l’Art tout entier, et si essentiel que, sans
-lui, comme un vertébré sans vertèbres, l’Art
-s’écroule et se liquéfie dans une gélatine de méduse
-que le jusant délaissa sur le sable.</p>
-
-<p>Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en
-ces pénultièmes jours, vagies, une seule apparaît
-nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue et
-inouïe, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes
-signifiances que lui donnèrent d’infirmes
-court-voyants, se traduit littéralement par le
-mot Liberté et, pour les violents, par le mot
-Anarchie.</p>
-
-<p>La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante
-qu’elle est encore et demeurera longtemps incomprise.
-Toutes les révolutions advenues jusqu’ici
-en ce domaine s’étaient contentées de changer
-ses chaînes au captif et, généralement, c’était en
-de plus lourdes que les muait la douloureuse ingéniosité
-des novateurs. Mais, les chaînes, c’est-à-dire
-des règles, des grammaires, des formules,
-cela convient au peuple de l’Art, composé d’une
-majorité d’enfants et de vieillards, satisfaits — lit
-ou berceau — qu’un guide sûr les promène
-en petite voiture. Le haquet de Thespis brouetta
-ces résignés deux siècles durant ; puis ce fut le
-cabriolet romantique, puis la tapissière parnassienne,
-puis le tombereau naturaliste, puis le
-cab psychologique, puis le vélocipède néo-chrétien, — et
-ils étaient toujours soigneusement
-ligotés.</p>
-
-<p>Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est
-une théorie de liberté, comment ce mot, qui semble
-strict et précis, implique, au contraire, une
-absolue licence d’idées et de formes, j’invoquerai
-de précédentes définitions de l’Idéalisme, dont
-le Symbolisme n’est après tout qu’un succédané.</p>
-
-<p>L’Idéalisme signifie libre et personnel développement
-de l’individu intellectuel dans la série
-intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même
-devra) être considéré par nous comme le libre et
-personnel développement de l’individu esthétique
-dans la série esthétique, et les symboles qu’il
-imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou
-expliqués selon la conception spéciale du monde
-morphologiquement possible à chaque cerveau
-symbolisateur.</p>
-
-<p>D’où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe
-parmi lequel on voit les professeurs désorientés
-se mendier l’un à l’autre le bout, qu’ils
-n’auront jamais, du fil d’Ariane.</p>
-
-<p>Ils voudraient comprendre, ils cherchent,
-quand parlent les harpes, à agripper au passage
-quelques clairs et nets lieux communs ; ils croient
-qu’on va leur redire les vieilles généralités qu’ils
-biberonnèrent à l’École, tout ce qui, définissant
-la Femme, définit la marcheuse et la gardeuse
-d’oies. Si le Symbolisme devait, comme d’aucuns
-l’ont annoncé, revenir à des concepts aussi
-simples, à des imaginations aussi naïves, il ne
-serait ni ce qu’il est, ni ce qu’il sera : — il continuerait
-tout simplement le classicisme, et alors
-à quoi bon ?</p>
-
-<p>Sans doute, il apparaît, en un certain sens,
-comme un retour à la simplicité et à la clarté, — mais
-ces effets, il les demande au complexe et
-à l’obscur, au Moi où toutes les idées s’enchevêtrent,
-où toutes les lumières concourent à ne
-donner que de la nuit. On est toujours compliqué
-pour soi-même, on est toujours obscur pour
-soi-même, et les simplifications et les clarifications
-de la conscience sont œuvre de génie ; l’Art
-personnel — et c’est le seul Art — est toujours
-à peu près incompréhensible. Compris, il cesse
-d’être de l’art pur pour devenir un motif à de
-nouvelles expressions d’art.</p>
-
-<p>Mais, si personnel que soit l’Art symboliste, il
-doit, par un coin, toucher au non-personnel, — ne
-fût-ce que pour justifier son nom ; et il faut
-toujours être logique. Il doit s’enquérir de la
-signification permanente des faits passagers, et
-tâcher de la fixer, — sans froisser les exigences
-de sa vision propre, — tel qu’un arbre solide
-émergeant du fouillis des mouvantes broussailles ;
-il doit chercher l’éternel dans la diversité
-momentanée des formes, la Vérité qui demeure
-dans le Faux qui passe, la Logique pérennelle
-dans l’Illogisme instantané, — et néanmoins,
-planter un arbre qui soit si spécial, si unique
-de ramure, d’écorce, de fleurs et de racines,
-qu’on le reconnaisse entre tous les arbres comme
-un arbre dont l’essence n’a ni sœurs ni frères.</p>
-
-<p>Je sais bien que<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a> par la définition même de
-l’Idéalisme, le Permanent lui-même ne peut être
-conçu que comme personnel, c’est-à-dire comme
-transitoire, et que ce qu’il y a d’Absolu vraiment
-est incogniscible et hors d’être formulé en symboles ;
-ce n’est donc qu’au relatif absolu que vise
-le Symbolisme, à dire ce qu’il peut y avoir d’éternel
-dans le personnel.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> « Quant au sujet absolu, la substance, elle ne peut pas être
-dans les phénomènes extérieurs, autrement, elle serait conditionnelle
-et non pas absolue. Pour que cette substance devienne une
-pensée, il faut qu’elle soit en relation avec le <i>moi</i> ; elle dépendra
-alors du sujet pensant. Pour que la substance soit absolue,
-il faut qu’elle soit la substance des phénomènes intérieurs du
-<i>moi</i>, c’est-à-dire le sujet pensant qui ne dépend que de lui-même. »
-<span class="sc">Kant</span>, <i>Critique de la Raison pure</i>.</p>
-</div>
-<p>Cette manière de comprendre l’Art exclut l’artiste
-médiocre qui ne détient, cela va sans dire,
-rien d’éternel dans son <i>personnel</i> et qui ne saurait
-exprimer une idée un peu humaine (ou divine)
-que par démarquage ; mais cette sorte d’être a
-régné assez longtemps grâce aux tuteurs qu’on
-lui tolérait : que son règne finisse (si c’est possible ?)
-et soyons intolérants.</p>
-
-<p>Pratiquement il importe que le Symbolisme,
-art libre, acquière dans l’estime générale une
-valeur qu’on lui a, jusqu’à ce jour, déniée ; il
-importe qu’à côté des formes connues on tolère
-des formes inconnues et que de la serre chaude de
-la Littérature on n’expulse pas les plantes, nées
-de graines de hasard, ignorées des catalogueurs
-et des jardiniers. Pour cela nulle concession ne
-doit être faite ; c’est aux intellects rudimentaires
-à se développer et non aux larges intelligences
-à se rétrécir pour permettre à l’œil distrait de
-parcourir plus facilement une moindre surface.</p>
-
-<p>Et les tuteurs, les règles, les lois, il faut les
-couper et les hacher et qu’à la place de ces chênes
-pourris, piqués de trous de vermine, le lierre
-qui s’accrochait aux troncs s’accroupisse en une
-ridicule désolation.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p3ch5">L’ART LIBRE<br />
-ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE</h3>
-
-
-<p>Les modèles ont, de tout temps, devancé les
-préceptes. Cette pensée de M. de Laharpe simule
-un lieu commun, mais seulement peut-être par
-sa forme démodée et l’étroitesse des termes où
-elle se base. En un langage plus philosophique,
-plus général et plus solide, on obtiendrait un
-aphorisme tel que : « L’Art est antérieur à l’Esthétique »,
-ce qui apparaît non plus un lieu commun,
-mais une vérité éternelle.</p>
-
-<p>Les Vérités éternelles, — il n’y a de vraie plaisante
-dialectique qu’à se battre sur leur dos.
-Elles sont patientes, souffrent les coups maladroits,
-les insultes, les caresses, et, l’ironie de
-leurs yeux immuables étant tournée vers le ciel,
-les protagonistes n’ont pas à rougir ou à trembler
-sous un regard qui pourrait être médusien.</p>
-
-<p>Les Vérités éternelles, — elles sont de toute
-morphologie. Il y en a de blondes avec des
-chairs laiteuses qui nous leurrent de la nubilité
-d’une prenable vierge ; il y en a qui ont les quatre
-pieds d’une bête et dont le front angulaire
-contient, en sa géométrie, toute l’inquiétude humaine ;
-il y en a dont les ailes, plus larges que
-les ailes des condors, abritent sous leurs plumes
-un peuple de pensées…</p>
-
-<p>Celle dont je parle est un des plus modestes
-Éons ; elle fréquente la Terre et fait plus volontiers
-son nid syllogistique en tel cabinet d’étude
-que dans la barbe de Jupiter.</p>
-
-<p>Donc : l’Art est antérieur à l’Esthétique.</p>
-
-<p>Lemme : l’Esthétique doit être une explication
-et non une théorie de l’Art.</p>
-
-<p>Plusieurs ayant contesté, non l’aphorisme,
-qui est indiscutable, mais son lemme, qui l’est
-moins, quelques arguments nouveaux seront
-peut-être bien accueillis par quelques lecteurs de
-bonne volonté.</p>
-
-<p>L’essence de l’Art est la liberté. L’Art ne peut
-admettre aucun code ni même se soumettre à
-l’obligatoire expression du Beau<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>. Non seulement
-il se refuse au joug d’une formule passagère,
-mais il dénie la domination de l’absolu
-humain, — lequel n’est d’ailleurs que la moyenne
-des goûts, des jugements, des plaisances de la
-moyenne humanité. Il peut violenter cet absolu,
-il peut balafrer la Beauté, — et répondre :
-« Votre Absolu n’est pas le Mien », et : « Il me
-plaît de balafrer la Beauté. »</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> « La beauté, œuvre de l’art, est plus élevée que celle de la
-nature », et : « La beauté dans la nature n’apparaît que comme
-un reflet de la beauté de l’esprit ». Hégel, <i>Esthétique</i>. Introduction.</p>
-</div>
-<p>L’Art est libre de toute la liberté de la conscience ;
-il est son propre juge et son propre
-esthète ; il est personnel et individuel, comme
-l’âme, comme l’esprit : et, l’âme libérée de toute
-obligation qui n’est pas morale, l’esprit libéré
-de toute obligation qui n’est pas intellectuelle,
-l’Art est libéré de toute obligation qui n’est pas
-esthétique. C’est en vain qu’il chercherait le Vrai
-que l’intelligence seule peut connaître, ou le
-Moral que la conscience seule distingue ; il est
-inapte à ces opérations, il ne comprend et ne
-s’assimile que ce qui est adéquat à son sens
-unique : le Sens esthétique.</p>
-
-<p>C’est même pour cela qu’il est libre. Il se
-développe du dehors au dedans, sans préoccupations
-d’avoir à partager son espace avec d’autoritaires
-entités ; il se développe et s’enroule sur
-lui-même, se complique à loisir, multiplie ses
-fibres, ses feuilles, ses fleurs intérieures ; il se
-développe et croît dans l’obscurité du Moi, et
-s’il vient, au jour de l’explosion vitale, à projeter
-impérieusement ses végétations, elles étonnent
-comme des conséquences anormales, illogiques,
-incompréhensibles.</p>
-
-<p>L’individu est anormal : on ne le classe que
-par les limitations imposées à ses manifestations
-extérieures ; intérieurement, il est anormal, il est
-un être dissemblable des êtres qui lui ressemblent
-le plus. L’Art (que je considère ici comme
-une des <i>Facultés</i> de l’âme individuelle) est donc,
-de même que l’individu lui-même, anormal, illogique
-et incompréhensible.</p>
-
-<p>Or si la différenciation est évidente (ou tout au
-moins microscopiquement possible à établir)
-entre tous les individus humains doués de l’âme, — cette
-différenciation devient bien plus évidente
-(et incontestablement notoire) entre le petit nombre
-des individus humains doués d’une âme supérieure.
-Selon l’échelle de la vie, les membres
-de tel groupe d’êtres sont dissemblables de plus
-en plus, à mesure qu’ils se sont davantage perfectionnés :
-les atômes plasmiques et quasi-mécaniquement
-oscillants qui composent les primitives
-colonies animales<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a> ne diffèrent pas entre
-eux ; leur forme est souvent cristallique, rhombes
-ciliés, polyèdres poilus. En montant, on distingue,
-à un point donné, le frère du frère, — et
-enfin, dans l’humanité, les individus identiques
-sont extrêmement rares et de négligeables
-exceptions. Doués d’une âme supérieure, les
-individus sortent du groupe formel ; ils vivent
-à l’état de mondes uniques ; ils n’obéissent
-plus qu’aux lois très générales de la gravitation
-vitale dont Dieu est le centre et le moteur. A ce
-degré animique, la prédominance de l’Amour
-fait les grands saints, la prédominance de l’Esprit,
-les grands philosophes, la prédominance de
-l’Art, les grands artistes, — et différentes variétés
-de génies selon que ces prédominances sont
-absolues ou mélangées.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> Cf. Perrier, <i>Colonies animales</i>.</p>
-</div>
-<p>Donc, si les êtres supérieurs diffèrent radicalement,
-essentiellement, les uns des autres, la
-production esthétique des uns différera non
-moins radicalement, non moins essentiellement
-de la production esthétique des autres. En conséquence,
-nulle commune mesure entre deux
-œuvres d’art, nul jugement de comparaison possible,
-nulle théorie critique qui puisse les capter
-dans ses filets, nulle esthétique, qui, applicable
-à la première de ces œuvres soit encore applicable
-à la seconde, — nulle règle fabriquée d’avance,
-sous laquelle puisse se courber ni la première
-ni la seconde de ces œuvres d’art, ni
-aucune œuvre d’art<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> « Le principe du jugement du goût que nous nommons esthétique
-ne peut être que subjectif. » Kant, <i>Critique du jugement</i>,
-cité par L. F. Schön, <i>Système de Kant</i> ; Paris, 1831.</p>
-</div>
-<p>Mais, l’Art étant « anormal, illogique et incompréhensible »,
-on peut tolérer que des gens
-très intelligents et capables de l’effort d’objectivité,
-en éclairent un peu — oh ! très peu, — les
-obscurités et dévoilent au public distrait les secrets
-de la magique Lanterne. C’est l’esthétique
-d’après coup, la critique explicative, le commentaire, — et
-il en faut refondre les principes à
-chaque artiste nouveau exhibé devant la foule
-stupide qui n’admet pas que l’on puisse différer
-de la médiocrité moyenne enseignée par l’État.</p>
-
-<p>C’est aussi, l’Art étant libre dans la limite des
-organes dont il dispose, la liberté de l’esthétique,
-l’individuelle, la personnelle esthétique, le
-droit de juger d’après des règles individuelles
-et personnelles, au mépris des étalons, des patrons
-et des parangons.</p>
-
-<p>… Les Vérités éternelles : l’ironie de leurs
-yeux immuables se tourne vers le ciel…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p3ch6">CELUI QUI NE COMPREND PAS</h3>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :
-Quelle est donc cette femme ? — Et ne comprendra pas.</p>
-
-<p class="sign">Du <i>Sonnet</i> d’<span class="sc">Arvers</span>.</p>
-
-</blockquote>
-<p>De tous les plaisirs que peut procurer la Littérature,
-le plus délicat est certainement : « Ne
-pas être compris ! » Cela vous remet à votre
-place, dans le bel isolement d’où l’inutile activité
-vous avait fait sortir : réintégrer la Tour et jouer
-du violon pour les araignées qui — elles — sont
-sensibles à la musique.</p>
-
-<p>« Celui qui ne comprend pas » n’est sensible
-ni à la musique ni à la logique ; il est sourd,
-mais non muet, car il va clamant partout : « Je
-ne comprends pas ! » Comme d’autres de leur
-talent ou de leurs idées, il est fier de son inintelligence
-et des loques verbales dont il vêt sa
-nudité spirituelle, — et il s’exhibe, il fait le beau
-et dès qu’on flatte sa vanité, qui est « Ne pas
-comprendre », un éventail de plumes de paon
-lui sort du derrière et sur chaque plume, en
-guise d’œil, il y a un rond où est écrit : « Moi,
-je ne comprends pas ! »</p>
-
-<p>Cette faculté fait qu’on l’estime. Il est recherché
-de ceux qui, ne comprenant pas, ont un peu
-honte ; son aplomb leur donne du courage et
-ils se disent les uns aux autres, dès que la roue
-révélatrice esquisse son orbe : « Voyez, celui-ci,
-non plus, ne comprend pas, — et pourtant il
-n’en rougit pas, au contraire ! »</p>
-
-<p>Au contraire : il connaît sa valeur et n’hésite
-jamais à se mettre en avant. D’ailleurs, sa queue
-de paon aux précieux ronds est un drapeau
-commode et de loin visible. Il ne l’a ramassé
-sur aucun champ de bataille, il ne l’a ni chipé
-ni conquis : il l’a sorti de son derrière, et quand
-il le déploie, ce n’est pas pour conduire des
-ombres à l’assaut de vaines entités.</p>
-
-<p>« Celui qui ne comprend pas » est, en effet,
-un homme pratique. Doué d’une si belle vertu,
-il l’exploite rationnellement et s’en fait des rentes.
-Tous les journaux lui sont ouverts ; sa queue
-magique force toutes les portes : il gagne ce
-qu’il veut, rien qu’à écrire — avec de fins sous-entendus :
-« Je ne comprends pas. »</p>
-
-<p>C’est un accapareur : la « grande Presse » ne
-lui suffit pas ; il délègue à la « petite » ses lieutenants ;
-mais ceux-ci, beaucoup plus bornés
-que le Maître, dépassent souvent la mesure, étalent
-une stupidité qui jette le décri sur des
-fonctions pourtant bien honorables et bien lucratives.</p>
-
-<p>Moi, je ne me plains pas ; je rencontre journellement
-« Ceux qui ne comprennent pas », et
-ils font ma joie. Je les aime : ils m’incitent à me
-retirer dans ma vraie vocation : le Silence.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Il est à supposer, car je ne suis ni inspiré ni
-visionnaire, que cette figuration de « Celui qui
-ne comprend pas » m’a été suggérée par telle
-bévue dont je fus victime :</p>
-
-<p>Oh ! bien peu, — et bien volontiers, si cela
-doit distraire quelques amateurs ; je m’offre en
-spectacle : amusez-vous ! Mais vous amuserez-vous
-jamais autant que moi devant la parade de
-« Celui qui ne comprend pas » ?</p>
-
-<p>Or, en de précédents articles, j’exposai quelques
-idées, ou — si l’on veut — quelques fantômes
-d’idées (mais lumineux, comme il sied à
-des fantômes, et d’une évidence phosphorescente)
-touchant l’Art que je désire libre, la rénovation
-du mot Symbolisme qui pourrait, je le redis,
-servir de dénomination commune (à l’usage du
-public lisant) à une dizaine d’écrivains âgés de
-moins de trente-cinq ans et clairement stimulés
-vers un but commun, touchant enfin (ou d’abord
-mais c’est mon α et mon ω) l’Idéalisme dont je
-tentai, non sans présomption, d’établir la signifiance
-vraie.</p>
-
-<p>Cette très modeste clameur en trois notes, cette
-primitive mélodie, si simple qu’un écolier se la
-serait assimilée instantanément, tomba dans l’oreille
-de « Celui qui ne comprend pas », celui
-qui est sourd mais non muet. Il perçut un vague
-son pareil aux bruissements des peupliers et,
-glorieux, cria : « Je ne comprends pas ! »</p>
-
-<p>Oserais-je dire que ces syllabes complaisamment
-et vaniteusement répétées me semblent
-surérogatoires — et que l’attitude, la démarche,
-le front et l’œil de « Celui qui ne comprend pas »
-suffisent à indiquer son essentielle non-intelligence ?
-Il n’a même pas besoin de sortir et de
-hochéner sa queue hiéroglyphique ; — d’écrire,
-encore moins.</p>
-
-<p>Mais il y faut mettre de l’indulgence et surtout
-il faut savoir que « Celui qui ne comprend
-pas » a pour clients d’inepticules snobs, incapables,
-tout seuls, de se hausser à un degré si éminent
-d’imbécillité cérébrale ; c’est pour eux qu’il
-écrit, et, comme je l’ai déjà noté, son écriture est
-fructueuse.</p>
-
-<p>« Celui qui ne comprend pas » est-il méchant
-ou envieux ? Comme tous les sots, il est méchant
-et envieux, mais accessoirement, et d’une méchanceté
-si petite, d’une envie si mesquine, que
-c’est piqûre de puce. Cela ne fait pas souffrir,
-cela n’incite ni à la colère, ni à la vengeance,
-c’est agaçant et voilà tout. Agaçant, et inévitable,
-l’omnibus de la littérature étant, comme les
-autres, infesté de parasites.</p>
-
-<p>« Celui qui ne comprend pas » est donc inoffensif.
-Même ses morsurettes parfois sont des
-chatouilles ; on rit, cela décongestionne le cerveau,
-c’est salutaire, — et si ensuite on écrase
-la bestiole, avec quelle pitié !</p>
-
-<p>« Celui qui ne comprend pas » est donc surtout
-passif, et négatif ; il est celui qui « ne…
-pas » ; la borne qui ne remue pas, le pavé qui ne
-se révolte pas, etc… Passive, sa faculté d’incompréhension
-est illimitée et toujours égale à elle-même ;
-négative, elle se façonne, elle se modèle
-comme cire, sur le sujet qu’il faut « ne pas comprendre »,
-et spécialement elle excelle en les
-questions abstraites comme à peu près les « gardes »
-de la chanson :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ils nous parlent de la gloire,</div>
-<div class="verse">Nous qui n’y comprenons rien ;</div>
-<div class="verse">Mais s’ils nous parlaient de boire,</div>
-<div class="verse">Tous les gardes, ils le savent bien.</div>
-</div>
-
-<p>« Ne pas comprendre » l’idée pure, et « ne pas
-comprendre » l’idée désintéressée, invendable et
-immonayable, c’est le triomphe de l’homme à la
-queue magique. Pour lui, et pour les intellects
-rudimentaires, l’idée ne se perçoit que concrète
-et figurée. Donnez-lui des explications ; dites-lui
-que la littérature est un mode d’activité ; que
-le génie est une réalisation ; que la poésie est
-une floraison d’âme ; que le symbolisme est l’expression
-esthétique de l’idéalisme ; que la musique
-est la langue de l’inconscient, etc. ; dites-lui
-tout cela et commentez vos dires, — il répondra
-(n’ayant perçu que de vagues sons, pareils
-aux plaintes des mélèzes) en ouvrant à vos
-paroles une bouche souriante et satisfaite.</p>
-
-<p>Voilà pourquoi « celui qui ne comprend pas »
-engendre autour de lui — et jusqu’aux confins
-du monde connu — tant de jovialité ; c’est le
-jeu des propos interrompus, du coq-à-l’âne, — innocentes
-distractions, plaisirs quasi champêtres,
-plaisirs les plus délicats.</p>
-
-<p>« N’être pas compris », cela vous remet à
-votre place : réintégrer la Tour et jouer du violon
-pour les araignées !</p>
-
-<p>— Et quant à moi, me retirer dans ma vraie
-vocation : le Silence.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p3ch7">L’IVRESSE VERBALE</h3>
-
-
-<p>Les mots m’ont donné peut-être de plus nombreuses
-joies que les idées, et de plus décisives ; — joies
-prosternantes parfois, comme d’un Boër
-qui, paissant ses moutons, trouverait une émeraude
-pointant son sourire vert dans les rocailles
-du sol ; — joies aussi d’émotion enfantine, de
-fillette qui fait joujou avec les diamants de sa
-mère, d’un fol qui se grise au son des ferlins
-clos en son hochet : — car le mot n’est qu’un
-mot ; je le sais, et que l’idée n’est qu’une image.</p>
-
-<p>Ce rien, le mot, est pourtant le substratum de
-toute pensée ; il en est la nécessité ; il en est
-aussi la forme, et la couleur, et l’odeur ; il en est
-le véhicule : et bai ou rubican, isabelle ou aubère,
-pie ou rouan, ardoise ou jayet, doré ou
-vineux, cerise ou mille-fleurs, zèbre ou zain, le
-front étoilé ou listé, peint de tigrures ou de balzanes,
-de marbrures ou de neigeures, — le mot
-est le dada qu’enfourche la pensée.</p>
-
-<p>Mais ce n’est pas pour cela que j’aime les
-mots : je les aime en eux-mêmes, pour leur esthétique
-personnelle, dont la rareté est un des
-éléments ; la sonorité en est un autre. Le mot a
-encore une forme déterminée par les consonnes ;
-un parfum, mais difficilement perçu, vu l’infirmité
-de nos sens imaginatifs.</p>
-
-<p>Si complexe que soit l’impression que donne
-un mot, elle est subie néanmoins en bloc, et il
-en est des vains vocables comme des vaines
-femmes, ils plaisent ou déplaisent : le pourquoi
-ne se trouve qu’au retour à l’état d’indifférence.</p>
-
-<p>Des mots exquis peuvent signifier des choses
-laides et sales, ce qui prouve bien que leur charme
-est indépendant du sens que le hasard et
-l’articulation leur ont départis. Amaurose : cela
-ne semble-t-il pas, tout d’abord, un mot d’amour ?
-Et quel poète, en même temps que les lauroses
-et les lorioses, ne voudrait cueillir pour ses vers
-les couperoses et les madaroses ?</p>
-
-<p>Savoir la signification des mots est souvent
-attristant : la pompe des sedors s’éteint sous
-l’eau où on les traîne, et les erminettes fraîches
-comme des joues de petite fille s’ébrèchent en
-les entailles, et se rouillent de la sueur du charpentier.</p>
-
-<p>Aussi les mots que j’adore et que je collectionne
-comme des joyaux sont ceux dont le sens
-m’est fermé, ou presque, les mots imprécis, les
-syllabes de rêve, les marjolaines et les milloraines,
-fleurs jamais vues, fuyantes fées qui ne
-hantent que les chansons de nourrice.</p>
-
-<p>O princesse d’antan glorifiée de menu-vair,
-est-ce d’émaux ou de fourrures, et voulut-on
-alléguer votre robe ou votre blason ?</p>
-
-<p>Si la jaune chélidoine a fleuri, en est-elle moins
-la pierre des philtres et des surprises ?</p>
-
-<p>Quelles réalités me donneront les saveurs que
-je rêve à ce fruit de l’Inde et des songes, le myrobolan, — ou
-les couleurs royales dont je pare
-l’omphax, en ses lointaines gloires ?</p>
-
-<p>Quelle musique est comparable à la sonorité
-pure des mots obscurs, ô cyclamor ? Et quelle
-odeur à tes émanations vierges, ô sanguisorbe ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p3ch8">LE PARACLET DES POÈTES</h3>
-
-
-<p>Il y a encore des hérésies et, sur le trouble
-océan des indifférences spirituelles, quelques
-nacelles où des sectaires, plutôt doux, fébriles
-tout au plus, se laissent bercer par le flot en
-rêvant de rénovations religieuses.</p>
-
-<p>L’une de ces sectes attend le Paraclet, c’est-à-dire
-le Messie des derniers jours, l’homme divin
-en qui s’incarnera l’Esprit Saint, comme en Jésus
-de Nazareth s’incarna le Fils : ces temps advenus,
-une joie s’épandra au-dessus du monde et
-descendra dans tous les cœurs ; ce sera le règne
-tant espéré de la Justice et de la Bonté, de
-l’Amour et de l’Intelligence, — de l’Esprit, en
-un mot, lequel est tout cela et bien plus encore
-puisqu’il est la Spiritualité la plus parfaite.</p>
-
-<p>Une telle hérésie n’est pas neuve : elle commença
-de se manifester peu de temps après l’Ascension
-du Christ et fut propagée par des hommes
-simples, étonnés de ce qu’après la purification
-du monde par le Fils le monde, cependant, ne
-fût guère devenu plus habitable.</p>
-
-<p>Les siècles s’en allèrent, et il y avait toujours
-des Paraclétistes occupés à regarder si un signe
-n’allait pas paraître au ciel, annonçant la naissance
-du Roi juste ; ils en virent parfois, des
-signes, mais faux, ce qui ne les décourageait
-pas. Ils ne cessèrent de crier, ces crédules charmants,
-et ils crient encore :</p>
-
-<p>« Il va venir ! il vient ! le règne va s’inaugurer !
-Les temps sont proches ! » Les événements qui
-n’arrivent jamais ont toujours été prédits avec
-les mêmes formules.</p>
-
-<p>Les clameurs des Paraclétistes, je les ai entendues, — mais
-il ne s’agissait ni de religion, ni
-de rénovation spirituelle : il s’agissait de littérature.</p>
-
-<p>Il y a, parmi les écrivains, un groupe de naïfs
-entêtés, lesquels, fermant obstinément leurs
-yeux au présent, regardent, eux aussi, dans
-l’avenir, guettant la survenance du Génie.</p>
-
-<p>Le Génie, pour eux, est l’homme qui viendra
-sûrement, prochainement, afin d’exprimer très
-haut les idées — bien que contradictoires — du
-groupe, et de revêtir d’une forme imposante les
-imprécises imaginations de ces orphelins. Ce
-Génie, en effet, sera comme leur père, leur tuteur,
-leur guide, leur accoucheur, leur Socrate, et il
-les soutiendra de sa force et de son amour dans
-les labeurs de l’enfantement, qu’ils redoutent — mais
-qu’ils ne connaîtront jamais.</p>
-
-<p>Quant au Paraclet, quant au Génie, il viendra
-peut-être — et ceux qui l’auront appelé le plus
-souvent seront les premiers à le nier et à railler
-sa providentielle mission.</p>
-
-<p>Il viendra, ce Génie, car il est déjà venu, et
-beaucoup de ceux qui l’attendent encore l’ont
-connu et l’ont méconnu ; à sa mort quelques-uns
-se convertirent ; d’autres s’endurcirent dans
-leur crime d’espérer en vain.</p>
-
-<p>O Paraclétistes, regardez donc autour de vous,
-parmi vous : il est peut-être là ; il est toujours
-là. Il y en a toujours un, il y en a souvent plusieurs,
-l’Esprit est multiforme.</p>
-
-<p>Prenez garde de l’avoir laissé passer inconnu,
-pauvre et blessé ; prenez garde de l’avoir flagellé ;
-prenez garde de le crucifier ; prenez garde
-de n’être que des Gentils et des Philistins.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak"><i>QUATRIÈME PARTIE</i><br />
-ANALYSES ET FRAGMENTS</h2>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p4ch1">LE DERNIER DES SAINTS<br />
-PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE DIEU</h3>
-
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Au sor, quant il s’aloit couchier,</div>
-<div class="verse">En sa cote, sanz despoillier,</div>
-<div class="verse">Et sanz plus de dras, se gisoit.</div>
-<div class="verse">Une pierre a son chief metoit</div>
-<div class="verse">Ou .j. fut, en leu d’orelier.</div>
-<div class="verse">Il n’avoit pas à son couchier</div>
-<div class="verse">Iiij. serjanz qu’el dechauçassent,</div>
-<div class="verse">Et qui son lit li atornassent</div>
-<div class="verse">De linciaux ne de covertor.</div>
-<div class="verse">Avec li portoit son ator.</div>
-</div>
-
-<p class="sign">(<i>Ancienne Chronique, <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle.</i>)</p>
-
-</blockquote>
-<p>Quand un homme de génie se trompe, disait
-Barbey d’Aurevilly, il se trompe plus complètement
-qu’un autre, il se trompe absolument, il
-va jusqu’au bout de l’erreur, et ses absurdités
-sont des absurdités de génie. Il y eut un saint
-qui était la symbolisation de la niaiserie, l’idéalisation
-de tout ce qu’il y a d’abject dans les
-superstitieux lobes des cervelles déliquescentes
-et dévotes. En le canonisant, l’Église semblait
-avoir consacré la haine de l’Esprit et tenté, par
-l’apothéose de la bassesse, de justifier sa propre
-humilité intellectuelle. La glorification de ce curé
-paterne et bénin affirmait un tel mépris de la
-grandeur, une telle tendresse pour l’infime, pour
-le laid et pour le sale qu’elle en devenait, du
-coup, l’œuvre définitive et suprême de la dégénérescence
-religieuse, — et, après cela, de tristes
-fidèles s’étaient dit que la religion n’est plus
-qu’un souvenir historique, qu’elle gît dans les
-vieux légendaires, dans les Heures à images,
-dans la Patrologie, dans quelques architectures,
-dans quelques pierres taillées, dans quelques têtes
-de jadis, peintes sur fond d’or. Héros élu par
-l’Intelligence, insulte permanente à la Sagesse,
-il s’appelait Lepou, et ses prénoms, Jésus-Marie-Joseph,
-inauguraient en sa personne la Trinité
-nouvelle qui a remplacé celle du <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> ; Papa,
-Maman et le Petit, — abstraction la plus haute à
-laquelle puisse désormais s’élever le matérialisme
-animal des catholiques.</p>
-
-<p>Il fut curé, et, dès qu’il le fut, imagina de se
-soumettre à des pénitences dont la médiocrité
-fait pitié, lorsqu’on se remémore l’héroïsme de
-la mère Passidée de Sienne, de Henri Suso ou
-de Dominique l’Encuirassé. Se nourrir de lait et
-de pommes de terre froides, ne jamais se laver,
-ne jamais changer de linge, telle fut sa règle :
-il donnait des puces comme un chien.</p>
-
-<p>Cependant, la stupidité populaire se fit admirative.
-La plèbe, pour qui la joie suprême est la
-mangeaille, s’étonna d’une abstinence volontaire
-et, point répugnée par la sordidité, elle vint,
-regarda, flaira, fut charmée.</p>
-
-<p>Peu à peu, sa clientèle s’élargit, accapara toute
-la dévotion élégante des environs. Des gens arrivaient,
-incrédules, tout à coup apercevaient autour
-de sa tête le halo d’une auréole. Les femmes
-se jetaient sur lui, le consultant sur leurs affaires,
-leurs migraines, l’avenir de leur dernier-né.
-Jamais à court, il répondait, prophétisait comme
-les almanachs, au petit bonheur, émettant des
-prédictions de cette force : « Vous réussirez,
-mais il y aura bien des obstacles à vaincre, bien
-des tourments à subir » ; ou bien : « Ne craignez
-rien, tout finira selon vos désirs. » Un
-paysan vint de soixante lieues, à cheval, lui demander
-« s’il n’y avait pas une somme d’argent
-de cachée dans la maison de son père, qui venait
-de mourir ». Une dame lui écrivait : « Mon mari
-est à toute extrémité. Sauvez-le, et il y a dix
-mille francs pour votre église. » Il ne décourageait
-personne et, faisant profession de tout
-savoir, dévoilait sans hésitation la dernière pensée
-de gens morts qu’il n’avait jamais connus,
-disait à une veuve inquiète : « Non, madame,
-Monsieur votre mari n’est pas en enfer. »</p>
-
-<p>Il en arriva à ne pouvoir parler, sans pleurer,
-de Dieu qu’il appelait : « Mon bon Père ! » Sa
-niaiserie dépréciait jusqu’à l’Eucharistie : « Quand
-on a communié, l’âme se roule dans le baume
-de l’amour comme l’abeille dans les fleurs » ; et
-encore : « Communier, c’est prendre un bain
-d’amour. » De vieilles femmes s’extasiant sur la
-richesse des chapes d’or qu’on lui avait offertes,
-il répondit : « Oh ! c’est bien plus beau au
-ciel ! » Il n’eut, en toute sa vie, qu’un mot d’une
-noble humilité, répliquant à un sot qui l’appelait
-saint : « Moi, je ne suis qu’une charogne. »</p>
-
-<p>C’était la curiosité locale, la richesse et la
-fierté du pays : on le vénérait à l’égal d’une source
-guérisseuse, car il faisait des miracles, épargnait
-aux gens des frais de médecin. Il suffisait, pour
-être libéré de plusieurs maux, tels que la paralysie
-et l’épilepsie, de toucher sa soutane ou son
-surplis. Une dame lui vola son chapeau, le remplaçant
-par un neuf, mais sans se préoccuper
-s’il convenait au genre de cône qui formait sa
-tête. Un marchand d’objets pieux déroba un de
-ses mouchoirs, le débita par petits carrés, tels
-que des reliques, mais garda la marque afin de
-pouvoir authentiquer indéfiniment d’autres mouchoirs
-sales, d’autres minuscules fragments de
-linge puce.</p>
-
-<p>Son portrait se voyait partout, aux devantures
-des épiceries comme des cabarets : sur l’un,
-il avait l’air d’un vieillard coléreux et dyspepsique ;
-sur d’autres, une bouche énorme et lippue
-étalait le sourire d’une brute contente ; ou bien,
-c’était la face inquiétante d’un fou radieux ; ou
-bien encore, une tête de cadavre à longs cheveux
-pleureurs, avec des yeux caves orientés vers le
-zénith.</p>
-
-<p>On vendait à foison sa biographie : par M. X.,
-avocat à la cour impériale de N. ; par M. Z.,
-auteur de plusieurs ouvrages d’éducation ; par
-M. B., licencié ès-lettres ; par M. D., membre
-de l’Université : et tous ces opuscules étaient
-semi-anonymes, les auteurs désirant concilier
-les exigences de leur foi avec la sécurité de leur
-position sociale. La notice de M. D. se débita à
-quatre cent mille exemplaires ; lorsqu’on en
-acquérait dix d’un coup, on avait droit à une
-« prime d’honneur », une belle image dentelée,
-la tête de cadavre à longs cheveux pleureurs.
-L’ouvrage était précédé d’une épître dédicatoire
-à N.-S. Jésus-Christ, finissant ainsi : « De votre
-suprême Majesté, — par l’entremise de votre
-si digne mère — le dernier des serviteurs. »
-M<sup>me</sup> de C***, « auteur de diverses poésies », fit
-imprimer un poème où elle célébrait « son esprit
-dégagé des voluptés mondaines », comparait le
-vieil halluciné à « un météore égaré sur la terre, — descendu
-pour planter sa tente dans ces lieux ».
-Comme conclusion l’auteur se plaignait que la
-sainte poésie, cette fleur du premier Éden, « périt
-sous l’étau de la faim ».</p>
-
-<p>Pour que toutes les tristesses fussent accumulées
-en cette dégradante histoire, le gouvernement
-impérial le décora « pour honorer la sainteté
-de sa vie », ce qui fut l’occasion à un ecclésiastique
-de rédiger une nouvelle biographie
-intitulée : « <i>Vie du curé d’Ars</i>, surnommé le
-Saint, membre de la légion d’honneur. » Le
-pauvre homme, pour stupide qu’il fût, ne méritait
-pas cette insulte ; il la reçut avec l’étonnement un
-peu chagrin de ces bonnes sœurs d’hôpitaux
-auxquelles les hommes d’État modernes
-attribuent des âmes puériles et vénales, des
-âmes de sous-officiers vaniteux.</p>
-
-<p>De vastes pèlerinages s’organisaient. L’administration
-fit tracer une route nouvelle et spéciale :
-en une seule année les omnibus du chemin
-de fer transportèrent à Ars plus de quatre-vingt
-mille voyageurs, sans compter les gens du
-pays qui venaient à pied ou dans leur voiture.
-Des familles se mettaient en marche, mues par
-un ressort intérieur, sans trop savoir pourquoi,
-abandonnant pour des semaines leur maison,
-leurs travaux, leurs cultures, retrouvant, au retour,
-toutes économies mangées, la gêne et quelquefois
-la ruine, si vite tombée sur les malaisés,
-n’ayant acquis rien qu’une absolution hâtive et
-presque douteuse, — mais ils avaient vu le Saint,
-ils avaient baisé les marches de l’autel où il
-disait la messe, les pavés où il traînait la boue
-de ses souliers et c’était un grand réconfort pour
-ces âmes simples et crédules. La foi de ces gens
-auréolait leur sottise. Ils venaient vers la Délivrance,
-comme un troupeau d’esclaves, certains
-de trouver là la libération de leurs chairs rongées
-par le mal, de leurs âmes avilies par l’Ennemi,
-de leurs cœurs saignants des illusions que
-l’expérience en avait arrachées.</p>
-
-<p>Les pèlerins pauvres campaient dans le cimetière,
-couchaient sur les tombes ; et, dans les promiscuités
-nocturnes, ivres d’encens, de sueur et de
-bruit, ces pénitents naïfs commettaient la moitié
-des péchés dont ils se confessaient le lendemain.</p>
-
-<p>Les riches s’ingéniaient à acheter leur grâce
-par des excès de bassesses. On vit un officier,
-admis dans la chambre de l’homme de Dieu,
-s’agenouiller devant lui, baiser la putréfaction
-de ses pieds, se vautrer dans l’ordure amassée
-vers les coins, se frotter la figure avec le drap
-du lit, gratter sur le pavé la sainte crasse, la respirer
-avec délices, l’enfermer en un sachet.</p>
-
-<p>A l’église, la cohue était violente, on se disputait,
-souvent avec des cris et des coups, les
-places autour du confessionnal : alors des marchands
-de billets s’établirent, recrutèrent un
-personnel de sans-le-sou qui se tenait là en permanence,
-ne cédant son tour aux robes de soie
-et aux redingotes que moyennant le petit carton
-acheté d’avance au cabaret. Certaines nuits, car
-les confessions commençaient à une heure du
-matin, ces parts de joies atteignirent un louis, et
-les familles opulentes, tout en criant au vol, versaient
-entre les mains des camelots les sommes
-requises par ces gardiens des portes du Paradis.
-Et rien n’était plus affligeant que le spectacle de
-ces lâches chrétiens venant mendier la protection
-d’un pauvre volontaire, croyant expier,
-tout d’un coup, au contact de ce misérable, leurs
-injustes jouissances, et, incapables de travailler
-eux-mêmes pour le ciel, exigeant du favori de
-la grâce l’immédiat partage de ses mérites et de
-ses bénédictions.</p>
-
-<p>Cependant, le sanctuaire d’Ars eût été d’une
-incomplète abjection si l’on n’y eût vénéré non
-pas seulement un saint pitoyable, mais encore
-d’inauthentiques reliques.</p>
-
-<p>Cette martyre qu’un faussaire inventa par
-esprit de lucre, afin de vendre de quelconques
-ossements puisés dans ces catacombes de Rome,
-où, sous la domination chrétienne, se firent à
-leur tour ensevelir les derniers païens, sainte
-Philomène régnait, presque l’égale du curé,
-dans la petite église vouée à tous les puérils
-sacrilèges. Elle reposait en une châsse gothique,
-une petite cathédrale en cuivre : on la voyait
-sous le vitrage, pareille aux poupées de cire des
-exhibitions physiologiques, couchée sur un coussin
-de velours rouge, vêtue de l’innocence d’une
-robe d’argent, — et plus d’un pèlerin s’étonnait
-de la bonne conservation de ce corps, adorant
-le Tout-Puissant qui préserve ainsi de la corruption
-la chair de ses martyrs. Des broderies symbolisaient
-les vertus de Philomène et la chlamyde
-d’or qui vêtait ses épaules était le signe de sa
-gloire éternelle ; une agrafe en diamant faux
-maintenait la ceinture au-dessus des reins purs,
-disant l’infrangible chasteté de la vierge.</p>
-
-<p>Le curé d’Ars manifestait pour Philomène une
-tendresse un peu gâteuse. Il l’appelait « sa chère
-petite sainte », ou bien « la sainte entêtée »,
-celle qui, à la cour du Paradis, là-haut, dans les
-coulisses du concert céleste, persécutait Dieu le
-Père jusqu’à l’obtention des faveurs les plus
-folles et les plus imméritées. « Priez, disait-il,
-priez et si vous n’êtes pas exaucés, menacez-la
-de dire partout que vous l’avez priée en vain ;
-elle est très sensible à de tels reproches, la sainte
-entêtée, et elle tient à conserver sa réputation. »
-C’était aussi la sainte irascible, car elle avait
-frappé de cécité un ecclésiastique qui la contrariait ;
-et aussi la sainte morte-vivante, car elle
-changeait de position dans sa châsse, s’asseyait,
-se mettait sur le côté, souriait, s’éventait avec
-ses palmes de martyre : il fut constaté que d’une
-année à l’autre ses cheveux avaient poussé notablement.</p>
-
-<p>Une confrérie se forma pour exploiter le crédit
-de la sainte entêtée. Pour des sommes variant
-de cinq cents à deux mille francs, on acquérait
-les titres de fondateur, fondateur principal,
-fondateur insigne ; en dessous de ce tarif,
-on avait droit aux appellations minimes de donateur
-ou de zélateur ; au-dessus, le brevet de
-bienfaiteur était décerné ; on vous offrait par-dessus
-le marché l’inscription de votre nom sur
-une plaque de marbre « et au Livre des Élus » ;
-enfin le portrait « à l’huile » de tout bienfaiteur
-était suspendu dans la salle de réunion du
-Conseil.</p>
-
-<p>Une image portait au verso cet alléchant prospectus.
-Paysage : à gauche, un arbre à feuilles
-de marronnier ; à droite, un olivier ; au fond,
-une colline lépreuse ; sur le devant, de l’herbe
-où étaient semés un croc, une araignée de fer, un
-fouet, un sabre japonais, un ciboire en forme de
-sucrier empire. La sainte était debout, couronnée
-de fleurs, très décolletée, habillée d’une chemise
-bleue, froncée au col et à la ceinture, terminée
-par une frange d’or, bordée et galonnée
-de croix pattées. D’une main, elle tenait une
-flèche, de l’autre une poignée de lys ; sur un
-manteau de cour éployé, ses cheveux tombaient
-dénoués, — et elle assumait, sous ce costume de
-féerie, un air épanoui et naïf.</p>
-
-<p>Les deux grandes spécialités de la thaumaturge
-étaient : pour l’âme, la possession démoniaque ;
-pour le corps, les maladies secrètes.
-Tout miracle lui était possible, mais dans ces
-deux ordres de misères, la guérison était certaine,
-« à moins de mauvaises dispositions » de
-la part de l’implorant. On l’invoquait encore
-avec une presque absolue sécurité contre la stérilité,
-à condition toutefois de la promesse formelle
-que le produit du coït bénit portât, mâle
-ou fille, le nom de Philomène. O jeune vierge
-devenue un adjuvant d’alcôve !</p>
-
-<p>Philomène était la consolation du curé d’Ars
-et Grappin son tourment. Délégué par l’enfer
-pour tenter et affliger le saint, ce démon, pendant
-vingt ans, obséda ses courtes nuits. Il prenait
-la forme d’un coussin très doux, tel que
-de ouate, et quand la tête s’y enfonçait, il en
-sortait un plaintif gémissement : c’était comme
-un écrasement de ventre de femme. Des souffleries
-se faisaient entendre pareilles aux renâclements
-d’un taureau exaspéré ; un galop de cheval
-secouait les planchers ; un troupeau de
-moutons piétinait dans le grenier ; des voix
-criaient en des langues inconnues ; de petites
-bêtes incessamment couraient le long de sa figure ;
-sa discipline se tordait sur la table comme
-un serpent.</p>
-
-<p>« Nourrissez-vous mieux, lui disaient des
-confrères, dormez cinq ou six heures : c’est le
-moyen d’en finir avec toutes ces diableries. »
-Mais lui répondait par la parole de Bossuet, en
-son sermon sur les démons : « Le jeûne fortifie
-et engraisse l’âme. »</p>
-
-<p>Parfois Grappin venait en chef de bande et
-quinze diables se mettaient à imiter dans sa
-chambre le bruit de la mailloche d’un cercleur
-de tonneaux sur le fût vide et retentissant. Ensuite
-ils reniflaient avec fureur, projetaient sur
-le lit par leurs naseaux du sable et du gravier,
-sortaient en contrefaisant les grognements du
-porc, les hurlements du loup, les jappements du
-chien.</p>
-
-<p>Ingénieux, Grappin variait son supplice des insupportables
-bruits : il fendait du bois, rabotait
-des planches, battait du tambour, puis criait :
-« Viens donc, curé, j’ai une place pour toi ! »
-Une nuit, il y eut entre les deux ennemis une
-terrible lutte, et au matin on trouva le saint
-victorieux, mais évanoui, cruellement brûlé et
-mordu, à moitié enfoncé sous sa paillasse
-retournée.</p>
-
-<p>Ces persécutions le crucifiaient et le tuaient.
-Le moment arriva, vers la soixantaine, où il dut
-restreindre l’activité de sa vie, et enfin tout travail
-lui devint impossible. Quand il garda la
-chambre, ce fut bref. Il mourut sans agonie, en
-disant à une dame qui voulait chasser avec un
-éventail les mouches qui lui couvraient la figure :
-« Non, laissez-moi avec les mouches. »</p>
-
-<p>Quelques jours auparavant, il avait proféré :
-« Quand tout serait fini à la mort, une vie d’amour,
-ce serait encore un bonheur au-dessus des
-forces humaines. »</p>
-
-<p>Et ce mot ingénu suffit pour consumer, comme
-une flamme invincible, toute la Niaiserie, toute
-la Bassesse, toute l’Abjection, toute la Honte,
-toute la Turpitude, toute la bêtise ; — et l’on se
-prend à trembler devant ce vieux somnambule
-qui, au fond de sa réelle stupidité, aima l’Infini,
-qui adora le Mystère, qui s’identifia avec la
-Cause, — et l’on se demande avec terreur si les
-plus humbles intelligences ne sont pas les privilégiées
-de l’Esprit, — et si le dernier des
-Saints n’est pas le premier des Hommes !</p>
-
-<p class="date">1894.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p4ch2">LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI</h3>
-
-
-<p>Παρθένος, <i lang="la" xml:lang="la">puella</i>, <i lang="la" xml:lang="la">virgo</i>, <i>pulcella</i>, pucelle,
-demoiselle, fille, jeune fille, et tous les noms de
-cet état en toutes les langues vieilles ou neuves :
-une idée commune et exclusive permet de les
-traduire l’un par l’autre ; mais la traduction,
-vraie pour le fond de l’idée, serait fausse pour
-l’aspect que prend cette idée selon les civilisations
-et leurs moments. Présentement, une femme
-de condition moyenne passe à l’état de jeune
-fille le tiers de sa vie sexuelle et quelques-unes
-des années le mieux faites pour l’amour, souvent
-presque toutes. Une fille qui se marie à
-vingt-huit ans a passé quatorze ans à ne pas
-vivre, car, hors de l’amour, il n’y a point de vie
-pour la femme. Ce délai entre la fin de l’éducation
-et le mariage était fort écourté sous l’ancien
-régime ; parfois nul. La fillette devenait
-femme sans avoir été jeune fille. Une pénible
-transition lui était épargnée ; car, cela est certain,
-pour la plupart des jeunes filles, leur état
-est un supplice dès qu’il se prolonge.</p>
-
-<p>Il y eut cependant des jeunes filles jadis, et
-même au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. Toutes ne se mariaient
-pas au lendemain de leur nubilité, arrachées du
-couvent pour cette nouvelle communion où se
-confirme la première. On en voit passer quelques-unes
-dans les comédies, les romans, les
-mémoires ; mais leur caractère se distingue mal
-de celui des jeunes femmes. Elles n’ont jamais
-de pruderie, et parfois très peu de retenue. Dès
-qu’elles sont admises dans le monde, elles en
-vivent la vie ; on n’a souci de leur cacher ni les
-intrigues, ni les fugues, ni les plaisirs ; elles sont
-des convives qui attendent qu’on les serve, sans
-impatience, étant sûres d’être servies. Celles que
-l’on oublierait se serviraient elles-mêmes, et
-presque personne n’en serait surpris. A la veille
-de la Révolution, en ces années de paradis dont
-la douceur fit paraître plus cruels les premiers
-jours sombres, la virginité n’est pas d’un grand
-prix ; il y a un désir universel de céder à la nature.
-Aujourd’hui, un Casanova ne vaincrait que
-des femmes ou des filles ; la jeune fille lui échapperait.
-Il en mit à mal un grand nombre, et cela
-seul, précise coïncidence avec les mœurs du temps,
-affirmerait la véracité de ses admirables et délicieux
-mémoires. Un témoin de l’étage inférieur,
-Restif de la Bretonne, confirme cette facilité de la
-jeune fille du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. Elle se donne par sentiment
-et acquiert très vite le goût précieux de
-la sensualité, car tout ce qui l’entoure, mœurs,
-art, littérature, la pousse à une vie païenne,
-mais relevée d’un peu de rêverie. La jeune fille
-de Laclos est d’un monde qui touche à la cour ;
-elle diffère à peine de celle de Casanova et de
-celle de Restif.</p>
-
-<p>A ce moment-là, il est bien évident que l’éducation
-ne dispose d’aucun moyen sérieux pour
-tenir la jeune fille. De là les mariages précoces.
-Les parents sont heureux d’être délivrés de leur
-responsabilité et les maris, sans illusions sur
-l’avenir, épousent une fillette pour s’assurer du
-moins un ou deux enfants légitimes. Cette pratique,
-en sauvegardant la partie essentielle des
-droits de l’homme, respectait autant qu’il se peut
-la liberté de la femme. On ne la laissait pas libre,
-ou bien rarement, de choisir son mari ; mais elle
-choisissait son amant, et à un âge où c’est un
-pur plaisir d’amour bien plus encore qu’une nécessité
-sexuelle. A vingt-deux ou vingt-trois ans,
-la femme du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle avait épuisé ses devoirs
-naturels. Elle avait des enfants, souvent quatre
-ou cinq ; que lui demander de plus ? Son mari,
-fatigué d’elle, la laissait, lasse de lui, avec l’espoir
-de quinze ou vingt ans de vie amoureuse.
-A l’âge où une jeune fille d’aujourd’hui s’épuise
-à des études stériles, et pires, abêtissantes, la
-femme de jadis était en pleine floraison de maternité.
-En province et en des milieux sévères,
-cette floraison se continuait fort longtemps, ne
-laissant place à des plaisirs extérieurs ni pour
-la femme, ni peut-être pour le mari. On obtenait
-ainsi ces familles patriarcales dont l’idée nous
-effraie, et très justement, car l’état social n’en
-permet plus l’épanouissement. Des provinces,
-jusqu’aux premières années de ce siècle, gardèrent
-la tradition des unions précoces. J’ai
-connu dans mon enfance M<sup>me</sup> de L… mariée à
-quatorze ans et M<sup>me</sup> de M… mariée à quinze.
-L’une avait eu beaucoup d’enfants ; l’autre
-deux seulement. Ni l’une ni l’autre ne se souvenaient
-d’avoir été jeunes filles et elles considéraient
-avec une pitié tendre leurs petites filles
-qui, à vingt ans passés, rougissaient aux
-histoires galantes qu’elles contaient sans scrupule.
-Il n’y avait pas eu pour elles d’interrègne
-entre la vie des saints et les romans à la mode ;
-elles avaient passé, d’un saut, de la poupée au
-mari, de la puérilité à la maternité. Elles avaient
-eu la pudeur des jeunes femmes ; la pudeur des
-jeunes filles était pour elles tout à fait énigmatique.</p>
-
-<p>En résumé, il y eut des jeunes filles au <small>XVIII</small><sup>e</sup>
-siècle, et avant, et toujours. Il n’y eut pas « la
-jeune fille ». La jeune fille est une création du
-siècle dernier. Elle est née tout naturellement
-des mariages tardifs, comme les mariages tardifs
-sont nés de la suppression des situations
-héréditaires. La naissance de cette nouvelle
-unité sociale se marquerait, si on voulait bien
-la rechercher, à quelques années près. Les <i>Lettres
-à Émilie sur la mythologie</i>, de Demoustier,
-sont de 1798 ; les <i>Contes à ma fille</i>, de Bouilly,
-sont de 1809. Le premier de ces livres est destiné
-aux jeunes filles, à celles du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle,
-à celles qui sont sensibles, qui parlent de l’amour
-et peut-être sans ignorance ; il ne convient pas
-à « la jeune fille ». Demoustiers prépare à la
-volupté ; Bouilly prépare au devoir ; il s’adresse
-à un être nouveau : « la jeune fille. » Vers cette
-date, les livres abondent dans le goût de ceux
-de Bouilly, qui est un mélange affreux de raison
-et de sentimentalisme. Des femmes, dont la
-Genlis est le type, travaillent pour la créature
-nouvelle, pour la vierge qui doit passer cinq ou
-six ans dans le monde à un âge où naturellement
-elle ne pense qu’à l’amour. Il faut tromper cette
-tendance, la dévier vers l’étude, vers la sentimentalité
-pieuse, vers le rêve éthéré. Tout sera
-bon qui détournera la jeune fille de l’amour, qui
-lui enseignera la résignation, la modestie, l’obéissance,
-le sentiment du devoir et une quantité
-innombrable de vertus dont la plupart ne sont
-que des paralogismes ou un assemblage de syllabes
-sans aucun sens appréciable.</p>
-
-<p>Comment cette littérature a fructifié, on le sait.
-Le livre pour la jeune fille est l’objet d’un commerce
-important, encouragé annuellement par
-l’Académie et plusieurs autres sociétés de bienfaisance.
-C’est pour la jeune fille que l’on a traduit
-le triste roman des Comming et des Wood ;
-pour elle que l’on a transformé en manuel de
-morale les anciennes anthologies ; pour elle que
-les journaux et les revues qui veulent être « oubliés
-sur la table du salon » travestissent la vie
-en une répugnante berquinade ; pour elle que
-l’on a poursuivi <i>Madame Bovary</i>, et pour elle
-que l’on fait le silence sur des écrivains français
-qui n’ont pas montré une convenable réserve
-sur l’article des mœurs ; pour elle que l’on a ôté
-leurs poches aux robes des femmes (ceci est
-regardé comme une grande conquête par les
-dames pieuses qui ont lu en cachette les « Mémoires
-du comte Grammont ») ; pour elles que
-les théâtres subventionnés châtrent Shakespeare ;
-pour elle que l’on a fait du siècle de Louis XIV
-une époque de vertu et de dignité morale ; pour
-elle que se sont affadis l’art et la littérature et
-que l’homme a été blessé dans la première des
-libertés, la liberté des mœurs.</p>
-
-<p>Si la jeune fille ne nous a pas fait plus de mal,
-tout le mal qu’elle a fait dans les pays protestants,
-c’est que la France comme l’Italie, étant
-de tradition païenne, une scission s’est produite
-dans notre littérature. Avec Gautier, Flaubert,
-dans le roman, avec Baudelaire dans la poésie,
-une littérature nouvelle s’est créée — qui ne
-tient plus compte de la jeune fille, ni de la famille
-dont elle est devenue l’âme et le centre. La littérature
-pouvait évoluer avec une aise suffisante
-si on ne lui avait demandé que de ménager les
-pudeurs de la femme ; mais on la pria de respecter
-la pudeur des vierges. Voilà l’origine de
-la révolte, et le prétexte de la préface de <i>Mademoiselle
-de Maupin</i>, qui est un des plus beaux
-morceaux de la libre littérature française. Parfois,
-depuis trente ans, la littérature « littéraire »
-a côtoyé la littérature licencieuse. C’est que
-l’écrivain se croit le droit de tout dire qui n’a
-plus qu’un public d’hommes. Ceux que la jeune
-fille a exclus de la « table du salon » (où je ne
-vis jamais, moi, que des fleurs, des cartes ou des
-bibelots) n’ont plus songé aux mains des jeunes
-femmes. D’aucunes se brûlèrent à cet enfer ;
-d’autres y trouvèrent un rafraîchissement. Il y a
-des jeunes femmes fort honnêtes dans le public
-de la littérature sensuelle ; il y a même des jeunes
-filles. Les unes et les autres ont préféré de la
-bonne littérature qui choque un peu leur cœur
-à de la mauvaise qui, satisfaisant leur sensibilité,
-souillerait leur intelligence. L’esprit aussi
-a sa pudeur.</p>
-
-<p>Ces femmes courageuses sont rares. La plupart,
-engagées à choisir entre une œuvre moralisante,
-donc médiocre, et une œuvre belle, mais
-trop libre, n’ont pas voulu choisir. Le séjour de
-la jeune fille dans la famille en a chassé tous les
-livres. On ne lit plus en France. Non qu’il se
-publie moins de livres ou qu’il y ait un public
-moins disposé à lire ; mais il y a un désaccord
-profond entre les livres et ceux qui pourraient
-se plaire aux longues lectures. On s’est accoutumé,
-assez facilement, à d’autres activités, et
-même à l’ennui. La province s’ennuie, parce que
-M. Ohnet est stupide et M. Paul Adam immoral.
-La province voudrait un genre moyen et honorable
-où le génie de Balzac s’allierait à la candeur
-de Fénelon. Nourries de cette idée que le
-talent est une faveur de la divine providence,
-les familles chrétiennes attendent la venue de
-l’homme qui n’abusera pas, pour de vaines
-prouesses littéraires, des dons que Dieu lui aura
-départis, dans sa bonté.</p>
-
-<p>Toutes les familles sont chrétiennes, même
-celles qui le nient à haute voix. Voyez M. Jaurès,
-dont on ne peut arriver à savoir si la fille est
-élevée au Sacré-Cœur ou au lycée Molière. Que
-de prudence en ces asiles de la Virginité ! Ni
-l’un n’a osé dire : je l’ai ! Ni l’autre : je ne l’ai
-pas. Les asiles attendent leur proie et la pension,
-qui se paie par trimestre, et d’avance. Mais
-qu’importe ! Pour une forte éducation chrétienne,
-pascalienne, évangélique, j’aurais plus de confiance
-peut-être au lycée Molière qu’au Sacré-Cœur.
-Il y a bien du paganisme et de la volupté
-mystique chez les religieuses vouées à l’amour
-de Jésus. Ce sont leurs mains pieuses et pures
-qui ont pétri le cœur des grandes amoureuses.
-La première communion est un mariage blanc,
-une préparation lointaine au sacrifice nuptial.
-Dans toutes les familles, quel que soit le degré
-de la foi, la morale est la même, parce que la
-jeune fille est là, toujours la même, morale
-vivante et gardienne aux grands yeux clairs.
-Dès qu’elle entre, un pacte muet s’établit entre
-la vierge et le milieu où elle respire. A défaut
-d’air pur, on lui fait respirer une douce atmosphère
-d’hypocrisie. Il est convenu qu’elle ne sait
-rien. Ce qu’on appelait le plaisir, quand elle n’était
-pas là, devient le mal. La jeune fille ignore le
-mal. Elle est un ange. Mais un ange terrestre
-et fragile qui peut se casser les ailes. On en a
-vu des exemples. A cette idée, il y a des frissons,
-et les voiles s’épaississent, car un ange qui s’est
-cassé les ailes n’a plus aucune valeur.</p>
-
-<p>Tout ce que l’on dénomme chez la jeune
-fille : vertu, candeur, innocence, ignorance, modestie,
-pudeur, obéissance, timidité, piété, tous
-ces mots, dont presque aucun ne conviendrait à
-une jeune femme, ne sont que des euphémismes.
-Ils permettent de ne pas prononcer celui qui
-affirme trop brutalement l’idée nette d’intégrité
-corporelle. La jeune fille, qui crée la famille, est
-une création de l’homme, du mâle. Tant que
-les hommes désireront être les pères de leurs
-enfants, ils approuveront tous les moyens que
-l’expérience a suggérés pour préserver la virginité
-des filles. C’est pourquoi le politicien anti-clérical
-fait élever son Élodie chez les bonnes
-sœurs. Ainsi il donne à son produit une marque
-supérieure et qui en augmente le prix. Le lycée
-que patronne Sganarelle ou le Cocu imaginaire
-n’a pas encore fait ses preuves ; sa marque est
-inconnue ou suspecte. Les hommes demeurent
-fidèles aux conséquences d’une croyance atavique,
-longtemps après qu’ils ont brisé le principe
-même de la vieille croyance. Il est vrai que le
-procédé de culture, comme le sol, influe sur
-la qualité du produit. Le jus de la vigne est du
-vin, d’où qu’il vienne ; mais que de nuances ! En
-France nous sommes habitués à un type de jeune
-fille qui sera longtemps encore le type dominant.
-Ses caractéristiques, un livre récent nous les
-donne, formulées par la jeune fille elle-même<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> Olivier de Tréville, <i>les Jeunes filles peintes par elles-mêmes</i>,
-1901.</p>
-</div>
-<p>Curieux d’apprendre de leur bouche si les jeunes
-filles d’aujourd’hui étaient devenues très différentes
-de celles d’hier, M. de Tréville (que
-ses occupations disposaient bien à cette tâche)
-en a interrogé, dit-il, « plusieurs milliers ». Ses
-questions, au nombre de soixante, portent sur
-des sujet fort variés, les parfums aussi bien que
-la religion, le bal aussi bien que la littérature.
-Les réponses, au nombre de deux mille, peut-être,
-ont un air parfait d’authenticité. Aucun
-génie n’aurait pu imiter avec cette perfection la
-délicieuse et fraîche sottise de ces charmantes
-petites âmes. C’est la candeur dans toute sa
-rouerie, le mensonge dans toute son innocence,
-l’ignorance dans tout son orgueil, le psittacisme
-avec tout son gonflement de plumes. Aucun
-livre documentaire ne m’avait tant réjoui depuis
-bien des années. Et quelle mine pour la psychologie
-des femmes ! C’est là-dessus qu’il faudra
-s’appuyer désormais pour établir la distinction
-entre la personnalité et le caractère. Il y a des mots
-pour nommer les différents caractères ; il n’y en
-a pas pour distinguer entre elles les personnalités.
-Cela serait inutile, puisqu’une personnalité
-ne ressemble à aucune autre, est unique. Le nom
-d’une personnalité, c’est le nom même de la
-personne.</p>
-
-<p>Rare chez les hommes, la personnalité n’existe
-presque pas chez les femmes, et jamais chez la
-jeune fille. On distingue des caractères, des
-tempéraments : voici des genres, des espèces et
-des variétés : d’individus, point. C’est très curieux.
-Non, comme le dit l’enquêteur, elles n’ont
-point d’idées subversives. Ah ! qu’elles sont
-sages, qu’elles sont obéissantes, qu’elles sont jeunes
-filles ! Je les aime ainsi, je l’avoue, n’ayant
-jamais demandé aux femmes que d’être de
-belles fleurs. Il y a des fleurs qui ont des yeux
-si doux ! La personnalité n’est aucunement
-nécessaire à la perfection de la vie sociale ; au
-contraire, elle serait plutôt anti-sociale, car deux
-personnalités ne peuvent vivre en contact permanent
-sans se déclarer la guerre. La personnalité
-qui n’implique pas l’égoïsme le crée
-très souvent. Il est donc tout naturel que la
-femme, l’être social par excellence, soit, et très
-peu égoïste et très mal douée de personnalité.
-Mais le caractère s’affirme en elle avec d’autant
-plus de force, comme à l’état d’exemple, de
-synthèse. L’homme à demi chaste est commun.
-La femme va vite à l’extrême. Les demi-vertus
-féminines ne sont peut-être que des hypocrisies
-audacieuses.</p>
-
-<p>La première question posée a précisément permis
-à plusieurs jeunes filles d’affirmer leur caractère.
-Elles l’ont fait avec une simplicité passionnée.
-C’est que la question était bien ingénieuse :
-« Type idéal de la jeune fille. Comment la voudriez-vous,
-la jeune fille moderne ? » Chacune a
-fait son propre portrait. Nous avons là une
-trentaine d’images de miroirs des plus amusantes, — parce
-qu’elles sont presque toutes semblables.
-Ou bien si on voulait les classer, il faudrait
-le faire selon des types ; on aurait : la jeune fille
-douce et affectueuse ; la jeune fille énergique ; la
-sérieuse et la rieuse ; la ménagère et la coquette ;
-celle qui met avant tout la piété ou l’instruction,
-etc. Il vaut mieux essayer d’une autre méthode.
-Par exemple, quelles sont les qualités
-les plus estimées des jeunes filles et dans quel
-ordre ? La statistique des mots sera ici conforme
-avec les plus vieilles associations d’idées.
-La classe des mots les plus fréquents (31) sont :
-bonté, dévouement, charité, affection, sensibilité.
-Voilà pour le sentiment. La jeune fille se
-reconnaît donc ou se souhaite un cœur tel que
-tout homme le voudrait rencontrer en elle.
-Vient ensuite (30), et c’est logique, la classe :
-bien élevée, respectueuse, modeste, douce, simple.
-L’accord continue avec la troisième classe
-(19) : aimable, gracieuse, un peu coquette. Ici,
-il faudrait peut-être décomposer : aimable (8),
-gracieuse (7), un peu coquette (4). La religion
-n’est pas oubliée. Aucune n’y est hostile, mais
-ce qu’il leur faut maintenant c’est « une religion
-éclairée », « une piété solide ». Si l’on avait
-donné un chiffre particulier à chacun des mots,
-au lieu de les grouper par classes, la religion
-l’emporterait sur tous les autres (14). L’instruction
-a presque autant de partisans (13) ; mais sept
-d’entre elles ajoutent : sans pédantisme (7). Voilà
-une crainte salutaire. Le clan des femmes fortes
-est important (13) : énergie, volonté, courage,
-force, dignité, fierté, tel est son langage. Sérieuse,
-aspirations élevées (13) ; franchise et gaieté (11) ;
-femme d’intérieur, bonne ménagère (8) ; intelligence,
-jugement, curiosité d’esprit (7). On voit
-qu’elles ont plus de souci de leur cœur que de
-leur cerveau et aussi que la charité les exalte
-davantage que la cuisine. Elles sont tout en
-amour, ces jeunes créatures ; elles sont comme
-on voudrait qu’elles fussent, décidément. La
-musique a beaucoup baissé dans l’estime de
-la jeune fille (2) ; quelques-unes préfèrent la
-peinture (4) ou même la poésie (6). Deux d’entre
-elles disent : un peu de sport ; et deux autres :
-pas de sport. Et tout cela est si peu révolutionnaire
-que cela pourrait se passer sous la reine
-Amélie ou du temps que la reine Berthe filait.</p>
-
-<p>Il resterait à savoir de quel milieu viennent
-ces réponses. Elles sont si ternes, si convenables,
-si « jeune fille » que je n’ai pu m’en faire une
-idée précise. Il est français, traditionnel et provincial.
-Il est celui, très probablement, que
-l’on atteindrait avec les adresses d’un bon journal
-de modes répandu en province. Les deux
-mille et six jeunes filles de M. de Tréville, ce
-don Juan de l’Enquête, ont toutes reçu une
-excellente éducation et une instruction sérieuse.
-Elles sont lettrées, hélas ! Elles l’ont prouvé en
-répondant avec abondance à plusieurs questions
-touchant le style, la poésie nouvelle, les littératures
-du nord. Je ne voudrais avoir l’air de
-m’égayer de l’innocence littéraire de tant d’êtres
-charmants, et dont la destinée heureuse est de
-vivre loin de toute littérature. Mais elles affectent
-sur ces sujets un pédantisme vraiment bien
-ridicule. Qu’on enseigne donc de singulières
-choses à la jeunesse ! Sans doute, cela est sans
-importance, puisqu’il s’agit seulement de passer
-le temps, d’occuper l’activité bizarre de l’âge
-ingrat.</p>
-
-<p>Puisque cela est sans importance, ne pourrait-on
-varier un peu cet enseignement suranné ?
-Est-il nécessaire de cultiver avec tant de soin
-dans les jeunes esprits la haine du nouveau ?</p>
-
-<p>Cette haine du professeur contre ce qui est
-venu au monde depuis qu’il a conquis ses diplômes
-est très naturelle. Peu d’hommes maintiennent
-leur instruction au courant de la science.
-Un professeur âgé de cinquante ans enseigne ce
-qu’on lui enseigna il y a trente ans ; mais cette
-science, qui lui fut donnée par un vieillard, était
-déjà ancienne quand il la reçut. L’orientation
-des esprits change à peine deux fois par siècle.
-La philosophie universitaire, par exemple,
-ayant secoué la tradition de l’éclectisme,
-explique depuis cela le catéchisme de Kœnigsberg
-et récuse toute idée nouvelle. On n’apprend
-un peu de science fraîche que dans les
-livres, dans les revues, dans les laboratoires. Il
-y a aussi des laboratoires de littérature et de
-philosophie. Les jeunes gens dans les collèges
-ne reçoivent que de vieilles notions, que les
-leçons des littératures mortes ; quant aux jeunes
-filles, on ne leur fait pas même voir les momies
-sous leurs bandelettes ; il ne leur est permis
-que d’en contempler l’image ou d’en apprendre
-par cœur la description. Leurs idées
-littéraires ne sont pas nulles, elles sont vagues ;
-ce sont des reflets. Et ces reflets, avec quel soin
-elles en ont fait un calque, un décalque et une
-mise au net ! On devine des cahiers de littérature
-propres et sages avec un titre en gothique
-mouchetée. Il y a là dedans tout ce qu’il faut
-pour n’avoir pas l’air effaré quand le receveur de
-l’enregistrement raconte qu’il a vu Mounet-Sully
-dans le <i>Cid</i>, à sa dernière fugue à Paris. Cet
-homme grave, qui est un lettré, s’il se tait au
-whist, dit volontiers, à l’écarté : Rodrigue, as-tu
-du cœur ? C’est tout ce qu’il resterait de Corneille,
-avec deux ou trois autres centons, s’il n’y avait
-pas le « cahier de littérature » de la jeune fille.
-Ayant entendu cela, elle repasse l’analyse du
-<i>Cid</i>, dictée par son professeur pour le brevet, et
-elle fait une réponse qui attire l’attention et
-peut-être décide de son mariage. La vie de province
-est assez unie pour que de telles futilités
-fassent anecdote.</p>
-
-<p>Elle est donc lettrée, elle aussi, la jeune fille
-de M. de Tréville, et elle déteste ce que l’enquêteur
-appelle, d’un mot bien vieilli, « l’écriture
-artiste ». Il y a là une suite de réponses dont
-il faut tirer quelques phrases. Cela servira moins
-pour la psychologie de la jeune fille que pour
-celle du professeur de la jeune fille. La question
-est celle-ci : « L’Écriture artiste. — Sous prétexte
-de rajeunir les vieux moules de notre musicale
-langue, certains écrivains, rompant avec
-le passé et pensant sans doute qu’il en est du
-style comme de la mode capricieuse, se sont
-mis à bouleverser la syntaxe et à tourmenter à
-un tel point la période qu’en les lisant on marche
-le plus souvent dans l’obscur, l’incompréhensible.
-On appelle cela « l’écriture artiste ».
-« Votre avis, s’il vous plaît ? » Cette question est
-déjà une réponse et, adressée à des écolières à
-peine libérées, une réponse comminatoire. Cependant
-la femme, c’est la forme de sa liberté
-intellectuelle, a l’esprit de contradiction. Voici
-les gazouillements :</p>
-
-<p>«  — Laissons au style son gracieux naturel.</p>
-
-<p>— Si les auteurs modernes veulent rajeunir
-les vieux moules, c’est que tout tend vers le
-progrès… à reculons.</p>
-
-<p>— N’imitons pas ces soi-disant écrivains, phraseurs
-éloquents, griffonneurs de papier, qui se
-croient autorisés à bouleverser, à corrompre
-notre belle langue française.</p>
-
-<p>— Je n’admets pas ce renouveau dans l’art
-littéraire ; les écrivains qui marchent sur les
-traces de leurs ancêtres et puisent dans notre
-dictionnaire seront encore les plus sentis et les
-mieux goûtés.</p>
-
-<p>— Hélas ! qu’est devenu le style des grands
-maîtres ?</p>
-
-<p>— Aristote, Quintilien, Cicéron ne sont rien
-pour ces libres génies ; les vieilles règles tant
-préconisées sont des hochets passés de mode :
-en un mot, tout est sacrifié à l’effet.</p>
-
-<p>— Que vois-je dans les œuvres de la nouvelle
-école ? De menues fantaisies qui s’égrènent ou
-s’effeuillent suivant le caprice de l’imagination et
-des sens.</p>
-
-<p>— A la porte ! à la porte ! Gâter ainsi notre
-belle langue française, amie jurée du naturel !</p>
-
-<p>— Oh ! ces pauvres auteurs modernes, qui
-vous font parcourir le labyrinthe inextricable de
-leurs nouvelles locutions !</p>
-
-<p>— Le style de nos écrivains modernes est un
-cliquetis brillant.</p>
-
-<p>— Clarté et simplicité, telles sont les qualités
-qui constituent le génie de notre belle langue.</p>
-
-<p>— Il me semble que le style simple, facile,
-naturel…</p>
-
-<p>— Le naturel et la simplicité…</p>
-
-<p>— En souvenir des heures ou plutôt des minutes
-de franche gaieté que m’ont fait passer ce
-pauvre Stéphane Mallarmé et ses disciples…</p>
-
-<p>— Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir
-le rajeunir ?</p>
-
-<p>— Et du style !… je pense qu’il est frère de
-celui des Vadius, Trissotin, <span lang="en" xml:lang="en">and C<sup>o</sup></span>.</p>
-
-<p>— Ce que je pense de l’écriture artiste ? que
-le mot est aussi horrible que la chose.</p>
-
-<p>— Ce que je pense de la langue moderne ?
-Oh ! pas beaucoup de bien.</p>
-
-<p>— Le naturel, la simplicité…</p>
-
-<p>— Sarcey avait raison d’être l’ennemi…</p>
-
-<p>— … Marchandise bonne tout au plus pour
-l’exportation.</p>
-
-<p>— Puisse donc cette période de décadence…</p>
-
-<p>— Le style grand et simple…</p>
-
-<p>— Un jargon de convention.</p>
-
-<p>— Si Corneille et Racine n’avaient jamais
-existé…</p>
-
-<p>— Que nous sommes loin de Corneille !</p>
-
-<p>— Vous voulez rectifier nos vieux moules ?
-Inutile !</p>
-
-<p>— La précision, le naturel et la clarté.</p>
-
-<p>— Le plus grand mérite d’un écrivain est de
-pouvoir être compris de tout le monde.</p>
-
-<p>— La simplicité… Voyez Bossuet et Chateaubriand.</p>
-
-<p>— Ce style bizarre, aujourd’hui en vogue…</p>
-
-<p>— Il n’y a pas à dire, notre belle langue s’en
-va.</p>
-
-<p>— Rien de plus agréable qu’une lecture facile
-et intéressante.</p>
-
-<p>— Ce charme discret de simplicité et de naïveté…</p>
-
-<p>— Siffler la nouvelle école des poètes ratés. »</p>
-
-<p>J’ai résumé vingt pages extrêmement compactes.</p>
-
-<p>La haine du nouveau y chante sans répit et
-sans esprit. Un seul joli mot : « Le beau n’est
-jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir ? »
-Seulement, cela conduit au nirvâna, — et au
-surmoulage. Une de ces jeunes filles a échappé
-au fléau. Sa réponse est d’une ingénuité presque
-divine : « J’ai voulu analyser ce qu’on nomme
-l’écriture artiste. J’ai lu plusieurs pages des Goncourt,
-qui sont, m’a-t-on dit, les maîtres de cette
-école. Je ne vois ni période tourmentée, ni
-phrase travaillée, ni absence de naturel, le style
-est joli, fin, brillant, nouveau sans doute ; les
-termes sont clairs, la phrase nette. On me l’avait
-dépeint obscur, je l’ai trouvé lumineux.
-Aucun mot n’est resté dans l’ombre : tous parlent. »
-Voilà peut-être ce qu’on a dit de mieux
-sur le style des auteurs de <i>Renée Mauperin</i>. Il
-est d’une jeune fille inconnue qui pourrait ouvrir
-pour ses maîtres d’hier une classe de jugement
-et de bonne foi.</p>
-
-<p>Mais si elles détestent la littérature nouvelle,
-quelles sont leurs amours ? Les jeunes filles
-d’aujourd’hui aiment en littérature ce qu’on leur
-a dit d’aimer ; et, obéissantes, elles adorent,
-comme elles détestent, de confiance et les yeux
-clos. J’ai recueilli et classé leurs aveux. Ce catalogue
-de noms, suivi du nombre exact des adoratrices,
-n’est pas sans intérêt.</p>
-
-<table summary="">
-<tr><td>Racine</td> <td class="r"><div>19</div></td></tr>
-<tr><td>Corneille</td> <td class="r"><div>17</div></td></tr>
-<tr><td>Bossuet</td> <td class="r"><div>11</div></td></tr>
-<tr><td>Sévigné</td> <td class="r"><div>10</div></td></tr>
-<tr><td>Molière</td> <td class="r"><div>9</div></td></tr>
-<tr><td>Lamartine</td> <td class="r"><div>8</div></td></tr>
-<tr><td>Chateaubriand</td> <td class="r"><div>7</div></td></tr>
-<tr><td>Boileau</td> <td class="r"><div>6</div></td></tr>
-<tr><td>La Fontaine</td> <td class="r"><div>5</div></td></tr>
-<tr><td>Hugo</td> <td class="r"><div>4</div></td></tr>
-<tr><td>Fénelon</td> <td class="r"><div>3</div></td></tr>
-<tr><td>Maintenon</td> <td class="r"><div>3</div></td></tr>
-<tr><td>Malherbe</td> <td class="r"><div>3</div></td></tr>
-<tr><td>Ronsard</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr>
-<tr><td>Staël</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr>
-<tr><td>Jules Verne</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr>
-<tr><td>Musset</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr>
-<tr><td>Rostand</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr>
-</table>
-<p>Nommés une fois seulement : Walter Scott,
-Eugénie de Guérin, Madame de Ségur, Perrault,
-Andersen, Michelet, Montaigne, Zénaïde Fleuriot,
-Tolstoï, Buffon, Daudet, Sarcey, B. de
-Saint-Pierre, les Goncourt, Joinville, Coppée,
-Pascal, Charles d’Orléans, — et un poète nouveau
-« mort récemment ».</p>
-
-<p>Ce tableau nous renseigne sur les limites de
-l’instruction donnée aux jeunes filles. Elle porte
-uniquement sur le <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle français. Quelques
-professeurs doivent y joindre deux ou trois
-noms romantiques. Sur le reste, le silence semble
-complet. L’ignorance, du moins, est totale,
-ou à peu près : sur l’antiquité (quoique une
-espiègle ait cité d’affilée cinq ou six poètes et
-orateurs grecs) ; sur la littérature du Moyen
-Age et du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle ; sur celle du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle ;
-sur celle du <small>XIX</small><sup>e</sup>, principalement à partir de
-1850. Du grand siècle lui-même, la plupart de
-ces jeunes cœurs n’ont gardé le souvenir que
-des poètes qui parlent de l’amour. Corneille,
-pour elles, c’est Chimène ; et Racine, c’est Iphigénie
-et Bérénice. Celle qui a eu le courage d’entr’ouvrir
-Goncourt n’en a lu que des pages. Celle
-qui a découvert « un poète mort récemment »
-n’en a lu que « cinq ou six poésies ». La mieux
-partagée n’a donc pas reçu une véritable culture
-littéraire, ni même une méthode de culture littéraire.
-Il semble que tous les efforts de leurs maîtres
-aient tendu à leur imposer une rigoureuse discipline
-de préservation. On les a imperméabilisées
-avant de les lancer sur les flots du siècle.
-Ni la pluie du ciel, ni l’écume des vagues ne toucheront
-leur peau. Elles s’en iront vers la mort,
-douces, souriantes ou en larmes, sans avoir
-éprouvé, de l’école à la tombe, une seule impression
-esthétique. Il n’y a de vraie beauté que la
-beauté nouvelle ; c’est dans l’œuvre d’aujourd’hui
-et dans celle de la veille qu’il faut chercher
-l’émotion pure, celle qui n’est déterminée
-par aucun préjugé d’éducation. Qui oserait s’avouer
-à soi-même, sans précautions, qu’il s’est
-ennuyé à Shakespeare, à Racine, à Chateaubriand ?
-N’est-ce point un signe d’intelligence
-et de haute spiritualité que de se plaire en ces
-œuvres où n’ose entrer la multitude ? La péronnelle
-qui veut me faire accroire qu’elle prend
-plus de plaisir à Corneille qu’à Verlaine ne fait
-que m’avouer son ignorance ou son obéissance
-excessive. Elle ne sait pas, ou bien elle répète
-pieusement une leçon trop bien comprise. Quand
-aurons-nous des maîtres qui, ayant enseigné
-une méthode et des principes, ajouteraient :
-« Lisez vous-même et jugez. L’art n’a de valeur
-que comme source d’émotions intellectuelles. Ne
-confondez pas cela avec l’émotion sentimentale.
-Ce qui touche d’abord la sensibilité n’est pas
-toujours de l’art ; ce qui ne touche que la sensibilité
-n’est jamais de l’art. Ce qui ne touche
-que l’intelligence n’est pas de l’art non plus.
-Tenez-vous-en à l’expression d’émotion intellectuelle.
-Ce qu’elle a d’incorrect vous aidera à la
-retenir et ainsi vous pourrez mesurer la qualité
-de vos tressaillements. »</p>
-
-<p>La jeune fille d’aujourd’hui, jugée d’après
-l’enquête de M. de Tréville, n’a aucune culture
-littéraire, ni aucune curiosité d’esprit ; elle ne
-souffre donc pas de l’infériorité où la laissent
-ses années de pension.</p>
-
-<p>Persuadée d’avoir atteint le plus haut degré
-d’instruction qui soit permis aux femmes, elle
-n’est pas sans vanité intellectuelle. La femme
-aime à juger ; son esprit est vif ; elle est prompte
-aux décisions. Des études incomplètes, mais
-prolongées, très appuyées en de certaines directions,
-ne peuvent avoir qu’une influence très
-mauvaise sur les jeunes filles elles-mêmes et sur
-leur entourage.</p>
-
-<p>Sans doute il faut que la femme soit conservatrice,
-mais non rétrograde. La jeune fille, c’est
-la maison ; or, le moyen de faire entrer une
-idée nouvelle dans une maison où l’on croit que
-toute pensée française depuis un demi-siècle
-n’a été que démence ou acrobatie ? Au moindre
-contact, la sensitive va se replier ; la lumière
-même, si elle est trop vive, resserre ses fibres.
-La jeune fille pourvue d’une bonne et solide
-éducation est aussi peureuse et aussi prompte à
-rentrer ses antennes. On n’a obtenu la sécurité
-matérielle qu’en dressant les organes du contact à
-se dérober à la moindre alerte. De tous les contacts
-superficiels, de tous les frôlements, le plus difficile
-à obtenir d’une jeune fille, c’est le contact
-intellectuel. Elle donne beaucoup au bal et rien
-à la causerie. La main, les cheveux, ceci ou cela,
-il y a toute une hiérarchie de jeux sans perversité ;
-mais le jeu intellectuel est impossible. Il
-semble bien que cela soit par l’intelligence qu’on
-les dompte bien plus que par le sentiment. La
-religion amollit les jeunes filles, tout en leur
-fournissant certaines armes délicates et assez
-solides ; le cœur a trop de part en des croyances
-qui font appel à l’amour. Longtemps, on s’était
-contenté de cette prison douce ; elle n’est tout
-à fait bonne qu’entourée d’un fossé profond. La
-culture de l’intelligence consiste à faire creuser ce
-fossé par l’intelligence elle-même. Ce sera un
-fossé ou ce sera une muraille ; ce qui importe
-c’est le travail bien plus encore que la forme de
-la défense. On remuera de la terre ou des pierres ;
-on bourdonnera autour d’une littérature
-ou d’une histoire. Le chantier se croit occupé
-d’un travail utile. Telles, les abeilles qui, depuis
-des milliers d’années, ne savent pas encore
-qu’on leur vole leur miel, — et qui ne le sauront
-jamais. Il s’agit de creuser une douve
-ou d’élever un mur qui ait exigé des ouvrières
-un tel labeur qu’elles ne puissent douter de
-l’importance de leur œuvre. Ce sera l’œuvre,
-celle qui seule existe, celle qui annihile toutes
-les autres, celle qui s’étend comme une conquête
-sur la nature. Ainsi l’on creuse dans les pensionnats
-la littérature du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle français.</p>
-
-<p>Le choix est bon. A cette période, la langue
-est assez obscure pour que l’on puisse donner,
-sans être suspect, le sens le plus convenable à
-toute expression équivoque ; elle est assez claire
-pour n’être pas rebutante ; et la pensée est assez
-morale et assez religieuse pour que l’on puisse
-soutenir sans démence que son seul but est
-d’exalter la religion et la morale. Ainsi on incorpore
-à l’intelligence les notions qui lui sont
-le plus étrangères. La morale devient la floraison
-naturelle d’un grand esprit et la religion la
-forme supérieure de la raison. Cinq ou six ans
-de ces inhalations méthodiques suffisent à dompter
-les natures les plus sauvages. Elles se plient
-au joug de l’uniformité parce qu’il leur est offert
-comme le signe de l’élection et de la noblesse.
-De jeunes âmes, qui consentiraient à n’être pas
-tout à fait semblables à des âmes voisines dont
-elles connaissent les faiblesses, rougissent qu’on
-les suppose incapables d’égaler, au moins d’intention,
-les belles âmes de jadis. La vie des saints
-leur a donné des modèles d’amour ; la vie des
-poètes leur donnera des modèles d’intelligence.
-Corneille n’enseigne-t-il pas le sacrifice ? Ne voit-on
-pas en Bossuet unies la raison à la piété ?
-C’est ainsi que la littérature devient un mur ou
-une cave. La tour d’où sœur Anne regarde au
-loin les actions des hommes est rentrée sous
-terre et devant les fenêtres ouvertes à notre prison
-une prodigieuse muraille s’est épaissie, qui
-nous cache le ciel et la vie.</p>
-
-<p>Ces réflexions ne veulent pas dire que l’on ait
-tort d’utiliser comme un caveçon la littérature
-dans l’éducation des jeunes filles. On ne blâme
-pas la méthode, mais son hypocrisie ; et encore
-tout bas, car il est clair qu’elle n’est efficace
-qu’en demeurant secrète. La vérité est qu’il est
-impossible d’instruire une jeune fille sans la
-déflorer. Ce mot est mis à dessein. Les natures
-délicates se corrompent par la tête, comme les
-roses qui commencent à se faner par la pointe
-des feuilles. Une intelligence cuirassée assure la
-défense de l’organisme tout entier. Ouverte et
-libre, elle semble inviter l’ennemi. La curiosité
-sensuelle est très rare chez les vierges, et les
-émois de leurs cœurs superficiels et fugitifs.
-Quand elles succombent, c’est par ignorance ou
-par sottise. C’est pourquoi on leur donne des
-principes. Ils ne seront jamais trop sévères et, en
-vérité, tous les moyens sont bons qui cultivent
-leur défiance et fortifient leur esprit.</p>
-
-<p>Tant que la civilisation européenne n’aura pas
-été profondément modifiée, la jeune fille devra
-rester ce qu’elle est et maintenir son état dans
-un rapport sans équivoque avec l’idée qu’éveille
-le nom même qu’elle porte. C’est là l’obstacle
-aux progrès du féminisme. Même sur les bancs
-de la Sorbonne, et mêlée à six mille jeunes
-gens sans mœurs, il faut que l’étudiante ait des
-mœurs. Il faut qu’elle reste une jeune fille. Elle
-doit craindre un contact, un regard trop prolongé,
-une parole douteuse. Elle est libre, comme
-une perdrix dans le chaume ; elle est une proie.
-L’homme aussi est une proie ; mais sa capture
-ne lui enlève qu’un peu de force absolue. Sa
-force relative n’est pas atteinte, puisque tous ses
-frères tombent aux mêmes rets. Mais la jeune
-fille, si elle est prise, se perd toute. Elle n’a plus
-de valeur ; ou sa valeur, de sociale, devient anti-sociale.
-Ce jeune homme, même le plus sérieux
-et le moins sensuel, n’aura-t-il pas eu quelque
-liaison, n’aura-t-il pas fait quelques visites aux
-amours faciles ? Mais le contraire même lui
-serait une tare et le rendrait ridicule, ce qui, en
-France, est pire que d’être odieux. Cette jeune
-fille, son camarade d’études : oh ! la sagesse
-même ! En quatre ans, elle n’a eu qu’un amant
-et cinq ou six passades. Voilà la limite du féminisme,
-et posée par la société elle-même. Bref
-une jeune fille est une jeune fille — ou une fille.</p>
-
-<p>Si la civilisation pourrait s’arranger d’un
-dilemme moins strict, il est tout à fait inutile de
-le rechercher. Sans doute, une classe de courtisanes
-instruites, savantes même, et habiles en
-tous les arts et dans la poésie, on peut rêver
-cela. Une civilisation dégagée du christianisme
-verrait sans peur l’amour élégant devenir pour
-quelques jeunes filles une profession charmante.
-Le spectacle d’ailleurs ne serait pas nouveau ;
-des sociétés qui valaient bien les nôtres ne
-méprisèrent pas plus les courtisanes que nous
-ne méprisons aujourd’hui les actrices et les
-danseuses. Mais ceci même ne supprimerait pas
-la jeune fille. Au contraire, la distinction n’en
-serait que plus marquée entre la fille vivant à
-sa guise dans le monde et la fille confinée dans
-sa famille. Bien entendu que je ne fais aucune
-allusion à ce libertinage universel que des sociologues
-déments appellent « l’amour libre ».</p>
-
-<p>Tout en restant très fidèle aux vieux principes
-qui caractérisent et garantissent son état, la
-jeune fille d’aujourd’hui se réjouit qu’on lui ait
-enfin accordé une plus grande liberté d’allures.
-Elle ne rêve ni de féminisme ni d’émancipation
-totale. La femme n’a aucun goût pour l’émancipation.
-Elle se veut esclave, au contraire, esclave
-nominale, pour acquérir ainsi le droit de tyranniser
-l’homme qui lui est échu par le sort. Il ne
-semble pas que l’on ait bien compris ce dessous
-du caractère féminin. La jeune fille rêve ce qui
-sera le bonheur de la femme. Elle veut être la
-maîtresse d’une maison. Prête à subir les charges
-du commandement, elle en exige les charmes ;
-il faut qu’on lui obéisse. La femme française mènerait
-la politique même, si la politique ne se
-faisait en dehors de la maison. Elle n’y a la main
-qu’à demi. Toute décision prise à la maison est
-l’œuvre de la femme : c’est pourquoi les lycées
-de garçons se dépeuplent ; les lycées de filles
-seraient vides s’ils n’étaient des externats. Les
-jeunes filles ne demandent donc pas à être libres ;
-« Une liberté relative », dit l’une ; « la fenêtre
-entr’ouverte », dit l’autre. Aucune n’est féministe.
-Comme tout le monde en France, elles
-croient que les jeunes Anglaises et surtout les
-Américaines sont élevées dans une liberté extrême ;
-elles ignorent que, dans les pays anglo-saxons,
-il y a un tyran plus dur que toutes les
-lois, tous les règlements, un tyran de toutes les
-minutes, l’opinion. Et ce tyran, qui prend plus
-de formes que n’en connaissait Protée, fait de la
-liberté anglo-saxonne une chose mystérieuse et
-fugitive qu’aucun homme de civilisation latine
-n’a jamais pu ni voir ni comprendre. En réalité,
-les jeunes filles sont élevées en France d’une façon
-fort libérale, la confiance que l’on a dans les
-principes de plus en plus solides, dont elles sont
-pourvues, a remplacé partout les barrières matérielles.
-Les seules libertés qu’elles n’aient pas
-sont celles-là mêmes que leurs principes leur
-défendent de prendre. Quelques-unes semblent
-regretter qu’on surveille leurs lectures. Mais
-cela, c’est le caveçon ; c’est la clef du système.</p>
-
-<p>On pourrait, en suivant l’énorme tome de
-M. de Tréville, faire encore bien des remarques
-curieuses sur la psychologie de la jeune fille moderne.
-Mais ce qu’on en a dit doit suffire à donner
-une impression générale et exacte de ses
-« aspirations ». Elle aspire à l’amour, tout simplement.
-On lui demande : « La fortune fait-elle
-le bonheur ? » Et c’est comme un jaillissement :
-Non ! non ! non ! Elles ont eu peur, tout
-d’un coup, qu’on ne leur arrache les ailes. Le
-chapitre est bien intéressant. Il suffirait seul à
-montrer combien la jeune fille de France est
-restée naïve et saine. A lire leur littérature et
-surtout leurs opinions littéraires, on éprouve un
-véritable agacement. Ce sont des cruches, — de
-délicieuses cruches, des amphores ! Mais dès
-qu’il est question de tout ce qui est l’essence
-de la féminité, l’amphore redevient une belle
-jeune fille à la gorge émue et aux yeux inquiets.
-On dirait que l’intelligence n’a été donnée à la
-femme que comme le don du miel a été donné à
-l’abeille : don funeste à leur liberté. Mais l’amour
-leur appartient, et rien ne peut l’arracher de leur
-cœur, — de ce cœur qui a tant aimé les hommes.</p>
-
-<p class="date">1901.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>FRAGMENTS</h3>
-
-
-<h4 id="p4ch3f1">I<br />
-SUR LA HIÉRARCHIE INTELLECTUELLE</h4>
-
-<p>Il ne s’agit pas d’affirmer une série de grades
-ou de fonctions caractérisés par des différences
-sensibles. Dans le monde de l’intelligence on se
-meut librement, sans mot d’ordre que celui chuchoté
-par l’infini, et on ne reconnaît de supériorités
-qu’élues par un jugement personnel. L’expression
-hiérarchie intellectuelle signifie seulement
-ceci : les hommes sont divisés en deux castes,
-les Énergétiques et les Énergumènes, ceux qui
-agissent et ceux qui sont agis (ou devraient être
-agis), ceux qui détiennent l’Esprit, c’est-à-dire
-la Force, et ceux qui subissent (ou devraient
-subir) l’action de l’Esprit, ou de la force, — οὶ
-ἐνργητιχοὶ, οὶ ἐνεργούμενοι. Hiérarchie donc à deux
-degrés, ou plutôt à deux cercles dont l’un, inscrit
-dans l’autre, a l’étroitesse, mais la solidité,
-d’une île de pierre surgie au milieu d’une solitude
-océane.</p>
-
-<p>C’est sur ce récif que se groupent — et parfois
-se réfugient — les êtres doués de la pensée. Ils
-sont peu, — si la pensée n’a droit à ce nom que
-lorsqu’elle est accompagnée de la conscience.
-L’homme, en effet, le premier venu, est inconscient ;
-sa vie est purement automatique ; les
-gestes par lesquels il a l’air d’affirmer sa différenciation
-lui sont dictés parle roulement de son
-organisme, et ce même jeu l’oblige à proférer
-certaines paroles, celles-là seules et non d’autres.</p>
-
-<p>Il n’y a pas d’imparité bien sensible entre les
-sociétés humaines et les sociétés animales ; la
-comparaison s’est toujours imposée de l’homme
-avec la fourmi, l’abeille, le castor, le pécari ou
-le chien des prairies. Après avoir réfléchi assidûment,
-et lu différents traités d’histoire naturelle
-et de psychophysiologie, je suis arrivé à
-cette conclusion : l’homme est une sorte de castor.
-Ces deux animaux bâtissent des maisons et
-des ponts, vivent en société, font la guerre, font
-l’amour, sont à la fois constructeurs et destructeurs ;
-à toutes ces œuvres ils procèdent naïvement,
-avec un courage infini.</p>
-
-<p>Pour le castor, comme pour l’homme, la chose
-en soi est un pont : scier un arbre, le faire tomber
-en travers d’une rivière, — et sur cette poutre
-passer fièrement. Vers quel but ? Le castor n’a
-pas d’autre but que de passer la rivière ; pourtant,
-quand il est de l’autre côté, il voudrait
-bien revenir, pour « repasser », mais il est trop
-tard : la foule des castors le presse et le pousse ;
-on ne passe qu’une fois sur le pont des castors.</p>
-
-<p>M. Ribot, avec quelques autres philosophes,
-en concluant à un automatisme relatif, dénie à
-la conscience un rôle important. Conscient ou
-inconscient, l’homme agirait de même ; il n’y
-aurait rien de changé dans ses rapports avec ses
-semblables ; la civilisation en serait au même
-point. Si le monde varie si peu, si Hérodote
-comme le dit Schopenhauer, a pu raconter toute
-l’histoire future en écrivant l’histoire d’un petit
-moment et d’un petit coin de terre, — c’est que
-les inutiles évolutions humaines ont été l’œuvre
-d’êtres inconscients, acharnés à suivre leur nature,
-à toujours recommencer la même chose, à toujours
-scier des arbres pour passer de l’autre côté
-de la rivière.</p>
-
-<p>Pourtant l’esprit parle, l’esprit souffle — jusqu’à
-rebrousser le poil des castors ! Oui, mais
-l’action de l’esprit sur le castor n’est pas perçue
-par l’intelligence du castor, et sitôt que son poil
-retombe, sitôt que l’esprit se tait, l’animal
-reprend sa stérile besogne : il lui reste seulement
-la sensation d’avoir eu le poil rebroussé et, contre
-le Souffle, une animosité qui, très souvent,
-devient de la haine.</p>
-
-<p>Que ceux donc à qui de mystérieux mots ont
-été dits dans l’oreille gardent ces mots pour eux, ou
-s’ils les redisent, que ces mots ne sortent de leurs
-lèvres qu’enveloppés de l’impénétrable buée du
-symbole ; qu’ils restent sur leur île de pierre,
-d’où, grâce à leur vue pénétrante, ils suivront,
-pour se distraire, les inconscients gestes des
-lamentables « pontifes » ; et que leur égoïste
-prière soit celle qui est écrite dans l’« Upanishad
-du grand Aranyaka » :</p>
-
-<p>« Fais-moi aller du non-être à l’être, fais-moi
-aller de l’obscurité à la lumière, fais-moi aller
-de la mort à ce qui ne meurt pas. »</p>
-
-<p>… en attendant les jours où la parole pourra
-s’affirmer selon sa signification essentielle et où
-l’énergie spirituelle se résoudra en lumière.</p>
-
-<p>Mais, que nous importe l’avenir, et si l’intelligence
-est vraiment sans action, si ceux qui devaient
-être imprégnés jusqu’à l’âme ne le sont que jusqu’au
-derme, si l’animal secoue la tête et se
-reprend à pétrir son mortier, si l’énergumène
-enfonce au delà des oreilles son museau dans la
-boue, s’il refuse les caresses intellectuelles, si,
-après des milliers d’années et de remontrances,
-il en est encore, pitoyable fétichiste, à vénérer
-une série de dieux inférieurs, pensons au phénomène
-de l’impénétrabilité : cela nous évitera
-l’étonnement.</p>
-
-<p class="date">1894.</p>
-
-
-<h4 id="p4ch3f2">II<br />
-L’HOPITAL</h4>
-
-<p>On se souvient du mot doux proféré, il y aura
-un an tantôt, par un riche et vieux journaliste
-(on ne sait plus lequel), à propos de Verlaine :
-« Quel dommage qu’il ne soit pas mort à l’hôpital ! »</p>
-
-<p>L’hôpital est, en effet, dans l’esprit de la solide
-bourgeoisie, « le couronnement » naturel et d’une
-vie désintéressée de poète et d’une vie laborieuse
-de pauvre homme. Ceux qu’on n’a pu jeter dans
-les bagnes ou faire crever de faim sur la paillasse,
-on les envoie là finir leurs tristes jours. La
-civière, les râles et les crachats de la salle commune,
-les expériences de fer et de poison, l’amphithéâtre,
-le lit de chaux : voilà ce que réservent
-ceux qui restent debout à ceux qui tombent.</p>
-
-<p>L’hôpital, tel qu’organisé par les sociétés modernes,
-est une prison pour malades et un laboratoire
-pour médecins. Parmi les gardiens et les
-opérateurs, il en est de pitoyables ; il en est
-de féroces ; mais les uns comme les autres doivent
-songer qu’ils sont d’abord les régents et
-les professeurs d’une école : le malade est le livre
-qu’on ouvre à la curiosité des petits carabins.</p>
-
-<p>A Paris, l’hôpital est la terreur du pauvre.
-Entre malheureux on se conte des légendes. Presque
-toutes les filles publiques jetées à l’hôpital
-en sortent le ventre barré d’une large couture :
-on les fend pour essayer sur de la chair, prostituée
-même au bistouri, de lucratives opérations.
-Mais que les belles dames y songent, qui sont
-gênées par leurs ovaires : cela déforme et cela
-marque ; on n’est plus propre qu’aux adultères
-de coupé ou de canapé, en toilette de ville.
-Qu’elles se fassent tailler ; elles sont maîtresses de
-leurs corps. Il ne faut demander aux médecins
-que le respect de la chair pauvre et sans défense.</p>
-
-<p>Je songe à l’hôpital parce qu’une vieille dame
-vient de mourir, ayant donné beaucoup d’argent
-pour de telles fondations qui pourraient être
-pieuses, c’est-à-dire humaines. Elle a fondé ou
-alimenté des hôpitaux pareils aux autres, des
-écoles de clinique et non de vrais asiles où la
-misère et la maladie trouveraient un abri sacré,
-entreraient comme dans un hâvre de grâce.</p>
-
-<p>L’hôpital devrait être le prolongement du
-logis, une chambre seulement plus calme, plus
-claire, plus saine, et le malade traité non comme
-un prisonnier, mais comme un voyageur. Oui,
-une grande hôtellerie de la souffrance et le malade
-un hôte et l’objet de toutes les attentions,
-un être humain maître de sa demeure passagère
-et non pas le numéro sinistre sous lequel
-les gens à pendules et à bronze d’art sourient
-que meurent les vieilles gens dont ils ont dévoré
-la vie.</p>
-
-<p>Mais je n’attends rien de tel, ni d’aujourd’hui
-ni de demain. Peut-être un jour l’individu se
-respectera-t-il assez pour être en droit d’exiger
-qu’on le respecte lui-même, jusqu’en ses caprices,
-jusqu’en des fantaisies d’enfant malade. Si, au
-lieu d’être des états, les sociétés étaient ce que
-dit le mot, des associations, on pourrait espérer
-beaucoup et tenter beaucoup ; l’État est la faux
-qui fauche, sitôt sortie de terre, l’herbe des bonnes
-volontés.</p>
-
-<p>Demain, c’est peut-être le socialisme, la torpeur,
-la fin de toute énergie, de toute initiative,
-de toute liberté…</p>
-
-<p>Mais se vouloir libre, c’est se faire libre. La
-pensée est plus forte que tout. Il faut toujours
-dire ; il faut même crier : peut-être qu’au loin
-un cerveau, comme une cloche, va sonner à l’unisson.</p>
-
-<p class="date">1896.</p>
-
-
-<h4 id="p4ch3f3">III<br />
-EN RÉPONSE A CETTE QUESTION :<br />
-<i>Quel sera l’idéal de demain ?</i></h4>
-
-<p>Puis-je vous avouer, Monsieur, que je ne m’inquiète
-pas plus de l’idéal de demain que du temps
-de demain ? Beau, mauvais, variable, avec toutes
-les nuances et toutes les modifications que ces
-mots subissent selon les intérêts, les désirs, les
-illusions de chacun. Cela regarde le baromètre.
-Quel que soit l’état social, l’individu s’accommode
-à cet état, puisqu’il y vit et s’y reproduit. Je trouve
-seulement que l’homme a une tendance fâcheuse
-à tyranniser la nature : grisé par la passivité
-des choses, il est probable qu’il voudra de plus
-en plus substituer ses propres lois aux lois naturelles
-et tenter de faire régner l’idée de justice
-qui n’est que l’idée de logique mal comprise.</p>
-
-<p>Vous savez qu’il y a une notion commune à
-beaucoup de religions, celle d’un Paradis terrestre
-situé au commencement du monde. Or,
-au siècle dernier, des penseurs hardis imaginèrent
-de transporter ce paradis à l’autre bout,
-à la fin. Une hardiesse plus grande serait de le
-situer au milieu, en un milieu oscillant, au milieu
-même où nous sommes aujourd’hui : on
-l’essaya ; c’était l’optimisme, mais la chose parut
-un peu forte, même aux plus naïfs. Paradis-passé,
-paradis-futur, je classe les deux notions
-côte à côte dans le chapitre des superstitions
-hédonistes : c’est de la matière à littérature.</p>
-
-<p>Pourtant je voudrais vous dire quelque chose
-qui paraisse important, et voici : la vie serait, je
-crois, rendue beaucoup meilleure pour tous et
-pour chacun, si l’on admettait cette idée que la
-société est faite pour l’individu et non l’individu
-pour la société. C’est l’individu qui souffre
-et non la collectivité ; c’est lui, et non la totalité,
-qui est la pièce importante. Sacrifier les individus
-au bien public me semble aussi absurde que
-si, lors d’un incendie, on sacrifiait les locataires
-d’une maison pour sauver la maison. Mais cet
-idéal apparaît très opposé à celui qui peut-être
-s’élabore et qui serait, dit-on, l’unification, selon
-la moyenne, de toutes les intelligences et de
-toutes les forces. Idéal (si l’on ose dire) bien difficile
-à réaliser. On compte sans le génie ou bien
-l’on espère que le génie consentira à être médiocre :
-c’est peut-être aller un peu loin.</p>
-
-<p>Voilà. J’ai très mal répondu à vos questions,
-mais c’est que je vois très mal dans l’avenir. Si
-pourtant je vous envoie cette note, c’est par sympathie
-pour votre œuvre et parce que vous défendez,
-comme j’ai quelquefois essayé de le faire,
-l’individualisme et la liberté contre la tyrannie
-et les vilaines entreprises de l’État et des Lois.</p>
-
-<p class="date">1898.</p>
-
-
-<h4 id="p4ch3f4">IV<br />
-EN RÉPONSE A UNE QUESTION<br />
-<i>Sur le rôle de l’art.</i></h4>
-
-<p>Il y a dans le livre de Tolstoï une définition — ou
-une explication — de l’art qui n’est pas mauvaise ;
-on peut dire en la prenant pour point de
-départ : L’art est l’expression de la Beauté. — L’Art
-est de la beauté exprimée par une œuvre
-humaine. — Une œuvre d’art est une œuvre où
-l’homme a traduit, au moyen de formes sensibles
-ou intellectuelles, l’idée ou la sensation du
-beau.</p>
-
-<p>On peut dire encore plusieurs choses, toutes
-parfaitement inutiles, quoique justes et vraies ;
-mais on ne peut pas dire :</p>
-
-<p>« L’art constitue un moyen de communion
-entre les hommes s’unissant par les mêmes sentiments, »
-car, cette définition s’appliquerait indifféremment à
-la religion, à la morale, au patriotisme,
-à la science, à toutes les activités qui ont
-une valeur sociale.</p>
-
-<p>L’art a un but particulier et tout à fait égoïste :
-il est son but à lui-même. Il ne se charge volontiers
-d’aucune mission, ni religieuse, ni sociale,
-ni morale. Il est le jeu suprême de l’humanité ;
-il est le signe de l’homme ; il est la marque du
-désintéressement intellectuel. Il affirme le divin ;
-il tend à sortir des contingences ; il se veut libre,
-il se veut inutile, il se veut absurde, c’est-à-dire
-en désaccord avec les forces mêmes de la
-nature qui tiennent l’homme dans une étroite
-servitude.</p>
-
-<p>Si l’on donne à l’art un but de moralité, il
-cesse d’être, puisqu’il cesse d’être inutile. Il est
-impossible qu’une œuvre soit voulue en même
-temps d’art et de moralité ; l’antinomie est
-absolue.</p>
-
-<p>Cependant la tendance des hommes est de
-faire servir à leurs besoins même l’inutile. C’est
-ainsi que l’on attribue à telles œuvres d’art pur
-une signification seconde, surajoutée arbitrairement
-et tellement factice qu’on peut l’ôter, la
-remettre, la changer — comme ces robes des
-idoles espagnoles — sans que l’œuvre ait rien
-perdu de son caractère désintéressé : elle y gagne
-parfois un nouveau sourire d’ironie et de pitié.</p>
-
-<p>Il arrive aussi que tel grand écrivain, comme
-Tolstoï, croyant faire à la fois de l’art et de la
-morale, a fait de l’art pur, malgré son désir et
-malgré sa volonté. Cela est rare et les hommes
-de génie eux-mêmes sont punis, le plus souvent,
-et réduits à la médiocrité, quand ils ont voulu
-se servir de l’art, au lieu de le servir. Je ne
-demande pas que, dans le désarroi futur, on
-respecte ce refuge suprême. Si tous les sanctuaires
-doivent être détruits, celui-là ne sera
-pas épargné et il est très probable que les prochaines
-civilisations, entièrement utilitaires, matérialistes,
-scientifiques et morales, se soucieront
-peu de jouer à faire des tableaux, des
-poèmes ou des dômes. Si elles admettent encore
-une sorte d’art, cela sera de l’art « social », — pour
-que l’art soit nié sous son propre nom.</p>
-
-<p>Ainsi Tolstoï, dont les paroles m’épouvantent,
-aura raison dans l’avenir, — à moins que
-l’avenir échappe aux constructeurs de sociétés, à
-moins qu’il ne ressemble, tout bonnement, et au
-présent et au passé.</p>
-
-<p class="date">1899.</p>
-
-
-<h4 id="p4ch3f5">V<br />
-LE MARBRE ET LA CHAIR</h4>
-
-<p class="sign"><i>Au maître Rodin.</i></p>
-
-<p>Un atelier de sculpture affirme la supériorité
-de l’art sur la vie, combien la chair est triste
-près de la joie lumineuse des marbres, modeste
-près de la gloire des bronzes. A première vue,
-l’impression du nu féminin parmi le nu marmoréen
-est plutôt pénible ; on est contrarié par le
-ton de la peau, ce mélange de rose et de jaune,
-par la mobilité de la face et des muscles de tout
-le corps, brisé souvent en une attitude sans
-grâce, par les cheveux, par d’autres ombres, par
-l’absence de calme et de lignes fixes et, aussi,
-par ce que l’on sent de fugitif, de personnel, en
-l’académie correcte de cet être qui s’érige bêtement,
-nu et ennuyé, sur une table.</p>
-
-<p>C’est bien vraiment là que l’on comprend à
-quel point existe peu, en soi, la beauté individuelle
-et extérieure, à quel point une créature
-quelconque, pierre ou arbre, bête ou homme,
-est incapable de se réaliser par ses seuls moyens
-naturels, ses seuls moyens de vie : en somme,
-elle n’arrive à la réalité qu’après avoir été manipulée,
-recréée, évoquée par l’Art ou par le Désir
-(qu’on peut ainsi appeler l’Amour).</p>
-
-<p>Ces petits modèles que l’on voit partout, multicolores
-dans les rues, unicolores dans les ateliers,
-ces petites Italiennes sont fort insignifiantes,
-d’un charme médiocre, guère jolies et
-souvent lourdes en leur sérieux de madones :
-mais qu’elles soient désirées par l’Artiste ou
-désirées par l’Amant, et les voilà égales peut-être
-aux plus hautes divinités.</p>
-
-<p>La matière, telle que créée ou telle que née, est
-essentiellement amorphe sous une apparence
-formelle, sous l’illusion d’un contour précis, et
-c’est à l’intelligence de lui donner sa forme vraie,
-c’est-à-dire sa destination et sa place dans la
-hiérarchie des œuvres d’art ou d’amour.</p>
-
-<p>De toutes les créatures amorphes, la femme
-(à quelques exceptions près où l’âme mâle s’est
-logée en enveloppe femelle) est idéalement la
-plus malléable et la plus inconsistante, celle qui
-subit le mieux les empreintes, mais aussi celle
-qui les garde le moins profondément : elle ne
-s’épanouit en sa réelle et définitive nature que
-sous la mainmise incessante et impérieuse de la
-Force. La statuaire, où il faut du génie et des
-muscles, de l’intrépidité et de l’endurance, est
-évidemment l’art qui la domine le mieux et la
-réalise le plus sûrement : en pierre, en marbre,
-en bronze, elle est vraiment éternelle, elle est
-vraiment l’indestructible Idée.</p>
-
-<p class="date">1893.</p>
-
-
-<h4 id="p4ch3f6">VI<br />
-SUR LE CHRISTIANISME</h4>
-
-<p>… C’est pourquoi il n’y eut jamais de peuples
-chrétiens. L’Europe, depuis qu’elle a été nominalement
-christianisée, ne vit que des quelques
-gouttes d’élixir païen qu’elle a sauvées de la
-jalousie de ses convertisseurs. On parle d’obscurantisme ;
-il est dans la morale chrétienne et
-non dans un cérémonial et des usages hérités
-de la religion gréco-romaine. Ce cycle néo-chrétien,
-dont on ne peut prévoir la fermeture, est
-navrant. On voit l’humanité s’abrutir toujours
-de plus en plus, à mesure qu’elle s’éloigne du
-romanisme pour essayer de réaliser les chimères
-d’un rêve asiatique. L’heure est chrétienne, et
-elle est sonnée à toute volée par des hommes qui
-se croient anti-chrétiens. Ne soyons pas dupes
-des mots. La théologie s’est sécularisée ; elle
-est parlementaire et électorale. Elle tend à l’action
-politique. Jésus a réfléchi — ceci pourrait
-tenter quelque socialiste — et il s’est dit qu’après
-tout, ce monde vaut bien l’autre et qu’il
-s’y pourrait tailler un royaume. Je ne crois pas
-qu’il réussisse, parce que l’on conçoit difficilement
-une société anti-sociale. Mais plus l’entreprise
-est vaine, plus la bataille sera longue et
-pénible. Il est possible que, s’étant mis, une fois
-pour toutes, l’idée du paradis évangélique dans
-la tête, l’humanité ne veuille plus jamais en démordre.
-Du moins cela durera jusqu’à ce qu’un
-autre grand courant, peut-être tout contraire,
-emporte les hommes vers une autre chimère, une
-autre étoile aussi inaccessible que toutes les
-étoiles.</p>
-
-<p>En ce moment, nous en sommes au point que
-tout ce qui n’est pas chrétien semble obscène.
-On ne peut plus dire que généralement les loups
-mangent les agneaux et que c’est leur devoir de
-loups, sans faire passer dans la foule un frisson
-d’horreur. Il faut mettre ordre à cela et ranger
-le monde sous la houlette de Berquin. On confond
-l’équité, qui est l’ordre, avec la justice, idée
-chrétienne. <i lang="la" xml:lang="la">Justitia</i> pour Cicéron et pour les
-juristes, c’est la loi, l’attribution à chacun de
-ce qui lui est dû ; pour Tertullien, le mot signifie
-douceur, bonté. Nous en sommes à Tertullien.
-C’est une manière de sentir. Elle a sa valeur.
-Seulement ceux qui répètent le <i lang="la" xml:lang="la">beati mites</i>, et
-qui pratiquent l’évangile de la pitié sont destinés
-à devenir les esclaves de ceux qui osent dire :
-ma justice, c’est ma force, et qui le prouvent.
-Ils le sont déjà. Je comprends bien que ceux
-qui sont les faibles veuillent devenir les forts ;
-mais l’inverse me révolte comme une lâcheté.
-Je n’aime pas ces patriciens romains qui
-se rangèrent à la religion des esclaves ; ils
-furent les apostats de leur caste et de leur race.
-En France, dès que les aristocrates militaires
-eurent reçu quelque culture, dès qu’ils comprirent
-le sens des prières chrétiennes, ils refusèrent
-de les prononcer et laissèrent au peuple une
-religion d’humilité. Les orateurs chrétiens du <small>XVII</small><sup>e</sup>
-siècle viennent du peuple ; leur occupation est de
-convertir les grands ; chacun est le saint Remi
-de quelque Clovis. Le grand Condé résista longtemps ;
-un jour, comme Bourdaloue montait en
-chaire, à Saint-Sulpice, il cria : « Silence, voici
-l’ennemi ! » On n’a jamais cité ce mot qu’en
-l’honneur de Bourdaloue. Soit ; mais il établit
-très bien aussi la position d’un Condé devant
-un Jésuite.</p>
-
-<p>Aujourd’hui l’aristocratie intellectuelle se peut
-juger d’après la même pierre de touche. Elle est
-incompatible, je ne dis pas seulement avec la foi,
-avec la sentimentalité chrétienne. Il faut vivre
-plus haut que cela et ne point s’occuper du bonheur
-des autres, alors que l’on dédaigne le sien
-propre. Le christianisme a promulgué une morale
-unique, obligatoire pour tous. Ceux qui
-semblent le plus violents contre le christianisme
-ont le plus grand soin de respecter cette morale ;
-plutôt que de l’alléger, ils la rendraient volontiers
-plus lourde. Il faut être heureux, et c’est l’obéissance
-qui conduit par la main les hommes vers
-le bonheur. Ainsi l’humanité sacrifie tout ce qui
-n’est pas essentiel à l’idéal moyen qu’elle veut
-atteindre. Le premier sacrifice est celui de la
-liberté. Penser selon les ordres d’un directoire
-religieux ou politique, qu’importe au peuple, qui
-ne pense pas ? Se soumettre : qu’importe à une
-masse qui vit déjà dans l’esclavage ? Le choix
-des plaisirs : elle est habituée à les subir. La joie
-de se grandir par un acte difficile : qui comprend
-cela ? Enfin le bonheur moyen écarte tout ce qui
-peut faire moins laide la vie humaine ; et il englobe
-tout ce qui la rabaisse. L’idéal terrestre de
-l’humanité sent la porcherie, comme son idéal
-céleste sentait l’étable. Ni le paradis chrétien ne
-peut convenir à la partie supérieure de l’humanité,
-ni le paradis socialiste. Les hommes dignes
-de ce nom ne connaissent qu’une manière d’exercer
-la vie : par la lutte pour la liberté.</p>
-
-<p>Cependant le monde est chrétien et il se christianise
-tous les jours. Ceux qui se retranchent
-de la communion en avouant leur incroyance
-devront se résigner à une vie inharmonieuse et
-pénible. Les non-conformistes seront de plus en
-plus bafoués et haïs. Leur position va devenir
-plus difficile que ne le fut, sous le règne de la
-foi, la position des incrédules. Il faut déjà ruser
-pour dire sa pensée, quand elle blesse la morale
-chrétienne.</p>
-
-<p>Cependant, à condition de ne prétendre qu’à
-l’approbation du très petit nombre des esprits
-libres, il est encore temps de parler. Si le cercle
-des auditeurs est étroit, la voix est mieux entendue.
-Je relis des pages où M. Victor Brochard
-a eu le courage de montrer<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a> que l’idée de Dieu,
-telle que la philosophie orthodoxe croit la trouver
-chez les Grecs, est une idée purement chrétienne.
-« Jamais, dans la philosophie grecque — la
-chose est hors de doute, — et pas plus chez
-les Stoïciens que chez Platon, l’infini n’a été considéré
-autrement que comme une imperfection,
-un non-être. » Notre Dieu moderne n’est pas le
-produit d’une évolution normale de la pensée humaine ;
-il représente la substitution brutale d’une
-croyance religieuse à une conception philosophique.
-A l’idée religieuse d’un Dieu-volonté se
-joint nécessairement l’idée d’obligation morale.
-Le bien c’est la volonté de Dieu, soit qu’il l’ait
-formulée directement (révélation), soit qu’il l’ait
-inscrite à jamais dans la conscience de chaque
-homme (Kant). « Nombre de moralistes, dit
-M. Brochard, acceptent sans hésiter de définir la
-morale, la science du devoir, et notre esprit moderne
-ne conçoit pas même une morale qui ne
-tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne
-lui formulerait pas certains préceptes auxquels
-il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut bien
-y prendre garde, cette idée est totalement absente
-de la morale ancienne. Elle est si étrangère à
-l’esprit grec que pas plus en grec qu’en latin, il
-n’y a de mot pour l’exprimer. Jamais les anciens
-n’ont conçu l’idéal moral sous la forme
-d’une loi ou d’un commandement. » La morale
-pour les anciens c’est la coutume, l’usage. Leurs
-moralistes donnent des conseils, jamais des ordres.
-Sans doute ils voulaient, eux aussi, aider les
-hommes à trouver le bonheur ; mais cette attitude
-était toute fraternelle. Ils ne mêlaient pas
-l’idée de devoir à la recherche du « souverain
-bien ». Et comme ils ne concevaient pas de devoir,
-ils ignoraient la conscience morale. La vertu
-était donc pour les anciens toute différente
-de ce qu’elle est pour nous. « Au point de vue
-moderne, dit M. Brochard, la vertu est l’habitude
-d’obéir à une loi nettement définie et d’origine
-suprasensible. Au point de vue ancien, elle est
-la possession d’une qualité naturelle. » Les idées
-de libre-arbitre, de responsabilité morale sont
-également ignorées de la philosophie grecque ;
-quant à l’immortalité de l’âme, ce fut une des
-rêveries de Platon, mais elle ne tient pas étroitement
-à sa philosophie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> <i>La Morale ancienne et la morale moderne</i>, dans la <i>Revue
-Philosophique</i> du 1<sup>er</sup> janvier 1901.</p>
-</div>
-<p>En descendant au détail de la morale, on trouverait
-presque toutes nos coutumes en opposition
-avec les coutumes des anciens, tellement le
-christianisme nous a façonnés sans pitié pour
-notre liberté et pour la pureté de notre race. Je
-ne dis pas qu’il faille rejeter définitivement et
-toute la morale chrétienne, et toute la philosophie
-chrétienne ; cela pourrait produire un précipice
-fâcheux et qu’il serait difficile de combler.
-On pourrait cependant écarter, à titre provisoire,
-ces diverses notions, véritables intruses
-dans l’intelligence occidentale. Suivons l’exemple
-du catéchisme qui débute par : « Êtes-vous chrétien ? »
-Ainsi on interrogerait toutes les prescriptions
-morales, tous les dogmes métaphysiques,
-et on les écarterait doucement, après
-s’être bien assuré de leur origine. C’est de l’empirisme ;
-sans doute, mais pour qui ne croit pas
-la vérité, l’empirisme est la seule méthode.
-Que, pendant ce travail des philosophes, les
-hommes continuent à faire semblant de pratiquer
-l’une des formes du christianisme, cela n’a
-aucune importance, pourvu que les mœurs soient
-libres, pourvu que l’intelligence demeure intacte.</p>
-
-<p>On verrait ensuite ce que l’on pourrait reprendre
-parmi l’écart. Non pas l’idée de Dieu,
-sans doute, ni l’impératif catégorique ; peut-être
-entre les plus basses cartes, un peu de cette
-sentimentalité perverse sans laquelle nous ne
-comprendrions plus rien à notre art et à notre
-littérature. Le christianisme n’a pas apporté au
-monde que des mensonges et des poisons. Nietzsche
-l’a trop méprisé. Une religion qui a conquis
-l’humanité, c’est qu’elle s’adaptait au moins
-à certains de ses besoins. Aujourd’hui même,
-on ne voit à lui opposer que des principes qui
-révoltent presque tous les hommes. Aussi l’enquête
-que je propose serait-elle un jeu purement
-philosophique ; elle fournirait quelques flèches à
-la critique, mais peut-être pas une seule arme
-vraie. N’ayant plus de position intellectuelle, le
-christianisme est inaccessible aux arguments
-intellectuels. La raison n’y peut rien ; peut-être
-mourra-t-il un jour empoisonné par la ciguë de
-son triomphe ?…</p>
-
-<p class="date">1901.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="3" class="c"><div>PREMIÈRE PARTIE<br />
-Le Chemin de Velours</div></td></tr>
-<tr><td class="small" colspan="3">LE CHEMIN DE VELOURS</td></tr>
-<tr><td class="r"><div>I.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Les Jésuites et le goût français</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch1">7</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>II.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Origine de ces réflexions</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch2">10</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>III.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Généalogie du Jansénisme</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch3">10</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>IV.</div></td>
-<td class="drap">— <i>La Philosophie des Jésuites</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch4">14</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>V.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Le Péché philosophique</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch5">27</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>VI.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Pascal et la Science</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch6">34</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>VII.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Les Casuistes et la morale expérimentale</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch7">41</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>VIII.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Les péchés de la chair</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch8">46</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>IX.</div></td>
-<td class="drap">— <i>La casuistique du vol</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch9">56</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>X.</div></td>
-<td class="drap">— <i lang="la" xml:lang="la">Pretium stupri</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch10">64</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>XI.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Avortement et stérilité</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch11">67</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>XII.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Le probabilisme</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch12">69</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>XIII.</div></td>
-<td class="drap">— <i>L’Équivoque et la Restriction mentale</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch13">74</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>XIV.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Brève conclusion</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1ch14">81</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="c"><div>DEUXIÈME PARTIE<br />
-Nouvelles dissociations d’idées</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2ch1">85</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2ch2">129</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">VALEUR DE L’INSTRUCTION</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2ch3">163</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">LA FEMME ET LE LANGAGE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2ch4">182</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="c"><div>TROISIÈME PARTIE<br />
-L’Idéalisme</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">PRÉFACE POUR LES III<sup>e</sup> ET IV<sup>e</sup> PARTIES</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p3ch1">209</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">NOTICE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p3ch2">210</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">L’IDÉALISME</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p3ch3">213</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">LE SYMBOLISME</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p3ch4">219</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">L’ART LIBRE ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p3ch5">226</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">CELUI QUI NE COMPREND PAS</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p3ch6">232</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">L’IVRESSE VERBALE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p3ch7">239</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">LE PARACLET DES POÈTES</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p3ch8">242</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="c"><div>QUATRIÈME PARTIE<br />
-Analyses et fragments</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">LE DERNIER DES SAINTS, PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE
-DIEU</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p4ch1">247</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small" colspan="2">LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p4ch2">261</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="small">FRAGMENTS</td></tr>
-<tr><td class="r"><div>I.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Sur la Hiérarchie intellectuelle</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f1">295</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>II.</div></td>
-<td class="drap">— <i>L’Hôpital</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f2">299</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>III.</div></td>
-<td class="drap">— <i>En réponse à cette question : Quel sera
-l’idéal de demain ?</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f3">302</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>IV.</div></td>
-<td class="drap">— <i>En réponse à une question. Sur le rôle
-de l’art</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f4">304</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>V.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Le marbre et la chair</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f5">307</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r"><div>VI.</div></td>
-<td class="drap">— <i>Sur le Christianisme</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f6">309</a></div></td></tr>
-</table>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top6em">Impr. d’Ouvriers Sourds-Muets, Paris.</p>
-
-
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE CHEMIN DE VELOURS</span> ***</div>
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-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
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-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
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-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
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-public support and donations to carry out its mission of
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-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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-</div>
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