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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Le chemin de velours - Nouvelles dissociations d'idées - -Author: Remy de Gourmont - -Release Date: March 13, 2022 [eBook #67620] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team - at https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by The Internet Archive/Canadian - Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHEMIN DE VELOURS *** - - - - - - - REMY DE GOURMONT - - Le - Chemin de Velours - - NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES - - Ni la contradiction n’est marque de fausseté, - ni l’incontradiction n’est marque de vérité. - - Pascal. - - LE CHEMIN DE VELOURS (PASCAL ET LES JÉSUITES) - LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ - LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ - VALEUR DE L’INSTRUCTION - LA FEMME ET LE LANGAGE--L’IDÉALISME - ANALYSES ET FRAGMENTS - - Onzième édition - - - PARIS - MERCVRE DE FRANCE - XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI - - MCMXI - - - - -DU MÊME AUTEUR - - -Roman, Théâtre, Poèmes - -SIXTINE. - -LE PÉLERIN DU SILENCE. Le Fantôme. Le Château singulier. Théâtre muet. -Le Livre des Litanies. Pages retrouvées. - -LES CHEVAUX DE DIOMÈDE. - -D’UN PAYS LOINTAIN. - -LE SONGE D’UNE FEMME. - -LILITH, _suivi de_ THÉODAT. - -UNE NUIT AU LUXEMBOURG. - -UN CŒUR VIRGINAL. Couverture de G. d’Espagnat. - -COULEURS, _suivi de_ CHOSES ANCIENNES. - -HISTOIRES MAGIQUES. - -DIVERTISSEMENTS, _poésies complètes_, 1912. - - -Critique, Littérature - -LE LATIN MYSTIQUE (Étude sur la poésie latine du moyen-âge) (Crès, -éditeur). - -LE LIVRE DES MASQUES (Ier et IIe), gloses et documents sur les écrivains -d’hier et d’aujourd’hui, avec 53 portraits par F. Vallotton. - -LA CULTURE DES IDÉES. - -LE CHEMIN DE VELOURS. _Nouvelles dissociations d’idées_. - -LE PROBLÈME DU STYLE. _Questions d’Art, de Littérature et de Grammaire_. - -PHYSIQUE DE L’AMOUR. _Essai sur l’instinct sexuel_. - -ÉPILOGUES. _Réflexions sur la vie_, 1895-1998; 1899-1901 (2e série); -1902-1904 (3e série); 1905-1912 (volume complémentaire); 4 vol. - -ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, édition revue, corrigée et augmentée. - -PROMENADES LITTÉRAIRES (1re, 2e, 3e, 4e et 5e séries); 5 vol. - -PROMENADES PHILOSOPHIQUES (1re, 2e et 3e séries); 3 vol. - -DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Épilogues_, 4e série, -1905-1907). - -NOUVEAUX DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Épilogues_, 5e -série, 1907-1910). - -DANTE, BÉATRICE ET LA POÉSIE AMOUREUSE. - -PENDANT L’ORAGE. - -LETTRES A L’AMAZONE. - -PENDANT LA GUERRE. - -LETTRES D’UN SATYRE. - -LETTRES A SIXTINE. - - - - -IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: - - -Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. - - - - -_PREMIÈRE PARTIE_ - -LE CHEMIN DE VELOURS - - Il faut bien aviser à ne pas se noier, en voulant secourir ceux - qui se noient. - - BALTASAR GRACIAN, _L’homme de Cour_, CCLXXXV. - - - - -LE CHEMIN DE VELOURS - - -I - -LES JÉSUITES ET LE GOÛT FRANÇAIS.--Les Jésuites ne sont pas au goût -français. L’homme de France, et la femme surtout, veut que ses mœurs -soient régies par une morale sévère, peut-être pour le plaisir d’avoir -l’air de lui désobéir. Sa joie, qui sait se contenter d’apparences, est -surtout de frauder et de braver. Il a l’esprit de contradiction. En -presque tout il se conforme aux préceptes jésuitiques--si ce sont des -préceptes, et particuliers aux Jésuites--mais il se veut idéalement plus -haut que ses mœurs. - -Les Jansénistes non plus ne sont pas au goût français, mais pour des -motifs opposés. C’est que la sévérité de leurs principes trop chrétiens -a une tendance à passer d’emblée, dès qu’on les accepte, à -l’application. Notre amusement n’est pas d’agir, mais d’en avoir la -liberté. La licence dont on se plaint, on crie si l’autorité naïve la -veut réprimer. Ceux qui défendent la religion avec le plus de force ne -mettent jamais les pieds dans une église. La foi corrompt les meilleures -causes. Il n’y a rien de plus odieux que la morale chrétienne défendue -par un croyant. Il faut tout savoir comme si on ne savait rien, et -douter de tout comme si on croyait à tout. - -Au fond de ce caractère, on discerne un sens inné de l’élégance, de ce -que d’Aurevilly et Baudelaire appelaient le dandysme. Il lui plairait -plutôt de paraître vicieux sans vices que vertueux sans vertu. Tartufe, -selon les saisons, vient de Genève ou du Gesù. C’est le type qui nous -choque le plus. Il faut que les passions politiques soient très ardentes -pour que nous consentions à l’élire parmi nous-mêmes. - -L’indignation contre les Jésuites, quand les _Provinciales_ -popularisèrent leur théologie morale, ne fut pas celle de la vertu -contre le vice. Jamais en France on ne se donna longtemps un tel -ridicule. Ce fut celle d’un émancipé contre un tuteur trop indulgent. -Les casuistes prenaient beaucoup de mal pour innocenter des méfaits qui -n’étaient délicieux que par la grâce de l’esprit de contradiction. Les -plaisirs permis sont les plus fades. Don Juan, en passe de recevoir des -compliments sur ses bonnes mœurs, se trouva furieux, tel un mômier -qu’insulte l’allusion à ses fredaines. - -De ce que l’accueil fait aux _Provinciales_ fut presque pareil chez les -Jansénistes et chez les libertins, il n’en faudrait point conclure à une -identité de sentiments intimes dans les deux groupes. Ce qui, pour un -catholique indifférent, n’était que tartuferie inutile et lourde, -blessait Jansénistes et Protestants ainsi qu’un outrage à la morale -éternelle. Pascal, et quoique janséniste, a mis les cas de conscience en -comédie; de Genève on voyait cela tel qu’un drame de douleur et de -scandale. - -Voilà les deux points de vue. La persévérance des Protestants, qui égale -celle de la taupe, a fini par faire prévaloir l’interprétation -calviniste. Les derniers des Jansénistes français, réfugiés dans les -bureaux de la Chambre, répètent encore la plainte indignée de l’auteur -des _Jésuites mis sur l’Eschafaut_. Tous les gens simples et des hommes -sages ont pris au sérieux les crimes de Suarez et de Tamburini, -cependant qu’Escobar acquérait un renom immortel. Mais que vaut cette -réputation? - - -II - -ORIGINE DE CES RÉFLEXIONS.--La plupart des réflexions qu’on va lire sont -antérieures aux polémiques d’aujourd’hui. Elles sont nées au hasard des -lectures et des heures. Il a paru que l’occasion s’offrait assez bonne -de les rédiger, de leur donner une forme. Ce qui n’occupait qu’un esprit -désintéressé de tout, et intéressé à tout, pourra, dans les conjonctures -présentes, amuser les incrédules et révolter les croyants. Il semble -parfois que l’histoire ait été rédigée, en style «grand penser», dans -l’île du docteur Moreau. - - -III - -GÉNÉALOGIE DU JANSÉNISME.--Comme toutes les hérésies, ces actes de foi -paradoxaux et démesurés, le Jansénisme naquit inattendu; c’est-à-dire -qu’aux hérésies comme aux révolutions de la politique ou de l’art il -faut un prétexte. Entre deux partis extrêmes, il y a toujours une -opinion moyenne. On y rencontre, parmi une foule indécise et peureuse, -quelques esprits trop critiques et qu’une passion unique n’incline pas; -mais que la sensibilité de cette foule se trouve soudain blessée et la -raison de cette élite soudain froissée, voilà des équilibres rompus. On -a vu, lors d’une récente affaire, ces tombées brusques de la flèche, qui -font songer aux balances du Dr Crookes impressionnées par l’inconscient. -Le Jansénisme fut une affaire tellement semblable à la nôtre que c’en -est humiliant. Les Jésuites, également innocents de l’une et de l’autre, -pâtirent jadis et naguère. Cependant, la première histoire, bien plus -désintéressée, fut bien plus bête. Il serait impossible de s’y distraire -à cette heure, si elle n’avait fait deux victimes, Pascal et Racine, et -si elle n’était devenue ainsi, au cours des années, l’une des phases les -plus détestables de la longue folie humaine. - -Calviniste, l’aïeul des Arnauld, Antoine, fut touché de la grâce lors de -la Saint-Barthélemy. Il abjura prudemment et mourut, léguant à ses -enfants une foi équivoque où l’amour de Genève le disputait à la crainte -de Rome. Les Arnauld avaient pour ami Duverger de Hauranne, abbé de -Saint-Cyran, et ce Duverger maniait à sa guise l’esprit d’un certain -Hollandais nommé Corneille Jansénius, évêque d’Ypres. Ce pauvre homme, -s’imaginant avoir découvert la véritable doctrine de saint Augustin, -rédigea sa trouvaille en un considérable in-folio nommé _Augustinus_. En -ce temps-là on lisait les livres de théologie; c’était la nourriture de -ces esprits qui aujourd’hui se repaissent avec ardeur de métaphysique -sociale. Rome condamna. Antoine Arnauld approuva. Un brave homme, -Nicolas Cornet, eut pitié des fidèles et voulut leur épargner l’énorme -tome. Par son génie, l’_Augustinus_ fut résumé en cinq propositions, -lesquelles, dépouillées du jargon théologique, se réduisent à cette -incontestable vérité: l’homme n’est pas libre, tous ses actes sont -déterminés. - -Mais il aurait paru un peu hardi de supprimer ainsi toute religion, -toute morale, et telle n’était l’intention, ni de Jansénius, ni -d’Arnauld, ni de leurs maîtres Augustin et Calvin. - -Le déterminisme est tempéré par la grâce. Il y a le bien et le mal. -Livré à lui-même, l’homme suit son penchant, qui l’incline au mal; -secouru par la grâce, il va au bien, avec une égale sûreté. Cette grâce, -dont dépend la vertu et le salut éternel, il n’est pas au pouvoir de -l’homme de lui résister; la grâce est toujours _nécessitante_. - -Cette notion de la grâce n’est pas absurde, si on la réduit à des -proportions humaines, Dieu éliminé. La grâce alors c’est la force, c’est -le talent, c’est le génie, c’est la beauté, l’esprit ou la belle humeur. -La grâce est un fait, Renan employa plusieurs fois ce mot fort à propos. - -Mais, retirant la liberté à l’homme, saint Augustin et ses interprètes -l’avaient laissée à Dieu. On arrivait ainsi à la notion d’un être, -infini et tout puissant, créant expressément des êtres voués à la -douleur éternelle. Nulle illusion n’était laissée aux hommes ni sur -eux-mêmes ni sur le maître de leurs âmes. Tout effort vers le bien était -inutile; une longue vie de dévouement et de foi était nulle devant le -nouveau Baal. Ceux qui devaient être dévorés, Dieu les avait choisis et -marqués de toute éternité. - -Rien ne blesse un homme civilisé comme la négation de son libre arbitre. -La science elle-même échouera à détruire cette notion que l’humanité -juge essentielle. Quand les hommes se croyaient destinés à la vie -éternelle, la question était bien plus importante. Les Jésuites, prenant -le parti de la liberté, ne faisaient que se ranger à l’opinion commune. -Si Pascal n’eût pas fait dévier la polémique vers les cas de conscience -et le casuisme, il était vaincu, malgré qu’il eût beaucoup plus d’esprit -que le P. Nouet. Tout le monde était à peu près d’accord en France pour -admettre que la grâce suffisante n’est refusée à personne, que le Christ -est mort pour tous les hommes et que le ciel est ouvert à toutes les -bonnes volontés. Cette religion modérée est compatible avec la -civilisation; elle peut devenir aimable, si le clergé est fin et doux. A -la porte fermée du calvinisme, les Jésuites avaient depuis longtemps -opposé la porte ouverte et, de la naissance à cette porte bienheureuse, -étendu pour les âmes délicates un beau tapis. La voie douloureuse était -devenue _le chemin de velours_. - - -IV - -LA PHILOSOPHIE DES JÉSUITES.--Elle se résume bien dans le titre de -l’ouvrage du P. de Sarrasa, _l’Art de se tranquilliser dans tous les -événements de la vie_[1]. L’intérieur du tome n’est pas moins édifiant: -«Pour parvenir à une joye constante et durable, il faut faire choix d’un -chemin que l’on puisse faire avec plaisir. Il faut bien se garder de -donner dans des détours et dans des voyes épineuses, qui répandent du -désagrément sur le voyage que l’on doit faire pour arriver au pays de la -joye...» Et il nous sert l’exemple du marin qui, s’il n’a échappé -qu’avec peine à la tempête, se réjouit sans doute d’être arrivé au port, -mais garde en son bonheur présent l’amertume d’un fâcheux souvenir. «De -là je conclus que, pour rendre notre joye durable, nous devons choisir -des moyens auxquels un certain contentement soit attaché[2].» Voilà bien -la philosophie des Jésuites: le chemin de velours. - - [1] On suit l’édition française de Strasbourg, 1752. Sarrasa était un - Espagnol des Flandres, né à Nieuport en 1618. Son livre parut en - 1664, à Anvers, chez Jean Meursius, sous ce vrai titre qui a été - médiocrement traduit: _Ars semper gaudendi_. - - [2] Page 7. - -Sarrasa n’est point sot d’ailleurs. Il sait que tels qui feignent de -fuir les plaisirs ont avec eux des rendez-vous secrets. «Ceux qui de -jour paraissent les plus chastes et les plus remplis de pudeur sont de -nuit, quand personne ne les voit, les plus impudiques et courent après -toutes les voluptés auxquelles le jour n’est pas favorable[3].» Il n’est -dupe de rien, pas même des scrupules de conscience, leur attribuant une -origine purement physique: «Si la mauvaise constitution du sang cause -des scrupules, il faut la rendre plus fluide. C’est par là qu’on ôte la -nourriture aux scrupules. Nous n’avons pas besoin de donner ici les -remèdes qui sont bons à cela. Ce serait empiéter sur les droits de mes -sieurs les médecins.» Il déconseille le jeûne, les mortifications, les -longues veillées de prières. «L’estomac vide, dit-il prestement, cause -dans les scrupuleux le même effet que la bourse vide cause dans les -autres. L’un et l’autre affaiblit l’âme et dérange l’imagination[4].» -Sarrasa sait qu’une bonne conscience accompagne nécessairement une bonne -santé. Ce Jésuite s’intéresserait aujourd’hui à la psychophysiologie. Il -aurait suivi le cours de M. Ribot au collège de France. - - [3] Page 228. - - [4] Page 369. - -C’est d’ailleurs un médiocre. Il n’en est peut-être que plus -représentatif. On ne verrait pas bien au contraire par quel moyen -rattacher Baltasar Gracian à l’esprit jésuite, s’il n’avait, lui aussi, -étendu sous nos pieds un tapis fleuri et doux. Voyez cet art de jouir de -la vie ramassé en quelques lignes: - -«_Ne point vivre à la haste._--Savoir partager son temps, c’est savoir -jouir de la vie. Il reste beaucoup de vie à plusieurs, mais la félicité -de la vie leur manque. Ils gaspillent les plaisirs (car ils n’en -jouissent pas), et quand ils ont été bien avant, ils voudraient pouvoir -retourner en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui ajoutent à -la course précipitée du temps l’impétuosité de leur esprit. Ils -voudraient dévorer en un jour ce qu’ils pourraient à peine digérer en -toute leur vie. Ils vivent dans les plaisirs comme gens qui les veulent -tous goûter par avance. Ils mangent les années à venir, et comme ils -font tout à la haste, ils ont bientôt tout fait. Le désir même de savoir -doit être modéré pour ne pas savoir imparfaitement les choses. Il y a -plus de jours que de prospérité. Haste-toi de faire et jouis à loisir. -Les affaires valent mieux faites qu’à faire et le contentement qui dure -est meilleur que celui qui finit[5].» - - [5] _L’Homme de Cour_, traduction Amelot de la Houssaye, maxime - CLXXIV.--Il n’y a pas d’ouvrage de Baltasar Gracian ainsi appelé. - Amelot a réuni sous ce titre les maximes de l’_Oraculo Manual y Arte - de Prudencia_ à quelques fragments du _Heroe_ et du _Discreto_. - -Ce fragment appartient bien à la philosophie des Jésuites. Baltasar -Gracian est un grand écrivain, quelque chose peut-être comme le -Machiavel de la vie pratique. Il abonde en maximes serrées, nettes, -tranchantes: - -«Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur. - -«Il n’y a pas de plus grande seigneurie que celle de soi-même.» - -Il est dur, hautain, ironique. Voici quelque chose de si fort qu’on ose -à peine le transcrire, en un temps sentimental: - -«_Connaître les gens heureux, pour s’en servir, et les malheureux pour -s’en écarter._--D’ordinaire le malheur est un effet de la folie: et il -n’y a point de contagion plus dangereuse que celle des malheureux. Il ne -faut jamais ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient toujours -d’autres après, et même de plus grands, qui sont en embuscade. La vraie -science au jeu est de savoir _écarter_. La plus basse de la couleur qui -tourne vaut mieux que la plus haute de la partie précédente.» - -Voilà, semble-t-il, un excellent commentaire du _gloria victis_, cette -imprudente devise des chrétiens, des lâches et des maladroits. L’école -de ce jésuite est celle de la dignité et de la force. Il est donc -prudent de ne pas insister,--ne fût-ce que pour suivre mieux son -précepte. - -L’ordre des Jésuites a compté beaucoup d’hommes remarquables, et peu de -grands hommes. Cela se comprend. Quand ils ont paru, le génie n’était -plus religieux. Les trois maîtres de l’intelligence au XVIe siècle -évoluent au-dessus de la religion. Ni Érasme, ni Rabelais, ni Montaigne -ne prirent parti dans les querelles de la Réforme. Cela se passait sous -leurs pieds, comme dans les galeries d’une fourmilière. Hommes de foi et -rien de plus, Luther et Calvin avaient les cervelles de leur état, -cervelle de moine, cervelle de curé. La plupart des Jésuites ont des -cervelles de curé; il serait sot de s’en étonner. Ce sont des prêtres -plus avisés que le vulgaire clerc, mais prêtres avant tout et bornés par -leur croyance. Leur épanouissement est au XVIIe siècle. Ils sont partout -et fleurissent partout. A Pascal qui les calomnie s’oppose, en Espagne, -Gracian qui les illustre. Aucun Janséniste de bataille, Pascal excepté, -n’est supérieur aux polémistes de la compagnie. Mais les grands esprits -manquent ici et là: Descartes n’avait pas d’opinion sur la grâce. - -Le Jésuite est un être optimiste de sa nature. Son but est le bonheur. -Il y croit et le veut, non pas seulement après la mort, mais aujourd’hui -même. Ce bonheur, qu’il poursuit et qu’il atteint, est le bonheur -passif: n’avoir plus de volonté. De là l’obéissance. - -Mais ceci n’est pas nouveau. Depuis qu’il y a des sectes, le sectateur -est un être d’obéissance. La constitution de tous les moines et frères -d’Orient et d’Occident est fondée sur l’obéissance. Ni le sectateur ni -le moine cependant ne sont des passifs. Le moine est souvent un révolté; -l’orgueil le travaille; il souffre de ses liens plus que de ses -privations. Il y eut des schismes de Franciscains, du vivant même de -saint François; tous les grands ordres religieux se sont coupés en -groupes rivaux; seuls les Jésuites sont restés unis et uniques. C’est -qu’ils ont su transformer la vieille obéissance monacale et trouvé la -volupté suprême là où les autres n’avaient senti que les nœuds de la -corde. Le point capital de la psychologie du Jésuite est là. - -L’homme se figure être libre et tire de cette illusion de la joie et de -la fierté. - -Cependant tous nos actes, quelle qu’en soit l’apparence, sont des actes -d’obéissance. Le motif le plus fort l’emporte toujours. Des philosophes -se sont imaginé que nous pouvions créer des motifs. Si c’est _ex -nihilo_, rien de plus absurde; si ces motifs sont des combinaisons de -motifs préexistants au moment de la décision, la règle générale leur est -applicable. Dans la combinaison où entrent des motifs de diverses -natures, les motifs homogènes se grouperont nécessairement pour former -des principes déterminants. Qu’il soit une somme, qu’il soit une unité, -que les poids soient d’un bloc ou en poudre, le plateau qu’il écrase -cède. Il détermine parce qu’il doit déterminer. Il se fait obéir parce -qu’il est le plus fort. Toute la psychologie se réduit au principe -d’identité et tous les raisonnements à la formule: a = a. - -Nous n’avons donc pas besoin de prononcer de vœux pour vivre dans -l’obéissance. C’est notre état naturel. Mais celui même qui n’est pas -dupe de l’illusion générale est dupe de l’illusion personnelle. Il est -rare que l’acte soit déterminé instantanément, sans conflit; qu’il y ait -un seul motif, ou, parmi d’autres, un motif assez puissant pour écraser -aussitôt tous les autres, assez éclatant pour les éclipser dans la -seconde. Les conflits sont la règle; tant qu’ils durent, nous jouissons -de l’angoisse et du plaisir, selon les tempéraments, d’avoir à prendre -une décision. L’angoisse est sans doute un signe de dégénérescence; le -plaisir, un signe de santé. Il n’y a pas de cas de conscience pour un -esprit normal, ni d’idée de devoir, ni de remords, autant de tares ou de -fêlures. Plus la décision se fait attendre, plus l’état devient -désagréable et plus l’esprit est malsain: mais aussi plus est vive -l’illusion de la liberté. L’idée du libre arbitre est essentiellement -une idée de malade. Une intelligence bien portante n’a pas le temps de -tirer du conflit une telle conclusion; c’est la besogne des -valétudinaires. - -Cela, nous le sommes tous plus ou moins; et les moins malades vivent -encore malaises, opprimés par une religion étrangère à leur race. Tous -les efforts des Européens pour adapter à leur organisme les dogmes -chrétiens ont été inutiles. Même sous la forme romaine, la moins -dangereuse, ils restent un obstacle à la force, c’est-à-dire à la beauté -de la vie. Le christianisme est une machine à donner des remords, parce -que c’est une machine à diminuer la souplesse et à refréner la -spontanéité des réactions vitales. On peut parler objectivement du -christianisme, puisque c’est une des religions qui sont pratiquées par -des races étrangères à leur naissance. Et c’est même la seule qui, -rejetée comme impraticable par ses créateurs, ait en même temps trouvé -du crédit dans le monde. Quel triomphe pour les Juifs d’avoir forgé pour -la multitude des Philistins un pareil instrument de dégénérescence! Il -est vrai qu’ils ne le firent pas exprès; mais les grandes choses ne sont -jamais le fruit de la volonté consciente. L’invention, fort curieuse, et -qui a réussi, doit donc rester à leur honneur. - -Partout où les Protestants ont eu le dessous en Europe dans leurs -tentatives de réaction évangélique, ils se sont réclamés de ce qu’ils -nomment la tolérance. Leur argument est que la religion serait un fait -de conscience. Son domaine serait l’intimité. On croit comme on aime et -l’homme n’est point coupable des mouvements de son cœur. Cette -déclaration peut être vraie, relativement à notre état sentimental; mais -si l’on cherchait une preuve de la fausseté, c’est-à-dire de l’illogisme -du christianisme, elle la fournirait par la même occasion. Loin -d’appartenir au domaine de la conscience, la vraie religion est un fait -purement social, purement extérieur. Les processions, les chants, les -jonchées de fleurs, tout ce qui est fête, joie et prodigalité, voilà les -formes de la religion normale. Le reste est plaisir morose et -passe-temps de malade. La prière même doit être publique et sa -manifestation la plus saine est le don et l’ex-voto. Quand une religion -est professée par la race qui la créa, elle est sociale au même degré -que toutes les autres coutumes; elle ne compte pas plus d’hérétiques que -n’en comptent les usages nuptiaux ou mortuaires. Mais si c’est un apport -de conquérants ou de missionnaires, tôt ou tard les hérédités soumises -se révoltent. Ce n’est pas la conscience, c’est la chair qui regimbe, -sur les bords de la Seine, contre un dogmatisme venu de Jérusalem. A la -moindre défaillance du clergé le rire gagne les fidèles, ou la colère; -on se demande les uns aux autres: Pourquoi? Des espérances -particulières, douteuses ou timorées, donnent naissance à toutes sortes -de petites hérésies; la religion intérieure est créée, et inaugurée la -période de dissolution religieuse. - -En devenant intérieure et individuelle, la religion suscite dans les -esprits une inquiétude particulière, le scrupule. Toute maladie appelle -des spécialistes. Quand il porte sur la croyance, le scrupule est soigné -par le théologien; quand il s’attaque aux actes, on a recours au -casuiste. Les Jésuites surgirent au bon moment pour devenir les médecins -et les chirurgiens de la maladie religieuse. - -Mais ces médecins se recrutaient parmi les hommes les plus malades, les -plus hésitants et les plus scrupuleux, les plus religieux. Avant de -soigner les autres, ils avaient besoin d’un remède énergique. Ignace de -Loyola vint et leur offrit l’obéissance passive, le _perinde ac -cadaver_. Ce philtre sauva des milliers d’hommes valeureux auxquels il -ne manquait pour agir que l’impulsion d’une volonté. Témoins de la lutte -que se livraient en eux-mêmes des motifs contradictoires, ils se -sentaient impuissants à susciter un vainqueur. En abdiquant ce soin, en -acceptant comme principe un mobile extérieur à leur conscience, n’ayant -plus qu’à obéir sans scrupule, les scrupuleux furent des hommes -d’action. - -Quel homme extraordinaire que ce Loyola, quel créateur d’énergie, et -quel génie psychologique! Nul avant lui n’a compris, et nul peut-être -depuis, que ce qui fait la faiblesse de l’homme, c’est sa volonté -propre. Un homme sans volonté, s’il est bien portant et de moyenne -intelligence, est apte à presque toutes les besognes, à presque tous les -emplois. Dans une race, tous les individus sont égaux comme instruments, -et les plus mauvais sont encore capables d’un bon service. La tare est -la conscience qui crée l’indécision, la paresse, la gaucherie, et qui -altère la volonté. Or, une volonté malade rend l’homme impropre à -l’action et en fait un être dangereux pour soi et pour autrui. La -conscience ôtée, tous les hommes seraient utilisables, comme les -chevaux, comme les chiens ou les rennes. Mais l’état d’homme est lié à -l’existence de la conscience. L’homme est un animal qui a le privilège -de se regarder agir; et plus il est ancien dans la civilisation, plus il -est cultivé, plus il se regarde avec complaisance. Il semble aussi que -l’intelligence, qui est fort variable, se maintienne dans un certain -rapport avec la conscience psychologique, qui est également variable. Il -ne s’agit donc pas d’abolir la conscience, ce qui d’ailleurs est -impossible, mais d’éluder sa mauvaise influence. La conscience contamine -la volonté, principe ou avant-coureur de l’acte; on amputera la volonté -propre pour greffer à sa place, dans la série, une volonté extérieure. - -Un homme nouveau est créé. - -Quel est son état? Nous pouvons l’apprécier sans avoir vécu sous la -domination du vœu d’obéissance. Il n’est aucun homme, si puissant qu’il -soit, ou si volontaire, qui ne l’ait éprouvé parfois. Que l’on songe à -la sensation des premières heures de chemin de fer lors d’un voyage -entrepris sans soucis, par caprice. La volonté est abolie par le fait -même de son inutilité provisoire, aucun acte n’étant permis; n’ayant -aucun conflit à surveiller, la conscience sommeille: le plaisir que nous -goûtons alors est évidemment celui que nous donne l’absence de -responsabilité dans le mouvement. Ce plaisir est pour beaucoup dans le -goût des voyages; il pousse même aux voyages factices, dont les chevaux -de bois sont le type. Agir et vivre dans le désintéressement de celui -qui n’agit pas, c’est peut-être le bonheur parfait. - -On s’étonne qu’il y ait en France cinquante ou soixante mille religieux. -Si peu, cela prouve la force de résistance de la race et sa jeunesse. Au -Thibet et en Mongolie, la moitié des hommes sont religieux; il y a des -monastères de six et huit mille moines. Nul opium n’est comparable au -vœu d’obéissance; nul esclavage d’amour heureux ne donne une pareille -béatitude. - -Mais le Jésuite n’est ni un moine bouddhiste, ni même un Chartreux; le -Jésuite est un homme d’action. Sa volupté n’est pas celle du fumeur -d’opium; elle n’est pas non plus celle du passager, ni celle du voyageur -souriant au paysage; c’est plutôt celle du soldat de carrière et de -goût, d’un soldat qui serait doux, fin, souriant, ferme à son devoir, -d’obéissance passive, joyeuse et discrète. - -Pour marcher sans glisser sur le chemin de velours, il faut s’être -libéré les épaules du fardeau de la volonté. - - -V - -LE PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE.--Il ne faut jamais s’attendre à trouver un génie -complet, un dieu. L’homme est un homme, c’est-à-dire un animal dont la -seule supériorité sur les autres animaux est la diversité des aptitudes. -Cette supériorité fait supposer qu’il y aura des contradictions. Le -génie augmente une aptitude, dessèche les autres. Pascal, génie de -science, de rigidité, de raisonnement, de clairvoyance logique, devient, -s’il aborde la théologie, construction de subtilité, le plus morose des -fanatiques. Sa théologie s’enchaîne comme la géométrie. Le malheureux, -dans la droiture de sa logique, traite selon les principes d’Euclide une -matière variable, obscure, modelée sur la psychologie instable des -hommes. - -A ses coups de boutoir, le Jésuite biaise. Comment ferait-il? Il est en -l’air, mal appuyé, mal en défense, armé d’une épée de hasard,--contre un -adversaire emmuré dans la cotte de mailles du syllogisme, ferme sur ses -étriers, mobile, porté çà et là soudain par la fougue de son cheval, -Mauvaise-Foi, et pointant Donc, sa lance de douze coudées. - -Mettons que Pascal s’amuse. Il joue au chat et à la souris. A chaque -partie de jeu, il croque un Jésuite, pour finir. Il le croque, si nous -le permettons. Je crois bien qu’il en est des _Provinciales_ comme de la -plupart des anciens livres célèbres; on les admire de confiance et on -s’y amuse par prétérition. - -«Nous soutenons donc, dit le Jésuite (IVe Lettre), comme un principe -indubitable «qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous -donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal, qui y est, et -une inspiration qui nous excite à l’éviter.» M’entendez-vous maintenant? - -«Étonné d’un tel discours...» C’est Pascal qui reprend, mais c’est nous -qui sommes étonnés, car la sentence du Jésuite est des plus nobles et -des plus humaines. Elle équivaut à dire que, pour être coupable, il faut -avoir agi avec discernement, avec la conscience de violer une loi -morale, une loi divine, une loi civile. Mais Pascal pense en géomètre; -il sépare l’acte de l’acteur, juge que, tracé de travers par un aveugle -ou par un voyant, le cercle n’en est pas moins déformé. Il faut refaire -la figure, mais d’abord couper la main malhabile, afin de parer à de -futures erreurs. - -Cette quatrième _Provinciale_, si elle n’était lugubre, serait bête -comme une parade de Tabarin. Quelle humiliation pour l’esprit humain de -voir un Pascal tombé si bas que d’être obligé, pour triompher, -d’imaginer un adversaire stupide! Mais le Jésuite obtus, qui tremble -sous la grande lance, dès qu’il parle, on est de son avis. Il ne croit -pas, cet homme simple, que le Dieu qu’il sert veuille condamner les -coupables sans les entendre, ni qu’il y ait des coupables là où il y a -des ignorants et des pauvres d’esprit. - -Qu’elle est démodée, cette ironie chrétienne des _Provinciales_! Par -exemple (Lettre IVe): - -«Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi les gens! Les autres -apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles; mais vous -montrez que celles qu’on aurait crues le plus désespérément malades se -portent bien. O la bonne voie pour être heureux en ce monde et en -l’autre! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus qu’on -pensait moins à Dieu; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une -fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures -pour l’avenir.» - -Otez l’ironie, et ce morceau est parfait. Mais ôter l’ironie, c’est -prendre l’envers de la pensée de Pascal. On obtient du Nietzsche: - -«Quand on a pu gagner une fois sur soi de ne plus penser du tout à Dieu, -toutes choses deviennent pures pour l’avenir.» Ainsi parlait -Zarathoustra. - -Le péché par ignorance, atténué ou effacé, c’est ce que l’on a raillé -longtemps sous le nom de «péché philosophique». Les ennemis des Jésuites -y trouvent encore un bon prétexte à d’hypocrites indignations; cependant -que, reprenant les principes méprisés de Suarez et d’Escobar, ils -donnent à l’ignorance invincible le nom plus nouveau et moins pur -d’irresponsabilité. - -Transporté dans le domaine des codes, le péché philosophique n’est autre -chose que le crime ou le délit perpétré avec inconscience ou -demi-conscience. - -Les Jésuites ne croyaient guère à la responsabilité du pécheur; pas plus -que le philosophe d’aujourd’hui ne croit à la responsabilité du -criminel. Mais le théologien pouvait excuser le pécheur et l’absoudre, -ce que le philosophe ne peut conseiller à la loi envers le criminel. Les -conclusions diffèrent; les principes sont les mêmes. - -Il serait bien étonnant que, pendant deux ou trois siècles, des -centaines d’hommes d’étude eussent remué toute la psychologie du pécheur -sans en tirer quelques idées neuves et justes. Les Jésuites ont fait en -ce domaine beaucoup de petites découvertes. Une des meilleures fut -précisément celle de l’ignorance invincible. Établir l’irresponsabilité -morale de l’homme, à l’heure même où l’on donnait une volonté aux bêtes, -où les fables propageaient la vieille légende de leur supériorité, à -l’heure où l’on faisait encore des procès criminels aux animaux -nuisibles, excommuniés par les évêques, proclamer qu’en beaucoup de cas -il peut y avoir péché ou délit sans coupable, ce fut un acte d’audace -intellectuelle et de probité scientifique. - -L’axiome théologique du P. de Rhodez «que le péché ne saurait être plus -grand que la conscience ne le dicte», ce serait peut-être un bon point -de départ pour une discussion philosophique sur la Loi. On arriverait, -il semble, à cette conclusion, que, loin de proclamer tous les hommes -égaux devant elle, il faudrait dire: «Les hommes sont inégalement -responsables devant la loi.» C’est d’ailleurs le principe des -circonstances atténuantes, de l’excuse, de la loi de sursis. Mais les -Jésuites allaient bien plus loin, jusqu’à dire que la loi morale doit se -désintéresser des cas inguérissables, des consciences invinciblement -obscures. Comme ils partent de l’observation, de l’examen critique de la -vie, ils ne se trompent presque jamais. Ceux qui parlent de la loi, de -l’impératif, de l’absolu, les aprioristes en un mot, se trompent presque -toujours et si leur dogme coïncide avec la réalité, c’est par hasard, et -parce que tout arrive. - -La multiplicité des cas de conscience discutés par les casuistes montre -clairement qu’à leur idée il y a autant de morales que d’individus ou du -moins que de groupes de caractères ou de tempéraments. La morale -vulgaire, chrétienne (puisqu’il n’en est pas d’autre), est un frein que -l’on serre indifféremment aux montées et aux descentes. Quelques-uns -s’en trouvent assurés; d’autres paralysés. Les victimes du vice ne sont -peut-être pas plus nombreuses que les victimes de la vertu. Mais cette -idée de vertu, quelle bulle! N’est-il pas clair qu’un accès de colère -serait pour un flegmatique un acte de vertu, c’est-à-dire de réaction, -et pareillement un acte de débauche, pour un frigide? Et tout au -contraire la tempérance sera l’effort et la vertu des fougueux, mais des -fougueux seuls. Voilà le double point de vue, avec ses nuances et -combinaisons comme à une rose des vents, pour regarder les actes humains -et en juger. La morale abstraite est rétrograde; elle rejette les hommes -d’aujourd’hui vers l’imitation d’un caractère ancien. Parce qu’un -charpentier de Judée, tout de rêves et de paroles, fuyait les femmes ou -ne les voulait que servantes, on a imaginé que l’amour est un crime; et -parce qu’il vivait en parasite, que l’argent est mauvais; et parce qu’il -était humble d’origine, que l’orgueil de race et de famille est -ridicule; et ainsi, il y a les sept péchés capitaux que d’autres -appellent maintenant les sept vertus théologales, et réciproquement. -Mais il ne faut pas créer par esprit de contradiction un absolu -antinomique à l’absolu chrétien. Il n’y a que des accidents. Il y a des -cas de conscience; il n’y a pas de morale; il a des maladies, et -quelques remèdes. - - -VI - -PASCAL ET LA SCIENCE.--Pascal n’était pas destiné à la dévotion. Mais -dès qu’il y fut entré, sa logique le poussa aux extrêmes. «Sa sœur, dit -Tallemant, religieuse à Port-Royal de Paris, lui donna de la familiarité -avec les Jansénistes: il le devint lui-même.» Comme Pascal, Jacqueline -était une précoce. Dès douze ans elle faisait des vers; elle jouait la -comédie, et très fûtée. _Le Prince déguisé_, de Scudéry, où elle brilla -devant Richelieu, lui valut la grâce de son père. Le cardinal la prit -sur ses genoux, lui disant: «Tu es trop aimable, on ne peut rien te -refuser.» Pascal avait alors onze ans. Euclide allait lui tomber sous la -main. Il lut et il comprit. C’est là le miracle; mais il ne découvrit -pas la géométrie, comme l’enseigne la légende. Le Pailleur, qui reçut la -confidence de la stupeur d’Étienne Pascal, était mathématicien et -débauché, homme intègre d’ailleurs. On voit le milieu. Il est honnête -sans rigidité. - -Les Arnauld étaient plus singuliers. Robert, M. d’Andilly, était -médiocre en tout, sauf en amour. Sa femme a conté leurs nuits, d’où -Tallemant suppose qu’elle n’a pu les conter qu’à un galant: «Cet homme -(M. d’Andilly) était un des plus grands abatteurs de bois qu’on pût -trouver, mais il faisait cela de la façon la plus incommode du monde. Il -la poussait la nuit, «_Cataut! Cataut!_», la réveillait en lui disant: -«C’est pour l’acquit de ma conscience.» Puis, avant que d’en venir plus -avant, il faisait une prière à Dieu, pour sanctifier l’œuvre de la -chair, et cela le prenait quelquefois six ou sept fois en une nuit[6].» -La pauvre femme en mourut. M. d’Andilly, empêché de courir par ses -principes religieux, devint «frôleur»; «il allait voir les femmes et les -embrassait charitablement un gros quart d’heure.» Il était brusque et -même brutal, donnait des coups de poing en parlant. Voilà un des -fondateurs du Jansénisme. Il se jeta à la macération par terreur de -l’enfer. - - [6] TALLEMANT, 2e édit. de Monmerqué, IV, 68. - -Antoine, dont le surnom qui en fait le Grand Arnauld semble une -dérision, avait une tête scolastique. C’était un fort disputeur; tout -lui était bon: la logique, la grammaire, la théologie, la philosophie, -la science, la galanterie. Il attaqua en même temps les Jésuites et les -Protestants; mais sa grande haine était pour les novateurs. La science -l’importunait. Après avoir vilipendé Descartes, Huygens et Malebranche, -il s’attaqua à Pascal, mais par la douceur. Il tendit des filets -onctueux. Pascal englué, il le travailla, l’amollit, lui enleva sa foi -en l’intelligence et sa confiance dans la volonté. Tout aux mains -d’Arnauld et de Dieu, Pascal en arriva à se reprocher comme du temps -perdu les rares instants que, dans une poussée de son génie, il donnait -encore à la science! Le Jansénisme ne serait qu’un accident dans -l’histoire des aberrations humaines s’il n’avait dévoré une si belle -proie. Mais cela compte d’avoir réduit à l’état de diseur de chapelets -le plus bel esprit scientifique du XVIIe siècle. Cette victoire ne -permet pas qu’on oublie Port-Royal. - -Comme il faut du ridicule au début de toutes les hérésies; comme, pour -décider Luther, il faut qu’il entende un prêtre romain travestir à -l’autel les paroles de la consécration et dire: _Panis es et panis -manebis_, il faut, pour déterminer le jansénisme, la vue de la trop -belle gorge de Mme de Guéméné. Tallemant en fait le conte: «Voici -l’origine de cette secte, qu’on appelle les Jansénistes, et qui fait -aujourd’hui tant de bruit. La marquise de Sablé dit un jour à la -princesse de Guéméné: «qu’aller au bal, avoir la gorge découverte et -communier souvent ne s’accordent guère bien ensemble;» et la princesse -lui avant répondu que son directeur, le P. Nouet, jésuite, le trouvait -bon, la marquise la pria de lui faire mettre cela par écrit, après lui -avoir promis de ne le montrer à personne. L’autre lui apporta cet écrit; -mais la marquise le montra à Arnauld, qui fit sur cela le livre de _la -Fréquente Communion_.» Voilà l’homme qui mania Pascal; il avait de -l’adresse et ce génie du polémiste de profiter de toute occasion. - -Pour lire _les Pensées_ avec toute la douleur qu’elles exigent, il faut -regarder Pascal au fond d’une basse-fosse. La foi le mure mieux que des -pierres et le détient mieux que des chaînes; la foi lui cache le jour, -lui refuse l’air. Il devient à moitié fou; la terre s’ouvre devant lui -et il voit sortir de la fente des flammes et des diables. Les amulettes -vulgaires de l’Église ne lui suffisent pas; il lui en faut de -particulières pour rassurer son tremblement. Arnauld, avec la bêtise du -fanatique, juge que son œuvre est bonne, et sourit. Pascal subit ce -sourire; il l’aime; c’est sa seule lumière. Sous cet encouragement, il -tente une apologie du christianisme. On croit trouver dans _les -Pensées_, à côté des raisons du chrétien, les traces d’une raison très -libre. C’est une illusion. Tout ce qui supporte cette interprétation -n’est qu’objection provisoire ou ironie. Pas une ligne, si l’on veut -respecter le Pascal chrétien, ne doit se retourner contre la citadelle -qu’il défend. Tout ce qui est demeuré de l’apologie interrompue attaque -le libre examen, la liberté, la nature, la science. En lisant, -souvenez-vous que celui qui a écrit votre lecture croyait sans -défaillance à Dieu, à l’âme, à l’enfer, au ciel, à la prédestination, à -l’inutilité des œuvres, à la grâce nécessitante. S’il vous dit: «Vérité -en deçà des Pyrénées, erreur au delà,» il n’allègue que les vérités -humaines qu’il méprise et qui ne sont pour lui que des erreurs; car il -croit à la Vérité, à l’absolu, à la prédestination, au ciel et à -l’enfer. Ce n’est pas un homme qui se construit des preuves en rempart -contre les assauts du doute. Il est assuré, il a la foi. Sa seule -inquiétude, c’est de savoir s’il a la grâce; s’il avait la grâce, tout -lui serait égal, parce que la grâce, dès qu’elle est, elle est toujours -nécessitante. - -Mais s’il était permis de repousser le registre de l’ironie, de -transposer, selon le mode naturel, ces profondes mélodies -philosophiques! S’il était permis de considérer les objections comme des -aveux de l’inconscient! Et enfin, si l’on osait rejeter de ces pages -tout le dogme et tout l’amour, toutes ces effusions qui montent vers -rien, toute cette théologie qui tourne en procession autour du néant! -Une telle œuvre ne serait plus l’œuvre du Pascal chrétien, du prisonnier -d’Arnauld. Peut-être serait-elle l’œuvre du Pascal vrai, du fils sévère -de Montaigne, du frère intellectuel de Descartes? On a imaginé un -recueil arbitraire qui s’appelle _Montaigne chrétien_. Cela nous paraît -bouffon, parce que Montaigne n’était pas chrétien, et aussi parce que le -christianisme ne manque vraiment pas d’apologistes. Un Pascal philosophe -serait moins absurde, parce que _les Pensées_ sont l’œuvre d’un -converti, d’un déchu, et que l’on peut supposer sous la couche -chrétienne un granit originel. Décrépir _les Pensées_, ce serait -peut-être ôter le badigeon qui recouvre des pierres sculptées. On -verrait ce que Pascal aurait pensé si, au lieu de se retirer à -Port-Royal, il avait été rejoindre Descartes en Hollande. - -La conversion de Pascal ne fut pas un calcul. Il montra toujours une -grande droiture, même dans _les Provinciales_, dont les mensonges sont -imputables aux seuls Jansénistes. Le P. Daniel l’a reconnu volontiers[7] -et les manuscrits de Tallemant sont venus confirmer le fait[8]: «Ces -Messieurs de Port-Royal lui donnaient la matière et il la disposait à sa -fantaisie.» Si cela avait été un calcul, il n’aurait pas été mauvais, au -point de vue du monde. La conversion de Pascal tourmenta son génie et -augmenta sa réputation. Les Jansénistes, sûrs qu’il leur appartenait et -qu’il ne recommencerait pas, vantèrent sa précocité jusqu’au ridicule. -L’histoire de l’invention de la géométrie faisait rire ceux qui savent -ce que c’est que la géométrie. Descartes lui contestait la découverte de -la pesanteur de l’air, assurant que l’expérience du Puy-de-Dôme n’avait -été faite que sur ses propres indications et à sa prière. Port-Royal -soigna la gloire de son protégé et c’est peut-être à cause de Pascal -qu’Arnauld imagina de quereller Descartes. C’était l’enfant d’adoption -d’une secte assez puissante pour résister au pape et soutenue par tout -le protestantisme étranger. Il y a là-dessus une bien jolie anecdote -dans le P. Daniel[9]. Comme on s’étonnait, dans une société, de la fable -de la géométrie, quelqu’un dit «que c’était encore très peu de chose que -cette hyperbole, quelque outrée qu’elle parût, pour reconnoître les -obligations qu’ils lui avoient pour les Lettres au Provincial. Tout le -monde en demeura d’accord; et on avoua qu’on ne pouvoit pas païer en -meilleure monnoie les services que M. P... avoit rendus à ces -Messieurs». Je sais bien que le P. Daniel est suspect[10]; mais il ne -l’est pas plus que «ces Messieurs». Pascal d’ailleurs méprisait la -gloire. Toutes ces querelles passaient au-dessus de sa tête. Pendant ce -temps-là, prosterné aux pieds du crucifix, il «s’abêtissait». - - [7] _Voyage dans le monde de Descartes_. Éd. de la Haye, 1739, p. 183. - - [8] _Loc. cit._ - - [9] _Loc. cit._ - - [10] Son livre est toutefois bien curieux et l’un des meilleurs - exposés du cartésianisme total. - - -VII - -LES CASUISTES ET LA MORALE EXPÉRIMENTALE.--Le protestantisme est une -réaction chrétienne contre la liberté de vivre, condition essentielle de -la liberté de penser. Pascal a donc séduit les protestants. Ils ont cru -qu’il apportait plus de christianisme. Si cela est vrai, et si les -Jésuites, au contraire, représentaient moins de christianisme, ce sont -les Jésuites dont un esprit sain devrait se faire le champion. Mais cela -n’est pas sûr. Les Jésuites sont tout aussi chrétiens que les -Jansénistes, mais moins durement et avec plus de lumières. La partialité -des protestants a une autre cause, et fort juste: c’est que les Jésuites -ont préservé le monde latin du fléau de la Réforme. Maintenant qu’ils ne -sont plus bons à rien et qu’ils se sont protestantisés comme le reste du -clergé catholique, on peut leur rendre cette justice sans avoir l’air de -les flatter. Tout en frondant Rome, Port-Royal restait fort attaché au -pape. La sympathie des protestants fut indirecte; elle s’attacha aux -Jansénistes, en haine des Jésuites. Et cela continue, à un moment où, -devant l’ironie supérieure de la science, toutes les croyances -religieuses sont égales, et tous les dogmes. Un protestant libéral ne -peut pas s’imaginer à quel point, vu à la lumière du laboratoire, il est -identique au Jésuite ou au Capucin. L’analyse révèle une surprenante -parité de matières grises et la même population cérébrale: décalogue -commun, métaphysique commune, entités mâles et femelles procréant les -mêmes superstitions morales. Une critique générale du christianisme -distinguerait à peine de passagères variétés entre les frères de la -grande famille, si on n’était obligé de remarquer les antipathies qui -les divisent et qui les classent. - -Ceci est un point de départ pour une étude plus profonde. Il faut -renforcer les microscopes, et les réactifs. Alors on découvre que les -superstitions morales des deux clans évoluent selon des principes -contradictoires, l’abstrait et le concret. La morale du christianisme -pur, protestantisme ou jansénisme, repose tout entière sur -l’abstraction; la morale du christianisme mitigé, la morale du -catholicisme, partie des mêmes principes, s’est modifiée libéralement -selon les ressources de la méthode expérimentale. - -Sans doute son origine, qui est un commandement divin, a restreint le -champ d’évolution; elle n’a pu se mouvoir que selon une piste fermée. -Partie de Dieu, elle revient à Dieu. Mais entre les deux bornes, elle a -divagué avec une certaine élégance. - -Il y avait au XVe siècle un astronome nommé Regiomontanus, qui savait -tout ce que l’on pouvait savoir de son temps; et cela différait peu de -ce que l’on sait aujourd’hui. Mais il ignorait ou voulait ignorer le -point capital de l’Astronomie. Il plantait la terre au milieu du monde, -ce qui rendait ses admirables calculs d’une effroyable complexité. Si, à -la place de la terre, il eût fixé le soleil, ses courbes se -redressaient, ses nœuds se dénouaient, ses orbites se désenchevêtraient. -Il ne put ou il n’osa. Les casuistes de la compagnie de Jésus me font -toujours penser à Regiomontanus. Ils se sont bien doutés que la morale -est une science fort aléatoire et toute relative; mais ils n’ont jamais -osé laisser leurs doutes affaiblir leurs principes. Ils posent d’abord -le précepte: la terre est le centre du monde. Puis ils raisonnent comme -s’il n’y avait pas de centre, ou comme si le centre du monde et de la -morale se déplaçait sans cesse au gré des passions ou des milieux -humains. Le Jésuite espagnol absout le duel et le Jésuite français le -condamne. Vérité en deçà, erreur au delà. La maxime de Pascal montre la -corde de son ironie pour en fouetter les Jésuites. Mais Pascal n’a pas -eu le dernier mot, et son châtiment est qu’on lui fasse gloire de -l’aphorisme pyrrhonien dont il cinglait ses adversaires. Deux siècles de -main-mise protestante sur notre histoire, notre littérature, notre -morale traditionnelle ne nous empêcheront pas de dire très nettement -notre pensée à la face des imbéciles et des fanatiques; et si c’est -Escobar lui-même qui défend la liberté de la vie, nous ne rirons plus -d’Escobar. - -Un publiciste qui batailla contre les Jésuites[11], Charles Sauvestre, a -très bien vu que, dans leur morale, il n’y a presque plus rien -d’évangélique. Cette morale, qui nie la morale absolue, n’est autre -chose qu’une suite de conseils critiques pour toutes les circonstances -de la vie. Plus de principes, dirait-on, mais une perpétuelle -accommodation aux événements. Ceci est exagéré. Comme on l’a déjà -observé, jamais aucun casuiste n’a oublié le texte des commandements de -Dieu; ils les écrivent en tête de chacune de leurs pages. Les principes -demeurent, mais les situations changent. Pour les appliquer à un cas -particulier, il faut les traiter comme ces vêtements de famille qu’on -allongeait ou qu’on repliait selon la taille du nouveau venu. Pour être -bon à quelque chose, il faut qu’un principe soit maniable. «Tu ne -voleras point.» Quoi, jamais?--Jamais! Et vous voilà dans l’absurdité, -car je vais vous citer cinquante anecdotes où vous reconnaîtrez que le -vol fut légitime et même nécessaire. La morale qu’il faut violer pour -vivre, ce n’est plus qu’un instrument de tyrannie entre les mains du -plus fort. Il faut imaginer une accommodation qui la rende pratique. -C’est ce que les Jésuites essayèrent assez gauchement, mais avec une -bonne foi que prouve leur naïveté. En règle avec des principes -chrétiens, ils élaborèrent des jugements qui ne sont que la constatation -des coutumes morales, et plutôt qu’un code, un guide. Un célèbre manuel, -encore réimprimé, porte ce titre archaïque: «Le Guide du pécheur.» Voilà -la morale ramenée à des proportions honnêtes, à sa place parmi les -usages mondains. - - [11] Tous les ordres religieux et le clergé séculier ont fourni des - casuistes. Le plus célèbre, Alphonse de Liguori, n’était pas - Jésuite; si peu qu’il fonda un ordre rival, les Rédemptoristes. - Lorsqu’on dit cela à la Chambre des députés, lors du grand débat de - 1879, il y eut des «exclamations à gauche». - - -VIII - -LES PÉCHÉS DE LA CHAIR.--Il n’y a guère une page des _Provinciales_ qui -n’incline un bon esprit à avoir de l’amitié pour les Jésuites. Puisqu’il -s’agit de la liberté charnelle, prenons la lettre neuvième[12]: - - [12] Édit. Louandre. - -«Mais (dit le Jésuite) ce qui nous a donné le plus de peine a été de -régler les conversations entre les hommes et les femmes: car nos pères -sont plus réservés sur ce qui regarde la chasteté. Ce n’est pas qu’ils -ne traitent des questions assez curieuses et assez indulgentes, et -principalement pour les personnes mariées ou fiancées. J’appris sur cela -les questions les plus extraordinaires qu’on puisse s’imaginer. Il m’en -donna de quoi remplir plusieurs lettres: mais je ne veux pas seulement -en marquer les citations, parce que vous faites voir mes lettres à -toutes sortes de personnes; et je ne voudrais pas donner l’occasion de -cette lecture à ceux qui n’y chercheraient que leur divertissement. - -«La seule chose que je puisse vous marquer de ce qu’il me montra dans -leurs livres, même françois, est ce que vous pouvez voir dans la Somme -des péchés du père Bauny, p. 165, de certaines privautés qu’il y -explique, pourvu qu’on dirige bien son intention, comme à _passer pour -galant_: et vous serez surpris d’y trouver, p. 148, un principe de -morale touchant le pouvoir qu’il dit que les filles ont de disposer de -leur virginité sans leurs parents. Voici ses termes: «Quand cela se fait -du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de s’en plaindre, -ce n’est pas néanmoins que la dite fille ou celui à qui elle s’est -prostituée lui aient fait aucun tort, ou violé pour son égard la -justice: car la fille est en possession de sa virginité, aussi bien que -de son corps; elle en peut faire ce que bon lui semble, à l’exclusion de -la mort ou du retranchement de ses membres.» Jugez par là du reste... - -«Voilà tout ce que je puis dire de tout ce que j’entendis, et qui dura -si longtemps que je fus obligé de prier enfin le père de changer de -matière...» - -Voici donc les Jésuites accusés de défendre la liberté. Ce n’est pas la -_Fronde_, ou un féministe hardi, ou un philosophe impie qui proclame les -droits de la femme à disposer de son corps, c’est un obscur Jésuite du -XVIIe siècle, c’est le P. Bauny; mais, avec lui, c’est toute l’Église. -Car ce fut une des gloires du christianisme, et l’une des plus sûres, de -briser la terrible puissance paternelle qui faisait de chaque Romain un -tyran et un bourreau. La domination des parents cesse à l’heure où -fonctionne la conscience individuelle. Une fille a le droit de se -marier, dès qu’elle est nubile. Ce qui constitue le sacrement de -mariage, ce sera le consentement mutuel des fiancés, et cela seul. Le -reste n’est que cérémonial. Comme Pascal se rapetisse et qu’il devient -médiocre sous cette grandeur d’une loi de la nature érigée en sacrement -par des sages qui trouvèrent ce moyen de faire respecter les ordres -méconnus de la vie! - -Hommes d’action, les Jésuites estiment peu les vertus inactives, comme -la chasteté; optimistes, ils mettent au-dessus de tous les biens la -conservation de l’existence. Dans son Commentaire sur le prophète -Daniel, Cornelius a Lapide dit avec tact: «La chaste Suzanne a agi en -femme héroïque; mais, dans un tel péril d’infamie et de mort, elle -pouvait se borner à tout endurer des deux vieillards sans consentir ni -coopérer à rien intérieurement, parce que l’existence et la réputation -valent mieux que la chasteté... De jeunes et chastes vierges se croient -coupables si elles ne luttent et ne résistent de toutes leurs forces et -par leurs cris, tandis qu’il suffit de détester et d’exécrer l’acte -auquel on est forcé.» Les filles et femmes ont toujours été de cet avis. -Elles savent que le monde, à qui les actes sont indifférents, n’est -sensible qu’au scandale. Une fille à demi violée et délivrée à temps de -son agresseur est perdue de réputation; celle qui a tout subi portes -closes demeure comme intacte. Cela revient à dire qu’entre deux maux, -fidèle au chemin de velours, le Jésuite conseille de choisir le moindre. -Ce n’est pas héroïque. Sans doute, mais l’humanité n’est pas faite de -héros, et les héros, d’ailleurs, se créent leur propre morale. Il s’agit -de vie pratique, et de mettre en garde les hommes contre les grands -principes abstraits qui ne sont que des pièges où se gardent de choir -ceux qui les formulent. Il n’est de louche aventurier qui ne se vante du -_potius mori quam fœdari_. J’aime mieux cette comédienne qui, à ce -propos, disait en souriant--tout le contraire. Mais quand le déshonneur -est secret et qu’il s’accompagne d’un plaisir, il serait bien sot -d’aller préférer la mort ou l’infamie publique. C’est ce qu’affirme le -P. Taberna: «Une jeune fille ne pèche point si, dans un péril de mort ou -d’infamie, elle reste purement passive et n’emploie point tous les -moyens dont elle peut disposer pour chasser le séducteur, comme de le -tuer et d’appeler le voisinage.» La malheureuse sera bien avancée de -lire dans tous les journaux le récit de sa victoire ou d’avoir à -paraître en Cour d’assises avec l’air qui convient à une victime modeste -de l’érotisme! Il est difficile de trouver les casuistes en défaut, -surtout les derniers venus, qui ont profité des observations antérieures -et d’une plus large observation des mœurs. Ils connaissent la nature -humaine, savent la puissance des préjugés. Ni dupes, ni hypocrites, ils -ne consentent pas à prêcher une morale inapplicable, ils aiment mieux -être utiles que d’acquérir par le facile moyen de l’écriture une -réputation de stoïcisme et d’intégrité. - -Fort en avant sur leur temps, mais surtout sur le nôtre, ils défendent -avec persévérance le droit de chacun à user et à abuser de soi-même. -Ainsi Sanchez, quand il accepte, en son célèbre traité _De Matrimonio_, -la légitimité de certains baisers hardis et précis. On sait qu’il y met -une restriction: c’est qu’ils ne seront qu’un prélude et que l’acte -naturel désaltérera les incendies de la chair. Les physiologistes, -successeurs des casuistes, sont en général du même avis sur cette -question secrète; ceux qui se réservent le font pour des motifs où du -moins la morale n’a rien à voir. Souvenons-nous des vers de Baudelaire. -La morale écartée, il reste la matière d’une discussion peut-être -gastronomique. Henri IV avait des goûts sauvages. Le tort des casuistes, -ce n’est pas leur complaisance; elle est fort sommaire, quoi qu’on ait -dit[13]; c’est leur subtilité. Le péché devient topographique. On se -croit au jeu de l’oie (de la petite oie): voici la prison, et le puits. -Assis dans sa chaise de marbre, froid comme la pierre qui le glace, -Sanchez discute le plan de la bataille. Il connaît les chemins ouverts -et les chemins creux. Ici, il y a une belle prairie, et là un bourbier. -Il est magnifique et serein. Il sait tout et méprise tout. Quand la -farce érotique a épuisé ses jeux, il referme les rideaux sur les deux -petites marionnettes obscènes, et sa face pâle n’est émue ni de dégoût, -ni de pitié. - - [13] Sanchez fut censuré, pour sa sévérité, par l’Inquisition, organe - modérateur et non de persécution systématique, comme on a réussi à - le faire croire au public. Au XVIIIe siècle, les Jésuites, à propos - d’un des leurs, livré au bras séculier par l’autorité - inquisitoriale, firent publier un petit traité contre l’Inquisition, - dont la version française a pour titre: _Le Manuel des Inquisiteurs_ - ou _Abrégé de l’ouvrage intitulé: Directorium Inquisitorum composé - vers 1358 par Nicolas Eymeric_, etc., à Lisbonne, 1761. - -Alexandre Dumas, dans sa _Question du divorce_, s’élève, avec son -hypocrisie de vieux viveur fourbu, contre cette tolérance délicate des -théologiens qui veulent bien que la femme, étourdie et non satisfaite de -la ruée brutale de l’homme, achève à sa guise ce qu’un contact égoïste -et trop rude n’a fait qu’ébaucher. Que voilà donc encore de la morale -mal placée! Pourquoi ne pas laisser les hommes et les femmes juges de -leurs plaisirs et nochers de leur barque! Mais le casuiste ici n’est que -l’écho de la plainte des femmes. Les hommes croient connaître les -femmes, et cela arrive. Mais qui connaît les hommes? Qui, hormis le -confesseur ou le médecin, a entendu le gémissement de la femme toujours -trompée? Sa lenteur à s’émouvoir la laisse d’un pas en arrière, et -l’homme ne tourne jamais la tête. Tantale, toutes les nuits, sent la -caresse vaine d’un plaisir ironique. Il reste à la victime,--quoi? Ça, -l’adultère, ou le désespoir. Car on ne laisse pas sa froideur -tranquille, la tentation revient avec la certitude d’un accès de fièvre; -tout l’organisme va être encore secoué, tordu, tendu: et la flèche -éternellement se brise et tombe. - -Cette aventure est si commune qu’un médecin, il y a une vingtaine -d’années, a repris la thèse du casuiste. Mais il place l’adjutoire avant -l’acte, et c’est à l’homme qu’il en confie le soin[14]. Mais dire qu’il -y a des hommes à qui il faut rédiger de telles ordonnances! Il y en a, -et beaucoup. Et ce sont les meilleurs, les plus sains: la volupté est -une création humaine, un art délicat où quelques-uns seulement sont -aptes, comme à la musique ou à la peinture. La nature ne s’inquiète pas -du plaisir; l’acte lui suffit. Mais les théologiens croyaient le -contraire et que la participation effective de la femme était -indispensable à la fécondation[15]. De là leur condescendance. -Cependant, si la volupté n’est pas nécessaire à la fécondation, et même -fort inutile le plus souvent, elle l’est à l’intégrité du système -nerveux. Parti d’un principe faux, le casuiste a trouvé une conséquence -tolérable. D’ailleurs, les femmes demandaient l’absolution et non la -permission: le casuiste souvent écrit sous la dictée de la femme. - - [14] _Petit Bréviaire de l’amour expérimental_, par le Dr Jules Guyot. - - [15] C’est encore aujourd’hui un préjugé populaire. - -Il ne faut pas croire ce que disent les pamphlétaires. Les questions de -cet ordre, et le catalogue en est long et fastidieux, n’ont pas été -traitées par les casuistes «avec une complaisance particulière». Elles -viennent à leur rang dans les manuels de théologie morale, et plus d’un -lecteur sournois aura trouvé que la place leur est mesurée avec -parcimonie. Dans l’ouvrage de Sanchez sur le mariage, la discussion des -cas érotiques tient en quelques pages noyées en deux énormes tomes. Et -cependant, comme le dit Liguori, «c’est la matière la plus fréquente et -la plus abondante de la confession». C’est souvent la seule, comme c’est -l’unique conversation des mâles vulgaires et l’unique rêve de presque -toutes les femmes. Le théologien aborde ce chapitre avec le sang-froid -du physiologiste qui entre dans la région du sixième sens. Sans doute, -ils auraient pu, non le passer sous silence, mais l’abréger encore ou le -restreindre à des généralités. Cette méthode eût été sévère, car elle -aurait équivalu à prohiber tout ce qui est inutile à la fin directe du -mariage, la procréation. Si la confession a parfois été pour les femmes -une école de volupté, qui s’en plaindra, né en dehors du protestantisme -ou du jansénisme? - -Pourquoi les casuistes ont-ils étudié les cas de conscience de l’amour? -Mais pourquoi y a-t-il en vente, à cette heure, trente ou quarante -ouvrages de médecine vulgarisatrice où les rapports sexuels sont -examinés avec beaucoup moins de décence que dans Sanchez ou dans -Liguori? C’est qu’autrefois les hommes songeaient à leur salut et -qu’aujourd’hui ils songent à leur santé. Et ils voulaient conquérir leur -salut comme aujourd’hui conserver leur santé, sans se priver d’aucun de -leurs plaisirs. Les casuistes les rassuraient; les médecins les -réconfortent. C’est en ces matières surtout que l’humanité entend rester -immuable; car elle sent bien que, guérie de ses vices, elle se -trouverait du coup guérie de la vie, c’est-à-dire du plaisir de vivre. - -Il faut donc rire des sots qui prétendent trouver en des in-folios -latins l’origine de la corruption de nos mœurs. L’indignation contre la -casuistique de l’amour signale un hypocrite ou un coquebin. Elle ne peut -être prise au sérieux dans un pays qui possède, avec l’Italie, la -littérature la plus libre de l’Europe et la plus délicieusement -érotique. - -Il y a tant d’autres questions sur lesquelles on pourrait se mettre -d’accord pour détester les Jésuites! Mais il semble qu’on ait choisi -pour les accabler celles de leurs idées ou de leurs méthodes qui -obtiennent nécessairement l’assentiment d’un esprit dénué de tout -fanatisme. C’est peut-être que les motifs sérieux d’exclusion que l’on -pourrait proférer contre la compagnie de Jésus seraient également -valables contre les autres sectes chrétiennes. Je comprends qu’on dise -nettement comme Nietzsche: Le christianisme, voilà l’ennemi. Toute autre -formule est un acte de foi religieuse. - - -IX - -LA CASUISTIQUE DU VOL.--«C’est un des caractères de la Casuistique des -Jésuites, dit Paul Bert avec amertume, de toujours prendre parti pour le -pécheur.» - -Il faudrait généraliser. Il n’est pas juste de faire honneur aux -Jésuites d’une initiative qui appartient au christianisme lui-même. La -théologie morale règle les rapports de l’homme avec Dieu; elle est un -commentaire du Décalogue et des articles qu’au Décalogue ajouta -l’Évangile. Il n’y a pas devant l’Église des crimes, des délits, des -infractions; il n’y a que des péchés. Quel que soit le péché, le -repentir l’efface; et le rôle du prêtre est de provoquer le repentir -dont l’absolution n’est que le sceau ou la signature. Tous les -sacrements, le chrétien se les confère à lui-même par sa volonté d’y -participer; le prêtre est moins un dispensateur qu’un témoin. S’il -prenait, en ces conjonctures si graves pour un croyant, parti contre le -pécheur qui se veut absous, il serait un juge d’instruction, un -procureur, un sergent d’armes ou un bourreau, non pas un prêtre. Il faut -comprendre les matières dont on traite, être théologien, s’il s’agit de -théologie. Paul Bert était un cuistre. - -Le cuistre, qui est un imbécile, est aussi un ignorant. Savoir sans -comprendre, c’est ignorer. Il était si facile, à ce moment du discours, -de se souvenir du mot de l’Évangile sur la joie que cause au ciel la -venue au bien d’un pécheur. Le christianisme est essentiellement la -religion des faibles, des humbles, des malades. Or, qu’est-ce qu’un -pécheur? Demandez-le à la science, à celle d’aujourd’hui même: un -malade. Il n’y a pas des honnêtes et des malhonnêtes gens; il y a des -gens malades et des gens sains, avec toutes nuances qui se peuvent -imaginer dans l’intervalle. Prendre parti pour le pécheur, c’est prendre -parti pour le malade; c’est se faire médecin. Aux temps de la foi, on -appelait les prêtres les médecins des âmes. Tout cela est logique. - -Mais Paul Bert, écho bégayant des Jansénistes, veut dire encore autre -chose: que les casuistes, par l’analyse quasi-scientifique des actes, en -étaient arrivés à excuser presque tous les actes mauvais. Avec un tel -système, s’écrient les procureurs, on ne pourrait plus guillotiner -personne! On le peut toujours et on le fait toujours, et le -christianisme autoritaire, toujours maître des consciences, suggérera -encore longtemps de bons arguments pour défendre les idées d’expiation -et de châtiment. Mais ces idées que les casuistes ont, sans le vouloir, -sincèrement contribué à affaiblir, ne sont désormais regardées que comme -des conceptions de l’esprit sans aucune racine dans la réalité sociale. -Le droit de punir n’est plus un droit: c’est une sottise. Non pas que -l’on conseille un surcroît d’indulgence pour les malades dangereux, tout -au contraire; mais il faudrait que la besogne fût faite sans apparat, et -que l’élaboration du bulletin de prison ne demandât pas plus de -cérémonies que celle du bulletin d’hôpital. - -Prendre parti pour le pécheur? Furent-ils donc les précurseurs de la -science, ces sombres réactionnaires? Oui. Le casuisme a été un élément -de dissolution morale. Au commandement: «Le bien d’autrui ne -prendras--ni retiendras sciemment,» ils ont répliqué par le fameux -_distinguo_ qui sonna pendant des siècles comme un ricanement. Toute la -liberté de l’esprit moderne est contenue en germe dans ce _distinguo_ -qui fait tant rire les imbéciles. Le _distinguo_, c’est le nom enfantin -de la dissociation. Il n’y a pas d’absolu, il faut à chaque pas, le long -du chemin des idées, proférer ce _distinguo_ fatidique. Avec ce vocable -ridicule, voilà la naissance de l’analyse. Le Pour et le Contre naissent -tout armés de cette dent de Dragon et se jettent l’un sur l’autre pour -une lutte éternelle, cependant que de chaque goutte de leur sang versé -naissent les nuances, les arguments, les contradictions et toutes les -vérités aux yeux fous. - -Il y en a beaucoup, de ces vérités, mais il n’y a pas de Vérité; alors -il faut distinguer. La psychologie est faite de distinctions, et la -politique, et l’art même de vivre. Un acte change de valeur selon qu’il -est commis par un homme, une femme, un enfant, dans une chambre close, -dans la rue, sur le radeau de _la Méduse_, à la guerre, dans une fête, -et ainsi de même pendant plusieurs centaines de mots. Mais chacun de ces -mots peut être modifié par l’époque, par le pays où on le prononce, par -le milieu et le moment; et l’on obtient une série de relativités qui -s’avance vers l’infini. On a classifié les actes sous quelques clefs; -c’est une méthode. En réalité, un acte humain est unique de son espèce; -il ne peut être jugé que par un jugement qui le qualifie spécialement. -Les lois ne sont que de grossiers moyens de police; elles assurent la -justice en cultivant l’iniquité. - -Mais il ne faut pas être trop sérieux, même sur de telles questions. -L’humanité prête beaucoup à rire et surtout ses conducteurs, qui sont de -véritables personnages de comédie. Sans doute, pour guider les hommes -vers leur obscure destinée, il ne faut pas être trop intelligent. -L’intelligence est un don qui ressemble à un fardeau; son poids paralyse -l’activité. Cependant il y a une certaine bêtise, dépassant la commune -mesure, dont il est permis de s’étonner même si l’on fait profession de -ne s’étonner de rien. Guidés par certains jugements de M. Magnaud, des -hommes politiques ont songé à excuser absolument le vol par nécessité; -je crois même qu’ils appellent cela «le délit nécessaire». C’est du -jargon, mais leur idée se comprend. Ces mêmes hommes, les mêmes -exactement, à la même heure exactement, condamnent comme immorales les -propositions indulgentes des Jésuites sur le vol. Voici ce que disait, -il y a plus de deux cent cinquante ans, à l’époque où l’on commençait à -discuter le _Discours de la Méthode_, un obscur jésuite, le P. Pierre -Alagon, dans son _Abrégé de la Somme de saint Thomas_: - -«D.--Est-il permis à quelqu’un de voler, à cause de la nécessité où il -se trouve? - -«R.--Cela lui est permis, en secret, soit ouvertement, s’il n’a pas -d’autre moyen de subvenir à son besoin. Ce n’est ni vol, ni rapine, -parce qu’alors, selon le droit naturel, toutes choses sont communes.» - -Ce passage est fort remarquable. C’est une doctrine, et celle même de -l’ancienne Église, de celle qui n’obéissait pas encore aux ordres des -rationalistes et des protestants. Elle passa dans l’enseignement des -séminaires et on la trouve en des catéchismes, en celui du diocèse de -Verdun (1860) que des débats politiques ont rendu célèbre, vers 1876, et -plus tard au temps de Jules Ferry, sous le titre de Catéchisme de -Marotte, le rédacteur. Marotte disait: - -«D.--Est-on toujours coupable de vol quand on prend le bien d’autrui? - -«R.--Non; il peut arriver que celui dont on prend le bien n’ait pas le -droit de s’y opposer; ce qui a lieu, par exemple, lorsque celui qui -prend le bien d’autrui est dans une nécessité extrême, et qu’il se borne -à prendre ce dont il a besoin pour en sortir.» - -A la réimpression du volume, l’évêque de Verdun eut la lâcheté de faire -sauter ce paragraphe; pour bénéficier à son tour des faveurs de l’État, -son successeur va le rétablir. - -Se souvient-on de ces femmes, l’une condamnée, l’autre préventivement -soumise à des semaines de prison, pour un vol de pois écossés, pour un -vol de pain? Elles eussent reçu des compliments peut-être, si la -doctrine des Jésuites avait été formulée quelques mois plus tôt en -projet de loi. Les théologiens, et d’abord ceux de la Compagnie de -Jésus, ont devancé de deux ou trois siècles les plus audacieux -défenseurs de la plèbe. C’est pourquoi les anciennes monarchies, en -leurs crises de despotisme, les taxaient d’anarchie et les -proscrivaient. - -Peut-être les monarchies avaient-elles raison. Il faut vivre, et la vie -ne peut se maintenir que par l’injustice. Quand les maîtres sont au -pouvoir, les coups retombent sur les esclaves; si l’État est gouverné -par la coalition des esclaves, c’est contre les maîtres que l’injustice -est déchaînée. La lutte est de droit: et toute lutte suppose des -alternatives de vainqueurs et de vaincus. Toute doctrine, soit -d’autorité, soit d’anarchie, se trouve quelque jour la doctrine du -règne. L’heure est aux Jésuites, à leur morale facile, et on les chasse! -Personne ne veut plus marcher que sur le chemin de velours, et on -tourmente ceux qui l’ont établi! Rien n’est blessant comme une faute de -logique. - -Ce qui est énorme, par-dessus tout, c’est qu’on ait réussi à faire -accepter comme un bienfait au peuple des misérables la substitution de -la dureté aveugle du Code à l’indulgente doctrine de l’excuse. Le Code -ne demande pas: avez-vous faim? avez-vous des enfants à nourrir? -avez-vous volé un pauvre ou un riche, un artisan ou un avare? Le Code ne -demande rien. Il condamne. Du fagot que la vieille a récolté pour faire -bouillir sa dernière soupe, il lui rompt les reins avec sérénité. - -Le Code a raison. Il est fait précisément pour protéger la civilisation -contre la barbarie, ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas. -Il est le piège à loups où l’on trouve parfois une bête innocente; mais -qu’importe, si la veille il a pris un loup et si le lendemain il prend -encore un loup. Scientifiquement, il faudrait un Code pour chaque -individu; mais cela compliquerait un peu les sociétés. Paul Bert voulait -que l’on appelât les lois: commandements de l’État en pendant aux -commandements de l’Église. Les faux savants sont toujours tarés de -mysticisme. Celui-là croyait que le code, œuvre de la raison, peut -s’opposer au catéchisme, œuvre de la foi. Ses successeurs se voient -forcés d’emprunter à l’œuvre de foi un article qu’ils repoussaient il y -a vingt ans au nom de la raison. Ces deux domaines ne sont pas bien -déterminés. L’incroyant n’est pas toujours celui qui fait profession de -ne pas croire. Quand donc saura-t-on que l’irréligion est une religion? - - -X - -PRETIUM STUPRI.--Le soin des casuistes s’étend à toutes les -circonstances de la vie sociale. Ils traitent des plus minimes -questions, de celles que dédaignent les moralistes abstraits, de celles -qui suggèrent aujourd’hui tant de chroniques et de petites pièces de -théâtre. La pièce à _thèse_ n’est qu’un cas de conscience dialogué; ce -genre, qui est une négation impuissante de l’art, a son origine directe -dans ces _thèses_ de morale et de théologie dont on allait jadis écouter -en apparat la discussion solennelle. J’en ai une petite collection, -françaises du XVIIe siècle, allemandes du XVIIIe où les matières les -plus imprévues sont brassées par des érudits naïfs armés de grec et -d’hébreu. Comme il est naturel, beaucoup de ces petits in-quartos -disputent des rapports sexuels, de la pudeur, de la fornication, de la -nudité. Les unes sont catholiques; les autres, luthériennes; mais d’un -esprit au fond peu différent. Le protestantisme a eu ses casuistes, que -nous ignorons; ils ne sont pas moins singuliers que les nôtres et -presque aussi impudents. Voici une _Commentatio de nuditate capitis, -pectoris, ventris, pudendorum et pedum_, une _Disquisitio theologica de -tactibus impudicis_. Ces livrets en mauvais latin d’école se débitaient -aux curieux plutôt qu’aux savants: Beverland s’était fait en ce genre -une réputation équivoque et l’on ne savait plus s’il rédigeait en -théologien ou en libertin ses extraordinaires _Lucubrationes_. - -Il y a donc toute une littérature qui gravite autour du casuisme; elle -est presque toujours inférieure à celle même des casuistes, parce -qu’elle substitue au sens pratique de la vie une vaine science -littérale. Le casuiste, surtout s’il est de la Compagnie, ne s’occupe -que du présent; sa tâche est de concilier la loi et les mœurs, d’adoucir -ce qu’il y a de trop pénible en certains devoirs de nature ou de -profession. Il a trouvé des excuses aux voleurs, il n’en manquera pas -pour les prostituées. Elles exercent un métier déshonnête; sans doute, -et qui le nie? Mais c’est leur métier, et le propre d’un métier, est -qu’il doit nourrir. Tamburini (le nom convient à cette exégèse -bouffonne) reconnaît donc la légitimité du «prix du stupre». On accorde -ici à ce mot un sens étendu, _stuprum_ ayant en latin de casuiste le -sens de fornication, de gré ou de force, avec une vierge. Il s’agit des -complaisances d’une femme qui vit d’être aimable. Elle a le droit d’en -exiger le prix, si tel est le contrat verbal ou tacite passé entre les -parties. Juge de paix, Tamburini taxerait les nuits et les moments; -Jésuite bénin, qu’il serait aimé des tristes voyageuses qui de Cythère -reviennent les mains vides! On devrait imprimer son portrait avec sa -consultation autour, colorié dans le goût d’Épinal. Des piétés -canoniseraient cet honnête homme. Car Tamburini ne fait rire que par -excès d’honnêteté et de logique. A toute peine son salaire, dit-il avec -simplicité; et il ajoute: au péché de cette fille qui se prostitue et au -tien, mâle misérable qui profites de sa pauvreté, pourquoi veux-tu -encore ajouter la filouterie? Paie, puisque tu as promis de payer; et, -restant pécheur, sois du moins pécheur honorable. - - -XI - -AVORTEMENT ET STÉRILITÉ.--On lit dans les Propositions dictées au -collège de Clermont par le P. Airault (1644): - -«Pr.--Si une femme peut se procurer un avortement? - -«R.--Si une honnête fille avait été corrompue malgré elle par un jeune -libertin, elle pourrait, avant que le fruit soit animé, s’en délivrer, -suivant le sentiment de plusieurs, de peur de perdre son honneur qui lui -est beaucoup plus précieux que la vie même. - -«Pr.--S’il est permis à une femme mariée, qui, en accouchant, est -toujours en grand danger de mourir, de prendre un remède pour être -stérile, afin d’éviter ce péril? - -«R.--Je réponds que cela est permis parce que, poussée par une juste -cause, elle conserve sa vie par ce moyen; et, en effet, il est plus à -propos qu’elle en use ainsi que de refuser à son mari le devoir conjugal -et mettre son salut en danger.» - -Les dispositifs des jugements sont médiocres, mais les jugements sont -sages et inattaquables. La pratique alléguée dans la seconde proposition -a passé dans nos mœurs par des moyens plus honteux et pour des motifs -plus légers que ceux que le Jésuite a supposés. Quant à l’avortement -précoce, on n’oserait plus guère le considérer comme un crime, hors le -cas de meurtre ou de scandale. Mais que d’années il nous a fallu pour -regagner, après l’avènement au pouvoir de la morale vulgaire, l’état de -civilisation dont témoigne un humble cours de philosophie que faisait, -l’an de _Rodogune, princesse des Parthes_, un tout petit Jésuite. Voilà -de quoi méditer et disserter, car les deux thèses dans les deux cas sont -discutables. On peut incliner vers l’une ou l’autre selon qu’on se -trouve disposé à respecter davantage la liberté individuelle ou les -droits anonymes et mystiques de la vie. Elle proteste, la vie, contre la -stérilité aussi bien que contre l’avortement. On dit que les Arabes -connaissent un breuvage qui rend les femmes stériles. C’est à un tel -remède que songeait Airault. La recette s’en est perdue; plus barbare -que la barbarie, la science fend les ventres qu’elle veut neutres. Mais -la vie, vaincue, se venge, car voici les conséquences de l’ablation des -ovaires: «Le vagin se rétrécit, la vulve prend un aspect infantile, les -poils du pubis se raréfient...[16]» Les romanciers qui exploitent -l’heureuse stérilité des «ovariotomisées» n’ont point su ces détails -honteux, cet infantilisme, qui n’est qu’une vieillesse anticipée. La vie -est terrible. Elle a un but qui n’est pas celui que nous insinuent notre -vanité et notre lâcheté: elle piétine et déchire le chemin de velours. - - [16] D. Blondel, _Ovaire_, dans _la Grande Encyclopédie_.--L’Église a - décidé récemment d’appliquer à ces femmes la prescription qui - interdit le mariage aux castrats. - - -XII - -LE PROBABILISME.--Rédigé en termes d’école, stricts et obscurs, le -probabilisme paraît d’abord une doctrine singulière. La voici en langage -clair. Les probabilistes déclarent tout d’abord que la vérité est fort -difficile à connaître: à côté de ce qui passe pour vrai, il y a ce qui -approche de la vérité, et à des degrés variables. Il y a des opinions -très probables, il y en a de probables, il y en a de moins probables; -elles sont très sûres, sûres, plus ou moins sûres. Sommes-nous tenus de -suivre toujours la plus sûre et la plus probable? Voilà toute la -question. Si l’on répond par l’affirmative, c’est que l’on détient la -vérité. Qu’est-ce que la vérité? En dehors, disent les théologiens, des -matières de la foi, il n’y a que des opinions. La plus sûre, -aujourd’hui, était méprisée hier et le sera demain. Le probabilisme -favorise la liberté, le jeu de la vie. En réalité, nous n’agissons -jamais avec, comme moteur, la certitude; c’est la croyance, la confiance -qui nous permet l’acte. S’il fallait, avant le geste, acquérir la notion -précise de ses conséquences, toute vie de relation nous serait rendue -impossible. Pour s’en tenir au point de vue théologique, si l’opinion la -plus sûre doit toujours être suivie, cela restreint jusqu’à -l’étouffement la prison morale. Nous n’avons plus le choix qu’entre la -non-activité et une seule activité bien déterminée. C’est ce que voulait -Port-Royal en préconisant ce qu’ils appelaient le _tutiorisme_; cela -concordait logiquement avec leurs idées sur la prédestination et la -grâce. Après avoir ôté à l’homme la liberté théorique, ils devaient -vouloir lui enlever la liberté pratique. Un Janséniste, par des voies -opposées, en arrivait au même état d’esprit qui suscitait le Jésuite; -par impossibilité d’agir, il se jetait au cloître, comme le Jésuite dans -les rets de la compagnie par impossibilité de vouloir: l’un avait une -maladie des centres nerveux, l’autre une maladie de l’appareil moteur. - -La raison par laquelle Antoine Escobar, tant moqué, défend le -probabilisme est admirable: - -«C’est, dit-il, que l’homme ne peut acquérir des choses une certitude -pleine et entière.» Comment même essayer de réfuter cela? Et comment -a-t-on osé jeter le ridicule sur une opinion aussi saine formulée en un -langage si simple et si sûr? Ce qui nous semble la vérité n’est qu’une -manière de voir les choses; relativement aux choses, une manière d’être -vues. Et peut-être la vie n’est-elle qu’un pur phénoménalisme et nos -sensations une suite d’illusions créatrices de leurs causes apparentes. -Sans aller jusque-là (quoique cela soit permis et logique), on doit s’en -tenir au doute. Affirmer la vérité métaphysique, morale ou pratique, -c’est faire acte d’imposteur ou de prophète, mais les termes sont -équivalents. - -L’affirmation de la vérité morale, en particulier, ne peut être qu’un -geste théologique. Le kantisme est une hérésie chrétienne, et qui a bien -gardé, en les renforçant, les caractères essentiels du christianisme. -Sans un dieu moral, c’est-à-dire libre et conscient, il n’y a de morale -humaine que celle de l’empirisme. La morale est l’expression de la -volonté de l’absolu, ou rien, ou un code d’usages. Dieu écarté, la -morale tombe, comme un cérémonial de cour à la chute de la royauté. - -Le probabilisme mène jusque-là. La haine des protestants chrétiens et -kantiens (des nuances) est donc toute naturelle contre une telle -méthode[17]. Poussée à fond, elle eût abouti à la liberté, c’est-à-dire -à la suprématie de la force. C’est contraire absolument aux principes -chrétiens qui commandent de détruire les aristocraties en leur imposant -la morale qui fait les bons esclaves, les bons citoyens. Aussi, comme -l’on comprend bien l’émotion de Paul Bert[18] interprète de la -médiocrité universitaire et parlementaire, à célébrer ces mots sublimes, -conscience, vérité, justice, ces mots «saints»! La conscience morale, -pour cet esprit simple, est absolue. Elle ne comporte aucun degré. Tous -les hommes ont une notion égale et lucide du Devoir. Il y a le bien et -le mal; et ces deux couleurs ne comptent aucun aveugle. Il s’exalte, il -s’enivre de ses paroles comme d’une bave: il en arrive à proclamer le -libre arbitre, à déclarer que ceux qui mettent en doute la certitude -morale sont des malfaiteurs. Pour lui, il n’a jamais éprouvé aucune -hésitation: le bien est à gauche et le mal est à droite. Il n’y a pas de -cas de conscience. Une voix intérieure, une voie impeccable, une voix -impérative, nous dicte toujours notre devoir. Douter de cela, c’est -douter de la dignité humaine. Ah! le bon type d’imbécile! Qu’on me donne -un tome d’Escobar, qu’on me permette de relire la page où cet homme -véridique avoue «qu’il n’est pas donné à l’homme d’acquérir des choses -une certitude pleine et entière». - - [17] Il y a une édition du _Syllabus_ imprimée à Genève par les soins - de quelque ministre, qui est bien intéressante. - - Les quatre premiers articles sont approuvés pleinement. Ce sont ceux - qui condamnent toute la philosophie moderne; et il s’écrie à - l’article LVI: «_Anathème à qui dira_: Les Lois de la morale n’ont - pas besoin de la sanction divine, et il n’est pas du tout nécessaire - que les lois humaines soient conformes au droit naturel, ou qu’elles - reçoivent de Dieu la force obligatoire.» Il s’écrie: _Bon article!_ - Je crois bien: c’est le garrot. Le _Syllabus_ est d’ailleurs un des - plus beaux morceaux d’éloquence qui soient en aucune littérature. - Comme la formule _Anathème_, etc., n’est pas répétée à chaque - article, on en peut lire des pages entières, avec une véritable - volupté intellectuelle: - - «LIX. Le droit réside dans le fait matériel; tous les devoirs des - hommes sont un mot vide de sens, et tous les faits humains - constituent un droit.» - - «LX. L’autorité n’est pas autre chose que le résultat du nombre et - des forces naturelles. - - Cela est plus clair et plus beau en latin: - - _LX. Auctoritas nihil aliud est nisi numeri et materialium virium - summa._ - - _LXI. Fortunata facti injustitia nullum juris sanctitati detrimentum - offert._ - - L’article II si tranchant, du bon Spinoza: - - _Neganda est omnis Dei actio in homines et mundum._ - - [18] En son livre, dont je n’ai pas encore cité le titre: _la Morale - des Jésuites_. Paris, 1880.--Ce livre ne se compose guère que d’une - préface et de trois discours prononcés à la Chambre en juin et - juillet 1879. Le reste, près de 600 pages sur 700, est une - traduction de passages choisis (avec un certain sens polémique) dans - les œuvres des casuistes. - - -XIII - -L’ÉQUIVOQUE ET LA RESTRICTION MENTALE.--Ce sont des surnoms honnêtes ou -puérils du mensonge. Les casuistes ont bien connu que les hommes ne -pouvaient tenir société sans recourir au mensonge; mais, n’osant -contrevenir directement à un précepte du Décalogue, ils imaginèrent des -subterfuges. La méthode des Jésuites comporte quantité de caches, de -portes dissimulées, de trappes, toute une machinerie vraiment -déplaisante. Un terrain uni et solide convient mieux, avec des murailles -sans surprises, aux jeux de la discussion. Mais ils étaient pris entre -leur foi théologique et leur scepticisme moral; de là ces pans de -tapisserie qui s’ouvrent pour permettre au conspirateur de dépister les -alguazils aussi bien que les «familiers»; car ils furent toujours un peu -traités comme les ennemis du genre humain: l’Inquisition d’Espagne -inquiétait Escobar pour la sévérité de sa doctrine cependant que Pascal -le bafouait pour son relâchement. Pascal le savait: et cela prouve bien -que son fameux mot, «vérité en deçà--erreur au delà», représente, non -pas la constatation d’un philosophe, mais la plainte d’un chrétien. - -Pascal est d’avis qu’on ne doit jamais mentir; Arnauld, qui le -fournissait de citations tronquées, était «tutioriste», sinon -l’inventeur du mot et de la doctrine. Les casuistes de la Compagnie, -plus déliés, d’esprit souriant, ne pouvaient consentir à répéter -éternellement aux hommes: le mensonge est toujours un péché. Défendre -toujours le mensonge, cela équivalait, selon leur justice ingénieuse, à -damner toute l’humanité, puisque les sociétés humaines ne sont possibles -que par le mensonge, puisque, pour tout dire, le mensonge est le grand -lien social[19]. - - [19] Voir sur le rôle du mensonge le chapitre intitulé _les Femmes et - le langage_, dans la deuxième partie du présent ouvrage. - -Je crois qu’il ne faut pas reculer devant le mot. Pourquoi équivoquer -comme saint Augustin et distinguer entre «mentir» et «cacher la vérité»? -Il est vrai que cette distinction, si elle est mauvaise verbalement, est -juste moralement. Il y a bien des sortes de mensonges. Il y a surtout -ceux qui sont innocents et ceux qui poignardent. Moïse n’en défend -qu’un, le faux témoignage. Le P. de Condren, un oratorien qui ne passait -pas pour un ami de la morale facile, a établi très dignement ce qu’on -pourrait appeler le droit au mensonge. Il use, comme saint Augustin, de -deux termes, mais choisis avec finesse: «Toute la difficulté vient de ce -qu’on confond le mensonge avec la fiction, de ce qu’on comprend sous le -nom de ce péché odieux toutes les apparences qui se peuvent donner -légitimement sans violer ni la justice, ni la charité, ni la simplicité, -ni aucune autre vertu.» A cette objection que «nos paroles sont les -signes naturels de nos pensées; et que, par conséquent, c’est un péché -contre nature, quand elles ne sont pas conformes», il répond «que les -paroles sont signes libres et volontaires de nos intentions plutôt que -de nos pensées... L’homme a droit et même obligation de défendre son -honneur et ses biens, et tout ce qui appartient au prochain, de ses -paroles aussi bien que de ses mains[20]». Cette distinction entre le -mensonge et la fiction, si ingénieuse (comme le remarque le P. Daniel), -les Jésuites ne semblent pas l’avoir goûtée. Ils admettent que déguiser -la vérité est toujours un mensonge, et leur art n’intervient que pour -composer des formules qui permettent à la fois de ne pas mentir et de ne -pas dire la vérité. En cela, il faut l’avouer, leur art est misérable. -Sans doute, Pascal, sur ce point comme sur tous les autres, a exagéré et -même dénaturé la pensée des casuistes. Sanchez dit quelque part: «Ce -n’est pas mentir que d’user de termes ambigus en les faisant entendre en -un autre sens qu’on ne les entend soi-même.» Et il ajoute: «Il n’y a pas -là mensonge proprement dit, mais l’usage de ces termes n’en doit pas -moins être défendu, à moins qu’il n’y ait une cause légitime qui nous -donne droit d’en user.» «Je veux maintenant, dit le Jésuite, vous parler -des facilités que nous avons apportées pour faire éviter les péchés dans -les conversations et dans les intrigues du monde. Une chose des plus -embarrassantes qui s’y trouve est d’éviter le mensonge, et surtout quand -on voudrait bien faire accroire une chose fausse. C’est à quoi sert -admirablement notre doctrine des équivoques par laquelle il est permis -d’user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre sens qu’on -ne les entend soi-même, comme dit Sanchez[21].» On voit combien il est -dangereux d’aller chercher dans _les Provinciales_ des arguments contre -les casuistes. Le plan de cette lettre, particulièrement calomnieuse, -fut fourni à Pascal par Nicole. La polémique anti-cléricale vit depuis -deux siècles et demi sur quelques citations équivoques par quoi Pascal -raille l’équivoque. C’est un des plus curieux exemples de tromperie qui -soient au monde. Il semble pourtant que les Jansénistes auraient pu -demeurer dans l’exactitude sans risques pour leur cause, car c’est un -point où les Jésuites sont extrêmement faibles, et même ridicules. -Cependant que l’on examine telle formule d’Emmanuel Sa: «Toute personne -qui n’est pas interrogée légitimement peut répondre qu’elle ne sait rien -de ce qu’on lui demande, en sous-entendant _de façon qu’elle soit -obligée de le dire_.» Le moyen est médiocre comme sauvegarde de la -liberté; mais il n’est pas monstrueux. Il est vrai que les pamphlétaires -suppriment dans la proposition le «n’est pas interrogé légitimement». Et -ainsi de même en toutes les propositions analogues. Si Castro Palao -commence par ces mots une dissertation sur l’équivoque: «Toutes les fois -qu’il se présente un juste sujet de déguiser la vérité...», on biffe -cette prémotion, et la suite semble le préambule d’un code de bandits. - - [20] Cité par le P. DANIEL. _Réponse aux Lettres Provinciales de L. de - Montalte, ou Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe_. A Bruxelles, 1697, - pages 371-373. - - [21] DANIEL, _op. cit._, pages 277-80. - -Il reste que les hommes sont imbéciles et qu’il ne faut point leur -parler nuances et subtilités. L’affirmation grossière, voilà ce qui -convient au peuple,--et par peuple, comme disait Mme de Lambert, -j’entends tout ce qui pense bassement et communément. Tous ceux qui, -répugnant à admettre la légitimité pure et simple du mensonge, se -trouveront dans le cas d’expliquer que «toute vérité n’est pas bonne à -dire», tomberont dans les maladresses où les Jésuites ont trébuché. A -chaque instant, dans la vie, et non pas seulement pour le mensonge, on -se trouve pris entre «Tu ne dois pas...» et «Il faut...». Que l’on -appelle cela cas de conscience ou conflit moral, peu importe; mais une -solution est nécessaire, puisque l’action est nécessaire. On se voit -donc obligé, quand on a posé une morale trop sévère, de la ruiner peu à -peu par des complaisances, pour permettre le jeu, de plus en plus -complexe, de la vie. Les Jésuites, sans s’en douter, travaillèrent -contre la morale chrétienne dans le même sens que les poètes, les -conteurs, les philosophes et les savants. Mais leur malheur, et la cause -du mépris qu’ils ont subi, est qu’ils le firent sans franchise et -parfois sans dignité. Ils ont rongé comme des rats le vaisseau qui les -portait; croyant le rendre plus léger et plus habile à vaincre les -courants, ils l’ont criblé de trous par où est monté le bouillonnement -de la mer. A force de finesse, de logique, de bon vouloir, ils ont été -inintelligents. On peut les dédaigner, puisqu’ils ne sont plus bons à -rien, puisqu’ils sont rentrés dans le rang, mais non les maudire. Quand -le vaisseau de la vieille morale chrétienne sombrera tout à fait, qu’une -voix s’élève pour dire la litanie des Sa, des Suarez, des Escobar, pour -nommer ces démolisseurs stupides et patients qui ont travaillé pendant -des siècles à préparer le naufrage de la nef de saint Pierre. Calvin -voulait les tuer ou, «si cela ne se peut commodément faire», ajoute-t-il -naïvement, les écraser sous le mensonge et la calomnie: «Jesuite vero, -qui se maxime nobis opponunt, aut necandi, aut, si hoc commodo fieri non -potest, ejiciendi, aut certe mendaciis et calumniis opprimendi sunt.» -Voilà une haine que je ne comprends guère, à moins qu’on n’y mêle Calvin -lui-même et tous les fanatiques, et peut-être tous les croyants; mais -cela serait l’humanité entière, car combien y a-t-il d’hommes libres? Le -point de vue est donc détestable. Ce n’est pas sur leurs croyances qu’il -faut juger les hommes, ni sur leur manière d’interpréter dogmatiquement -la morale. Il y a d’autres contacts pour la sensibilité; l’esprit a -d’autres antennes. - - -XIV - -BRÈVE CONCLUSION.--C’est bien moins avec l’esprit scientifique qu’avec -l’esprit protestant et rationaliste que les Jésuites furent en -désaccord. Ils représentèrent, en somme, la partie la plus saine et la -plus acceptable du christianisme, celle qui tâchait d’accommoder des -principes destructeurs aux nécessités de la vie. Avec eux on put -s’entendre superficiellement, sur presque tout; avec le chrétien pur, -l’entrée en conversation était à peine possible. Tant qu’il eut besoin -de cet intermédiaire, ils furent dans le siècle quelque chose comme le -médiateur plastique de la vieille philosophie: dans ce rôle, devenu -inutile, les Jésuites rendirent des services que l’on ne doit pas -oublier à la civilisation, à la liberté des mœurs. - - - - -_DEUXIÈME PARTIE_ - -NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES - - - - -LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ - - -I - -L’idée de gloire n’est pas des plus difficiles à résoudre. On la peut -identifier avec l’idée générale d’immortalité, dont elle n’est qu’une -des formes secondaires, et des plus naïves; elle n’en diffère que par la -substitution de la vanité à l’orgueil. Là, nous avons l’idée de durée -fortifiée par l’orgueil d’un être qui se croit une importance -immortelle, mais consent à jouir sans fracas d’une pérennité absolue; -ici, la vanité, remplaçant l’orgueil, écarte l’idée d’absolu, ou, se -déclarant incapable de l’atteindre, s’accroche à un désir, d’éternité -sans doute, mais d’éternité objective, sensible à autrui, d’éternité un -peu de parade et qui perd en bruit répandu par le monde ce que -l’immortalité absolue gagne en profondeur et en orgueilleuse humilité. - -Les mots abstraits définissent mal une idée abstraite; il vaut mieux -s’en rapporter à l’opinion commune. La gloire, on sait ce que c’est; la -gloire littéraire, tout écrivain se l’imagine. Rien de plus clair que -ces sortes d’illusions; rien de plus clair que le désir ou que l’amour. -Les définitions, où les dictionnaires seuls sont obligés, contiennent de -réalité ce que contient de vie obscure et grouillante un filet relevé -mal à propos de la mer où il attendait sa proie; des varechs s’y tordent -et de grêles bêtes y meuvent leurs pattes translucides, et voici toutes -sortes d’hélices ou de valves qu’une sensibilité mécanique tient -forcloses, mais la réalité, qui était un gros poisson, a, d’un coup de -queue, passé par-dessus bord. En général, les phrases nettes et claires -n’ont aucun sens, ce sont des gestes affirmatifs qui suggèrent -l’obéissance, et voilà tout. L’esprit humain est si complexe et les -choses sont si enchevêtrées les unes dans les autres que, pour expliquer -un brin de paille, il faudrait démonter tout l’univers; et il n’est dans -aucune langue aucun mot de race sur lequel une intelligence lucide ne -puisse bâtir un traité de psychologie, une histoire du monde, un roman, -un poème, un drame, selon les jours et la qualité de la température. La -définition, c’est le sac de farine comprimée et qui tient dans un dé. -Que pouvons-nous faire de cela, si nous n’explorons pas les mers -antarctiques? Il est plus à propos de passer au microscope une pincée de -farine et d’y chercher avec patience parmi le son le vivant amyle. Dans -les résidus laissés par l’analyse de l’idée d’immortalité, on trouvera -l’idée de gloire à l’état brillant de paillette. - -L’homme se croit encore la dernière œuvre de la force créatrice. Darwin, -corroborant la Bible, n’a fait qu’au sixième jour sortir des limbes le -couple humain. Et les savants les plus qualifiés en sont là, et cela -permet ces écrits douteux où l’on célèbre les équivoques accordailles de -la Science et de la Foi. Mais le darwinisme va s’évanouir devant des -notions plus précises. Demain nous ne serons plus tenus de croire que la -génitrice du monde, ayant organisé sans idées morales les espèces -inférieures, inventa l’homme pour déposer dans son cerveau un principe -dont elle s’était fort bien passée elle-même au cours de ses travaux -préparatoires. Si l’homme n’est plus la dernière venue des créatures, si -l’homme est un animal fort ancien dans l’histoire de la vie, si la fleur -de l’arbre vital est, non pas Adam, mais la Colombe, toute la -métaphysique de la morale va crouler. Quoi, après ce chef-d’œuvre, -l’Homme, Il (ou Elle, selon le mot nul que l’on suppose) s’est abaissé à -faire l’oiseau! Quoi, la grue après l’ancêtre d’Abraham! Cela est ainsi. -Les travaux de M. Quinton[22] ne vont plus permettre d’en douter. Il -devient certain que l’intelligence humaine, loin d’être le but de la -création, n’en est qu’un accident, et que les idées morales ne sont que -des végétations parasites nées d’un excès de nutrition. Les phénomènes -intelligence, conscience morale, et tous les titres de noblesse énumérés -dans le parchemin, auraient pu, sans doute, apparaître chez n’importe -quelle autre espèce; les oiseaux, dont l’évolution n’est pas finie, n’en -seront peut-être pas exemptés. Leur système artériel est bien supérieur -à celui de l’homme, plus simple et plus solide; ils peuvent manger sans -s’interrompre de respirer; ils volent, ils parlent, ils peuvent réciter -les Droits de l’homme ou le Symbole de Nicée, exercices suprêmes de bien -des hommes. L’oiseau, roi chronologique de la création, est demeuré -jusqu’ici, et malgré ses perfectionnements, un animal; la série des -oiseaux ne semble pas, pour l’intelligence, supérieure à la série des -mammifères, où l’homme figure à titre d’inexplicable exception. On ne -pourrait donc considérer l’intelligence comme une finalité que si -chacune des espèces animales était rigoureusement déterminée et fixe. -C’est l’opinion, au moins provisoire, de M. Quinton. Les espèces, depuis -qu’elles sont espèces, depuis que les individus qui la composent se -reproduisent en des êtres identiques à eux-mêmes, les espèces, telles -que définies, par ces syllabes, _espèce_, peuvent disparaître; elles ne -peuvent plus se modifier. L’homme a très certainement passé par des -états divers où il n’était pas un homme; mais du jour où l’homme a -produit un homme, l’humanité était immuable. Il est donc possible que -l’intelligence humaine, au lieu d’être un accident, une dérogation, ait -été déterminée, dès l’origine, comme la main humaine, comme les pieds -humains, comme les cheveux humains. Elle aurait donc, dans l’univers, un -rôle normal et logique, et son excès même, le génie, ne serait plus -qu’une exubérance de force. Mais il resterait à expliquer la stupidité -de l’oiseau; serait-ce le témoignage de la dégénérescence intellectuelle -des forces créatrices? L’opinion la plus probable est que l’intelligence -est une excroissance comme la galle du chêne; quel est l’insecte qui -nous a fait cette piqûre? Nous ne le saurons jamais. - - [22] _Communication à l’Académie des Sciences_, 13 avril 1896, - certifiée et précisée par des travaux ultérieurs que M. Quinton m’a - expliqués. Sans appareil scientifique, voici, d’après de précieuses - conversations, quel serait l’ordre général d’apparition des animaux, - à partir des poissons, en ne tenant compte que de celles qui sont - encore représentées: - - I. Poissons IV. Mammifères V. Oiseaux - II. Batraciens - III. Reptiles - a. _Monotrèmes_ - b. _Marsupiaux_ - c. _Édentés_ - d. _Rongeurs_ - e. _Insectivores_ - f. ... - g. ... - ... - x. _Primates_: (Lémures, Singes, - Hommes.) - y. _Carnivores_: (derniers venus: - Renard Bleu, Ours blanc.) - z. _Ruminants_: (dernier venu: - Renne.) - - Les rapports de cette liste avec une question quelconque de - philosophie générale sont évidents pour qui sait associer les idées. - Voltaire en eût tressailli de joie. D’autre part, je tiens à - l’honneur d’avoir été le premier à annoncer au grand public ces vues - nouvelles de la science, qui auront logiquement une magnifique - fécondité de conséquences. Antérieurement, j’y ai fait une allusion - moins précise, notamment dans la _Wiener Rundschau_ du 1er mai 1899. - -Que l’intelligence soit, comme le croyait Taine, un produit normal du -cerveau, ou qu’elle soit une maladie, cela importe peu, d’autant plus -qu’une tare qui se transmet telle quelle de génération en génération -finit par perdre ses caractères pathologiques; elle fait partie -intégrale et normale de l’organisme[23]. Cependant son origine -accidentelle se trouve corroborée par ceci: excellent instrument pour -les combinaisons aprioristes, l’intelligence est, spécialement -dirait-on, inapte à percevoir les réalités. C’est à cette infirmité que -sont dues les métaphysiques, les religions et les morales. Comme le -monde extérieur ne peut arriver à la conscience qu’en épousant avec -scrupule tous les replis de la poche et tous ses détours, il arrive -qu’en croyant avoir une image du monde nous n’avons qu’une image de -nous-mêmes. Certains redressements sont possibles; l’analyse des -phénomènes de la vision nous a fait admettre cela; par la comparaison de -nos sensations et de nos idées avec ce que nous pouvons comprendre des -sensations et des idées d’autrui, on arrive à déterminer des moyennes -probables: mais surtout des moyennes négatives. On dresserait plus -facilement une liste des non-vérités qu’une liste des vérités. Affirmer -que telle religion est fausse ne dénote plus une grande hardiesse -d’esprit ni même beaucoup d’esprit; la véracité d’aucune religion n’est -plus un sujet de controverse que pour les différents clergés européens -dont c’est le gagne-pain ou pour ces rationalistes attardés qui guettent -toujours, comme leur maître Kant, l’heure propice et lucrative des -conversions opportunes. Mais à la question naïve de ces esprits qui ont -horreur du vide, comme la nature du XVIIe siècle: Par quoi -remplacez-vous cela? Nul ne peut répondre. Il suffit, et c’est assez -beau, d’avoir transmué en non-vérité, une vérité. Le métier supérieur de -la critique, ce n’est pas même, comme le proclamait Pierre Bayle, de -semer des doutes; il faut aller plus loin, il faut détruire, il faut -incendier. L’intelligence est un instrument excellent de négation; il -est temps de l’utiliser, et de cesser de vouloir élever des palais avec -des pioches et des torches. - - [23] On peut ainsi concevoir l’intelligence comme une forme initiale - de l’instinct. L’intelligence humaine serait destinée à se - cristalliser en instinct, comme cela est advenu pour l’intelligence - des autres espèces animales. La conscience disparaîtrait, laissant - toute liberté à l’acte inconscient nécessairement parfait dans les - limites de sa fin. L’homme conscient est un écolier qui se révélera - maître le jour où il sera devenu une machine délicate, mais sûre, - comme le castor, comme l’abeille. - -L’histoire de l’idée d’immortalité est un bon exemple de notre -impuissance congénitale à percevoir les réalités autrement que réformées -et retravaillées par l’entendement. L’idée d’immortalité est née de la -croyance au double. Pendant le sommeil, et alors que le corps est -inerte, il y a une partie de l’homme qui se meut, qui voyage, qui -combat, qui mange, jouit ou souffre, exerce tous les phénomènes de la -vie; cette partie de l’homme, ce double de l’homme, ce corps astral, -survit à la décomposition du corps matériel dont il conserve les usages -et les besoins. Telle est sans doute l’origine de la croyance à ce que -nous appelons, depuis l’hellénisme, l’immortalité de l’âme; à un stade -plus ancien, la religion égyptienne est basée sur la théorie du double: -c’est pour les doubles et non pour les âmes qu’on dispose des -nourritures réelles, et plus tard symboliques, dans les tombeaux. Mais -la religion égyptienne est déjà surchargée de l’idée de justice, -d’équilibre; on pèse les doubles dans les balances du bien et du mal; la -métaphysique de la morale a obscurci l’idée primitive d’immortalité, qui -n’est autre chose que l’idée pure de durée indéfinie. - -Pour les théologiens, pour les philosophes, s’il y en a encore à -professer ces honnêtes doctrines, pour le commun des hommes, l’idée -d’immortalité ou de vie future est intimement liée à l’idée de justice. -Le bonheur éternel est une compensation accordée aux douleurs humaines; -il y a aussi, mais alors pour les seuls théologiens, de personnels -supplices, par quoi sont punis les manquements aux ordres des prêtres; -et ces tourments sont encore pour les bons un surcroît de récompense et -une garantie contre la promiscuité. Il y a là une sélection -aristocratique, mais basée sur l’idée de bon et de mauvais, au lieu de -l’être sur l’idée de force et de faiblesse. Ces étranges renversements -des valeurs mettaient Nietzsche fort en colère; il faut les accepter au -moins comme des conséquences transitoires de la sensibilité de l’homme -civilisé. L’homme primitif, dont les nerfs vibrent peu et dont -l’intelligence est passive, ressent la souffrance, quoique amortie, mais -ne ressent pas l’injustice, qui est souffrance morale. Pour retrouver un -pareil état, il faut franchir les régions moyennes et interroger un -Gœthe, un Taine ou un Nietzsche, les hommes chez qui l’intelligence a -enfin vaincu, par son excès même, et repoussé les supplications de la -pitié et les tentations sentimentales de la justice. Si l’idée -d’immortalité était née dans une intelligence supérieure, elle n’aurait -différé que par plus de logique, des conceptions brutales de l’humanité -primitive. - -M. Marillier a recueilli et coordonné tout ce qui, dans les croyances -des non-civilisés, touche à la survivance de l’âme[24]; il résulte de -l’ensemble des faits que l’idée de justice n’a aucunement coopéré à la -conception de l’idée d’immortalité. Il y eut peu de découvertes plus -importantes pour l’histoire des croyances humaines. L’idée d’immortalité -fut d’abord, comme ose le dire M. Marillier, une idée purement -scientifique; elle est le grossissement et le prolongement d’un fait, -mal observé, mais d’un fait. La vie future est la suite de la vie -présente, et elle comporte les mêmes usages, les mêmes plaisirs, les -mêmes déboires. Ce monde a, lui aussi, un double: l’autre monde. Les -méchants et les bons, les forts et les faibles y continuent leur état. -Parfois la vie, sans que ses éléments changent de relation, y est plus -clémente; parfois dans les mêmes conditions, pire. Si la vie future est -considérée comme meilleure ou comme pire, elle est la même pour tous. -Meilleure, c’est l’égalité parfaite dans les jouissances médiocres qui -sont l’idéal moyen aussi bien du civilisé que du sauvage. Les tribus de -la Nouvelle-Guinée, anémiées par la faim, rêvent de manger du sagou à -discrétion pendant toute l’éternité. Comme on pourrait découvrir, même -dans ce paradis égalitaire, une assez vague idée de compensation, donc -de justice, il faut aller plus loin, à Java, où le paradis, sans doute à -cause d’un excessif péage, n’était accessible qu’aux riches; chez ces -résignés, où seuls les rois, les prêtres et les nobles étaient sauvés; à -Bornéo, où l’au-delà, divisé en sept cercles, correspondait aux sept -divisions de la hiérarchie sociale. En un autre coin de la grande île, -«toute personne qu’un homme tue en ce monde devient son esclave dans -l’autre». Voilà un paradis nettement basé sur l’idée de force et une -croyance qui se rit un peu de l’impératif catégorique. Non seulement le -faible n’est pas «compensé», mais sa faiblesse et sa souffrance peuvent, -par le caprice du fort, être portées à l’infini; le tueur s’est acquis -un profil immortel. Des sociétés où il y a de la poésie, de l’art, des -rires, de l’amour, vivent encore avec une telle morale; on peut en être -contristé, on n’en est pas surpris, car il est évident que voici contre -les étrangers un terrible élément de résistance. Cela a ses -inconvénients: de temps en temps, à Bornéo, une troupe de jeunes Dayaks, -qui n’ont pas encore tué, se précipite dans une ville et tue; ayant -ainsi gagné la vie éternelle et un esclave, ils se tiennent plus -tranquilles. Chez les Shans, exterminé par un éléphant, on est privé de -paradis; mangé par un tigre, on devient tigre; les femmes mortes en -couche deviennent des lamies et hantent les tombes, pieds retournés, -talons en avant. Aux Mariannes, il y a un paradis et un enfer; la mort -violente conduit en enfer, la mort naturelle conduit en paradis: ces -peuples étaient de toute éternité voués à l’esclavage. En une autre -région de l’Océanie, le sort de l’âme est joué par la famille du défunt -à pair ou impair: impair, c’est l’anéantissement; pair, le bonheur -éternel. A Tahiti, les âmes aveugles s’en vont au hasard, sortant des -corps, vers une plaine où il y a deux pierres: l’une, si on la touche -d’abord, donne la vie immortelle, l’autre l’éternelle mort. Ceci est une -absurdité presque sublime; c’est grandiose et terrible ainsi que la -prédestination. Saint Augustin la plaçait dans la nuit d’avant la -naissance; les Tahitiens la situaient dans les ténèbres d’après la mort. -Le protestantisme, auquel ces pauvres gens se sont adonnés depuis, ne -les a pas beaucoup changés de croyances; en général, le plus grand -effort d’un novateur religieux ou philosophe est de mettre, et -réciproquement, à la fin ce qui se trouvait au commencement. - - [24] _La Survivance de l’âme et l’idée de justice chez les peuples non - civilisés_, Paris, Leroux, 1894. - -En s’agrégeant à l’idée d’immortalité, l’idée de justice en a donc -singulièrement troublé le caractère originel; elle a même contaminé -l’idée d’immortalité terrestre, l’idée de gloire. - - -II - -Comment la gloire, d’abord réservée aux rois et aux guerriers chantés -par les poètes, a-t-elle fini par être attribuée aux poètes plus encore -qu’aux héros de leurs poèmes, c’est un fait de civilisation dont -l’origine exacte n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Il serait plus curieux -d’apprendre par suite de quelle modification dans les mœurs ou de quel -agrandissement de l’égoïsme et de la vanité, à l’idée de pérennité du -nom et de l’œuvre vint s’adjoindre l’idée compliquée de justice. Un -dramaturge athénien, si son œuvre était bafouée par le peuple, à quelle -époque de la civilisation grecque eut-il l’audace d’en appeler à la -postérité? Connaît-on de très anciens textes où se lisent de pareilles -récriminations? La sensibilité s’est tellement accrue qu’il n’est plus à -cette heure de poétereau dédaigné qui ne songe à la justice des -générations futures; l’_exegi monumentum_ d’Horace et de Malherbe s’est -démocratisé, mais comment croire que la vanité des auteurs ait eu un -commencement? Il faut l’admettre cependant, pour se tenir dans la -logique des développements successifs du caractère humain. La gloire -littéraire ne fut d’abord que le sentiment de la durée future de la -réputation présente; sentiment légitime et qui concorde assez bien avec -les faits, car les déchéances absolues sont presque aussi rares que les -réhabilitations solides. A ce moment, c’est une probabilité -scientifique. Eschyle croit que la relation qui existe de son vivant -entre les _Suppliantes_ et l’opinion publique se maintiendra équivalente -au cours des âges. Eschyle a raison; mais non, s’il fait le même rêve -pour les _Danaïdes_ et les _Égyptiens_. Cependant Pratinas se voit dans -l’avenir l’un des rivaux d’Eschyle, et Pratinas n’est plus qu’un mot, à -peine un nom. L’idée de gloire, même en sa forme la plus ancienne et la -plus légitime, contiendrait donc l’idée de justice au moins par -prétérition, puisque sa non-réalisation nous suggère l’idée d’injustice. -Mais il ne faut pas faire raisonner d’après notre sensibilité des hommes -d’une civilisation aussi ancienne. Pratinas se fût peut-être soumis au -destin: il eût peut-être qualifié de fait pur et simple ce que nous nous -plaisons à nommer injustice. L’idée de justice étant soumise aux -variations de la sensibilité, est des plus instables. La plupart des -faits que nous rangeons aujourd’hui dans la catégorie de l’injustice, -les Grecs la laissaient dans la catégorie du destin; à d’autres, que -nous jetons dans la fosse sous le nom de malheurs ou de fatalité, ils -s’ingéniaient à y trouver des remèdes. En principe, quand un peuple -rétrécit la catégorie destinée au profit de la catégorie injustice, -c’est qu’il commence à s’avouer sa propre décadence: l’extrême état de -sensibilité à l’injustice se traduit par le bâillon du Zaina, qui ne -respire qu’à travers un voile pour ne détruire aucune vie[25]. État de -dégradation intellectuelle vers lequel marche aussi l’humanité -européenne, où les végétariens mystiques furent les précurseurs des -socialistes sentimentaux. N’avons-nous pas déjà les «frères inférieurs» -et n’entendons-nous pas louer les machines qui épargnent aux animaux -d’exercer leurs muscles? Pleurer sur l’esclave, qui tourne la roue, ou -sur le poète qui chante dans le désert, signe de dépravation: car -l’esclave qui tourne la roue, c’est qu’il aime la vie plus qu’il ne -souffre de son labeur, et le poète qui roucoule dans un trou comme le -crapaud, c’est que sa chanson est un agréable exercice physiologique. - - [25] BARTH, _Religions de l’Inde_, dans _l’Encyclopédie des Sciences - religieuses_. - -Les lois physiques, que des savants promulguèrent ou constatèrent, sont -des aveux d’ignorance. Quand on ne peut expliquer un mécanisme, on -affirme que ses mouvements s’opèrent en vertu d’une loi. Les corps -tombent en vertu de la loi de la pesanteur; cela équivaut, dans le -sérieux, à la bouffonne _virtus dormitiva_. Les catégories sont des -aveux d’impuissance. Jeter un fait dans l’abîme destin ou dans le tiroir -injustice, c’est renoncer à l’exercice des plus naturelles facultés -analytiques. Les _Lusiades_ furent sauvées parce que Camoëns savait très -bien nager, et le premier traité de Newton sur la lumière et les -couleurs fut perdu parce que son petit chien, Diamant, renversa un -flambeau. Présentés ainsi, ces deux événements ne rentrent plus ni dans -la catégorie Providence ni dans la catégorie Fatalité; ce sont des faits -inqualifiables, des faits comme il s’en est produit des milliers, sans -que les hommes y aient trouvé prétexte à l’enthousiasme ou à la colère. -Qu’Eschyle ait survécu et que Pratinas soit mort, ce sont des aventures -comme il en arrive à la guerre; il y en a de plus scandaleuses, mais ni -les unes ni les autres ne se doivent juger d’après la notion puérile -d’une justice distributive. Si la justice est blessée parce que Florus -surnage dans le naufrage où périrent Varius et Calvus, c’est la justice -qui a tort; ce n’était point là sa place. - -Cependant, comme elle s’est agrégée à l’idée de paradis, l’idée de -justice est devenue la parasite de l’idée de gloire. A l’immortalité que -Tahiti jouait à pile ou face, on substitua jadis, croyant bien faire, -l’immortalité providentielle; mais pour ce qui est de la gloire, du -moins, nous savons que la Providence, si elle ne tire pas au sort le nom -des élus, se détermine par des motifs peut-être inavouables. Pour -injuste que soit l’homme, par nature et par goût, il est moins injuste -que le Dieu qu’il a créé: ainsi des hommes chastes procréent d’obscènes -littératures, comme le faisait remarquer Ausone, avec à propos; ainsi -l’œuvre du véritable génie est toujours inférieure au cerveau qui -l’enfanta. La civilisation a mis dans la gloire un peu de méthode, -provisoirement. - -Même dans l’ordre spirituel, les hommes ont presque toujours été en -désaccord avec les décisions de leurs dieux. La plupart des saints -d’autrefois furent créés par le peuple malgré les prêtres; au cours des -siècles, le catalogue des saints et le catalogue des grands hommes se -sont différenciés, au point de ne plus bientôt porter un seul nom -commun. Presque tous les hommes vénérables de ce siècle, presque tous -ceux dont l’argile contenait des veines ou des traces d’or sont des -réprouvés. Nous vivons aux temps de Prométhée. Quand la Providence -gouverna seule la terre, pendant l’interrègne de l’humanité, elle fit de -telles hécatombes que l’intelligence manqua de périr. En l’an 950, le -fils d’un serf d’Aurillac, le jeune Gerbert, concentre en lui presque -toute la tradition européenne; il est à lui seul la civilisation. Quel -moment dans l’histoire! Les hommes, par un instinct admirable, en firent -leur maître: il fut le pape Silvestre II. Mort, on commença de bâtir, -sur cette colonne qui avait soutenu le monde, la légende qui devait -aboutir au _Faust_ de Gœthe. Telle est la gloire, que Gerbert est -inconnu. Mais il n’est pas inconnu comme Pythagore; on a pu écrire sa -vie, on a conservé ses écrits. Si Gerbert n’est pas un de nos grands -hommes aujourd’hui, il le sera peut-être demain; il a gardé intactes -toutes ses possibilités de résurrection. C’est que, pour laisser de côté -l’idée paradoxale de Providence, depuis Gerbert, nous n’avons presque -pas changé de civilisation. - -Lorsque les Chrétiens arrivèrent au pouvoir, ils ne conservèrent, outre -ce que le hasard épargna, que les livres nécessaires à l’enseignement -scolaire. Il est resté de l’Antiquité ce qui serait resté du XVIIe -siècle, si les professeurs de la vieille Université, joints aux Jésuites -et aux Minimes, avaient eu un droit de vie et de mort sur le livre. -Ajoutant La Fontaine au catalogue de Boileau, ils brûlaient le reste. -Les Chrétiens brûlèrent beaucoup, malgré leurs protestations d’amour: et -ce qu’ils ne brûlèrent pas, ils l’amendèrent. C’est à eux que l’on doit -l’image, presque burlesque, d’un Virgile chaste. L’inachèvement -authentique de l’Énéide fut un bon prétexte aux coupures et aux -grattages; les libraires, chargés de la besogne, y furent d’ailleurs -inintelligents et paresseux. Mais la grande cause de la disparition de -presque toute la littérature païenne fut plus générale. Un jour vint où -on la jugea sans intérêt: dès les premiers siècles, son cercle avait -commencé de se rétrécir. Une sainte Cécile pouvait-elle se plaire à -Gallus? Cette délicieuse et héroïque romaine (qu’on retrouva au siècle -dernier couchée en poussière dans sa robe sanglante) ayant changé de -religion changea de cœur. Les femmes cessèrent de lire Gallus, et Gallus -a péri presque tout. - -Dans le livre intéressant qu’il rédigea sur ce sujet[26], M. Stapfer n’a -pas tenu compte des changements de civilisation. Pour expliquer la perte -de tant de livres anciens, il n’a songé qu’au hasard. Le hasard est un -masque; et c’est précisément le devoir de l’historien de le soulever ou -de le déchirer. Du VIe siècle à nos jours, il y eut encore une -modification partielle dans la civilisation, au XVe siècle. Vers ce -temps, l’ancienne littérature commença de ne plus émouvoir beaucoup le -public: les romans, les miracles, les contes parurent tout à coup -vieillis; on cessa de les copier, de les réciter; on les imprima peu, un -seul manuscrit a conservé _Aucassin et Nicolette_, qui est quelque chose -comme le Daphnis et Chloé du Moyen Age. Des accidents épouvantent le -poète et même le critique, plus froid, dont la rigueur est logique, du -moment que l’on veut bien séparer de l’idée sentimentale de justice -l’idée, purement historique, de survivance littéraire. Jusqu’ici, et je -reprends l’allusion au rôle conservateur de la civilisation moderne, -l’imprimerie a protégé les écrivains contre la destruction, mais le rôle -sérieux de l’imprimerie ne porte encore que sur quatre siècles. Cette -invention lointaine apparaîtra un jour telle que contemporaine à la fois -de Rabelais et de Victor Hugo. Quand il se sera écoulé entre nous et un -moment donné du futur un temps égal à celui qui nous sépare de la -naissance d’Eschyle, dans deux mille trois cent soixante-quinze ans, -quelle influence l’imprimerie aura-t-elle eue sur la conservation des -livres? Peut-être aucune. Tout ce qui n’aura pas valu la peine d’être -réimprimé, c’est-à-dire tout, moins quelques épaves heureuses, aura -disparu, et d’autant plus vite que la substance matérielle des œuvres -est devenue plus précaire. La découverte même d’un papier inaltérable ne -serait pas une cause absolue de survie, à cause de la tentation -d’employer à mille autres usages ce papier trop solide. Ainsi la valeur -du parchemin a souvent déterminé le sacrifice d’un manuscrit; ainsi les -objets d’art en or vont nécessairement à la fonte quand la mode a -changé. La matière qui conserverait le mieux les livres devrait être -inaltérable, mais fragile, un peu cassante, pour n’être bonne à rien -sortie de sa reliure: une telle découverte ne serait-elle pas un fléau? - - [26] _Des Réputations littéraires. Essai de morale et d’histoire_. - Première série. Paris, Hachette, 1893. - -Pour l’œuvre des quatre derniers siècles et pour ce qui, vers 1450, -restait indemne de l’œuvre antérieure, et pour ce qui s’est retrouvé -depuis en des poussières, l’imprimerie a été, jusqu’ici, un mémorable -bienfait. Nous ne sommes pas obligés d’accepter les opinions de jadis; -les livres sont là et, rares ou communs, nous les pouvons découvrir et -lire. De la gloire et de l’opprobre que Boileau distribua à ses -contemporains nous sommes les juges surpris et cléments. Martial a -déshonoré des poètes qui furent peut-être un Saint-Amant ou un Scudéry; -mais nous avons sous les yeux les pièces du dossier des Satires, et nul -professeur ami des bonnes mœurs et des éternels principes ne peut plus -nous imposer ses médiocres haines. Un homme d’esprit a remarqué que -Boileau traite les écrivains qui lui déplaisent à peu près comme nous -les assassins avérés ou les suborneurs de petites filles; mais grâce à -la durée imprévue des livres, ces vieilles injures ne sont rien de plus -pour les juges que la vitupération d’un avocat. J’ai Sanlecque à portée -de la main, et même Cottin et même Coras; s’ils sont médiocres, je ne le -dirai que d’après ma libre impression personnelle. - -On a rédigé un essai de catalogue des livres perdus[27]; le nombre en -monte à cinq ou six cents, et encore, pour atteindre ce chiffre, faut-il -compter certains ouvrages qui ne sont qu’égarés et quelques éditions -d’œuvres réimprimées plusieurs fois. Y avait-il parmi ces livres perdus -des pages vraiment dignes de larmes? Cela est peu probable, d’après les -épitaphes de ces tombes. Ce n’étaient sans doute ni d’autres _Maximes_ -ni d’autres _Phèdres_, ni même d’autres _Alaric_ que: _Herménégilde_, -tragédie, par Gaspard Olivier (1601); les _Poétiques Trophées_, par Jean -Figon de Montélimard (1556) ou le _Courtisan amoureux_ (1582), ou le -_Friant Dessert des femmes mondaines_ (1643). Mais qui sait? Cependant -le _Coupe-Cul des Moines_, ou la _Seringue spirituelle_ inspirent de -médiocres regrets, et pareillement les _Estranges et espouvantables -Amours d’un diable déguisé en gentilhomme et d’une damoiselle de -Bretagne_. Une perte plus évidente, c’est celle de plusieurs _Almanachs_ -rédigés par Rabelais, mais cela ne va pas encore très loin. Que des -doigts trop fiévreux aient usé prématurément les premières éditions de -l’_Astrée_, des _Aventures du baron de Fæneste_, des _Odes_ de -Ronsard[28], cela prouve seulement le succès immédiat de ces œuvres qui -ne cessèrent durant plus d’un demi-siècle d’être en les mains de tous -les curieux; et on en dirait autant des éditions originales des premiers -romans d’Alexandre Dumas, qui ne peuvent être rangées, en grande partie, -parmi les livres perdus[29]. Mais que l’on puisse relever les -inscriptions d’un cimetière, cela prouve du moins que les morts qu’elles -signalent eurent un nom et une gloire, même passagère. Les vrais livres -perdus sont ceux dont nul ne pourrait, aujourd’hui, même soupçonner le -titre. Cette poussière anonyme ne remplirait pas sans doute un bien -grand ossuaire; mais avec les manuscrits perdus on construirait une -nécropole. - - [27] _Livres perdus. Essai bibliographique sur les livres devenus - introuvables_, par Philomneste Junior; Bruxelles, 1882. - - [28] L’édition de 1550 contenant les _Odes_ et le _Bocage_ s’est - retrouvée en 1882, à la vente P. G. P., où, malgré sa rareté, elle - ne fut vendue que cent francs. - - [29] Ces éditions de cabinet de lecture, tirées à trois cents - exemplaires, et moins, se sont nécessairement usées en proportion de - leur succès. - -Il n’est pas probable que de la littérature française du Moyen Age -beaucoup plus de la centième partie ait survécu aux changements de la -mode. Presque tout le théâtre a disparu. Le nombre des auteurs devait -être immense en un temps où l’écrivain était son propre éditeur, le -poète son propre récitateur, le dramaturge son propre acteur. En un -certain sens, l’imprimerie fut un obstacle aux lettres; elle opérait une -sélection et jetait le mépris sur les écrits qui n’avaient pu parvenir à -passer sous la presse. Cette situation dure encore, mais atténuée par le -bas prix de la typographie mécanique. L’invention dont on nous menace, -d’un appareil à imprimer chez soi, multiplierait par trois ou quatre le -nombre des livres nouveaux; et nous retrouverions les conditions du -Moyen Age: tous ceux qui ont quelques lettres--et d’autres, comme -maintenant--oseraient la petite élucubration qu’on glisse à ses amis -avant de l’offrir au public. Tout progrès finit par se nier lui-même; -arrivé à son maximum d’expansion, il tend à rétablir l’état primitif -auquel il s’était substitué. - -Le changement de civilisation, de l’antiquité au Moyen Age, fut -intellectuel et de sentiment plutôt que matériel. Les mêmes métiers se -prolongent dans les mêmes conditions primitives; la libraire au temps de -Rutebeuf est celle qui vendait, toutes fraîches et vives, les odes -d’Horace. Aux deux époques, qui sont pareillement des époques de -plénitude, la littérature fut pareillement abondante. Il n’en reste à -peu près rien. Toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine Apollinaire, -tient en deux volumes in-folio[30], mais presque tout le second tome est -donné aux poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins maltraités. -Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre de la bibliothèque de Pergame, qui -se composait de deux cent mille ouvrages grecs à un seul exemplaire: la -littérature grecque, dans l’édition Didot, tient en soixante et un -volumes; on y ajoutera, sans beaucoup grossir le nombre des feuillets, -tel traité d’Aristote, Hérondas, Bacchylide. Il en fut de la littérature -comme d’une armée décimée; on enterra les morts et les survivants sont -des héros. On peut juger de la valeur absolue, mais non de la valeur -relative de ce qui reste: ici, nous retrouvons Pratinas; il nous -enseigne que la gloire est un fait. - - [30] _Opera et fragmenta veterorum poetarum latinorum_. Londres, 1713. - - -III - -La gloire est un fait pur et simple, et non un fait de justice. Il n’y a -aucun rapport exact entre le mérite d’un écrivain (on se limite à -l’examen de la gloire littéraire) et sa réputation parmi les hommes. -Pour compenser, dans le sens du hasard et, si l’on veut, de l’injustice, -la survie du livre depuis quatre cents ans, la critique a imaginé un -système hiérarchique, qui divise les écrivains en castes, depuis l’idiot -jusqu’au génie. Cela a l’air solide et sérieux; c’est arbitraire, -puisque les jugements esthétiques ou moraux ne sont que des sensations -généralisées. Le jugement littéraire rejoint ainsi, jusqu’à s’y -confondre, le jugement religieux. - -L’immortalité terrestre et l’autre, celle qui évolue idéalement au delà -de la vie réelle, sont des conceptions de même ordre, nées d’une cause -unique: l’impossibilité pour la pensée de se penser inexistante. -Descartes n’a fait que poser un axiome physiologique et d’une vérité -humaine si absolue qu’elle eût été comprise par les plus anciens et les -plus humbles peuples. «Je pense, donc je suis,» c’est la traduction en -paroles d’un état cellulaire. Tout cerveau qui vit pense cela, même -inconscient. La minute vécue est une éternité; elle n’a ni commencement, -ni fin; elle est ce qu’elle est, elle est absolue. Cependant le -désaccord est complet entre la vérité cérébrale et la vérité matérielle; -l’organe meurt, par lequel l’homme se pense immortel et l’absolu est -vaincu par la réalité. Le désaccord est complet, évident, indéniable; -cependant, il est inexplicable. Devant une telle contradiction, -l’hypothèse prend quelque force d’une dualité, et d’ailleurs le -laboratoire affirme la différence essentielle du travail musculaire et -du travail cérébral. Le ploiement de l’avant-bras et même d’une phalange -détermine un dégagement d’acide carbonique; l’activité cérébrale, tous -les muscles étant au repos, n’inscrit aucune trace de combustion. Cela -ne dit pas que les organes de la pensée soient immatériels; on les -touche, on les pèse et on les mesure; mais ils sont d’une matérialité -particulière et dont on ne connaît pas encore les réactions vitales. -Inexplicable en théorie, le désaccord entre la pensée et la chair -s’explique donc en fait par une différence au moins de construction -moléculaire; ce sont deux états, dont l’un n’a de l’autre qu’une -connaissance superficielle, et la chair va se dissoudre que la pensée se -pense toujours éternelle. - -Il y a donc deux immortalités: l’immortalité subjective, que tout homme -se décerne volontiers et même nécessairement; l’immortalité objective, -celle dont Pratinas a été frustré, celle qui est un fait. La première, -religieuse ou littéraire, ne comporte plus, après ce que nous en avons -dit, et à défaut de précises analyses, que des réflexions -philosophiques, c’est-à-dire vagues; l’immortalité objective est un -sujet de dissertation moins abstrait. On y ferait même entrer toute -l’histoire, avec un peu de bonne volonté; mais la littérature française -forme une longue et une assez brillante cavalcade. - -Les mots, dès qu’ils embrassent, sous leurs ailes, une certaine étendue -de réalité perceptible, cèdent volontiers leur formule. La gloire, c’est -la vie dans la mémoire des hommes. Mais de quels hommes, mais quelle -vie? - -M. Stapfer[31] a essayé le dénombrement des œuvres qui, du XVIe au -XVIIIe siècle, sont restées ce que l’on appelle _rester_ en langage de -critique professionnel. Ce chapitre intitulé avec esprit (avec un esprit -un peu janséniste) «le petit nombre des élus» serait bref, s’il n’était -qu’un catalogue. En somme, et on peut admettre cela provisoirement, de -tous les écrivains français des trois derniers siècles, vingt-cinq ou -trente auraient atteint ce qu’on appelle la gloire; mais de ces trente, -à peine si la plupart sont autre chose qu’un nom. Quelle vie et de quels -hommes? M. Stapfer songe à des œuvres qu’un Français d’aujourd’hui, «de -culture moyenne», peut avoir, tel jour de pluie, la fantaisie -d’entr’ouvrir. Il est impossible d’accomplir une sérieuse analyse si -l’on admet dans son raisonnement des expressions comme «culture -moyenne». Un homme de «culture moyenne» peut fort bien se plaire à -Saint-Simon et ne posséder chez soi ni un Pascal, ni un Bossuet, ni un -Corneille, ni un Malherbe. On peut lire et relire Pascal et goûter peu -Rabelais. Mais ces amateurs de lecture difficile sont des professeurs, -des ecclésiastiques, des avocats, des hommes qui, s’ils n’écrivent -eux-mêmes, tiennent aux lettres par leur métier et la nécessité de se -maintenir en contact avec la période classique de la littérature -française. Et où ont-ils appris que Boileau est un meilleur poète que -Théophile ou Tristan? Au collège, car c’est par le collège que la gloire -littéraire se maintient dans le souvenir ennuyé des générations -distraites. Il n’y a pas de «culture moyenne» appréciable et figurable -par une courbe flexible; mais il y a des programmes. Villiers de -l’Isle-Adam avait inventé la «Machine à gloire»; il y a au Ministère de -l’Instruction publique une salle où, sur la porte, on devrait lire: -«Bureau de la Gloire.» C’est là que se réunit le Conseil Supérieur qui -élabore le programme des études. Ce programme est la gaveuse qui produit -les cultures moyennes; les noms absents de ce programme seront -éternellement inconnus des générations dont il sera le guide paternel. -Mais la conscience d’un éducateur ne peut imposer à des enfants la -connaissance d’écrivains dont la moralité n’est pas universellement -admise. Molière était fort immoral en son temps et c’est ce qui fit son -succès près d’un public qui n’avait que le choix, à ses jours de -repentance, entre les plus éloquents ou les plus habiles sermonaires. -C’est à mesure qu’il a été moins compris que Molière, peu à peu, est -devenu un moraliste. A mesure que les sensibilités successives se sont -différenciées davantage de la sensibilité du XVIIe siècle, la -grossièreté a perdu de sa puanteur et on a fini par trouver de la -délicatesse à des saillies qui, mises au ton d’aujourd’hui, nous -donneraient de la gêne. Molière, bien plus brutal encore dans le fond -qu’à la surface, jouit de ce qu’on pourrait appeler la moralité acquise. -C’est un phénomène inévitable d’accommodation. Il fallait ou sacrifier -Molière ou démontrer la beauté de son génie philosophique. - - [31] Ouvrage cité, p. 103. - -Son mot, qui n’est qu’un mot, «Pour l’amour de l’humanité», a été creusé -et labouré par les commentateurs ainsi qu’une boule d’ivoire qui, au -tour, finit par se résoudre en un réseau de cercles enchevêtrés; ce -n’est qu’un hochet pour les bébés. Comment va-t-on concilier _les Femmes -savantes_ et le Féminisme? Il y aura là un travail de cirque fort -curieux à suivre. Dans ses _Réflexions sur les Femmes_, si pénétrantes -et d’une si belle langue, Mme de Lambert dit que cette comédie, -d’ailleurs odieuse, fut cause que l’instruction chez les filles parut -comme une inconvenance, une impudeur, une sorte d’obscénité: d’où la -folie de plaisirs purement sensuels où les femmes inclinèrent, n’ayant -plus d’autres ressources que la chère et l’amour. On s’en tirera en -considérant séparément l’idée féminisme et l’idée _Femmes savantes_, en -épiloguant sur le mot «savant», qui a pris récemment une signification -très précise. Le savant, au XVIIe siècle, c’est le curieux non seulement -des sciences, mais des lettres, c’est l’esprit inquiet des nouveautés et -qui discute des tourbillons sans négliger Vaugelas. Mme de Sévigné était -une «femme savante» et aussi Ninon. Sans doute, il fallait sauver -l’œuvre de Molière; elle en valait la peine. Mais n’aurait-on pu le -faire avec plus d’honnêteté et plus de lucidité? - -Tenté sur Rabelais et sur Montaigne, le même travail de mise au point a -moins bien réussi. Rabelais surtout a découragé les naïvetés les plus -têtues et, faute de pouvoir moissonner de vertueuses gerbes en son -abbaye de bon plaisir, on rangea Pantagruel parmi les vagues précurseurs -des idées modernes, ce qui n’a aucun sens appréciable, les idées -modernes étant fort contradictoires. La Fontaine s’est prêté aux -caprices des moralistes avec cette indifférence au bien et au mal qui -fut le propre de son tempérament uniquement sensuel; et quant à Racine, -dont l’œuvre serait épouvantable, si elle n’était rédigée en une langue -froide et abstraite comme l’algèbre, la dévotion janséniste de ses -derniers jours a permis de trouver des intonations pieuses même à ses -plus délirantes chansons de luxure et de cruauté[32]. Pourquoi ce soin -n’a-t-il pas été porté jusque sur un Saint-Amand ou sur un Théophile? On -trouve là l’influence de Boileau, qu’il est encore dangereux de -contredire quand on recherche une certaine qualité de réputation. -Heureux de trouver leur tâche limitée et déterminée par une autorité -célèbre, les éducateurs arrêtèrent, dès que sa longueur fut décente, le -catalogue des gloires. Leur entreprise était de critique morale bien -plus que de critique littéraire; un seul livre, les _Fables_, par -exemple, leur eût suffi, album où déposer les aphorismes sournois du -vieux catéchisme. L’idéal de l’éducateur est le _Coran_, les mêmes pages -contenant un exemple d’écriture, un modèle de style, un code religieux -et un manuel de morale. - - [32] Ceci était écrit quand a paru l’ouvrage de M. Louis Proal, _le - Crime et le suicide passionnels_ (F. Alcan, 1900), où, à propos des - drames sexuels de cour d’assises, Racine est, comme référence et - point de comparaison, cité toutes les dix pages. On ne veut pas dire - quel moment de passion et de folie luxurieuse fut le grand siècle. - -On peut donc conclure qu’en réalité il n’y a pas de gloire littéraire. -Les grands écrivains sont proposés à notre admiration non comme -écrivains, mais comme moralistes. La gloire littéraire est une illusion. - -Cependant, tout en réservant pour des usages scolaires quelques-uns des -meilleurs génies français, les historiens de la littérature ont dû -motiver leurs choix, feindre des préoccupations d’art. Un Nisard rédigea -une histoire de la littérature française où il n’est à peu près question -que de morale; on trouva une telle préoccupation noble, mais trop -exclusive. Les manuels ordinaires entremêlent adroitement les deux -ordres; il faut qu’un enfant ne sache pas bien si La Fontaine leur est -prescrit comme un grand poète ou comme un bonhomme qui enseigna la -prévoyance, comme l’auteur de _Philémon et Baucis_ ou comme le -précurseur de Franklin. Munis des quatre règles de la littérature, les -professeurs ont examiné les talents, et ils les ont classés; ils ont -décerné des prix et des mentions honorables. Il y a le premier ordre et -il y a des ordres échelonnés jusqu’au quatrième et au cinquième; la -littérature française est devenue hiérarchique comme une maison de -rapport. «Villon, me dit un jour l’un de ces arpenteurs, n’est pas de -premier ordre.» Il faut nuancer l’admiration selon les sept notes de la -gamme universitaire: de sérieux flûtistes excellent à ce jeu. - -Il ne s’agit pas de contester le palmarès de la gloire ni d’en proposer -une rédaction nouvelle. Tel qu’il est, il répond à son usage; il peut -avoir l’utilité des classifications arbitraires de la botanique. Il ne -s’agit pas de l’amender; il s’agit de le déchirer. - -Que Racine soit un meilleur poète que Tristan l’Hermite et -qu’_Iphigénie_ l’emporte sur _Marianne_, voilà deux propositions -inégalement vraies; car on pourrait tout aussi bien nous donner à -comparer ceci, qui est de Racine: - - Que c’est une chose charmante - De voir cet étang gracieux - Où, comme en un lit précieux, - L’onde est toujours calme et dormante! - - Quelles richesses admirables - N’ont point ces nageurs marquetés, - Ces poissons aux dos argentés, - Sur leurs écailles agréables[33]! - -à cela, qui est de Tristan: - - Auprès de cette grotte sombre - Où l’on respire un air si doux, - L’onde lutte avec les cailloux, - Et la lumière avecque l’ombre. - - Ces flots, lassés de l’exercice - Qu’ils ont fait dessus ce gravier, - Se reposent dans ce vivier, - Où mourut autrefois Narcisse... - - L’ombre de cette fleur vermeille - Et celle de ces joncs pendans - Paraissent estre là-dedans - Les songes de l’eau qui sommeille...[34] - - [33] _L’Étang_. Cette pièce fait partie de la suite des cinq odes où - Racine célébra Port-Royal-des-Champs: _l’Étang_, _les Prairies_, - _les Bois_, _les Troupeaux_, _les Jardins_. - - [34] _Le Promenoir des deux Amans_. - -Je sais bien que je compare le meilleur de Tristan avec le pire de -Racine; mais Tristan tout de même avait son jardin, si Racine avait son -domaine, et parfois il y fait bon. Déchirons donc le palmarès afin -d’ignorer que Tristan L’Hermite est un poète «à la versification -ridicule»[35], et que le plaisir que nous pouvons tirer de sa rencontre -ne soit pas gâté par avance, et que nous osions, comme lui, dire à sa -muse: - - Fay moy boire aux creux de tes mains, - Si l’eau n’en dissout point la neige. - - [35] VAPEREAU, _Dictionnaire des Littératures_. - -C’est l’inconvénient des méthodes comparatives. Les critiques, ayant élu -comme idéal le grand poète d’un siècle, n’estiment plus les autres que -comme des précurseurs ou des disciples[36]. On juge les écrivains -d’après ce qu’ils ne sont pas, et souvent faute d’avoir su comprendre -leur génie particulier et souvent faute de les avoir interrogés -eux-mêmes. Pratinas en vérité est mieux traité: il jouit du silence. - - [36] Une excellente thèse de doctorat sur Tristan L’Hermite, par M. - N.-M. Bernadin, porte précisément ce titre: _Un Précurseur de - Racine_. - -Mais il est mort, et il s’agit de vivre. Vivre, de quelle vie et en la -mémoire de quels hommes? La vie est un fait physique. Un livre n’est pas -mort qui existe à l’état de tome dans une bibliothèque; et peut-être que -c’est une gloire plus enviable d’être inconnu à la manière de Théophile -que d’être célèbre à la manière de Jean-Baptiste Rousseau? La gloire, -quand elle n’est que classique, est peut-être l’une des formes les plus -dures de l’humiliation. Avoir rêvé de passionner les hommes et les -femmes et n’être plus que le pensum triste qui retient en prison un -écolier distrait! Est-il cependant d’universelles réputations qui ne -soient point classiques? Très peu, et alors elles ont une autre tare. -C’est pour ce qu’ils contiennent de malpropre qu’on lit les romans -saugrenus de Rétif[37], les contes syphilitiques de Voltaire, et cette -ennuyeuse _Manon Lescaut_, si gauchement adaptée de l’anglais. Les -livres de jadis n’ont plus de public, si par public il faut entendre les -hommes désintéressés qui lisent uniquement pour leur plaisir, et goûtent -ce qu’un livre contient d’art et de pensée, mais ils ont des lecteurs -encore, et ils en ont tous. - - [37] De Rétif, il faut cependant retenir le tome Ier, celui-là seul, - de _Monsieur Nicolas_. - -Il n’y a de livre mort que le livre perdu; tous les autres vivent, et -presque de la même vie, et plus ils sont anciens, plus cette vie devient -intense, devenant plus précieuse. La gloire littéraire est nominale; la -vie littéraire est personnelle. Il n’est pas un poète du prodigieux -XVIIe siècle qui ne ressuscite chaque jour entre les mains pieuses d’un -curieux. Bossuet n’est pas plus feuilleté que ce _Recueil_ de Pierre du -Marteau[38]; et, à tout prendre, la _Plainte du cheval Pégase aux -chevaux de la petite Écurie, par Monsieur de Benserade_, est d’une -lecture plus agréable et moins dangereuse que le _Discours sur -l’histoire universelle_: le moralisme pompeux est-il tant supérieur au -burlesque badin? Toute plante de la montagne offre un égal intérêt au -botaniste ingénu. Pour lui l’euphorbe n’est pas célèbre ni la bourrache -ridicule (elle a d’ailleurs les plus beaux yeux du monde) et il emplit -sa gibecière jusqu’à ce qu’elle refuse un dernier brin d’herbe. La -gloire littéraire est une invention à l’usage des enfants qui préparent -leurs examens; il importe peu à l’explorateur de l’esprit de jadis que -ce vers plaisant soit d’un inconnu ou cette forte pensée d’un méprisé. -Un homme et son œuvre, cela est d’intérêt si différent! L’homme est une -physiologie qui n’a de valeur que dans le milieu où elle a évolué; -l’œuvre, quelle qu’elle soit, peut conserver, au cours des siècles, un -pouvoir abstrait. Il ne faut pas s’exagérer ce pouvoir ni s’en faire une -tyrannie. Une pensée n’est guère autre chose qu’une fleur desséchée; -mais l’homme a péri et la fleur reste couchée dans son herbier; elle est -le témoin d’une vie disparue, le signe d’une sensibilité abolie. - - [38] _Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, tant en prose - qu’en vers_. A Cologne, 1667. - -Lorsqu’on regarde dans la galerie d’Apollon ces onyx et ces corindons -façonnés en conques et en coupes et ces ors où le burin a écrit des -fleurs et ces émaux violents, va-t-on, avant d’oser se réjouir, demander -quel est le nom de l’artisan de tels joyaux? La question cependant -serait vaine. L’œuvre vit et le nom est mort. Qu’importe le nom! - -«Moi, qui ne désire pas la gloire,» écrivait Flaubert. Il parlait de la -postérité, de ces temps futurs, et par conséquent inexistants, auxquels -tant de médiocres énergies sacrifient l’heure présente, cette réalité -unique. Aucun des livres de Flaubert ne pouvant servir de prétexte à un -enseignement moral, Flaubert fut sage. Il ne désirait et il n’aura pas -la gloire, à moins que _Madame Bovary_ ne conserve pendant le prochain -siècle sa réputation équivoque et ne s’inscrive, dans la tradition des -adolescents, parmi les célèbres mauvais livres. Cela est peu probable, -puisque _Mademoiselle de Maupin_ est déjà d’une lecture pénible. Mais ce -qu’on ne peut dire au futur ni de lui ni d’aucun écrivain de la dernière -moitié du siècle, on peut le dire au passé. Gautier et Flaubert ont -connu la gloire, celle qu’ils se décernèrent eux-mêmes dans l’invincible -conscience de leur génie. La gloire, c’est une sensation de vie et de -force; un sylvain la goûterait dans un tronc d’arbre. - -Qu’il est plaisant d’écouter le professeur éloquent dont la parole -déclare: «Ce livre ne restera pas.» Mais aucun livre ne reste, et -cependant tous les livres restent. Connaît-on _Palemon, fable bocagère -et pastorale_, par le sieur Frenicle[39]? Eh bien, ce livre est resté -puisque je viens de le lire, et que j’en ressuscite un vers, qui n’est -pas laid: - - O que j’eus de plaisir à la voir toute nue! - - [39] A Paris, chez Jacques Dugast, aux Gants couronnez, 1632. - -Il est temps que l’homme apprenne enfin à se résigner au néant, et même -à jouir de cette idée dont la douceur est incomparable. Les écrivains -pourraient donner l’exemple au peuple en abandonnant résolument leurs -vaniteux espoirs. Ils laisseront un nom qui ornera pendant quelques -siècles les catalogues et des œuvres qui dureront ce que vivra la -matière qui les supporte. C’est un beau privilège au prix duquel ils -devraient consentir à taire leurs doléances. Et quand même cette -illusoire éternité leur serait refusée, aussi bien que toute gloire -présente, pourquoi cela diminuerait-il leur activité? C’est au passant -et non à l’humanité future que le cerisier sauvage offre ses fruits; et -si personne ne passe, comme il s’est couvert de neige au printemps il -s’empourpre quand vient l’été. La vie est un fait personnel, immédiat et -qui s’écoule dans la minute même où elle est sentie. Adjoindre à cette -minute les siècles à venir, c’est raisonner mal, car le présent seul -existe, et il faut rester dans la logique pour être encore un homme. -Soyons un peu moins primitifs et ne nous figurons pas que le prochain -siècle sera le «double» du présent et que nos œuvres y garderont la -position qu’elles occupent aujourd’hui, ou une position pire. La manière -dont nous comprenons _Bérénice_ affligerait Racine, et Molière -soufflerait volontiers les chandelles les soirs qu’on s’ennuie tant au -_Misanthrope_. Les livres n’ont qu’un temps; arbre, arbustes ou pauvres -herbes, ils meurent ayant parfois semé leurs pareils, et la vraie gloire -ce serait de provoquer une œuvre sous l’ombre de laquelle on serait -étouffé; ce serait la vraie gloire parce que cela rentrerait dans les -plus nobles conditions de la vie. Les témoins du passé ne sont jamais -que des paradoxes; ils ont commencé à languir quelques années, ou moins, -après leur naissance, et leur vieillesse se traîne triste et ridée parmi -les hommes qui ne les comprennent plus, ni ne les aiment. Souhaiter -l’immortalité, c’est désirer de vivre éternellement dans l’état des -_Struldbruggs_ de Swift. - -«Tel est le détail qu’on me fit au sujet des Immortels de ce -pays...»--et le sentiment de l’homme continue de se révolter contre -l’idée de destruction, et l’écrivain tremble à l’idée de pérennelle -obscurité. Il faut à notre sensibilité une toute petite lumière dans le -lointain, parmi les arbres qui bordent notre vue. Cela rassure les -muscles, cela calme le pouls. - -1900 - - - - -LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ - - -I - -En un de ses _Paradoxes_, où il a parfois un peu de l’ironie de Heine ou -de l’esprit de Schopenhauer, M. Max Nordau a dessiné le plan -machiavélique d’une école du succès. On y enseignerait l’à rebours de la -morale usuelle, et non pas la vertu, mais l’art de parvenir. Cette école -existe: c’est la vie. Des yeux et des oreilles précoces en recueillent -l’enseignement dès l’adolescence; de jeunes hommes se vouent au succès -comme d’autres à l’apostolat ou à la gloire. Sont-ils déraisonnables? -Non. Et méprisables? Pourquoi donc? Écrire, chanter, sculpter, ce sont -des actes; penser, même dans le silence de la nuit et au fond d’un -cachot, c’est un acte. Or, quel est l’acte qui n’a pas pour but son -propre achèvement? Le raisonneur qui s’est convaincu lui-même voudra -persuader les autres, nécessairement; et le poète qui s’admire, -contraindre autrui à l’enthousiasme. Ceux qui se contentent d’une -approbation intime ou restreinte sont peut-être des sages; ils ne seront -point comptés parmi les forts. Même timide, même dédaigneux, le rêveur -veut la gloire de rêver; et il rêverait avec délices devant les foules -délirantes de contempler ses yeux perdus dans un océan de songes et de -niaiseries. Ce serait le succès. Le succès a quelque chose de précis qui -calme et qui nourrit. C’est un repas. C’est un fait. C’est le poteau -d’arrivée. - -Le succès est un fait en lui-même et en dehors de l’œuvre ou de l’acte -qu’il accompagne. L’assassin qui a réussi son crime de point en point -éprouve d’autres joies que celle de l’avidité désaltérée. Il se trouve -en somme que le succès lui a donné raison, et toutes recherches -dépistées, on comprend fort bien l’état qu’a osé décrire Barbey -d’Aurevilly. Cependant le crime, à moins d’être politique, ne reçoit que -rarement dans nos civilisations un applaudissement public, comme chez -les Dayaks de Bornéo ou les sujets du Vieux de la Montagne. C’est -pourquoi, malgré une ironie célèbre, nous ne considérerons pas -l’assassinat «comme un des beaux-arts». Tout au moins faudrait-il le -ranger dans cette catégorie d’art dont le succès est le seul et unique -but et qui tient beaucoup, moins à son nom de départ qu’à son nom -d’arrivée; or, cela n’est point le sujet de cet essai, qui est fort -sérieux et dont tous les mots seront pesés avec soin. Il s’agira -uniquement des œuvres d’art et en particulier de celles qui -appartiennent à la littérature. - -Le succès donc est un fait, mais, pour la catégorie d’actes qui nous -occupe, un fait éventuel et qui ne change pas l’essence même de l’acte. -En cela je comparerais volontiers le succès à la conscience, flambeau -qui s’allume en nous, éclaire nos actions et nos pensées, mais n’a pas -plus d’influence sur leur nature que son ombre, par une nuit de lune, -sur la marche du train qui passe. La conscience ne détermine aucun acte. -Le succès ne crée pas une œuvre, mais il la met en lumière, et tellement -qu’il en reste presque toujours quelque chose dans la mémoire des -hommes. On ne devient pas Racine pour avoir été applaudi sous les -chandelles, et on reste Racine, même si _Phèdre_ est jouée six jours de -suite devant des loges noires[40]. Mais on devient Pradon, et c’est -beaucoup. Être Pradon dans les siècles, c’est vivre d’une gloire obscure -et fâcheuse, triste et vaine; sans doute, mais à peine moins précaire -que la vie que nous nommons véritable. Pradon est ridicule à la fois et -illustre. On ne peut conter la vie de Racine sans y mêler son nom. On -recherche ses œuvres pour comprendre cette renommée d’un jour qui s’est -prolongée durant tant de lendemains. Il n’y a pas à en douter, Pradon -n’avait presque aucun talent, encore qu’assez adroit en son métier de -constructeur dramatique. C’était, comme disent les journalistes, un -homme de théâtre; on est même allé jusqu’à prétendre[41] que, pour avoir -une Phèdre parfaite, il l’aurait fallu écrite par Racine sur le plan de -Pradon. C’est absurde; mais tout succès a une cause. La cabale -n’explique rien. La duchesse de Bouillon n’eût pas risqué la bataille -sur une carte nulle, Pradon était connu. Sa tragédie de _Pyrame et -Thisbé_ avait été applaudie. Dix ans après _Phèdre_, et, sans nulle -cabale, son _Regulus_ alla aux nues. Il était donc destiné à une -réputation modérée, à celle que son _Solyman_, par exemple, valut à -l’abbé Abeille, vers les mêmes années. - - [40] A l’Hôtel de Bourgogne, pendant qu’à Guénégaud on jouait à grand - fracas celle de Pradon. - - [41] Bayle. Et Racine, reconnaissant le métier de son adversaire: - «Toute la différence qu’il y a entre moi et Pradon, c’est que je - sais écrire.» - -Cela fut-il heureux pour ce médiocre poète d’avoir rencontré sur son -chemin la duchesse de Bouillon? Devançant nos procédés, cette terrible -femme avait loué les loges de deux théâtres, emplissant les unes, -laissant les autres vides; de notre temps, elle eût acheté les journaux -par surcroît, mais nul ne sait combien elle paya le caquet des -nouvellistes et des pamphlétaires. C’est un des plus beaux coups du -genre puisqu’il a réussi à merveille; mais qu’y gagna Pradon? Après -beaucoup d’injures, un océan d’injures posthumes. Il n’est pas de jour -où quelque professeur ne le traite comme un Damiens ou comme un -Ravaillac. Cela se compense-t-il par l’immortalité? Une immortalité -honteuse est-elle préférable à la nuit? D’abord, il faut écarter la -honte, et tenir pour indifférentes les injures. Tout succès attise le -feu de la haine et rend plus épaisse la fumée qui retombe. Cela n’a -aucune importance. La haine est une opinion, et les injures, et les mots -qui jettent l’infamie; le succès est un fait. La duchesse de Bouillon ne -pouvait changer la valeur essentielle de chacune des deux _Phèdre_, non -plus qu’en «or pur» transmuer du «plomb vil»; mais elle pouvait voiler -l’or et dorer le plomb; elle pouvait forcer la postérité à répéter le -nom de son favori. Ce fut son œuvre. Elle est belle et resta mémorable. -Sur le moment, personne ne savait laquelle il fallait admirer de ces -deux peintures aux cadres pareils. Les amis de Pradon valaient ceux de -Racine. L’un avait Boileau; l’autre, Sanlecque, son rival parfois -heureux. Mais l’autorité de Boileau s’effaçait devant celle de Mme des -Houlières, représentant la société polie et l’esprit des ruelles. Il -arriva même que la querelle des Sonnets mit l’esprit du côté de Pradon, -car celui du duc de Nevers est, encore aujourd’hui, de la méchanceté la -plus plaisante. Molière, qui détestait Racine et avait jadis prêté son -théâtre à une parodie d’_Andromaque_, eût sans doute favorisé Pradon. Sa -mort a épargné ce scandale aux amis des bonnes lettres. Ce fut donc -autour d’une illusion raisonnable que se fit la cristallisation du -succès, et les beaux esprits n’eurent pas à rougir de leur parti. C’est -un mensonge pieux des historiens de la littérature française de -prétendre que le vrai public vengea Racine du désert organisé par Mme de -Bouillon. Les loges de l’hôtel de Bourgogne avaient été louées pour six -jours et la _Phèdre_ de Racine ne fut jouée que sept fois; le public -avait compris: il obéissait au succès, comme les chiens au sifflet. - -C’est que le succès, même organisé par des moyens frauduleux, exerce un -puissant attrait sur les foules, et même lettrées. Assurément, le public -des théâtres était, en 1677, bien supérieur comme intelligence, -instruction et goût, au public moyen d’aujourd’hui; et cependant on le -voit s’éprendre de pièces décidément médiocres et dédaigner les plus -belles. C’est que le succès, et surtout pour les œuvres de théâtre, peut -naître spontanément d’un hasard, de l’agréable visage d’une actrice, -d’un beau geste, d’un applaudissement bien placé, du caprice ou de -l’émotion d’un petit groupe de spectateurs. Le troupeau suit, puisque -tous les hommes assemblés sont troupeau, et l’histoire compte un nom et -une date de plus. - -Les Américains--ceux du Nord, car au Sud ils ont plus de -finesse--n’hésitent jamais devant le succès. Quel est le poème -dramatique dont le succès a dépassé les enthousiasmes mêmes du _Cid_ et -d’_Hernani_? C’est _Cyrano de Bergerac_. Donc cette chose est admirable. -Et ils la font apprendre par cœur ainsi que _l’Aiglon_, dans les écoles -où eux-mêmes illettrés, ils se cultivent de savantes épouses. Pour -redire encore ma vraie pensée, je ne trouve pas cela déraisonnable. Ne -confondons point l’histoire, qui est un roman complet, ou du moins -suivi, avec le temps présent, qui nous apparaît fragmentaire, tel un -numéro de journal déchiré en mille bouts de papier. Comment les classer, -selon quel ordre? Nous n’en savons rien. Nos jugements d’aujourd’hui, -ceux qui paraissent les plus sages, les plus sains, seront ridicules -dans vingt ans, parce que notre patience lassée n’a pu reconstituer la -feuille entière, ou parce que le feu ou le vent ont dévoré une partie -des petits carrés. En ce brouillard de nos idées, le succès s’allume -comme une lune électrique. Quelque chose d’indéniable brille, que les -professeurs de philosophie appellent un critère. Mais disons-le -seulement un fait, de même qu’une fleur est un fait, ou une averse ou un -incendie. Et que peut-on opposer à ce fait, pour le contredire? Presque -rien, le produit d’un jugement, l’idée que certains hommes ont de la -beauté littéraire. Encore cette opposition n’est-elle point radicale, -puisque la beauté n’est aucunement, en principe, exclue des chances du -succès. Il ne faudrait point parier pour la beauté, il serait imprudent -de la prendre à égalité; mais il y a des exemples dans l’histoire que -l’œuvre la plus belle ait été aussi celle que les hommes ont le plus -fêtée. Alors le succès est adorable, ainsi que le soleil qui vient à -propos mûrir les moissons, ainsi que l’orage qui remplit les ruisseaux -et les fontaines. Qu’est-ce qu’un beau livre dont il ne reste plus un -seul exemplaire connu? Qu’était-ce que la Vénus sans bras avant que M. -de Marcellus l’eût fait sourdre des abîmes? Le succès est pareil à la -lumière du jour et, encore un coup, s’il ne crée pas l’œuvre, il -l’achève, en déchirant le voile de ténèbre qui l’enveloppait. Il y a une -autre considération qui augmente encore la valeur du succès; c’est que -si le but de l’œuvre d’art est de plaire, plus grand sera le grand -nombre de ces conquêtes et mieux ce but aura été rempli. L’art a -certainement une fonction, puisqu’il est; il satisfait à un besoin de -notre nature. Dire que ce besoin est précisément le goût artistique, -c’est dire que le café ou le tabac sont aimés parce qu’ils satisfont le -goût que l’homme a pour le café ou le tabac. C’est ne rien dire du tout, -pas même une sottise; c’est proférer des mots sans signification aucune. -Les choses ne correspondent pas dans la vie avec cette simplicité, selon -cette relation bénévole de pot à couvercle: laissons cela à la -philosophie chrétienne des finalités. Le but de l’art étant de plaire, -le succès est tout au moins un commencement de preuve en faveur de -l’œuvre. Plaire, l’idée est très complexe: nous verrons plus tard ce -qu’elle contient; mais le mot peut servir provisoirement. Donc cette -œuvre plaît. Une tour s’est élevée soudain aux accents passionnés de la -foule. Voilà le fait. Il faut la démolir. Cela n’est point facile, -puisque, par une magie singulière, presque tous les béliers dont on la -bat se transforment en contreforts qui ajoutent leurs poids à la -solidité du monument. Il faut prouver à cette forteresse qu’elle -n’existe pas; à cette foule que son admiration n’a pas remué toutes ces -pierres, qu’elle est menteuse, hallucinée ou imbécile. Cela ne se peut -pas. Ils trouvent cela beau. Que leur répondre, sinon: oui, cela est -beau. - -Le prêtre prend une hostie sur le corporal et l’élève à la dignité de -Dieu. Il l’entoure de rayons et la montre au peuple. Pendant cette -ostention, le peuple à genoux baisse la tête, prie et croit. L’œuvre que -le succès exalte n’est pas choisie moins au hasard que l’hostie par les -doigts du prêtre; mais sa divinité n’en est pas moins certaine, du -moment qu’elle a été choisie. Il faut respecter les arrêts du destin et -ne pas contrarier la piété populaire. - - -II - -Cependant, il y a, dit-on, une esthétique. Il y en a même plusieurs. -Mais nous n’en supposerons qu’une et que, toujours en principe, elle ait -de bonnes raisons à opposer au succès, quel qu’il soit. S’il y a une -esthétique, cela nous oblige à reconnaître qu’il y a un beau absolu, et -que les œuvres sont jugées belles en proportion de leur ressemblance -avec cet idéal vague et complaisant. C’est cette esthétique, son -existence admise l’espace d’un moment, qu’il s’agit d’ouvrir et de -passer au scalpel. - -La sensibilité qui cède au succès ou qui le provoque est fort -intéressante; mais il sera peut-être permis de ne pas mépriser tout à -fait et tout d’abord la sensibilité qui s’oppose au succès et qui nie -l’œuvre heureuse en tant qu’œuvre belle. Ces deux sensibilités, -également spontanées, ne sont pas également pures. La seconde est fort -mêlée. L’esthétique par quoi elle se résume, aussi fragile que la -morale, est un mélange de croyances, de traditions, de raisonnements, -d’habitudes, de conceptions; il y entre du respect, de la peur et un -appétit obscur de nouveauté. «Sur des pensers nouveaux, faisons des vers -antiques.» Le vieux neuf, voilà ce que préconisent toutes les -esthétiques, car il faut flatter une caste selon ses nerfs et selon son -érudition. Le jugement de l’artiste en matière d’art est un amalgame de -sensations et de superstitions. La foule ingénue n’a que des sensations. -Son jugement n’est pas esthétique. Ce n’est même pas un jugement. C’est -l’aveu naïf d’un plaisir. Il s’en suit nécessairement que seule la caste -esthétique a qualité pour juger de la beauté des œuvres et leur déférer -cette qualité. La foule crée le succès; la caste crée la beauté. C’est -équivalent, si l’on veut, puisqu’il n’y a de hiérarchie ni dans les -sensations ni dans les actes et que tout n’est que mouvement; c’est -équivalent, mais différent. Voilà donc un point acquis. En matière -d’art, à l’opinion de la sensibilité s’oppose l’opinion de -l’intelligence. La sensibilité ne se soucie que du plaisir; qu’à ce -plaisir se joigne un élément intellectuel, et voilà l’esthétique. La -foule peut dire: cela me plaît, donc cela est beau; elle ne peut pas -dire: cela me plaît et cependant cela n’est pas beau, ou: cela me -déplaît, et cependant cela est beau. La foule, en tant que foule, ne -ment jamais; le jugement esthétique est une des formes les plus -complexes du mensonge[42]. - - [42] Voir, plus loin, dans _les Femmes et le langage_, le mensonge - considéré comme la caractéristique de l’homme en opposition à - l’animalité. La supériorité d’une race, d’un groupe d’êtres vivants, - est en raison directe de sa puissance de mensonge, c’est-à-dire de - réaction contre la réalité. Le mensonge n’est que la forme - psychologique de la réaction du _Vertébré_ contre le milieu. - Nietzsche devançant la science, dit: «Le mensonge comme condition de - vie.» - -Il est bien évident qu’il n’y a pas de beau absolu, non plus que de -vérité, de justice, d’amour. La beauté des poètes, la vérité des -philosophes, la justice des sociologues, l’amour des théologiens, autant -d’abstractions qui ne tombent sous nos sens et maladroitement, que -délimitées par le ciseau du sculpteur. Comme idées conçues dans le futur -ou dans le passé, elles expriment une certaine concordance entre nos -sensations présentes et l’état général de notre intelligence. Cela est -surtout sensible pour la vérité, qui est bien une sensation que notre -intelligence ne contredit pas; mais telle autre intelligence la -contredit, ou se trouve contredite par des sensations d’une intensité ou -d’un monde différent. - -L’idée de beauté a une origine émotionnelle, elle se ramène à l’idée de -procréation. Il faut que la femelle qui sera la mère soit conforme au -type de la race, c’est-à-dire il faut qu’elle soit belle[43]. La femme -est moins exigeante, peut-être parce que l’homme ne transmet que très -peu de lui-même à ses descendants. Le premier étalon de la beauté a donc -été la femme et, en général, le corps humain. Être beau, pour un animal, -pour un objet, c’est avoir quelque chose d’humain, dans la forme, dans -le caractère; on peut décrire un paysage avec des termes qui presque -tous conviendraient à la beauté d’une femme, et le marbre a sa -blancheur, et les saphirs sont ses yeux, et le corail, ses lèvres. Il y -a là tout un vocabulaire de clichés. Bien entendu qu’il faudrait en -corriger quelques-uns et faire remarquer que c’est l’ébène qui est noire -comme des cheveux noirs et le cygne qui a un cou de femme. La beauté est -si bien sexuelle que les seules œuvres d’art incontestées sont celles -qui montrent tout bonnement le corps humain dans sa nudité. Par sa -persévérance à demeurer purement sexuelle, la statuaire grecque s’est -mise pour l’éternité au-dessus de toutes les discussions. C’est beau, -puisque c’est un beau corps humain, tel que celui avec qui tout homme ou -toute femme voudrait se joindre pour se perpétuer selon sa race. - - [43] Il y a un pressentiment de cela dans cette remarque inédite, - récemment publiée, de Montesquieu; ce qui fait la beauté, c’est la - conformité: «_Esthétique._--Le père Buffier a défini la beauté: - l’assemblage de ce qu’il y a de plus commun. Quand sa définition est - expliquée, elle est excellente... Le père Buffier dit que les beaux - yeux sont ceux dont il y en a un plus grand nombre de la même façon; - de même la bouche, le nez, etc. Ce n’est pas qu’il n’y ait un - beaucoup plus grand nombre de vilains nez que de beaux nez; mais - c’est que les vilains sont de bien différentes espèces; mais chaque - espèce de vilains est en beaucoup moindre nombre que l’espèce des - beaux. C’est comme si, dans une foule de cent hommes, il y a dix - hommes habillés chacun d’une couleur particulière: c’est le vert qui - domine.» - -Mais un autre fait plus obscur, quoique non moins certain, permet de -ramener par un autre chemin l’idée de beauté à l’idée même de sexualité. -C’est ceci, que toutes les émotions humaines, quels que soient leur -ordre, leur nature et leur intensité, retentissent plus ou moins sur le -réseau nerveux génital. La pathologie sexuelle a mis cela en lumière. -Les parfums aussi bien que l’odeur ou la vue du sang, le bruit et la -chaleur, le travail intellectuel et le travail musculaire, le repos et -la fatigue, l’ivresse et l’abstinence, les sensations les plus -contradictoires favorisent l’essor sexuel. D’autres, telles que la peur, -le froid, la contrariété, ricochent aussi vers un centre voisin et -intriqué dans le réseau génital. Voyez le premier chapitre d’_En -Ménage_, où M. Huysmans décrit l’effet produit sur un être doux et -nerveux par la découverte d’un amant chez sa femme. Parmi les émotions -qui retentissent le plus sûrement sur tout organisme un peu sensible, il -faut placer au premier rang les émotions esthétiques. Et ainsi elles -retournent à leur origine. Ce qui porte à l’amour semble beau; ce qui -semble beau porte à l’amour. Il y a là un entrelacs indéniable. On aime -une femme parce qu’elle est belle; et on la juge belle parce qu’on -l’aime. Il en est de même de toutes les choses qui permettent des -associations d’idées sexuelles et de toutes les émotions qui -retentissent sur le système génital. Mais il n’est pas du tout -nécessaire pour qu’une œuvre d’art éveille des idées d’amour, qu’elle -nous présente un tableau sensuel: il suffit qu’elle soit belle, qu’elle -soit captivante. Elle passionne: où chercherons-nous le siège de cette -passion? Le cerveau n’est qu’un centre de transmission; ce n’est pas un -aboutissement. C’est une erreur heureuse et méritoire d’avoir fait du -cerveau de l’homme le centre absolu de l’homme; mais c’est une erreur. -Le seul but naturel de l’homme est la reproduction. S’il y avait un -autre but à son activité, il ne serait plus un animal; et nous tombons -dans le christianisme. Revoici l’âme, le démérite et tout le jargon des -marchands d’orviétan spiritualiste. La conscience de l’émotion s’élabore -au moment où l’émotion y passe, mais elle ne fait que passer en laissant -son image, et elle descend dans les reins. Cette manière de parler est -peut-être figurée, et, d’ailleurs, il ne s’agit pas d’excitations -intenses et fortement localisées. On veut seulement dire que l’émotion -esthétique met l’homme en un état favorable à la réception de l’émotion -érotique. Cet état est donné aux uns par la musique, à d’autres par la -peinture, le drame. J’ai connu un homme, il est vrai d’un certain âge, -qui pouvait tromper un désir sexuel en feuilletant des albums -d’estampes. L’exemple inverse serait sans doute moins paradoxal: -l’émotion esthétique est celle dont l’homme se laisse le plus facilement -distraire par l’amour, tellement le passage est aisé, presque fatal. -Cette union intime de l’art et de l’amour est d’ailleurs la seule -explication de l’art. Sans cela, sans ce retentissement génital, il ne -serait pas né, et sans cela il ne serait pas perpétué. Il n’y a rien -d’inutile dans les profondes habitudes humaines: tout ce qui a duré est -donc nécessaire. L’art est complice de l’amour. L’amour ôté, il n’y a -plus d’art; et l’art ôté, l’amour n’est plus guère qu’un besoin -physiologique. - -Mais il s’agit moins de l’art ici que de sa puissance émotionnelle, et -il faut alors ranger sous le nom d’art tout ce qui est spectacle ou jeu, -tout le divertissement qui se prend en public ou à propos duquel on se -communique ses impressions. Un feu d’artifice peut émouvoir tout comme -une tragédie; la seule hiérarchie est celle de l’intensité. Or, il n’est -pas douteux que le succès d’une œuvre d’art n’augmente fortement sa -puissance émotionnelle sur le commun des hommes. De là, pour la foule, -cette croyance très naturelle que toute œuvre est belle, qui a du -succès, et que les chutes sont toujours méritées et les dédains. En -somme, ce que la caste appelle beauté, le peuple l’appelle succès; mais -il a appris des aristocrates ce mot vraiment dénué de sens pour lui, et -il s’en sert pour rehausser la qualité de ses plaisirs. Cela n’est pas -tout à fait illégitime, succès et beauté ayant une origine commune dans -les émotions, la seule différence même des systèmes nerveux où elles ont -évolué. Et d’ailleurs très peu d’hommes sont capables d’une originale -émotion esthétique; la plupart de ceux qui l’éprouvent ne font qu’obéir -tout comme le peuple, à la suggestion d’un maître, au commandement de -leurs souvenirs, aux influences de leur milieu, à la mode. Il y a une -beauté de passage aussi précaire que les succès d’engouement. Une œuvre -d’art vantée par la caste d’aujourd’hui sera méprisée par la caste de -demain; et il en restera moins peut-être que de l’œuvre délaissée par la -caste et acclamée par le peuple. Car le succès est un fait dont -l’importance croît avec la poussière qu’il soulève, avec le nombre des -fidèles qui sont venus et qui l’accompagnent en cortège. Les émotions de -la caste et les émotions du peuple sont destinées à un même -aboutissement. La nature, qui ne fait pas de sauts, ne fait pas de -choix. Il s’agit de faire des enfants. L’odorat du grand-paon (ou un -sens analogue) est si développé qu’une larve femelle de ce papillon rare -attire, le jour de son éclosion, une nuée de mâles là où la veille on -n’en voyait aucun. Cette acuité serait absurde si elle ne servait au -grand-paon qu’à se choisir une nourriture plus délicate parmi le -troupeau des fleurs, ou, d’une façon quelconque, à augmenter son plaisir -et son avancement spirituel, la culture de son intelligence. Elle sert -au grand-paon à mieux faire l’amour; c’est son sens esthétique. - -Cependant, il est des natures humaines, moins diffuses ou plus -réfractaires, chez lesquelles les émotions ne retentissent pas vers le -centre de grande sensibilité, soit que ce centre soit atrophié, ou que -le courant émotionnel ait rencontré sur son parcours un obstacle, une -digue, un terrain imperméable. Usons, sans préjuger de la justesse de -l’analogie, des comparaisons les plus communes et les plus frappantes. -Un courant électrique est lancé dans un fil en vue de créer un -mouvement; le fil tombe appuyé sur un morceau de bois; et au lieu de -mouvement il se produit de la chaleur: le train brûle, que l’on voulait -faire rouler. L’émotion en route vers le sens génital qu’elle a mission -d’éveiller rencontre un centre de résistance; elle s’y brise, elle s’y -tord sur elle-même, mais s’y installe; et toutes celles du même ordre -qui passeront par le même centre auront le même sort. Il s’agissait de -faire tourner une roue, voici un feu d’artifice; il s’agissait de -conserver l’espèce, voici que naît l’idée de beauté. L’émotion -esthétique, et alors sous sa forme la plus pure, la plus désintéressée, -n’est donc qu’une déviation de l’émotion génitale. L’Aphrodite qui nous -entraînait à son culte ne nous trouble plus; la femme s’est évanouie, il -reste de nobles formes, des lignes agréables, mais un cheval aussi est -beau, et un lion et un bœuf. Heureux arrêt de circulation qui nous a -permis de réfléchir, de comparer, de juger! Le courant nous jetait vers -la sœur de la déesse; il nous en éloigne, car elle est moins belle! On -pourrait supposer que c’est dans la région intelligence que le courant -émotionnel s’est diffusé, formant ainsi ce mélange d’émotion et -d’intelligence qui nous donne le sens esthétique. L’intelligence est un -accident; le génie est une catastrophe. Il faut bien se garder même des -rêves d’un état social où régneraient uniformes la santé, l’équilibre, -l’équité, la modération, l’ordre, où les catastrophes seraient -impossibles et les accidents très rares. L’intelligence humaine est -certainement la conséquence de ce que nous appelons naïvement le mal; -s’il ne se formait pas des coupures ou des nœuds dans les fils, si -l’émotion atteignait toujours son but, les hommes seraient plus forts et -plus beaux et leurs maisons parfaites comme des termitières; seulement -le monde n’existerait pas. - - -III - -Avant de retourner vers notre point de départ, voici un résumé: - -Deux sortes d’émotions concourent à la formation du sens esthétique: les -émotions de nature génésique et toutes les autres émotions, quelles -soient-elles, selon une proportion qui varie à l’infini avec chaque -homme. Les premières sont celles que nous ressentons à la représentation -parfaite du type de notre race. Apollon est beau, parce qu’il est le -mâle humain dans toute sa pureté. Pour la plupart des hommes, toute idée -adventice écartée rigoureusement, la vue de ce marbre est agréable, -parce qu’elle évoque le désir, soit directement, soit selon le sexe, par -contre évocation. On se souvient du mot de Stendhal: la beauté, c’est -une promesse de bonheur. La philosophie sensualiste qui permettait cette -définition n’était point sotte. Il sera nécessaire d’y revenir avec la -science pour point d’appui. C’est donc, en somme, pour qualifier la -«promesse de bonheur» qu’on a inventé le mot «beauté». Et ce mot a été -successivement appliqué à tout ce qui promet aux hommes la réalisation -d’un de leurs autres désirs toujours plus nombreux et toujours plus -complexes; et ensuite, le besoin émotionnel s’étant extrêmement -développé, à toutes les causes d’émotions, même terribles, même -sanglantes. Mais ces émotions de toute nature, qui font la vie même de -l’homme, elles ont un but--comme l’odorat du grand-paon--elles pénètrent -en nous pour nous rappeler que notre unique devoir de créatures vivantes -est la conservation de l’espèce; quel que soit le sens qu’elles aient -frappé d’abord, elles rebondissent de là vers le centre de la -sensibilité générale. Je songe à ces amants romantiques qu’on vit, -enveloppés par l’orage, se posséder avec fureur, ou à l’émotion douce de -Tibulle, _quam juvat immites_... Les horribles, stupides et sauvages -tragédies dont se délectaient les Grecs et les Français de l’ancien -régime, c’étaient des philtres, et rien de plus. Si de grands poètes -(comme les femmes, les grands poètes n’ont ni goût ni dégoût) n’avaient -pris la peine de repenser les histoires d’Oreste, de Thyeste, de -Polynice, nous les jugerions telles que le délire d’une société en -enfance ou en abjection. Il n’est pas une tragédie de Racine qui n’ait -été jouée cent fois en cour d’assises par des comparses hideux. On -trouvera si l’on veut dans les traités spéciaux de Ball, de Binet et -dans les ouvrages de vulgarisation, des exemples de la transformation en -acte sexuel d’une sensation quelconque. Ici, il n’y a pas de catégories; -c’est l’illimité. On a vu des hommes auxquels l’odeur des pommes -pourries donne des émotions fortes et nécessairement sexuelles. Schiller -en avait toujours une provision dans le tiroir de sa table de travail; -mais comme il possédait un passage réfractaire où se brisaient, en -grande partie, les courants émotionnels, il faisait des vers, au lieu de -faire l’amour, ayant respiré des pommes pourries. - -Voici donc toute une classe d’hommes chez lesquels les émotions arrêtées -à moitié chemin se transforment en intelligence, en goût esthétique, en -religiosité, en moralité, en cruauté, selon les milieux et les -circonstances et d’après un mode dynamique des plus obscurs. On peut -même dire que cette transformation des émotions se fait, peu ou -beaucoup, chez tous les hommes; il arrive aussi que les émotions -retentissent presque également dans toutes les directions, qu’une partie -notable aille vers les centres génitaux et qu’il en reste assez en -chemin pour produire un grand philosophe, un grand artiste ou un grand -criminel. L’amour semble particulièrement lié à la cruauté, soit par son -absence, soit par son excès. La mimique de la cruauté est exactement -celle de l’amour sexuel; Duchenne de Boulogne a prouvé cela par ses -expériences. En des types tels que Torquemada ou Robespierre, les -émotions n’aboutissent pas au sens génital; elles se heurtent à un -obstacle qui les incline vers un autre centre; au lieu de se transformer -en besoin de reproduction, elles se transforment en besoin de -destruction. Mais il y a le type néronien et le type sadique où la -sexualité et la cruauté s’exaltent ensemble et s’enchevêtrent. Ce sont -des hommes capables de plus fortes secousses émotionnelles que les -autres hommes. Quoique divisé et réparti vers deux buts, le courant -reste assez fort pour produire des actes très intenses. Le même -phénomène apparaît, quoique d’un ordre plus rassurant, quand la -puissance intellectuelle s’exerce en même temps que la puissance -génitale. Tout homme capable d’émotion est capable d’amour et en même -temps soit de cruauté, soit d’intellectualité, soit de religiosité; mais -il arrive que le courant émotionnel est tout entier absorbé par l’une -des activités humaines, et l’on a une variété de types extrêmes, l’autre -variété étant fournie par les hommes d’une grande réceptivité -émotionnelle et par conséquent d’une grande diversité d’aptitudes. - -Mais restons dans la moyenne de l’humanité et dans la question -esthétique. Selon l’importance de la dérivation du courant émotionnel, -on aura, par exemple, un spectateur qui retiendra de la tragédie tout ce -qu’elle a de beauté pure ou forte, qui sortira en l’état d’émotion -intellectuelle, moins sensible au meurtre qu’à la courbe du geste qui -frappe, aux imprécations, aux épouvantes, qu’à la forme musicale qui les -limite, les enferme, les fait vivre; on aura aussi un spectateur qui, -malgré quelques lueurs d’émotion intellectuelle, sort du théâtre à peu -près comme d’une séance de boxe ou d’une corrida. Voilà les extrêmes. -L’un devant une statue parfaite jouit de la grâce des courbes, songe: -quelle belle œuvre! l’autre s’écrie: quelle belle femme! Entre ces deux -types, il y a tout un jeu de nuances. Pour le type moyen, l’idée de -beauté n’existe guère; il jugera de l’œuvre d’après l’intensité ou la -qualité de son émotion. Ça lui donne du plaisir, ou le laisse froid, et -voilà tout. Le type moyen est celui qui détermine les succès en art; il -faut plaire au type moyen, il faut l’émouvoir. - -Les représentants de la caste esthétique jugent aussi une œuvre d’art -par l’émotion qu’ils ont éprouvée, mais cette émotion est d’un ordre -tout particulier: c’est l’émotion esthétique. Seules, pour eux, -appartiennent à l’art, à la catégorie de la beauté, les œuvres, qui -peuvent donner l’émotion, le frisson esthétique. Ainsi se sont trouvées -exclues de l’art les œuvres, utilitaires, moralisatrices, sociales, -ayant un but quelconque en dehors de ce but précis et exclusif, -l’émotion esthétique; et aussi les œuvres trop sexuelles, dont l’appel à -l’exercice génital est trop direct, quoiqu’elles répondent, mais alors -avec une clarté excessive, à l’idée première que les hommes ont eue de -la beauté artistique. Ainsi s’est formée cette catégorie esthétique qui, -éternellement instable, allant du réalisme à l’idéalisme (un certain -idéalisme), du sentimentalisme à la brutalité, de la religiosité au -sensualisme, n’en est pas moins un jardin clos. L’art est donc ce qui -donne une émotion pure, c’est-à-dire sans vibrations hors d’un groupe -limité de cellules, ce qui n’invite ni à la vertu, ni au patriotisme, ni -à la débauche, ni à la paix, ni à la guerre, ni au rire, ni aux larmes, -ni à rien qui ne soit l’art lui-même. L’art est impassible, et, comme a -dit de l’amour un vieux poète italien, _non piange nè ride_. Ceci n’a -rien ni de rationnel, ni de juste, ni de conforme à aucune vérité. Il -s’agit des usages d’une caste intellectuelle. Née d’une imperfection du -système nerveux, l’idée de beauté s’est agrégé en chemin toutes sortes -de règles, de préjugés, de croyances, d’habitudes, et il s’est formé un -canon dont la forme, sans être absolue, n’oscille à un moment donné -qu’entre certaines limites. La restriction est nécessaire. Tous les -hommes raffinés d’une époque s’entendent sur l’idée de beauté. -Aujourd’hui, par exemple, il y a des pierres de touche: Verlaine, -Mallarmé, Rodin, Monet, Nietzsche. Avouer qu’on n’est pas ému par les -_Mains_, par _Hérodiade_, par l’_Ève_, par les _Cathédrales_, par -_Zarathoustra_, c’est avouer qu’on est dépourvu du sens esthétique. Mais -des œuvres d’un tout autre ton furent admirées jadis par le même groupe -humain. De Ronsard à Victor Hugo, le principe de la beauté fut cherché -dans l’imitation. On imita les Anciens, les Italiens, les Espagnols, les -Anglais. Au dernier siècle, ce fut la quête de l’originalité; et cela -donna même, il y a quelques années, un excès de fausses notes, mais une -musique moins plate, en somme, que celle dont on avait si longtemps -fatigué les muses. Non pas qu’on ait moins imité, mais on le fit avec -l’illusion de créer du nouveau, et l’illusion est presque toujours -féconde. La France est d’ailleurs le pays où l’idée de beauté a subi le -plus de variations, étant peuplée d’hommes vifs et curieux, toujours aux -aguets de ce qui se passe et prêts à faire connaissance avec tout ce qui -est étranger et nouveau, quitte à en rire si ce nouveau ne convient pas -à leur tempérament. - -Notre sens esthétique a donc des caprices. Mais, variable -historiquement, il est assez solide à un moment donné. Il y a une caste -esthétique aujourd’hui; il y en eut toujours une, et l’histoire de la -littérature française n’est guère autre chose que le catalogue raisonné -des œuvres qui furent successivement élues par cette caste. Les succès -s’élaborent dans la rue; la gloire sort des cénacles. Comme il n’y a pas -d’exemples du contraire, il faut bien admettre cela comme un fait; et -aussi que les cénacles se dégoûtent des gloires qui leur échappent et se -mettent à courir les rues. Un fait est toujours légitime, étant toujours -logique, mais on peut lui opposer les répugnances de sa propre -sensibilité ou d’un groupe de sensibilités. C’est ce que fait la foule -sous la conduite de quelques esprits moyens, instruits, bons avocats, -puisqu’ils haïssent la maison qu’ils combattent et qui ne les connaît -pas. Aux réputations souvent fort obscures du groupe esthétique on voit -donc sans cesse opposées les célébrités du succès. Il est facile de -duper le peuple en lui montrant ici la pauvre lampe solitaire, et là -l’éclat des globes crus et le rutilement des tulipes; mais le peuple n’a -guère besoin d’encouragements; il marche naturellement vers ce qui -l’éblouit. Cela aussi est un fait, et cela aussi est légitime. Le -public, mené par des bergers sournois, a tort de mépriser la lueur -confuse des étoiles; mais la caste esthétique a tort de rire des -plaisirs du peuple. Elle a tort aussi d’accaparer certains mots et de -refuser le nom d’œuvre d’art à des compositions qui ont exactement comme -celles qu’elle admire, pour but de susciter des émotions. C’est une -question de qualité, non d’essence. Elle souffre moins de voir applaudie -une pauvreté que dédaignée une œuvre véritable. Son jugement, si adroit -à dépister le faux art, faiblit soudain, et elle se fâche qu’un -sectateur du goût populaire ne s’incline pas devant ses admirations. -C’est toujours une erreur d’en appeler à la justice; mais c’est de la -démence d’en appeler à la justice d’un groupe social. Il faut laisser -cela et s’enfermer dans une opinion comme dans une tour. On pourrait -égorger cent fanatiques de _Quo vadis_ plutôt que de les convaincre, et -avec moins de fatigue. La justice littéraire est une absurdité. Elle -suppose la parité des émotions en des hommes d’une catégorie -physiologique différente. Une œuvre est belle pour ceux à qui elle donne -des émotions. La sensibilité est incorruptible, aussi bien celle du -populaire que celle des cénacles; elle est incorruptible comme le goût -et comme l’odorat. Jadis on avait imaginé un goût en soi, un goût absolu -qu’on adorait dans un temple. Rien de plus ridicule; et rien de plus -tyrannique. Laissons les hommes chercher librement leurs plaisirs. Les -uns veulent qu’on leur torde les entrailles; d’autres, qu’on leur -débouche la rate; d’autres, qu’on leur perce le cœur. Il faut des -instruments divers pour chacune de ces opérations; l’art est une -chirurgie dont la trousse est riche et une pharmacopée aux fioles de -toutes formes et de toutes odeurs. - -On parle très sérieusement--c’est-à-dire sans rire--d’initier le peuple -à l’art. En termes moins vagues, correspondant à une certaine réalité -scientifique, il s’agirait de façonner ainsi la physiologie du commun -des hommes que l’émotion au lieu d’aboutir au centre génital se diffusât -vers le centre esthétique. L’entreprise n’est pas des moindres. Pauvre -peuple! Comme on se joue de lui et qu’ils sont stupides, en leur bonté, -ses maîtres intellectuels! Ils croient vraiment que le goût de la -peinture, de la musique, de la poésie, cela s’apprend comme -l’orthographe ou la géographie! Et quand cela serait, et quand on aurait -donné quelques admirations à quelques ouvriers? Quelle importance cela -a-t-il que le peuple n’admire pas ce que nous admirons? Il aurait tout -aussi bien le droit d’exiger de nous le partage de ses enthousiasmes. Il -n’y a pas d’absolu esthétique. Ce qui est beau, c’est ce qui nous émeut; -mais nous ne pouvons être émus que dans la mesure de notre réceptivité -émotionnelle et selon l’état de notre système nerveux. L’insensibilité à -ce que nous nommons la beauté, idée très complexe dès qu’on s’éloigne de -la plastique humaine, ne serait en somme que le témoignage d’un -organisme sain, d’un cerveau normal, où les courants nerveux vont droit -leur but, sans déviations. Mais cet état semble rare. Tous les hommes -sont aptes à recevoir certaines émotions esthétiques, et tous en sont -avides; mais presque aucun ne se soucie de la qualité de cette émotion. -Être ému, voilà l’important. Nul monument depuis les cathédrales, et -peut-être depuis les pyramides, n’a remué comme la tour Eiffel la -sensibilité esthétique de l’humanité. Devant tant de ferraille en -hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité, -l’étourderie a rêvé; il tombait de là comme un orage d’émotions. On -chercha à le détourner; il était trop tard, le succès était venu. Plus -une œuvre reçoit d’admirations, plus elle se fait belle pour la foule. -Elle se fait belle et presque vivante; des ondes émotionnelles s’en -détachent et viennent, ainsi que des vagues, déferler sur le peuple -enivré et haletant; l’organisme tout entier est en fête; stupide et -beau, le génie de l’espèce sourit dans l’ombre. - -Tel est le rôle social de l’art. Il est immense. Il y a un oiseau -d’Australie qui se bâtit pour nid une large cabane où il sème tout ce -qu’il trouve de cailloux brillants; le mâle, parmi cette mosaïque, danse -un grave menuet devant sa compagne troublée; et c’est l’art surpris à -son obscure naissance, au moment où il est lié étroitement à l’expansion -de l’instinct génital. Un caillou rouge donne une émotion à un oiseau, -et cette émotion surexcite son désir. Tel est le rôle social de l’art. -Il faut que le peuple admire--et par peuple, ici j’entends l’ensemble -des hommes,--il faut qu’il éprouve des émotions esthétiques, il faut que -ses nerfs tremblent sous de longues vibrations, il faut que ses amours -soient riches et compliquées: mais qu’importe d’où vient le nuage, -pourvu qu’il pleuve! - -Je n’ai voulu que montrer la légitimité de toute émotion esthétique, -quelle que soit sa source, et de tout succès, quelle que soit sa -qualité; mais on me croira volontiers si j’avoue que je garde mes -préférences pour telle forme de l’art, pour telle expression de beauté. -Je m’écarte en ceci du sentiment commun, que je ne crois pas utile de -généraliser des opinions, d’enseigner des admirations. Forcer d’admirer -est aussi méchant que de forcer d’entrer. C’est à chaque homme de se -donner l’émotion qui lui est nécessaire et la morale qui lui convient. -L’âne d’Apulée voudrait bien brouter des roses parce qu’il reprendrait -aussitôt la forme humaine. C’est une très bonne idée de brouter des -roses, c’est une méthode de délivrance. - -1901. - - - - -VALEUR DE L’INSTRUCTION - - -Sans être aussi répandue qu’elle pourrait l’être et qu’elle le sera, -l’instruction est fort en faveur. On vit de moins en moins et on apprend -de plus en plus. La sensibilité capitule devant l’intelligence. J’ai vu -rire de qui regardait avec attention et avec plaisir une feuille morte; -on n’aurait pas ri d’entendre murmurer à ce propos quelque nomenclature; -mais d’autres hommes, sans ignorer les manuels, estiment que la -véritable science doit être sentie d’abord comme un plaisir. Ce n’est -pas la mode; la mode est de s’instruire dans les seuls livres et aux -lèvres de ceux qui récitent des livres. - -Corneille Agrippa, qui possédait tout le savoir de son temps, et -davantage, s’est amusé à rédiger un «Paradoxe sur l’incertitude, vanité -et abus des sciences[44]»; on pourrait le reprendre, mais sur un autre -ton, car il n’est pas nécessaire qu’une science soit incertaine, vaine -et abusive, pour être inutile à celui qui la cultive; et par contre la -certitude d’une science, son intérêt et sa légitimité ne lui confèrent -pas un droit absolu à la régence des esprits. On conviendrait même -volontiers de l’absurdité d’un débat sur la certitude ou l’incertitude -des sciences; il y en a d’aléatoires, mais que les gens légers ou -intéressés seuls qualifient ainsi; le mot science contient par -définition l’idée de vérité objective, et il faut s’en tenir là sans -autres contestations et concéder même cette vérité objective, quelque -répugnance que l’on éprouve devant le mariage indissoluble de deux mots -alors ironiques. - - [44] «Œuvre, continue le traducteur, qui peut profiter, et qui apporte - merveilleux contentement à ceux qui fréquentent les cours des grands - seigneurs, et qui veulent apprendre à discourir d’une infinité de - choses contre la commune opinion.»--S. L. 1603. - -Aussi bien il ne s’agit pas de la science, mais de l’instruction dont la -science est la matière ou le prétexte. Quelle est la valeur de -l’instruction? Quelle sorte de supériorité cela peut-il conférer à une -intelligence moyenne! L’instruction, si elle est parfois un lest, -n’est-elle pas le plus souvent un fardeau? n’est-elle pas aussi, et plus -souvent encore, un sac de sel qui fond sur les épaules de l’âne aux -premiers orages de la vie? Et ainsi de suite. - -L’instruction est de deux sortes, selon qu’elle est utile ou de parure. -L’astrologie même peut devenir une science pratique, si l’astrologue y -trouve le pain quotidien; mais à quoi cela peut-il bien être bon, sinon -peut-être à lui fausser l’esprit, qu’un magistrat connaisse la -géométrie? Tout ce qui concerne son métier, le dessin et l’archéologie -même et toutes les notions de cet ordre seront profitables à un -menuisier intelligent; mais à quoi lui servirait, sinon peut-être à -entraver son activité, une théorie esthétique? Quand elle ne trouve pas -à s’appliquer et à se monnayer, l’instruction est un lingot qui dort -sous une vitrine; cela est inutile, pas très curieux et sans beauté. - -Il est beaucoup question en certains milieux politiques de l’instruction -intégrale. Cela signifie sans doute que tout doit être enseigné à tous, -et aussi, qu’une notion universelle et vague serait un grand bienfait, -un grand réconfort pour n’importe quelle intelligence; mais l’on confond -dans ce raisonnement la matière et la forme. L’intelligence, qui a une -forme générale et commune, en a une particulière en chaque homme. Comme -il y a plusieurs mémoires, il y a plusieurs intelligences; et chacune de -ces intelligences, modifiée par les physiologies propres, détermine les -individus intellectuels. Loin que tout puisse être avec fruit enseigné à -tous, il semble bien qu’une intelligence donnée ne peut recevoir, sans -danger pour sa contexture même, que les genres de notions qui y -pénètrent sans effort. Si l’on s’était habitué à donner aux mots les -seules significations relatives qu’ils comportent, instruction intégrale -voudrait dire toute la sorte d’instruction qui est compatible avec la -morphologie inconnue d’un cerveau; dans la plupart des cas, la quantité -de cette instruction se réduirait à rien, car la plupart des -intelligences sont incultivables. - -Du moins par les procédés actuels qu’un seul terme résume: -l’abstraction. On a fini par admettre dans les milieux enseignants que -la vie ne peut être connue que sous la forme du discours. Qu’il s’agisse -de poésie ou de géographie, la méthode est la même: une dissertation qui -résume le sujet et qui a la prétention de le représenter. Finalement -l’instruction est devenue un catalogue méthodique de mots, et la -classification remplace la connaissance. - -Un homme, le plus intelligent et le plus actif, ne peut acquérir qu’un -fort petit nombre de notions directes et précises; ce sont cependant les -seules qui soient vraiment profondes. L’enseignement ne donne que -l’instruction; la vie donne la connaissance. L’instruction a du moins -cet avantage d’être de la connaissance généralisée, sublimée, et pouvant -contenir, sous un petit volume, une grande quantité de notions; mais, -dans la plupart des esprits, cette nourriture trop condensée reste -neutre et ne fermente pas. Ce que l’on appelle la culture générale n’est -le plus souvent qu’un ensemble d’acquisitions mnémoniques, purement -abstraites et dont l’intelligence est incapable de faire la projection -sur le plan de la réalité. Sans une imagination très vivante et active -dans tous les sens, les notions confiées à la mémoire se dessèchent dans -un sol inerte; l’eau qui les amollit et le soleil qui les mûrit sont -nécessaires à la germination des graines. - -Il vaut mieux ignorer que de savoir mal, ou peu, ce qui est la même -chose. Mais sait-on ce que c’est que l’ignorance? Il faut avoir appris -tant de choses pour la goûter et la comprendre! Ceux qui en pourraient -jouir par état ont trop d’illusion sur eux-mêmes pour s’y récréer -franchement; et ceux qui le voudraient sont trop loin de l’innocence -première. Il y a eu des moments dans la civilisation où des hommes -savaient tout; ce n’était pas beaucoup. Était-ce beaucoup moins que -toute la science d’aujourd’hui? Cette relativité peut nous faire -réfléchir sur la valeur de l’instruction; elle nous servira aussi à la -qualifier. L’instruction n’est jamais que relative; elle doit donc être -pratique. - -M. Barrès, dans son dernier roman[45], fait proférer par un député du -type Burdeau cette maxime politique: «La vertu est, comme le -patriotisme, un élément dangereux à exciter dans les masses.» A ces deux -abstractions, il faudrait peut-être joindre toutes les autres afin de -prononcer un ostracisme général contre toutes les idées qui n’ont pas -été d’abord définies. Et cela ne voudrait pas dire qu’il faut proscrire -les vertus ou les sentiments patriotiques; mais seulement ceci: que rien -n’est plus mauvais pour la santé d’une intelligence moyenne que le jeu -des mots abstraits, que cette fausse science verbale qui se trouve sans -application dès qu’on va participer à la vie réelle. Il ne s’agit pas -d’être vertueux; comment réaliser un mot qui est la synthèse de -plusieurs idéaux contradictoires? Il s’agit d’accommoder sa nature aux -conditions vitales du milieu et aux traditions morales. Il ne s’agit pas -d’être patriote; il s’agit de défendre contre les animaux étrangers la -pureté de la fontaine où l’on boit. Il ne s’agit pas de savoir quel est -le principe abstrait où pourrait bien prendre sa source le large fleuve -des idées générales; il s’agit de faire de sa vie un acte de confiance, -à la fois et un acte de prudence. Il s’agit surtout de garder assez de -naïveté pour respirer avec joie l’air social tel qu’il est et assez de -souplesse pour obéir sans lâcheté aux lois élémentaires de la vie. - - [45] _L’Appel au soldat_. - -La vie est une suite de sensations reliées par des états de conscience. -Quand on n’a pas un organisme tel que la notion abstraite redescende -vers les sens dès qu’elle a été comprise; si le mot Beauté ne vous donne -pas une sensation visuelle; si vous ne sentez pas à manier les idées un -plaisir physique, à peu près comme à caresser une épaule ou une étoffe, -laissez les idées. Quand le meunier n’a pas de blé à moudre, il ferme -ses vannes et dort, ou va se promener; mais il ne songe pas à moudre à -vide et à user ses meules pour recueillir du vent. L’instruction n’est -souvent autre chose que ce vent soufflé par la rotation des tamis et -perceptible en paroles. - -L’enseignement, du haut en bas, des universités officielles aux -populaires, de l’école de village à l’École Normale, n’est guère autre -chose qu’une fabrique de phrases. De toutes, la plus sérieuse est -l’école primaire, où on apprend à lire et à écrire, acquisitions non -d’une science, mais d’un sens nouveau. Si l’on retranchait du programme -des autres tout l’inutile, tout l’inapplicable à la vie et à telle -profession ou métier, il en resterait la matière à peine de dix-huit -mois d’écolage. - -La plus grande partie du peuple échappe encore aux tortures d’écouter -les messieurs qui récitent des livres. Les enfants pauvres, libérés de -la prison scolaire, apprennent un métier, ce qui est un agrandissement -de soi, et commencent de vivre à l’âge où leurs frères riches s’exercent -au maniement de mots qui ne correspondent à rien de réel, outils qui -sculptent l’éternel vide[46]. On va remédier à cela, et voici une soirée -d’université populaire: «Le Développement de l’idée de justice dans -l’Antiquité.» En supposant, ce qui est improbable, que le professeur -n’ait émis à ce sujet que des appréciations acceptables par une -intelligence saine, de quelle utilité put bien être une telle -dissertation pour un auditoire populaire, et qu’en retirera-t-il -d’applicable à son humble vie? Moins assurément que des vieux sermons -qui ne craignaient pas de bafouer ses vices, d’épouvanter sa lâcheté -devant les plaisirs bas. Mais le clergé de la religion laïque est grave -et dédaigne les faits. Des âmes parlent à des âmes; l’idéal descend sur -le peuple. Les premiers chrétiens du moins se réunissaient à la fois -pour prier et pour manger fraternellement; après le repas, d’aucuns se -levaient pour prophétiser. Les prophètes modernes ne vivent que -d’abstraction, et cette nourriture économique et ridicule, ils la -partagent volontiers avec leurs frères. - - [46] On disait dans une conversation: «Le paysan est sérieux; c’est un - savant, un physicien.» Tout l’effort politique moderne tend à faire - de ce physicien un métaphysicien. Le travail est en bon train pour - l’ouvrier, qui commence à mépriser le travail et à estimer les - phrases. Sa surprise est immense que le mot n’ait aucune action sur - la réalité. - -L’homme qui a lentement acquis une science, outre les avantages sociaux -qu’il en peut retirer, a conféré par cela même aux organes de son -attention une force et une agilité particulières. Il ne possède pas -seulement la science qu’il convoitait, mais tout un ensemble d’engins de -chasse en bon état et tout prêt à de nouvelles captures. Lorsqu’on a -appris avec soin et patience une langue étrangère, on peut ensuite -s’approprier par un travail beaucoup moindre les langues de la même -famille. Mais si l’on a eu recours à quelque méthode expéditive, -l’acquisition n’a plus que sa valeur propre et elle peut même se -détériorer assez rapidement. L’eau qui a bouilli très vite refroidit de -même: c’est ce que ne savait pas l’industriel qui avait établi des -bouilloirs publics; le temps de traverser la rue et c’était comme si on -revenait de la fraîche fontaine. C’est pour ce même motif que -l’enseignement rapide des conférences est si particulièrement inutile. -On y apprend à croire et non pas à raisonner, ce qui serait encore une -manière d’agir et de vivre. - -Le bagage qui constitue l’instruction est presque uniquement fait de -croyances. On enseigne les lettres et les sciences comme un catéchisme. -La vie est l’école du doute prudent; l’école est une église -prétentieuse. Tout professeur est muni d’un arsenal d’aphorismes; -l’adolescent qui ne se laisse pas frapper au cœur est méprisé. Le -renversement des valeurs logiques est porté à ce point que tels actes -intellectuels, la résistance à la foi scientifique, la réserve -cartésienne, sont considérés comme des marques d’inintelligence. - -M. Jules de Gaultier a imaginé un nouveau manichéisme dont l’emploi -prudent sera fort utile pour déblayer certaines questions[47]. A -l’instinct vital il oppose l’instinct de connaissance; mais l’un n’est -pas le bon principe plutôt que l’autre, le mauvais principe. Ils ont -tous les deux leur rôle dans le travail de la civilisation; car si l’un -développe chez l’homme le besoin de connaître aux dépens des forces qui -conservent la force vitale, il permet en même temps à l’intelligence de -mieux jouir et de soi-même et de la vie sensitive. Le génie spontané et -inconscient des races en croissance ne refuse d’obéir ni à l’un ni à -l’autre de ces grands instincts; la vie use non son énergie, qui est -immuable, mais les modes énergétiques qu’elle a revêtus; on se lasse de -sentir avant de s’être lassé de connaître. C’est ce qu’a exprimé -naïvement Leibnitz et ce que répètent avec lui tous les esprits dont -l’intelligence est le vautour: «Il n’est pas nécessaire de vivre, mais -il est nécessaire de penser.» Quand cet aphorisme descend dans le -peuple, c’est que l’instinct vital en décadence commence à renoncer à la -lutte; c’est l’ère glorieuse de la floraison, mais la plante va mourir -après que le vol des insectes l’aura fécondée et que le vent aura porté -ses graines vers un sol vierge. - - [47] Dans un livre _de Kant à Nietzsche_. - -Une masse ignorante forme chez un peuple une magnifique réserve de vie. -Notre civilisation a méconnu cela: c’est un champ immense de petites -fleurettes qui épuise pour un éclat inutile la sève de la terre. - -De telles idées, même atténuées en images, peuvent sembler barbares à -ceux qui croient aux «bienfaits de l’instruction»; mais il commence à -être plus facile de trouver des adjectifs que des raisons pour régénérer -ce thème ancien et qui va s’épuiser. A entendre tant de journalistes et -de députés parler de l’instruction comme d’un souverain élixir, on sent -bien qu’ils y ont goûté, et à la vraie, à la bonne, à celle que -synthétisent les manuels et les encyclopédies, mais non aux détestables -jarres où dort l’esprit mauvais de l’analyse. Le vrai savoir, le «gay -sçavoir» est singulièrement vénéneux; il est vénéneux autant que -bienfaisant; il contient autant de doutes que de paillettes d’or -l’eau-de-vie de Dantzig. On ne sait jamais où l’ivresse de cette liqueur -violente peut mener une intelligence qui n’est pas très forte ou très -sceptique. - -Mise en regard de la science, l’instruction est si peu de chose qu’elle -mérite à peine un nom. Qu’est-ce que valent d’élémentaires notions de -chimie lorsque l’on songe au chimiste qui manie, compose et décompose -les corps, qui compte les molécules et pèse les atomes? Et qu’importe -que cent mille bacheliers sachent quels sont les éléments de l’air? Mais -déjà ils ne le savent plus. Si on leur avait appris à respirer, ils -auraient peut-être évité deux ou trois maladies dont ils transmettent -joyeusement à leurs enfants les prédispositions ou les germes. Il est -nécessaire (malgré une ironie célèbre) qu’il y ait une chimie et des -industries chimiques, mais non que l’on enseigne au premier venu les -obscurs principes d’une science vaine. Ceci n’est qu’un exemple, mais -qui s’étendrait à presque tous les éléments de la culture générale. Un -cerveau moyen d’aujourd’hui ressemble à ces jardins d’essai où -verdissent des spécimens de toutes les flores; encore ce jardin a-t-il -son utilité particulière; les cerveaux riches d’un peu de tout ne sont -bons à rien: le terrain a été transformé non pas même en un parterre, -mais en un herbier, et les plantes sèches y sont si médiocres et si -défectueuses qu’on ne peut les faire servir à aucun usage décent. Il -faudrait au moins que la plus grande partie des plates-bandes eût été -réservée à une culture profonde et passionnée; dans ce cas, les coins -morts du jardin reprennent quelque intérêt: ils servent de fumier et de -terreau pour réchauffer le cœur du jardin vivant. - -On ne prétend donc pas dire que la culture générale soit inutile; elle -est indispensable à titre d’auxiliaire et de réserve, mais à ce titre -seul, et si cette culture générale et superficielle coïncide avec une ou -plusieurs sections de culture intensive. Seule, elle n’a aucune valeur. -Si de la moyenne on descend vers les jardinets populaires, on ne voit -plus, à la place de la mauvaise herbe, mais luxuriante, que de chétives -germinations déjà gelées par la vie. On a sarclé toute la flore -naturelle, et ce qu’on a semé à la place dans un terrain mal préparé et -mal nettoyé n’a pu pousser, faute d’eau et de soleil. Tout l’intérêt de -ces petits potagers ridicules est dans un arbre souvent grand et beau, -quelque marronnier ou quelque tilleul: c’est le métier où l’homme s’est -perfectionné avec courage. Un de ces arbres vaut à lui seul toutes les -cultures générales qui l’ont relégué dans un coin pierreux; il les -domine par son utilité et par sa beauté. - -La raison de l’homme, dans la vie, est d’être une fonction; il faut que -ses journées soient créatrices d’un résultat. C’est pourquoi l’on -regrettera éternellement que les métiers se soient abolis dans -l’émiettement par la division du travail poussée à l’extrême. La -civilisation industrielle a retiré à un très grand nombre d’hommes le -plaisir qu’ils trouvaient au travail. Un salaire élevé peut faire que -l’on soit content d’avoir travaillé, mais cela ne donne pas le -contentement actuel, la joie d’user l’heure présente à la réalisation -d’un objet. L’industrie a opéré contre l’artisan en faveur de l’oisif, -et aussi en faveur du capital contre le travail. Telle découverte -mécanique a été plus nuisible à l’humanité qu’une guerre séculaire. On a -tellement diminué la valeur hédémonique de l’activité musculaire que les -seuls moments où les manœuvres sentent leur vie sont ceux où l’homme -normal s’affaisse, le repos; et nécessairement, ces heures de sensation -négative, on a tenté de les gonfler jusqu’à en faire le plaisir tout -entier de vivre: l’alcool a été ce moyen. - -Pour tarir cette source d’excitation, des esprits de bonne volonté, mais -d’intelligence malsaine, c’est-à-dire sans contact avec la réalité, ont -songé à opposer au plaisir de boire le plaisir d’apprendre. Si l’œuvre -était possible, on aurait remplacé l’ivresse physiologique par l’ivresse -cérébrale: et cela ne serait pas un très bon résultat. Qu’à une journée -de travail musculaire succède une soirée de travail intellectuel, et la -fatigue totale est doublée sans profit réel pour l’homme soumis à ce -régime. Songez au malheureux qui, après avoir poussé pendant dix heures -un morceau de bois sous les dents cruelles d’une scie circulaire, s’en -vient, ayant soupé vaguement, écouter un monsieur qui l’entretient de la -sainteté de la justice! Mais la justice demanderait que le prédicant -alternât, avec l’artisan, le poussage des billes de bois et la -confortable étude des principes fructueux du charlatanisme social. -Pauvres gens qui, ayant toujours instinctivement besoin de prêtres, se -croient vainqueurs, ayant nié un dogme, d’applaudir à la morale de ce -dogme, mais déformée par l’hypocrisie et par la haine! C’est avec -l’instruction, invention très vieille, que le clergé a dominé le peuple -et le monde; et c’est avec l’instruction encore que les sermonnaires -laïques prétendent bien rogner les dernières griffes de l’instinct -vital. - -Car tous ces enseigneurs enseignent éperdument à ne pas vivre. Ils -transportent dans la partie saine du peuple, et cela avec une certaine -bonne foi, leurs habitudes maladives de ne recevoir les sensations que -par reflet, de regarder dans une glace la vie qu’ils n’osent affronter. -Le vrai but de cette instruction est l’imposition d’une morale, mais -singulière et dont presque tous les préceptes sont négatifs. Par -l’affaissement de la volonté de vivre, au profit d’une cérébralité -instable, ils façonnent ces générations énervées, obéissantes et sages -qui sont le rêve des tyrans médiocres. Au moment où une race aurait -besoin, rien que pour durer, de toutes les forces dont son instinct est -peut-être encore dépositaire, ils lui versent, mais avariée et -empoisonnée, cette même liqueur avec laquelle les apôtres romains -domptèrent la surénergie des barbares. Nous aurions le sort de ces -vaincus si un protestantisme, rationaliste ou religieux, se substituait -souverainement à notre catholicisme traditionnel et païen. - -Mais comment n’être pas tenté de donner des préceptes de conduite en -même temps que des préceptes de grammaire? Il suffirait que ces -préceptes ne fussent pas dépressifs et que les adolescents y trouvassent -au contraire une excitation à l’activité, à toutes les activités. -L’instruction, en soi, n’est rien; on ne peut la juger qu’en examinant -ses entours à la lueur de cette torche. Un flambeau a l’utilité, non de -sa lumière, mais des objets sur lesquels porte sa lumière. On verra -aussi un four chauffé avec méthode de bourrées ou de falourdes; mais -cette chaleur n’est qu’un embrasement stérile si on ne lui donne à -travailler et à mûrir, quand elle s’amortit, la pâte du pain éternel. - -L’instruction est un moyen et non un but. Il est douloureusement absurde -d’apprendre pour apprendre, de brûler pour brûler. Le chant même des -oiseaux n’est pas vain; aux périodes de calme sexuel, il est la -répétition des grands concerts d’amour. Considérée comme l’instrument -précis d’une œuvre future, l’instruction peut avoir une importance très -grande et même absolue; elle peut être la condition nécessaire de -certains gestes intellectuels. Elle sera le bâton de voyage de -l’intelligence; mais offerte à un cerveau médiocre, dirigée vers le seul -accroissement de la mémoire, elle est inefficace à régénérer des -cellules malades. Elle leur sera plutôt un écrasement; elle les rendra -stupides; elle détournera des facilités de la vie les activités qui -n’étaient faites que pour la pratique quotidienne. L’instruction pondère -les génies oscillants, elle leur fournit des sujets de comparaison et -des motifs de réflexions; aux génies déjà équilibrés, elle fournit un -peu de ce trouble d’où naît l’ironie. Elle est tantôt un appoint à la -certitude, tantôt la cause d’un déclanchement vers le doute. Mais elle -n’exerce d’influence que sur des intelligences en mouvement ou en -puissance de mouvement; elle ne détermine pas, elle incline. Surtout -elle ne crée pas l’intelligence. Nous avons constamment sous les yeux -des exemples d’hommes instruits de tout ce que l’on enseigne et qui sont -restés des médiocres et qui, écrivant depuis vingt ans, n’ont même pu -apprendre à écrire. Et en voici d’autres qui ne savent qu’un métier et -qui n’ont lu que dans la vie: leur lucidité humilie parfois même le -génie. - -1900. - - - - -LES FEMMES ET LE LANGAGE - - -La part des femmes est si grande dans l’œuvre de la civilisation qu’il -serait à peine exagéré de dire que l’édifice est bâti sur les épaules de -ces frêles cariatides. Les femmes savent des choses qui n’ont jamais été -écrites, ni enseignées, et sans lesquelles presque tout le matériel de -notre vie quotidienne serait inutilisable. Des Cosaques, en 1814, ayant -découvert une provision de bas, les enfilèrent immédiatement par-dessus -leurs bottes; exemple général de nos gestes les plus communs, si les -femmes n’avaient pas été, dans les siècles des siècles, les patientes -éducatrices de l’enfance. Ce rôle est si naturel qu’il en paraît humble; -nous ne sommes frappés que par l’extraordinaire. Le puissant outillage -d’un tissage nous subjugue; qui a jamais regardé avec émotion le simple -jeu de deux aiguilles à tricoter? Cependant, comparé à ces petits -morceaux de bois, le plus formidable métier mécanique n’est plus rien; -il représente une civilisation particulière: les aiguilles de bois ou de -fer représentent la civilisation absolue. Il faut en tout distinguer -l’essentiel et ce qui est de surcroît. Dans la civilisation, la part des -femmes représente l’essentiel. - -Cela est plus facile à sentir qu’à prouver, car il s’agit précisément -des actes qui passent inaperçus le long de la vie, de toutes sortes de -choses dont on ne parle pas, parce qu’on ne les voit pas ou parce qu’on -n’en comprend pas l’importance. Ainsi la physiologie a été longtemps -ignorée, tandis que la curiosité se portait aux monstres; le phénomène -continu disparaît pour nos sens. Ce fut un citadin ou un prisonnier ou -un aveugle soudain guéri, qui s’avisa le premier de la beauté de la -nature. Il y a une physiologie extérieure qui disparaît dans l’habitude; -analysée, elle révèle les actes volontaires les plus importants de la -vie. Volontaires, c’est-à-dire contingents relativement aux mouvements -primordiaux de la vie d’une espèce; volontaires, en ce qu’ils ont de -particulier pour signaler une race; volontaires, si l’on regarde la -volonté comme la conscience d’un effort inconscient. - - * - - * * - -Sens, ou faculté, la parole ne peut logiquement être séparée de l’ouïe, -mais l’éducation de l’ouïe est beaucoup moins sensible que celle de -l’appareil vocal; on peut donc les considérer séparément, ou du moins -sans observer un ordre précis en des acquisitions qui sont enchevêtrées -comme tous les jeux de la vie. Remuer, entendre, voir, parler, tout cela -se tient; l’imitation se jette à la fois sur toutes les fonctions, -quoiqu’on puisse établir un ordre de naissance appréciable pour chacune -d’elles. Cet ordre importe peu en une étude où il s’agit non de -l’intelligence qui reçoit, mais de l’intelligence qui donne, de -l’extérieur et non de la vie psychologique interne. - -La parole est féminine. Les poètes et les orateurs sont des féminins. -Parler, c’est faire œuvre de femme. La femme, parce qu’elle parle comme -chante un oiseau, est seule capable d’enseigner le langage. Quand -l’enfant tente d’imiter les sons qu’il a entendus, la femme est là qui -le regarde, lui sourit et l’encourage; il s’établit un contrat muet de -travail entre ces deux êtres, et que de patience chez celui qui sait -pour guider celui qui essaie! Les premiers mots que prononce un enfant -ne correspondent en son esprit à aucun objet, à aucune sensation; -l’enfant, à ce moment de sa vie, est un perroquet, et rien de plus. Il -imite; il parle parce qu’il entend parler. Si on se taisait autour de -lui, la parole resterait figée dans son cerveau. De là l’importance du -babillage de la femme, importance bien supérieure à celle des plus beaux -poèmes et des philosophies les plus profondes. La fonction qui fait de -l’homme un homme est l’œuvre particulière de la femme; un enfant élevé -par une femme très femme et très bavarde est plutôt formé à la parole et -par conséquent à la conscience psychologique; aux soins d’un homme -taciturne, le même enfant se développerait très lentement, et si -lentement peut-être qu’il n’atteindrait jamais la limite de son -intelligence pratique. - -S’il était possible d’assigner au langage une origine, on dirait qu’il -fut la création de la femme. Mais le secret de toutes les origines nous -échappera éternellement. Les oiseaux chantent, le chien aboie, l’homme -parle. On ne se figure pas mieux un homme muet qu’un chien muet, qu’un -pinson muet. Et si ces espèces jadis ont vécu sans voix, on ne comprend -pas bien pourquoi elles auraient acquis un organe dont se passent fort -bien d’autres animaux et même les oiseaux des terres australes. Si le -langage s’apprenait ou se gagnait, si, pour en retrouver les premiers -rudiments, les célèbres racines, il suffisait d’atteindre la mère -commune du latin et du sanscrit, du grec et du saxon, on ne voit pas -bien pourquoi le chien ne converse pas avec son maître autrement que par -la queue, les yeux, les jappements. Mais le chien ne parlera jamais, -parce que le génie d’une espèce animale est déterminé aussi -rigoureusement que la forme des espèces cristalliques. - -Que la plus ancienne langue fût composée de cinq ou six cents -monosyllabes correspondant à autant d’idées générales, c’est une opinion -maintenant sans valeur, mais qui eut de la force; elle supporta -plusieurs constructions dont l’extravagance ne fut pas d’abord évidente. -Cependant on n’avait jamais observé en aucune langue réelle quelque -chose comme un réservoir même inconscient de racines. Les mots naissent -les uns des autres par dérivation, venant au monde tantôt plus longs, -tantôt plus courts que le mot premier. Cette dérivation est toujours -dominée par un sens concret, réel et vivant; aucun homme, s’il n’a fait -des études spéciales qui lui aient gâté l’esprit, n’a le sens des -racines. Les ba, be, bi, bo, bu, des alphabets, voilà autant de racines, -d’après la théorie; mais, à chacun de ces sons, une série de -significations parentes n’est pas dévolue; ils peuvent, et dans la même -langue, les assurer toutes, au hasard, ou selon une logique dont les -lois sont indéterminables[48]. - - [48] Un seul exemple pour montrer ce que l’idée de racine a - d’illusoire. La _trémie_, dans un moulin, est un organe _trembleur_. - Or, le mot _trembler_ c’est le latin _tremulare_. Il est tentant de - rapprocher _trémie_ de _tremere_. Mais non; _trémie_ veut dire: - _trois muids_ (_trimodia_, _tremuie_, _tremie_). - -Ce qu’il y a de primitif dans le discours, ce n’est pas le mot, mais la -phrase. La phrase parlée de l’homme est instinctive, comme la phrase -chantée de l’oiseau, comme la phrase jappée du chien. Le mot est un -produit analytique. - -Pour donner la priorité au mot sur la phrase, on était parti de cette -idée que le mot est créé après que la chose a été perçue, l’homme -agissant comme un nomenclateur, comme un professeur de botanique qui -donne des noms à des brins de mousse. La réalité est différente. -L’enfant balbutie des mots avant de connaître les objets dont ces mots -sont le signe. Il est possible que l’homme ait parlé--jacassé--très -longtemps avant que s’établît dans son esprit une relation fixe entre -les choses et les sons familiers sortis de sa bouche. - -Des milliers de langues ont pu être ainsi successivement jacassées sur -des milliers de territoires, langues imprécises, avant tout musicales, -suite de phrases où certains sons seulement correspondaient à des -réalités. Mais ces sons, malgré leur importance, malgré leur valeur -d’utilité et de représentation, on peut les supposer d’abord presque -aussi fugitifs que le reste du discours. Une langue non écrite ne survit -jamais à la génération qui l’a créée; chez les sauvages, chaque -génération refait sa langue, si bien que le grand-père est un étranger -parmi ses petits-enfants. - -Si l’on admet ce jacassement primitif, on admettra volontiers que la -femme a dû y prendre une grande part, en même temps qu’elle excitait par -ses rires et par son attention la verve des mâles. La femme est peu -capable d’innovation verbale; nulle jamais, parmi celles qui furent tout -de même de bons écrivains, ne se créa une langue dans le sens où l’on -dit cela de Ronsard, de Montaigne, de Chateaubriand, ou de Victor Hugo; -mais elle redit bien, et souvent mieux qu’un homme, ce qui fut dit avant -elle. Née pour conserver, elle s’acquitte de son rôle en perfection. -Elle rallume éternellement et sans se lasser, à la torche qui va mourir, -une torche nouvelle et toute pareille. C’est entre les mains des femmes -que brillent les _lampada vitaï_, danseuses du ballet de la vie ou -vestales mélancoliques au fond des caves. Ce que la femme fut -historiquement, elle le sera toujours, et elle le fut toujours, dès -avant l’histoire. - -Des mots se fixent dans le jacassement primitif; c’est l’œuvre de la -femme. Née à l’attention par la monotonie de son labeur de ménagère[49], -elle se révolte contre le renouvellement inutile des termes. Sa vie -s’est compliquée en ce territoire où la chasse est abondante, où la -nature est féconde; les besoins des hommes croissent avec leur richesse, -et en même temps les travaux de la femme. Travaillant davantage, elle a -moins de temps pour écouter les discours et les chansons; des nouveautés -trop rapprochées la déroutent; elle corrige le langage des hommes qui, à -leur tour, se déconcertent. Ainsi naissent les mots usuels; ainsi se -multiplie dans le chant parlé de l’homme le nombre des sons fixes -correspondant à des réalités. - - [49] L’idée de faire entrer ainsi l’attention dans le monde par la - femme est de M. Ribot. _Psychologie de l’attention_. - -Il arriva aussi, et cela sans doute, dès les temps les plus anciens, que -la femme, dont la mémoire est excellente, eût retenu des parties de -discours plus musicales, mieux rythmées, quelque couplet semblable à ces -mélopées que les nègres répètent insatiablement. L’homme créait; la -femme apprenait par cœur. Si un pays civilisé parvenait un jour à cet -état d’esprit où toute nouveauté est aussitôt accueillie et intronisée à -la place des idées et des rouages traditionnels, si le passé cédait -constamment devant l’avenir, après quelque temps de curieuse frénésie, -on verrait les hommes tomber dans cette hébétude du touriste qui ne -regarde jamais deux fois les mêmes figures; pour se ressaisir, ils -devraient se retirer dans une vie tout animale, et la civilisation -périrait. Une pareille fin semble avoir atteint d’anciens peuples, si -pressés de renouveler leurs plaisirs que leur passage n’a laissé que des -traces hypothétiques. C’est l’excès d’activité, bien plus que la -torpeur, qui a conduit au dépérissement beaucoup de civilisations -asiatiques. Partout où la femme n’a pu intervenir et opposer l’influence -de sa passivité à l’arrogance des jeunes mâles, la race s’est épuisée en -essais fugitifs. On peut donc être sûr que là où s’est organisée une -civilisation durable, la femme en fut la pierre angulaire. - -Se levant, comme récitatrice, devant le créateur, la femme fonde un -répertoire, une bibliothèque, des archives. Le premier cahier de -chansons, ce fut la mémoire d’une femme; et ainsi du premier recueil de -contes, de la première liasse de documents. - -Cependant l’invention de l’écriture vint, comme successivement tous les -progrès, diminuer l’importance archiviste de la femme. Tout ce qui parut -digne de mémoire étant fixé par des signes sur des matières durables, la -femme se donna le souci et le plaisir de faire vivre ce que les hommes -condamnaient à l’oubli. Elle s’est acquittée de sa tâche avec une -fidélité que la matière a presque toujours trahie; et c’est ainsi que -des contes qui ne furent jamais écrits, et qui remontent assurément aux -temps les plus lointains, sont venus jusqu’à nous. Les femmes qui s’en -étaient amusées, petites, en amusèrent leurs enfants. Malgré les efforts -de la pédagogie rationnelle qui voudrait bien substituer au _Petit -Poucet_ l’histoire de la Révolution ou celle de la fondation de l’Empire -allemand, c’est avec le conte bleu ou rouge, d’amour ou de sang, que les -mères continuent d’endormir les enfants sages. Or il s’est trouvé que -cette littérature orale, dont les thèmes dépassent en nombre ceux de la -littérature écrite, était de la plus grande beauté et par conséquent -d’une importance suprême. On doit la sauveté presque intégrale de ce -trésor au génie conservateur de la femme. - -Elle garda aussi les chansons, les musiques (et les danses qui s’y -joignent) dont l’homme se détache à l’âge même où il quitte la jeunesse. -Pour lui, ce sont des futilités et il n’y songe plus; pour la femme, ce -sont les moyens de plaire et elle y songe toujours, et, sans espérance, -elle s’y rejette pour revivre les félicités passées. Les vieilles femmes -maintiennent ainsi la jeunesse de leur cœur. - -Il ne semble pas que les femmes aient eu une grande part dans -l’invention des contes et des chansons; elles ont conservé, ce qui est -une manière de créer; mais on trouve cependant la marque de leur esprit -en certaines variantes. Leur tendance fut d’adoucir le dénouement d’un -conte, de calmer l’effervescence d’une chanson trop folle. Cette -intervention sauva la vie à beaucoup de ces petites choses, en les -mettant à la portée des enfants, dont la mémoire est un coffret très -sûr. - -Avec la littérature, les femmes sauvaient tout un ensemble de notions -qu’il est difficile de déterminer. Il ne s’agit pas du long chapelet des -superstitions, mais de ce que les superstitions, les croyances, les -traditions contiennent de science pratique. Pour évaluer l’importance de -ce chapitre de la connaissance humaine, il faut se recueillir en une -sorte d’examen de conscience; alors ayant longtemps réfléchi, on saura -trier les choses qui s’apprennent dans les livres et celles qui ne -furent jamais écrites et que pourtant tout le monde sait. Ce qu’il y a -de vraiment indispensable pour la conduite dans la vie nous a été appris -par les femmes: les menues règles de la politesse, ces gestes qui nous -ouvrent la cordialité ou la déférence d’autrui, ces mots qui font -bienvenir, ces attitudes qu’il faut varier selon le caractère et les -situations; toute la stratégie sociale. C’est en écoutant les femmes -qu’on apprend à parler aux hommes, à s’insinuer dans leur volonté, car -seules celles qui savent plaire peuvent enseigner à plaire. - -Avant même de parler, un enfant connaît la valeur d’un sourire; c’est -son premier langage, et rien ne prouve qu’il soit absolument instinctif. -L’animal n’a d’attitudes que celles qui sont le signe d’un besoin; il y -en a de belles, il y en a de jolies, il n’y en a pas de volontaires. Le -sourire du plus petit enfant voile souvent une intention. La femme lui a -appris le mystère des échanges et que, pour un geste aimable, on peut -acquérir des nourritures et les autres choses nécessaires à la vie. La -petite fille, mieux disposée à goûter cet enseignement, connaît la -valeur du pli de ses lèvres et du geste qui agite sa main rose, et cela -bien avant que la connaissance des signes vocaux ait permis à son -cerveau tendre le raisonnement élémentaire. C’est donc chez elle -imitation pure; mais l’acte est favorisé par le souvenir du but déjà -atteint aux premiers essais, et il y a là un exemple très curieux et -très obscur d’un effet déterminant sa cause dans l’inconscience -physiologique. - -Les femmes n’ayant guère dans la vie que des relations passionnelles, -ces jeux très primitifs restent le fond de leur tactique sociale; les -hommes, à mesure qu’ils vivent, sentent le besoin de compliquer cette -science élémentaire, mais elle leur demeure toujours une ressource -suprême: attendrir son vainqueur, lui plaire, tel est le dernier -argument du vaincu. - -Toute la mimique est l’œuvre des femmes. Même silencieuse, une femme -parle encore, et souvent avec une sincérité que n’ont pas ses paroles; -même immobile, elle parle encore et souvent avec plus d’éloquence que -par des mots ou des gestes. La conformation de son corps fait que sa -respiration est un langage; le rythme de sa poitrine dit l’état de son -âme et les degrés de son émotion. Aucun discours ne trouve un homme plus -sensible. Mais leurs yeux disposent d’un clavier plus étendu, quoique -moins émouvant. Avec les yeux, avec l’arc de la bouche muette -diversement infléchi, la femme peut aller jusqu’au bout de sa pensée. -L’œil pâlit ou s’avive, lève ou abaisse son regard, et c’est le désir ou -le dédain, le dépit ou la promesse, autant de pages qu’un homme comprend -dès qu’il a intérêt à les lire. A ces lueurs et à ces mouvements, le jeu -des paupières ajoute sa valeur; ce jeu est affirmatif, négatif, -interrogateur. Il profère un oui bref et net et un oui de langueur et -d’abandon; il questionne sur le ton de la colère ou celui de la plainte; -il refuse par un arrêt brusque à moitié de la prunelle qui voile les -yeux sans les fermer. Mais que d’autres nuances et que le sourire aussi -est riche en paroles! Toute la femme parle; elle est le langage même. - -Ses enfants seront d’abord des mimes. Comme leur mère, ils sauront -parler d’abord avec tout ce qui ne parle pas, acquisition précieuse. -Darwin a trouvé chez les animaux l’esquisse de l’expression des -émotions. Il y a dans la mimique humaine une importante part d’instinct; -la femme a cultivé ces mouvements primitifs, elle les a chargés de -nuances, elle les a multipliés; aux signes des émotions vraies sont -venus se joindre les signes des émotions fausses, et alors seulement il -y a eu langage. L’expression animale des émotions n’est pas un langage, -car elle ne saurait feindre; le langage vrai commence avec le mensonge. -Il y a un sens du réel dans le mot fameux: le langage a été donné à -l’homme pour déguiser sa pensée. Le mensonge qui est la seule preuve -extérieure de la conscience psychologique est aussi la seule preuve que -des gestes sont un langage et non une mimique inconsciente; le mensonge -est la base même du langage et sa condition absolue. L’analyse des faits -linguistiques démontre cela assez bien, puisque tout mot contient une -métaphore et que toute métaphore est un déplacement de la réalité, quand -elle n’est pas un mensonge voulu et prémédité. Mais à prendre le langage -tel qu’il nous apparaît, et en supposant que chaque mot corresponde à un -objet, on peut dire que s’il existait un homme qui n’eût jamais menti, -cet homme n’aurait jamais parlé. Ce n’est pas parler, en effet, que dire -«j’ai peur» ou «j’ai froid», quand on a peur ou qu’on a froid; c’est -exprimer une émotion ou une sensation au moyen de signes verbaux, et -analogues au tremblement de l’animal transi ou affamé. Mais si, au -contraire, niant son émotion ou sa sensation, l’homme qui a froid dit -«j’ai chaud» et l’homme qui a faim «je n’ai pas faim», il parle. Qu’il -use des paroles, des gestes, ou des signes de l’écriture, à cela, au -mensonge, c’est-à-dire à la conscience, on reconnaît l’homme. Mensonge, -que l’on ne s’y trompe pas, prend ici le sens de: expression d’une -sensation imaginaire; il s’agit de psychologie et non de morale, -domaines séparés. - -Si la femme est le langage, elle doit être le mensonge, et aussi la -conscience. Tout cela se tient et ne fait qu’un. Le premier de ces -points n’a pas été étudié, mais l’opinion populaire lui est favorable. -Outre qu’elles parlent plus volontiers que les hommes, elles usent d’une -syntaxe meilleure, d’un vocabulaire moins hasardé, elles prononcent -bien: on sent que le langage est leur élément. Le second point, le -mensonge, est incontesté; mais on en fait un crime aux femmes alors -qu’il est la conséquence d’un autre don et d’ailleurs une affirmation de -leur spiritualité. Les femmes mentent plus que les hommes; c’est donc -qu’elles ont un plus grand sentiment de l’indépendance, une conscience -plus vive: et voilà le troisième point atteint, sans qu’il soit besoin, -semble-t-il, d’une démonstration minutieuse. - -On a parlé du mensonge hystérique: il est probable qu’il y a là un abus, -non dans les termes, mais dans l’intention qui les a unis. Si l’on veut -dire mensonge inconscient, c’est une absurdité. Le mensonge est au -contraire le signe même de la conscience, et il ne peut y avoir mensonge -que là où il y a conscience pleine et active. Il ne faut pas confondre -une sensation délirante exprimée telle qu’elle a été sentie avec le -travestissement volontaire donné à l’exposition d’une sensation vraie; -confondre avec le dernier, le premier terme de la série. L’animal ne -ment jamais; comment le pourrait-il? Il est forcé d’exprimer, telle -qu’il l’éprouve, sa sensation. S’il a envie de mordre, le chien -retrousse ses babines, montre ses dents. Le voit-on se contenir, faire -l’hypocrite, mentir; c’est qu’au contact de l’homme, il a peut-être -acquis un rudiment de conscience; c’est que l’éducation qu’il a reçue se -trouve à ce moment en conflit avec son instinct. D’ailleurs la ruse, et -surtout appliquée à la défense ou à la quête de la vie, est tout autre -chose que le mensonge; c’est une forme aiguë de la prudence. Le vrai -mensonge est sans but, sans utilité que d’affirmer un détachement -supérieur; il apparaît tel qu’une négation des liens qui attachent -l’homme à la réalité; par quoi il se rapproche de la poésie et de l’art -dont il est un des éléments. L’art est né, comme le mensonge, d’une vive -conscience des sensations et des émotions; il affirme un état de -sensibilité extrême, en même temps qu’une tendance à repousser ce réel -dont les sens d’un homme furent blessés. L’art, quelle que soit sa -forme, implique une connaissance approfondie des signes, et la volonté -de les transposer, sans tenir compte de leurs concordances usuelles. -L’artiste est celui qui ment supérieurement, au-dessus des autres -hommes. S’il ment avec la parole, c’est le poète; avec le son -inarticulé, c’est le musicien; avec les formes dont il fixe les -attitudes, c’est le sculpteur, et son art n’est que le développement -extrême du langage des gestes (dont le danseur figure un état très -fugitif); avec les lignes et les couleurs, c’est le peintre, et que -fait-il sinon de rendre aux hiéroglyphes des écritures primitives leur -véritable aspect et toute leur ampleur naturelle? L’art est un langage, -et il n’est que cela. - -Mais si la femme est le langage, d’où vient qu’elle se soit si -médiocrement manifestée dans les jeux suprêmes du langage? Des -critiques, pour la flatter, ont allégué on ne sait quelle hérédité -latérale, par quoi on démontre que, filles de mères de moins en moins -cultivées, à mesure que l’on remonte le cours des siècles, il n’est pas -surprenant que leurs aptitudes soient moindres que celles des mâles. -Cela n’est pas sérieux, car s’il est vrai que le génie et le talent sont -souvent en rapport direct avec les cultures antérieures, il y a aussi de -soudaines aptitudes que le milieu développe. Pourquoi une fille ne -trouverait-elle pas cette aptitude dans sa chair, comme son frère? -D’ailleurs voilà des milliers d’années qu’on apprend la musique aux -femmes, et c’est peut-être là qu’elles ont encore le moins créé. La -cause est plus profonde. La femme est le langage, mais le langage utile; -son rôle n’est pas de créer, mais de conserver. Elle s’en acquitte à -merveille. Elle ne crée ni les poèmes, ni les statues; mais elle crée -les créateurs des poèmes et des statues; elle leur enseigne le langage, -qui est la condition de leur science, le mensonge qui est la condition -de leur art, la conscience qui leur donne le génie. Quand l’enfant, vers -six ou sept ans, sort des mains de la femme, l’homme est fait. Il parle, -et c’est tout l’homme. - -La grande œuvre intellectuelle de la femme est l’enseignement du -langage. Les grammairiens et leurs succédanés, instituteurs et -professeurs, s’imaginent être les maîtres du langage et que, sans leur -intervention, la langue des hommes périrait dans la confusion et -l’incohérence; on les entretient depuis des siècles dans cette illusion, -et pourtant il n’en est pas de plus ridicule. Les femmes sont les -ouvriers élémentaires et les poètes, les ouvriers supérieurs du langage, -les uns et les autres inconscients de leur rôle; l’intervention du -grammairien est presque toujours mauvaise; à moins qu’elle ne se borne à -constater des faits, à moins qu’elle n’ose ramener vers les mains des -femmes et des poètes une influence que la science ne saurait exercer -qu’avec injustice. Voici des enfants qui parlent, ils s’en vont à -l’école recevoir une leçon de grammaire. Ils parlent et usent de toutes -les formes du verbe et de toutes les nuances de la syntaxe avec aisance -et justesse. Ils parlent, mais voilà l’école, et le maître triomphe de -leur apprendre ce que c’est que l’imparfait du subjonctif. A une -fonction, l’écolâtre a substitué une notion; il a remplacé le geste par -la conscience du geste, le mot par sa définition; il enseigne la -grammaire; il n’enseigne pas le langage. - -Le langage est une fonction; la grammaire est l’analyse de cette -fonction. Il est aussi inutile de savoir la grammaire pour parler sa -langue naturelle que de savoir la physiologie pour respirer avec ses -poumons ou marcher avec ses jambes. Comparé au rôle de la mère ignorante -qui cueille comme une fleur le premier mot épanoui sur les lèvres de -l’enfant, le rôle du maître est presque nul. Ce mot qui vient de -fleurir, c’est la mère elle-même qui l’a semé, car si le langage est une -fonction, il faut lui donner les matériaux sur lesquels elle puisse -s’exercer. Le bavardage futile d’une femme, si peu différent de celui de -la petite fille qui parle à sa poupée, voilà la première leçon de -l’enfant et celle qui en importance dépasse toutes les autres; autant de -mots, autant de graines qui vont germer, pousser, fructifier dans le -jeune cerveau. Sans cette semence jetée sans cesse à la volée, la -fonction linguistique de l’enfant resterait inerte et il ne sortirait de -ses lèvres que des sons vagues et peut-être inarticulés. On s’est -demandé parfois quelle langue parleraient des enfants élevés ensemble -hors de portée de la voix humaine. Ils n’en parleraient peut-être -aucune. C’est une question que nul ne peut résoudre. En tous cas, ils ne -parleraient qu’une langue rudimentaire, c’est-à-dire trop riche, -variable et entièrement inconnue, car il n’y a pas plus de racines -innées que d’idées innées. L’enfant ne crée pas sa langue, encore moins -il ne secrète pas sa langue; il l’apprend. Il parle selon qu’on parle -autour de son berceau; il est phonographe et d’abord aussi mécaniquement -que l’instrument même. Avant de pouvoir situer les signes vocaux -au-dessus des objets, il les possède en grand nombre, mais en confusion, -«en vrac». Ensuite il apprendra à utiliser cette richesse; comme il -connaît d’une part les mots et d’autre part les objets, l’opération qui -va les réunir dans sa mémoire lui sera des plus faciles et des plus -naturelles. La femme dirige cette répartition avec joie, et elle -s’admire en admirant les progrès de l’enfant; elle croit que la double -acquisition du mot et de l’objet se fait intégralement à son ordre, et -cela lui donne de l’orgueil. Ainsi, l’ignorance du mécanisme -psychologique de l’enfant assure le succès de l’éducatrice. - -Ce langage que l’enfant tient tout entier de la femme, c’est en son -honneur que, plus tard, il l’exercera volontiers comme poète, conteur, -philosophe, théologien ou moraliste, comme créateur de valeurs, selon -l’expression très forte de Nietzsche. La plus grande partie de la -littérature est l’œuvre indirecte de la femme, faite pour elle, pour lui -plaire ou la piquer, pour l’exalter ou la dénigrer, toucher son cœur, -idéaliser ou maudire sa beauté et son amour. Il a fallu que les deux -sexes fussent aussi profondément dissemblables, aussi étrangers, aussi -opposés, pour que l’un se soit fait l’adorateur de l’autre. Avec la -parité des goûts, des besoins, des désirs, les différences corporelles -n’eussent pas suffi ni le commandement de l’espèce. L’humanité pouvait -se perpétuer sans l’amour[50]; l’amour eût été impossible sans les -divergences radicales qui font que l’homme et la femme sont deux mondes -l’un à l’autre impénétrables. On ne peut adorer que l’inconnu; il n’y a -plus de religion là où il n’y a plus de mystère. Dans toutes les -sociétés, tant qu’elle est jeune et belle, la femme, et même esclave, -est la maîtresse de la civilisation; les poètes, que sa grâce a -inspirés, augmentent cette suprématie en faisant d’elle l’objet de leurs -chants, et la poésie, qui ne voulait d’abord que dire les joies de la -possession ou les affres du désir, achève son évolution, en créant -l’amour. Car l’amour, avec tout ce que contient ce mot, de sentiment, de -passion, de rêve, de bonheur, de larmes, est bien une création verbale -et l’œuvre même de l’imagination des artistes du langage. - - [50] A cela eût suffi l’accouplement. La vie commune survivant à la - fécondation est extrêmement rare, hormis chez les primates et les - oiseaux. Chez les insectes carnivores, la pariade est souvent - mortelle pour le mâle que, plus forte, la femelle dévore. - -C’est dans les poèmes, les contes, les récits traditionnels, que l’homme -vulgaire, enclin à la seule jouissance, a appris à aimer, à augmenter -jusqu’à l’infini des joies médiocres et des chagrins futiles. Répétons -ici le mot de Nietzsche: le poète a été le créateur des valeurs -sentimentales. Mais presque aussitôt créées, elles lui ont échappé. -S’emparant de ces valeurs nouvelles, la femme les a transformées en -instruments de règne; elle a cueilli avec simplicité les fruits du -langage, son œuvre. - -Comment l’amour évolua sous cette domination et tous les bienfaits qui -en ont été la conséquence, ce serait un long chapitre de l’histoire de -la civilisation. - -1901. - -NOTE.--Les déductions philosophiques n’ont de valeur que si elles -s’accordent exactement avec la science; mais alors elles ont une valeur. -J’ai donc saisi l’occasion de compléter la note de la page 59 sur le -mensonge considéré comme réaction vitale. Voici la position scientifique -de la question: - -«M. R. Quinton a été amené, au cours de ses travaux, à reconnaître que -l’ensemble de tous les êtres vivants se divise en deux grandes séries -physiologiques, qui correspondent exactement aux deux séries -anatomiques: _Invertébrés_ et _Vertébrés_.--La première et inférieure -(_Invertébrés_) toujours en équilibre au milieu, subissant toutes les -conditions extérieures si défavorables qu’elles soient; la seconde et la -plus élevée (_Vertébrés_) n’acceptant pas ces conditions, réagissant -contre elles, toujours en déséquilibre avec le milieu, maintenant -intérieurement la concentration saline des origines en face des mers qui -se concentrent davantage ou des eaux douces qui se dessalent, maintenant -encore la température des origines en face du milieu terrestre qui se -refroidit, _mentant au milieu_, en définitive, pour maintenir ses -conditions de vie optimes. Le mensonge dont nous parlons n’est que la -forme psychologique de cette réaction du _Vertébré_ contre l’hostilité -du milieu.» - -Les termes obscurs de cette note (concentration saline, température des -origines) sont expliqués dans le livre publié par M. Quinton, _l’Eau de -mer milieu organique_. - - - - -_TROISIÈME PARTIE_ - -L’IDÉALISME - - - - -PRÉFACE - -POUR LA IIIe ET LA IVe PARTIES - - -On réimprime ici, parce que l’édition vient de s’épuiser, le petit -volume intitulé avec une naïveté, qui n’était pas aussi ambitieuse qu’on -pourrait le croire, _l’Idéalisme_. - -Depuis dix ans les idées de l’auteur se sont modifiées sur plus d’un -point. Vivre, c’est changer. Il espère que, pour lui, avoir vécu -signifie, à cette heure, avoir grandi en sagesse et en scepticisme,--et -il ne redoute pas les curieux qui voudraient opposer sa pensée d’hier à -sa pensée d’aujourd’hui. - -Plusieurs morceaux de la IVe partie sont également anciens; cet -avertissement leur est applicable. - -Décembre 1901. - - - - -NOTICE - - -Ces articles furent imprimés, le dernier printemps, en diverses revues -qui voulurent bien me laisser dire: les _Entretiens_, la _Revue -Blanche_, les _Essais d’Art libre_, l’_Ermitage_, le _Livre d’Art_. - -Les voici ensemble, liés par un seul fil, même les trois derniers dont -le ton sera un peu discordant. - -A cette heure, la théorie idéaliste n’est plus guère contestée que par -quelques canards enclins à se plaire dans les vieux marécages. Les -naturalistes les plus entêtés et les plus obtus ont cédé eux-mêmes à -l’énergique pression intellectuelle qui, depuis quatre ans, depuis la -mort de Villiers de l’Isle-Adam, pesa sur le monde où la pensée -s’élabore en œuvres d’art. - -La grande guerre est donc finie, mais selon le conseil de Machiavel,--le -«maître bien-aimé de Tribulat Bonhomet»--il faut achever les blessés, -afin qu’ils ne surgissent pas guéris et aptes à de nouvelles batailles. -Si médiocre que soit un vaincu, sa colère est toujours à craindre: c’est -pourquoi l’extermination est nécessaire. - -J’espère que tant de férocité ne sera pas jugée contradictoire avec les -principes de la liberté de l’art, que je préconise avant tout. - -R. G. - -25 mars 1893. - - - - -L’IDÉALISME - - -Ce mot traîne dans les journaux: des gens aussi vains que M. Filon se -permettent de l’écrire, croyant le comprendre; les néo-chrétiens en font -usage avec l’aplomb de l’apprenti sorcier de Gœthe; M. de Vogué -chevauche ce manche à balai,--et de ce balai M. Desjardins balaie la -sacristie; c’est le mot à tout faire. Pour ces simplistes, un peu -bornés, l’idéalisme est le contraire du naturalisme,--et voilà; cela -signifie la romance, les étoiles, le progrès, les pauvres bêtes, les -phares, l’amour, les montagnes, le peuple, les pauvres gens, tout le -sentimentalisme humanitaire, sexuel et social. - -Autrement, ces sots s’imaginent qu’idéalisme est synonyme de -spiritualisme et qu’un tel vocable relève de la judicature de M. Simon -et de M. Déroulède; qu’il clame une doctrine morale et consolatoire; que -les familles y puisent quelque vigueur à procréer; les conscrits, de -l’enthousiasme; les misérables, de la résignation. - -Mais non,--et il importe de cartonner à cette page le dictionnaire des -lieux communs: l’idéalisme est une doctrine immorale et désespérante; -anti-sociale et anti-humaine,--et pour cela l’idéalisme est une doctrine -très recommandable, en un temps où il s’agit non de conserver, mais de -détruire. - -En voici le sommaire. - -Schopenhauer résume ainsi les principes de l’idéalisme posé par Kant: -«Le plus grand service que Kant ait rendu, c’est sa distinction entre le -phénomène et la chose en soi, entre ce qui paraît et ce qui est; il a -montré qu’entre la chose et nous il y a toujours l’intelligence, et que -par conséquent elle ne peut jamais être connue de nous telle qu’elle -est.» Théoricien de l’idéalisme, Kant n’en est pas le trouveur; Platon -fut rigoureusement idéaliste; saint Denys l’Aréopagite proféra: «Nous ne -connaissons pas Dieu tel qu’il est et Dieu ne nous connaît pas tels que -nous sommes»; enfin les réalistes du Moyen Age professaient, eux aussi, -la douloureuse relativité de toute connaissance, que toute notion n’est -que d’apparence, que la vraie réalité est insaisissable pour les sens -comme pour l’entendement[51]. - - [51] Le véritable premier théoricien du «phénoménisme» serait encore - plutôt Berkeley, mais excès de logique, Berkeley va un peu loin et - Kant, lui-même l’a réfuté eu réfutant Descartes (_Critique de la - Raison pure_). - -Les conséquences logiques de ces aphorismes sont nettes: on ne connaît -que sa propre intelligence, que soi, seule réalité, le monde spécial et -unique que le moi détient, véhicule, déforme, exténue, recrée selon sa -personnelle activité; rien ne se meut en dehors du sujet connaissant; -tout ce que je pense est réel: la seule réalité, c’est la pensée. - -La relativité de l’extérieur étant bien établie, nul besoin, -théoriquement, pour le moi, de se mêler à de problématiques -contingences; il se suffit à lui-même, et il le faut, puisqu’il est -isolé de ses semblables autant que deux planètes du système solaire. -Convaincu que tout est transitoire, hormis sa pensée, qui est éternelle -(en ce sens qu’elle capte la lumière); convaincu qu’il est seul et -impénétrablement seul, comme une molécule douée seulement d’un pouvoir -de cohésion; convaincu enfin que tout est parfaitement illusoire, -puisque, dans sa course à la connaissance, ce collin-maillard, il -n’emprisonne jamais que son pérennel et fastidieux moi; bien assuré -qu’il ne peut sortir de l’état égoïste que pour retomber dans l’état -per-égoïste,--l’idéaliste se désintéresse de toutes les relativités -telles que la morale, la patrie, la sociabilité, les traditions, la -famille, la procréation, ces notions reléguées dans le domaine pratique. - -Un individu est un monde; cent individus font cent mondes, et les uns -aussi légitimes que les autres: l’idéaliste ne saurait donc admettre -qu’un seul type de gouvernement, l’anarchie; mais s’il pousse un peu -plus avant l’analyse de sa théorie il admettra encore, avec la même -logique (et avec plus de complaisance) la domination de tous par -quelques-uns, ce qui, d’après l’identité des contraires, est -spéculativement homologue et pratiquement équivalent. - -L’idéalisme pessimiste de Schopenhauer aboutissait au despotisme; -l’idéalisme optimiste de Hégel se résout dans l’anarchie: il suffit -d’évoquer la méthode des différenciations pour donner raison à -Schopenhauer. - -Tous les hommes, par cela seul que leur cerveau fonctionne, se -représentent un monde; mais peu d’hommes se représentent un monde -original. Considéré comme une entité, l’ensemble des cerveaux humains -est pareil à un four à porcelaine d’où sortent successivement des -millions de pièces identiques et banales; une sur un million apparaît -bizarrement craquelée, roussie, fumée, rayée d’étranges dessins imprévus -et fous, gondolée, creusée, soufflée, déformée, _ratée_[52], cette pièce -de porcelaine, c’est la représentation du monde conçue par les esprits -supérieurs, par les génies. C’est, en somme, pour cette pièce unique que -le four chauffe et il importe peu que toutes les autres soient -anéanties, si celle-là demeure. - - [52] _Pièces ratées._--Villiers de l’Isle-Adam, le lendemain de sa - mort, fut qualifié de _raté_ par M. Fouquier et quelques autres - reporters. - -Mêlé à la vie active (qu’il dédaigne, peut-être par inaptitude), -l’idéaliste jugerait des hommes comme de ces pièces de porcelaine; il -les mettrait à leurs vraies places: les supérieurs en haut, les -inférieurs en bas,--«le peuple étant fait pour obéir aux lois et non -pour dicter des lois[53]». - - [53] Schopenhauer. - -(La théorie anarchiste emporte à peu près les mêmes conséquences: en -l’absence de toutes lois, l’ascendant des hommes supérieurs serait la -seule loi et leur juste despotisme incontesté.) - -En conclusion, ou bien l’idéalisme engage au désintéressement absolu de -la vie sociale; ou bien, s’il condescend à la pratique, il conclut à des -formes de gouvernement que tous les esprits sains et nourris de -doctrines prudentes n’hésiteront pas à qualifier d’immorales, de -subversives, d’incompatibles avec nos mœurs démocratiques,--et ces -formes sont: l’anarchie, pour que l’influence intellectuelle soit -exercée par ceux qui sont nés pour cette fonction; le despotisme, pour -qu’il pourvoie les imbéciles de bonnes muselières, car, sans -intelligence, l’homme mord. - -La vie sociale étant écartée, il reste un domaine où il semble que -l’idéalisme pourrait régner sans nuire au développement de la muflerie -démagogique, l’art. Mais, parler de l’art, à cette heure, serait une -ironie par trop cruelle: jadis, il fut libre; ensuite, il fut protégé; -aujourd’hui, il est toléré; demain, il sera interdit. Pratiquons-le -encore, mais en secret, en des catacombes, comme les premiers chrétiens, -comme les derniers païens. - - - - -LE SYMBOLISME - - -On croit le moment bon pour le dire avec sincérité et naïveté: à cette -heure il y a deux classes d’écrivains, ceux qui ont du talent,--les -Symbolistes; ceux qui n’en ont pas,--les Autres. - -Oui, selon les précédentes formules, et selon une liberté différemment -comprise, d’aucuns firent des œuvres; mais ces Aucuns-là ne sont-ils pas -enfin périmés? Et les coraux qu’ils sécrétèrent, les îlots qu’ils -érigèrent, un flot nouveau ne vient-il pas, tel qu’un orageux raz de -marée, les secouer, les désagréger et ne permettre qu’aux -indestructibles de maintenir au-dessus de l’asphyxie leur tête fleurie? -Ils meurent, ils s’émiettent, ils se pétrifient, l’orage passé, sous une -couche de silence, ils s’enfoncent lentement, ils descendent vers la -géologie qu’ils vont devenir. - -Ces débris d’inconscients et microscopiques travaux, à peine s’ils -inspirent encore quelque respect (si On nous le permet) ou quelque -curiosité à des passagers en promenade autour du monde, et les chefs de -ces défuntes colonies (un peu animales, peut-être?) ne sont pas du tout -des Chefs; ils n’ont plus ni manœuvres, ni clients. Patrons démodés, -Praticiens vieillis et sans influence, entrepreneurs de bâtisses entre -les mains desquels et sous les yeux (les mauvais œils) desquels les -moellons fondent comme les morceaux de sucre dans les romans de M. -Daudet. - -Les coraux rouges, nous les vîmes assez: qu’ils soient bleus! - -L’un des éléments de l’Art est le Nouveau,--élément si essentiel qu’il -institue presque à lui seul l’Art tout entier, et si essentiel que, sans -lui, comme un vertébré sans vertèbres, l’Art s’écroule et se liquéfie -dans une gélatine de méduse que le jusant délaissa sur le sable. - -Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours, -vagies, une seule apparaît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue -et inouïe, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes signifiances que -lui donnèrent d’infirmes court-voyants, se traduit littéralement par le -mot Liberté et, pour les violents, par le mot Anarchie. - -La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante qu’elle est encore et -demeurera longtemps incomprise. Toutes les révolutions advenues -jusqu’ici en ce domaine s’étaient contentées de changer ses chaînes au -captif et, généralement, c’était en de plus lourdes que les muait la -douloureuse ingéniosité des novateurs. Mais, les chaînes, c’est-à-dire -des règles, des grammaires, des formules, cela convient au peuple de -l’Art, composé d’une majorité d’enfants et de vieillards, -satisfaits--lit ou berceau--qu’un guide sûr les promène en petite -voiture. Le haquet de Thespis brouetta ces résignés deux siècles durant; -puis ce fut le cabriolet romantique, puis la tapissière parnassienne, -puis le tombereau naturaliste, puis le cab psychologique, puis le -vélocipède néo-chrétien,--et ils étaient toujours soigneusement ligotés. - -Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de liberté, -comment ce mot, qui semble strict et précis, implique, au contraire, une -absolue licence d’idées et de formes, j’invoquerai de précédentes -définitions de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est après tout qu’un -succédané. - -L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu -intellectuel dans la série intellectuelle; le Symbolisme pourra (et même -devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement -de l’individu esthétique dans la série esthétique, et les symboles qu’il -imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou expliqués selon la -conception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque cerveau -symbolisateur. - -D’où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe parmi lequel on voit les -professeurs désorientés se mendier l’un à l’autre le bout, qu’ils -n’auront jamais, du fil d’Ariane. - -Ils voudraient comprendre, ils cherchent, quand parlent les harpes, à -agripper au passage quelques clairs et nets lieux communs; ils croient -qu’on va leur redire les vieilles généralités qu’ils biberonnèrent à -l’École, tout ce qui, définissant la Femme, définit la marcheuse et la -gardeuse d’oies. Si le Symbolisme devait, comme d’aucuns l’ont annoncé, -revenir à des concepts aussi simples, à des imaginations aussi naïves, -il ne serait ni ce qu’il est, ni ce qu’il sera:--il continuerait tout -simplement le classicisme, et alors à quoi bon? - -Sans doute, il apparaît, en un certain sens, comme un retour à la -simplicité et à la clarté,--mais ces effets, il les demande au complexe -et à l’obscur, au Moi où toutes les idées s’enchevêtrent, où toutes les -lumières concourent à ne donner que de la nuit. On est toujours -compliqué pour soi-même, on est toujours obscur pour soi-même, et les -simplifications et les clarifications de la conscience sont œuvre de -génie; l’Art personnel--et c’est le seul Art--est toujours à peu près -incompréhensible. Compris, il cesse d’être de l’art pur pour devenir un -motif à de nouvelles expressions d’art. - -Mais, si personnel que soit l’Art symboliste, il doit, par un coin, -toucher au non-personnel,--ne fût-ce que pour justifier son nom; et il -faut toujours être logique. Il doit s’enquérir de la signification -permanente des faits passagers, et tâcher de la fixer,--sans froisser -les exigences de sa vision propre,--tel qu’un arbre solide émergeant du -fouillis des mouvantes broussailles; il doit chercher l’éternel dans la -diversité momentanée des formes, la Vérité qui demeure dans le Faux qui -passe, la Logique pérennelle dans l’Illogisme instantané,--et néanmoins, -planter un arbre qui soit si spécial, si unique de ramure, d’écorce, de -fleurs et de racines, qu’on le reconnaisse entre tous les arbres comme -un arbre dont l’essence n’a ni sœurs ni frères. - -Je sais bien que[54] par la définition même de l’Idéalisme, le Permanent -lui-même ne peut être conçu que comme personnel, c’est-à-dire comme -transitoire, et que ce qu’il y a d’Absolu vraiment est incogniscible et -hors d’être formulé en symboles; ce n’est donc qu’au relatif absolu que -vise le Symbolisme, à dire ce qu’il peut y avoir d’éternel dans le -personnel. - - [54] «Quant au sujet absolu, la substance, elle ne peut pas être dans - les phénomènes extérieurs, autrement, elle serait conditionnelle et - non pas absolue. Pour que cette substance devienne une pensée, il - faut qu’elle soit en relation avec le _moi_; elle dépendra alors du - sujet pensant. Pour que la substance soit absolue, il faut qu’elle - soit la substance des phénomènes intérieurs du _moi_, c’est-à-dire - le sujet pensant qui ne dépend que de lui-même.» KANT, _Critique de - la Raison pure_. - -Cette manière de comprendre l’Art exclut l’artiste médiocre qui ne -détient, cela va sans dire, rien d’éternel dans son _personnel_ et qui -ne saurait exprimer une idée un peu humaine (ou divine) que par -démarquage; mais cette sorte d’être a régné assez longtemps grâce aux -tuteurs qu’on lui tolérait: que son règne finisse (si c’est possible?) -et soyons intolérants. - -Pratiquement il importe que le Symbolisme, art libre, acquière dans -l’estime générale une valeur qu’on lui a, jusqu’à ce jour, déniée; il -importe qu’à côté des formes connues on tolère des formes inconnues et -que de la serre chaude de la Littérature on n’expulse pas les plantes, -nées de graines de hasard, ignorées des catalogueurs et des jardiniers. -Pour cela nulle concession ne doit être faite; c’est aux intellects -rudimentaires à se développer et non aux larges intelligences à se -rétrécir pour permettre à l’œil distrait de parcourir plus facilement -une moindre surface. - -Et les tuteurs, les règles, les lois, il faut les couper et les hacher -et qu’à la place de ces chênes pourris, piqués de trous de vermine, le -lierre qui s’accrochait aux troncs s’accroupisse en une ridicule -désolation. - - - - -L’ART LIBRE - -ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE - - -Les modèles ont, de tout temps, devancé les préceptes. Cette pensée de -M. de Laharpe simule un lieu commun, mais seulement peut-être par sa -forme démodée et l’étroitesse des termes où elle se base. En un langage -plus philosophique, plus général et plus solide, on obtiendrait un -aphorisme tel que: «L’Art est antérieur à l’Esthétique», ce qui apparaît -non plus un lieu commun, mais une vérité éternelle. - -Les Vérités éternelles,--il n’y a de vraie plaisante dialectique qu’à se -battre sur leur dos. Elles sont patientes, souffrent les coups -maladroits, les insultes, les caresses, et, l’ironie de leurs yeux -immuables étant tournée vers le ciel, les protagonistes n’ont pas à -rougir ou à trembler sous un regard qui pourrait être médusien. - -Les Vérités éternelles,--elles sont de toute morphologie. Il y en a de -blondes avec des chairs laiteuses qui nous leurrent de la nubilité d’une -prenable vierge; il y en a qui ont les quatre pieds d’une bête et dont -le front angulaire contient, en sa géométrie, toute l’inquiétude -humaine; il y en a dont les ailes, plus larges que les ailes des -condors, abritent sous leurs plumes un peuple de pensées... - -Celle dont je parle est un des plus modestes Éons; elle fréquente la -Terre et fait plus volontiers son nid syllogistique en tel cabinet -d’étude que dans la barbe de Jupiter. - -Donc: l’Art est antérieur à l’Esthétique. - -Lemme: l’Esthétique doit être une explication et non une théorie de -l’Art. - -Plusieurs ayant contesté, non l’aphorisme, qui est indiscutable, mais -son lemme, qui l’est moins, quelques arguments nouveaux seront peut-être -bien accueillis par quelques lecteurs de bonne volonté. - -L’essence de l’Art est la liberté. L’Art ne peut admettre aucun code ni -même se soumettre à l’obligatoire expression du Beau[55]. Non seulement -il se refuse au joug d’une formule passagère, mais il dénie la -domination de l’absolu humain,--lequel n’est d’ailleurs que la moyenne -des goûts, des jugements, des plaisances de la moyenne humanité. Il peut -violenter cet absolu, il peut balafrer la Beauté,--et répondre: «Votre -Absolu n’est pas le Mien», et: «Il me plaît de balafrer la Beauté.» - - [55] «La beauté, œuvre de l’art, est plus élevée que celle de la - nature», et: «La beauté dans la nature n’apparaît que comme un - reflet de la beauté de l’esprit». Hégel, _Esthétique_. Introduction. - -L’Art est libre de toute la liberté de la conscience; il est son propre -juge et son propre esthète; il est personnel et individuel, comme l’âme, -comme l’esprit: et, l’âme libérée de toute obligation qui n’est pas -morale, l’esprit libéré de toute obligation qui n’est pas -intellectuelle, l’Art est libéré de toute obligation qui n’est pas -esthétique. C’est en vain qu’il chercherait le Vrai que l’intelligence -seule peut connaître, ou le Moral que la conscience seule distingue; il -est inapte à ces opérations, il ne comprend et ne s’assimile que ce qui -est adéquat à son sens unique: le Sens esthétique. - -C’est même pour cela qu’il est libre. Il se développe du dehors au -dedans, sans préoccupations d’avoir à partager son espace avec -d’autoritaires entités; il se développe et s’enroule sur lui-même, se -complique à loisir, multiplie ses fibres, ses feuilles, ses fleurs -intérieures; il se développe et croît dans l’obscurité du Moi, et s’il -vient, au jour de l’explosion vitale, à projeter impérieusement ses -végétations, elles étonnent comme des conséquences anormales, -illogiques, incompréhensibles. - -L’individu est anormal: on ne le classe que par les limitations imposées -à ses manifestations extérieures; intérieurement, il est anormal, il est -un être dissemblable des êtres qui lui ressemblent le plus. L’Art (que -je considère ici comme une des _Facultés_ de l’âme individuelle) est -donc, de même que l’individu lui-même, anormal, illogique et -incompréhensible. - -Or si la différenciation est évidente (ou tout au moins -microscopiquement possible à établir) entre tous les individus humains -doués de l’âme,--cette différenciation devient bien plus évidente (et -incontestablement notoire) entre le petit nombre des individus humains -doués d’une âme supérieure. Selon l’échelle de la vie, les membres de -tel groupe d’êtres sont dissemblables de plus en plus, à mesure qu’ils -se sont davantage perfectionnés: les atômes plasmiques et -quasi-mécaniquement oscillants qui composent les primitives colonies -animales[56] ne diffèrent pas entre eux; leur forme est souvent -cristallique, rhombes ciliés, polyèdres poilus. En montant, on -distingue, à un point donné, le frère du frère,--et enfin, dans -l’humanité, les individus identiques sont extrêmement rares et de -négligeables exceptions. Doués d’une âme supérieure, les individus -sortent du groupe formel; ils vivent à l’état de mondes uniques; ils -n’obéissent plus qu’aux lois très générales de la gravitation vitale -dont Dieu est le centre et le moteur. A ce degré animique, la -prédominance de l’Amour fait les grands saints, la prédominance de -l’Esprit, les grands philosophes, la prédominance de l’Art, les grands -artistes,--et différentes variétés de génies selon que ces prédominances -sont absolues ou mélangées. - - [56] Cf. Perrier, _Colonies animales_. - -Donc, si les êtres supérieurs diffèrent radicalement, essentiellement, -les uns des autres, la production esthétique des uns différera non moins -radicalement, non moins essentiellement de la production esthétique des -autres. En conséquence, nulle commune mesure entre deux œuvres d’art, -nul jugement de comparaison possible, nulle théorie critique qui puisse -les capter dans ses filets, nulle esthétique, qui, applicable à la -première de ces œuvres soit encore applicable à la seconde,--nulle règle -fabriquée d’avance, sous laquelle puisse se courber ni la première ni la -seconde de ces œuvres d’art, ni aucune œuvre d’art[57]. - - [57] «Le principe du jugement du goût que nous nommons esthétique ne - peut être que subjectif.» Kant, _Critique du jugement_, cité par L. - F. Schön, _Système de Kant_; Paris, 1831. - -Mais, l’Art étant «anormal, illogique et incompréhensible», on peut -tolérer que des gens très intelligents et capables de l’effort -d’objectivité, en éclairent un peu--oh! très peu,--les obscurités et -dévoilent au public distrait les secrets de la magique Lanterne. C’est -l’esthétique d’après coup, la critique explicative, le commentaire,--et -il en faut refondre les principes à chaque artiste nouveau exhibé devant -la foule stupide qui n’admet pas que l’on puisse différer de la -médiocrité moyenne enseignée par l’État. - -C’est aussi, l’Art étant libre dans la limite des organes dont il -dispose, la liberté de l’esthétique, l’individuelle, la personnelle -esthétique, le droit de juger d’après des règles individuelles et -personnelles, au mépris des étalons, des patrons et des parangons. - -... Les Vérités éternelles: l’ironie de leurs yeux immuables se tourne -vers le ciel... - - - - -CELUI QUI NE COMPREND PAS - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - - - Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle: Quelle est donc - cette femme?--Et ne comprendra pas. - - Du _Sonnet_ d’ARVERS. - -De tous les plaisirs que peut procurer la Littérature, le plus délicat -est certainement: «Ne pas être compris!» Cela vous remet à votre place, -dans le bel isolement d’où l’inutile activité vous avait fait sortir: -réintégrer la Tour et jouer du violon pour les araignées -qui--elles--sont sensibles à la musique. - -«Celui qui ne comprend pas» n’est sensible ni à la musique ni à la -logique; il est sourd, mais non muet, car il va clamant partout: «Je ne -comprends pas!» Comme d’autres de leur talent ou de leurs idées, il est -fier de son inintelligence et des loques verbales dont il vêt sa nudité -spirituelle,--et il s’exhibe, il fait le beau et dès qu’on flatte sa -vanité, qui est «Ne pas comprendre», un éventail de plumes de paon lui -sort du derrière et sur chaque plume, en guise d’œil, il y a un rond où -est écrit: «Moi, je ne comprends pas!» - -Cette faculté fait qu’on l’estime. Il est recherché de ceux qui, ne -comprenant pas, ont un peu honte; son aplomb leur donne du courage et -ils se disent les uns aux autres, dès que la roue révélatrice esquisse -son orbe: «Voyez, celui-ci, non plus, ne comprend pas,--et pourtant il -n’en rougit pas, au contraire!» - -Au contraire: il connaît sa valeur et n’hésite jamais à se mettre en -avant. D’ailleurs, sa queue de paon aux précieux ronds est un drapeau -commode et de loin visible. Il ne l’a ramassé sur aucun champ de -bataille, il ne l’a ni chipé ni conquis: il l’a sorti de son derrière, -et quand il le déploie, ce n’est pas pour conduire des ombres à l’assaut -de vaines entités. - -«Celui qui ne comprend pas» est, en effet, un homme pratique. Doué d’une -si belle vertu, il l’exploite rationnellement et s’en fait des rentes. -Tous les journaux lui sont ouverts; sa queue magique force toutes les -portes: il gagne ce qu’il veut, rien qu’à écrire--avec de fins -sous-entendus: «Je ne comprends pas.» - -C’est un accapareur: la «grande Presse» ne lui suffit pas; il délègue à -la «petite» ses lieutenants; mais ceux-ci, beaucoup plus bornés que le -Maître, dépassent souvent la mesure, étalent une stupidité qui jette le -décri sur des fonctions pourtant bien honorables et bien lucratives. - -Moi, je ne me plains pas; je rencontre journellement «Ceux qui ne -comprennent pas», et ils font ma joie. Je les aime: ils m’incitent à me -retirer dans ma vraie vocation: le Silence. - - * - - * * - -Il est à supposer, car je ne suis ni inspiré ni visionnaire, que cette -figuration de «Celui qui ne comprend pas» m’a été suggérée par telle -bévue dont je fus victime: - -Oh! bien peu,--et bien volontiers, si cela doit distraire quelques -amateurs; je m’offre en spectacle: amusez-vous! Mais vous amuserez-vous -jamais autant que moi devant la parade de «Celui qui ne comprend pas»? - -Or, en de précédents articles, j’exposai quelques idées, ou--si l’on -veut--quelques fantômes d’idées (mais lumineux, comme il sied à des -fantômes, et d’une évidence phosphorescente) touchant l’Art que je -désire libre, la rénovation du mot Symbolisme qui pourrait, je le redis, -servir de dénomination commune (à l’usage du public lisant) à une -dizaine d’écrivains âgés de moins de trente-cinq ans et clairement -stimulés vers un but commun, touchant enfin (ou d’abord mais c’est mon α -et mon ω) l’Idéalisme dont je tentai, non sans présomption, d’établir la -signifiance vraie. - -Cette très modeste clameur en trois notes, cette primitive mélodie, si -simple qu’un écolier se la serait assimilée instantanément, tomba dans -l’oreille de «Celui qui ne comprend pas», celui qui est sourd mais non -muet. Il perçut un vague son pareil aux bruissements des peupliers et, -glorieux, cria: «Je ne comprends pas!» - -Oserais-je dire que ces syllabes complaisamment et vaniteusement -répétées me semblent surérogatoires--et que l’attitude, la démarche, le -front et l’œil de «Celui qui ne comprend pas» suffisent à indiquer son -essentielle non-intelligence? Il n’a même pas besoin de sortir et de -hochéner sa queue hiéroglyphique;--d’écrire, encore moins. - -Mais il y faut mettre de l’indulgence et surtout il faut savoir que -«Celui qui ne comprend pas» a pour clients d’inepticules snobs, -incapables, tout seuls, de se hausser à un degré si éminent -d’imbécillité cérébrale; c’est pour eux qu’il écrit, et, comme je l’ai -déjà noté, son écriture est fructueuse. - -«Celui qui ne comprend pas» est-il méchant ou envieux? Comme tous les -sots, il est méchant et envieux, mais accessoirement, et d’une -méchanceté si petite, d’une envie si mesquine, que c’est piqûre de puce. -Cela ne fait pas souffrir, cela n’incite ni à la colère, ni à la -vengeance, c’est agaçant et voilà tout. Agaçant, et inévitable, -l’omnibus de la littérature étant, comme les autres, infesté de -parasites. - -«Celui qui ne comprend pas» est donc inoffensif. Même ses morsurettes -parfois sont des chatouilles; on rit, cela décongestionne le cerveau, -c’est salutaire,--et si ensuite on écrase la bestiole, avec quelle -pitié! - -«Celui qui ne comprend pas» est donc surtout passif, et négatif; il est -celui qui «ne... pas»; la borne qui ne remue pas, le pavé qui ne se -révolte pas, etc... Passive, sa faculté d’incompréhension est illimitée -et toujours égale à elle-même; négative, elle se façonne, elle se modèle -comme cire, sur le sujet qu’il faut «ne pas comprendre», et spécialement -elle excelle en les questions abstraites comme à peu près les «gardes» -de la chanson: - - Ils nous parlent de la gloire, - Nous qui n’y comprenons rien; - Mais s’ils nous parlaient de boire, - Tous les gardes, ils le savent bien. - -«Ne pas comprendre» l’idée pure, et «ne pas comprendre» l’idée -désintéressée, invendable et immonayable, c’est le triomphe de l’homme à -la queue magique. Pour lui, et pour les intellects rudimentaires, l’idée -ne se perçoit que concrète et figurée. Donnez-lui des explications; -dites-lui que la littérature est un mode d’activité; que le génie est -une réalisation; que la poésie est une floraison d’âme; que le -symbolisme est l’expression esthétique de l’idéalisme; que la musique -est la langue de l’inconscient, etc.; dites-lui tout cela et commentez -vos dires,--il répondra (n’ayant perçu que de vagues sons, pareils aux -plaintes des mélèzes) en ouvrant à vos paroles une bouche souriante et -satisfaite. - -Voilà pourquoi «celui qui ne comprend pas» engendre autour de lui--et -jusqu’aux confins du monde connu--tant de jovialité; c’est le jeu des -propos interrompus, du coq-à-l’âne,--innocentes distractions, plaisirs -quasi champêtres, plaisirs les plus délicats. - -«N’être pas compris», cela vous remet à votre place: réintégrer la Tour -et jouer du violon pour les araignées! - ---Et quant à moi, me retirer dans ma vraie vocation: le Silence. - - - - -L’IVRESSE VERBALE - - -Les mots m’ont donné peut-être de plus nombreuses joies que les idées, -et de plus décisives;--joies prosternantes parfois, comme d’un Boër qui, -paissant ses moutons, trouverait une émeraude pointant son sourire vert -dans les rocailles du sol;--joies aussi d’émotion enfantine, de fillette -qui fait joujou avec les diamants de sa mère, d’un fol qui se grise au -son des ferlins clos en son hochet:--car le mot n’est qu’un mot; je le -sais, et que l’idée n’est qu’une image. - -Ce rien, le mot, est pourtant le substratum de toute pensée; il en est -la nécessité; il en est aussi la forme, et la couleur, et l’odeur; il en -est le véhicule: et bai ou rubican, isabelle ou aubère, pie ou rouan, -ardoise ou jayet, doré ou vineux, cerise ou mille-fleurs, zèbre ou zain, -le front étoilé ou listé, peint de tigrures ou de balzanes, de marbrures -ou de neigeures,--le mot est le dada qu’enfourche la pensée. - -Mais ce n’est pas pour cela que j’aime les mots: je les aime en -eux-mêmes, pour leur esthétique personnelle, dont la rareté est un des -éléments; la sonorité en est un autre. Le mot a encore une forme -déterminée par les consonnes; un parfum, mais difficilement perçu, vu -l’infirmité de nos sens imaginatifs. - -Si complexe que soit l’impression que donne un mot, elle est subie -néanmoins en bloc, et il en est des vains vocables comme des vaines -femmes, ils plaisent ou déplaisent: le pourquoi ne se trouve qu’au -retour à l’état d’indifférence. - -Des mots exquis peuvent signifier des choses laides et sales, ce qui -prouve bien que leur charme est indépendant du sens que le hasard et -l’articulation leur ont départis. Amaurose: cela ne semble-t-il pas, -tout d’abord, un mot d’amour? Et quel poète, en même temps que les -lauroses et les lorioses, ne voudrait cueillir pour ses vers les -couperoses et les madaroses? - -Savoir la signification des mots est souvent attristant: la pompe des -sedors s’éteint sous l’eau où on les traîne, et les erminettes fraîches -comme des joues de petite fille s’ébrèchent en les entailles, et se -rouillent de la sueur du charpentier. - -Aussi les mots que j’adore et que je collectionne comme des joyaux sont -ceux dont le sens m’est fermé, ou presque, les mots imprécis, les -syllabes de rêve, les marjolaines et les milloraines, fleurs jamais -vues, fuyantes fées qui ne hantent que les chansons de nourrice. - -O princesse d’antan glorifiée de menu-vair, est-ce d’émaux ou de -fourrures, et voulut-on alléguer votre robe ou votre blason? - -Si la jaune chélidoine a fleuri, en est-elle moins la pierre des -philtres et des surprises? - -Quelles réalités me donneront les saveurs que je rêve à ce fruit de -l’Inde et des songes, le myrobolan,--ou les couleurs royales dont je -pare l’omphax, en ses lointaines gloires? - -Quelle musique est comparable à la sonorité pure des mots obscurs, ô -cyclamor? Et quelle odeur à tes émanations vierges, ô sanguisorbe? - - - - -LE PARACLET DES POÈTES - - -Il y a encore des hérésies et, sur le trouble océan des indifférences -spirituelles, quelques nacelles où des sectaires, plutôt doux, fébriles -tout au plus, se laissent bercer par le flot en rêvant de rénovations -religieuses. - -L’une de ces sectes attend le Paraclet, c’est-à-dire le Messie des -derniers jours, l’homme divin en qui s’incarnera l’Esprit Saint, comme -en Jésus de Nazareth s’incarna le Fils: ces temps advenus, une joie -s’épandra au-dessus du monde et descendra dans tous les cœurs; ce sera -le règne tant espéré de la Justice et de la Bonté, de l’Amour et de -l’Intelligence,--de l’Esprit, en un mot, lequel est tout cela et bien -plus encore puisqu’il est la Spiritualité la plus parfaite. - -Une telle hérésie n’est pas neuve: elle commença de se manifester peu de -temps après l’Ascension du Christ et fut propagée par des hommes -simples, étonnés de ce qu’après la purification du monde par le Fils le -monde, cependant, ne fût guère devenu plus habitable. - -Les siècles s’en allèrent, et il y avait toujours des Paraclétistes -occupés à regarder si un signe n’allait pas paraître au ciel, annonçant -la naissance du Roi juste; ils en virent parfois, des signes, mais faux, -ce qui ne les décourageait pas. Ils ne cessèrent de crier, ces crédules -charmants, et ils crient encore: - -«Il va venir! il vient! le règne va s’inaugurer! Les temps sont -proches!» Les événements qui n’arrivent jamais ont toujours été prédits -avec les mêmes formules. - -Les clameurs des Paraclétistes, je les ai entendues,--mais il ne -s’agissait ni de religion, ni de rénovation spirituelle: il s’agissait -de littérature. - -Il y a, parmi les écrivains, un groupe de naïfs entêtés, lesquels, -fermant obstinément leurs yeux au présent, regardent, eux aussi, dans -l’avenir, guettant la survenance du Génie. - -Le Génie, pour eux, est l’homme qui viendra sûrement, prochainement, -afin d’exprimer très haut les idées--bien que contradictoires--du -groupe, et de revêtir d’une forme imposante les imprécises imaginations -de ces orphelins. Ce Génie, en effet, sera comme leur père, leur tuteur, -leur guide, leur accoucheur, leur Socrate, et il les soutiendra de sa -force et de son amour dans les labeurs de l’enfantement, qu’ils -redoutent--mais qu’ils ne connaîtront jamais. - -Quant au Paraclet, quant au Génie, il viendra peut-être--et ceux qui -l’auront appelé le plus souvent seront les premiers à le nier et à -railler sa providentielle mission. - -Il viendra, ce Génie, car il est déjà venu, et beaucoup de ceux qui -l’attendent encore l’ont connu et l’ont méconnu; à sa mort quelques-uns -se convertirent; d’autres s’endurcirent dans leur crime d’espérer en -vain. - -O Paraclétistes, regardez donc autour de vous, parmi vous: il est -peut-être là; il est toujours là. Il y en a toujours un, il y en a -souvent plusieurs, l’Esprit est multiforme. - -Prenez garde de l’avoir laissé passer inconnu, pauvre et blessé; prenez -garde de l’avoir flagellé; prenez garde de le crucifier; prenez garde de -n’être que des Gentils et des Philistins. - - - - -_QUATRIÈME PARTIE_ - -ANALYSES ET FRAGMENTS - - - - -LE DERNIER DES SAINTS - -PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE DIEU - - - Au sor, quant il s’aloit couchier, - En sa cote, sanz despoillier, - Et sanz plus de dras, se gisoit. - Une pierre a son chief metoit - Ou .j. fut, en leu d’orelier. - Il n’avoit pas à son couchier - Iiij. serjanz qu’el dechauçassent, - Et qui son lit li atornassent - De linciaux ne de covertor. - Avec li portoit son ator. - - (_Ancienne Chronique, XIIIe siècle._) - -Quand un homme de génie se trompe, disait Barbey d’Aurevilly, il se -trompe plus complètement qu’un autre, il se trompe absolument, il va -jusqu’au bout de l’erreur, et ses absurdités sont des absurdités de -génie. Il y eut un saint qui était la symbolisation de la niaiserie, -l’idéalisation de tout ce qu’il y a d’abject dans les superstitieux -lobes des cervelles déliquescentes et dévotes. En le canonisant, -l’Église semblait avoir consacré la haine de l’Esprit et tenté, par -l’apothéose de la bassesse, de justifier sa propre humilité -intellectuelle. La glorification de ce curé paterne et bénin affirmait -un tel mépris de la grandeur, une telle tendresse pour l’infime, pour le -laid et pour le sale qu’elle en devenait, du coup, l’œuvre définitive et -suprême de la dégénérescence religieuse,--et, après cela, de tristes -fidèles s’étaient dit que la religion n’est plus qu’un souvenir -historique, qu’elle gît dans les vieux légendaires, dans les Heures à -images, dans la Patrologie, dans quelques architectures, dans quelques -pierres taillées, dans quelques têtes de jadis, peintes sur fond d’or. -Héros élu par l’Intelligence, insulte permanente à la Sagesse, il -s’appelait Lepou, et ses prénoms, Jésus-Marie-Joseph, inauguraient en sa -personne la Trinité nouvelle qui a remplacé celle du _Credo_; Papa, -Maman et le Petit,--abstraction la plus haute à laquelle puisse -désormais s’élever le matérialisme animal des catholiques. - -Il fut curé, et, dès qu’il le fut, imagina de se soumettre à des -pénitences dont la médiocrité fait pitié, lorsqu’on se remémore -l’héroïsme de la mère Passidée de Sienne, de Henri Suso ou de Dominique -l’Encuirassé. Se nourrir de lait et de pommes de terre froides, ne -jamais se laver, ne jamais changer de linge, telle fut sa règle: il -donnait des puces comme un chien. - -Cependant, la stupidité populaire se fit admirative. La plèbe, pour qui -la joie suprême est la mangeaille, s’étonna d’une abstinence volontaire -et, point répugnée par la sordidité, elle vint, regarda, flaira, fut -charmée. - -Peu à peu, sa clientèle s’élargit, accapara toute la dévotion élégante -des environs. Des gens arrivaient, incrédules, tout à coup apercevaient -autour de sa tête le halo d’une auréole. Les femmes se jetaient sur lui, -le consultant sur leurs affaires, leurs migraines, l’avenir de leur -dernier-né. Jamais à court, il répondait, prophétisait comme les -almanachs, au petit bonheur, émettant des prédictions de cette force: -«Vous réussirez, mais il y aura bien des obstacles à vaincre, bien des -tourments à subir»; ou bien: «Ne craignez rien, tout finira selon vos -désirs.» Un paysan vint de soixante lieues, à cheval, lui demander «s’il -n’y avait pas une somme d’argent de cachée dans la maison de son père, -qui venait de mourir». Une dame lui écrivait: «Mon mari est à toute -extrémité. Sauvez-le, et il y a dix mille francs pour votre église.» Il -ne décourageait personne et, faisant profession de tout savoir, -dévoilait sans hésitation la dernière pensée de gens morts qu’il n’avait -jamais connus, disait à une veuve inquiète: «Non, madame, Monsieur votre -mari n’est pas en enfer.» - -Il en arriva à ne pouvoir parler, sans pleurer, de Dieu qu’il appelait: -«Mon bon Père!» Sa niaiserie dépréciait jusqu’à l’Eucharistie: «Quand on -a communié, l’âme se roule dans le baume de l’amour comme l’abeille dans -les fleurs»; et encore: «Communier, c’est prendre un bain d’amour.» De -vieilles femmes s’extasiant sur la richesse des chapes d’or qu’on lui -avait offertes, il répondit: «Oh! c’est bien plus beau au ciel!» Il -n’eut, en toute sa vie, qu’un mot d’une noble humilité, répliquant à un -sot qui l’appelait saint: «Moi, je ne suis qu’une charogne.» - -C’était la curiosité locale, la richesse et la fierté du pays: on le -vénérait à l’égal d’une source guérisseuse, car il faisait des miracles, -épargnait aux gens des frais de médecin. Il suffisait, pour être libéré -de plusieurs maux, tels que la paralysie et l’épilepsie, de toucher sa -soutane ou son surplis. Une dame lui vola son chapeau, le remplaçant par -un neuf, mais sans se préoccuper s’il convenait au genre de cône qui -formait sa tête. Un marchand d’objets pieux déroba un de ses mouchoirs, -le débita par petits carrés, tels que des reliques, mais garda la marque -afin de pouvoir authentiquer indéfiniment d’autres mouchoirs sales, -d’autres minuscules fragments de linge puce. - -Son portrait se voyait partout, aux devantures des épiceries comme des -cabarets: sur l’un, il avait l’air d’un vieillard coléreux et -dyspepsique; sur d’autres, une bouche énorme et lippue étalait le -sourire d’une brute contente; ou bien, c’était la face inquiétante d’un -fou radieux; ou bien encore, une tête de cadavre à longs cheveux -pleureurs, avec des yeux caves orientés vers le zénith. - -On vendait à foison sa biographie: par M. X., avocat à la cour impériale -de N.; par M. Z., auteur de plusieurs ouvrages d’éducation; par M. B., -licencié ès-lettres; par M. D., membre de l’Université: et tous ces -opuscules étaient semi-anonymes, les auteurs désirant concilier les -exigences de leur foi avec la sécurité de leur position sociale. La -notice de M. D. se débita à quatre cent mille exemplaires; lorsqu’on en -acquérait dix d’un coup, on avait droit à une «prime d’honneur», une -belle image dentelée, la tête de cadavre à longs cheveux pleureurs. -L’ouvrage était précédé d’une épître dédicatoire à N.-S. Jésus-Christ, -finissant ainsi: «De votre suprême Majesté,--par l’entremise de votre si -digne mère--le dernier des serviteurs.» Mme de C***, «auteur de diverses -poésies», fit imprimer un poème où elle célébrait «son esprit dégagé des -voluptés mondaines», comparait le vieil halluciné à «un météore égaré -sur la terre,--descendu pour planter sa tente dans ces lieux». Comme -conclusion l’auteur se plaignait que la sainte poésie, cette fleur du -premier Éden, «périt sous l’étau de la faim». - -Pour que toutes les tristesses fussent accumulées en cette dégradante -histoire, le gouvernement impérial le décora «pour honorer la sainteté -de sa vie», ce qui fut l’occasion à un ecclésiastique de rédiger une -nouvelle biographie intitulée: «_Vie du curé d’Ars_, surnommé le Saint, -membre de la légion d’honneur.» Le pauvre homme, pour stupide qu’il fût, -ne méritait pas cette insulte; il la reçut avec l’étonnement un peu -chagrin de ces bonnes sœurs d’hôpitaux auxquelles les hommes d’État -modernes attribuent des âmes puériles et vénales, des âmes de -sous-officiers vaniteux. - -De vastes pèlerinages s’organisaient. L’administration fit tracer une -route nouvelle et spéciale: en une seule année les omnibus du chemin de -fer transportèrent à Ars plus de quatre-vingt mille voyageurs, sans -compter les gens du pays qui venaient à pied ou dans leur voiture. Des -familles se mettaient en marche, mues par un ressort intérieur, sans -trop savoir pourquoi, abandonnant pour des semaines leur maison, leurs -travaux, leurs cultures, retrouvant, au retour, toutes économies -mangées, la gêne et quelquefois la ruine, si vite tombée sur les -malaisés, n’ayant acquis rien qu’une absolution hâtive et presque -douteuse,--mais ils avaient vu le Saint, ils avaient baisé les marches -de l’autel où il disait la messe, les pavés où il traînait la boue de -ses souliers et c’était un grand réconfort pour ces âmes simples et -crédules. La foi de ces gens auréolait leur sottise. Ils venaient vers -la Délivrance, comme un troupeau d’esclaves, certains de trouver là la -libération de leurs chairs rongées par le mal, de leurs âmes avilies par -l’Ennemi, de leurs cœurs saignants des illusions que l’expérience en -avait arrachées. - -Les pèlerins pauvres campaient dans le cimetière, couchaient sur les -tombes; et, dans les promiscuités nocturnes, ivres d’encens, de sueur et -de bruit, ces pénitents naïfs commettaient la moitié des péchés dont ils -se confessaient le lendemain. - -Les riches s’ingéniaient à acheter leur grâce par des excès de -bassesses. On vit un officier, admis dans la chambre de l’homme de Dieu, -s’agenouiller devant lui, baiser la putréfaction de ses pieds, se -vautrer dans l’ordure amassée vers les coins, se frotter la figure avec -le drap du lit, gratter sur le pavé la sainte crasse, la respirer avec -délices, l’enfermer en un sachet. - -A l’église, la cohue était violente, on se disputait, souvent avec des -cris et des coups, les places autour du confessionnal: alors des -marchands de billets s’établirent, recrutèrent un personnel de -sans-le-sou qui se tenait là en permanence, ne cédant son tour aux robes -de soie et aux redingotes que moyennant le petit carton acheté d’avance -au cabaret. Certaines nuits, car les confessions commençaient à une -heure du matin, ces parts de joies atteignirent un louis, et les -familles opulentes, tout en criant au vol, versaient entre les mains des -camelots les sommes requises par ces gardiens des portes du Paradis. Et -rien n’était plus affligeant que le spectacle de ces lâches chrétiens -venant mendier la protection d’un pauvre volontaire, croyant expier, -tout d’un coup, au contact de ce misérable, leurs injustes jouissances, -et, incapables de travailler eux-mêmes pour le ciel, exigeant du favori -de la grâce l’immédiat partage de ses mérites et de ses bénédictions. - -Cependant, le sanctuaire d’Ars eût été d’une incomplète abjection si -l’on n’y eût vénéré non pas seulement un saint pitoyable, mais encore -d’inauthentiques reliques. - -Cette martyre qu’un faussaire inventa par esprit de lucre, afin de -vendre de quelconques ossements puisés dans ces catacombes de Rome, où, -sous la domination chrétienne, se firent à leur tour ensevelir les -derniers païens, sainte Philomène régnait, presque l’égale du curé, dans -la petite église vouée à tous les puérils sacrilèges. Elle reposait en -une châsse gothique, une petite cathédrale en cuivre: on la voyait sous -le vitrage, pareille aux poupées de cire des exhibitions physiologiques, -couchée sur un coussin de velours rouge, vêtue de l’innocence d’une robe -d’argent,--et plus d’un pèlerin s’étonnait de la bonne conservation de -ce corps, adorant le Tout-Puissant qui préserve ainsi de la corruption -la chair de ses martyrs. Des broderies symbolisaient les vertus de -Philomène et la chlamyde d’or qui vêtait ses épaules était le signe de -sa gloire éternelle; une agrafe en diamant faux maintenait la ceinture -au-dessus des reins purs, disant l’infrangible chasteté de la vierge. - -Le curé d’Ars manifestait pour Philomène une tendresse un peu gâteuse. -Il l’appelait «sa chère petite sainte», ou bien «la sainte entêtée», -celle qui, à la cour du Paradis, là-haut, dans les coulisses du concert -céleste, persécutait Dieu le Père jusqu’à l’obtention des faveurs les -plus folles et les plus imméritées. «Priez, disait-il, priez et si vous -n’êtes pas exaucés, menacez-la de dire partout que vous l’avez priée en -vain; elle est très sensible à de tels reproches, la sainte entêtée, et -elle tient à conserver sa réputation.» C’était aussi la sainte -irascible, car elle avait frappé de cécité un ecclésiastique qui la -contrariait; et aussi la sainte morte-vivante, car elle changeait de -position dans sa châsse, s’asseyait, se mettait sur le côté, souriait, -s’éventait avec ses palmes de martyre: il fut constaté que d’une année à -l’autre ses cheveux avaient poussé notablement. - -Une confrérie se forma pour exploiter le crédit de la sainte entêtée. -Pour des sommes variant de cinq cents à deux mille francs, on acquérait -les titres de fondateur, fondateur principal, fondateur insigne; en -dessous de ce tarif, on avait droit aux appellations minimes de donateur -ou de zélateur; au-dessus, le brevet de bienfaiteur était décerné; on -vous offrait par-dessus le marché l’inscription de votre nom sur une -plaque de marbre «et au Livre des Élus»; enfin le portrait «à l’huile» -de tout bienfaiteur était suspendu dans la salle de réunion du Conseil. - -Une image portait au verso cet alléchant prospectus. Paysage: à gauche, -un arbre à feuilles de marronnier; à droite, un olivier; au fond, une -colline lépreuse; sur le devant, de l’herbe où étaient semés un croc, -une araignée de fer, un fouet, un sabre japonais, un ciboire en forme de -sucrier empire. La sainte était debout, couronnée de fleurs, très -décolletée, habillée d’une chemise bleue, froncée au col et à la -ceinture, terminée par une frange d’or, bordée et galonnée de croix -pattées. D’une main, elle tenait une flèche, de l’autre une poignée de -lys; sur un manteau de cour éployé, ses cheveux tombaient dénoués,--et -elle assumait, sous ce costume de féerie, un air épanoui et naïf. - -Les deux grandes spécialités de la thaumaturge étaient: pour l’âme, la -possession démoniaque; pour le corps, les maladies secrètes. Tout -miracle lui était possible, mais dans ces deux ordres de misères, la -guérison était certaine, «à moins de mauvaises dispositions» de la part -de l’implorant. On l’invoquait encore avec une presque absolue sécurité -contre la stérilité, à condition toutefois de la promesse formelle que -le produit du coït bénit portât, mâle ou fille, le nom de Philomène. O -jeune vierge devenue un adjuvant d’alcôve! - -Philomène était la consolation du curé d’Ars et Grappin son tourment. -Délégué par l’enfer pour tenter et affliger le saint, ce démon, pendant -vingt ans, obséda ses courtes nuits. Il prenait la forme d’un coussin -très doux, tel que de ouate, et quand la tête s’y enfonçait, il en -sortait un plaintif gémissement: c’était comme un écrasement de ventre -de femme. Des souffleries se faisaient entendre pareilles aux -renâclements d’un taureau exaspéré; un galop de cheval secouait les -planchers; un troupeau de moutons piétinait dans le grenier; des voix -criaient en des langues inconnues; de petites bêtes incessamment -couraient le long de sa figure; sa discipline se tordait sur la table -comme un serpent. - -«Nourrissez-vous mieux, lui disaient des confrères, dormez cinq ou six -heures: c’est le moyen d’en finir avec toutes ces diableries.» Mais lui -répondait par la parole de Bossuet, en son sermon sur les démons: «Le -jeûne fortifie et engraisse l’âme.» - -Parfois Grappin venait en chef de bande et quinze diables se mettaient à -imiter dans sa chambre le bruit de la mailloche d’un cercleur de -tonneaux sur le fût vide et retentissant. Ensuite ils reniflaient avec -fureur, projetaient sur le lit par leurs naseaux du sable et du gravier, -sortaient en contrefaisant les grognements du porc, les hurlements du -loup, les jappements du chien. - -Ingénieux, Grappin variait son supplice des insupportables bruits: il -fendait du bois, rabotait des planches, battait du tambour, puis criait: -«Viens donc, curé, j’ai une place pour toi!» Une nuit, il y eut entre -les deux ennemis une terrible lutte, et au matin on trouva le saint -victorieux, mais évanoui, cruellement brûlé et mordu, à moitié enfoncé -sous sa paillasse retournée. - -Ces persécutions le crucifiaient et le tuaient. Le moment arriva, vers -la soixantaine, où il dut restreindre l’activité de sa vie, et enfin -tout travail lui devint impossible. Quand il garda la chambre, ce fut -bref. Il mourut sans agonie, en disant à une dame qui voulait chasser -avec un éventail les mouches qui lui couvraient la figure: «Non, -laissez-moi avec les mouches.» - -Quelques jours auparavant, il avait proféré: «Quand tout serait fini à -la mort, une vie d’amour, ce serait encore un bonheur au-dessus des -forces humaines.» - -Et ce mot ingénu suffit pour consumer, comme une flamme invincible, -toute la Niaiserie, toute la Bassesse, toute l’Abjection, toute la -Honte, toute la Turpitude, toute la bêtise;--et l’on se prend à trembler -devant ce vieux somnambule qui, au fond de sa réelle stupidité, aima -l’Infini, qui adora le Mystère, qui s’identifia avec la Cause,--et l’on -se demande avec terreur si les plus humbles intelligences ne sont pas -les privilégiées de l’Esprit,--et si le dernier des Saints n’est pas le -premier des Hommes! - -1894. - - - - -LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI - - -Παρθένος, _puella_, _virgo_, _pulcella_, pucelle, demoiselle, fille, -jeune fille, et tous les noms de cet état en toutes les langues vieilles -ou neuves: une idée commune et exclusive permet de les traduire l’un par -l’autre; mais la traduction, vraie pour le fond de l’idée, serait fausse -pour l’aspect que prend cette idée selon les civilisations et leurs -moments. Présentement, une femme de condition moyenne passe à l’état de -jeune fille le tiers de sa vie sexuelle et quelques-unes des années le -mieux faites pour l’amour, souvent presque toutes. Une fille qui se -marie à vingt-huit ans a passé quatorze ans à ne pas vivre, car, hors de -l’amour, il n’y a point de vie pour la femme. Ce délai entre la fin de -l’éducation et le mariage était fort écourté sous l’ancien régime; -parfois nul. La fillette devenait femme sans avoir été jeune fille. Une -pénible transition lui était épargnée; car, cela est certain, pour la -plupart des jeunes filles, leur état est un supplice dès qu’il se -prolonge. - -Il y eut cependant des jeunes filles jadis, et même au XVIIIe siècle. -Toutes ne se mariaient pas au lendemain de leur nubilité, arrachées du -couvent pour cette nouvelle communion où se confirme la première. On en -voit passer quelques-unes dans les comédies, les romans, les mémoires; -mais leur caractère se distingue mal de celui des jeunes femmes. Elles -n’ont jamais de pruderie, et parfois très peu de retenue. Dès qu’elles -sont admises dans le monde, elles en vivent la vie; on n’a souci de leur -cacher ni les intrigues, ni les fugues, ni les plaisirs; elles sont des -convives qui attendent qu’on les serve, sans impatience, étant sûres -d’être servies. Celles que l’on oublierait se serviraient elles-mêmes, -et presque personne n’en serait surpris. A la veille de la Révolution, -en ces années de paradis dont la douceur fit paraître plus cruels les -premiers jours sombres, la virginité n’est pas d’un grand prix; il y a -un désir universel de céder à la nature. Aujourd’hui, un Casanova ne -vaincrait que des femmes ou des filles; la jeune fille lui échapperait. -Il en mit à mal un grand nombre, et cela seul, précise coïncidence avec -les mœurs du temps, affirmerait la véracité de ses admirables et -délicieux mémoires. Un témoin de l’étage inférieur, Restif de la -Bretonne, confirme cette facilité de la jeune fille du XVIIIe siècle. -Elle se donne par sentiment et acquiert très vite le goût précieux de la -sensualité, car tout ce qui l’entoure, mœurs, art, littérature, la -pousse à une vie païenne, mais relevée d’un peu de rêverie. La jeune -fille de Laclos est d’un monde qui touche à la cour; elle diffère à -peine de celle de Casanova et de celle de Restif. - -A ce moment-là, il est bien évident que l’éducation ne dispose d’aucun -moyen sérieux pour tenir la jeune fille. De là les mariages précoces. -Les parents sont heureux d’être délivrés de leur responsabilité et les -maris, sans illusions sur l’avenir, épousent une fillette pour s’assurer -du moins un ou deux enfants légitimes. Cette pratique, en sauvegardant -la partie essentielle des droits de l’homme, respectait autant qu’il se -peut la liberté de la femme. On ne la laissait pas libre, ou bien -rarement, de choisir son mari; mais elle choisissait son amant, et à un -âge où c’est un pur plaisir d’amour bien plus encore qu’une nécessité -sexuelle. A vingt-deux ou vingt-trois ans, la femme du XVIIIe siècle -avait épuisé ses devoirs naturels. Elle avait des enfants, souvent -quatre ou cinq; que lui demander de plus? Son mari, fatigué d’elle, la -laissait, lasse de lui, avec l’espoir de quinze ou vingt ans de vie -amoureuse. A l’âge où une jeune fille d’aujourd’hui s’épuise à des -études stériles, et pires, abêtissantes, la femme de jadis était en -pleine floraison de maternité. En province et en des milieux sévères, -cette floraison se continuait fort longtemps, ne laissant place à des -plaisirs extérieurs ni pour la femme, ni peut-être pour le mari. On -obtenait ainsi ces familles patriarcales dont l’idée nous effraie, et -très justement, car l’état social n’en permet plus l’épanouissement. Des -provinces, jusqu’aux premières années de ce siècle, gardèrent la -tradition des unions précoces. J’ai connu dans mon enfance Mme de L... -mariée à quatorze ans et Mme de M... mariée à quinze. L’une avait eu -beaucoup d’enfants; l’autre deux seulement. Ni l’une ni l’autre ne se -souvenaient d’avoir été jeunes filles et elles considéraient avec une -pitié tendre leurs petites filles qui, à vingt ans passés, rougissaient -aux histoires galantes qu’elles contaient sans scrupule. Il n’y avait -pas eu pour elles d’interrègne entre la vie des saints et les romans à -la mode; elles avaient passé, d’un saut, de la poupée au mari, de la -puérilité à la maternité. Elles avaient eu la pudeur des jeunes femmes; -la pudeur des jeunes filles était pour elles tout à fait énigmatique. - -En résumé, il y eut des jeunes filles au XVIIIe siècle, et avant, et -toujours. Il n’y eut pas «la jeune fille». La jeune fille est une -création du siècle dernier. Elle est née tout naturellement des mariages -tardifs, comme les mariages tardifs sont nés de la suppression des -situations héréditaires. La naissance de cette nouvelle unité sociale se -marquerait, si on voulait bien la rechercher, à quelques années près. -Les _Lettres à Émilie sur la mythologie_, de Demoustier, sont de 1798; -les _Contes à ma fille_, de Bouilly, sont de 1809. Le premier de ces -livres est destiné aux jeunes filles, à celles du XVIIIe siècle, à -celles qui sont sensibles, qui parlent de l’amour et peut-être sans -ignorance; il ne convient pas à «la jeune fille». Demoustiers prépare à -la volupté; Bouilly prépare au devoir; il s’adresse à un être nouveau: -«la jeune fille.» Vers cette date, les livres abondent dans le goût de -ceux de Bouilly, qui est un mélange affreux de raison et de -sentimentalisme. Des femmes, dont la Genlis est le type, travaillent -pour la créature nouvelle, pour la vierge qui doit passer cinq ou six -ans dans le monde à un âge où naturellement elle ne pense qu’à l’amour. -Il faut tromper cette tendance, la dévier vers l’étude, vers la -sentimentalité pieuse, vers le rêve éthéré. Tout sera bon qui détournera -la jeune fille de l’amour, qui lui enseignera la résignation, la -modestie, l’obéissance, le sentiment du devoir et une quantité -innombrable de vertus dont la plupart ne sont que des paralogismes ou un -assemblage de syllabes sans aucun sens appréciable. - -Comment cette littérature a fructifié, on le sait. Le livre pour la -jeune fille est l’objet d’un commerce important, encouragé annuellement -par l’Académie et plusieurs autres sociétés de bienfaisance. C’est pour -la jeune fille que l’on a traduit le triste roman des Comming et des -Wood; pour elle que l’on a transformé en manuel de morale les anciennes -anthologies; pour elle que les journaux et les revues qui veulent être -«oubliés sur la table du salon» travestissent la vie en une répugnante -berquinade; pour elle que l’on a poursuivi _Madame Bovary_, et pour elle -que l’on fait le silence sur des écrivains français qui n’ont pas montré -une convenable réserve sur l’article des mœurs; pour elle que l’on a ôté -leurs poches aux robes des femmes (ceci est regardé comme une grande -conquête par les dames pieuses qui ont lu en cachette les «Mémoires du -comte Grammont»); pour elles que les théâtres subventionnés châtrent -Shakespeare; pour elle que l’on a fait du siècle de Louis XIV une époque -de vertu et de dignité morale; pour elle que se sont affadis l’art et la -littérature et que l’homme a été blessé dans la première des libertés, -la liberté des mœurs. - -Si la jeune fille ne nous a pas fait plus de mal, tout le mal qu’elle a -fait dans les pays protestants, c’est que la France comme l’Italie, -étant de tradition païenne, une scission s’est produite dans notre -littérature. Avec Gautier, Flaubert, dans le roman, avec Baudelaire dans -la poésie, une littérature nouvelle s’est créée--qui ne tient plus -compte de la jeune fille, ni de la famille dont elle est devenue l’âme -et le centre. La littérature pouvait évoluer avec une aise suffisante si -on ne lui avait demandé que de ménager les pudeurs de la femme; mais on -la pria de respecter la pudeur des vierges. Voilà l’origine de la -révolte, et le prétexte de la préface de _Mademoiselle de Maupin_, qui -est un des plus beaux morceaux de la libre littérature française. -Parfois, depuis trente ans, la littérature «littéraire» a côtoyé la -littérature licencieuse. C’est que l’écrivain se croit le droit de tout -dire qui n’a plus qu’un public d’hommes. Ceux que la jeune fille a -exclus de la «table du salon» (où je ne vis jamais, moi, que des fleurs, -des cartes ou des bibelots) n’ont plus songé aux mains des jeunes -femmes. D’aucunes se brûlèrent à cet enfer; d’autres y trouvèrent un -rafraîchissement. Il y a des jeunes femmes fort honnêtes dans le public -de la littérature sensuelle; il y a même des jeunes filles. Les unes et -les autres ont préféré de la bonne littérature qui choque un peu leur -cœur à de la mauvaise qui, satisfaisant leur sensibilité, souillerait -leur intelligence. L’esprit aussi a sa pudeur. - -Ces femmes courageuses sont rares. La plupart, engagées à choisir entre -une œuvre moralisante, donc médiocre, et une œuvre belle, mais trop -libre, n’ont pas voulu choisir. Le séjour de la jeune fille dans la -famille en a chassé tous les livres. On ne lit plus en France. Non qu’il -se publie moins de livres ou qu’il y ait un public moins disposé à lire; -mais il y a un désaccord profond entre les livres et ceux qui pourraient -se plaire aux longues lectures. On s’est accoutumé, assez facilement, à -d’autres activités, et même à l’ennui. La province s’ennuie, parce que -M. Ohnet est stupide et M. Paul Adam immoral. La province voudrait un -genre moyen et honorable où le génie de Balzac s’allierait à la candeur -de Fénelon. Nourries de cette idée que le talent est une faveur de la -divine providence, les familles chrétiennes attendent la venue de -l’homme qui n’abusera pas, pour de vaines prouesses littéraires, des -dons que Dieu lui aura départis, dans sa bonté. - -Toutes les familles sont chrétiennes, même celles qui le nient à haute -voix. Voyez M. Jaurès, dont on ne peut arriver à savoir si la fille est -élevée au Sacré-Cœur ou au lycée Molière. Que de prudence en ces asiles -de la Virginité! Ni l’un n’a osé dire: je l’ai! Ni l’autre: je ne l’ai -pas. Les asiles attendent leur proie et la pension, qui se paie par -trimestre, et d’avance. Mais qu’importe! Pour une forte éducation -chrétienne, pascalienne, évangélique, j’aurais plus de confiance -peut-être au lycée Molière qu’au Sacré-Cœur. Il y a bien du paganisme et -de la volupté mystique chez les religieuses vouées à l’amour de Jésus. -Ce sont leurs mains pieuses et pures qui ont pétri le cœur des grandes -amoureuses. La première communion est un mariage blanc, une préparation -lointaine au sacrifice nuptial. Dans toutes les familles, quel que soit -le degré de la foi, la morale est la même, parce que la jeune fille est -là, toujours la même, morale vivante et gardienne aux grands yeux -clairs. Dès qu’elle entre, un pacte muet s’établit entre la vierge et le -milieu où elle respire. A défaut d’air pur, on lui fait respirer une -douce atmosphère d’hypocrisie. Il est convenu qu’elle ne sait rien. Ce -qu’on appelait le plaisir, quand elle n’était pas là, devient le mal. La -jeune fille ignore le mal. Elle est un ange. Mais un ange terrestre et -fragile qui peut se casser les ailes. On en a vu des exemples. A cette -idée, il y a des frissons, et les voiles s’épaississent, car un ange qui -s’est cassé les ailes n’a plus aucune valeur. - -Tout ce que l’on dénomme chez la jeune fille: vertu, candeur, innocence, -ignorance, modestie, pudeur, obéissance, timidité, piété, tous ces mots, -dont presque aucun ne conviendrait à une jeune femme, ne sont que des -euphémismes. Ils permettent de ne pas prononcer celui qui affirme trop -brutalement l’idée nette d’intégrité corporelle. La jeune fille, qui -crée la famille, est une création de l’homme, du mâle. Tant que les -hommes désireront être les pères de leurs enfants, ils approuveront tous -les moyens que l’expérience a suggérés pour préserver la virginité des -filles. C’est pourquoi le politicien anti-clérical fait élever son -Élodie chez les bonnes sœurs. Ainsi il donne à son produit une marque -supérieure et qui en augmente le prix. Le lycée que patronne Sganarelle -ou le Cocu imaginaire n’a pas encore fait ses preuves; sa marque est -inconnue ou suspecte. Les hommes demeurent fidèles aux conséquences -d’une croyance atavique, longtemps après qu’ils ont brisé le principe -même de la vieille croyance. Il est vrai que le procédé de culture, -comme le sol, influe sur la qualité du produit. Le jus de la vigne est -du vin, d’où qu’il vienne; mais que de nuances! En France nous sommes -habitués à un type de jeune fille qui sera longtemps encore le type -dominant. Ses caractéristiques, un livre récent nous les donne, -formulées par la jeune fille elle-même[58]. - - [58] Olivier de Tréville, _les Jeunes filles peintes par elles-mêmes_, - 1901. - -Curieux d’apprendre de leur bouche si les jeunes filles d’aujourd’hui -étaient devenues très différentes de celles d’hier, M. de Tréville (que -ses occupations disposaient bien à cette tâche) en a interrogé, dit-il, -«plusieurs milliers». Ses questions, au nombre de soixante, portent sur -des sujet fort variés, les parfums aussi bien que la religion, le bal -aussi bien que la littérature. Les réponses, au nombre de deux mille, -peut-être, ont un air parfait d’authenticité. Aucun génie n’aurait pu -imiter avec cette perfection la délicieuse et fraîche sottise de ces -charmantes petites âmes. C’est la candeur dans toute sa rouerie, le -mensonge dans toute son innocence, l’ignorance dans tout son orgueil, le -psittacisme avec tout son gonflement de plumes. Aucun livre documentaire -ne m’avait tant réjoui depuis bien des années. Et quelle mine pour la -psychologie des femmes! C’est là-dessus qu’il faudra s’appuyer désormais -pour établir la distinction entre la personnalité et le caractère. Il y -a des mots pour nommer les différents caractères; il n’y en a pas pour -distinguer entre elles les personnalités. Cela serait inutile, -puisqu’une personnalité ne ressemble à aucune autre, est unique. Le nom -d’une personnalité, c’est le nom même de la personne. - -Rare chez les hommes, la personnalité n’existe presque pas chez les -femmes, et jamais chez la jeune fille. On distingue des caractères, des -tempéraments: voici des genres, des espèces et des variétés: -d’individus, point. C’est très curieux. Non, comme le dit l’enquêteur, -elles n’ont point d’idées subversives. Ah! qu’elles sont sages, qu’elles -sont obéissantes, qu’elles sont jeunes filles! Je les aime ainsi, je -l’avoue, n’ayant jamais demandé aux femmes que d’être de belles fleurs. -Il y a des fleurs qui ont des yeux si doux! La personnalité n’est -aucunement nécessaire à la perfection de la vie sociale; au contraire, -elle serait plutôt anti-sociale, car deux personnalités ne peuvent vivre -en contact permanent sans se déclarer la guerre. La personnalité qui -n’implique pas l’égoïsme le crée très souvent. Il est donc tout naturel -que la femme, l’être social par excellence, soit, et très peu égoïste et -très mal douée de personnalité. Mais le caractère s’affirme en elle avec -d’autant plus de force, comme à l’état d’exemple, de synthèse. L’homme à -demi chaste est commun. La femme va vite à l’extrême. Les demi-vertus -féminines ne sont peut-être que des hypocrisies audacieuses. - -La première question posée a précisément permis à plusieurs jeunes -filles d’affirmer leur caractère. Elles l’ont fait avec une simplicité -passionnée. C’est que la question était bien ingénieuse: «Type idéal de -la jeune fille. Comment la voudriez-vous, la jeune fille moderne?» -Chacune a fait son propre portrait. Nous avons là une trentaine d’images -de miroirs des plus amusantes,--parce qu’elles sont presque toutes -semblables. Ou bien si on voulait les classer, il faudrait le faire -selon des types; on aurait: la jeune fille douce et affectueuse; la -jeune fille énergique; la sérieuse et la rieuse; la ménagère et la -coquette; celle qui met avant tout la piété ou l’instruction, etc. Il -vaut mieux essayer d’une autre méthode. Par exemple, quelles sont les -qualités les plus estimées des jeunes filles et dans quel ordre? La -statistique des mots sera ici conforme avec les plus vieilles -associations d’idées. La classe des mots les plus fréquents (31) sont: -bonté, dévouement, charité, affection, sensibilité. Voilà pour le -sentiment. La jeune fille se reconnaît donc ou se souhaite un cœur tel -que tout homme le voudrait rencontrer en elle. Vient ensuite (30), et -c’est logique, la classe: bien élevée, respectueuse, modeste, douce, -simple. L’accord continue avec la troisième classe (19): aimable, -gracieuse, un peu coquette. Ici, il faudrait peut-être décomposer: -aimable (8), gracieuse (7), un peu coquette (4). La religion n’est pas -oubliée. Aucune n’y est hostile, mais ce qu’il leur faut maintenant -c’est «une religion éclairée», «une piété solide». Si l’on avait donné -un chiffre particulier à chacun des mots, au lieu de les grouper par -classes, la religion l’emporterait sur tous les autres (14). -L’instruction a presque autant de partisans (13); mais sept d’entre -elles ajoutent: sans pédantisme (7). Voilà une crainte salutaire. Le -clan des femmes fortes est important (13): énergie, volonté, courage, -force, dignité, fierté, tel est son langage. Sérieuse, aspirations -élevées (13); franchise et gaieté (11); femme d’intérieur, bonne -ménagère (8); intelligence, jugement, curiosité d’esprit (7). On voit -qu’elles ont plus de souci de leur cœur que de leur cerveau et aussi que -la charité les exalte davantage que la cuisine. Elles sont tout en -amour, ces jeunes créatures; elles sont comme on voudrait qu’elles -fussent, décidément. La musique a beaucoup baissé dans l’estime de la -jeune fille (2); quelques-unes préfèrent la peinture (4) ou même la -poésie (6). Deux d’entre elles disent: un peu de sport; et deux autres: -pas de sport. Et tout cela est si peu révolutionnaire que cela pourrait -se passer sous la reine Amélie ou du temps que la reine Berthe filait. - -Il resterait à savoir de quel milieu viennent ces réponses. Elles sont -si ternes, si convenables, si «jeune fille» que je n’ai pu m’en faire -une idée précise. Il est français, traditionnel et provincial. Il est -celui, très probablement, que l’on atteindrait avec les adresses d’un -bon journal de modes répandu en province. Les deux mille et six jeunes -filles de M. de Tréville, ce don Juan de l’Enquête, ont toutes reçu une -excellente éducation et une instruction sérieuse. Elles sont lettrées, -hélas! Elles l’ont prouvé en répondant avec abondance à plusieurs -questions touchant le style, la poésie nouvelle, les littératures du -nord. Je ne voudrais avoir l’air de m’égayer de l’innocence littéraire -de tant d’êtres charmants, et dont la destinée heureuse est de vivre -loin de toute littérature. Mais elles affectent sur ces sujets un -pédantisme vraiment bien ridicule. Qu’on enseigne donc de singulières -choses à la jeunesse! Sans doute, cela est sans importance, puisqu’il -s’agit seulement de passer le temps, d’occuper l’activité bizarre de -l’âge ingrat. - -Puisque cela est sans importance, ne pourrait-on varier un peu cet -enseignement suranné? Est-il nécessaire de cultiver avec tant de soin -dans les jeunes esprits la haine du nouveau? - -Cette haine du professeur contre ce qui est venu au monde depuis qu’il a -conquis ses diplômes est très naturelle. Peu d’hommes maintiennent leur -instruction au courant de la science. Un professeur âgé de cinquante ans -enseigne ce qu’on lui enseigna il y a trente ans; mais cette science, -qui lui fut donnée par un vieillard, était déjà ancienne quand il la -reçut. L’orientation des esprits change à peine deux fois par siècle. La -philosophie universitaire, par exemple, ayant secoué la tradition de -l’éclectisme, explique depuis cela le catéchisme de Kœnigsberg et récuse -toute idée nouvelle. On n’apprend un peu de science fraîche que dans les -livres, dans les revues, dans les laboratoires. Il y a aussi des -laboratoires de littérature et de philosophie. Les jeunes gens dans les -collèges ne reçoivent que de vieilles notions, que les leçons des -littératures mortes; quant aux jeunes filles, on ne leur fait pas même -voir les momies sous leurs bandelettes; il ne leur est permis que d’en -contempler l’image ou d’en apprendre par cœur la description. Leurs -idées littéraires ne sont pas nulles, elles sont vagues; ce sont des -reflets. Et ces reflets, avec quel soin elles en ont fait un calque, un -décalque et une mise au net! On devine des cahiers de littérature -propres et sages avec un titre en gothique mouchetée. Il y a là dedans -tout ce qu’il faut pour n’avoir pas l’air effaré quand le receveur de -l’enregistrement raconte qu’il a vu Mounet-Sully dans le _Cid_, à sa -dernière fugue à Paris. Cet homme grave, qui est un lettré, s’il se tait -au whist, dit volontiers, à l’écarté: Rodrigue, as-tu du cœur? C’est -tout ce qu’il resterait de Corneille, avec deux ou trois autres centons, -s’il n’y avait pas le «cahier de littérature» de la jeune fille. Ayant -entendu cela, elle repasse l’analyse du _Cid_, dictée par son professeur -pour le brevet, et elle fait une réponse qui attire l’attention et -peut-être décide de son mariage. La vie de province est assez unie pour -que de telles futilités fassent anecdote. - -Elle est donc lettrée, elle aussi, la jeune fille de M. de Tréville, et -elle déteste ce que l’enquêteur appelle, d’un mot bien vieilli, -«l’écriture artiste». Il y a là une suite de réponses dont il faut tirer -quelques phrases. Cela servira moins pour la psychologie de la jeune -fille que pour celle du professeur de la jeune fille. La question est -celle-ci: «L’Écriture artiste.--Sous prétexte de rajeunir les vieux -moules de notre musicale langue, certains écrivains, rompant avec le -passé et pensant sans doute qu’il en est du style comme de la mode -capricieuse, se sont mis à bouleverser la syntaxe et à tourmenter à un -tel point la période qu’en les lisant on marche le plus souvent dans -l’obscur, l’incompréhensible. On appelle cela «l’écriture artiste». -«Votre avis, s’il vous plaît?» Cette question est déjà une réponse et, -adressée à des écolières à peine libérées, une réponse comminatoire. -Cependant la femme, c’est la forme de sa liberté intellectuelle, a -l’esprit de contradiction. Voici les gazouillements: - -«--Laissons au style son gracieux naturel. - ---Si les auteurs modernes veulent rajeunir les vieux moules, c’est que -tout tend vers le progrès... à reculons. - ---N’imitons pas ces soi-disant écrivains, phraseurs éloquents, -griffonneurs de papier, qui se croient autorisés à bouleverser, à -corrompre notre belle langue française. - ---Je n’admets pas ce renouveau dans l’art littéraire; les écrivains qui -marchent sur les traces de leurs ancêtres et puisent dans notre -dictionnaire seront encore les plus sentis et les mieux goûtés. - ---Hélas! qu’est devenu le style des grands maîtres? - ---Aristote, Quintilien, Cicéron ne sont rien pour ces libres génies; les -vieilles règles tant préconisées sont des hochets passés de mode: en un -mot, tout est sacrifié à l’effet. - ---Que vois-je dans les œuvres de la nouvelle école? De menues fantaisies -qui s’égrènent ou s’effeuillent suivant le caprice de l’imagination et -des sens. - ---A la porte! à la porte! Gâter ainsi notre belle langue française, amie -jurée du naturel! - ---Oh! ces pauvres auteurs modernes, qui vous font parcourir le -labyrinthe inextricable de leurs nouvelles locutions! - ---Le style de nos écrivains modernes est un cliquetis brillant. - ---Clarté et simplicité, telles sont les qualités qui constituent le -génie de notre belle langue. - ---Il me semble que le style simple, facile, naturel... - ---Le naturel et la simplicité... - ---En souvenir des heures ou plutôt des minutes de franche gaieté que -m’ont fait passer ce pauvre Stéphane Mallarmé et ses disciples... - ---Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir? - ---Et du style!... je pense qu’il est frère de celui des Vadius, -Trissotin, and Co. - ---Ce que je pense de l’écriture artiste? que le mot est aussi horrible -que la chose. - ---Ce que je pense de la langue moderne? Oh! pas beaucoup de bien. - ---Le naturel, la simplicité... - ---Sarcey avait raison d’être l’ennemi... - ---... Marchandise bonne tout au plus pour l’exportation. - ---Puisse donc cette période de décadence... - ---Le style grand et simple... - ---Un jargon de convention. - ---Si Corneille et Racine n’avaient jamais existé... - ---Que nous sommes loin de Corneille! - ---Vous voulez rectifier nos vieux moules? Inutile! - ---La précision, le naturel et la clarté. - ---Le plus grand mérite d’un écrivain est de pouvoir être compris de tout -le monde. - ---La simplicité... Voyez Bossuet et Chateaubriand. - ---Ce style bizarre, aujourd’hui en vogue... - ---Il n’y a pas à dire, notre belle langue s’en va. - ---Rien de plus agréable qu’une lecture facile et intéressante. - ---Ce charme discret de simplicité et de naïveté... - ---Siffler la nouvelle école des poètes ratés.» - -J’ai résumé vingt pages extrêmement compactes. - -La haine du nouveau y chante sans répit et sans esprit. Un seul joli -mot: «Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir?» -Seulement, cela conduit au nirvâna,--et au surmoulage. Une de ces jeunes -filles a échappé au fléau. Sa réponse est d’une ingénuité presque -divine: «J’ai voulu analyser ce qu’on nomme l’écriture artiste. J’ai lu -plusieurs pages des Goncourt, qui sont, m’a-t-on dit, les maîtres de -cette école. Je ne vois ni période tourmentée, ni phrase travaillée, ni -absence de naturel, le style est joli, fin, brillant, nouveau sans -doute; les termes sont clairs, la phrase nette. On me l’avait dépeint -obscur, je l’ai trouvé lumineux. Aucun mot n’est resté dans l’ombre: -tous parlent.» Voilà peut-être ce qu’on a dit de mieux sur le style des -auteurs de _Renée Mauperin_. Il est d’une jeune fille inconnue qui -pourrait ouvrir pour ses maîtres d’hier une classe de jugement et de -bonne foi. - -Mais si elles détestent la littérature nouvelle, quelles sont leurs -amours? Les jeunes filles d’aujourd’hui aiment en littérature ce qu’on -leur a dit d’aimer; et, obéissantes, elles adorent, comme elles -détestent, de confiance et les yeux clos. J’ai recueilli et classé leurs -aveux. Ce catalogue de noms, suivi du nombre exact des adoratrices, -n’est pas sans intérêt. - - Racine 19 - Corneille 17 - Bossuet 11 - Sévigné 10 - Molière 9 - Lamartine 8 - Chateaubriand 7 - Boileau 6 - La Fontaine 5 - Hugo 4 - Fénelon 3 - Maintenon 3 - Malherbe 3 - Ronsard 2 - Staël 2 - Jules Verne 2 - Musset 2 - Rostand 2 - -Nommés une fois seulement: Walter Scott, Eugénie de Guérin, Madame de -Ségur, Perrault, Andersen, Michelet, Montaigne, Zénaïde Fleuriot, -Tolstoï, Buffon, Daudet, Sarcey, B. de Saint-Pierre, les Goncourt, -Joinville, Coppée, Pascal, Charles d’Orléans,--et un poète nouveau «mort -récemment». - -Ce tableau nous renseigne sur les limites de l’instruction donnée aux -jeunes filles. Elle porte uniquement sur le XVIIe siècle français. -Quelques professeurs doivent y joindre deux ou trois noms romantiques. -Sur le reste, le silence semble complet. L’ignorance, du moins, est -totale, ou à peu près: sur l’antiquité (quoique une espiègle ait cité -d’affilée cinq ou six poètes et orateurs grecs); sur la littérature du -Moyen Age et du XVIe siècle; sur celle du XVIIIe siècle; sur celle du -XIXe, principalement à partir de 1850. Du grand siècle lui-même, la -plupart de ces jeunes cœurs n’ont gardé le souvenir que des poètes qui -parlent de l’amour. Corneille, pour elles, c’est Chimène; et Racine, -c’est Iphigénie et Bérénice. Celle qui a eu le courage d’entr’ouvrir -Goncourt n’en a lu que des pages. Celle qui a découvert «un poète mort -récemment» n’en a lu que «cinq ou six poésies». La mieux partagée n’a -donc pas reçu une véritable culture littéraire, ni même une méthode de -culture littéraire. Il semble que tous les efforts de leurs maîtres -aient tendu à leur imposer une rigoureuse discipline de préservation. On -les a imperméabilisées avant de les lancer sur les flots du siècle. Ni -la pluie du ciel, ni l’écume des vagues ne toucheront leur peau. Elles -s’en iront vers la mort, douces, souriantes ou en larmes, sans avoir -éprouvé, de l’école à la tombe, une seule impression esthétique. Il n’y -a de vraie beauté que la beauté nouvelle; c’est dans l’œuvre -d’aujourd’hui et dans celle de la veille qu’il faut chercher l’émotion -pure, celle qui n’est déterminée par aucun préjugé d’éducation. Qui -oserait s’avouer à soi-même, sans précautions, qu’il s’est ennuyé à -Shakespeare, à Racine, à Chateaubriand? N’est-ce point un signe -d’intelligence et de haute spiritualité que de se plaire en ces œuvres -où n’ose entrer la multitude? La péronnelle qui veut me faire accroire -qu’elle prend plus de plaisir à Corneille qu’à Verlaine ne fait que -m’avouer son ignorance ou son obéissance excessive. Elle ne sait pas, ou -bien elle répète pieusement une leçon trop bien comprise. Quand -aurons-nous des maîtres qui, ayant enseigné une méthode et des -principes, ajouteraient: «Lisez vous-même et jugez. L’art n’a de valeur -que comme source d’émotions intellectuelles. Ne confondez pas cela avec -l’émotion sentimentale. Ce qui touche d’abord la sensibilité n’est pas -toujours de l’art; ce qui ne touche que la sensibilité n’est jamais de -l’art. Ce qui ne touche que l’intelligence n’est pas de l’art non plus. -Tenez-vous-en à l’expression d’émotion intellectuelle. Ce qu’elle a -d’incorrect vous aidera à la retenir et ainsi vous pourrez mesurer la -qualité de vos tressaillements.» - -La jeune fille d’aujourd’hui, jugée d’après l’enquête de M. de Tréville, -n’a aucune culture littéraire, ni aucune curiosité d’esprit; elle ne -souffre donc pas de l’infériorité où la laissent ses années de pension. - -Persuadée d’avoir atteint le plus haut degré d’instruction qui soit -permis aux femmes, elle n’est pas sans vanité intellectuelle. La femme -aime à juger; son esprit est vif; elle est prompte aux décisions. Des -études incomplètes, mais prolongées, très appuyées en de certaines -directions, ne peuvent avoir qu’une influence très mauvaise sur les -jeunes filles elles-mêmes et sur leur entourage. - -Sans doute il faut que la femme soit conservatrice, mais non rétrograde. -La jeune fille, c’est la maison; or, le moyen de faire entrer une idée -nouvelle dans une maison où l’on croit que toute pensée française depuis -un demi-siècle n’a été que démence ou acrobatie? Au moindre contact, la -sensitive va se replier; la lumière même, si elle est trop vive, -resserre ses fibres. La jeune fille pourvue d’une bonne et solide -éducation est aussi peureuse et aussi prompte à rentrer ses antennes. On -n’a obtenu la sécurité matérielle qu’en dressant les organes du contact -à se dérober à la moindre alerte. De tous les contacts superficiels, de -tous les frôlements, le plus difficile à obtenir d’une jeune fille, -c’est le contact intellectuel. Elle donne beaucoup au bal et rien à la -causerie. La main, les cheveux, ceci ou cela, il y a toute une -hiérarchie de jeux sans perversité; mais le jeu intellectuel est -impossible. Il semble bien que cela soit par l’intelligence qu’on les -dompte bien plus que par le sentiment. La religion amollit les jeunes -filles, tout en leur fournissant certaines armes délicates et assez -solides; le cœur a trop de part en des croyances qui font appel à -l’amour. Longtemps, on s’était contenté de cette prison douce; elle -n’est tout à fait bonne qu’entourée d’un fossé profond. La culture de -l’intelligence consiste à faire creuser ce fossé par l’intelligence -elle-même. Ce sera un fossé ou ce sera une muraille; ce qui importe -c’est le travail bien plus encore que la forme de la défense. On remuera -de la terre ou des pierres; on bourdonnera autour d’une littérature ou -d’une histoire. Le chantier se croit occupé d’un travail utile. Telles, -les abeilles qui, depuis des milliers d’années, ne savent pas encore -qu’on leur vole leur miel,--et qui ne le sauront jamais. Il s’agit de -creuser une douve ou d’élever un mur qui ait exigé des ouvrières un tel -labeur qu’elles ne puissent douter de l’importance de leur œuvre. Ce -sera l’œuvre, celle qui seule existe, celle qui annihile toutes les -autres, celle qui s’étend comme une conquête sur la nature. Ainsi l’on -creuse dans les pensionnats la littérature du XVIIe siècle français. - -Le choix est bon. A cette période, la langue est assez obscure pour que -l’on puisse donner, sans être suspect, le sens le plus convenable à -toute expression équivoque; elle est assez claire pour n’être pas -rebutante; et la pensée est assez morale et assez religieuse pour que -l’on puisse soutenir sans démence que son seul but est d’exalter la -religion et la morale. Ainsi on incorpore à l’intelligence les notions -qui lui sont le plus étrangères. La morale devient la floraison -naturelle d’un grand esprit et la religion la forme supérieure de la -raison. Cinq ou six ans de ces inhalations méthodiques suffisent à -dompter les natures les plus sauvages. Elles se plient au joug de -l’uniformité parce qu’il leur est offert comme le signe de l’élection et -de la noblesse. De jeunes âmes, qui consentiraient à n’être pas tout à -fait semblables à des âmes voisines dont elles connaissent les -faiblesses, rougissent qu’on les suppose incapables d’égaler, au moins -d’intention, les belles âmes de jadis. La vie des saints leur a donné -des modèles d’amour; la vie des poètes leur donnera des modèles -d’intelligence. Corneille n’enseigne-t-il pas le sacrifice? Ne voit-on -pas en Bossuet unies la raison à la piété? C’est ainsi que la -littérature devient un mur ou une cave. La tour d’où sœur Anne regarde -au loin les actions des hommes est rentrée sous terre et devant les -fenêtres ouvertes à notre prison une prodigieuse muraille s’est -épaissie, qui nous cache le ciel et la vie. - -Ces réflexions ne veulent pas dire que l’on ait tort d’utiliser comme un -caveçon la littérature dans l’éducation des jeunes filles. On ne blâme -pas la méthode, mais son hypocrisie; et encore tout bas, car il est -clair qu’elle n’est efficace qu’en demeurant secrète. La vérité est -qu’il est impossible d’instruire une jeune fille sans la déflorer. Ce -mot est mis à dessein. Les natures délicates se corrompent par la tête, -comme les roses qui commencent à se faner par la pointe des feuilles. -Une intelligence cuirassée assure la défense de l’organisme tout entier. -Ouverte et libre, elle semble inviter l’ennemi. La curiosité sensuelle -est très rare chez les vierges, et les émois de leurs cœurs superficiels -et fugitifs. Quand elles succombent, c’est par ignorance ou par sottise. -C’est pourquoi on leur donne des principes. Ils ne seront jamais trop -sévères et, en vérité, tous les moyens sont bons qui cultivent leur -défiance et fortifient leur esprit. - -Tant que la civilisation européenne n’aura pas été profondément -modifiée, la jeune fille devra rester ce qu’elle est et maintenir son -état dans un rapport sans équivoque avec l’idée qu’éveille le nom même -qu’elle porte. C’est là l’obstacle aux progrès du féminisme. Même sur -les bancs de la Sorbonne, et mêlée à six mille jeunes gens sans mœurs, -il faut que l’étudiante ait des mœurs. Il faut qu’elle reste une jeune -fille. Elle doit craindre un contact, un regard trop prolongé, une -parole douteuse. Elle est libre, comme une perdrix dans le chaume; elle -est une proie. L’homme aussi est une proie; mais sa capture ne lui -enlève qu’un peu de force absolue. Sa force relative n’est pas atteinte, -puisque tous ses frères tombent aux mêmes rets. Mais la jeune fille, si -elle est prise, se perd toute. Elle n’a plus de valeur; ou sa valeur, de -sociale, devient anti-sociale. Ce jeune homme, même le plus sérieux et -le moins sensuel, n’aura-t-il pas eu quelque liaison, n’aura-t-il pas -fait quelques visites aux amours faciles? Mais le contraire même lui -serait une tare et le rendrait ridicule, ce qui, en France, est pire que -d’être odieux. Cette jeune fille, son camarade d’études: oh! la sagesse -même! En quatre ans, elle n’a eu qu’un amant et cinq ou six passades. -Voilà la limite du féminisme, et posée par la société elle-même. Bref -une jeune fille est une jeune fille--ou une fille. - -Si la civilisation pourrait s’arranger d’un dilemme moins strict, il est -tout à fait inutile de le rechercher. Sans doute, une classe de -courtisanes instruites, savantes même, et habiles en tous les arts et -dans la poésie, on peut rêver cela. Une civilisation dégagée du -christianisme verrait sans peur l’amour élégant devenir pour quelques -jeunes filles une profession charmante. Le spectacle d’ailleurs ne -serait pas nouveau; des sociétés qui valaient bien les nôtres ne -méprisèrent pas plus les courtisanes que nous ne méprisons aujourd’hui -les actrices et les danseuses. Mais ceci même ne supprimerait pas la -jeune fille. Au contraire, la distinction n’en serait que plus marquée -entre la fille vivant à sa guise dans le monde et la fille confinée dans -sa famille. Bien entendu que je ne fais aucune allusion à ce libertinage -universel que des sociologues déments appellent «l’amour libre». - -Tout en restant très fidèle aux vieux principes qui caractérisent et -garantissent son état, la jeune fille d’aujourd’hui se réjouit qu’on lui -ait enfin accordé une plus grande liberté d’allures. Elle ne rêve ni de -féminisme ni d’émancipation totale. La femme n’a aucun goût pour -l’émancipation. Elle se veut esclave, au contraire, esclave nominale, -pour acquérir ainsi le droit de tyranniser l’homme qui lui est échu par -le sort. Il ne semble pas que l’on ait bien compris ce dessous du -caractère féminin. La jeune fille rêve ce qui sera le bonheur de la -femme. Elle veut être la maîtresse d’une maison. Prête à subir les -charges du commandement, elle en exige les charmes; il faut qu’on lui -obéisse. La femme française mènerait la politique même, si la politique -ne se faisait en dehors de la maison. Elle n’y a la main qu’à demi. -Toute décision prise à la maison est l’œuvre de la femme: c’est pourquoi -les lycées de garçons se dépeuplent; les lycées de filles seraient vides -s’ils n’étaient des externats. Les jeunes filles ne demandent donc pas à -être libres; «Une liberté relative», dit l’une; «la fenêtre -entr’ouverte», dit l’autre. Aucune n’est féministe. Comme tout le monde -en France, elles croient que les jeunes Anglaises et surtout les -Américaines sont élevées dans une liberté extrême; elles ignorent que, -dans les pays anglo-saxons, il y a un tyran plus dur que toutes les -lois, tous les règlements, un tyran de toutes les minutes, l’opinion. Et -ce tyran, qui prend plus de formes que n’en connaissait Protée, fait de -la liberté anglo-saxonne une chose mystérieuse et fugitive qu’aucun -homme de civilisation latine n’a jamais pu ni voir ni comprendre. En -réalité, les jeunes filles sont élevées en France d’une façon fort -libérale, la confiance que l’on a dans les principes de plus en plus -solides, dont elles sont pourvues, a remplacé partout les barrières -matérielles. Les seules libertés qu’elles n’aient pas sont celles-là -mêmes que leurs principes leur défendent de prendre. Quelques-unes -semblent regretter qu’on surveille leurs lectures. Mais cela, c’est le -caveçon; c’est la clef du système. - -On pourrait, en suivant l’énorme tome de M. de Tréville, faire encore -bien des remarques curieuses sur la psychologie de la jeune fille -moderne. Mais ce qu’on en a dit doit suffire à donner une impression -générale et exacte de ses «aspirations». Elle aspire à l’amour, tout -simplement. On lui demande: «La fortune fait-elle le bonheur?» Et c’est -comme un jaillissement: Non! non! non! Elles ont eu peur, tout d’un -coup, qu’on ne leur arrache les ailes. Le chapitre est bien intéressant. -Il suffirait seul à montrer combien la jeune fille de France est restée -naïve et saine. A lire leur littérature et surtout leurs opinions -littéraires, on éprouve un véritable agacement. Ce sont des cruches,--de -délicieuses cruches, des amphores! Mais dès qu’il est question de tout -ce qui est l’essence de la féminité, l’amphore redevient une belle jeune -fille à la gorge émue et aux yeux inquiets. On dirait que l’intelligence -n’a été donnée à la femme que comme le don du miel a été donné à -l’abeille: don funeste à leur liberté. Mais l’amour leur appartient, et -rien ne peut l’arracher de leur cœur,--de ce cœur qui a tant aimé les -hommes. - -1901. - - - - -FRAGMENTS - - -I - -SUR LA HIÉRARCHIE INTELLECTUELLE - -Il ne s’agit pas d’affirmer une série de grades ou de fonctions -caractérisés par des différences sensibles. Dans le monde de -l’intelligence on se meut librement, sans mot d’ordre que celui chuchoté -par l’infini, et on ne reconnaît de supériorités qu’élues par un -jugement personnel. L’expression hiérarchie intellectuelle signifie -seulement ceci: les hommes sont divisés en deux castes, les Énergétiques -et les Énergumènes, ceux qui agissent et ceux qui sont agis (ou -devraient être agis), ceux qui détiennent l’Esprit, c’est-à-dire la -Force, et ceux qui subissent (ou devraient subir) l’action de l’Esprit, -ou de la force,--οὶ ἐνργητιχοὶ, οὶ ἐνεργούμενοι. Hiérarchie donc à deux -degrés, ou plutôt à deux cercles dont l’un, inscrit dans l’autre, a -l’étroitesse, mais la solidité, d’une île de pierre surgie au milieu -d’une solitude océane. - -C’est sur ce récif que se groupent--et parfois se réfugient--les êtres -doués de la pensée. Ils sont peu,--si la pensée n’a droit à ce nom que -lorsqu’elle est accompagnée de la conscience. L’homme, en effet, le -premier venu, est inconscient; sa vie est purement automatique; les -gestes par lesquels il a l’air d’affirmer sa différenciation lui sont -dictés parle roulement de son organisme, et ce même jeu l’oblige à -proférer certaines paroles, celles-là seules et non d’autres. - -Il n’y a pas d’imparité bien sensible entre les sociétés humaines et les -sociétés animales; la comparaison s’est toujours imposée de l’homme avec -la fourmi, l’abeille, le castor, le pécari ou le chien des prairies. -Après avoir réfléchi assidûment, et lu différents traités d’histoire -naturelle et de psychophysiologie, je suis arrivé à cette conclusion: -l’homme est une sorte de castor. Ces deux animaux bâtissent des maisons -et des ponts, vivent en société, font la guerre, font l’amour, sont à la -fois constructeurs et destructeurs; à toutes ces œuvres ils procèdent -naïvement, avec un courage infini. - -Pour le castor, comme pour l’homme, la chose en soi est un pont: scier -un arbre, le faire tomber en travers d’une rivière,--et sur cette poutre -passer fièrement. Vers quel but? Le castor n’a pas d’autre but que de -passer la rivière; pourtant, quand il est de l’autre côté, il voudrait -bien revenir, pour «repasser», mais il est trop tard: la foule des -castors le presse et le pousse; on ne passe qu’une fois sur le pont des -castors. - -M. Ribot, avec quelques autres philosophes, en concluant à un -automatisme relatif, dénie à la conscience un rôle important. Conscient -ou inconscient, l’homme agirait de même; il n’y aurait rien de changé -dans ses rapports avec ses semblables; la civilisation en serait au même -point. Si le monde varie si peu, si Hérodote comme le dit Schopenhauer, -a pu raconter toute l’histoire future en écrivant l’histoire d’un petit -moment et d’un petit coin de terre,--c’est que les inutiles évolutions -humaines ont été l’œuvre d’êtres inconscients, acharnés à suivre leur -nature, à toujours recommencer la même chose, à toujours scier des -arbres pour passer de l’autre côté de la rivière. - -Pourtant l’esprit parle, l’esprit souffle--jusqu’à rebrousser le poil -des castors! Oui, mais l’action de l’esprit sur le castor n’est pas -perçue par l’intelligence du castor, et sitôt que son poil retombe, -sitôt que l’esprit se tait, l’animal reprend sa stérile besogne: il lui -reste seulement la sensation d’avoir eu le poil rebroussé et, contre le -Souffle, une animosité qui, très souvent, devient de la haine. - -Que ceux donc à qui de mystérieux mots ont été dits dans l’oreille -gardent ces mots pour eux, ou s’ils les redisent, que ces mots ne -sortent de leurs lèvres qu’enveloppés de l’impénétrable buée du symbole; -qu’ils restent sur leur île de pierre, d’où, grâce à leur vue -pénétrante, ils suivront, pour se distraire, les inconscients gestes des -lamentables «pontifes»; et que leur égoïste prière soit celle qui est -écrite dans l’«Upanishad du grand Aranyaka»: - -«Fais-moi aller du non-être à l’être, fais-moi aller de l’obscurité à la -lumière, fais-moi aller de la mort à ce qui ne meurt pas.» - -... en attendant les jours où la parole pourra s’affirmer selon sa -signification essentielle et où l’énergie spirituelle se résoudra en -lumière. - -Mais, que nous importe l’avenir, et si l’intelligence est vraiment sans -action, si ceux qui devaient être imprégnés jusqu’à l’âme ne le sont que -jusqu’au derme, si l’animal secoue la tête et se reprend à pétrir son -mortier, si l’énergumène enfonce au delà des oreilles son museau dans la -boue, s’il refuse les caresses intellectuelles, si, après des milliers -d’années et de remontrances, il en est encore, pitoyable fétichiste, à -vénérer une série de dieux inférieurs, pensons au phénomène de -l’impénétrabilité: cela nous évitera l’étonnement. - -1894. - - -II - -L’HOPITAL - -On se souvient du mot doux proféré, il y aura un an tantôt, par un riche -et vieux journaliste (on ne sait plus lequel), à propos de Verlaine: -«Quel dommage qu’il ne soit pas mort à l’hôpital!» - -L’hôpital est, en effet, dans l’esprit de la solide bourgeoisie, «le -couronnement» naturel et d’une vie désintéressée de poète et d’une vie -laborieuse de pauvre homme. Ceux qu’on n’a pu jeter dans les bagnes ou -faire crever de faim sur la paillasse, on les envoie là finir leurs -tristes jours. La civière, les râles et les crachats de la salle -commune, les expériences de fer et de poison, l’amphithéâtre, le lit de -chaux: voilà ce que réservent ceux qui restent debout à ceux qui -tombent. - -L’hôpital, tel qu’organisé par les sociétés modernes, est une prison -pour malades et un laboratoire pour médecins. Parmi les gardiens et les -opérateurs, il en est de pitoyables; il en est de féroces; mais les uns -comme les autres doivent songer qu’ils sont d’abord les régents et les -professeurs d’une école: le malade est le livre qu’on ouvre à la -curiosité des petits carabins. - -A Paris, l’hôpital est la terreur du pauvre. Entre malheureux on se -conte des légendes. Presque toutes les filles publiques jetées à -l’hôpital en sortent le ventre barré d’une large couture: on les fend -pour essayer sur de la chair, prostituée même au bistouri, de lucratives -opérations. Mais que les belles dames y songent, qui sont gênées par -leurs ovaires: cela déforme et cela marque; on n’est plus propre qu’aux -adultères de coupé ou de canapé, en toilette de ville. Qu’elles se -fassent tailler; elles sont maîtresses de leurs corps. Il ne faut -demander aux médecins que le respect de la chair pauvre et sans défense. - -Je songe à l’hôpital parce qu’une vieille dame vient de mourir, ayant -donné beaucoup d’argent pour de telles fondations qui pourraient être -pieuses, c’est-à-dire humaines. Elle a fondé ou alimenté des hôpitaux -pareils aux autres, des écoles de clinique et non de vrais asiles où la -misère et la maladie trouveraient un abri sacré, entreraient comme dans -un hâvre de grâce. - -L’hôpital devrait être le prolongement du logis, une chambre seulement -plus calme, plus claire, plus saine, et le malade traité non comme un -prisonnier, mais comme un voyageur. Oui, une grande hôtellerie de la -souffrance et le malade un hôte et l’objet de toutes les attentions, un -être humain maître de sa demeure passagère et non pas le numéro sinistre -sous lequel les gens à pendules et à bronze d’art sourient que meurent -les vieilles gens dont ils ont dévoré la vie. - -Mais je n’attends rien de tel, ni d’aujourd’hui ni de demain. Peut-être -un jour l’individu se respectera-t-il assez pour être en droit d’exiger -qu’on le respecte lui-même, jusqu’en ses caprices, jusqu’en des -fantaisies d’enfant malade. Si, au lieu d’être des états, les sociétés -étaient ce que dit le mot, des associations, on pourrait espérer -beaucoup et tenter beaucoup; l’État est la faux qui fauche, sitôt sortie -de terre, l’herbe des bonnes volontés. - -Demain, c’est peut-être le socialisme, la torpeur, la fin de toute -énergie, de toute initiative, de toute liberté... - -Mais se vouloir libre, c’est se faire libre. La pensée est plus forte -que tout. Il faut toujours dire; il faut même crier: peut-être qu’au -loin un cerveau, comme une cloche, va sonner à l’unisson. - -1896. - - -III - -EN RÉPONSE A CETTE QUESTION: - -_Quel sera l’idéal de demain?_ - -Puis-je vous avouer, Monsieur, que je ne m’inquiète pas plus de l’idéal -de demain que du temps de demain? Beau, mauvais, variable, avec toutes -les nuances et toutes les modifications que ces mots subissent selon les -intérêts, les désirs, les illusions de chacun. Cela regarde le -baromètre. Quel que soit l’état social, l’individu s’accommode à cet -état, puisqu’il y vit et s’y reproduit. Je trouve seulement que l’homme -a une tendance fâcheuse à tyranniser la nature: grisé par la passivité -des choses, il est probable qu’il voudra de plus en plus substituer ses -propres lois aux lois naturelles et tenter de faire régner l’idée de -justice qui n’est que l’idée de logique mal comprise. - -Vous savez qu’il y a une notion commune à beaucoup de religions, celle -d’un Paradis terrestre situé au commencement du monde. Or, au siècle -dernier, des penseurs hardis imaginèrent de transporter ce paradis à -l’autre bout, à la fin. Une hardiesse plus grande serait de le situer au -milieu, en un milieu oscillant, au milieu même où nous sommes -aujourd’hui: on l’essaya; c’était l’optimisme, mais la chose parut un -peu forte, même aux plus naïfs. Paradis-passé, paradis-futur, je classe -les deux notions côte à côte dans le chapitre des superstitions -hédonistes: c’est de la matière à littérature. - -Pourtant je voudrais vous dire quelque chose qui paraisse important, et -voici: la vie serait, je crois, rendue beaucoup meilleure pour tous et -pour chacun, si l’on admettait cette idée que la société est faite pour -l’individu et non l’individu pour la société. C’est l’individu qui -souffre et non la collectivité; c’est lui, et non la totalité, qui est -la pièce importante. Sacrifier les individus au bien public me semble -aussi absurde que si, lors d’un incendie, on sacrifiait les locataires -d’une maison pour sauver la maison. Mais cet idéal apparaît très opposé -à celui qui peut-être s’élabore et qui serait, dit-on, l’unification, -selon la moyenne, de toutes les intelligences et de toutes les forces. -Idéal (si l’on ose dire) bien difficile à réaliser. On compte sans le -génie ou bien l’on espère que le génie consentira à être médiocre: c’est -peut-être aller un peu loin. - -Voilà. J’ai très mal répondu à vos questions, mais c’est que je vois -très mal dans l’avenir. Si pourtant je vous envoie cette note, c’est par -sympathie pour votre œuvre et parce que vous défendez, comme j’ai -quelquefois essayé de le faire, l’individualisme et la liberté contre la -tyrannie et les vilaines entreprises de l’État et des Lois. - -1898. - - -IV - -EN RÉPONSE A UNE QUESTION - -_Sur le rôle de l’art._ - -Il y a dans le livre de Tolstoï une définition--ou une explication--de -l’art qui n’est pas mauvaise; on peut dire en la prenant pour point de -départ: L’art est l’expression de la Beauté.--L’Art est de la beauté -exprimée par une œuvre humaine.--Une œuvre d’art est une œuvre où -l’homme a traduit, au moyen de formes sensibles ou intellectuelles, -l’idée ou la sensation du beau. - -On peut dire encore plusieurs choses, toutes parfaitement inutiles, -quoique justes et vraies; mais on ne peut pas dire: - -«L’art constitue un moyen de communion entre les hommes s’unissant par -les mêmes sentiments,» car, cette définition s’appliquerait -indifféremment à la religion, à la morale, au patriotisme, à la science, -à toutes les activités qui ont une valeur sociale. - -L’art a un but particulier et tout à fait égoïste: il est son but à -lui-même. Il ne se charge volontiers d’aucune mission, ni religieuse, ni -sociale, ni morale. Il est le jeu suprême de l’humanité; il est le signe -de l’homme; il est la marque du désintéressement intellectuel. Il -affirme le divin; il tend à sortir des contingences; il se veut libre, -il se veut inutile, il se veut absurde, c’est-à-dire en désaccord avec -les forces mêmes de la nature qui tiennent l’homme dans une étroite -servitude. - -Si l’on donne à l’art un but de moralité, il cesse d’être, puisqu’il -cesse d’être inutile. Il est impossible qu’une œuvre soit voulue en même -temps d’art et de moralité; l’antinomie est absolue. - -Cependant la tendance des hommes est de faire servir à leurs besoins -même l’inutile. C’est ainsi que l’on attribue à telles œuvres d’art pur -une signification seconde, surajoutée arbitrairement et tellement -factice qu’on peut l’ôter, la remettre, la changer--comme ces robes des -idoles espagnoles--sans que l’œuvre ait rien perdu de son caractère -désintéressé: elle y gagne parfois un nouveau sourire d’ironie et de -pitié. - -Il arrive aussi que tel grand écrivain, comme Tolstoï, croyant faire à -la fois de l’art et de la morale, a fait de l’art pur, malgré son désir -et malgré sa volonté. Cela est rare et les hommes de génie eux-mêmes -sont punis, le plus souvent, et réduits à la médiocrité, quand ils ont -voulu se servir de l’art, au lieu de le servir. Je ne demande pas que, -dans le désarroi futur, on respecte ce refuge suprême. Si tous les -sanctuaires doivent être détruits, celui-là ne sera pas épargné et il -est très probable que les prochaines civilisations, entièrement -utilitaires, matérialistes, scientifiques et morales, se soucieront peu -de jouer à faire des tableaux, des poèmes ou des dômes. Si elles -admettent encore une sorte d’art, cela sera de l’art «social»,--pour que -l’art soit nié sous son propre nom. - -Ainsi Tolstoï, dont les paroles m’épouvantent, aura raison dans -l’avenir,--à moins que l’avenir échappe aux constructeurs de sociétés, à -moins qu’il ne ressemble, tout bonnement, et au présent et au passé. - -1899. - - -V - -LE MARBRE ET LA CHAIR - -_Au maître Rodin._ - -Un atelier de sculpture affirme la supériorité de l’art sur la vie, -combien la chair est triste près de la joie lumineuse des marbres, -modeste près de la gloire des bronzes. A première vue, l’impression du -nu féminin parmi le nu marmoréen est plutôt pénible; on est contrarié -par le ton de la peau, ce mélange de rose et de jaune, par la mobilité -de la face et des muscles de tout le corps, brisé souvent en une -attitude sans grâce, par les cheveux, par d’autres ombres, par l’absence -de calme et de lignes fixes et, aussi, par ce que l’on sent de fugitif, -de personnel, en l’académie correcte de cet être qui s’érige bêtement, -nu et ennuyé, sur une table. - -C’est bien vraiment là que l’on comprend à quel point existe peu, en -soi, la beauté individuelle et extérieure, à quel point une créature -quelconque, pierre ou arbre, bête ou homme, est incapable de se réaliser -par ses seuls moyens naturels, ses seuls moyens de vie: en somme, elle -n’arrive à la réalité qu’après avoir été manipulée, recréée, évoquée par -l’Art ou par le Désir (qu’on peut ainsi appeler l’Amour). - -Ces petits modèles que l’on voit partout, multicolores dans les rues, -unicolores dans les ateliers, ces petites Italiennes sont fort -insignifiantes, d’un charme médiocre, guère jolies et souvent lourdes en -leur sérieux de madones: mais qu’elles soient désirées par l’Artiste ou -désirées par l’Amant, et les voilà égales peut-être aux plus hautes -divinités. - -La matière, telle que créée ou telle que née, est essentiellement -amorphe sous une apparence formelle, sous l’illusion d’un contour -précis, et c’est à l’intelligence de lui donner sa forme vraie, -c’est-à-dire sa destination et sa place dans la hiérarchie des œuvres -d’art ou d’amour. - -De toutes les créatures amorphes, la femme (à quelques exceptions près -où l’âme mâle s’est logée en enveloppe femelle) est idéalement la plus -malléable et la plus inconsistante, celle qui subit le mieux les -empreintes, mais aussi celle qui les garde le moins profondément: elle -ne s’épanouit en sa réelle et définitive nature que sous la mainmise -incessante et impérieuse de la Force. La statuaire, où il faut du génie -et des muscles, de l’intrépidité et de l’endurance, est évidemment l’art -qui la domine le mieux et la réalise le plus sûrement: en pierre, en -marbre, en bronze, elle est vraiment éternelle, elle est vraiment -l’indestructible Idée. - -1893. - - -VI - -SUR LE CHRISTIANISME - -... C’est pourquoi il n’y eut jamais de peuples chrétiens. L’Europe, -depuis qu’elle a été nominalement christianisée, ne vit que des quelques -gouttes d’élixir païen qu’elle a sauvées de la jalousie de ses -convertisseurs. On parle d’obscurantisme; il est dans la morale -chrétienne et non dans un cérémonial et des usages hérités de la -religion gréco-romaine. Ce cycle néo-chrétien, dont on ne peut prévoir -la fermeture, est navrant. On voit l’humanité s’abrutir toujours de plus -en plus, à mesure qu’elle s’éloigne du romanisme pour essayer de -réaliser les chimères d’un rêve asiatique. L’heure est chrétienne, et -elle est sonnée à toute volée par des hommes qui se croient -anti-chrétiens. Ne soyons pas dupes des mots. La théologie s’est -sécularisée; elle est parlementaire et électorale. Elle tend à l’action -politique. Jésus a réfléchi--ceci pourrait tenter quelque socialiste--et -il s’est dit qu’après tout, ce monde vaut bien l’autre et qu’il s’y -pourrait tailler un royaume. Je ne crois pas qu’il réussisse, parce que -l’on conçoit difficilement une société anti-sociale. Mais plus -l’entreprise est vaine, plus la bataille sera longue et pénible. Il est -possible que, s’étant mis, une fois pour toutes, l’idée du paradis -évangélique dans la tête, l’humanité ne veuille plus jamais en démordre. -Du moins cela durera jusqu’à ce qu’un autre grand courant, peut-être -tout contraire, emporte les hommes vers une autre chimère, une autre -étoile aussi inaccessible que toutes les étoiles. - -En ce moment, nous en sommes au point que tout ce qui n’est pas chrétien -semble obscène. On ne peut plus dire que généralement les loups mangent -les agneaux et que c’est leur devoir de loups, sans faire passer dans la -foule un frisson d’horreur. Il faut mettre ordre à cela et ranger le -monde sous la houlette de Berquin. On confond l’équité, qui est l’ordre, -avec la justice, idée chrétienne. _Justitia_ pour Cicéron et pour les -juristes, c’est la loi, l’attribution à chacun de ce qui lui est dû; -pour Tertullien, le mot signifie douceur, bonté. Nous en sommes à -Tertullien. C’est une manière de sentir. Elle a sa valeur. Seulement -ceux qui répètent le _beati mites_, et qui pratiquent l’évangile de la -pitié sont destinés à devenir les esclaves de ceux qui osent dire: ma -justice, c’est ma force, et qui le prouvent. Ils le sont déjà. Je -comprends bien que ceux qui sont les faibles veuillent devenir les -forts; mais l’inverse me révolte comme une lâcheté. Je n’aime pas ces -patriciens romains qui se rangèrent à la religion des esclaves; ils -furent les apostats de leur caste et de leur race. En France, dès que -les aristocrates militaires eurent reçu quelque culture, dès qu’ils -comprirent le sens des prières chrétiennes, ils refusèrent de les -prononcer et laissèrent au peuple une religion d’humilité. Les orateurs -chrétiens du XVIIe siècle viennent du peuple; leur occupation est de -convertir les grands; chacun est le saint Remi de quelque Clovis. Le -grand Condé résista longtemps; un jour, comme Bourdaloue montait en -chaire, à Saint-Sulpice, il cria: «Silence, voici l’ennemi!» On n’a -jamais cité ce mot qu’en l’honneur de Bourdaloue. Soit; mais il établit -très bien aussi la position d’un Condé devant un Jésuite. - -Aujourd’hui l’aristocratie intellectuelle se peut juger d’après la même -pierre de touche. Elle est incompatible, je ne dis pas seulement avec la -foi, avec la sentimentalité chrétienne. Il faut vivre plus haut que cela -et ne point s’occuper du bonheur des autres, alors que l’on dédaigne le -sien propre. Le christianisme a promulgué une morale unique, obligatoire -pour tous. Ceux qui semblent le plus violents contre le christianisme -ont le plus grand soin de respecter cette morale; plutôt que de -l’alléger, ils la rendraient volontiers plus lourde. Il faut être -heureux, et c’est l’obéissance qui conduit par la main les hommes vers -le bonheur. Ainsi l’humanité sacrifie tout ce qui n’est pas essentiel à -l’idéal moyen qu’elle veut atteindre. Le premier sacrifice est celui de -la liberté. Penser selon les ordres d’un directoire religieux ou -politique, qu’importe au peuple, qui ne pense pas? Se soumettre: -qu’importe à une masse qui vit déjà dans l’esclavage? Le choix des -plaisirs: elle est habituée à les subir. La joie de se grandir par un -acte difficile: qui comprend cela? Enfin le bonheur moyen écarte tout ce -qui peut faire moins laide la vie humaine; et il englobe tout ce qui la -rabaisse. L’idéal terrestre de l’humanité sent la porcherie, comme son -idéal céleste sentait l’étable. Ni le paradis chrétien ne peut convenir -à la partie supérieure de l’humanité, ni le paradis socialiste. Les -hommes dignes de ce nom ne connaissent qu’une manière d’exercer la vie: -par la lutte pour la liberté. - -Cependant le monde est chrétien et il se christianise tous les jours. -Ceux qui se retranchent de la communion en avouant leur incroyance -devront se résigner à une vie inharmonieuse et pénible. Les -non-conformistes seront de plus en plus bafoués et haïs. Leur position -va devenir plus difficile que ne le fut, sous le règne de la foi, la -position des incrédules. Il faut déjà ruser pour dire sa pensée, quand -elle blesse la morale chrétienne. - -Cependant, à condition de ne prétendre qu’à l’approbation du très petit -nombre des esprits libres, il est encore temps de parler. Si le cercle -des auditeurs est étroit, la voix est mieux entendue. Je relis des pages -où M. Victor Brochard a eu le courage de montrer[59] que l’idée de Dieu, -telle que la philosophie orthodoxe croit la trouver chez les Grecs, est -une idée purement chrétienne. «Jamais, dans la philosophie grecque--la -chose est hors de doute,--et pas plus chez les Stoïciens que chez -Platon, l’infini n’a été considéré autrement que comme une imperfection, -un non-être.» Notre Dieu moderne n’est pas le produit d’une évolution -normale de la pensée humaine; il représente la substitution brutale -d’une croyance religieuse à une conception philosophique. A l’idée -religieuse d’un Dieu-volonté se joint nécessairement l’idée d’obligation -morale. Le bien c’est la volonté de Dieu, soit qu’il l’ait formulée -directement (révélation), soit qu’il l’ait inscrite à jamais dans la -conscience de chaque homme (Kant). «Nombre de moralistes, dit M. -Brochard, acceptent sans hésiter de définir la morale, la science du -devoir, et notre esprit moderne ne conçoit pas même une morale qui ne -tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas -certains préceptes auxquels il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut -bien y prendre garde, cette idée est totalement absente de la morale -ancienne. Elle est si étrangère à l’esprit grec que pas plus en grec -qu’en latin, il n’y a de mot pour l’exprimer. Jamais les anciens n’ont -conçu l’idéal moral sous la forme d’une loi ou d’un commandement.» La -morale pour les anciens c’est la coutume, l’usage. Leurs moralistes -donnent des conseils, jamais des ordres. Sans doute ils voulaient, eux -aussi, aider les hommes à trouver le bonheur; mais cette attitude était -toute fraternelle. Ils ne mêlaient pas l’idée de devoir à la recherche -du «souverain bien». Et comme ils ne concevaient pas de devoir, ils -ignoraient la conscience morale. La vertu était donc pour les anciens -toute différente de ce qu’elle est pour nous. «Au point de vue moderne, -dit M. Brochard, la vertu est l’habitude d’obéir à une loi nettement -définie et d’origine suprasensible. Au point de vue ancien, elle est la -possession d’une qualité naturelle.» Les idées de libre-arbitre, de -responsabilité morale sont également ignorées de la philosophie grecque; -quant à l’immortalité de l’âme, ce fut une des rêveries de Platon, mais -elle ne tient pas étroitement à sa philosophie. - - [59] _La Morale ancienne et la morale moderne_, dans la _Revue - Philosophique_ du 1er janvier 1901. - -En descendant au détail de la morale, on trouverait presque toutes nos -coutumes en opposition avec les coutumes des anciens, tellement le -christianisme nous a façonnés sans pitié pour notre liberté et pour la -pureté de notre race. Je ne dis pas qu’il faille rejeter définitivement -et toute la morale chrétienne, et toute la philosophie chrétienne; cela -pourrait produire un précipice fâcheux et qu’il serait difficile de -combler. On pourrait cependant écarter, à titre provisoire, ces diverses -notions, véritables intruses dans l’intelligence occidentale. Suivons -l’exemple du catéchisme qui débute par: «Êtes-vous chrétien?» Ainsi on -interrogerait toutes les prescriptions morales, tous les dogmes -métaphysiques, et on les écarterait doucement, après s’être bien assuré -de leur origine. C’est de l’empirisme; sans doute, mais pour qui ne -croit pas la vérité, l’empirisme est la seule méthode. Que, pendant ce -travail des philosophes, les hommes continuent à faire semblant de -pratiquer l’une des formes du christianisme, cela n’a aucune importance, -pourvu que les mœurs soient libres, pourvu que l’intelligence demeure -intacte. - -On verrait ensuite ce que l’on pourrait reprendre parmi l’écart. Non pas -l’idée de Dieu, sans doute, ni l’impératif catégorique; peut-être entre -les plus basses cartes, un peu de cette sentimentalité perverse sans -laquelle nous ne comprendrions plus rien à notre art et à notre -littérature. Le christianisme n’a pas apporté au monde que des mensonges -et des poisons. Nietzsche l’a trop méprisé. Une religion qui a conquis -l’humanité, c’est qu’elle s’adaptait au moins à certains de ses besoins. -Aujourd’hui même, on ne voit à lui opposer que des principes qui -révoltent presque tous les hommes. Aussi l’enquête que je propose -serait-elle un jeu purement philosophique; elle fournirait quelques -flèches à la critique, mais peut-être pas une seule arme vraie. N’ayant -plus de position intellectuelle, le christianisme est inaccessible aux -arguments intellectuels. La raison n’y peut rien; peut-être mourra-t-il -un jour empoisonné par la ciguë de son triomphe?... - -1901. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - PREMIÈRE PARTIE - Le Chemin de Velours - - LE CHEMIN DE VELOURS - I.--Les Jésuites et le goût français 7 - II.--Origine de ces réflexions 10 - III.--Généalogie du Jansénisme 10 - IV.--La Philosophie des Jésuites 14 - V.--Le Péché philosophique 27 - VI.--Pascal et la Science 34 - VII.--Les Casuistes et la morale expérimentale 41 - VIII.--Les péchés de la chair 46 - IX.--La casuistique du vol 56 - X.--Pretium stupri 64 - XI.--Avortement et stérilité 67 - XII.--Le probabilisme 69 - XIII.--L’Équivoque et la Restriction mentale 74 - XIV.--Brève conclusion 81 - - DEUXIÈME PARTIE - Nouvelles dissociations d’idées - - LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ 85 - LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ 129 - VALEUR DE L’INSTRUCTION 163 - LA FEMME ET LE LANGAGE 182 - - TROISIÈME PARTIE - L’Idéalisme - - PRÉFACE POUR LES IIIe ET IVe PARTIES 209 - NOTICE 210 - L’IDÉALISME 213 - LE SYMBOLISME 219 - L’ART LIBRE ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE 226 - CELUI QUI NE COMPREND PAS 232 - L’IVRESSE VERBALE 239 - LE PARACLET DES POÈTES 242 - - QUATRIÈME PARTIE - Analyses et fragments - - LE DERNIER DES SAINTS, PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE DIEU 247 - LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI 261 - FRAGMENTS - I.--Sur la Hiérarchie intellectuelle 295 - II.--L’Hôpital 299 - III.--En réponse à cette question: Quel sera l’idéal de demain? 302 - IV.--En réponse à une question. Sur le rôle de l’art 304 - V.--Le marbre et la chair 307 - VI.--Sur le Christianisme 309 - - - - -Impr. d’Ouvriers Sourds-Muets, Paris. - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHEMIN DE VELOURS *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Le Fantôme. Le Château singulier. -Théâtre muet. Le Livre des Litanies. Pages retrouvées.</p> - -<p class="drap"><span class="small">LES CHEVAUX DE DIOMÈDE</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">D’UN PAYS LOINTAIN</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">LE SONGE D’UNE FEMME</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">LILITH</span>, <i>suivi de</i> -<span class="small">THÉODAT</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">UNE NUIT AU LUXEMBOURG</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">UN CŒUR VIRGINAL</span>. Couverture de G. d’Espagnat.</p> - -<p class="drap"><span class="small">COULEURS</span>, <i>suivi de</i> -<span class="small">CHOSES ANCIENNES</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">HISTOIRES MAGIQUES</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">DIVERTISSEMENTS</span>, <i>poésies complètes</i>, 1912.</p> - - -<p class="c i">Critique, Littérature</p> - -<p class="drap"><span class="small">LE LATIN MYSTIQUE</span> (Étude sur la poésie latine du moyen-âge) -(Crès, éditeur).</p> - -<p class="drap"><span class="small">LE LIVRE DES MASQUES</span> (I<sup>er</sup> et II<sup>e</sup>), gloses et documents sur les -écrivains d’hier et d’aujourd’hui, avec 53 portraits par -F. Vallotton.</p> - -<p class="drap"><span class="small">LA CULTURE DES IDÉES</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">LE CHEMIN DE VELOURS</span>. <i>Nouvelles dissociations d’idées</i>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">LE PROBLÈME DU STYLE</span>. <i>Questions d’Art, de Littérature et de -Grammaire</i>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">PHYSIQUE DE L’AMOUR</span>. <i>Essai sur l’instinct sexuel</i>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">ÉPILOGUES</span>. <i>Réflexions sur la vie</i>, 1895-1998 ; 1899-1901 -(2<sup>e</sup> série) ; 1902-1904 (3<sup>e</sup> série) ; 1905-1912 (volume complémentaire) ; -4 vol.</p> - -<p class="drap"><span class="small">ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE</span>, édition revue, corrigée -et augmentée.</p> - -<p class="drap"><span class="small">PROMENADES LITTÉRAIRES</span> (1<sup>re</sup>, 2<sup>e</sup>, 3<sup>e</sup>, 4<sup>e</sup> et 5<sup>e</sup> séries) ; 5 vol.</p> - -<p class="drap"><span class="small">PROMENADES PHILOSOPHIQUES</span> (1<sup>re</sup>, 2<sup>e</sup> et 3<sup>e</sup> séries) ; 3 vol.</p> - -<p class="drap"><span class="small">DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS</span> (<i>Épilogues</i>, -4<sup>e</sup> série, 1905-1907).</p> - -<p class="drap"><span class="small">NOUVEAUX DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS</span> -(<i>Épilogues</i>, 5<sup>e</sup> série, 1907-1910).</p> - -<p class="drap"><span class="small">DANTE, BÉATRICE ET LA POÉSIE AMOUREUSE</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">PENDANT L’ORAGE</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">LETTRES A L’AMAZONE</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">PENDANT LA GUERRE</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">LETTRES D’UN SATYRE</span>.</p> - -<p class="drap"><span class="small">LETTRES A SIXTINE</span>.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><span class="small">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE</span> :</p> - - -<p class="c gap small">Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak"><i>PREMIÈRE PARTIE</i><br /> -LE CHEMIN DE VELOURS</h2> - -<blockquote class="epi"> -<p>Il faut bien aviser à ne pas se -noier, en voulant secourir ceux -qui se noient.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Baltasar Gracian</span>, <i>L’homme -de Cour</i>, <small>CCLXXXV</small>.</p> - -</blockquote> -<div class="chapter"></div> - -<p class="c large">LE CHEMIN DE VELOURS</p> - - -<h3 id="p1ch1" title="I. Les Jésuites et le goût français.">I</h3> - -<p><span class="sc">Les Jésuites et le goût français.</span> — Les Jésuites -ne sont pas au goût français. L’homme de -France, et la femme surtout, veut que ses mœurs -soient régies par une morale sévère, peut-être -pour le plaisir d’avoir l’air de lui désobéir. Sa -joie, qui sait se contenter d’apparences, est surtout -de frauder et de braver. Il a l’esprit de contradiction. -En presque tout il se conforme aux -préceptes jésuitiques — si ce sont des préceptes, -et particuliers aux Jésuites — mais il se veut -idéalement plus haut que ses mœurs.</p> - -<p>Les Jansénistes non plus ne sont pas au goût -français, mais pour des motifs opposés. C’est -que la sévérité de leurs principes trop chrétiens a -une tendance à passer d’emblée, dès qu’on les -accepte, à l’application. Notre amusement n’est -pas d’agir, mais d’en avoir la liberté. La licence -dont on se plaint, on crie si l’autorité naïve la -veut réprimer. Ceux qui défendent la religion -avec le plus de force ne mettent jamais les pieds -dans une église. La foi corrompt les meilleures -causes. Il n’y a rien de plus odieux que la morale -chrétienne défendue par un croyant. Il faut tout -savoir comme si on ne savait rien, et douter de -tout comme si on croyait à tout.</p> - -<p>Au fond de ce caractère, on discerne un sens -inné de l’élégance, de ce que d’Aurevilly et Baudelaire -appelaient le dandysme. Il lui plairait -plutôt de paraître vicieux sans vices que vertueux -sans vertu. Tartufe, selon les saisons, vient -de Genève ou du Gesù. C’est le type qui nous -choque le plus. Il faut que les passions politiques -soient très ardentes pour que nous consentions -à l’élire parmi nous-mêmes.</p> - -<p>L’indignation contre les Jésuites, quand les -<i>Provinciales</i> popularisèrent leur théologie morale, -ne fut pas celle de la vertu contre le vice. -Jamais en France on ne se donna longtemps un -tel ridicule. Ce fut celle d’un émancipé contre un -tuteur trop indulgent. Les casuistes prenaient -beaucoup de mal pour innocenter des méfaits -qui n’étaient délicieux que par la grâce de l’esprit -de contradiction. Les plaisirs permis sont -les plus fades. Don Juan, en passe de recevoir -des compliments sur ses bonnes mœurs, se -trouva furieux, tel un mômier qu’insulte l’allusion -à ses fredaines.</p> - -<p>De ce que l’accueil fait aux <i>Provinciales</i> fut -presque pareil chez les Jansénistes et chez les -libertins, il n’en faudrait point conclure à une -identité de sentiments intimes dans les deux -groupes. Ce qui, pour un catholique indifférent, -n’était que tartuferie inutile et lourde, blessait -Jansénistes et Protestants ainsi qu’un outrage à -la morale éternelle. Pascal, et quoique janséniste, -a mis les cas de conscience en comédie ; de -Genève on voyait cela tel qu’un drame de douleur -et de scandale.</p> - -<p>Voilà les deux points de vue. La persévérance -des Protestants, qui égale celle de la taupe, a -fini par faire prévaloir l’interprétation calviniste. -Les derniers des Jansénistes français, réfugiés -dans les bureaux de la Chambre, répètent encore -la plainte indignée de l’auteur des <i>Jésuites mis -sur l’Eschafaut</i>. Tous les gens simples et des -hommes sages ont pris au sérieux les crimes de -Suarez et de Tamburini, cependant qu’Escobar -acquérait un renom immortel. Mais que vaut -cette réputation ?</p> - - -<h3 id="p1ch2" title="II. Origine de ces réflexions.">II</h3> - -<p><span class="sc">Origine de ces réflexions.</span> — La plupart des -réflexions qu’on va lire sont antérieures aux -polémiques d’aujourd’hui. Elles sont nées au -hasard des lectures et des heures. Il a paru que -l’occasion s’offrait assez bonne de les rédiger, -de leur donner une forme. Ce qui n’occupait -qu’un esprit désintéressé de tout, et intéressé à -tout, pourra, dans les conjonctures présentes, -amuser les incrédules et révolter les croyants. Il -semble parfois que l’histoire ait été rédigée, en -style « grand penser », dans l’île du docteur -Moreau.</p> - - -<h3 id="p1ch3" title="III. Généalogie du Jansénisme.">III</h3> - -<p><span class="sc">Généalogie du Jansénisme.</span> — Comme toutes -les hérésies, ces actes de foi paradoxaux et démesurés, -le Jansénisme naquit inattendu ; c’est-à-dire -qu’aux hérésies comme aux révolutions de -la politique ou de l’art il faut un prétexte. Entre -deux partis extrêmes, il y a toujours une opinion -moyenne. On y rencontre, parmi une foule -indécise et peureuse, quelques esprits trop critiques -et qu’une passion unique n’incline pas ; -mais que la sensibilité de cette foule se trouve -soudain blessée et la raison de cette élite soudain -froissée, voilà des équilibres rompus. On a vu, -lors d’une récente affaire, ces tombées brusques -de la flèche, qui font songer aux balances du -D<sup>r</sup> Crookes impressionnées par l’inconscient. Le -Jansénisme fut une affaire tellement semblable -à la nôtre que c’en est humiliant. Les Jésuites, -également innocents de l’une et de l’autre, pâtirent -jadis et naguère. Cependant, la première -histoire, bien plus désintéressée, fut bien plus -bête. Il serait impossible de s’y distraire à cette -heure, si elle n’avait fait deux victimes, Pascal -et Racine, et si elle n’était devenue ainsi, au -cours des années, l’une des phases les plus détestables -de la longue folie humaine.</p> - -<p>Calviniste, l’aïeul des Arnauld, Antoine, fut -touché de la grâce lors de la Saint-Barthélemy. -Il abjura prudemment et mourut, léguant à ses -enfants une foi équivoque où l’amour de Genève -le disputait à la crainte de Rome. Les Arnauld -avaient pour ami Duverger de Hauranne, abbé -de Saint-Cyran, et ce Duverger maniait à sa -guise l’esprit d’un certain Hollandais nommé -Corneille Jansénius, évêque d’Ypres. Ce pauvre -homme, s’imaginant avoir découvert la véritable -doctrine de saint Augustin, rédigea sa -trouvaille en un considérable in-folio nommé -<i lang="la" xml:lang="la">Augustinus</i>. En ce temps-là on lisait les livres -de théologie ; c’était la nourriture de ces esprits -qui aujourd’hui se repaissent avec ardeur de -métaphysique sociale. Rome condamna. Antoine -Arnauld approuva. Un brave homme, Nicolas -Cornet, eut pitié des fidèles et voulut leur épargner -l’énorme tome. Par son génie, l’<i lang="la" xml:lang="la">Augustinus</i> -fut résumé en cinq propositions, lesquelles, dépouillées -du jargon théologique, se réduisent à -cette incontestable vérité : l’homme n’est pas -libre, tous ses actes sont déterminés.</p> - -<p>Mais il aurait paru un peu hardi de supprimer -ainsi toute religion, toute morale, et telle n’était -l’intention, ni de Jansénius, ni d’Arnauld, ni de -leurs maîtres Augustin et Calvin.</p> - -<p>Le déterminisme est tempéré par la grâce. Il -y a le bien et le mal. Livré à lui-même, l’homme -suit son penchant, qui l’incline au mal ; secouru -par la grâce, il va au bien, avec une égale -sûreté. Cette grâce, dont dépend la vertu et le -salut éternel, il n’est pas au pouvoir de l’homme -de lui résister ; la grâce est toujours <i>nécessitante</i>.</p> - -<p>Cette notion de la grâce n’est pas absurde, -si on la réduit à des proportions humaines, -Dieu éliminé. La grâce alors c’est la force, -c’est le talent, c’est le génie, c’est la beauté, l’esprit -ou la belle humeur. La grâce est un fait, -Renan employa plusieurs fois ce mot fort à propos.</p> - -<p>Mais, retirant la liberté à l’homme, saint Augustin -et ses interprètes l’avaient laissée à Dieu. -On arrivait ainsi à la notion d’un être, infini et -tout puissant, créant expressément des êtres -voués à la douleur éternelle. Nulle illusion n’était -laissée aux hommes ni sur eux-mêmes ni sur -le maître de leurs âmes. Tout effort vers le bien -était inutile ; une longue vie de dévouement et -de foi était nulle devant le nouveau Baal. Ceux -qui devaient être dévorés, Dieu les avait choisis -et marqués de toute éternité.</p> - -<p>Rien ne blesse un homme civilisé comme la négation -de son libre arbitre. La science elle-même -échouera à détruire cette notion que l’humanité -juge essentielle. Quand les hommes se croyaient -destinés à la vie éternelle, la question était bien -plus importante. Les Jésuites, prenant le parti -de la liberté, ne faisaient que se ranger à l’opinion -commune. Si Pascal n’eût pas fait dévier -la polémique vers les cas de conscience et le casuisme, -il était vaincu, malgré qu’il eût beaucoup -plus d’esprit que le P. Nouet. Tout le monde -était à peu près d’accord en France pour admettre -que la grâce suffisante n’est refusée à personne, -que le Christ est mort pour tous les hommes -et que le ciel est ouvert à toutes les bonnes -volontés. Cette religion modérée est compatible -avec la civilisation ; elle peut devenir aimable, -si le clergé est fin et doux. A la porte fermée du -calvinisme, les Jésuites avaient depuis longtemps -opposé la porte ouverte et, de la naissance à -cette porte bienheureuse, étendu pour les âmes -délicates un beau tapis. La voie douloureuse -était devenue <i>le chemin de velours</i>.</p> - - -<h3 id="p1ch4" title="IV. La Philosophie des Jésuites.">IV</h3> - -<p><span class="sc">La Philosophie des Jésuites.</span> — Elle se résume -bien dans le titre de l’ouvrage du P. de Sarrasa, -<i>l’Art de se tranquilliser dans tous les événements -de la vie</i><a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. L’intérieur du tome n’est -pas moins édifiant : « Pour parvenir à une joye -constante et durable, il faut faire choix d’un -chemin que l’on puisse faire avec plaisir. Il -faut bien se garder de donner dans des détours -et dans des voyes épineuses, qui répandent du -désagrément sur le voyage que l’on doit faire -pour arriver au pays de la joye… » Et il nous -sert l’exemple du marin qui, s’il n’a échappé -qu’avec peine à la tempête, se réjouit sans doute -d’être arrivé au port, mais garde en son bonheur -présent l’amertume d’un fâcheux souvenir. -« De là je conclus que, pour rendre notre joye -durable, nous devons choisir des moyens auxquels -un certain contentement soit attaché<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. » -Voilà bien la philosophie des Jésuites : le chemin -de velours.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> On suit l’édition française de Strasbourg, 1752. Sarrasa -était un Espagnol des Flandres, né à Nieuport en 1618. Son -livre parut en 1664, à Anvers, chez Jean Meursius, sous ce -vrai titre qui a été médiocrement traduit : <i lang="la" xml:lang="la">Ars semper gaudendi</i>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Page 7.</p> -</div> -<p>Sarrasa n’est point sot d’ailleurs. Il sait que -tels qui feignent de fuir les plaisirs ont avec -eux des rendez-vous secrets. « Ceux qui de jour -paraissent les plus chastes et les plus remplis de -pudeur sont de nuit, quand personne ne les -voit, les plus impudiques et courent après toutes -les voluptés auxquelles le jour n’est pas favorable<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. » -Il n’est dupe de rien, pas même des -scrupules de conscience, leur attribuant une origine -purement physique : « Si la mauvaise -constitution du sang cause des scrupules, il -faut la rendre plus fluide. C’est par là qu’on ôte -la nourriture aux scrupules. Nous n’avons pas -besoin de donner ici les remèdes qui sont bons -à cela. Ce serait empiéter sur les droits de mes -sieurs les médecins. » Il déconseille le jeûne, les -mortifications, les longues veillées de prières. -« L’estomac vide, dit-il prestement, cause dans -les scrupuleux le même effet que la bourse vide -cause dans les autres. L’un et l’autre affaiblit -l’âme et dérange l’imagination<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. » Sarrasa -sait qu’une bonne conscience accompagne nécessairement -une bonne santé. Ce Jésuite s’intéresserait -aujourd’hui à la psychophysiologie. Il -aurait suivi le cours de M. Ribot au collège de -France.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Page 228.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Page 369.</p> -</div> -<p>C’est d’ailleurs un médiocre. Il n’en est peut-être -que plus représentatif. On ne verrait pas -bien au contraire par quel moyen rattacher Baltasar -Gracian à l’esprit jésuite, s’il n’avait, lui -aussi, étendu sous nos pieds un tapis fleuri et -doux. Voyez cet art de jouir de la vie ramassé -en quelques lignes :</p> - -<p>« <i>Ne point vivre à la haste.</i> — Savoir partager -son temps, c’est savoir jouir de la vie. Il -reste beaucoup de vie à plusieurs, mais la félicité -de la vie leur manque. Ils gaspillent les plaisirs -(car ils n’en jouissent pas), et quand ils ont -été bien avant, ils voudraient pouvoir retourner -en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui -ajoutent à la course précipitée du temps l’impétuosité -de leur esprit. Ils voudraient dévorer en -un jour ce qu’ils pourraient à peine digérer en -toute leur vie. Ils vivent dans les plaisirs comme -gens qui les veulent tous goûter par avance. Ils -mangent les années à venir, et comme ils font -tout à la haste, ils ont bientôt tout fait. Le désir -même de savoir doit être modéré pour ne pas -savoir imparfaitement les choses. Il y a plus de -jours que de prospérité. Haste-toi de faire et -jouis à loisir. Les affaires valent mieux faites qu’à -faire et le contentement qui dure est meilleur -que celui qui finit<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. »</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> <i>L’Homme de Cour</i>, traduction Amelot de la Houssaye, maxime -CLXXIV. — Il n’y a pas d’ouvrage de Baltasar Gracian -ainsi appelé. Amelot a réuni sous ce titre les maximes de l’<i lang="es" xml:lang="es">Oraculo -Manual y Arte de Prudencia</i> à quelques fragments du -<i lang="es" xml:lang="es">Heroe</i> et du <i lang="es" xml:lang="es">Discreto</i>.</p> -</div> -<p>Ce fragment appartient bien à la philosophie -des Jésuites. Baltasar Gracian est un grand -écrivain, quelque chose peut-être comme le Machiavel -de la vie pratique. Il abonde en maximes -serrées, nettes, tranchantes :</p> - -<p>« Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est -l’adorateur.</p> - -<p>« Il n’y a pas de plus grande seigneurie que -celle de soi-même. »</p> - -<p>Il est dur, hautain, ironique. Voici quelque -chose de si fort qu’on ose à peine le transcrire, -en un temps sentimental :</p> - -<p>« <i>Connaître les gens heureux, pour s’en servir, -et les malheureux pour s’en écarter.</i> — D’ordinaire -le malheur est un effet de la folie : -et il n’y a point de contagion plus dangereuse -que celle des malheureux. Il ne faut jamais -ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient -toujours d’autres après, et même de plus grands, -qui sont en embuscade. La vraie science au jeu -est de savoir <i>écarter</i>. La plus basse de la couleur -qui tourne vaut mieux que la plus haute de la -partie précédente. »</p> - -<p>Voilà, semble-t-il, un excellent commentaire -du <i lang="la" xml:lang="la">gloria victis</i>, cette imprudente devise des -chrétiens, des lâches et des maladroits. L’école -de ce jésuite est celle de la dignité et de la force. -Il est donc prudent de ne pas insister, — ne -fût-ce que pour suivre mieux son précepte.</p> - -<p>L’ordre des Jésuites a compté beaucoup d’hommes -remarquables, et peu de grands hommes. -Cela se comprend. Quand ils ont paru, le génie -n’était plus religieux. Les trois maîtres de l’intelligence -au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle évoluent au-dessus -de la religion. Ni Érasme, ni Rabelais, ni Montaigne -ne prirent parti dans les querelles de la -Réforme. Cela se passait sous leurs pieds, comme -dans les galeries d’une fourmilière. Hommes de -foi et rien de plus, Luther et Calvin avaient les -cervelles de leur état, cervelle de moine, cervelle -de curé. La plupart des Jésuites ont des cervelles -de curé ; il serait sot de s’en étonner. Ce sont des -prêtres plus avisés que le vulgaire clerc, mais prêtres -avant tout et bornés par leur croyance. Leur -épanouissement est au <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle. Ils sont partout -et fleurissent partout. A Pascal qui les calomnie -s’oppose, en Espagne, Gracian qui les illustre. -Aucun Janséniste de bataille, Pascal excepté, -n’est supérieur aux polémistes de la compagnie. -Mais les grands esprits manquent ici et là : -Descartes n’avait pas d’opinion sur la grâce.</p> - -<p>Le Jésuite est un être optimiste de sa nature. -Son but est le bonheur. Il y croit et le veut, non -pas seulement après la mort, mais aujourd’hui -même. Ce bonheur, qu’il poursuit et qu’il atteint, -est le bonheur passif : n’avoir plus de volonté. -De là l’obéissance.</p> - -<p>Mais ceci n’est pas nouveau. Depuis qu’il y a -des sectes, le sectateur est un être d’obéissance. -La constitution de tous les moines et frères d’Orient -et d’Occident est fondée sur l’obéissance. -Ni le sectateur ni le moine cependant ne sont -des passifs. Le moine est souvent un révolté ; -l’orgueil le travaille ; il souffre de ses liens plus -que de ses privations. Il y eut des schismes de -Franciscains, du vivant même de saint François ; -tous les grands ordres religieux se sont coupés -en groupes rivaux ; seuls les Jésuites sont restés -unis et uniques. C’est qu’ils ont su transformer -la vieille obéissance monacale et trouvé la volupté -suprême là où les autres n’avaient senti que -les nœuds de la corde. Le point capital de la -psychologie du Jésuite est là.</p> - -<p>L’homme se figure être libre et tire de cette -illusion de la joie et de la fierté.</p> - -<p>Cependant tous nos actes, quelle qu’en soit -l’apparence, sont des actes d’obéissance. Le motif -le plus fort l’emporte toujours. Des philosophes -se sont imaginé que nous pouvions créer -des motifs. Si c’est <i lang="la" xml:lang="la">ex nihilo</i>, rien de plus absurde ; -si ces motifs sont des combinaisons de -motifs préexistants au moment de la décision, la -règle générale leur est applicable. Dans la combinaison -où entrent des motifs de diverses natures, -les motifs homogènes se grouperont nécessairement -pour former des principes déterminants. -Qu’il soit une somme, qu’il soit une -unité, que les poids soient d’un bloc ou en poudre, -le plateau qu’il écrase cède. Il détermine -parce qu’il doit déterminer. Il se fait obéir parce -qu’il est le plus fort. Toute la psychologie se -réduit au principe d’identité et tous les raisonnements -à la formule : a = a.</p> - -<p>Nous n’avons donc pas besoin de prononcer -de vœux pour vivre dans l’obéissance. C’est -notre état naturel. Mais celui même qui n’est pas -dupe de l’illusion générale est dupe de l’illusion -personnelle. Il est rare que l’acte soit déterminé -instantanément, sans conflit ; qu’il y ait un seul -motif, ou, parmi d’autres, un motif assez puissant -pour écraser aussitôt tous les autres, assez -éclatant pour les éclipser dans la seconde. Les -conflits sont la règle ; tant qu’ils durent, nous -jouissons de l’angoisse et du plaisir, selon les -tempéraments, d’avoir à prendre une décision. -L’angoisse est sans doute un signe de dégénérescence ; -le plaisir, un signe de santé. Il n’y a pas -de cas de conscience pour un esprit normal, ni -d’idée de devoir, ni de remords, autant de tares -ou de fêlures. Plus la décision se fait attendre, -plus l’état devient désagréable et plus l’esprit est -malsain : mais aussi plus est vive l’illusion de -la liberté. L’idée du libre arbitre est essentiellement -une idée de malade. Une intelligence bien -portante n’a pas le temps de tirer du conflit une -telle conclusion ; c’est la besogne des valétudinaires.</p> - -<p>Cela, nous le sommes tous plus ou moins ; et -les moins malades vivent encore malaises, opprimés -par une religion étrangère à leur race. Tous -les efforts des Européens pour adapter à leur -organisme les dogmes chrétiens ont été inutiles. -Même sous la forme romaine, la moins dangereuse, -ils restent un obstacle à la force, c’est-à-dire -à la beauté de la vie. Le christianisme est -une machine à donner des remords, parce que -c’est une machine à diminuer la souplesse et à -refréner la spontanéité des réactions vitales. On -peut parler objectivement du christianisme, -puisque c’est une des religions qui sont pratiquées -par des races étrangères à leur naissance. -Et c’est même la seule qui, rejetée comme impraticable -par ses créateurs, ait en même temps -trouvé du crédit dans le monde. Quel triomphe -pour les Juifs d’avoir forgé pour la multitude -des Philistins un pareil instrument de dégénérescence ! -Il est vrai qu’ils ne le firent pas exprès ; -mais les grandes choses ne sont jamais le fruit -de la volonté consciente. L’invention, fort curieuse, -et qui a réussi, doit donc rester à leur -honneur.</p> - -<p>Partout où les Protestants ont eu le dessous -en Europe dans leurs tentatives de réaction -évangélique, ils se sont réclamés de ce qu’ils -nomment la tolérance. Leur argument est que la -religion serait un fait de conscience. Son domaine -serait l’intimité. On croit comme on aime et -l’homme n’est point coupable des mouvements -de son cœur. Cette déclaration peut être vraie, -relativement à notre état sentimental ; mais si -l’on cherchait une preuve de la fausseté, c’est-à-dire -de l’illogisme du christianisme, elle la fournirait -par la même occasion. Loin d’appartenir -au domaine de la conscience, la vraie religion -est un fait purement social, purement extérieur. -Les processions, les chants, les jonchées de -fleurs, tout ce qui est fête, joie et prodigalité, -voilà les formes de la religion normale. Le reste -est plaisir morose et passe-temps de malade. La -prière même doit être publique et sa manifestation -la plus saine est le don et l’ex-voto. Quand -une religion est professée par la race qui la créa, -elle est sociale au même degré que toutes les -autres coutumes ; elle ne compte pas plus d’hérétiques -que n’en comptent les usages nuptiaux -ou mortuaires. Mais si c’est un apport de conquérants -ou de missionnaires, tôt ou tard les -hérédités soumises se révoltent. Ce n’est pas la -conscience, c’est la chair qui regimbe, sur les -bords de la Seine, contre un dogmatisme venu -de Jérusalem. A la moindre défaillance du clergé -le rire gagne les fidèles, ou la colère ; on se demande -les uns aux autres : Pourquoi ? Des -espérances particulières, douteuses ou timorées, -donnent naissance à toutes sortes de petites -hérésies ; la religion intérieure est créée, et -inaugurée la période de dissolution religieuse.</p> - -<p>En devenant intérieure et individuelle, la religion -suscite dans les esprits une inquiétude -particulière, le scrupule. Toute maladie appelle -des spécialistes. Quand il porte sur la croyance, -le scrupule est soigné par le théologien ; quand -il s’attaque aux actes, on a recours au casuiste. -Les Jésuites surgirent au bon moment pour devenir -les médecins et les chirurgiens de la maladie -religieuse.</p> - -<p>Mais ces médecins se recrutaient parmi les -hommes les plus malades, les plus hésitants et -les plus scrupuleux, les plus religieux. Avant de -soigner les autres, ils avaient besoin d’un remède -énergique. Ignace de Loyola vint et leur -offrit l’obéissance passive, le <i lang="la" xml:lang="la">perinde ac cadaver</i>. -Ce philtre sauva des milliers d’hommes valeureux -auxquels il ne manquait pour agir que l’impulsion -d’une volonté. Témoins de la lutte que se -livraient en eux-mêmes des motifs contradictoires, -ils se sentaient impuissants à susciter un -vainqueur. En abdiquant ce soin, en acceptant -comme principe un mobile extérieur à leur conscience, -n’ayant plus qu’à obéir sans scrupule, les -scrupuleux furent des hommes d’action.</p> - -<p>Quel homme extraordinaire que ce Loyola, -quel créateur d’énergie, et quel génie psychologique ! -Nul avant lui n’a compris, et nul peut-être -depuis, que ce qui fait la faiblesse de l’homme, -c’est sa volonté propre. Un homme sans -volonté, s’il est bien portant et de moyenne intelligence, -est apte à presque toutes les besognes, -à presque tous les emplois. Dans une race, tous -les individus sont égaux comme instruments, et -les plus mauvais sont encore capables d’un bon -service. La tare est la conscience qui crée l’indécision, -la paresse, la gaucherie, et qui altère -la volonté. Or, une volonté malade rend l’homme -impropre à l’action et en fait un être dangereux -pour soi et pour autrui. La conscience ôtée, tous -les hommes seraient utilisables, comme les chevaux, -comme les chiens ou les rennes. Mais l’état -d’homme est lié à l’existence de la conscience. -L’homme est un animal qui a le privilège de se -regarder agir ; et plus il est ancien dans la civilisation, -plus il est cultivé, plus il se regarde avec -complaisance. Il semble aussi que l’intelligence, -qui est fort variable, se maintienne dans un certain -rapport avec la conscience psychologique, -qui est également variable. Il ne s’agit donc pas -d’abolir la conscience, ce qui d’ailleurs est impossible, -mais d’éluder sa mauvaise influence. -La conscience contamine la volonté, principe ou -avant-coureur de l’acte ; on amputera la volonté -propre pour greffer à sa place, dans la série, -une volonté extérieure.</p> - -<p>Un homme nouveau est créé.</p> - -<p>Quel est son état ? Nous pouvons l’apprécier -sans avoir vécu sous la domination du vœu -d’obéissance. Il n’est aucun homme, si puissant -qu’il soit, ou si volontaire, qui ne l’ait éprouvé -parfois. Que l’on songe à la sensation des premières -heures de chemin de fer lors d’un -voyage entrepris sans soucis, par caprice. La -volonté est abolie par le fait même de son inutilité -provisoire, aucun acte n’étant permis ; -n’ayant aucun conflit à surveiller, la conscience -sommeille : le plaisir que nous goûtons alors est -évidemment celui que nous donne l’absence de -responsabilité dans le mouvement. Ce plaisir est -pour beaucoup dans le goût des voyages ; il -pousse même aux voyages factices, dont les chevaux -de bois sont le type. Agir et vivre dans -le désintéressement de celui qui n’agit pas, c’est -peut-être le bonheur parfait.</p> - -<p>On s’étonne qu’il y ait en France cinquante ou -soixante mille religieux. Si peu, cela prouve la -force de résistance de la race et sa jeunesse. Au -Thibet et en Mongolie, la moitié des hommes -sont religieux ; il y a des monastères de six -et huit mille moines. Nul opium n’est comparable -au vœu d’obéissance ; nul esclavage d’amour -heureux ne donne une pareille béatitude.</p> - -<p>Mais le Jésuite n’est ni un moine bouddhiste, -ni même un Chartreux ; le Jésuite est un homme -d’action. Sa volupté n’est pas celle du fumeur -d’opium ; elle n’est pas non plus celle du passager, -ni celle du voyageur souriant au paysage ; -c’est plutôt celle du soldat de carrière et de -goût, d’un soldat qui serait doux, fin, souriant, -ferme à son devoir, d’obéissance passive, joyeuse -et discrète.</p> - -<p>Pour marcher sans glisser sur le chemin de -velours, il faut s’être libéré les épaules du fardeau -de la volonté.</p> - - -<h3 id="p1ch5" title="V. Le péché philosophique.">V</h3> - -<p><span class="sc">Le péché philosophique.</span> — Il ne faut jamais -s’attendre à trouver un génie complet, un dieu. -L’homme est un homme, c’est-à-dire un animal -dont la seule supériorité sur les autres animaux -est la diversité des aptitudes. Cette supériorité -fait supposer qu’il y aura des contradictions. Le -génie augmente une aptitude, dessèche les autres. -Pascal, génie de science, de rigidité, de -raisonnement, de clairvoyance logique, devient, -s’il aborde la théologie, construction de subtilité, -le plus morose des fanatiques. Sa théologie -s’enchaîne comme la géométrie. Le malheureux, -dans la droiture de sa logique, traite selon les -principes d’Euclide une matière variable, obscure, -modelée sur la psychologie instable des -hommes.</p> - -<p>A ses coups de boutoir, le Jésuite biaise. -Comment ferait-il ? Il est en l’air, mal appuyé, -mal en défense, armé d’une épée de hasard, — contre -un adversaire emmuré dans la cotte de -mailles du syllogisme, ferme sur ses étriers, mobile, -porté çà et là soudain par la fougue de son -cheval, Mauvaise-Foi, et pointant Donc, sa lance -de douze coudées.</p> - -<p>Mettons que Pascal s’amuse. Il joue au chat -et à la souris. A chaque partie de jeu, il croque -un Jésuite, pour finir. Il le croque, si nous le -permettons. Je crois bien qu’il en est des <i>Provinciales</i> -comme de la plupart des anciens livres -célèbres ; on les admire de confiance et on s’y -amuse par prétérition.</p> - -<p>« Nous soutenons donc, dit le Jésuite (IV<sup>e</sup> Lettre), -comme un principe indubitable « qu’une -action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne -nous donne, avant que de la commettre, la connaissance -du mal, qui y est, et une inspiration -qui nous excite à l’éviter. » M’entendez-vous -maintenant ?</p> - -<p>« Étonné d’un tel discours… » C’est Pascal -qui reprend, mais c’est nous qui sommes étonnés, -car la sentence du Jésuite est des plus nobles -et des plus humaines. Elle équivaut à dire -que, pour être coupable, il faut avoir agi avec -discernement, avec la conscience de violer une -loi morale, une loi divine, une loi civile. Mais -Pascal pense en géomètre ; il sépare l’acte de -l’acteur, juge que, tracé de travers par un aveugle -ou par un voyant, le cercle n’en est pas -moins déformé. Il faut refaire la figure, mais -d’abord couper la main malhabile, afin de parer -à de futures erreurs.</p> - -<p>Cette quatrième <i>Provinciale</i>, si elle n’était lugubre, -serait bête comme une parade de Tabarin. -Quelle humiliation pour l’esprit humain de -voir un Pascal tombé si bas que d’être obligé, -pour triompher, d’imaginer un adversaire stupide ! -Mais le Jésuite obtus, qui tremble sous la -grande lance, dès qu’il parle, on est de son avis. -Il ne croit pas, cet homme simple, que le Dieu -qu’il sert veuille condamner les coupables sans -les entendre, ni qu’il y ait des coupables là où -il y a des ignorants et des pauvres d’esprit.</p> - -<p>Qu’elle est démodée, cette ironie chrétienne -des <i>Provinciales</i> ! Par exemple (Lettre IV<sup>e</sup>) :</p> - -<p>« Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi -les gens ! Les autres apprennent à guérir les -âmes par des austérités pénibles ; mais vous -montrez que celles qu’on aurait crues le plus -désespérément malades se portent bien. O la -bonne voie pour être heureux en ce monde et -en l’autre ! J’avais toujours pensé qu’on péchait -d’autant plus qu’on pensait moins à Dieu ; mais, -à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois -sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses -deviennent pures pour l’avenir. »</p> - -<p>Otez l’ironie, et ce morceau est parfait. Mais -ôter l’ironie, c’est prendre l’envers de la pensée -de Pascal. On obtient du Nietzsche :</p> - -<p>« Quand on a pu gagner une fois sur soi de -ne plus penser du tout à Dieu, toutes choses -deviennent pures pour l’avenir. » Ainsi parlait -Zarathoustra.</p> - -<p>Le péché par ignorance, atténué ou effacé, -c’est ce que l’on a raillé longtemps sous le nom -de « péché philosophique ». Les ennemis des -Jésuites y trouvent encore un bon prétexte à -d’hypocrites indignations ; cependant que, reprenant -les principes méprisés de Suarez et d’Escobar, -ils donnent à l’ignorance invincible le nom -plus nouveau et moins pur d’irresponsabilité.</p> - -<p>Transporté dans le domaine des codes, le -péché philosophique n’est autre chose que le -crime ou le délit perpétré avec inconscience ou -demi-conscience.</p> - -<p>Les Jésuites ne croyaient guère à la responsabilité -du pécheur ; pas plus que le philosophe -d’aujourd’hui ne croit à la responsabilité du -criminel. Mais le théologien pouvait excuser le -pécheur et l’absoudre, ce que le philosophe ne -peut conseiller à la loi envers le criminel. Les -conclusions diffèrent ; les principes sont les -mêmes.</p> - -<p>Il serait bien étonnant que, pendant deux ou -trois siècles, des centaines d’hommes d’étude -eussent remué toute la psychologie du pécheur -sans en tirer quelques idées neuves et justes. Les -Jésuites ont fait en ce domaine beaucoup de petites -découvertes. Une des meilleures fut précisément -celle de l’ignorance invincible. Établir -l’irresponsabilité morale de l’homme, à l’heure -même où l’on donnait une volonté aux bêtes, où -les fables propageaient la vieille légende de leur -supériorité, à l’heure où l’on faisait encore des -procès criminels aux animaux nuisibles, excommuniés -par les évêques, proclamer qu’en beaucoup -de cas il peut y avoir péché ou délit sans -coupable, ce fut un acte d’audace intellectuelle et -de probité scientifique.</p> - -<p>L’axiome théologique du P. de Rhodez « que -le péché ne saurait être plus grand que la conscience -ne le dicte », ce serait peut-être un bon -point de départ pour une discussion philosophique -sur la Loi. On arriverait, il semble, à cette -conclusion, que, loin de proclamer tous les -hommes égaux devant elle, il faudrait dire : « Les -hommes sont inégalement responsables devant -la loi. » C’est d’ailleurs le principe des circonstances -atténuantes, de l’excuse, de la loi de -sursis. Mais les Jésuites allaient bien plus loin, -jusqu’à dire que la loi morale doit se désintéresser -des cas inguérissables, des consciences invinciblement -obscures. Comme ils partent de -l’observation, de l’examen critique de la vie, ils -ne se trompent presque jamais. Ceux qui parlent -de la loi, de l’impératif, de l’absolu, les aprioristes -en un mot, se trompent presque toujours -et si leur dogme coïncide avec la réalité, c’est -par hasard, et parce que tout arrive.</p> - -<p>La multiplicité des cas de conscience discutés -par les casuistes montre clairement qu’à leur -idée il y a autant de morales que d’individus ou -du moins que de groupes de caractères ou de -tempéraments. La morale vulgaire, chrétienne -(puisqu’il n’en est pas d’autre), est un frein que -l’on serre indifféremment aux montées et aux -descentes. Quelques-uns s’en trouvent assurés ; -d’autres paralysés. Les victimes du vice ne -sont peut-être pas plus nombreuses que les victimes -de la vertu. Mais cette idée de vertu, quelle -bulle ! N’est-il pas clair qu’un accès de colère -serait pour un flegmatique un acte de vertu, c’est-à-dire -de réaction, et pareillement un acte de -débauche, pour un frigide ? Et tout au contraire -la tempérance sera l’effort et la vertu des fougueux, -mais des fougueux seuls. Voilà le double -point de vue, avec ses nuances et combinaisons -comme à une rose des vents, pour regarder les -actes humains et en juger. La morale abstraite -est rétrograde ; elle rejette les hommes d’aujourd’hui -vers l’imitation d’un caractère ancien. Parce -qu’un charpentier de Judée, tout de rêves et -de paroles, fuyait les femmes ou ne les voulait -que servantes, on a imaginé que l’amour est un -crime ; et parce qu’il vivait en parasite, que l’argent -est mauvais ; et parce qu’il était humble -d’origine, que l’orgueil de race et de famille est -ridicule ; et ainsi, il y a les sept péchés capitaux -que d’autres appellent maintenant les sept vertus -théologales, et réciproquement. Mais il ne -faut pas créer par esprit de contradiction un -absolu antinomique à l’absolu chrétien. Il n’y a -que des accidents. Il y a des cas de conscience ; -il n’y a pas de morale ; il a des maladies, et -quelques remèdes.</p> - - -<h3 id="p1ch6" title="VI. Pascal et la Science.">VI</h3> - -<p><span class="sc">Pascal et la Science.</span> — Pascal n’était pas -destiné à la dévotion. Mais dès qu’il y fut entré, -sa logique le poussa aux extrêmes. « Sa sœur, -dit Tallemant, religieuse à Port-Royal de Paris, -lui donna de la familiarité avec les Jansénistes : -il le devint lui-même. » Comme Pascal, Jacqueline -était une précoce. Dès douze ans elle faisait -des vers ; elle jouait la comédie, et très fûtée. -<i>Le Prince déguisé</i>, de Scudéry, où elle brilla -devant Richelieu, lui valut la grâce de son père. -Le cardinal la prit sur ses genoux, lui disant : -« Tu es trop aimable, on ne peut rien te refuser. » -Pascal avait alors onze ans. Euclide allait -lui tomber sous la main. Il lut et il comprit. -C’est là le miracle ; mais il ne découvrit pas la -géométrie, comme l’enseigne la légende. Le -Pailleur, qui reçut la confidence de la stupeur -d’Étienne Pascal, était mathématicien et débauché, -homme intègre d’ailleurs. On voit le milieu. -Il est honnête sans rigidité.</p> - -<p>Les Arnauld étaient plus singuliers. Robert, -M. d’Andilly, était médiocre en tout, sauf en -amour. Sa femme a conté leurs nuits, d’où Tallemant -suppose qu’elle n’a pu les conter qu’à -un galant : « Cet homme (M. d’Andilly) était -un des plus grands abatteurs de bois qu’on pût -trouver, mais il faisait cela de la façon la plus -incommode du monde. Il la poussait la nuit, -« <i>Cataut ! Cataut !</i> », la réveillait en lui disant : -« C’est pour l’acquit de ma conscience. » Puis, -avant que d’en venir plus avant, il faisait une -prière à Dieu, pour sanctifier l’œuvre de la chair, -et cela le prenait quelquefois six ou sept fois en -une nuit<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. » La pauvre femme en mourut. -M. d’Andilly, empêché de courir par ses principes -religieux, devint « frôleur » ; « il allait voir les -femmes et les embrassait charitablement un gros -quart d’heure. » Il était brusque et même brutal, -donnait des coups de poing en parlant. Voilà -un des fondateurs du Jansénisme. Il se jeta à la -macération par terreur de l’enfer.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <span class="sc">Tallemant</span>, 2<sup>e</sup> édit. de Monmerqué, IV, 68.</p> -</div> -<p>Antoine, dont le surnom qui en fait le Grand -Arnauld semble une dérision, avait une tête -scolastique. C’était un fort disputeur ; tout lui -était bon : la logique, la grammaire, la théologie, -la philosophie, la science, la galanterie. Il -attaqua en même temps les Jésuites et les Protestants ; -mais sa grande haine était pour les -novateurs. La science l’importunait. Après avoir -vilipendé Descartes, Huygens et Malebranche, -il s’attaqua à Pascal, mais par la douceur. Il -tendit des filets onctueux. Pascal englué, il le travailla, -l’amollit, lui enleva sa foi en l’intelligence -et sa confiance dans la volonté. Tout aux mains -d’Arnauld et de Dieu, Pascal en arriva à se reprocher -comme du temps perdu les rares instants -que, dans une poussée de son génie, il -donnait encore à la science ! Le Jansénisme ne -serait qu’un accident dans l’histoire des aberrations -humaines s’il n’avait dévoré une si belle -proie. Mais cela compte d’avoir réduit à l’état de -diseur de chapelets le plus bel esprit scientifique -du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle. Cette victoire ne permet pas -qu’on oublie Port-Royal.</p> - -<p>Comme il faut du ridicule au début de toutes -les hérésies ; comme, pour décider Luther, il -faut qu’il entende un prêtre romain travestir à -l’autel les paroles de la consécration et dire : -<i lang="la" xml:lang="la">Panis es et panis manebis</i>, il faut, pour déterminer -le jansénisme, la vue de la trop belle -gorge de M<sup>me</sup> de Guéméné. Tallemant en fait le -conte : « Voici l’origine de cette secte, qu’on appelle -les Jansénistes, et qui fait aujourd’hui tant -de bruit. La marquise de Sablé dit un jour à la -princesse de Guéméné : « qu’aller au bal, avoir -la gorge découverte et communier souvent ne -s’accordent guère bien ensemble ; » et la princesse -lui avant répondu que son directeur, le P. -Nouet, jésuite, le trouvait bon, la marquise la -pria de lui faire mettre cela par écrit, après lui -avoir promis de ne le montrer à personne. L’autre -lui apporta cet écrit ; mais la marquise le -montra à Arnauld, qui fit sur cela le livre de -<i>la Fréquente Communion</i>. » Voilà l’homme qui -mania Pascal ; il avait de l’adresse et ce génie -du polémiste de profiter de toute occasion.</p> - -<p>Pour lire <i>les Pensées</i> avec toute la douleur -qu’elles exigent, il faut regarder Pascal au fond -d’une basse-fosse. La foi le mure mieux que des -pierres et le détient mieux que des chaînes ; la -foi lui cache le jour, lui refuse l’air. Il devient à -moitié fou ; la terre s’ouvre devant lui et il voit -sortir de la fente des flammes et des diables. -Les amulettes vulgaires de l’Église ne lui suffisent -pas ; il lui en faut de particulières pour rassurer -son tremblement. Arnauld, avec la bêtise -du fanatique, juge que son œuvre est bonne, et -sourit. Pascal subit ce sourire ; il l’aime ; c’est sa -seule lumière. Sous cet encouragement, il tente -une apologie du christianisme. On croit trouver -dans <i>les Pensées</i>, à côté des raisons du chrétien, -les traces d’une raison très libre. C’est une illusion. -Tout ce qui supporte cette interprétation -n’est qu’objection provisoire ou ironie. Pas une -ligne, si l’on veut respecter le Pascal chrétien, -ne doit se retourner contre la citadelle qu’il défend. -Tout ce qui est demeuré de l’apologie interrompue -attaque le libre examen, la liberté, la -nature, la science. En lisant, souvenez-vous que -celui qui a écrit votre lecture croyait sans défaillance -à Dieu, à l’âme, à l’enfer, au ciel, à la prédestination, -à l’inutilité des œuvres, à la grâce -nécessitante. S’il vous dit : « Vérité en deçà des -Pyrénées, erreur au delà, » il n’allègue que les -vérités humaines qu’il méprise et qui ne sont -pour lui que des erreurs ; car il croit à la Vérité, -à l’absolu, à la prédestination, au ciel et à l’enfer. -Ce n’est pas un homme qui se construit des -preuves en rempart contre les assauts du doute. -Il est assuré, il a la foi. Sa seule inquiétude, -c’est de savoir s’il a la grâce ; s’il avait la -grâce, tout lui serait égal, parce que la grâce, -dès qu’elle est, elle est toujours nécessitante.</p> - -<p>Mais s’il était permis de repousser le registre -de l’ironie, de transposer, selon le mode naturel, -ces profondes mélodies philosophiques ! S’il -était permis de considérer les objections comme -des aveux de l’inconscient ! Et enfin, si l’on osait -rejeter de ces pages tout le dogme et tout l’amour, -toutes ces effusions qui montent vers -rien, toute cette théologie qui tourne en procession -autour du néant ! Une telle œuvre ne serait -plus l’œuvre du Pascal chrétien, du prisonnier -d’Arnauld. Peut-être serait-elle l’œuvre du Pascal -vrai, du fils sévère de Montaigne, du frère -intellectuel de Descartes ? On a imaginé un recueil -arbitraire qui s’appelle <i>Montaigne chrétien</i>. -Cela nous paraît bouffon, parce que Montaigne -n’était pas chrétien, et aussi parce que le christianisme -ne manque vraiment pas d’apologistes. -Un Pascal philosophe serait moins absurde, parce -que <i>les Pensées</i> sont l’œuvre d’un converti, d’un -déchu, et que l’on peut supposer sous la couche -chrétienne un granit originel. Décrépir <i>les Pensées</i>, -ce serait peut-être ôter le badigeon qui -recouvre des pierres sculptées. On verrait ce que -Pascal aurait pensé si, au lieu de se retirer à -Port-Royal, il avait été rejoindre Descartes en -Hollande.</p> - -<p>La conversion de Pascal ne fut pas un calcul. -Il montra toujours une grande droiture, même -dans <i>les Provinciales</i>, dont les mensonges sont -imputables aux seuls Jansénistes. Le P. Daniel -l’a reconnu volontiers<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> et les manuscrits de -Tallemant sont venus confirmer le fait<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a> : -« Ces Messieurs de Port-Royal lui donnaient la -matière et il la disposait à sa fantaisie. » Si -cela avait été un calcul, il n’aurait pas été mauvais, -au point de vue du monde. La conversion -de Pascal tourmenta son génie et augmenta sa -réputation. Les Jansénistes, sûrs qu’il leur appartenait -et qu’il ne recommencerait pas, vantèrent -sa précocité jusqu’au ridicule. L’histoire de -l’invention de la géométrie faisait rire ceux qui -savent ce que c’est que la géométrie. Descartes lui -contestait la découverte de la pesanteur de l’air, -assurant que l’expérience du Puy-de-Dôme n’avait -été faite que sur ses propres indications -et à sa prière. Port-Royal soigna la gloire de -son protégé et c’est peut-être à cause de Pascal -qu’Arnauld imagina de quereller Descartes. -C’était l’enfant d’adoption d’une secte assez -puissante pour résister au pape et soutenue par -tout le protestantisme étranger. Il y a là-dessus -une bien jolie anecdote dans le P. Daniel<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. -Comme on s’étonnait, dans une société, de la -fable de la géométrie, quelqu’un dit « que c’était -encore très peu de chose que cette hyperbole, -quelque outrée qu’elle parût, pour reconnoître -les obligations qu’ils lui avoient pour les Lettres -au Provincial. Tout le monde en demeura d’accord ; -et on avoua qu’on ne pouvoit pas païer en -meilleure monnoie les services que M. P… avoit -rendus à ces Messieurs ». Je sais bien que le P. -Daniel est suspect<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a> ; mais il ne l’est pas plus -que « ces Messieurs ». Pascal d’ailleurs méprisait -la gloire. Toutes ces querelles passaient au-dessus -de sa tête. Pendant ce temps-là, prosterné -aux pieds du crucifix, il « s’abêtissait ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Voyage dans le monde de Descartes</i>. Éd. de la Haye, 1739, -p. 183.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <i>Loc. cit.</i></p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> <i>Loc. cit.</i></p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Son livre est toutefois bien curieux et l’un des meilleurs -exposés du cartésianisme total.</p> -</div> - -<h3 id="p1ch7" title="VII. Les casuistes et la morale expérimentale.">VII</h3> - -<p><span class="sc">Les casuistes et la morale expérimentale.</span> — Le -protestantisme est une réaction chrétienne -contre la liberté de vivre, condition essentielle -de la liberté de penser. Pascal a donc -séduit les protestants. Ils ont cru qu’il apportait -plus de christianisme. Si cela est vrai, et si les -Jésuites, au contraire, représentaient moins de -christianisme, ce sont les Jésuites dont un esprit -sain devrait se faire le champion. Mais cela n’est -pas sûr. Les Jésuites sont tout aussi chrétiens -que les Jansénistes, mais moins durement et -avec plus de lumières. La partialité des protestants -a une autre cause, et fort juste : c’est que -les Jésuites ont préservé le monde latin du fléau -de la Réforme. Maintenant qu’ils ne sont plus -bons à rien et qu’ils se sont protestantisés comme -le reste du clergé catholique, on peut leur rendre -cette justice sans avoir l’air de les flatter. -Tout en frondant Rome, Port-Royal restait fort -attaché au pape. La sympathie des protestants -fut indirecte ; elle s’attacha aux Jansénistes, en -haine des Jésuites. Et cela continue, à un moment -où, devant l’ironie supérieure de la science, -toutes les croyances religieuses sont égales, et -tous les dogmes. Un protestant libéral ne peut -pas s’imaginer à quel point, vu à la lumière du -laboratoire, il est identique au Jésuite ou au -Capucin. L’analyse révèle une surprenante parité -de matières grises et la même population -cérébrale : décalogue commun, métaphysique -commune, entités mâles et femelles procréant -les mêmes superstitions morales. Une critique -générale du christianisme distinguerait à peine de -passagères variétés entre les frères de la grande -famille, si on n’était obligé de remarquer les -antipathies qui les divisent et qui les classent.</p> - -<p>Ceci est un point de départ pour une étude -plus profonde. Il faut renforcer les microscopes, -et les réactifs. Alors on découvre que les superstitions -morales des deux clans évoluent selon -des principes contradictoires, l’abstrait et le -concret. La morale du christianisme pur, protestantisme -ou jansénisme, repose tout entière sur -l’abstraction ; la morale du christianisme mitigé, -la morale du catholicisme, partie des mêmes -principes, s’est modifiée libéralement selon les -ressources de la méthode expérimentale.</p> - -<p>Sans doute son origine, qui est un commandement -divin, a restreint le champ d’évolution ; -elle n’a pu se mouvoir que selon une piste fermée. -Partie de Dieu, elle revient à Dieu. Mais -entre les deux bornes, elle a divagué avec une -certaine élégance.</p> - -<p>Il y avait au <small>XV</small><sup>e</sup> siècle un astronome nommé -Regiomontanus, qui savait tout ce que l’on pouvait -savoir de son temps ; et cela différait peu -de ce que l’on sait aujourd’hui. Mais il ignorait -ou voulait ignorer le point capital de l’Astronomie. -Il plantait la terre au milieu du monde, ce -qui rendait ses admirables calculs d’une effroyable -complexité. Si, à la place de la terre, il -eût fixé le soleil, ses courbes se redressaient, ses -nœuds se dénouaient, ses orbites se désenchevêtraient. -Il ne put ou il n’osa. Les casuistes de -la compagnie de Jésus me font toujours penser -à Regiomontanus. Ils se sont bien doutés que -la morale est une science fort aléatoire et toute -relative ; mais ils n’ont jamais osé laisser leurs -doutes affaiblir leurs principes. Ils posent d’abord -le précepte : la terre est le centre du monde. -Puis ils raisonnent comme s’il n’y avait pas de -centre, ou comme si le centre du monde et de -la morale se déplaçait sans cesse au gré des passions -ou des milieux humains. Le Jésuite espagnol -absout le duel et le Jésuite français le condamne. -Vérité en deçà, erreur au delà. La maxime -de Pascal montre la corde de son ironie -pour en fouetter les Jésuites. Mais Pascal n’a -pas eu le dernier mot, et son châtiment est -qu’on lui fasse gloire de l’aphorisme pyrrhonien -dont il cinglait ses adversaires. Deux siècles de -main-mise protestante sur notre histoire, notre -littérature, notre morale traditionnelle ne nous -empêcheront pas de dire très nettement notre -pensée à la face des imbéciles et des fanatiques ; -et si c’est Escobar lui-même qui défend la liberté -de la vie, nous ne rirons plus d’Escobar.</p> - -<p>Un publiciste qui batailla contre les Jésuites<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>, -Charles Sauvestre, a très bien vu que, -dans leur morale, il n’y a presque plus rien d’évangélique. -Cette morale, qui nie la morale absolue, -n’est autre chose qu’une suite de conseils critiques -pour toutes les circonstances de la vie. -Plus de principes, dirait-on, mais une perpétuelle -accommodation aux événements. Ceci est -exagéré. Comme on l’a déjà observé, jamais aucun -casuiste n’a oublié le texte des commandements -de Dieu ; ils les écrivent en tête de chacune -de leurs pages. Les principes demeurent, mais -les situations changent. Pour les appliquer à un -cas particulier, il faut les traiter comme ces vêtements -de famille qu’on allongeait ou qu’on repliait -selon la taille du nouveau venu. Pour être bon -à quelque chose, il faut qu’un principe soit maniable. -« Tu ne voleras point. » Quoi, jamais ? — Jamais ! -Et vous voilà dans l’absurdité, car -je vais vous citer cinquante anecdotes où vous -reconnaîtrez que le vol fut légitime et même -nécessaire. La morale qu’il faut violer pour vivre, -ce n’est plus qu’un instrument de tyrannie entre -les mains du plus fort. Il faut imaginer une accommodation -qui la rende pratique. C’est ce que les -Jésuites essayèrent assez gauchement, mais avec -une bonne foi que prouve leur naïveté. En règle -avec des principes chrétiens, ils élaborèrent des -jugements qui ne sont que la constatation des -coutumes morales, et plutôt qu’un code, un -guide. Un célèbre manuel, encore réimprimé, -porte ce titre archaïque : « Le Guide du pécheur. » -Voilà la morale ramenée à des proportions honnêtes, -à sa place parmi les usages mondains.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Tous les ordres religieux et le clergé séculier ont fourni -des casuistes. Le plus célèbre, Alphonse de Liguori, n’était pas -Jésuite ; si peu qu’il fonda un ordre rival, les Rédemptoristes. -Lorsqu’on dit cela à la Chambre des députés, lors du grand débat -de 1879, il y eut des « exclamations à gauche ».</p> -</div> - -<h3 id="p1ch8" title="VIII. Les péchés de la chair.">VIII</h3> - -<p><span class="sc">Les péchés de la chair.</span> — Il n’y a guère une -page des <i>Provinciales</i> qui n’incline un bon esprit -à avoir de l’amitié pour les Jésuites. Puisqu’il -s’agit de la liberté charnelle, prenons la lettre -neuvième<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a> :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Édit. Louandre.</p> -</div> -<p>« Mais (dit le Jésuite) ce qui nous a donné le -plus de peine a été de régler les conversations -entre les hommes et les femmes : car nos pères -sont plus réservés sur ce qui regarde la chasteté. -Ce n’est pas qu’ils ne traitent des questions -assez curieuses et assez indulgentes, et principalement -pour les personnes mariées ou fiancées. -J’appris sur cela les questions les plus extraordinaires -qu’on puisse s’imaginer. Il m’en donna -de quoi remplir plusieurs lettres : mais je ne -veux pas seulement en marquer les citations, -parce que vous faites voir mes lettres à toutes -sortes de personnes ; et je ne voudrais pas donner -l’occasion de cette lecture à ceux qui n’y -chercheraient que leur divertissement.</p> - -<p>« La seule chose que je puisse vous marquer -de ce qu’il me montra dans leurs livres, -même françois, est ce que vous pouvez voir -dans la Somme des péchés du père Bauny, -p. 165, de certaines privautés qu’il y explique, -pourvu qu’on dirige bien son intention, comme -à <i>passer pour galant</i> : et vous serez surpris d’y -trouver, p. 148, un principe de morale touchant -le pouvoir qu’il dit que les filles ont de disposer -de leur virginité sans leurs parents. Voici ses -termes : « Quand cela se fait du consentement -de la fille, quoique le père ait sujet de s’en -plaindre, ce n’est pas néanmoins que la dite -fille ou celui à qui elle s’est prostituée lui aient -fait aucun tort, ou violé pour son égard la justice : -car la fille est en possession de sa virginité, -aussi bien que de son corps ; elle en peut -faire ce que bon lui semble, à l’exclusion de la -mort ou du retranchement de ses membres. » -Jugez par là du reste…</p> - -<p>« Voilà tout ce que je puis dire de tout ce -que j’entendis, et qui dura si longtemps que je -fus obligé de prier enfin le père de changer de -matière… »</p> - -<p>Voici donc les Jésuites accusés de défendre -la liberté. Ce n’est pas la <i>Fronde</i>, ou un féministe -hardi, ou un philosophe impie qui proclame -les droits de la femme à disposer de son -corps, c’est un obscur Jésuite du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, -c’est le P. Bauny ; mais, avec lui, c’est toute -l’Église. Car ce fut une des gloires du christianisme, -et l’une des plus sûres, de briser la terrible -puissance paternelle qui faisait de chaque -Romain un tyran et un bourreau. La domination -des parents cesse à l’heure où fonctionne -la conscience individuelle. Une fille a le droit de -se marier, dès qu’elle est nubile. Ce qui constitue -le sacrement de mariage, ce sera le consentement -mutuel des fiancés, et cela seul. Le reste -n’est que cérémonial. Comme Pascal se rapetisse -et qu’il devient médiocre sous cette grandeur -d’une loi de la nature érigée en sacrement -par des sages qui trouvèrent ce moyen de faire -respecter les ordres méconnus de la vie !</p> - -<p>Hommes d’action, les Jésuites estiment peu -les vertus inactives, comme la chasteté ; optimistes, -ils mettent au-dessus de tous les biens -la conservation de l’existence. Dans son Commentaire -sur le prophète Daniel, Cornelius a -Lapide dit avec tact : « La chaste Suzanne a -agi en femme héroïque ; mais, dans un tel péril -d’infamie et de mort, elle pouvait se borner à -tout endurer des deux vieillards sans consentir -ni coopérer à rien intérieurement, parce que -l’existence et la réputation valent mieux que la -chasteté… De jeunes et chastes vierges se croient -coupables si elles ne luttent et ne résistent de -toutes leurs forces et par leurs cris, tandis qu’il -suffit de détester et d’exécrer l’acte auquel on -est forcé. » Les filles et femmes ont toujours été -de cet avis. Elles savent que le monde, à qui -les actes sont indifférents, n’est sensible qu’au -scandale. Une fille à demi violée et délivrée à -temps de son agresseur est perdue de réputation ; -celle qui a tout subi portes closes demeure -comme intacte. Cela revient à dire qu’entre -deux maux, fidèle au chemin de velours, le -Jésuite conseille de choisir le moindre. Ce n’est -pas héroïque. Sans doute, mais l’humanité -n’est pas faite de héros, et les héros, d’ailleurs, -se créent leur propre morale. Il s’agit de vie -pratique, et de mettre en garde les hommes -contre les grands principes abstraits qui ne sont -que des pièges où se gardent de choir ceux qui -les formulent. Il n’est de louche aventurier qui ne -se vante du <i lang="la" xml:lang="la">potius mori quam fœdari</i>. J’aime -mieux cette comédienne qui, à ce propos, disait -en souriant — tout le contraire. Mais quand le -déshonneur est secret et qu’il s’accompagne -d’un plaisir, il serait bien sot d’aller préférer la -mort ou l’infamie publique. C’est ce qu’affirme -le P. Taberna : « Une jeune fille ne pèche point -si, dans un péril de mort ou d’infamie, elle reste -purement passive et n’emploie point tous les -moyens dont elle peut disposer pour chasser le -séducteur, comme de le tuer et d’appeler le voisinage. » -La malheureuse sera bien avancée de -lire dans tous les journaux le récit de sa victoire -ou d’avoir à paraître en Cour d’assises avec -l’air qui convient à une victime modeste de l’érotisme ! -Il est difficile de trouver les casuistes -en défaut, surtout les derniers venus, qui ont -profité des observations antérieures et d’une -plus large observation des mœurs. Ils connaissent -la nature humaine, savent la puissance des -préjugés. Ni dupes, ni hypocrites, ils ne consentent -pas à prêcher une morale inapplicable, -ils aiment mieux être utiles que d’acquérir par -le facile moyen de l’écriture une réputation de -stoïcisme et d’intégrité.</p> - -<p>Fort en avant sur leur temps, mais surtout -sur le nôtre, ils défendent avec persévérance le -droit de chacun à user et à abuser de soi-même. -Ainsi Sanchez, quand il accepte, en son célèbre -traité <i lang="la" xml:lang="la">De Matrimonio</i>, la légitimité de certains -baisers hardis et précis. On sait qu’il y met -une restriction : c’est qu’ils ne seront qu’un prélude -et que l’acte naturel désaltérera les incendies -de la chair. Les physiologistes, successeurs des -casuistes, sont en général du même avis sur -cette question secrète ; ceux qui se réservent le -font pour des motifs où du moins la morale n’a -rien à voir. Souvenons-nous des vers de Baudelaire. -La morale écartée, il reste la matière -d’une discussion peut-être gastronomique. -Henri IV avait des goûts sauvages. Le tort des -casuistes, ce n’est pas leur complaisance ; elle est -fort sommaire, quoi qu’on ait dit<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> ; c’est leur -subtilité. Le péché devient topographique. On -se croit au jeu de l’oie (de la petite oie) : voici -la prison, et le puits. Assis dans sa chaise de -marbre, froid comme la pierre qui le glace, -Sanchez discute le plan de la bataille. Il connaît -les chemins ouverts et les chemins creux. Ici, il -y a une belle prairie, et là un bourbier. Il est -magnifique et serein. Il sait tout et méprise -tout. Quand la farce érotique a épuisé ses jeux, -il referme les rideaux sur les deux petites marionnettes -obscènes, et sa face pâle n’est émue -ni de dégoût, ni de pitié.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Sanchez fut censuré, pour sa sévérité, par l’Inquisition, -organe modérateur et non de persécution systématique, comme -on a réussi à le faire croire au public. Au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, les Jésuites, -à propos d’un des leurs, livré au bras séculier par l’autorité -inquisitoriale, firent publier un petit traité contre l’Inquisition, -dont la version française a pour titre : <i>Le Manuel des Inquisiteurs</i> -ou <i>Abrégé de l’ouvrage intitulé : <span lang="la" xml:lang="la">Directorium Inquisitorum</span> -composé vers 1358 par Nicolas Eymeric</i>, etc., à Lisbonne, -1761.</p> -</div> -<p>Alexandre Dumas, dans sa <i>Question du divorce</i>, -s’élève, avec son hypocrisie de vieux -viveur fourbu, contre cette tolérance délicate -des théologiens qui veulent bien que la femme, -étourdie et non satisfaite de la ruée brutale de -l’homme, achève à sa guise ce qu’un contact -égoïste et trop rude n’a fait qu’ébaucher. Que -voilà donc encore de la morale mal placée ! -Pourquoi ne pas laisser les hommes et les femmes -juges de leurs plaisirs et nochers de leur barque ! -Mais le casuiste ici n’est que l’écho de la plainte -des femmes. Les hommes croient connaître les -femmes, et cela arrive. Mais qui connaît les -hommes ? Qui, hormis le confesseur ou le médecin, -a entendu le gémissement de la femme toujours -trompée ? Sa lenteur à s’émouvoir la laisse -d’un pas en arrière, et l’homme ne tourne jamais -la tête. Tantale, toutes les nuits, sent la caresse -vaine d’un plaisir ironique. Il reste à la victime, — quoi ? -Ça, l’adultère, ou le désespoir. Car on ne -laisse pas sa froideur tranquille, la tentation revient -avec la certitude d’un accès de fièvre ; tout -l’organisme va être encore secoué, tordu, tendu : -et la flèche éternellement se brise et tombe.</p> - -<p>Cette aventure est si commune qu’un médecin, -il y a une vingtaine d’années, a repris la thèse -du casuiste. Mais il place l’adjutoire avant l’acte, -et c’est à l’homme qu’il en confie le soin<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>. -Mais dire qu’il y a des hommes à qui il faut rédiger -de telles ordonnances ! Il y en a, et beaucoup. -Et ce sont les meilleurs, les plus sains : la -volupté est une création humaine, un art délicat -où quelques-uns seulement sont aptes, comme à -la musique ou à la peinture. La nature ne s’inquiète -pas du plaisir ; l’acte lui suffit. Mais les -théologiens croyaient le contraire et que la participation -effective de la femme était indispensable -à la fécondation<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>. De là leur condescendance. -Cependant, si la volupté n’est pas nécessaire -à la fécondation, et même fort inutile le -plus souvent, elle l’est à l’intégrité du système -nerveux. Parti d’un principe faux, le casuiste a -trouvé une conséquence tolérable. D’ailleurs, les -femmes demandaient l’absolution et non la permission : -le casuiste souvent écrit sous la dictée -de la femme.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>Petit Bréviaire de l’amour expérimental</i>, par le D<sup>r</sup> Jules -Guyot.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> C’est encore aujourd’hui un préjugé populaire.</p> -</div> -<p>Il ne faut pas croire ce que disent les pamphlétaires. -Les questions de cet ordre, et le catalogue -en est long et fastidieux, n’ont pas été -traitées par les casuistes « avec une complaisance -particulière ». Elles viennent à leur rang dans -les manuels de théologie morale, et plus d’un -lecteur sournois aura trouvé que la place leur -est mesurée avec parcimonie. Dans l’ouvrage -de Sanchez sur le mariage, la discussion des cas -érotiques tient en quelques pages noyées en deux -énormes tomes. Et cependant, comme le dit -Liguori, « c’est la matière la plus fréquente et la -plus abondante de la confession ». C’est souvent -la seule, comme c’est l’unique conversation des -mâles vulgaires et l’unique rêve de presque -toutes les femmes. Le théologien aborde ce chapitre -avec le sang-froid du physiologiste qui -entre dans la région du sixième sens. Sans doute, -ils auraient pu, non le passer sous silence, mais -l’abréger encore ou le restreindre à des généralités. -Cette méthode eût été sévère, car elle aurait -équivalu à prohiber tout ce qui est inutile à la -fin directe du mariage, la procréation. Si la confession -a parfois été pour les femmes une école -de volupté, qui s’en plaindra, né en dehors du -protestantisme ou du jansénisme ?</p> - -<p>Pourquoi les casuistes ont-ils étudié les cas -de conscience de l’amour ? Mais pourquoi y a-t-il -en vente, à cette heure, trente ou quarante ouvrages -de médecine vulgarisatrice où les rapports -sexuels sont examinés avec beaucoup moins de -décence que dans Sanchez ou dans Liguori ? -C’est qu’autrefois les hommes songeaient à leur -salut et qu’aujourd’hui ils songent à leur santé. -Et ils voulaient conquérir leur salut comme -aujourd’hui conserver leur santé, sans se priver -d’aucun de leurs plaisirs. Les casuistes les rassuraient ; -les médecins les réconfortent. C’est en ces -matières surtout que l’humanité entend rester -immuable ; car elle sent bien que, guérie de ses -vices, elle se trouverait du coup guérie de la -vie, c’est-à-dire du plaisir de vivre.</p> - -<p>Il faut donc rire des sots qui prétendent trouver -en des in-folios latins l’origine de la corruption -de nos mœurs. L’indignation contre la -casuistique de l’amour signale un hypocrite ou -un coquebin. Elle ne peut être prise au sérieux -dans un pays qui possède, avec l’Italie, la littérature -la plus libre de l’Europe et la plus délicieusement -érotique.</p> - -<p>Il y a tant d’autres questions sur lesquelles on -pourrait se mettre d’accord pour détester les -Jésuites ! Mais il semble qu’on ait choisi pour les -accabler celles de leurs idées ou de leurs méthodes -qui obtiennent nécessairement l’assentiment -d’un esprit dénué de tout fanatisme. C’est peut-être -que les motifs sérieux d’exclusion que l’on -pourrait proférer contre la compagnie de Jésus -seraient également valables contre les autres -sectes chrétiennes. Je comprends qu’on dise -nettement comme Nietzsche : Le christianisme, -voilà l’ennemi. Toute autre formule est un acte -de foi religieuse.</p> - - -<h3 id="p1ch9" title="XI. La Casuistique du vol.">IX</h3> - -<p><span class="sc">La Casuistique du vol.</span> — « C’est un des caractères -de la Casuistique des Jésuites, dit Paul -Bert avec amertume, de toujours prendre parti -pour le pécheur. »</p> - -<p>Il faudrait généraliser. Il n’est pas juste de -faire honneur aux Jésuites d’une initiative qui -appartient au christianisme lui-même. La théologie -morale règle les rapports de l’homme avec -Dieu ; elle est un commentaire du Décalogue et -des articles qu’au Décalogue ajouta l’Évangile. -Il n’y a pas devant l’Église des crimes, des délits, -des infractions ; il n’y a que des péchés. Quel que -soit le péché, le repentir l’efface ; et le rôle du -prêtre est de provoquer le repentir dont l’absolution -n’est que le sceau ou la signature. Tous -les sacrements, le chrétien se les confère à lui-même -par sa volonté d’y participer ; le prêtre est -moins un dispensateur qu’un témoin. S’il prenait, -en ces conjonctures si graves pour un -croyant, parti contre le pécheur qui se veut -absous, il serait un juge d’instruction, un procureur, -un sergent d’armes ou un bourreau, non -pas un prêtre. Il faut comprendre les matières -dont on traite, être théologien, s’il s’agit de théologie. -Paul Bert était un cuistre.</p> - -<p>Le cuistre, qui est un imbécile, est aussi un -ignorant. Savoir sans comprendre, c’est ignorer. -Il était si facile, à ce moment du discours, de se -souvenir du mot de l’Évangile sur la joie que -cause au ciel la venue au bien d’un pécheur. Le -christianisme est essentiellement la religion des -faibles, des humbles, des malades. Or, qu’est-ce -qu’un pécheur ? Demandez-le à la science, à celle -d’aujourd’hui même : un malade. Il n’y a pas -des honnêtes et des malhonnêtes gens ; il y a -des gens malades et des gens sains, avec toutes -nuances qui se peuvent imaginer dans l’intervalle. -Prendre parti pour le pécheur, c’est prendre -parti pour le malade ; c’est se faire médecin. -Aux temps de la foi, on appelait les prêtres -les médecins des âmes. Tout cela est logique.</p> - -<p>Mais Paul Bert, écho bégayant des Jansénistes, -veut dire encore autre chose : que les casuistes, -par l’analyse quasi-scientifique des actes, -en étaient arrivés à excuser presque tous les -actes mauvais. Avec un tel système, s’écrient -les procureurs, on ne pourrait plus guillotiner -personne ! On le peut toujours et on le fait toujours, -et le christianisme autoritaire, toujours -maître des consciences, suggérera encore longtemps -de bons arguments pour défendre les -idées d’expiation et de châtiment. Mais ces idées -que les casuistes ont, sans le vouloir, sincèrement -contribué à affaiblir, ne sont désormais regardées -que comme des conceptions de l’esprit sans -aucune racine dans la réalité sociale. Le droit de -punir n’est plus un droit : c’est une sottise. -Non pas que l’on conseille un surcroît d’indulgence -pour les malades dangereux, tout au contraire ; -mais il faudrait que la besogne fût faite -sans apparat, et que l’élaboration du bulletin de -prison ne demandât pas plus de cérémonies que -celle du bulletin d’hôpital.</p> - -<p>Prendre parti pour le pécheur ? Furent-ils -donc les précurseurs de la science, ces sombres -réactionnaires ? Oui. Le casuisme a été un élément -de dissolution morale. Au commandement : -« Le bien d’autrui ne prendras — ni retiendras -sciemment, » ils ont répliqué par le fameux <i lang="la" xml:lang="la">distinguo</i> -qui sonna pendant des siècles comme un -ricanement. Toute la liberté de l’esprit moderne -est contenue en germe dans ce <i lang="la" xml:lang="la">distinguo</i> qui fait -tant rire les imbéciles. Le <i lang="la" xml:lang="la">distinguo</i>, c’est le nom -enfantin de la dissociation. Il n’y a pas d’absolu, -il faut à chaque pas, le long du chemin des -idées, proférer ce <i lang="la" xml:lang="la">distinguo</i> fatidique. Avec ce -vocable ridicule, voilà la naissance de l’analyse. -Le Pour et le Contre naissent tout armés de -cette dent de Dragon et se jettent l’un sur l’autre -pour une lutte éternelle, cependant que de -chaque goutte de leur sang versé naissent les -nuances, les arguments, les contradictions et -toutes les vérités aux yeux fous.</p> - -<p>Il y en a beaucoup, de ces vérités, mais il n’y -a pas de Vérité ; alors il faut distinguer. La -psychologie est faite de distinctions, et la politique, -et l’art même de vivre. Un acte change -de valeur selon qu’il est commis par un homme, -une femme, un enfant, dans une chambre close, -dans la rue, sur le radeau de <i>la Méduse</i>, à la -guerre, dans une fête, et ainsi de même pendant -plusieurs centaines de mots. Mais chacun de ces -mots peut être modifié par l’époque, par le pays -où on le prononce, par le milieu et le moment ; -et l’on obtient une série de relativités qui s’avance -vers l’infini. On a classifié les actes sous quelques -clefs ; c’est une méthode. En réalité, un -acte humain est unique de son espèce ; il ne peut -être jugé que par un jugement qui le qualifie -spécialement. Les lois ne sont que de grossiers -moyens de police ; elles assurent la justice en -cultivant l’iniquité.</p> - -<p>Mais il ne faut pas être trop sérieux, même -sur de telles questions. L’humanité prête beaucoup -à rire et surtout ses conducteurs, qui sont -de véritables personnages de comédie. Sans -doute, pour guider les hommes vers leur obscure -destinée, il ne faut pas être trop intelligent. -L’intelligence est un don qui ressemble à un fardeau ; -son poids paralyse l’activité. Cependant -il y a une certaine bêtise, dépassant la commune -mesure, dont il est permis de s’étonner -même si l’on fait profession de ne s’étonner de -rien. Guidés par certains jugements de M. Magnaud, -des hommes politiques ont songé à excuser -absolument le vol par nécessité ; je crois -même qu’ils appellent cela « le délit nécessaire ». -C’est du jargon, mais leur idée se comprend. -Ces mêmes hommes, les mêmes exactement, à la -même heure exactement, condamnent comme -immorales les propositions indulgentes des -Jésuites sur le vol. Voici ce que disait, il y a -plus de deux cent cinquante ans, à l’époque où -l’on commençait à discuter le <i>Discours de la -Méthode</i>, un obscur jésuite, le P. Pierre Alagon, -dans son <i>Abrégé de la Somme de saint -Thomas</i> :</p> - -<p>« D. — Est-il permis à quelqu’un de voler, à -cause de la nécessité où il se trouve ?</p> - -<p>« R. — Cela lui est permis, en secret, soit ouvertement, -s’il n’a pas d’autre moyen de subvenir -à son besoin. Ce n’est ni vol, ni rapine, parce -qu’alors, selon le droit naturel, toutes choses -sont communes. »</p> - -<p>Ce passage est fort remarquable. C’est une -doctrine, et celle même de l’ancienne Église, de -celle qui n’obéissait pas encore aux ordres des -rationalistes et des protestants. Elle passa dans -l’enseignement des séminaires et on la trouve -en des catéchismes, en celui du diocèse de Verdun -(1860) que des débats politiques ont rendu -célèbre, vers 1876, et plus tard au temps de Jules -Ferry, sous le titre de Catéchisme de Marotte, -le rédacteur. Marotte disait :</p> - -<p>« D. — Est-on toujours coupable de vol quand -on prend le bien d’autrui ?</p> - -<p>« R. — Non ; il peut arriver que celui dont on -prend le bien n’ait pas le droit de s’y opposer ; -ce qui a lieu, par exemple, lorsque celui qui prend -le bien d’autrui est dans une nécessité extrême, -et qu’il se borne à prendre ce dont il a besoin -pour en sortir. »</p> - -<p>A la réimpression du volume, l’évêque de -Verdun eut la lâcheté de faire sauter ce paragraphe ; -pour bénéficier à son tour des faveurs -de l’État, son successeur va le rétablir.</p> - -<p>Se souvient-on de ces femmes, l’une condamnée, -l’autre préventivement soumise à des semaines -de prison, pour un vol de pois écossés, -pour un vol de pain ? Elles eussent reçu des -compliments peut-être, si la doctrine des Jésuites -avait été formulée quelques mois plus tôt en -projet de loi. Les théologiens, et d’abord ceux -de la Compagnie de Jésus, ont devancé de deux -ou trois siècles les plus audacieux défenseurs de -la plèbe. C’est pourquoi les anciennes monarchies, -en leurs crises de despotisme, les taxaient -d’anarchie et les proscrivaient.</p> - -<p>Peut-être les monarchies avaient-elles raison. -Il faut vivre, et la vie ne peut se maintenir que -par l’injustice. Quand les maîtres sont au pouvoir, -les coups retombent sur les esclaves ; si l’État -est gouverné par la coalition des esclaves, c’est -contre les maîtres que l’injustice est déchaînée. -La lutte est de droit : et toute lutte suppose des -alternatives de vainqueurs et de vaincus. Toute -doctrine, soit d’autorité, soit d’anarchie, se trouve -quelque jour la doctrine du règne. L’heure -est aux Jésuites, à leur morale facile, et on les -chasse ! Personne ne veut plus marcher que sur -le chemin de velours, et on tourmente ceux qui -l’ont établi ! Rien n’est blessant comme une -faute de logique.</p> - -<p>Ce qui est énorme, par-dessus tout, c’est -qu’on ait réussi à faire accepter comme un bienfait -au peuple des misérables la substitution de -la dureté aveugle du Code à l’indulgente doctrine -de l’excuse. Le Code ne demande pas : avez-vous -faim ? avez-vous des enfants à nourrir ? -avez-vous volé un pauvre ou un riche, un artisan -ou un avare ? Le Code ne demande rien. Il -condamne. Du fagot que la vieille a récolté pour -faire bouillir sa dernière soupe, il lui rompt les -reins avec sérénité.</p> - -<p>Le Code a raison. Il est fait précisément pour -protéger la civilisation contre la barbarie, ceux -qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas. -Il est le piège à loups où l’on trouve parfois -une bête innocente ; mais qu’importe, si la veille -il a pris un loup et si le lendemain il prend -encore un loup. Scientifiquement, il faudrait un -Code pour chaque individu ; mais cela compliquerait -un peu les sociétés. Paul Bert voulait -que l’on appelât les lois : commandements de -l’État en pendant aux commandements de l’Église. -Les faux savants sont toujours tarés de -mysticisme. Celui-là croyait que le code, œuvre -de la raison, peut s’opposer au catéchisme, œuvre -de la foi. Ses successeurs se voient forcés -d’emprunter à l’œuvre de foi un article qu’ils -repoussaient il y a vingt ans au nom de la raison. -Ces deux domaines ne sont pas bien déterminés. -L’incroyant n’est pas toujours celui qui -fait profession de ne pas croire. Quand donc -saura-t-on que l’irréligion est une religion ?</p> - - -<h3 id="p1ch10" title="X. Pretium stupri.">X</h3> - -<p><span class="sc" lang="la" xml:lang="la">Pretium stupri.</span> — Le soin des casuistes s’étend -à toutes les circonstances de la vie sociale. -Ils traitent des plus minimes questions, de celles -que dédaignent les moralistes abstraits, de celles -qui suggèrent aujourd’hui tant de chroniques -et de petites pièces de théâtre. La pièce à <i>thèse</i> -n’est qu’un cas de conscience dialogué ; ce genre, -qui est une négation impuissante de l’art, a son -origine directe dans ces <i>thèses</i> de morale et de -théologie dont on allait jadis écouter en apparat -la discussion solennelle. J’en ai une petite -collection, françaises du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, allemandes -du <small>XVIII</small><sup>e</sup> où les matières les plus imprévues sont -brassées par des érudits naïfs armés de grec et -d’hébreu. Comme il est naturel, beaucoup de -ces petits in-quartos disputent des rapports -sexuels, de la pudeur, de la fornication, de la -nudité. Les unes sont catholiques ; les autres, -luthériennes ; mais d’un esprit au fond peu différent. -Le protestantisme a eu ses casuistes, que -nous ignorons ; ils ne sont pas moins singuliers -que les nôtres et presque aussi impudents. Voici -une <i lang="la" xml:lang="la">Commentatio de nuditate capitis, pectoris, -ventris, pudendorum et pedum</i>, une <i lang="la" xml:lang="la">Disquisitio -theologica de tactibus impudicis</i>. Ces livrets -en mauvais latin d’école se débitaient aux curieux -plutôt qu’aux savants : Beverland s’était -fait en ce genre une réputation équivoque et l’on -ne savait plus s’il rédigeait en théologien ou en -libertin ses extraordinaires <i lang="la" xml:lang="la">Lucubrationes</i>.</p> - -<p>Il y a donc toute une littérature qui gravite -autour du casuisme ; elle est presque toujours -inférieure à celle même des casuistes, parce qu’elle -substitue au sens pratique de la vie une vaine -science littérale. Le casuiste, surtout s’il est de -la Compagnie, ne s’occupe que du présent ; sa -tâche est de concilier la loi et les mœurs, d’adoucir -ce qu’il y a de trop pénible en certains -devoirs de nature ou de profession. Il a trouvé -des excuses aux voleurs, il n’en manquera pas -pour les prostituées. Elles exercent un métier -déshonnête ; sans doute, et qui le nie ? Mais -c’est leur métier, et le propre d’un métier, est -qu’il doit nourrir. Tamburini (le nom convient à -cette exégèse bouffonne) reconnaît donc la légitimité -du « prix du stupre ». On accorde ici à ce -mot un sens étendu, <i lang="la" xml:lang="la">stuprum</i> ayant en latin de -casuiste le sens de fornication, de gré ou de -force, avec une vierge. Il s’agit des complaisances -d’une femme qui vit d’être aimable. -Elle a le droit d’en exiger le prix, si tel est -le contrat verbal ou tacite passé entre les parties. -Juge de paix, Tamburini taxerait les nuits -et les moments ; Jésuite bénin, qu’il serait aimé -des tristes voyageuses qui de Cythère reviennent -les mains vides ! On devrait imprimer son -portrait avec sa consultation autour, colorié -dans le goût d’Épinal. Des piétés canoniseraient -cet honnête homme. Car Tamburini ne fait rire -que par excès d’honnêteté et de logique. A toute -peine son salaire, dit-il avec simplicité ; et il -ajoute : au péché de cette fille qui se prostitue -et au tien, mâle misérable qui profites de sa -pauvreté, pourquoi veux-tu encore ajouter la -filouterie ? Paie, puisque tu as promis de payer ; -et, restant pécheur, sois du moins pécheur -honorable.</p> - - -<h3 id="p1ch11" title="XI. Avortement et stérilité.">XI</h3> - -<p><span class="sc">Avortement et stérilité.</span> — On lit dans les -Propositions dictées au collège de Clermont par -le P. Airault (1644) :</p> - -<p>« Pr. — Si une femme peut se procurer un -avortement ?</p> - -<p>« R. — Si une honnête fille avait été corrompue -malgré elle par un jeune libertin, elle pourrait, -avant que le fruit soit animé, s’en délivrer, suivant -le sentiment de plusieurs, de peur de perdre -son honneur qui lui est beaucoup plus précieux -que la vie même.</p> - -<p>« Pr. — S’il est permis à une femme mariée, -qui, en accouchant, est toujours en grand danger -de mourir, de prendre un remède pour être -stérile, afin d’éviter ce péril ?</p> - -<p>« R. — Je réponds que cela est permis parce -que, poussée par une juste cause, elle conserve -sa vie par ce moyen ; et, en effet, il est plus à -propos qu’elle en use ainsi que de refuser à son -mari le devoir conjugal et mettre son salut en -danger. »</p> - -<p>Les dispositifs des jugements sont médiocres, -mais les jugements sont sages et inattaquables. -La pratique alléguée dans la seconde proposition -a passé dans nos mœurs par des moyens -plus honteux et pour des motifs plus légers que -ceux que le Jésuite a supposés. Quant à l’avortement -précoce, on n’oserait plus guère le considérer -comme un crime, hors le cas de meurtre -ou de scandale. Mais que d’années il nous a -fallu pour regagner, après l’avènement au pouvoir -de la morale vulgaire, l’état de civilisation -dont témoigne un humble cours de philosophie -que faisait, l’an de <i>Rodogune, princesse des -Parthes</i>, un tout petit Jésuite. Voilà de quoi -méditer et disserter, car les deux thèses dans -les deux cas sont discutables. On peut incliner -vers l’une ou l’autre selon qu’on se trouve disposé -à respecter davantage la liberté individuelle -ou les droits anonymes et mystiques de la vie. -Elle proteste, la vie, contre la stérilité aussi bien -que contre l’avortement. On dit que les Arabes -connaissent un breuvage qui rend les femmes -stériles. C’est à un tel remède que songeait Airault. -La recette s’en est perdue ; plus barbare -que la barbarie, la science fend les ventres qu’elle -veut neutres. Mais la vie, vaincue, se venge, car -voici les conséquences de l’ablation des ovaires : -« Le vagin se rétrécit, la vulve prend -un aspect infantile, les poils du pubis se raréfient…<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a> » -Les romanciers qui exploitent -l’heureuse stérilité des « ovariotomisées » n’ont -point su ces détails honteux, cet infantilisme, -qui n’est qu’une vieillesse anticipée. La vie est -terrible. Elle a un but qui n’est pas celui que -nous insinuent notre vanité et notre lâcheté : -elle piétine et déchire le chemin de velours.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> D. Blondel, <i>Ovaire</i>, dans <i>la Grande Encyclopédie</i>. — L’Église -a décidé récemment d’appliquer à ces femmes la prescription qui -interdit le mariage aux castrats.</p> -</div> - -<h3 id="p1ch12" title="XII. Le probabilisme.">XII</h3> - -<p><span class="sc">Le probabilisme.</span> — Rédigé en termes d’école, -stricts et obscurs, le probabilisme paraît d’abord -une doctrine singulière. La voici en langage clair. -Les probabilistes déclarent tout d’abord que -la vérité est fort difficile à connaître : à côté de -ce qui passe pour vrai, il y a ce qui approche de -la vérité, et à des degrés variables. Il y a des -opinions très probables, il y en a de probables, -il y en a de moins probables ; elles sont très sûres, -sûres, plus ou moins sûres. Sommes-nous tenus -de suivre toujours la plus sûre et la plus probable ? -Voilà toute la question. Si l’on répond -par l’affirmative, c’est que l’on détient la vérité. -Qu’est-ce que la vérité ? En dehors, disent les -théologiens, des matières de la foi, il n’y a que -des opinions. La plus sûre, aujourd’hui, était -méprisée hier et le sera demain. Le probabilisme -favorise la liberté, le jeu de la vie. En réalité, -nous n’agissons jamais avec, comme moteur, -la certitude ; c’est la croyance, la confiance -qui nous permet l’acte. S’il fallait, avant le geste, -acquérir la notion précise de ses conséquences, -toute vie de relation nous serait rendue impossible. -Pour s’en tenir au point de vue théologique, -si l’opinion la plus sûre doit toujours être -suivie, cela restreint jusqu’à l’étouffement la prison -morale. Nous n’avons plus le choix qu’entre la -non-activité et une seule activité bien déterminée. -C’est ce que voulait Port-Royal en préconisant -ce qu’ils appelaient le <i>tutiorisme</i> ; cela concordait -logiquement avec leurs idées sur la prédestination -et la grâce. Après avoir ôté à l’homme -la liberté théorique, ils devaient vouloir lui enlever -la liberté pratique. Un Janséniste, par des -voies opposées, en arrivait au même état d’esprit -qui suscitait le Jésuite ; par impossibilité -d’agir, il se jetait au cloître, comme le Jésuite -dans les rets de la compagnie par impossibilité -de vouloir : l’un avait une maladie des centres -nerveux, l’autre une maladie de l’appareil moteur.</p> - -<p>La raison par laquelle Antoine Escobar, tant -moqué, défend le probabilisme est admirable :</p> - -<p>« C’est, dit-il, que l’homme ne peut acquérir -des choses une certitude pleine et entière. » -Comment même essayer de réfuter cela ? Et -comment a-t-on osé jeter le ridicule sur une -opinion aussi saine formulée en un langage si -simple et si sûr ? Ce qui nous semble la vérité -n’est qu’une manière de voir les choses ; relativement -aux choses, une manière d’être vues. Et -peut-être la vie n’est-elle qu’un pur phénoménalisme -et nos sensations une suite d’illusions créatrices -de leurs causes apparentes. Sans aller jusque-là -(quoique cela soit permis et logique), on -doit s’en tenir au doute. Affirmer la vérité métaphysique, -morale ou pratique, c’est faire acte -d’imposteur ou de prophète, mais les termes -sont équivalents.</p> - -<p>L’affirmation de la vérité morale, en particulier, -ne peut être qu’un geste théologique. Le -kantisme est une hérésie chrétienne, et qui a -bien gardé, en les renforçant, les caractères -essentiels du christianisme. Sans un dieu moral, -c’est-à-dire libre et conscient, il n’y a de morale -humaine que celle de l’empirisme. La morale est -l’expression de la volonté de l’absolu, ou rien, -ou un code d’usages. Dieu écarté, la morale -tombe, comme un cérémonial de cour à la chute -de la royauté.</p> - -<p>Le probabilisme mène jusque-là. La haine des -protestants chrétiens et kantiens (des nuances) -est donc toute naturelle contre une telle méthode<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>. -Poussée à fond, elle eût abouti à la -liberté, c’est-à-dire à la suprématie de la force. -C’est contraire absolument aux principes chrétiens -qui commandent de détruire les aristocraties -en leur imposant la morale qui fait les bons -esclaves, les bons citoyens. Aussi, comme l’on -comprend bien l’émotion de Paul Bert<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a> interprète -de la médiocrité universitaire et parlementaire, -à célébrer ces mots sublimes, conscience, -vérité, justice, ces mots « saints » ! La conscience -morale, pour cet esprit simple, est absolue. -Elle ne comporte aucun degré. Tous les -hommes ont une notion égale et lucide du Devoir. -Il y a le bien et le mal ; et ces deux couleurs ne -comptent aucun aveugle. Il s’exalte, il s’enivre -de ses paroles comme d’une bave : il en arrive à -proclamer le libre arbitre, à déclarer que ceux -qui mettent en doute la certitude morale sont -des malfaiteurs. Pour lui, il n’a jamais éprouvé -aucune hésitation : le bien est à gauche et le mal -est à droite. Il n’y a pas de cas de conscience. -Une voix intérieure, une voie impeccable, une -voix impérative, nous dicte toujours notre devoir. -Douter de cela, c’est douter de la dignité -humaine. Ah ! le bon type d’imbécile ! Qu’on me -donne un tome d’Escobar, qu’on me permette de -relire la page où cet homme véridique avoue -« qu’il n’est pas donné à l’homme d’acquérir -des choses une certitude pleine et entière ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Il y a une édition du <i lang="la" xml:lang="la">Syllabus</i> imprimée à Genève par les -soins de quelque ministre, qui est bien intéressante.</p> - -<p>Les quatre premiers articles sont approuvés pleinement. Ce -sont ceux qui condamnent toute la philosophie moderne ; et il -s’écrie à l’article LVI : « <i>Anathème à qui dira</i> : Les Lois de la -morale n’ont pas besoin de la sanction divine, et il n’est pas du -tout nécessaire que les lois humaines soient conformes au droit -naturel, ou qu’elles reçoivent de Dieu la force obligatoire. » Il -s’écrie : <i>Bon article !</i> Je crois bien : c’est le garrot. Le <i lang="la" xml:lang="la">Syllabus</i> -est d’ailleurs un des plus beaux morceaux d’éloquence qui soient -en aucune littérature. Comme la formule <i>Anathème</i>, etc., n’est -pas répétée à chaque article, on en peut lire des pages entières, -avec une véritable volupté intellectuelle :</p> - -<p>« LIX. Le droit réside dans le fait matériel ; tous les devoirs -des hommes sont un mot vide de sens, et tous les faits humains -constituent un droit. »</p> - -<p>« LX. L’autorité n’est pas autre chose que le résultat du nombre -et des forces naturelles.</p> - -<p>Cela est plus clair et plus beau en latin :</p> - -<p><i lang="la" xml:lang="la">LX. Auctoritas nihil aliud est nisi numeri et materialium -virium summa.</i></p> - -<p><i lang="la" xml:lang="la">LXI. Fortunata facti injustitia nullum juris sanctitati detrimentum -offert.</i></p> - -<p>L’article II si tranchant, du bon Spinoza :</p> - -<p><i lang="la" xml:lang="la">Neganda est omnis Dei actio in homines et mundum.</i></p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> En son livre, dont je n’ai pas encore cité le titre : <i>la -Morale des Jésuites</i>. Paris, 1880. — Ce livre ne se compose -guère que d’une préface et de trois discours prononcés à la -Chambre en juin et juillet 1879. Le reste, près de 600 pages sur -700, est une traduction de passages choisis (avec un certain sens -polémique) dans les œuvres des casuistes.</p> -</div> - -<h3 id="p1ch13" title="XIII. L’Équivoque et la Restriction mentale.">XIII</h3> - -<p><span class="sc">L’Équivoque et la Restriction mentale.</span> — Ce -sont des surnoms honnêtes ou puérils du -mensonge. Les casuistes ont bien connu que les -hommes ne pouvaient tenir société sans recourir -au mensonge ; mais, n’osant contrevenir directement -à un précepte du Décalogue, ils imaginèrent -des subterfuges. La méthode des Jésuites -comporte quantité de caches, de portes dissimulées, -de trappes, toute une machinerie vraiment -déplaisante. Un terrain uni et solide convient -mieux, avec des murailles sans surprises, aux -jeux de la discussion. Mais ils étaient pris entre -leur foi théologique et leur scepticisme moral ; -de là ces pans de tapisserie qui s’ouvrent pour -permettre au conspirateur de dépister les alguazils -aussi bien que les « familiers » ; car ils -furent toujours un peu traités comme les ennemis -du genre humain : l’Inquisition d’Espagne -inquiétait Escobar pour la sévérité de sa doctrine -cependant que Pascal le bafouait pour son relâchement. -Pascal le savait : et cela prouve bien -que son fameux mot, « vérité en deçà — erreur -au delà », représente, non pas la constatation -d’un philosophe, mais la plainte d’un chrétien.</p> - -<p>Pascal est d’avis qu’on ne doit jamais mentir ; -Arnauld, qui le fournissait de citations tronquées, -était « tutioriste », sinon l’inventeur du mot et -de la doctrine. Les casuistes de la Compagnie, -plus déliés, d’esprit souriant, ne pouvaient consentir -à répéter éternellement aux hommes : le -mensonge est toujours un péché. Défendre toujours -le mensonge, cela équivalait, selon leur -justice ingénieuse, à damner toute l’humanité, -puisque les sociétés humaines ne sont possibles -que par le mensonge, puisque, pour tout dire, -le mensonge est le grand lien social<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Voir sur le rôle du mensonge le chapitre intitulé <i>les Femmes -et le langage</i>, dans la deuxième partie du présent ouvrage.</p> -</div> -<p>Je crois qu’il ne faut pas reculer devant le -mot. Pourquoi équivoquer comme saint Augustin -et distinguer entre « mentir » et « cacher la -vérité » ? Il est vrai que cette distinction, si elle -est mauvaise verbalement, est juste moralement. -Il y a bien des sortes de mensonges. Il y -a surtout ceux qui sont innocents et ceux qui -poignardent. Moïse n’en défend qu’un, le faux -témoignage. Le P. de Condren, un oratorien qui -ne passait pas pour un ami de la morale facile, -a établi très dignement ce qu’on pourrait appeler -le droit au mensonge. Il use, comme saint -Augustin, de deux termes, mais choisis avec finesse : -« Toute la difficulté vient de ce qu’on confond -le mensonge avec la fiction, de ce qu’on comprend -sous le nom de ce péché odieux toutes les -apparences qui se peuvent donner légitimement -sans violer ni la justice, ni la charité, ni la simplicité, -ni aucune autre vertu. » A cette objection -que « nos paroles sont les signes naturels de nos -pensées ; et que, par conséquent, c’est un péché -contre nature, quand elles ne sont pas conformes », -il répond « que les paroles sont signes libres et -volontaires de nos intentions plutôt que de nos -pensées… L’homme a droit et même obligation -de défendre son honneur et ses biens, et tout -ce qui appartient au prochain, de ses paroles -aussi bien que de ses mains<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> ». Cette distinction -entre le mensonge et la fiction, si ingénieuse -(comme le remarque le P. Daniel), les Jésuites -ne semblent pas l’avoir goûtée. Ils admettent -que déguiser la vérité est toujours un mensonge, -et leur art n’intervient que pour composer des -formules qui permettent à la fois de ne pas -mentir et de ne pas dire la vérité. En cela, il -faut l’avouer, leur art est misérable. Sans doute, -Pascal, sur ce point comme sur tous les autres, -a exagéré et même dénaturé la pensée des -casuistes. Sanchez dit quelque part : « Ce n’est -pas mentir que d’user de termes ambigus en -les faisant entendre en un autre sens qu’on ne -les entend soi-même. » Et il ajoute : « Il n’y -a pas là mensonge proprement dit, mais l’usage -de ces termes n’en doit pas moins être défendu, -à moins qu’il n’y ait une cause légitime qui nous -donne droit d’en user. » « Je veux maintenant, -dit le Jésuite, vous parler des facilités que nous -avons apportées pour faire éviter les péchés dans -les conversations et dans les intrigues du monde. -Une chose des plus embarrassantes qui s’y trouve -est d’éviter le mensonge, et surtout quand on -voudrait bien faire accroire une chose fausse. -C’est à quoi sert admirablement notre doctrine -des équivoques par laquelle il est permis d’user -de termes ambigus, en les faisant entendre en -un autre sens qu’on ne les entend soi-même, -comme dit Sanchez<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>. » On voit combien il est -dangereux d’aller chercher dans <i>les Provinciales</i> -des arguments contre les casuistes. Le plan de -cette lettre, particulièrement calomnieuse, fut -fourni à Pascal par Nicole. La polémique anti-cléricale -vit depuis deux siècles et demi sur -quelques citations équivoques par quoi Pascal -raille l’équivoque. C’est un des plus curieux -exemples de tromperie qui soient au monde. Il -semble pourtant que les Jansénistes auraient pu -demeurer dans l’exactitude sans risques pour -leur cause, car c’est un point où les Jésuites sont -extrêmement faibles, et même ridicules. Cependant -que l’on examine telle formule d’Emmanuel -Sa : « Toute personne qui n’est pas interrogée -légitimement peut répondre qu’elle ne sait -rien de ce qu’on lui demande, en sous-entendant -<i>de façon qu’elle soit obligée de le dire</i>. » -Le moyen est médiocre comme sauvegarde de la -liberté ; mais il n’est pas monstrueux. Il est vrai -que les pamphlétaires suppriment dans la proposition -le « n’est pas interrogé légitimement ». -Et ainsi de même en toutes les propositions -analogues. Si Castro Palao commence par ces -mots une dissertation sur l’équivoque : « Toutes -les fois qu’il se présente un juste sujet de déguiser -la vérité… », on biffe cette prémotion, et la -suite semble le préambule d’un code de bandits.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Cité par le <span class="sc">P. Daniel</span>. <i>Réponse aux Lettres Provinciales -de L. de Montalte, ou Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe</i>. A -Bruxelles, 1697, pages 371-373.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> <span class="sc">Daniel</span>, <i>op. cit.</i>, pages 277-80.</p> -</div> -<p>Il reste que les hommes sont imbéciles et -qu’il ne faut point leur parler nuances et subtilités. -L’affirmation grossière, voilà ce qui convient -au peuple, — et par peuple, comme disait -M<sup>me</sup> de Lambert, j’entends tout ce qui pense -bassement et communément. Tous ceux qui, -répugnant à admettre la légitimité pure et simple -du mensonge, se trouveront dans le cas d’expliquer -que « toute vérité n’est pas bonne à dire », -tomberont dans les maladresses où les Jésuites -ont trébuché. A chaque instant, dans la vie, et -non pas seulement pour le mensonge, on se -trouve pris entre « Tu ne dois pas… » et « Il -faut… ». Que l’on appelle cela cas de conscience -ou conflit moral, peu importe ; mais une solution -est nécessaire, puisque l’action est nécessaire. -On se voit donc obligé, quand on a posé -une morale trop sévère, de la ruiner peu à peu -par des complaisances, pour permettre le jeu, de -plus en plus complexe, de la vie. Les Jésuites, -sans s’en douter, travaillèrent contre la morale -chrétienne dans le même sens que les poètes, -les conteurs, les philosophes et les savants. Mais -leur malheur, et la cause du mépris qu’ils ont -subi, est qu’ils le firent sans franchise et parfois -sans dignité. Ils ont rongé comme des rats le -vaisseau qui les portait ; croyant le rendre plus -léger et plus habile à vaincre les courants, ils -l’ont criblé de trous par où est monté le bouillonnement -de la mer. A force de finesse, de logique, -de bon vouloir, ils ont été inintelligents. On -peut les dédaigner, puisqu’ils ne sont plus bons à -rien, puisqu’ils sont rentrés dans le rang, mais -non les maudire. Quand le vaisseau de la vieille -morale chrétienne sombrera tout à fait, qu’une -voix s’élève pour dire la litanie des Sa, des -Suarez, des Escobar, pour nommer ces démolisseurs -stupides et patients qui ont travaillé pendant -des siècles à préparer le naufrage de la nef -de saint Pierre. Calvin voulait les tuer ou, « si -cela ne se peut commodément faire », ajoute-t-il -naïvement, les écraser sous le mensonge et la -calomnie : « <span lang="la" xml:lang="la">Jesuite vero, qui se maxime nobis -opponunt, aut necandi, aut, si hoc commodo -fieri non potest, ejiciendi, aut certe mendaciis -et calumniis opprimendi sunt.</span> » Voilà une haine -que je ne comprends guère, à moins qu’on n’y -mêle Calvin lui-même et tous les fanatiques, et -peut-être tous les croyants ; mais cela serait -l’humanité entière, car combien y a-t-il d’hommes -libres ? Le point de vue est donc détestable. -Ce n’est pas sur leurs croyances qu’il faut -juger les hommes, ni sur leur manière d’interpréter -dogmatiquement la morale. Il y a d’autres -contacts pour la sensibilité ; l’esprit a d’autres -antennes.</p> - - -<h3 id="p1ch14" title="XIV. Brève conclusion.">XIV</h3> - -<p><span class="sc">Brève conclusion.</span> — C’est bien moins avec -l’esprit scientifique qu’avec l’esprit protestant -et rationaliste que les Jésuites furent en désaccord. -Ils représentèrent, en somme, la partie la -plus saine et la plus acceptable du christianisme, -celle qui tâchait d’accommoder des principes -destructeurs aux nécessités de la vie. Avec eux -on put s’entendre superficiellement, sur presque -tout ; avec le chrétien pur, l’entrée en conversation -était à peine possible. Tant qu’il eut -besoin de cet intermédiaire, ils furent dans le -siècle quelque chose comme le médiateur plastique -de la vieille philosophie : dans ce rôle, devenu -inutile, les Jésuites rendirent des services -que l’on ne doit pas oublier à la civilisation, à la -liberté des mœurs.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak"><i>DEUXIÈME PARTIE</i><br /> -NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES</h2> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2ch1">LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ</h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>L’idée de gloire n’est pas des plus difficiles -à résoudre. On la peut identifier avec l’idée générale -d’immortalité, dont elle n’est qu’une des -formes secondaires, et des plus naïves ; elle n’en -diffère que par la substitution de la vanité à -l’orgueil. Là, nous avons l’idée de durée fortifiée -par l’orgueil d’un être qui se croit une -importance immortelle, mais consent à jouir -sans fracas d’une pérennité absolue ; ici, la vanité, -remplaçant l’orgueil, écarte l’idée d’absolu, -ou, se déclarant incapable de l’atteindre, s’accroche -à un désir, d’éternité sans doute, mais d’éternité -objective, sensible à autrui, d’éternité -un peu de parade et qui perd en bruit répandu -par le monde ce que l’immortalité absolue gagne -en profondeur et en orgueilleuse humilité.</p> - -<p>Les mots abstraits définissent mal une idée -abstraite ; il vaut mieux s’en rapporter à l’opinion -commune. La gloire, on sait ce que c’est ; -la gloire littéraire, tout écrivain se l’imagine. -Rien de plus clair que ces sortes d’illusions ; -rien de plus clair que le désir ou que l’amour. -Les définitions, où les dictionnaires seuls sont -obligés, contiennent de réalité ce que contient -de vie obscure et grouillante un filet relevé mal -à propos de la mer où il attendait sa proie ; des -varechs s’y tordent et de grêles bêtes y meuvent -leurs pattes translucides, et voici toutes sortes -d’hélices ou de valves qu’une sensibilité mécanique -tient forcloses, mais la réalité, qui était -un gros poisson, a, d’un coup de queue, passé -par-dessus bord. En général, les phrases nettes -et claires n’ont aucun sens, ce sont des gestes -affirmatifs qui suggèrent l’obéissance, et voilà -tout. L’esprit humain est si complexe et les choses -sont si enchevêtrées les unes dans les -autres que, pour expliquer un brin de paille, il -faudrait démonter tout l’univers ; et il n’est dans -aucune langue aucun mot de race sur lequel -une intelligence lucide ne puisse bâtir un traité -de psychologie, une histoire du monde, un -roman, un poème, un drame, selon les jours et -la qualité de la température. La définition, c’est -le sac de farine comprimée et qui tient dans un -dé. Que pouvons-nous faire de cela, si nous n’explorons -pas les mers antarctiques ? Il est plus à -propos de passer au microscope une pincée de -farine et d’y chercher avec patience parmi le -son le vivant amyle. Dans les résidus laissés -par l’analyse de l’idée d’immortalité, on trouvera -l’idée de gloire à l’état brillant de paillette.</p> - -<p>L’homme se croit encore la dernière œuvre -de la force créatrice. Darwin, corroborant la -Bible, n’a fait qu’au sixième jour sortir des limbes -le couple humain. Et les savants les plus -qualifiés en sont là, et cela permet ces écrits douteux -où l’on célèbre les équivoques accordailles -de la Science et de la Foi. Mais le darwinisme -va s’évanouir devant des notions plus précises. -Demain nous ne serons plus tenus de croire que -la génitrice du monde, ayant organisé sans idées -morales les espèces inférieures, inventa l’homme -pour déposer dans son cerveau un principe dont -elle s’était fort bien passée elle-même au cours -de ses travaux préparatoires. Si l’homme n’est -plus la dernière venue des créatures, si l’homme -est un animal fort ancien dans l’histoire de la vie, -si la fleur de l’arbre vital est, non pas Adam, mais -la Colombe, toute la métaphysique de la morale -va crouler. Quoi, après ce chef-d’œuvre, l’Homme, -Il (ou Elle, selon le mot nul que l’on suppose) -s’est abaissé à faire l’oiseau ! Quoi, la grue après -l’ancêtre d’Abraham ! Cela est ainsi. Les travaux -de M. Quinton<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> ne vont plus permettre -d’en douter. Il devient certain que l’intelligence -humaine, loin d’être le but de la création, n’en -est qu’un accident, et que les idées morales ne -sont que des végétations parasites nées d’un excès -de nutrition. Les phénomènes intelligence, conscience -morale, et tous les titres de noblesse énumérés -dans le parchemin, auraient pu, sans -doute, apparaître chez n’importe quelle autre -espèce ; les oiseaux, dont l’évolution n’est pas -finie, n’en seront peut-être pas exemptés. Leur -système artériel est bien supérieur à celui de -l’homme, plus simple et plus solide ; ils peuvent -manger sans s’interrompre de respirer ; ils -volent, ils parlent, ils peuvent réciter les Droits -de l’homme ou le Symbole de Nicée, exercices -suprêmes de bien des hommes. L’oiseau, roi -chronologique de la création, est demeuré jusqu’ici, -et malgré ses perfectionnements, un animal ; -la série des oiseaux ne semble pas, pour -l’intelligence, supérieure à la série des mammifères, -où l’homme figure à titre d’inexplicable -exception. On ne pourrait donc considérer l’intelligence -comme une finalité que si chacune des -espèces animales était rigoureusement déterminée -et fixe. C’est l’opinion, au moins provisoire, de -M. Quinton. Les espèces, depuis qu’elles sont -espèces, depuis que les individus qui la composent -se reproduisent en des êtres identiques à eux-mêmes, -les espèces, telles que définies, par ces -syllabes, <i>espèce</i>, peuvent disparaître ; elles ne -peuvent plus se modifier. L’homme a très certainement -passé par des états divers où il n’était pas -un homme ; mais du jour où l’homme a produit -un homme, l’humanité était immuable. Il est donc -possible que l’intelligence humaine, au lieu d’être -un accident, une dérogation, ait été déterminée, -dès l’origine, comme la main humaine, -comme les pieds humains, comme les cheveux -humains. Elle aurait donc, dans l’univers, un -rôle normal et logique, et son excès même, le -génie, ne serait plus qu’une exubérance de force. -Mais il resterait à expliquer la stupidité de l’oiseau ; -serait-ce le témoignage de la dégénérescence -intellectuelle des forces créatrices ? L’opinion -la plus probable est que l’intelligence est -une excroissance comme la galle du chêne ; quel -est l’insecte qui nous a fait cette piqûre ? Nous -ne le saurons jamais.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> <i>Communication à l’Académie des Sciences</i>, 13 avril 1896, -certifiée et précisée par des travaux ultérieurs que M. Quinton -m’a expliqués. Sans appareil scientifique, voici, d’après de précieuses -conversations, quel serait l’ordre général d’apparition -des animaux, à partir des poissons, en ne tenant compte que de -celles qui sont encore représentées :</p> - -<table summary=""> -<tr><td rowspan="12" class="bdr">I. <span class="sc">Poissons</span><br /> -II. <span class="sc">Batraciens</span><br /> -III. <span class="sc">Reptiles</span></td> -<td>IV. <span class="sc">Mammifères</span></td> -<td rowspan="12" class="bdl">V. <span class="sc">Oiseaux</span></td></tr> -<tr><td>a. <i>Monotrèmes</i></td></tr> -<tr><td>b. <i>Marsupiaux</i></td></tr> -<tr><td>c. <i>Édentés</i></td></tr> -<tr><td>d. <i>Rongeurs</i></td></tr> -<tr><td>e. <i>Insectivores</i></td></tr> -<tr><td>f. …</td></tr> -<tr><td>g. …</td></tr> -<tr><td>…</td></tr> -<tr><td>x. <i>Primates</i> : -(<span class="sc">Lémures</span>, <span class="sc">Singes</span>, <span class="sc">Hommes</span>.)</td></tr> -<tr><td>y. <i>Carnivores</i> : -(derniers venus : <i>Renard Bleu</i>, <i>Ours blanc</i>.)</td></tr> -<tr><td>z. <i>Ruminants</i> : -(dernier venu : <i>Renne</i>.)</td></tr> -</table> -<p>Les rapports de cette liste avec une question quelconque de -philosophie générale sont évidents pour qui sait associer les -idées. Voltaire en eût tressailli de joie. D’autre part, je tiens à -l’honneur d’avoir été le premier à annoncer au grand public -ces vues nouvelles de la science, qui auront logiquement une -magnifique fécondité de conséquences. Antérieurement, j’y ai -fait une allusion moins précise, notamment dans la <i lang="de" xml:lang="de">Wiener -Rundschau</i> du 1<sup>er</sup> mai 1899.</p> -</div> -<p>Que l’intelligence soit, comme le croyait Taine, -un produit normal du cerveau, ou qu’elle soit -une maladie, cela importe peu, d’autant plus -qu’une tare qui se transmet telle quelle de génération -en génération finit par perdre ses caractères -pathologiques ; elle fait partie intégrale -et normale de l’organisme<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>. Cependant son -origine accidentelle se trouve corroborée par -ceci : excellent instrument pour les combinaisons -aprioristes, l’intelligence est, spécialement -dirait-on, inapte à percevoir les réalités. C’est à -cette infirmité que sont dues les métaphysiques, -les religions et les morales. Comme le monde -extérieur ne peut arriver à la conscience qu’en -épousant avec scrupule tous les replis de la -poche et tous ses détours, il arrive qu’en croyant -avoir une image du monde nous n’avons qu’une -image de nous-mêmes. Certains redressements -sont possibles ; l’analyse des phénomènes de la -vision nous a fait admettre cela ; par la comparaison -de nos sensations et de nos idées avec -ce que nous pouvons comprendre des sensations -et des idées d’autrui, on arrive à déterminer des -moyennes probables : mais surtout des moyennes -négatives. On dresserait plus facilement une -liste des non-vérités qu’une liste des vérités. -Affirmer que telle religion est fausse ne dénote -plus une grande hardiesse d’esprit ni même -beaucoup d’esprit ; la véracité d’aucune religion -n’est plus un sujet de controverse que pour les -différents clergés européens dont c’est le gagne-pain -ou pour ces rationalistes attardés qui guettent -toujours, comme leur maître Kant, l’heure -propice et lucrative des conversions opportunes. -Mais à la question naïve de ces esprits qui ont -horreur du vide, comme la nature du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle : -Par quoi remplacez-vous cela ? Nul ne peut -répondre. Il suffit, et c’est assez beau, d’avoir -transmué en non-vérité, une vérité. Le métier -supérieur de la critique, ce n’est pas même, -comme le proclamait Pierre Bayle, de semer -des doutes ; il faut aller plus loin, il faut détruire, -il faut incendier. L’intelligence est un -instrument excellent de négation ; il est temps -de l’utiliser, et de cesser de vouloir élever des -palais avec des pioches et des torches.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> On peut ainsi concevoir l’intelligence comme une forme -initiale de l’instinct. L’intelligence humaine serait destinée à -se cristalliser en instinct, comme cela est advenu pour l’intelligence -des autres espèces animales. La conscience disparaîtrait, -laissant toute liberté à l’acte inconscient nécessairement parfait -dans les limites de sa fin. L’homme conscient est un écolier -qui se révélera maître le jour où il sera devenu une machine -délicate, mais sûre, comme le castor, comme l’abeille.</p> -</div> -<p>L’histoire de l’idée d’immortalité est un bon -exemple de notre impuissance congénitale à -percevoir les réalités autrement que réformées et -retravaillées par l’entendement. L’idée d’immortalité -est née de la croyance au double. Pendant -le sommeil, et alors que le corps est inerte, il y a -une partie de l’homme qui se meut, qui voyage, -qui combat, qui mange, jouit ou souffre, exerce -tous les phénomènes de la vie ; cette partie de -l’homme, ce double de l’homme, ce corps astral, -survit à la décomposition du corps matériel dont -il conserve les usages et les besoins. Telle est -sans doute l’origine de la croyance à ce que nous -appelons, depuis l’hellénisme, l’immortalité de -l’âme ; à un stade plus ancien, la religion égyptienne -est basée sur la théorie du double : c’est -pour les doubles et non pour les âmes qu’on dispose -des nourritures réelles, et plus tard symboliques, -dans les tombeaux. Mais la religion -égyptienne est déjà surchargée de l’idée de justice, -d’équilibre ; on pèse les doubles dans les -balances du bien et du mal ; la métaphysique -de la morale a obscurci l’idée primitive d’immortalité, -qui n’est autre chose que l’idée pure -de durée indéfinie.</p> - -<p>Pour les théologiens, pour les philosophes, s’il -y en a encore à professer ces honnêtes doctrines, -pour le commun des hommes, l’idée d’immortalité -ou de vie future est intimement liée à l’idée -de justice. Le bonheur éternel est une compensation -accordée aux douleurs humaines ; il y a -aussi, mais alors pour les seuls théologiens, de -personnels supplices, par quoi sont punis les manquements -aux ordres des prêtres ; et ces tourments -sont encore pour les bons un surcroît de récompense -et une garantie contre la promiscuité. Il y -a là une sélection aristocratique, mais basée sur -l’idée de bon et de mauvais, au lieu de l’être sur -l’idée de force et de faiblesse. Ces étranges renversements -des valeurs mettaient Nietzsche fort -en colère ; il faut les accepter au moins comme -des conséquences transitoires de la sensibilité -de l’homme civilisé. L’homme primitif, dont les -nerfs vibrent peu et dont l’intelligence est passive, -ressent la souffrance, quoique amortie, -mais ne ressent pas l’injustice, qui est souffrance -morale. Pour retrouver un pareil état, il faut -franchir les régions moyennes et interroger un -Gœthe, un Taine ou un Nietzsche, les hommes -chez qui l’intelligence a enfin vaincu, par son -excès même, et repoussé les supplications de la -pitié et les tentations sentimentales de la justice. -Si l’idée d’immortalité était née dans une intelligence -supérieure, elle n’aurait différé que par -plus de logique, des conceptions brutales de -l’humanité primitive.</p> - -<p>M. Marillier a recueilli et coordonné tout ce -qui, dans les croyances des non-civilisés, touche -à la survivance de l’âme<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a> ; il résulte de l’ensemble -des faits que l’idée de justice n’a aucunement -coopéré à la conception de l’idée d’immortalité. -Il y eut peu de découvertes plus importantes -pour l’histoire des croyances humaines. -L’idée d’immortalité fut d’abord, comme ose le -dire M. Marillier, une idée purement scientifique ; -elle est le grossissement et le prolongement -d’un fait, mal observé, mais d’un fait. La vie -future est la suite de la vie présente, et elle comporte -les mêmes usages, les mêmes plaisirs, les -mêmes déboires. Ce monde a, lui aussi, un double : -l’autre monde. Les méchants et les bons, les forts et -les faibles y continuent leur état. Parfois la vie, sans -que ses éléments changent de relation, y est plus -clémente ; parfois dans les mêmes conditions, pire. -Si la vie future est considérée comme meilleure ou -comme pire, elle est la même pour tous. Meilleure, -c’est l’égalité parfaite dans les jouissances -médiocres qui sont l’idéal moyen aussi bien -du civilisé que du sauvage. Les tribus de la -Nouvelle-Guinée, anémiées par la faim, rêvent -de manger du sagou à discrétion pendant toute -l’éternité. Comme on pourrait découvrir, même -dans ce paradis égalitaire, une assez vague idée -de compensation, donc de justice, il faut aller -plus loin, à Java, où le paradis, sans doute à -cause d’un excessif péage, n’était accessible -qu’aux riches ; chez ces résignés, où seuls les -rois, les prêtres et les nobles étaient sauvés ; -à Bornéo, où l’au-delà, divisé en sept cercles, -correspondait aux sept divisions de la hiérarchie -sociale. En un autre coin de la grande île, -« toute personne qu’un homme tue en ce monde -devient son esclave dans l’autre ». Voilà un -paradis nettement basé sur l’idée de force et une -croyance qui se rit un peu de l’impératif catégorique. -Non seulement le faible n’est pas « compensé », -mais sa faiblesse et sa souffrance peuvent, -par le caprice du fort, être portées à l’infini ; -le tueur s’est acquis un profil immortel. -Des sociétés où il y a de la poésie, de l’art, des -rires, de l’amour, vivent encore avec une telle -morale ; on peut en être contristé, on n’en est -pas surpris, car il est évident que voici contre -les étrangers un terrible élément de résistance. -Cela a ses inconvénients : de temps en temps, à -Bornéo, une troupe de jeunes Dayaks, qui n’ont -pas encore tué, se précipite dans une ville et tue ; -ayant ainsi gagné la vie éternelle et un esclave, -ils se tiennent plus tranquilles. Chez les Shans, -exterminé par un éléphant, on est privé de paradis ; -mangé par un tigre, on devient tigre ; les -femmes mortes en couche deviennent des lamies -et hantent les tombes, pieds retournés, talons -en avant. Aux Mariannes, il y a un paradis et -un enfer ; la mort violente conduit en enfer, la -mort naturelle conduit en paradis : ces peuples -étaient de toute éternité voués à l’esclavage. En -une autre région de l’Océanie, le sort de l’âme -est joué par la famille du défunt à pair ou impair : -impair, c’est l’anéantissement ; pair, le bonheur -éternel. A Tahiti, les âmes aveugles s’en vont -au hasard, sortant des corps, vers une plaine où -il y a deux pierres : l’une, si on la touche d’abord, -donne la vie immortelle, l’autre l’éternelle -mort. Ceci est une absurdité presque sublime ; -c’est grandiose et terrible ainsi que la prédestination. -Saint Augustin la plaçait dans la nuit -d’avant la naissance ; les Tahitiens la situaient -dans les ténèbres d’après la mort. Le protestantisme, -auquel ces pauvres gens se sont adonnés -depuis, ne les a pas beaucoup changés de croyances ; -en général, le plus grand effort d’un novateur -religieux ou philosophe est de mettre, et -réciproquement, à la fin ce qui se trouvait au -commencement.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> <i>La Survivance de l’âme et l’idée de justice chez les peuples -non civilisés</i>, Paris, Leroux, 1894.</p> -</div> -<p>En s’agrégeant à l’idée d’immortalité, l’idée -de justice en a donc singulièrement troublé le -caractère originel ; elle a même contaminé l’idée -d’immortalité terrestre, l’idée de gloire.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>Comment la gloire, d’abord réservée aux rois -et aux guerriers chantés par les poètes, a-t-elle -fini par être attribuée aux poètes plus encore -qu’aux héros de leurs poèmes, c’est un fait de civilisation -dont l’origine exacte n’aurait pas beaucoup -d’intérêt. Il serait plus curieux d’apprendre -par suite de quelle modification dans les -mœurs ou de quel agrandissement de l’égoïsme -et de la vanité, à l’idée de pérennité du nom et -de l’œuvre vint s’adjoindre l’idée compliquée de -justice. Un dramaturge athénien, si son œuvre -était bafouée par le peuple, à quelle époque de -la civilisation grecque eut-il l’audace d’en appeler -à la postérité ? Connaît-on de très anciens -textes où se lisent de pareilles récriminations ? -La sensibilité s’est tellement accrue qu’il n’est -plus à cette heure de poétereau dédaigné qui ne -songe à la justice des générations futures ; l’<i lang="la" xml:lang="la">exegi -monumentum</i> d’Horace et de Malherbe s’est -démocratisé, mais comment croire que la vanité -des auteurs ait eu un commencement ? Il faut -l’admettre cependant, pour se tenir dans la logique -des développements successifs du caractère -humain. La gloire littéraire ne fut d’abord que -le sentiment de la durée future de la réputation -présente ; sentiment légitime et qui concorde -assez bien avec les faits, car les déchéances -absolues sont presque aussi rares que les réhabilitations -solides. A ce moment, c’est une probabilité -scientifique. Eschyle croit que la relation -qui existe de son vivant entre les <i>Suppliantes</i> -et l’opinion publique se maintiendra équivalente -au cours des âges. Eschyle a raison ; mais non, -s’il fait le même rêve pour les <i>Danaïdes</i> et les -<i>Égyptiens</i>. Cependant Pratinas se voit dans l’avenir -l’un des rivaux d’Eschyle, et Pratinas n’est -plus qu’un mot, à peine un nom. L’idée de -gloire, même en sa forme la plus ancienne et la -plus légitime, contiendrait donc l’idée de justice -au moins par prétérition, puisque sa non-réalisation -nous suggère l’idée d’injustice. Mais il ne -faut pas faire raisonner d’après notre sensibilité -des hommes d’une civilisation aussi ancienne. -Pratinas se fût peut-être soumis au destin : il -eût peut-être qualifié de fait pur et simple ce que -nous nous plaisons à nommer injustice. L’idée de -justice étant soumise aux variations de la sensibilité, -est des plus instables. La plupart des faits que -nous rangeons aujourd’hui dans la catégorie de -l’injustice, les Grecs la laissaient dans la catégorie -du destin ; à d’autres, que nous jetons dans la -fosse sous le nom de malheurs ou de fatalité, ils -s’ingéniaient à y trouver des remèdes. En principe, -quand un peuple rétrécit la catégorie destinée -au profit de la catégorie injustice, c’est -qu’il commence à s’avouer sa propre décadence : -l’extrême état de sensibilité à l’injustice se traduit -par le bâillon du Zaina, qui ne respire qu’à -travers un voile pour ne détruire aucune vie<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>. -État de dégradation intellectuelle vers lequel -marche aussi l’humanité européenne, où les végétariens -mystiques furent les précurseurs des -socialistes sentimentaux. N’avons-nous pas -déjà les « frères inférieurs » et n’entendons-nous -pas louer les machines qui épargnent aux -animaux d’exercer leurs muscles ? Pleurer sur -l’esclave, qui tourne la roue, ou sur le poète qui -chante dans le désert, signe de dépravation : car -l’esclave qui tourne la roue, c’est qu’il aime la -vie plus qu’il ne souffre de son labeur, et le -poète qui roucoule dans un trou comme le crapaud, -c’est que sa chanson est un agréable exercice -physiologique.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> <span class="sc">Barth</span>, <i>Religions de l’Inde</i>, dans <i>l’Encyclopédie des Sciences -religieuses</i>.</p> -</div> -<p>Les lois physiques, que des savants promulguèrent -ou constatèrent, sont des aveux d’ignorance. -Quand on ne peut expliquer un mécanisme, -on affirme que ses mouvements s’opèrent -en vertu d’une loi. Les corps tombent en -vertu de la loi de la pesanteur ; cela équivaut, -dans le sérieux, à la bouffonne <i lang="la" xml:lang="la">virtus dormitiva</i>. -Les catégories sont des aveux d’impuissance. -Jeter un fait dans l’abîme destin ou dans -le tiroir injustice, c’est renoncer à l’exercice -des plus naturelles facultés analytiques. Les -<i>Lusiades</i> furent sauvées parce que Camoëns -savait très bien nager, et le premier traité de -Newton sur la lumière et les couleurs fut perdu -parce que son petit chien, Diamant, renversa -un flambeau. Présentés ainsi, ces deux événements -ne rentrent plus ni dans la catégorie Providence -ni dans la catégorie Fatalité ; ce sont -des faits inqualifiables, des faits comme il s’en -est produit des milliers, sans que les hommes y -aient trouvé prétexte à l’enthousiasme ou à la -colère. Qu’Eschyle ait survécu et que Pratinas -soit mort, ce sont des aventures comme il en -arrive à la guerre ; il y en a de plus scandaleuses, -mais ni les unes ni les autres ne se doivent -juger d’après la notion puérile d’une justice -distributive. Si la justice est blessée parce que -Florus surnage dans le naufrage où périrent -Varius et Calvus, c’est la justice qui a tort ; ce -n’était point là sa place.</p> - -<p>Cependant, comme elle s’est agrégée à l’idée -de paradis, l’idée de justice est devenue la parasite -de l’idée de gloire. A l’immortalité que -Tahiti jouait à pile ou face, on substitua jadis, -croyant bien faire, l’immortalité providentielle ; -mais pour ce qui est de la gloire, du moins, nous -savons que la Providence, si elle ne tire pas au -sort le nom des élus, se détermine par des motifs -peut-être inavouables. Pour injuste que soit -l’homme, par nature et par goût, il est moins -injuste que le Dieu qu’il a créé : ainsi des hommes -chastes procréent d’obscènes littératures, -comme le faisait remarquer Ausone, avec à propos ; -ainsi l’œuvre du véritable génie est toujours -inférieure au cerveau qui l’enfanta. La -civilisation a mis dans la gloire un peu de méthode, -provisoirement.</p> - -<p>Même dans l’ordre spirituel, les hommes ont -presque toujours été en désaccord avec les décisions -de leurs dieux. La plupart des saints d’autrefois -furent créés par le peuple malgré les -prêtres ; au cours des siècles, le catalogue des -saints et le catalogue des grands hommes se -sont différenciés, au point de ne plus bientôt -porter un seul nom commun. Presque tous les -hommes vénérables de ce siècle, presque tous -ceux dont l’argile contenait des veines ou des -traces d’or sont des réprouvés. Nous vivons aux -temps de Prométhée. Quand la Providence gouverna -seule la terre, pendant l’interrègne de -l’humanité, elle fit de telles hécatombes que l’intelligence -manqua de périr. En l’an 950, le fils -d’un serf d’Aurillac, le jeune Gerbert, concentre -en lui presque toute la tradition européenne ; il -est à lui seul la civilisation. Quel moment dans -l’histoire ! Les hommes, par un instinct admirable, -en firent leur maître : il fut le pape Silvestre -II. Mort, on commença de bâtir, sur cette -colonne qui avait soutenu le monde, la légende -qui devait aboutir au <i>Faust</i> de Gœthe. Telle est -la gloire, que Gerbert est inconnu. Mais il n’est -pas inconnu comme Pythagore ; on a pu écrire -sa vie, on a conservé ses écrits. Si Gerbert n’est -pas un de nos grands hommes aujourd’hui, il -le sera peut-être demain ; il a gardé intactes -toutes ses possibilités de résurrection. C’est que, -pour laisser de côté l’idée paradoxale de Providence, -depuis Gerbert, nous n’avons presque pas -changé de civilisation.</p> - -<p>Lorsque les Chrétiens arrivèrent au pouvoir, -ils ne conservèrent, outre ce que le hasard épargna, -que les livres nécessaires à l’enseignement -scolaire. Il est resté de l’Antiquité ce qui serait -resté du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, si les professeurs de la -vieille Université, joints aux Jésuites et aux -Minimes, avaient eu un droit de vie et de mort -sur le livre. Ajoutant La Fontaine au catalogue -de Boileau, ils brûlaient le reste. Les Chrétiens -brûlèrent beaucoup, malgré leurs protestations -d’amour : et ce qu’ils ne brûlèrent pas, -ils l’amendèrent. C’est à eux que l’on doit l’image, -presque burlesque, d’un Virgile chaste. -L’inachèvement authentique de l’Énéide fut un -bon prétexte aux coupures et aux grattages ; les -libraires, chargés de la besogne, y furent d’ailleurs -inintelligents et paresseux. Mais la grande -cause de la disparition de presque toute la littérature -païenne fut plus générale. Un jour vint -où on la jugea sans intérêt : dès les premiers -siècles, son cercle avait commencé de se rétrécir. -Une sainte Cécile pouvait-elle se plaire -à Gallus ? Cette délicieuse et héroïque romaine -(qu’on retrouva au siècle dernier couchée en -poussière dans sa robe sanglante) ayant changé -de religion changea de cœur. Les femmes cessèrent -de lire Gallus, et Gallus a péri presque -tout.</p> - -<p>Dans le livre intéressant qu’il rédigea sur ce -sujet<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>, M. Stapfer n’a pas tenu compte des -changements de civilisation. Pour expliquer la -perte de tant de livres anciens, il n’a songé -qu’au hasard. Le hasard est un masque ; et c’est -précisément le devoir de l’historien de le soulever -ou de le déchirer. Du <small>VI</small><sup>e</sup> siècle à nos jours, -il y eut encore une modification partielle dans -la civilisation, au <small>XV</small><sup>e</sup> siècle. Vers ce temps, l’ancienne -littérature commença de ne plus émouvoir -beaucoup le public : les romans, les miracles, -les contes parurent tout à coup vieillis ; on -cessa de les copier, de les réciter ; on les imprima -peu, un seul manuscrit a conservé <i>Aucassin -et Nicolette</i>, qui est quelque chose comme le -Daphnis et Chloé du Moyen Age. Des accidents -épouvantent le poète et même le critique, plus -froid, dont la rigueur est logique, du moment -que l’on veut bien séparer de l’idée sentimentale -de justice l’idée, purement historique, de survivance -littéraire. Jusqu’ici, et je reprends l’allusion -au rôle conservateur de la civilisation moderne, -l’imprimerie a protégé les écrivains contre -la destruction, mais le rôle sérieux de l’imprimerie -ne porte encore que sur quatre siècles. -Cette invention lointaine apparaîtra un jour telle -que contemporaine à la fois de Rabelais et de -Victor Hugo. Quand il se sera écoulé entre nous -et un moment donné du futur un temps égal à -celui qui nous sépare de la naissance d’Eschyle, -dans deux mille trois cent soixante-quinze ans, -quelle influence l’imprimerie aura-t-elle eue sur -la conservation des livres ? Peut-être aucune. -Tout ce qui n’aura pas valu la peine d’être réimprimé, -c’est-à-dire tout, moins quelques épaves -heureuses, aura disparu, et d’autant plus vite -que la substance matérielle des œuvres est devenue -plus précaire. La découverte même d’un papier -inaltérable ne serait pas une cause absolue -de survie, à cause de la tentation d’employer à -mille autres usages ce papier trop solide. Ainsi la -valeur du parchemin a souvent déterminé le sacrifice -d’un manuscrit ; ainsi les objets d’art en or -vont nécessairement à la fonte quand la mode a -changé. La matière qui conserverait le mieux les -livres devrait être inaltérable, mais fragile, un -peu cassante, pour n’être bonne à rien sortie de -sa reliure : une telle découverte ne serait-elle -pas un fléau ?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> <i>Des Réputations littéraires. Essai de morale et d’histoire</i>. -Première série. Paris, Hachette, 1893.</p> -</div> -<p>Pour l’œuvre des quatre derniers siècles et -pour ce qui, vers 1450, restait indemne de l’œuvre -antérieure, et pour ce qui s’est retrouvé -depuis en des poussières, l’imprimerie a été, jusqu’ici, -un mémorable bienfait. Nous ne sommes -pas obligés d’accepter les opinions de jadis ; les -livres sont là et, rares ou communs, nous les -pouvons découvrir et lire. De la gloire et de l’opprobre -que Boileau distribua à ses contemporains -nous sommes les juges surpris et cléments. Martial -a déshonoré des poètes qui furent peut-être -un Saint-Amant ou un Scudéry ; mais nous avons -sous les yeux les pièces du dossier des Satires, -et nul professeur ami des bonnes mœurs et des -éternels principes ne peut plus nous imposer -ses médiocres haines. Un homme d’esprit a remarqué -que Boileau traite les écrivains qui lui -déplaisent à peu près comme nous les assassins -avérés ou les suborneurs de petites filles ; mais -grâce à la durée imprévue des livres, ces vieilles -injures ne sont rien de plus pour les juges que la -vitupération d’un avocat. J’ai Sanlecque à portée -de la main, et même Cottin et même Coras ; s’ils -sont médiocres, je ne le dirai que d’après ma -libre impression personnelle.</p> - -<p>On a rédigé un essai de catalogue des livres -perdus<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a> ; le nombre en monte à cinq ou six -cents, et encore, pour atteindre ce chiffre, faut-il -compter certains ouvrages qui ne sont qu’égarés -et quelques éditions d’œuvres réimprimées -plusieurs fois. Y avait-il parmi ces livres perdus -des pages vraiment dignes de larmes ? Cela est -peu probable, d’après les épitaphes de ces tombes. -Ce n’étaient sans doute ni d’autres <i>Maximes</i> -ni d’autres <i>Phèdres</i>, ni même d’autres <i>Alaric</i> -que : <i>Herménégilde</i>, tragédie, par Gaspard Olivier -(1601) ; les <i>Poétiques Trophées</i>, par Jean -Figon de Montélimard (1556) ou le <i>Courtisan -amoureux</i> (1582), ou le <i>Friant Dessert des -femmes mondaines</i> (1643). Mais qui sait ? Cependant -le <i>Coupe-Cul des Moines</i>, ou la <i>Seringue -spirituelle</i> inspirent de médiocres regrets, -et pareillement les <i>Estranges et espouvantables -Amours d’un diable déguisé en gentilhomme -et d’une damoiselle de Bretagne</i>. Une perte -plus évidente, c’est celle de plusieurs <i>Almanachs</i> -rédigés par Rabelais, mais cela ne va pas -encore très loin. Que des doigts trop fiévreux -aient usé prématurément les premières éditions -de l’<i>Astrée</i>, des <i>Aventures du baron de Fæneste</i>, -des <i>Odes</i> de Ronsard<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>, cela prouve seulement -le succès immédiat de ces œuvres qui ne cessèrent -durant plus d’un demi-siècle d’être en les -mains de tous les curieux ; et on en dirait autant -des éditions originales des premiers romans -d’Alexandre Dumas, qui ne peuvent être rangées, -en grande partie, parmi les livres perdus<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. -Mais que l’on puisse relever les inscriptions -d’un cimetière, cela prouve du moins que les morts -qu’elles signalent eurent un nom et une gloire, -même passagère. Les vrais livres perdus sont -ceux dont nul ne pourrait, aujourd’hui, même -soupçonner le titre. Cette poussière anonyme -ne remplirait pas sans doute un bien grand ossuaire ; -mais avec les manuscrits perdus on construirait -une nécropole.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> <i>Livres perdus. Essai bibliographique sur les livres devenus -introuvables</i>, par Philomneste Junior ; Bruxelles, 1882.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> L’édition de 1550 contenant les <i>Odes</i> et le <i>Bocage</i> s’est -retrouvée en 1882, à la vente P. G. P., où, malgré sa rareté, -elle ne fut vendue que cent francs.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> Ces éditions de cabinet de lecture, tirées à trois cents -exemplaires, et moins, se sont nécessairement usées en proportion -de leur succès.</p> -</div> -<p>Il n’est pas probable que de la littérature française -du Moyen Age beaucoup plus de la centième -partie ait survécu aux changements de la -mode. Presque tout le théâtre a disparu. Le -nombre des auteurs devait être immense en un -temps où l’écrivain était son propre éditeur, le -poète son propre récitateur, le dramaturge son -propre acteur. En un certain sens, l’imprimerie -fut un obstacle aux lettres ; elle opérait une sélection -et jetait le mépris sur les écrits qui n’avaient -pu parvenir à passer sous la presse. Cette -situation dure encore, mais atténuée par le bas -prix de la typographie mécanique. L’invention -dont on nous menace, d’un appareil à imprimer -chez soi, multiplierait par trois ou quatre le -nombre des livres nouveaux ; et nous retrouverions -les conditions du Moyen Age : tous ceux -qui ont quelques lettres — et d’autres, comme -maintenant — oseraient la petite élucubration -qu’on glisse à ses amis avant de l’offrir au -public. Tout progrès finit par se nier lui-même ; -arrivé à son maximum d’expansion, il tend à -rétablir l’état primitif auquel il s’était substitué.</p> - -<p>Le changement de civilisation, de l’antiquité -au Moyen Age, fut intellectuel et de sentiment -plutôt que matériel. Les mêmes métiers se prolongent -dans les mêmes conditions primitives ; -la libraire au temps de Rutebeuf est celle qui -vendait, toutes fraîches et vives, les odes d’Horace. -Aux deux époques, qui sont pareillement -des époques de plénitude, la littérature fut pareillement -abondante. Il n’en reste à peu près -rien. Toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine -Apollinaire, tient en deux volumes in-folio<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>, -mais presque tout le second tome est donné aux -poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins -maltraités. Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre -de la bibliothèque de Pergame, qui se composait -de deux cent mille ouvrages grecs à un -seul exemplaire : la littérature grecque, dans l’édition -Didot, tient en soixante et un volumes ; -on y ajoutera, sans beaucoup grossir le nombre -des feuillets, tel traité d’Aristote, Hérondas, -Bacchylide. Il en fut de la littérature comme -d’une armée décimée ; on enterra les morts et les -survivants sont des héros. On peut juger de la -valeur absolue, mais non de la valeur relative de -ce qui reste : ici, nous retrouvons Pratinas ; il -nous enseigne que la gloire est un fait.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Opera et fragmenta veterorum poetarum latinorum</i>. Londres, -1713.</p> -</div> - -<h4>III</h4> - -<p>La gloire est un fait pur et simple, et non un -fait de justice. Il n’y a aucun rapport exact entre -le mérite d’un écrivain (on se limite à l’examen -de la gloire littéraire) et sa réputation parmi -les hommes. Pour compenser, dans le sens du -hasard et, si l’on veut, de l’injustice, la survie -du livre depuis quatre cents ans, la critique a -imaginé un système hiérarchique, qui divise les -écrivains en castes, depuis l’idiot jusqu’au génie. -Cela a l’air solide et sérieux ; c’est arbitraire, -puisque les jugements esthétiques ou moraux -ne sont que des sensations généralisées. Le jugement -littéraire rejoint ainsi, jusqu’à s’y confondre, -le jugement religieux.</p> - -<p>L’immortalité terrestre et l’autre, celle qui -évolue idéalement au delà de la vie réelle, sont -des conceptions de même ordre, nées d’une -cause unique : l’impossibilité pour la pensée de -se penser inexistante. Descartes n’a fait que -poser un axiome physiologique et d’une vérité -humaine si absolue qu’elle eût été comprise par -les plus anciens et les plus humbles peuples. -« Je pense, donc je suis, » c’est la traduction -en paroles d’un état cellulaire. Tout cerveau qui -vit pense cela, même inconscient. La minute -vécue est une éternité ; elle n’a ni commencement, -ni fin ; elle est ce qu’elle est, elle est absolue. -Cependant le désaccord est complet entre -la vérité cérébrale et la vérité matérielle ; l’organe -meurt, par lequel l’homme se pense immortel et -l’absolu est vaincu par la réalité. Le désaccord -est complet, évident, indéniable ; cependant, il est -inexplicable. Devant une telle contradiction, l’hypothèse -prend quelque force d’une dualité, et -d’ailleurs le laboratoire affirme la différence -essentielle du travail musculaire et du travail -cérébral. Le ploiement de l’avant-bras et même -d’une phalange détermine un dégagement d’acide -carbonique ; l’activité cérébrale, tous les -muscles étant au repos, n’inscrit aucune trace de -combustion. Cela ne dit pas que les organes de -la pensée soient immatériels ; on les touche, on -les pèse et on les mesure ; mais ils sont d’une -matérialité particulière et dont on ne connaît -pas encore les réactions vitales. Inexplicable en -théorie, le désaccord entre la pensée et la chair -s’explique donc en fait par une différence au -moins de construction moléculaire ; ce sont deux -états, dont l’un n’a de l’autre qu’une connaissance -superficielle, et la chair va se dissoudre -que la pensée se pense toujours éternelle.</p> - -<p>Il y a donc deux immortalités : l’immortalité -subjective, que tout homme se décerne volontiers -et même nécessairement ; l’immortalité -objective, celle dont Pratinas a été frustré, celle -qui est un fait. La première, religieuse ou littéraire, -ne comporte plus, après ce que nous en -avons dit, et à défaut de précises analyses, que -des réflexions philosophiques, c’est-à-dire vagues ; -l’immortalité objective est un sujet de -dissertation moins abstrait. On y ferait même -entrer toute l’histoire, avec un peu de bonne -volonté ; mais la littérature française forme -une longue et une assez brillante cavalcade.</p> - -<p>Les mots, dès qu’ils embrassent, sous leurs -ailes, une certaine étendue de réalité perceptible, -cèdent volontiers leur formule. La gloire, -c’est la vie dans la mémoire des hommes. Mais -de quels hommes, mais quelle vie ?</p> - -<p>M. Stapfer<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a> a essayé le dénombrement des -œuvres qui, du <small>XVI</small><sup>e</sup> au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, sont restées -ce que l’on appelle <i>rester</i> en langage de critique -professionnel. Ce chapitre intitulé avec esprit -(avec un esprit un peu janséniste) « le petit -nombre des élus » serait bref, s’il n’était qu’un -catalogue. En somme, et on peut admettre cela -provisoirement, de tous les écrivains français -des trois derniers siècles, vingt-cinq ou trente -auraient atteint ce qu’on appelle la gloire ; mais -de ces trente, à peine si la plupart sont autre -chose qu’un nom. Quelle vie et de quels hommes ? -M. Stapfer songe à des œuvres qu’un -Français d’aujourd’hui, « de culture moyenne », -peut avoir, tel jour de pluie, la fantaisie d’entr’ouvrir. -Il est impossible d’accomplir une sérieuse -analyse si l’on admet dans son raisonnement -des expressions comme « culture moyenne ». -Un homme de « culture moyenne » peut -fort bien se plaire à Saint-Simon et ne posséder -chez soi ni un Pascal, ni un Bossuet, ni un -Corneille, ni un Malherbe. On peut lire et relire -Pascal et goûter peu Rabelais. Mais ces amateurs -de lecture difficile sont des professeurs, -des ecclésiastiques, des avocats, des hommes -qui, s’ils n’écrivent eux-mêmes, tiennent aux -lettres par leur métier et la nécessité de se -maintenir en contact avec la période classique -de la littérature française. Et où ont-ils appris -que Boileau est un meilleur poète que Théophile -ou Tristan ? Au collège, car c’est par le collège -que la gloire littéraire se maintient dans le souvenir -ennuyé des générations distraites. Il n’y -a pas de « culture moyenne » appréciable et -figurable par une courbe flexible ; mais il y a -des programmes. Villiers de l’Isle-Adam avait -inventé la « Machine à gloire » ; il y a au Ministère -de l’Instruction publique une salle où, sur la -porte, on devrait lire : « Bureau de la Gloire. » -C’est là que se réunit le Conseil Supérieur -qui élabore le programme des études. Ce programme -est la gaveuse qui produit les cultures -moyennes ; les noms absents de ce programme -seront éternellement inconnus des générations -dont il sera le guide paternel. Mais la conscience -d’un éducateur ne peut imposer à des enfants la -connaissance d’écrivains dont la moralité n’est -pas universellement admise. Molière était fort -immoral en son temps et c’est ce qui fit son -succès près d’un public qui n’avait que le choix, -à ses jours de repentance, entre les plus éloquents -ou les plus habiles sermonaires. C’est à -mesure qu’il a été moins compris que Molière, -peu à peu, est devenu un moraliste. A mesure -que les sensibilités successives se sont différenciées -davantage de la sensibilité du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, -la grossièreté a perdu de sa puanteur et on a -fini par trouver de la délicatesse à des saillies -qui, mises au ton d’aujourd’hui, nous donneraient -de la gêne. Molière, bien plus brutal -encore dans le fond qu’à la surface, jouit de ce -qu’on pourrait appeler la moralité acquise. -C’est un phénomène inévitable d’accommodation. -Il fallait ou sacrifier Molière ou démontrer -la beauté de son génie philosophique.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> Ouvrage cité, p. 103.</p> -</div> -<p>Son mot, qui n’est qu’un mot, « Pour l’amour -de l’humanité », a été creusé et labouré -par les commentateurs ainsi qu’une boule d’ivoire -qui, au tour, finit par se résoudre en un -réseau de cercles enchevêtrés ; ce n’est qu’un -hochet pour les bébés. Comment va-t-on concilier -<i>les Femmes savantes</i> et le Féminisme ? -Il y aura là un travail de cirque fort curieux à -suivre. Dans ses <i>Réflexions sur les Femmes</i>, si -pénétrantes et d’une si belle langue, M<sup>me</sup> de Lambert -dit que cette comédie, d’ailleurs odieuse, -fut cause que l’instruction chez les filles parut -comme une inconvenance, une impudeur, une -sorte d’obscénité : d’où la folie de plaisirs -purement sensuels où les femmes inclinèrent, -n’ayant plus d’autres ressources que la chère et -l’amour. On s’en tirera en considérant séparément -l’idée féminisme et l’idée <i>Femmes savantes</i>, -en épiloguant sur le mot « savant », qui a -pris récemment une signification très précise. Le -savant, au <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, c’est le curieux non seulement -des sciences, mais des lettres, c’est l’esprit -inquiet des nouveautés et qui discute des -tourbillons sans négliger Vaugelas. M<sup>me</sup> de -Sévigné était une « femme savante » et aussi -Ninon. Sans doute, il fallait sauver l’œuvre de -Molière ; elle en valait la peine. Mais n’aurait-on -pu le faire avec plus d’honnêteté et plus de lucidité ?</p> - -<p>Tenté sur Rabelais et sur Montaigne, le même -travail de mise au point a moins bien réussi. -Rabelais surtout a découragé les naïvetés les -plus têtues et, faute de pouvoir moissonner de -vertueuses gerbes en son abbaye de bon plaisir, -on rangea Pantagruel parmi les vagues précurseurs -des idées modernes, ce qui n’a aucun sens -appréciable, les idées modernes étant fort contradictoires. -La Fontaine s’est prêté aux caprices -des moralistes avec cette indifférence au bien -et au mal qui fut le propre de son tempérament -uniquement sensuel ; et quant à Racine, dont -l’œuvre serait épouvantable, si elle n’était rédigée -en une langue froide et abstraite comme l’algèbre, -la dévotion janséniste de ses derniers -jours a permis de trouver des intonations pieuses -même à ses plus délirantes chansons de luxure -et de cruauté<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>. Pourquoi ce soin n’a-t-il -pas été porté jusque sur un Saint-Amand ou sur -un Théophile ? On trouve là l’influence de Boileau, -qu’il est encore dangereux de contredire -quand on recherche une certaine qualité de réputation. -Heureux de trouver leur tâche limitée -et déterminée par une autorité célèbre, les éducateurs -arrêtèrent, dès que sa longueur fut décente, -le catalogue des gloires. Leur entreprise -était de critique morale bien plus que de critique -littéraire ; un seul livre, les <i>Fables</i>, par -exemple, leur eût suffi, album où déposer les -aphorismes sournois du vieux catéchisme. L’idéal -de l’éducateur est le <i>Coran</i>, les mêmes pages -contenant un exemple d’écriture, un modèle de -style, un code religieux et un manuel de morale.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Ceci était écrit quand a paru l’ouvrage de M. Louis Proal, -<i>le Crime et le suicide passionnels</i> (F. Alcan, 1900), où, à propos -des drames sexuels de cour d’assises, Racine est, comme -référence et point de comparaison, cité toutes les dix pages. On -ne veut pas dire quel moment de passion et de folie luxurieuse -fut le grand siècle.</p> -</div> -<p>On peut donc conclure qu’en réalité il n’y a -pas de gloire littéraire. Les grands écrivains sont -proposés à notre admiration non comme écrivains, -mais comme moralistes. La gloire littéraire -est une illusion.</p> - -<p>Cependant, tout en réservant pour des usages -scolaires quelques-uns des meilleurs génies -français, les historiens de la littérature ont dû -motiver leurs choix, feindre des préoccupations -d’art. Un Nisard rédigea une histoire de la littérature -française où il n’est à peu près question -que de morale ; on trouva une telle préoccupation -noble, mais trop exclusive. Les manuels -ordinaires entremêlent adroitement les deux -ordres ; il faut qu’un enfant ne sache pas bien si -La Fontaine leur est prescrit comme un grand -poète ou comme un bonhomme qui enseigna la -prévoyance, comme l’auteur de <i>Philémon et -Baucis</i> ou comme le précurseur de Franklin. -Munis des quatre règles de la littérature, les -professeurs ont examiné les talents, et ils les ont -classés ; ils ont décerné des prix et des mentions -honorables. Il y a le premier ordre et il y -a des ordres échelonnés jusqu’au quatrième et au -cinquième ; la littérature française est devenue -hiérarchique comme une maison de rapport. « Villon, -me dit un jour l’un de ces arpenteurs, n’est -pas de premier ordre. » Il faut nuancer l’admiration -selon les sept notes de la gamme universitaire : -de sérieux flûtistes excellent à ce jeu.</p> - -<p>Il ne s’agit pas de contester le palmarès de la -gloire ni d’en proposer une rédaction nouvelle. -Tel qu’il est, il répond à son usage ; il peut avoir -l’utilité des classifications arbitraires de la botanique. -Il ne s’agit pas de l’amender ; il s’agit de -le déchirer.</p> - -<p>Que Racine soit un meilleur poète que Tristan -l’Hermite et qu’<i>Iphigénie</i> l’emporte sur -<i>Marianne</i>, voilà deux propositions inégalement -vraies ; car on pourrait tout aussi bien nous -donner à comparer ceci, qui est de Racine :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Que c’est une chose charmante</div> -<div class="verse">De voir cet étang gracieux</div> -<div class="verse">Où, comme en un lit précieux,</div> -<div class="verse">L’onde est toujours calme et dormante !</div> - -<div class="verse stanza">Quelles richesses admirables</div> -<div class="verse">N’ont point ces nageurs marquetés,</div> -<div class="verse">Ces poissons aux dos argentés,</div> -<div class="verse">Sur leurs écailles agréables<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a> !</div> -</div> - -<p class="noindent">à cela, qui est de Tristan :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Auprès de cette grotte sombre</div> -<div class="verse">Où l’on respire un air si doux,</div> -<div class="verse">L’onde lutte avec les cailloux,</div> -<div class="verse">Et la lumière avecque l’ombre.</div> - -<div class="verse stanza">Ces flots, lassés de l’exercice</div> -<div class="verse">Qu’ils ont fait dessus ce gravier,</div> -<div class="verse">Se reposent dans ce vivier,</div> -<div class="verse">Où mourut autrefois Narcisse…</div> - -<div class="verse stanza">L’ombre de cette fleur vermeille</div> -<div class="verse">Et celle de ces joncs pendans</div> -<div class="verse">Paraissent estre là-dedans</div> -<div class="verse">Les songes de l’eau qui sommeille…<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a></div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> <i>L’Étang</i>. Cette pièce fait partie de la suite des cinq odes -où Racine célébra Port-Royal-des-Champs : <i>l’Étang</i>, <i>les Prairies</i>, -<i>les Bois</i>, <i>les Troupeaux</i>, <i>les Jardins</i>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> <i>Le Promenoir des deux Amans</i>.</p> -</div> -<p>Je sais bien que je compare le meilleur de -Tristan avec le pire de Racine ; mais Tristan -tout de même avait son jardin, si Racine avait -son domaine, et parfois il y fait bon. Déchirons -donc le palmarès afin d’ignorer que Tristan -L’Hermite est un poète « à la versification ridicule »<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>, -et que le plaisir que nous pouvons -tirer de sa rencontre ne soit pas gâté par avance, -et que nous osions, comme lui, dire à sa muse :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Fay moy boire aux creux de tes mains,</div> -<div class="verse">Si l’eau n’en dissout point la neige.</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> <span class="sc">Vapereau</span>, <i>Dictionnaire des Littératures</i>.</p> -</div> -<p>C’est l’inconvénient des méthodes comparatives. -Les critiques, ayant élu comme idéal le -grand poète d’un siècle, n’estiment plus les autres -que comme des précurseurs ou des disciples<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>. -On juge les écrivains d’après ce qu’ils ne -sont pas, et souvent faute d’avoir su comprendre -leur génie particulier et souvent faute de les -avoir interrogés eux-mêmes. Pratinas en vérité -est mieux traité : il jouit du silence.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> Une excellente thèse de doctorat sur Tristan L’Hermite, -par M. N.-M. Bernadin, porte précisément ce titre : <i>Un Précurseur -de Racine</i>.</p> -</div> -<p>Mais il est mort, et il s’agit de vivre. Vivre, -de quelle vie et en la mémoire de quels hommes ? -La vie est un fait physique. Un livre n’est -pas mort qui existe à l’état de tome dans une -bibliothèque ; et peut-être que c’est une gloire -plus enviable d’être inconnu à la manière de -Théophile que d’être célèbre à la manière de -Jean-Baptiste Rousseau ? La gloire, quand elle -n’est que classique, est peut-être l’une des formes -les plus dures de l’humiliation. Avoir rêvé -de passionner les hommes et les femmes et -n’être plus que le pensum triste qui retient en -prison un écolier distrait ! Est-il cependant d’universelles -réputations qui ne soient point classiques ? -Très peu, et alors elles ont une autre -tare. C’est pour ce qu’ils contiennent de malpropre -qu’on lit les romans saugrenus de Rétif<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>, -les contes syphilitiques de Voltaire, et cette ennuyeuse -<i>Manon Lescaut</i>, si gauchement adaptée -de l’anglais. Les livres de jadis n’ont plus de -public, si par public il faut entendre les hommes -désintéressés qui lisent uniquement pour leur -plaisir, et goûtent ce qu’un livre contient d’art -et de pensée, mais ils ont des lecteurs encore, -et ils en ont tous.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> De Rétif, il faut cependant retenir le tome I<sup>er</sup>, celui-là seul, -de <i>Monsieur Nicolas</i>.</p> -</div> -<p>Il n’y a de livre mort que le livre perdu ; tous -les autres vivent, et presque de la même vie, et -plus ils sont anciens, plus cette vie devient intense, -devenant plus précieuse. La gloire littéraire -est nominale ; la vie littéraire est personnelle. -Il n’est pas un poète du prodigieux -<small>XVII</small><sup>e</sup> siècle qui ne ressuscite chaque jour entre -les mains pieuses d’un curieux. Bossuet n’est -pas plus feuilleté que ce <i>Recueil</i> de Pierre du -Marteau<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a> ; et, à tout prendre, la <i>Plainte du -cheval Pégase aux chevaux de la petite Écurie, -par Monsieur de Benserade</i>, est d’une lecture -plus agréable et moins dangereuse que le <i>Discours -sur l’histoire universelle</i> : le moralisme -pompeux est-il tant supérieur au burlesque badin ? -Toute plante de la montagne offre un égal -intérêt au botaniste ingénu. Pour lui l’euphorbe -n’est pas célèbre ni la bourrache ridicule (elle -a d’ailleurs les plus beaux yeux du monde) et il -emplit sa gibecière jusqu’à ce qu’elle refuse un -dernier brin d’herbe. La gloire littéraire est une -invention à l’usage des enfants qui préparent -leurs examens ; il importe peu à l’explorateur de -l’esprit de jadis que ce vers plaisant soit d’un -inconnu ou cette forte pensée d’un méprisé. Un -homme et son œuvre, cela est d’intérêt si différent ! -L’homme est une physiologie qui n’a de -valeur que dans le milieu où elle a évolué ; l’œuvre, -quelle qu’elle soit, peut conserver, au cours -des siècles, un pouvoir abstrait. Il ne faut pas -s’exagérer ce pouvoir ni s’en faire une tyrannie. -Une pensée n’est guère autre chose qu’une fleur -desséchée ; mais l’homme a péri et la fleur reste -couchée dans son herbier ; elle est le témoin d’une -vie disparue, le signe d’une sensibilité abolie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> <i>Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, tant en -prose qu’en vers</i>. A Cologne, 1667.</p> -</div> -<p>Lorsqu’on regarde dans la galerie d’Apollon -ces onyx et ces corindons façonnés en conques -et en coupes et ces ors où le burin a écrit des -fleurs et ces émaux violents, va-t-on, avant d’oser -se réjouir, demander quel est le nom de l’artisan de -tels joyaux ? La question cependant serait vaine. -L’œuvre vit et le nom est mort. Qu’importe le nom !</p> - -<p>« Moi, qui ne désire pas la gloire, » écrivait -Flaubert. Il parlait de la postérité, de ces temps -futurs, et par conséquent inexistants, auxquels -tant de médiocres énergies sacrifient l’heure présente, -cette réalité unique. Aucun des livres de -Flaubert ne pouvant servir de prétexte à un enseignement -moral, Flaubert fut sage. Il ne désirait -et il n’aura pas la gloire, à moins que <i>Madame -Bovary</i> ne conserve pendant le prochain -siècle sa réputation équivoque et ne s’inscrive, -dans la tradition des adolescents, parmi les célèbres -mauvais livres. Cela est peu probable, -puisque <i>Mademoiselle de Maupin</i> est déjà d’une -lecture pénible. Mais ce qu’on ne peut dire au -futur ni de lui ni d’aucun écrivain de la dernière -moitié du siècle, on peut le dire au passé. Gautier -et Flaubert ont connu la gloire, celle qu’ils -se décernèrent eux-mêmes dans l’invincible conscience -de leur génie. La gloire, c’est une sensation -de vie et de force ; un sylvain la goûterait -dans un tronc d’arbre.</p> - -<p>Qu’il est plaisant d’écouter le professeur éloquent -dont la parole déclare : « Ce livre ne restera -pas. » Mais aucun livre ne reste, et cependant -tous les livres restent. Connaît-on <i>Palemon, -fable bocagère et pastorale</i>, par le sieur Frenicle<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a> ? -Eh bien, ce livre est resté puisque je -viens de le lire, et que j’en ressuscite un vers, -qui n’est pas laid :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">O que j’eus de plaisir à la voir toute nue !</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> A Paris, chez Jacques Dugast, aux Gants couronnez, 1632.</p> -</div> -<p>Il est temps que l’homme apprenne enfin à se -résigner au néant, et même à jouir de cette idée -dont la douceur est incomparable. Les écrivains -pourraient donner l’exemple au peuple en abandonnant -résolument leurs vaniteux espoirs. Ils -laisseront un nom qui ornera pendant quelques -siècles les catalogues et des œuvres qui dureront -ce que vivra la matière qui les supporte. C’est -un beau privilège au prix duquel ils devraient -consentir à taire leurs doléances. Et quand -même cette illusoire éternité leur serait refusée, -aussi bien que toute gloire présente, pourquoi -cela diminuerait-il leur activité ? C’est au passant -et non à l’humanité future que le cerisier -sauvage offre ses fruits ; et si personne ne passe, -comme il s’est couvert de neige au printemps il -s’empourpre quand vient l’été. La vie est un -fait personnel, immédiat et qui s’écoule dans -la minute même où elle est sentie. Adjoindre à -cette minute les siècles à venir, c’est raisonner -mal, car le présent seul existe, et il faut rester -dans la logique pour être encore un homme. -Soyons un peu moins primitifs et ne nous figurons -pas que le prochain siècle sera le « double » -du présent et que nos œuvres y garderont la -position qu’elles occupent aujourd’hui, ou une -position pire. La manière dont nous comprenons -<i>Bérénice</i> affligerait Racine, et Molière soufflerait -volontiers les chandelles les soirs qu’on -s’ennuie tant au <i>Misanthrope</i>. Les livres n’ont -qu’un temps ; arbre, arbustes ou pauvres herbes, -ils meurent ayant parfois semé leurs pareils, et la -vraie gloire ce serait de provoquer une œuvre -sous l’ombre de laquelle on serait étouffé ; ce serait la -vraie gloire parce que cela rentrerait dans -les plus nobles conditions de la vie. Les témoins -du passé ne sont jamais que des paradoxes ; ils -ont commencé à languir quelques années, ou -moins, après leur naissance, et leur vieillesse se -traîne triste et ridée parmi les hommes qui ne -les comprennent plus, ni ne les aiment. Souhaiter -l’immortalité, c’est désirer de vivre éternellement -dans l’état des <i>Struldbruggs</i> de Swift.</p> - -<p>« Tel est le détail qu’on me fit au sujet des Immortels -de ce pays… » — et le sentiment de -l’homme continue de se révolter contre l’idée -de destruction, et l’écrivain tremble à l’idée de -pérennelle obscurité. Il faut à notre sensibilité -une toute petite lumière dans le lointain, parmi -les arbres qui bordent notre vue. Cela rassure -les muscles, cela calme le pouls.</p> - -<p class="date">1900</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2ch2">LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ</h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>En un de ses <i>Paradoxes</i>, où il a parfois un -peu de l’ironie de Heine ou de l’esprit de Schopenhauer, -M. Max Nordau a dessiné le plan -machiavélique d’une école du succès. On y enseignerait -l’à rebours de la morale usuelle, et -non pas la vertu, mais l’art de parvenir. Cette -école existe : c’est la vie. Des yeux et des oreilles -précoces en recueillent l’enseignement dès l’adolescence ; -de jeunes hommes se vouent au succès -comme d’autres à l’apostolat ou à la gloire. -Sont-ils déraisonnables ? Non. Et méprisables ? -Pourquoi donc ? Écrire, chanter, sculpter, ce -sont des actes ; penser, même dans le silence de -la nuit et au fond d’un cachot, c’est un acte. Or, -quel est l’acte qui n’a pas pour but son propre -achèvement ? Le raisonneur qui s’est convaincu -lui-même voudra persuader les autres, nécessairement ; -et le poète qui s’admire, contraindre -autrui à l’enthousiasme. Ceux qui se contentent -d’une approbation intime ou restreinte sont -peut-être des sages ; ils ne seront point comptés -parmi les forts. Même timide, même dédaigneux, -le rêveur veut la gloire de rêver ; et il rêverait -avec délices devant les foules délirantes de contempler -ses yeux perdus dans un océan de songes -et de niaiseries. Ce serait le succès. Le succès -a quelque chose de précis qui calme et qui -nourrit. C’est un repas. C’est un fait. C’est le -poteau d’arrivée.</p> - -<p>Le succès est un fait en lui-même et en dehors -de l’œuvre ou de l’acte qu’il accompagne. -L’assassin qui a réussi son crime de point en -point éprouve d’autres joies que celle de l’avidité -désaltérée. Il se trouve en somme que le -succès lui a donné raison, et toutes recherches -dépistées, on comprend fort bien l’état qu’a osé -décrire Barbey d’Aurevilly. Cependant le crime, -à moins d’être politique, ne reçoit que rarement -dans nos civilisations un applaudissement public, -comme chez les Dayaks de Bornéo ou -les sujets du Vieux de la Montagne. C’est pourquoi, -malgré une ironie célèbre, nous ne considérerons -pas l’assassinat « comme un des -beaux-arts ». Tout au moins faudrait-il le ranger -dans cette catégorie d’art dont le succès est -le seul et unique but et qui tient beaucoup, -moins à son nom de départ qu’à son nom d’arrivée ; -or, cela n’est point le sujet de cet essai, -qui est fort sérieux et dont tous les mots seront -pesés avec soin. Il s’agira uniquement des œuvres -d’art et en particulier de celles qui appartiennent -à la littérature.</p> - -<p>Le succès donc est un fait, mais, pour la catégorie -d’actes qui nous occupe, un fait éventuel -et qui ne change pas l’essence même de l’acte. -En cela je comparerais volontiers le succès à -la conscience, flambeau qui s’allume en nous, -éclaire nos actions et nos pensées, mais n’a pas -plus d’influence sur leur nature que son ombre, -par une nuit de lune, sur la marche du train -qui passe. La conscience ne détermine aucun -acte. Le succès ne crée pas une œuvre, mais il -la met en lumière, et tellement qu’il en reste presque -toujours quelque chose dans la mémoire -des hommes. On ne devient pas Racine pour -avoir été applaudi sous les chandelles, et on -reste Racine, même si <i>Phèdre</i> est jouée six -jours de suite devant des loges noires<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>. Mais -on devient Pradon, et c’est beaucoup. Être Pradon -dans les siècles, c’est vivre d’une gloire -obscure et fâcheuse, triste et vaine ; sans doute, -mais à peine moins précaire que la vie que nous -nommons véritable. Pradon est ridicule à la fois -et illustre. On ne peut conter la vie de Racine -sans y mêler son nom. On recherche ses œuvres -pour comprendre cette renommée d’un jour qui -s’est prolongée durant tant de lendemains. Il -n’y a pas à en douter, Pradon n’avait presque -aucun talent, encore qu’assez adroit en son métier -de constructeur dramatique. C’était, comme -disent les journalistes, un homme de théâtre ; -on est même allé jusqu’à prétendre<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a> que, pour -avoir une Phèdre parfaite, il l’aurait fallu écrite -par Racine sur le plan de Pradon. C’est absurde ; -mais tout succès a une cause. La cabale n’explique -rien. La duchesse de Bouillon n’eût pas -risqué la bataille sur une carte nulle, Pradon -était connu. Sa tragédie de <i>Pyrame et Thisbé</i> -avait été applaudie. Dix ans après <i>Phèdre</i>, -et, sans nulle cabale, son <i>Regulus</i> alla aux -nues. Il était donc destiné à une réputation -modérée, à celle que son <i>Solyman</i>, par exemple, -valut à l’abbé Abeille, vers les mêmes années.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> A l’Hôtel de Bourgogne, pendant qu’à Guénégaud on jouait -à grand fracas celle de Pradon.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Bayle. Et Racine, reconnaissant le métier de son adversaire : -« Toute la différence qu’il y a entre moi et Pradon, c’est -que je sais écrire. »</p> -</div> -<p>Cela fut-il heureux pour ce médiocre poète -d’avoir rencontré sur son chemin la duchesse -de Bouillon ? Devançant nos procédés, cette -terrible femme avait loué les loges de deux théâtres, -emplissant les unes, laissant les autres vides ; -de notre temps, elle eût acheté les journaux -par surcroît, mais nul ne sait combien elle -paya le caquet des nouvellistes et des pamphlétaires. -C’est un des plus beaux coups du genre -puisqu’il a réussi à merveille ; mais qu’y gagna -Pradon ? Après beaucoup d’injures, un océan -d’injures posthumes. Il n’est pas de jour où -quelque professeur ne le traite comme un Damiens -ou comme un Ravaillac. Cela se compense-t-il -par l’immortalité ? Une immortalité honteuse -est-elle préférable à la nuit ? D’abord, il -faut écarter la honte, et tenir pour indifférentes -les injures. Tout succès attise le feu de la haine -et rend plus épaisse la fumée qui retombe. Cela -n’a aucune importance. La haine est une opinion, -et les injures, et les mots qui jettent l’infamie ; -le succès est un fait. La duchesse de -Bouillon ne pouvait changer la valeur essentielle -de chacune des deux <i>Phèdre</i>, non plus qu’en -« or pur » transmuer du « plomb vil » ; mais -elle pouvait voiler l’or et dorer le plomb ; elle -pouvait forcer la postérité à répéter le nom de -son favori. Ce fut son œuvre. Elle est belle -et resta mémorable. Sur le moment, personne -ne savait laquelle il fallait admirer de ces deux -peintures aux cadres pareils. Les amis de Pradon -valaient ceux de Racine. L’un avait Boileau ; -l’autre, Sanlecque, son rival parfois heureux. -Mais l’autorité de Boileau s’effaçait devant -celle de M<sup>me</sup> des Houlières, représentant la -société polie et l’esprit des ruelles. Il arriva -même que la querelle des Sonnets mit l’esprit du -côté de Pradon, car celui du duc de Nevers est, -encore aujourd’hui, de la méchanceté la plus -plaisante. Molière, qui détestait Racine et avait -jadis prêté son théâtre à une parodie d’<i>Andromaque</i>, -eût sans doute favorisé Pradon. Sa mort -a épargné ce scandale aux amis des bonnes lettres. -Ce fut donc autour d’une illusion raisonnable -que se fit la cristallisation du succès, et les -beaux esprits n’eurent pas à rougir de leur parti. -C’est un mensonge pieux des historiens de la littérature -française de prétendre que le vrai public -vengea Racine du désert organisé par M<sup>me</sup> de -Bouillon. Les loges de l’hôtel de Bourgogne -avaient été louées pour six jours et la <i>Phèdre</i> -de Racine ne fut jouée que sept fois ; le public -avait compris : il obéissait au succès, comme les -chiens au sifflet.</p> - -<p>C’est que le succès, même organisé par des -moyens frauduleux, exerce un puissant attrait -sur les foules, et même lettrées. Assurément, le -public des théâtres était, en 1677, bien supérieur -comme intelligence, instruction et goût, au public -moyen d’aujourd’hui ; et cependant on le -voit s’éprendre de pièces décidément médiocres -et dédaigner les plus belles. C’est que le succès, -et surtout pour les œuvres de théâtre, peut naître -spontanément d’un hasard, de l’agréable -visage d’une actrice, d’un beau geste, d’un -applaudissement bien placé, du caprice ou de -l’émotion d’un petit groupe de spectateurs. Le -troupeau suit, puisque tous les hommes assemblés -sont troupeau, et l’histoire compte un nom -et une date de plus.</p> - -<p>Les Américains — ceux du Nord, car au Sud -ils ont plus de finesse — n’hésitent jamais -devant le succès. Quel est le poème dramatique -dont le succès a dépassé les enthousiasmes mêmes -du <i>Cid</i> et d’<i>Hernani</i> ? C’est <i>Cyrano de Bergerac</i>. -Donc cette chose est admirable. Et ils la font -apprendre par cœur ainsi que <i>l’Aiglon</i>, dans les -écoles où eux-mêmes illettrés, ils se cultivent de -savantes épouses. Pour redire encore ma vraie -pensée, je ne trouve pas cela déraisonnable. Ne -confondons point l’histoire, qui est un roman -complet, ou du moins suivi, avec le temps présent, -qui nous apparaît fragmentaire, tel un numéro -de journal déchiré en mille bouts de papier. -Comment les classer, selon quel ordre ? Nous -n’en savons rien. Nos jugements d’aujourd’hui, -ceux qui paraissent les plus sages, les plus sains, -seront ridicules dans vingt ans, parce que notre -patience lassée n’a pu reconstituer la feuille -entière, ou parce que le feu ou le vent ont dévoré -une partie des petits carrés. En ce brouillard -de nos idées, le succès s’allume comme une lune -électrique. Quelque chose d’indéniable brille, que -les professeurs de philosophie appellent un critère. -Mais disons-le seulement un fait, de même -qu’une fleur est un fait, ou une averse ou un -incendie. Et que peut-on opposer à ce fait, pour -le contredire ? Presque rien, le produit d’un -jugement, l’idée que certains hommes ont de la -beauté littéraire. Encore cette opposition n’est-elle -point radicale, puisque la beauté n’est aucunement, -en principe, exclue des chances du succès. -Il ne faudrait point parier pour la beauté, il serait -imprudent de la prendre à égalité ; mais il y a -des exemples dans l’histoire que l’œuvre la plus -belle ait été aussi celle que les hommes ont le -plus fêtée. Alors le succès est adorable, ainsi -que le soleil qui vient à propos mûrir les moissons, -ainsi que l’orage qui remplit les ruisseaux -et les fontaines. Qu’est-ce qu’un beau livre dont -il ne reste plus un seul exemplaire connu ? -Qu’était-ce que la Vénus sans bras avant que -M. de Marcellus l’eût fait sourdre des abîmes ? -Le succès est pareil à la lumière du jour et, encore -un coup, s’il ne crée pas l’œuvre, il l’achève, en -déchirant le voile de ténèbre qui l’enveloppait. -Il y a une autre considération qui augmente -encore la valeur du succès ; c’est que si le but -de l’œuvre d’art est de plaire, plus grand sera le -grand nombre de ces conquêtes et mieux ce -but aura été rempli. L’art a certainement une -fonction, puisqu’il est ; il satisfait à un besoin de -notre nature. Dire que ce besoin est précisément -le goût artistique, c’est dire que le café ou le -tabac sont aimés parce qu’ils satisfont le goût que -l’homme a pour le café ou le tabac. C’est ne rien -dire du tout, pas même une sottise ; c’est proférer -des mots sans signification aucune. Les choses -ne correspondent pas dans la vie avec cette -simplicité, selon cette relation bénévole de pot à -couvercle : laissons cela à la philosophie chrétienne -des finalités. Le but de l’art étant de plaire, -le succès est tout au moins un commencement -de preuve en faveur de l’œuvre. Plaire, l’idée est -très complexe : nous verrons plus tard ce qu’elle -contient ; mais le mot peut servir provisoirement. -Donc cette œuvre plaît. Une tour s’est -élevée soudain aux accents passionnés de la -foule. Voilà le fait. Il faut la démolir. Cela n’est -point facile, puisque, par une magie singulière, -presque tous les béliers dont on la bat se transforment -en contreforts qui ajoutent leurs poids -à la solidité du monument. Il faut prouver à -cette forteresse qu’elle n’existe pas ; à cette foule -que son admiration n’a pas remué toutes ces -pierres, qu’elle est menteuse, hallucinée ou imbécile. -Cela ne se peut pas. Ils trouvent cela -beau. Que leur répondre, sinon : oui, cela est -beau.</p> - -<p>Le prêtre prend une hostie sur le corporal et -l’élève à la dignité de Dieu. Il l’entoure de rayons -et la montre au peuple. Pendant cette ostention, -le peuple à genoux baisse la tête, prie et croit. -L’œuvre que le succès exalte n’est pas choisie -moins au hasard que l’hostie par les doigts du -prêtre ; mais sa divinité n’en est pas moins certaine, -du moment qu’elle a été choisie. Il faut -respecter les arrêts du destin et ne pas contrarier -la piété populaire.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>Cependant, il y a, dit-on, une esthétique. Il y -en a même plusieurs. Mais nous n’en supposerons -qu’une et que, toujours en principe, elle -ait de bonnes raisons à opposer au succès, quel -qu’il soit. S’il y a une esthétique, cela nous -oblige à reconnaître qu’il y a un beau absolu, -et que les œuvres sont jugées belles en proportion -de leur ressemblance avec cet idéal vague -et complaisant. C’est cette esthétique, son existence -admise l’espace d’un moment, qu’il s’agit -d’ouvrir et de passer au scalpel.</p> - -<p>La sensibilité qui cède au succès ou qui le -provoque est fort intéressante ; mais il sera -peut-être permis de ne pas mépriser tout à fait -et tout d’abord la sensibilité qui s’oppose au -succès et qui nie l’œuvre heureuse en tant qu’œuvre -belle. Ces deux sensibilités, également spontanées, -ne sont pas également pures. La seconde -est fort mêlée. L’esthétique par quoi elle se -résume, aussi fragile que la morale, est un mélange -de croyances, de traditions, de raisonnements, -d’habitudes, de conceptions ; il y entre -du respect, de la peur et un appétit obscur de -nouveauté. « Sur des pensers nouveaux, faisons -des vers antiques. » Le vieux neuf, voilà -ce que préconisent toutes les esthétiques, car il -faut flatter une caste selon ses nerfs et selon son -érudition. Le jugement de l’artiste en matière -d’art est un amalgame de sensations et de superstitions. -La foule ingénue n’a que des sensations. -Son jugement n’est pas esthétique. Ce n’est -même pas un jugement. C’est l’aveu naïf d’un -plaisir. Il s’en suit nécessairement que seule la -caste esthétique a qualité pour juger de la beauté -des œuvres et leur déférer cette qualité. La foule -crée le succès ; la caste crée la beauté. C’est -équivalent, si l’on veut, puisqu’il n’y a de hiérarchie -ni dans les sensations ni dans les actes -et que tout n’est que mouvement ; c’est équivalent, -mais différent. Voilà donc un point acquis. -En matière d’art, à l’opinion de la sensibilité -s’oppose l’opinion de l’intelligence. La sensibilité -ne se soucie que du plaisir ; qu’à ce plaisir -se joigne un élément intellectuel, et voilà l’esthétique. -La foule peut dire : cela me plaît, donc -cela est beau ; elle ne peut pas dire : cela me -plaît et cependant cela n’est pas beau, ou : cela -me déplaît, et cependant cela est beau. La foule, -en tant que foule, ne ment jamais ; le jugement -esthétique est une des formes les plus complexes -du mensonge<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Voir, plus loin, dans <a href="#p2ch4"><i>les Femmes et le langage</i></a>, le mensonge -considéré comme la caractéristique de l’homme en opposition -à l’animalité. La supériorité d’une race, d’un groupe d’êtres -vivants, est en raison directe de sa puissance de mensonge, -c’est-à-dire de réaction contre la réalité. Le mensonge n’est que -la forme psychologique de la réaction du <i>Vertébré</i> contre le milieu. -Nietzsche devançant la science, dit : « Le mensonge comme -condition de vie. »</p> -</div> -<p>Il est bien évident qu’il n’y a pas de beau absolu, -non plus que de vérité, de justice, d’amour. -La beauté des poètes, la vérité des philosophes, -la justice des sociologues, l’amour des théologiens, -autant d’abstractions qui ne tombent sous -nos sens et maladroitement, que délimitées par -le ciseau du sculpteur. Comme idées conçues -dans le futur ou dans le passé, elles expriment -une certaine concordance entre nos sensations -présentes et l’état général de notre intelligence. -Cela est surtout sensible pour la vérité, qui est -bien une sensation que notre intelligence ne contredit -pas ; mais telle autre intelligence la contredit, -ou se trouve contredite par des sensations -d’une intensité ou d’un monde différent.</p> - -<p>L’idée de beauté a une origine émotionnelle, -elle se ramène à l’idée de procréation. Il faut -que la femelle qui sera la mère soit conforme -au type de la race, c’est-à-dire il faut qu’elle soit -belle<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a>. La femme est moins exigeante, peut-être -parce que l’homme ne transmet que très peu de -lui-même à ses descendants. Le premier étalon -de la beauté a donc été la femme et, en général, -le corps humain. Être beau, pour un animal, -pour un objet, c’est avoir quelque chose d’humain, -dans la forme, dans le caractère ; on peut -décrire un paysage avec des termes qui presque -tous conviendraient à la beauté d’une femme, et -le marbre a sa blancheur, et les saphirs sont ses -yeux, et le corail, ses lèvres. Il y a là tout un -vocabulaire de clichés. Bien entendu qu’il faudrait -en corriger quelques-uns et faire remarquer -que c’est l’ébène qui est noire comme des -cheveux noirs et le cygne qui a un cou de femme. -La beauté est si bien sexuelle que les seules œuvres -d’art incontestées sont celles qui montrent -tout bonnement le corps humain dans sa nudité. -Par sa persévérance à demeurer purement -sexuelle, la statuaire grecque s’est mise pour -l’éternité au-dessus de toutes les discussions. C’est -beau, puisque c’est un beau corps humain, tel que -celui avec qui tout homme ou toute femme voudrait -se joindre pour se perpétuer selon sa race.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> Il y a un pressentiment de cela dans cette remarque inédite, -récemment publiée, de Montesquieu ; ce qui fait la beauté, -c’est la conformité : « <i>Esthétique.</i> — Le père Buffier a défini la -beauté : l’assemblage de ce qu’il y a de plus commun. Quand sa -définition est expliquée, elle est excellente… Le père Buffier dit -que les beaux yeux sont ceux dont il y en a un plus grand -nombre de la même façon ; de même la bouche, le nez, etc. Ce -n’est pas qu’il n’y ait un beaucoup plus grand nombre de vilains -nez que de beaux nez ; mais c’est que les vilains sont de bien -différentes espèces ; mais chaque espèce de vilains est en beaucoup -moindre nombre que l’espèce des beaux. C’est comme si, -dans une foule de cent hommes, il y a dix hommes habillés chacun -d’une couleur particulière : c’est le vert qui domine. »</p> -</div> -<p>Mais un autre fait plus obscur, quoique non -moins certain, permet de ramener par un autre -chemin l’idée de beauté à l’idée même de sexualité. -C’est ceci, que toutes les émotions humaines, -quels que soient leur ordre, leur nature et -leur intensité, retentissent plus ou moins sur le -réseau nerveux génital. La pathologie sexuelle a -mis cela en lumière. Les parfums aussi bien que -l’odeur ou la vue du sang, le bruit et la chaleur, -le travail intellectuel et le travail musculaire, le -repos et la fatigue, l’ivresse et l’abstinence, les -sensations les plus contradictoires favorisent l’essor -sexuel. D’autres, telles que la peur, le froid, -la contrariété, ricochent aussi vers un centre -voisin et intriqué dans le réseau génital. Voyez -le premier chapitre d’<i>En Ménage</i>, où M. Huysmans -décrit l’effet produit sur un être doux et -nerveux par la découverte d’un amant chez sa -femme. Parmi les émotions qui retentissent le -plus sûrement sur tout organisme un peu sensible, -il faut placer au premier rang les émotions -esthétiques. Et ainsi elles retournent à leur origine. -Ce qui porte à l’amour semble beau ; ce -qui semble beau porte à l’amour. Il y a là un -entrelacs indéniable. On aime une femme parce -qu’elle est belle ; et on la juge belle parce qu’on -l’aime. Il en est de même de toutes les choses -qui permettent des associations d’idées sexuelles -et de toutes les émotions qui retentissent sur -le système génital. Mais il n’est pas du tout nécessaire -pour qu’une œuvre d’art éveille des idées -d’amour, qu’elle nous présente un tableau sensuel : -il suffit qu’elle soit belle, qu’elle soit captivante. -Elle passionne : où chercherons-nous -le siège de cette passion ? Le cerveau n’est qu’un -centre de transmission ; ce n’est pas un aboutissement. -C’est une erreur heureuse et méritoire -d’avoir fait du cerveau de l’homme le centre -absolu de l’homme ; mais c’est une erreur. -Le seul but naturel de l’homme est la reproduction. -S’il y avait un autre but à son activité, il -ne serait plus un animal ; et nous tombons dans -le christianisme. Revoici l’âme, le démérite et -tout le jargon des marchands d’orviétan spiritualiste. -La conscience de l’émotion s’élabore au -moment où l’émotion y passe, mais elle ne fait -que passer en laissant son image, et elle descend -dans les reins. Cette manière de parler est peut-être -figurée, et, d’ailleurs, il ne s’agit pas d’excitations -intenses et fortement localisées. On veut -seulement dire que l’émotion esthétique met -l’homme en un état favorable à la réception de -l’émotion érotique. Cet état est donné aux uns -par la musique, à d’autres par la peinture, le -drame. J’ai connu un homme, il est vrai d’un -certain âge, qui pouvait tromper un désir sexuel -en feuilletant des albums d’estampes. L’exemple -inverse serait sans doute moins paradoxal : -l’émotion esthétique est celle dont l’homme se -laisse le plus facilement distraire par l’amour, -tellement le passage est aisé, presque fatal. -Cette union intime de l’art et de l’amour est -d’ailleurs la seule explication de l’art. Sans cela, -sans ce retentissement génital, il ne serait pas -né, et sans cela il ne serait pas perpétué. Il n’y -a rien d’inutile dans les profondes habitudes -humaines : tout ce qui a duré est donc nécessaire. -L’art est complice de l’amour. L’amour ôté, il -n’y a plus d’art ; et l’art ôté, l’amour n’est plus -guère qu’un besoin physiologique.</p> - -<p>Mais il s’agit moins de l’art ici que de sa puissance -émotionnelle, et il faut alors ranger sous -le nom d’art tout ce qui est spectacle ou jeu, -tout le divertissement qui se prend en public ou -à propos duquel on se communique ses impressions. -Un feu d’artifice peut émouvoir tout -comme une tragédie ; la seule hiérarchie est celle -de l’intensité. Or, il n’est pas douteux que le -succès d’une œuvre d’art n’augmente fortement -sa puissance émotionnelle sur le commun des -hommes. De là, pour la foule, cette croyance -très naturelle que toute œuvre est belle, qui a -du succès, et que les chutes sont toujours méritées -et les dédains. En somme, ce que la caste -appelle beauté, le peuple l’appelle succès ; mais -il a appris des aristocrates ce mot vraiment dénué -de sens pour lui, et il s’en sert pour rehausser -la qualité de ses plaisirs. Cela n’est pas tout -à fait illégitime, succès et beauté ayant une origine -commune dans les émotions, la seule différence -même des systèmes nerveux où elles ont -évolué. Et d’ailleurs très peu d’hommes sont -capables d’une originale émotion esthétique ; la -plupart de ceux qui l’éprouvent ne font qu’obéir -tout comme le peuple, à la suggestion d’un maître, -au commandement de leurs souvenirs, aux -influences de leur milieu, à la mode. Il y a une -beauté de passage aussi précaire que les succès -d’engouement. Une œuvre d’art vantée par la -caste d’aujourd’hui sera méprisée par la caste de -demain ; et il en restera moins peut-être que de -l’œuvre délaissée par la caste et acclamée par -le peuple. Car le succès est un fait dont l’importance -croît avec la poussière qu’il soulève, avec -le nombre des fidèles qui sont venus et qui l’accompagnent -en cortège. Les émotions de la caste -et les émotions du peuple sont destinées à un -même aboutissement. La nature, qui ne fait pas -de sauts, ne fait pas de choix. Il s’agit de -faire des enfants. L’odorat du grand-paon (ou -un sens analogue) est si développé qu’une -larve femelle de ce papillon rare attire, le jour -de son éclosion, une nuée de mâles là où la -veille on n’en voyait aucun. Cette acuité serait -absurde si elle ne servait au grand-paon qu’à se -choisir une nourriture plus délicate parmi le -troupeau des fleurs, ou, d’une façon quelconque, -à augmenter son plaisir et son avancement -spirituel, la culture de son intelligence. Elle sert -au grand-paon à mieux faire l’amour ; c’est son -sens esthétique.</p> - -<p>Cependant, il est des natures humaines, moins -diffuses ou plus réfractaires, chez lesquelles les -émotions ne retentissent pas vers le centre de -grande sensibilité, soit que ce centre soit atrophié, -ou que le courant émotionnel ait rencontré -sur son parcours un obstacle, une digue, un -terrain imperméable. Usons, sans préjuger de -la justesse de l’analogie, des comparaisons les -plus communes et les plus frappantes. Un courant -électrique est lancé dans un fil en vue de -créer un mouvement ; le fil tombe appuyé sur -un morceau de bois ; et au lieu de mouvement -il se produit de la chaleur : le train brûle, que -l’on voulait faire rouler. L’émotion en route vers -le sens génital qu’elle a mission d’éveiller rencontre -un centre de résistance ; elle s’y brise, elle -s’y tord sur elle-même, mais s’y installe ; et toutes -celles du même ordre qui passeront par le -même centre auront le même sort. Il s’agissait -de faire tourner une roue, voici un feu d’artifice ; -il s’agissait de conserver l’espèce, voici que -naît l’idée de beauté. L’émotion esthétique, et -alors sous sa forme la plus pure, la plus désintéressée, -n’est donc qu’une déviation de l’émotion -génitale. L’Aphrodite qui nous entraînait -à son culte ne nous trouble plus ; la femme s’est -évanouie, il reste de nobles formes, des lignes -agréables, mais un cheval aussi est beau, et un -lion et un bœuf. Heureux arrêt de circulation -qui nous a permis de réfléchir, de comparer, de -juger ! Le courant nous jetait vers la sœur de -la déesse ; il nous en éloigne, car elle est moins -belle ! On pourrait supposer que c’est dans la -région intelligence que le courant émotionnel -s’est diffusé, formant ainsi ce mélange d’émotion -et d’intelligence qui nous donne le sens esthétique. -L’intelligence est un accident ; le génie est -une catastrophe. Il faut bien se garder même -des rêves d’un état social où régneraient uniformes -la santé, l’équilibre, l’équité, la modération, -l’ordre, où les catastrophes seraient impossibles -et les accidents très rares. L’intelligence -humaine est certainement la conséquence de -ce que nous appelons naïvement le mal ; s’il ne -se formait pas des coupures ou des nœuds dans -les fils, si l’émotion atteignait toujours son but, -les hommes seraient plus forts et plus beaux -et leurs maisons parfaites comme des termitières ; -seulement le monde n’existerait pas.</p> - - -<h4>III</h4> - -<p>Avant de retourner vers notre point de départ, -voici un résumé :</p> - -<p>Deux sortes d’émotions concourent à la formation -du sens esthétique : les émotions de nature -génésique et toutes les autres émotions, quelles -soient-elles, selon une proportion qui varie à -l’infini avec chaque homme. Les premières sont -celles que nous ressentons à la représentation -parfaite du type de notre race. Apollon est beau, -parce qu’il est le mâle humain dans toute sa -pureté. Pour la plupart des hommes, toute idée -adventice écartée rigoureusement, la vue de ce -marbre est agréable, parce qu’elle évoque le désir, -soit directement, soit selon le sexe, par contre -évocation. On se souvient du mot de Stendhal : -la beauté, c’est une promesse de bonheur. -La philosophie sensualiste qui permettait cette -définition n’était point sotte. Il sera nécessaire -d’y revenir avec la science pour point d’appui. -C’est donc, en somme, pour qualifier la « promesse -de bonheur » qu’on a inventé le mot -« beauté ». Et ce mot a été successivement appliqué -à tout ce qui promet aux hommes la réalisation -d’un de leurs autres désirs toujours plus -nombreux et toujours plus complexes ; et ensuite, -le besoin émotionnel s’étant extrêmement -développé, à toutes les causes d’émotions, même -terribles, même sanglantes. Mais ces émotions -de toute nature, qui font la vie même de l’homme, -elles ont un but — comme l’odorat du grand-paon — elles -pénètrent en nous pour nous rappeler -que notre unique devoir de créatures vivantes est -la conservation de l’espèce ; quel que soit le sens -qu’elles aient frappé d’abord, elles rebondissent -de là vers le centre de la sensibilité générale. -Je songe à ces amants romantiques qu’on vit, -enveloppés par l’orage, se posséder avec fureur, -ou à l’émotion douce de Tibulle, <i lang="la" xml:lang="la">quam juvat -immites</i>… Les horribles, stupides et sauvages tragédies -dont se délectaient les Grecs et les Français -de l’ancien régime, c’étaient des philtres, et -rien de plus. Si de grands poètes (comme les -femmes, les grands poètes n’ont ni goût ni -dégoût) n’avaient pris la peine de repenser -les histoires d’Oreste, de Thyeste, de Polynice, -nous les jugerions telles que le délire d’une société -en enfance ou en abjection. Il n’est pas une -tragédie de Racine qui n’ait été jouée cent fois -en cour d’assises par des comparses hideux. On -trouvera si l’on veut dans les traités spéciaux -de Ball, de Binet et dans les ouvrages de vulgarisation, -des exemples de la transformation en -acte sexuel d’une sensation quelconque. Ici, il -n’y a pas de catégories ; c’est l’illimité. On a vu -des hommes auxquels l’odeur des pommes pourries -donne des émotions fortes et nécessairement -sexuelles. Schiller en avait toujours une -provision dans le tiroir de sa table de travail ; -mais comme il possédait un passage réfractaire -où se brisaient, en grande partie, les courants -émotionnels, il faisait des vers, au lieu de faire -l’amour, ayant respiré des pommes pourries.</p> - -<p>Voici donc toute une classe d’hommes chez -lesquels les émotions arrêtées à moitié chemin se -transforment en intelligence, en goût esthétique, -en religiosité, en moralité, en cruauté, selon les -milieux et les circonstances et d’après un mode -dynamique des plus obscurs. On peut même dire -que cette transformation des émotions se fait, -peu ou beaucoup, chez tous les hommes ; il arrive -aussi que les émotions retentissent presque -également dans toutes les directions, qu’une -partie notable aille vers les centres génitaux et -qu’il en reste assez en chemin pour produire un -grand philosophe, un grand artiste ou un grand -criminel. L’amour semble particulièrement lié -à la cruauté, soit par son absence, soit par son -excès. La mimique de la cruauté est exactement -celle de l’amour sexuel ; Duchenne de Boulogne -a prouvé cela par ses expériences. En des types -tels que Torquemada ou Robespierre, les émotions -n’aboutissent pas au sens génital ; elles se -heurtent à un obstacle qui les incline vers un -autre centre ; au lieu de se transformer en besoin -de reproduction, elles se transforment en besoin -de destruction. Mais il y a le type néronien et le -type sadique où la sexualité et la cruauté s’exaltent -ensemble et s’enchevêtrent. Ce sont des -hommes capables de plus fortes secousses émotionnelles -que les autres hommes. Quoique divisé -et réparti vers deux buts, le courant reste assez -fort pour produire des actes très intenses. Le -même phénomène apparaît, quoique d’un ordre -plus rassurant, quand la puissance intellectuelle -s’exerce en même temps que la puissance génitale. -Tout homme capable d’émotion est capable -d’amour et en même temps soit de cruauté, soit -d’intellectualité, soit de religiosité ; mais il arrive -que le courant émotionnel est tout entier absorbé -par l’une des activités humaines, et l’on a une -variété de types extrêmes, l’autre variété étant -fournie par les hommes d’une grande réceptivité -émotionnelle et par conséquent d’une grande -diversité d’aptitudes.</p> - -<p>Mais restons dans la moyenne de l’humanité -et dans la question esthétique. Selon l’importance -de la dérivation du courant émotionnel, on aura, -par exemple, un spectateur qui retiendra de la -tragédie tout ce qu’elle a de beauté pure ou forte, -qui sortira en l’état d’émotion intellectuelle, moins -sensible au meurtre qu’à la courbe du geste qui -frappe, aux imprécations, aux épouvantes, qu’à -la forme musicale qui les limite, les enferme, les -fait vivre ; on aura aussi un spectateur qui, malgré -quelques lueurs d’émotion intellectuelle, sort -du théâtre à peu près comme d’une séance de -boxe ou d’une corrida. Voilà les extrêmes. L’un -devant une statue parfaite jouit de la grâce des -courbes, songe : quelle belle œuvre ! l’autre s’écrie : -quelle belle femme ! Entre ces deux types, -il y a tout un jeu de nuances. Pour le type -moyen, l’idée de beauté n’existe guère ; il jugera -de l’œuvre d’après l’intensité ou la qualité de -son émotion. Ça lui donne du plaisir, ou le laisse -froid, et voilà tout. Le type moyen est celui qui -détermine les succès en art ; il faut plaire au type -moyen, il faut l’émouvoir.</p> - -<p>Les représentants de la caste esthétique jugent -aussi une œuvre d’art par l’émotion qu’ils ont -éprouvée, mais cette émotion est d’un ordre -tout particulier : c’est l’émotion esthétique. -Seules, pour eux, appartiennent à l’art, à la -catégorie de la beauté, les œuvres, qui peuvent -donner l’émotion, le frisson esthétique. Ainsi se -sont trouvées exclues de l’art les œuvres, utilitaires, -moralisatrices, sociales, ayant un but -quelconque en dehors de ce but précis et exclusif, -l’émotion esthétique ; et aussi les œuvres -trop sexuelles, dont l’appel à l’exercice génital -est trop direct, quoiqu’elles répondent, mais -alors avec une clarté excessive, à l’idée première -que les hommes ont eue de la beauté artistique. -Ainsi s’est formée cette catégorie esthétique qui, -éternellement instable, allant du réalisme à l’idéalisme -(un certain idéalisme), du sentimentalisme -à la brutalité, de la religiosité au sensualisme, -n’en est pas moins un jardin clos. L’art -est donc ce qui donne une émotion pure, c’est-à-dire -sans vibrations hors d’un groupe limité -de cellules, ce qui n’invite ni à la vertu, ni au -patriotisme, ni à la débauche, ni à la paix, ni -à la guerre, ni au rire, ni aux larmes, ni à rien -qui ne soit l’art lui-même. L’art est impassible, -et, comme a dit de l’amour un vieux poète italien, -<i lang="it" xml:lang="it">non piange nè ride</i>. Ceci n’a rien ni de rationnel, -ni de juste, ni de conforme à aucune vérité. -Il s’agit des usages d’une caste intellectuelle. -Née d’une imperfection du système nerveux, l’idée -de beauté s’est agrégé en chemin toutes sortes -de règles, de préjugés, de croyances, d’habitudes, -et il s’est formé un canon dont la forme, sans -être absolue, n’oscille à un moment donné -qu’entre certaines limites. La restriction est nécessaire. -Tous les hommes raffinés d’une époque -s’entendent sur l’idée de beauté. Aujourd’hui, -par exemple, il y a des pierres de touche : -Verlaine, Mallarmé, Rodin, Monet, Nietzsche. -Avouer qu’on n’est pas ému par les <i>Mains</i>, par -<i>Hérodiade</i>, par l’<i>Ève</i>, par les <i>Cathédrales</i>, par -<i>Zarathoustra</i>, c’est avouer qu’on est dépourvu -du sens esthétique. Mais des œuvres d’un tout -autre ton furent admirées jadis par le même -groupe humain. De Ronsard à Victor Hugo, le -principe de la beauté fut cherché dans l’imitation. -On imita les Anciens, les Italiens, les Espagnols, -les Anglais. Au dernier siècle, ce fut la -quête de l’originalité ; et cela donna même, il y a -quelques années, un excès de fausses notes, mais -une musique moins plate, en somme, que celle -dont on avait si longtemps fatigué les muses. -Non pas qu’on ait moins imité, mais on le fit -avec l’illusion de créer du nouveau, et l’illusion -est presque toujours féconde. La France est -d’ailleurs le pays où l’idée de beauté a subi le -plus de variations, étant peuplée d’hommes vifs -et curieux, toujours aux aguets de ce qui se passe -et prêts à faire connaissance avec tout ce qui -est étranger et nouveau, quitte à en rire si ce -nouveau ne convient pas à leur tempérament.</p> - -<p>Notre sens esthétique a donc des caprices. -Mais, variable historiquement, il est assez solide -à un moment donné. Il y a une caste esthétique -aujourd’hui ; il y en eut toujours une, et l’histoire -de la littérature française n’est guère autre -chose que le catalogue raisonné des œuvres qui -furent successivement élues par cette caste. Les -succès s’élaborent dans la rue ; la gloire sort des -cénacles. Comme il n’y a pas d’exemples du contraire, -il faut bien admettre cela comme un fait ; -et aussi que les cénacles se dégoûtent des gloires -qui leur échappent et se mettent à courir les -rues. Un fait est toujours légitime, étant toujours -logique, mais on peut lui opposer les -répugnances de sa propre sensibilité ou d’un -groupe de sensibilités. C’est ce que fait la foule -sous la conduite de quelques esprits moyens, -instruits, bons avocats, puisqu’ils haïssent la -maison qu’ils combattent et qui ne les connaît -pas. Aux réputations souvent fort obscures du -groupe esthétique on voit donc sans cesse opposées -les célébrités du succès. Il est facile de -duper le peuple en lui montrant ici la pauvre -lampe solitaire, et là l’éclat des globes crus et le -rutilement des tulipes ; mais le peuple n’a guère -besoin d’encouragements ; il marche naturellement -vers ce qui l’éblouit. Cela aussi est un fait, -et cela aussi est légitime. Le public, mené par -des bergers sournois, a tort de mépriser la lueur -confuse des étoiles ; mais la caste esthétique a -tort de rire des plaisirs du peuple. Elle a tort -aussi d’accaparer certains mots et de refuser le -nom d’œuvre d’art à des compositions qui ont -exactement comme celles qu’elle admire, pour -but de susciter des émotions. C’est une question -de qualité, non d’essence. Elle souffre moins de -voir applaudie une pauvreté que dédaignée une -œuvre véritable. Son jugement, si adroit à dépister -le faux art, faiblit soudain, et elle se fâche -qu’un sectateur du goût populaire ne s’incline -pas devant ses admirations. C’est toujours une -erreur d’en appeler à la justice ; mais c’est de -la démence d’en appeler à la justice d’un groupe -social. Il faut laisser cela et s’enfermer dans une -opinion comme dans une tour. On pourrait égorger -cent fanatiques de <i lang="la" xml:lang="la">Quo vadis</i> plutôt que de -les convaincre, et avec moins de fatigue. La justice -littéraire est une absurdité. Elle suppose la -parité des émotions en des hommes d’une catégorie -physiologique différente. Une œuvre est -belle pour ceux à qui elle donne des émotions. -La sensibilité est incorruptible, aussi bien celle -du populaire que celle des cénacles ; elle est -incorruptible comme le goût et comme l’odorat. -Jadis on avait imaginé un goût en soi, un goût -absolu qu’on adorait dans un temple. Rien de -plus ridicule ; et rien de plus tyrannique. Laissons -les hommes chercher librement leurs plaisirs. -Les uns veulent qu’on leur torde les entrailles ; -d’autres, qu’on leur débouche la rate ; -d’autres, qu’on leur perce le cœur. Il faut des -instruments divers pour chacune de ces opérations ; -l’art est une chirurgie dont la trousse -est riche et une pharmacopée aux fioles de toutes -formes et de toutes odeurs.</p> - -<p>On parle très sérieusement — c’est-à-dire sans -rire — d’initier le peuple à l’art. En termes -moins vagues, correspondant à une certaine -réalité scientifique, il s’agirait de façonner ainsi -la physiologie du commun des hommes que -l’émotion au lieu d’aboutir au centre génital se -diffusât vers le centre esthétique. L’entreprise -n’est pas des moindres. Pauvre peuple ! Comme -on se joue de lui et qu’ils sont stupides, en -leur bonté, ses maîtres intellectuels ! Ils croient -vraiment que le goût de la peinture, de la musique, -de la poésie, cela s’apprend comme l’orthographe -ou la géographie ! Et quand cela serait, -et quand on aurait donné quelques admirations -à quelques ouvriers ? Quelle importance cela -a-t-il que le peuple n’admire pas ce que nous -admirons ? Il aurait tout aussi bien le droit d’exiger -de nous le partage de ses enthousiasmes. Il -n’y a pas d’absolu esthétique. Ce qui est beau, -c’est ce qui nous émeut ; mais nous ne pouvons -être émus que dans la mesure de notre réceptivité -émotionnelle et selon l’état de notre système -nerveux. L’insensibilité à ce que nous nommons -la beauté, idée très complexe dès qu’on s’éloigne -de la plastique humaine, ne serait en somme -que le témoignage d’un organisme sain, d’un -cerveau normal, où les courants nerveux vont -droit leur but, sans déviations. Mais cet état -semble rare. Tous les hommes sont aptes à recevoir -certaines émotions esthétiques, et tous en -sont avides ; mais presque aucun ne se soucie -de la qualité de cette émotion. Être ému, voilà -l’important. Nul monument depuis les cathédrales, -et peut-être depuis les pyramides, n’a -remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique -de l’humanité. Devant tant de ferraille -en hauteur, la bêtise elle-même est devenue -lyrique, la sottise a médité, l’étourderie a rêvé ; -il tombait de là comme un orage d’émotions. -On chercha à le détourner ; il était trop tard, -le succès était venu. Plus une œuvre reçoit -d’admirations, plus elle se fait belle pour la foule. -Elle se fait belle et presque vivante ; des ondes -émotionnelles s’en détachent et viennent, ainsi -que des vagues, déferler sur le peuple enivré et -haletant ; l’organisme tout entier est en fête ; -stupide et beau, le génie de l’espèce sourit dans -l’ombre.</p> - -<p>Tel est le rôle social de l’art. Il est immense. -Il y a un oiseau d’Australie qui se bâtit pour nid -une large cabane où il sème tout ce qu’il trouve -de cailloux brillants ; le mâle, parmi cette mosaïque, -danse un grave menuet devant sa compagne -troublée ; et c’est l’art surpris à son obscure -naissance, au moment où il est lié étroitement à -l’expansion de l’instinct génital. Un caillou rouge -donne une émotion à un oiseau, et cette émotion -surexcite son désir. Tel est le rôle social de -l’art. Il faut que le peuple admire — et par -peuple, ici j’entends l’ensemble des hommes, — il -faut qu’il éprouve des émotions esthétiques, -il faut que ses nerfs tremblent sous de longues -vibrations, il faut que ses amours soient riches -et compliquées : mais qu’importe d’où vient le -nuage, pourvu qu’il pleuve !</p> - -<p>Je n’ai voulu que montrer la légitimité de toute -émotion esthétique, quelle que soit sa source, et -de tout succès, quelle que soit sa qualité ; mais -on me croira volontiers si j’avoue que je garde -mes préférences pour telle forme de l’art, pour -telle expression de beauté. Je m’écarte en ceci du -sentiment commun, que je ne crois pas utile de -généraliser des opinions, d’enseigner des admirations. -Forcer d’admirer est aussi méchant que -de forcer d’entrer. C’est à chaque homme de se -donner l’émotion qui lui est nécessaire et la morale -qui lui convient. L’âne d’Apulée voudrait -bien brouter des roses parce qu’il reprendrait -aussitôt la forme humaine. C’est une très bonne -idée de brouter des roses, c’est une méthode de -délivrance.</p> - -<p class="date">1901.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2ch3">VALEUR DE L’INSTRUCTION</h3> - - -<p>Sans être aussi répandue qu’elle pourrait l’être -et qu’elle le sera, l’instruction est fort en -faveur. On vit de moins en moins et on apprend -de plus en plus. La sensibilité capitule devant -l’intelligence. J’ai vu rire de qui regardait avec -attention et avec plaisir une feuille morte ; on -n’aurait pas ri d’entendre murmurer à ce propos -quelque nomenclature ; mais d’autres hommes, -sans ignorer les manuels, estiment que la -véritable science doit être sentie d’abord comme -un plaisir. Ce n’est pas la mode ; la mode est de -s’instruire dans les seuls livres et aux lèvres de -ceux qui récitent des livres.</p> - -<p>Corneille Agrippa, qui possédait tout le savoir -de son temps, et davantage, s’est amusé à rédiger -un « Paradoxe sur l’incertitude, vanité et -abus des sciences<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a> » ; on pourrait le reprendre, -mais sur un autre ton, car il n’est pas nécessaire -qu’une science soit incertaine, vaine et -abusive, pour être inutile à celui qui la cultive ; -et par contre la certitude d’une science, son intérêt -et sa légitimité ne lui confèrent pas un droit -absolu à la régence des esprits. On conviendrait -même volontiers de l’absurdité d’un débat sur la -certitude ou l’incertitude des sciences ; il y en a -d’aléatoires, mais que les gens légers ou intéressés -seuls qualifient ainsi ; le mot science contient -par définition l’idée de vérité objective, et il -faut s’en tenir là sans autres contestations et concéder -même cette vérité objective, quelque répugnance -que l’on éprouve devant le mariage indissoluble -de deux mots alors ironiques.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> « Œuvre, continue le traducteur, qui peut profiter, et qui -apporte merveilleux contentement à ceux qui fréquentent les -cours des grands seigneurs, et qui veulent apprendre à discourir -d’une infinité de choses contre la commune opinion. » — S. -L. 1603.</p> -</div> -<p>Aussi bien il ne s’agit pas de la science, mais -de l’instruction dont la science est la matière ou -le prétexte. Quelle est la valeur de l’instruction ? -Quelle sorte de supériorité cela peut-il conférer -à une intelligence moyenne ! L’instruction, si -elle est parfois un lest, n’est-elle pas le plus -souvent un fardeau ? n’est-elle pas aussi, et plus -souvent encore, un sac de sel qui fond sur les -épaules de l’âne aux premiers orages de la vie ? -Et ainsi de suite.</p> - -<p>L’instruction est de deux sortes, selon qu’elle -est utile ou de parure. L’astrologie même peut -devenir une science pratique, si l’astrologue y -trouve le pain quotidien ; mais à quoi cela peut-il -bien être bon, sinon peut-être à lui fausser -l’esprit, qu’un magistrat connaisse la géométrie ? -Tout ce qui concerne son métier, le dessin et -l’archéologie même et toutes les notions de cet -ordre seront profitables à un menuisier intelligent ; -mais à quoi lui servirait, sinon peut-être -à entraver son activité, une théorie esthétique ? -Quand elle ne trouve pas à s’appliquer et à se -monnayer, l’instruction est un lingot qui dort -sous une vitrine ; cela est inutile, pas très curieux -et sans beauté.</p> - -<p>Il est beaucoup question en certains milieux -politiques de l’instruction intégrale. Cela signifie -sans doute que tout doit être enseigné à tous, -et aussi, qu’une notion universelle et vague serait -un grand bienfait, un grand réconfort pour n’importe -quelle intelligence ; mais l’on confond dans -ce raisonnement la matière et la forme. L’intelligence, -qui a une forme générale et commune, -en a une particulière en chaque homme. Comme -il y a plusieurs mémoires, il y a plusieurs intelligences ; -et chacune de ces intelligences, modifiée -par les physiologies propres, détermine les individus -intellectuels. Loin que tout puisse être avec -fruit enseigné à tous, il semble bien qu’une intelligence -donnée ne peut recevoir, sans danger -pour sa contexture même, que les genres de -notions qui y pénètrent sans effort. Si l’on s’était -habitué à donner aux mots les seules significations -relatives qu’ils comportent, instruction intégrale -voudrait dire toute la sorte d’instruction -qui est compatible avec la morphologie inconnue -d’un cerveau ; dans la plupart des cas, la -quantité de cette instruction se réduirait à rien, -car la plupart des intelligences sont incultivables.</p> - -<p>Du moins par les procédés actuels qu’un seul -terme résume : l’abstraction. On a fini par admettre -dans les milieux enseignants que la vie -ne peut être connue que sous la forme du discours. -Qu’il s’agisse de poésie ou de géographie, -la méthode est la même : une dissertation qui -résume le sujet et qui a la prétention de le représenter. -Finalement l’instruction est devenue -un catalogue méthodique de mots, et la classification -remplace la connaissance.</p> - -<p>Un homme, le plus intelligent et le plus actif, -ne peut acquérir qu’un fort petit nombre de notions -directes et précises ; ce sont cependant les -seules qui soient vraiment profondes. L’enseignement -ne donne que l’instruction ; la vie donne la -connaissance. L’instruction a du moins cet avantage -d’être de la connaissance généralisée, sublimée, -et pouvant contenir, sous un petit volume, -une grande quantité de notions ; mais, dans la -plupart des esprits, cette nourriture trop condensée -reste neutre et ne fermente pas. Ce que l’on -appelle la culture générale n’est le plus souvent -qu’un ensemble d’acquisitions mnémoniques, -purement abstraites et dont l’intelligence est -incapable de faire la projection sur le plan de la -réalité. Sans une imagination très vivante et -active dans tous les sens, les notions confiées à -la mémoire se dessèchent dans un sol inerte ; -l’eau qui les amollit et le soleil qui les mûrit sont -nécessaires à la germination des graines.</p> - -<p>Il vaut mieux ignorer que de savoir mal, ou -peu, ce qui est la même chose. Mais sait-on ce -que c’est que l’ignorance ? Il faut avoir appris -tant de choses pour la goûter et la comprendre ! -Ceux qui en pourraient jouir par état ont -trop d’illusion sur eux-mêmes pour s’y récréer -franchement ; et ceux qui le voudraient sont -trop loin de l’innocence première. Il y a eu des -moments dans la civilisation où des hommes -savaient tout ; ce n’était pas beaucoup. Était-ce -beaucoup moins que toute la science d’aujourd’hui ? -Cette relativité peut nous faire réfléchir -sur la valeur de l’instruction ; elle nous servira -aussi à la qualifier. L’instruction n’est jamais -que relative ; elle doit donc être pratique.</p> - -<p>M. Barrès, dans son dernier roman<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a>, fait -proférer par un député du type Burdeau cette -maxime politique : « La vertu est, comme le -patriotisme, un élément dangereux à exciter -dans les masses. » A ces deux abstractions, il -faudrait peut-être joindre toutes les autres afin -de prononcer un ostracisme général contre toutes -les idées qui n’ont pas été d’abord définies. -Et cela ne voudrait pas dire qu’il faut proscrire -les vertus ou les sentiments patriotiques ; mais -seulement ceci : que rien n’est plus mauvais -pour la santé d’une intelligence moyenne que -le jeu des mots abstraits, que cette fausse science -verbale qui se trouve sans application dès qu’on -va participer à la vie réelle. Il ne s’agit pas d’être -vertueux ; comment réaliser un mot qui est -la synthèse de plusieurs idéaux contradictoires ? -Il s’agit d’accommoder sa nature aux conditions -vitales du milieu et aux traditions morales. Il -ne s’agit pas d’être patriote ; il s’agit de défendre -contre les animaux étrangers la pureté de -la fontaine où l’on boit. Il ne s’agit pas de -savoir quel est le principe abstrait où pourrait -bien prendre sa source le large fleuve des idées -générales ; il s’agit de faire de sa vie un acte de -confiance, à la fois et un acte de prudence. Il -s’agit surtout de garder assez de naïveté pour -respirer avec joie l’air social tel qu’il est et assez -de souplesse pour obéir sans lâcheté aux lois -élémentaires de la vie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> <i>L’Appel au soldat</i>.</p> -</div> -<p>La vie est une suite de sensations reliées par -des états de conscience. Quand on n’a pas un -organisme tel que la notion abstraite redescende -vers les sens dès qu’elle a été comprise ; si le mot -Beauté ne vous donne pas une sensation visuelle ; -si vous ne sentez pas à manier les idées un plaisir -physique, à peu près comme à caresser une -épaule ou une étoffe, laissez les idées. Quand le -meunier n’a pas de blé à moudre, il ferme ses -vannes et dort, ou va se promener ; mais il ne -songe pas à moudre à vide et à user ses meules -pour recueillir du vent. L’instruction n’est souvent -autre chose que ce vent soufflé par la rotation -des tamis et perceptible en paroles.</p> - -<p>L’enseignement, du haut en bas, des universités -officielles aux populaires, de l’école de village -à l’École Normale, n’est guère autre chose -qu’une fabrique de phrases. De toutes, la plus -sérieuse est l’école primaire, où on apprend à -lire et à écrire, acquisitions non d’une science, -mais d’un sens nouveau. Si l’on retranchait du -programme des autres tout l’inutile, tout l’inapplicable -à la vie et à telle profession ou métier, -il en resterait la matière à peine de dix-huit -mois d’écolage.</p> - -<p>La plus grande partie du peuple échappe encore -aux tortures d’écouter les messieurs qui -récitent des livres. Les enfants pauvres, libérés -de la prison scolaire, apprennent un métier, ce -qui est un agrandissement de soi, et commencent -de vivre à l’âge où leurs frères riches s’exercent -au maniement de mots qui ne correspondent -à rien de réel, outils qui sculptent l’éternel -vide<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>. On va remédier à cela, et voici -une soirée d’université populaire : « Le Développement -de l’idée de justice dans l’Antiquité. » -En supposant, ce qui est improbable, que le -professeur n’ait émis à ce sujet que des appréciations -acceptables par une intelligence saine, -de quelle utilité put bien être une telle dissertation -pour un auditoire populaire, et qu’en retirera-t-il -d’applicable à son humble vie ? Moins -assurément que des vieux sermons qui ne craignaient -pas de bafouer ses vices, d’épouvanter -sa lâcheté devant les plaisirs bas. Mais le clergé -de la religion laïque est grave et dédaigne les -faits. Des âmes parlent à des âmes ; l’idéal -descend sur le peuple. Les premiers chrétiens -du moins se réunissaient à la fois pour prier et -pour manger fraternellement ; après le repas, -d’aucuns se levaient pour prophétiser. Les prophètes -modernes ne vivent que d’abstraction, et -cette nourriture économique et ridicule, ils la -partagent volontiers avec leurs frères.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> On disait dans une conversation : « Le paysan est sérieux ; -c’est un savant, un physicien. » Tout l’effort politique -moderne tend à faire de ce physicien un métaphysicien. Le travail -est en bon train pour l’ouvrier, qui commence à mépriser -le travail et à estimer les phrases. Sa surprise est immense que -le mot n’ait aucune action sur la réalité.</p> -</div> -<p>L’homme qui a lentement acquis une science, -outre les avantages sociaux qu’il en peut retirer, -a conféré par cela même aux organes de son -attention une force et une agilité particulières. -Il ne possède pas seulement la science qu’il convoitait, -mais tout un ensemble d’engins de -chasse en bon état et tout prêt à de nouvelles -captures. Lorsqu’on a appris avec soin et patience -une langue étrangère, on peut ensuite s’approprier -par un travail beaucoup moindre les langues -de la même famille. Mais si l’on a eu recours -à quelque méthode expéditive, l’acquisition -n’a plus que sa valeur propre et elle peut -même se détériorer assez rapidement. L’eau qui -a bouilli très vite refroidit de même : c’est ce -que ne savait pas l’industriel qui avait établi des -bouilloirs publics ; le temps de traverser la rue -et c’était comme si on revenait de la fraîche fontaine. -C’est pour ce même motif que l’enseignement -rapide des conférences est si particulièrement -inutile. On y apprend à croire et non pas -à raisonner, ce qui serait encore une manière -d’agir et de vivre.</p> - -<p>Le bagage qui constitue l’instruction est presque -uniquement fait de croyances. On enseigne -les lettres et les sciences comme un catéchisme. -La vie est l’école du doute prudent ; l’école est -une église prétentieuse. Tout professeur est -muni d’un arsenal d’aphorismes ; l’adolescent qui -ne se laisse pas frapper au cœur est méprisé. -Le renversement des valeurs logiques est porté -à ce point que tels actes intellectuels, la résistance -à la foi scientifique, la réserve cartésienne, -sont considérés comme des marques d’inintelligence.</p> - -<p>M. Jules de Gaultier a imaginé un nouveau -manichéisme dont l’emploi prudent sera fort -utile pour déblayer certaines questions<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>. A -l’instinct vital il oppose l’instinct de connaissance ; -mais l’un n’est pas le bon principe plutôt -que l’autre, le mauvais principe. Ils ont tous les -deux leur rôle dans le travail de la civilisation ; -car si l’un développe chez l’homme le besoin de -connaître aux dépens des forces qui conservent -la force vitale, il permet en même temps à l’intelligence -de mieux jouir et de soi-même et de -la vie sensitive. Le génie spontané et inconscient -des races en croissance ne refuse d’obéir ni à -l’un ni à l’autre de ces grands instincts ; la vie -use non son énergie, qui est immuable, mais -les modes énergétiques qu’elle a revêtus ; on se -lasse de sentir avant de s’être lassé de connaître. -C’est ce qu’a exprimé naïvement Leibnitz et ce -que répètent avec lui tous les esprits dont l’intelligence -est le vautour : « Il n’est pas nécessaire -de vivre, mais il est nécessaire de penser. » -Quand cet aphorisme descend dans le peuple, -c’est que l’instinct vital en décadence commence -à renoncer à la lutte ; c’est l’ère glorieuse de la -floraison, mais la plante va mourir après que le -vol des insectes l’aura fécondée et que le vent -aura porté ses graines vers un sol vierge.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Dans un livre <i>de Kant à Nietzsche</i>.</p> -</div> -<p>Une masse ignorante forme chez un peuple -une magnifique réserve de vie. Notre civilisation -a méconnu cela : c’est un champ immense de -petites fleurettes qui épuise pour un éclat inutile -la sève de la terre.</p> - -<p>De telles idées, même atténuées en images, -peuvent sembler barbares à ceux qui croient aux -« bienfaits de l’instruction » ; mais il commence -à être plus facile de trouver des adjectifs que des -raisons pour régénérer ce thème ancien et qui -va s’épuiser. A entendre tant de journalistes et -de députés parler de l’instruction comme d’un -souverain élixir, on sent bien qu’ils y ont goûté, -et à la vraie, à la bonne, à celle que synthétisent -les manuels et les encyclopédies, mais non aux -détestables jarres où dort l’esprit mauvais de -l’analyse. Le vrai savoir, le « gay sçavoir » est -singulièrement vénéneux ; il est vénéneux autant -que bienfaisant ; il contient autant de doutes -que de paillettes d’or l’eau-de-vie de Dantzig. -On ne sait jamais où l’ivresse de cette liqueur -violente peut mener une intelligence qui n’est -pas très forte ou très sceptique.</p> - -<p>Mise en regard de la science, l’instruction est -si peu de chose qu’elle mérite à peine un nom. -Qu’est-ce que valent d’élémentaires notions de -chimie lorsque l’on songe au chimiste qui manie, -compose et décompose les corps, qui compte les -molécules et pèse les atomes ? Et qu’importe -que cent mille bacheliers sachent quels sont les -éléments de l’air ? Mais déjà ils ne le savent plus. -Si on leur avait appris à respirer, ils auraient -peut-être évité deux ou trois maladies dont ils -transmettent joyeusement à leurs enfants les -prédispositions ou les germes. Il est nécessaire -(malgré une ironie célèbre) qu’il y ait une chimie -et des industries chimiques, mais non que l’on -enseigne au premier venu les obscurs principes -d’une science vaine. Ceci n’est qu’un exemple, -mais qui s’étendrait à presque tous les éléments -de la culture générale. Un cerveau moyen d’aujourd’hui -ressemble à ces jardins d’essai où -verdissent des spécimens de toutes les flores ; -encore ce jardin a-t-il son utilité particulière ; les -cerveaux riches d’un peu de tout ne sont bons à -rien : le terrain a été transformé non pas même -en un parterre, mais en un herbier, et les plantes -sèches y sont si médiocres et si défectueuses -qu’on ne peut les faire servir à aucun usage -décent. Il faudrait au moins que la plus grande -partie des plates-bandes eût été réservée à une -culture profonde et passionnée ; dans ce cas, les -coins morts du jardin reprennent quelque intérêt : -ils servent de fumier et de terreau pour -réchauffer le cœur du jardin vivant.</p> - -<p>On ne prétend donc pas dire que la culture -générale soit inutile ; elle est indispensable à -titre d’auxiliaire et de réserve, mais à ce titre -seul, et si cette culture générale et superficielle -coïncide avec une ou plusieurs sections de culture -intensive. Seule, elle n’a aucune valeur. Si -de la moyenne on descend vers les jardinets -populaires, on ne voit plus, à la place de la mauvaise -herbe, mais luxuriante, que de chétives -germinations déjà gelées par la vie. On a sarclé -toute la flore naturelle, et ce qu’on a semé à la -place dans un terrain mal préparé et mal nettoyé -n’a pu pousser, faute d’eau et de soleil. Tout -l’intérêt de ces petits potagers ridicules est -dans un arbre souvent grand et beau, quelque -marronnier ou quelque tilleul : c’est le métier où -l’homme s’est perfectionné avec courage. Un -de ces arbres vaut à lui seul toutes les cultures -générales qui l’ont relégué dans un coin pierreux ; -il les domine par son utilité et par sa -beauté.</p> - -<p>La raison de l’homme, dans la vie, est d’être -une fonction ; il faut que ses journées soient -créatrices d’un résultat. C’est pourquoi l’on regrettera -éternellement que les métiers se soient -abolis dans l’émiettement par la division du -travail poussée à l’extrême. La civilisation industrielle -a retiré à un très grand nombre d’hommes -le plaisir qu’ils trouvaient au travail. Un -salaire élevé peut faire que l’on soit content -d’avoir travaillé, mais cela ne donne pas le -contentement actuel, la joie d’user l’heure présente -à la réalisation d’un objet. L’industrie a -opéré contre l’artisan en faveur de l’oisif, et -aussi en faveur du capital contre le travail. Telle -découverte mécanique a été plus nuisible à -l’humanité qu’une guerre séculaire. On a tellement -diminué la valeur hédémonique de l’activité -musculaire que les seuls moments où les manœuvres -sentent leur vie sont ceux où l’homme -normal s’affaisse, le repos ; et nécessairement, -ces heures de sensation négative, on a tenté -de les gonfler jusqu’à en faire le plaisir tout -entier de vivre : l’alcool a été ce moyen.</p> - -<p>Pour tarir cette source d’excitation, des esprits -de bonne volonté, mais d’intelligence malsaine, -c’est-à-dire sans contact avec la réalité, -ont songé à opposer au plaisir de boire le plaisir -d’apprendre. Si l’œuvre était possible, on aurait -remplacé l’ivresse physiologique par l’ivresse -cérébrale : et cela ne serait pas un très bon -résultat. Qu’à une journée de travail musculaire -succède une soirée de travail intellectuel, -et la fatigue totale est doublée sans profit réel -pour l’homme soumis à ce régime. Songez -au malheureux qui, après avoir poussé pendant -dix heures un morceau de bois sous les dents -cruelles d’une scie circulaire, s’en vient, ayant -soupé vaguement, écouter un monsieur qui l’entretient -de la sainteté de la justice ! Mais la justice -demanderait que le prédicant alternât, avec -l’artisan, le poussage des billes de bois et la -confortable étude des principes fructueux du -charlatanisme social. Pauvres gens qui, ayant -toujours instinctivement besoin de prêtres, se -croient vainqueurs, ayant nié un dogme, d’applaudir -à la morale de ce dogme, mais déformée -par l’hypocrisie et par la haine ! C’est avec -l’instruction, invention très vieille, que le clergé -a dominé le peuple et le monde ; et c’est avec -l’instruction encore que les sermonnaires laïques -prétendent bien rogner les dernières griffes de -l’instinct vital.</p> - -<p>Car tous ces enseigneurs enseignent éperdument -à ne pas vivre. Ils transportent dans la partie -saine du peuple, et cela avec une certaine bonne -foi, leurs habitudes maladives de ne recevoir les -sensations que par reflet, de regarder dans une -glace la vie qu’ils n’osent affronter. Le vrai -but de cette instruction est l’imposition d’une -morale, mais singulière et dont presque tous les -préceptes sont négatifs. Par l’affaissement de la -volonté de vivre, au profit d’une cérébralité -instable, ils façonnent ces générations énervées, -obéissantes et sages qui sont le rêve des tyrans -médiocres. Au moment où une race aurait besoin, -rien que pour durer, de toutes les forces dont -son instinct est peut-être encore dépositaire, ils -lui versent, mais avariée et empoisonnée, cette -même liqueur avec laquelle les apôtres romains -domptèrent la surénergie des barbares. Nous -aurions le sort de ces vaincus si un protestantisme, -rationaliste ou religieux, se substituait -souverainement à notre catholicisme traditionnel -et païen.</p> - -<p>Mais comment n’être pas tenté de donner des -préceptes de conduite en même temps que des -préceptes de grammaire ? Il suffirait que ces -préceptes ne fussent pas dépressifs et que les -adolescents y trouvassent au contraire une excitation -à l’activité, à toutes les activités. L’instruction, -en soi, n’est rien ; on ne peut la juger -qu’en examinant ses entours à la lueur de cette -torche. Un flambeau a l’utilité, non de sa lumière, -mais des objets sur lesquels porte sa lumière. -On verra aussi un four chauffé avec méthode de -bourrées ou de falourdes ; mais cette chaleur -n’est qu’un embrasement stérile si on ne lui donne -à travailler et à mûrir, quand elle s’amortit, la -pâte du pain éternel.</p> - -<p>L’instruction est un moyen et non un but. Il -est douloureusement absurde d’apprendre pour -apprendre, de brûler pour brûler. Le chant -même des oiseaux n’est pas vain ; aux périodes -de calme sexuel, il est la répétition des grands -concerts d’amour. Considérée comme l’instrument -précis d’une œuvre future, l’instruction -peut avoir une importance très grande et même -absolue ; elle peut être la condition nécessaire -de certains gestes intellectuels. Elle sera le bâton -de voyage de l’intelligence ; mais offerte à un -cerveau médiocre, dirigée vers le seul accroissement -de la mémoire, elle est inefficace à régénérer -des cellules malades. Elle leur sera plutôt -un écrasement ; elle les rendra stupides ; elle -détournera des facilités de la vie les activités qui -n’étaient faites que pour la pratique quotidienne. -L’instruction pondère les génies oscillants, elle -leur fournit des sujets de comparaison et des -motifs de réflexions ; aux génies déjà équilibrés, -elle fournit un peu de ce trouble d’où naît l’ironie. -Elle est tantôt un appoint à la certitude, -tantôt la cause d’un déclanchement vers le -doute. Mais elle n’exerce d’influence que sur des -intelligences en mouvement ou en puissance de -mouvement ; elle ne détermine pas, elle incline. -Surtout elle ne crée pas l’intelligence. Nous -avons constamment sous les yeux des exemples -d’hommes instruits de tout ce que l’on enseigne -et qui sont restés des médiocres et qui, écrivant -depuis vingt ans, n’ont même pu apprendre à -écrire. Et en voici d’autres qui ne savent qu’un -métier et qui n’ont lu que dans la vie : leur lucidité -humilie parfois même le génie.</p> - -<p class="date">1900.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2ch4">LES FEMMES ET LE LANGAGE</h3> - - -<p>La part des femmes est si grande dans l’œuvre -de la civilisation qu’il serait à peine exagéré -de dire que l’édifice est bâti sur les épaules de -ces frêles cariatides. Les femmes savent des -choses qui n’ont jamais été écrites, ni enseignées, -et sans lesquelles presque tout le matériel de -notre vie quotidienne serait inutilisable. Des -Cosaques, en 1814, ayant découvert une provision -de bas, les enfilèrent immédiatement par-dessus -leurs bottes ; exemple général de nos -gestes les plus communs, si les femmes n’avaient -pas été, dans les siècles des siècles, les patientes -éducatrices de l’enfance. Ce rôle est si naturel -qu’il en paraît humble ; nous ne sommes frappés -que par l’extraordinaire. Le puissant outillage -d’un tissage nous subjugue ; qui a jamais -regardé avec émotion le simple jeu de deux -aiguilles à tricoter ? Cependant, comparé à ces -petits morceaux de bois, le plus formidable -métier mécanique n’est plus rien ; il représente -une civilisation particulière : les aiguilles de bois -ou de fer représentent la civilisation absolue. -Il faut en tout distinguer l’essentiel et ce qui est -de surcroît. Dans la civilisation, la part des -femmes représente l’essentiel.</p> - -<p>Cela est plus facile à sentir qu’à prouver, car -il s’agit précisément des actes qui passent inaperçus -le long de la vie, de toutes sortes de choses -dont on ne parle pas, parce qu’on ne les voit -pas ou parce qu’on n’en comprend pas l’importance. -Ainsi la physiologie a été longtemps -ignorée, tandis que la curiosité se portait aux -monstres ; le phénomène continu disparaît pour -nos sens. Ce fut un citadin ou un prisonnier -ou un aveugle soudain guéri, qui s’avisa le -premier de la beauté de la nature. Il y a -une physiologie extérieure qui disparaît dans -l’habitude ; analysée, elle révèle les actes volontaires -les plus importants de la vie. Volontaires, -c’est-à-dire contingents relativement aux -mouvements primordiaux de la vie d’une espèce ; -volontaires, en ce qu’ils ont de particulier pour -signaler une race ; volontaires, si l’on regarde -la volonté comme la conscience d’un effort inconscient.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Sens, ou faculté, la parole ne peut logiquement -être séparée de l’ouïe, mais l’éducation de -l’ouïe est beaucoup moins sensible que celle de -l’appareil vocal ; on peut donc les considérer -séparément, ou du moins sans observer un -ordre précis en des acquisitions qui sont enchevêtrées -comme tous les jeux de la vie. Remuer, -entendre, voir, parler, tout cela se tient ; l’imitation -se jette à la fois sur toutes les fonctions, -quoiqu’on puisse établir un ordre de naissance -appréciable pour chacune d’elles. Cet ordre importe -peu en une étude où il s’agit non de l’intelligence -qui reçoit, mais de l’intelligence qui -donne, de l’extérieur et non de la vie psychologique -interne.</p> - -<p>La parole est féminine. Les poètes et les orateurs -sont des féminins. Parler, c’est faire œuvre -de femme. La femme, parce qu’elle parle -comme chante un oiseau, est seule capable d’enseigner -le langage. Quand l’enfant tente d’imiter -les sons qu’il a entendus, la femme est là qui le -regarde, lui sourit et l’encourage ; il s’établit un -contrat muet de travail entre ces deux êtres, et -que de patience chez celui qui sait pour guider -celui qui essaie ! Les premiers mots que prononce -un enfant ne correspondent en son esprit -à aucun objet, à aucune sensation ; l’enfant, à -ce moment de sa vie, est un perroquet, et rien -de plus. Il imite ; il parle parce qu’il entend -parler. Si on se taisait autour de lui, la parole -resterait figée dans son cerveau. De là l’importance -du babillage de la femme, importance -bien supérieure à celle des plus beaux poèmes -et des philosophies les plus profondes. La fonction -qui fait de l’homme un homme est l’œuvre -particulière de la femme ; un enfant élevé par -une femme très femme et très bavarde est plutôt -formé à la parole et par conséquent à la -conscience psychologique ; aux soins d’un homme -taciturne, le même enfant se développerait très -lentement, et si lentement peut-être qu’il n’atteindrait -jamais la limite de son intelligence -pratique.</p> - -<p>S’il était possible d’assigner au langage une -origine, on dirait qu’il fut la création de la -femme. Mais le secret de toutes les origines -nous échappera éternellement. Les oiseaux chantent, -le chien aboie, l’homme parle. On ne se figure -pas mieux un homme muet qu’un chien muet, -qu’un pinson muet. Et si ces espèces jadis ont -vécu sans voix, on ne comprend pas bien pourquoi -elles auraient acquis un organe dont se passent -fort bien d’autres animaux et même les oiseaux -des terres australes. Si le langage s’apprenait -ou se gagnait, si, pour en retrouver les premiers -rudiments, les célèbres racines, il suffisait d’atteindre -la mère commune du latin et du sanscrit, -du grec et du saxon, on ne voit pas bien -pourquoi le chien ne converse pas avec son maître -autrement que par la queue, les yeux, les -jappements. Mais le chien ne parlera jamais, -parce que le génie d’une espèce animale est -déterminé aussi rigoureusement que la forme -des espèces cristalliques.</p> - -<p>Que la plus ancienne langue fût composée de -cinq ou six cents monosyllabes correspondant à -autant d’idées générales, c’est une opinion maintenant -sans valeur, mais qui eut de la force ; -elle supporta plusieurs constructions dont l’extravagance -ne fut pas d’abord évidente. Cependant -on n’avait jamais observé en aucune langue -réelle quelque chose comme un réservoir -même inconscient de racines. Les mots naissent -les uns des autres par dérivation, venant au -monde tantôt plus longs, tantôt plus courts que -le mot premier. Cette dérivation est toujours -dominée par un sens concret, réel et vivant ; -aucun homme, s’il n’a fait des études spéciales -qui lui aient gâté l’esprit, n’a le sens des racines. -Les ba, be, bi, bo, bu, des alphabets, voilà -autant de racines, d’après la théorie ; mais, à -chacun de ces sons, une série de significations -parentes n’est pas dévolue ; ils peuvent, et dans -la même langue, les assurer toutes, au hasard, -ou selon une logique dont les lois sont indéterminables<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> Un seul exemple pour montrer ce que l’idée de racine a -d’illusoire. La <i>trémie</i>, dans un moulin, est un organe <i>trembleur</i>. -Or, le mot <i>trembler</i> c’est le latin <i lang="la" xml:lang="la">tremulare</i>. Il est tentant -de rapprocher <i>trémie</i> de <i lang="la" xml:lang="la">tremere</i>. Mais non ; <i>trémie</i> veut dire : -<i>trois muids</i> (<i lang="la" xml:lang="la">trimodia</i>, <i>tremuie</i>, <i>tremie</i>).</p> -</div> -<p>Ce qu’il y a de primitif dans le discours, ce -n’est pas le mot, mais la phrase. La phrase -parlée de l’homme est instinctive, comme la -phrase chantée de l’oiseau, comme la phrase -jappée du chien. Le mot est un produit analytique.</p> - -<p>Pour donner la priorité au mot sur la phrase, -on était parti de cette idée que le mot est créé -après que la chose a été perçue, l’homme agissant -comme un nomenclateur, comme un professeur -de botanique qui donne des noms à des -brins de mousse. La réalité est différente. L’enfant -balbutie des mots avant de connaître les -objets dont ces mots sont le signe. Il est possible -que l’homme ait parlé — jacassé — très longtemps -avant que s’établît dans son esprit une -relation fixe entre les choses et les sons familiers -sortis de sa bouche.</p> - -<p>Des milliers de langues ont pu être ainsi successivement -jacassées sur des milliers de territoires, -langues imprécises, avant tout musicales, -suite de phrases où certains sons seulement correspondaient -à des réalités. Mais ces sons, malgré -leur importance, malgré leur valeur d’utilité -et de représentation, on peut les supposer d’abord -presque aussi fugitifs que le reste du discours. -Une langue non écrite ne survit jamais à -la génération qui l’a créée ; chez les sauvages, -chaque génération refait sa langue, si bien que -le grand-père est un étranger parmi ses petits-enfants.</p> - -<p>Si l’on admet ce jacassement primitif, on admettra -volontiers que la femme a dû y prendre -une grande part, en même temps qu’elle excitait -par ses rires et par son attention la verve des -mâles. La femme est peu capable d’innovation -verbale ; nulle jamais, parmi celles qui furent -tout de même de bons écrivains, ne se créa une -langue dans le sens où l’on dit cela de Ronsard, -de Montaigne, de Chateaubriand, ou de Victor -Hugo ; mais elle redit bien, et souvent mieux -qu’un homme, ce qui fut dit avant elle. Née -pour conserver, elle s’acquitte de son rôle en -perfection. Elle rallume éternellement et sans se -lasser, à la torche qui va mourir, une torche -nouvelle et toute pareille. C’est entre les mains -des femmes que brillent les <i>lampada vitaï</i>, -danseuses du ballet de la vie ou vestales mélancoliques -au fond des caves. Ce que la femme -fut historiquement, elle le sera toujours, et elle -le fut toujours, dès avant l’histoire.</p> - -<p>Des mots se fixent dans le jacassement primitif ; -c’est l’œuvre de la femme. Née à l’attention -par la monotonie de son labeur de ménagère<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a>, -elle se révolte contre le renouvellement -inutile des termes. Sa vie s’est compliquée en ce -territoire où la chasse est abondante, où la nature -est féconde ; les besoins des hommes croissent -avec leur richesse, et en même temps les travaux -de la femme. Travaillant davantage, elle a -moins de temps pour écouter les discours et les -chansons ; des nouveautés trop rapprochées la -déroutent ; elle corrige le langage des hommes -qui, à leur tour, se déconcertent. Ainsi naissent les -mots usuels ; ainsi se multiplie dans le chant parlé -de l’homme le nombre des sons fixes correspondant -à des réalités.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> L’idée de faire entrer ainsi l’attention dans le monde par la -femme est de M. Ribot. <i>Psychologie de l’attention</i>.</p> -</div> -<p>Il arriva aussi, et cela sans doute, dès les -temps les plus anciens, que la femme, dont la -mémoire est excellente, eût retenu des parties -de discours plus musicales, mieux rythmées, -quelque couplet semblable à ces mélopées que -les nègres répètent insatiablement. L’homme -créait ; la femme apprenait par cœur. Si un -pays civilisé parvenait un jour à cet état d’esprit -où toute nouveauté est aussitôt accueillie -et intronisée à la place des idées et des rouages -traditionnels, si le passé cédait constamment -devant l’avenir, après quelque temps de curieuse -frénésie, on verrait les hommes tomber dans -cette hébétude du touriste qui ne regarde jamais -deux fois les mêmes figures ; pour se ressaisir, -ils devraient se retirer dans une vie tout animale, -et la civilisation périrait. Une pareille -fin semble avoir atteint d’anciens peuples, si -pressés de renouveler leurs plaisirs que leur -passage n’a laissé que des traces hypothétiques. -C’est l’excès d’activité, bien plus que la torpeur, -qui a conduit au dépérissement beaucoup de -civilisations asiatiques. Partout où la femme -n’a pu intervenir et opposer l’influence de sa passivité -à l’arrogance des jeunes mâles, la race -s’est épuisée en essais fugitifs. On peut donc -être sûr que là où s’est organisée une civilisation -durable, la femme en fut la pierre angulaire.</p> - -<p>Se levant, comme récitatrice, devant le créateur, -la femme fonde un répertoire, une bibliothèque, -des archives. Le premier cahier de chansons, -ce fut la mémoire d’une femme ; et ainsi -du premier recueil de contes, de la première -liasse de documents.</p> - -<p>Cependant l’invention de l’écriture vint, comme -successivement tous les progrès, diminuer l’importance -archiviste de la femme. Tout ce qui -parut digne de mémoire étant fixé par des signes -sur des matières durables, la femme se donna -le souci et le plaisir de faire vivre ce que les -hommes condamnaient à l’oubli. Elle s’est acquittée -de sa tâche avec une fidélité que la matière a -presque toujours trahie ; et c’est ainsi que des -contes qui ne furent jamais écrits, et qui remontent -assurément aux temps les plus lointains, -sont venus jusqu’à nous. Les femmes qui s’en -étaient amusées, petites, en amusèrent leurs -enfants. Malgré les efforts de la pédagogie rationnelle -qui voudrait bien substituer au <i>Petit Poucet</i> -l’histoire de la Révolution ou celle de la fondation -de l’Empire allemand, c’est avec le conte -bleu ou rouge, d’amour ou de sang, que les -mères continuent d’endormir les enfants sages. -Or il s’est trouvé que cette littérature orale, dont -les thèmes dépassent en nombre ceux de la littérature -écrite, était de la plus grande beauté et -par conséquent d’une importance suprême. On -doit la sauveté presque intégrale de ce trésor au -génie conservateur de la femme.</p> - -<p>Elle garda aussi les chansons, les musiques -(et les danses qui s’y joignent) dont l’homme se -détache à l’âge même où il quitte la jeunesse. -Pour lui, ce sont des futilités et il n’y songe plus ; -pour la femme, ce sont les moyens de plaire et -elle y songe toujours, et, sans espérance, elle s’y -rejette pour revivre les félicités passées. Les -vieilles femmes maintiennent ainsi la jeunesse -de leur cœur.</p> - -<p>Il ne semble pas que les femmes aient eu une -grande part dans l’invention des contes et des -chansons ; elles ont conservé, ce qui est une -manière de créer ; mais on trouve cependant la -marque de leur esprit en certaines variantes. -Leur tendance fut d’adoucir le dénouement d’un -conte, de calmer l’effervescence d’une chanson -trop folle. Cette intervention sauva la vie à beaucoup -de ces petites choses, en les mettant à la -portée des enfants, dont la mémoire est un coffret -très sûr.</p> - -<p>Avec la littérature, les femmes sauvaient tout -un ensemble de notions qu’il est difficile de -déterminer. Il ne s’agit pas du long chapelet des -superstitions, mais de ce que les superstitions, -les croyances, les traditions contiennent de -science pratique. Pour évaluer l’importance de ce -chapitre de la connaissance humaine, il faut se -recueillir en une sorte d’examen de conscience ; -alors ayant longtemps réfléchi, on saura trier -les choses qui s’apprennent dans les livres et -celles qui ne furent jamais écrites et que pourtant -tout le monde sait. Ce qu’il y a de vraiment -indispensable pour la conduite dans la vie -nous a été appris par les femmes : les menues -règles de la politesse, ces gestes qui nous ouvrent -la cordialité ou la déférence d’autrui, ces -mots qui font bienvenir, ces attitudes qu’il faut -varier selon le caractère et les situations ; toute -la stratégie sociale. C’est en écoutant les femmes -qu’on apprend à parler aux hommes, à s’insinuer -dans leur volonté, car seules celles qui -savent plaire peuvent enseigner à plaire.</p> - -<p>Avant même de parler, un enfant connaît la -valeur d’un sourire ; c’est son premier langage, -et rien ne prouve qu’il soit absolument instinctif. -L’animal n’a d’attitudes que celles qui sont -le signe d’un besoin ; il y en a de belles, il y -en a de jolies, il n’y en a pas de volontaires. -Le sourire du plus petit enfant voile souvent une -intention. La femme lui a appris le mystère des -échanges et que, pour un geste aimable, on peut -acquérir des nourritures et les autres choses -nécessaires à la vie. La petite fille, mieux disposée -à goûter cet enseignement, connaît la -valeur du pli de ses lèvres et du geste qui agite -sa main rose, et cela bien avant que la connaissance -des signes vocaux ait permis à son cerveau -tendre le raisonnement élémentaire. C’est -donc chez elle imitation pure ; mais l’acte est -favorisé par le souvenir du but déjà atteint aux -premiers essais, et il y a là un exemple très -curieux et très obscur d’un effet déterminant sa -cause dans l’inconscience physiologique.</p> - -<p>Les femmes n’ayant guère dans la vie que -des relations passionnelles, ces jeux très primitifs -restent le fond de leur tactique sociale ; -les hommes, à mesure qu’ils vivent, sentent -le besoin de compliquer cette science élémentaire, -mais elle leur demeure toujours une ressource -suprême : attendrir son vainqueur, lui -plaire, tel est le dernier argument du vaincu.</p> - -<p>Toute la mimique est l’œuvre des femmes. -Même silencieuse, une femme parle encore, et -souvent avec une sincérité que n’ont pas ses -paroles ; même immobile, elle parle encore et -souvent avec plus d’éloquence que par des mots -ou des gestes. La conformation de son corps fait -que sa respiration est un langage ; le rythme de -sa poitrine dit l’état de son âme et les degrés -de son émotion. Aucun discours ne trouve un -homme plus sensible. Mais leurs yeux disposent -d’un clavier plus étendu, quoique moins émouvant. -Avec les yeux, avec l’arc de la bouche -muette diversement infléchi, la femme peut aller -jusqu’au bout de sa pensée. L’œil pâlit ou s’avive, -lève ou abaisse son regard, et c’est le désir -ou le dédain, le dépit ou la promesse, autant de -pages qu’un homme comprend dès qu’il a intérêt -à les lire. A ces lueurs et à ces mouvements, -le jeu des paupières ajoute sa valeur ; ce jeu est -affirmatif, négatif, interrogateur. Il profère un -oui bref et net et un oui de langueur et d’abandon ; -il questionne sur le ton de la colère ou -celui de la plainte ; il refuse par un arrêt brusque -à moitié de la prunelle qui voile les yeux -sans les fermer. Mais que d’autres nuances et -que le sourire aussi est riche en paroles ! Toute -la femme parle ; elle est le langage même.</p> - -<p>Ses enfants seront d’abord des mimes. Comme -leur mère, ils sauront parler d’abord avec -tout ce qui ne parle pas, acquisition précieuse. -Darwin a trouvé chez les animaux l’esquisse de -l’expression des émotions. Il y a dans la mimique -humaine une importante part d’instinct ; la -femme a cultivé ces mouvements primitifs, elle -les a chargés de nuances, elle les a multipliés ; -aux signes des émotions vraies sont venus se -joindre les signes des émotions fausses, et alors -seulement il y a eu langage. L’expression animale -des émotions n’est pas un langage, car -elle ne saurait feindre ; le langage vrai commence -avec le mensonge. Il y a un sens du réel dans le -mot fameux : le langage a été donné à l’homme -pour déguiser sa pensée. Le mensonge qui est la -seule preuve extérieure de la conscience psychologique -est aussi la seule preuve que des gestes -sont un langage et non une mimique inconsciente ; -le mensonge est la base même du langage et sa -condition absolue. L’analyse des faits linguistiques -démontre cela assez bien, puisque tout mot -contient une métaphore et que toute métaphore -est un déplacement de la réalité, quand elle -n’est pas un mensonge voulu et prémédité. Mais -à prendre le langage tel qu’il nous apparaît, et -en supposant que chaque mot corresponde à un -objet, on peut dire que s’il existait un homme qui -n’eût jamais menti, cet homme n’aurait jamais -parlé. Ce n’est pas parler, en effet, que dire -« j’ai peur » ou « j’ai froid », quand on a peur -ou qu’on a froid ; c’est exprimer une émotion ou -une sensation au moyen de signes verbaux, et -analogues au tremblement de l’animal transi ou -affamé. Mais si, au contraire, niant son émotion -ou sa sensation, l’homme qui a froid dit « j’ai -chaud » et l’homme qui a faim « je n’ai pas -faim », il parle. Qu’il use des paroles, des gestes, -ou des signes de l’écriture, à cela, au mensonge, -c’est-à-dire à la conscience, on reconnaît -l’homme. Mensonge, que l’on ne s’y trompe pas, -prend ici le sens de : expression d’une sensation -imaginaire ; il s’agit de psychologie et non -de morale, domaines séparés.</p> - -<p>Si la femme est le langage, elle doit être le -mensonge, et aussi la conscience. Tout cela se -tient et ne fait qu’un. Le premier de ces points -n’a pas été étudié, mais l’opinion populaire lui -est favorable. Outre qu’elles parlent plus volontiers -que les hommes, elles usent d’une syntaxe -meilleure, d’un vocabulaire moins hasardé, elles -prononcent bien : on sent que le langage est -leur élément. Le second point, le mensonge, -est incontesté ; mais on en fait un crime aux -femmes alors qu’il est la conséquence d’un autre -don et d’ailleurs une affirmation de leur spiritualité. -Les femmes mentent plus que les hommes ; -c’est donc qu’elles ont un plus grand sentiment -de l’indépendance, une conscience plus -vive : et voilà le troisième point atteint, sans -qu’il soit besoin, semble-t-il, d’une démonstration -minutieuse.</p> - -<p>On a parlé du mensonge hystérique : il est -probable qu’il y a là un abus, non dans les termes, -mais dans l’intention qui les a unis. Si l’on -veut dire mensonge inconscient, c’est une absurdité. -Le mensonge est au contraire le signe -même de la conscience, et il ne peut y avoir -mensonge que là où il y a conscience pleine et -active. Il ne faut pas confondre une sensation -délirante exprimée telle qu’elle a été sentie avec -le travestissement volontaire donné à l’exposition -d’une sensation vraie ; confondre avec le -dernier, le premier terme de la série. L’animal -ne ment jamais ; comment le pourrait-il ? Il est -forcé d’exprimer, telle qu’il l’éprouve, sa sensation. -S’il a envie de mordre, le chien retrousse ses -babines, montre ses dents. Le voit-on se contenir, -faire l’hypocrite, mentir ; c’est qu’au contact -de l’homme, il a peut-être acquis un rudiment -de conscience ; c’est que l’éducation qu’il -a reçue se trouve à ce moment en conflit avec -son instinct. D’ailleurs la ruse, et surtout appliquée -à la défense ou à la quête de la vie, est tout -autre chose que le mensonge ; c’est une -forme aiguë de la prudence. Le vrai mensonge -est sans but, sans utilité que d’affirmer un détachement -supérieur ; il apparaît tel qu’une négation -des liens qui attachent l’homme à la réalité ; -par quoi il se rapproche de la poésie et de l’art -dont il est un des éléments. L’art est né, comme -le mensonge, d’une vive conscience des sensations -et des émotions ; il affirme un état de sensibilité -extrême, en même temps qu’une tendance -à repousser ce réel dont les sens d’un homme -furent blessés. L’art, quelle que soit sa forme, -implique une connaissance approfondie des -signes, et la volonté de les transposer, sans -tenir compte de leurs concordances usuelles. -L’artiste est celui qui ment supérieurement, au-dessus -des autres hommes. S’il ment avec la -parole, c’est le poète ; avec le son inarticulé, -c’est le musicien ; avec les formes dont il fixe -les attitudes, c’est le sculpteur, et son art n’est -que le développement extrême du langage des -gestes (dont le danseur figure un état très fugitif) ; -avec les lignes et les couleurs, c’est le -peintre, et que fait-il sinon de rendre aux hiéroglyphes -des écritures primitives leur véritable -aspect et toute leur ampleur naturelle ? L’art est -un langage, et il n’est que cela.</p> - -<p>Mais si la femme est le langage, d’où vient -qu’elle se soit si médiocrement manifestée dans -les jeux suprêmes du langage ? Des critiques, -pour la flatter, ont allégué on ne sait quelle hérédité -latérale, par quoi on démontre que, filles -de mères de moins en moins cultivées, à mesure -que l’on remonte le cours des siècles, il n’est pas -surprenant que leurs aptitudes soient moindres -que celles des mâles. Cela n’est pas sérieux, car -s’il est vrai que le génie et le talent sont souvent -en rapport direct avec les cultures antérieures, -il y a aussi de soudaines aptitudes que le milieu -développe. Pourquoi une fille ne trouverait-elle -pas cette aptitude dans sa chair, comme son -frère ? D’ailleurs voilà des milliers d’années qu’on -apprend la musique aux femmes, et c’est peut-être -là qu’elles ont encore le moins créé. La cause -est plus profonde. La femme est le langage, -mais le langage utile ; son rôle n’est pas de créer, -mais de conserver. Elle s’en acquitte à merveille. -Elle ne crée ni les poèmes, ni les statues ; -mais elle crée les créateurs des poèmes et -des statues ; elle leur enseigne le langage, qui -est la condition de leur science, le mensonge -qui est la condition de leur art, la conscience -qui leur donne le génie. Quand l’enfant, vers -six ou sept ans, sort des mains de la femme, -l’homme est fait. Il parle, et c’est tout l’homme.</p> - -<p>La grande œuvre intellectuelle de la femme -est l’enseignement du langage. Les grammairiens -et leurs succédanés, instituteurs et professeurs, -s’imaginent être les maîtres du langage et -que, sans leur intervention, la langue des hommes -périrait dans la confusion et l’incohérence ; -on les entretient depuis des siècles dans cette -illusion, et pourtant il n’en est pas de plus ridicule. -Les femmes sont les ouvriers élémentaires -et les poètes, les ouvriers supérieurs du langage, -les uns et les autres inconscients de leur rôle ; -l’intervention du grammairien est presque toujours -mauvaise ; à moins qu’elle ne se borne à -constater des faits, à moins qu’elle n’ose ramener -vers les mains des femmes et des poètes une -influence que la science ne saurait exercer -qu’avec injustice. Voici des enfants qui parlent, -ils s’en vont à l’école recevoir une leçon de grammaire. -Ils parlent et usent de toutes les formes -du verbe et de toutes les nuances de la syntaxe -avec aisance et justesse. Ils parlent, mais voilà -l’école, et le maître triomphe de leur apprendre -ce que c’est que l’imparfait du subjonctif. -A une fonction, l’écolâtre a substitué une -notion ; il a remplacé le geste par la conscience -du geste, le mot par sa définition ; il enseigne -la grammaire ; il n’enseigne pas le langage.</p> - -<p>Le langage est une fonction ; la grammaire -est l’analyse de cette fonction. Il est aussi inutile -de savoir la grammaire pour parler sa langue -naturelle que de savoir la physiologie pour -respirer avec ses poumons ou marcher avec ses -jambes. Comparé au rôle de la mère ignorante -qui cueille comme une fleur le premier mot épanoui -sur les lèvres de l’enfant, le rôle du maître -est presque nul. Ce mot qui vient de fleurir, -c’est la mère elle-même qui l’a semé, car si le -langage est une fonction, il faut lui donner les -matériaux sur lesquels elle puisse s’exercer. Le -bavardage futile d’une femme, si peu différent -de celui de la petite fille qui parle à sa poupée, -voilà la première leçon de l’enfant et celle qui -en importance dépasse toutes les autres ; autant -de mots, autant de graines qui vont germer, -pousser, fructifier dans le jeune cerveau. Sans -cette semence jetée sans cesse à la volée, la fonction -linguistique de l’enfant resterait inerte et -il ne sortirait de ses lèvres que des sons vagues -et peut-être inarticulés. On s’est demandé parfois -quelle langue parleraient des enfants élevés -ensemble hors de portée de la voix humaine. Ils -n’en parleraient peut-être aucune. C’est une -question que nul ne peut résoudre. En tous cas, -ils ne parleraient qu’une langue rudimentaire, -c’est-à-dire trop riche, variable et entièrement -inconnue, car il n’y a pas plus de racines innées -que d’idées innées. L’enfant ne crée pas sa langue, -encore moins il ne secrète pas sa langue ; -il l’apprend. Il parle selon qu’on parle autour -de son berceau ; il est phonographe et d’abord -aussi mécaniquement que l’instrument même. -Avant de pouvoir situer les signes vocaux au-dessus -des objets, il les possède en grand nombre, -mais en confusion, « en vrac ». Ensuite il -apprendra à utiliser cette richesse ; comme il -connaît d’une part les mots et d’autre part les -objets, l’opération qui va les réunir dans sa -mémoire lui sera des plus faciles et des plus -naturelles. La femme dirige cette répartition -avec joie, et elle s’admire en admirant les progrès -de l’enfant ; elle croit que la double acquisition -du mot et de l’objet se fait intégralement -à son ordre, et cela lui donne de l’orgueil. -Ainsi, l’ignorance du mécanisme psychologique -de l’enfant assure le succès de l’éducatrice.</p> - -<p>Ce langage que l’enfant tient tout entier de la -femme, c’est en son honneur que, plus tard, il -l’exercera volontiers comme poète, conteur, -philosophe, théologien ou moraliste, comme -créateur de valeurs, selon l’expression très forte -de Nietzsche. La plus grande partie de la littérature -est l’œuvre indirecte de la femme, faite -pour elle, pour lui plaire ou la piquer, pour -l’exalter ou la dénigrer, toucher son cœur, idéaliser -ou maudire sa beauté et son amour. Il a -fallu que les deux sexes fussent aussi profondément -dissemblables, aussi étrangers, aussi -opposés, pour que l’un se soit fait l’adorateur de -l’autre. Avec la parité des goûts, des besoins, -des désirs, les différences corporelles n’eussent -pas suffi ni le commandement de l’espèce. L’humanité -pouvait se perpétuer sans l’amour<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a> ; -l’amour eût été impossible sans les divergences -radicales qui font que l’homme et la femme sont -deux mondes l’un à l’autre impénétrables. On -ne peut adorer que l’inconnu ; il n’y a plus de -religion là où il n’y a plus de mystère. Dans -toutes les sociétés, tant qu’elle est jeune et -belle, la femme, et même esclave, est la maîtresse -de la civilisation ; les poètes, que sa grâce -a inspirés, augmentent cette suprématie en faisant -d’elle l’objet de leurs chants, et la poésie, -qui ne voulait d’abord que dire les joies de la -possession ou les affres du désir, achève son -évolution, en créant l’amour. Car l’amour, avec -tout ce que contient ce mot, de sentiment, de -passion, de rêve, de bonheur, de larmes, est -bien une création verbale et l’œuvre même de -l’imagination des artistes du langage.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> A cela eût suffi l’accouplement. La vie commune survivant -à la fécondation est extrêmement rare, hormis chez les primates -et les oiseaux. Chez les insectes carnivores, la pariade est souvent -mortelle pour le mâle que, plus forte, la femelle dévore.</p> -</div> -<p>C’est dans les poèmes, les contes, les récits -traditionnels, que l’homme vulgaire, enclin à la -seule jouissance, a appris à aimer, à augmenter -jusqu’à l’infini des joies médiocres et des chagrins -futiles. Répétons ici le mot de Nietzsche : -le poète a été le créateur des valeurs sentimentales. -Mais presque aussitôt créées, elles lui ont -échappé. S’emparant de ces valeurs nouvelles, -la femme les a transformées en instruments de -règne ; elle a cueilli avec simplicité les fruits du -langage, son œuvre.</p> - -<p>Comment l’amour évolua sous cette domination -et tous les bienfaits qui en ont été la conséquence, -ce serait un long chapitre de l’histoire -de la civilisation.</p> - -<p class="date">1901.</p> - -<p class="small"><span class="sc">Note.</span> — Les déductions philosophiques n’ont de valeur que -si elles s’accordent exactement avec la science ; mais alors elles -ont une valeur. J’ai donc saisi l’occasion de compléter la note de -la page 59 sur le mensonge considéré comme réaction vitale. -Voici la position scientifique de la question :</p> - -<p class="small">« M. R. Quinton a été amené, au cours de ses travaux, à -reconnaître que l’ensemble de tous les êtres vivants se divise en -deux grandes séries physiologiques, qui correspondent exactement -aux deux séries anatomiques : <i>Invertébrés</i> et <i>Vertébrés</i>. — La -première et inférieure (<i>Invertébrés</i>) toujours en équilibre -au milieu, subissant toutes les conditions extérieures si défavorables -qu’elles soient ; la seconde et la plus élevée (<i>Vertébrés</i>) -n’acceptant pas ces conditions, réagissant contre elles, toujours -en déséquilibre avec le milieu, maintenant intérieurement la concentration -saline des origines en face des mers qui se concentrent -davantage ou des eaux douces qui se dessalent, maintenant -encore la température des origines en face du milieu terrestre -qui se refroidit, <i>mentant au milieu</i>, en définitive, pour -maintenir ses conditions de vie optimes. Le mensonge dont nous -parlons n’est que la forme psychologique de cette réaction du -<i>Vertébré</i> contre l’hostilité du milieu. »</p> - -<p class="small">Les termes obscurs de cette note (concentration saline, température -des origines) sont expliqués dans le livre publié par -M. Quinton, <i>l’Eau de mer milieu organique</i>.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak"><i>TROISIÈME PARTIE</i><br /> -L’IDÉALISME</h2> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch1">PRÉFACE<br /> -POUR LA III<sup>e</sup> ET LA IV<sup>e</sup> PARTIES</h3> - - -<p>On réimprime ici, parce que l’édition vient de s’épuiser, -le petit volume intitulé avec une naïveté, qui -n’était pas aussi ambitieuse qu’on pourrait le croire, -<i>l’Idéalisme</i>.</p> - -<p>Depuis dix ans les idées de l’auteur se sont modifiées -sur plus d’un point. Vivre, c’est changer. Il espère -que, pour lui, avoir vécu signifie, à cette heure, -avoir grandi en sagesse et en scepticisme, — et il ne -redoute pas les curieux qui voudraient opposer sa -pensée d’hier à sa pensée d’aujourd’hui.</p> - -<p>Plusieurs morceaux de la IV<sup>e</sup> partie sont également -anciens ; cet avertissement leur est applicable.</p> - -<p class="date">Décembre 1901.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 class="i" id="p3ch2">NOTICE</h3> - - -<p class="i">Ces articles furent imprimés, le dernier printemps, -en diverses revues qui voulurent bien me -laisser dire : les <i>Entretiens</i>, la <i>Revue Blanche</i>, les -<i>Essais d’Art libre</i>, l’<i>Ermitage</i>, le <i>Livre d’Art</i>.</p> - -<p class="i">Les voici ensemble, liés par un seul fil, même -les trois derniers dont le ton sera un peu discordant.</p> - -<p class="i">A cette heure, la théorie idéaliste n’est plus guère -contestée que par quelques canards enclins à se -plaire dans les vieux marécages. Les naturalistes -les plus entêtés et les plus obtus ont cédé eux-mêmes -à l’énergique pression intellectuelle qui, depuis -quatre ans, depuis la mort de Villiers de l’Isle-Adam, -pesa sur le monde où la pensée s’élabore -en œuvres d’art.</p> - -<p class="i">La grande guerre est donc finie, mais selon -le conseil de Machiavel, — le « maître bien-aimé -de Tribulat Bonhomet » — il faut achever les -blessés, afin qu’ils ne surgissent pas guéris et -aptes à de nouvelles batailles. Si médiocre que -soit un vaincu, sa colère est toujours à craindre : -c’est pourquoi l’extermination est nécessaire.</p> - -<p class="i">J’espère que tant de férocité ne sera pas jugée -contradictoire avec les principes de la liberté de -l’art, que je préconise avant tout.</p> - -<p class="sign i">R. G.</p> - -<p class="date i">25 mars 1893.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch3">L’IDÉALISME</h3> - - -<p>Ce mot traîne dans les journaux : des gens -aussi vains que M. Filon se permettent de l’écrire, -croyant le comprendre ; les néo-chrétiens -en font usage avec l’aplomb de l’apprenti sorcier -de Gœthe ; M. de Vogué chevauche ce manche -à balai, — et de ce balai M. Desjardins -balaie la sacristie ; c’est le mot à tout faire. Pour -ces simplistes, un peu bornés, l’idéalisme est le -contraire du naturalisme, — et voilà ; cela signifie -la romance, les étoiles, le progrès, les -pauvres bêtes, les phares, l’amour, les montagnes, -le peuple, les pauvres gens, tout le sentimentalisme -humanitaire, sexuel et social.</p> - -<p>Autrement, ces sots s’imaginent qu’idéalisme -est synonyme de spiritualisme et qu’un tel vocable -relève de la judicature de M. Simon et de -M. Déroulède ; qu’il clame une doctrine morale -et consolatoire ; que les familles y puisent quelque -vigueur à procréer ; les conscrits, de l’enthousiasme ; -les misérables, de la résignation.</p> - -<p>Mais non, — et il importe de cartonner à cette -page le dictionnaire des lieux communs : l’idéalisme -est une doctrine immorale et désespérante ; -anti-sociale et anti-humaine, — et pour cela l’idéalisme -est une doctrine très recommandable, -en un temps où il s’agit non de conserver, mais -de détruire.</p> - -<p>En voici le sommaire.</p> - -<p>Schopenhauer résume ainsi les principes de -l’idéalisme posé par Kant : « Le plus grand service -que Kant ait rendu, c’est sa distinction -entre le phénomène et la chose en soi, entre ce -qui paraît et ce qui est ; il a montré qu’entre la -chose et nous il y a toujours l’intelligence, et -que par conséquent elle ne peut jamais être connue -de nous telle qu’elle est. » Théoricien de l’idéalisme, -Kant n’en est pas le trouveur ; Platon -fut rigoureusement idéaliste ; saint Denys -l’Aréopagite proféra : « Nous ne connaissons -pas Dieu tel qu’il est et Dieu ne nous connaît -pas tels que nous sommes » ; enfin les réalistes -du Moyen Age professaient, eux aussi, la douloureuse -relativité de toute connaissance, que -toute notion n’est que d’apparence, que la vraie -réalité est insaisissable pour les sens comme -pour l’entendement<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> Le véritable premier théoricien du « phénoménisme » serait -encore plutôt Berkeley, mais excès de logique, Berkeley va -un peu loin et Kant, lui-même l’a réfuté eu réfutant Descartes -(<i>Critique de la Raison pure</i>).</p> -</div> -<p>Les conséquences logiques de ces aphorismes -sont nettes : on ne connaît que sa propre intelligence, -que soi, seule réalité, le monde spécial -et unique que le moi détient, véhicule, déforme, -exténue, recrée selon sa personnelle activité ; -rien ne se meut en dehors du sujet connaissant ; -tout ce que je pense est réel : la seule réalité, -c’est la pensée.</p> - -<p>La relativité de l’extérieur étant bien établie, -nul besoin, théoriquement, pour le moi, de se -mêler à de problématiques contingences ; il se suffit -à lui-même, et il le faut, puisqu’il est isolé -de ses semblables autant que deux planètes du -système solaire. Convaincu que tout est transitoire, -hormis sa pensée, qui est éternelle (en ce -sens qu’elle capte la lumière) ; convaincu qu’il -est seul et impénétrablement seul, comme une -molécule douée seulement d’un pouvoir de cohésion ; -convaincu enfin que tout est parfaitement -illusoire, puisque, dans sa course à la connaissance, -ce collin-maillard, il n’emprisonne jamais -que son pérennel et fastidieux moi ; bien assuré -qu’il ne peut sortir de l’état égoïste que pour -retomber dans l’état per-égoïste, — l’idéaliste se -désintéresse de toutes les relativités telles que -la morale, la patrie, la sociabilité, les traditions, -la famille, la procréation, ces notions reléguées -dans le domaine pratique.</p> - -<p>Un individu est un monde ; cent individus -font cent mondes, et les uns aussi légitimes que -les autres : l’idéaliste ne saurait donc admettre -qu’un seul type de gouvernement, l’anarchie ; -mais s’il pousse un peu plus avant l’analyse de -sa théorie il admettra encore, avec la même -logique (et avec plus de complaisance) la domination -de tous par quelques-uns, ce qui, d’après -l’identité des contraires, est spéculativement -homologue et pratiquement équivalent.</p> - -<p>L’idéalisme pessimiste de Schopenhauer aboutissait -au despotisme ; l’idéalisme optimiste de -Hégel se résout dans l’anarchie : il suffit d’évoquer -la méthode des différenciations pour donner -raison à Schopenhauer.</p> - -<p>Tous les hommes, par cela seul que leur cerveau -fonctionne, se représentent un monde ; -mais peu d’hommes se représentent un monde -original. Considéré comme une entité, l’ensemble -des cerveaux humains est pareil à un four à porcelaine -d’où sortent successivement des millions -de pièces identiques et banales ; une sur un million -apparaît bizarrement craquelée, roussie, -fumée, rayée d’étranges dessins imprévus et fous, -gondolée, creusée, soufflée, déformée, <i>ratée</i><a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>, -cette pièce de porcelaine, c’est la représentation -du monde conçue par les esprits supérieurs, par -les génies. C’est, en somme, pour cette pièce -unique que le four chauffe et il importe peu -que toutes les autres soient anéanties, si celle-là -demeure.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> <i>Pièces ratées.</i> — Villiers de l’Isle-Adam, le lendemain de -sa mort, fut qualifié de <i>raté</i> par M. Fouquier et quelques autres -reporters.</p> -</div> -<p>Mêlé à la vie active (qu’il dédaigne, peut-être -par inaptitude), l’idéaliste jugerait des hommes -comme de ces pièces de porcelaine ; il les mettrait -à leurs vraies places : les supérieurs en haut, les -inférieurs en bas, — « le peuple étant fait pour -obéir aux lois et non pour dicter des lois<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a> ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Schopenhauer.</p> -</div> -<p>(La théorie anarchiste emporte à peu près les -mêmes conséquences : en l’absence de toutes lois, -l’ascendant des hommes supérieurs serait la seule -loi et leur juste despotisme incontesté.)</p> - -<p>En conclusion, ou bien l’idéalisme engage au -désintéressement absolu de la vie sociale ; ou -bien, s’il condescend à la pratique, il conclut à -des formes de gouvernement que tous les esprits -sains et nourris de doctrines prudentes n’hésiteront -pas à qualifier d’immorales, de subversives, -d’incompatibles avec nos mœurs démocratiques, — et -ces formes sont : l’anarchie, pour que l’influence -intellectuelle soit exercée par ceux qui -sont nés pour cette fonction ; le despotisme, -pour qu’il pourvoie les imbéciles de bonnes muselières, -car, sans intelligence, l’homme mord.</p> - -<p>La vie sociale étant écartée, il reste un domaine -où il semble que l’idéalisme pourrait -régner sans nuire au développement de la muflerie -démagogique, l’art. Mais, parler de l’art, à -cette heure, serait une ironie par trop cruelle : -jadis, il fut libre ; ensuite, il fut protégé ; aujourd’hui, -il est toléré ; demain, il sera interdit. -Pratiquons-le encore, mais en secret, en des catacombes, -comme les premiers chrétiens, comme -les derniers païens.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch4">LE SYMBOLISME</h3> - - -<p>On croit le moment bon pour le dire avec sincérité -et naïveté : à cette heure il y a deux classes -d’écrivains, ceux qui ont du talent, — les -Symbolistes ; ceux qui n’en ont pas, — les Autres.</p> - -<p>Oui, selon les précédentes formules, et selon -une liberté différemment comprise, d’aucuns -firent des œuvres ; mais ces Aucuns-là ne sont-ils -pas enfin périmés ? Et les coraux qu’ils sécrétèrent, -les îlots qu’ils érigèrent, un flot nouveau -ne vient-il pas, tel qu’un orageux raz de marée, -les secouer, les désagréger et ne permettre qu’aux -indestructibles de maintenir au-dessus de l’asphyxie -leur tête fleurie ? Ils meurent, ils s’émiettent, -ils se pétrifient, l’orage passé, sous une -couche de silence, ils s’enfoncent lentement, ils -descendent vers la géologie qu’ils vont devenir.</p> - -<p>Ces débris d’inconscients et microscopiques -travaux, à peine s’ils inspirent encore quelque -respect (si On nous le permet) ou quelque curiosité -à des passagers en promenade autour du -monde, et les chefs de ces défuntes colonies (un -peu animales, peut-être ?) ne sont pas du tout -des Chefs ; ils n’ont plus ni manœuvres, ni -clients. Patrons démodés, Praticiens vieillis et -sans influence, entrepreneurs de bâtisses entre -les mains desquels et sous les yeux (les mauvais -œils) desquels les moellons fondent comme les -morceaux de sucre dans les romans de M. Daudet.</p> - -<p>Les coraux rouges, nous les vîmes assez : -qu’ils soient bleus !</p> - -<p>L’un des éléments de l’Art est le Nouveau, — élément -si essentiel qu’il institue presque à lui -seul l’Art tout entier, et si essentiel que, sans -lui, comme un vertébré sans vertèbres, l’Art -s’écroule et se liquéfie dans une gélatine de méduse -que le jusant délaissa sur le sable.</p> - -<p>Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en -ces pénultièmes jours, vagies, une seule apparaît -nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue et -inouïe, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes -signifiances que lui donnèrent d’infirmes -court-voyants, se traduit littéralement par le -mot Liberté et, pour les violents, par le mot -Anarchie.</p> - -<p>La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante -qu’elle est encore et demeurera longtemps incomprise. -Toutes les révolutions advenues jusqu’ici -en ce domaine s’étaient contentées de changer -ses chaînes au captif et, généralement, c’était en -de plus lourdes que les muait la douloureuse ingéniosité -des novateurs. Mais, les chaînes, c’est-à-dire -des règles, des grammaires, des formules, -cela convient au peuple de l’Art, composé d’une -majorité d’enfants et de vieillards, satisfaits — lit -ou berceau — qu’un guide sûr les promène -en petite voiture. Le haquet de Thespis brouetta -ces résignés deux siècles durant ; puis ce fut le -cabriolet romantique, puis la tapissière parnassienne, -puis le tombereau naturaliste, puis le -cab psychologique, puis le vélocipède néo-chrétien, — et -ils étaient toujours soigneusement -ligotés.</p> - -<p>Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est -une théorie de liberté, comment ce mot, qui semble -strict et précis, implique, au contraire, une -absolue licence d’idées et de formes, j’invoquerai -de précédentes définitions de l’Idéalisme, dont -le Symbolisme n’est après tout qu’un succédané.</p> - -<p>L’Idéalisme signifie libre et personnel développement -de l’individu intellectuel dans la série -intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même -devra) être considéré par nous comme le libre et -personnel développement de l’individu esthétique -dans la série esthétique, et les symboles qu’il -imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou -expliqués selon la conception spéciale du monde -morphologiquement possible à chaque cerveau -symbolisateur.</p> - -<p>D’où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe -parmi lequel on voit les professeurs désorientés -se mendier l’un à l’autre le bout, qu’ils -n’auront jamais, du fil d’Ariane.</p> - -<p>Ils voudraient comprendre, ils cherchent, -quand parlent les harpes, à agripper au passage -quelques clairs et nets lieux communs ; ils croient -qu’on va leur redire les vieilles généralités qu’ils -biberonnèrent à l’École, tout ce qui, définissant -la Femme, définit la marcheuse et la gardeuse -d’oies. Si le Symbolisme devait, comme d’aucuns -l’ont annoncé, revenir à des concepts aussi -simples, à des imaginations aussi naïves, il ne -serait ni ce qu’il est, ni ce qu’il sera : — il continuerait -tout simplement le classicisme, et alors -à quoi bon ?</p> - -<p>Sans doute, il apparaît, en un certain sens, -comme un retour à la simplicité et à la clarté, — mais -ces effets, il les demande au complexe et -à l’obscur, au Moi où toutes les idées s’enchevêtrent, -où toutes les lumières concourent à ne -donner que de la nuit. On est toujours compliqué -pour soi-même, on est toujours obscur pour -soi-même, et les simplifications et les clarifications -de la conscience sont œuvre de génie ; l’Art -personnel — et c’est le seul Art — est toujours -à peu près incompréhensible. Compris, il cesse -d’être de l’art pur pour devenir un motif à de -nouvelles expressions d’art.</p> - -<p>Mais, si personnel que soit l’Art symboliste, il -doit, par un coin, toucher au non-personnel, — ne -fût-ce que pour justifier son nom ; et il faut -toujours être logique. Il doit s’enquérir de la -signification permanente des faits passagers, et -tâcher de la fixer, — sans froisser les exigences -de sa vision propre, — tel qu’un arbre solide -émergeant du fouillis des mouvantes broussailles ; -il doit chercher l’éternel dans la diversité -momentanée des formes, la Vérité qui demeure -dans le Faux qui passe, la Logique pérennelle -dans l’Illogisme instantané, — et néanmoins, -planter un arbre qui soit si spécial, si unique -de ramure, d’écorce, de fleurs et de racines, -qu’on le reconnaisse entre tous les arbres comme -un arbre dont l’essence n’a ni sœurs ni frères.</p> - -<p>Je sais bien que<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a> par la définition même de -l’Idéalisme, le Permanent lui-même ne peut être -conçu que comme personnel, c’est-à-dire comme -transitoire, et que ce qu’il y a d’Absolu vraiment -est incogniscible et hors d’être formulé en symboles ; -ce n’est donc qu’au relatif absolu que vise -le Symbolisme, à dire ce qu’il peut y avoir d’éternel -dans le personnel.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> « Quant au sujet absolu, la substance, elle ne peut pas être -dans les phénomènes extérieurs, autrement, elle serait conditionnelle -et non pas absolue. Pour que cette substance devienne une -pensée, il faut qu’elle soit en relation avec le <i>moi</i> ; elle dépendra -alors du sujet pensant. Pour que la substance soit absolue, -il faut qu’elle soit la substance des phénomènes intérieurs du -<i>moi</i>, c’est-à-dire le sujet pensant qui ne dépend que de lui-même. » -<span class="sc">Kant</span>, <i>Critique de la Raison pure</i>.</p> -</div> -<p>Cette manière de comprendre l’Art exclut l’artiste -médiocre qui ne détient, cela va sans dire, -rien d’éternel dans son <i>personnel</i> et qui ne saurait -exprimer une idée un peu humaine (ou divine) -que par démarquage ; mais cette sorte d’être a -régné assez longtemps grâce aux tuteurs qu’on -lui tolérait : que son règne finisse (si c’est possible ?) -et soyons intolérants.</p> - -<p>Pratiquement il importe que le Symbolisme, -art libre, acquière dans l’estime générale une -valeur qu’on lui a, jusqu’à ce jour, déniée ; il -importe qu’à côté des formes connues on tolère -des formes inconnues et que de la serre chaude de -la Littérature on n’expulse pas les plantes, nées -de graines de hasard, ignorées des catalogueurs -et des jardiniers. Pour cela nulle concession ne -doit être faite ; c’est aux intellects rudimentaires -à se développer et non aux larges intelligences -à se rétrécir pour permettre à l’œil distrait de -parcourir plus facilement une moindre surface.</p> - -<p>Et les tuteurs, les règles, les lois, il faut les -couper et les hacher et qu’à la place de ces chênes -pourris, piqués de trous de vermine, le lierre -qui s’accrochait aux troncs s’accroupisse en une -ridicule désolation.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch5">L’ART LIBRE<br /> -ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE</h3> - - -<p>Les modèles ont, de tout temps, devancé les -préceptes. Cette pensée de M. de Laharpe simule -un lieu commun, mais seulement peut-être par -sa forme démodée et l’étroitesse des termes où -elle se base. En un langage plus philosophique, -plus général et plus solide, on obtiendrait un -aphorisme tel que : « L’Art est antérieur à l’Esthétique », -ce qui apparaît non plus un lieu commun, -mais une vérité éternelle.</p> - -<p>Les Vérités éternelles, — il n’y a de vraie plaisante -dialectique qu’à se battre sur leur dos. -Elles sont patientes, souffrent les coups maladroits, -les insultes, les caresses, et, l’ironie de -leurs yeux immuables étant tournée vers le ciel, -les protagonistes n’ont pas à rougir ou à trembler -sous un regard qui pourrait être médusien.</p> - -<p>Les Vérités éternelles, — elles sont de toute -morphologie. Il y en a de blondes avec des -chairs laiteuses qui nous leurrent de la nubilité -d’une prenable vierge ; il y en a qui ont les quatre -pieds d’une bête et dont le front angulaire -contient, en sa géométrie, toute l’inquiétude humaine ; -il y en a dont les ailes, plus larges que -les ailes des condors, abritent sous leurs plumes -un peuple de pensées…</p> - -<p>Celle dont je parle est un des plus modestes -Éons ; elle fréquente la Terre et fait plus volontiers -son nid syllogistique en tel cabinet d’étude -que dans la barbe de Jupiter.</p> - -<p>Donc : l’Art est antérieur à l’Esthétique.</p> - -<p>Lemme : l’Esthétique doit être une explication -et non une théorie de l’Art.</p> - -<p>Plusieurs ayant contesté, non l’aphorisme, -qui est indiscutable, mais son lemme, qui l’est -moins, quelques arguments nouveaux seront -peut-être bien accueillis par quelques lecteurs de -bonne volonté.</p> - -<p>L’essence de l’Art est la liberté. L’Art ne peut -admettre aucun code ni même se soumettre à -l’obligatoire expression du Beau<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>. Non seulement -il se refuse au joug d’une formule passagère, -mais il dénie la domination de l’absolu -humain, — lequel n’est d’ailleurs que la moyenne -des goûts, des jugements, des plaisances de la -moyenne humanité. Il peut violenter cet absolu, -il peut balafrer la Beauté, — et répondre : -« Votre Absolu n’est pas le Mien », et : « Il me -plaît de balafrer la Beauté. »</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> « La beauté, œuvre de l’art, est plus élevée que celle de la -nature », et : « La beauté dans la nature n’apparaît que comme -un reflet de la beauté de l’esprit ». Hégel, <i>Esthétique</i>. Introduction.</p> -</div> -<p>L’Art est libre de toute la liberté de la conscience ; -il est son propre juge et son propre -esthète ; il est personnel et individuel, comme -l’âme, comme l’esprit : et, l’âme libérée de toute -obligation qui n’est pas morale, l’esprit libéré -de toute obligation qui n’est pas intellectuelle, -l’Art est libéré de toute obligation qui n’est pas -esthétique. C’est en vain qu’il chercherait le Vrai -que l’intelligence seule peut connaître, ou le -Moral que la conscience seule distingue ; il est -inapte à ces opérations, il ne comprend et ne -s’assimile que ce qui est adéquat à son sens -unique : le Sens esthétique.</p> - -<p>C’est même pour cela qu’il est libre. Il se -développe du dehors au dedans, sans préoccupations -d’avoir à partager son espace avec d’autoritaires -entités ; il se développe et s’enroule sur -lui-même, se complique à loisir, multiplie ses -fibres, ses feuilles, ses fleurs intérieures ; il se -développe et croît dans l’obscurité du Moi, et -s’il vient, au jour de l’explosion vitale, à projeter -impérieusement ses végétations, elles étonnent -comme des conséquences anormales, illogiques, -incompréhensibles.</p> - -<p>L’individu est anormal : on ne le classe que -par les limitations imposées à ses manifestations -extérieures ; intérieurement, il est anormal, il est -un être dissemblable des êtres qui lui ressemblent -le plus. L’Art (que je considère ici comme -une des <i>Facultés</i> de l’âme individuelle) est donc, -de même que l’individu lui-même, anormal, illogique -et incompréhensible.</p> - -<p>Or si la différenciation est évidente (ou tout au -moins microscopiquement possible à établir) -entre tous les individus humains doués de l’âme, — cette -différenciation devient bien plus évidente -(et incontestablement notoire) entre le petit nombre -des individus humains doués d’une âme supérieure. -Selon l’échelle de la vie, les membres -de tel groupe d’êtres sont dissemblables de plus -en plus, à mesure qu’ils se sont davantage perfectionnés : -les atômes plasmiques et quasi-mécaniquement -oscillants qui composent les primitives -colonies animales<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a> ne diffèrent pas entre -eux ; leur forme est souvent cristallique, rhombes -ciliés, polyèdres poilus. En montant, on distingue, -à un point donné, le frère du frère, — et -enfin, dans l’humanité, les individus identiques -sont extrêmement rares et de négligeables -exceptions. Doués d’une âme supérieure, les -individus sortent du groupe formel ; ils vivent -à l’état de mondes uniques ; ils n’obéissent -plus qu’aux lois très générales de la gravitation -vitale dont Dieu est le centre et le moteur. A ce -degré animique, la prédominance de l’Amour -fait les grands saints, la prédominance de l’Esprit, -les grands philosophes, la prédominance de -l’Art, les grands artistes, — et différentes variétés -de génies selon que ces prédominances sont -absolues ou mélangées.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> Cf. Perrier, <i>Colonies animales</i>.</p> -</div> -<p>Donc, si les êtres supérieurs diffèrent radicalement, -essentiellement, les uns des autres, la -production esthétique des uns différera non -moins radicalement, non moins essentiellement -de la production esthétique des autres. En conséquence, -nulle commune mesure entre deux -œuvres d’art, nul jugement de comparaison possible, -nulle théorie critique qui puisse les capter -dans ses filets, nulle esthétique, qui, applicable -à la première de ces œuvres soit encore applicable -à la seconde, — nulle règle fabriquée d’avance, -sous laquelle puisse se courber ni la première -ni la seconde de ces œuvres d’art, ni -aucune œuvre d’art<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> « Le principe du jugement du goût que nous nommons esthétique -ne peut être que subjectif. » Kant, <i>Critique du jugement</i>, -cité par L. F. Schön, <i>Système de Kant</i> ; Paris, 1831.</p> -</div> -<p>Mais, l’Art étant « anormal, illogique et incompréhensible », -on peut tolérer que des gens -très intelligents et capables de l’effort d’objectivité, -en éclairent un peu — oh ! très peu, — les -obscurités et dévoilent au public distrait les secrets -de la magique Lanterne. C’est l’esthétique -d’après coup, la critique explicative, le commentaire, — et -il en faut refondre les principes à -chaque artiste nouveau exhibé devant la foule -stupide qui n’admet pas que l’on puisse différer -de la médiocrité moyenne enseignée par l’État.</p> - -<p>C’est aussi, l’Art étant libre dans la limite des -organes dont il dispose, la liberté de l’esthétique, -l’individuelle, la personnelle esthétique, le -droit de juger d’après des règles individuelles -et personnelles, au mépris des étalons, des patrons -et des parangons.</p> - -<p>… Les Vérités éternelles : l’ironie de leurs -yeux immuables se tourne vers le ciel…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch6">CELUI QUI NE COMPREND PAS</h3> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> - -<blockquote class="epi"> -<p>Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle : -Quelle est donc cette femme ? — Et ne comprendra pas.</p> - -<p class="sign">Du <i>Sonnet</i> d’<span class="sc">Arvers</span>.</p> - -</blockquote> -<p>De tous les plaisirs que peut procurer la Littérature, -le plus délicat est certainement : « Ne -pas être compris ! » Cela vous remet à votre -place, dans le bel isolement d’où l’inutile activité -vous avait fait sortir : réintégrer la Tour et jouer -du violon pour les araignées qui — elles — sont -sensibles à la musique.</p> - -<p>« Celui qui ne comprend pas » n’est sensible -ni à la musique ni à la logique ; il est sourd, -mais non muet, car il va clamant partout : « Je -ne comprends pas ! » Comme d’autres de leur -talent ou de leurs idées, il est fier de son inintelligence -et des loques verbales dont il vêt sa -nudité spirituelle, — et il s’exhibe, il fait le beau -et dès qu’on flatte sa vanité, qui est « Ne pas -comprendre », un éventail de plumes de paon -lui sort du derrière et sur chaque plume, en -guise d’œil, il y a un rond où est écrit : « Moi, -je ne comprends pas ! »</p> - -<p>Cette faculté fait qu’on l’estime. Il est recherché -de ceux qui, ne comprenant pas, ont un peu -honte ; son aplomb leur donne du courage et -ils se disent les uns aux autres, dès que la roue -révélatrice esquisse son orbe : « Voyez, celui-ci, -non plus, ne comprend pas, — et pourtant il -n’en rougit pas, au contraire ! »</p> - -<p>Au contraire : il connaît sa valeur et n’hésite -jamais à se mettre en avant. D’ailleurs, sa queue -de paon aux précieux ronds est un drapeau -commode et de loin visible. Il ne l’a ramassé -sur aucun champ de bataille, il ne l’a ni chipé -ni conquis : il l’a sorti de son derrière, et quand -il le déploie, ce n’est pas pour conduire des -ombres à l’assaut de vaines entités.</p> - -<p>« Celui qui ne comprend pas » est, en effet, -un homme pratique. Doué d’une si belle vertu, -il l’exploite rationnellement et s’en fait des rentes. -Tous les journaux lui sont ouverts ; sa queue -magique force toutes les portes : il gagne ce -qu’il veut, rien qu’à écrire — avec de fins sous-entendus : -« Je ne comprends pas. »</p> - -<p>C’est un accapareur : la « grande Presse » ne -lui suffit pas ; il délègue à la « petite » ses lieutenants ; -mais ceux-ci, beaucoup plus bornés -que le Maître, dépassent souvent la mesure, étalent -une stupidité qui jette le décri sur des -fonctions pourtant bien honorables et bien lucratives.</p> - -<p>Moi, je ne me plains pas ; je rencontre journellement -« Ceux qui ne comprennent pas », et -ils font ma joie. Je les aime : ils m’incitent à me -retirer dans ma vraie vocation : le Silence.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Il est à supposer, car je ne suis ni inspiré ni -visionnaire, que cette figuration de « Celui qui -ne comprend pas » m’a été suggérée par telle -bévue dont je fus victime :</p> - -<p>Oh ! bien peu, — et bien volontiers, si cela -doit distraire quelques amateurs ; je m’offre en -spectacle : amusez-vous ! Mais vous amuserez-vous -jamais autant que moi devant la parade de -« Celui qui ne comprend pas » ?</p> - -<p>Or, en de précédents articles, j’exposai quelques -idées, ou — si l’on veut — quelques fantômes -d’idées (mais lumineux, comme il sied à -des fantômes, et d’une évidence phosphorescente) -touchant l’Art que je désire libre, la rénovation -du mot Symbolisme qui pourrait, je le redis, -servir de dénomination commune (à l’usage du -public lisant) à une dizaine d’écrivains âgés de -moins de trente-cinq ans et clairement stimulés -vers un but commun, touchant enfin (ou d’abord -mais c’est mon α et mon ω) l’Idéalisme dont je -tentai, non sans présomption, d’établir la signifiance -vraie.</p> - -<p>Cette très modeste clameur en trois notes, cette -primitive mélodie, si simple qu’un écolier se la -serait assimilée instantanément, tomba dans l’oreille -de « Celui qui ne comprend pas », celui -qui est sourd mais non muet. Il perçut un vague -son pareil aux bruissements des peupliers et, -glorieux, cria : « Je ne comprends pas ! »</p> - -<p>Oserais-je dire que ces syllabes complaisamment -et vaniteusement répétées me semblent -surérogatoires — et que l’attitude, la démarche, -le front et l’œil de « Celui qui ne comprend pas » -suffisent à indiquer son essentielle non-intelligence ? -Il n’a même pas besoin de sortir et de -hochéner sa queue hiéroglyphique ; — d’écrire, -encore moins.</p> - -<p>Mais il y faut mettre de l’indulgence et surtout -il faut savoir que « Celui qui ne comprend -pas » a pour clients d’inepticules snobs, incapables, -tout seuls, de se hausser à un degré si éminent -d’imbécillité cérébrale ; c’est pour eux qu’il -écrit, et, comme je l’ai déjà noté, son écriture est -fructueuse.</p> - -<p>« Celui qui ne comprend pas » est-il méchant -ou envieux ? Comme tous les sots, il est méchant -et envieux, mais accessoirement, et d’une méchanceté -si petite, d’une envie si mesquine, que -c’est piqûre de puce. Cela ne fait pas souffrir, -cela n’incite ni à la colère, ni à la vengeance, -c’est agaçant et voilà tout. Agaçant, et inévitable, -l’omnibus de la littérature étant, comme les -autres, infesté de parasites.</p> - -<p>« Celui qui ne comprend pas » est donc inoffensif. -Même ses morsurettes parfois sont des -chatouilles ; on rit, cela décongestionne le cerveau, -c’est salutaire, — et si ensuite on écrase -la bestiole, avec quelle pitié !</p> - -<p>« Celui qui ne comprend pas » est donc surtout -passif, et négatif ; il est celui qui « ne… -pas » ; la borne qui ne remue pas, le pavé qui ne -se révolte pas, etc… Passive, sa faculté d’incompréhension -est illimitée et toujours égale à elle-même ; -négative, elle se façonne, elle se modèle -comme cire, sur le sujet qu’il faut « ne pas comprendre », -et spécialement elle excelle en les -questions abstraites comme à peu près les « gardes » -de la chanson :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ils nous parlent de la gloire,</div> -<div class="verse">Nous qui n’y comprenons rien ;</div> -<div class="verse">Mais s’ils nous parlaient de boire,</div> -<div class="verse">Tous les gardes, ils le savent bien.</div> -</div> - -<p>« Ne pas comprendre » l’idée pure, et « ne pas -comprendre » l’idée désintéressée, invendable et -immonayable, c’est le triomphe de l’homme à la -queue magique. Pour lui, et pour les intellects -rudimentaires, l’idée ne se perçoit que concrète -et figurée. Donnez-lui des explications ; dites-lui -que la littérature est un mode d’activité ; que -le génie est une réalisation ; que la poésie est -une floraison d’âme ; que le symbolisme est l’expression -esthétique de l’idéalisme ; que la musique -est la langue de l’inconscient, etc. ; dites-lui -tout cela et commentez vos dires, — il répondra -(n’ayant perçu que de vagues sons, pareils -aux plaintes des mélèzes) en ouvrant à vos -paroles une bouche souriante et satisfaite.</p> - -<p>Voilà pourquoi « celui qui ne comprend pas » -engendre autour de lui — et jusqu’aux confins -du monde connu — tant de jovialité ; c’est le -jeu des propos interrompus, du coq-à-l’âne, — innocentes -distractions, plaisirs quasi champêtres, -plaisirs les plus délicats.</p> - -<p>« N’être pas compris », cela vous remet à -votre place : réintégrer la Tour et jouer du violon -pour les araignées !</p> - -<p>— Et quant à moi, me retirer dans ma vraie -vocation : le Silence.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch7">L’IVRESSE VERBALE</h3> - - -<p>Les mots m’ont donné peut-être de plus nombreuses -joies que les idées, et de plus décisives ; — joies -prosternantes parfois, comme d’un Boër -qui, paissant ses moutons, trouverait une émeraude -pointant son sourire vert dans les rocailles -du sol ; — joies aussi d’émotion enfantine, de -fillette qui fait joujou avec les diamants de sa -mère, d’un fol qui se grise au son des ferlins -clos en son hochet : — car le mot n’est qu’un -mot ; je le sais, et que l’idée n’est qu’une image.</p> - -<p>Ce rien, le mot, est pourtant le substratum de -toute pensée ; il en est la nécessité ; il en est -aussi la forme, et la couleur, et l’odeur ; il en est -le véhicule : et bai ou rubican, isabelle ou aubère, -pie ou rouan, ardoise ou jayet, doré ou -vineux, cerise ou mille-fleurs, zèbre ou zain, le -front étoilé ou listé, peint de tigrures ou de balzanes, -de marbrures ou de neigeures, — le mot -est le dada qu’enfourche la pensée.</p> - -<p>Mais ce n’est pas pour cela que j’aime les -mots : je les aime en eux-mêmes, pour leur esthétique -personnelle, dont la rareté est un des -éléments ; la sonorité en est un autre. Le mot a -encore une forme déterminée par les consonnes ; -un parfum, mais difficilement perçu, vu l’infirmité -de nos sens imaginatifs.</p> - -<p>Si complexe que soit l’impression que donne -un mot, elle est subie néanmoins en bloc, et il -en est des vains vocables comme des vaines -femmes, ils plaisent ou déplaisent : le pourquoi -ne se trouve qu’au retour à l’état d’indifférence.</p> - -<p>Des mots exquis peuvent signifier des choses -laides et sales, ce qui prouve bien que leur charme -est indépendant du sens que le hasard et -l’articulation leur ont départis. Amaurose : cela -ne semble-t-il pas, tout d’abord, un mot d’amour ? -Et quel poète, en même temps que les lauroses -et les lorioses, ne voudrait cueillir pour ses vers -les couperoses et les madaroses ?</p> - -<p>Savoir la signification des mots est souvent -attristant : la pompe des sedors s’éteint sous -l’eau où on les traîne, et les erminettes fraîches -comme des joues de petite fille s’ébrèchent en -les entailles, et se rouillent de la sueur du charpentier.</p> - -<p>Aussi les mots que j’adore et que je collectionne -comme des joyaux sont ceux dont le sens -m’est fermé, ou presque, les mots imprécis, les -syllabes de rêve, les marjolaines et les milloraines, -fleurs jamais vues, fuyantes fées qui ne -hantent que les chansons de nourrice.</p> - -<p>O princesse d’antan glorifiée de menu-vair, -est-ce d’émaux ou de fourrures, et voulut-on -alléguer votre robe ou votre blason ?</p> - -<p>Si la jaune chélidoine a fleuri, en est-elle moins -la pierre des philtres et des surprises ?</p> - -<p>Quelles réalités me donneront les saveurs que -je rêve à ce fruit de l’Inde et des songes, le myrobolan, — ou -les couleurs royales dont je pare -l’omphax, en ses lointaines gloires ?</p> - -<p>Quelle musique est comparable à la sonorité -pure des mots obscurs, ô cyclamor ? Et quelle -odeur à tes émanations vierges, ô sanguisorbe ?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch8">LE PARACLET DES POÈTES</h3> - - -<p>Il y a encore des hérésies et, sur le trouble -océan des indifférences spirituelles, quelques -nacelles où des sectaires, plutôt doux, fébriles -tout au plus, se laissent bercer par le flot en -rêvant de rénovations religieuses.</p> - -<p>L’une de ces sectes attend le Paraclet, c’est-à-dire -le Messie des derniers jours, l’homme divin -en qui s’incarnera l’Esprit Saint, comme en Jésus -de Nazareth s’incarna le Fils : ces temps advenus, -une joie s’épandra au-dessus du monde et -descendra dans tous les cœurs ; ce sera le règne -tant espéré de la Justice et de la Bonté, de -l’Amour et de l’Intelligence, — de l’Esprit, en -un mot, lequel est tout cela et bien plus encore -puisqu’il est la Spiritualité la plus parfaite.</p> - -<p>Une telle hérésie n’est pas neuve : elle commença -de se manifester peu de temps après l’Ascension -du Christ et fut propagée par des hommes -simples, étonnés de ce qu’après la purification -du monde par le Fils le monde, cependant, ne -fût guère devenu plus habitable.</p> - -<p>Les siècles s’en allèrent, et il y avait toujours -des Paraclétistes occupés à regarder si un signe -n’allait pas paraître au ciel, annonçant la naissance -du Roi juste ; ils en virent parfois, des -signes, mais faux, ce qui ne les décourageait -pas. Ils ne cessèrent de crier, ces crédules charmants, -et ils crient encore :</p> - -<p>« Il va venir ! il vient ! le règne va s’inaugurer ! -Les temps sont proches ! » Les événements qui -n’arrivent jamais ont toujours été prédits avec -les mêmes formules.</p> - -<p>Les clameurs des Paraclétistes, je les ai entendues, — mais -il ne s’agissait ni de religion, ni -de rénovation spirituelle : il s’agissait de littérature.</p> - -<p>Il y a, parmi les écrivains, un groupe de naïfs -entêtés, lesquels, fermant obstinément leurs -yeux au présent, regardent, eux aussi, dans -l’avenir, guettant la survenance du Génie.</p> - -<p>Le Génie, pour eux, est l’homme qui viendra -sûrement, prochainement, afin d’exprimer très -haut les idées — bien que contradictoires — du -groupe, et de revêtir d’une forme imposante les -imprécises imaginations de ces orphelins. Ce -Génie, en effet, sera comme leur père, leur tuteur, -leur guide, leur accoucheur, leur Socrate, et il -les soutiendra de sa force et de son amour dans -les labeurs de l’enfantement, qu’ils redoutent — mais -qu’ils ne connaîtront jamais.</p> - -<p>Quant au Paraclet, quant au Génie, il viendra -peut-être — et ceux qui l’auront appelé le plus -souvent seront les premiers à le nier et à railler -sa providentielle mission.</p> - -<p>Il viendra, ce Génie, car il est déjà venu, et -beaucoup de ceux qui l’attendent encore l’ont -connu et l’ont méconnu ; à sa mort quelques-uns -se convertirent ; d’autres s’endurcirent dans -leur crime d’espérer en vain.</p> - -<p>O Paraclétistes, regardez donc autour de vous, -parmi vous : il est peut-être là ; il est toujours -là. Il y en a toujours un, il y en a souvent plusieurs, -l’Esprit est multiforme.</p> - -<p>Prenez garde de l’avoir laissé passer inconnu, -pauvre et blessé ; prenez garde de l’avoir flagellé ; -prenez garde de le crucifier ; prenez garde -de n’être que des Gentils et des Philistins.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak"><i>QUATRIÈME PARTIE</i><br /> -ANALYSES ET FRAGMENTS</h2> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p4ch1">LE DERNIER DES SAINTS<br /> -PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE DIEU</h3> - - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Au sor, quant il s’aloit couchier,</div> -<div class="verse">En sa cote, sanz despoillier,</div> -<div class="verse">Et sanz plus de dras, se gisoit.</div> -<div class="verse">Une pierre a son chief metoit</div> -<div class="verse">Ou .j. fut, en leu d’orelier.</div> -<div class="verse">Il n’avoit pas à son couchier</div> -<div class="verse">Iiij. serjanz qu’el dechauçassent,</div> -<div class="verse">Et qui son lit li atornassent</div> -<div class="verse">De linciaux ne de covertor.</div> -<div class="verse">Avec li portoit son ator.</div> -</div> - -<p class="sign">(<i>Ancienne Chronique, <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle.</i>)</p> - -</blockquote> -<p>Quand un homme de génie se trompe, disait -Barbey d’Aurevilly, il se trompe plus complètement -qu’un autre, il se trompe absolument, il -va jusqu’au bout de l’erreur, et ses absurdités -sont des absurdités de génie. Il y eut un saint -qui était la symbolisation de la niaiserie, l’idéalisation -de tout ce qu’il y a d’abject dans les -superstitieux lobes des cervelles déliquescentes -et dévotes. En le canonisant, l’Église semblait -avoir consacré la haine de l’Esprit et tenté, par -l’apothéose de la bassesse, de justifier sa propre -humilité intellectuelle. La glorification de ce curé -paterne et bénin affirmait un tel mépris de la -grandeur, une telle tendresse pour l’infime, pour -le laid et pour le sale qu’elle en devenait, du -coup, l’œuvre définitive et suprême de la dégénérescence -religieuse, — et, après cela, de tristes -fidèles s’étaient dit que la religion n’est plus -qu’un souvenir historique, qu’elle gît dans les -vieux légendaires, dans les Heures à images, -dans la Patrologie, dans quelques architectures, -dans quelques pierres taillées, dans quelques têtes -de jadis, peintes sur fond d’or. Héros élu par -l’Intelligence, insulte permanente à la Sagesse, -il s’appelait Lepou, et ses prénoms, Jésus-Marie-Joseph, -inauguraient en sa personne la Trinité -nouvelle qui a remplacé celle du <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> ; Papa, -Maman et le Petit, — abstraction la plus haute à -laquelle puisse désormais s’élever le matérialisme -animal des catholiques.</p> - -<p>Il fut curé, et, dès qu’il le fut, imagina de se -soumettre à des pénitences dont la médiocrité -fait pitié, lorsqu’on se remémore l’héroïsme de -la mère Passidée de Sienne, de Henri Suso ou -de Dominique l’Encuirassé. Se nourrir de lait et -de pommes de terre froides, ne jamais se laver, -ne jamais changer de linge, telle fut sa règle : -il donnait des puces comme un chien.</p> - -<p>Cependant, la stupidité populaire se fit admirative. -La plèbe, pour qui la joie suprême est la -mangeaille, s’étonna d’une abstinence volontaire -et, point répugnée par la sordidité, elle vint, -regarda, flaira, fut charmée.</p> - -<p>Peu à peu, sa clientèle s’élargit, accapara toute -la dévotion élégante des environs. Des gens arrivaient, -incrédules, tout à coup apercevaient autour -de sa tête le halo d’une auréole. Les femmes -se jetaient sur lui, le consultant sur leurs affaires, -leurs migraines, l’avenir de leur dernier-né. -Jamais à court, il répondait, prophétisait comme -les almanachs, au petit bonheur, émettant des -prédictions de cette force : « Vous réussirez, -mais il y aura bien des obstacles à vaincre, bien -des tourments à subir » ; ou bien : « Ne craignez -rien, tout finira selon vos désirs. » Un -paysan vint de soixante lieues, à cheval, lui demander -« s’il n’y avait pas une somme d’argent -de cachée dans la maison de son père, qui venait -de mourir ». Une dame lui écrivait : « Mon mari -est à toute extrémité. Sauvez-le, et il y a dix -mille francs pour votre église. » Il ne décourageait -personne et, faisant profession de tout -savoir, dévoilait sans hésitation la dernière pensée -de gens morts qu’il n’avait jamais connus, -disait à une veuve inquiète : « Non, madame, -Monsieur votre mari n’est pas en enfer. »</p> - -<p>Il en arriva à ne pouvoir parler, sans pleurer, -de Dieu qu’il appelait : « Mon bon Père ! » Sa -niaiserie dépréciait jusqu’à l’Eucharistie : « Quand -on a communié, l’âme se roule dans le baume -de l’amour comme l’abeille dans les fleurs » ; et -encore : « Communier, c’est prendre un bain -d’amour. » De vieilles femmes s’extasiant sur la -richesse des chapes d’or qu’on lui avait offertes, -il répondit : « Oh ! c’est bien plus beau au -ciel ! » Il n’eut, en toute sa vie, qu’un mot d’une -noble humilité, répliquant à un sot qui l’appelait -saint : « Moi, je ne suis qu’une charogne. »</p> - -<p>C’était la curiosité locale, la richesse et la -fierté du pays : on le vénérait à l’égal d’une source -guérisseuse, car il faisait des miracles, épargnait -aux gens des frais de médecin. Il suffisait, pour -être libéré de plusieurs maux, tels que la paralysie -et l’épilepsie, de toucher sa soutane ou son -surplis. Une dame lui vola son chapeau, le remplaçant -par un neuf, mais sans se préoccuper -s’il convenait au genre de cône qui formait sa -tête. Un marchand d’objets pieux déroba un de -ses mouchoirs, le débita par petits carrés, tels -que des reliques, mais garda la marque afin de -pouvoir authentiquer indéfiniment d’autres mouchoirs -sales, d’autres minuscules fragments de -linge puce.</p> - -<p>Son portrait se voyait partout, aux devantures -des épiceries comme des cabarets : sur l’un, -il avait l’air d’un vieillard coléreux et dyspepsique ; -sur d’autres, une bouche énorme et lippue -étalait le sourire d’une brute contente ; ou bien, -c’était la face inquiétante d’un fou radieux ; ou -bien encore, une tête de cadavre à longs cheveux -pleureurs, avec des yeux caves orientés vers le -zénith.</p> - -<p>On vendait à foison sa biographie : par M. X., -avocat à la cour impériale de N. ; par M. Z., -auteur de plusieurs ouvrages d’éducation ; par -M. B., licencié ès-lettres ; par M. D., membre -de l’Université : et tous ces opuscules étaient -semi-anonymes, les auteurs désirant concilier -les exigences de leur foi avec la sécurité de leur -position sociale. La notice de M. D. se débita à -quatre cent mille exemplaires ; lorsqu’on en -acquérait dix d’un coup, on avait droit à une -« prime d’honneur », une belle image dentelée, -la tête de cadavre à longs cheveux pleureurs. -L’ouvrage était précédé d’une épître dédicatoire -à N.-S. Jésus-Christ, finissant ainsi : « De votre -suprême Majesté, — par l’entremise de votre -si digne mère — le dernier des serviteurs. » -M<sup>me</sup> de C***, « auteur de diverses poésies », fit -imprimer un poème où elle célébrait « son esprit -dégagé des voluptés mondaines », comparait le -vieil halluciné à « un météore égaré sur la terre, — descendu -pour planter sa tente dans ces lieux ». -Comme conclusion l’auteur se plaignait que la -sainte poésie, cette fleur du premier Éden, « périt -sous l’étau de la faim ».</p> - -<p>Pour que toutes les tristesses fussent accumulées -en cette dégradante histoire, le gouvernement -impérial le décora « pour honorer la sainteté -de sa vie », ce qui fut l’occasion à un ecclésiastique -de rédiger une nouvelle biographie -intitulée : « <i>Vie du curé d’Ars</i>, surnommé le -Saint, membre de la légion d’honneur. » Le -pauvre homme, pour stupide qu’il fût, ne méritait -pas cette insulte ; il la reçut avec l’étonnement un -peu chagrin de ces bonnes sœurs d’hôpitaux -auxquelles les hommes d’État modernes -attribuent des âmes puériles et vénales, des -âmes de sous-officiers vaniteux.</p> - -<p>De vastes pèlerinages s’organisaient. L’administration -fit tracer une route nouvelle et spéciale : -en une seule année les omnibus du chemin -de fer transportèrent à Ars plus de quatre-vingt -mille voyageurs, sans compter les gens du -pays qui venaient à pied ou dans leur voiture. -Des familles se mettaient en marche, mues par -un ressort intérieur, sans trop savoir pourquoi, -abandonnant pour des semaines leur maison, -leurs travaux, leurs cultures, retrouvant, au retour, -toutes économies mangées, la gêne et quelquefois -la ruine, si vite tombée sur les malaisés, -n’ayant acquis rien qu’une absolution hâtive et -presque douteuse, — mais ils avaient vu le Saint, -ils avaient baisé les marches de l’autel où il -disait la messe, les pavés où il traînait la boue -de ses souliers et c’était un grand réconfort pour -ces âmes simples et crédules. La foi de ces gens -auréolait leur sottise. Ils venaient vers la Délivrance, -comme un troupeau d’esclaves, certains -de trouver là la libération de leurs chairs rongées -par le mal, de leurs âmes avilies par l’Ennemi, -de leurs cœurs saignants des illusions que -l’expérience en avait arrachées.</p> - -<p>Les pèlerins pauvres campaient dans le cimetière, -couchaient sur les tombes ; et, dans les promiscuités -nocturnes, ivres d’encens, de sueur et de -bruit, ces pénitents naïfs commettaient la moitié -des péchés dont ils se confessaient le lendemain.</p> - -<p>Les riches s’ingéniaient à acheter leur grâce -par des excès de bassesses. On vit un officier, -admis dans la chambre de l’homme de Dieu, -s’agenouiller devant lui, baiser la putréfaction -de ses pieds, se vautrer dans l’ordure amassée -vers les coins, se frotter la figure avec le drap -du lit, gratter sur le pavé la sainte crasse, la respirer -avec délices, l’enfermer en un sachet.</p> - -<p>A l’église, la cohue était violente, on se disputait, -souvent avec des cris et des coups, les -places autour du confessionnal : alors des marchands -de billets s’établirent, recrutèrent un -personnel de sans-le-sou qui se tenait là en permanence, -ne cédant son tour aux robes de soie -et aux redingotes que moyennant le petit carton -acheté d’avance au cabaret. Certaines nuits, car -les confessions commençaient à une heure du -matin, ces parts de joies atteignirent un louis, et -les familles opulentes, tout en criant au vol, versaient -entre les mains des camelots les sommes -requises par ces gardiens des portes du Paradis. -Et rien n’était plus affligeant que le spectacle de -ces lâches chrétiens venant mendier la protection -d’un pauvre volontaire, croyant expier, -tout d’un coup, au contact de ce misérable, leurs -injustes jouissances, et, incapables de travailler -eux-mêmes pour le ciel, exigeant du favori de -la grâce l’immédiat partage de ses mérites et de -ses bénédictions.</p> - -<p>Cependant, le sanctuaire d’Ars eût été d’une -incomplète abjection si l’on n’y eût vénéré non -pas seulement un saint pitoyable, mais encore -d’inauthentiques reliques.</p> - -<p>Cette martyre qu’un faussaire inventa par -esprit de lucre, afin de vendre de quelconques -ossements puisés dans ces catacombes de Rome, -où, sous la domination chrétienne, se firent à -leur tour ensevelir les derniers païens, sainte -Philomène régnait, presque l’égale du curé, -dans la petite église vouée à tous les puérils -sacrilèges. Elle reposait en une châsse gothique, -une petite cathédrale en cuivre : on la voyait -sous le vitrage, pareille aux poupées de cire des -exhibitions physiologiques, couchée sur un coussin -de velours rouge, vêtue de l’innocence d’une -robe d’argent, — et plus d’un pèlerin s’étonnait -de la bonne conservation de ce corps, adorant -le Tout-Puissant qui préserve ainsi de la corruption -la chair de ses martyrs. Des broderies symbolisaient -les vertus de Philomène et la chlamyde -d’or qui vêtait ses épaules était le signe de sa -gloire éternelle ; une agrafe en diamant faux -maintenait la ceinture au-dessus des reins purs, -disant l’infrangible chasteté de la vierge.</p> - -<p>Le curé d’Ars manifestait pour Philomène une -tendresse un peu gâteuse. Il l’appelait « sa chère -petite sainte », ou bien « la sainte entêtée », -celle qui, à la cour du Paradis, là-haut, dans les -coulisses du concert céleste, persécutait Dieu le -Père jusqu’à l’obtention des faveurs les plus -folles et les plus imméritées. « Priez, disait-il, -priez et si vous n’êtes pas exaucés, menacez-la -de dire partout que vous l’avez priée en vain ; -elle est très sensible à de tels reproches, la sainte -entêtée, et elle tient à conserver sa réputation. » -C’était aussi la sainte irascible, car elle avait -frappé de cécité un ecclésiastique qui la contrariait ; -et aussi la sainte morte-vivante, car elle -changeait de position dans sa châsse, s’asseyait, -se mettait sur le côté, souriait, s’éventait avec -ses palmes de martyre : il fut constaté que d’une -année à l’autre ses cheveux avaient poussé notablement.</p> - -<p>Une confrérie se forma pour exploiter le crédit -de la sainte entêtée. Pour des sommes variant -de cinq cents à deux mille francs, on acquérait -les titres de fondateur, fondateur principal, -fondateur insigne ; en dessous de ce tarif, -on avait droit aux appellations minimes de donateur -ou de zélateur ; au-dessus, le brevet de -bienfaiteur était décerné ; on vous offrait par-dessus -le marché l’inscription de votre nom sur -une plaque de marbre « et au Livre des Élus » ; -enfin le portrait « à l’huile » de tout bienfaiteur -était suspendu dans la salle de réunion du -Conseil.</p> - -<p>Une image portait au verso cet alléchant prospectus. -Paysage : à gauche, un arbre à feuilles -de marronnier ; à droite, un olivier ; au fond, -une colline lépreuse ; sur le devant, de l’herbe -où étaient semés un croc, une araignée de fer, un -fouet, un sabre japonais, un ciboire en forme de -sucrier empire. La sainte était debout, couronnée -de fleurs, très décolletée, habillée d’une chemise -bleue, froncée au col et à la ceinture, terminée -par une frange d’or, bordée et galonnée -de croix pattées. D’une main, elle tenait une -flèche, de l’autre une poignée de lys ; sur un -manteau de cour éployé, ses cheveux tombaient -dénoués, — et elle assumait, sous ce costume de -féerie, un air épanoui et naïf.</p> - -<p>Les deux grandes spécialités de la thaumaturge -étaient : pour l’âme, la possession démoniaque ; -pour le corps, les maladies secrètes. -Tout miracle lui était possible, mais dans ces -deux ordres de misères, la guérison était certaine, -« à moins de mauvaises dispositions » de -la part de l’implorant. On l’invoquait encore -avec une presque absolue sécurité contre la stérilité, -à condition toutefois de la promesse formelle -que le produit du coït bénit portât, mâle -ou fille, le nom de Philomène. O jeune vierge -devenue un adjuvant d’alcôve !</p> - -<p>Philomène était la consolation du curé d’Ars -et Grappin son tourment. Délégué par l’enfer -pour tenter et affliger le saint, ce démon, pendant -vingt ans, obséda ses courtes nuits. Il prenait -la forme d’un coussin très doux, tel que -de ouate, et quand la tête s’y enfonçait, il en -sortait un plaintif gémissement : c’était comme -un écrasement de ventre de femme. Des souffleries -se faisaient entendre pareilles aux renâclements -d’un taureau exaspéré ; un galop de cheval -secouait les planchers ; un troupeau de -moutons piétinait dans le grenier ; des voix -criaient en des langues inconnues ; de petites -bêtes incessamment couraient le long de sa figure ; -sa discipline se tordait sur la table comme -un serpent.</p> - -<p>« Nourrissez-vous mieux, lui disaient des -confrères, dormez cinq ou six heures : c’est le -moyen d’en finir avec toutes ces diableries. » -Mais lui répondait par la parole de Bossuet, en -son sermon sur les démons : « Le jeûne fortifie -et engraisse l’âme. »</p> - -<p>Parfois Grappin venait en chef de bande et -quinze diables se mettaient à imiter dans sa -chambre le bruit de la mailloche d’un cercleur -de tonneaux sur le fût vide et retentissant. Ensuite -ils reniflaient avec fureur, projetaient sur -le lit par leurs naseaux du sable et du gravier, -sortaient en contrefaisant les grognements du -porc, les hurlements du loup, les jappements du -chien.</p> - -<p>Ingénieux, Grappin variait son supplice des insupportables -bruits : il fendait du bois, rabotait -des planches, battait du tambour, puis criait : -« Viens donc, curé, j’ai une place pour toi ! » -Une nuit, il y eut entre les deux ennemis une -terrible lutte, et au matin on trouva le saint -victorieux, mais évanoui, cruellement brûlé et -mordu, à moitié enfoncé sous sa paillasse -retournée.</p> - -<p>Ces persécutions le crucifiaient et le tuaient. -Le moment arriva, vers la soixantaine, où il dut -restreindre l’activité de sa vie, et enfin tout travail -lui devint impossible. Quand il garda la -chambre, ce fut bref. Il mourut sans agonie, en -disant à une dame qui voulait chasser avec un -éventail les mouches qui lui couvraient la figure : -« Non, laissez-moi avec les mouches. »</p> - -<p>Quelques jours auparavant, il avait proféré : -« Quand tout serait fini à la mort, une vie d’amour, -ce serait encore un bonheur au-dessus des -forces humaines. »</p> - -<p>Et ce mot ingénu suffit pour consumer, comme -une flamme invincible, toute la Niaiserie, toute -la Bassesse, toute l’Abjection, toute la Honte, -toute la Turpitude, toute la bêtise ; — et l’on se -prend à trembler devant ce vieux somnambule -qui, au fond de sa réelle stupidité, aima l’Infini, -qui adora le Mystère, qui s’identifia avec la -Cause, — et l’on se demande avec terreur si les -plus humbles intelligences ne sont pas les privilégiées -de l’Esprit, — et si le dernier des -Saints n’est pas le premier des Hommes !</p> - -<p class="date">1894.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p4ch2">LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI</h3> - - -<p>Παρθένος, <i lang="la" xml:lang="la">puella</i>, <i lang="la" xml:lang="la">virgo</i>, <i>pulcella</i>, pucelle, -demoiselle, fille, jeune fille, et tous les noms de -cet état en toutes les langues vieilles ou neuves : -une idée commune et exclusive permet de les -traduire l’un par l’autre ; mais la traduction, -vraie pour le fond de l’idée, serait fausse pour -l’aspect que prend cette idée selon les civilisations -et leurs moments. Présentement, une femme -de condition moyenne passe à l’état de jeune -fille le tiers de sa vie sexuelle et quelques-unes -des années le mieux faites pour l’amour, souvent -presque toutes. Une fille qui se marie à -vingt-huit ans a passé quatorze ans à ne pas -vivre, car, hors de l’amour, il n’y a point de vie -pour la femme. Ce délai entre la fin de l’éducation -et le mariage était fort écourté sous l’ancien -régime ; parfois nul. La fillette devenait -femme sans avoir été jeune fille. Une pénible -transition lui était épargnée ; car, cela est certain, -pour la plupart des jeunes filles, leur état -est un supplice dès qu’il se prolonge.</p> - -<p>Il y eut cependant des jeunes filles jadis, et -même au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. Toutes ne se mariaient -pas au lendemain de leur nubilité, arrachées du -couvent pour cette nouvelle communion où se -confirme la première. On en voit passer quelques-unes -dans les comédies, les romans, les -mémoires ; mais leur caractère se distingue mal -de celui des jeunes femmes. Elles n’ont jamais -de pruderie, et parfois très peu de retenue. Dès -qu’elles sont admises dans le monde, elles en -vivent la vie ; on n’a souci de leur cacher ni les -intrigues, ni les fugues, ni les plaisirs ; elles sont -des convives qui attendent qu’on les serve, sans -impatience, étant sûres d’être servies. Celles que -l’on oublierait se serviraient elles-mêmes, et -presque personne n’en serait surpris. A la veille -de la Révolution, en ces années de paradis dont -la douceur fit paraître plus cruels les premiers -jours sombres, la virginité n’est pas d’un grand -prix ; il y a un désir universel de céder à la nature. -Aujourd’hui, un Casanova ne vaincrait que -des femmes ou des filles ; la jeune fille lui échapperait. -Il en mit à mal un grand nombre, et cela -seul, précise coïncidence avec les mœurs du temps, -affirmerait la véracité de ses admirables et délicieux -mémoires. Un témoin de l’étage inférieur, -Restif de la Bretonne, confirme cette facilité de la -jeune fille du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. Elle se donne par sentiment -et acquiert très vite le goût précieux de -la sensualité, car tout ce qui l’entoure, mœurs, -art, littérature, la pousse à une vie païenne, -mais relevée d’un peu de rêverie. La jeune fille -de Laclos est d’un monde qui touche à la cour ; -elle diffère à peine de celle de Casanova et de -celle de Restif.</p> - -<p>A ce moment-là, il est bien évident que l’éducation -ne dispose d’aucun moyen sérieux pour -tenir la jeune fille. De là les mariages précoces. -Les parents sont heureux d’être délivrés de leur -responsabilité et les maris, sans illusions sur -l’avenir, épousent une fillette pour s’assurer du -moins un ou deux enfants légitimes. Cette pratique, -en sauvegardant la partie essentielle des -droits de l’homme, respectait autant qu’il se peut -la liberté de la femme. On ne la laissait pas libre, -ou bien rarement, de choisir son mari ; mais elle -choisissait son amant, et à un âge où c’est un -pur plaisir d’amour bien plus encore qu’une nécessité -sexuelle. A vingt-deux ou vingt-trois ans, -la femme du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle avait épuisé ses devoirs -naturels. Elle avait des enfants, souvent quatre -ou cinq ; que lui demander de plus ? Son mari, -fatigué d’elle, la laissait, lasse de lui, avec l’espoir -de quinze ou vingt ans de vie amoureuse. -A l’âge où une jeune fille d’aujourd’hui s’épuise -à des études stériles, et pires, abêtissantes, la -femme de jadis était en pleine floraison de maternité. -En province et en des milieux sévères, -cette floraison se continuait fort longtemps, ne -laissant place à des plaisirs extérieurs ni pour -la femme, ni peut-être pour le mari. On obtenait -ainsi ces familles patriarcales dont l’idée nous -effraie, et très justement, car l’état social n’en -permet plus l’épanouissement. Des provinces, -jusqu’aux premières années de ce siècle, gardèrent -la tradition des unions précoces. J’ai -connu dans mon enfance M<sup>me</sup> de L… mariée à -quatorze ans et M<sup>me</sup> de M… mariée à quinze. -L’une avait eu beaucoup d’enfants ; l’autre -deux seulement. Ni l’une ni l’autre ne se souvenaient -d’avoir été jeunes filles et elles considéraient -avec une pitié tendre leurs petites filles -qui, à vingt ans passés, rougissaient aux -histoires galantes qu’elles contaient sans scrupule. -Il n’y avait pas eu pour elles d’interrègne -entre la vie des saints et les romans à la mode ; -elles avaient passé, d’un saut, de la poupée au -mari, de la puérilité à la maternité. Elles avaient -eu la pudeur des jeunes femmes ; la pudeur des -jeunes filles était pour elles tout à fait énigmatique.</p> - -<p>En résumé, il y eut des jeunes filles au <small>XVIII</small><sup>e</sup> -siècle, et avant, et toujours. Il n’y eut pas « la -jeune fille ». La jeune fille est une création du -siècle dernier. Elle est née tout naturellement -des mariages tardifs, comme les mariages tardifs -sont nés de la suppression des situations -héréditaires. La naissance de cette nouvelle -unité sociale se marquerait, si on voulait bien -la rechercher, à quelques années près. Les <i>Lettres -à Émilie sur la mythologie</i>, de Demoustier, -sont de 1798 ; les <i>Contes à ma fille</i>, de Bouilly, -sont de 1809. Le premier de ces livres est destiné -aux jeunes filles, à celles du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, -à celles qui sont sensibles, qui parlent de l’amour -et peut-être sans ignorance ; il ne convient pas -à « la jeune fille ». Demoustiers prépare à la -volupté ; Bouilly prépare au devoir ; il s’adresse -à un être nouveau : « la jeune fille. » Vers cette -date, les livres abondent dans le goût de ceux -de Bouilly, qui est un mélange affreux de raison -et de sentimentalisme. Des femmes, dont la -Genlis est le type, travaillent pour la créature -nouvelle, pour la vierge qui doit passer cinq ou -six ans dans le monde à un âge où naturellement -elle ne pense qu’à l’amour. Il faut tromper cette -tendance, la dévier vers l’étude, vers la sentimentalité -pieuse, vers le rêve éthéré. Tout sera -bon qui détournera la jeune fille de l’amour, qui -lui enseignera la résignation, la modestie, l’obéissance, -le sentiment du devoir et une quantité -innombrable de vertus dont la plupart ne sont -que des paralogismes ou un assemblage de syllabes -sans aucun sens appréciable.</p> - -<p>Comment cette littérature a fructifié, on le sait. -Le livre pour la jeune fille est l’objet d’un commerce -important, encouragé annuellement par -l’Académie et plusieurs autres sociétés de bienfaisance. -C’est pour la jeune fille que l’on a traduit -le triste roman des Comming et des Wood ; -pour elle que l’on a transformé en manuel de -morale les anciennes anthologies ; pour elle que -les journaux et les revues qui veulent être « oubliés -sur la table du salon » travestissent la vie -en une répugnante berquinade ; pour elle que -l’on a poursuivi <i>Madame Bovary</i>, et pour elle -que l’on fait le silence sur des écrivains français -qui n’ont pas montré une convenable réserve -sur l’article des mœurs ; pour elle que l’on a ôté -leurs poches aux robes des femmes (ceci est -regardé comme une grande conquête par les -dames pieuses qui ont lu en cachette les « Mémoires -du comte Grammont ») ; pour elles que -les théâtres subventionnés châtrent Shakespeare ; -pour elle que l’on a fait du siècle de Louis XIV -une époque de vertu et de dignité morale ; pour -elle que se sont affadis l’art et la littérature et -que l’homme a été blessé dans la première des -libertés, la liberté des mœurs.</p> - -<p>Si la jeune fille ne nous a pas fait plus de mal, -tout le mal qu’elle a fait dans les pays protestants, -c’est que la France comme l’Italie, étant -de tradition païenne, une scission s’est produite -dans notre littérature. Avec Gautier, Flaubert, -dans le roman, avec Baudelaire dans la poésie, -une littérature nouvelle s’est créée — qui ne -tient plus compte de la jeune fille, ni de la famille -dont elle est devenue l’âme et le centre. La littérature -pouvait évoluer avec une aise suffisante -si on ne lui avait demandé que de ménager les -pudeurs de la femme ; mais on la pria de respecter -la pudeur des vierges. Voilà l’origine de -la révolte, et le prétexte de la préface de <i>Mademoiselle -de Maupin</i>, qui est un des plus beaux -morceaux de la libre littérature française. Parfois, -depuis trente ans, la littérature « littéraire » -a côtoyé la littérature licencieuse. C’est que -l’écrivain se croit le droit de tout dire qui n’a -plus qu’un public d’hommes. Ceux que la jeune -fille a exclus de la « table du salon » (où je ne -vis jamais, moi, que des fleurs, des cartes ou des -bibelots) n’ont plus songé aux mains des jeunes -femmes. D’aucunes se brûlèrent à cet enfer ; -d’autres y trouvèrent un rafraîchissement. Il y a -des jeunes femmes fort honnêtes dans le public -de la littérature sensuelle ; il y a même des jeunes -filles. Les unes et les autres ont préféré de la -bonne littérature qui choque un peu leur cœur -à de la mauvaise qui, satisfaisant leur sensibilité, -souillerait leur intelligence. L’esprit aussi -a sa pudeur.</p> - -<p>Ces femmes courageuses sont rares. La plupart, -engagées à choisir entre une œuvre moralisante, -donc médiocre, et une œuvre belle, mais -trop libre, n’ont pas voulu choisir. Le séjour de -la jeune fille dans la famille en a chassé tous les -livres. On ne lit plus en France. Non qu’il se -publie moins de livres ou qu’il y ait un public -moins disposé à lire ; mais il y a un désaccord -profond entre les livres et ceux qui pourraient -se plaire aux longues lectures. On s’est accoutumé, -assez facilement, à d’autres activités, et -même à l’ennui. La province s’ennuie, parce que -M. Ohnet est stupide et M. Paul Adam immoral. -La province voudrait un genre moyen et honorable -où le génie de Balzac s’allierait à la candeur -de Fénelon. Nourries de cette idée que le -talent est une faveur de la divine providence, -les familles chrétiennes attendent la venue de -l’homme qui n’abusera pas, pour de vaines -prouesses littéraires, des dons que Dieu lui aura -départis, dans sa bonté.</p> - -<p>Toutes les familles sont chrétiennes, même -celles qui le nient à haute voix. Voyez M. Jaurès, -dont on ne peut arriver à savoir si la fille est -élevée au Sacré-Cœur ou au lycée Molière. Que -de prudence en ces asiles de la Virginité ! Ni -l’un n’a osé dire : je l’ai ! Ni l’autre : je ne l’ai -pas. Les asiles attendent leur proie et la pension, -qui se paie par trimestre, et d’avance. Mais -qu’importe ! Pour une forte éducation chrétienne, -pascalienne, évangélique, j’aurais plus de confiance -peut-être au lycée Molière qu’au Sacré-Cœur. -Il y a bien du paganisme et de la volupté -mystique chez les religieuses vouées à l’amour -de Jésus. Ce sont leurs mains pieuses et pures -qui ont pétri le cœur des grandes amoureuses. -La première communion est un mariage blanc, -une préparation lointaine au sacrifice nuptial. -Dans toutes les familles, quel que soit le degré -de la foi, la morale est la même, parce que la -jeune fille est là, toujours la même, morale -vivante et gardienne aux grands yeux clairs. -Dès qu’elle entre, un pacte muet s’établit entre -la vierge et le milieu où elle respire. A défaut -d’air pur, on lui fait respirer une douce atmosphère -d’hypocrisie. Il est convenu qu’elle ne sait -rien. Ce qu’on appelait le plaisir, quand elle n’était -pas là, devient le mal. La jeune fille ignore le -mal. Elle est un ange. Mais un ange terrestre -et fragile qui peut se casser les ailes. On en a -vu des exemples. A cette idée, il y a des frissons, -et les voiles s’épaississent, car un ange qui s’est -cassé les ailes n’a plus aucune valeur.</p> - -<p>Tout ce que l’on dénomme chez la jeune -fille : vertu, candeur, innocence, ignorance, modestie, -pudeur, obéissance, timidité, piété, tous -ces mots, dont presque aucun ne conviendrait à -une jeune femme, ne sont que des euphémismes. -Ils permettent de ne pas prononcer celui qui -affirme trop brutalement l’idée nette d’intégrité -corporelle. La jeune fille, qui crée la famille, est -une création de l’homme, du mâle. Tant que -les hommes désireront être les pères de leurs -enfants, ils approuveront tous les moyens que -l’expérience a suggérés pour préserver la virginité -des filles. C’est pourquoi le politicien anti-clérical -fait élever son Élodie chez les bonnes -sœurs. Ainsi il donne à son produit une marque -supérieure et qui en augmente le prix. Le lycée -que patronne Sganarelle ou le Cocu imaginaire -n’a pas encore fait ses preuves ; sa marque est -inconnue ou suspecte. Les hommes demeurent -fidèles aux conséquences d’une croyance atavique, -longtemps après qu’ils ont brisé le principe -même de la vieille croyance. Il est vrai que le -procédé de culture, comme le sol, influe sur -la qualité du produit. Le jus de la vigne est du -vin, d’où qu’il vienne ; mais que de nuances ! En -France nous sommes habitués à un type de jeune -fille qui sera longtemps encore le type dominant. -Ses caractéristiques, un livre récent nous les -donne, formulées par la jeune fille elle-même<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> Olivier de Tréville, <i>les Jeunes filles peintes par elles-mêmes</i>, -1901.</p> -</div> -<p>Curieux d’apprendre de leur bouche si les jeunes -filles d’aujourd’hui étaient devenues très différentes -de celles d’hier, M. de Tréville (que -ses occupations disposaient bien à cette tâche) -en a interrogé, dit-il, « plusieurs milliers ». Ses -questions, au nombre de soixante, portent sur -des sujet fort variés, les parfums aussi bien que -la religion, le bal aussi bien que la littérature. -Les réponses, au nombre de deux mille, peut-être, -ont un air parfait d’authenticité. Aucun -génie n’aurait pu imiter avec cette perfection la -délicieuse et fraîche sottise de ces charmantes -petites âmes. C’est la candeur dans toute sa -rouerie, le mensonge dans toute son innocence, -l’ignorance dans tout son orgueil, le psittacisme -avec tout son gonflement de plumes. Aucun -livre documentaire ne m’avait tant réjoui depuis -bien des années. Et quelle mine pour la psychologie -des femmes ! C’est là-dessus qu’il faudra -s’appuyer désormais pour établir la distinction -entre la personnalité et le caractère. Il y a des mots -pour nommer les différents caractères ; il n’y en -a pas pour distinguer entre elles les personnalités. -Cela serait inutile, puisqu’une personnalité -ne ressemble à aucune autre, est unique. Le nom -d’une personnalité, c’est le nom même de la -personne.</p> - -<p>Rare chez les hommes, la personnalité n’existe -presque pas chez les femmes, et jamais chez la -jeune fille. On distingue des caractères, des -tempéraments : voici des genres, des espèces et -des variétés : d’individus, point. C’est très curieux. -Non, comme le dit l’enquêteur, elles n’ont -point d’idées subversives. Ah ! qu’elles sont -sages, qu’elles sont obéissantes, qu’elles sont jeunes -filles ! Je les aime ainsi, je l’avoue, n’ayant -jamais demandé aux femmes que d’être de -belles fleurs. Il y a des fleurs qui ont des yeux -si doux ! La personnalité n’est aucunement -nécessaire à la perfection de la vie sociale ; au -contraire, elle serait plutôt anti-sociale, car deux -personnalités ne peuvent vivre en contact permanent -sans se déclarer la guerre. La personnalité -qui n’implique pas l’égoïsme le crée -très souvent. Il est donc tout naturel que la -femme, l’être social par excellence, soit, et très -peu égoïste et très mal douée de personnalité. -Mais le caractère s’affirme en elle avec d’autant -plus de force, comme à l’état d’exemple, de -synthèse. L’homme à demi chaste est commun. -La femme va vite à l’extrême. Les demi-vertus -féminines ne sont peut-être que des hypocrisies -audacieuses.</p> - -<p>La première question posée a précisément permis -à plusieurs jeunes filles d’affirmer leur caractère. -Elles l’ont fait avec une simplicité passionnée. -C’est que la question était bien ingénieuse : -« Type idéal de la jeune fille. Comment la voudriez-vous, -la jeune fille moderne ? » Chacune a -fait son propre portrait. Nous avons là une -trentaine d’images de miroirs des plus amusantes, — parce -qu’elles sont presque toutes semblables. -Ou bien si on voulait les classer, il faudrait -le faire selon des types ; on aurait : la jeune fille -douce et affectueuse ; la jeune fille énergique ; la -sérieuse et la rieuse ; la ménagère et la coquette ; -celle qui met avant tout la piété ou l’instruction, -etc. Il vaut mieux essayer d’une autre méthode. -Par exemple, quelles sont les qualités -les plus estimées des jeunes filles et dans quel -ordre ? La statistique des mots sera ici conforme -avec les plus vieilles associations d’idées. -La classe des mots les plus fréquents (31) sont : -bonté, dévouement, charité, affection, sensibilité. -Voilà pour le sentiment. La jeune fille se -reconnaît donc ou se souhaite un cœur tel que -tout homme le voudrait rencontrer en elle. -Vient ensuite (30), et c’est logique, la classe : -bien élevée, respectueuse, modeste, douce, simple. -L’accord continue avec la troisième classe -(19) : aimable, gracieuse, un peu coquette. Ici, -il faudrait peut-être décomposer : aimable (8), -gracieuse (7), un peu coquette (4). La religion -n’est pas oubliée. Aucune n’y est hostile, mais -ce qu’il leur faut maintenant c’est « une religion -éclairée », « une piété solide ». Si l’on avait -donné un chiffre particulier à chacun des mots, -au lieu de les grouper par classes, la religion -l’emporterait sur tous les autres (14). L’instruction -a presque autant de partisans (13) ; mais sept -d’entre elles ajoutent : sans pédantisme (7). Voilà -une crainte salutaire. Le clan des femmes fortes -est important (13) : énergie, volonté, courage, -force, dignité, fierté, tel est son langage. Sérieuse, -aspirations élevées (13) ; franchise et gaieté (11) ; -femme d’intérieur, bonne ménagère (8) ; intelligence, -jugement, curiosité d’esprit (7). On voit -qu’elles ont plus de souci de leur cœur que de -leur cerveau et aussi que la charité les exalte -davantage que la cuisine. Elles sont tout en -amour, ces jeunes créatures ; elles sont comme -on voudrait qu’elles fussent, décidément. La -musique a beaucoup baissé dans l’estime de -la jeune fille (2) ; quelques-unes préfèrent la -peinture (4) ou même la poésie (6). Deux d’entre -elles disent : un peu de sport ; et deux autres : -pas de sport. Et tout cela est si peu révolutionnaire -que cela pourrait se passer sous la reine -Amélie ou du temps que la reine Berthe filait.</p> - -<p>Il resterait à savoir de quel milieu viennent -ces réponses. Elles sont si ternes, si convenables, -si « jeune fille » que je n’ai pu m’en faire une -idée précise. Il est français, traditionnel et provincial. -Il est celui, très probablement, que -l’on atteindrait avec les adresses d’un bon journal -de modes répandu en province. Les deux -mille et six jeunes filles de M. de Tréville, ce -don Juan de l’Enquête, ont toutes reçu une -excellente éducation et une instruction sérieuse. -Elles sont lettrées, hélas ! Elles l’ont prouvé en -répondant avec abondance à plusieurs questions -touchant le style, la poésie nouvelle, les littératures -du nord. Je ne voudrais avoir l’air de -m’égayer de l’innocence littéraire de tant d’êtres -charmants, et dont la destinée heureuse est de -vivre loin de toute littérature. Mais elles affectent -sur ces sujets un pédantisme vraiment bien -ridicule. Qu’on enseigne donc de singulières -choses à la jeunesse ! Sans doute, cela est sans -importance, puisqu’il s’agit seulement de passer -le temps, d’occuper l’activité bizarre de l’âge -ingrat.</p> - -<p>Puisque cela est sans importance, ne pourrait-on -varier un peu cet enseignement suranné ? -Est-il nécessaire de cultiver avec tant de soin -dans les jeunes esprits la haine du nouveau ?</p> - -<p>Cette haine du professeur contre ce qui est -venu au monde depuis qu’il a conquis ses diplômes -est très naturelle. Peu d’hommes maintiennent -leur instruction au courant de la science. -Un professeur âgé de cinquante ans enseigne ce -qu’on lui enseigna il y a trente ans ; mais cette -science, qui lui fut donnée par un vieillard, était -déjà ancienne quand il la reçut. L’orientation -des esprits change à peine deux fois par siècle. -La philosophie universitaire, par exemple, -ayant secoué la tradition de l’éclectisme, -explique depuis cela le catéchisme de Kœnigsberg -et récuse toute idée nouvelle. On n’apprend -un peu de science fraîche que dans les -livres, dans les revues, dans les laboratoires. Il -y a aussi des laboratoires de littérature et de -philosophie. Les jeunes gens dans les collèges -ne reçoivent que de vieilles notions, que les -leçons des littératures mortes ; quant aux jeunes -filles, on ne leur fait pas même voir les momies -sous leurs bandelettes ; il ne leur est permis -que d’en contempler l’image ou d’en apprendre -par cœur la description. Leurs idées -littéraires ne sont pas nulles, elles sont vagues ; -ce sont des reflets. Et ces reflets, avec quel soin -elles en ont fait un calque, un décalque et une -mise au net ! On devine des cahiers de littérature -propres et sages avec un titre en gothique -mouchetée. Il y a là dedans tout ce qu’il faut -pour n’avoir pas l’air effaré quand le receveur de -l’enregistrement raconte qu’il a vu Mounet-Sully -dans le <i>Cid</i>, à sa dernière fugue à Paris. Cet -homme grave, qui est un lettré, s’il se tait au -whist, dit volontiers, à l’écarté : Rodrigue, as-tu -du cœur ? C’est tout ce qu’il resterait de Corneille, -avec deux ou trois autres centons, s’il n’y avait -pas le « cahier de littérature » de la jeune fille. -Ayant entendu cela, elle repasse l’analyse du -<i>Cid</i>, dictée par son professeur pour le brevet, et -elle fait une réponse qui attire l’attention et -peut-être décide de son mariage. La vie de province -est assez unie pour que de telles futilités -fassent anecdote.</p> - -<p>Elle est donc lettrée, elle aussi, la jeune fille -de M. de Tréville, et elle déteste ce que l’enquêteur -appelle, d’un mot bien vieilli, « l’écriture -artiste ». Il y a là une suite de réponses dont -il faut tirer quelques phrases. Cela servira moins -pour la psychologie de la jeune fille que pour -celle du professeur de la jeune fille. La question -est celle-ci : « L’Écriture artiste. — Sous prétexte -de rajeunir les vieux moules de notre musicale -langue, certains écrivains, rompant avec -le passé et pensant sans doute qu’il en est du -style comme de la mode capricieuse, se sont -mis à bouleverser la syntaxe et à tourmenter à -un tel point la période qu’en les lisant on marche -le plus souvent dans l’obscur, l’incompréhensible. -On appelle cela « l’écriture artiste ». -« Votre avis, s’il vous plaît ? » Cette question est -déjà une réponse et, adressée à des écolières à -peine libérées, une réponse comminatoire. Cependant -la femme, c’est la forme de sa liberté -intellectuelle, a l’esprit de contradiction. Voici -les gazouillements :</p> - -<p>« — Laissons au style son gracieux naturel.</p> - -<p>— Si les auteurs modernes veulent rajeunir -les vieux moules, c’est que tout tend vers le -progrès… à reculons.</p> - -<p>— N’imitons pas ces soi-disant écrivains, phraseurs -éloquents, griffonneurs de papier, qui se -croient autorisés à bouleverser, à corrompre -notre belle langue française.</p> - -<p>— Je n’admets pas ce renouveau dans l’art -littéraire ; les écrivains qui marchent sur les -traces de leurs ancêtres et puisent dans notre -dictionnaire seront encore les plus sentis et les -mieux goûtés.</p> - -<p>— Hélas ! qu’est devenu le style des grands -maîtres ?</p> - -<p>— Aristote, Quintilien, Cicéron ne sont rien -pour ces libres génies ; les vieilles règles tant -préconisées sont des hochets passés de mode : -en un mot, tout est sacrifié à l’effet.</p> - -<p>— Que vois-je dans les œuvres de la nouvelle -école ? De menues fantaisies qui s’égrènent ou -s’effeuillent suivant le caprice de l’imagination et -des sens.</p> - -<p>— A la porte ! à la porte ! Gâter ainsi notre -belle langue française, amie jurée du naturel !</p> - -<p>— Oh ! ces pauvres auteurs modernes, qui -vous font parcourir le labyrinthe inextricable de -leurs nouvelles locutions !</p> - -<p>— Le style de nos écrivains modernes est un -cliquetis brillant.</p> - -<p>— Clarté et simplicité, telles sont les qualités -qui constituent le génie de notre belle langue.</p> - -<p>— Il me semble que le style simple, facile, -naturel…</p> - -<p>— Le naturel et la simplicité…</p> - -<p>— En souvenir des heures ou plutôt des minutes -de franche gaieté que m’ont fait passer ce -pauvre Stéphane Mallarmé et ses disciples…</p> - -<p>— Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir -le rajeunir ?</p> - -<p>— Et du style !… je pense qu’il est frère de -celui des Vadius, Trissotin, <span lang="en" xml:lang="en">and C<sup>o</sup></span>.</p> - -<p>— Ce que je pense de l’écriture artiste ? que -le mot est aussi horrible que la chose.</p> - -<p>— Ce que je pense de la langue moderne ? -Oh ! pas beaucoup de bien.</p> - -<p>— Le naturel, la simplicité…</p> - -<p>— Sarcey avait raison d’être l’ennemi…</p> - -<p>— … Marchandise bonne tout au plus pour -l’exportation.</p> - -<p>— Puisse donc cette période de décadence…</p> - -<p>— Le style grand et simple…</p> - -<p>— Un jargon de convention.</p> - -<p>— Si Corneille et Racine n’avaient jamais -existé…</p> - -<p>— Que nous sommes loin de Corneille !</p> - -<p>— Vous voulez rectifier nos vieux moules ? -Inutile !</p> - -<p>— La précision, le naturel et la clarté.</p> - -<p>— Le plus grand mérite d’un écrivain est de -pouvoir être compris de tout le monde.</p> - -<p>— La simplicité… Voyez Bossuet et Chateaubriand.</p> - -<p>— Ce style bizarre, aujourd’hui en vogue…</p> - -<p>— Il n’y a pas à dire, notre belle langue s’en -va.</p> - -<p>— Rien de plus agréable qu’une lecture facile -et intéressante.</p> - -<p>— Ce charme discret de simplicité et de naïveté…</p> - -<p>— Siffler la nouvelle école des poètes ratés. »</p> - -<p>J’ai résumé vingt pages extrêmement compactes.</p> - -<p>La haine du nouveau y chante sans répit et -sans esprit. Un seul joli mot : « Le beau n’est -jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir ? » -Seulement, cela conduit au nirvâna, — et au -surmoulage. Une de ces jeunes filles a échappé -au fléau. Sa réponse est d’une ingénuité presque -divine : « J’ai voulu analyser ce qu’on nomme -l’écriture artiste. J’ai lu plusieurs pages des Goncourt, -qui sont, m’a-t-on dit, les maîtres de cette -école. Je ne vois ni période tourmentée, ni -phrase travaillée, ni absence de naturel, le style -est joli, fin, brillant, nouveau sans doute ; les -termes sont clairs, la phrase nette. On me l’avait -dépeint obscur, je l’ai trouvé lumineux. -Aucun mot n’est resté dans l’ombre : tous parlent. » -Voilà peut-être ce qu’on a dit de mieux -sur le style des auteurs de <i>Renée Mauperin</i>. Il -est d’une jeune fille inconnue qui pourrait ouvrir -pour ses maîtres d’hier une classe de jugement -et de bonne foi.</p> - -<p>Mais si elles détestent la littérature nouvelle, -quelles sont leurs amours ? Les jeunes filles -d’aujourd’hui aiment en littérature ce qu’on leur -a dit d’aimer ; et, obéissantes, elles adorent, -comme elles détestent, de confiance et les yeux -clos. J’ai recueilli et classé leurs aveux. Ce catalogue -de noms, suivi du nombre exact des adoratrices, -n’est pas sans intérêt.</p> - -<table summary=""> -<tr><td>Racine</td> <td class="r"><div>19</div></td></tr> -<tr><td>Corneille</td> <td class="r"><div>17</div></td></tr> -<tr><td>Bossuet</td> <td class="r"><div>11</div></td></tr> -<tr><td>Sévigné</td> <td class="r"><div>10</div></td></tr> -<tr><td>Molière</td> <td class="r"><div>9</div></td></tr> -<tr><td>Lamartine</td> <td class="r"><div>8</div></td></tr> -<tr><td>Chateaubriand</td> <td class="r"><div>7</div></td></tr> -<tr><td>Boileau</td> <td class="r"><div>6</div></td></tr> -<tr><td>La Fontaine</td> <td class="r"><div>5</div></td></tr> -<tr><td>Hugo</td> <td class="r"><div>4</div></td></tr> -<tr><td>Fénelon</td> <td class="r"><div>3</div></td></tr> -<tr><td>Maintenon</td> <td class="r"><div>3</div></td></tr> -<tr><td>Malherbe</td> <td class="r"><div>3</div></td></tr> -<tr><td>Ronsard</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr> -<tr><td>Staël</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr> -<tr><td>Jules Verne</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr> -<tr><td>Musset</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr> -<tr><td>Rostand</td> <td class="r"><div>2</div></td></tr> -</table> -<p>Nommés une fois seulement : Walter Scott, -Eugénie de Guérin, Madame de Ségur, Perrault, -Andersen, Michelet, Montaigne, Zénaïde Fleuriot, -Tolstoï, Buffon, Daudet, Sarcey, B. de -Saint-Pierre, les Goncourt, Joinville, Coppée, -Pascal, Charles d’Orléans, — et un poète nouveau -« mort récemment ».</p> - -<p>Ce tableau nous renseigne sur les limites de -l’instruction donnée aux jeunes filles. Elle porte -uniquement sur le <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle français. Quelques -professeurs doivent y joindre deux ou trois -noms romantiques. Sur le reste, le silence semble -complet. L’ignorance, du moins, est totale, -ou à peu près : sur l’antiquité (quoique une -espiègle ait cité d’affilée cinq ou six poètes et -orateurs grecs) ; sur la littérature du Moyen -Age et du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle ; sur celle du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle ; -sur celle du <small>XIX</small><sup>e</sup>, principalement à partir de -1850. Du grand siècle lui-même, la plupart de -ces jeunes cœurs n’ont gardé le souvenir que -des poètes qui parlent de l’amour. Corneille, -pour elles, c’est Chimène ; et Racine, c’est Iphigénie -et Bérénice. Celle qui a eu le courage d’entr’ouvrir -Goncourt n’en a lu que des pages. Celle -qui a découvert « un poète mort récemment » -n’en a lu que « cinq ou six poésies ». La mieux -partagée n’a donc pas reçu une véritable culture -littéraire, ni même une méthode de culture littéraire. -Il semble que tous les efforts de leurs maîtres -aient tendu à leur imposer une rigoureuse discipline -de préservation. On les a imperméabilisées -avant de les lancer sur les flots du siècle. -Ni la pluie du ciel, ni l’écume des vagues ne toucheront -leur peau. Elles s’en iront vers la mort, -douces, souriantes ou en larmes, sans avoir -éprouvé, de l’école à la tombe, une seule impression -esthétique. Il n’y a de vraie beauté que la -beauté nouvelle ; c’est dans l’œuvre d’aujourd’hui -et dans celle de la veille qu’il faut chercher -l’émotion pure, celle qui n’est déterminée -par aucun préjugé d’éducation. Qui oserait s’avouer -à soi-même, sans précautions, qu’il s’est -ennuyé à Shakespeare, à Racine, à Chateaubriand ? -N’est-ce point un signe d’intelligence -et de haute spiritualité que de se plaire en ces -œuvres où n’ose entrer la multitude ? La péronnelle -qui veut me faire accroire qu’elle prend -plus de plaisir à Corneille qu’à Verlaine ne fait -que m’avouer son ignorance ou son obéissance -excessive. Elle ne sait pas, ou bien elle répète -pieusement une leçon trop bien comprise. Quand -aurons-nous des maîtres qui, ayant enseigné -une méthode et des principes, ajouteraient : -« Lisez vous-même et jugez. L’art n’a de valeur -que comme source d’émotions intellectuelles. Ne -confondez pas cela avec l’émotion sentimentale. -Ce qui touche d’abord la sensibilité n’est pas -toujours de l’art ; ce qui ne touche que la sensibilité -n’est jamais de l’art. Ce qui ne touche -que l’intelligence n’est pas de l’art non plus. -Tenez-vous-en à l’expression d’émotion intellectuelle. -Ce qu’elle a d’incorrect vous aidera à la -retenir et ainsi vous pourrez mesurer la qualité -de vos tressaillements. »</p> - -<p>La jeune fille d’aujourd’hui, jugée d’après -l’enquête de M. de Tréville, n’a aucune culture -littéraire, ni aucune curiosité d’esprit ; elle ne -souffre donc pas de l’infériorité où la laissent -ses années de pension.</p> - -<p>Persuadée d’avoir atteint le plus haut degré -d’instruction qui soit permis aux femmes, elle -n’est pas sans vanité intellectuelle. La femme -aime à juger ; son esprit est vif ; elle est prompte -aux décisions. Des études incomplètes, mais -prolongées, très appuyées en de certaines directions, -ne peuvent avoir qu’une influence très -mauvaise sur les jeunes filles elles-mêmes et sur -leur entourage.</p> - -<p>Sans doute il faut que la femme soit conservatrice, -mais non rétrograde. La jeune fille, c’est -la maison ; or, le moyen de faire entrer une -idée nouvelle dans une maison où l’on croit que -toute pensée française depuis un demi-siècle -n’a été que démence ou acrobatie ? Au moindre -contact, la sensitive va se replier ; la lumière -même, si elle est trop vive, resserre ses fibres. -La jeune fille pourvue d’une bonne et solide -éducation est aussi peureuse et aussi prompte à -rentrer ses antennes. On n’a obtenu la sécurité -matérielle qu’en dressant les organes du contact à -se dérober à la moindre alerte. De tous les contacts -superficiels, de tous les frôlements, le plus difficile -à obtenir d’une jeune fille, c’est le contact -intellectuel. Elle donne beaucoup au bal et rien -à la causerie. La main, les cheveux, ceci ou cela, -il y a toute une hiérarchie de jeux sans perversité ; -mais le jeu intellectuel est impossible. Il -semble bien que cela soit par l’intelligence qu’on -les dompte bien plus que par le sentiment. La -religion amollit les jeunes filles, tout en leur -fournissant certaines armes délicates et assez -solides ; le cœur a trop de part en des croyances -qui font appel à l’amour. Longtemps, on s’était -contenté de cette prison douce ; elle n’est tout -à fait bonne qu’entourée d’un fossé profond. La -culture de l’intelligence consiste à faire creuser ce -fossé par l’intelligence elle-même. Ce sera un -fossé ou ce sera une muraille ; ce qui importe -c’est le travail bien plus encore que la forme de -la défense. On remuera de la terre ou des pierres ; -on bourdonnera autour d’une littérature -ou d’une histoire. Le chantier se croit occupé -d’un travail utile. Telles, les abeilles qui, depuis -des milliers d’années, ne savent pas encore -qu’on leur vole leur miel, — et qui ne le sauront -jamais. Il s’agit de creuser une douve -ou d’élever un mur qui ait exigé des ouvrières -un tel labeur qu’elles ne puissent douter de -l’importance de leur œuvre. Ce sera l’œuvre, -celle qui seule existe, celle qui annihile toutes -les autres, celle qui s’étend comme une conquête -sur la nature. Ainsi l’on creuse dans les pensionnats -la littérature du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle français.</p> - -<p>Le choix est bon. A cette période, la langue -est assez obscure pour que l’on puisse donner, -sans être suspect, le sens le plus convenable à -toute expression équivoque ; elle est assez claire -pour n’être pas rebutante ; et la pensée est assez -morale et assez religieuse pour que l’on puisse -soutenir sans démence que son seul but est -d’exalter la religion et la morale. Ainsi on incorpore -à l’intelligence les notions qui lui sont -le plus étrangères. La morale devient la floraison -naturelle d’un grand esprit et la religion la -forme supérieure de la raison. Cinq ou six ans -de ces inhalations méthodiques suffisent à dompter -les natures les plus sauvages. Elles se plient -au joug de l’uniformité parce qu’il leur est offert -comme le signe de l’élection et de la noblesse. -De jeunes âmes, qui consentiraient à n’être pas -tout à fait semblables à des âmes voisines dont -elles connaissent les faiblesses, rougissent qu’on -les suppose incapables d’égaler, au moins d’intention, -les belles âmes de jadis. La vie des saints -leur a donné des modèles d’amour ; la vie des -poètes leur donnera des modèles d’intelligence. -Corneille n’enseigne-t-il pas le sacrifice ? Ne voit-on -pas en Bossuet unies la raison à la piété ? -C’est ainsi que la littérature devient un mur ou -une cave. La tour d’où sœur Anne regarde au -loin les actions des hommes est rentrée sous -terre et devant les fenêtres ouvertes à notre prison -une prodigieuse muraille s’est épaissie, qui -nous cache le ciel et la vie.</p> - -<p>Ces réflexions ne veulent pas dire que l’on ait -tort d’utiliser comme un caveçon la littérature -dans l’éducation des jeunes filles. On ne blâme -pas la méthode, mais son hypocrisie ; et encore -tout bas, car il est clair qu’elle n’est efficace -qu’en demeurant secrète. La vérité est qu’il est -impossible d’instruire une jeune fille sans la -déflorer. Ce mot est mis à dessein. Les natures -délicates se corrompent par la tête, comme les -roses qui commencent à se faner par la pointe -des feuilles. Une intelligence cuirassée assure la -défense de l’organisme tout entier. Ouverte et -libre, elle semble inviter l’ennemi. La curiosité -sensuelle est très rare chez les vierges, et les -émois de leurs cœurs superficiels et fugitifs. -Quand elles succombent, c’est par ignorance ou -par sottise. C’est pourquoi on leur donne des -principes. Ils ne seront jamais trop sévères et, en -vérité, tous les moyens sont bons qui cultivent -leur défiance et fortifient leur esprit.</p> - -<p>Tant que la civilisation européenne n’aura pas -été profondément modifiée, la jeune fille devra -rester ce qu’elle est et maintenir son état dans -un rapport sans équivoque avec l’idée qu’éveille -le nom même qu’elle porte. C’est là l’obstacle -aux progrès du féminisme. Même sur les bancs -de la Sorbonne, et mêlée à six mille jeunes -gens sans mœurs, il faut que l’étudiante ait des -mœurs. Il faut qu’elle reste une jeune fille. Elle -doit craindre un contact, un regard trop prolongé, -une parole douteuse. Elle est libre, comme -une perdrix dans le chaume ; elle est une proie. -L’homme aussi est une proie ; mais sa capture -ne lui enlève qu’un peu de force absolue. Sa -force relative n’est pas atteinte, puisque tous ses -frères tombent aux mêmes rets. Mais la jeune -fille, si elle est prise, se perd toute. Elle n’a plus -de valeur ; ou sa valeur, de sociale, devient anti-sociale. -Ce jeune homme, même le plus sérieux -et le moins sensuel, n’aura-t-il pas eu quelque -liaison, n’aura-t-il pas fait quelques visites aux -amours faciles ? Mais le contraire même lui -serait une tare et le rendrait ridicule, ce qui, en -France, est pire que d’être odieux. Cette jeune -fille, son camarade d’études : oh ! la sagesse -même ! En quatre ans, elle n’a eu qu’un amant -et cinq ou six passades. Voilà la limite du féminisme, -et posée par la société elle-même. Bref -une jeune fille est une jeune fille — ou une fille.</p> - -<p>Si la civilisation pourrait s’arranger d’un -dilemme moins strict, il est tout à fait inutile de -le rechercher. Sans doute, une classe de courtisanes -instruites, savantes même, et habiles en -tous les arts et dans la poésie, on peut rêver -cela. Une civilisation dégagée du christianisme -verrait sans peur l’amour élégant devenir pour -quelques jeunes filles une profession charmante. -Le spectacle d’ailleurs ne serait pas nouveau ; -des sociétés qui valaient bien les nôtres ne -méprisèrent pas plus les courtisanes que nous -ne méprisons aujourd’hui les actrices et les -danseuses. Mais ceci même ne supprimerait pas -la jeune fille. Au contraire, la distinction n’en -serait que plus marquée entre la fille vivant à -sa guise dans le monde et la fille confinée dans -sa famille. Bien entendu que je ne fais aucune -allusion à ce libertinage universel que des sociologues -déments appellent « l’amour libre ».</p> - -<p>Tout en restant très fidèle aux vieux principes -qui caractérisent et garantissent son état, la -jeune fille d’aujourd’hui se réjouit qu’on lui ait -enfin accordé une plus grande liberté d’allures. -Elle ne rêve ni de féminisme ni d’émancipation -totale. La femme n’a aucun goût pour l’émancipation. -Elle se veut esclave, au contraire, esclave -nominale, pour acquérir ainsi le droit de tyranniser -l’homme qui lui est échu par le sort. Il ne -semble pas que l’on ait bien compris ce dessous -du caractère féminin. La jeune fille rêve ce qui -sera le bonheur de la femme. Elle veut être la -maîtresse d’une maison. Prête à subir les charges -du commandement, elle en exige les charmes ; -il faut qu’on lui obéisse. La femme française mènerait -la politique même, si la politique ne se -faisait en dehors de la maison. Elle n’y a la main -qu’à demi. Toute décision prise à la maison est -l’œuvre de la femme : c’est pourquoi les lycées -de garçons se dépeuplent ; les lycées de filles -seraient vides s’ils n’étaient des externats. Les -jeunes filles ne demandent donc pas à être libres ; -« Une liberté relative », dit l’une ; « la fenêtre -entr’ouverte », dit l’autre. Aucune n’est féministe. -Comme tout le monde en France, elles -croient que les jeunes Anglaises et surtout les -Américaines sont élevées dans une liberté extrême ; -elles ignorent que, dans les pays anglo-saxons, -il y a un tyran plus dur que toutes les -lois, tous les règlements, un tyran de toutes les -minutes, l’opinion. Et ce tyran, qui prend plus -de formes que n’en connaissait Protée, fait de la -liberté anglo-saxonne une chose mystérieuse et -fugitive qu’aucun homme de civilisation latine -n’a jamais pu ni voir ni comprendre. En réalité, -les jeunes filles sont élevées en France d’une façon -fort libérale, la confiance que l’on a dans les -principes de plus en plus solides, dont elles sont -pourvues, a remplacé partout les barrières matérielles. -Les seules libertés qu’elles n’aient pas -sont celles-là mêmes que leurs principes leur -défendent de prendre. Quelques-unes semblent -regretter qu’on surveille leurs lectures. Mais -cela, c’est le caveçon ; c’est la clef du système.</p> - -<p>On pourrait, en suivant l’énorme tome de -M. de Tréville, faire encore bien des remarques -curieuses sur la psychologie de la jeune fille moderne. -Mais ce qu’on en a dit doit suffire à donner -une impression générale et exacte de ses -« aspirations ». Elle aspire à l’amour, tout simplement. -On lui demande : « La fortune fait-elle -le bonheur ? » Et c’est comme un jaillissement : -Non ! non ! non ! Elles ont eu peur, tout -d’un coup, qu’on ne leur arrache les ailes. Le -chapitre est bien intéressant. Il suffirait seul à -montrer combien la jeune fille de France est -restée naïve et saine. A lire leur littérature et -surtout leurs opinions littéraires, on éprouve un -véritable agacement. Ce sont des cruches, — de -délicieuses cruches, des amphores ! Mais dès -qu’il est question de tout ce qui est l’essence -de la féminité, l’amphore redevient une belle -jeune fille à la gorge émue et aux yeux inquiets. -On dirait que l’intelligence n’a été donnée à la -femme que comme le don du miel a été donné à -l’abeille : don funeste à leur liberté. Mais l’amour -leur appartient, et rien ne peut l’arracher de leur -cœur, — de ce cœur qui a tant aimé les hommes.</p> - -<p class="date">1901.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>FRAGMENTS</h3> - - -<h4 id="p4ch3f1">I<br /> -SUR LA HIÉRARCHIE INTELLECTUELLE</h4> - -<p>Il ne s’agit pas d’affirmer une série de grades -ou de fonctions caractérisés par des différences -sensibles. Dans le monde de l’intelligence on se -meut librement, sans mot d’ordre que celui chuchoté -par l’infini, et on ne reconnaît de supériorités -qu’élues par un jugement personnel. L’expression -hiérarchie intellectuelle signifie seulement -ceci : les hommes sont divisés en deux castes, -les Énergétiques et les Énergumènes, ceux qui -agissent et ceux qui sont agis (ou devraient être -agis), ceux qui détiennent l’Esprit, c’est-à-dire -la Force, et ceux qui subissent (ou devraient -subir) l’action de l’Esprit, ou de la force, — οὶ -ἐνργητιχοὶ, οὶ ἐνεργούμενοι. Hiérarchie donc à deux -degrés, ou plutôt à deux cercles dont l’un, inscrit -dans l’autre, a l’étroitesse, mais la solidité, -d’une île de pierre surgie au milieu d’une solitude -océane.</p> - -<p>C’est sur ce récif que se groupent — et parfois -se réfugient — les êtres doués de la pensée. Ils -sont peu, — si la pensée n’a droit à ce nom que -lorsqu’elle est accompagnée de la conscience. -L’homme, en effet, le premier venu, est inconscient ; -sa vie est purement automatique ; les -gestes par lesquels il a l’air d’affirmer sa différenciation -lui sont dictés parle roulement de son -organisme, et ce même jeu l’oblige à proférer -certaines paroles, celles-là seules et non d’autres.</p> - -<p>Il n’y a pas d’imparité bien sensible entre les -sociétés humaines et les sociétés animales ; la -comparaison s’est toujours imposée de l’homme -avec la fourmi, l’abeille, le castor, le pécari ou -le chien des prairies. Après avoir réfléchi assidûment, -et lu différents traités d’histoire naturelle -et de psychophysiologie, je suis arrivé à -cette conclusion : l’homme est une sorte de castor. -Ces deux animaux bâtissent des maisons et -des ponts, vivent en société, font la guerre, font -l’amour, sont à la fois constructeurs et destructeurs ; -à toutes ces œuvres ils procèdent naïvement, -avec un courage infini.</p> - -<p>Pour le castor, comme pour l’homme, la chose -en soi est un pont : scier un arbre, le faire tomber -en travers d’une rivière, — et sur cette poutre -passer fièrement. Vers quel but ? Le castor n’a -pas d’autre but que de passer la rivière ; pourtant, -quand il est de l’autre côté, il voudrait -bien revenir, pour « repasser », mais il est trop -tard : la foule des castors le presse et le pousse ; -on ne passe qu’une fois sur le pont des castors.</p> - -<p>M. Ribot, avec quelques autres philosophes, -en concluant à un automatisme relatif, dénie à -la conscience un rôle important. Conscient ou -inconscient, l’homme agirait de même ; il n’y -aurait rien de changé dans ses rapports avec ses -semblables ; la civilisation en serait au même -point. Si le monde varie si peu, si Hérodote -comme le dit Schopenhauer, a pu raconter toute -l’histoire future en écrivant l’histoire d’un petit -moment et d’un petit coin de terre, — c’est que -les inutiles évolutions humaines ont été l’œuvre -d’êtres inconscients, acharnés à suivre leur nature, -à toujours recommencer la même chose, à toujours -scier des arbres pour passer de l’autre côté -de la rivière.</p> - -<p>Pourtant l’esprit parle, l’esprit souffle — jusqu’à -rebrousser le poil des castors ! Oui, mais -l’action de l’esprit sur le castor n’est pas perçue -par l’intelligence du castor, et sitôt que son poil -retombe, sitôt que l’esprit se tait, l’animal -reprend sa stérile besogne : il lui reste seulement -la sensation d’avoir eu le poil rebroussé et, contre -le Souffle, une animosité qui, très souvent, -devient de la haine.</p> - -<p>Que ceux donc à qui de mystérieux mots ont -été dits dans l’oreille gardent ces mots pour eux, ou -s’ils les redisent, que ces mots ne sortent de leurs -lèvres qu’enveloppés de l’impénétrable buée du -symbole ; qu’ils restent sur leur île de pierre, -d’où, grâce à leur vue pénétrante, ils suivront, -pour se distraire, les inconscients gestes des -lamentables « pontifes » ; et que leur égoïste -prière soit celle qui est écrite dans l’« Upanishad -du grand Aranyaka » :</p> - -<p>« Fais-moi aller du non-être à l’être, fais-moi -aller de l’obscurité à la lumière, fais-moi aller -de la mort à ce qui ne meurt pas. »</p> - -<p>… en attendant les jours où la parole pourra -s’affirmer selon sa signification essentielle et où -l’énergie spirituelle se résoudra en lumière.</p> - -<p>Mais, que nous importe l’avenir, et si l’intelligence -est vraiment sans action, si ceux qui devaient -être imprégnés jusqu’à l’âme ne le sont que jusqu’au -derme, si l’animal secoue la tête et se -reprend à pétrir son mortier, si l’énergumène -enfonce au delà des oreilles son museau dans la -boue, s’il refuse les caresses intellectuelles, si, -après des milliers d’années et de remontrances, -il en est encore, pitoyable fétichiste, à vénérer -une série de dieux inférieurs, pensons au phénomène -de l’impénétrabilité : cela nous évitera -l’étonnement.</p> - -<p class="date">1894.</p> - - -<h4 id="p4ch3f2">II<br /> -L’HOPITAL</h4> - -<p>On se souvient du mot doux proféré, il y aura -un an tantôt, par un riche et vieux journaliste -(on ne sait plus lequel), à propos de Verlaine : -« Quel dommage qu’il ne soit pas mort à l’hôpital ! »</p> - -<p>L’hôpital est, en effet, dans l’esprit de la solide -bourgeoisie, « le couronnement » naturel et d’une -vie désintéressée de poète et d’une vie laborieuse -de pauvre homme. Ceux qu’on n’a pu jeter dans -les bagnes ou faire crever de faim sur la paillasse, -on les envoie là finir leurs tristes jours. La -civière, les râles et les crachats de la salle commune, -les expériences de fer et de poison, l’amphithéâtre, -le lit de chaux : voilà ce que réservent -ceux qui restent debout à ceux qui tombent.</p> - -<p>L’hôpital, tel qu’organisé par les sociétés modernes, -est une prison pour malades et un laboratoire -pour médecins. Parmi les gardiens et les -opérateurs, il en est de pitoyables ; il en est -de féroces ; mais les uns comme les autres doivent -songer qu’ils sont d’abord les régents et -les professeurs d’une école : le malade est le livre -qu’on ouvre à la curiosité des petits carabins.</p> - -<p>A Paris, l’hôpital est la terreur du pauvre. -Entre malheureux on se conte des légendes. Presque -toutes les filles publiques jetées à l’hôpital -en sortent le ventre barré d’une large couture : -on les fend pour essayer sur de la chair, prostituée -même au bistouri, de lucratives opérations. -Mais que les belles dames y songent, qui sont -gênées par leurs ovaires : cela déforme et cela -marque ; on n’est plus propre qu’aux adultères -de coupé ou de canapé, en toilette de ville. -Qu’elles se fassent tailler ; elles sont maîtresses de -leurs corps. Il ne faut demander aux médecins -que le respect de la chair pauvre et sans défense.</p> - -<p>Je songe à l’hôpital parce qu’une vieille dame -vient de mourir, ayant donné beaucoup d’argent -pour de telles fondations qui pourraient être -pieuses, c’est-à-dire humaines. Elle a fondé ou -alimenté des hôpitaux pareils aux autres, des -écoles de clinique et non de vrais asiles où la -misère et la maladie trouveraient un abri sacré, -entreraient comme dans un hâvre de grâce.</p> - -<p>L’hôpital devrait être le prolongement du -logis, une chambre seulement plus calme, plus -claire, plus saine, et le malade traité non comme -un prisonnier, mais comme un voyageur. Oui, -une grande hôtellerie de la souffrance et le malade -un hôte et l’objet de toutes les attentions, -un être humain maître de sa demeure passagère -et non pas le numéro sinistre sous lequel -les gens à pendules et à bronze d’art sourient -que meurent les vieilles gens dont ils ont dévoré -la vie.</p> - -<p>Mais je n’attends rien de tel, ni d’aujourd’hui -ni de demain. Peut-être un jour l’individu se -respectera-t-il assez pour être en droit d’exiger -qu’on le respecte lui-même, jusqu’en ses caprices, -jusqu’en des fantaisies d’enfant malade. Si, au -lieu d’être des états, les sociétés étaient ce que -dit le mot, des associations, on pourrait espérer -beaucoup et tenter beaucoup ; l’État est la faux -qui fauche, sitôt sortie de terre, l’herbe des bonnes -volontés.</p> - -<p>Demain, c’est peut-être le socialisme, la torpeur, -la fin de toute énergie, de toute initiative, -de toute liberté…</p> - -<p>Mais se vouloir libre, c’est se faire libre. La -pensée est plus forte que tout. Il faut toujours -dire ; il faut même crier : peut-être qu’au loin -un cerveau, comme une cloche, va sonner à l’unisson.</p> - -<p class="date">1896.</p> - - -<h4 id="p4ch3f3">III<br /> -EN RÉPONSE A CETTE QUESTION :<br /> -<i>Quel sera l’idéal de demain ?</i></h4> - -<p>Puis-je vous avouer, Monsieur, que je ne m’inquiète -pas plus de l’idéal de demain que du temps -de demain ? Beau, mauvais, variable, avec toutes -les nuances et toutes les modifications que ces -mots subissent selon les intérêts, les désirs, les -illusions de chacun. Cela regarde le baromètre. -Quel que soit l’état social, l’individu s’accommode -à cet état, puisqu’il y vit et s’y reproduit. Je trouve -seulement que l’homme a une tendance fâcheuse -à tyranniser la nature : grisé par la passivité -des choses, il est probable qu’il voudra de plus -en plus substituer ses propres lois aux lois naturelles -et tenter de faire régner l’idée de justice -qui n’est que l’idée de logique mal comprise.</p> - -<p>Vous savez qu’il y a une notion commune à -beaucoup de religions, celle d’un Paradis terrestre -situé au commencement du monde. Or, -au siècle dernier, des penseurs hardis imaginèrent -de transporter ce paradis à l’autre bout, -à la fin. Une hardiesse plus grande serait de le -situer au milieu, en un milieu oscillant, au milieu -même où nous sommes aujourd’hui : on -l’essaya ; c’était l’optimisme, mais la chose parut -un peu forte, même aux plus naïfs. Paradis-passé, -paradis-futur, je classe les deux notions -côte à côte dans le chapitre des superstitions -hédonistes : c’est de la matière à littérature.</p> - -<p>Pourtant je voudrais vous dire quelque chose -qui paraisse important, et voici : la vie serait, je -crois, rendue beaucoup meilleure pour tous et -pour chacun, si l’on admettait cette idée que la -société est faite pour l’individu et non l’individu -pour la société. C’est l’individu qui souffre -et non la collectivité ; c’est lui, et non la totalité, -qui est la pièce importante. Sacrifier les individus -au bien public me semble aussi absurde que -si, lors d’un incendie, on sacrifiait les locataires -d’une maison pour sauver la maison. Mais cet -idéal apparaît très opposé à celui qui peut-être -s’élabore et qui serait, dit-on, l’unification, selon -la moyenne, de toutes les intelligences et de -toutes les forces. Idéal (si l’on ose dire) bien difficile -à réaliser. On compte sans le génie ou bien -l’on espère que le génie consentira à être médiocre : -c’est peut-être aller un peu loin.</p> - -<p>Voilà. J’ai très mal répondu à vos questions, -mais c’est que je vois très mal dans l’avenir. Si -pourtant je vous envoie cette note, c’est par sympathie -pour votre œuvre et parce que vous défendez, -comme j’ai quelquefois essayé de le faire, -l’individualisme et la liberté contre la tyrannie -et les vilaines entreprises de l’État et des Lois.</p> - -<p class="date">1898.</p> - - -<h4 id="p4ch3f4">IV<br /> -EN RÉPONSE A UNE QUESTION<br /> -<i>Sur le rôle de l’art.</i></h4> - -<p>Il y a dans le livre de Tolstoï une définition — ou -une explication — de l’art qui n’est pas mauvaise ; -on peut dire en la prenant pour point de -départ : L’art est l’expression de la Beauté. — L’Art -est de la beauté exprimée par une œuvre -humaine. — Une œuvre d’art est une œuvre où -l’homme a traduit, au moyen de formes sensibles -ou intellectuelles, l’idée ou la sensation du -beau.</p> - -<p>On peut dire encore plusieurs choses, toutes -parfaitement inutiles, quoique justes et vraies ; -mais on ne peut pas dire :</p> - -<p>« L’art constitue un moyen de communion -entre les hommes s’unissant par les mêmes sentiments, » -car, cette définition s’appliquerait indifféremment à -la religion, à la morale, au patriotisme, -à la science, à toutes les activités qui ont -une valeur sociale.</p> - -<p>L’art a un but particulier et tout à fait égoïste : -il est son but à lui-même. Il ne se charge volontiers -d’aucune mission, ni religieuse, ni sociale, -ni morale. Il est le jeu suprême de l’humanité ; -il est le signe de l’homme ; il est la marque du -désintéressement intellectuel. Il affirme le divin ; -il tend à sortir des contingences ; il se veut libre, -il se veut inutile, il se veut absurde, c’est-à-dire -en désaccord avec les forces mêmes de la -nature qui tiennent l’homme dans une étroite -servitude.</p> - -<p>Si l’on donne à l’art un but de moralité, il -cesse d’être, puisqu’il cesse d’être inutile. Il est -impossible qu’une œuvre soit voulue en même -temps d’art et de moralité ; l’antinomie est -absolue.</p> - -<p>Cependant la tendance des hommes est de -faire servir à leurs besoins même l’inutile. C’est -ainsi que l’on attribue à telles œuvres d’art pur -une signification seconde, surajoutée arbitrairement -et tellement factice qu’on peut l’ôter, la -remettre, la changer — comme ces robes des -idoles espagnoles — sans que l’œuvre ait rien -perdu de son caractère désintéressé : elle y gagne -parfois un nouveau sourire d’ironie et de pitié.</p> - -<p>Il arrive aussi que tel grand écrivain, comme -Tolstoï, croyant faire à la fois de l’art et de la -morale, a fait de l’art pur, malgré son désir et -malgré sa volonté. Cela est rare et les hommes -de génie eux-mêmes sont punis, le plus souvent, -et réduits à la médiocrité, quand ils ont voulu -se servir de l’art, au lieu de le servir. Je ne -demande pas que, dans le désarroi futur, on -respecte ce refuge suprême. Si tous les sanctuaires -doivent être détruits, celui-là ne sera -pas épargné et il est très probable que les prochaines -civilisations, entièrement utilitaires, matérialistes, -scientifiques et morales, se soucieront -peu de jouer à faire des tableaux, des -poèmes ou des dômes. Si elles admettent encore -une sorte d’art, cela sera de l’art « social », — pour -que l’art soit nié sous son propre nom.</p> - -<p>Ainsi Tolstoï, dont les paroles m’épouvantent, -aura raison dans l’avenir, — à moins que -l’avenir échappe aux constructeurs de sociétés, à -moins qu’il ne ressemble, tout bonnement, et au -présent et au passé.</p> - -<p class="date">1899.</p> - - -<h4 id="p4ch3f5">V<br /> -LE MARBRE ET LA CHAIR</h4> - -<p class="sign"><i>Au maître Rodin.</i></p> - -<p>Un atelier de sculpture affirme la supériorité -de l’art sur la vie, combien la chair est triste -près de la joie lumineuse des marbres, modeste -près de la gloire des bronzes. A première vue, -l’impression du nu féminin parmi le nu marmoréen -est plutôt pénible ; on est contrarié par le -ton de la peau, ce mélange de rose et de jaune, -par la mobilité de la face et des muscles de tout -le corps, brisé souvent en une attitude sans -grâce, par les cheveux, par d’autres ombres, par -l’absence de calme et de lignes fixes et, aussi, -par ce que l’on sent de fugitif, de personnel, en -l’académie correcte de cet être qui s’érige bêtement, -nu et ennuyé, sur une table.</p> - -<p>C’est bien vraiment là que l’on comprend à -quel point existe peu, en soi, la beauté individuelle -et extérieure, à quel point une créature -quelconque, pierre ou arbre, bête ou homme, -est incapable de se réaliser par ses seuls moyens -naturels, ses seuls moyens de vie : en somme, -elle n’arrive à la réalité qu’après avoir été manipulée, -recréée, évoquée par l’Art ou par le Désir -(qu’on peut ainsi appeler l’Amour).</p> - -<p>Ces petits modèles que l’on voit partout, multicolores -dans les rues, unicolores dans les ateliers, -ces petites Italiennes sont fort insignifiantes, -d’un charme médiocre, guère jolies et -souvent lourdes en leur sérieux de madones : -mais qu’elles soient désirées par l’Artiste ou -désirées par l’Amant, et les voilà égales peut-être -aux plus hautes divinités.</p> - -<p>La matière, telle que créée ou telle que née, est -essentiellement amorphe sous une apparence -formelle, sous l’illusion d’un contour précis, et -c’est à l’intelligence de lui donner sa forme vraie, -c’est-à-dire sa destination et sa place dans la -hiérarchie des œuvres d’art ou d’amour.</p> - -<p>De toutes les créatures amorphes, la femme -(à quelques exceptions près où l’âme mâle s’est -logée en enveloppe femelle) est idéalement la -plus malléable et la plus inconsistante, celle qui -subit le mieux les empreintes, mais aussi celle -qui les garde le moins profondément : elle ne -s’épanouit en sa réelle et définitive nature que -sous la mainmise incessante et impérieuse de la -Force. La statuaire, où il faut du génie et des -muscles, de l’intrépidité et de l’endurance, est -évidemment l’art qui la domine le mieux et la -réalise le plus sûrement : en pierre, en marbre, -en bronze, elle est vraiment éternelle, elle est -vraiment l’indestructible Idée.</p> - -<p class="date">1893.</p> - - -<h4 id="p4ch3f6">VI<br /> -SUR LE CHRISTIANISME</h4> - -<p>… C’est pourquoi il n’y eut jamais de peuples -chrétiens. L’Europe, depuis qu’elle a été nominalement -christianisée, ne vit que des quelques -gouttes d’élixir païen qu’elle a sauvées de la -jalousie de ses convertisseurs. On parle d’obscurantisme ; -il est dans la morale chrétienne et -non dans un cérémonial et des usages hérités -de la religion gréco-romaine. Ce cycle néo-chrétien, -dont on ne peut prévoir la fermeture, est -navrant. On voit l’humanité s’abrutir toujours -de plus en plus, à mesure qu’elle s’éloigne du -romanisme pour essayer de réaliser les chimères -d’un rêve asiatique. L’heure est chrétienne, et -elle est sonnée à toute volée par des hommes qui -se croient anti-chrétiens. Ne soyons pas dupes -des mots. La théologie s’est sécularisée ; elle -est parlementaire et électorale. Elle tend à l’action -politique. Jésus a réfléchi — ceci pourrait -tenter quelque socialiste — et il s’est dit qu’après -tout, ce monde vaut bien l’autre et qu’il -s’y pourrait tailler un royaume. Je ne crois pas -qu’il réussisse, parce que l’on conçoit difficilement -une société anti-sociale. Mais plus l’entreprise -est vaine, plus la bataille sera longue et -pénible. Il est possible que, s’étant mis, une fois -pour toutes, l’idée du paradis évangélique dans -la tête, l’humanité ne veuille plus jamais en démordre. -Du moins cela durera jusqu’à ce qu’un -autre grand courant, peut-être tout contraire, -emporte les hommes vers une autre chimère, une -autre étoile aussi inaccessible que toutes les -étoiles.</p> - -<p>En ce moment, nous en sommes au point que -tout ce qui n’est pas chrétien semble obscène. -On ne peut plus dire que généralement les loups -mangent les agneaux et que c’est leur devoir de -loups, sans faire passer dans la foule un frisson -d’horreur. Il faut mettre ordre à cela et ranger -le monde sous la houlette de Berquin. On confond -l’équité, qui est l’ordre, avec la justice, idée -chrétienne. <i lang="la" xml:lang="la">Justitia</i> pour Cicéron et pour les -juristes, c’est la loi, l’attribution à chacun de -ce qui lui est dû ; pour Tertullien, le mot signifie -douceur, bonté. Nous en sommes à Tertullien. -C’est une manière de sentir. Elle a sa valeur. -Seulement ceux qui répètent le <i lang="la" xml:lang="la">beati mites</i>, et -qui pratiquent l’évangile de la pitié sont destinés -à devenir les esclaves de ceux qui osent dire : -ma justice, c’est ma force, et qui le prouvent. -Ils le sont déjà. Je comprends bien que ceux -qui sont les faibles veuillent devenir les forts ; -mais l’inverse me révolte comme une lâcheté. -Je n’aime pas ces patriciens romains qui -se rangèrent à la religion des esclaves ; ils -furent les apostats de leur caste et de leur race. -En France, dès que les aristocrates militaires -eurent reçu quelque culture, dès qu’ils comprirent -le sens des prières chrétiennes, ils refusèrent -de les prononcer et laissèrent au peuple une -religion d’humilité. Les orateurs chrétiens du <small>XVII</small><sup>e</sup> -siècle viennent du peuple ; leur occupation est de -convertir les grands ; chacun est le saint Remi -de quelque Clovis. Le grand Condé résista longtemps ; -un jour, comme Bourdaloue montait en -chaire, à Saint-Sulpice, il cria : « Silence, voici -l’ennemi ! » On n’a jamais cité ce mot qu’en -l’honneur de Bourdaloue. Soit ; mais il établit -très bien aussi la position d’un Condé devant -un Jésuite.</p> - -<p>Aujourd’hui l’aristocratie intellectuelle se peut -juger d’après la même pierre de touche. Elle est -incompatible, je ne dis pas seulement avec la foi, -avec la sentimentalité chrétienne. Il faut vivre -plus haut que cela et ne point s’occuper du bonheur -des autres, alors que l’on dédaigne le sien -propre. Le christianisme a promulgué une morale -unique, obligatoire pour tous. Ceux qui -semblent le plus violents contre le christianisme -ont le plus grand soin de respecter cette morale ; -plutôt que de l’alléger, ils la rendraient volontiers -plus lourde. Il faut être heureux, et c’est l’obéissance -qui conduit par la main les hommes vers -le bonheur. Ainsi l’humanité sacrifie tout ce qui -n’est pas essentiel à l’idéal moyen qu’elle veut -atteindre. Le premier sacrifice est celui de la -liberté. Penser selon les ordres d’un directoire -religieux ou politique, qu’importe au peuple, qui -ne pense pas ? Se soumettre : qu’importe à une -masse qui vit déjà dans l’esclavage ? Le choix -des plaisirs : elle est habituée à les subir. La joie -de se grandir par un acte difficile : qui comprend -cela ? Enfin le bonheur moyen écarte tout ce qui -peut faire moins laide la vie humaine ; et il englobe -tout ce qui la rabaisse. L’idéal terrestre de -l’humanité sent la porcherie, comme son idéal -céleste sentait l’étable. Ni le paradis chrétien ne -peut convenir à la partie supérieure de l’humanité, -ni le paradis socialiste. Les hommes dignes -de ce nom ne connaissent qu’une manière d’exercer -la vie : par la lutte pour la liberté.</p> - -<p>Cependant le monde est chrétien et il se christianise -tous les jours. Ceux qui se retranchent -de la communion en avouant leur incroyance -devront se résigner à une vie inharmonieuse et -pénible. Les non-conformistes seront de plus en -plus bafoués et haïs. Leur position va devenir -plus difficile que ne le fut, sous le règne de la -foi, la position des incrédules. Il faut déjà ruser -pour dire sa pensée, quand elle blesse la morale -chrétienne.</p> - -<p>Cependant, à condition de ne prétendre qu’à -l’approbation du très petit nombre des esprits -libres, il est encore temps de parler. Si le cercle -des auditeurs est étroit, la voix est mieux entendue. -Je relis des pages où M. Victor Brochard -a eu le courage de montrer<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a> que l’idée de Dieu, -telle que la philosophie orthodoxe croit la trouver -chez les Grecs, est une idée purement chrétienne. -« Jamais, dans la philosophie grecque — la -chose est hors de doute, — et pas plus chez -les Stoïciens que chez Platon, l’infini n’a été considéré -autrement que comme une imperfection, -un non-être. » Notre Dieu moderne n’est pas le -produit d’une évolution normale de la pensée humaine ; -il représente la substitution brutale d’une -croyance religieuse à une conception philosophique. -A l’idée religieuse d’un Dieu-volonté se -joint nécessairement l’idée d’obligation morale. -Le bien c’est la volonté de Dieu, soit qu’il l’ait -formulée directement (révélation), soit qu’il l’ait -inscrite à jamais dans la conscience de chaque -homme (Kant). « Nombre de moralistes, dit -M. Brochard, acceptent sans hésiter de définir la -morale, la science du devoir, et notre esprit moderne -ne conçoit pas même une morale qui ne -tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne -lui formulerait pas certains préceptes auxquels -il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut bien -y prendre garde, cette idée est totalement absente -de la morale ancienne. Elle est si étrangère à -l’esprit grec que pas plus en grec qu’en latin, il -n’y a de mot pour l’exprimer. Jamais les anciens -n’ont conçu l’idéal moral sous la forme -d’une loi ou d’un commandement. » La morale -pour les anciens c’est la coutume, l’usage. Leurs -moralistes donnent des conseils, jamais des ordres. -Sans doute ils voulaient, eux aussi, aider les -hommes à trouver le bonheur ; mais cette attitude -était toute fraternelle. Ils ne mêlaient pas -l’idée de devoir à la recherche du « souverain -bien ». Et comme ils ne concevaient pas de devoir, -ils ignoraient la conscience morale. La vertu -était donc pour les anciens toute différente -de ce qu’elle est pour nous. « Au point de vue -moderne, dit M. Brochard, la vertu est l’habitude -d’obéir à une loi nettement définie et d’origine -suprasensible. Au point de vue ancien, elle est -la possession d’une qualité naturelle. » Les idées -de libre-arbitre, de responsabilité morale sont -également ignorées de la philosophie grecque ; -quant à l’immortalité de l’âme, ce fut une des -rêveries de Platon, mais elle ne tient pas étroitement -à sa philosophie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> <i>La Morale ancienne et la morale moderne</i>, dans la <i>Revue -Philosophique</i> du 1<sup>er</sup> janvier 1901.</p> -</div> -<p>En descendant au détail de la morale, on trouverait -presque toutes nos coutumes en opposition -avec les coutumes des anciens, tellement le -christianisme nous a façonnés sans pitié pour -notre liberté et pour la pureté de notre race. Je -ne dis pas qu’il faille rejeter définitivement et -toute la morale chrétienne, et toute la philosophie -chrétienne ; cela pourrait produire un précipice -fâcheux et qu’il serait difficile de combler. -On pourrait cependant écarter, à titre provisoire, -ces diverses notions, véritables intruses -dans l’intelligence occidentale. Suivons l’exemple -du catéchisme qui débute par : « Êtes-vous chrétien ? » -Ainsi on interrogerait toutes les prescriptions -morales, tous les dogmes métaphysiques, -et on les écarterait doucement, après -s’être bien assuré de leur origine. C’est de l’empirisme ; -sans doute, mais pour qui ne croit pas -la vérité, l’empirisme est la seule méthode. -Que, pendant ce travail des philosophes, les -hommes continuent à faire semblant de pratiquer -l’une des formes du christianisme, cela n’a -aucune importance, pourvu que les mœurs soient -libres, pourvu que l’intelligence demeure intacte.</p> - -<p>On verrait ensuite ce que l’on pourrait reprendre -parmi l’écart. Non pas l’idée de Dieu, -sans doute, ni l’impératif catégorique ; peut-être -entre les plus basses cartes, un peu de cette -sentimentalité perverse sans laquelle nous ne -comprendrions plus rien à notre art et à notre -littérature. Le christianisme n’a pas apporté au -monde que des mensonges et des poisons. Nietzsche -l’a trop méprisé. Une religion qui a conquis -l’humanité, c’est qu’elle s’adaptait au moins -à certains de ses besoins. Aujourd’hui même, -on ne voit à lui opposer que des principes qui -révoltent presque tous les hommes. Aussi l’enquête -que je propose serait-elle un jeu purement -philosophique ; elle fournirait quelques flèches à -la critique, mais peut-être pas une seule arme -vraie. N’ayant plus de position intellectuelle, le -christianisme est inaccessible aux arguments -intellectuels. La raison n’y peut rien ; peut-être -mourra-t-il un jour empoisonné par la ciguë de -son triomphe ?…</p> - -<p class="date">1901.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="3" class="c"><div>PREMIÈRE PARTIE<br /> -Le Chemin de Velours</div></td></tr> -<tr><td class="small" colspan="3">LE CHEMIN DE VELOURS</td></tr> -<tr><td class="r"><div>I.</div></td> -<td class="drap">— <i>Les Jésuites et le goût français</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch1">7</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>II.</div></td> -<td class="drap">— <i>Origine de ces réflexions</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch2">10</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>III.</div></td> -<td class="drap">— <i>Généalogie du Jansénisme</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch3">10</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>IV.</div></td> -<td class="drap">— <i>La Philosophie des Jésuites</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch4">14</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>V.</div></td> -<td class="drap">— <i>Le Péché philosophique</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch5">27</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>VI.</div></td> -<td class="drap">— <i>Pascal et la Science</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch6">34</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>VII.</div></td> -<td class="drap">— <i>Les Casuistes et la morale expérimentale</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch7">41</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>VIII.</div></td> -<td class="drap">— <i>Les péchés de la chair</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch8">46</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>IX.</div></td> -<td class="drap">— <i>La casuistique du vol</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch9">56</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>X.</div></td> -<td class="drap">— <i lang="la" xml:lang="la">Pretium stupri</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch10">64</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>XI.</div></td> -<td class="drap">— <i>Avortement et stérilité</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch11">67</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>XII.</div></td> -<td class="drap">— <i>Le probabilisme</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch12">69</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>XIII.</div></td> -<td class="drap">— <i>L’Équivoque et la Restriction mentale</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch13">74</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>XIV.</div></td> -<td class="drap">— <i>Brève conclusion</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1ch14">81</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="c"><div>DEUXIÈME PARTIE<br /> -Nouvelles dissociations d’idées</div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2ch1">85</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2ch2">129</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">VALEUR DE L’INSTRUCTION</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2ch3">163</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">LA FEMME ET LE LANGAGE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2ch4">182</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="c"><div>TROISIÈME PARTIE<br /> -L’Idéalisme</div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">PRÉFACE POUR LES III<sup>e</sup> ET IV<sup>e</sup> PARTIES</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch1">209</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">NOTICE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch2">210</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">L’IDÉALISME</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch3">213</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">LE SYMBOLISME</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch4">219</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">L’ART LIBRE ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch5">226</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">CELUI QUI NE COMPREND PAS</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch6">232</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">L’IVRESSE VERBALE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch7">239</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">LE PARACLET DES POÈTES</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch8">242</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="c"><div>QUATRIÈME PARTIE<br /> -Analyses et fragments</div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">LE DERNIER DES SAINTS, PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE -DIEU</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p4ch1">247</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small" colspan="2">LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p4ch2">261</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="small">FRAGMENTS</td></tr> -<tr><td class="r"><div>I.</div></td> -<td class="drap">— <i>Sur la Hiérarchie intellectuelle</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f1">295</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>II.</div></td> -<td class="drap">— <i>L’Hôpital</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f2">299</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>III.</div></td> -<td class="drap">— <i>En réponse à cette question : Quel sera -l’idéal de demain ?</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f3">302</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>IV.</div></td> -<td class="drap">— <i>En réponse à une question. Sur le rôle -de l’art</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f4">304</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>V.</div></td> -<td class="drap">— <i>Le marbre et la chair</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f5">307</a></div></td></tr> -<tr><td class="r"><div>VI.</div></td> -<td class="drap">— <i>Sur le Christianisme</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p4ch3f6">309</a></div></td></tr> -</table> -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em">Impr. d’Ouvriers Sourds-Muets, Paris.</p> - - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE CHEMIN DE VELOURS</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. 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Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. 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