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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - -Author: Guy de Maupassant - -Release Date: December 27, 2021 [eBook #67024] - -Language: French - -Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading - Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from - images generously made available by The Internet - Archive/Canadian Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE -MAUPASSANT *** - - - - - - Au lecteur - - - Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version - originale.Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été - corrigées. La liste des corrections se trouve à la fin du texte. La - ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures. - - - - - ŒUVRES COMPLÈTES - DE - GUY DE MAUPASSANT - - - - - LA PRÉSENTE ÉDITION - DES - ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT - A ÉTÉ TIRÉE - PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE - EN VERTU D'UNE AUTORISATION - DE M. LE GARDE DES SCEAUX - EN DATE DU 30 JANVIER 1902. - - - IL A ÉTÉ TIRÉ À PART - 100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE - SAVOIR: - - 60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien. - 20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial. - 20 exemplaires (81 à 100) sur chine. - - - _Le texte de ce volume - est conforme à celui de l'édition originale_: La Petite Roque. - _Paris, Victor Havard, 1886, - avec addition de_: - La Peur, Les Caresses (_inédits_). - - - - - ŒUVRES COMPLÈTES - DE - GUY DE MAUPASSANT - - - LA - PETITE ROQUE - - LA PEUR--LES CARESSES - - - [Illustration] - - PARIS - LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR - 17, boulevard de la madeleine, 17 - - MDCCCCIX - - _Tous droits réservés._ - - - - -LA PETITE ROQUE. - - -I - -LE piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient familièrement -Médéric, partit à l'heure ordinaire de la maison de poste de -Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas d'ancien -troupier, il coupa d'abord les prairies de Villaumes pour gagner le -bord de la Brindille, qui le conduisait, en suivant l'eau, au village -de Carvelin, où commençait sa distribution. - -Il allait vite, le long de l'étroite rivière qui moussait, grognait, -bouillonnait et filait dans son lit d'herbes, sous une voûte de -saules. Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour d'elles -un bourrelet d'eau, une sorte de cravate terminée en nœud d'écume. -Par places, c'étaient des cascades d'un pied, souvent invisibles, qui -faisaient, sous les feuilles, sous les lianes, sous un toit de verdure, -un gros bruit colère et doux; puis plus loin, les berges s'élargissant, -on rencontrait un petit lac paisible où nageaient des truites parmi -toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des ruisseaux calmes. - -Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu'à ceci: «Ma -première lettre est pour la maison Poivron, puis j'en ai une pour M. -Renardet; faut donc que je traverse la futaie.» - -Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir -passait d'un train rapide et régulier sur la haie verte des saules; et -sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement -que ses jambes. - -Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d'un seul arbre, jeté -d'un bord à l'autre, ayant pour unique rampe une corde portée par deux -piquets enfoncés dans les berges. - -La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin, et le plus -gros propriétaire du lieu, était une sorte de bois d'arbres antiques, -énormes, droits comme des colonnes, et s'étendant sur une demi-lieue -de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de limite à -cette immense voûte de feuillage. Le long de l'eau, de grands arbustes -avaient poussé, chauffés par le soleil; mais sous la futaie, on ne -trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et molle, -qui répandait dans l'air stagnant une odeur légère de moisi et de -branches mortes. - -Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d'un galon rouge et -s'essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien -qu'il ne fût pas encore huit heures du matin. - -Il venait de se recouvrir et de reprendre son pas accéléré quand il -aperçut, au pied d'un arbre, un couteau, un petit couteau d'enfant. -Comme il le ramassait, il découvrit encore un dé à coudre, puis un étui -à aiguilles deux pas plus loin. - -Ayant pris ces objets, il pensa: «Je vas les confier à M. le maire»; et -il se remit en route, mais il ouvrait l'œil à présent, s'attendant -toujours à trouver autre chose. - -Soudain, il s'arrêta net, comme s'il se fût heurté contre une barre -de bois; car, à dix pas devant lui, gisait, étendu sur le dos, un -corps d'enfant, tout nu, sur la mousse. C'était une petite fille d'une -douzaine d'années. Elle avait les bras ouverts, les jambes écartées, la -face couverte d'un mouchoir. Un peu de sang maculait ses cuisses. - -Médéric se mit à avancer sur la pointe des pieds, comme s'il eût craint -de faire du bruit, redouté quelque danger; et il écarquillait les yeux. - -Qu'était-ce que cela? Elle dormait, sans doute? Puis il réfléchit qu'on -ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous des -arbres frais. Alors elle était morte; et il se trouvait en présence -d'un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les reins, -bien qu'il fût un ancien soldat. Et puis c'était chose si rare dans le -pays, un meurtre, et le meurtre d'une enfant encore, qu'il n'en pouvait -croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que ce sang -figé sur sa jambe. Comment donc l'avait-on tuée? - -Il s'était arrêté tout près d'elle; et il la regardait, appuyé sur -son bâton. Certes, il la connaissait, puisqu'il connaissait tous les -habitants de la contrée; mais ne pouvant voir son visage, il ne pouvait -deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui couvrait la -face; puis s'arrêta, la main tendue, retenu par une réflexion. - -Avait-il le droit de déranger quelque chose à l'état du cadavre avant -les constatations de la justice? Il se figurait la justice comme -une espèce de général à qui rien n'échappe et qui attache autant -d'importance à un bouton perdu qu'à un coup de couteau dans le ventre. -Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale; c'était -une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée -par une main maladroite. - -Alors, il se releva pour courir chez M. le maire; mais une autre -pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par -hasard, il ne pouvait pas l'abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout -doucement, assez loin d'elle par prudence, et tendit la main vers son -pied. Il était froid, glacé de ce froid terrible qui rend effrayante la -chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce toucher, -sentit son cœur retourné, comme il le dit plus tard, et la salive -séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il se mit à courir -sous la futaie vers la maison de M. Renardet. - -Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings -fermés, la tête en avant; et son sac de cuir, plein de lettres et de -journaux, lui battait les reins en cadence. - -La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de -parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que -formait en cet endroit la Brindille. - -C'était une grande maison carrée, en pierre grise, très ancienne, qui -avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme, haute -de vingt mètres, bâtie dans l'eau. - -Du haut de cette citadelle, on surveillait jadis tout le pays. On -l'appelait la tour du Renard, sans qu'on sût au juste pourquoi; et -de cette appellation sans doute était venu le nom de Renardet que -portaient les propriétaires de ce fief resté dans la même famille -depuis plus de deux cents ans, disait-on. Car les Renardet faisaient -partie de cette bourgeoisie presque noble qu'on rencontrait souvent -dans les provinces avant la Révolution. - -Le facteur entra d'un élan dans la cuisine où déjeunaient les -domestiques, et cria: «Monsieur le maire est-il levé? Faut que je li -parle sur l'heure.» On savait Médéric un homme de poids et d'autorité, -et on comprit aussitôt qu'une chose grave s'était passée. - -M. Renardet, prévenu, ordonna qu'on l'amenât. Le piéton, pâle et -essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue -table couverte de papiers épars. - -C'était un gros et grand homme, lourd et rouge, fort comme un bœuf, -et très aimé dans le pays, bien que violent à l'excès. Âgé à peu près -de quarante ans et veuf depuis six mois, il vivait sur ses terres en -gentilhomme des champs. Son tempérament fougueux lui avait souvent -attiré des affaires pénibles dont le tiraient toujours les magistrats -de Roüy-le-Tors, en amis indulgents et discrets. N'avait-il pas, un -jour, jeté du haut de son siège le conducteur de la diligence parce -qu'il avait failli écraser son chien d'arrêt Micmac? N'avait-il pas -enfoncé les côtes d'un garde-chasse qui verbalisait contre lui, parce -qu'il traversait, fusil au bras, une terre appartenant au voisin? -N'avait-il pas même pris au collet le sous-préfet qui s'arrêtait dans -le village au cours d'une tournée administrative qualifiée par M. -Renardet de tournée électorale; car il faisait de l'opposition au -gouvernement par tradition de famille. - -Le maire demanda: «Qu'y a-t-il donc, Médéric? - ---J'ai trouvé une p'tite fille morte sous vot' futaie.» - -Renardet se dressa, le visage couleur de brique: - ---Vous dites... Une petite fille? - ---Oui m'sieu, une p'tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang, -morte, bien morte. - -Le maire jura: «Nom de Dieu; je parie que c'est la petite Roque. On -vient de me prévenir qu'elle n'était pas rentrée hier soir chez sa -mère. A quel endroit l'avez-vous découverte?» - -Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d'y conduire le -maire. - -Mais Renardet devint brusque: «Non. Je n'ai pas besoin de vous. -Envoyez-moi tout de suite le garde champêtre, le secrétaire de la -mairie et le médecin, et continuez votre tournée. Vite, vite, allez, et -dites-leur de me rejoindre sous la futaie.» - -Le piéton, homme de consigne, obéit et se retira, furieux et désolé de -ne pas assister aux constatations. - -Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou, de -feutre gris, à bords très larges, et s'arrêta quelques secondes sur le -seuil de sa demeure. Devant lui s'étendait un vaste gazon où éclataient -trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles -de fleurs épanouies, l'une en face de la maison et les autres sur les -côtés. Plus loin, se dressaient jusqu'au ciel les premiers arbres de la -futaie, tandis qu'à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang, -on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé -par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains, -trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un -plumeau frémissant de branches minces. - -A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui -dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé -d'éleveurs de bœufs. - -Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant -à gauche, gagna le bord de l'eau qu'il suivit à pas lents, les mains -derrière le dos. Il allait, le front penché; et de temps en temps il -regardait autour de lui s'il n'apercevait point les personnes qu'il -avait envoyé quérir. - -Lorsqu'il fut arrivé sous les arbres, il s'arrêta, se découvrit et -s'essuya le front comme avait fait Médéric; car l'ardent soleil de -juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit -en route, s'arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant, -il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds -et l'étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d'eau lui -coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur -son cou puissant et rouge, et entraient, l'une après l'autre, sous le -col blanc de sa chemise. - -Comme personne n'apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis -il appela: «Ohé! ohé!» - -Une voix répondit à droite: «Ohé! ohé!» - -Et le médecin apparut sous les arbres. C'était un petit homme maigre, -ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux -environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s'aidait d'une -canne pour marcher. - -Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui, -prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures -effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à -tour pour se hâter, et agitant si fort leurs bras qu'ils semblaient -accomplir avec eux plus de besogne qu'avec leurs jambes. - -Renardet dit au médecin: «Vous savez de quoi il s'agit? - ---Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric. - ---C'est bien. Allons.» - -Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs -pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit; leurs yeux cherchaient, -là-bas, devant eux. - -Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup: «Tenez, le voilà!» - -Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S'ils -n'avaient point su ce que c'était, ils ne l'auraient pas deviné. Cela -semblait luisant et si blanc qu'on l'eût pris pour un linge tombé; -car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair -pâle d'une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils -distinguaient peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers l'eau -et les deux bras écartés comme par un crucifiement. - ---J'ai rudement chaud, dit le maire. - -Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir -qu'il replaça encore sur son front. - -Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu'il fut -auprès du cadavre, il se pencha pour l'examiner, sans y toucher. Il -avait mis un pince-nez comme lorsqu'on regarde un objet curieux, et -tournait autour tout doucement. - -Il dit sans se redresser: «Viol et assassinat que nous allons constater -tout à l'heure. Cette fillette est d'ailleurs presque une femme, voyez -sa gorge.» - -Les deux seins, assez forts déjà, s'affaissaient sur la poitrine, -amollis par la mort. - -Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle -apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il -reprit: «Parbleu, on l'a étranglée une fois l'affaire faite.» - -Il palpait le cou: «Etranglée avec les mains sans laisser d'ailleurs -aucune trace particulière, ni marque d'ongle ni empreinte de doigt. -Très bien. C'est la petite Roque, en effet.» - -Il replaça délicatement le mouchoir: «Je n'ai rien à faire; elle est -morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.» - -Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d'un œil -fixe le petit corps étalé sur l'herbe. Il murmura: «Quel misérable! Il -faudrait retrouver les vêtements.» - -Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit: «Elle venait -sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l'eau.» - -Le maire ordonna: «Toi, Principe (c'était le secrétaire de la mairie), -tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime -(c'était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me -ramener le juge d'instruction avec la gendarmerie. Il faut qu'ils -soient ici dans une heure. Tu entends.» - -Les deux hommes s'éloignèrent vivement et Renardet dit au docteur: -«Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci? - -Le médecin murmura: «Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le -monde en particulier et personne en général. N'importe, ça doit être -quelque rôdeur, quelque ouvrier sans travail. Depuis que nous sommes -en République, on ne rencontre que ça sur les routes.» - -Tous deux étaient bonapartistes. - -Le maire reprit: «Oui, ça ne peut être qu'un étranger, un passant, un -vagabond sans feu ni lieu...» - -Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: «Et sans femme. -N'ayant ni bon souper ni bon gîte, il s'est procuré le reste. On ne -sait pas ce qu'il y a d'hommes sur la terre capables d'un forfait à un -moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu?» - -Et du bout de sa canne, il touchait l'un après l'autre les doigts -roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d'un piano. - ---Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir, -l'enfant n'étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l'avons -appelée jusqu'à minuit sur les routes; mais nous n'avons point pensé -à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches -vraiment utiles. - ---Voulez-vous un cigare? dit le médecin. - ---Merci, je n'ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir -ça. - -Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps -d'adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à -ventre bleu, qui se promenait le long d'une cuisse, s'arrêta sur les -taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de -sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour -explorer l'autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les -deux hommes regardaient ce point noir errant. - -Le médecin dit: «Comme c'est joli, une mouche sur la peau. Les dames -du dernier siècle avaient bien raison de s'en coller sur la figure. -Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là?» - -Le maire semblait ne point l'entendre, perdu dans ses réflexions. - -Mais, tout d'un coup, il se retourna, car un bruit l'avait surpris; -une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres. -C'était la mère, la Roque. Dès qu'elle aperçut Renardet, elle se mit à -hurler: «Ma p'tite, ous qu'est ma p'tite?» tellement affolée qu'elle -ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s'arrêta net, -joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur aiguë -et déchirante, une clameur de bête mutilée. - -Puis elle s'élança vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme -si elle l'eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle -vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d'une -secousse, puis s'abattit le visage contre terre, en jetant dans -l'épaisseur de la mousse des cris affreux et continus. - -Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de -convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets -secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement; et elle -creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s'y -cacher. - -Le médecin, ému, murmura: «Pauvre vieille!» Renardet eut dans le ventre -un bruit singulier; puis il poussa une sorte d'éternuement bruyant qui -lui sortit en même temps par le nez et par la bouche; et, tirant son -mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant -et se mouchant avec bruit. Il balbutiait: «Cré... cré... cré... cré -nom de Dieu de cochon qui a fait ça... Je... je... voudrais le voir -guillotiner...» - -Mais Principe reparut, l'air désolé et les mains vides. Il murmura: «Je -ne trouve rien, m'sieu le maire, rien de rien nulle part.» - -L'autre, effaré, répondit d'une voix grasse, noyée dans les larmes: -«Qu'est-ce que tu ne trouves pas? - ---Les hardes de la petite. - ---Eh bien... eh bien... cherche encore... et... et... trouve-les... -ou... tu auras affaire à moi. - -L'homme, sachant qu'on ne résistait pas au maire, repartit d'un pas -découragé en jetant sur le cadavre un coup d'œil oblique et craintif. - -Des voix lointaines s'élevaient sous les arbres, une rumeur confuse, -le bruit d'une foule qui approchait; car Médéric, dans sa tournée, -avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits -d'abord, avaient causé de ça dans la rue, d'un seuil à l'autre; puis -ils s'étaient réunis; ils avaient jasé, discuté, commenté l'événement -pendant quelques minutes; et maintenant ils s'en venaient pour voir. - -Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par -crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps, -ils s'arrêtèrent, n'osant plus avancer et parlant bas. Puis ils -s'enhardirent, firent quelques pas, s'arrêtèrent encore, avancèrent -de nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère, -du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se -resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt -ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le -palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de -sa torpeur, devint furieux, et saisissant la canne du docteur Labarbe, -il se jeta sur ses administrés en balbutiant: «Foutez-moi le camp... -foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi le camp...» En une -seconde le cordon de curieux s'élargit de deux cents mètres. - -La Roque s'était relevée, retournée, assise, et elle pleurait -maintenant dans ses mains jointes sur sa face. - -Dans la foule, on discutait la chose; et des yeux avides de garçons -fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s'en aperçut, et, -enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui -disparut tout entière sous le vaste vêtement. - -Les curieux se rapprochaient doucement; la futaie s'emplissait de -monde; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu des -grands arbres. - -Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main, -dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité -du peuple et répétait: «Si un de vous approche, je lui casse la tête -comme à un chien.» - -Les paysans avaient grand'peur de lui; ils se tinrent au large. Le -docteur Labarbe, qui fumait, s'assit à côté de la Roque, et il lui -parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses -mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants, -vidant sa douleur dans l'abondance de sa parole. Elle raconta toute sa -vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de bœufs, tué d'un -coup de corne, l'enfance de sa fille, son existence misérable de veuve -sans ressources avec la petite. Elle n'avait que ça, sa petite Louise; -et on l'avait tuée; on l'avait tuée dans ce bois. Tout d'un coup, elle -voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu'au cadavre, -elle souleva par un coin le vêtement qui le couvrait; puis elle le -laissa retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, regardant -avidement tous les gestes de la mère. - -Mais, soudain, un grand remous eut lieu; on cria: «Les gendarmes, les -gendarmes!» - -Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot, -escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux, qui -dansait comme un singe sur une haute jument blanche. - -Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge -d'instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa -promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la -grande joie des officiers. - -Il mit pied à terre avec le capitaine, et serra les mains du maire et -du docteur, en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que -gonflait le corps couché dessous. - -Quand il fut bien au courant des faits, il fit d'abord écarter le -public que les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut -bientôt dans la prairie, et forma haie, une grande haie de têtes -excitées et remuantes tout le long de la Brindille, de l'autre côté du -ruisseau. - -Le médecin, à son tour, donna des explications que Renardet écrivait -au crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent faites, -enregistrées et commentées sans amener aucune découverte. Maxime aussi -était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements. - -Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant -l'expliquer que par un vol; et, comme ces guenilles ne valaient pas -vingt sous, ce vol même était inadmissible. - -Le juge d'instruction, le maire, le capitaine et le docteur s'étaient -mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches -le long de l'eau. - -Renardet disait au juge: «Comment se fait-il que ce misérable ait caché -ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en -pleine vue?» - -L'autre, sournois et perspicace, répondit: «Hé! hé! Une ruse peut-être? -Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans -tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.» - -Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C'étaient le -substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur -tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation. - -Renardet dit tout à coup: «Savez-vous que je vous garde à déjeuner?» - -Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d'instruction, -trouvant qu'on s'était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite -Roque, se tourna vers le maire: - ---Je peux faire porter chez vous le corps, n'est-ce pas? Vous avez bien -une chambre pour me le garder jusqu'à ce soir. - -L'autre se troubla, balbutiant: «Oui, non... non... A vrai dire, -j'aime mieux qu'il n'entre pas chez moi... à cause... à cause de mes -domestiques... qui... qui parlent déjà de revenants dans... dans ma -tour, dans la tour du Renard... Vous savez... Je ne pourrais plus en -garder un seul... Non... J'aime mieux ne pas l'avoir chez moi. - -Le magistrat se mit à sourire: «Bon... Je vais le faire emporter -tout de suite à Roüy, pour l'examen légal.» Et se tournant vers le -substitut: «Je peux me servir de votre voiture, n'est-ce pas? - ---Oui, parfaitement.» - -Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque maintenant, assise à -côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle, -d'un œil vague et hébété. - -Les deux médecins essayèrent de l'emmener pour qu'elle ne vît pas -enlever la petite; mais elle comprit tout de suite ce qu'on allait -faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras. -Couchée dessus elle criait: «Vous ne l'aurez pas, c'est à moi, c'est à -moi à c't' heure. On me l'a tuée; j' veux la garder, vous l'aurez pas!» - -Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d'elle. -Renardet se mit à genoux pour lui parler: «Écoutez, la Roque, il le -faut, pour savoir celui qui l'a tuée; sans ça on ne saurait pas; il -faut bien qu'on le cherche pour le punir. On vous la rendra quand on -l'aura trouvé, je vous le promets.» - -Cette raison ébranla la femme et une haine s'éveillant dans son regard -affolé: «Alors on le prendra? dit-elle. - ---Oui, je vous le promets.» - -Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens; mais le capitaine -ayant murmuré: «C'est surprenant qu'on ne retrouve pas ses vêtements», -une idée nouvelle, qu'elle n'avait pas encore eue, entra brusquement -dans sa tête de paysanne et elle demanda: - ---Ous qu'é sont ses hardes; c'est à mé. Je les veux. Ous qu'on les a -mises? - -On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables; alors elle les -réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant: «C'est -à mé, je les veux; ous qu'é sont, je les veux?» - -Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s'obstinait. Elle -ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les vêtements -de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de misérable -pour qui une pièce d'argent représente une fortune, que par tendresse -maternelle. - -Et quand le petit corps, roulé en des couvertures qu'on était allé -chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la vieille, debout -sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine, criait: «J'ai -pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement son p'tit -bonnet, son p'tit bonnet; j'ai pu rien, pu rien, pas seulement son -p'tit bonnet.» - -Le curé venait d'arriver, un tout jeune prêtre déjà gras. Il se -chargea d'emmener la Roque, et ils s'en allèrent ensemble vers le -village. La douleur de la mère s'atténuait sous la parole sucrée de -l'ecclésiastique, qui lui promettait mille compensations. Mais elle -répétait sans cesse: «Si j'avais seulement son p'tit bonnet...», -s'obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres. - -Renardet cria de loin: «Vous déjeunez avec nous, monsieur l'abbé. Dans -une heure.» - -Le prêtre tourna la tête et répondit: Volontiers, monsieur le maire. Je -serai chez vous à midi.» - -Et tout le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers -les branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la -Brindille. - -Le repas dura longtemps; on parlait du crime. Tout le monde se trouva -du même avis; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant là par -hasard, pendant que la petite prenait un bain. - -Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu'ils -reviendraient le lendemain de bonne heure; le médecin et le curé -rentrèrent chez eux, tandis que Renardet, après une longue promenade -par les prairies, s'en revint sous la futaie où il se promena jusqu'à -la nuit, à pas lents, les mains derrière le dos. - -Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain -quand le juge d'instruction pénétra dans sa chambre. Il se frottait -les mains; il avait l'air content; il dit: - ---Ah! ah! vous dormez encore! Eh bien, mon cher, nous avons du nouveau -ce matin. - -Le maire s'était assis sur son lit. - ---Quoi donc? - ---Oh! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la mère -réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet surtout. Eh -bien, en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le seuil, les -deux petits sabots de l'enfant. Cela prouve que le crime a été commis -par quelqu'un du pays, par quelqu'un qui a eu pitié d'elle. Voilà en -outre le facteur Médéric qui m'apporte le dé, le couteau et l'étui à -aiguilles de la morte. Donc l'homme, en emportant les vêtements pour -les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la poche. Pour -moi, j'attache surtout de l'importance au fait des sabots, qui indique -une certaine culture morale et une faculté d'attendrissement chez -l'assassin. Nous allons donc, si vous le voulez bien, passer en revue -ensemble les principaux habitants de votre pays. - -Le maire s'était levé. Il sonna afin qu'on lui apportât de l'eau chaude -pour sa barbe. Il disait: «Volontiers; mais ce sera assez long, et nous -pouvons commencer tout de suite.» - -M. Putoin s'était assis à cheval sur une chaise, continuant ainsi, même -dans les appartements, sa manie d'équitation. - -Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en se -regardant dans la glace; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et il -reprit: «Le principal habitant de Carvelin s'appelle Joseph Renardet, -maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les -cochers...» - -Le juge d'instruction se mit à rire: «Cela suffit; passons au suivant... - ---Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de -bœufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois, -très retors en toute question d'argent, mais incapable, à mon avis, -d'avoir commis un tel forfait.» - -M. Putoin dit: «Passons.» - -Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua l'inspection -morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux heures de -discussion, leurs soupçons s'étaient arrêtés sur trois individus -assez suspects: un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de truites et -d'écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de bœufs nommé Clovis. - - -II - -Les recherches durèrent tout l'été; on ne découvrit pas le criminel. -Ceux qu'on soupçonna et qu'on arrêta prouvèrent facilement leur -innocence, et le parquet dut renoncer à la poursuite du coupable. - -Mais cet assassinat semblait avoir ému le pays entier d'une façon -singulière. Il était resté aux âmes des habitants une inquiétude, une -vague peur, une sensation d'effroi mystérieux, venue non seulement -de l'impossibilité de découvrir aucune trace, mais aussi et surtout -de cette étrange trouvaille des sabots devant la porte de la Roque, -le lendemain. La certitude que le meurtrier avait assisté aux -constatations, qu'il vivait encore dans le village, sans doute, hantait -les esprits, les obsédait, paraissait planer sur le pays comme une -incessante menace. - -La futaie, d'ailleurs, était devenue un endroit redouté, évité, qu'on -croyait hanté. Autrefois, les habitants venaient s'y promener chaque -dimanche dans l'après-midi. Ils s'asseyaient sur la mousse au pied -des grands arbres énormes, ou bien s'en allaient le long de l'eau en -guettant les truites qui filaient sous les herbes. Les garçons jouaient -aux boules, aux quilles, au bouchon, à la balle, en certaines places où -ils avaient découvert, aplani et battu le sol; et les filles, par rangs -de quatre ou cinq, se promenaient en se tenant par le bras, piaillant -de leurs voix criardes des romances qui grattaient l'oreille, dont les -notes fausses troublaient l'air tranquille et agaçaient les nerfs des -dents ainsi que des gouttes de vinaigre. Maintenant personne n'allait -plus sous la voûte épaisse et haute, comme si on se fût attendu à y -trouver toujours quelque cadavre couché. - -L'automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et nuit, -descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands -arbres; et on commençait à voir le ciel à travers les branches. -Quelquefois, quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie -lente et continue s'épaississait brusquement, devenait une averse -vaguement bruissante qui couvrait la mousse d'un épais tapis jaune, -criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le -murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait -une plainte, et ces feuilles tombant toujours semblaient des larmes, -de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient -jour et nuit sur la fin de l'année, sur la fin des aurores tièdes et -des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs -soleils, et aussi peut-être sur le crime qu'ils avaient vu commettre -sous leur ombre, sur l'enfant violée et tuée à leur pied. Ils -pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné -et redouté, où devait errer, seule, l'âme, la petite âme de la petite -morte. - -La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune et -colère entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres et -nus. - -Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la futaie. -Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison, descendait à -pas lents son perron, et s'en allait sous les arbres d'un air songeur, -les mains dans ses poches. Il marchait longtemps sur la mousse humide -et molle, tandis qu'une légion de corbeaux, accourus de tous les -voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à travers -l'espace, à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en -poussant des clameurs violentes et sinistres. - -Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches -emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules -d'automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement -et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de -leur vol. - -Ils s'abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à -peu leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes -noires au noir de l'espace. - -Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les -ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait, -tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire, -en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la -flamme. - -Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait -abattre sa futaie. - -Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le -plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître. - -D'abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc. - -Liés à lui par un collier de corde, ils l'enlacent d'abord de leurs -bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d'un coup de -pointe d'acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois, -y reste enfoncée, et l'homme s'élève dessus comme sur une marche -pour frapper de l'autre pied avec l'autre pointe sur laquelle il se -soutiendra de nouveau en recommençant avec la première. - -Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui -l'attache à l'arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d'acier. -Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un -géant, il monte lourdement le long de l'immense colonne, l'embrassant -et l'éperonnant pour aller le décapiter. - -Dès qu'il arrive aux premières branches, il s'arrête, détache de -son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec -méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la -branche craque, fléchit, s'incline, s'arrache et s'abat en frôlant dans -sa chute les arbres voisins. Puis elle s'écrase sur le sol avec un -grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent -longtemps. - -Le sol se couvrait de débris que d'autres hommes taillaient à leur -tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres -restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux -gigantesques amputés et rasés par l'acier tranchant des serpes. - -Et, quand l'ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet -du fût droit et mince le collier de corde qu'il y avait porté, il -redescendait ensuite à coups d'éperon le long du tronc découronné que -les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups -qui retentissaient dans tout le reste de la futaie. - -Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes -tiraient, en poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au sommet, -et l'immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le bruit -sourd et la secousse d'un coup de canon lointain. - -Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une -armée perd ses soldats. - -Renardet ne s'en allait plus; il restait là du matin au soir, -contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa -futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus ainsi que -sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte -d'impatience secrète et calme, comme s'il eût attendu, espéré quelque -chose à la fin de ce massacre. - -Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée. -On y parvint enfin, un soir, à l'heure du crépuscule. - -Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent -arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d'un hêtre -énorme, mais le maître s'y opposa, et exigea qu'à l'heure même on -ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime. - -Quand l'ébrancheur l'eut mis à nu, eut terminé sa toilette de -condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes -commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte. - -L'arbre résista; son tronc puissant, bien qu'entaillé jusqu'au milieu, -était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte -de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu'à terre, et -ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur -effort. - -Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing, -pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile, -la main sur l'écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et -nerveuse. - -Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand -il tombera, ça pourrait vous blesser.» - -Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir -lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur. - -Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un -déchirement qui sembla courir jusqu'au sommet comme une secousse -douloureuse; et elle s'inclina un peu, prête à tomber, mais résistant -encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent un effort -plus grand; et comme l'arbre, brisé, croulait, soudain Renardet fit un -pas en avant, puis s'arrêta, les épaules soulevées pour recevoir le -choc irrésistible, le choc mortel qui l'écraserait sur le sol. - -Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le -jetant sur la face à cinq mètres de là. - -Les ouvriers s'élancèrent pour le relever; il s'était déjà soulevé -lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main -sur son front, comme s'il se réveillait d'un accès de folie. - -Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes surpris, -l'interrogèrent, ne comprenant point ce qu'il avait fait. Il répondit, -en balbutiant, qu'il avait eu un moment d'égarement, ou, plutôt, une -seconde de retour à l'enfance, qu'il s'était imaginé avoir le temps de -passer sous l'arbre, comme les gamins passent en courant devant les -voitures au trot, qu'il avait joué au danger, que, depuis huit jours, -il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois -qu'un arbre craquait pour tomber, si on pourrait passer dessous sans -être touché. C'était une bêtise, il l'avouait; mais tout le monde a de -ces minutes d'insanité et de ces tentations d'une stupidité puérile. - -Il s'expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il -s'en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.» - -Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, il s'assit devant sa table, que -sa lampe, coiffée d'un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son -front entre ses mains, il se mit à pleurer. - -Il pleura longtemps, puis s'essuya les yeux, releva la tête et regarda -sa pendule. Il n'était pas encore six heures. Il pensa: «J'ai le -temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint -alors s'asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu, -prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté. -L'acier de l'arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes. - -Renardet le contempla quelque temps avec l'œil trouble d'un homme -ivre; puis il se leva et se mit à marcher. - -Il allait d'un bout à l'autre de l'appartement, et de temps en temps -s'arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de -son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et -se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il -se remit à marcher. Chaque fois qu'il passait devant sa table, l'arme -brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la -pendule et pensait: «J'ai encore le temps.» - -La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la -bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon -dedans comme s'il eût voulu l'avaler. Il resta ainsi quelques secondes, -immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un -frisson d'horreur, il cracha le pistolet sur le tapis. - -Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n'ose -pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me -tuer!» - -On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le -dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C'est bien. Je descends.» - -Alors il ramassa l'arme, l'enferma de nouveau dans le tiroir, puis se -regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage ne lui -semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu plus -rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table. - -Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne -veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs -pipes dans la salle pendant qu'on desservait. Puis il remonta dans sa -chambre. - -Dès qu'il s'y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses -armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma -ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur -lui-même, parcourut de l'œil tout l'appartement avec une angoisse -d'épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu'il allait -la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu'il -avait violée, puis étranglée. - -Toutes les nuits, l'odieuse vision recommençait. C'était d'abord dans -ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d'une machine à -battre ou le passage lointain d'un train sur un pont. Il commençait -alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col -de chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang, -il essayait de lire, il essayait de chanter; c'était en vain; sa -pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait -recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions -les plus violentes de la première minute à la dernière. - -Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l'horrible jour, -un peu d'étourdissement et de migraine qu'il attribuait à la chaleur, -de sorte qu'il était resté dans sa chambre jusqu'à l'appel du déjeuner. -Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la -fin de l'après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante sous les -arbres de sa futaie. - -Mais, dès qu'il fut dehors, l'air lourd et brûlant de la plaine -l'oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur -la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente. -Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les -oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna -les grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille -évaporait un peu de fraîcheur sous l'immense toiture de branches. Mais -il se sentait mal à l'aise. Il lui semblait qu'une main inconnue, -invisible, lui serrait le cou; et il ne songeait presque à rien, -ayant d'ordinaire peu d'idées dans la tête. Seule, une pensée vague -le hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait -de vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué -depuis dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence -de tous les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un -besoin impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser -régulier. Depuis la mort de Mme Renardet, il souffrait sans cesse sans -bien comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler -ses jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s'affaiblir -entre ses bras surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il -cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il -pourrait épouser lorsque son deuil serait fini. - -Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant d'Hercule, -et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses -veilles. Il les chassait; elles revenaient; et il murmurait par moments -en souriant de lui-même: «Me voici comme saint Antoine.» - -Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir lui -vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir et -apaiser l'ardeur de son sang. - -Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les gens -du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla. - -Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se reposait, -sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en approchant, crut -entendre un léger bruit, un faible clapotement qui n'était point -celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les feuilles -et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers l'onde -transparente, battait l'eau des deux mains, en dansant un peu dedans, -et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n'était plus une -enfant, ce n'était pas encore une femme; elle était grasse et formée, -tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque mûre. -Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d'angoisse, le souffle coupé -par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le cœur -battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme -si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et -trop jeune, cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du -ruisselet, comme l'autre, la grande, dans les vagues de la mer. - -Soudain l'enfant sortit du bain, et sans le voir, s'en vint vers lui -pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu'elle approchait à -petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il se sentait -poussé vers elle par une force irrésistible, par un emportement bestial -qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et le faisait trembler -des pieds à la tête. - -Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le cachait. -Alors perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua sur elle et -la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour résister, trop -épouvantée pour appeler, et il la posséda sans comprendre ce qu'il -faisait. - -Il se réveilla de son crime, comme on se réveille d'un cauchemar. -L'enfant commençait à pleurer. - -Il dit: «Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l'argent.» - -Mais elle n'écoutait pas; elle sanglotait. - -Il reprit: «Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc.» - -Elle hurla en se tordant pour s'échapper. - -Il comprit brusquement qu'il était perdu; et il la saisit par le cou -pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles. -Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d'un être -qui veut fuir la mort, il ferma sa main de colosse sur la petite gorge -gonflée de cris, et il l'eut étranglée en quelques instants, tant il -serrait furieusement, sans qu'il songeât à la tuer, mais simplement -pour la faire taire. - -Puis il se dressa, éperdu d'horreur. - -Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se -sauver, quand surgit, dans son âme bouleversée, l'instinct mystérieux -et confus qui guide tous les êtres en danger. - -Il faillit jeter le corps à l'eau; mais une autre impulsion le poussa -vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il avait de -la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou profond -du ruisseau, sous un tronc d'arbre dont le pied baignait dans la -Brindille. - -Puis il s'en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense -détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de -l'autre côté du pays, et il rentra pour dîner à l'heure ordinaire en -racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade. - -Il dormit pourtant cette nuit-là; il dormit d'un épais sommeil de -brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il -n'ouvrit les yeux qu'aux premières lueurs du jour, et il attendit, -torturé par la peur du forfait découvert, l'heure ordinaire de son -réveil. - -Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit à la façon -des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les choses -et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage d'ivresse, -dans ce doute d'irréalité qui trouble l'esprit aux heures des grandes -catastrophes. - -Seul le cri déchirant de la Roque lui traversa le cœur. A ce moment -il faillit se jeter aux genoux de la vieille femme en criant: «C'est -moi.» Mais il se contint. Il alla pourtant, durant la nuit, repêcher -les sabots de la morte, pour les porter sur le seuil de sa mère. - -Tant que dura l'enquête, tant qu'il dut guider et égarer la justice, il -fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait paisiblement -avec les magistrats toutes les suppositions qui leur passaient par -l'esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs raisonnements. -Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à troubler leurs -perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter ceux qu'ils -suspectaient. - -Mais, à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il devint -peu à peu nerveux, plus excitable encore qu'autrefois, bien qu'il -maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de peur; -il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des pieds -à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un besoin -impérieux de mouvement l'envahit, le força à des courses prodigieuses, -le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa chambre. - -Ce n'était point qu'il fût harcelé par des remords. Sa nature brutale -ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte morale. Homme -d'énergie et même de violence, né pour faire la guerre, ravager les -pays conquis et massacrer les vaincus, plein d'instincts sauvages de -chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie humaine. Bien -qu'il respectât l'Eglise, par politique, il ne croyait ni à Dieu, -ni au diable, n'attendant par conséquent, dans une autre vie, ni -châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour -toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des -encyclopédistes du siècle dernier; et il considérait la Religion comme -une sanction morale de la Loi, l'une et l'autre ayant été inventées par -les hommes pour régler les rapports sociaux. - -Tuer quelqu'un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou par -accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé -une chose amusante et crâne, et n'eût pas laissé plus de traces en son -esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre; mais il avait ressenti -une émotion profonde du meurtre de cette enfant. Il l'avait commis -d'abord dans l'affolement d'une ivresse irrésistible, dans une espèce -de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au cœur, -gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts -d'assassin une sorte d'amour bestial, en même temps qu'une horreur -épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A -tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible; et bien qu'il -s'efforçât de chasser cette image, qu'il l'écartât avec terreur, avec -dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de lui, -attendant sans cesse le moment de réapparaître. - -Alors il eut peur des soirs, peur de l'ombre tombant autour de lui. Il -ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes; -mais il les redoutait d'instinct; il les sentait peuplées de terreurs. -Le jour clair ne se prête point aux épouvantes. On y voit les choses -et les êtres; aussi n'y rencontre-t-on que les choses et les êtres -naturels qui peuvent se montrer dans la clarté. Mais la nuit, la nuit -opaque, plus épaisse que des murailles, et vide, la nuit infinie, si -noire, si vaste, où l'on peut frôler d'épouvantables choses, la nuit où -l'on sent errer, rôder l'effroi mystérieux, lui paraissait cacher un -danger inconnu, proche et menaçant. Lequel? - -Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un -soir qu'il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre. -Il attendit, inquiet, le cœur battant; la draperie ne bougeait plus; -puis, soudain, elle s'agita de nouveau; du moins il pensa qu'elle -s'agitait. Il n'osait point se lever; il n'osait plus respirer; et -pourtant il était brave; il s'était battu souvent et il aurait aimé -découvrir chez lui des voleurs. - -Était-il vrai qu'il remuait, ce rideau? Il se le demandait, craignant -d'être trompé par ses yeux. C'était si peu de chose, d'ailleurs, un -léger frisson de l'étoffe, une sorte de tremblement des plis, à peine -une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet demeurait -les yeux fixes, le cou tendu; et brusquement il se leva, honteux de -sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et l'écarta -largement. Il ne vit rien d'abord que les vitres noires, noires comme -des plaques d'encre luisante. La nuit, la grande nuit impénétrable -s'étendait par derrière jusqu'à l'invisible horizon. Il restait debout -en face de cette ombre illimitée; et tout à coup il y aperçut une -lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il approcha -son visage du carreau, pensant qu'un pêcheur d'écrevisses braconnait -sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et cette lueur -rampait au bord de l'eau, sous la futaie. Comme il ne distinguait pas -encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains; et brusquement -cette lueur devint une clarté, et il aperçut la petite Roque nue et -sanglante sur la mousse. - -Il recula crispé d'horreur, heurta son siège et tomba sur le dos. Il y -resta quelques minutes l'âme en détresse, puis il s'assit et se mit à -réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout; une hallucination -venue de ce qu'un maraudeur de nuit marchait au bord de l'eau avec son -fanal. Quoi d'étonnant d'ailleurs à ce que le souvenir de son crime -jetât en lui, parfois, la vision de la morte. - -S'étant relevé, il but un verre d'eau, puis s'assit. Il songeait: -«Que vais-je faire, si cela recommence?» Et cela recommencerait, il -le sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard, -l'appelait, l'attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise; puis -il prit un livre et essaya de lire; mais il lui sembla entendre bientôt -s'agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement pivoter sur -un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore; certes, il avait remué, -cette fois; il n'en pouvait plus douter; il s'élança et le saisit -d'une main si brutale qu'il le jeta bas avec sa galerie; puis il colla -avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout était noir au -dehors; et il respira avec la joie d'un homme dont on vient de sauver -la vie. - -Donc il retourna s'asseoir; mais presque aussitôt le désir le reprit de -regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau était tombé, -elle faisait une sorte de trou sombre attirant, redoutable, sur la -campagne obscure. Pour ne point céder à cette dangereuse tentation, il -se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et ferma les yeux. - -Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le sommeil. -Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les ouvrit, -croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur son -coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l'attirait toujours, -invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques -étoiles; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les -carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là-bas, -sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore, -éclairant l'ombre autour de lui! - -Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu'au -matin, la tête cachée sous l'oreiller. - -A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. Il passait ses jours -dans la terreur des nuits; et chaque nuit, la vision recommençait. A -peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter; mais en vain. -Une force irrésistible le soulevait et le poussait à sa vitre, comme -pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt, couché d'abord au -lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes ouvertes, tel que -le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait et s'en venait, à -petits pas, ainsi que l'enfant avait fait en sortant de la rivière. -Elle s'en venait, doucement, tout droit en passant sur le gazon et sur -la corbeille de fleurs desséchées; puis elle s'élevait dans l'air, -vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers lui, comme elle était -venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et l'homme reculait devant -l'apparition, il reculait jusqu'à son lit et s'affaissait dessus, -sachant bien que la petite était entrée et qu'elle se tenait maintenant -derrière le rideau qui remuerait tout à l'heure. Et jusqu'au jour il -le regardait, ce rideau, d'un œil fixe, s'attendant sans cesse à -voir sortir sa victime. Mais elle ne se montrait plus; elle restait là, -sous l'étoffe agitée parfois d'un tremblement. Et Renardet, les doigts -crispés sur ses draps, les serrait ainsi qu'il avait serré la gorge -de la petite Roque. Il écoutait sonner les heures; il entendait battre -dans le silence le balancier de sa pendule et les coups profonds de son -cœur. Et il souffrait, le misérable, plus qu'aucun homme n'avait -jamais souffert. - -Puis, dès qu'une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant le -jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa chambre; -et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d'un sommeil -inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve l'épouvantable -vision de ses veilles. - -Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se sentait -courbaturé comme après de prodigieuses fatigues; et il mangeait à -peine, hanté toujours par la crainte de celle qu'il reverrait la nuit -suivante. - -Il savait bien pourtant que ce n'était pas une apparition, que les -morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par -une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause -de son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle, -appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait -empreinte l'image ineffaçable. Mais il savait aussi qu'il ne guérirait -pas, qu'il n'échapperait jamais à la persécution sauvage de sa mémoire; -et il se résolut à mourir plutôt que de supporter plus longtemps ces -tortures. - -Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de -simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide. -Car il tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères; et si on -soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime -inexpliqué, à l'introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à -l'accuser du forfait. - -Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par l'arbre -au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida donc à -faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre refusa -de lui casser les reins. - -Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son -revolver, et puis il n'avait pas osé tirer. - -L'heure du dîner sonna, il avait mangé, puis était remonté. Et il -ne savait pas ce qu'il allait faire. Il se sentait lâche maintenant -qu'il avait échappé une première fois. Tout à l'heure il était prêt, -fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution; à -présent, il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la -morte. - -Il balbutiait: «Je n'oserai plus, je n'oserai plus»; et il regardait -avec terreur, tantôt l'arme sur sa table, tantôt le rideau qui cachait -sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose d'horrible aurait -lieu sitôt que sa vie cesserait! Quelque chose? Quoi? Leur rencontre -peut-être? Elle le guettait, elle l'attendait, l'appelait, et c'était -pour le prendre à son tour, pour l'attirer dans sa vengeance et le -décider à mourir qu'elle se montrait ainsi tous les soirs. - -Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant: «Je n'oserai plus, je -n'oserai plus.» Puis il tomba sur les genoux, et balbutia: «Mon Dieu, -mon Dieu.» Sans croire à Dieu, pourtant. Et il n'osait plus, en effet, -regarder sa fenêtre où il savait blottie l'apparition, ni sa table où -luisait son revolver. - -Quand il se fut relevé, il dit tout haut: «Ça ne peut pas durer, il -faut en finir.» Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit -passer un frisson de peur le long des membres; mais comme il ne se -décidait à prendre aucune résolution, comme il sentait bien que le -doigt de sa main refuserait toujours de presser la gâchette de l'arme, -il retourna cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et il -réfléchit. - -Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir, -inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune -hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les -condamnés qu'on mène à l'échafaud au milieu des soldats. Oh! s'il -pouvait prier quelqu'un de tirer; s'il pouvait, avouant l'état de son -âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais, -obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible? A -qui? il cherchait parmi les gens qu'il connaissait. Le médecin? Non. -Il raconterait cela plus tard, sans doute? Et tout à coup, une bizarre -pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d'instruction, -qu'il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait -tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu'il endurait, -et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu'il -employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom -de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu'il aurait appris -que le coupable s'était fait justice. Renardet pouvait compter sur -ce magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d'une parole -légère. C'était un de ces hommes qui ont une conscience inflexible -gouvernée, dirigée, réglée par leur seule raison. - -A peine eut-il formé ce projet qu'une joie bizarre envahit son cœur. -Il était tranquille à présent. Il allait écrire sa lettre, lentement, -puis, au jour levant, il la déposerait dans la boîte clouée au mur -de sa métairie, puis il monterait sur sa tour pour voir arriver le -facteur, et quand l'homme à la blouse bleue s'en irait, il se jetterait -la tête la première sur les roches où s'appuyaient les fondations. Il -prendrait soin d'être vu d'abord par les ouvriers qui abattaient son -bois. Il pourrait donc grimper sur la marche avancée qui portait le -mât du drapeau déployé aux jours de fête. Il casserait ce mât d'une -secousse et se précipiterait avec lui. Comment douter d'un accident? Et -il se tuerait net, étant donnés son poids et la hauteur de sa tour. - -Il sortit aussitôt de son lit, gagna sa table et se mit à écrire; -il n'oublia rien, pas un détail du crime, pas un détail de sa vie -d'angoisses, pas un détail des tortures de son cœur, et il termina -en annonçant qu'il s'était condamné lui-même, qu'il allait exécuter -le criminel, et en priant son ami, son ancien ami, de veiller à ce que -jamais on n'accusât sa mémoire. - -En achevant sa lettre, il s'aperçut que le jour était venu. Il la -ferma, la cacheta, écrivit l'adresse, puis il descendit à pas légers, -courut jusqu'à la petite boîte blanche collée au mur, au coin de la -ferme, et quand il eut jeté dedans ce papier qui énervait sa main, il -revint vite, referma les verrous de la grande porte et grimpa sur sa -tour pour attendre le passage du piéton qui emporterait son arrêt de -mort. - -Il se sentait calme, maintenant, délivré, sauvé! - -Un vent froid, sec, un vent de glace lui passait sur la face. Il -l'aspirait avidement, la bouche ouverte, buvant sa caresse gelée. Le -ciel était rouge, d'un rouge ardent, d'un rouge d'hiver, et toute la -plaine blanche de givre brillait sous les premiers rayons du soleil, -comme si elle eût été poudrée de verre pilé. Renardet, debout, nu-tête, -regardait le vaste pays, les prairies à gauche, à droite le village -dont les cheminées commençaient à fumer pour le repas du matin. - -A ses pieds il voyait couler la Brindille, dans les roches où il -s'écraserait tout à l'heure. Il se sentait renaître dans cette belle -aurore glacée, et plein de force, plein de vie. La lumière le baignait, -l'entourait, le pénétrait comme une espérance. Mille souvenirs -l'assaillaient, des souvenirs de matins pareils, de marche rapide sur -la terre dure qui sonnait sous les pas, de chasses heureuses au bord -des étangs où dorment les canards sauvages. Toutes les bonnes choses -qu'il aimait, les bonnes choses de l'existence accouraient dans son -souvenir, l'aiguillonnaient de désirs nouveaux, réveillaient tous les -appétits vigoureux de son corps actif et puissant. - -Et il allait mourir? Pourquoi? il allait se tuer subitement, parce -qu'il avait peur d'une ombre? peur de rien? Il était riche et jeune -encore! Quelle folie! Mais il lui suffisait d'une distraction, d'une -absence, d'un voyage pour oublier! Cette nuit même, il ne l'avait pas -vue, l'enfant, parce que sa pensée, préoccupée, s'était égarée sur -autre chose. Peut-être ne la reverrait-il plus? Et si elle le hantait -encore dans cette maison, certes, elle ne le suivrait pas ailleurs! La -terre était grande, et l'avenir long! Pourquoi mourir? - -Son regard errait sur les prairies, et il aperçut une tache bleue dans -le sentier le long de la Brindille. C'était Médéric qui s'en venait -apporter les lettres de la ville et emporter celles du village. - -Renardet eut un sursaut, la sensation d'une douleur le traversant, et -il s'élança dans l'escalier tournant pour reprendre sa lettre, pour -la réclamer au facteur. Peu lui importait d'être vu, maintenant; il -courait à travers l'herbe où moussait la glace légère des nuits, et il -arriva devant la boîte, au coin de la ferme, juste en même temps que le -piéton. - -L'homme avait ouvert la petite porte de bois et prenait les quelques -papiers déposés là par les habitants du pays. - -Renardet lui dit: - ---Bonjour, Médéric. - ---Bonjour, m'sieu le maire. - ---Dites donc, Médéric, j'ai jeté à la boîte une lettre dont j'ai -besoin. Je viens vous demander de me la rendre. - ---C'est bien, m'sieu le maire, on vous la donnera. - -Et le facteur leva les yeux. Il demeura stupéfait devant le visage de -Renardet; il avait les joues violettes, le regard trouble, cerclé de -noir, comme enfoncé dans la tête, les cheveux en désordre, la barbe -mêlée, la cravate défaite. Il était visible qu'il ne s'était point -couché. - -L'homme demanda: «C'est-il que vous êtes malade, m'sieu le maire?» - -L'autre, comprenant soudain que son allure devait être étrange, perdit -contenance, balbutia: «Mais non... mais non... Seulement, j'ai sauté du -lit pour vous demander cette lettre... Je dormais... Vous comprenez?...» - -Un vague soupçon passa dans l'esprit de l'ancien soldat. - -Il reprit: «Qué lettre? - ---Celle que vous allez me rendre.» - -Maintenant, Médéric hésitait, l'attitude du maire ne lui paraissait pas -naturelle. Il y avait peut-être un secret dans cette lettre, un secret -de politique. Il savait que Renardet n'était pas républicain, et il -connaissait tous les trucs et toutes les supercheries qu'on emploie aux -élections. - -Il demanda: «A qui qu'elle est adressée, c'te lettre? - ---A M. Putoin, le juge d'instruction; vous savez bien, M. Putoin, mon -ami!» - -Le piéton chercha dans les papiers et trouva celui qu'on lui réclamait. -Alors il se mit à le regarder, le tournant et le retournant dans ses -doigts, fort perplexe, fort troublé par la crainte de commettre une -faute grave ou de se faire un ennemi du maire. - -Voyant son hésitation, Renardet fit un mouvement pour saisir la -lettre et la lui arracher. Ce geste brusque convainquit Médéric qu'il -s'agissait d'un mystère important et le décida à faire son devoir, -coûte que coûte. - -Il jeta donc l'enveloppe dans son sac et le referma, en répondant: - ---Non, j' peux pas, m'sieu le maire. Du moment qu'elle allait à la -justice, j' peux pas. - -Une angoisse affreuse étreignit le cœur de Renardet, qui balbutia: - ---Mais vous me connaissez bien. Vous pouvez même reconnaître mon -écriture. Je vous dis que j'ai besoin de ce papier. - ---J' peux pas. - ---Voyons, Médéric, vous savez que je suis incapable de vous tromper, je -vous dis que j'en ai besoin. - ---Non. J' peux pas. - -Un frisson de colère passa dans l'âme violente de Renardet. - ---Mais, sacrebleu, prenez garde. Vous savez que je ne badine pas, moi, -et que je peux vous faire sauter de votre place, mon bonhomme, et sans -tarder encore. Et puis je suis le maire du pays, après tout; et je vous -ordonne maintenant de me rendre ce papier. - -Le piéton répondit avec fermeté: «Non, je n' peux pas, m'sieu le maire!» - -Alors Renardet, perdant la tête, le saisit par le bras pour lui enlever -son sac; mais l'homme se débarrassa d'une secousse et, reculant, leva -son gros bâton de houx. Il prononça, toujours calme: «Oh! ne me touchez -pas, m'sieu le maire, ou je cogne. Prenez garde. Je fais mon devoir, -moi!» - -Se sentant perdu, Renardet, brusquement, devint humble, doux, implorant -comme un enfant qui pleure. - ---Voyons, voyons, mon ami, rendez-moi cette lettre, je vous -récompenserai, je vous donnerai de l'argent, tenez, tenez, je vous -donnerai cent francs, vous entendez, cent francs. - -L'homme tourna les talons et se mit en route. - -Renardet le suivit, haletant, balbutiant: - ---Médéric, Médéric, écoutez, je vous donnerai mille francs, vous -entendez, mille francs. - -L'autre allait toujours, sans répondre. Renardet reprit: «Je ferai -votre fortune... vous entendez, ce que vous voudrez... Cinquante mille -francs... Cinquante mille francs pour cette lettre... Qu'est-ce que ça -vous fait?... Vous ne voulez pas?... Eh bien, cent mille... dites... -cent mille francs... comprenez-vous?... cent mille francs... cent mille -francs.» - -Le facteur se retourna, la face dure, l'œil sévère: «En voilà assez, -ou bien je répéterai à la justice tout ce que vous venez de me dire là.» - -Renardet s'arrêta net. C'était fini. Il n'avait plus d'espoir. Il se -retourna et se sauva vers sa maison, galopant comme une bête chassée. - -Alors Médéric à son tour s'arrêta et regarda cette fuite avec -stupéfaction. Il vit le maire rentrer chez lui, et il attendit encore -comme si quelque chose de surprenant ne pouvait manquer d'arriver. - -Bientôt, en effet, la haute taille de Renardet apparut au sommet de la -tour du Renard. Il courait autour de la plate-forme comme un fou; puis -il saisit le mât du drapeau et le secoua avec fureur sans parvenir à -le briser, puis soudain, pareil à un nageur qui pique une tête, il se -lança dans le vide, les deux mains en avant. - -Médéric s'élança pour porter secours. En traversant le parc, il aperçut -les bûcherons allant au travail. Il les héla en leur criant l'accident; -et ils trouvèrent au pied des murs un corps sanglant dont la tête -s'était écrasée sur une roche. La Brindille entourait cette roche, et -sur ses eaux élargies en cet endroit, claires et calmes, on voyait -couler un long filet rose de cervelle et de sang mêlés. - - - _La Petite Roque_ a paru en feuilleton dans _le Gil-Blas_ du vendredi - 18 décembre au mercredi 23 décembre 1885. - - - - -L'ÉPAVE. - - -C'ÉTAIT hier, 31 décembre. - -Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique -lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers. - -Georges me dit: - ---Tu permets? - ---Certainement. - -Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée -dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention -sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le -cœur. - -Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit: - ---Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée, -une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut -un singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans... -puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... - -J'étais alors inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je -dirige aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er -janvier, puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, -quand je reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir -immédiatement pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de -Saint-Nazaire, assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. -J'arrivai à la Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions, -et, le soir même, je prenais l'express, qui me déposait à la Rochelle -le lendemain 31 décembre. - -J'avais deux heures, avant de monter sur le bateau de Ré, le -_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville -bizarre et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées -comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries -sans fin, des galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, -mais basses, ces galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui -semblent construites et demeurées comme un décor de conspirateurs, le -décor antique et saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de -religion héroïques et sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, -grave, discrète, sans art superbe, sans aucun de ces admirables -monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa -physionomie sévère, un peu sournoise aussi, une cité de batailleurs -obstinés, où doivent éclore les fanatismes, la ville où s'exalta la foi -des calvinistes et où naquit le complot des quatre sergents. - -Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur -un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à -l'île de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les -deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de -la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les -pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il -obliqua vers la droite. - -C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, -compriment le cœur, éteignent en nous toute force et toute énergie; -un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la -pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée -d'égout. - -Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer -peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une -ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, -d'eau stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par -habitude, coupait cette nappe opaque et lisse, puis laissait derrière -lui quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se -calmaient bientôt. - -Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans -pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais -quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand -trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph_, avait échoué, par -une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré. - -La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il -avait été impossible de le renflouer, et qu'on avait dû enlever au plus -vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater -la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le -naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre -à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite -contradictoirement, si besoin était, dans le procès. - -Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il -jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts. - -Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant -été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. - -Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph_, -poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au -hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le -capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui -changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de -la marée basse. - -Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre -l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'œil voyait au -loin. Nous suivions une terre. Je demandai: - ---C'est l'île de Ré? - ---Oui, monsieur. - ---Et tout à coup le capitaine, étendant la main droit devant nous, me -montra en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: - ---Tenez, voilà votre navire! - ---Le _Marie-Joseph_?... - ---Mais, oui. - -J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais -pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins -des côtes. - -Je repris: - ---Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que -vous me désignez? - -Il se mit à rire. - ---Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... - -C'était un Bordelais. Il continua: - ---Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en -par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du -_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois -heures au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous -aurez une heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas -plusse, par exemple: vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et -plusse elle revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! -Remettez-vous en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous -remontez à sept heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose -ce soir même sur le quai de La Rochelle. - -Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur, -pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions -rapidement. - -Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales -à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un -gros village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant -de poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de -moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très -peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur. - -Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la -mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une -sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, là-bas. - -J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et -qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là, -maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et -je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je -croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique -était devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève, -comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au -milieu d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée -demeuraient en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, -la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus -froid; je regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que -j'avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée. - -Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate -et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une -heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant, -comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné, -percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par -toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâcherait -plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré -profondément dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, -relevé, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré, -ces deux mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. - -J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu -sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les -trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement -ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies. -Il n'y avait plus rien là dedans que du sable qui servait de sol à ce -souterrain de planches. - -Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis -sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente -par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un -singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de -moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit -vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages -de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la -mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du -taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les -vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore. - -Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis un -bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une -seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, -deux noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut -pas longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: -et j'aperçus debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec -trois jeunes filles, ou plutôt, un grand Anglais avec trois misses. -Assurément, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet -être rapide sur le trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se -sauva; les deux autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, -il avait ouvert la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son -émotion. - -Puis, après quelques secondes, il parla: - ---Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment? - ---Oui, monsieur. - ---Est-ce que je pôvé la visiter? - ---Oui, monsieur. - -Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai -seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. - -Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur -et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois -fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une -blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si -mignonne! Vraiment, les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres -fruits de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable -et que ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec -leur fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles roses et -aux perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs -inconnues des océans. - -Elle parlait un peu mieux que son père, et elle nous servit -d'interprète. Il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails, -que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute -la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent -pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent -des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois -filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs -grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre -croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. - -Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les -quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes -noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. - -Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui -continuais à inspecter le squelette du navire. - -J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus -tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils -n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples -et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre -le monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris -blancs, vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête -humaine entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, -de petits échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et -gentilles toutes trois, mais surtout la plus grande. - -Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, -de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour -m'interroger, des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de -dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire «yes» ou -«nô», que je serais demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la -regarder. - -Tout à coup, elle murmura: - ---J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. - -Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit, -singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la -fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle -allait nous entourer! - -Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous -cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. -Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme -une tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le -sable; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible -flot. - -L'Anglais voulut s'élancer, je le retins; la fuite était impossible, à -cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et -où nous tomberions au retour. - -Ce fut, dans nos cœurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la -petite Anglaise se mit à sourire et murmura: - ---Ce été nous les naufragés! - -Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse, -basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions -m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers -qui? - -Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui -regardait d'un œil consterné, la mer démesurée autour de nous. - -Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde, -humide, glacée. - -Je dis: - ---Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau. - -L'Anglais répondit: - ---Oh! yes! - -Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en -vérité, combien de temps, à regarder autour de nous, cette eau jaune -qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur -l'immense grève reconquise. - -Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre, -pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous -effleurait et nous piquait la peau. - -Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes -alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait -un peu. - -Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés -les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais -trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les -dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce -de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse -comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, -muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan. -Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et -grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là, heureux du -froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse -à passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne -fillette. - -Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de -joie qui me pénétrait. - -Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, elle? Une petite -Anglaise inconnue. Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et -je me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer -pour elle, faire mille folies. Étrange chose! Comment se fait-il que la -présence d'une femme nous bouleverse ainsi? Est-ce la puissance de sa -grâce qui nous enveloppe? La séduction de la joliesse et de la jeunesse -qui nous grise comme ferait le vin? - -N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux -amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance -dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre -d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille -la terre pour y faire pousser des fleurs! - -Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel, -car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement -léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone -clapotement du courant contre le bateau. - -Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises -pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler -dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la -rassurait et qu'elle avait toujours peur. - -Je demandai à ma voisine: - ---Vous n'avez pas trop froid, miss? - ---Oh! si. J'avé froid beaucoup. - -Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté; -je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa -main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. - -Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau -plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle -me passa sur le visage. Le vent s'élevait! - -L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement: - ---C'était mauvaise pour nous, cette... - -Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même -de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement -brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en -bouillie. - -Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales -de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je -voyais dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, -des lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du -_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait -jusqu'au cœur. - -L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais -une envie folle de la saisir dans mes bras. - -Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares -brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, -pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient, -nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un -d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes -pour se rallumer aussitôt; c'était bien un œil, celui-là, avec sa -paupière sans cesse baissée sur son regard de feu. - -De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder -l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me -dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité: - ---Môsieu, je vous souhaite bon année. - -Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça -une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter -le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et -s'évapora à travers l'espace. - -J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion -puissante et bizarre. - -C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, -de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de -plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Cæsar, morituri -te salutant_. - -Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule -une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier -nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune -s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car -les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et -voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues. - -La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais -plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque -avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit -tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en -effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce -navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans -les flots?... - -Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le -_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant -tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans -savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais -à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait -plus; nous autres aussi ne bougions point. - -Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un -mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le -bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle. - -L'Anglais reprit: - ---Une petite bascoule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves. - -Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord! - -Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer, -tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous -cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence. - -Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau, -et on nous ramena à Saint-Martin. - -L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: - ---Bonne souper! bonne souper! - -On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. - -Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de -promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que -je ne les suivisse. - -J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, -si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien -l'homme, parfois, est faible et incompréhensible! - -Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je -reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, -depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me -raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs, jamais de -son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et moi, je ne lui parle que du -_Marie-Joseph_... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée... -non... que j'aurais aimée... Ah!... voilà... sait-on?... Les événements -vous emportent... Et puis... et puis... tout passe... Elle doit -être vieille, à présent... je ne la reconnaîtrais pas... Ah! celle -d'autrefois... celle de l'épave... quelle créature... divine! Elle -m'écrit que ses cheveux sont tout blancs... Mon Dieu!... ça m'a fait -une peine horrible... Ah! ses cheveux blonds... Non, la mienne n'existe -plus... Que c'est triste... tout ça!... - - - _L'Épave_ a paru dans _le Gaulois_ du vendredi 1er janvier 1886. - - - - -L'ERMITE. - - -NOUS avions été voir, avec quelques amis, le vieil ermite installé -sur un ancien tumulus couvert de grands arbres, au milieu de la vaste -plaine qui va de Cannes à la Napoule. - -En revenant, nous parlions de ces singuliers solitaires laïques, -nombreux autrefois, et dont la race aujourd'hui disparaît. Nous -cherchions les causes morales, nous nous efforcions de déterminer la -nature des chagrins qui poussaient jadis les hommes dans les solitudes. - -Un de nos compagnons dit tout à coup: - ---J'ai connu deux solitaires, un homme et une femme. La femme doit être -encore vivante. Elle habitait, il y a cinq ans, une ruine au sommet -d'un mont absolument désert sur la côte de Corse, à quinze ou vingt -kilomètres de toute maison. Elle vivait là avec une bonne; j'allai la -voir. Elle avait été certainement une femme du monde distinguée. Elle -me reçut avec politesse et même avec bonne grâce, mais je ne sais rien -d'elle; je ne devinai rien. - -Quant à l'homme, je vais vous raconter sa sinistre aventure: - -Retournez-vous. Vous apercevez là-bas ce mont pointu et boisé qui se -détache derrière la Napoule, tout seul en avant des cimes de l'Esterel; -on l'appelle dans le pays le mont des Serpents. C'est là que vivait mon -solitaire, dans les murs d'un petit temple antique, il y a douze ans -environ. - -Ayant entendu parler de lui, je me décidai à faire sa connaissance et -je partis de Cannes, à cheval, un matin de mars. Laissant ma bête à -l'auberge de la Napoule, je me mis à gravir à pied ce singulier cône, -haut peut-être de cent cinquante ou deux cents mètres et couvert de -plantes aromatiques, de cystes surtout, dont l'odeur est si vive et si -pénétrante qu'elle trouble et cause un malaise. Le sol est pierreux -et on voit souvent glisser sur les cailloux de longues couleuvres qui -disparaissent dans les herbes. De là ce surnom bien mérité de mont -des Serpents. Dans certains jours, les reptiles semblent vous naître -sous les pieds quand on gravit la pente exposée au soleil. Ils sont si -nombreux qu'on n'ose plus marcher et qu'on éprouve une gêne singulière, -non pas une peur, car ces bêtes sont inoffensives, mais une sorte -d'effroi mystique. J'ai eu plusieurs fois la singulière sensation de -gravir un mont sacré de l'antiquité, une bizarre colline parfumée et -mystérieuse, couverte de cystes et peuplée de serpents et couronnée par -un temple. - -Ce temple existe encore. On m'a affirmé du moins que ce fut un temple. -Car je n'ai point cherché à en savoir davantage pour ne pas gâter mes -émotions. - -Donc j'y grimpai, un matin de mars, sous prétexte d'admirer le pays. -En parvenant au sommet j'aperçus en effet des murs et, assis sur une -pierre, un homme. Il n'avait guère plus de quarante-cinq ans, bien que -ses cheveux fussent tout blancs; mais sa barbe était presque noire -encore. Il caressait un chat roulé sur ses genoux et ne semblait -point prendre garde à moi. Je fis le tour des ruines, dont une partie -couverte et fermée au moyen de branches, de paille, d'herbe et de -cailloux, était habitée par lui, et je revins de son côté. - -La vue, de là, est admirable. C'est, à droite, l'Esterel aux sommets -pointus, étrangement découpés, puis la mer démesurée, s'allongeant -jusqu'aux côtes lointaines de l'Italie, avec ses caps nombreux et, en -face de Cannes, les îles de Lérins, vertes et plates, qui semblent -flotter et dont la dernière présente vers le large un haut et vieux -château fort à tours crénelées, bâti dans les flots mêmes. - -Puis dominant la côte verte, où l'on voit pareilles, d'aussi loin, à -des œufs innombrables pondus au bord du rivage, le long chapelet -de villas et de villes blanches bâties dans les arbres, s'élèvent les -Alpes, dont les sommets sont encore encapuchonnés de neige. - -Je murmurai: «Cristi, c'est beau.» - -L'homme leva la tête et dit: «Oui, mais quand on voit ça toute la -journée, c'est monotone.» - -Donc il parlait, il causait et il s'ennuyait, mon solitaire. Je le -tenais. - -Je ne restai pas longtemps ce jour-là et je m'efforçai seulement de -découvrir la couleur de sa misanthropie. Il me fit surtout l'effet d'un -être fatigué des autres, las de tout, irrémédiablement désillusionné et -dégoûté de lui-même comme du reste. - -Je le quittai après une demi-heure d'entretien. Mais je revins huit -jours plus tard, et encore une fois la semaine suivante, puis toutes -les semaines; si bien qu'avant deux mois nous étions amis. - -Or, un soir de la fin de mai, je jugeai le moment venu et j'emportai -des provisions pour dîner avec lui sur le mont des Serpents. - -C'était un de ces soirs du Midi si odorants dans ce pays où l'on -cultive les fleurs comme le blé dans le Nord, dans ce pays où l'on -fabrique presque toutes les essences qui parfumeront la chair et -les robes des femmes, un de ces soirs où les souffles des orangers -innombrables, dont sont plantés les jardins et tous les replis des -vallons, troublent et alanguissent à faire rêver d'amour les vieillards. - -Mon solitaire m'accueillit avec une joie visible; il consentit -volontiers à partager mon dîner. - -Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l'habitude; il -s'anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité -Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il. - -Je lui demandai brusquement: «Quelle drôle d'idée vous avez eue de -venir vous percher sur ce sommet?» - -Il répondit aussitôt: «Ah! c'est que j'ai reçu la plus rude secousse -que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur? -Il vous fera me plaindre, peut-être! Et puis... je ne l'ai jamais dit -à personne... jamais... et je voudrais savoir... une fois... ce qu'en -pense un autre... et comment il le juge. - -Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville. -Mes parents m'avaient laissé quelque milliers de francs de rente, -et j'obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me -faisait riche, pour un garçon. - -J'avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce -que c'est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de femme -légitime, je passais tantôt trois mois avec l'une, tantôt six mois avec -l'autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à -prendre ou à vendre. - -Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait, -satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je -vivais sur le boulevard, dans les théâtres et dans les cafés, toujours -dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J'étais un de -ces milliers d'êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans -la vie; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n'ont -souci de rien, n'ayant de passion pour rien. J'étais ce qu'on appelle -un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge -exactement. - -Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s'écoula lente et rapide, -sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années -monotones de Paris où n'entre dans l'esprit aucun de ces souvenirs qui -font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l'on -boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout -ce qui se goûte et tout ce qui s'embrasse, sans avoir envie de rien. -On était jeune; on est vieux sans avoir rien fait de ce que font les -autres; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans -amis, sans parents, sans femmes, sans enfants. - -Donc, j'atteignis doucement et vivement la quarantaine; et pour fêter -cet anniversaire, je m'offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un -grand café. J'étais un solitaire dans le monde; je jugeai plaisant de -célébrer cette date en solitaire. - -Après dîner, j'hésitai sur ce que je ferais. J'eus envie d'entrer dans -un théâtre; et puis l'idée me vint d'aller en pèlerinage au quartier -Latin, où j'avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et -j'entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l'on est -servi par des filles. - -Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse. -Je lui offris une consommation qu'elle accepta tout de suite. Elle -s'assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir -à quel genre de mâle elle avait affaire. C'était une blonde, ou plutôt -une blondine, une fraîche, toute fraîche créature qu'on devinait rose -et potelée sous l'étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses -galantes et bêtes qu'on dit toujours à ces êtres-là; et comme elle -était vraiment charmante, l'idée me vint soudain de l'emmener... -toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile. -Elle se trouvait libre... depuis quinze jours, me dit-elle... et elle -accepta d'abord de venir souper aux Halles quand son service serait -fini. - -Comme je craignais qu'elle ne me faussât compagnie,--on ne sait jamais -ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent -qui souffle dans une tête de femme,--je demeurai là, toute la soirée, à -l'attendre. - -J'étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en -regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l'Amour, -si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps. -Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie -des hommes à Paris. - -Pardonnez-moi ces détails grossiers; ceux qui n'ont pas aimé -poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une -côtelette à la boucherie, sans s'occuper d'autre chose que de la -qualité de leur chair. - -Donc, je l'emmenai chez elle,--car j'ai le respect de mes draps. -C'était un petit logis d'ouvrière, au cinquième, propre et pauvre; et -j'y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une grâce -et une gentillesse rares. - -Comme j'allais partir, je m'avançai vers la cheminée afin d'y déposer -le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde -entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit, je vis vaguement -une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies -dont l'une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées -daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je -demeurai interdit, trop surpris pour comprendre... C'était le mien, le -premier de mes portraits... que j'avais fait faire autrefois, quand je -vivais en étudiant au quartier Latin. - -Je le saisis brusquement pour l'examiner de plus près. Je ne me -trompais point... et j'eus envie de rire, tant la chose me parut -inattendue et drôle. - -Je demandai: «Qu'est-ce que c'est que ce monsieur-là? - -Elle répondit: «C'est mon père, que je n'ai pas connu. Maman me l'a -laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un -jour...» - -Elle hésita, se mit à rire, et reprit: «Je ne sais pas à quoi par -exemple. Je ne pense pas qu'il vienne me reconnaître.» - -Mon cœur battait précipité comme le galop d'un cheval emporté. Je -remis l'image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir -ce que je faisais, deux billets de cent francs que j'avais en poche, -et je me sauvai en criant: «A bientôt... au revoir... ma chérie... au -revoir.» - -J'entendis qu'elle répondait: «A mardi.» J'étais dans l'escalier obscur -que je descendis à tâtons. - -Lorsque je sortis dehors, je m'aperçus qu'il pleuvait, et je partis à -grands pas, par une rue quelconque. - -J'allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir! Était-ce -possible?--Oui.--Je me rappelai soudain une fille qui m'avait écrit, -un mois environ après notre rupture, qu'elle était enceinte de moi. -J'avais déchiré ou brûlé la lettre, et oublié cela.--J'aurais dû -regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la petite. Mais -l'aurais-je reconnue? C'était la photographie d'une vieille femme, me -semblait-il. - -J'atteignis le quai. Je vis un banc et je m'assis. Il pleuvait. Des -gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie m'apparut -odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes, d'infamies voulues -ou inconscientes. Ma fille!... Je venais peut-être de posséder ma -fille!... Et Paris, ce grand Paris sombre, morne, boueux, triste, noir, -avec toutes ces maisons fermées, était plein de choses pareilles, -d'adultères, d'incestes, d'enfants violés. Je me rappelai ce qu'on -disait des ponts hantés par des vicieux infâmes. - -J'avais fait, sans le vouloir, sans le savoir, pis que ces êtres -ignobles. J'étais entré dans la couche de ma fille! - -Je faillis me jeter à l'eau. J'étais fou! J'errai jusqu'au jour, puis -je revins chez moi pour réfléchir. - -Je fis alors ce qui me parut le plus sage: je priai un notaire -d'appeler cette petite et de lui demander dans quelles conditions sa -mère lui avait remis le portrait de celui qu'elle supposait être son -père, me disant chargé de ce soin par un ami. - -Le notaire exécuta mes ordres. C'est à son lit de mort que cette femme -avait désigné le père de sa fille, et devant un prêtre qu'on me nomma. - -Alors, toujours au nom de cet ami inconnu, je fis remettre à cet enfant -la moitié de ma fortune, cent quarante mille francs environ, dont -elle ne peut toucher que la rente, puis je donnai ma démission de mon -emploi, et me voici. - -En errant sur ce rivage, j'ai trouvé ce mont et je m'y suis arrêté... -jusques à quand... je l'ignore! - -Que pensez-vous de moi... et de ce que j'ai fait? - -Je répondis en lui tendant la main: - ---Vous avez fait ce que vous deviez faire. Bien d'autres eussent -attaché moins d'importance à cette odieuse fatalité. - -Il reprit: «Je le sais, mais, moi, j'ai failli en devenir fou. Il -paraît que j'avais l'âme sensible sans m'en être jamais douté. Et j'ai -peur de Paris, maintenant, comme les croyants doivent avoir peur de -l'enfer. J'ai reçu un coup sur la tête, voilà tout, un coup comparable -à la chute d'une tuile quand on passe dans la rue. Je vais mieux depuis -quelque temps.» - -Je quittai mon solitaire. J'étais fort troublé par son récit. - -Je le revis encore deux fois, puis je partis, car je ne reste jamais -dans le Midi après la fin de mai. - -Quand je revins l'année suivante, l'homme n'était plus sur le mont des -Serpents; et je n'ai jamais entendu parler de lui. - -Voilà l'histoire de mon ermite. - - - _L'Ermite_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 26 janvier 1886. - - - - -MADEMOISELLE PERLE. - - -I - -QUELLE singulière idée j'ai eue, vraiment ce soir-là, de choisir pour -reine Mlle Perle. - -Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon -père, dont il était le plus intime camarade, m'y conduisait quand -j'étais enfant. J'ai continué, et je continuerai sans doute tant que je -vivrai, et tant qu'il y aura un Chantal en ce monde. - -Les Chantal, d'ailleurs, ont une existence singulière; ils vivent à -Paris comme s'ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson. - -Ils possèdent, auprès de l'Observatoire, une maison dans un petit -jardin. Ils sont chez eux, là, comme en province. De Paris, du vrai -Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont -si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long -voyage. Mme Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la -famille. Voici comment on va aux grandes provisions. - -Mlle Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les armoires -au linge sont administrées par la maîtresse elle-même), Mlle Perle -prévient que le sucre touche à sa fin, que les conserves sont épuisées, -qu'il ne reste plus grand'chose au fond du sac à café. - -Ainsi mise en garde contre la famine, Mme Chantal passe l'inspection -des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a -inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d'abord à de longs calculs -et ensuite à de longues discussions avec Mlle Perle. On finit cependant -par se mettre d'accord et par fixer les quantités de chaque chose -dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café, -confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons -salés ou fumés, etc., etc. - -Après quoi, on arrête le jour des achats et on s'en va, en fiacre, dans -un fiacre à galerie, chez un épicier considérable qui habite au delà -des ponts, dans les quartiers neufs. - -Mme Chantal et Mlle Perle font ce voyage ensemble, mystérieusement, -et reviennent à l'heure du dîner, exténuées, bien qu'émues encore, et -cahotées dans le coupé dont le toit est couvert de paquets et de sacs, -comme une voiture de déménagement. - -Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l'autre côté de -la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une -population singulière, bruyante, peu honorable, qui passe les jours -en dissipations, les nuits en fêtes, et qui jette l'argent par les -fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles -au théâtre, à l'Opéra-Comique ou au Français, quand la pièce est -recommandée par le journal que lit M. Chantal. - -Les jeunes filles ont aujourd'hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont -deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien -élevées, si bien élevées qu'elles passent inaperçues comme deux jolies -poupées. Jamais l'idée ne me viendrait de faire attention ou de faire -la cour aux demoiselles Chantal; c'est à peine si on ose leur parler, -tant on les sent immaculées; on a presque peur d'être inconvenant en -les saluant. - -Quant au père, c'est un charmant homme, très instruit, très ouvert, -très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la -tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille -pour vivre à son gré, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup, -cause volontiers, et s'attendrit facilement. L'absence de contacts, -de coudoiements et de heurts a rendu très sensible et délicat son -épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l'émeut, l'agite et le -fait souffrir. - -Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations -restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi -deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin. - -Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 août et le jour des Rois. -Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques pour les -catholiques. - -Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul -convive étranger. - - -II - -Donc, cette année, comme les autres années, j'ai été dîner chez les -Chantal pour fêter l'Épiphanie. - -Selon la coutume, j'embrassai M. Chantal, Mme Chantal et Mlle Perle, -et je fis un grand salut à Mlles Louise et Pauline. On m'interrogea -sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la politique, -sur ce qu'on pensait dans le public des affaires du Tonkin, et sur nos -représentants. Mme Chantal, une grosse dame, dont toutes les idées me -font l'effet d'être carrées à la façon des pierres de taille, avait -coutume d'émettre cette phrase comme conclusion à toute discussion -politique: «Tout cela est de la mauvaise graine pour plus tard». -Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de Mme Chantal sont -carrées? Je n'en sais rien; mais tout ce qu'elle dit prend cette -forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec quatre angles -symétriques. Il y a d'autres personnes dont les idées me semblent -toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. Dès qu'elles ont -commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort par -dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que -je vois courir l'une derrière l'autre, jusqu'au bout de l'horizon. -D'autres personnes aussi ont des idées pointues... Enfin, cela importe -peu. - -On se mit à table comme toujours, et le dîner s'acheva sans qu'on eût -dit rien à retenir. - -Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal -était roi. Était-ce l'effet d'un hasard continu ou d'une convention -familiale, je n'en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève -dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine Mme Chantal. Aussi, -fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque chose -de très dur qui faillit me casser une dent. J'ôtai doucement cet objet -de ma bouche et j'aperçus une petite poupée de porcelaine, pas plus -grosse qu'un haricot. La surprise me fit dire: «Ah!» On me regarda, et -Chantal s'écria en battant des mains: «C'est Gaston. C'est Gaston. -Vive le roi! vive le roi!» - -Tout le monde reprit en chœur: «Vive le roi!» Et je rougis jusqu'aux -oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un -peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce -grain de faïence, m'efforçant de rire et ne sachant que faire ni que -dire, lorsque Chantal reprit: «Maintenant, il faut choisir une reine.» - -Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions -me traversèrent l'esprit. Voulait-on me faire désigner une des -demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je -préférais? Était-ce une douce, légère, insensible poussée des parents -vers un mariage possible? L'idée de mariage rôde sans cesse dans -toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous -les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre -m'envahit, et aussi une extrême timidité, devant l'attitude si -obstinément correcte et fermée de Mlles Louise et Pauline. Élire l'une -d'elles au détriment de l'autre, me sembla aussi difficile que de -choisir entre deux gouttes d'eau; et puis, la crainte de m'aventurer -dans une histoire où je serais conduit au mariage malgré moi, tout -doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi -calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement. - -Mais tout à coup, j'eus une inspiration, et je tendis à Mlle Perle la -poupée symbolique. Tout le monde fut d'abord surpris, puis on apprécia -sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit avec -furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!» - -Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute -contenance; elle tremblait, effarée, et balbutiait: «Mais non... mais -non... mais non... pas moi... je vous en prie... pas moi... je vous en -prie...» - -Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai Mlle Perle, et je -me demandai ce qu'elle était. - -J'étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux -fauteuils de tapisserie sur lesquels on s'assied depuis son enfance -sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce -qu'un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup: -«Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble»; et on découvre que le -bois a été travaillé par un artiste, et que l'étoffe est remarquable. -Jamais je n'avais pris garde à Mlle Perle. - -Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout; mais comment? -A quel titre?--C'était une grande personne maigre qui s'efforçait de -rester inaperçue, mais qui n'était pas insignifiante. On la traitait -amicalement, mieux qu'une femme de charge, moins bien qu'une parente. -Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont je -ne m'étais point soucié jusqu'ici! Mme Chantal disait: «Perle». Les -jeunes filles: «Mlle Perle», et Chantal ne l'appelait que Mademoiselle, -d'un air plus révérend peut-être. - -Je me mis à la regarder.--Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui, -quarante ans.--Elle n'était pas vieille, cette fille, elle se -vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se -coiffait, s'habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle -n'était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple, -naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature, -vraiment! Comment ne l'avais-je jamais mieux observée? Elle se coiffait -d'une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait -farces; et, sous cette chevelure à la Vierge conservée, on voyait -un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de -longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides, -si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins -d'étonnements de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins -qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler. - -Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont -éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes -émotions de la vie. - -Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit qu'elle -n'osait pas sourire! - -Et, brusquement, je la comparai à Mme Chantal! Certes, Mlle Perle était -mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière. - -J'étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je -tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment -bien tourné. Elle eut envie, je m'en aperçus, de se cacher la figure -dans sa serviette; puis, comme elle trempait ses lèvres dans le vin -clair, tout le monde cria: «La reine boit! la reine boit!» Elle devint -alors toute rouge et s'étrangla. On riait; mais je vis bien qu'on -l'aimait beaucoup dans la maison. - - -III - -Dès que le dîner fut fini, Chantal me prit par le bras. C'était l'heure -de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer -dans la rue; quand il avait quelqu'un à dîner, on montait au billard, -et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le -billard, à cause des Rois; et mon vieil ami prit sa queue, une queue -très fine qu'il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit: - ---A toi, mon garçon! - -Car il me tutoyait, bien que j'eusse vingt-cinq ans, mais il m'avait vu -tout enfant. - -Je commençai donc la partie; je fis quelques carambolages; j'en manquai -quelques autres; mais comme la pensée de Mlle Perle me rôdait dans la -tête, je demandai tout à coup: - ---Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que Mlle Perle est votre parente? - -Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda. - ---Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l'histoire de Mlle Perle? - ---Mais non. - ---Ton père ne te l'a jamais racontée? - ---Mais non. - ---Tiens, tiens, que c'est drôle! ah! par exemple, que c'est drôle! Oh! -mais, c'est toute une aventure! - -Il se tut, puis reprit: - ---Et si tu savais comme c'est singulier que tu me demandes ça -aujourd'hui, un jour des Rois! - ---Pourquoi? - ---Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et -un ans aujourd'hui même, jour de l'Épiphanie. Nous habitions alors -Roüy-le-Tors, sur les remparts; mais il faut d'abord t'expliquer la -maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou -plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions -là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l'air par les -vieux murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans la -rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une -porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d'un escalier -secret qui descendait dans l'épaisseur des murs, comme on en trouve -dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie -d'une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour, -apportaient par là leurs provisions. - -Tu vois bien les lieux, n'est-ce pas? Or, cette année-là, aux Rois, il -neigeait depuis une semaine. On eût dit la fin du monde. Quand nous -allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans -l'âme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacé, et qui luisait comme -du vernis. On eût dit que le bon Dieu avait empaqueté la terre pour -l'envoyer au grenier des vieux mondes. Je t'assure que c'était bien -triste. - -Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux: -mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre -cousines; c'étaient de jolies fillettes; j'ai épousé la dernière. -De tout ce monde-là, nous ne sommes plus que trois survivants: ma -femme, moi et ma belle-sœur qui habite Marseille. Sacristi, comme -ça s'égrène, une famille! ça me fait trembler quand j'y pense! Moi, -j'avais quinze ans, puisque j'en ai cinquante-six. - -Donc, nous allions fêter les Rois, et nous étions très gais, très gais! -Tout le monde attendait le dîner dans le salon, quand mon frère aîné, -Jacques, se mit à dire: «Il y a un chien qui hurle dans la plaine -depuis dix minutes; ça doit être une pauvre bête perdue.» - -Il n'avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle -avait un gros son de cloche d'église qui faisait penser aux morts. Tout -le monde en frissonna. Mon père appela le domestique et lui dit d'aller -voir. On attendit en grand silence; nous pensions à la neige qui -couvrait toute la terre. Quand l'homme revint, il affirma qu'il n'avait -rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait -point de place. - -On se mit à table; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes. Ça -alla bien jusqu'au rôti, puis voilà que la cloche se remet à sonner, -trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibré jusqu'au -bout de nos doigts et qui nous ont coupé le souffle, tout net. Nous -restions à nous regarder, la fourchette en l'air, écoutant toujours, et -saisis d'une espèce de peur surnaturelle. - -Ma mère enfin parla: «C'est étonnant qu'on ait attendu si longtemps -pour revenir; n'allez pas seul, Baptiste; un de ces messieurs va vous -accompagner». - -Mon oncle François se leva. C'était une espèce d'hercule, très fier de -sa force et qui ne craignait rien au monde. Mon père lui dit: «Prends -un fusil. On ne sait pas ce que ça peut être». - -Mais mon oncle ne prit qu'une canne et sortit aussitôt avec le -domestique. - -Nous autres, nous demeurâmes frémissants de terreur et d'angoisse, -sans manger, sans parler. Mon père essaya de nous rassurer: «Vous -allez voir, dit-il, que ce sera quelque mendiant ou quelque passant -perdu dans la neige. Après avoir sonné une première fois, voyant qu'on -n'ouvrait pas tout de suite, il a tenté de retrouver son chemin, puis, -n'ayant pu y parvenir, il est revenu à notre porte.» - -L'absence de mon oncle nous parut durer une heure. Il revint enfin, -furieux, jurant: «Rien, nom de nom, c'est un farceur! Rien que ce -maudit chien qui hurle à cent mètres des murs. Si j'avais pris un -fusil, je l'aurais tué pour le faire taire.» - -On se remit à dîner, mais tout le monde demeurait anxieux; on sentait -bien que ce n'était pas fini, qu'il allait se passer quelque chose, que -la cloche, tout à l'heure, sonnerait encore. - -Et elle sonna, juste au moment où l'on coupait le gâteau des Rois. Tous -les hommes se levèrent ensemble. Mon oncle François, qui avait bu du -champagne, affirma qu'il allait LE massacrer, avec tant de fureur, que -ma mère et ma tante se jetèrent sur lui pour l'empêcher. Mon père, bien -que très calme et un peu impotent (il traînait la jambe depuis qu'il se -l'était cassée en tombant de cheval), déclara à son tour qu'il voulait -savoir ce que c'était, et qu'il irait. Mes frères, âgés de dix-huit et -de vingt ans, coururent chercher leurs fusils; et comme on ne faisait -guère attention à moi, je m'emparai d'une carabine de jardin et je me -disposai aussi à accompagner l'expédition. - -Elle partit aussitôt. Mon père et mon oncle marchaient devant, avec -Baptiste, qui portait une lanterne. Mes frères Jacques et Paul -suivaient, et je venais derrière, malgré les supplications de ma mère, -qui demeurait avec sa sœur et mes cousines sur le seuil de la maison. - -La neige s'était remise à tomber depuis une heure, et les arbres en -étaient chargés. Les sapins pliaient sous ce lourd vêtement livide, -pareils à des pyramides blanches, à d'énormes pains de sucre; et on -apercevait à peine, à travers le rideau gris des flocons menus et -pressés, les arbustes plus légers, tout pâles dans l'ombre. Elle -tombait si épaisse, la neige, qu'on y voyait tout juste à dix pas. Mais -la lanterne jetait une grande clarté devant nous. Quand on commença à -descendre par l'escalier tournant creusé dans la muraille, j'eus peur, -vraiment. Il me sembla qu'on marchait derrière moi; qu'on allait me -saisir par les épaules et m'emporter; et j'eus envie de retourner; mais -comme il fallait retraverser tout le jardin, je n'osai pas. - -J'entendis qu'on ouvrait la porte sur la plaine; puis mon oncle se -remit à jurer: «Nom d'un nom, il est reparti! Si j'aperçois seulement -son ombre, je ne le rate pas, ce c...-là.» - -C'était sinistre de voir la plaine, ou, plutôt, de la sentir devant -soi, car on ne la voyait pas; on ne voyait qu'un voile de neige sans -fin, en haut, en bas, en face, à droite, à gauche, partout. - -Mon oncle reprit: «Tiens, revoilà le chien qui hurle; je vas lui -apprendre comment je tire, moi. Ça sera toujours ça de gagné.» - -Mais mon père, qui était bon, reprit: «Il vaut mieux l'aller chercher, -ce pauvre animal qui crie la faim. Il aboie au secours, ce misérable; -il appelle comme un homme en détresse. Allons-y». - -Et on se mit en route à travers ce rideau, à travers cette tombée -épaisse, continue, à travers cette mousse qui emplissait la nuit et -l'air, qui remuait, flottait, tombait et glaçait la chair en fondant, -la glaçait comme elle l'aurait brûlée, par une douleur vive et rapide -sur la peau, à chaque toucher des petits flocons blancs. - -Nous enfoncions jusqu'aux genoux dans cette pâte molle et froide; et -il fallait lever très haut la jambe pour marcher. A mesure que nous -avancions, la voix du chien devenait plus claire, plus forte. Mon oncle -cria: «Le voici!» On s'arrêta pour l'observer, comme on doit faire en -face d'un ennemi qu'on rencontre dans la nuit. - -Je ne voyais rien, moi; alors, je rejoignis les autres, et je -l'aperçus; il était effrayant et fantastique à voir, ce chien, un gros -chien noir, un chien de berger à grands poils et à tête de loup, dressé -sur ses quatre pattes, tout au bout de la longue traînée de lumière que -faisait la lanterne sur la neige. Il ne bougeait pas; il s'était tu et -il nous regardait. - -Mon oncle dit: «C'est singulier, il n'avance ni ne recule. J'ai bien -envie de lui flanquer un coup de fusil.» - -Mon père reprit d'une voix ferme: «Non, il faut le prendre.» - -Alors mon frère Jacques ajouta: «Mais il n'est pas seul. Il y a quelque -chose à côté de lui.» - -Il y avait quelque chose derrière lui, en effet, quelque chose de gris, -d'impossible à distinguer. On se remit en marche avec précaution. - -En nous voyant approcher, le chien s'assit sur son derrière. Il n'avait -pas l'air méchant. Il semblait plutôt content d'avoir réussi à attirer -des gens. - -Mon père alla droit à lui et le caressa. Le chien lui lécha les mains; -et on reconnut qu'il était attaché à la roue d'une petite voiture, -d'une sorte de voiture joujou enveloppée tout entière dans trois ou -quatre couvertures de laine. On enleva ces linges avec soin, et comme -Baptiste approchait sa lanterne de la porte de cette carriole qui -ressemblait à une niche roulante, on aperçut dedans un petit enfant qui -dormait. - -Nous fûmes tellement stupéfaits que nous ne pouvions dire un mot. Mon -père se remit le premier, et comme il était de grand cœur, et d'âme -un peu exaltée, il étendit la main sur le toit de la voiture et il dit: -«Pauvre abandonné, tu seras des nôtres!» Et il ordonna à mon frère -Jacques de rouler devant nous notre trouvaille. - -Mon père reprit, pensant tout haut: - -«Quelque enfant d'amour dont la pauvre mère est venue sonner à ma porte -en cette nuit de l'Épiphanie, en souvenir de l'Enfant-Dieu.» - -Il s'arrêta de nouveau, et, de toute sa force, il cria quatre fois -à travers la nuit vers les quatre coins du ciel: «Nous l'avons -recueilli!» Puis, posant la main sur l'épaule de son frère, il murmura: -«Si tu avais tiré sur le chien, François?...» - -Mon oncle ne répondit pas, mais il fit, dans l'ombre, un grand signe -de croix, car il était très religieux, malgré ses airs fanfarons. - -On avait détaché le chien, qui nous suivait. - -Ah! par exemple, ce qui fut gentil à voir, c'est la rentrée à la -maison. On eut d'abord beaucoup de mal à monter la voiture par -l'escalier des remparts; on y parvint cependant et on la roula jusque -dans le vestibule. - -Comme maman était drôle, contente et effarée! Et mes quatre petites -cousines (la plus jeune avait six ans), elles ressemblaient à quatre -poules autour d'un nid. On retira enfin de sa voiture l'enfant qui -dormait toujours. C'était une fille, âgée de six semaines environ. -Et on trouva dans ses langes dix mille francs en or, oui, dix mille -francs! que papa plaça pour lui faire une dot. Ce n'était donc pas une -enfant de pauvres... mais peut-être l'enfant de quelque noble avec -une petite bourgeoise de la ville... ou encore... nous avons fait -mille suppositions et on n'a jamais rien su... mais là, jamais rien... -jamais rien... Le chien lui-même ne fut reconnu par personne. Il était -étranger au pays. Dans tous les cas, celui ou celle qui était venu -sonner trois fois à notre porte connaissait bien mes parents, pour les -avoir choisis ainsi. - -Voilà donc comment Mlle Perle entra, à l'âge de six semaines, dans la -maison Chantal. - -On ne la nomma que plus tard, Mlle Perle, d'ailleurs. On la fit -baptiser d'abord: «Marie, Simone, Claire», Claire devant lui servir de -nom de famille. - -Je vous assure que ce fut une drôle de rentrée dans la salle à manger -avec cette mioche réveillée qui regardait autour d'elle ces gens et ces -lumières, de ses yeux vagues, bleus et troubles. - -On se remit à table et le gâteau fut partagé. J'étais roi, et je pris -pour reine Mlle Perle, comme vous, tout à l'heure. Elle ne se douta -guère, ce jour-là, de l'honneur qu'on lui faisait. - -Donc, l'enfant fut adoptée, et élevée dans la famille. Elle grandit; -des années passèrent. Elle était gentille, douce, obéissante. Tout le -monde l'aimait et on l'aurait abominablement gâtée si ma mère ne l'eût -empêché. - -Ma mère était une femme d'ordre et de hiérarchie. Elle consentait à -traiter la petite Claire comme ses propres fils, mais elle tenait -cependant à ce que la distance qui nous séparait fût bien marquée, et -la situation bien établie. - -Aussi, dès que l'enfant put comprendre, elle lui fit connaître son -histoire et fit pénétrer tout doucement, même tendrement dans l'esprit -de la petite, qu'elle était pour les Chantal une fille adoptive, -recueillie, mais en somme une étrangère. - -Claire comprit cette situation avec une singulière intelligence, avec -un instinct surprenant; et elle sut prendre et garder la place qui lui -était laissée, avec tant de tact, de grâce et de gentillesse, qu'elle -touchait mon père à le faire pleurer. - -Ma mère elle-même fut tellement émue par la reconnaissance passionnée -et le dévouement un peu craintif de cette mignonne et tendre créature, -qu'elle se mit à l'appeler: «Ma fille.» Parfois, quand la petite avait -fait quelque chose de bon, de délicat, ma mère relevait ses lunettes -sur son front, ce qui indiquait toujours une émotion chez elle et elle -répétait: «Mais c'est une perle, une vraie perle, cette enfant!»--Ce -nom en resta à la petite Claire qui devint et demeura pour nous Mlle -Perle. - - -IV - -M. Chantal se tut. Il était assis sur le billard, les pieds ballants, -et il maniait une boule de la main gauche, tandis que de la droite il -tripotait un linge qui servait à effacer les points sur le tableau -d'ardoise et que nous appelions «le linge à craie.» Un peu rouge, -la voix sourde, il parlait pour lui maintenant, parti dans ses -souvenirs, allant doucement, à travers les choses anciennes et les -vieux événements qui se réveillaient dans sa pensée, comme on va, en -se promenant, dans les vieux jardins de famille où l'on fut élevé, -et où chaque arbre, chaque chemin, chaque plante, les houx pointus, -les lauriers qui sentent bon, les ifs dont la graine rouge et grasse -s'écrase entre les doigts, font surgir, à chaque pas, un petit fait de -notre vie passée, un de ces petits faits insignifiants et délicieux -qui forment le fond même, la trame de l'existence. - -Moi, je restais en face de lui, adossé à la muraille, les mains -appuyées sur ma queue de billard inutile. - -Il reprit, au bout d'une minute: «Cristi, qu'elle était jolie à -dix-huit ans... et gracieuse... et parfaite... Ah! la jolie... jolie... -jolie... et bonne... et brave... et charmante fille! Elle avait des -yeux... des yeux bleus... transparents,... clairs... comme je n'en ai -jamais vu de pareils... jamais! - -Il se tut encore. Je demandai: «Pourquoi ne s'est-elle pas mariée?» - -Il répondit, non pas à moi, mais à ce mot qui passait «mariée». - ---Pourquoi? pourquoi? Elle n'a pas voulu... pas voulu. Elle avait -pourtant trente mille francs de dot, et elle fut demandée plusieurs -fois... elle n'a pas voulu! Elle semblait triste à cette époque-là. -C'est quand j'épousai ma cousine, la petite Charlotte, ma femme, avec -qui j'étais fiancé depuis six ans. - -Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son -esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et cruels -drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs sans -reproches, dans un de ces cœurs inavoués, inexplorés, que personne -n'a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées victimes. - -Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai: - ---C'est vous qui auriez dû l'épouser, monsieur Chantal? - -Il tressaillit, me regarda, et dit: - ---Moi? épouser qui? - ---Mlle Perle. - ---Pourquoi ça? - ---Parce que vous l'aimiez plus que votre cousine. - -Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia: - ---Je l'ai aimée... moi?... comment? qu'est-ce qui t'a dit ça?... - ---Parbleu, ça se voit... et c'est même à cause d'elle que vous avez -tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis -six ans. - -Il lâcha la bille qu'il tenait de la main gauche, saisit à deux mains -le linge à craie, et, s'en couvrant le visage, se mit à sangloter -dedans. Il pleurait d'une façon désolante et ridicule, comme pleure -une éponge qu'on presse, par les yeux, le nez et la bouche en même -temps. Et il toussait, crachait, se mouchait dans le linge à craie, -s'essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes les -fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux -gargarismes. - -Moi, effaré, honteux, j'avais envie de me sauver et je ne savais plus -que dire, que faire, que tenter. - -Et soudain, la voix de Mme Chantal résonna dans l'escalier: «Est-ce -bientôt fini, votre fumerie?» - -J'ouvris la porte et je criai: «Oui, madame, nous descendons.» - -Puis, je me précipitai vers son mari, et, le saisissant par les -coudes: «Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi; votre femme -vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre; -remettez-vous.» - -Il bégaya: «Oui... oui... je viens... pauvre fille!... je viens... -dites-lui que j'arrive.» - -Et il commença à s'essuyer consciencieusement la figure avec le linge -qui, depuis deux ou trois ans, essuyait toutes marques de l'ardoise, -puis il apparut, moitié blanc et moitié rouge, le front, le nez, les -joues et le menton barbouillés de craie, et les yeux gonflés, encore -pleins de larmes. - -Je le pris par les mains et l'entraînai dans sa chambre en murmurant: -«Je vous demande pardon, je vous demande bien pardon, monsieur Chantal, -de vous avoir fait de la peine... mais... je ne savais pas... vous... -vous comprenez...» - -Il me serra la main: «Oui... oui... il y a des moments difficiles...» - -Puis il se plongea la figure dans sa cuvette. Quand il en sortit, il ne -me parut pas encore présentable; mais j'eus l'idée d'une petite ruse. -Comme il s'inquiétait, en se regardant dans la glace, je lui dis: «Il -suffira de raconter que vous avez un grain de poussière dans l'œil, -et vous pourrez pleurer devant tout le monde autant qu'il vous plaira.» - -Il descendit en effet, en se frottant les yeux avec son mouchoir. On -s'inquiéta; chacun voulut chercher le grain de poussière qu'on ne -trouva point, et on raconta des cas semblables où il était devenu -nécessaire d'aller chercher le médecin. - -Moi, j'avais rejoint Mlle Perle et je la regardais, tourmenté par une -curiosité ardente, une curiosité qui devenait une souffrance. Elle -avait dû être bien jolie en effet, avec ses yeux doux, si grands, si -calmes, si larges qu'elle avait l'air de ne les jamais fermer, comme -font les autres humains. Sa toilette était un peu ridicule, une vraie -toilette de vieille fille, et la déparait sans la rendre gauche. - -Il me semblait que je voyais en elle, comme j'avais vu tout à l'heure -dans l'âme de M. Chantal, que j'apercevais, d'un bout à l'autre, cette -vie humble, simple et dévouée; mais un besoin me venait aux lèvres, un -besoin harcelant de l'interroger, de savoir si, elle aussi, l'avait -aimé, lui; si elle avait souffert comme lui de cette longue souffrance -secrète, aiguë, qu'on ne voit pas, qu'on ne sait pas, qu'on ne devine -pas, mais qui s'échappe, la nuit, dans la solitude de la chambre -noire. Je la regardais, je voyais battre son cœur sous son corsage -à guimpe, et je me demandais si cette douce figure candide avait gémi -chaque soir, dans l'épaisseur moite de l'oreiller, et sangloté, le -corps secoué de sursauts, dans la fièvre du lit brûlant. - -Et je lui dis tout bas, comme font les enfants qui cassent un bijou -pour voir dedans: «Si vous aviez vu pleurer M. Chantal tout à l'heure, -il vous aurait fait pitié.» - -Elle tressaillit: «Comment, il pleurait? - ---Oh! oui, il pleurait! - ---Et pourquoi ça?» - -Elle semblait très émue. Je répondis: - ---A votre sujet. - ---A mon sujet? - ---Oui. Il me racontait combien il vous avait aimée autrefois; et -combien il lui en avait coûté d'épouser sa femme au lieu de vous...» - -Sa figure pâle me parut s'allonger un peu; ses yeux toujours ouverts, -ses yeux calmes se fermèrent tout à coup, si vite qu'ils semblaient -s'être clos pour toujours. Elle glissa de sa chaise sur le plancher et -s'y affaissa doucement, lentement, comme aurait fait une écharpe tombée. - -Je criai: «Au secours! au secours! Mlle Perle se trouve mal.» - -Mme Chantal et ses filles se précipitèrent, et comme on cherchait de -l'eau, une serviette et du vinaigre, je pris mon chapeau et je me -sauvai. - -Je m'en allai à grands pas, le cœur secoué, l'esprit plein de -remords et de regrets. Et parfois aussi j'étais content; il me -semblait que j'avais fait une chose louable et nécessaire. - -Je me demandais: «Ai-je eu tort? Ai-je eu raison?» Ils avaient -cela dans l'âme comme on garde du plomb dans une plaie fermée. -Maintenant ne seront-ils pas plus heureux? Il était trop tard pour que -recommençât leur torture et assez tôt pour qu'ils s'en souvinssent avec -attendrissement. - -Et peut-être qu'un soir du prochain printemps, émus par un rayon de -lune tombé sur l'herbe, à leurs pieds, à travers les branches, ils se -prendront et se serreront la main en souvenir de toute cette souffrance -étouffée et cruelle; et peut-être aussi que cette courte étreinte fera -passer dans leurs veines un peu de ce frisson qu'ils n'auront point -connu, et leur jettera, à ces morts ressuscités en une seconde, la -rapide et divine sensation de cette ivresse, de cette folie qui donne -aux amoureux plus de bonheur en un tressaillement, que n'en peuvent -cueillir, en toute leur vie, les autres hommes! - - - - -ROSALIE PRUDENT. - - -IL y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni -le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient -à comprendre. - -La fille Prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes, -devenue grosse à l'insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la -nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin. - -C'était là l'histoire courante de tous les infanticides accomplis par -les servantes. Mais un fait demeurait inexplicable. La perquisition -opérée dans la chambre de la fille Prudent avait amené la découverte -d'un trousseau complet d'enfant, fait par Rosalie elle-même, qui -avait passé ses nuits à le couper et à le coudre pendant trois mois. -L'épicier chez qui elle avait acheté de la chandelle, payée sur -ses gages, pour ce long travail, était venu témoigner. De plus, il -demeurait acquis que la sage-femme du pays, prévenue par elle de son -état, lui avait donné tous les renseignements et tous les conseils -pratiques pour le cas où l'accident arriverait dans un moment où les -secours demeureraient impossibles. Elle avait cherché en outre une -place à Poissy pour la fille Prudent qui prévoyait son renvoi, car les -époux Varambot ne plaisantaient pas sur la morale. - -Ils étaient là, assistant aux assises, l'homme et la femme, petits -rentiers de province, exaspérés contre cette traînée qui avait souillé -leur maison. Ils auraient voulu la voir guillotiner tout de suite, sans -jugement, et ils l'accablaient de dépositions haineuses devenues dans -leur bouche des accusations. - -La coupable, une belle grande fille de Basse-Normandie, assez instruite -pour son état, pleurait sans cesse et ne répondait rien. - -On en était réduit à croire qu'elle avait accompli cet acte barbare -dans un moment de désespoir et de folie, puisque tout indiquait -qu'elle avait espéré garder et élever son fils. - -Le président essaya encore une fois de la faire parler, d'obtenir des -aveux; et l'ayant sollicitée avec une grande douceur, lui fit enfin -comprendre que tous ces hommes réunis pour la juger ne voulaient point -sa mort et pouvaient même la plaindre. - -Alors elle se décida. - -Il demandait: «Voyons, dites-nous d'abord quel est le père de cet -enfant?» - -Jusque-là elle l'avait caché obstinément. - -Elle répondit soudain, en regardant ses maîtres qui venaient de la -calomnier avec rage. - ---C'est M. Joseph, le neveu à M. Varambot. - -Les deux époux eurent un sursaut et crièrent en même temps: «C'est -faux! Elle ment. C'est une infamie.» - -Le président les fit taire et reprit: «Continuez, je vous prie, et -dites-nous comment cela est arrivé.» - -Alors elle se mit brusquement à parler avec abondance, soulageant -son cœur fermé, son pauvre cœur solitaire et broyé, vidant son -chagrin, tout son chagrin maintenant devant ces hommes sévères qu'elle -avait pris jusque-là pour des ennemis et des juges inflexibles. - ---Oui, c'est M. Joseph Varambot, quand il est venu en congé l'an -dernier. - ---Qu'est-ce qu'il fait M. Joseph Varambot? - ---Il est sous-officier d'artilleurs, m'sieu. Donc il resta deux -mois à la maison. Deux mois d'été. Moi, je ne pensais à rien quand -il s'est mis à me regarder, et puis à me dire des flatteries, et -puis à me cajoler tant que le jour durait. Moi, je me suis laissé -prendre, m'sieu. Il m' répétait que j'étais belle fille, que j'étais -plaisante... que j'étais de son goût... Moi, il me plaisait pour sûr... -Que voulez-vous?... on écoute ces choses-là quand on est seule... -toute seule... comme moi. J' suis seule sur la terre, m'sieu... j' -n'ai personne à qui parler... personne à qui conter mes ennuyances... -Je n'ai pu d' père, pu d' mère, ni frère, ni sœur, personne! Ça -m'a fait comme un frère qui serait r'venu quand il s'est mis à me -causer. Et puis, il m'a demandé de descendre au bord de la rivière, -un soir, pour bavarder sans faire de bruit. J'y suis v'nue, moi... Je -sais-t-il? je sais-t-il après?... Il me tenait la taille... Pour sûr, -je ne voulais pas... non... non... J'ai pas pu... j'avais envie de -pleurer tant que l'air était douce... il faisait clair de lune... J'ai -pas pu... Non... je vous jure... j'ai pas pu... il a fait ce qu'il a -voulu... Ça a duré encore trois semaines, tant qu'il est resté... Je -l'aurais suivi au bout du monde... il est parti... Je ne savais pas que -j'étais grosse, moi!... Je ne l'ai su que l' mois d'après... - -Elle se mit à pleurer si fort qu'on dut lui laisser le temps de se -remettre. - -Puis le président reprit sur un ton de prêtre au confessionnal: -«Voyons, continuez». - -Elle recommença à parler: «Quand j'ai vu que j'étais grosse, j'ai -prévenu Mme Boudin, la sage-femme, qu'est là pour le dire, et j'y ai -demandé la manière pour le cas que ça arriverait sans elle. Et puis -j'ai fait mon trousseau, nuit à nuit, jusqu'à une heure du matin, -chaque soir; et puis j'ai cherché une autre place, car je savais bien -que je serais renvoyée; mais j' voulais rester jusqu'au bout dans la -maison, pour économiser des sous, vu que j' n'en ai guère, et qu'il -m'en faudrait, pour l' petit... - ---Alors, vous ne vouliez pas le tuer? - ---Oh! pour sûr non, m'sieu. - ---Pourquoi l'avez-vous tué, alors? - ---V'là la chose. C'est arrivé plus tôt que je n'aurais cru. Ça m'a pris -dans ma cuisine, comme j' finissais ma vaisselle. - -M. et Mme Varambot dormaient déjà; donc je monte, pas sans peine, en -me tirant à la rampe; et je m' couche par terre, sur le carreau, pour -n' point gâter mon lit. Ça a duré p't-être une heure, p't-être deux, -p't-être trois; je ne sais point, tant ça me faisait mal; et puis, je -l' poussais d' toute ma force, j'ai senti qu'il sortait, et je l'ai -ramassé. - -Oh! oui, j'étais contente, pour sûr! J'ai fait tout ce que m'avait -dit Mme Boudin, tout! Et puis je l'ai mis sur mon lit, lui! Et puis -v'là qu'il me r'vient une douleur, mais une douleur à mourir.--Si vous -connaissiez ça, vous autres, vous n'en feriez pas tant, allez!--J'en -ai tombé sur les genoux, puis sur le dos, par terre; et v'là que ça me -reprend, p't-être une heure encore, p't-être deux, là toute seule..., -et puis qu'il en sort un autre..., un autre p'tit..., deux..., oui..., -deux... comme ça! Je l'ai pris comme le premier, et puis je l'ai mis -sur le lit, côte à côte--deux.--Est-ce possible, dites? Deux enfants! -Moi qui gagne vingt francs par mois! Dites... est-ce possible? Un, oui, -ça s' peut, en se privant... mais pas deux! Ça m'a tourné la tête. -Est-ce que je sais, moi?--J' pouvais-t-il choisir, dites? - -Est-ce que je sais! Je me suis vue à la fin de mes jours! J'ai mis -l'oreiller d'sus, sans savoir... Je n' pouvais pas en garder deux... et -je m' suis couchée d'sus encore. Et puis, j' suis restée à m' rouler et -à pleurer jusqu'au jour que j'ai vu venir par la fenêtre; ils étaient -morts sous l'oreiller, pour sûr. Alors je les ai pris sous mon bras, -j'ai descendu l'escalier, j'ai sorti dans l' potager, j'ai pris la -bêche au jardinier, et je les ai enfouis sous terre, l' plus profond -que j'ai pu, un ici, puis l'autre là, pas ensemble, pour qu'ils n' -parlent pas de leur mère, si ça parle, les p'tits morts. Je sais-t-il, -moi? - -Et puis, dans mon lit, v'là que j'ai été si mal que j'ai pas pu me -lever. On a fait venir le médecin qu'a tout compris. C'est la vérité, -m'sieu le juge. Faites ce qu'il vous plaira, j' suis prête. - -La moitié des jurés se mouchaient coup sur coup pour ne point pleurer. -Des femmes sanglotaient dans l'assistance. - -Le président interrogea. - ---A quel endroit avez-vous enterré l'autre? - -Elle demanda: - ---Lequel que vous avez? - ---Mais... celui... celui qui était dans les artichauts. - ---Ah bien! L'autre est dans les fraisiers, au bord du puits. - -Et elle se mit à sangloter si fort qu'elle gémissait à fendre les -cœurs. - -La fille Rosalie Prudent fut acquittée. - - - _Rosalie Prudent_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 2 mars 1886. - - - - -SUR LES CHATS. - - -I - - Cap d'Antibes. - -ASSIS sur un banc, l'autre jour, devant ma porte, en plein soleil, -devant une corbeille d'anémones fleuries, je lisais un livre récemment -paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, _le Tonnelier_, -par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier, -sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je -posai à côté de moi pour caresser la bête. - -Il faisait chaud; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore, -intermittente, légère, passait dans l'air, où passaient aussi parfois -des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j'apercevais -là-bas. - -Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent -la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les -germes endormis, et les bourgeons pour que s'ouvrent les jeunes -feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en -l'air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses -crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses -paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple -comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse. -Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant -qu'être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de -la toucher, se redressait et passait sa tête sous ma main levée. - -Je l'énervais et elle m'énervait aussi, car je les aime et je les -déteste, ces animaux charmants et perfides. J'ai plaisir à les toucher, -à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur -chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n'est -plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus -raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d'un chat. Mais elle -me met aux doigts, cette robe vivante, un désir étrange et féroce -d'étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l'envie qu'elle -a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette -envie, comme un fluide qu'elle me communique, je la prends par le bout -de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de -mes nerfs, le long de mes membres jusqu'à mon cœur, jusqu'à ma tête, -elle m'emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et -toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement -vif et léger qui me pénètre et m'envahit. - -Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la -saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la -pierre d'une fronde, si vite et si brutalement qu'elle n'a jamais le -temps de se venger. - -Je me souviens qu'étant enfant, j'aimais déjà les chats avec de -brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains; et qu'un -jour, au bout du jardin, à l'entrée du bois, j'aperçus tout à coup -quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J'allai -voir; c'était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se -tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait -inerte, puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait un -bruit de pompe, un bruit affreux que j'entends encore. - -J'aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j'aurais pu aller -chercher le domestique ou prévenir mon père.--Non, je ne bougeai pas, -et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante -et cruelle; c'était un chat! C'eût été un chien, j'aurais plutôt coupé -le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde -de plus. - -Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j'allai le tâter et lui -tirer la queue. - - -II - -Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu'en les -caressant, alors qu'ils se frottent à notre chair, ronronnent et -se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne -semblent jamais nous voir, on sent bien l'insécurité de leur tendresse, -l'égoïsme perfide de leur plaisir. - -Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes, -douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter -à l'amour. Près d'elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres -tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte -la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien -qu'on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte -perfide, sournoise, amoureuse ennemie, qui mordra lorsqu'elle sera -lasse de baisers. - -Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement -chantés. On connaît son admirable sonnet: - - Les amoureux fervents et les savants austères - Aiment également, dans leur mûre saison, - Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, - Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires. - - Amis de la science et de la volupté, - Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres. - L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres - S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté. - - Ils prennent en songeant les nobles attitudes - Des grands sphinx allongés au fond des solitudes - Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin. - - Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques, - Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, - Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques. - - -III - -Moi j'ai eu un jour l'étrange sensation d'avoir habité le palais -enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces -bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous -les êtres qu'on n'entende jamais marcher. - -C'était l'été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée. - -Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m'informai si les -habitants du pays n'avaient point dans la montagne au-dessus quelque -vallée fraîche où ils pussent aller respirer. - -On m'indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir. - -Il fallut d'abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai -quelque jour en racontant comment se fabriquent ces essences et -quintessences de fleurs qui valent jusqu'à deux mille francs le litre. -J'y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville, -médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que -la propreté des chambres. Puis je repartis au matin. - -La route s'engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds, -et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais -quel bizarre séjour d'été on m'avait indiqué là; et j'hésitais presque -à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j'aperçus soudain -devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense -et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés, -toute une bizarre architecture de citadelle morte. C'était une antique -commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc. - -Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte, -fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l'eau courante, des -saules; et sur les versants des sapins, jusques au ciel. - -En face de la commanderie, de l'autre côté de la vallée, mais plus -bas, s'élève un château habité, le château des Quatre-Tours, qui fut -construit vers 1530. On n'y aperçoit encore cependant aucune trace de -la Renaissance. - -C'est une lourde et forte construction carrée, d'un puissant caractère, -flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom. - -J'avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir, -qui ne me laissa pas gagner l'hôtel. - -Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours -d'été qu'on puisse rêver. Je m'y promenai jusqu'au soir, puis, après le -dîner, je montai dans l'appartement qu'on m'avait réservé. - -Je traversai d'abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de -vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j'aperçus rapidement sur -les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces -tableaux dont Théophile Gautier a dit: - - J'aime à vous voir en vos cadres ovales - Portraits jaunis des belles du vieux temps, - Tenant en main des roses un peu pâles - Comme il convient à des fleurs de cent ans! - -puis j'entrai dans la pièce où se trouvait mon lit. - -Quand je fus seul je la visitai. Elle était tendue d'antiques toiles -peintes où l'on voyait des donjons roses au fond de paysages bleus, -et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres -précieuses. - -Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les -fenêtres, larges dans l'appartement, étroites à leur sortie au jour, -traversant toute l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des -meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma -porte, je me couchai et je m'endormis. - -Et je rêvai; on rêve toujours un peu de ce qui s'est passé dans la -journée. Je voyageais; j'entrais dans une auberge où je voyais attablés -devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre -société dont je ne m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo, -qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin -j'allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et -tout à coup j'apercevais le domestique et le maçon, armés de briques, -qui venaient doucement vers mon lit. - -Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour -me reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, mon -arrivée à Thorenc, l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer -mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la nuit, au -milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête d'homme à peu près, deux -yeux de feu qui me regardaient. - -Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais j'entendis un -bruit, un bruit léger, un bruit mou comme la chute d'un linge humide et -roulé, et quand j'eus de la lumière, je ne vis plus rien qu'une grande -table au milieu de l'appartement. - -Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les -armoires, rien. - -Je pensai donc que j'avais continué mon rêve un peu après mon réveil, -et je me rendormis, non sans peine. - -Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient, -dans le pays que j'aime, et j'arrivais chez un Turc qui demeurait en -plein désert. C'était un Turc superbe; pas un Arabe, un Turc, gros, -aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin -de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait -des compliments en m'offrant des confitures, sur un divan délicieux. - -Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre--tous mes rêves -finissaient donc ainsi--une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux -de bêtes par terre, et, devant le feu--l'idée de feu me poursuivait -jusqu'au désert--sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui -m'attendait. - -Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le -front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun, -mais d'un brun chaud et capiteux. - -Elle me regardait et je pensais: «Voilà comment je comprends -l'hospitalité. Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays -de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile, qu'on -recevrait un étranger de cette façon.» - -Je m'approchai d'elle et je lui parlai, mais elle me répondit par -signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître, -savait si bien. - -D'autant plus heureux qu'elle serait silencieuse, je la pris par la -main et je la conduisis vers ma couche où je m'étendis à ses côtés... -Mais on se réveille toujours en ces moments-là! Donc je me réveillai -et je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose de -chaud et de doux que je caressais amoureusement. - -Puis, ma pensée s'éclairant, je reconnus que c'était un chat, un -gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y -laissai, et je fis comme lui, encore une fois. - -Quand le jour parut, il était parti, et je crus vraiment que j'avais -rêvé; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et -en sortir, la porte étant fermée à clef. - -Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il se -mit à rire, et me dit: «Il est venu par la chattière», et soulevant un -rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond. - -Et j'appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont -ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave -au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et -qui font du chat le roi et le maître de céans. - -Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se -coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous -les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il -est chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui passe sans -bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux. - -Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire: - - C'est l'esprit familier du lieu; - Il juge, il préside, il inspire - Toutes choses dans son empire; - Peut-être est-il fée,--est-il Dieu? - - - _Sur les Chats_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 9 février 1886. - - - - -SAUVÉE. - - -I - -ELLE entra comme une balle qui crève une vitre, la petite marquise de -Rennedon, et elle se mit à rire avant de parler, à rire aux larmes -comme elle avait fait un mois plus tôt en annonçant à son amie qu'elle -avait trompé le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et -rien qu'une fois, parce qu'il était vraiment trop bête et trop jaloux. - -La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son canapé le livre -qu'elle lisait et elle regardait Annette avec curiosité, riant déjà -elle-même. - -Enfin elle demanda: - ---Qu'est-ce que tu as encore fait? - ---Oh!... ma chère... ma chère... C'est trop drôle... trop drôle..., -figure-toi... je suis sauvée!... sauvée!... sauvée!... - ---Comment, sauvée? - ---Oui, sauvée! - ---De quoi? - ---De mon mari, ma chère, sauvée! Délivrée! libre! libre! libre! - ---Comment libre? En quoi? - ---En quoi? Le divorce! Oui, le divorce! Je tiens le divorce! - ---Tu es divorcée? - ---Non, pas encore, que tu es sotte! On ne divorce pas en trois heures! -Mais j'ai des preuves... des preuves... des preuves qu'il me trompe... -un flagrant délit... songe!... un flagrant délit... je le tiens... - ---Oh, dis-moi ça! Alors il te trompait? - ---Oui... c'est-à-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j'ai -des preuves, c'est l'essentiel. - ---Comment as-tu fait? - ---Comment j'ai fait? Voilà! Oh! j'ai été forte, rudement forte. -Depuis trois mois il était devenu odieux, tout à fait odieux, brutal, -grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis dit: Ça ne peut pas -durer, il me faut le divorce! Mais comment? Ça n'était pas facile. J'ai -essayé de me faire battre par lui. Il n'a pas voulu. Il me contrariait -du matin au soir, me forçait à sortir quand je ne voulais pas, à -rester chez moi quand je désirais dîner en ville; il me rendait la vie -insupportable d'un bout à l'autre de la semaine, mais il ne me battait -pas. - -Alors, j'ai tâché de savoir s'il avait une maîtresse. Oui, il en avait -une, mais il prenait mille précautions pour aller chez elle. Ils -étaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j'ai fait? - ---Je ne devine pas. - ---Oh! tu ne devinerais jamais. J'ai prié mon frère de me procurer une -photographie de cette fille. - ---De la maîtresse de ton mari? - ---Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix d'un soir, de sept -heures à minuit, dîner compris, trois louis l'heure. Il a obtenu la -photographie par-dessus le marché. - ---Il me semble qu'il aurait pu l'avoir à moins en usant d'une ruse -quelconque et sans... sans... sans être obligé de prendre en même temps -l'original. - ---Oh! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à Jacques. Et puis moi -j'avais besoin de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur -son teint, sur mille choses enfin. - ---Je ne comprends pas. - ---Tu vas voir. Quand j'ai connu tout ce que je voulais savoir, je me -suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d'affaires... -tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute... de toute -nature... des agents de... de... de publicité et de complicité... de -ces hommes... enfin tu comprends. - ---Oui, à peu près. Et tu lui as dit? - ---Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle -s'appelle Clarisse): «Monsieur, il me faut une femme de chambre qui -ressemble à ça. Je la veux jolie, élégante, fine, propre. Je la payerai -ce qu'il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis. Je n'en -aurai pas besoin plus de trois mois.» - -Il avait l'air très étonné, cet homme. Il demanda: «Madame la veut-elle -irréprochable?» - -Je rougis, et je balbutiai: «Mais oui, comme probité.» - -Il reprit: «... Et comme mœurs?...» Je n'osai pas répondre. Je fis -seulement un signe de tête qui voulait dire: non. Puis, tout à coup, -je compris qu'il avait un horrible soupçon, et je m'écriai, perdant -l'esprit: «Oh! monsieur... c'est pour mon mari... qui me trompe... qui -me trompe en ville... et je veux... je veux qu'il me trompe chez moi... -vous comprenez... pour le surprendre...» - -Alors, l'homme se mit à rire. Et je compris à son regard qu'il m'avait -rendu son estime. Il me trouvait même très forte. J'aurais bien parié -qu'à ce moment-là il avait envie de me serrer la main. - -Il me dit: «Dans huit jours, madame, j'aurai votre affaire. Et nous -changerons de sujet s'il le faut. Je réponds du succès. Vous ne me -payerez qu'après réussite. Ainsi cette photographie représente la -maîtresse de monsieur votre mari?--Oui, monsieur.--Une belle personne, -une fausse maigre. Et quel parfum?--Je ne comprenais pas; je répétai: -«Comment, quel parfum?» Il sourit. «Oui, madame, le parfum est -essentiel pour séduire un homme; car cela lui donne des ressouvenirs -inconscients qui le disposent à l'action; le parfum établit des -confusions obscures dans son esprit, le trouble et l'énerve en lui -rappelant ses plaisirs. Il faudrait tâcher de savoir aussi ce que -monsieur votre mari a l'habitude de manger quand il dîne avec cette -dame. Vous pourriez lui servir les mêmes plats le soir où vous le -pincerez. Oh! nous le tenons, madame, nous le tenons.» - -Je m'en allai enchantée. J'étais tombée là vraiment sur un homme très -intelligent. - - -II - ---Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille -brune, très belle, avec l'air modeste et hardi en même temps, un -singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne -savais trop qui c'était, je l'appelais «mademoiselle»; alors, elle me -dit: «Oh! madame peut m'appeler Rose tout court.» Nous commençâmes à -causer. - ---Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici? - ---Je m'en doute, madame. - ---Fort bien, ma fille..., et cela ne vous... ne vous ennuie pas trop? - ---Oh! madame, c'est le huitième divorce que je fais; j'y suis habituée. - ---Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir? - ---Oh! madame, cela dépend tout à fait du tempérament de monsieur. Quand -j'aurai vu monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre -exactement à madame. - ---Vous le verrez tout à l'heure, mon enfant. Mais je vous préviens -qu'il n'est pas beau. - ---Cela ne me fait rien, madame. J'en ai séparé déjà de très laids. Mais -je demanderai à madame si elle s'est informée du parfum. - ---Oui, ma bonne Rose,--la verveine. - ---Tant mieux, madame, j'aime beaucoup cette odeur-là! - -Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de monsieur porte du -linge de soie. - ---Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles. - ---Oh! alors, c'est une personne comme il faut. Le linge de soie -commence à devenir commun. - ---C'est très vrai ce que vous dites-là! - ---Eh bien, madame, je vais prendre mon service. - -Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n'eût -fait que cela toute sa vie. - -Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne leva même pas les yeux -sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la -verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit. - -Il me demanda aussitôt: - ---Qu'est-ce que c'est que cette fille-là! - ---Mais... ma nouvelle femme de chambre. - ---Où l'avez-vous trouvée? - ---C'est la baronne de Grangerie qui me l'a donnée, avec les meilleurs -renseignements. - ---Ah! elle est assez jolie! - ---Vous trouvez? - ---Mais oui... pour une femme de chambre. - -J'étais ravie. Je sentais qu'il mordait déjà. - -Le soir même, Rose me disait: «Je puis maintenant promettre à madame -que ça ne durera pas quinze jours. Monsieur est très facile! - ---Ah! vous avez déjà essayé? - ---Non, madame, mais ça se voit au premier coup d'œil. Il a déjà -envie de m'embrasser en passant à côté de moi. - ---Il ne vous a rien dit? - ---Non, madame, il m'a seulement demandé mon nom... pour entendre le -son de ma voix. - ---Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez. - ---Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire -pour ne pas me déprécier. - -Au bout de huit jours mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais -rôder toute l'après-midi par la maison; et ce qu'il y avait de plus -significatif dans son affaire, c'est qu'il ne m'empêchait plus de -sortir. Et moi j'étais dehors toute la journée... pour... pour le -laisser libre. - -Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d'un air -timide: - ---C'est fait, madame, de ce matin. - -Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt -de la manière dont elle me l'avait dite. Je balbutiai: - ---Et... et... ça s'est bien passé?... - ---Oh! très bien, madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais -je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où -elle désire le flagrant délit. - ---Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi. - ---Va pour jeudi, madame. Je n'accorderai plus rien jusque-là pour tenir -monsieur en éveil. - ---Vous êtes sûre de ne pas manquer? - ---Oh, oui, madame, très sûre. Je vais allumer monsieur dans les grands -prix de façon à le faire donner juste à l'heure que madame voudra bien -me désigner. - ---Prenons cinq heures, ma bonne Rose. - ---Ça va pour cinq heures, madame; et à quel endroit?... - ---Mais... dans ma chambre. - ---Soit, dans la chambre de madame. - -Alors, ma chérie, tu comprends ce que j'ai fait. J'ai été chercher papa -et maman d'abord, et puis mon oncle d'Orvelin, le président, et puis -M. Raplet, le juge, l'ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce -que j'allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe -des pieds jusqu'à la porte de ma chambre. J'ai attendu cinq heures, -cinq heures juste... Oh! comme mon cœur battait. J'avais fait monter -aussi le concierge pour avoir un témoin de plus! Et puis... et puis, -au moment où la pendule commence à sonner, pan, j'ouvre la porte toute -grande... Ah! ah! ah! ça y était en plein... en plein... ma chère... -Oh! quelle tête!... quelle tête!... si tu avais vu sa tête!... Et -il s'est retourné... l'imbécile! Ah qu'il était drôle... Je riais, -je riais... Et papa qui s'est fâché, qui voulait battre mon mari... -Et le concierge, un bon serviteur, qui l'aidait à se rhabiller... -devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que -c'était farce!... Quant à Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle -pleurait... elle pleurait très bien. C'est une fille précieuse... Si tu -en as jamais besoin, n'oublie pas! - -Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout -de suite. Je suis libre. Vive le divorce!... - -Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite -baronne, songeuse et contrariée, murmurait: - ---Pourquoi ne m'as-tu pas invitée à voir ça? - - - _Sauvée_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 22 décembre 1885. - - - - -MADAME PARISSE. - - -I - -J'ÉTAIS assis sur le môle du petit port Obernon, près du hameau de la -Salis, pour regarder Antibes au soleil couchant. Je n'avais jamais rien -vu d'aussi surprenant et d'aussi beau. - -La petite ville, enfermée en ses lourdes murailles de guerre -construites par M. de Vauban, s'avançait en pleine mer, au milieu de -l'immense golfe de Nice. La haute vague du large venait se briser à -son pied, l'entourant d'une fleur d'écume; et on voyait, au-dessus des -remparts, les maisons grimper les unes sur les autres jusqu'aux deux -tours dressées dans le ciel comme les deux cornes d'un casque antique. -Et ces deux tours se dessinaient sur la blancheur laiteuse des Alpes, -sur l'énorme et lointaine muraille de neige qui barrait tout l'horizon. - -Entre l'écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord -du ciel, la petite cité, éclatante et debout sur le fond bleuâtre des -premières montagnes, offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide -de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et -si différentes cependant qu'elles semblaient de toutes les nuances. - -Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d'un bleu presque -blanc, comme si la neige eût déteint sur lui; quelques nuages d'argent -flottaient tout près des sommets pâles; et de l'autre côté du golfe, -Nice couchée au bord de l'eau s'étendait comme un fil blanc entre la -mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte -brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé. - -C'était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir -qu'elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur. -On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui -qui sait sentir par l'œil éprouve, à contempler les choses et les -êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l'homme à -l'oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur. - -Je dis à mon compagnon, M. Martini, un méridional pur sang: - ---Voilà, certes, un des plus rares spectacles qu'il m'ait été donné -d'admirer. - -J'ai vu le Mont-Saint-Michel, ce bijou monstrueux de granit, sortir des -sables au jour levant. - -J'ai vu, dans le Sahara, le lac de Raïanechergui, long de cinquante -kilomètres, luire sous une lune éclatante comme nos soleils et exhaler -vers elle une nuée blanche pareille à une fumée de lait. - -J'ai vu, dans les îles Lipari, le fantastique cratère de soufre du -Volcanello, fleur géante qui fume et qui brûle, fleur jaune démesurée, -épanouie en pleine mer et dont la tige est un volcan. - -Eh bien, je n'ai rien vu de plus surprenant qu'Antibes debout sur les -Alpes au soleil couchant. - -Et je ne sais pourquoi des souvenirs antiques me hantent; des vers -d'Homère me reviennent en tête; c'est une ville du vieil Orient, ceci, -c'est une ville de l'Odyssée, c'est Troie! bien que Troie fût loin de -la mer. - -M. Martini tira de sa poche le guide Sarty et lut: «Cette ville fut à -son origine une colonie fondée par les Phocéens de Marseille, vers l'an -340 avant J.-C. Elle reçut d'eux le nom grec d'Antipolis, c'est-à-dire -«contre-ville», ville en face d'une autre, parce qu'en effet elle se -trouve opposée à Nice, autre colonie marseillaise. - -«Après la conquête des Gaules, les Romains firent d'Antibes une ville -municipale; ses habitants jouissaient du droit de cité romaine. - -«Nous savons, par une épigramme de Martial, que, de son temps...» - -Il continuait. Je l'arrêtai: «Peu m'importe ce qu'elle fut. Je vous -dis que j'ai sous les yeux une ville de l'Odyssée. Côte d'Asie ou côte -d'Europe, elles se ressemblaient sur les deux rivages; et il n'en est -point, sur l'autre bord de la Méditerranée, qui éveille en moi, comme -celle-ci, le souvenir des temps héroïques.» - -Un bruit de pas me fit tourner la tête; une femme, une grande femme -brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap. - -M. Martini murmura, en faisant sonner les finales: «C'est Mme Parisse, -vous savez!» - -Non, je ne savais pas, mais ce nom jeté, ce nom du berger Troyen me -confirma dans mon rêve. - -Je dis cependant: «Qui ça, Mme Parisse?» - -Il parut stupéfait que je ne connusse pas cette histoire. - -J'affirmai que je ne la savais point; et je regardais la femme qui -s'en allait sans nous voir, rêvant, marchant d'un pas grave et lent, -comme marchaient sans doute les dames de l'antiquité. Elle devait avoir -trente-cinq ans environ, et restait belle, fort belle, bien qu'un peu -grasse. - -Et M. Martini me conta ceci. - - -II - -Mme Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant la -guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C'était -alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu'elle était -devenue forte et triste. - -Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à -bedaine et à jambes courtes, qui trottent menu dans une culotte -toujours trop large. - -Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne -commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré durant la -campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons. - -Comme il s'ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière -étouffante enfermée en sa double enceinte d'énormes murailles, le -commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de -forêt de pins éventée par toutes les brises du large. - -Il y rencontra Mme Parisse qui venait aussi, les soirs d'été, respirer -l'air frais sous les arbres. Comment s'aimèrent-ils? Le sait-on? Ils se -rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se voyaient plus, -ils pensaient l'un à l'autre, sans doute. L'image de la jeune femme -aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de la belle -et fraîche Méridionale qui montrait ses dents en souriant, restait -flottante devant les yeux de l'officier qui continuait sa promenade en -mangeant son cigare au lieu de le fumer; et l'image du commandant serré -dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d'or, dont la moustache -blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir devant les yeux de -Mme Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu, court de pattes et -ventru, rentrait pour souper. - -A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être; et -à force de se revoir, ils s'imaginèrent qu'ils se connaissaient. Il la -salua assurément. Elle fut surprise et s'inclina, si peu, si peu, tout -juste ce qu'il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de quinze -jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d'être côte à -côte. - -Il lui parla! De quoi? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils -l'admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus -souvent qu'à l'horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut -le prétexte banal et persistant d'une causerie de plusieurs minutes. - -Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s'entretenant de -sujets quelconques; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus -intimes, de ces choses secrètes, charmantes, dont on voit le reflet -dans la douceur, dans l'émotion du regard, et qui font battre le -cœur, car elles confessent l'âme, mieux qu'un aveu. - -Puis il dut lui prendre la main, et balbutier ces mots que la femme -devine sans avoir l'air de les entendre. - -Et il fut convenu entre eux qu'ils s'aimaient sans qu'ils se le fussent -prouvé par rien de sensuel ou de brutal. - -Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle, -mais il voulait aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour plus -ardemment de se rendre à son violent désir. - -Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder. - -Un soir pourtant elle lui dit comme par hasard: «Mon mari vient de -partir pour Marseille. Il y va rester quatre jours.» - -Jean de Carmelin se jeta à ses pieds, la suppliant d'ouvrir sa porte le -soir même, vers onze heures. Mais elle ne l'écouta point et rentra d'un -air fâché. - -Le commandant fut de mauvaise humeur tout le soir; et le lendemain, dès -l'aurore, il se promenait, rageur, sur les remparts, allant de l'école -du tambour à l'école de peloton, et jetant des punitions aux officiers -et aux hommes, comme on jetterait des pierres dans une foule. - -Mais en rentrant pour déjeuner, il trouva sous sa serviette, dans une -enveloppe, ces quatre mots: «Ce soir, dix heures.» Et il donna cent -sous, sans aucune raison, au garçon qui le servait. - -La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner -et à se parfumer. - -Au moment où il se mettait à table pour dîner, on lui remit une autre -enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme: - - «Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf - heures.--PARISSE.» - -Le commandant poussa un juron si véhément que le garçon laissa tomber -la soupière sur le parquet. - -Que ferait-il? Certes, il la voulait, ce soir-là même, coûte que coûte; -et il l'aurait. Il l'aurait par tous les moyens, dût-il faire arrêter -et emprisonner le mari. Soudain une idée folle lui traversa la tête. Il -demanda du papier, et écrivit: - - «MADAME, - - «Il ne rentrera pas ce soir, je vous le jure, et moi je serai à dix - heures où vous savez. Ne craignez rien, je réponds de tout, sur mon - honneur d'officier. - - «JEAN DE CARMELIN.» - -Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité. - -Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois, qui commandait -après lui; et il lui dit, en roulant entre ses doigts la dépêche -froissée de M. Parisse: - ---Capitaine, je reçois un télégramme d'une nature singulière et dont il -m'est même impossible de vous communiquer le contenu. Vous allez faire -fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce -que personne, vous entendez bien, personne n'entre ni ne sorte avant -six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans -les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures. -Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son -domicile _manu militari_. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils -s'éloigneront aussitôt de moi en ayant l'air de ne pas me connaître. - -Vous avez bien entendu? - ---Oui, mon commandant. - ---Je vous rends responsable de l'exécution de ces ordres, mon cher -capitaine. - ---Oui, mon commandant. - ---Voulez-vous un verre de chartreuse? - ---Volontiers, mon commandant. - -Ils trinquèrent, burent la liqueur jaune, et le capitaine Gribois s'en -alla. - - -III - -Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur -le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice. - -L'un était grand et maigre, M. Saribe, marchand d'huiles, l'autre gros -et petit, M. Parisse. - -Ils se mirent en route côte à côte, leur sac de nuit à la main, pour -gagner la ville éloignée d'un kilomètre. - -Mais en arrivant à la porte du port, les factionnaires croisèrent la -baïonnette en leur enjoignant de s'éloigner. - -Effarés, stupéfaits, abrutis d'étonnement, ils s'écartèrent et -délibérèrent; puis, après avoir pris conseil l'un de l'autre, ils -revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître -leurs noms. - -Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les -menacèrent de tirer; et les deux voyageurs, épouvantés, s'enfuirent au -pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient. - -Ils firent alors le tour des remparts et se présentèrent à la porte -de la route de Cannes. Elle était fermée également et gardée aussi -par un poste menaçant. MM. Saribe et Parisse, en hommes prudents, -n'insistèrent pas davantage, et s'en revinrent à la gare pour chercher -un abri, car le tour des fortifications n'était pas sûr, après le -soleil couché. - -L'employé de service, surpris et somnolent, les autorisa à attendre le -jour dans le salon des voyageurs. - -Ils y demeurèrent côte à côte, sans lumière, sur le canapé de velours -vert, trop effrayés pour songer à dormir. - -La nuit fut longue pour eux. - -Ils apprirent, vers six heures et demie, que les portes étaient -ouvertes et qu'on pouvait, enfin, pénétrer dans Antibes. - -Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route -leurs sacs abandonnés. - -Lorsqu'ils franchirent, un peu inquiets encore, la porte de la ville, -le commandant de Carmelin, l'œil sournois et la moustache en l'air, -vint lui-même les reconnaître et les interroger. - -Puis il les salua avec politesse en s'excusant de leur avoir fait -passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres. - -Les esprits, dans Antibes, étaient affolés. Les uns parlaient d'une -surprise méditée par les Italiens, les autres d'un débarquement -du prince impérial, d'autres encore croyaient à une conspiration -orléaniste. On ne devina que plus tard la vérité quand on apprit que le -bataillon du commandant était envoyé fort loin, et que M. de Carmelin -avait été sévèrement puni. - - -IV - -M. Martini avait fini de parler. Mme Parisse revenait, sa promenade -terminée. Elle passa gravement, près de moi, les yeux sur les Alpes -dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du -soleil. - -J'avais envie de la saluer, la triste et pauvre femme qui devait penser -toujours à cette nuit d'amour déjà si lointaine, et à l'homme hardi qui -avait osé, pour un baiser d'elle, mettre une ville en état de siège et -compromettre tout son avenir. - -Aujourd'hui, il l'avait oubliée sans doute, à moins qu'il ne racontât, -après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre. - -L'avait-elle revu? L'aimait-elle encore? Et je songeais: «Voici bien -un trait de l'amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. L'Homère -qui chanterait cette Hélène, et l'aventure de son Ménélas, devrait -avoir l'âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire, -beau, fort comme Achille, et plus rusé qu'Ulysse, le héros de cette -abandonnée!» - - - _Madame Parisse_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 16 mars 1886. - - - - -JULIE ROMAIN. - - -JE suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la -Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas -sur une route? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au -flanc des montagnes, au bord de la mer! Et on rêve! Que d'illusions, -d'amours, d'aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme -qui vagabonde! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en -vous avec l'air tiède et léger; on les boit dans la brise, et elles -font naître en notre cœur un appétit de bonheur qui grandit avec la -faim, excitée par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et -chantent comme des oiseaux. - -Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l'Italie, ou -plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la -représentation de tous les poèmes d'amour de la terre. Et je songeais -que depuis Cannes, où l'on pose, jusqu'à Monaco où l'on joue, on ne -vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de -l'argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses -et d'orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les -viles convoitises, et bien montrer l'esprit humain tel qu'il est, -rampant, ignorant, arrogant et cupide. - -Tout à coup, au fond d'une des baies ravissantes qu'on rencontre à -chaque détour de la montagne, j'aperçus quelques villas, quatre ou -cinq seulement, en face de la mer, au pied du mont, et devant un -bois sauvage de sapins qui s'en allait au loin derrière elles par -deux grands vallons sans chemins et sans issues peut-être. Un de ces -chalets m'arrêta net devant sa porte, tant il était joli: une petite -maison blanche avec des boiseries brunes, et couverte de roses grimpées -jusqu'au toit. - -Et le jardin: une nappe de fleurs, de toutes les couleurs et de toutes -les tailles, mêlées dans un désordre coquet et cherché. Le gazon en -était rempli; chaque marche du perron en portait une touffe à ses -extrémités, les fenêtres laissaient pendre sur la façade éclatante -des grappes bleues ou jaunes; et la terrasse aux balustres de pierre, -qui couvrait cette mignonne demeure, était enguirlandée d'énormes -clochettes rouges pareilles à des taches de sang. - -On apercevait, par derrière, une longue allée d'orangers fleuris qui -s'en allait jusqu'au pied de la montagne. - -Sur la porte, en petites lettres d'or, ce nom: «Villa d'Antan.» - -Je me demandais quel poète ou quelle fée habitait là, quel solitaire -inspiré avait découvert ce lieu et créé cette maison de rêve, qui -semblait poussée dans un bouquet. - -Un cantonnier cassait des pierres sur la route, un peu plus loin. Je -lui demandai le nom du propriétaire de ce bijou. Il répondit: - ---C'est Mme Julie Romain. - -Julie Romain! Dans mon enfance, autrefois, j'avais tant entendu parler -d'elle, de la grande actrice, la rivale de Rachel. - -Aucune femme n'avait été plus applaudie et plus aimée, plus aimée -surtout! Que de duels et que de suicides pour elle, et que d'aventures -retentissantes! Quel âge avait-elle à présent, cette séductrice? -Soixante, soixante-dix, soixante-quinze ans? Julie Romain! Ici, dans -cette maison! La femme qu'avaient adorée le plus grand musicien et le -plus rare poète de notre pays! Je me souvenais encore de l'émotion -soulevée dans toute la France (j'avais alors douze ans) par sa fuite en -Sicile avec celui-ci, après sa rupture éclatante avec celui-là. - -Elle était partie un soir, après une première représentation où la -salle l'avait acclamée durant une demi-heure, et rappelée onze fois -de suite; elle était partie avec le poète, en chaise de poste, comme -on faisait alors; ils avaient traversé la mer pour aller s'aimer dans -l'île antique, fille de la Grèce, sous l'immense bois d'orangers qui -entoure Palerme et qu'on appelle la «Conque d'Or». - -On avait raconté leur ascension de l'Etna et comment ils s'étaient -penchés sur l'immense cratère, enlacés, la joue contre la joue, comme -pour se jeter au fond du gouffre de feu. - -Il était mort, lui, l'homme aux vers troublants, si profonds qu'ils -avaient donné le vertige à toute une génération, si subtils, si -mystérieux, qu'ils avaient ouvert un monde nouveau aux nouveaux poètes. - -L'autre aussi était mort, l'abandonné, qui avait trouvé pour elle des -phrases de musique restées dans toutes les mémoires, des phrases de -triomphe et de désespoir, affolantes et déchirantes. - -Elle était là, elle, dans cette maison voilée de fleurs. - -Je n'hésitai point, je sonnai. - -Un petit domestique vint ouvrir, un garçon de dix-huit ans, à l'air -gauche, aux mains niaises. J'écrivis sur ma carte un compliment galant -pour la vieille actrice et une vive prière de me recevoir. Peut-être -savait-elle mon nom et consentirait-elle à m'ouvrir sa porte. - -Le jeune valet s'éloigna, puis revint en me demandant de le suivre; -et il me fit entrer dans un salon propre et correct, de style -Louis-Philippe, aux meubles froids et lourds, dont une petite bonne de -seize ans, à la taille mince, mais peu jolie, enlevait les housses en -mon honneur. - -Puis, je restai seul. - -Sur les murs, trois portraits, celui de l'actrice dans un de ses rôles, -celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise -à jabot d'alors, et celui du musicien assis devant un clavecin. Elle, -blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait de sa -bouche gracieuse et de son œil bleu; et la peinture était soignée, -fine, élégante et sèche. - -Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité. - -Tout cela sentait l'autrefois, les jours finis et les gens disparus. - -Une porte s'ouvrit, une petite femme entra; vieille, très vieille, très -petite, avec des bandeaux de cheveux blancs, des sourcils blancs, une -vraie souris blanche rapide et furtive. - -Elle me tendit la main et dit, d'une voix restée fraîche, sonore, -vibrante: - ---Merci, monsieur. Comme c'est gentil aux hommes d'aujourd'hui de se -souvenir des femmes de jadis! Asseyez-vous. - -Et je lui racontai comment sa maison m'avait séduit, comment j'avais -voulu connaître le nom de la propriétaire, et comment, l'ayant connu, -je n'avais pu résister au désir de sonner à sa porte. - -Elle répondit: - ---Cela m'a fait d'autant plus de plaisir, monsieur, que voici la -première fois que pareille chose arrive. Quand on m'a remis votre -carte, avec le mot gracieux qu'elle portait, j'ai tressailli comme -si on m'eût annoncé un vieil ami disparu depuis vingt ans. Je suis -une morte, moi, une vraie morte, dont personne ne se souvient, à qui -personne ne pense, jusqu'au jour où je mourrai pour de bon; et alors -tous les journaux parleront, pendant trois jours, de Julie Romain, avec -des anecdotes, des détails, des souvenirs et des éloges emphatiques. -Puis ce sera fini de moi. - -Elle se tut, et reprit, après un silence: - ---Et cela ne sera pas long maintenant. Dans quelques mois, dans -quelques jours, de cette petite femme encore vive il ne restera plus -qu'un petit squelette. - -Elle leva les yeux vers son portrait qui lui souriait, qui souriait à -cette vieille, à cette caricature de lui-même; puis elle regarda les -deux hommes, le poète dédaigneux et le musicien inspiré qui semblaient -se dire: «Que nous veut cette ruine?» - -Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m'étreignait -le cœur, la tristesse des existences accomplies, qui se débattent -encore dans les souvenirs comme on se noie dans une eau profonde. - -De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes -et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes, -jolies, riches, heureuses; des hommes souriants et satisfaits. Elle -suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné: - ---On ne peut pas être et avoir été. - -Je lui dis: - ---Comme la vie a dû être belle pour vous! - -Elle poussa un grand soupir: - ---Belle et douce. C'est pour cela que je la regrette si fort. - -Je vis qu'elle était disposée à parler d'elle; et doucement, avec -des précautions délicates, comme lorsqu'on touche à des chairs -douloureuses, je me mis à l'interroger. - -Elle parla de ses succès, de ses enivrements, de ses amis, de toute son -existence triomphante. Je lui demandai: - ---Les plus vives joies, le vrai bonheur, est-ce au théâtre que vous les -avez dus? - -Elle répondit vivement: - ---Oh! non. - -Je souris; elle reprit, en levant vers les deux portraits un regard -triste: - ---C'est à eux. - -Je ne pus me retenir de demander: - ---Auquel? - ---A tous les deux. Je les confonds même un peu dans ma mémoire de -vieille, et puis, j'ai des remords envers l'un, aujourd'hui. - ---Alors, madame, ce n'est pas à eux, mais à l'amour lui-même que va -votre reconnaissance. Ils n'ont été que ses interprètes. - ---C'est possible. Mais quels interprètes! - ---Êtes-vous certaine que vous n'avez pas été, que vous n'auriez pas -été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n'aurait -pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son -cœur, toutes ses pensées, toutes ses heures, tout son être; tandis -que ceux-ci vous donnaient deux rivales redoutables, la Musique et la -Poésie? - -Elle s'écria avec force, avec cette voix restée jeune, qui faisait -vibrer quelque chose dans l'âme: - ---Non, monsieur, non. Un autre m'aurait plus aimée peut-être, mais -il ne m'aurait pas aimée comme ceux-là. Ah! c'est qu'ils m'ont -chanté la musique de l'amour, ceux-là, comme personne au monde ne -la pourrait chanter! Comme ils m'ont grisée! Est-ce qu'un homme, un -homme quelconque, trouverait ce qu'ils savaient trouver, eux, dans -les sons et dans les paroles? Est-ce assez que d'aimer, si on ne sait -pas mettre dans l'amour toute la poésie et toute la musique du ciel -et de la terre? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une -femme avec des chants et avec des mots! Oui, il y avait peut-être dans -notre passion plus d'illusion que de réalité; mais ces illusions-là -vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent -toujours sur le sol. Si d'autres m'ont plus aimée, par eux seuls j'ai -compris, j'ai senti, j'ai adoré l'amour! - -Et, tout à coup, elle se mit à pleurer. - -Elle pleurait, sans bruit, des larmes désespérées! - -J'avais l'air de ne point voir, et je regardais au loin. Elle reprit, -après quelques minutes: - ---Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le cœur -vieillit avec le corps. Chez moi, cela n'est point arrivé. Mon pauvre -corps a soixante-neuf ans, et mon pauvre cœur en a vingt... Et voilà -pourquoi je vis toute seule, dans les fleurs et dans les rêves. - -Il y eut entre nous un long silence. Elle s'était calmée et se remit à -parler en souriant: - ---Comme vous vous moqueriez de moi, si vous saviez... si vous saviez -comment je passe mes soirées... quand il fait beau!... Je me fais honte -et pitié en même temps. - -J'eus beau la prier, elle ne voulut point me dire ce qu'elle faisait; -alors je me levai pour partir. - -Elle s'écria: - ---Déjà! - -Et, comme j'annonçais que je devais dîner à Monte-Carlo, elle demanda, -avec timidité: - ---Vous ne voulez pas dîner avec moi? Cela me ferait beaucoup de plaisir. - -J'acceptai tout de suite. Elle sonna, enchantée; puis quand elle eut -donné quelques ordres à la petite bonne, elle me fit visiter sa maison. - -Une sorte de véranda vitrée, pleine d'arbustes, s'ouvrait sur la -salle à manger et laissait voir d'un bout à l'autre la longue allée -d'orangers, s'étendant jusqu'à la montagne. Un siège bas, caché sous -les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s'asseoir -là. - -Puis nous allâmes dans le jardin regarder les fleurs. Le soir venait -doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s'exhaler tous les -parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand nous nous -mîmes à table. Le dîner fut bon et long; et nous devînmes amis intimes, -elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie profonde -s'éveillait pour elle en mon cœur. Elle avait bu deux doigts de vin, -comme on disait autrefois, et devenait plus confiante, plus expansive. - ---Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi, je l'adore, cette bonne -lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble -que tous mes souvenirs sont dedans; et je n'ai qu'à la contempler pour -qu'ils me reviennent aussitôt. Et même... quelquefois, le soir... je -m'offre un joli spectacle... joli... joli... si vous saviez?... Mais -non, vous vous moqueriez trop de moi... je ne peux pas... Je n'ose -pas... non... non... vraiment, non... - -Je la suppliais: - ---Voyons... quoi? dites-le-moi; je vous promets de ne pas me moquer... -je vous le jure... voyons... - -Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres, -si froides, et je les baisai l'une après l'autre, plusieurs fois, -comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait. - ---Vous me promettez de ne pas rire? - ---Oui, je le jure. - ---Eh bien, venez. - -Elle se leva. Et comme le petit domestique, gauche dans sa livrée -verte, éloignait la chaise derrière elle, elle lui dit quelques mots à -l'oreille, très bas, très vite. Il répondit: - ---Oui, madame, tout de suite. - -Elle prit mon bras et m'emmena sous la véranda. - -L'allée d'orangers était vraiment admirable à voir. La lune, déjà -levée, la pleine lune, jetait au milieu un mince sentier d'argent, une -longue ligne de clarté qui tombait sur le sable jaune, entre les têtes -rondes et opaques des arbres sombres. - -Comme ils étaient en fleurs, ces arbres, leur parfum violent et doux -emplissait la nuit. Et dans leur verdure noire on voyait voltiger des -milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines -d'étoiles. - -Je m'écriai: - ---Oh! quel décor pour une scène d'amour! - -Elle sourit. - ---N'est-ce pas? n'est-ce pas? Vous allez voir. - -Et elle me fit asseoir à côté d'elle. - -Elle murmura: - ---Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à -ces choses-là, vous autres, les hommes d'aujourd'hui. Vous êtes des -boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus -nous parler. Quand je dis «nous», j'entends les jeunes. Les amours -sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de -couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme, -vous disparaissez; mais si vous estimez la femme plus haut que la note, -vous payez. Jolies mœurs... et jolies tendresses! - -Elle me prit la main. - ---Regardez... - -Je demeurais stupéfait et ravi... Là-bas, au bout de l'allée, dans le -sentier de lune, deux jeunes gens s'en venaient en se tenant par la -taille. Ils s'en venaient, enlacés, charmants, à petits pas, traversant -les flaques de lumière qui les éclairaient tout à coup et rentrant -dans l'ombre aussitôt. Il était vêtu, lui, d'un habit de satin blanc, -comme au siècle passé, et d'un chapeau couvert d'une plume d'autruche. -Elle portait une robe à paniers et la haute coiffure poudrée des belles -dames au temps du Régent. - -A cent pas de nous, ils s'arrêtèrent et, debout au milieu de l'allée, -s'embrassèrent en faisant des grâces. - -Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces -gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon -siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé, -comme l'homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui -lui ouvre la gorge et la mâchoire. - -Mais les enfants s'en retournèrent vers le fond de l'allée; et -ils redevinrent délicieux. Ils s'éloignaient, s'en allaient, -disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus. -L'allée vide semblait triste. - -Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir; car je compris -que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le -passé, tout ce passé d'amour et de décor, le passé factice, trompeur et -séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait battre encore -le cœur de la vieille cabotine et de la vieille amoureuse! - - - _Julie Romain_ a paru dans _le Gaulois_ du samedi 20 mars 1886. - - - - -LE PÈRE AMABLE. - - -I - -LE ciel humide et gris semblait peser sur la vaste plaine brune. -L'odeur de l'automne, odeur triste des terres nues et mouillées, des -feuilles tombées, de l'herbe morte, rendait plus épais et plus lourd -l'air stagnant du soir. Les paysans travaillaient encore, épars dans -les champs, en attendant l'heure de l'Angélus qui les rappellerait aux -fermes dont on apercevait, çà et là, les toits de chaume à travers les -branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les -clos de pommiers. - -Au bord d'un chemin, sur un tas de hardes, un tout petit enfant, assis -les jambes ouvertes, jouait avec une pomme de terre qu'il laissait -parfois tomber dans sa robe, tandis que cinq femmes, courbées et la -croupe en l'air, piquaient des brins de colza dans la plaine voisine. -D'un mouvement leste et continu, tout le long du grand bourrelet de -terre que la charrue venait de retourner, elles enfonçaient une pointe -de bois, puis jetaient aussitôt dans ce trou la plante un peu flétrie -déjà qui s'affaissait sur le côté; puis elles recouvraient la racine et -continuaient leur travail. - -Un homme qui passait, un fouet à la main et les pieds dans des sabots, -s'arrêta près de l'enfant, le prit et l'embrassa. Alors une des femmes -se redressa et vint à lui. C'était une grande fille rouge, large du -flanc, de la taille et des épaules, une haute femelle normande, aux -cheveux jaunes, au teint de sang. - -Elle dit, d'une voix résolue: - ---Te v'la Césaire, eh ben? - -L'homme, un garçon maigre à l'air triste, murmura: - ---Eh ben, rien de rien, toujou d' même! - ---I ne veut pas? - ---I ne veut pas. - ---Qué que tu vas faire? - ---J' sais ti? - ---Va t'en vé l' curé. - ---J' veux ben. - ---Vas-y à c't' heure. - ---J' veux ben. - -Et ils se regardèrent. Il tenait toujours l'enfant dans ses bras. Il -l'embrassa de nouveau et le remit sur les hardes des femmes. - -A l'horizon, entre deux fermes, on apercevait une charrue que traînait -un cheval et que poussait un homme. Ils passaient tout doucement, la -bête, l'instrument et le laboureur, sur le ciel terne du soir. - -La femme reprit: - ---Alors, qué qu'i dit, ton pé? - ---I dit qu'i n' veut point. - ---Pourquoi ça qu'i n' veut point? - -Le garçon montra d'un geste l'enfant qu'il venait de remettre à terre, -puis d'un regard il indiqua l'homme qui poussait la charrue, là-bas. - -Et il prononça: «Parce que c'est à li, ton éfant.» - -La fille haussa les épaules, et d'un ton colère: «Pardi, tout l' monde -le sait ben qu' c'est à Victor. Et pi après? j'ai fauté! j' suis-ti la -seule? Ma mé aussi avait fauté, avant mé, et pi la tienne itou, avant -d'épouser ton pé! Qui ça qui n'a point fauté dans l' pays? J'ai fauté -avec Victor, vu qu'i m'a prise dans la grange comme j' dormais, ça, -c'est vrai; et pi j'ai r' fauté que je n' dormais point. J' l'aurais -épousé pour sûr, n'eût-il point été un serviteur. J' suis-t-i moins -vaillante pour ça? - -L'homme dit simplement: - ---Mé, j' te veux ben telle que t'es, avec ou sans l'éfant. N'y a que -mon pé qui m'oppose. J' verrons tout d' même à régler ça. - -Elle reprit: - ---Va t'en vé l' curé à c't' heure. - ---J'y vas. - -Et il se remit en route de son pas lourd de paysan; tandis que la -fille, les mains sur les hanches, retournait piquer son colza. - -En effet, l'homme qui s'en allait ainsi, Césaire Houlbrèque, le fils -du vieux sourd Amable Houlbrèque, voulait épouser, malgré son père, -Céleste Lévesque, qui avait eu un enfant de Victor Lecoq, simple valet -employé alors dans la ferme de ses parents et mis dehors pour ce fait. - -Aux champs, d'ailleurs, les hiérarchies de caste n'existent point, et -si le valet est économe, il devient, en prenant une ferme à son tour, -l'égal de son ancien maître. - -Césaire Houlbrèque s'en allait donc, un fouet sous le bras, ruminant -ses idées, et soulevant l'un après l'autre ses lourds sabots englués de -terre. Certes il voulait épouser Céleste Lévesque, il la voulait avec -son enfant, parce que c'était la femme qu'il lui fallait. Il n'aurait -pas su dire pourquoi; mais il le savait, il en était sûr. Il n'avait -qu'à la regarder pour en être convaincu, pour se sentir tout drôle, -tout remué, comme abêti de contentement. Ça lui faisait même plaisir -d'embrasser le petit, le petit de Victor, parce qu'il était sorti -d'elle. - -Et il regardait, sans haine, le profil lointain de l'homme qui poussait -sa charrue sur le bord de l'horizon. - -Mais le père Amable ne voulait pas de ce mariage. Il s'y opposait avec -un entêtement de sourd, avec un entêtement furieux. - -Césaire avait beau lui crier dans l'oreille, dans celle qui entendait -encore quelques sons: - ---J' vous soignerons ben, mon pé. J' vous dis que c'est une bonne fille -et pi vaillante, et pi d'épargne. - -Le vieux répétait:--Tant que j' vivrai, j' verrai point ça. - -Et rien ne pouvait le vaincre, rien ne pouvait fléchir sa rigueur. -Un seul espoir restait à Césaire. Le père Amable avait peur du curé -par appréhension de la mort qu'il sentait approcher. Il ne redoutait -pas beaucoup le bon Dieu, ni le diable, ni l'enfer, ni le purgatoire, -dont il n'avait aucune idée, mais il redoutait le prêtre, qui lui -représentait l'enterrement, comme on pourrait redouter les médecins par -horreur des maladies. Depuis huit jours Céleste, qui connaissait cette -faiblesse du vieux, poussait Césaire à aller trouver le curé; mais -Césaire hésitait toujours, parce qu'il n'aimait point beaucoup non plus -les robes noires, qui lui représentaient, à lui, des mains toujours -tendues pour des quêtes ou pour le pain bénit. - -Il venait pourtant de se décider et il s'en allait vers le presbytère, -en songeant à la façon dont il allait conter son affaire. - -L'abbé Raffin, un petit prêtre vif, maigre et jamais rasé, attendait -l'heure de son dîner en se chauffant les pieds au feu de sa cuisine. - -Dès qu'il vit entrer le paysan, il demanda, en tournant seulement la -tête: - ---Eh bien, Césaire, qu'est-ce que tu veux? - ---J' voudrais vous causer, m'sieu l' curé. - -L'homme restait debout, intimidé, tenant sa casquette d'une main et son -fouet de l'autre. - ---Eh bien, cause. - -Césaire regardait la bonne, une vieille qui traînait ses pieds en -mettant le couvert de son maître sur un coin de table, devant la -fenêtre. Il balbutia: - ---C'est que, c'est quasiment une confession. - -Alors l'abbé Raffin considéra avec soin son paysan; il vit sa mine -confuse, son air gêné, ses yeux errants, et il ordonna: - ---Maria, va-t'en cinq minutes à ta chambre, que je cause avec Césaire. - -La servante jeta sur l'homme un regard colère, et s'en alla en grognant. - -L'ecclésiastique reprit:--Allons, maintenant, défile ton chapelet. - -Le gars hésitait toujours, regardait ses sabots, remuait sa casquette; -puis, tout à coup, il se décida: - ---V'là: j' voudrais épouser Céleste Lévesque. - ---Eh bien, mon garçon, qui est-ce qui t'en empêche? - ---C'est l' pé qui n' veut point. - ---Ton père? - ---Oui, mon pé. - ---Qu'est-ce qu'il dit, ton père? - ---I dit qu'alle a eu un éfant. - ---Elle n'est pas la première à qui ça arrive, depuis notre mère Ève. - ---Un éfant avec Victor, Victor Lecoq, le domestique à Anthime Loisel. - ---Ah! ah!... Alors, il ne veut pas? - ---I ne veut point. - ---Mais là, pas du tout? - ---Pas pu qu'une bourrique qui r'fuse d'aller, sauf vot' respect. - ---Qu'est-ce que tu lui dis, toi, pour le décider? - ---J' li dis qu' c'est eune bonne fille, et pi vaillante, et pi -d'épargne. - ---Et ça ne le décide pas. Alors tu veux que je lui parle. - ---Tout juste. Vous l' dites! - ---Et qu'est-ce que je lui raconterai, moi, à ton père? - ---Mais... c' que vous racontez au sermon pour faire donner des sous. - -Dans l'esprit du paysan tout l'effort de la religion consistait à -desserrer les bourses, à vider les poches des hommes pour emplir le -coffre du ciel. C'était une sorte d'immense maison de commerce dont -les curés étaient les commis, commis sournois, rusés, dégourdis comme -personne, qui faisaient les affaires du bon Dieu au détriment des -campagnards. - -Il savait fort bien que les prêtres rendaient des services, de grands -services aux plus pauvres, aux malades, aux mourants, assistaient, -consolaient, conseillaient, soutenaient, mais tout cela moyennant -finances, en échange de pièces blanches, de bel argent luisant dont on -payait les sacrements et les messes, les conseils et la protection, -le pardon des péchés et les indulgences, le purgatoire et le paradis -suivant les rentes et la générosité du pécheur. - -L'abbé Raffin, qui connaissait son homme et qui ne se fâchait jamais, -se mit à rire. - ---Eh bien oui, je lui raconterai ma petite histoire à ton père, mais -toi, mon garçon, tu y viendras, au sermon. - -Houlbrèque tendit la main pour jurer: - ---Foi d' pauvre homme, si vous faites ça pour mé, j' le promets. - ---Allons, c'est bien. Quand veux-tu que j'aille le trouver, ton père? - ---Mais l' pu tôt s'ra le mieux, anuit si vous le pouvez. - ---Dans une demi-heure alors, après souper. - ---Dans une demi-heure. - ---C'est entendu. A bientôt, mon garçon. - ---A la revoyure, m'sieu l' curé; merci ben. - ---De rien, mon garçon. - -Et Césaire Houlbrèque rentra chez lui, le cœur allégé d'un grand -poids. - -Il tenait à bail une petite ferme, toute petite, car ils n'étaient pas -riches, son père et lui. Seuls avec une servante, une enfant de quinze -ans qui leur faisait la soupe, soignait les poules, allait traire les -vaches et battait le beurre, ils vivaient péniblement, bien que Césaire -fût un bon cultivateur. Mais ils ne possédaient ni assez de terres, ni -assez de bétail pour gagner plus que l'indispensable. - -Le vieux ne travaillait plus. Triste comme tous les sourds, perclus de -douleurs, courbé, tortu, il s'en allait par les champs, appuyé sur son -bâton, en regardant les bêtes et les hommes d'un œil dur et méfiant. -Quelquefois il s'asseyait sur le bord d'un fossé et demeurait là, sans -remuer, pendant des heures, pensant vaguement aux choses qui l'avaient -préoccupé toute sa vie, au prix des œufs et des grains, au soleil et -à la pluie qui gâtent ou font pousser les récoltes. Et, travaillés par -les rhumatismes, ses vieux membres buvaient encore l'humidité du sol, -comme ils avaient bu depuis soixante-dix ans la vapeur des murs de sa -chaumière basse, coiffée aussi de paille humide. - -Il rentrait à la tombée du jour, prenait sa place au bout de la table, -dans la cuisine, et, quand on avait posé devant lui le pot de terre -brûlé qui contenait sa soupe, il l'enfermait dans ses doigts crochus, -qui semblaient avoir gardé la forme ronde du vase, et il se chauffait -les mains, hiver comme été, avant de se mettre à manger, pour ne rien -perdre, ni une parcelle de chaleur qui vient du feu, lequel coûte cher, -ni une goutte de soupe où on a mis de la graisse et du sel, ni une -miette de pain qui vient du blé. - -Puis il grimpait, par une échelle, dans un grenier où il avait sa -paillasse, tandis que le fils couchait en bas, au fond d'une sorte de -niche près de la cheminée, et que la servante s'enfermait dans une -espèce de cave, un trou noir qui servait autrefois à emmagasiner les -pommes de terre. - -Césaire et son père ne causaient presque jamais. De temps en temps -seulement, quand il s'agissait de vendre une récolte ou d'acheter un -veau, le jeune homme prenait l'avis du vieux, et, formant un porte-voix -de ses deux mains, il lui criait ses raisons dans la tête; et le père -Amable les approuvait ou les combattait d'une voix lente et creuse -venue du fond de son ventre. - -Un soir donc, Césaire s'approchant de lui comme s'il s'agissait de -l'acquisition d'un cheval ou d'une génisse, lui avait communiqué, -à pleins poumons, dans l'oreille, son intention d'épouser Céleste -Lévesque. - -Alors le père s'était fâché. Pourquoi? Par moralité? Non sans doute. La -vertu d'une fille n'a guère d'importance aux champs. Mais son avarice, -son instinct profond, féroce, d'épargne, s'était révolté à l'idée que -son fils élèverait un enfant qu'il n'avait pas fait lui-même. Il avait -pensé tout à coup, en une seconde, à toutes les soupes qu'avalerait -le petit avant de pouvoir être utile dans la ferme; il avait calculé -toutes les livres de pain, tous les litres de cidre que mangerait et -que boirait ce galopin jusqu'à son âge de quatorze ans; et une colère -folle s'était déchaînée en lui contre Césaire qui ne pensait pas à tout -ça. - -Et il avait répondu, avec une force de voix inusitée: - ---C'est-il que t'as perdu le sens? - -Alors Césaire s'était mis à énumérer ses raisons, à dire les qualités -de Céleste, à prouver qu'elle gagnerait cent fois ce que coûterait -l'enfant. Mais le vieux doutait de ces mérites, tandis qu'il ne pouvait -douter de l'existence du petit; et il répondait, coup sur coup, sans -s'expliquer davantage: - ---J' veux point! J' veux point! Tant que j' vivrai, ça n' se f'ra point! - -Et depuis trois mois ils en restaient là, sans en démordre l'un et -l'autre, reprenant, une fois par semaine au moins, la même discussion, -avec les mêmes arguments, les mêmes mots, les mêmes gestes, et la même -inutilité. - -C'est alors que Céleste avait conseillé à Césaire d'aller demander -l'aide de leur curé. - -En rentrant chez lui le paysan trouva son père attablé déjà, car il -s'était mis en retard par sa visite au presbytère. - -Ils dînèrent en silence, face à face, mangèrent un peu de beurre -sur leur pain, après la soupe, en buvant un verre de cidre; puis -ils demeurèrent immobiles sur leurs chaises, à peine éclairés par -la chandelle que la petite servante avait emportée pour laver les -cuillers, essuyer les verres, et tailler à l'avance les croûtes pour le -déjeuner de l'aurore. - -Un coup retentit contre la porte qui s'ouvrit aussitôt et le prêtre -parut. Le vieux leva sur lui des yeux inquiets, pleins de soupçons, -et, prévoyant un danger, il se disposait à grimper son échelle, quand -l'abbé Raffin lui mit la main sur l'épaule et lui hurla contre la tempe: - ---J'ai à vous causer, père Amable. - -Césaire avait disparu, profitant de la porte restée ouverte. Il ne -voulait pas entendre, tant il avait peur; il ne voulait pas que son -espoir s'émiettât à chaque refus obstiné de son père; il aimait mieux -apprendre d'un seul coup la vérité, bonne ou mauvaise, plus tard; et -il s'en alla dans la nuit. C'était un soir sans lune, un soir sans -étoiles, un de ces soirs brumeux où l'air semble gras d'humidité. Une -odeur vague de pommes flottait auprès des cours, car c'était l'époque -où on ramassait les plus précoces, les pommes «euribles» comme on dit -au pays du cidre. Les étables, quand Césaire longeait leurs murs, -soufflaient par leurs étroites fenêtres leur odeur chaude de bêtes -vivantes endormies sur le fumier; et il entendait auprès des écuries le -piétinement des chevaux restés debout, et le bruit de leurs mâchoires -tirant et broyant le foin des râteliers. - -Il allait devant lui en pensant à Céleste. Dans cet esprit simple, chez -qui les idées n'étaient guère encore que des images nées directement -des objets, les pensées d'amour ne se formulaient que par l'évocation -d'une grande fille rouge, debout dans un chemin creux, et riant, les -mains sur ses hanches. - -C'est ainsi qu'il l'avait aperçue le jour où commença son désir pour -elle. Il la connaissait cependant depuis l'enfance, mais jamais, comme -ce matin-là, il n'avait pris garde à elle. Ils avaient causé quelques -minutes; puis il était parti; et tout en marchant il répétait: «Cristi, -c'est une belle fille tout de même. C'est dommage qu'elle ait fauté -avec Victor.» Jusqu'au soir il y songea; et le lendemain aussi. - -Quand il la revit, il sentit quelque chose qui lui chatouillait le -fond de la gorge, comme si on lui eût enfoncé une plume de coq par -la bouche dans la poitrine; et depuis lors, toutes les fois qu'il se -trouvait près d'elle, il s'étonnait de ce chatouillement nerveux qui -recommençait toujours. - -En trois semaines il se décida à l'épouser, tant elle lui plaisait. -Il n'aurait pu dire d'où venait cette puissance sur lui, mais il -l'exprimait par ces mots: «J'en sieu possédé,» comme s'il eût porté en -lui l'envie de cette fille aussi dominatrice qu'un pouvoir d'enfer. -Il ne s'inquiétait guère de sa faute. Tant pis après tout; cela ne la -gâtait point; et il n'en voulait pas à Victor Lecoq. - -Mais si le curé allait ne pas réussir, que ferait-il? Il n'osait y -penser, tant cette inquiétude le torturait. - -Il avait gagné le presbytère, et il s'était assis auprès de la petite -barrière de bois pour attendre la rentrée du prêtre. - -Il était là depuis une heure peut-être, quand il entendit des pas sur -le chemin, et il distingua bientôt, quoique la nuit fût très sombre, -l'ombre plus noire encore de la soutane. - -Il se dressa, les jambes cassées, n'osant plus parler, n'osant point -savoir. - -L'ecclésiastique l'aperçut et dit gaiement: - ---Eh bien, mon garçon, ça y est. - -Césaire balbutia:--Ça y est... pas possible! - ---Oui, mon gars, mais point sans peine. Quelle vieille bourrique que -ton père! - -Le paysan répétait:--Pas possible! - ---Mais oui. Viens-t'en me trouver demain midi, pour décider la -publication des bans. - -L'homme avait saisi la main de son curé. Il la serrait, la secouait, -la broyait en bégayant:--Vrai... Vrai... Vrai... M'sieu l' curé... Foi -d'honnête homme... vous m' verrez dimanche... à vot' sermon. - - -II - -La noce eut lieu vers la mi-décembre. Elle fut simple, les mariés -n'étant pas riches. Césaire, vêtu de neuf, se trouva prêt dès huit -heures du matin pour aller quérir sa fiancée et la conduire à la -mairie; mais comme il était trop tôt, il s'assit devant la table de la -cuisine et attendit ceux de la famille et les amis qui devaient venir -le prendre. - -Depuis huit jours il neigeait, et la terre brune, la terre déjà -fécondée par les semences d'automne était devenue livide, endormie sous -un grand drap de glace. - -Il faisait froid dans les chaumières coiffées d'un bonnet blanc; et les -pommiers ronds dans les cours semblaient fleuris, poudrés comme au joli -mois de leur épanouissement. - -Ce jour-là, les gros nuages du nord, les nuages gris chargés de cette -pluie mousseuse avaient disparu, et le ciel bleu se déployait au-dessus -de la terre blanche sur qui le soleil levant jetait des reflets -d'argent. - -Césaire regardait devant lui, par la fenêtre, sans penser à rien, -heureux. - -La porte s'ouvrit, deux femmes entrèrent, des paysannes endimanchées, -la tante et la cousine du marié, puis trois hommes, ses cousins, -puis une voisine. Ils s'assirent sur des chaises, et ils demeurèrent -immobiles et silencieux, les femmes d'un côté de la cuisine, les hommes -de l'autre, saisis soudain de timidité, de cette tristesse embarrassée -qui prend les gens assemblés pour une cérémonie. Un des cousins demanda -bientôt: - ---C'est-il point l'heure? - -Césaire répondit: - ---Je crais ben que oui. - ---Allons, en route, dit un autre. - -Ils se levèrent. Alors Césaire, qu'une inquiétude venait d'envahir, -grimpa l'échelle du grenier pour voir si son père était prêt. Le vieux, -toujours matinal d'ordinaire, n'avait point encore paru. Son fils le -trouva sur sa paillasse, roulé dans sa couverture, les yeux ouverts, et -l'air méchant. - -Il lui cria dans le tympan: - ---Allons, mon pé, levez-vous. V'là l' moment d' la noce. - -Le sourd murmura d'une voix dolente: - ---J' peux pu. J'ai quasiment eune froidure qui m'a g'lé l' dos. J' peux -pu r'muer. - -Le jeune homme, atterré, le regardait, devinant sa ruse. - ---Allons, pé, faut vous y forcer. - ---J' peux point. - ---Tenez, j' vas vous aider. - -Et il se pencha vers le vieillard, déroula sa couverture, le prit par -les bras et le souleva. Mais le père Amable se mit à gémir: - ---Hou! hou! hou! qué misère! hou, hou, j' peux point. J'ai l' dos noué. -C'est que'que vent qu'aura coulé par çu maudit toit. - -Césaire comprit qu'il ne réussirait pas, et furieux pour la première -fois de sa vie contre son père, il lui cria: - ---Eh ben, vous n' dînerez point, puisque j' faisons le r'pas à -l'auberge à Polyte. Ça vous apprendra à faire le têtu. - -Et il dégringola l'échelle, puis se mit en route, suivi de ses parents -et invités. - -Les hommes avaient relevé leurs pantalons pour n'en point brûler le -bord dans la neige; les femmes tenaient haut leurs jupes, montraient -leurs chevilles maigres, leurs bas de laine grise, leurs quilles -osseuses, droites comme des manches à balai. Et tous allaient en se -balançant sur leurs jambes, l'un derrière l'autre, sans parler, tout -doucement, par prudence, pour ne point perdre le chemin disparu sous la -nappe plate, uniforme, ininterrompue des neiges. - -En approchant des fermes, ils apercevaient une ou deux personnes les -attendant pour se joindre à eux; et la procession s'allongeait sans -cesse, serpentait, suivant les contours invisibles du chemin, avait -l'air d'un chapelet vivant, aux grains noirs, ondulant par la campagne -blanche. - -Devant la porte de la fiancée, un groupe nombreux piétinait sur place -en attendant le marié. On l'acclama quand il parut; et bientôt Céleste -sortit de sa chambre, vêtue d'une robe bleue, les épaules couvertes -d'un petit châle rouge, la tête fleurie d'oranger. - -Mais chacun demandait à Césaire: - ---Ous qu'est ton pé? - -Il répondait avec embarras: - ---I' ne peut pu se r'muer, vu les douleurs. - -Et les fermiers hochaient la tête d'un air incrédule et malin. - -On se mit en route vers la mairie. Derrière les futurs époux, une -paysanne portait l'enfant de Victor, comme s'il se fût agi d'un -baptême; et les paysans, deux par deux, à présent, accrochés par le -bras, s'en allaient dans la neige avec des mouvements de chaloupe sur -la mer. - -Après que le maire eut lié les fiancés dans la petite maison -municipale, le curé les unit à son tour dans la modeste maison du bon -Dieu. Il bénit leur accouplement en leur promettant la fécondité, -puis il leur prêcha les vertus matrimoniales, les simples et saines -vertus des champs, le travail, la concorde et la fidélité, tandis que -l'enfant, pris de froid, piaillait derrière le dos de la mariée. - -Dès que le couple reparut sur le seuil de l'église, des coups de fusil -éclatèrent dans le fossé du cimetière. On ne voyait que le bout des -canons d'où sortaient de rapides jets de fumée; puis une tête se montra -qui regardait le cortège; c'était Victor Lecoq célébrant le mariage -de sa bonne amie, fêtant son bonheur et lui jetant ses vœux avec -les détonations de la poudre. Il avait embauché des amis, cinq ou six -valets laboureurs pour ces salves de mousqueterie. On trouva qu'il se -conduisait bien. - -Le repas eut lieu à l'auberge de Polyte Cacheprune. Vingt couverts -avaient été mis dans la grande salle où l'on dînait aux jours de -marché; et l'énorme gigot tournant devant la broche, les volailles -rissolées sous leur jus, l'andouille grésillant sur le feu vif et -clair, emplissaient la maison d'un parfum épais, de la fumée des -charbons francs arrosés de graisses, de l'odeur puissante et lourde des -nourritures campagnardes. - -On se mit à table à midi, et la soupe aussitôt coula dans les -assiettes. Les figures s'animaient déjà; les bouches s'ouvraient pour -crier des farces, les yeux riaient avec des plis malins. On allait -s'amuser, pardi. - -La porte s'ouvrit, et le père Amable parut. Il avait un air mauvais, -une mine furieuse, et il se traînait sur ses bâtons, en geignant à -chaque pas pour indiquer sa souffrance. - -On s'était tu en le voyant paraître; mais soudain, le père Malivoire, -son voisin, un gros plaisant qui connaissait toutes les manigances des -gens, se mit à hurler, comme faisait Césaire, en formant porte-voix de -ses mains:--Hé, vieux dégourdi, t'en as ti un nez, d'avoir senti de -chez té la cuisine à Polyte. - -Un rire énorme jaillit des gorges. Malivoire, excité par le succès, -reprit:--Pour les douleurs, y a rien de tel qu'eune cataplasme -d'andouille! Ça tient chaud l' ventre, avec un verre de trois-six!... - -Les hommes poussaient des cris, tapaient la table du poing, riaient -de côté en penchant et relevant leur torse comme s'ils eussent fait -marcher une pompe. Les femmes gloussaient comme des poules, les -servantes se tordaient, debout contre les murs. Seul le père Amable ne -riait pas et attendait, sans rien répondre, qu'on lui fît place. - -On le casa au milieu de la table, en face de sa bru, et dès qu'il fut -assis, il se mit à manger. C'était son fils qui payait, après tout, il -fallait prendre sa part. A chaque cuillerée de soupe qui lui tombait -dans l'estomac, à chaque bouchée de pain ou de viande écrasée sur ses -gencives, à chaque verre de cidre et de vin qui lui coulait par le -gosier, il croyait regagner quelque chose de son bien, reprendre un peu -de son argent que tous ces goinfres dévoraient, sauver une parcelle -de son avoir, enfin. Et il mangeait en silence avec une obstination -d'avare qui cache des sous, avec la ténacité sombre qu'il apportait -autrefois à ses labeurs persévérants. - -Mais tout à coup il aperçut au bout de la table l'enfant de Céleste sur -les genoux d'une femme, et son œil ne le quitta plus. Il continuait -à manger, le regard attaché sur le petit, à qui sa gardienne mettait -parfois entre les lèvres un peu de fricot qu'il mordillait. Et le vieux -souffrait plus des quelques bouchées sucées par cette larve que de tout -ce qu'avalaient les autres. - -Le repas dura jusqu'au soir. Puis chacun rentra chez soi. - -Césaire souleva le père Amable. - ---Allons, mon pé, faut retourner, dit-il. Et il lui mit ses deux bâtons -aux mains. Céleste prit son enfant dans ses bras, et ils s'en allèrent, -lentement, par la nuit blafarde qu'éclairait la neige. Le vieux sourd, -aux trois quarts gris, rendu plus méchant par l'ivresse, s'obstinait à -ne pas avancer. Plusieurs fois même il s'assit, avec l'idée que sa bru -pourrait prendre froid; et il geignait, sans prononcer un mot, poussant -une sorte de plainte longue et douloureuse. - -Lorsqu'ils furent arrivés chez eux, il grimpa aussitôt dans son -grenier, tandis que Césaire installait un lit pour l'enfant auprès de -la niche profonde où il allait s'étendre avec sa femme. Mais comme -les nouveaux mariés ne dormirent point tout de suite, ils entendirent -longtemps le vieux qui remuait sur sa paillasse; et même il parla -haut plusieurs fois soit qu'il rêvât, soit qu'il laissât s'échapper -sa pensée par sa bouche, malgré lui, sans pouvoir la retenir, sous -l'obsession d'une idée fixe. - -Quand il descendit par son échelle, le lendemain, il aperçut sa bru qui -faisait le ménage. - -Elle lui cria:--Allons, mon pé, dépêchez-vous, v'là d' la bonne soupe. - -Et elle posa au bout de la table le pot rond de terre noire plein de -liquide fumant. Il s'assit, sans rien répondre, prit le vase brûlant, -s'y chauffa les mains selon sa coutume: et, comme il faisait grand -froid, il le pressa même contre sa poitrine pour tâcher de faire entrer -en lui, dans son vieux corps roidi par les hivers, un peu de la vive -chaleur de l'eau bouillante. - -Puis il chercha ses bâtons et s'en alla dans la campagne glacée, -jusqu'à midi, jusqu'à l'heure du dîner, car il avait vu, installé dans -une grande caisse à savon, le petit de Céleste qui dormait encore. - -Il n'en prit point son parti. Il vivait dans la chaumière, comme -autrefois, mais il avait l'air de ne plus en être, de ne plus -s'intéresser à rien, de regarder ces gens, son fils, la femme et -l'enfant comme des étrangers qu'il ne connaissait pas, à qui il ne -parlait jamais. - -L'hiver s'écoula. Il fut long et rude. Puis le premier printemps fit -repartir les germes; et les paysans, de nouveau, comme des fourmis -laborieuses, passèrent leurs jours dans les champs, travaillant de -l'aurore à la nuit, sous la bise et sous les pluies, le long des -sillons de terre brune qui enfantaient le pain des hommes. - -L'année s'annonçait bien pour les nouveaux époux. Les récoltes -poussaient drues et vivaces; on n'eut point de gelées tardives; et les -pommiers fleuris laissaient tomber dans l'herbe leur neige rose et -blanche qui promettait pour l'automne une grêle de fruits. - -Césaire travaillait dur, se levait tôt et rentrait tard, pour -économiser le prix d'un valet. - -Sa femme lui disait quelquefois: - ---Tu t' f'ras du mal, à la longue. - -Il répondait:--Pour sûr non, ça me connaît. - -Un soir, pourtant, il rentra si fatigué qu'il dut se coucher sans -souper. Il se leva à l'heure ordinaire le lendemain; mais il ne put -manger, malgré son jeûne de la veille; et il dut rentrer au milieu -de l'après-midi pour se reposer de nouveau. Dans la nuit, il se mit -à tousser; et il se retournait sur sa paillasse, fiévreux, le front -brûlant, la langue sèche, dévoré d'une soif ardente. - -Il alla pourtant jusqu'à ses terres au point du jour; mais le lendemain -on dut appeler le médecin qui le jugea fort malade, atteint d'une -fluxion de poitrine. - -Et il ne quitta plus la niche obscure qui lui servait de couche. On -l'entendait tousser, haleter et remuer au fond de ce trou. Pour le -voir, pour lui donner les drogues, lui poser les ventouses, il fallait -apporter une chandelle à l'entrée. On apercevait alors sa tête creuse, -salie par sa barbe longue, au-dessous d'une dentelle épaisse de toiles -d'araignées qui pendaient et flottaient, remuées par l'air. Et les -mains du malade semblaient mortes sur les draps gris. - -Céleste le soignait avec une activité inquiète, lui faisait boire -les remèdes, lui appliquait les vésicatoires, allait et venait par -la maison; tandis que le père Amable restait au bord de son grenier, -guettant de loin le creux sombre où agonisait son fils. Il n'en -approchait point, par haine de la femme, boudant comme un chien jaloux. - -Six jours encore se passèrent; puis un matin, comme Céleste, qui -dormait maintenant par terre sur deux bottes de paille défaites, allait -voir si son homme se portait mieux, elle n'entendit plus son souffle -rapide sortir de sa couche profonde. Effrayée, elle demanda: - ---Eh ben, Césaire, qué que tu dis anuit? - -Il ne répondit pas. - -Elle étendit la main pour le toucher et rencontra la chair glacée de -son visage. Elle poussa un grand cri, un long cri de femme épouvantée. -Il était mort. - -A ce cri, le vieux sourd apparut au haut de son échelle; et comme il -vit Céleste s'élancer dehors pour chercher du secours, il descendit -vivement, tâta à son tour la figure de son fils et, comprenant soudain, -alla fermer la porte en dedans, pour empêcher la femme de rentrer -et reprendre possession de sa demeure, puisque son fils n'était plus -vivant. - -Puis il s'assit sur une chaise à côté du mort. - -Des voisins arrivaient, appelaient, frappaient. Il ne les entendait -pas. Un d'eux cassa la vitre de la fenêtre et sauta dans la chambre. -D'autres le suivirent; la porte de nouveau fut ouverte, et Céleste -reparut, pleurant toutes ses larmes, les joues enflées et les yeux -rouges. Alors le père Amable, vaincu, sans dire un mot, remonta dans -son grenier. - -L'enterrement eut lieu le lendemain; puis, après la cérémonie, le -beau-père et la belle-fille se trouvèrent seuls dans la ferme, avec -l'enfant. - -C'était l'heure ordinaire du dîner. Elle alluma le feu, tailla la -soupe, posa les assiettes sur la table, tandis que le vieux, assis sur -une chaise, attendait, sans paraître la regarder. - -Quand le repas fut prêt, elle lui cria dans l'oreille: - ---Allons, mon pé, faut manger. - -Il se leva, prit place au bout de la table, vida son pot, mâcha son -pain verni de beurre, but ses deux verres de cidre, puis s'en alla. - -C'était un de ces jours tièdes, un de ces jours bienfaisants où la vie -fermente, palpite, fleurit sur toute la surface du sol. - -Le père Amable suivait un petit sentier à travers les champs. Il -regardait les jeunes blés et les jeunes avoines, en songeant que son -éfant était sous terre à présent, son pauvre éfant. Il s'en allait -de son pas usé, traînant la jambe et boitillant. Et comme il était -tout seul dans la plaine, tout seul sous le ciel bleu, au milieu des -récoltes grandissantes, tout seul avec les alouettes qu'il voyait -planer sur sa tête, sans entendre leur chant léger, il se mit à pleurer -en marchant. - -Puis il s'assit auprès d'une mare et resta là jusqu'au soir à regarder -les petits oiseaux qui venaient boire; puis, comme la nuit tombait, il -rentra, soupa sans dire un mot et grimpa dans son grenier. - -Et sa vie continua comme par le passé. Rien n'était changé, sauf que -son fils Césaire dormait au cimetière. - -Qu'aurait-il fait, le vieux? Il ne pouvait plus travailler, il n'était -bon maintenant qu'à manger les soupes trempées par sa belle-fille. Et -il les mangeait en silence, matin et soir, et guettant d'un œil furieux -le petit qui mangeait aussi, en face de lui, de l'autre côté de la -table. Puis il sortait, rôdait par le pays à la façon d'un vagabond, -allait se cacher derrière les granges pour dormir une heure ou deux, -comme s'il eût redouté d'être vu, puis il rentrait à l'approche du soir. - -Mais de grosses préoccupations commençaient à hanter l'esprit de -Céleste. Les terres avaient besoin d'un homme qui les surveillât et les -travaillât. Il fallait que quelqu'un fût là, toujours, par les champs, -non pas un simple salarié, mais un vrai cultivateur, un maître, qui -connût le métier et eût souci de la ferme. Une femme seule ne pouvait -gouverner la culture, suivre le prix des grains, diriger la vente et -l'achat du bétail. Alors des idées entrèrent dans sa tête, des idées -simples, pratiques, qu'elle ruminait toutes les nuits. Elle ne pouvait -se remarier avant un an et il fallait, tout de suite, sauver des -intérêts pressants, des intérêts immédiats. - -Un seul homme la pouvait tirer d'embarras, Victor Lecoq, le père de son -enfant. Il était vaillant, entendu aux choses de la terre; il aurait -fait, avec un peu d'argent en poche, un excellent cultivateur. Elle le -savait, l'ayant connu à l'œuvre chez ses parents. - -Donc un matin, le voyant passer sur la route avec une voiture de -fumier, elle sortit pour l'aller trouver. Quand il l'aperçut il arrêta -ses chevaux et elle lui dit, comme si elle l'avait rencontré la veille: - ---Bonjour Victor, ça va toujours? - -Il répondit:--Ça va toujours et d' vot' part? - ---Oh mé, ça irait n'était que j' sieus seule à la maison, c' qui m' -donne du tracas, vu les terres. - -Alors ils causèrent longtemps appuyés contre la roue de la lourde -voiture. L'homme parfois se grattait le front sous sa casquette et -réfléchissait, tandis qu'elle, les joues rouges, parlait avec ardeur, -disait ses raisons, ses combinaisons, ses projets d'avenir; à la fin il -murmura: - ---Oui, ça se peut. - -Elle ouvrit la main comme un paysan qui conclut un marché, et demanda: - ---C'est dit? - -Il serra cette main tendue. - ---C'est dit. - ---Ça va pour dimanche alors. - ---Ça va pour dimanche. - ---Allons, bonjour Victor. - ---Bonjour madame Houlbrèque. - - -III - -Ce dimanche-là, c'était la fête du village, la fête annuelle et -patronale qu'on nomme assemblée, en Normandie. - -Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses -grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles -ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs, -de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent -«Faiseux vé de quoi». - -Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d'un chien -triste, allant, tête basse, entre les roues, s'étaient arrêtées l'une -après l'autre sur la place de la Mairie. Puis une tente s'était dressée -devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait par -les trous de la toile des choses luisantes qui surexcitaient l'envie -et la curiosité des gamins. - -Dès le matin de la fête, toutes les baraques s'étaient ouvertes, -étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine; et les paysans, en -allant à la messe, regardaient déjà d'un œil candide et satisfait ces -boutiques modestes qu'ils revoyaient pourtant chaque année. - -Dès le commencement de l'après-midi, il y eut foule sur la place. -De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec -leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui -sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé -chez des amis; et les cours des fermes étaient pleines d'étranges -guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à -longues pattes du fond des mers. - -Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s'en venait -à l'assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains -ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et -qui semblaient gênées de leur repos. - -Un faiseur de tours jouait du clairon; l'orgue de Barbarie des chevaux -de bois égrenait dans l'air ses notes pleurardes et sautillantes; la -roue des loteries grinçait comme les étoffes qu'on déchire; les coups -de carabine claquaient de seconde en seconde. Et la foule lente passait -mollement devant les baraques à la façon d'une pâte qui coule, avec -des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties par -hasard. - -Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient -des chansons; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur -l'oreille et la blouse raidie par l'empois, gonflée comme un ballon -bleu. - -Tout le pays était là, maîtres, valets et servantes. - -Le père Amable lui-même, vêtu de sa redingue antique et verdâtre, avait -voulu voir l'assemblée; car il n'y manquait jamais. - -Il regardait les loteries, s'arrêtait devant les tirs pour juger les -coups, s'intéressait surtout à un jeu très simple qui consistait à -jeter une grosse boule de bois dans la bouche ouverte d'un bonhomme -peint sur une planche. - -On lui tapa soudain sur l'épaule. C'était le père Malivoire qui cria: -«Eh! mon pé, j' vous invite à bé une fine.» - -Et ils s'assirent devant la table d'une guinguette installée en plein -air. Ils burent une fine, puis deux fines, puis trois fines; et le -père Amable recommença à errer dans l'assemblée. Ses idées devenaient -un peu troubles, il souriait sans savoir de quoi, il souriait devant -les loteries, devant les chevaux de bois, et surtout devant le jeu du -massacre. Il y demeura longtemps, ravi quand un amateur abattait le -gendarme ou le curé, deux autorités qu'il redoutait d'instinct. Puis -il retourna s'asseoir à la guinguette et but un verre de cidre pour se -rafraîchir. Il était tard, la nuit venait. Un voisin le prévint: - ---Vous allez rentrer après le fricot, mon pé. - -Alors il se mit en route vers la ferme. Une ombre douce, l'ombre tiède -des soirs de printemps, s'abattait lentement sur la terre. - -Quand il fut devant sa porte, il crut voir par la fenêtre éclairée deux -personnes dans la maison. Il s'arrêta, fort surpris, puis il entra et -il aperçut Victor Lecoq assis devant la table, en face d'une assiette -pleine de pommes de terre et qui soupait juste à la place de son fils. - -Et soudain il se retourna comme s'il voulait s'en aller. La nuit était -noire, à présent. Céleste s'était levée et lui criait: - ---V'nez vite, mon pé, y a du bon ragoût pour fêter l'assemblée. - -Alors il obéit par inertie et s'assit, regardant tour à tour l'homme, -la femme, l'enfant. Puis il se mit à manger doucement, comme tous les -jours. - -Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste, -prenait l'enfant sur ses genoux et l'embrassait. Et Céleste lui -redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en -lui parlant. Le père Amable les suivait d'un regard fixe sans entendre -ce qu'ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n'avait guère -mangé tant il se sentait le cœur retourné), il se leva, et au lieu de -monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la -cour et sortit dans la campagne. - -Lorsqu'il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda: - ---Qué qui fait? - -Victor, indifférent, répondit: - ---T'en éluge point. I rentrera ben quand i s'ra las. - -Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis -que l'homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa dans -la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire. - -La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu'il fut -entré, il regarda de tous les côtés, avec des allures de vieux chien -qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il -prit la chandelle sur la table et s'approcha de la niche sombre où son -fils était mort. Dans le fond il aperçut l'homme allongé sous les draps -et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa -la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour. - -Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout -en place, et elle attendait, pour s'étendre à son tour aux côtés de -Victor, que son beau-père fût revenu. - -Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard -vague. - -Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur: - ---I nous f'ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant. - -Victor répondit du fond de son lit: - ---V'là plus d'une heure qu'il est dehors, faudrait voir s'il n' dort -point sur l' banc d'vant la porte. - -Elle annonça: «J'y vas», se leva, prit la lumière et sortit en faisant -un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit. - -Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier, -où le père avait coutume de s'asseoir au chaud quelquefois. - -Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le -grand pommier qui abritait l'entrée de la ferme, et elle aperçut tout à -coup deux pieds, deux pieds d'homme qui pendaient à la hauteur de son -visage. - -Elle poussa des cris terribles: «Victor! Victor! Victor! - -Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la -tête pour ne pas voir, elle indiquait l'arbre de son bras tendu. - -Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il -aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable, -pendu très haut par le cou au moyen d'un licol d'écurie. - -Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier. - -Victor courut chercher une serpe, grimpa dans l'arbre et coupa -la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue -horriblement, avec une affreuse grimace. - - - _Le Père Amable_ a paru dans _le Gil-Blas_ des vendredi 30 avril et - mardi 4 mai 1886. - - - - -LA PEUR. - - -LE train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres. - -Je me trouvais seul, en face d'un vieux monsieur qui regardait par la -portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M. venu -sans doute de Marseille. - -C'était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point -d'étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait à la figure quelque -chose de chaud, de mou, d'accablant, d'irrespirable. - -Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la -France sans rien voir des pays traversés. - -Ce fut tout à coup comme une apparition fantastique. Autour d'un grand -feu, dans un bois, deux hommes étaient debout. - -Nous vîmes cela pendant une seconde: c'était, nous sembla-t-il, deux -misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec -leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d'eux, comme un décor -de drame, les arbres verts, d'un vert clair et luisant, les troncs -frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré, -mouillé par la lumière qui coulait dedans. - -Puis tout redevint noir de nouveau. - -Certes, ce fut une vision fort étrange! Que faisaient-ils dans cette -forêt, ces deux rôdeurs? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante? - -Mon voisin tira sa montre et me dit: - -«Il est juste minuit, monsieur; nous venons de voir une singulière -chose.» - -J'en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient -être ces personnages: des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des -sorciers qui préparaient un philtre? On n'allume pas un feu pareil, -à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe? Que -faisaient-ils donc? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable. - -Et mon voisin se mit à parler... C'était un vieil homme, dont je ne -parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort -instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué. - -Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette -vie où la raison devrait souvent s'appeler sottise et la folie -s'appeler génie? - -Il disait: - ---Je suis content d'avoir vu cela. J'ai éprouvé pendant quelques -minutes une sensation disparue! - -Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si -mystérieuse! - -A mesure qu'on lève les voiles de l'inconnu, on dépeuple l'imagination -des hommes. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et -d'un noir bien vulgaire depuis qu'elle n'a plus d'apparitions. - -On se dit: «Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout -l'inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu'un -canal épuise; la science, de jour en jour, recule les limites du -merveilleux.» - -Eh bien, moi, monsieur, j'appartiens à la vieille race, qui aime à -croire. J'appartiens à la vieille race naïve accoutumée à ne pas -comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères -environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité. - -Oui, monsieur, on a dépeuplé l'imagination en supprimant l'invisible. -Notre terre m'apparaît aujourd'hui comme un monde abandonné, vide et -nu. Les croyances sont parties qui la rendaient poétique. - -Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse -qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières -et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des -marais et les fantasques feux follets! Comme je voudrais croire à ce -quelque chose de vague et de terrifiant qu'on s'imaginait sentir passer -dans l'ombre. - -Comme l'obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois, -quand elle était pleine d'êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants, -dont on ne pouvait deviner les formes, dont l'appréhension glaçait le -cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et -dont l'atteinte était inévitable! - -Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu de la terre, car on n'a -vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas. Les dangers visibles -peuvent émouvoir, troubler, effrayer! Qu'est cela auprès de la -convulsion que donne à l'âme la pensée qu'on va rencontrer un spectre -errant, qu'on va subir l'étreinte d'un mort, qu'on va voir accourir -une de ces bêtes effroyables qu'inventa l'épouvante des hommes? Les -ténèbres me semblent claires depuis qu'elles ne sont plus hantées. - -Et la preuve de cela, c'est que si nous nous trouvions seuls tout à -coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l'image des deux êtres -singuliers qui viennent de nous apparaître dans l'éclair de leur foyer, -bien plus que par l'appréhension d'un danger quelconque et réel. - - -Il répéta: «On n'a vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas.» - -Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d'une histoire que nous -conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert. - -L'a-t-il écrite quelque part, je n'en sais rien. - -Personne plus que le grand romancier russe ne sut faire passer dans -l'âme ce frisson de l'inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d'un -conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes, -incertaines, menaçantes. - -Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l'Invisible, la peur de -l'inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie -apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières -douteuses, qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse. - -Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences -bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence -fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit -sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d'une façon -mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le -sens nous échappe sans cesse. - -Il n'entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poë ou -Hoffmann, il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque -chose d'un peu vague et d'un peu troublant. - -Il nous dit aussi, ce jour-là: «On n'a vraiment peur que de ce qu'on -ne comprend point.» - -Il était assis, ou plutôt affaissé dans un grand fauteuil, les bras -pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé -dans ce grand flot de barbe et de cheveux d'argent qui lui donnait -l'aspect d'un Père éternel ou d'un Fleuve d'Ovide. - -Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme -aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui -soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert, -reflétait, comme un œil d'enfant, toutes les émotions de sa pensée. - -Il nous raconta ceci: - - -Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait -marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l'après-midi, sur le -bord d'une calme rivière. - -Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleine d'herbes -flottantes, profonde, froide et claire. - -Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau -transparente. Il se dévêtit et s'élança dans le courant. C'était un -très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur. - -Il se laissait flotter doucement, l'âme tranquille, frôlé par les -herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement -léger des lianes. - -Tout à coup une main se posa sur son épaule. - -Il se retourna d'une secousse et il aperçut un être effroyable qui le -regardait avidement. - -Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure -énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux -mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés, -mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur -son dos. - -Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale -des choses surnaturelles. - -Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre, il se mit à nager -éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et -il lui touchait le cou, le dos, les jambes avec des petits ricanements -de joie. Le jeune homme, fou d'épouvante, toucha la berge, enfin, et -s'élança de toute sa vitesse à travers le bois, sans même penser à -retrouver ses habits et son fusil. - -L'être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant -toujours. - -Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber, -quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d'un fouet; il -se mit à frapper l'affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des -cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage, -pareille à une femelle de gorille. - -C'était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois, -de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à -nager dans la rivière. - -Le grand écrivain russe ajouta: «Je n'ai jamais eu si peur de ma vie, -parce que je n'ai pas compris ce que pouvait être ce monstre.» - - -Mon compagnon, à qui j'avais dit cette aventure, reprit: - ---Oui, on n'a peur que de ce qu'on ne comprend pas. On n'éprouve -vraiment l'affreuse convulsion de l'âme, qui s'appelle l'épouvante, -que lorsque se mêle à la peur un peu de la terreur superstitieuse -des siècles passés. Moi, j'ai ressenti cette épouvante dans toute son -horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j'ose à peine -la dire. - -Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J'avais parcouru le -Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que -l'ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées. -J'avais visité, la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du -vieux monde, où se battent éternellement deux océans: l'Atlantique et -la Manche; j'avais l'esprit plein de légendes, d'histoires lues ou -racontées sur cette terre des croyances et des superstitions. - -Et j'allais de Penmarch à Pont-l'Abbé, de nuit. Connaissez-vous -Penmarch? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer, -semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine -d'écueils baveux comme des bêtes furieuses. - -J'avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur -la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir. - -De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme -debout, semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi une -appréhension vague; de quoi? Je n'en savais rien. Il est des soirs où -l'on se croit frôlé par des esprits, où l'âme frissonne sans raison, où -le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d'invisible que -je regrette, moi. - -Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement. - -Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et -parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que -je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front -d'écume, et que j'avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes -devant eux. - -Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs -autour de moi. Et, bien que j'allasse très vite, j'avais froid dans les -bras et dans les jambes: un vilain froid d'angoisse. - -Oh! comme j'aurais voulu rencontrer quelqu'un! - -Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant. - -Et tout à coup j'entendis devant moi, très loin, un roulement. Je -pensai: «Tiens, une voiture.» Puis je n'entendis plus rien. - -Au bout d'une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus -proche. - -Je ne voyais aucune lumière, cependant; mais je me dis: «Ils n'ont pas -de lanterne. Quoi d'étonnant dans ce pays sauvage.» - -Le bruit s'arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que -ce fût une charrette; et je n'entendais point d'ailleurs le trot du -cheval, ce qui m'étonnait, car la nuit était calme. - -Je cherchais: «Qu'est-ce que cela?» - -Il approchait très vite, très vite! Certes, je n'entendais rien qu'une -roue--aucun battement de fers ou de pieds,--rien. Qu'était-ce que cela? - -Il était tout près, tout près; je me jetai dans un fossé par un -mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette -qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une -brouette... toute seule!... - -Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m'affaissai sur l'herbe -et j'écoutais le roulement de la roue qui s'éloignait, qui s'en allait -vers la mer. Et je n'osais plus me lever, ni marcher, ni faire un -mouvement; car si elle était revenue, si elle m'avait poursuivi, je -serais mort de terreur. - -Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste -du chemin avec une telle angoisse dans l'âme que le moindre bruit me -coupait l'haleine. - -Est-ce bête, dites? Mais quelle peur! En y réfléchissant, plus tard, -j'ai compris; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette; -et moi, j'ai cherché la tête d'un homme à la hauteur ordinaire! - -Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l'esprit un frisson de -surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur! - -Il se tut une seconde, puis reprit: - ---Tenez, monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible: -cette invasion du choléra! - -Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c'est qu'Il est -là quelque part. - -Il faut voir Toulon, en ce moment. Allez, on sent bien qu'il est -là, Lui. Et ce n'est pas la peur d'une maladie qui affole ces gens. -Le choléra, c'est autre chose, c'est l'Invisible, c'est un fléau -d'autrefois, des temps passés, une sorte d'Esprit malfaisant qui -revient et qui nous étonne autant qu'il nous épouvante, car il -appartient, semble-t-il, aux âges disparus. - -Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n'est pas un insecte -qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres; -c'est le choléra, l'être inexprimable et terrible venu du fond de -l'Orient. - -Traversez Toulon, on danse dans les rues. - -Pourquoi danser en ces jours de mort? On tire des feux d'artifice -dans la campagne autour de la ville; on allume des feux de joie; des -orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques. - -Pourquoi cette folie? - -C'est qu'Il est là, c'est qu'on le brave, non pas le Microbe, mais le -Choléra, et qu'on veut être crâne devant lui, comme auprès d'un ennemi -caché qui vous guette. C'est pour lui qu'on danse, qu'on rit, qu'on -crie, qu'on allume ces feux, qu'on joue ces valses, pour lui, l'Esprit -qui tue, et qu'on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un -de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares... - - - _La Peur_ a paru dans _le Figaro_ du 25 juillet 1884. - - - - -LES CARESSES. - - -NON, mon ami, n'y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me -dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu, moi, a voulu gâter -tout ce qu'il a fait de bon en y joignant quelque chose d'horrible. -Il nous avait donné l'amour, la plus douce chose qui soit au monde, -mais trouvant cela trop beau et trop pur pour nous, il a imaginé les -sens, les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu'il -a façonnés comme par dérision et qu'il a mêlés aux ordures du corps, -qu'il a conçus de telle sorte que nous n'y pouvons songer sans rougir, -que nous n'en pouvons parler qu'à voix basse. Leur acte affreux est -enveloppé de honte. Il se cache, révolte l'âme, blesse les yeux, et, -honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans l'ombre, -comme s'il était criminel. - -Ne me parlez jamais de cela, jamais! - -Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plais près de -vous, que votre regard m'est doux et que votre voix me caresse le cœur. -Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous -me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l'un à l'autre -serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d'infamies. - -Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le -permets. - -Votre amie, - - GENEVIÈVE. - -Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement, -sans ménagements galants, comme je parlerais à un ami qui voudrait -prononcer des vœux éternels? - -Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment -qu'après cette chose qui vous révolte tant. - -Avez-vous oublié les vers de Musset: - - Je me souviens encor de ces spasmes terribles, - De ces baisers muets, de ces muscles ardents, - De cet être absorbé, blême et serrant les dents. - S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles. - -Cette sensation d'horreur et d'insurmontable dégoût, nous l'éprouvons -aussi quand, emportés par l'impétuosité du sang, nous nous laissons -aller aux accouplements d'aventure. Mais quand une femme est pour nous -l'être d'élection, de charme constant, de séduction infinie que vous -êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le -plus infini des bonheurs. - -La caresse, madame, c'est l'épreuve de l'amour. Quand notre ardeur -s'éteint après l'étreinte, nous nous étions trompés. Quand elle -grandit, nous nous aimons. - -Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a mis en -garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il, -et pour nous contraindre à les créer, elle a mis le double appât de -l'amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: Dès que nous -nous sommes laissé prendre, dès que l'affolement d'un instant a passé, -une tristesse immense nous saisit, car nous comprenons la ruse qui -nous a trompés, nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison -secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous. - -Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés. -La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré, dans des bras qui -s'ouvraient, parce qu'elle veut que des bras s'ouvrent. - -Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues, -les regards fixes et ardents en des yeux qu'on n'a jamais vus et qu'on -ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui -nous laisse à l'âme une amère mélancolie. - -Mais, quand cette sorte de nuage d'affection, qu'on appelle l'amour, a -enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l'un à l'autre, longtemps, -toujours, quand le souvenir pendant l'éloignement veille sans cesse, -le jour, la nuit, apportant à l'âme les traits du visage, et le -sourire, et le son de la voix; quand on a été obsédé, possédé par la -forme absente et toujours visible, n'est-il pas naturel que les bras -s'ouvrent enfin, que les lèvres s'unissent et que les corps se mêlent? - -N'avez-vous jamais eu le désir du baiser? Dites-moi si les lèvres -n'appellent pas les lèvres, et si le regard clair, qui semble couler -dans les veines, ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles. - -Certes, c'est là le piège, le piège immonde, dites-vous? Qu'importe, -je le sais, j'y tombe, et je l'aime. La nature nous donne la caresse -pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser -les générations. Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre, -raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons, -à notre tour, la Nature, cette trompeuse. Faisons plus qu'elle n'a -voulu, plus qu'elle n'a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit -comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et -travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers, -de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c'est -la pensée qui poétise tout, poétisons-la, madame, jusque dans ses -brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans -ses plus monstrueuses inventions. - -Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit -mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de -bonheur. Aimons la chair parce qu'elle est belle, parce qu'elle est -blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et -sous les mains. - -Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure -pour les coupes où l'art devait boire l'ivresse, ils ont choisi la -courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses. - -Or, j'ai lu dans un livre érudit, qui s'appelle le _Dictionnaire des -Sciences médicales_, cette définition de la gorge des femmes, qu'on -disait imaginée par M. Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine: - -«Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps -d'utilité et d'agrément.» - -Supprimons, si vous voulez, l'utilité et ne gardons que l'agrément. -Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse -s'il n'était destiné qu'à nourrir les enfants. - -Oui, madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les -médecins la prudence; laissons les poètes, ces trompeurs toujours -trompés eux-mêmes, chanter l'union chaste des âmes et le bonheur -immatériel; laissons les femmes laides à leurs devoirs et les hommes -raisonnables à leurs besognes inutiles; laissons les doctrinaires à -leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et nous, aimons -avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, ranime, est -plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus aiguë que -les blessures, rapide et dévorante, qui fait prier, qui fait pleurer, -qui fait gémir, qui fait crier, qui fait commettre tous les crimes et -tous les actes de courage! - -Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale; mais violente, -furieuse, immodérée! Recherchons-la comme on recherche l'or et -le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère! -Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle. - -Et si voulez, madame, que je vous dise une vérité que vous ne -trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureuses sur -cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent, -celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autre désir -que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le -dernier baiser. - -Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes, -ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, par des -désirs d'argent ou de vanité, par tous les événements qui deviennent -des chagrins. - -Mais les femmes caressées à satiété n'ont besoin de rien, ne désirent -rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles et souriantes, -effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d'irréparables -catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de -tout! - -Et j'aurais encore tant de choses à dire!... - - HENRI. - - -Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont -été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un -prie-Dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d'une heure, -par - - MAUFRIGNEUSE. - - - _Les Caresses_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 14 août 1883. - - - - - TABLE DES MATIÈRES. - - - Pages. - - La Petite Roque. 1 - - L'Épave. 69 - - L'Ermite. 93 - - Mademoiselle Perle. 109 - - Rosalie Prudent. 143 - - Sur les Chats. 153 - - Sauvée. 169 - - Madame Parisse. 183 - - Julie Romain. 201 - - Le Père Amable. 219 - - La Peur (_inédit_). 263 - - Les Caresses (_inédit_). 279 - - - * * * * * - - - Liste des modifications: - - Page 3: «Méderi» remplacé par «Médéric» (que les gens du pays - appelaient familièrement Méderic) - Page 13: «distinuagient» par «distinguaient» (ils distinguaient) - Page 48: «d'irréalié» par «d'irréalité» (dans ce doute d'irréalité) - Page 148: «compter» par «conter» (personne à qui conter mes - ennuyances) - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE -MAUPASSANT *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant</p> - <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Guy de Maupassant</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: December 27, 2021 [eBook #67024]</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p> - <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p> -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT ***</div> - -<hr class="full" /> - -<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p> - -<p><a href="#table_des_matieres">Table des matières</a></p> - -<h1><span class="small70">ŒUVRES COMPLÈTES</span><br /> -<span class="small50">DE</span><br /> -GUY DE MAUPASSANT</h1> - -<hr class="small2" /> - -<p class="tirage">LA PRÉSENTE ÉDITION</p> - -<p class="tirage">DES</p> - -<p class="tirage">ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT</p> - -<p class="tirage">A ÉTÉ TIRÉE</p> - -<p class="tirage">PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE</p> - -<p class="tirage">EN VERTU D’UNE AUTORISATION</p> - -<p class="tirage">DE M. LE GARDE DES SCEAUX</p> - -<p class="tirage">EN DATE DU 30 JANVIER 1902.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p class="center">IL A ÉTÉ TIRÉ À PART</p> - -<p class="center">100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE</p> - -<p class="center">SAVOIR:</p> - -<p class="center margintop1">60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.<br /> -20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.<br /> -20 exemplaires (81 à 100) sur chine.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p class="center"><i>Le texte de ce volume<br /> -est conforme à celui de l’édition originale</i>: La Petite Roque.<br /> -<i>Paris, Victor Havard, 1886,<br /> -avec addition de</i>:<br /> -La Peur, Les Caresses (<i>inédits</i>).</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="titlepage"> - <p class="center">ŒUVRES COMPLÈTES</p> - - <p class="title1">DE</p> - - <p class="title2">GUY DE MAUPASSANT</p> - - <hr class="small5" /> - - <p class="title3a">LA</p> - - <p class="title3b">PETITE ROQUE</p> - - <hr class="small4" /> - - <p class="title3c">LA PEUR—LES CARESSES</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 135px;"> - <img src="images/abeille.jpg" alt="" width="135" height="200" /> - </div> - - <p class="title4">PARIS</p> - - <p class="title5">LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR</p> - - <p class="title6">17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17</p> - - <hr class="small6" /> - - <p class="title5">MDCCCCIX</p> - - <p class="title1"><i>Tous droits réservés.</i></p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_3">3</span> - - <h2 id="ch_1"><span class="h2line1">LA</span><br /><br /> - <span class="h2line2">PETITE ROQUE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient familièrement -<ins class="correction" title="Médéri">Médéric</ins>, partit à l’heure ordinaire de la maison de poste de -Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas d’ancien -troupier, il coupa d’abord les prairies de Villaumes pour gagner le -bord de la Brindille, qui le conduisait, en suivant l’eau, au village -de Carvelin, où commençait sa distribution.</p> - -<p>Il allait vite, le long de l’étroite rivière qui moussait, grognait, -bouillonnait et filait dans son lit d’herbes, sous une voûte de saules. -<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour d’elles -un bourrelet d’eau, une sorte de cravate terminée en nœud d’écume. -Par places, c’étaient des cascades d’un pied, souvent invisibles, qui -faisaient, sous les feuilles, sous les lianes, sous un toit de verdure, -un gros bruit colère et doux; puis plus loin, les berges s’élargissant, -on rencontrait un petit lac paisible où nageaient des truites parmi -toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des ruisseaux calmes.</p> - -<p>Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu’à ceci: «Ma -première lettre est pour la maison Poivron, puis j’en ai une pour M. -Renardet; faut donc que je traverse la futaie.»</p> - -<p>Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir -passait d’un train rapide et régulier sur la haie verte des saules; et -sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement -que ses jambes.</p> - -<p>Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d’un seul arbre, jeté -d’un bord à l’autre, ayant pour unique rampe une corde portée par deux -piquets enfoncés dans les berges.</p> - -<p>La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin, et le plus -gros propriétaire <span class="pagenum" id="Page_5">5</span> du lieu, était une sorte de bois d’arbres -antiques, énormes, droits comme des colonnes, et s’étendant sur une -demi-lieue de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de -limite à cette immense voûte de feuillage. Le long de l’eau, de grands -arbustes avaient poussé, chauffés par le soleil; mais sous la futaie, -on ne trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et -molle, qui répandait dans l’air stagnant une odeur légère de moisi et -de branches mortes.</p> - -<p>Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d’un galon rouge et -s’essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien -qu’il ne fût pas encore huit heures du matin.</p> - -<p>Il venait de se recouvrir et de reprendre son pas accéléré quand il -aperçut, au pied d’un arbre, un couteau, un petit couteau d’enfant. -Comme il le ramassait, il découvrit encore un dé à coudre, puis un étui -à aiguilles deux pas plus loin.</p> - -<p>Ayant pris ces objets, il pensa: «Je vas les confier à M. le maire»; et -il se remit en route, mais il ouvrait l’œil à présent, s’attendant -toujours à trouver autre chose.</p> - -<p>Soudain, il s’arrêta net, comme s’il se fût <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> heurté contre une -barre de bois; car, à dix pas devant lui, gisait, étendu sur le dos, un -corps d’enfant, tout nu, sur la mousse. C’était une petite fille d’une -douzaine d’années. Elle avait les bras ouverts, les jambes écartées, la -face couverte d’un mouchoir. Un peu de sang maculait ses cuisses.</p> - -<p>Médéric se mit à avancer sur la pointe des pieds, comme s’il eût craint -de faire du bruit, redouté quelque danger; et il écarquillait les yeux.</p> - -<p>Qu’était-ce que cela? Elle dormait, sans doute? Puis il réfléchit qu’on -ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous des -arbres frais. Alors elle était morte; et il se trouvait en présence -d’un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les reins, -bien qu’il fût un ancien soldat. Et puis c’était chose si rare dans le -pays, un meurtre, et le meurtre d’une enfant encore, qu’il n’en pouvait -croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que ce sang -figé sur sa jambe. Comment donc l’avait-on tuée?</p> - -<p>Il s’était arrêté tout près d’elle; et il la regardait, appuyé sur son -bâton. Certes, il la connaissait, puisqu’il connaissait tous les <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> -habitants de la contrée; mais ne pouvant voir son visage, il ne pouvait -deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui couvrait la -face; puis s’arrêta, la main tendue, retenu par une réflexion.</p> - -<p>Avait-il le droit de déranger quelque chose à l’état du cadavre avant -les constatations de la justice? Il se figurait la justice comme -une espèce de général à qui rien n’échappe et qui attache autant -d’importance à un bouton perdu qu’à un coup de couteau dans le ventre. -Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale; c’était -une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée -par une main maladroite.</p> - -<p>Alors, il se releva pour courir chez M. le maire; mais une autre -pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par -hasard, il ne pouvait pas l’abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout -doucement, assez loin d’elle par prudence, et tendit la main vers son -pied. Il était froid, glacé de ce froid terrible qui rend effrayante la -chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce toucher, -sentit son cœur retourné, comme il le dit plus tard, et la salive -séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il <span class="pagenum" id="Page_8">8</span> se mit à courir -sous la futaie vers la maison de M. Renardet.</p> - -<p>Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings -fermés, la tête en avant; et son sac de cuir, plein de lettres et de -journaux, lui battait les reins en cadence.</p> - -<p>La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de -parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que -formait en cet endroit la Brindille.</p> - -<p>C’était une grande maison carrée, en pierre grise, très ancienne, qui -avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme, haute -de vingt mètres, bâtie dans l’eau.</p> - -<p>Du haut de cette citadelle, on surveillait jadis tout le pays. On -l’appelait la tour du Renard, sans qu’on sût au juste pourquoi; et -de cette appellation sans doute était venu le nom de Renardet que -portaient les propriétaires de ce fief resté dans la même famille -depuis plus de deux cents ans, disait-on. Car les Renardet faisaient -partie de cette bourgeoisie presque noble qu’on rencontrait souvent -dans les provinces avant la Révolution.</p> - -<p>Le facteur entra d’un élan dans la cuisine <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> où déjeunaient les -domestiques, et cria: «Monsieur le maire est-il levé? Faut que je li -parle sur l’heure.» On savait Médéric un homme de poids et d’autorité, -et on comprit aussitôt qu’une chose grave s’était passée.</p> - -<p>M. Renardet, prévenu, ordonna qu’on l’amenât. Le piéton, pâle et -essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue -table couverte de papiers épars.</p> - -<p>C’était un gros et grand homme, lourd et rouge, fort comme un bœuf, -et très aimé dans le pays, bien que violent à l’excès. Âgé à peu près -de quarante ans et veuf depuis six mois, il vivait sur ses terres en -gentilhomme des champs. Son tempérament fougueux lui avait souvent -attiré des affaires pénibles dont le tiraient toujours les magistrats -de Roüy-le-Tors, en amis indulgents et discrets. N’avait-il pas, un -jour, jeté du haut de son siège le conducteur de la diligence parce -qu’il avait failli écraser son chien d’arrêt Micmac? N’avait-il pas -enfoncé les côtes d’un garde-chasse qui verbalisait contre lui, parce -qu’il traversait, fusil au bras, une terre appartenant au voisin? -N’avait-il pas même pris au collet le sous-préfet qui s’arrêtait dans -le village <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> au cours d’une tournée administrative qualifiée par -M. Renardet de tournée électorale; car il faisait de l’opposition au -gouvernement par tradition de famille.</p> - -<p>Le maire demanda: «Qu’y a-t-il donc, Médéric?</p> - -<p>—J’ai trouvé une p’tite fille morte sous vot’ futaie.»</p> - -<p>Renardet se dressa, le visage couleur de brique:</p> - -<p>—Vous dites... Une petite fille?</p> - -<p>—Oui m’sieu, une p’tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang, -morte, bien morte.</p> - -<p>Le maire jura: «Nom de Dieu; je parie que c’est la petite Roque. On -vient de me prévenir qu’elle n’était pas rentrée hier soir chez sa -mère. A quel endroit l’avez-vous découverte?»</p> - -<p>Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d’y conduire le -maire.</p> - -<p>Mais Renardet devint brusque: «Non. Je n’ai pas besoin de vous. -Envoyez-moi tout de suite le garde champêtre, le secrétaire de la -mairie et le médecin, et continuez votre tournée. Vite, vite, allez, et -dites-leur de me rejoindre sous la futaie.»</p> - -<p>Le piéton, homme de consigne, obéit et <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> se retira, furieux et -désolé de ne pas assister aux constatations.</p> - -<p>Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou, de -feutre gris, à bords très larges, et s’arrêta quelques secondes sur le -seuil de sa demeure. Devant lui s’étendait un vaste gazon où éclataient -trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles -de fleurs épanouies, l’une en face de la maison et les autres sur les -côtés. Plus loin, se dressaient jusqu’au ciel les premiers arbres de la -futaie, tandis qu’à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang, -on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé -par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains, -trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un -plumeau frémissant de branches minces.</p> - -<p>A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui -dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé -d’éleveurs de bœufs.</p> - -<p>Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant -à gauche, gagna le bord de l’eau qu’il suivit à pas lents, les mains -derrière le dos. Il allait, le front penché; <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> et de temps en temps -il regardait autour de lui s’il n’apercevait point les personnes qu’il -avait envoyé quérir.</p> - -<p>Lorsqu’il fut arrivé sous les arbres, il s’arrêta, se découvrit et -s’essuya le front comme avait fait Médéric; car l’ardent soleil de -juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit -en route, s’arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant, -il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds -et l’étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d’eau lui -coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur -son cou puissant et rouge, et entraient, l’une après l’autre, sous le -col blanc de sa chemise.</p> - -<p>Comme personne n’apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis -il appela: «Ohé! ohé!»</p> - -<p>Une voix répondit à droite: «Ohé! ohé!»</p> - -<p>Et le médecin apparut sous les arbres. C’était un petit homme maigre, -ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux -environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s’aidait d’une -canne pour marcher.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_13">13</span></p> - -<p>Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui, -prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures -effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à -tour pour se hâter, et agitant si fort leurs bras qu’ils semblaient -accomplir avec eux plus de besogne qu’avec leurs jambes.</p> - -<p>Renardet dit au médecin: «Vous savez de quoi il s’agit?</p> - -<p>—Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric.</p> - -<p>—C’est bien. Allons.»</p> - -<p>Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs -pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit; leurs yeux cherchaient, -là-bas, devant eux.</p> - -<p>Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup: «Tenez, le voilà!»</p> - -<p>Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S’ils -n’avaient point su ce que c’était, ils ne l’auraient pas deviné. Cela -semblait luisant et si blanc qu’on l’eût pris pour un linge tombé; -car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair -pâle d’une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils -<ins class="correction" title="distinuagient">distinguaient</ins> <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers -l’eau et les deux bras écartés comme par un crucifiement.</p> - -<p>—J’ai rudement chaud, dit le maire.</p> - -<p>Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir -qu’il replaça encore sur son front.</p> - -<p>Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu’il fut -auprès du cadavre, il se pencha pour l’examiner, sans y toucher. Il -avait mis un pince-nez comme lorsqu’on regarde un objet curieux, et -tournait autour tout doucement.</p> - -<p>Il dit sans se redresser: «Viol et assassinat que nous allons constater -tout à l’heure. Cette fillette est d’ailleurs presque une femme, voyez -sa gorge.»</p> - -<p>Les deux seins, assez forts déjà, s’affaissaient sur la poitrine, -amollis par la mort.</p> - -<p>Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle -apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il -reprit: «Parbleu, on l’a étranglée une fois l’affaire faite.»</p> - -<p>Il palpait le cou: «Etranglée avec les mains sans laisser d’ailleurs -aucune trace particulière, ni marque d’ongle ni empreinte <span class="pagenum" id="Page_15">15</span> de -doigt. Très bien. C’est la petite Roque, en effet.»</p> - -<p>Il replaça délicatement le mouchoir: «Je n’ai rien à faire; elle est -morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.»</p> - -<p>Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d’un œil -fixe le petit corps étalé sur l’herbe. Il murmura: «Quel misérable! Il -faudrait retrouver les vêtements.»</p> - -<p>Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit: «Elle venait -sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l’eau.»</p> - -<p>Le maire ordonna: «Toi, Principe (c’était le secrétaire de la mairie), -tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime -(c’était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me -ramener le juge d’instruction avec la gendarmerie. Il faut qu’ils -soient ici dans une heure. Tu entends.»</p> - -<p>Les deux hommes s’éloignèrent vivement et Renardet dit au docteur: -«Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci?</p> - -<p>Le médecin murmura: «Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le -monde en particulier et personne en général. N’importe, ça doit être -quelque rôdeur, quelque <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> ouvrier sans travail. Depuis que nous -sommes en République, on ne rencontre que ça sur les routes.»</p> - -<p>Tous deux étaient bonapartistes.</p> - -<p>Le maire reprit: «Oui, ça ne peut être qu’un étranger, un passant, un -vagabond sans feu ni lieu...»</p> - -<p>Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: «Et sans femme. -N’ayant ni bon souper ni bon gîte, il s’est procuré le reste. On ne -sait pas ce qu’il y a d’hommes sur la terre capables d’un forfait à un -moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu?»</p> - -<p>Et du bout de sa canne, il touchait l’un après l’autre les doigts -roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d’un piano.</p> - -<p>—Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir, -l’enfant n’étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l’avons -appelée jusqu’à minuit sur les routes; mais nous n’avons point pensé -à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches -vraiment utiles.</p> - -<p>—Voulez-vous un cigare? dit le médecin.</p> - -<p>—Merci, je n’ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir -ça.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_17">17</span></p> - -<p>Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps -d’adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à -ventre bleu, qui se promenait le long d’une cuisse, s’arrêta sur les -taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de -sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour -explorer l’autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les -deux hommes regardaient ce point noir errant.</p> - -<p>Le médecin dit: «Comme c’est joli, une mouche sur la peau. Les dames -du dernier siècle avaient bien raison de s’en coller sur la figure. -Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là?»</p> - -<p>Le maire semblait ne point l’entendre, perdu dans ses réflexions.</p> - -<p>Mais, tout d’un coup, il se retourna, car un bruit l’avait surpris; -une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres. -C’était la mère, la Roque. Dès qu’elle aperçut Renardet, elle se mit à -hurler: «Ma p’tite, ous qu’est ma p’tite?» tellement affolée qu’elle -ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s’arrêta net, -joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur <span class="pagenum" id="Page_18">18</span> -aiguë et déchirante, une clameur de bête mutilée.</p> - -<p>Puis elle s’élança vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme -si elle l’eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle -vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d’une -secousse, puis s’abattit le visage contre terre, en jetant dans -l’épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.</p> - -<p>Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de -convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets -secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement; et elle -creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s’y -cacher.</p> - -<p>Le médecin, ému, murmura: «Pauvre vieille!» Renardet eut dans le ventre -un bruit singulier; puis il poussa une sorte d’éternuement bruyant qui -lui sortit en même temps par le nez et par la bouche; et, tirant son -mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant -et se mouchant avec bruit. Il balbutiait: «Cré... cré... cré... cré -nom de Dieu de cochon qui a fait ça... Je... je... voudrais le voir -guillotiner...»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_19">19</span></p> - -<p>Mais Principe reparut, l’air désolé et les mains vides. Il murmura: «Je -ne trouve rien, m’sieu le maire, rien de rien nulle part.»</p> - -<p>L’autre, effaré, répondit d’une voix grasse, noyée dans les larmes: -«Qu’est-ce que tu ne trouves pas?</p> - -<p>—Les hardes de la petite.</p> - -<p>—Eh bien... eh bien... cherche encore... et... et... trouve-les... -ou... tu auras affaire à moi.</p> - -<p>L’homme, sachant qu’on ne résistait pas au maire, repartit d’un pas -découragé en jetant sur le cadavre un coup d’œil oblique et craintif.</p> - -<p>Des voix lointaines s’élevaient sous les arbres, une rumeur confuse, -le bruit d’une foule qui approchait; car Médéric, dans sa tournée, -avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits -d’abord, avaient causé de ça dans la rue, d’un seuil à l’autre; puis -ils s’étaient réunis; ils avaient jasé, discuté, commenté l’événement -pendant quelques minutes; et maintenant ils s’en venaient pour voir.</p> - -<p>Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par -crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps, ils -s’arrêtèrent, <span class="pagenum" id="Page_20">20</span> n’osant plus avancer et parlant bas. Puis ils -s’enhardirent, firent quelques pas, s’arrêtèrent encore, avancèrent -de nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère, -du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se -resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt -ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le -palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de -sa torpeur, devint furieux, et saisissant la canne du docteur Labarbe, -il se jeta sur ses administrés en balbutiant: «Foutez-moi le camp... -foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi le camp...» En une -seconde le cordon de curieux s’élargit de deux cents mètres.</p> - -<p>La Roque s’était relevée, retournée, assise, et elle pleurait -maintenant dans ses mains jointes sur sa face.</p> - -<p>Dans la foule, on discutait la chose; et des yeux avides de garçons -fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s’en aperçut, et, -enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui -disparut tout entière sous le vaste vêtement.</p> - -<p>Les curieux se rapprochaient doucement; <span class="pagenum" id="Page_21">21</span> la futaie s’emplissait de -monde; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu des -grands arbres.</p> - -<p>Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main, -dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité -du peuple et répétait: «Si un de vous approche, je lui casse la tête -comme à un chien.»</p> - -<p>Les paysans avaient grand’peur de lui; ils se tinrent au large. Le -docteur Labarbe, qui fumait, s’assit à côté de la Roque, et il lui -parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses -mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants, -vidant sa douleur dans l’abondance de sa parole. Elle raconta toute sa -vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de bœufs, tué d’un -coup de corne, l’enfance de sa fille, son existence misérable de veuve -sans ressources avec la petite. Elle n’avait que ça, sa petite Louise; -et on l’avait tuée; on l’avait tuée dans ce bois. Tout d’un coup, elle -voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu’au cadavre, elle -souleva par un coin le vêtement qui le couvrait; puis elle le laissa -retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> regardant -avidement tous les gestes de la mère.</p> - -<p>Mais, soudain, un grand remous eut lieu; on cria: «Les gendarmes, les -gendarmes!»</p> - -<p>Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot, -escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux, qui -dansait comme un singe sur une haute jument blanche.</p> - -<p>Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge -d’instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa -promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la -grande joie des officiers.</p> - -<p>Il mit pied à terre avec le capitaine, et serra les mains du maire et -du docteur, en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que -gonflait le corps couché dessous.</p> - -<p>Quand il fut bien au courant des faits, il fit d’abord écarter le -public que les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut -bientôt dans la prairie, et forma haie, une grande haie de têtes -excitées et remuantes tout le long de la Brindille, de l’autre côté du -ruisseau.</p> - -<p>Le médecin, à son tour, donna des explications <span class="pagenum" id="Page_23">23</span> que Renardet -écrivait au crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent -faites, enregistrées et commentées sans amener aucune découverte. -Maxime aussi était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements.</p> - -<p>Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant -l’expliquer que par un vol; et, comme ces guenilles ne valaient pas -vingt sous, ce vol même était inadmissible.</p> - -<p>Le juge d’instruction, le maire, le capitaine et le docteur s’étaient -mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches -le long de l’eau.</p> - -<p>Renardet disait au juge: «Comment se fait-il que ce misérable ait caché -ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en -pleine vue?»</p> - -<p>L’autre, sournois et perspicace, répondit: «Hé! hé! Une ruse peut-être? -Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans -tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.»</p> - -<p>Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C’étaient le -substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur -tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span></p> - -<p>Renardet dit tout à coup: «Savez-vous que je vous garde à déjeuner?»</p> - -<p>Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d’instruction, -trouvant qu’on s’était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite -Roque, se tourna vers le maire:</p> - -<p>—Je peux faire porter chez vous le corps, n’est-ce pas? Vous avez bien -une chambre pour me le garder jusqu’à ce soir.</p> - -<p>L’autre se troubla, balbutiant: «Oui, non... non... A vrai dire, -j’aime mieux qu’il n’entre pas chez moi... à cause... à cause de mes -domestiques... qui... qui parlent déjà de revenants dans... dans ma -tour, dans la tour du Renard... Vous savez... Je ne pourrais plus en -garder un seul... Non... J’aime mieux ne pas l’avoir chez moi.</p> - -<p>Le magistrat se mit à sourire: «Bon... Je vais le faire emporter -tout de suite à Roüy, pour l’examen légal.» Et se tournant vers le -substitut: «Je peux me servir de votre voiture, n’est-ce pas?</p> - -<p>—Oui, parfaitement.»</p> - -<p>Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque maintenant, assise à -côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle, -d’un œil vague et hébété.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_25">25</span></p> - -<p>Les deux médecins essayèrent de l’emmener pour qu’elle ne vît pas -enlever la petite; mais elle comprit tout de suite ce qu’on allait -faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras. -Couchée dessus elle criait: «Vous ne l’aurez pas, c’est à moi, c’est à -moi à c’t’ heure. On me l’a tuée; j’ veux la garder, vous l’aurez pas!»</p> - -<p>Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d’elle. -Renardet se mit à genoux pour lui parler: «Écoutez, la Roque, il le -faut, pour savoir celui qui l’a tuée; sans ça on ne saurait pas; il -faut bien qu’on le cherche pour le punir. On vous la rendra quand on -l’aura trouvé, je vous le promets.»</p> - -<p>Cette raison ébranla la femme et une haine s’éveillant dans son regard -affolé: «Alors on le prendra? dit-elle.</p> - -<p>—Oui, je vous le promets.»</p> - -<p>Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens; mais le capitaine -ayant murmuré: «C’est surprenant qu’on ne retrouve pas ses vêtements», -une idée nouvelle, qu’elle n’avait pas encore eue, entra brusquement -dans sa tête de paysanne et elle demanda:</p> - -<p>—Ous qu’é sont ses hardes; c’est à mé. Je les veux. Ous qu’on les a -mises? <span class="pagenum" id="Page_26">26</span></p> - -<p>On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables; alors elle les -réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant: «C’est -à mé, je les veux; ous qu’é sont, je les veux?»</p> - -<p>Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s’obstinait. Elle -ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les vêtements -de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de misérable -pour qui une pièce d’argent représente une fortune, que par tendresse -maternelle.</p> - -<p>Et quand le petit corps, roulé en des couvertures qu’on était allé -chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la vieille, debout -sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine, criait: «J’ai -pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement son p’tit -bonnet, son p’tit bonnet; j’ai pu rien, pu rien, pas seulement son -p’tit bonnet.»</p> - -<p>Le curé venait d’arriver, un tout jeune prêtre déjà gras. Il se -chargea d’emmener la Roque, et ils s’en allèrent ensemble vers le -village. La douleur de la mère s’atténuait sous la parole sucrée de -l’ecclésiastique, qui lui promettait mille compensations. Mais elle -répétait sans cesse: «Si j’avais seulement <span class="pagenum" id="Page_27">27</span> son p’tit bonnet...», -s’obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres.</p> - -<p>Renardet cria de loin: «Vous déjeunez avec nous, monsieur l’abbé. Dans -une heure.»</p> - -<p>Le prêtre tourna la tête et répondit: Volontiers, monsieur le maire. Je -serai chez vous à midi.»</p> - -<p>Et tout le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers -les branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la -Brindille.</p> - -<p>Le repas dura longtemps; on parlait du crime. Tout le monde se trouva -du même avis; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant là par -hasard, pendant que la petite prenait un bain.</p> - -<p>Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu’ils -reviendraient le lendemain de bonne heure; le médecin et le curé -rentrèrent chez eux, tandis que Renardet, après une longue promenade -par les prairies, s’en revint sous la futaie où il se promena jusqu’à -la nuit, à pas lents, les mains derrière le dos.</p> - -<p>Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain -quand le juge <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> d’instruction pénétra dans sa chambre. Il se -frottait les mains; il avait l’air content; il dit:</p> - -<p>—Ah! ah! vous dormez encore! Eh bien, mon cher, nous avons du nouveau -ce matin.</p> - -<p>Le maire s’était assis sur son lit.</p> - -<p>—Quoi donc?</p> - -<p>—Oh! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la mère -réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet surtout. Eh -bien, en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le seuil, les -deux petits sabots de l’enfant. Cela prouve que le crime a été commis -par quelqu’un du pays, par quelqu’un qui a eu pitié d’elle. Voilà en -outre le facteur Médéric qui m’apporte le dé, le couteau et l’étui à -aiguilles de la morte. Donc l’homme, en emportant les vêtements pour -les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la poche. Pour -moi, j’attache surtout de l’importance au fait des sabots, qui indique -une certaine culture morale et une faculté d’attendrissement chez -l’assassin. Nous allons donc, si vous le voulez bien, passer en revue -ensemble les principaux habitants de votre pays.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_29">29</span></p> - -<p>Le maire s’était levé. Il sonna afin qu’on lui apportât de l’eau chaude -pour sa barbe. Il disait: «Volontiers; mais ce sera assez long, et nous -pouvons commencer tout de suite.»</p> - -<p>M. Putoin s’était assis à cheval sur une chaise, continuant ainsi, même -dans les appartements, sa manie d’équitation.</p> - -<p>Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en se -regardant dans la glace; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et il -reprit: «Le principal habitant de Carvelin s’appelle Joseph Renardet, -maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les -cochers...»</p> - -<p>Le juge d’instruction se mit à rire: «Cela suffit; passons au suivant...</p> - -<p>—Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de -bœufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois, -très retors en toute question d’argent, mais incapable, à mon avis, -d’avoir commis un tel forfait.»</p> - -<p>M. Putoin dit: «Passons.»</p> - -<p>Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua l’inspection -morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux heures <span class="pagenum" id="Page_30">30</span> de -discussion, leurs soupçons s’étaient arrêtés sur trois individus -assez suspects: un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de truites et -d’écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de bœufs nommé Clovis.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>Les recherches durèrent tout l’été; on ne découvrit pas le criminel. -Ceux qu’on soupçonna et qu’on arrêta prouvèrent facilement leur -innocence, et le parquet dut renoncer à la poursuite du coupable.</p> - -<p>Mais cet assassinat semblait avoir ému le pays entier d’une façon -singulière. Il était resté aux âmes des habitants une inquiétude, une -vague peur, une sensation d’effroi mystérieux, venue non seulement -de l’impossibilité de découvrir aucune trace, mais aussi et surtout -de cette étrange trouvaille des sabots devant la porte de la Roque, -le lendemain. La certitude que le meurtrier avait assisté aux -constatations, qu’il vivait encore dans le village, sans doute, hantait -les esprits, les <span class="pagenum" id="Page_32">32</span> obsédait, paraissait planer sur le pays comme une -incessante menace.</p> - -<p>La futaie, d’ailleurs, était devenue un endroit redouté, évité, qu’on -croyait hanté. Autrefois, les habitants venaient s’y promener chaque -dimanche dans l’après-midi. Ils s’asseyaient sur la mousse au pied -des grands arbres énormes, ou bien s’en allaient le long de l’eau en -guettant les truites qui filaient sous les herbes. Les garçons jouaient -aux boules, aux quilles, au bouchon, à la balle, en certaines places où -ils avaient découvert, aplani et battu le sol; et les filles, par rangs -de quatre ou cinq, se promenaient en se tenant par le bras, piaillant -de leurs voix criardes des romances qui grattaient l’oreille, dont les -notes fausses troublaient l’air tranquille et agaçaient les nerfs des -dents ainsi que des gouttes de vinaigre. Maintenant personne n’allait -plus sous la voûte épaisse et haute, comme si on se fût attendu à y -trouver toujours quelque cadavre couché.</p> - -<p>L’automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et nuit, -descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands -arbres; et on commençait à voir le ciel à travers les branches. -Quelquefois, <span class="pagenum" id="Page_33">33</span> quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie -lente et continue s’épaississait brusquement, devenait une averse -vaguement bruissante qui couvrait la mousse d’un épais tapis jaune, -criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le -murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait -une plainte, et ces feuilles tombant toujours semblaient des larmes, -de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient -jour et nuit sur la fin de l’année, sur la fin des aurores tièdes et -des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs -soleils, et aussi peut-être sur le crime qu’ils avaient vu commettre -sous leur ombre, sur l’enfant violée et tuée à leur pied. Ils -pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné -et redouté, où devait errer, seule, l’âme, la petite âme de la petite -morte.</p> - -<p>La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune et -colère entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres et -nus.</p> - -<p>Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la futaie. -Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison, descendait -<span class="pagenum" id="Page_34">34</span> à pas lents son perron, et s’en allait sous les arbres d’un air -songeur, les mains dans ses poches. Il marchait longtemps sur la mousse -humide et molle, tandis qu’une légion de corbeaux, accourus de tous les -voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à travers -l’espace, à la façon d’un immense voile de deuil flottant au vent, en -poussant des clameurs violentes et sinistres.</p> - -<p>Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches -emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules -d’automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement -et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de -leur vol.</p> - -<p>Ils s’abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à -peu leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes -noires au noir de l’espace.</p> - -<p>Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les -ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait, -tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire, -en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la -flamme.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_35">35</span></p> - -<p>Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait -abattre sa futaie.</p> - -<p>Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le -plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître.</p> - -<p>D’abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc.</p> - -<p>Liés à lui par un collier de corde, ils l’enlacent d’abord de leurs -bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d’un coup de -pointe d’acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois, -y reste enfoncée, et l’homme s’élève dessus comme sur une marche -pour frapper de l’autre pied avec l’autre pointe sur laquelle il se -soutiendra de nouveau en recommençant avec la première.</p> - -<p>Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui -l’attache à l’arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d’acier. -Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un -géant, il monte lourdement le long de l’immense colonne, l’embrassant -et l’éperonnant pour aller le décapiter.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_36">36</span></p> - -<p>Dès qu’il arrive aux premières branches, il s’arrête, détache de -son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec -méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la -branche craque, fléchit, s’incline, s’arrache et s’abat en frôlant dans -sa chute les arbres voisins. Puis elle s’écrase sur le sol avec un -grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent -longtemps.</p> - -<p>Le sol se couvrait de débris que d’autres hommes taillaient à leur -tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres -restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux -gigantesques amputés et rasés par l’acier tranchant des serpes.</p> - -<p>Et, quand l’ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet -du fût droit et mince le collier de corde qu’il y avait porté, il -redescendait ensuite à coups d’éperon le long du tronc découronné que -les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups -qui retentissaient dans tout le reste de la futaie.</p> - -<p>Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes -tiraient, en <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au -sommet, et l’immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le -bruit sourd et la secousse d’un coup de canon lointain.</p> - -<p>Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une -armée perd ses soldats.</p> - -<p>Renardet ne s’en allait plus; il restait là du matin au soir, -contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa -futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus ainsi que -sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte -d’impatience secrète et calme, comme s’il eût attendu, espéré quelque -chose à la fin de ce massacre.</p> - -<p>Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée. -On y parvint enfin, un soir, à l’heure du crépuscule.</p> - -<p>Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent -arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d’un hêtre -énorme, mais le maître s’y opposa, et exigea qu’à l’heure même on -ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime.</p> - -<p>Quand l’ébrancheur l’eut mis à nu, eut <span class="pagenum" id="Page_38">38</span> terminé sa toilette de -condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes -commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.</p> - -<p>L’arbre résista; son tronc puissant, bien qu’entaillé jusqu’au milieu, -était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte -de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu’à terre, et -ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur -effort.</p> - -<p>Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing, -pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile, -la main sur l’écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et -nerveuse.</p> - -<p>Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand -il tombera, ça pourrait vous blesser.»</p> - -<p>Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir -lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.</p> - -<p>Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un -déchirement qui sembla courir jusqu’au sommet comme une secousse -douloureuse; et elle s’inclina un <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> peu, prête à tomber, mais -résistant encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent -un effort plus grand; et comme l’arbre, brisé, croulait, soudain -Renardet fit un pas en avant, puis s’arrêta, les épaules soulevées pour -recevoir le choc irrésistible, le choc mortel qui l’écraserait sur le -sol.</p> - -<p>Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le -jetant sur la face à cinq mètres de là.</p> - -<p>Les ouvriers s’élancèrent pour le relever; il s’était déjà soulevé -lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main -sur son front, comme s’il se réveillait d’un accès de folie.</p> - -<p>Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes surpris, -l’interrogèrent, ne comprenant point ce qu’il avait fait. Il répondit, -en balbutiant, qu’il avait eu un moment d’égarement, ou, plutôt, une -seconde de retour à l’enfance, qu’il s’était imaginé avoir le temps de -passer sous l’arbre, comme les gamins passent en courant devant les -voitures au trot, qu’il avait joué au danger, que, depuis huit jours, -il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois -qu’un arbre craquait pour tomber, si on pourrait <span class="pagenum" id="Page_40">40</span> passer dessous -sans être touché. C’était une bêtise, il l’avouait; mais tout le monde -a de ces minutes d’insanité et de ces tentations d’une stupidité -puérile.</p> - -<p>Il s’expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il -s’en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.»</p> - -<p>Dès qu’il fut rentré dans sa chambre, il s’assit devant sa table, que -sa lampe, coiffée d’un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son -front entre ses mains, il se mit à pleurer.</p> - -<p>Il pleura longtemps, puis s’essuya les yeux, releva la tête et regarda -sa pendule. Il n’était pas encore six heures. Il pensa: «J’ai le -temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint -alors s’asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu, -prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté. -L’acier de l’arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.</p> - -<p>Renardet le contempla quelque temps avec l’œil trouble d’un homme -ivre; puis il se leva et se mit à marcher.</p> - -<p>Il allait d’un bout à l’autre de l’appartement, et de temps en temps -s’arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de <span class="pagenum" id="Page_41">41</span> -son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et -se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il -se remit à marcher. Chaque fois qu’il passait devant sa table, l’arme -brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la -pendule et pensait: «J’ai encore le temps.»</p> - -<p>La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la -bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon -dedans comme s’il eût voulu l’avaler. Il resta ainsi quelques secondes, -immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un -frisson d’horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.</p> - -<p>Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n’ose -pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me -tuer!»</p> - -<p>On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le -dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C’est bien. Je descends.»</p> - -<p>Alors il ramassa l’arme, l’enferma de nouveau dans le tiroir, puis se -regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> ne -lui semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu -plus rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.</p> - -<p>Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne -veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs -pipes dans la salle pendant qu’on desservait. Puis il remonta dans sa -chambre.</p> - -<p>Dès qu’il s’y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses -armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma -ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur -lui-même, parcourut de l’œil tout l’appartement avec une angoisse -d’épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu’il allait -la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu’il -avait violée, puis étranglée.</p> - -<p>Toutes les nuits, l’odieuse vision recommençait. C’était d’abord dans -ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d’une machine à -battre ou le passage lointain d’un train sur un pont. Il commençait -alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col de -chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang, il -essayait de lire, il <span class="pagenum" id="Page_43">43</span> essayait de chanter; c’était en vain; sa -pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait -recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions -les plus violentes de la première minute à la dernière.</p> - -<p>Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l’horrible jour, -un peu d’étourdissement et de migraine qu’il attribuait à la chaleur, -de sorte qu’il était resté dans sa chambre jusqu’à l’appel du déjeuner. -Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la -fin de l’après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante sous les -arbres de sa futaie.</p> - -<p>Mais, dès qu’il fut dehors, l’air lourd et brûlant de la plaine -l’oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur -la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente. -Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les -oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna -les grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille -évaporait un peu de fraîcheur sous l’immense toiture de branches. Mais -il se sentait mal à l’aise. Il lui semblait qu’une main inconnue, -<span class="pagenum" id="Page_44">44</span> invisible, lui serrait le cou; et il ne songeait presque à rien, -ayant d’ordinaire peu d’idées dans la tête. Seule, une pensée vague le -hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait de -vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué depuis -dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence de tous -les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un besoin -impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser régulier. -Depuis la mort de M<sup>me</sup> Renardet, il souffrait sans cesse sans bien -comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler ses -jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s’affaiblir -entre ses bras surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il -cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il -pourrait épouser lorsque son deuil serait fini.</p> - -<p>Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant d’Hercule, -et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses -veilles. Il les chassait; elles revenaient; et il murmurait par moments -en souriant de lui-même: «Me voici comme saint Antoine.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_45">45</span></p> - -<p>Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir lui -vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir et -apaiser l’ardeur de son sang.</p> - -<p>Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les gens -du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla.</p> - -<p>Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se reposait, -sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en approchant, crut -entendre un léger bruit, un faible clapotement qui n’était point -celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les feuilles -et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers l’onde -transparente, battait l’eau des deux mains, en dansant un peu dedans, -et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n’était plus une -enfant, ce n’était pas encore une femme; elle était grasse et formée, -tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque mûre. -Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d’angoisse, le souffle coupé -par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le cœur -battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme -si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et -trop jeune, <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du -ruisselet, comme l’autre, la grande, dans les vagues de la mer.</p> - -<p>Soudain l’enfant sortit du bain, et sans le voir, s’en vint vers lui -pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu’elle approchait à -petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il se sentait -poussé vers elle par une force irrésistible, par un emportement bestial -qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et le faisait trembler -des pieds à la tête.</p> - -<p>Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le cachait. -Alors perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua sur elle et -la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour résister, trop -épouvantée pour appeler, et il la posséda sans comprendre ce qu’il -faisait.</p> - -<p>Il se réveilla de son crime, comme on se réveille d’un cauchemar. -L’enfant commençait à pleurer.</p> - -<p>Il dit: «Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l’argent.»</p> - -<p>Mais elle n’écoutait pas; elle sanglotait.</p> - -<p>Il reprit: «Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_47">47</span></p> - -<p>Elle hurla en se tordant pour s’échapper.</p> - -<p>Il comprit brusquement qu’il était perdu; et il la saisit par le cou -pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles. -Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d’un être -qui veut fuir la mort, il ferma sa main de colosse sur la petite gorge -gonflée de cris, et il l’eut étranglée en quelques instants, tant il -serrait furieusement, sans qu’il songeât à la tuer, mais simplement -pour la faire taire.</p> - -<p>Puis il se dressa, éperdu d’horreur.</p> - -<p>Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se -sauver, quand surgit, dans son âme bouleversée, l’instinct mystérieux -et confus qui guide tous les êtres en danger.</p> - -<p>Il faillit jeter le corps à l’eau; mais une autre impulsion le poussa -vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il avait de -la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou profond -du ruisseau, sous un tronc d’arbre dont le pied baignait dans la -Brindille.</p> - -<p>Puis il s’en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense -détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de -l’autre côté du pays, et il rentra <span class="pagenum" id="Page_48">48</span> pour dîner à l’heure ordinaire -en racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade.</p> - -<p>Il dormit pourtant cette nuit-là; il dormit d’un épais sommeil de -brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il -n’ouvrit les yeux qu’aux premières lueurs du jour, et il attendit, -torturé par la peur du forfait découvert, l’heure ordinaire de son -réveil.</p> - -<p>Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit à la façon -des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les choses -et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage d’ivresse, -dans ce doute d’<ins class="correction" title="irréalié">irréalité</ins> qui trouble l’esprit aux heures des grandes -catastrophes.</p> - -<p>Seul le cri déchirant de la Roque lui traversa le cœur. A ce moment -il faillit se jeter aux genoux de la vieille femme en criant: «C’est -moi.» Mais il se contint. Il alla pourtant, durant la nuit, repêcher -les sabots de la morte, pour les porter sur le seuil de sa mère.</p> - -<p>Tant que dura l’enquête, tant qu’il dut guider et égarer la justice, -il fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait <span class="pagenum" id="Page_49">49</span> -paisiblement avec les magistrats toutes les suppositions qui leur -passaient par l’esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs -raisonnements. Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à -troubler leurs perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter -ceux qu’ils suspectaient.</p> - -<p>Mais, à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il devint -peu à peu nerveux, plus excitable encore qu’autrefois, bien qu’il -maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de peur; -il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des pieds -à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un besoin -impérieux de mouvement l’envahit, le força à des courses prodigieuses, -le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa chambre.</p> - -<p>Ce n’était point qu’il fût harcelé par des remords. Sa nature brutale -ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte morale. Homme -d’énergie et même de violence, né pour faire la guerre, ravager les -pays conquis et massacrer les vaincus, plein d’instincts sauvages -de chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie humaine. -Bien qu’il respectât l’Eglise, par politique, il <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> ne croyait ni à -Dieu, ni au diable, n’attendant par conséquent, dans une autre vie, -ni châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour -toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des -encyclopédistes du siècle dernier; et il considérait la Religion comme -une sanction morale de la Loi, l’une et l’autre ayant été inventées par -les hommes pour régler les rapports sociaux.</p> - -<p>Tuer quelqu’un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou par -accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé -une chose amusante et crâne, et n’eût pas laissé plus de traces en son -esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre; mais il avait ressenti -une émotion profonde du meurtre de cette enfant. Il l’avait commis -d’abord dans l’affolement d’une ivresse irrésistible, dans une espèce -de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au cœur, -gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts -d’assassin une sorte d’amour bestial, en même temps qu’une horreur -épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A -tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible; <span class="pagenum" id="Page_51">51</span> et bien -qu’il s’efforçât de chasser cette image, qu’il l’écartât avec terreur, -avec dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de -lui, attendant sans cesse le moment de réapparaître.</p> - -<p>Alors il eut peur des soirs, peur de l’ombre tombant autour de lui. Il -ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes; -mais il les redoutait d’instinct; il les sentait peuplées de terreurs. -Le jour clair ne se prête point aux épouvantes. On y voit les choses -et les êtres; aussi n’y rencontre-t-on que les choses et les êtres -naturels qui peuvent se montrer dans la clarté. Mais la nuit, la nuit -opaque, plus épaisse que des murailles, et vide, la nuit infinie, si -noire, si vaste, où l’on peut frôler d’épouvantables choses, la nuit où -l’on sent errer, rôder l’effroi mystérieux, lui paraissait cacher un -danger inconnu, proche et menaçant. Lequel?</p> - -<p>Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un -soir qu’il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre. -Il attendit, inquiet, le cœur battant; la draperie ne bougeait plus; -puis, soudain, elle s’agita de nouveau; du moins il pensa qu’elle -s’agitait. Il n’osait point se lever; il n’osait plus <span class="pagenum" id="Page_52">52</span> respirer; -et pourtant il était brave; il s’était battu souvent et il aurait aimé -découvrir chez lui des voleurs.</p> - -<p>Était-il vrai qu’il remuait, ce rideau? Il se le demandait, craignant -d’être trompé par ses yeux. C’était si peu de chose, d’ailleurs, un -léger frisson de l’étoffe, une sorte de tremblement des plis, à peine -une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet demeurait -les yeux fixes, le cou tendu; et brusquement il se leva, honteux de -sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et l’écarta -largement. Il ne vit rien d’abord que les vitres noires, noires comme -des plaques d’encre luisante. La nuit, la grande nuit impénétrable -s’étendait par derrière jusqu’à l’invisible horizon. Il restait debout -en face de cette ombre illimitée; et tout à coup il y aperçut une -lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il approcha -son visage du carreau, pensant qu’un pêcheur d’écrevisses braconnait -sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et cette lueur -rampait au bord de l’eau, sous la futaie. Comme il ne distinguait pas -encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains; et brusquement cette -lueur devint une clarté, et il aperçut <span class="pagenum" id="Page_53">53</span> la petite Roque nue et -sanglante sur la mousse.</p> - -<p>Il recula crispé d’horreur, heurta son siège et tomba sur le dos. Il y -resta quelques minutes l’âme en détresse, puis il s’assit et se mit à -réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout; une hallucination -venue de ce qu’un maraudeur de nuit marchait au bord de l’eau avec son -fanal. Quoi d’étonnant d’ailleurs à ce que le souvenir de son crime -jetât en lui, parfois, la vision de la morte.</p> - -<p>S’étant relevé, il but un verre d’eau, puis s’assit. Il songeait: -«Que vais-je faire, si cela recommence?» Et cela recommencerait, il -le sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard, -l’appelait, l’attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise; puis -il prit un livre et essaya de lire; mais il lui sembla entendre bientôt -s’agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement pivoter sur -un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore; certes, il avait remué, -cette fois; il n’en pouvait plus douter; il s’élança et le saisit -d’une main si brutale qu’il le jeta bas avec sa galerie; puis il colla -avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout était noir au -dehors; et il respira <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> avec la joie d’un homme dont on vient de -sauver la vie.</p> - -<p>Donc il retourna s’asseoir; mais presque aussitôt le désir le reprit de -regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau était tombé, -elle faisait une sorte de trou sombre attirant, redoutable, sur la -campagne obscure. Pour ne point céder à cette dangereuse tentation, il -se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et ferma les yeux.</p> - -<p>Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le sommeil. -Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les ouvrit, -croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur son -coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l’attirait toujours, -invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques -étoiles; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les -carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là-bas, -sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore, -éclairant l’ombre autour de lui!</p> - -<p>Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu’au -matin, la tête cachée sous l’oreiller.</p> - -<p>A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. <span class="pagenum" id="Page_55">55</span> Il passait -ses jours dans la terreur des nuits; et chaque nuit, la vision -recommençait. A peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter; -mais en vain. Une force irrésistible le soulevait et le poussait à -sa vitre, comme pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt, -couché d’abord au lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes -ouvertes, tel que le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait -et s’en venait, à petits pas, ainsi que l’enfant avait fait en sortant -de la rivière. Elle s’en venait, doucement, tout droit en passant -sur le gazon et sur la corbeille de fleurs desséchées; puis elle -s’élevait dans l’air, vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers -lui, comme elle était venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et -l’homme reculait devant l’apparition, il reculait jusqu’à son lit -et s’affaissait dessus, sachant bien que la petite était entrée et -qu’elle se tenait maintenant derrière le rideau qui remuerait tout -à l’heure. Et jusqu’au jour il le regardait, ce rideau, d’un œil -fixe, s’attendant sans cesse à voir sortir sa victime. Mais elle ne -se montrait plus; elle restait là, sous l’étoffe agitée parfois d’un -tremblement. Et Renardet, les doigts crispés sur ses draps, les serrait -ainsi qu’il avait serré la gorge <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> de la petite Roque. Il écoutait -sonner les heures; il entendait battre dans le silence le balancier de -sa pendule et les coups profonds de son cœur. Et il souffrait, le -misérable, plus qu’aucun homme n’avait jamais souffert.</p> - -<p>Puis, dès qu’une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant le -jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa chambre; -et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d’un sommeil -inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve l’épouvantable -vision de ses veilles.</p> - -<p>Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se sentait -courbaturé comme après de prodigieuses fatigues; et il mangeait à -peine, hanté toujours par la crainte de celle qu’il reverrait la nuit -suivante.</p> - -<p>Il savait bien pourtant que ce n’était pas une apparition, que les -morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par -une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause -de son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle, -appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait -empreinte l’image ineffaçable. Mais il savait aussi qu’il <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> ne -guérirait pas, qu’il n’échapperait jamais à la persécution sauvage de -sa mémoire; et il se résolut à mourir plutôt que de supporter plus -longtemps ces tortures.</p> - -<p>Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de -simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide. -Car il tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères; et si on -soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime -inexpliqué, à l’introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à -l’accuser du forfait.</p> - -<p>Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par l’arbre -au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida donc à -faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre refusa -de lui casser les reins.</p> - -<p>Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son -revolver, et puis il n’avait pas osé tirer.</p> - -<p>L’heure du dîner sonna, il avait mangé, puis était remonté. Et il -ne savait pas ce qu’il allait faire. Il se sentait lâche maintenant -qu’il avait échappé une première fois. Tout à l’heure il était prêt, -fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution; à présent, -<span class="pagenum" id="Page_58">58</span> il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la -morte.</p> - -<p>Il balbutiait: «Je n’oserai plus, je n’oserai plus»; et il regardait -avec terreur, tantôt l’arme sur sa table, tantôt le rideau qui cachait -sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose d’horrible aurait -lieu sitôt que sa vie cesserait! Quelque chose? Quoi? Leur rencontre -peut-être? Elle le guettait, elle l’attendait, l’appelait, et c’était -pour le prendre à son tour, pour l’attirer dans sa vengeance et le -décider à mourir qu’elle se montrait ainsi tous les soirs.</p> - -<p>Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant: «Je n’oserai plus, je -n’oserai plus.» Puis il tomba sur les genoux, et balbutia: «Mon Dieu, -mon Dieu.» Sans croire à Dieu, pourtant. Et il n’osait plus, en effet, -regarder sa fenêtre où il savait blottie l’apparition, ni sa table où -luisait son revolver.</p> - -<p>Quand il se fut relevé, il dit tout haut: «Ça ne peut pas durer, il -faut en finir.» Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit -passer un frisson de peur le long des membres; mais comme il ne se -décidait à prendre aucune résolution, comme il sentait bien que le -doigt de sa main refuserait toujours <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> de presser la gâchette de -l’arme, il retourna cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et -il réfléchit.</p> - -<p>Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir, -inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune -hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les -condamnés qu’on mène à l’échafaud au milieu des soldats. Oh! s’il -pouvait prier quelqu’un de tirer; s’il pouvait, avouant l’état de son -âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais, -obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible? A -qui? il cherchait parmi les gens qu’il connaissait. Le médecin? Non. -Il raconterait cela plus tard, sans doute? Et tout à coup, une bizarre -pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d’instruction, -qu’il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait -tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu’il endurait, -et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu’il -employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom -de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu’il aurait appris -que le coupable s’était fait justice. Renardet pouvait <span class="pagenum" id="Page_60">60</span> compter sur -ce magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d’une parole -légère. C’était un de ces hommes qui ont une conscience inflexible -gouvernée, dirigée, réglée par leur seule raison.</p> - -<p>A peine eut-il formé ce projet qu’une joie bizarre envahit son cœur. -Il était tranquille à présent. Il allait écrire sa lettre, lentement, -puis, au jour levant, il la déposerait dans la boîte clouée au mur -de sa métairie, puis il monterait sur sa tour pour voir arriver le -facteur, et quand l’homme à la blouse bleue s’en irait, il se jetterait -la tête la première sur les roches où s’appuyaient les fondations. Il -prendrait soin d’être vu d’abord par les ouvriers qui abattaient son -bois. Il pourrait donc grimper sur la marche avancée qui portait le -mât du drapeau déployé aux jours de fête. Il casserait ce mât d’une -secousse et se précipiterait avec lui. Comment douter d’un accident? Et -il se tuerait net, étant donnés son poids et la hauteur de sa tour.</p> - -<p>Il sortit aussitôt de son lit, gagna sa table et se mit à écrire; -il n’oublia rien, pas un détail du crime, pas un détail de sa vie -d’angoisses, pas un détail des tortures de son cœur, et il termina -en annonçant qu’il s’était <span class="pagenum" id="Page_61">61</span> condamné lui-même, qu’il allait -exécuter le criminel, et en priant son ami, son ancien ami, de veiller -à ce que jamais on n’accusât sa mémoire.</p> - -<p>En achevant sa lettre, il s’aperçut que le jour était venu. Il la -ferma, la cacheta, écrivit l’adresse, puis il descendit à pas légers, -courut jusqu’à la petite boîte blanche collée au mur, au coin de la -ferme, et quand il eut jeté dedans ce papier qui énervait sa main, il -revint vite, referma les verrous de la grande porte et grimpa sur sa -tour pour attendre le passage du piéton qui emporterait son arrêt de -mort.</p> - -<p>Il se sentait calme, maintenant, délivré, sauvé!</p> - -<p>Un vent froid, sec, un vent de glace lui passait sur la face. Il -l’aspirait avidement, la bouche ouverte, buvant sa caresse gelée. Le -ciel était rouge, d’un rouge ardent, d’un rouge d’hiver, et toute la -plaine blanche de givre brillait sous les premiers rayons du soleil, -comme si elle eût été poudrée de verre pilé. Renardet, debout, nu-tête, -regardait le vaste pays, les prairies à gauche, à droite le village -dont les cheminées commençaient à fumer pour le repas du matin.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_62">62</span></p> - -<p>A ses pieds il voyait couler la Brindille, dans les roches où il -s’écraserait tout à l’heure. Il se sentait renaître dans cette belle -aurore glacée, et plein de force, plein de vie. La lumière le baignait, -l’entourait, le pénétrait comme une espérance. Mille souvenirs -l’assaillaient, des souvenirs de matins pareils, de marche rapide sur -la terre dure qui sonnait sous les pas, de chasses heureuses au bord -des étangs où dorment les canards sauvages. Toutes les bonnes choses -qu’il aimait, les bonnes choses de l’existence accouraient dans son -souvenir, l’aiguillonnaient de désirs nouveaux, réveillaient tous les -appétits vigoureux de son corps actif et puissant.</p> - -<p>Et il allait mourir? Pourquoi? il allait se tuer subitement, parce -qu’il avait peur d’une ombre? peur de rien? Il était riche et jeune -encore! Quelle folie! Mais il lui suffisait d’une distraction, d’une -absence, d’un voyage pour oublier! Cette nuit même, il ne l’avait pas -vue, l’enfant, parce que sa pensée, préoccupée, s’était égarée sur -autre chose. Peut-être ne la reverrait-il plus? Et si elle le hantait -encore dans cette maison, certes, elle ne le suivrait pas ailleurs! La -terre était grande, et l’avenir long! Pourquoi mourir?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_63">63</span></p> - -<p>Son regard errait sur les prairies, et il aperçut une tache bleue dans -le sentier le long de la Brindille. C’était Médéric qui s’en venait -apporter les lettres de la ville et emporter celles du village.</p> - -<p>Renardet eut un sursaut, la sensation d’une douleur le traversant, et -il s’élança dans l’escalier tournant pour reprendre sa lettre, pour -la réclamer au facteur. Peu lui importait d’être vu, maintenant; il -courait à travers l’herbe où moussait la glace légère des nuits, et il -arriva devant la boîte, au coin de la ferme, juste en même temps que le -piéton.</p> - -<p>L’homme avait ouvert la petite porte de bois et prenait les quelques -papiers déposés là par les habitants du pays.</p> - -<p>Renardet lui dit:</p> - -<p>—Bonjour, Médéric.</p> - -<p>—Bonjour, m’sieu le maire.</p> - -<p>—Dites donc, Médéric, j’ai jeté à la boîte une lettre dont j’ai -besoin. Je viens vous demander de me la rendre.</p> - -<p>—C’est bien, m’sieu le maire, on vous la donnera.</p> - -<p>Et le facteur leva les yeux. Il demeura stupéfait devant le visage de -Renardet; il avait les joues violettes, le regard trouble, cerclé <span class="pagenum" id="Page_64">64</span> -de noir, comme enfoncé dans la tête, les cheveux en désordre, la barbe -mêlée, la cravate défaite. Il était visible qu’il ne s’était point -couché.</p> - -<p>L’homme demanda: «C’est-il que vous êtes malade, m’sieu le maire?»</p> - -<p>L’autre, comprenant soudain que son allure devait être étrange, perdit -contenance, balbutia: «Mais non... mais non... Seulement, j’ai sauté du -lit pour vous demander cette lettre... Je dormais... Vous comprenez?...»</p> - -<p>Un vague soupçon passa dans l’esprit de l’ancien soldat.</p> - -<p>Il reprit: «Qué lettre?</p> - -<p>—Celle que vous allez me rendre.»</p> - -<p>Maintenant, Médéric hésitait, l’attitude du maire ne lui paraissait pas -naturelle. Il y avait peut-être un secret dans cette lettre, un secret -de politique. Il savait que Renardet n’était pas républicain, et il -connaissait tous les trucs et toutes les supercheries qu’on emploie aux -élections.</p> - -<p>Il demanda: «A qui qu’elle est adressée, c’te lettre?</p> - -<p>—A M. Putoin, le juge d’instruction; vous savez bien, M. Putoin, mon -ami!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_65">65</span></p> - -<p>Le piéton chercha dans les papiers et trouva celui qu’on lui réclamait. -Alors il se mit à le regarder, le tournant et le retournant dans ses -doigts, fort perplexe, fort troublé par la crainte de commettre une -faute grave ou de se faire un ennemi du maire.</p> - -<p>Voyant son hésitation, Renardet fit un mouvement pour saisir la -lettre et la lui arracher. Ce geste brusque convainquit Médéric qu’il -s’agissait d’un mystère important et le décida à faire son devoir, -coûte que coûte.</p> - -<p>Il jeta donc l’enveloppe dans son sac et le referma, en répondant:</p> - -<p>—Non, j’ peux pas, m’sieu le maire. Du moment qu’elle allait à la -justice, j’ peux pas.</p> - -<p>Une angoisse affreuse étreignit le cœur de Renardet, qui balbutia:</p> - -<p>—Mais vous me connaissez bien. Vous pouvez même reconnaître mon -écriture. Je vous dis que j’ai besoin de ce papier.</p> - -<p>—J’ peux pas.</p> - -<p>—Voyons, Médéric, vous savez que je suis incapable de vous tromper, je -vous dis que j’en ai besoin.</p> - -<p>—Non. J’ peux pas.</p> - -<p>Un frisson de colère passa dans l’âme violente de Renardet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_66">66</span></p> - -<p>—Mais, sacrebleu, prenez garde. Vous savez que je ne badine pas, moi, -et que je peux vous faire sauter de votre place, mon bonhomme, et sans -tarder encore. Et puis je suis le maire du pays, après tout; et je vous -ordonne maintenant de me rendre ce papier.</p> - -<p>Le piéton répondit avec fermeté: «Non, je n’ peux pas, m’sieu le maire!»</p> - -<p>Alors Renardet, perdant la tête, le saisit par le bras pour lui enlever -son sac; mais l’homme se débarrassa d’une secousse et, reculant, leva -son gros bâton de houx. Il prononça, toujours calme: «Oh! ne me touchez -pas, m’sieu le maire, ou je cogne. Prenez garde. Je fais mon devoir, -moi!»</p> - -<p>Se sentant perdu, Renardet, brusquement, devint humble, doux, implorant -comme un enfant qui pleure.</p> - -<p>—Voyons, voyons, mon ami, rendez-moi cette lettre, je vous -récompenserai, je vous donnerai de l’argent, tenez, tenez, je vous -donnerai cent francs, vous entendez, cent francs.</p> - -<p>L’homme tourna les talons et se mit en route.</p> - -<p>Renardet le suivit, haletant, balbutiant:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p> - -<p>—Médéric, Médéric, écoutez, je vous donnerai mille francs, vous -entendez, mille francs.</p> - -<p>L’autre allait toujours, sans répondre. Renardet reprit: «Je ferai -votre fortune... vous entendez, ce que vous voudrez... Cinquante mille -francs... Cinquante mille francs pour cette lettre... Qu’est-ce que ça -vous fait?... Vous ne voulez pas?... Eh bien, cent mille... dites... -cent mille francs... comprenez-vous?... cent mille francs... cent mille -francs.»</p> - -<p>Le facteur se retourna, la face dure, l’œil sévère: «En voilà assez, -ou bien je répéterai à la justice tout ce que vous venez de me dire là.»</p> - -<p>Renardet s’arrêta net. C’était fini. Il n’avait plus d’espoir. Il se -retourna et se sauva vers sa maison, galopant comme une bête chassée.</p> - -<p>Alors Médéric à son tour s’arrêta et regarda cette fuite avec -stupéfaction. Il vit le maire rentrer chez lui, et il attendit encore -comme si quelque chose de surprenant ne pouvait manquer d’arriver.</p> - -<p>Bientôt, en effet, la haute taille de Renardet apparut au sommet de la -tour du Renard. Il courait autour de la plate-forme comme un fou; puis -il saisit le mât du drapeau et le secoua <span class="pagenum" id="Page_68">68</span> avec fureur sans parvenir -à le briser, puis soudain, pareil à un nageur qui pique une tête, il se -lança dans le vide, les deux mains en avant.</p> - -<p>Médéric s’élança pour porter secours. En traversant le parc, il aperçut -les bûcherons allant au travail. Il les héla en leur criant l’accident; -et ils trouvèrent au pied des murs un corps sanglant dont la tête -s’était écrasée sur une roche. La Brindille entourait cette roche, et -sur ses eaux élargies en cet endroit, claires et calmes, on voyait -couler un long filet rose de cervelle et de sang mêlés.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>La Petite Roque</i> a paru en feuilleton dans <i>le Gil-Blas</i> du vendredi - 18 décembre au mercredi 23 décembre 1885.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_71">71</span> - - <h2 id="ch_2"><span class="h2line2">L’ÉPAVE.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">C</span><span class="smcap">’ÉTAIT</span> hier, 31 décembre.</p> - -<p>Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique -lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers.</p> - -<p>Georges me dit:</p> - -<p>—Tu permets?</p> - -<p>—Certainement.</p> - -<p>Et il se mit à lire huit pages d’une grande écriture anglaise, croisée -dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention -sérieuse, avec cet intérêt qu’on met aux choses qui vous touchent le -cœur.</p> - -<p>Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_72">72</span></p> - -<p>—Tiens, en voilà une drôle d’histoire que je ne t’ai jamais racontée, -une histoire sentimentale pourtant, et qui m’est arrivée! Oh! ce fut -un singulier jour de l’an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans... -puisque j’avais trente ans et que j’en ai cinquante!...</p> - -<p>J’étais alors inspecteur de la Compagnie d’assurances maritimes que je -dirige aujourd’hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1<sup>er</sup> -janvier, puisqu’on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, -quand je reçus une lettre du directeur me donnant l’ordre de partir -immédiatement pour l’île de Ré, où venait de s’échouer un trois-mâts de -Saint-Nazaire, assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. -J’arrivai à la Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions, -et, le soir même, je prenais l’express, qui me déposait à la Rochelle -le lendemain 31 décembre.</p> - -<p>J’avais deux heures, avant de monter sur le bateau de Ré, le -<i>Jean-Guiton</i>. Je fis un tour en ville. C’est vraiment une ville -bizarre et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées -comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries -sans fin, des galeries à arcades comme celles de la rue <span class="pagenum" id="Page_73">73</span> de Rivoli, -mais basses, ces galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui -semblent construites et demeurées comme un décor de conspirateurs, le -décor antique et saisissant des guerres d’autrefois, des guerres de -religion héroïques et sauvages. C’est bien la vieille cité huguenote, -grave, discrète, sans art superbe, sans aucun de ces admirables -monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa -physionomie sévère, un peu sournoise aussi, une cité de batailleurs -obstinés, où doivent éclore les fanatismes, la ville où s’exalta la foi -des calvinistes et où naquit le complot des quatre sergents.</p> - -<p>Quand j’eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur -un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à -l’île de Ré. Il partit en soufflant, d’un air colère, passa entre les -deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de -la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d’eau les -pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il -obliqua vers la droite.</p> - -<p>C’était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, -compriment le <span class="pagenum" id="Page_74">74</span> cœur, éteignent en nous toute force et toute -énergie; un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme -de la pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une -buée d’égout.</p> - -<p>Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer -peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une -ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d’eau trouble, d’eau grasse, -d’eau stagnante. Le <i>Jean-Guiton</i> passait dessus en roulant un peu, par -habitude, coupait cette nappe opaque et lisse, puis laissait derrière -lui quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se -calmaient bientôt.</p> - -<p>Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans -pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais -quelques détails sur le sinistre que j’allais constater. Un grand -trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le <i>Marie-Joseph</i>, avait échoué, par -une nuit d’ouragan, sur les sables de l’île de Ré.</p> - -<p>La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l’armateur, qu’il -avait été impossible de le renflouer, et qu’on avait dû enlever au -plus vite tout ce qui pouvait en être détaché. <span class="pagenum" id="Page_75">75</span> Il me fallait donc -constater la situation de l’épave, apprécier quel devait être son état -avant le naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le -remettre à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner -ensuite contradictoirement, si besoin était, dans le procès.</p> - -<p>Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu’il -jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.</p> - -<p>Le capitaine du <i>Jean-Guiton</i> connaissait parfaitement l’affaire, ayant -été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.</p> - -<p>Il me raconta le sinistre, très simple d’ailleurs. Le <i>Marie-Joseph</i>, -poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au -hasard sur une mer d’écume,—«une mer de soupe au lait», disait le -capitaine,—était venu s’échouer sur ces immenses bancs de sable qui -changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de -la marée basse.</p> - -<p>Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre -l’océan et le ciel pesant restait un espace libre où l’œil voyait au -loin. Nous suivions une terre. Je demandai:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span></p> - -<p>—C’est l’île de Ré?</p> - -<p>—Oui, monsieur.</p> - -<p>—Et tout à coup le capitaine, étendant la main droit devant nous, me -montra en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:</p> - -<p>—Tenez, voilà votre navire!</p> - -<p>—Le <i>Marie-Joseph</i>?...</p> - -<p>—Mais, oui.</p> - -<p>J’étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j’aurais -pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins -des côtes.</p> - -<p>Je repris:</p> - -<p>—Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d’eau à l’endroit que -vous me désignez?</p> - -<p>Il se mit à rire.</p> - -<p>—Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...</p> - -<p>C’était un Bordelais. Il continua:</p> - -<p>—Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en -par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l’hôtel du -<i>Dauphin</i>, et je vous promets qu’à deux heures cinquante ou trois -heures au plusse vous toucherez l’épave, pied <span class="pagenum" id="Page_77">77</span> sec, mon ami, et -vous aurez une heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, -pas plusse, par exemple: vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin -et plusse elle revient vite. C’est plat comme une punaise, cette côte! -Remettez-vous en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous -remontez à sept heures et demie sur le <i>Jean-Guiton</i>, qui vous dépose -ce soir même sur le quai de La Rochelle.</p> - -<p>Je remerciai le capitaine et j’allai m’asseoir à l’avant du vapeur, -pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions -rapidement.</p> - -<p>Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales -à toutes les maigres îles semées le long des continents. C’était un -gros village de pêcheurs, un pied dans l’eau, un pied sur terre, vivant -de poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de -moules. L’île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très -peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l’intérieur.</p> - -<p>Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la -mer baissait rapidement, je m’en allai, à travers les sables, <span class="pagenum" id="Page_78">78</span> vers -une sorte de roc noir que j’apercevais au-dessus de l’eau, là-bas, -là-bas.</p> - -<p>J’allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et -qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l’heure, était là, -maintenant, je l’apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et -je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l’Océan. Je -croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L’Atlantique -était devant moi tout à l’heure, puis il avait disparu dans la grève, -comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au -milieu d’un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l’eau salée -demeuraient en moi. Je sentais l’odeur du varech, l’odeur de la vague, -la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n’avais plus -froid; je regardais l’épave échouée, qui grandissait à mesure que -j’avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.</p> - -<p>Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue -plate et jaune, des proportions surprenantes. Je l’atteignis enfin, -après une heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, -montrant, comme les côtes d’une bête, ses os rompus, ses os de <span class="pagenum" id="Page_79">79</span> -bois goudronné, percés de clous énormes. Le sable déjà l’avait envahie, -entré par toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la -lâcherait plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L’avant -était entré profondément dans cette plage douce et perfide, tandis que -l’arrière, relevé, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d’appel -désespéré, ces deux mots blancs sur le bordage noir: <i>Marie-Joseph</i>.</p> - -<p>J’escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu -sur le pont, je pénétrai dans l’intérieur. Le jour, entré par les -trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement -ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies. -Il n’y avait plus rien là dedans que du sable qui servait de sol à ce -souterrain de planches.</p> - -<p>Je me mis à prendre des notes sur l’état du bâtiment. Je m’étais assis -sur un baril vide et brisé, et j’écrivais à la lueur d’une large fente -par où je pouvais apercevoir l’étendue illimitée de la grève. Un -singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de -moment en moment; et je cessais d’écrire parfois pour écouter le bruit -vague et mystérieux de l’épave: bruit des crabes grattant les <span class="pagenum" id="Page_80">80</span> -bordages de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites -de la mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et -régulier du taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, -toutes les vieilles charpentes, qu’il creuse et dévore.</p> - -<p>Et, soudain, j’entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis un -bond comme en face d’une apparition. Je crus vraiment, pendant une -seconde, que j’allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, -deux noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut -pas longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: -et j’aperçus debout, à l’avant du navire, un grand monsieur avec -trois jeunes filles, ou plutôt, un grand Anglais avec trois misses. -Assurément, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet -être rapide sur le trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se -sauva; les deux autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, -il avait ouvert la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son -émotion.</p> - -<p>Puis, après quelques secondes, il parla:</p> - -<p>—Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span></p> - -<p>—Oui, monsieur.</p> - -<p>—Est-ce que je pôvé la visiter?</p> - -<p>—Oui, monsieur.</p> - -<p>Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai -seulement ce mot: <i>gracious</i>, revenu plusieurs fois.</p> - -<p>Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur -et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois -fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l’aînée, une -blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si -mignonne! Vraiment, les jolies Anglaises ont bien l’air de tendres -fruits de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable -et que ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec -leur fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles roses et -aux perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs -inconnues des océans.</p> - -<p>Elle parlait un peu mieux que son père, et elle nous servit -d’interprète. Il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails, -que j’inventai, comme si j’eusse assisté à la catastrophe. Puis, -toute la famille descendit dans l’intérieur de l’épave. Dès qu’ils -eurent pénétré <span class="pagenum" id="Page_82">82</span> dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils -poussèrent des cris d’étonnement et d’admiration; et soudain le père et -les trois filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute -dans leurs grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même -temps quatre croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.</p> - -<p>Ils s’étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les -quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes -noires qui devaient représenter le ventre entr’ouvert du <i>Marie-Joseph</i>.</p> - -<p>Tout en travaillant, l’aînée des fillettes causait avec moi, qui -continuais à inspecter le squelette du navire.</p> - -<p>J’appris qu’ils passaient l’hiver à Biarritz et qu’ils étaient venus -tout exprès à l’île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils -n’avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c’étaient de simples -et braves toqués, de ces errants éternels dont l’Angleterre couvre le -monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs, -vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine -entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de -petits échassiers <span class="pagenum" id="Page_83">83</span> en croissance, sèches aussi, sauf l’aînée, et -gentilles toutes trois, mais surtout la plus grande.</p> - -<p>Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, -de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour -m’interroger, des yeux bleus comme l’eau profonde, de cesser de -dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire «yes» ou -«nô», que je serais demeuré un temps indéfini à l’écouter et à la -regarder.</p> - -<p>Tout à coup, elle murmura:</p> - -<p>—J’entendai une petite mouvement sur cette bateau.</p> - -<p>Je prêtai l’oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit, -singulier, continu. Qu’était-ce? Je me levai pour aller regarder par la -fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle -allait nous entourer!</p> - -<p>Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L’eau nous -cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. -Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s’allongeait comme -une tache démesurée. A peine quelques centimètres d’eau couvraient le -sable; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l’imperceptible -flot.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span></p> - -<p>L’Anglais voulut s’élancer, je le retins; la fuite était impossible, à -cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et -où nous tomberions au retour.</p> - -<p>Ce fut, dans nos cœurs, une minute d’horrible angoisse. Puis, la -petite Anglaise se mit à sourire et murmura:</p> - -<p>—Ce été nous les naufragés!</p> - -<p>Je voulus rire; mais la peur m’étreignait, une peur lâche, affreuse, -basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions -m’apparurent en même temps. J’avais envie de crier: «Au secours!» Vers -qui?</p> - -<p>Les deux petites Anglaises s’étaient blotties contre leur père, qui -regardait d’un œil consterné, la mer démesurée autour de nous.</p> - -<p>Et la nuit tombait, aussi rapide que l’Océan montant, une nuit lourde, -humide, glacée.</p> - -<p>Je dis:</p> - -<p>—Il n’y a rien à faire qu’à demeurer sur ce bateau.</p> - -<p>L’Anglais répondit:</p> - -<p>—Oh! yes!</p> - -<p>Et nous restâmes là un quart d’heure, une demi-heure, je ne sais, en -vérité, combien de temps, à regarder autour de nous, cette eau <span class="pagenum" id="Page_85">85</span> -jaune qui s’épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait -jouer sur l’immense grève reconquise.</p> - -<p>Une des fillettes eut froid, et l’idée nous vint de redescendre, -pour nous mettre à l’abri de la brise légère, mais glacée, qui nous -effleurait et nous piquait la peau.</p> - -<p>Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d’eau. Nous dûmes -alors nous blottir contre le bordage d’arrière, qui nous garantissait -un peu.</p> - -<p>Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés -les uns contre les autres, entourés d’ombre et d’eau. Je sentais -trembler, contre mon épaule, l’épaule de la petite Anglaise, dont les -dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce -de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m’était délicieuse -comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, -muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d’ouragan. -Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et -grandissant, je commençais à me sentir heureux d’être là, heureux du -froid et du péril, heureux de ces longues heures d’ombre et d’angoisse -à passer <span class="pagenum" id="Page_86">86</span> sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne -fillette.</p> - -<p>Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de -joie qui me pénétrait.</p> - -<p>Pourquoi? Sait-on? Parce qu’elle était là? Qui, elle? Une petite -Anglaise inconnue. Je ne l’aimais pas, je ne la connaissais point, et -je me sentais attendri, conquis! J’aurais voulu la sauver, me dévouer -pour elle, faire mille folies. Étrange chose! Comment se fait-il que la -présence d’une femme nous bouleverse ainsi? Est-ce la puissance de sa -grâce qui nous enveloppe? La séduction de la joliesse et de la jeunesse -qui nous grise comme ferait le vin?</p> - -<p>N’est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l’amour, du mystérieux -amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance -dès qu’il a mis face à face l’homme et la femme, et qui les pénètre -d’émotion, d’une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille -la terre pour y faire pousser des fleurs!</p> - -<p>Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel, -car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement <span class="pagenum" id="Page_87">87</span> -léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone -clapotement du courant contre le bateau.</p> - -<p>Tout à coup, j’entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises -pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler -dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu’il la -rassurait et qu’elle avait toujours peur.</p> - -<p>Je demandai à ma voisine:</p> - -<p>—Vous n’avez pas trop froid, miss?</p> - -<p>—Oh! si. J’avé froid beaucoup.</p> - -<p>Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l’avais ôté; -je l’en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa -main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.</p> - -<p>Depuis quelques minutes, l’air devenait plus vif, le clapotis de l’eau -plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle -me passa sur le visage. Le vent s’élevait!</p> - -<p>L’Anglais s’en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement:</p> - -<p>—C’était mauvaise pour nous, cette...</p> - -<p>Assurément c’était mauvais, c’était la mort certaine si des lames, même -de faibles lames, venaient attaquer et secouer l’épave, tellement <span class="pagenum" id="Page_88">88</span> -brisée et disjointe que la première vague un peu rude l’emporterait en -bouillie.</p> - -<p>Alors notre angoisse s’accrut de seconde en seconde avec les rafales -de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je -voyais dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, -des lignes d’écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du -<i>Marie-Joseph</i>, l’agitait d’un court frémissement qui nous montait -jusqu’au cœur.</p> - -<p>L’Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j’avais -une envie folle de la saisir dans mes bras.</p> - -<p>Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares -brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, -pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient, -nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un -d’eux surtout m’irritait. Il s’éteignait toutes les trente secondes -pour se rallumer aussitôt; c’était bien un œil, celui-là, avec sa -paupière sans cesse baissée sur son regard de feu.</p> - -<p>De temps en temps, l’Anglais frottait une allumette pour regarder -l’heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à <span class="pagenum" id="Page_89">89</span> coup, -il me dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine -gravité:</p> - -<p>—Môsieu, je vous souhaite bon année.</p> - -<p>Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu’il serra; puis il prononça -une phrase d’anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter -le <i>God save the Queen</i>, qui monta dans l’air noir, dans l’air muet, et -s’évapora à travers l’espace.</p> - -<p>J’eus d’abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion -puissante et bizarre.</p> - -<p>C’était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, -de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de -plus grand, de comparable à l’antique et sublime <i>Ave, Cæsar, morituri -te salutant</i>.</p> - -<p>Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule -une ballade, une légende, ce qu’elle voudrait, pour nous faire oublier -nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune -s’envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car -les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et -voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_90">90</span></p> - -<p>La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais -plus qu’à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque -avait passé près de nous, qu’auraient dit les matelots? Mon esprit -tourmenté s’égarait dans le rêve! Une sirène! N’était-ce point, en -effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m’avait retenu sur ce -navire vermoulu et qui, tout à l’heure, allait s’enfoncer avec moi dans -les flots?...</p> - -<p>Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le -<i>Marie-Joseph</i> s’était affaissé sur son flanc droit. L’Anglaise étant -tombée sur moi, je l’avais saisie dans mes bras, et follement, sans -savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais -à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait -plus; nous autres aussi ne bougions point.</p> - -<p>Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un -mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j’aurais voulu que le -bateau s’ouvrît en deux pour tomber à l’eau avec elle.</p> - -<p>L’Anglais reprit:</p> - -<p>—Une petite bascoule, ce n’été rien. J’avé mes trois filles conserves.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_91">91</span></p> - -<p>Ne voyant point l’aînée, il l’avait crue perdue d’abord!</p> - -<p>Je me relevai lentement, et, soudain, j’aperçus une lumière sur la mer, -tout près de nous. Je criai; on répondit. C’était une barque qui nous -cherchait, le patron de l’hôtel ayant prévu notre imprudence.</p> - -<p>Nous étions sauvés. J’en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau, -et on nous ramena à Saint-Martin.</p> - -<p>L’Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:</p> - -<p>—Bonne souper! bonne souper!</p> - -<p>On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le <i>Marie-Joseph</i>.</p> - -<p>Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d’étreintes et de -promesses de s’écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s’en fallut que -je ne les suivisse.</p> - -<p>J’étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, -si nous avions passé huit jours ensemble, je l’épousais! Combien -l’homme, parfois, est faible et incompréhensible!</p> - -<p>Deux ans s’écoulèrent sans que j’entendisse parler d’eux; puis je -reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, -<span class="pagenum" id="Page_92">92</span> depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1<sup>er</sup> janvier. -Elle me raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs, -jamais de son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et moi, je ne lui parle -que du <i>Marie-Joseph</i>... C’est peut-être la seule femme que j’aie -aimée... non... que j’aurais aimée... Ah!... voilà... sait-on?... Les -événements vous emportent... Et puis... et puis... tout passe... Elle -doit être vieille, à présent... je ne la reconnaîtrais pas... Ah! celle -d’autrefois... celle de l’épave... quelle créature... divine! Elle -m’écrit que ses cheveux sont tout blancs... Mon Dieu!... ça m’a fait -une peine horrible... Ah! ses cheveux blonds... Non, la mienne n’existe -plus... Que c’est triste... tout ça!...</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>L’Épave</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du vendredi 1<sup>er</sup> janvier 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_95">95</span> - - <h2 id="ch_3"><span class="h2line2">L’ERMITE.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">N</span><span class="smcap">OUS</span> avions été voir, avec quelques amis, le vieil ermite installé -sur un ancien tumulus couvert de grands arbres, au milieu de la vaste -plaine qui va de Cannes à la Napoule.</p> - -<p>En revenant, nous parlions de ces singuliers solitaires laïques, -nombreux autrefois, et dont la race aujourd’hui disparaît. Nous -cherchions les causes morales, nous nous efforcions de déterminer la -nature des chagrins qui poussaient jadis les hommes dans les solitudes.</p> - -<p>Un de nos compagnons dit tout à coup:</p> - -<p>—J’ai connu deux solitaires, un homme et une femme. La femme doit -être encore <span class="pagenum" id="Page_96">96</span> vivante. Elle habitait, il y a cinq ans, une ruine -au sommet d’un mont absolument désert sur la côte de Corse, à quinze -ou vingt kilomètres de toute maison. Elle vivait là avec une bonne; -j’allai la voir. Elle avait été certainement une femme du monde -distinguée. Elle me reçut avec politesse et même avec bonne grâce, mais -je ne sais rien d’elle; je ne devinai rien.</p> - -<p>Quant à l’homme, je vais vous raconter sa sinistre aventure:</p> - -<p>Retournez-vous. Vous apercevez là-bas ce mont pointu et boisé qui se -détache derrière la Napoule, tout seul en avant des cimes de l’Esterel; -on l’appelle dans le pays le mont des Serpents. C’est là que vivait mon -solitaire, dans les murs d’un petit temple antique, il y a douze ans -environ.</p> - -<p>Ayant entendu parler de lui, je me décidai à faire sa connaissance -et je partis de Cannes, à cheval, un matin de mars. Laissant ma bête -à l’auberge de la Napoule, je me mis à gravir à pied ce singulier -cône, haut peut-être de cent cinquante ou deux cents mètres et couvert -de plantes aromatiques, de cystes surtout, dont l’odeur est si vive -et si pénétrante qu’elle trouble et cause <span class="pagenum" id="Page_97">97</span> un malaise. Le sol -est pierreux et on voit souvent glisser sur les cailloux de longues -couleuvres qui disparaissent dans les herbes. De là ce surnom bien -mérité de mont des Serpents. Dans certains jours, les reptiles semblent -vous naître sous les pieds quand on gravit la pente exposée au soleil. -Ils sont si nombreux qu’on n’ose plus marcher et qu’on éprouve une gêne -singulière, non pas une peur, car ces bêtes sont inoffensives, mais une -sorte d’effroi mystique. J’ai eu plusieurs fois la singulière sensation -de gravir un mont sacré de l’antiquité, une bizarre colline parfumée et -mystérieuse, couverte de cystes et peuplée de serpents et couronnée par -un temple.</p> - -<p>Ce temple existe encore. On m’a affirmé du moins que ce fut un temple. -Car je n’ai point cherché à en savoir davantage pour ne pas gâter mes -émotions.</p> - -<p>Donc j’y grimpai, un matin de mars, sous prétexte d’admirer le pays. -En parvenant au sommet j’aperçus en effet des murs et, assis sur une -pierre, un homme. Il n’avait guère plus de quarante-cinq ans, bien que -ses cheveux fussent tout blancs; mais sa barbe était presque noire -encore. Il caressait un chat <span class="pagenum" id="Page_98">98</span> roulé sur ses genoux et ne semblait -point prendre garde à moi. Je fis le tour des ruines, dont une partie -couverte et fermée au moyen de branches, de paille, d’herbe et de -cailloux, était habitée par lui, et je revins de son côté.</p> - -<p>La vue, de là, est admirable. C’est, à droite, l’Esterel aux sommets -pointus, étrangement découpés, puis la mer démesurée, s’allongeant -jusqu’aux côtes lointaines de l’Italie, avec ses caps nombreux et, en -face de Cannes, les îles de Lérins, vertes et plates, qui semblent -flotter et dont la dernière présente vers le large un haut et vieux -château fort à tours crénelées, bâti dans les flots mêmes.</p> - -<p>Puis dominant la côte verte, où l’on voit pareilles, d’aussi loin, à -des œufs innombrables pondus au bord du rivage, le long chapelet -de villas et de villes blanches bâties dans les arbres, s’élèvent les -Alpes, dont les sommets sont encore encapuchonnés de neige.</p> - -<p>Je murmurai: «Cristi, c’est beau.»</p> - -<p>L’homme leva la tête et dit: «Oui, mais quand on voit ça toute la -journée, c’est monotone.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p> - -<p>Donc il parlait, il causait et il s’ennuyait, mon solitaire. Je le -tenais.</p> - -<p>Je ne restai pas longtemps ce jour-là et je m’efforçai seulement de -découvrir la couleur de sa misanthropie. Il me fit surtout l’effet d’un -être fatigué des autres, las de tout, irrémédiablement désillusionné et -dégoûté de lui-même comme du reste.</p> - -<p>Je le quittai après une demi-heure d’entretien. Mais je revins huit -jours plus tard, et encore une fois la semaine suivante, puis toutes -les semaines; si bien qu’avant deux mois nous étions amis.</p> - -<p>Or, un soir de la fin de mai, je jugeai le moment venu et j’emportai -des provisions pour dîner avec lui sur le mont des Serpents.</p> - -<p>C’était un de ces soirs du Midi si odorants dans ce pays où l’on -cultive les fleurs comme le blé dans le Nord, dans ce pays où l’on -fabrique presque toutes les essences qui parfumeront la chair et -les robes des femmes, un de ces soirs où les souffles des orangers -innombrables, dont sont plantés les jardins et tous les replis des -vallons, troublent et alanguissent à faire rêver d’amour les vieillards.</p> - -<p>Mon solitaire m’accueillit avec une joie <span class="pagenum" id="Page_100">100</span> visible; il consentit -volontiers à partager mon dîner.</p> - -<p>Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l’habitude; il -s’anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité -Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il.</p> - -<p>Je lui demandai brusquement: «Quelle drôle d’idée vous avez eue de -venir vous percher sur ce sommet?»</p> - -<p>Il répondit aussitôt: «Ah! c’est que j’ai reçu la plus rude secousse -que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur? -Il vous fera me plaindre, peut-être! Et puis... je ne l’ai jamais dit -à personne... jamais... et je voudrais savoir... une fois... ce qu’en -pense un autre... et comment il le juge.</p> - -<p>Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville. -Mes parents m’avaient laissé quelque milliers de francs de rente, -et j’obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me -faisait riche, pour un garçon.</p> - -<p>J’avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce que -c’est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> femme -légitime, je passais tantôt trois mois avec l’une, tantôt six mois avec -l’autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à -prendre ou à vendre.</p> - -<p>Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait, -satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je -vivais sur le boulevard, dans les théâtres et dans les cafés, toujours -dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J’étais un de -ces milliers d’êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans -la vie; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n’ont -souci de rien, n’ayant de passion pour rien. J’étais ce qu’on appelle -un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge -exactement.</p> - -<p>Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s’écoula lente et rapide, -sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années -monotones de Paris où n’entre dans l’esprit aucun de ces souvenirs qui -font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l’on -boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout -ce qui se goûte et tout ce qui s’embrasse, sans avoir envie de rien. On -était jeune; on est vieux <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> sans avoir rien fait de ce que font les -autres; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans -amis, sans parents, sans femmes, sans enfants.</p> - -<p>Donc, j’atteignis doucement et vivement la quarantaine; et pour fêter -cet anniversaire, je m’offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un -grand café. J’étais un solitaire dans le monde; je jugeai plaisant de -célébrer cette date en solitaire.</p> - -<p>Après dîner, j’hésitai sur ce que je ferais. J’eus envie d’entrer dans -un théâtre; et puis l’idée me vint d’aller en pèlerinage au quartier -Latin, où j’avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et -j’entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l’on est -servi par des filles.</p> - -<p>Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse. -Je lui offris une consommation qu’elle accepta tout de suite. Elle -s’assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir -à quel genre de mâle elle avait affaire. C’était une blonde, ou plutôt -une blondine, une fraîche, toute fraîche créature qu’on devinait rose -et potelée sous l’étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses -galantes et bêtes qu’on dit toujours à <span class="pagenum" id="Page_103">103</span> ces êtres-là; et comme -elle était vraiment charmante, l’idée me vint soudain de l’emmener... -toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile. -Elle se trouvait libre... depuis quinze jours, me dit-elle... et elle -accepta d’abord de venir souper aux Halles quand son service serait -fini.</p> - -<p>Comme je craignais qu’elle ne me faussât compagnie,—on ne sait jamais -ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent -qui souffle dans une tête de femme,—je demeurai là, toute la soirée, à -l’attendre.</p> - -<p>J’étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en -regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l’Amour, -si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps. -Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie -des hommes à Paris.</p> - -<p>Pardonnez-moi ces détails grossiers; ceux qui n’ont pas aimé -poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une -côtelette à la boucherie, sans s’occuper d’autre chose que de la -qualité de leur chair.</p> - -<p>Donc, je l’emmenai chez elle,—car j’ai le respect de mes draps. -C’était un petit logis d’ouvrière, au cinquième, propre et <span class="pagenum" id="Page_104">104</span> pauvre; -et j’y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une -grâce et une gentillesse rares.</p> - -<p>Comme j’allais partir, je m’avançai vers la cheminée afin d’y déposer -le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde -entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit, je vis vaguement -une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies -dont l’une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées -daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je -demeurai interdit, trop surpris pour comprendre... C’était le mien, le -premier de mes portraits... que j’avais fait faire autrefois, quand je -vivais en étudiant au quartier Latin.</p> - -<p>Je le saisis brusquement pour l’examiner de plus près. Je ne me -trompais point... et j’eus envie de rire, tant la chose me parut -inattendue et drôle.</p> - -<p>Je demandai: «Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là?</p> - -<p>Elle répondit: «C’est mon père, que je n’ai pas connu. Maman me l’a -laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un -jour...»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p> - -<p>Elle hésita, se mit à rire, et reprit: «Je ne sais pas à quoi par -exemple. Je ne pense pas qu’il vienne me reconnaître.»</p> - -<p>Mon cœur battait précipité comme le galop d’un cheval emporté. Je -remis l’image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir -ce que je faisais, deux billets de cent francs que j’avais en poche, -et je me sauvai en criant: «A bientôt... au revoir... ma chérie... au -revoir.»</p> - -<p>J’entendis qu’elle répondait: «A mardi.» J’étais dans l’escalier obscur -que je descendis à tâtons.</p> - -<p>Lorsque je sortis dehors, je m’aperçus qu’il pleuvait, et je partis à -grands pas, par une rue quelconque.</p> - -<p>J’allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir! Était-ce -possible?—Oui.—Je me rappelai soudain une fille qui m’avait écrit, -un mois environ après notre rupture, qu’elle était enceinte de moi. -J’avais déchiré ou brûlé la lettre, et oublié cela.—J’aurais dû -regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la petite. Mais -l’aurais-je reconnue? C’était la photographie d’une vieille femme, me -semblait-il.</p> - -<p>J’atteignis le quai. Je vis un banc et je <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> m’assis. Il pleuvait. -Des gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie -m’apparut odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes, -d’infamies voulues ou inconscientes. Ma fille!... Je venais peut-être -de posséder ma fille!... Et Paris, ce grand Paris sombre, morne, -boueux, triste, noir, avec toutes ces maisons fermées, était plein de -choses pareilles, d’adultères, d’incestes, d’enfants violés. Je me -rappelai ce qu’on disait des ponts hantés par des vicieux infâmes.</p> - -<p>J’avais fait, sans le vouloir, sans le savoir, pis que ces êtres -ignobles. J’étais entré dans la couche de ma fille!</p> - -<p>Je faillis me jeter à l’eau. J’étais fou! J’errai jusqu’au jour, puis -je revins chez moi pour réfléchir.</p> - -<p>Je fis alors ce qui me parut le plus sage: je priai un notaire -d’appeler cette petite et de lui demander dans quelles conditions sa -mère lui avait remis le portrait de celui qu’elle supposait être son -père, me disant chargé de ce soin par un ami.</p> - -<p>Le notaire exécuta mes ordres. C’est à son lit de mort que cette femme -avait désigné le père de sa fille, et devant un prêtre qu’on me nomma.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_107">107</span></p> - -<p>Alors, toujours au nom de cet ami inconnu, je fis remettre à cet enfant -la moitié de ma fortune, cent quarante mille francs environ, dont -elle ne peut toucher que la rente, puis je donnai ma démission de mon -emploi, et me voici.</p> - -<p>En errant sur ce rivage, j’ai trouvé ce mont et je m’y suis arrêté... -jusques à quand... je l’ignore!</p> - -<p>Que pensez-vous de moi... et de ce que j’ai fait?</p> - -<p>Je répondis en lui tendant la main:</p> - -<p>—Vous avez fait ce que vous deviez faire. Bien d’autres eussent -attaché moins d’importance à cette odieuse fatalité.</p> - -<p>Il reprit: «Je le sais, mais, moi, j’ai failli en devenir fou. Il -paraît que j’avais l’âme sensible sans m’en être jamais douté. Et j’ai -peur de Paris, maintenant, comme les croyants doivent avoir peur de -l’enfer. J’ai reçu un coup sur la tête, voilà tout, un coup comparable -à la chute d’une tuile quand on passe dans la rue. Je vais mieux depuis -quelque temps.»</p> - -<p>Je quittai mon solitaire. J’étais fort troublé par son récit.</p> - -<p>Je le revis encore deux fois, puis je partis, <span class="pagenum" id="Page_108">108</span> car je ne reste -jamais dans le Midi après la fin de mai.</p> - -<p>Quand je revins l’année suivante, l’homme n’était plus sur le mont des -Serpents; et je n’ai jamais entendu parler de lui.</p> - -<p>Voilà l’histoire de mon ermite.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>L’Ermite</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 26 janvier 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_111">111</span> - - <h2 id="ch_4"><span class="h2line2">MADEMOISELLE PERLE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">Q</span><span class="smcap">UELLE</span> singulière idée j’ai eue, vraiment ce soir-là, de choisir pour -reine M<sup>lle</sup> Perle.</p> - -<p>Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon -père, dont il était le plus intime camarade, m’y conduisait quand -j’étais enfant. J’ai continué, et je continuerai sans doute tant que je -vivrai, et tant qu’il y aura un Chantal en ce monde.</p> - -<p>Les Chantal, d’ailleurs, ont une existence singulière; ils vivent à -Paris comme s’ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson.</p> - -<p>Ils possèdent, auprès de l’Observatoire, une maison dans un petit -jardin. Ils sont chez <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> eux, là, comme en province. De Paris, du -vrai Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont -si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long -voyage. M<sup>me</sup> Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la -famille. Voici comment on va aux grandes provisions.</p> - -<p>M<sup>lle</sup> Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les -armoires au linge sont administrées par la maîtresse elle-même), -M<sup>lle</sup> Perle prévient que le sucre touche à sa fin, que les conserves -sont épuisées, qu’il ne reste plus grand’chose au fond du sac à café.</p> - -<p>Ainsi mise en garde contre la famine, M<sup>me</sup> Chantal passe l’inspection -des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a -inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d’abord à de longs calculs -et ensuite à de longues discussions avec M<sup>lle</sup> Perle. On finit -cependant par se mettre d’accord et par fixer les quantités de chaque -chose dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café, -confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons -salés ou fumés, etc., etc.</p> - -<p>Après quoi, on arrête le jour des achats et on s’en va, en fiacre, dans -un fiacre à galerie, <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> chez un épicier considérable qui habite au -delà des ponts, dans les quartiers neufs.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Chantal et M<sup>lle</sup> Perle font ce voyage ensemble, -mystérieusement, et reviennent à l’heure du dîner, exténuées, bien -qu’émues encore, et cahotées dans le coupé dont le toit est couvert de -paquets et de sacs, comme une voiture de déménagement.</p> - -<p>Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l’autre côté de -la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une -population singulière, bruyante, peu honorable, qui passe les jours -en dissipations, les nuits en fêtes, et qui jette l’argent par les -fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles -au théâtre, à l’Opéra-Comique ou au Français, quand la pièce est -recommandée par le journal que lit M. Chantal.</p> - -<p>Les jeunes filles ont aujourd’hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont -deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien -élevées, si bien élevées qu’elles passent inaperçues comme deux jolies -poupées. Jamais l’idée ne me viendrait de faire attention ou de faire -la cour aux demoiselles Chantal; c’est à peine si on ose leur parler, -tant on les <span class="pagenum" id="Page_114">114</span> sent immaculées; on a presque peur d’être inconvenant -en les saluant.</p> - -<p>Quant au père, c’est un charmant homme, très instruit, très ouvert, -très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la -tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille -pour vivre à son gré, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup, -cause volontiers, et s’attendrit facilement. L’absence de contacts, -de coudoiements et de heurts a rendu très sensible et délicat son -épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l’émeut, l’agite et le -fait souffrir.</p> - -<p>Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations -restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi -deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin.</p> - -<p>Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 août et le jour des Rois. -Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques pour les -catholiques.</p> - -<p>Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul -convive étranger.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>Donc, cette année, comme les autres années, j’ai été dîner chez les -Chantal pour fêter l’Épiphanie.</p> - -<p>Selon la coutume, j’embrassai M. Chantal, M<sup>me</sup> Chantal et M<sup>lle</sup> -Perle, et je fis un grand salut à M<sup>lles</sup> Louise et Pauline. On -m’interrogea sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la -politique, sur ce qu’on pensait dans le public des affaires du Tonkin, -et sur nos représentants. M<sup>me</sup> Chantal, une grosse dame, dont toutes -les idées me font l’effet d’être carrées à la façon des pierres de -taille, avait coutume d’émettre cette phrase comme conclusion à toute -discussion politique: «Tout cela est de la mauvaise graine pour plus -tard». Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de M<sup>me</sup> -Chantal sont carrées? Je n’en sais rien; mais tout ce qu’elle dit -prend cette <span class="pagenum" id="Page_116">116</span> forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec -quatre angles symétriques. Il y a d’autres personnes dont les idées me -semblent toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. Dès qu’elles -ont commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort -par dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que -je vois courir l’une derrière l’autre, jusqu’au bout de l’horizon. -D’autres personnes aussi ont des idées pointues... Enfin, cela importe -peu.</p> - -<p>On se mit à table comme toujours, et le dîner s’acheva sans qu’on eût -dit rien à retenir.</p> - -<p>Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal -était roi. Était-ce l’effet d’un hasard continu ou d’une convention -familiale, je n’en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève -dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine M<sup>me</sup> Chantal. -Aussi, fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque -chose de très dur qui faillit me casser une dent. J’ôtai doucement -cet objet de ma bouche et j’aperçus une petite poupée de porcelaine, -pas plus grosse qu’un haricot. La surprise me fit dire: «Ah!» On me -regarda, et Chantal s’écria en <span class="pagenum" id="Page_117">117</span> battant des mains: «C’est Gaston. -C’est Gaston. Vive le roi! vive le roi!»</p> - -<p>Tout le monde reprit en chœur: «Vive le roi!» Et je rougis jusqu’aux -oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un -peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce -grain de faïence, m’efforçant de rire et ne sachant que faire ni que -dire, lorsque Chantal reprit: «Maintenant, il faut choisir une reine.»</p> - -<p>Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions -me traversèrent l’esprit. Voulait-on me faire désigner une des -demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je -préférais? Était-ce une douce, légère, insensible poussée des parents -vers un mariage possible? L’idée de mariage rôde sans cesse dans -toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous -les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre -m’envahit, et aussi une extrême timidité, devant l’attitude si -obstinément correcte et fermée de M<sup>lles</sup> Louise et Pauline. Élire -l’une d’elles au détriment de l’autre, me sembla aussi difficile que de -choisir entre deux gouttes d’eau; et puis, la crainte de m’aventurer -dans une histoire <span class="pagenum" id="Page_118">118</span> où je serais conduit au mariage malgré moi, tout -doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi -calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement.</p> - -<p>Mais tout à coup, j’eus une inspiration, et je tendis à M<sup>lle</sup> Perle -la poupée symbolique. Tout le monde fut d’abord surpris, puis on -apprécia sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit -avec furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!»</p> - -<p>Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute -contenance; elle tremblait, effarée, et balbutiait: «Mais non... mais -non... mais non... pas moi... je vous en prie... pas moi... je vous en -prie...»</p> - -<p>Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai M<sup>lle</sup> Perle, et -je me demandai ce qu’elle était.</p> - -<p>J’étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux -fauteuils de tapisserie sur lesquels on s’assied depuis son enfance -sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce -qu’un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup: -«Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble»; et on découvre que -le bois a été travaillé par <span class="pagenum" id="Page_119">119</span> un artiste, et que l’étoffe est -remarquable. Jamais je n’avais pris garde à M<sup>lle</sup> Perle.</p> - -<p>Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout; mais comment? -A quel titre?—C’était une grande personne maigre qui s’efforçait de -rester inaperçue, mais qui n’était pas insignifiante. On la traitait -amicalement, mieux qu’une femme de charge, moins bien qu’une parente. -Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont -je ne m’étais point soucié jusqu’ici! M<sup>me</sup> Chantal disait: «Perle». -Les jeunes filles: «M<sup>lle</sup> Perle», et Chantal ne l’appelait que -Mademoiselle, d’un air plus révérend peut-être.</p> - -<p>Je me mis à la regarder.—Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui, -quarante ans.—Elle n’était pas vieille, cette fille, elle se -vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se -coiffait, s’habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle -n’était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple, -naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature, -vraiment! Comment ne l’avais-je jamais mieux observée? Elle se coiffait -d’une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait -farces; et, sous cette chevelure à la Vierge <span class="pagenum" id="Page_120">120</span> conservée, on voyait -un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de -longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides, -si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins -d’étonnements de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins -qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler.</p> - -<p>Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont -éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes -émotions de la vie.</p> - -<p>Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit qu’elle -n’osait pas sourire!</p> - -<p>Et, brusquement, je la comparai à M<sup>me</sup> Chantal! Certes, M<sup>lle</sup> Perle -était mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière.</p> - -<p>J’étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je -tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment -bien tourné. Elle eut envie, je m’en aperçus, de se cacher la figure -dans sa serviette; puis, comme elle trempait ses lèvres dans le vin -clair, tout le monde cria: «La reine boit! la reine boit!» Elle devint -alors toute rouge et s’étrangla. On riait; mais je vis bien qu’on -l’aimait beaucoup dans la maison.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">III</p> -</div> - -<p>Dès que le dîner fut fini, Chantal me prit par le bras. C’était l’heure -de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer -dans la rue; quand il avait quelqu’un à dîner, on montait au billard, -et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le -billard, à cause des Rois; et mon vieil ami prit sa queue, une queue -très fine qu’il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit:</p> - -<p>—A toi, mon garçon!</p> - -<p>Car il me tutoyait, bien que j’eusse vingt-cinq ans, mais il m’avait vu -tout enfant.</p> - -<p>Je commençai donc la partie; je fis quelques carambolages; j’en manquai -quelques autres; mais comme la pensée de M<sup>lle</sup> Perle me rôdait dans -la tête, je demandai tout à coup:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span></p> - -<p>—Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que M<sup>lle</sup> Perle est votre -parente?</p> - -<p>Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda.</p> - -<p>—Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l’histoire de M<sup>lle</sup> -Perle?</p> - -<p>—Mais non.</p> - -<p>—Ton père ne te l’a jamais racontée?</p> - -<p>—Mais non.</p> - -<p>—Tiens, tiens, que c’est drôle! ah! par exemple, que c’est drôle! Oh! -mais, c’est toute une aventure!</p> - -<p>Il se tut, puis reprit:</p> - -<p>—Et si tu savais comme c’est singulier que tu me demandes ça -aujourd’hui, un jour des Rois!</p> - -<p>—Pourquoi?</p> - -<p>—Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et -un ans aujourd’hui même, jour de l’Épiphanie. Nous habitions alors -Roüy-le-Tors, sur les remparts; mais il faut d’abord t’expliquer la -maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou -plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions -là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l’air par les -vieux <span class="pagenum" id="Page_123">123</span> murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans -la rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une -porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d’un escalier -secret qui descendait dans l’épaisseur des murs, comme on en trouve -dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie -d’une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour, -apportaient par là leurs provisions.</p> - -<p>Tu vois bien les lieux, n’est-ce pas? Or, cette année-là, aux Rois, il -neigeait depuis une semaine. On eût dit la fin du monde. Quand nous -allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans -l’âme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacé, et qui luisait comme -du vernis. On eût dit que le bon Dieu avait empaqueté la terre pour -l’envoyer au grenier des vieux mondes. Je t’assure que c’était bien -triste.</p> - -<p>Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux: -mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre -cousines; c’étaient de jolies fillettes; j’ai épousé la dernière. De -tout ce monde-là, nous ne sommes plus que trois survivants: ma femme, -moi et ma belle-sœur <span class="pagenum" id="Page_124">124</span> qui habite Marseille. Sacristi, comme -ça s’égrène, une famille! ça me fait trembler quand j’y pense! Moi, -j’avais quinze ans, puisque j’en ai cinquante-six.</p> - -<p>Donc, nous allions fêter les Rois, et nous étions très gais, très gais! -Tout le monde attendait le dîner dans le salon, quand mon frère aîné, -Jacques, se mit à dire: «Il y a un chien qui hurle dans la plaine -depuis dix minutes; ça doit être une pauvre bête perdue.»</p> - -<p>Il n’avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle -avait un gros son de cloche d’église qui faisait penser aux morts. Tout -le monde en frissonna. Mon père appela le domestique et lui dit d’aller -voir. On attendit en grand silence; nous pensions à la neige qui -couvrait toute la terre. Quand l’homme revint, il affirma qu’il n’avait -rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait -point de place.</p> - -<p>On se mit à table; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes. -Ça alla bien jusqu’au rôti, puis voilà que la cloche se remet à -sonner, trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibré -jusqu’au bout de nos doigts et qui nous ont coupé le souffle, tout net. -Nous <span class="pagenum" id="Page_125">125</span> restions à nous regarder, la fourchette en l’air, écoutant -toujours, et saisis d’une espèce de peur surnaturelle.</p> - -<p>Ma mère enfin parla: «C’est étonnant qu’on ait attendu si longtemps -pour revenir; n’allez pas seul, Baptiste; un de ces messieurs va vous -accompagner».</p> - -<p>Mon oncle François se leva. C’était une espèce d’hercule, très fier de -sa force et qui ne craignait rien au monde. Mon père lui dit: «Prends -un fusil. On ne sait pas ce que ça peut être».</p> - -<p>Mais mon oncle ne prit qu’une canne et sortit aussitôt avec le -domestique.</p> - -<p>Nous autres, nous demeurâmes frémissants de terreur et d’angoisse, -sans manger, sans parler. Mon père essaya de nous rassurer: «Vous -allez voir, dit-il, que ce sera quelque mendiant ou quelque passant -perdu dans la neige. Après avoir sonné une première fois, voyant qu’on -n’ouvrait pas tout de suite, il a tenté de retrouver son chemin, puis, -n’ayant pu y parvenir, il est revenu à notre porte.»</p> - -<p>L’absence de mon oncle nous parut durer une heure. Il revint enfin, -furieux, jurant: «Rien, nom de nom, c’est un farceur! Rien que ce -maudit chien qui hurle à cent mètres <span class="pagenum" id="Page_126">126</span> des murs. Si j’avais pris un -fusil, je l’aurais tué pour le faire taire.»</p> - -<p>On se remit à dîner, mais tout le monde demeurait anxieux; on sentait -bien que ce n’était pas fini, qu’il allait se passer quelque chose, que -la cloche, tout à l’heure, sonnerait encore.</p> - -<p>Et elle sonna, juste au moment où l’on coupait le gâteau des Rois. Tous -les hommes se levèrent ensemble. Mon oncle François, qui avait bu du -champagne, affirma qu’il allait LE massacrer, avec tant de fureur, que -ma mère et ma tante se jetèrent sur lui pour l’empêcher. Mon père, bien -que très calme et un peu impotent (il traînait la jambe depuis qu’il se -l’était cassée en tombant de cheval), déclara à son tour qu’il voulait -savoir ce que c’était, et qu’il irait. Mes frères, âgés de dix-huit et -de vingt ans, coururent chercher leurs fusils; et comme on ne faisait -guère attention à moi, je m’emparai d’une carabine de jardin et je me -disposai aussi à accompagner l’expédition.</p> - -<p>Elle partit aussitôt. Mon père et mon oncle marchaient devant, avec -Baptiste, qui portait une lanterne. Mes frères Jacques et Paul -suivaient, et je venais derrière, malgré les supplications <span class="pagenum" id="Page_127">127</span> de ma -mère, qui demeurait avec sa sœur et mes cousines sur le seuil de la -maison.</p> - -<p>La neige s’était remise à tomber depuis une heure, et les arbres en -étaient chargés. Les sapins pliaient sous ce lourd vêtement livide, -pareils à des pyramides blanches, à d’énormes pains de sucre; et on -apercevait à peine, à travers le rideau gris des flocons menus et -pressés, les arbustes plus légers, tout pâles dans l’ombre. Elle -tombait si épaisse, la neige, qu’on y voyait tout juste à dix pas. Mais -la lanterne jetait une grande clarté devant nous. Quand on commença à -descendre par l’escalier tournant creusé dans la muraille, j’eus peur, -vraiment. Il me sembla qu’on marchait derrière moi; qu’on allait me -saisir par les épaules et m’emporter; et j’eus envie de retourner; mais -comme il fallait retraverser tout le jardin, je n’osai pas.</p> - -<p>J’entendis qu’on ouvrait la porte sur la plaine; puis mon oncle se -remit à jurer: «Nom d’un nom, il est reparti! Si j’aperçois seulement -son ombre, je ne le rate pas, ce c...-là.»</p> - -<p>C’était sinistre de voir la plaine, ou, plutôt, de la sentir devant -soi, car on ne la voyait <span class="pagenum" id="Page_128">128</span> pas; on ne voyait qu’un voile de neige -sans fin, en haut, en bas, en face, à droite, à gauche, partout.</p> - -<p>Mon oncle reprit: «Tiens, revoilà le chien qui hurle; je vas lui -apprendre comment je tire, moi. Ça sera toujours ça de gagné.»</p> - -<p>Mais mon père, qui était bon, reprit: «Il vaut mieux l’aller chercher, -ce pauvre animal qui crie la faim. Il aboie au secours, ce misérable; -il appelle comme un homme en détresse. Allons-y».</p> - -<p>Et on se mit en route à travers ce rideau, à travers cette tombée -épaisse, continue, à travers cette mousse qui emplissait la nuit et -l’air, qui remuait, flottait, tombait et glaçait la chair en fondant, -la glaçait comme elle l’aurait brûlée, par une douleur vive et rapide -sur la peau, à chaque toucher des petits flocons blancs.</p> - -<p>Nous enfoncions jusqu’aux genoux dans cette pâte molle et froide; et -il fallait lever très haut la jambe pour marcher. A mesure que nous -avancions, la voix du chien devenait plus claire, plus forte. Mon oncle -cria: «Le voici!» On s’arrêta pour l’observer, comme on doit faire en -face d’un ennemi qu’on rencontre dans la nuit.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_129">129</span></p> - -<p>Je ne voyais rien, moi; alors, je rejoignis les autres, et je -l’aperçus; il était effrayant et fantastique à voir, ce chien, un gros -chien noir, un chien de berger à grands poils et à tête de loup, dressé -sur ses quatre pattes, tout au bout de la longue traînée de lumière que -faisait la lanterne sur la neige. Il ne bougeait pas; il s’était tu et -il nous regardait.</p> - -<p>Mon oncle dit: «C’est singulier, il n’avance ni ne recule. J’ai bien -envie de lui flanquer un coup de fusil.»</p> - -<p>Mon père reprit d’une voix ferme: «Non, il faut le prendre.»</p> - -<p>Alors mon frère Jacques ajouta: «Mais il n’est pas seul. Il y a quelque -chose à côté de lui.»</p> - -<p>Il y avait quelque chose derrière lui, en effet, quelque chose de gris, -d’impossible à distinguer. On se remit en marche avec précaution.</p> - -<p>En nous voyant approcher, le chien s’assit sur son derrière. Il n’avait -pas l’air méchant. Il semblait plutôt content d’avoir réussi à attirer -des gens.</p> - -<p>Mon père alla droit à lui et le caressa. Le chien lui lécha les mains; -et on reconnut qu’il était attaché à la roue d’une petite voiture, -<span class="pagenum" id="Page_130">130</span> d’une sorte de voiture joujou enveloppée tout entière dans trois -ou quatre couvertures de laine. On enleva ces linges avec soin, et -comme Baptiste approchait sa lanterne de la porte de cette carriole qui -ressemblait à une niche roulante, on aperçut dedans un petit enfant qui -dormait.</p> - -<p>Nous fûmes tellement stupéfaits que nous ne pouvions dire un mot. Mon -père se remit le premier, et comme il était de grand cœur, et d’âme -un peu exaltée, il étendit la main sur le toit de la voiture et il dit: -«Pauvre abandonné, tu seras des nôtres!» Et il ordonna à mon frère -Jacques de rouler devant nous notre trouvaille.</p> - -<p>Mon père reprit, pensant tout haut:</p> - -<p>«Quelque enfant d’amour dont la pauvre mère est venue sonner à ma porte -en cette nuit de l’Épiphanie, en souvenir de l’Enfant-Dieu.»</p> - -<p>Il s’arrêta de nouveau, et, de toute sa force, il cria quatre fois -à travers la nuit vers les quatre coins du ciel: «Nous l’avons -recueilli!» Puis, posant la main sur l’épaule de son frère, il murmura: -«Si tu avais tiré sur le chien, François?...»</p> - -<p>Mon oncle ne répondit pas, mais il fit, <span class="pagenum" id="Page_131">131</span> dans l’ombre, un grand -signe de croix, car il était très religieux, malgré ses airs fanfarons.</p> - -<p>On avait détaché le chien, qui nous suivait.</p> - -<p>Ah! par exemple, ce qui fut gentil à voir, c’est la rentrée à la -maison. On eut d’abord beaucoup de mal à monter la voiture par -l’escalier des remparts; on y parvint cependant et on la roula jusque -dans le vestibule.</p> - -<p>Comme maman était drôle, contente et effarée! Et mes quatre petites -cousines (la plus jeune avait six ans), elles ressemblaient à quatre -poules autour d’un nid. On retira enfin de sa voiture l’enfant qui -dormait toujours. C’était une fille, âgée de six semaines environ. -Et on trouva dans ses langes dix mille francs en or, oui, dix mille -francs! que papa plaça pour lui faire une dot. Ce n’était donc pas une -enfant de pauvres... mais peut-être l’enfant de quelque noble avec -une petite bourgeoise de la ville... ou encore... nous avons fait -mille suppositions et on n’a jamais rien su... mais là, jamais rien... -jamais rien... Le chien lui-même ne fut reconnu par personne. Il était -étranger au pays. Dans tous les cas, celui ou celle qui était venu -sonner <span class="pagenum" id="Page_132">132</span> trois fois à notre porte connaissait bien mes parents, pour -les avoir choisis ainsi.</p> - -<p>Voilà donc comment M<sup>lle</sup> Perle entra, à l’âge de six semaines, dans -la maison Chantal.</p> - -<p>On ne la nomma que plus tard, M<sup>lle</sup> Perle, d’ailleurs. On la fit -baptiser d’abord: «Marie, Simone, Claire», Claire devant lui servir de -nom de famille.</p> - -<p>Je vous assure que ce fut une drôle de rentrée dans la salle à manger -avec cette mioche réveillée qui regardait autour d’elle ces gens et ces -lumières, de ses yeux vagues, bleus et troubles.</p> - -<p>On se remit à table et le gâteau fut partagé. J’étais roi, et je pris -pour reine M<sup>lle</sup> Perle, comme vous, tout à l’heure. Elle ne se douta -guère, ce jour-là, de l’honneur qu’on lui faisait.</p> - -<p>Donc, l’enfant fut adoptée, et élevée dans la famille. Elle grandit; -des années passèrent. Elle était gentille, douce, obéissante. Tout le -monde l’aimait et on l’aurait abominablement gâtée si ma mère ne l’eût -empêché.</p> - -<p>Ma mère était une femme d’ordre et de hiérarchie. Elle consentait à -traiter la petite Claire comme ses propres fils, mais elle tenait -cependant à ce que la distance qui nous séparait <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> fût bien marquée, -et la situation bien établie.</p> - -<p>Aussi, dès que l’enfant put comprendre, elle lui fit connaître son -histoire et fit pénétrer tout doucement, même tendrement dans l’esprit -de la petite, qu’elle était pour les Chantal une fille adoptive, -recueillie, mais en somme une étrangère.</p> - -<p>Claire comprit cette situation avec une singulière intelligence, avec -un instinct surprenant; et elle sut prendre et garder la place qui lui -était laissée, avec tant de tact, de grâce et de gentillesse, qu’elle -touchait mon père à le faire pleurer.</p> - -<p>Ma mère elle-même fut tellement émue par la reconnaissance passionnée -et le dévouement un peu craintif de cette mignonne et tendre créature, -qu’elle se mit à l’appeler: «Ma fille.» Parfois, quand la petite avait -fait quelque chose de bon, de délicat, ma mère relevait ses lunettes -sur son front, ce qui indiquait toujours une émotion chez elle et elle -répétait: «Mais c’est une perle, une vraie perle, cette enfant!»—Ce -nom en resta à la petite Claire qui devint et demeura pour nous M<sup>lle</sup> -Perle.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">IV</p> -</div> - -<p>M. Chantal se tut. Il était assis sur le billard, les pieds ballants, -et il maniait une boule de la main gauche, tandis que de la droite il -tripotait un linge qui servait à effacer les points sur le tableau -d’ardoise et que nous appelions «le linge à craie.» Un peu rouge, -la voix sourde, il parlait pour lui maintenant, parti dans ses -souvenirs, allant doucement, à travers les choses anciennes et les -vieux événements qui se réveillaient dans sa pensée, comme on va, en -se promenant, dans les vieux jardins de famille où l’on fut élevé, -et où chaque arbre, chaque chemin, chaque plante, les houx pointus, -les lauriers qui sentent bon, les ifs dont la graine rouge et grasse -s’écrase entre les doigts, font surgir, à chaque pas, un petit fait -de notre vie passée, un de <span class="pagenum" id="Page_135">135</span> ces petits faits insignifiants et -délicieux qui forment le fond même, la trame de l’existence.</p> - -<p>Moi, je restais en face de lui, adossé à la muraille, les mains -appuyées sur ma queue de billard inutile.</p> - -<p>Il reprit, au bout d’une minute: «Cristi, qu’elle était jolie à -dix-huit ans... et gracieuse... et parfaite... Ah! la jolie... jolie... -jolie... et bonne... et brave... et charmante fille! Elle avait des -yeux... des yeux bleus... transparents,... clairs... comme je n’en ai -jamais vu de pareils... jamais!</p> - -<p>Il se tut encore. Je demandai: «Pourquoi ne s’est-elle pas mariée?»</p> - -<p>Il répondit, non pas à moi, mais à ce mot qui passait «mariée».</p> - -<p>—Pourquoi? pourquoi? Elle n’a pas voulu... pas voulu. Elle avait -pourtant trente mille francs de dot, et elle fut demandée plusieurs -fois... elle n’a pas voulu! Elle semblait triste à cette époque-là. -C’est quand j’épousai ma cousine, la petite Charlotte, ma femme, avec -qui j’étais fiancé depuis six ans.</p> - -<p>Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son -esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et <span class="pagenum" id="Page_136">136</span> -cruels drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs -sans reproches, dans un de ces cœurs inavoués, inexplorés, que -personne n’a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées -victimes.</p> - -<p>Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai:</p> - -<p>—C’est vous qui auriez dû l’épouser, monsieur Chantal?</p> - -<p>Il tressaillit, me regarda, et dit:</p> - -<p>—Moi? épouser qui?</p> - -<p>—M<sup>lle</sup> Perle.</p> - -<p>—Pourquoi ça?</p> - -<p>—Parce que vous l’aimiez plus que votre cousine.</p> - -<p>Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia:</p> - -<p>—Je l’ai aimée... moi?... comment? qu’est-ce qui t’a dit ça?...</p> - -<p>—Parbleu, ça se voit... et c’est même à cause d’elle que vous avez -tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis -six ans.</p> - -<p>Il lâcha la bille qu’il tenait de la main gauche, saisit à deux mains -le linge à craie, et, s’en couvrant le visage, se mit à sangloter -dedans. Il pleurait d’une façon désolante et <span class="pagenum" id="Page_137">137</span> ridicule, comme -pleure une éponge qu’on presse, par les yeux, le nez et la bouche en -même temps. Et il toussait, crachait, se mouchait dans le linge à -craie, s’essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes -les fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux -gargarismes.</p> - -<p>Moi, effaré, honteux, j’avais envie de me sauver et je ne savais plus -que dire, que faire, que tenter.</p> - -<p>Et soudain, la voix de M<sup>me</sup> Chantal résonna dans l’escalier: «Est-ce -bientôt fini, votre fumerie?»</p> - -<p>J’ouvris la porte et je criai: «Oui, madame, nous descendons.»</p> - -<p>Puis, je me précipitai vers son mari, et, le saisissant par les -coudes: «Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi; votre femme -vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre; -remettez-vous.»</p> - -<p>Il bégaya: «Oui... oui... je viens... pauvre fille!... je viens... -dites-lui que j’arrive.»</p> - -<p>Et il commença à s’essuyer consciencieusement la figure avec le linge -qui, depuis deux ou trois ans, essuyait toutes marques de l’ardoise, -puis il apparut, moitié blanc et moitié rouge, le front, le nez, les -joues et le menton <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> barbouillés de craie, et les yeux gonflés, -encore pleins de larmes.</p> - -<p>Je le pris par les mains et l’entraînai dans sa chambre en murmurant: -«Je vous demande pardon, je vous demande bien pardon, monsieur Chantal, -de vous avoir fait de la peine... mais... je ne savais pas... vous... -vous comprenez...»</p> - -<p>Il me serra la main: «Oui... oui... il y a des moments difficiles...»</p> - -<p>Puis il se plongea la figure dans sa cuvette. Quand il en sortit, il ne -me parut pas encore présentable; mais j’eus l’idée d’une petite ruse. -Comme il s’inquiétait, en se regardant dans la glace, je lui dis: «Il -suffira de raconter que vous avez un grain de poussière dans l’œil, -et vous pourrez pleurer devant tout le monde autant qu’il vous plaira.»</p> - -<p>Il descendit en effet, en se frottant les yeux avec son mouchoir. On -s’inquiéta; chacun voulut chercher le grain de poussière qu’on ne -trouva point, et on raconta des cas semblables où il était devenu -nécessaire d’aller chercher le médecin.</p> - -<p>Moi, j’avais rejoint M<sup>lle</sup> Perle et je la regardais, tourmenté par -une curiosité ardente, une curiosité qui devenait une souffrance. <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> -Elle avait dû être bien jolie en effet, avec ses yeux doux, si grands, -si calmes, si larges qu’elle avait l’air de ne les jamais fermer, comme -font les autres humains. Sa toilette était un peu ridicule, une vraie -toilette de vieille fille, et la déparait sans la rendre gauche.</p> - -<p>Il me semblait que je voyais en elle, comme j’avais vu tout à l’heure -dans l’âme de M. Chantal, que j’apercevais, d’un bout à l’autre, cette -vie humble, simple et dévouée; mais un besoin me venait aux lèvres, un -besoin harcelant de l’interroger, de savoir si, elle aussi, l’avait -aimé, lui; si elle avait souffert comme lui de cette longue souffrance -secrète, aiguë, qu’on ne voit pas, qu’on ne sait pas, qu’on ne devine -pas, mais qui s’échappe, la nuit, dans la solitude de la chambre -noire. Je la regardais, je voyais battre son cœur sous son corsage -à guimpe, et je me demandais si cette douce figure candide avait gémi -chaque soir, dans l’épaisseur moite de l’oreiller, et sangloté, le -corps secoué de sursauts, dans la fièvre du lit brûlant.</p> - -<p>Et je lui dis tout bas, comme font les enfants qui cassent un bijou -pour voir dedans: <span class="pagenum" id="Page_140">140</span> «Si vous aviez vu pleurer M. Chantal tout à -l’heure, il vous aurait fait pitié.»</p> - -<p>Elle tressaillit: «Comment, il pleurait?</p> - -<p>—Oh! oui, il pleurait!</p> - -<p>—Et pourquoi ça?»</p> - -<p>Elle semblait très émue. Je répondis:</p> - -<p>—A votre sujet.</p> - -<p>—A mon sujet?</p> - -<p>—Oui. Il me racontait combien il vous avait aimée autrefois; et -combien il lui en avait coûté d’épouser sa femme au lieu de vous...»</p> - -<p>Sa figure pâle me parut s’allonger un peu; ses yeux toujours ouverts, -ses yeux calmes se fermèrent tout à coup, si vite qu’ils semblaient -s’être clos pour toujours. Elle glissa de sa chaise sur le plancher et -s’y affaissa doucement, lentement, comme aurait fait une écharpe tombée.</p> - -<p>Je criai: «Au secours! au secours! M<sup>lle</sup> Perle se trouve mal.»</p> - -<p>M<sup>me</sup> Chantal et ses filles se précipitèrent, et comme on cherchait -de l’eau, une serviette et du vinaigre, je pris mon chapeau et je me -sauvai.</p> - -<p>Je m’en allai à grands pas, le cœur secoué, l’esprit plein de -remords et de regrets. Et parfois <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> aussi j’étais content; il me -semblait que j’avais fait une chose louable et nécessaire.</p> - -<p>Je me demandais: «Ai-je eu tort? Ai-je eu raison?» Ils avaient -cela dans l’âme comme on garde du plomb dans une plaie fermée. -Maintenant ne seront-ils pas plus heureux? Il était trop tard pour que -recommençât leur torture et assez tôt pour qu’ils s’en souvinssent avec -attendrissement.</p> - -<p>Et peut-être qu’un soir du prochain printemps, émus par un rayon de -lune tombé sur l’herbe, à leurs pieds, à travers les branches, ils se -prendront et se serreront la main en souvenir de toute cette souffrance -étouffée et cruelle; et peut-être aussi que cette courte étreinte fera -passer dans leurs veines un peu de ce frisson qu’ils n’auront point -connu, et leur jettera, à ces morts ressuscités en une seconde, la -rapide et divine sensation de cette ivresse, de cette folie qui donne -aux amoureux plus de bonheur en un tressaillement, que n’en peuvent -cueillir, en toute leur vie, les autres hommes! <span class="pagenum" id="Page_142">142</span></p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_145">145</span> - - <h2 id="ch_5"><span class="h2line2">ROSALIE PRUDENT.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">I</span><span class="smcap">L</span> y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni -le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient -à comprendre.</p> - -<p>La fille Prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes, -devenue grosse à l’insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la -nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin.</p> - -<p>C’était là l’histoire courante de tous les infanticides accomplis par -les servantes. Mais un fait demeurait inexplicable. La perquisition -opérée dans la chambre de la fille Prudent avait amené la découverte -d’un trousseau complet d’enfant, fait par Rosalie elle-même, <span class="pagenum" id="Page_146">146</span> -qui avait passé ses nuits à le couper et à le coudre pendant trois -mois. L’épicier chez qui elle avait acheté de la chandelle, payée sur -ses gages, pour ce long travail, était venu témoigner. De plus, il -demeurait acquis que la sage-femme du pays, prévenue par elle de son -état, lui avait donné tous les renseignements et tous les conseils -pratiques pour le cas où l’accident arriverait dans un moment où les -secours demeureraient impossibles. Elle avait cherché en outre une -place à Poissy pour la fille Prudent qui prévoyait son renvoi, car les -époux Varambot ne plaisantaient pas sur la morale.</p> - -<p>Ils étaient là, assistant aux assises, l’homme et la femme, petits -rentiers de province, exaspérés contre cette traînée qui avait souillé -leur maison. Ils auraient voulu la voir guillotiner tout de suite, sans -jugement, et ils l’accablaient de dépositions haineuses devenues dans -leur bouche des accusations.</p> - -<p>La coupable, une belle grande fille de Basse-Normandie, assez instruite -pour son état, pleurait sans cesse et ne répondait rien.</p> - -<p>On en était réduit à croire qu’elle avait accompli cet acte barbare -dans un moment de désespoir et de folie, puisque tout indiquait <span class="pagenum" id="Page_147">147</span> -qu’elle avait espéré garder et élever son fils.</p> - -<p>Le président essaya encore une fois de la faire parler, d’obtenir des -aveux; et l’ayant sollicitée avec une grande douceur, lui fit enfin -comprendre que tous ces hommes réunis pour la juger ne voulaient point -sa mort et pouvaient même la plaindre.</p> - -<p>Alors elle se décida.</p> - -<p>Il demandait: «Voyons, dites-nous d’abord quel est le père de cet -enfant?»</p> - -<p>Jusque-là elle l’avait caché obstinément.</p> - -<p>Elle répondit soudain, en regardant ses maîtres qui venaient de la -calomnier avec rage.</p> - -<p>—C’est M. Joseph, le neveu à M. Varambot.</p> - -<p>Les deux époux eurent un sursaut et crièrent en même temps: «C’est -faux! Elle ment. C’est une infamie.»</p> - -<p>Le président les fit taire et reprit: «Continuez, je vous prie, et -dites-nous comment cela est arrivé.»</p> - -<p>Alors elle se mit brusquement à parler avec abondance, soulageant -son cœur fermé, son pauvre cœur solitaire et broyé, vidant son -chagrin, tout son chagrin maintenant devant <span class="pagenum" id="Page_148">148</span> ces hommes sévères -qu’elle avait pris jusque-là pour des ennemis et des juges inflexibles.</p> - -<p>—Oui, c’est M. Joseph Varambot, quand il est venu en congé l’an -dernier.</p> - -<p>—Qu’est-ce qu’il fait M. Joseph Varambot?</p> - -<p>—Il est sous-officier d’artilleurs, m’sieu. Donc il resta deux -mois à la maison. Deux mois d’été. Moi, je ne pensais à rien quand -il s’est mis à me regarder, et puis à me dire des flatteries, et -puis à me cajoler tant que le jour durait. Moi, je me suis laissé -prendre, m’sieu. Il m’ répétait que j’étais belle fille, que j’étais -plaisante... que j’étais de son goût... Moi, il me plaisait pour sûr... -Que voulez-vous?... on écoute ces choses-là quand on est seule... -toute seule... comme moi. J’ suis seule sur la terre, m’sieu... j’ -n’ai personne à qui parler... personne à qui <ins class="correction" title="compter">conter</ins> mes ennuyances... -Je n’ai pu d’ père, pu d’ mère, ni frère, ni sœur, personne! Ça -m’a fait comme un frère qui serait r’venu quand il s’est mis à me -causer. Et puis, il m’a demandé de descendre au bord de la rivière, -un soir, pour bavarder sans faire de bruit. J’y suis v’nue, moi... Je -sais-t-il? je sais-t-il après?... Il me tenait la taille... Pour sûr, -je ne voulais pas... non... non... <span class="pagenum" id="Page_149">149</span> J’ai pas pu... j’avais envie de -pleurer tant que l’air était douce... il faisait clair de lune... J’ai -pas pu... Non... je vous jure... j’ai pas pu... il a fait ce qu’il a -voulu... Ça a duré encore trois semaines, tant qu’il est resté... Je -l’aurais suivi au bout du monde... il est parti... Je ne savais pas que -j’étais grosse, moi!... Je ne l’ai su que l’ mois d’après...</p> - -<p>Elle se mit à pleurer si fort qu’on dut lui laisser le temps de se -remettre.</p> - -<p>Puis le président reprit sur un ton de prêtre au confessionnal: -«Voyons, continuez».</p> - -<p>Elle recommença à parler: «Quand j’ai vu que j’étais grosse, j’ai -prévenu M<sup>me</sup> Boudin, la sage-femme, qu’est là pour le dire, et j’y -ai demandé la manière pour le cas que ça arriverait sans elle. Et puis -j’ai fait mon trousseau, nuit à nuit, jusqu’à une heure du matin, -chaque soir; et puis j’ai cherché une autre place, car je savais bien -que je serais renvoyée; mais j’ voulais rester jusqu’au bout dans la -maison, pour économiser des sous, vu que j’ n’en ai guère, et qu’il -m’en faudrait, pour l’ petit...</p> - -<p>—Alors, vous ne vouliez pas le tuer?</p> - -<p>—Oh! pour sûr non, m’sieu.</p> - -<p>—Pourquoi l’avez-vous tué, alors?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p> - -<p>—V’là la chose. C’est arrivé plus tôt que je n’aurais cru. Ça m’a pris -dans ma cuisine, comme j’ finissais ma vaisselle.</p> - -<p>M. et M<sup>me</sup> Varambot dormaient déjà; donc je monte, pas sans peine, en -me tirant à la rampe; et je m’ couche par terre, sur le carreau, pour -n’ point gâter mon lit. Ça a duré p’t-être une heure, p’t-être deux, -p’t-être trois; je ne sais point, tant ça me faisait mal; et puis, je -l’ poussais d’ toute ma force, j’ai senti qu’il sortait, et je l’ai -ramassé.</p> - -<p>Oh! oui, j’étais contente, pour sûr! J’ai fait tout ce que m’avait dit -M<sup>me</sup> Boudin, tout! Et puis je l’ai mis sur mon lit, lui! Et puis -v’là qu’il me r’vient une douleur, mais une douleur à mourir.—Si vous -connaissiez ça, vous autres, vous n’en feriez pas tant, allez!—J’en -ai tombé sur les genoux, puis sur le dos, par terre; et v’là que ça me -reprend, p’t-être une heure encore, p’t-être deux, là toute seule..., -et puis qu’il en sort un autre..., un autre p’tit..., deux..., oui..., -deux... comme ça! Je l’ai pris comme le premier, et puis je l’ai mis -sur le lit, côte à côte—deux.—Est-ce possible, dites? Deux enfants! -Moi qui gagne vingt francs par mois! Dites... est-ce possible? Un, oui, -ça s’ peut, en se privant... <span class="pagenum" id="Page_151">151</span> mais pas deux! Ça m’a tourné la tête. -Est-ce que je sais, moi?—J’ pouvais-t-il choisir, dites?</p> - -<p>Est-ce que je sais! Je me suis vue à la fin de mes jours! J’ai mis -l’oreiller d’sus, sans savoir... Je n’ pouvais pas en garder deux... et -je m’ suis couchée d’sus encore. Et puis, j’ suis restée à m’ rouler et -à pleurer jusqu’au jour que j’ai vu venir par la fenêtre; ils étaient -morts sous l’oreiller, pour sûr. Alors je les ai pris sous mon bras, -j’ai descendu l’escalier, j’ai sorti dans l’ potager, j’ai pris la -bêche au jardinier, et je les ai enfouis sous terre, l’ plus profond -que j’ai pu, un ici, puis l’autre là, pas ensemble, pour qu’ils n’ -parlent pas de leur mère, si ça parle, les p’tits morts. Je sais-t-il, -moi?</p> - -<p>Et puis, dans mon lit, v’là que j’ai été si mal que j’ai pas pu me -lever. On a fait venir le médecin qu’a tout compris. C’est la vérité, -m’sieu le juge. Faites ce qu’il vous plaira, j’ suis prête.</p> - -<p>La moitié des jurés se mouchaient coup sur coup pour ne point pleurer. -Des femmes sanglotaient dans l’assistance.</p> - -<p>Le président interrogea.</p> - -<p>—A quel endroit avez-vous enterré l’autre?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_152">152</span></p> - -<p>Elle demanda:</p> - -<p>—Lequel que vous avez?</p> - -<p>—Mais... celui... celui qui était dans les artichauts.</p> - -<p>—Ah bien! L’autre est dans les fraisiers, au bord du puits.</p> - -<p>Et elle se mit à sangloter si fort qu’elle gémissait à fendre les -cœurs.</p> - -<p>La fille Rosalie Prudent fut acquittée.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Rosalie Prudent</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 2 mars 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_155">155</span> - - <h2 id="ch_6"><span class="h2line2">SUR LES CHATS.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="rdate">Cap d’Antibes.</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">A</span><span class="smcap">SSIS</span> sur un banc, l’autre jour, devant ma porte, en plein soleil, -devant une corbeille d’anémones fleuries, je lisais un livre récemment -paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, <i>le Tonnelier</i>, -par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier, -sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je -posai à côté de moi pour caresser la bête.</p> - -<p>Il faisait chaud; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore, -intermittente, légère, passait dans l’air, où passaient aussi parfois -des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j’apercevais -là-bas.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p> - -<p>Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent -la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les -germes endormis, et les bourgeons pour que s’ouvrent les jeunes -feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en -l’air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses -crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses -paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple -comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse. -Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant -qu’être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de -la toucher, se redressait et passait sa tête sous ma main levée.</p> - -<p>Je l’énervais et elle m’énervait aussi, car je les aime et je les -déteste, ces animaux charmants et perfides. J’ai plaisir à les toucher, -à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur -chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n’est -plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus -raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d’un chat. Mais elle -me met aux doigts, cette robe vivante, un <span class="pagenum" id="Page_157">157</span> désir étrange et féroce -d’étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l’envie qu’elle -a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette -envie, comme un fluide qu’elle me communique, je la prends par le bout -de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de -mes nerfs, le long de mes membres jusqu’à mon cœur, jusqu’à ma tête, -elle m’emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et -toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement -vif et léger qui me pénètre et m’envahit.</p> - -<p>Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la -saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la -pierre d’une fronde, si vite et si brutalement qu’elle n’a jamais le -temps de se venger.</p> - -<p>Je me souviens qu’étant enfant, j’aimais déjà les chats avec de -brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains; et qu’un -jour, au bout du jardin, à l’entrée du bois, j’aperçus tout à coup -quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J’allai -voir; c’était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se -tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait -inerte, <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait -un bruit de pompe, un bruit affreux que j’entends encore.</p> - -<p>J’aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j’aurais pu aller -chercher le domestique ou prévenir mon père.—Non, je ne bougeai pas, -et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante -et cruelle; c’était un chat! C’eût été un chien, j’aurais plutôt coupé -le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde -de plus.</p> - -<p>Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j’allai le tâter et lui -tirer la queue.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_159">159</span></p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu’en les -caressant, alors qu’ils se frottent à notre chair, ronronnent et -se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne -semblent jamais nous voir, on sent bien l’insécurité de leur tendresse, -l’égoïsme perfide de leur plaisir.</p> - -<p>Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes, -douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter -à l’amour. Près d’elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres -tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte -la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien -qu’on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte -perfide, sournoise, amoureuse ennemie, <span class="pagenum" id="Page_160">160</span> qui mordra lorsqu’elle sera -lasse de baisers.</p> - -<p>Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement -chantés. On connaît son admirable sonnet:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <div class="stanzanoindent"> - Les amoureux fervents et les savants austères<br /> - Aiment également, dans leur mûre saison,<br /> - Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,<br /> - Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires. - </div> - - <div class="stanzanoindent"> - Amis de la science et de la volupté,<br /> - Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres.<br /> - L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres<br /> - S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté. - </div> - - <div class="stanzanoindent"> - Ils prennent en songeant les nobles attitudes<br /> - Des grands sphinx allongés au fond des solitudes<br /> - Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin. - </div> - - <div class="stanzanoindent"> - Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,<br /> - Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,<br /> - Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques. - </div> - </div> -</div> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">III</p> -</div> - -<p>Moi j’ai eu un jour l’étrange sensation d’avoir habité le palais -enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces -bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous -les êtres qu’on n’entende jamais marcher.</p> - -<p>C’était l’été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée.</p> - -<p>Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m’informai si les -habitants du pays n’avaient point dans la montagne au-dessus quelque -vallée fraîche où ils pussent aller respirer.</p> - -<p>On m’indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir.</p> - -<p>Il fallut d’abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai -quelque jour en racontant <span class="pagenum" id="Page_162">162</span> comment se fabriquent ces essences et -quintessences de fleurs qui valent jusqu’à deux mille francs le litre. -J’y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville, -médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que -la propreté des chambres. Puis je repartis au matin.</p> - -<p>La route s’engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds, -et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais -quel bizarre séjour d’été on m’avait indiqué là; et j’hésitais presque -à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j’aperçus soudain -devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense -et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés, -toute une bizarre architecture de citadelle morte. C’était une antique -commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc.</p> - -<p>Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte, -fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l’eau courante, des -saules; et sur les versants des sapins, jusques au ciel.</p> - -<p>En face de la commanderie, de l’autre côté de la vallée, mais plus bas, -s’élève un château <span class="pagenum" id="Page_163">163</span> habité, le château des Quatre-Tours, qui fut -construit vers 1530. On n’y aperçoit encore cependant aucune trace de -la Renaissance.</p> - -<p>C’est une lourde et forte construction carrée, d’un puissant caractère, -flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.</p> - -<p>J’avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir, -qui ne me laissa pas gagner l’hôtel.</p> - -<p>Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours -d’été qu’on puisse rêver. Je m’y promenai jusqu’au soir, puis, après le -dîner, je montai dans l’appartement qu’on m’avait réservé.</p> - -<p>Je traversai d’abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de -vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j’aperçus rapidement sur -les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces -tableaux dont Théophile Gautier a dit:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">J’aime à vous voir en vos cadres ovales<br /> - Portraits jaunis des belles du vieux temps,<br /> - Tenant en main des roses un peu pâles<br /> - Comme il convient à des fleurs de cent ans!</p> - </div> -</div> - -<p>puis j’entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_164">164</span></p> - -<p>Quand je fus seul je la visitai. Elle était tendue d’antiques toiles -peintes où l’on voyait des donjons roses au fond de paysages bleus, -et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres -précieuses.</p> - -<p>Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les -fenêtres, larges dans l’appartement, étroites à leur sortie au jour, -traversant toute l’épaisseur des murs, n’étaient, en somme, que des -meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma -porte, je me couchai et je m’endormis.</p> - -<p>Et je rêvai; on rêve toujours un peu de ce qui s’est passé dans la -journée. Je voyageais; j’entrais dans une auberge où je voyais attablés -devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre -société dont je ne m’étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo, -qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin -j’allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et -tout à coup j’apercevais le domestique et le maçon, armés de briques, -qui venaient doucement vers mon lit.</p> - -<p>Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour me -reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> mon -arrivée à Thorenc, l’aimable accueil du châtelain... J’allais refermer -mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l’ombre, dans la nuit, au -milieu de ma chambre, à la hauteur d’une tête d’homme à peu près, deux -yeux de feu qui me regardaient.</p> - -<p>Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais j’entendis un -bruit, un bruit léger, un bruit mou comme la chute d’un linge humide et -roulé, et quand j’eus de la lumière, je ne vis plus rien qu’une grande -table au milieu de l’appartement.</p> - -<p>Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les -armoires, rien.</p> - -<p>Je pensai donc que j’avais continué mon rêve un peu après mon réveil, -et je me rendormis, non sans peine.</p> - -<p>Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient, -dans le pays que j’aime, et j’arrivais chez un Turc qui demeurait en -plein désert. C’était un Turc superbe; pas un Arabe, un Turc, gros, -aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin -de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait -des compliments en m’offrant des confitures, sur un divan délicieux.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_166">166</span></p> - -<p>Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre—tous mes rêves -finissaient donc ainsi—une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux -de bêtes par terre, et, devant le feu—l’idée de feu me poursuivait -jusqu’au désert—sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui -m’attendait.</p> - -<p>Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le -front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun, -mais d’un brun chaud et capiteux.</p> - -<p>Elle me regardait et je pensais: «Voilà comment je comprends -l’hospitalité. Ce n’est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays -de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile, qu’on -recevrait un étranger de cette façon.»</p> - -<p>Je m’approchai d’elle et je lui parlai, mais elle me répondit par -signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître, -savait si bien.</p> - -<p>D’autant plus heureux qu’elle serait silencieuse, je la pris par la -main et je la conduisis vers ma couche où je m’étendis à ses côtés... -Mais on se réveille toujours en ces moments-là! Donc je me réveillai et -je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose <span class="pagenum" id="Page_167">167</span> de -chaud et de doux que je caressais amoureusement.</p> - -<p>Puis, ma pensée s’éclairant, je reconnus que c’était un chat, un -gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l’y -laissai, et je fis comme lui, encore une fois.</p> - -<p>Quand le jour parut, il était parti, et je crus vraiment que j’avais -rêvé; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et -en sortir, la porte étant fermée à clef.</p> - -<p>Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il se -mit à rire, et me dit: «Il est venu par la chattière», et soulevant un -rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.</p> - -<p>Et j’appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont -ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave -au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et -qui font du chat le roi et le maître de céans.</p> - -<p>Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se -coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous -les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il -est chez lui partout, <span class="pagenum" id="Page_168">168</span> pouvant entrer partout, l’animal qui passe -sans bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux.</p> - -<p>Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">C’est l’esprit familier du lieu;<br /> - Il juge, il préside, il inspire<br /> - Toutes choses dans son empire;<br /> - Peut-être est-il fée,—est-il Dieu?</p> - </div> -</div> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Sur les Chats</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 9 février 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_171">171</span> - - <h2 id="ch_7"><span class="h2line2">SAUVÉE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">E</span><span class="smcap">LLE</span> entra comme une balle qui crève une vitre, la petite marquise de -Rennedon, et elle se mit à rire avant de parler, à rire aux larmes -comme elle avait fait un mois plus tôt en annonçant à son amie qu’elle -avait trompé le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et -rien qu’une fois, parce qu’il était vraiment trop bête et trop jaloux.</p> - -<p>La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son canapé le livre -qu’elle lisait et elle regardait Annette avec curiosité, riant déjà -elle-même.</p> - -<p>Enfin elle demanda:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span></p> - -<p>—Qu’est-ce que tu as encore fait?</p> - -<p>—Oh!... ma chère... ma chère... C’est trop drôle... trop drôle..., -figure-toi... je suis sauvée!... sauvée!... sauvée!...</p> - -<p>—Comment, sauvée?</p> - -<p>—Oui, sauvée!</p> - -<p>—De quoi?</p> - -<p>—De mon mari, ma chère, sauvée! Délivrée! libre! libre! libre!</p> - -<p>—Comment libre? En quoi?</p> - -<p>—En quoi? Le divorce! Oui, le divorce! Je tiens le divorce!</p> - -<p>—Tu es divorcée?</p> - -<p>—Non, pas encore, que tu es sotte! On ne divorce pas en trois heures! -Mais j’ai des preuves... des preuves... des preuves qu’il me trompe... -un flagrant délit... songe!... un flagrant délit... je le tiens...</p> - -<p>—Oh, dis-moi ça! Alors il te trompait?</p> - -<p>—Oui... c’est-à-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j’ai -des preuves, c’est l’essentiel.</p> - -<p>—Comment as-tu fait?</p> - -<p>—Comment j’ai fait? Voilà! Oh! j’ai été forte, rudement forte. -Depuis trois mois il était devenu odieux, tout à fait odieux, brutal, -grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> dit: Ça ne peut pas -durer, il me faut le divorce! Mais comment? Ça n’était pas facile. J’ai -essayé de me faire battre par lui. Il n’a pas voulu. Il me contrariait -du matin au soir, me forçait à sortir quand je ne voulais pas, à -rester chez moi quand je désirais dîner en ville; il me rendait la vie -insupportable d’un bout à l’autre de la semaine, mais il ne me battait -pas.</p> - -<p>Alors, j’ai tâché de savoir s’il avait une maîtresse. Oui, il en avait -une, mais il prenait mille précautions pour aller chez elle. Ils -étaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j’ai fait?</p> - -<p>—Je ne devine pas.</p> - -<p>—Oh! tu ne devinerais jamais. J’ai prié mon frère de me procurer une -photographie de cette fille.</p> - -<p>—De la maîtresse de ton mari?</p> - -<p>—Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix d’un soir, de sept -heures à minuit, dîner compris, trois louis l’heure. Il a obtenu la -photographie par-dessus le marché.</p> - -<p>—Il me semble qu’il aurait pu l’avoir à moins en usant d’une ruse -quelconque et sans... sans... sans être obligé de prendre en même temps -l’original.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p> - -<p>—Oh! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à Jacques. Et puis moi -j’avais besoin de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur -son teint, sur mille choses enfin.</p> - -<p>—Je ne comprends pas.</p> - -<p>—Tu vas voir. Quand j’ai connu tout ce que je voulais savoir, je me -suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d’affaires... -tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute... de toute -nature... des agents de... de... de publicité et de complicité... de -ces hommes... enfin tu comprends.</p> - -<p>—Oui, à peu près. Et tu lui as dit?</p> - -<p>—Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle -s’appelle Clarisse): «Monsieur, il me faut une femme de chambre qui -ressemble à ça. Je la veux jolie, élégante, fine, propre. Je la payerai -ce qu’il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis. Je n’en -aurai pas besoin plus de trois mois.»</p> - -<p>Il avait l’air très étonné, cet homme. Il demanda: «Madame la veut-elle -irréprochable?»</p> - -<p>Je rougis, et je balbutiai: «Mais oui, comme probité.»</p> - -<p>Il reprit: «... Et comme mœurs?...» Je n’osai pas répondre. Je fis -seulement un signe <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> de tête qui voulait dire: non. Puis, tout à -coup, je compris qu’il avait un horrible soupçon, et je m’écriai, -perdant l’esprit: «Oh! monsieur... c’est pour mon mari... qui me -trompe... qui me trompe en ville... et je veux... je veux qu’il me -trompe chez moi... vous comprenez... pour le surprendre...»</p> - -<p>Alors, l’homme se mit à rire. Et je compris à son regard qu’il m’avait -rendu son estime. Il me trouvait même très forte. J’aurais bien parié -qu’à ce moment-là il avait envie de me serrer la main.</p> - -<p>Il me dit: «Dans huit jours, madame, j’aurai votre affaire. Et nous -changerons de sujet s’il le faut. Je réponds du succès. Vous ne me -payerez qu’après réussite. Ainsi cette photographie représente la -maîtresse de monsieur votre mari?—Oui, monsieur.—Une belle personne, -une fausse maigre. Et quel parfum?—Je ne comprenais pas; je répétai: -«Comment, quel parfum?» Il sourit. «Oui, madame, le parfum est -essentiel pour séduire un homme; car cela lui donne des ressouvenirs -inconscients qui le disposent à l’action; le parfum établit des -confusions obscures dans son esprit, le trouble et l’énerve en lui -rappelant ses plaisirs. Il faudrait tâcher <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> de savoir aussi ce que -monsieur votre mari a l’habitude de manger quand il dîne avec cette -dame. Vous pourriez lui servir les mêmes plats le soir où vous le -pincerez. Oh! nous le tenons, madame, nous le tenons.»</p> - -<p>Je m’en allai enchantée. J’étais tombée là vraiment sur un homme très -intelligent.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>—Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille -brune, très belle, avec l’air modeste et hardi en même temps, un -singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne -savais trop qui c’était, je l’appelais «mademoiselle»; alors, elle me -dit: «Oh! madame peut m’appeler Rose tout court.» Nous commençâmes à -causer.</p> - -<p>—Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici?</p> - -<p>—Je m’en doute, madame.</p> - -<p>—Fort bien, ma fille..., et cela ne vous... ne vous ennuie pas trop?</p> - -<p>—Oh! madame, c’est le huitième divorce que je fais; j’y suis habituée.</p> - -<p>—Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p> - -<p>—Oh! madame, cela dépend tout à fait du tempérament de monsieur. Quand -j’aurai vu monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre -exactement à madame.</p> - -<p>—Vous le verrez tout à l’heure, mon enfant. Mais je vous préviens -qu’il n’est pas beau.</p> - -<p>—Cela ne me fait rien, madame. J’en ai séparé déjà de très laids. Mais -je demanderai à madame si elle s’est informée du parfum.</p> - -<p>—Oui, ma bonne Rose,—la verveine.</p> - -<p>—Tant mieux, madame, j’aime beaucoup cette odeur-là!</p> - -<p>Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de monsieur porte du -linge de soie.</p> - -<p>—Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles.</p> - -<p>—Oh! alors, c’est une personne comme il faut. Le linge de soie -commence à devenir commun.</p> - -<p>—C’est très vrai ce que vous dites-là!</p> - -<p>—Eh bien, madame, je vais prendre mon service.</p> - -<p>Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n’eût -fait que cela toute sa vie.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_179">179</span></p> - -<p>Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne leva même pas les yeux -sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la -verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit.</p> - -<p>Il me demanda aussitôt:</p> - -<p>—Qu’est-ce que c’est que cette fille-là!</p> - -<p>—Mais... ma nouvelle femme de chambre.</p> - -<p>—Où l’avez-vous trouvée?</p> - -<p>—C’est la baronne de Grangerie qui me l’a donnée, avec les meilleurs -renseignements.</p> - -<p>—Ah! elle est assez jolie!</p> - -<p>—Vous trouvez?</p> - -<p>—Mais oui... pour une femme de chambre.</p> - -<p>J’étais ravie. Je sentais qu’il mordait déjà.</p> - -<p>Le soir même, Rose me disait: «Je puis maintenant promettre à madame -que ça ne durera pas quinze jours. Monsieur est très facile!</p> - -<p>—Ah! vous avez déjà essayé?</p> - -<p>—Non, madame, mais ça se voit au premier coup d’œil. Il a déjà -envie de m’embrasser en passant à côté de moi.</p> - -<p>—Il ne vous a rien dit?</p> - -<p>—Non, madame, il m’a seulement demandé <span class="pagenum" id="Page_180">180</span> mon nom... pour entendre -le son de ma voix.</p> - -<p>—Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez.</p> - -<p>—Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire -pour ne pas me déprécier.</p> - -<p>Au bout de huit jours mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais -rôder toute l’après-midi par la maison; et ce qu’il y avait de plus -significatif dans son affaire, c’est qu’il ne m’empêchait plus de -sortir. Et moi j’étais dehors toute la journée... pour... pour le -laisser libre.</p> - -<p>Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d’un air -timide:</p> - -<p>—C’est fait, madame, de ce matin.</p> - -<p>Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt -de la manière dont elle me l’avait dite. Je balbutiai:</p> - -<p>—Et... et... ça s’est bien passé?...</p> - -<p>—Oh! très bien, madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais -je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où -elle désire le flagrant délit.</p> - -<p>—Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p> - -<p>—Va pour jeudi, madame. Je n’accorderai plus rien jusque-là pour tenir -monsieur en éveil.</p> - -<p>—Vous êtes sûre de ne pas manquer?</p> - -<p>—Oh, oui, madame, très sûre. Je vais allumer monsieur dans les grands -prix de façon à le faire donner juste à l’heure que madame voudra bien -me désigner.</p> - -<p>—Prenons cinq heures, ma bonne Rose.</p> - -<p>—Ça va pour cinq heures, madame; et à quel endroit?...</p> - -<p>—Mais... dans ma chambre.</p> - -<p>—Soit, dans la chambre de madame.</p> - -<p>Alors, ma chérie, tu comprends ce que j’ai fait. J’ai été chercher papa -et maman d’abord, et puis mon oncle d’Orvelin, le président, et puis -M. Raplet, le juge, l’ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce -que j’allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe -des pieds jusqu’à la porte de ma chambre. J’ai attendu cinq heures, -cinq heures juste... Oh! comme mon cœur battait. J’avais fait -monter aussi le concierge pour avoir un témoin de plus! Et puis... et -puis, au moment où la pendule commence à sonner, pan, j’ouvre la porte -toute grande... Ah! ah! ah! ça y était en plein... en plein... <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> ma -chère... Oh! quelle tête!... quelle tête!... si tu avais vu sa tête!... -Et il s’est retourné... l’imbécile! Ah qu’il était drôle... Je riais, -je riais... Et papa qui s’est fâché, qui voulait battre mon mari... -Et le concierge, un bon serviteur, qui l’aidait à se rhabiller... -devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que -c’était farce!... Quant à Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle -pleurait... elle pleurait très bien. C’est une fille précieuse... Si tu -en as jamais besoin, n’oublie pas!</p> - -<p>Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout -de suite. Je suis libre. Vive le divorce!...</p> - -<p>Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite -baronne, songeuse et contrariée, murmurait:</p> - -<p>—Pourquoi ne m’as-tu pas invitée à voir ça?</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Sauvée</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 22 décembre 1885.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_185">185</span> - - <h2 id="ch_8"><span class="h2line2">MADAME PARISSE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap">’ÉTAIS</span> assis sur le môle du petit port Obernon, près du hameau de la -Salis, pour regarder Antibes au soleil couchant. Je n’avais jamais rien -vu d’aussi surprenant et d’aussi beau.</p> - -<p>La petite ville, enfermée en ses lourdes murailles de guerre -construites par M. de Vauban, s’avançait en pleine mer, au milieu de -l’immense golfe de Nice. La haute vague du large venait se briser à -son pied, l’entourant d’une fleur d’écume; et on voyait, au-dessus des -remparts, les maisons grimper les unes sur les autres jusqu’aux deux -tours dressées dans le ciel comme les deux cornes <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> d’un casque -antique. Et ces deux tours se dessinaient sur la blancheur laiteuse des -Alpes, sur l’énorme et lointaine muraille de neige qui barrait tout -l’horizon.</p> - -<p>Entre l’écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord -du ciel, la petite cité, éclatante et debout sur le fond bleuâtre des -premières montagnes, offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide -de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et -si différentes cependant qu’elles semblaient de toutes les nuances.</p> - -<p>Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d’un bleu presque -blanc, comme si la neige eût déteint sur lui; quelques nuages d’argent -flottaient tout près des sommets pâles; et de l’autre côté du golfe, -Nice couchée au bord de l’eau s’étendait comme un fil blanc entre la -mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte -brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé.</p> - -<p>C’était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir -qu’elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur. -On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui -qui <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> sait sentir par l’œil éprouve, à contempler les choses et -les êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l’homme -à l’oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur.</p> - -<p>Je dis à mon compagnon, M. Martini, un méridional pur sang:</p> - -<p>—Voilà, certes, un des plus rares spectacles qu’il m’ait été donné -d’admirer.</p> - -<p>J’ai vu le Mont-Saint-Michel, ce bijou monstrueux de granit, sortir des -sables au jour levant.</p> - -<p>J’ai vu, dans le Sahara, le lac de Raïanechergui, long de cinquante -kilomètres, luire sous une lune éclatante comme nos soleils et exhaler -vers elle une nuée blanche pareille à une fumée de lait.</p> - -<p>J’ai vu, dans les îles Lipari, le fantastique cratère de soufre du -Volcanello, fleur géante qui fume et qui brûle, fleur jaune démesurée, -épanouie en pleine mer et dont la tige est un volcan.</p> - -<p>Eh bien, je n’ai rien vu de plus surprenant qu’Antibes debout sur les -Alpes au soleil couchant.</p> - -<p>Et je ne sais pourquoi des souvenirs antiques me hantent; des vers -d’Homère me <span class="pagenum" id="Page_188">188</span> reviennent en tête; c’est une ville du vieil Orient, -ceci, c’est une ville de l’Odyssée, c’est Troie! bien que Troie fût -loin de la mer.</p> - -<p>M. Martini tira de sa poche le guide Sarty et lut: «Cette ville fut à -son origine une colonie fondée par les Phocéens de Marseille, vers l’an -340 avant J.-C. Elle reçut d’eux le nom grec d’Antipolis, c’est-à-dire -«contre-ville», ville en face d’une autre, parce qu’en effet elle se -trouve opposée à Nice, autre colonie marseillaise.</p> - -<p>«Après la conquête des Gaules, les Romains firent d’Antibes une ville -municipale; ses habitants jouissaient du droit de cité romaine.</p> - -<p>«Nous savons, par une épigramme de Martial, que, de son temps...»</p> - -<p>Il continuait. Je l’arrêtai: «Peu m’importe ce qu’elle fut. Je vous -dis que j’ai sous les yeux une ville de l’Odyssée. Côte d’Asie ou côte -d’Europe, elles se ressemblaient sur les deux rivages; et il n’en est -point, sur l’autre bord de la Méditerranée, qui éveille en moi, comme -celle-ci, le souvenir des temps héroïques.»</p> - -<p>Un bruit de pas me fit tourner la tête; une <span class="pagenum" id="Page_189">189</span> femme, une grande -femme brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap.</p> - -<p>M. Martini murmura, en faisant sonner les finales: «C’est M<sup>me</sup> -Parisse, vous savez!»</p> - -<p>Non, je ne savais pas, mais ce nom jeté, ce nom du berger Troyen me -confirma dans mon rêve.</p> - -<p>Je dis cependant: «Qui ça, M<sup>me</sup> Parisse?»</p> - -<p>Il parut stupéfait que je ne connusse pas cette histoire.</p> - -<p>J’affirmai que je ne la savais point; et je regardais la femme qui -s’en allait sans nous voir, rêvant, marchant d’un pas grave et lent, -comme marchaient sans doute les dames de l’antiquité. Elle devait avoir -trente-cinq ans environ, et restait belle, fort belle, bien qu’un peu -grasse.</p> - -<p>Et M. Martini me conta ceci.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_190">190</span></p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>M<sup>me</sup> Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant -la guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C’était -alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu’elle était -devenue forte et triste.</p> - -<p>Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à -bedaine et à jambes courtes, qui trottent menu dans une culotte -toujours trop large.</p> - -<p>Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne -commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré durant la -campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons.</p> - -<p>Comme il s’ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière -étouffante enfermée <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> en sa double enceinte d’énormes murailles, le -commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de -forêt de pins éventée par toutes les brises du large.</p> - -<p>Il y rencontra M<sup>me</sup> Parisse qui venait aussi, les soirs d’été, -respirer l’air frais sous les arbres. Comment s’aimèrent-ils? Le -sait-on? Ils se rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se -voyaient plus, ils pensaient l’un à l’autre, sans doute. L’image de la -jeune femme aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de -la belle et fraîche Méridionale qui montrait ses dents en souriant, -restait flottante devant les yeux de l’officier qui continuait sa -promenade en mangeant son cigare au lieu de le fumer; et l’image du -commandant serré dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d’or, -dont la moustache blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir -devant les yeux de M<sup>me</sup> Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu, -court de pattes et ventru, rentrait pour souper.</p> - -<p>A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être; et -à force de se revoir, ils s’imaginèrent qu’ils se connaissaient. Il la -salua assurément. Elle fut surprise et s’inclina, <span class="pagenum" id="Page_192">192</span> si peu, si peu, -tout juste ce qu’il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de -quinze jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d’être -côte à côte.</p> - -<p>Il lui parla! De quoi? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils -l’admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus -souvent qu’à l’horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut -le prétexte banal et persistant d’une causerie de plusieurs minutes.</p> - -<p>Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s’entretenant de -sujets quelconques; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus -intimes, de ces choses secrètes, charmantes, dont on voit le reflet -dans la douceur, dans l’émotion du regard, et qui font battre le -cœur, car elles confessent l’âme, mieux qu’un aveu.</p> - -<p>Puis il dut lui prendre la main, et balbutier ces mots que la femme -devine sans avoir l’air de les entendre.</p> - -<p>Et il fut convenu entre eux qu’ils s’aimaient sans qu’ils se le fussent -prouvé par rien de sensuel ou de brutal.</p> - -<p>Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle, -mais il voulait <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour -plus ardemment de se rendre à son violent désir.</p> - -<p>Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder.</p> - -<p>Un soir pourtant elle lui dit comme par hasard: «Mon mari vient de -partir pour Marseille. Il y va rester quatre jours.»</p> - -<p>Jean de Carmelin se jeta à ses pieds, la suppliant d’ouvrir sa porte le -soir même, vers onze heures. Mais elle ne l’écouta point et rentra d’un -air fâché.</p> - -<p>Le commandant fut de mauvaise humeur tout le soir; et le lendemain, dès -l’aurore, il se promenait, rageur, sur les remparts, allant de l’école -du tambour à l’école de peloton, et jetant des punitions aux officiers -et aux hommes, comme on jetterait des pierres dans une foule.</p> - -<p>Mais en rentrant pour déjeuner, il trouva sous sa serviette, dans une -enveloppe, ces quatre mots: «Ce soir, dix heures.» Et il donna cent -sous, sans aucune raison, au garçon qui le servait.</p> - -<p>La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner -et à se parfumer.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_194">194</span></p> - -<p>Au moment où il se mettait à table pour dîner, on lui remit une autre -enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme:</p> - -<div class="quote"> - <p>«Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf - heures.—<span class="smcap">Parisse.</span>»</p> -</div> - -<p>Le commandant poussa un juron si véhément que le garçon laissa tomber -la soupière sur le parquet.</p> - -<p>Que ferait-il? Certes, il la voulait, ce soir-là même, coûte que coûte; -et il l’aurait. Il l’aurait par tous les moyens, dût-il faire arrêter -et emprisonner le mari. Soudain une idée folle lui traversa la tête. Il -demanda du papier, et écrivit:</p> - -<div class="quote"> - <p class="recipient">«<span class="smcap">Madame</span>,</p> - - <p>«Il ne rentrera pas ce soir, je vous le jure, et moi je serai à dix - heures où vous savez. Ne craignez rien, je réponds de tout, sur mon - honneur d’officier.</p> - - <p class="rsignature">«<span class="smcap">Jean de Carmelin.</span>»</p> -</div> - -<p>Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité.</p> - -<p>Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois, qui commandait -après lui; et il lui <span class="pagenum" id="Page_195">195</span> dit, en roulant entre ses doigts la dépêche -froissée de M. Parisse:</p> - -<p>—Capitaine, je reçois un télégramme d’une nature singulière et dont il -m’est même impossible de vous communiquer le contenu. Vous allez faire -fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce -que personne, vous entendez bien, personne n’entre ni ne sorte avant -six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans -les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures. -Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son -domicile <i>manu militari</i>. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils -s’éloigneront aussitôt de moi en ayant l’air de ne pas me connaître.</p> - -<p>Vous avez bien entendu?</p> - -<p>—Oui, mon commandant.</p> - -<p>—Je vous rends responsable de l’exécution de ces ordres, mon cher -capitaine.</p> - -<p>—Oui, mon commandant.</p> - -<p>—Voulez-vous un verre de chartreuse?</p> - -<p>—Volontiers, mon commandant.</p> - -<p>Ils trinquèrent, burent la liqueur jaune, et le capitaine Gribois s’en -alla.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_196">196</span></p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">III</p> -</div> - -<p>Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur -le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice.</p> - -<p>L’un était grand et maigre, M. Saribe, marchand d’huiles, l’autre gros -et petit, M. Parisse.</p> - -<p>Ils se mirent en route côte à côte, leur sac de nuit à la main, pour -gagner la ville éloignée d’un kilomètre.</p> - -<p>Mais en arrivant à la porte du port, les factionnaires croisèrent la -baïonnette en leur enjoignant de s’éloigner.</p> - -<p>Effarés, stupéfaits, abrutis d’étonnement, ils s’écartèrent et -délibérèrent; puis, après avoir pris conseil l’un de l’autre, ils -revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître -leurs noms.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span></p> - -<p>Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les -menacèrent de tirer; et les deux voyageurs, épouvantés, s’enfuirent au -pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient.</p> - -<p>Ils firent alors le tour des remparts et se présentèrent à la porte -de la route de Cannes. Elle était fermée également et gardée aussi -par un poste menaçant. MM. Saribe et Parisse, en hommes prudents, -n’insistèrent pas davantage, et s’en revinrent à la gare pour chercher -un abri, car le tour des fortifications n’était pas sûr, après le -soleil couché.</p> - -<p>L’employé de service, surpris et somnolent, les autorisa à attendre le -jour dans le salon des voyageurs.</p> - -<p>Ils y demeurèrent côte à côte, sans lumière, sur le canapé de velours -vert, trop effrayés pour songer à dormir.</p> - -<p>La nuit fut longue pour eux.</p> - -<p>Ils apprirent, vers six heures et demie, que les portes étaient -ouvertes et qu’on pouvait, enfin, pénétrer dans Antibes.</p> - -<p>Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route -leurs sacs abandonnés.</p> - -<p>Lorsqu’ils franchirent, un peu inquiets <span class="pagenum" id="Page_198">198</span> encore, la porte de la -ville, le commandant de Carmelin, l’œil sournois et la moustache en -l’air, vint lui-même les reconnaître et les interroger.</p> - -<p>Puis il les salua avec politesse en s’excusant de leur avoir fait -passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres.</p> - -<p>Les esprits, dans Antibes, étaient affolés. Les uns parlaient d’une -surprise méditée par les Italiens, les autres d’un débarquement -du prince impérial, d’autres encore croyaient à une conspiration -orléaniste. On ne devina que plus tard la vérité quand on apprit que le -bataillon du commandant était envoyé fort loin, et que M. de Carmelin -avait été sévèrement puni.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">IV</p> -</div> - -<p>M. Martini avait fini de parler. M<sup>me</sup> Parisse revenait, sa promenade -terminée. Elle passa gravement, près de moi, les yeux sur les Alpes -dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du -soleil.</p> - -<p>J’avais envie de la saluer, la triste et pauvre femme qui devait penser -toujours à cette nuit d’amour déjà si lointaine, et à l’homme hardi qui -avait osé, pour un baiser d’elle, mettre une ville en état de siège et -compromettre tout son avenir.</p> - -<p>Aujourd’hui, il l’avait oubliée sans doute, à moins qu’il ne racontât, -après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre.</p> - -<p>L’avait-elle revu? L’aimait-elle encore? Et je songeais: «Voici bien un -trait de l’amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. <span class="pagenum" id="Page_200">200</span> L’Homère -qui chanterait cette Hélène, et l’aventure de son Ménélas, devrait -avoir l’âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire, -beau, fort comme Achille, et plus rusé qu’Ulysse, le héros de cette -abandonnée!»</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Madame Parisse</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 16 mars 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_203">203</span> - - <h2 id="ch_9"><span class="h2line2">JULIE ROMAIN.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap">E</span> suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la -Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas -sur une route? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au -flanc des montagnes, au bord de la mer! Et on rêve! Que d’illusions, -d’amours, d’aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme -qui vagabonde! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en -vous avec l’air tiède et léger; on les boit dans la brise, et elles -font naître en notre cœur un appétit de bonheur qui grandit avec la -faim, excitée par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et -chantent comme des oiseaux.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p> - -<p>Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l’Italie, ou -plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la -représentation de tous les poèmes d’amour de la terre. Et je songeais -que depuis Cannes, où l’on pose, jusqu’à Monaco où l’on joue, on ne -vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de -l’argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses -et d’orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les -viles convoitises, et bien montrer l’esprit humain tel qu’il est, -rampant, ignorant, arrogant et cupide.</p> - -<p>Tout à coup, au fond d’une des baies ravissantes qu’on rencontre à -chaque détour de la montagne, j’aperçus quelques villas, quatre ou -cinq seulement, en face de la mer, au pied du mont, et devant un -bois sauvage de sapins qui s’en allait au loin derrière elles par -deux grands vallons sans chemins et sans issues peut-être. Un de ces -chalets m’arrêta net devant sa porte, tant il était joli: une petite -maison blanche avec des boiseries brunes, et couverte de roses grimpées -jusqu’au toit.</p> - -<p>Et le jardin: une nappe de fleurs, de toutes les couleurs et de toutes -les tailles, <span class="pagenum" id="Page_205">205</span> mêlées dans un désordre coquet et cherché. Le gazon -en était rempli; chaque marche du perron en portait une touffe à ses -extrémités, les fenêtres laissaient pendre sur la façade éclatante -des grappes bleues ou jaunes; et la terrasse aux balustres de pierre, -qui couvrait cette mignonne demeure, était enguirlandée d’énormes -clochettes rouges pareilles à des taches de sang.</p> - -<p>On apercevait, par derrière, une longue allée d’orangers fleuris qui -s’en allait jusqu’au pied de la montagne.</p> - -<p>Sur la porte, en petites lettres d’or, ce nom: «Villa d’Antan.»</p> - -<p>Je me demandais quel poète ou quelle fée habitait là, quel solitaire -inspiré avait découvert ce lieu et créé cette maison de rêve, qui -semblait poussée dans un bouquet.</p> - -<p>Un cantonnier cassait des pierres sur la route, un peu plus loin. Je -lui demandai le nom du propriétaire de ce bijou. Il répondit:</p> - -<p>—C’est M<sup>me</sup> Julie Romain.</p> - -<p>Julie Romain! Dans mon enfance, autrefois, j’avais tant entendu parler -d’elle, de la grande actrice, la rivale de Rachel.</p> - -<p>Aucune femme n’avait été plus applaudie et plus aimée, plus aimée -surtout! Que de <span class="pagenum" id="Page_206">206</span> duels et que de suicides pour elle, et que -d’aventures retentissantes! Quel âge avait-elle à présent, cette -séductrice? Soixante, soixante-dix, soixante-quinze ans? Julie Romain! -Ici, dans cette maison! La femme qu’avaient adorée le plus grand -musicien et le plus rare poète de notre pays! Je me souvenais encore -de l’émotion soulevée dans toute la France (j’avais alors douze ans) -par sa fuite en Sicile avec celui-ci, après sa rupture éclatante avec -celui-là.</p> - -<p>Elle était partie un soir, après une première représentation où la -salle l’avait acclamée durant une demi-heure, et rappelée onze fois -de suite; elle était partie avec le poète, en chaise de poste, comme -on faisait alors; ils avaient traversé la mer pour aller s’aimer dans -l’île antique, fille de la Grèce, sous l’immense bois d’orangers qui -entoure Palerme et qu’on appelle la «Conque d’Or».</p> - -<p>On avait raconté leur ascension de l’Etna et comment ils s’étaient -penchés sur l’immense cratère, enlacés, la joue contre la joue, comme -pour se jeter au fond du gouffre de feu.</p> - -<p>Il était mort, lui, l’homme aux vers troublants, si profonds qu’ils -avaient donné le vertige à toute une génération, si subtils, si -mystérieux, <span class="pagenum" id="Page_207">207</span> qu’ils avaient ouvert un monde nouveau aux nouveaux -poètes.</p> - -<p>L’autre aussi était mort, l’abandonné, qui avait trouvé pour elle des -phrases de musique restées dans toutes les mémoires, des phrases de -triomphe et de désespoir, affolantes et déchirantes.</p> - -<p>Elle était là, elle, dans cette maison voilée de fleurs.</p> - -<p>Je n’hésitai point, je sonnai.</p> - -<p>Un petit domestique vint ouvrir, un garçon de dix-huit ans, à l’air -gauche, aux mains niaises. J’écrivis sur ma carte un compliment galant -pour la vieille actrice et une vive prière de me recevoir. Peut-être -savait-elle mon nom et consentirait-elle à m’ouvrir sa porte.</p> - -<p>Le jeune valet s’éloigna, puis revint en me demandant de le suivre; -et il me fit entrer dans un salon propre et correct, de style -Louis-Philippe, aux meubles froids et lourds, dont une petite bonne de -seize ans, à la taille mince, mais peu jolie, enlevait les housses en -mon honneur.</p> - -<p>Puis, je restai seul.</p> - -<p>Sur les murs, trois portraits, celui de l’actrice dans un de ses rôles, -celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise -<span class="pagenum" id="Page_208">208</span> à jabot d’alors, et celui du musicien assis devant un clavecin. -Elle, blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait -de sa bouche gracieuse et de son œil bleu; et la peinture était -soignée, fine, élégante et sèche.</p> - -<p>Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité.</p> - -<p>Tout cela sentait l’autrefois, les jours finis et les gens disparus.</p> - -<p>Une porte s’ouvrit, une petite femme entra; vieille, très vieille, très -petite, avec des bandeaux de cheveux blancs, des sourcils blancs, une -vraie souris blanche rapide et furtive.</p> - -<p>Elle me tendit la main et dit, d’une voix restée fraîche, sonore, -vibrante:</p> - -<p>—Merci, monsieur. Comme c’est gentil aux hommes d’aujourd’hui de se -souvenir des femmes de jadis! Asseyez-vous.</p> - -<p>Et je lui racontai comment sa maison m’avait séduit, comment j’avais -voulu connaître le nom de la propriétaire, et comment, l’ayant connu, -je n’avais pu résister au désir de sonner à sa porte.</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—Cela m’a fait d’autant plus de plaisir, <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> monsieur, que voici -la première fois que pareille chose arrive. Quand on m’a remis votre -carte, avec le mot gracieux qu’elle portait, j’ai tressailli comme -si on m’eût annoncé un vieil ami disparu depuis vingt ans. Je suis -une morte, moi, une vraie morte, dont personne ne se souvient, à qui -personne ne pense, jusqu’au jour où je mourrai pour de bon; et alors -tous les journaux parleront, pendant trois jours, de Julie Romain, avec -des anecdotes, des détails, des souvenirs et des éloges emphatiques. -Puis ce sera fini de moi.</p> - -<p>Elle se tut, et reprit, après un silence:</p> - -<p>—Et cela ne sera pas long maintenant. Dans quelques mois, dans -quelques jours, de cette petite femme encore vive il ne restera plus -qu’un petit squelette.</p> - -<p>Elle leva les yeux vers son portrait qui lui souriait, qui souriait à -cette vieille, à cette caricature de lui-même; puis elle regarda les -deux hommes, le poète dédaigneux et le musicien inspiré qui semblaient -se dire: «Que nous veut cette ruine?»</p> - -<p>Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m’étreignait le -cœur, la tristesse des existences accomplies, qui se débattent <span class="pagenum" id="Page_210">210</span> -encore dans les souvenirs comme on se noie dans une eau profonde.</p> - -<p>De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes -et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes, -jolies, riches, heureuses; des hommes souriants et satisfaits. Elle -suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné:</p> - -<p>—On ne peut pas être et avoir été.</p> - -<p>Je lui dis:</p> - -<p>—Comme la vie a dû être belle pour vous!</p> - -<p>Elle poussa un grand soupir:</p> - -<p>—Belle et douce. C’est pour cela que je la regrette si fort.</p> - -<p>Je vis qu’elle était disposée à parler d’elle; et doucement, avec -des précautions délicates, comme lorsqu’on touche à des chairs -douloureuses, je me mis à l’interroger.</p> - -<p>Elle parla de ses succès, de ses enivrements, de ses amis, de toute son -existence triomphante. Je lui demandai:</p> - -<p>—Les plus vives joies, le vrai bonheur, est-ce au théâtre que vous les -avez dus?</p> - -<p>Elle répondit vivement:</p> - -<p>—Oh! non.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_211">211</span></p> - -<p>Je souris; elle reprit, en levant vers les deux portraits un regard -triste:</p> - -<p>—C’est à eux.</p> - -<p>Je ne pus me retenir de demander:</p> - -<p>—Auquel?</p> - -<p>—A tous les deux. Je les confonds même un peu dans ma mémoire de -vieille, et puis, j’ai des remords envers l’un, aujourd’hui.</p> - -<p>—Alors, madame, ce n’est pas à eux, mais à l’amour lui-même que va -votre reconnaissance. Ils n’ont été que ses interprètes.</p> - -<p>—C’est possible. Mais quels interprètes!</p> - -<p>—Êtes-vous certaine que vous n’avez pas été, que vous n’auriez pas -été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n’aurait -pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son -cœur, toutes ses pensées, toutes ses heures, tout son être; tandis -que ceux-ci vous donnaient deux rivales redoutables, la Musique et la -Poésie?</p> - -<p>Elle s’écria avec force, avec cette voix restée jeune, qui faisait -vibrer quelque chose dans l’âme:</p> - -<p>—Non, monsieur, non. Un autre m’aurait plus aimée peut-être, mais il -ne m’aurait pas aimée comme ceux-là. Ah! c’est qu’ils m’ont chanté -la musique de l’amour, ceux-là, comme <span class="pagenum" id="Page_212">212</span> personne au monde ne la -pourrait chanter! Comme ils m’ont grisée! Est-ce qu’un homme, un -homme quelconque, trouverait ce qu’ils savaient trouver, eux, dans -les sons et dans les paroles? Est-ce assez que d’aimer, si on ne sait -pas mettre dans l’amour toute la poésie et toute la musique du ciel -et de la terre? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une -femme avec des chants et avec des mots! Oui, il y avait peut-être dans -notre passion plus d’illusion que de réalité; mais ces illusions-là -vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent -toujours sur le sol. Si d’autres m’ont plus aimée, par eux seuls j’ai -compris, j’ai senti, j’ai adoré l’amour!</p> - -<p>Et, tout à coup, elle se mit à pleurer.</p> - -<p>Elle pleurait, sans bruit, des larmes désespérées!</p> - -<p>J’avais l’air de ne point voir, et je regardais au loin. Elle reprit, -après quelques minutes:</p> - -<p>—Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le cœur -vieillit avec le corps. Chez moi, cela n’est point arrivé. Mon pauvre -corps a soixante-neuf ans, et mon pauvre cœur en a vingt... Et voilà -pourquoi je vis toute seule, dans les fleurs et dans les rêves.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span></p> - -<p>Il y eut entre nous un long silence. Elle s’était calmée et se remit à -parler en souriant:</p> - -<p>—Comme vous vous moqueriez de moi, si vous saviez... si vous saviez -comment je passe mes soirées... quand il fait beau!... Je me fais honte -et pitié en même temps.</p> - -<p>J’eus beau la prier, elle ne voulut point me dire ce qu’elle faisait; -alors je me levai pour partir.</p> - -<p>Elle s’écria:</p> - -<p>—Déjà!</p> - -<p>Et, comme j’annonçais que je devais dîner à Monte-Carlo, elle demanda, -avec timidité:</p> - -<p>—Vous ne voulez pas dîner avec moi? Cela me ferait beaucoup de plaisir.</p> - -<p>J’acceptai tout de suite. Elle sonna, enchantée; puis quand elle eut -donné quelques ordres à la petite bonne, elle me fit visiter sa maison.</p> - -<p>Une sorte de véranda vitrée, pleine d’arbustes, s’ouvrait sur la -salle à manger et laissait voir d’un bout à l’autre la longue allée -d’orangers, s’étendant jusqu’à la montagne. Un siège bas, caché sous -les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s’asseoir -là.</p> - -<p>Puis nous allâmes dans le jardin regarder <span class="pagenum" id="Page_214">214</span> les fleurs. Le soir -venait doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s’exhaler -tous les parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand -nous nous mîmes à table. Le dîner fut bon et long; et nous devînmes -amis intimes, elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie -profonde s’éveillait pour elle en mon cœur. Elle avait bu deux -doigts de vin, comme on disait autrefois, et devenait plus confiante, -plus expansive.</p> - -<p>—Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi, je l’adore, cette bonne -lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble -que tous mes souvenirs sont dedans; et je n’ai qu’à la contempler pour -qu’ils me reviennent aussitôt. Et même... quelquefois, le soir... je -m’offre un joli spectacle... joli... joli... si vous saviez?... Mais -non, vous vous moqueriez trop de moi... je ne peux pas... Je n’ose -pas... non... non... vraiment, non...</p> - -<p>Je la suppliais:</p> - -<p>—Voyons... quoi? dites-le-moi; je vous promets de ne pas me moquer... -je vous le jure... voyons...</p> - -<p>Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres, -si froides, et je les baisai l’une après l’autre, plusieurs fois, <span class="pagenum" id="Page_215">215</span> -comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait.</p> - -<p>—Vous me promettez de ne pas rire?</p> - -<p>—Oui, je le jure.</p> - -<p>—Eh bien, venez.</p> - -<p>Elle se leva. Et comme le petit domestique, gauche dans sa livrée -verte, éloignait la chaise derrière elle, elle lui dit quelques mots à -l’oreille, très bas, très vite. Il répondit:</p> - -<p>—Oui, madame, tout de suite.</p> - -<p>Elle prit mon bras et m’emmena sous la véranda.</p> - -<p>L’allée d’orangers était vraiment admirable à voir. La lune, déjà -levée, la pleine lune, jetait au milieu un mince sentier d’argent, une -longue ligne de clarté qui tombait sur le sable jaune, entre les têtes -rondes et opaques des arbres sombres.</p> - -<p>Comme ils étaient en fleurs, ces arbres, leur parfum violent et doux -emplissait la nuit. Et dans leur verdure noire on voyait voltiger des -milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines -d’étoiles.</p> - -<p>Je m’écriai:</p> - -<p>—Oh! quel décor pour une scène d’amour!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span></p> - -<p>Elle sourit.</p> - -<p>—N’est-ce pas? n’est-ce pas? Vous allez voir.</p> - -<p>Et elle me fit asseoir à côté d’elle.</p> - -<p>Elle murmura:</p> - -<p>—Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à -ces choses-là, vous autres, les hommes d’aujourd’hui. Vous êtes des -boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus -nous parler. Quand je dis «nous», j’entends les jeunes. Les amours -sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de -couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme, -vous disparaissez; mais si vous estimez la femme plus haut que la note, -vous payez. Jolies mœurs... et jolies tendresses!</p> - -<p>Elle me prit la main.</p> - -<p>—Regardez...</p> - -<p>Je demeurais stupéfait et ravi... Là-bas, au bout de l’allée, dans le -sentier de lune, deux jeunes gens s’en venaient en se tenant par la -taille. Ils s’en venaient, enlacés, charmants, à petits pas, traversant -les flaques de lumière qui les éclairaient tout à coup et rentrant dans -l’ombre aussitôt. Il était vêtu, lui, <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> d’un habit de satin blanc, -comme au siècle passé, et d’un chapeau couvert d’une plume d’autruche. -Elle portait une robe à paniers et la haute coiffure poudrée des belles -dames au temps du Régent.</p> - -<p>A cent pas de nous, ils s’arrêtèrent et, debout au milieu de l’allée, -s’embrassèrent en faisant des grâces.</p> - -<p>Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces -gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon -siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé, -comme l’homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui -lui ouvre la gorge et la mâchoire.</p> - -<p>Mais les enfants s’en retournèrent vers le fond de l’allée; et -ils redevinrent délicieux. Ils s’éloignaient, s’en allaient, -disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus. -L’allée vide semblait triste.</p> - -<p>Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir; car je compris -que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le -passé, tout ce passé d’amour et de décor, le passé factice, trompeur -et séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> battre -encore le cœur de la vieille cabotine et de la vieille amoureuse!</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Julie Romain</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du samedi 20 mars 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_221">221</span> - - <h2 id="ch_10"><span class="h2line2">LE PÈRE AMABLE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> ciel humide et gris semblait peser sur la vaste plaine brune. -L’odeur de l’automne, odeur triste des terres nues et mouillées, des -feuilles tombées, de l’herbe morte, rendait plus épais et plus lourd -l’air stagnant du soir. Les paysans travaillaient encore, épars dans -les champs, en attendant l’heure de l’Angélus qui les rappellerait aux -fermes dont on apercevait, çà et là, les toits de chaume à travers les -branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les -clos de pommiers.</p> - -<p>Au bord d’un chemin, sur un tas de hardes, un tout petit enfant, assis -les jambes <span class="pagenum" id="Page_222">222</span> ouvertes, jouait avec une pomme de terre qu’il laissait -parfois tomber dans sa robe, tandis que cinq femmes, courbées et la -croupe en l’air, piquaient des brins de colza dans la plaine voisine. -D’un mouvement leste et continu, tout le long du grand bourrelet de -terre que la charrue venait de retourner, elles enfonçaient une pointe -de bois, puis jetaient aussitôt dans ce trou la plante un peu flétrie -déjà qui s’affaissait sur le côté; puis elles recouvraient la racine et -continuaient leur travail.</p> - -<p>Un homme qui passait, un fouet à la main et les pieds dans des sabots, -s’arrêta près de l’enfant, le prit et l’embrassa. Alors une des femmes -se redressa et vint à lui. C’était une grande fille rouge, large du -flanc, de la taille et des épaules, une haute femelle normande, aux -cheveux jaunes, au teint de sang.</p> - -<p>Elle dit, d’une voix résolue:</p> - -<p>—Te v’la Césaire, eh ben?</p> - -<p>L’homme, un garçon maigre à l’air triste, murmura:</p> - -<p>—Eh ben, rien de rien, toujou d’ même!</p> - -<p>—I ne veut pas?</p> - -<p>—I ne veut pas.</p> - -<p>—Qué que tu vas faire?</p> - -<p>—J’ sais ti?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_223">223</span></p> - -<p>—Va t’en vé l’ curé.</p> - -<p>—J’ veux ben.</p> - -<p>—Vas-y à c’t’ heure.</p> - -<p>—J’ veux ben.</p> - -<p>Et ils se regardèrent. Il tenait toujours l’enfant dans ses bras. Il -l’embrassa de nouveau et le remit sur les hardes des femmes.</p> - -<p>A l’horizon, entre deux fermes, on apercevait une charrue que traînait -un cheval et que poussait un homme. Ils passaient tout doucement, la -bête, l’instrument et le laboureur, sur le ciel terne du soir.</p> - -<p>La femme reprit:</p> - -<p>—Alors, qué qu’i dit, ton pé?</p> - -<p>—I dit qu’i n’ veut point.</p> - -<p>—Pourquoi ça qu’i n’ veut point?</p> - -<p>Le garçon montra d’un geste l’enfant qu’il venait de remettre à terre, -puis d’un regard il indiqua l’homme qui poussait la charrue, là-bas.</p> - -<p>Et il prononça: «Parce que c’est à li, ton éfant.»</p> - -<p>La fille haussa les épaules, et d’un ton colère: «Pardi, tout l’ monde -le sait ben qu’ c’est à Victor. Et pi après? j’ai fauté! j’ suis-ti la -seule? Ma mé aussi avait fauté, avant mé, et pi la tienne itou, avant -d’épouser ton pé! <span class="pagenum" id="Page_224">224</span> Qui ça qui n’a point fauté dans l’ pays? J’ai -fauté avec Victor, vu qu’i m’a prise dans la grange comme j’ dormais, -ça, c’est vrai; et pi j’ai r’ fauté que je n’ dormais point. J’ -l’aurais épousé pour sûr, n’eût-il point été un serviteur. J’ suis-t-i -moins vaillante pour ça?</p> - -<p>L’homme dit simplement:</p> - -<p>—Mé, j’ te veux ben telle que t’es, avec ou sans l’éfant. N’y a que -mon pé qui m’oppose. J’ verrons tout d’ même à régler ça.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Va t’en vé l’ curé à c’t’ heure.</p> - -<p>—J’y vas.</p> - -<p>Et il se remit en route de son pas lourd de paysan; tandis que la -fille, les mains sur les hanches, retournait piquer son colza.</p> - -<p>En effet, l’homme qui s’en allait ainsi, Césaire Houlbrèque, le fils -du vieux sourd Amable Houlbrèque, voulait épouser, malgré son père, -Céleste Lévesque, qui avait eu un enfant de Victor Lecoq, simple valet -employé alors dans la ferme de ses parents et mis dehors pour ce fait.</p> - -<p>Aux champs, d’ailleurs, les hiérarchies de caste n’existent point, et -si le valet est économe, il devient, en prenant une ferme à son tour, -l’égal de son ancien maître.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span></p> - -<p>Césaire Houlbrèque s’en allait donc, un fouet sous le bras, ruminant -ses idées, et soulevant l’un après l’autre ses lourds sabots englués de -terre. Certes il voulait épouser Céleste Lévesque, il la voulait avec -son enfant, parce que c’était la femme qu’il lui fallait. Il n’aurait -pas su dire pourquoi; mais il le savait, il en était sûr. Il n’avait -qu’à la regarder pour en être convaincu, pour se sentir tout drôle, -tout remué, comme abêti de contentement. Ça lui faisait même plaisir -d’embrasser le petit, le petit de Victor, parce qu’il était sorti -d’elle.</p> - -<p>Et il regardait, sans haine, le profil lointain de l’homme qui poussait -sa charrue sur le bord de l’horizon.</p> - -<p>Mais le père Amable ne voulait pas de ce mariage. Il s’y opposait avec -un entêtement de sourd, avec un entêtement furieux.</p> - -<p>Césaire avait beau lui crier dans l’oreille, dans celle qui entendait -encore quelques sons:</p> - -<p>—J’ vous soignerons ben, mon pé. J’ vous dis que c’est une bonne fille -et pi vaillante, et pi d’épargne.</p> - -<p>Le vieux répétait:—Tant que j’ vivrai, j’ verrai point ça.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p> - -<p>Et rien ne pouvait le vaincre, rien ne pouvait fléchir sa rigueur. -Un seul espoir restait à Césaire. Le père Amable avait peur du curé -par appréhension de la mort qu’il sentait approcher. Il ne redoutait -pas beaucoup le bon Dieu, ni le diable, ni l’enfer, ni le purgatoire, -dont il n’avait aucune idée, mais il redoutait le prêtre, qui lui -représentait l’enterrement, comme on pourrait redouter les médecins par -horreur des maladies. Depuis huit jours Céleste, qui connaissait cette -faiblesse du vieux, poussait Césaire à aller trouver le curé; mais -Césaire hésitait toujours, parce qu’il n’aimait point beaucoup non plus -les robes noires, qui lui représentaient, à lui, des mains toujours -tendues pour des quêtes ou pour le pain bénit.</p> - -<p>Il venait pourtant de se décider et il s’en allait vers le presbytère, -en songeant à la façon dont il allait conter son affaire.</p> - -<p>L’abbé Raffin, un petit prêtre vif, maigre et jamais rasé, attendait -l’heure de son dîner en se chauffant les pieds au feu de sa cuisine.</p> - -<p>Dès qu’il vit entrer le paysan, il demanda, en tournant seulement la -tête:</p> - -<p>—Eh bien, Césaire, qu’est-ce que tu veux?</p> - -<p>—J’ voudrais vous causer, m’sieu l’ curé.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span></p> - -<p>L’homme restait debout, intimidé, tenant sa casquette d’une main et son -fouet de l’autre.</p> - -<p>—Eh bien, cause.</p> - -<p>Césaire regardait la bonne, une vieille qui traînait ses pieds en -mettant le couvert de son maître sur un coin de table, devant la -fenêtre. Il balbutia:</p> - -<p>—C’est que, c’est quasiment une confession.</p> - -<p>Alors l’abbé Raffin considéra avec soin son paysan; il vit sa mine -confuse, son air gêné, ses yeux errants, et il ordonna:</p> - -<p>—Maria, va-t’en cinq minutes à ta chambre, que je cause avec Césaire.</p> - -<p>La servante jeta sur l’homme un regard colère, et s’en alla en grognant.</p> - -<p>L’ecclésiastique reprit:—Allons, maintenant, défile ton chapelet.</p> - -<p>Le gars hésitait toujours, regardait ses sabots, remuait sa casquette; -puis, tout à coup, il se décida:</p> - -<p>—V’là: j’ voudrais épouser Céleste Lévesque.</p> - -<p>—Eh bien, mon garçon, qui est-ce qui t’en empêche?</p> - -<p>—C’est l’ pé qui n’ veut point.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span></p> - -<p>—Ton père?</p> - -<p>—Oui, mon pé.</p> - -<p>—Qu’est-ce qu’il dit, ton père?</p> - -<p>—I dit qu’alle a eu un éfant.</p> - -<p>—Elle n’est pas la première à qui ça arrive, depuis notre mère Ève.</p> - -<p>—Un éfant avec Victor, Victor Lecoq, le domestique à Anthime Loisel.</p> - -<p>—Ah! ah!... Alors, il ne veut pas?</p> - -<p>—I ne veut point.</p> - -<p>—Mais là, pas du tout?</p> - -<p>—Pas pu qu’une bourrique qui r’fuse d’aller, sauf vot’ respect.</p> - -<p>—Qu’est-ce que tu lui dis, toi, pour le décider?</p> - -<p>—J’ li dis qu’ c’est eune bonne fille, et pi vaillante, et pi -d’épargne.</p> - -<p>—Et ça ne le décide pas. Alors tu veux que je lui parle.</p> - -<p>—Tout juste. Vous l’ dites!</p> - -<p>—Et qu’est-ce que je lui raconterai, moi, à ton père?</p> - -<p>—Mais... c’ que vous racontez au sermon pour faire donner des sous.</p> - -<p>Dans l’esprit du paysan tout l’effort de la religion consistait à -desserrer les bourses, à vider les poches des hommes pour emplir le -<span class="pagenum" id="Page_229">229</span> coffre du ciel. C’était une sorte d’immense maison de commerce -dont les curés étaient les commis, commis sournois, rusés, dégourdis -comme personne, qui faisaient les affaires du bon Dieu au détriment des -campagnards.</p> - -<p>Il savait fort bien que les prêtres rendaient des services, de grands -services aux plus pauvres, aux malades, aux mourants, assistaient, -consolaient, conseillaient, soutenaient, mais tout cela moyennant -finances, en échange de pièces blanches, de bel argent luisant dont on -payait les sacrements et les messes, les conseils et la protection, -le pardon des péchés et les indulgences, le purgatoire et le paradis -suivant les rentes et la générosité du pécheur.</p> - -<p>L’abbé Raffin, qui connaissait son homme et qui ne se fâchait jamais, -se mit à rire.</p> - -<p>—Eh bien oui, je lui raconterai ma petite histoire à ton père, mais -toi, mon garçon, tu y viendras, au sermon.</p> - -<p>Houlbrèque tendit la main pour jurer:</p> - -<p>—Foi d’ pauvre homme, si vous faites ça pour mé, j’ le promets.</p> - -<p>—Allons, c’est bien. Quand veux-tu que j’aille le trouver, ton père?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_230">230</span></p> - -<p>—Mais l’ pu tôt s’ra le mieux, anuit si vous le pouvez.</p> - -<p>—Dans une demi-heure alors, après souper.</p> - -<p>—Dans une demi-heure.</p> - -<p>—C’est entendu. A bientôt, mon garçon.</p> - -<p>—A la revoyure, m’sieu l’ curé; merci ben.</p> - -<p>—De rien, mon garçon.</p> - -<p>Et Césaire Houlbrèque rentra chez lui, le cœur allégé d’un grand -poids.</p> - -<p>Il tenait à bail une petite ferme, toute petite, car ils n’étaient pas -riches, son père et lui. Seuls avec une servante, une enfant de quinze -ans qui leur faisait la soupe, soignait les poules, allait traire les -vaches et battait le beurre, ils vivaient péniblement, bien que Césaire -fût un bon cultivateur. Mais ils ne possédaient ni assez de terres, ni -assez de bétail pour gagner plus que l’indispensable.</p> - -<p>Le vieux ne travaillait plus. Triste comme tous les sourds, perclus de -douleurs, courbé, tortu, il s’en allait par les champs, appuyé sur son -bâton, en regardant les bêtes et les hommes d’un œil dur et méfiant. -Quelquefois il s’asseyait sur le bord d’un fossé et demeurait <span class="pagenum" id="Page_231">231</span> -là, sans remuer, pendant des heures, pensant vaguement aux choses qui -l’avaient préoccupé toute sa vie, au prix des œufs et des grains, -au soleil et à la pluie qui gâtent ou font pousser les récoltes. Et, -travaillés par les rhumatismes, ses vieux membres buvaient encore -l’humidité du sol, comme ils avaient bu depuis soixante-dix ans la -vapeur des murs de sa chaumière basse, coiffée aussi de paille humide.</p> - -<p>Il rentrait à la tombée du jour, prenait sa place au bout de la table, -dans la cuisine, et, quand on avait posé devant lui le pot de terre -brûlé qui contenait sa soupe, il l’enfermait dans ses doigts crochus, -qui semblaient avoir gardé la forme ronde du vase, et il se chauffait -les mains, hiver comme été, avant de se mettre à manger, pour ne rien -perdre, ni une parcelle de chaleur qui vient du feu, lequel coûte cher, -ni une goutte de soupe où on a mis de la graisse et du sel, ni une -miette de pain qui vient du blé.</p> - -<p>Puis il grimpait, par une échelle, dans un grenier où il avait sa -paillasse, tandis que le fils couchait en bas, au fond d’une sorte de -niche près de la cheminée, et que la servante s’enfermait dans une -espèce de cave, un trou <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> noir qui servait autrefois à emmagasiner -les pommes de terre.</p> - -<p>Césaire et son père ne causaient presque jamais. De temps en temps -seulement, quand il s’agissait de vendre une récolte ou d’acheter un -veau, le jeune homme prenait l’avis du vieux, et, formant un porte-voix -de ses deux mains, il lui criait ses raisons dans la tête; et le père -Amable les approuvait ou les combattait d’une voix lente et creuse -venue du fond de son ventre.</p> - -<p>Un soir donc, Césaire s’approchant de lui comme s’il s’agissait de -l’acquisition d’un cheval ou d’une génisse, lui avait communiqué, -à pleins poumons, dans l’oreille, son intention d’épouser Céleste -Lévesque.</p> - -<p>Alors le père s’était fâché. Pourquoi? Par moralité? Non sans doute. La -vertu d’une fille n’a guère d’importance aux champs. Mais son avarice, -son instinct profond, féroce, d’épargne, s’était révolté à l’idée que -son fils élèverait un enfant qu’il n’avait pas fait lui-même. Il avait -pensé tout à coup, en une seconde, à toutes les soupes qu’avalerait -le petit avant de pouvoir être utile dans la ferme; il avait calculé -toutes les livres de pain, tous les litres de cidre que mangerait et -que <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> boirait ce galopin jusqu’à son âge de quatorze ans; et une -colère folle s’était déchaînée en lui contre Césaire qui ne pensait pas -à tout ça.</p> - -<p>Et il avait répondu, avec une force de voix inusitée:</p> - -<p>—C’est-il que t’as perdu le sens?</p> - -<p>Alors Césaire s’était mis à énumérer ses raisons, à dire les qualités -de Céleste, à prouver qu’elle gagnerait cent fois ce que coûterait -l’enfant. Mais le vieux doutait de ces mérites, tandis qu’il ne pouvait -douter de l’existence du petit; et il répondait, coup sur coup, sans -s’expliquer davantage:</p> - -<p>—J’ veux point! J’ veux point! Tant que j’ vivrai, ça n’ se f’ra point!</p> - -<p>Et depuis trois mois ils en restaient là, sans en démordre l’un et -l’autre, reprenant, une fois par semaine au moins, la même discussion, -avec les mêmes arguments, les mêmes mots, les mêmes gestes, et la même -inutilité.</p> - -<p>C’est alors que Céleste avait conseillé à Césaire d’aller demander -l’aide de leur curé.</p> - -<p>En rentrant chez lui le paysan trouva son père attablé déjà, car il -s’était mis en retard par sa visite au presbytère.</p> - -<p>Ils dînèrent en silence, face à face, mangèrent un peu de beurre sur -leur pain, après <span class="pagenum" id="Page_234">234</span> la soupe, en buvant un verre de cidre; puis -ils demeurèrent immobiles sur leurs chaises, à peine éclairés par -la chandelle que la petite servante avait emportée pour laver les -cuillers, essuyer les verres, et tailler à l’avance les croûtes pour le -déjeuner de l’aurore.</p> - -<p>Un coup retentit contre la porte qui s’ouvrit aussitôt et le prêtre -parut. Le vieux leva sur lui des yeux inquiets, pleins de soupçons, -et, prévoyant un danger, il se disposait à grimper son échelle, quand -l’abbé Raffin lui mit la main sur l’épaule et lui hurla contre la tempe:</p> - -<p>—J’ai à vous causer, père Amable.</p> - -<p>Césaire avait disparu, profitant de la porte restée ouverte. Il ne -voulait pas entendre, tant il avait peur; il ne voulait pas que son -espoir s’émiettât à chaque refus obstiné de son père; il aimait mieux -apprendre d’un seul coup la vérité, bonne ou mauvaise, plus tard; et -il s’en alla dans la nuit. C’était un soir sans lune, un soir sans -étoiles, un de ces soirs brumeux où l’air semble gras d’humidité. Une -odeur vague de pommes flottait auprès des cours, car c’était l’époque -où on ramassait les plus précoces, les pommes «euribles» comme on dit -au pays du cidre. Les étables, quand <span class="pagenum" id="Page_235">235</span> Césaire longeait leurs murs, -soufflaient par leurs étroites fenêtres leur odeur chaude de bêtes -vivantes endormies sur le fumier; et il entendait auprès des écuries le -piétinement des chevaux restés debout, et le bruit de leurs mâchoires -tirant et broyant le foin des râteliers.</p> - -<p>Il allait devant lui en pensant à Céleste. Dans cet esprit simple, chez -qui les idées n’étaient guère encore que des images nées directement -des objets, les pensées d’amour ne se formulaient que par l’évocation -d’une grande fille rouge, debout dans un chemin creux, et riant, les -mains sur ses hanches.</p> - -<p>C’est ainsi qu’il l’avait aperçue le jour où commença son désir pour -elle. Il la connaissait cependant depuis l’enfance, mais jamais, comme -ce matin-là, il n’avait pris garde à elle. Ils avaient causé quelques -minutes; puis il était parti; et tout en marchant il répétait: «Cristi, -c’est une belle fille tout de même. C’est dommage qu’elle ait fauté -avec Victor.» Jusqu’au soir il y songea; et le lendemain aussi.</p> - -<p>Quand il la revit, il sentit quelque chose qui lui chatouillait le fond -de la gorge, comme si on lui eût enfoncé une plume de coq par <span class="pagenum" id="Page_236">236</span> -la bouche dans la poitrine; et depuis lors, toutes les fois qu’il se -trouvait près d’elle, il s’étonnait de ce chatouillement nerveux qui -recommençait toujours.</p> - -<p>En trois semaines il se décida à l’épouser, tant elle lui plaisait. -Il n’aurait pu dire d’où venait cette puissance sur lui, mais il -l’exprimait par ces mots: «J’en sieu possédé,» comme s’il eût porté en -lui l’envie de cette fille aussi dominatrice qu’un pouvoir d’enfer. -Il ne s’inquiétait guère de sa faute. Tant pis après tout; cela ne la -gâtait point; et il n’en voulait pas à Victor Lecoq.</p> - -<p>Mais si le curé allait ne pas réussir, que ferait-il? Il n’osait y -penser, tant cette inquiétude le torturait.</p> - -<p>Il avait gagné le presbytère, et il s’était assis auprès de la petite -barrière de bois pour attendre la rentrée du prêtre.</p> - -<p>Il était là depuis une heure peut-être, quand il entendit des pas sur -le chemin, et il distingua bientôt, quoique la nuit fût très sombre, -l’ombre plus noire encore de la soutane.</p> - -<p>Il se dressa, les jambes cassées, n’osant plus parler, n’osant point -savoir.</p> - -<p>L’ecclésiastique l’aperçut et dit gaiement:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span></p> - -<p>—Eh bien, mon garçon, ça y est.</p> - -<p>Césaire balbutia:—Ça y est... pas possible!</p> - -<p>—Oui, mon gars, mais point sans peine. Quelle vieille bourrique que -ton père!</p> - -<p>Le paysan répétait:—Pas possible!</p> - -<p>—Mais oui. Viens-t’en me trouver demain midi, pour décider la -publication des bans.</p> - -<p>L’homme avait saisi la main de son curé. Il la serrait, la secouait, -la broyait en bégayant:—Vrai... Vrai... Vrai... M’sieu l’ curé... Foi -d’honnête homme... vous m’ verrez dimanche... à vot’ sermon.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>La noce eut lieu vers la mi-décembre. Elle fut simple, les mariés -n’étant pas riches. Césaire, vêtu de neuf, se trouva prêt dès huit -heures du matin pour aller quérir sa fiancée et la conduire à la -mairie; mais comme il était trop tôt, il s’assit devant la table de la -cuisine et attendit ceux de la famille et les amis qui devaient venir -le prendre.</p> - -<p>Depuis huit jours il neigeait, et la terre brune, la terre déjà -fécondée par les semences d’automne était devenue livide, endormie sous -un grand drap de glace.</p> - -<p>Il faisait froid dans les chaumières coiffées d’un bonnet blanc; et les -pommiers ronds dans les cours semblaient fleuris, poudrés comme au joli -mois de leur épanouissement.</p> - -<p>Ce jour-là, les gros nuages du nord, les <span class="pagenum" id="Page_239">239</span> nuages gris chargés de -cette pluie mousseuse avaient disparu, et le ciel bleu se déployait -au-dessus de la terre blanche sur qui le soleil levant jetait des -reflets d’argent.</p> - -<p>Césaire regardait devant lui, par la fenêtre, sans penser à rien, -heureux.</p> - -<p>La porte s’ouvrit, deux femmes entrèrent, des paysannes endimanchées, -la tante et la cousine du marié, puis trois hommes, ses cousins, -puis une voisine. Ils s’assirent sur des chaises, et ils demeurèrent -immobiles et silencieux, les femmes d’un côté de la cuisine, les hommes -de l’autre, saisis soudain de timidité, de cette tristesse embarrassée -qui prend les gens assemblés pour une cérémonie. Un des cousins demanda -bientôt:</p> - -<p>—C’est-il point l’heure?</p> - -<p>Césaire répondit:</p> - -<p>—Je crais ben que oui.</p> - -<p>—Allons, en route, dit un autre.</p> - -<p>Ils se levèrent. Alors Césaire, qu’une inquiétude venait d’envahir, -grimpa l’échelle du grenier pour voir si son père était prêt. Le vieux, -toujours matinal d’ordinaire, n’avait point encore paru. Son fils le -trouva sur sa paillasse, roulé dans sa couverture, les yeux ouverts, et -l’air méchant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p> - -<p>Il lui cria dans le tympan:</p> - -<p>—Allons, mon pé, levez-vous. V’là l’ moment d’ la noce.</p> - -<p>Le sourd murmura d’une voix dolente:</p> - -<p>—J’ peux pu. J’ai quasiment eune froidure qui m’a g’lé l’ dos. J’ peux -pu r’muer.</p> - -<p>Le jeune homme, atterré, le regardait, devinant sa ruse.</p> - -<p>—Allons, pé, faut vous y forcer.</p> - -<p>—J’ peux point.</p> - -<p>—Tenez, j’ vas vous aider.</p> - -<p>Et il se pencha vers le vieillard, déroula sa couverture, le prit par -les bras et le souleva. Mais le père Amable se mit à gémir:</p> - -<p>—Hou! hou! hou! qué misère! hou, hou, j’ peux point. J’ai l’ dos noué. -C’est que’que vent qu’aura coulé par çu maudit toit.</p> - -<p>Césaire comprit qu’il ne réussirait pas, et furieux pour la première -fois de sa vie contre son père, il lui cria:</p> - -<p>—Eh ben, vous n’ dînerez point, puisque j’ faisons le r’pas à -l’auberge à Polyte. Ça vous apprendra à faire le têtu.</p> - -<p>Et il dégringola l’échelle, puis se mit en route, suivi de ses parents -et invités.</p> - -<p>Les hommes avaient relevé leurs pantalons pour n’en point brûler -le bord dans la neige; <span class="pagenum" id="Page_241">241</span> les femmes tenaient haut leurs jupes, -montraient leurs chevilles maigres, leurs bas de laine grise, leurs -quilles osseuses, droites comme des manches à balai. Et tous allaient -en se balançant sur leurs jambes, l’un derrière l’autre, sans parler, -tout doucement, par prudence, pour ne point perdre le chemin disparu -sous la nappe plate, uniforme, ininterrompue des neiges.</p> - -<p>En approchant des fermes, ils apercevaient une ou deux personnes les -attendant pour se joindre à eux; et la procession s’allongeait sans -cesse, serpentait, suivant les contours invisibles du chemin, avait -l’air d’un chapelet vivant, aux grains noirs, ondulant par la campagne -blanche.</p> - -<p>Devant la porte de la fiancée, un groupe nombreux piétinait sur place -en attendant le marié. On l’acclama quand il parut; et bientôt Céleste -sortit de sa chambre, vêtue d’une robe bleue, les épaules couvertes -d’un petit châle rouge, la tête fleurie d’oranger.</p> - -<p>Mais chacun demandait à Césaire:</p> - -<p>—Ous qu’est ton pé?</p> - -<p>Il répondait avec embarras:</p> - -<p>—I’ ne peut pu se r’muer, vu les douleurs.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span></p> - -<p>Et les fermiers hochaient la tête d’un air incrédule et malin.</p> - -<p>On se mit en route vers la mairie. Derrière les futurs époux, une -paysanne portait l’enfant de Victor, comme s’il se fût agi d’un -baptême; et les paysans, deux par deux, à présent, accrochés par le -bras, s’en allaient dans la neige avec des mouvements de chaloupe sur -la mer.</p> - -<p>Après que le maire eut lié les fiancés dans la petite maison -municipale, le curé les unit à son tour dans la modeste maison du bon -Dieu. Il bénit leur accouplement en leur promettant la fécondité, -puis il leur prêcha les vertus matrimoniales, les simples et saines -vertus des champs, le travail, la concorde et la fidélité, tandis que -l’enfant, pris de froid, piaillait derrière le dos de la mariée.</p> - -<p>Dès que le couple reparut sur le seuil de l’église, des coups de fusil -éclatèrent dans le fossé du cimetière. On ne voyait que le bout des -canons d’où sortaient de rapides jets de fumée; puis une tête se montra -qui regardait le cortège; c’était Victor Lecoq célébrant le mariage de -sa bonne amie, fêtant son bonheur et lui jetant ses vœux avec les -détonations de la poudre. Il avait embauché des <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> amis, cinq ou six -valets laboureurs pour ces salves de mousqueterie. On trouva qu’il se -conduisait bien.</p> - -<p>Le repas eut lieu à l’auberge de Polyte Cacheprune. Vingt couverts -avaient été mis dans la grande salle où l’on dînait aux jours de -marché; et l’énorme gigot tournant devant la broche, les volailles -rissolées sous leur jus, l’andouille grésillant sur le feu vif et -clair, emplissaient la maison d’un parfum épais, de la fumée des -charbons francs arrosés de graisses, de l’odeur puissante et lourde des -nourritures campagnardes.</p> - -<p>On se mit à table à midi, et la soupe aussitôt coula dans les -assiettes. Les figures s’animaient déjà; les bouches s’ouvraient pour -crier des farces, les yeux riaient avec des plis malins. On allait -s’amuser, pardi.</p> - -<p>La porte s’ouvrit, et le père Amable parut. Il avait un air mauvais, -une mine furieuse, et il se traînait sur ses bâtons, en geignant à -chaque pas pour indiquer sa souffrance.</p> - -<p>On s’était tu en le voyant paraître; mais soudain, le père Malivoire, -son voisin, un gros plaisant qui connaissait toutes les manigances des -gens, se mit à hurler, comme faisait Césaire, en formant porte-voix de -ses <span class="pagenum" id="Page_244">244</span> mains:—Hé, vieux dégourdi, t’en as ti un nez, d’avoir senti -de chez té la cuisine à Polyte.</p> - -<p>Un rire énorme jaillit des gorges. Malivoire, excité par le succès, -reprit:—Pour les douleurs, y a rien de tel qu’eune cataplasme -d’andouille! Ça tient chaud l’ ventre, avec un verre de trois-six!...</p> - -<p>Les hommes poussaient des cris, tapaient la table du poing, riaient -de côté en penchant et relevant leur torse comme s’ils eussent fait -marcher une pompe. Les femmes gloussaient comme des poules, les -servantes se tordaient, debout contre les murs. Seul le père Amable ne -riait pas et attendait, sans rien répondre, qu’on lui fît place.</p> - -<p>On le casa au milieu de la table, en face de sa bru, et dès qu’il fut -assis, il se mit à manger. C’était son fils qui payait, après tout, il -fallait prendre sa part. A chaque cuillerée de soupe qui lui tombait -dans l’estomac, à chaque bouchée de pain ou de viande écrasée sur ses -gencives, à chaque verre de cidre et de vin qui lui coulait par le -gosier, il croyait regagner quelque chose de son bien, reprendre un peu -de son argent que tous ces goinfres dévoraient, sauver une parcelle de -<span class="pagenum" id="Page_245">245</span> son avoir, enfin. Et il mangeait en silence avec une obstination -d’avare qui cache des sous, avec la ténacité sombre qu’il apportait -autrefois à ses labeurs persévérants.</p> - -<p>Mais tout à coup il aperçut au bout de la table l’enfant de Céleste sur -les genoux d’une femme, et son œil ne le quitta plus. Il continuait -à manger, le regard attaché sur le petit, à qui sa gardienne mettait -parfois entre les lèvres un peu de fricot qu’il mordillait. Et le vieux -souffrait plus des quelques bouchées sucées par cette larve que de tout -ce qu’avalaient les autres.</p> - -<p>Le repas dura jusqu’au soir. Puis chacun rentra chez soi.</p> - -<p>Césaire souleva le père Amable.</p> - -<p>—Allons, mon pé, faut retourner, dit-il. Et il lui mit ses deux bâtons -aux mains. Céleste prit son enfant dans ses bras, et ils s’en allèrent, -lentement, par la nuit blafarde qu’éclairait la neige. Le vieux sourd, -aux trois quarts gris, rendu plus méchant par l’ivresse, s’obstinait à -ne pas avancer. Plusieurs fois même il s’assit, avec l’idée que sa bru -pourrait prendre froid; et il geignait, sans prononcer un mot, poussant -une sorte de plainte longue et douloureuse.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_246">246</span></p> - -<p>Lorsqu’ils furent arrivés chez eux, il grimpa aussitôt dans son -grenier, tandis que Césaire installait un lit pour l’enfant auprès de -la niche profonde où il allait s’étendre avec sa femme. Mais comme -les nouveaux mariés ne dormirent point tout de suite, ils entendirent -longtemps le vieux qui remuait sur sa paillasse; et même il parla -haut plusieurs fois soit qu’il rêvât, soit qu’il laissât s’échapper -sa pensée par sa bouche, malgré lui, sans pouvoir la retenir, sous -l’obsession d’une idée fixe.</p> - -<p>Quand il descendit par son échelle, le lendemain, il aperçut sa bru qui -faisait le ménage.</p> - -<p>Elle lui cria:—Allons, mon pé, dépêchez-vous, v’là d’ la bonne soupe.</p> - -<p>Et elle posa au bout de la table le pot rond de terre noire plein de -liquide fumant. Il s’assit, sans rien répondre, prit le vase brûlant, -s’y chauffa les mains selon sa coutume: et, comme il faisait grand -froid, il le pressa même contre sa poitrine pour tâcher de faire entrer -en lui, dans son vieux corps roidi par les hivers, un peu de la vive -chaleur de l’eau bouillante.</p> - -<p>Puis il chercha ses bâtons et s’en alla dans <span class="pagenum" id="Page_247">247</span> la campagne glacée, -jusqu’à midi, jusqu’à l’heure du dîner, car il avait vu, installé dans -une grande caisse à savon, le petit de Céleste qui dormait encore.</p> - -<p>Il n’en prit point son parti. Il vivait dans la chaumière, comme -autrefois, mais il avait l’air de ne plus en être, de ne plus -s’intéresser à rien, de regarder ces gens, son fils, la femme et -l’enfant comme des étrangers qu’il ne connaissait pas, à qui il ne -parlait jamais.</p> - -<p>L’hiver s’écoula. Il fut long et rude. Puis le premier printemps fit -repartir les germes; et les paysans, de nouveau, comme des fourmis -laborieuses, passèrent leurs jours dans les champs, travaillant de -l’aurore à la nuit, sous la bise et sous les pluies, le long des -sillons de terre brune qui enfantaient le pain des hommes.</p> - -<p>L’année s’annonçait bien pour les nouveaux époux. Les récoltes -poussaient drues et vivaces; on n’eut point de gelées tardives; et les -pommiers fleuris laissaient tomber dans l’herbe leur neige rose et -blanche qui promettait pour l’automne une grêle de fruits.</p> - -<p>Césaire travaillait dur, se levait tôt et rentrait tard, pour -économiser le prix d’un valet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_248">248</span></p> - -<p>Sa femme lui disait quelquefois:</p> - -<p>—Tu t’ f’ras du mal, à la longue.</p> - -<p>Il répondait:—Pour sûr non, ça me connaît.</p> - -<p>Un soir, pourtant, il rentra si fatigué qu’il dut se coucher sans -souper. Il se leva à l’heure ordinaire le lendemain; mais il ne put -manger, malgré son jeûne de la veille; et il dut rentrer au milieu -de l’après-midi pour se reposer de nouveau. Dans la nuit, il se mit -à tousser; et il se retournait sur sa paillasse, fiévreux, le front -brûlant, la langue sèche, dévoré d’une soif ardente.</p> - -<p>Il alla pourtant jusqu’à ses terres au point du jour; mais le lendemain -on dut appeler le médecin qui le jugea fort malade, atteint d’une -fluxion de poitrine.</p> - -<p>Et il ne quitta plus la niche obscure qui lui servait de couche. On -l’entendait tousser, haleter et remuer au fond de ce trou. Pour le -voir, pour lui donner les drogues, lui poser les ventouses, il fallait -apporter une chandelle à l’entrée. On apercevait alors sa tête creuse, -salie par sa barbe longue, au-dessous d’une dentelle épaisse de toiles -d’araignées qui pendaient et flottaient, remuées par l’air. Et les -mains du malade semblaient mortes sur les draps gris.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span></p> - -<p>Céleste le soignait avec une activité inquiète, lui faisait boire -les remèdes, lui appliquait les vésicatoires, allait et venait par -la maison; tandis que le père Amable restait au bord de son grenier, -guettant de loin le creux sombre où agonisait son fils. Il n’en -approchait point, par haine de la femme, boudant comme un chien jaloux.</p> - -<p>Six jours encore se passèrent; puis un matin, comme Céleste, qui -dormait maintenant par terre sur deux bottes de paille défaites, allait -voir si son homme se portait mieux, elle n’entendit plus son souffle -rapide sortir de sa couche profonde. Effrayée, elle demanda:</p> - -<p>—Eh ben, Césaire, qué que tu dis anuit?</p> - -<p>Il ne répondit pas.</p> - -<p>Elle étendit la main pour le toucher et rencontra la chair glacée de -son visage. Elle poussa un grand cri, un long cri de femme épouvantée. -Il était mort.</p> - -<p>A ce cri, le vieux sourd apparut au haut de son échelle; et comme il -vit Céleste s’élancer dehors pour chercher du secours, il descendit -vivement, tâta à son tour la figure de son fils et, comprenant soudain, -alla fermer <span class="pagenum" id="Page_250">250</span> la porte en dedans, pour empêcher la femme de rentrer -et reprendre possession de sa demeure, puisque son fils n’était plus -vivant.</p> - -<p>Puis il s’assit sur une chaise à côté du mort.</p> - -<p>Des voisins arrivaient, appelaient, frappaient. Il ne les entendait -pas. Un d’eux cassa la vitre de la fenêtre et sauta dans la chambre. -D’autres le suivirent; la porte de nouveau fut ouverte, et Céleste -reparut, pleurant toutes ses larmes, les joues enflées et les yeux -rouges. Alors le père Amable, vaincu, sans dire un mot, remonta dans -son grenier.</p> - -<p>L’enterrement eut lieu le lendemain; puis, après la cérémonie, le -beau-père et la belle-fille se trouvèrent seuls dans la ferme, avec -l’enfant.</p> - -<p>C’était l’heure ordinaire du dîner. Elle alluma le feu, tailla la -soupe, posa les assiettes sur la table, tandis que le vieux, assis sur -une chaise, attendait, sans paraître la regarder.</p> - -<p>Quand le repas fut prêt, elle lui cria dans l’oreille:</p> - -<p>—Allons, mon pé, faut manger.</p> - -<p>Il se leva, prit place au bout de la table, <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> vida son pot, mâcha -son pain verni de beurre, but ses deux verres de cidre, puis s’en alla.</p> - -<p>C’était un de ces jours tièdes, un de ces jours bienfaisants où la vie -fermente, palpite, fleurit sur toute la surface du sol.</p> - -<p>Le père Amable suivait un petit sentier à travers les champs. Il -regardait les jeunes blés et les jeunes avoines, en songeant que son -éfant était sous terre à présent, son pauvre éfant. Il s’en allait -de son pas usé, traînant la jambe et boitillant. Et comme il était -tout seul dans la plaine, tout seul sous le ciel bleu, au milieu des -récoltes grandissantes, tout seul avec les alouettes qu’il voyait -planer sur sa tête, sans entendre leur chant léger, il se mit à pleurer -en marchant.</p> - -<p>Puis il s’assit auprès d’une mare et resta là jusqu’au soir à regarder -les petits oiseaux qui venaient boire; puis, comme la nuit tombait, il -rentra, soupa sans dire un mot et grimpa dans son grenier.</p> - -<p>Et sa vie continua comme par le passé. Rien n’était changé, sauf que -son fils Césaire dormait au cimetière.</p> - -<p>Qu’aurait-il fait, le vieux? Il ne pouvait plus travailler, il n’était -bon maintenant qu’à <span class="pagenum" id="Page_252">252</span> manger les soupes trempées par sa belle-fille. -Et il les mangeait en silence, matin et soir, et guettant d’un œil -furieux le petit qui mangeait aussi, en face de lui, de l’autre côté de -la table. Puis il sortait, rôdait par le pays à la façon d’un vagabond, -allait se cacher derrière les granges pour dormir une heure ou deux, -comme s’il eût redouté d’être vu, puis il rentrait à l’approche du soir.</p> - -<p>Mais de grosses préoccupations commençaient à hanter l’esprit de -Céleste. Les terres avaient besoin d’un homme qui les surveillât et les -travaillât. Il fallait que quelqu’un fût là, toujours, par les champs, -non pas un simple salarié, mais un vrai cultivateur, un maître, qui -connût le métier et eût souci de la ferme. Une femme seule ne pouvait -gouverner la culture, suivre le prix des grains, diriger la vente et -l’achat du bétail. Alors des idées entrèrent dans sa tête, des idées -simples, pratiques, qu’elle ruminait toutes les nuits. Elle ne pouvait -se remarier avant un an et il fallait, tout de suite, sauver des -intérêts pressants, des intérêts immédiats.</p> - -<p>Un seul homme la pouvait tirer d’embarras, Victor Lecoq, le père de -son enfant. Il était vaillant, entendu aux choses de la <span class="pagenum" id="Page_253">253</span> terre; il -aurait fait, avec un peu d’argent en poche, un excellent cultivateur. -Elle le savait, l’ayant connu à l’œuvre chez ses parents.</p> - -<p>Donc un matin, le voyant passer sur la route avec une voiture de -fumier, elle sortit pour l’aller trouver. Quand il l’aperçut il arrêta -ses chevaux et elle lui dit, comme si elle l’avait rencontré la veille:</p> - -<p>—Bonjour Victor, ça va toujours?</p> - -<p>Il répondit:—Ça va toujours et d’ vot’ part?</p> - -<p>—Oh mé, ça irait n’était que j’ sieus seule à la maison, c’ qui m’ -donne du tracas, vu les terres.</p> - -<p>Alors ils causèrent longtemps appuyés contre la roue de la lourde -voiture. L’homme parfois se grattait le front sous sa casquette et -réfléchissait, tandis qu’elle, les joues rouges, parlait avec ardeur, -disait ses raisons, ses combinaisons, ses projets d’avenir; à la fin il -murmura:</p> - -<p>—Oui, ça se peut.</p> - -<p>Elle ouvrit la main comme un paysan qui conclut un marché, et demanda:</p> - -<p>—C’est dit?</p> - -<p>Il serra cette main tendue.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_254">254</span></p> - -<p>—C’est dit.</p> - -<p>—Ça va pour dimanche alors.</p> - -<p>—Ça va pour dimanche.</p> - -<p>—Allons, bonjour Victor.</p> - -<p>—Bonjour madame Houlbrèque.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">III</p> -</div> - -<p>Ce dimanche-là, c’était la fête du village, la fête annuelle et -patronale qu’on nomme assemblée, en Normandie.</p> - -<p>Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses -grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles -ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs, -de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent -«Faiseux vé de quoi».</p> - -<p>Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d’un chien -triste, allant, tête basse, entre les roues, s’étaient arrêtées l’une -après l’autre sur la place de la Mairie. Puis une tente s’était dressée -devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait -par les trous de la toile des choses luisantes <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> qui surexcitaient -l’envie et la curiosité des gamins.</p> - -<p>Dès le matin de la fête, toutes les baraques s’étaient ouvertes, -étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine; et les paysans, en -allant à la messe, regardaient déjà d’un œil candide et satisfait ces -boutiques modestes qu’ils revoyaient pourtant chaque année.</p> - -<p>Dès le commencement de l’après-midi, il y eut foule sur la place. -De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec -leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui -sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé -chez des amis; et les cours des fermes étaient pleines d’étranges -guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à -longues pattes du fond des mers.</p> - -<p>Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s’en venait -à l’assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains -ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et -qui semblaient gênées de leur repos.</p> - -<p>Un faiseur de tours jouait du clairon; l’orgue de Barbarie des chevaux -de bois égrenait dans l’air ses notes pleurardes et sautillantes; <span class="pagenum" id="Page_257">257</span> -la roue des loteries grinçait comme les étoffes qu’on déchire; les -coups de carabine claquaient de seconde en seconde. Et la foule lente -passait mollement devant les baraques à la façon d’une pâte qui coule, -avec des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties -par hasard.</p> - -<p>Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient -des chansons; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur -l’oreille et la blouse raidie par l’empois, gonflée comme un ballon -bleu.</p> - -<p>Tout le pays était là, maîtres, valets et servantes.</p> - -<p>Le père Amable lui-même, vêtu de sa redingue antique et verdâtre, avait -voulu voir l’assemblée; car il n’y manquait jamais.</p> - -<p>Il regardait les loteries, s’arrêtait devant les tirs pour juger les -coups, s’intéressait surtout à un jeu très simple qui consistait à -jeter une grosse boule de bois dans la bouche ouverte d’un bonhomme -peint sur une planche.</p> - -<p>On lui tapa soudain sur l’épaule. C’était le père Malivoire qui cria: -«Eh! mon pé, j’ vous invite à bé une fine.»</p> - -<p>Et ils s’assirent devant la table d’une guinguette installée en plein -air. Ils burent une <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> fine, puis deux fines, puis trois fines; et le -père Amable recommença à errer dans l’assemblée. Ses idées devenaient -un peu troubles, il souriait sans savoir de quoi, il souriait devant -les loteries, devant les chevaux de bois, et surtout devant le jeu du -massacre. Il y demeura longtemps, ravi quand un amateur abattait le -gendarme ou le curé, deux autorités qu’il redoutait d’instinct. Puis -il retourna s’asseoir à la guinguette et but un verre de cidre pour se -rafraîchir. Il était tard, la nuit venait. Un voisin le prévint:</p> - -<p>—Vous allez rentrer après le fricot, mon pé.</p> - -<p>Alors il se mit en route vers la ferme. Une ombre douce, l’ombre tiède -des soirs de printemps, s’abattait lentement sur la terre.</p> - -<p>Quand il fut devant sa porte, il crut voir par la fenêtre éclairée deux -personnes dans la maison. Il s’arrêta, fort surpris, puis il entra et -il aperçut Victor Lecoq assis devant la table, en face d’une assiette -pleine de pommes de terre et qui soupait juste à la place de son fils.</p> - -<p>Et soudain il se retourna comme s’il voulait s’en aller. La nuit était -noire, à présent. Céleste s’était levée et lui criait:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p> - -<p>—V’nez vite, mon pé, y a du bon ragoût pour fêter l’assemblée.</p> - -<p>Alors il obéit par inertie et s’assit, regardant tour à tour l’homme, -la femme, l’enfant. Puis il se mit à manger doucement, comme tous les -jours.</p> - -<p>Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste, -prenait l’enfant sur ses genoux et l’embrassait. Et Céleste lui -redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en -lui parlant. Le père Amable les suivait d’un regard fixe sans entendre -ce qu’ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n’avait guère -mangé tant il se sentait le cœur retourné), il se leva, et au lieu de -monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la -cour et sortit dans la campagne.</p> - -<p>Lorsqu’il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda:</p> - -<p>—Qué qui fait?</p> - -<p>Victor, indifférent, répondit:</p> - -<p>—T’en éluge point. I rentrera ben quand i s’ra las.</p> - -<p>Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis -que l’homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> -dans la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire.</p> - -<p>La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu’il fut -entré, il regarda de tous les côtés, avec des allures de vieux chien -qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il -prit la chandelle sur la table et s’approcha de la niche sombre où son -fils était mort. Dans le fond il aperçut l’homme allongé sous les draps -et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa -la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour.</p> - -<p>Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout -en place, et elle attendait, pour s’étendre à son tour aux côtés de -Victor, que son beau-père fût revenu.</p> - -<p>Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard -vague.</p> - -<p>Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur:</p> - -<p>—I nous f’ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant.</p> - -<p>Victor répondit du fond de son lit:</p> - -<p>—V’là plus d’une heure qu’il est dehors, faudrait voir s’il n’ dort -point sur l’ banc d’vant la porte.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p> - -<p>Elle annonça: «J’y vas», se leva, prit la lumière et sortit en faisant -un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit.</p> - -<p>Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier, -où le père avait coutume de s’asseoir au chaud quelquefois.</p> - -<p>Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le -grand pommier qui abritait l’entrée de la ferme, et elle aperçut tout à -coup deux pieds, deux pieds d’homme qui pendaient à la hauteur de son -visage.</p> - -<p>Elle poussa des cris terribles: «Victor! Victor! Victor!</p> - -<p>Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la -tête pour ne pas voir, elle indiquait l’arbre de son bras tendu.</p> - -<p>Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il -aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable, -pendu très haut par le cou au moyen d’un licol d’écurie.</p> - -<p>Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier.</p> - -<p>Victor courut chercher une serpe, grimpa <span class="pagenum" id="Page_262">262</span> dans l’arbre et coupa -la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue -horriblement, avec une affreuse grimace.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Le Père Amable</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> des vendredi 30 avril et - mardi 4 mai 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_265">265</span> - - <h2 id="ch_11"><span class="h2line2">LA PEUR.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres.</p> - -<p>Je me trouvais seul, en face d’un vieux monsieur qui regardait par la -portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M. venu -sans doute de Marseille.</p> - -<p>C’était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point -d’étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait à la figure quelque -chose de chaud, de mou, d’accablant, d’irrespirable.</p> - -<p>Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la -France sans rien voir des pays traversés.</p> - -<p>Ce fut tout à coup comme une apparition <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> fantastique. Autour d’un -grand feu, dans un bois, deux hommes étaient debout.</p> - -<p>Nous vîmes cela pendant une seconde: c’était, nous sembla-t-il, deux -misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec -leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d’eux, comme un décor -de drame, les arbres verts, d’un vert clair et luisant, les troncs -frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré, -mouillé par la lumière qui coulait dedans.</p> - -<p>Puis tout redevint noir de nouveau.</p> - -<p>Certes, ce fut une vision fort étrange! Que faisaient-ils dans cette -forêt, ces deux rôdeurs? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante?</p> - -<p>Mon voisin tira sa montre et me dit:</p> - -<p>«Il est juste minuit, monsieur; nous venons de voir une singulière -chose.»</p> - -<p>J’en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient -être ces personnages: des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des -sorciers qui préparaient un philtre? On n’allume pas un feu pareil, -à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe? Que -faisaient-ils donc? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_267">267</span></p> - -<p>Et mon voisin se mit à parler... C’était un vieil homme, dont je ne -parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort -instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué.</p> - -<p>Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette -vie où la raison devrait souvent s’appeler sottise et la folie -s’appeler génie?</p> - -<p>Il disait:</p> - -<p>—Je suis content d’avoir vu cela. J’ai éprouvé pendant quelques -minutes une sensation disparue!</p> - -<p>Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si -mystérieuse!</p> - -<p>A mesure qu’on lève les voiles de l’inconnu, on dépeuple l’imagination -des hommes. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et -d’un noir bien vulgaire depuis qu’elle n’a plus d’apparitions.</p> - -<p>On se dit: «Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout -l’inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu’un -canal épuise; la science, de jour en jour, recule les limites du -merveilleux.»</p> - -<p>Eh bien, moi, monsieur, j’appartiens à la vieille race, qui aime à -croire. J’appartiens à <span class="pagenum" id="Page_268">268</span> la vieille race naïve accoutumée à ne pas -comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères -environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité.</p> - -<p>Oui, monsieur, on a dépeuplé l’imagination en supprimant l’invisible. -Notre terre m’apparaît aujourd’hui comme un monde abandonné, vide et -nu. Les croyances sont parties qui la rendaient poétique.</p> - -<p>Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse -qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières -et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des -marais et les fantasques feux follets! Comme je voudrais croire à ce -quelque chose de vague et de terrifiant qu’on s’imaginait sentir passer -dans l’ombre.</p> - -<p>Comme l’obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois, -quand elle était pleine d’êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants, -dont on ne pouvait deviner les formes, dont l’appréhension glaçait le -cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et -dont l’atteinte était inévitable!</p> - -<p>Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu <span class="pagenum" id="Page_269">269</span> de la terre, car -on n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas. Les dangers -visibles peuvent émouvoir, troubler, effrayer! Qu’est cela auprès de la -convulsion que donne à l’âme la pensée qu’on va rencontrer un spectre -errant, qu’on va subir l’étreinte d’un mort, qu’on va voir accourir -une de ces bêtes effroyables qu’inventa l’épouvante des hommes? Les -ténèbres me semblent claires depuis qu’elles ne sont plus hantées.</p> - -<p>Et la preuve de cela, c’est que si nous nous trouvions seuls tout à -coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l’image des deux êtres -singuliers qui viennent de nous apparaître dans l’éclair de leur foyer, -bien plus que par l’appréhension d’un danger quelconque et réel.</p> - -<p class="br">Il répéta: «On n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas.»</p> - -<p>Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d’une histoire que nous -conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert.</p> - -<p>L’a-t-il écrite quelque part, je n’en sais rien.</p> - -<p>Personne plus que le grand romancier <span class="pagenum" id="Page_270">270</span> russe ne sut faire passer -dans l’âme ce frisson de l’inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d’un -conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes, -incertaines, menaçantes.</p> - -<p>Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l’Invisible, la peur de -l’inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie -apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières -douteuses, qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse.</p> - -<p>Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences -bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence -fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit -sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d’une façon -mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le -sens nous échappe sans cesse.</p> - -<p>Il n’entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poë ou -Hoffmann, il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque -chose d’un peu vague et d’un peu troublant.</p> - -<p>Il nous dit aussi, ce jour-là: «On n’a vraiment <span class="pagenum" id="Page_271">271</span> peur que de ce -qu’on ne comprend point.»</p> - -<p>Il était assis, ou plutôt affaissé dans un grand fauteuil, les bras -pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé -dans ce grand flot de barbe et de cheveux d’argent qui lui donnait -l’aspect d’un Père éternel ou d’un Fleuve d’Ovide.</p> - -<p>Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme -aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui -soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert, -reflétait, comme un œil d’enfant, toutes les émotions de sa pensée.</p> - -<p>Il nous raconta ceci:</p> - -<p class="br">Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait -marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l’après-midi, sur le -bord d’une calme rivière.</p> - -<p>Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleine d’herbes -flottantes, profonde, froide et claire.</p> - -<p>Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau -transparente. Il se dévêtit et s’élança dans le courant. C’était un -<span class="pagenum" id="Page_272">272</span> très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur.</p> - -<p>Il se laissait flotter doucement, l’âme tranquille, frôlé par les -herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement -léger des lianes.</p> - -<p>Tout à coup une main se posa sur son épaule.</p> - -<p>Il se retourna d’une secousse et il aperçut un être effroyable qui le -regardait avidement.</p> - -<p>Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure -énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux -mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés, -mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur -son dos.</p> - -<p>Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale -des choses surnaturelles.</p> - -<p>Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre, il se mit à nager -éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et -il lui touchait le cou, le dos, les jambes avec des petits ricanements -de joie. Le jeune homme, fou d’épouvante, toucha la berge, enfin, et -s’élança de toute sa vitesse à travers <span class="pagenum" id="Page_273">273</span> le bois, sans même penser à -retrouver ses habits et son fusil.</p> - -<p>L’être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant -toujours.</p> - -<p>Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber, -quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d’un fouet; il -se mit à frapper l’affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des -cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage, -pareille à une femelle de gorille.</p> - -<p>C’était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois, -de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à -nager dans la rivière.</p> - -<p>Le grand écrivain russe ajouta: «Je n’ai jamais eu si peur de ma vie, -parce que je n’ai pas compris ce que pouvait être ce monstre.»</p> - -<p class="br">Mon compagnon, à qui j’avais dit cette aventure, reprit:</p> - -<p>—Oui, on n’a peur que de ce qu’on ne comprend pas. On n’éprouve -vraiment l’affreuse convulsion de l’âme, qui s’appelle l’épouvante, -que lorsque se mêle à la peur <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> un peu de la terreur superstitieuse -des siècles passés. Moi, j’ai ressenti cette épouvante dans toute son -horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j’ose à peine -la dire.</p> - -<p>Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J’avais parcouru le -Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que -l’ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées. -J’avais visité, la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du -vieux monde, où se battent éternellement deux océans: l’Atlantique et -la Manche; j’avais l’esprit plein de légendes, d’histoires lues ou -racontées sur cette terre des croyances et des superstitions.</p> - -<p>Et j’allais de Penmarch à Pont-l’Abbé, de nuit. Connaissez-vous -Penmarch? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer, -semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine -d’écueils baveux comme des bêtes furieuses.</p> - -<p>J’avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur -la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir.</p> - -<p>De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme debout, -semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi <span class="pagenum" id="Page_275">275</span> une -appréhension vague; de quoi? Je n’en savais rien. Il est des soirs où -l’on se croit frôlé par des esprits, où l’âme frissonne sans raison, où -le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d’invisible que -je regrette, moi.</p> - -<p>Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement.</p> - -<p>Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et -parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que -je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front -d’écume, et que j’avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes -devant eux.</p> - -<p>Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs -autour de moi. Et, bien que j’allasse très vite, j’avais froid dans les -bras et dans les jambes: un vilain froid d’angoisse.</p> - -<p>Oh! comme j’aurais voulu rencontrer quelqu’un!</p> - -<p>Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant.</p> - -<p>Et tout à coup j’entendis devant moi, très loin, un roulement. Je -pensai: «Tiens, une voiture.» Puis je n’entendis plus rien.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_276">276</span></p> - -<p>Au bout d’une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus -proche.</p> - -<p>Je ne voyais aucune lumière, cependant; mais je me dis: «Ils n’ont pas -de lanterne. Quoi d’étonnant dans ce pays sauvage.»</p> - -<p>Le bruit s’arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que -ce fût une charrette; et je n’entendais point d’ailleurs le trot du -cheval, ce qui m’étonnait, car la nuit était calme.</p> - -<p>Je cherchais: «Qu’est-ce que cela?»</p> - -<p>Il approchait très vite, très vite! Certes, je n’entendais rien qu’une -roue—aucun battement de fers ou de pieds,—rien. Qu’était-ce que cela?</p> - -<p>Il était tout près, tout près; je me jetai dans un fossé par un -mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette -qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une -brouette... toute seule!...</p> - -<p>Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m’affaissai sur l’herbe -et j’écoutais le roulement de la roue qui s’éloignait, qui s’en allait -vers la mer. Et je n’osais plus me lever, ni marcher, ni faire un -mouvement; car si elle était revenue, si elle m’avait poursuivi, je -serais mort de terreur.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_277">277</span></p> - -<p>Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste -du chemin avec une telle angoisse dans l’âme que le moindre bruit me -coupait l’haleine.</p> - -<p>Est-ce bête, dites? Mais quelle peur! En y réfléchissant, plus tard, -j’ai compris; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette; -et moi, j’ai cherché la tête d’un homme à la hauteur ordinaire!</p> - -<p>Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l’esprit un frisson de -surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur!</p> - -<p>Il se tut une seconde, puis reprit:</p> - -<p>—Tenez, monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible: -cette invasion du choléra!</p> - -<p>Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c’est qu’Il est -là quelque part.</p> - -<p>Il faut voir Toulon, en ce moment. Allez, on sent bien qu’il est -là, Lui. Et ce n’est pas la peur d’une maladie qui affole ces gens. -Le choléra, c’est autre chose, c’est l’Invisible, c’est un fléau -d’autrefois, des temps passés, une sorte d’Esprit malfaisant qui -revient et qui nous étonne autant qu’il nous épouvante, <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> car il -appartient, semble-t-il, aux âges disparus.</p> - -<p>Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n’est pas un insecte -qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres; -c’est le choléra, l’être inexprimable et terrible venu du fond de -l’Orient.</p> - -<p>Traversez Toulon, on danse dans les rues.</p> - -<p>Pourquoi danser en ces jours de mort? On tire des feux d’artifice -dans la campagne autour de la ville; on allume des feux de joie; des -orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques.</p> - -<p>Pourquoi cette folie?</p> - -<p>C’est qu’Il est là, c’est qu’on le brave, non pas le Microbe, mais le -Choléra, et qu’on veut être crâne devant lui, comme auprès d’un ennemi -caché qui vous guette. C’est pour lui qu’on danse, qu’on rit, qu’on -crie, qu’on allume ces feux, qu’on joue ces valses, pour lui, l’Esprit -qui tue, et qu’on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un -de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares...</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>La Peur</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du 25 juillet 1884.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_281">281</span> - - <h2 id="ch_12"><span class="h2line2">LES CARESSES.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">N</span><span class="smcap">ON</span>, mon ami, n’y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me -dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu, moi, a voulu gâter -tout ce qu’il a fait de bon en y joignant quelque chose d’horrible. -Il nous avait donné l’amour, la plus douce chose qui soit au monde, -mais trouvant cela trop beau et trop pur pour nous, il a imaginé les -sens, les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu’il -a façonnés comme par dérision et qu’il a mêlés aux ordures du corps, -qu’il a conçus de telle sorte que nous n’y pouvons songer sans rougir, -que nous n’en pouvons parler <span class="pagenum" id="Page_282">282</span> qu’à voix basse. Leur acte affreux -est enveloppé de honte. Il se cache, révolte l’âme, blesse les yeux, -et, honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans -l’ombre, comme s’il était criminel.</p> - -<p>Ne me parlez jamais de cela, jamais!</p> - -<p>Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plais près de -vous, que votre regard m’est doux et que votre voix me caresse le cœur. -Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous -me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l’un à l’autre -serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d’infamies.</p> - -<p>Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le -permets.</p> - -<p>Votre amie,</p> - -<p class="rsignature"><span class="smcap">Geneviève.</span></p> - -<p class="br">Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement, -sans ménagements galants, comme je parlerais à un ami qui voudrait -prononcer des vœux éternels?</p> - -<p>Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment -qu’après cette chose qui vous révolte tant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_283">283</span></p> - -<p>Avez-vous oublié les vers de Musset:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <div class="stanzanoindent"> - Je me souviens encor de ces spasmes terribles,<br /> - De ces baisers muets, de ces muscles ardents,<br /> - De cet être absorbé, blême et serrant les dents.<br /> - S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles. - </div> - </div> -</div> - -<p>Cette sensation d’horreur et d’insurmontable dégoût, nous l’éprouvons -aussi quand, emportés par l’impétuosité du sang, nous nous laissons -aller aux accouplements d’aventure. Mais quand une femme est pour nous -l’être d’élection, de charme constant, de séduction infinie que vous -êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le -plus infini des bonheurs.</p> - -<p>La caresse, madame, c’est l’épreuve de l’amour. Quand notre ardeur -s’éteint après l’étreinte, nous nous étions trompés. Quand elle -grandit, nous nous aimons.</p> - -<p>Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a mis en -garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il, -et pour nous contraindre à les créer, elle a mis le double appât de -l’amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: Dès que nous -nous sommes laissé prendre, dès que l’affolement d’un instant a passé, -une tristesse <span class="pagenum" id="Page_284">284</span> immense nous saisit, car nous comprenons la ruse -qui nous a trompés, nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison -secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous.</p> - -<p>Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés. -La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré, dans des bras qui -s’ouvraient, parce qu’elle veut que des bras s’ouvrent.</p> - -<p>Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues, -les regards fixes et ardents en des yeux qu’on n’a jamais vus et qu’on -ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui -nous laisse à l’âme une amère mélancolie.</p> - -<p>Mais, quand cette sorte de nuage d’affection, qu’on appelle l’amour, a -enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l’un à l’autre, longtemps, -toujours, quand le souvenir pendant l’éloignement veille sans cesse, -le jour, la nuit, apportant à l’âme les traits du visage, et le -sourire, et le son de la voix; quand on a été obsédé, possédé par la -forme absente et toujours visible, n’est-il pas naturel que les bras -s’ouvrent enfin, que les lèvres s’unissent et que les corps se mêlent?</p> - -<p>N’avez-vous jamais eu le désir du baiser? <span class="pagenum" id="Page_285">285</span> Dites-moi si les lèvres -n’appellent pas les lèvres, et si le regard clair, qui semble couler -dans les veines, ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles.</p> - -<p>Certes, c’est là le piège, le piège immonde, dites-vous? Qu’importe, -je le sais, j’y tombe, et je l’aime. La nature nous donne la caresse -pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser -les générations. Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre, -raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons, -à notre tour, la Nature, cette trompeuse. Faisons plus qu’elle n’a -voulu, plus qu’elle n’a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit -comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et -travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers, -de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c’est -la pensée qui poétise tout, poétisons-la, madame, jusque dans ses -brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans -ses plus monstrueuses inventions.</p> - -<p>Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit -mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de -bonheur. Aimons la chair <span class="pagenum" id="Page_286">286</span> parce qu’elle est belle, parce qu’elle -est blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et -sous les mains.</p> - -<p>Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure -pour les coupes où l’art devait boire l’ivresse, ils ont choisi la -courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses.</p> - -<p>Or, j’ai lu dans un livre érudit, qui s’appelle le <i>Dictionnaire des -Sciences médicales</i>, cette définition de la gorge des femmes, qu’on -disait imaginée par M. Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine:</p> - -<p>«Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps -d’utilité et d’agrément.»</p> - -<p>Supprimons, si vous voulez, l’utilité et ne gardons que l’agrément. -Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse -s’il n’était destiné qu’à nourrir les enfants.</p> - -<p>Oui, madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les -médecins la prudence; laissons les poètes, ces trompeurs toujours -trompés eux-mêmes, chanter l’union chaste des âmes et le bonheur -immatériel; laissons les femmes laides à leurs devoirs et <span class="pagenum" id="Page_287">287</span> -les hommes raisonnables à leurs besognes inutiles; laissons les -doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et -nous, aimons avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, -ranime, est plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus -aiguë que les blessures, rapide et dévorante, qui fait prier, qui fait -pleurer, qui fait gémir, qui fait crier, qui fait commettre tous les -crimes et tous les actes de courage!</p> - -<p>Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale; mais violente, -furieuse, immodérée! Recherchons-la comme on recherche l’or et -le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère! -Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.</p> - -<p>Et si voulez, madame, que je vous dise une vérité que vous ne -trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureuses sur -cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent, -celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autre désir -que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le -dernier baiser.</p> - -<p>Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes, -ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, <span class="pagenum" id="Page_288">288</span> -par des désirs d’argent ou de vanité, par tous les événements qui -deviennent des chagrins.</p> - -<p>Mais les femmes caressées à satiété n’ont besoin de rien, ne désirent -rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles et souriantes, -effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d’irréparables -catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de -tout!</p> - -<p>Et j’aurais encore tant de choses à dire!...</p> - -<p class="rsignature"><span class="smcap">Henri.</span></p> - -<p class="br">Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont -été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un -prie-Dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d’une heure, -par</p> - -<p class="rsignature"><span class="smcap">Maufrigneuse.</span></p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Les Caresses</i> ont paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 14 août 1883.</p> -</div> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_289">289</span></p> - -<table class="tablematieres" id="table_des_matieres" summary=""> - <tbody> - <tr> - <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES MATIÈRES.</h2></td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3" /></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"> </td> - <td class="tdrtop">Pages.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">La Petite Roque.</td> - <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1">1</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">L’Épave.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_2">69</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">L’Ermite.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_3">93</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Mademoiselle Perle.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_4">109</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Rosalie Prudent.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_5">143</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Sur les Chats.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_6">153</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Sauvée. </td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_7">169</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Madame Parisse.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_8">183</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Julie Romain.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_9">201</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Père Amable.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_10">219</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">La Peur (<i>inédit</i>).</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_11">263</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Les Caresses (<i>inédit</i>).</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_12">279</a></td> - </tr> - </tbody> -</table> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_290">290</span></p> - -<div class="chapter"> - <div class="tnote"> - <h2 id="note_au_lecteur" class="h2note">Au lecteur</h2> - - <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version - originale. Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. - Ces corrections sont soulignées <ins class="correction" title="comme ceci">en pointillés</ins>. La - ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.</p> - </div> - </div> - -<hr class="full" /> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - -Author: Guy de Maupassant - -Release Date: December 27, 2021 [eBook #67024] - -Language: French - -Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading - Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from - images generously made available by The Internet - Archive/Canadian Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLèTES DE GUY DE -MAUPASSANT *** - - - - - - Au lecteur - - - Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version - originale.Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été - corrigées. La liste des corrections se trouve à la fin du texte. La - ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures. - - - - - ŒUVRES COMPLÈTES - DE - GUY DE MAUPASSANT - - - - - LA PRÉSENTE ÉDITION - DES - ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT - A ÉTÉ TIRÉE - PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE - EN VERTU D'UNE AUTORISATION - DE M. LE GARDE DES SCEAUX - EN DATE DU 30 JANVIER 1902. - - - IL A ÉTÉ TIRÉ À PART - 100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE - SAVOIR: - - 60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien. - 20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial. - 20 exemplaires (81 à 100) sur chine. - - - _Le texte de ce volume - est conforme à celui de l'édition originale_: La Petite Roque. - _Paris, Victor Havard, 1886, - avec addition de_: - La Peur, Les Caresses (_inédits_). - - - - - ŒUVRES COMPLÈTES - DE - GUY DE MAUPASSANT - - - LA - PETITE ROQUE - - LA PEUR--LES CARESSES - - - [Illustration] - - PARIS - LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR - 17, boulevard de la madeleine, 17 - - MDCCCCIX - - _Tous droits réservés._ - - - - -LA PETITE ROQUE. - - -I - -LE piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient familièrement -Médéric, partit à l'heure ordinaire de la maison de poste de -Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas d'ancien -troupier, il coupa d'abord les prairies de Villaumes pour gagner le -bord de la Brindille, qui le conduisait, en suivant l'eau, au village -de Carvelin, où commençait sa distribution. - -Il allait vite, le long de l'étroite rivière qui moussait, grognait, -bouillonnait et filait dans son lit d'herbes, sous une voûte de -saules. Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour d'elles -un bourrelet d'eau, une sorte de cravate terminée en nœud d'écume. -Par places, c'étaient des cascades d'un pied, souvent invisibles, qui -faisaient, sous les feuilles, sous les lianes, sous un toit de verdure, -un gros bruit colère et doux; puis plus loin, les berges s'élargissant, -on rencontrait un petit lac paisible où nageaient des truites parmi -toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des ruisseaux calmes. - -Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu'à ceci: «Ma -première lettre est pour la maison Poivron, puis j'en ai une pour M. -Renardet; faut donc que je traverse la futaie.» - -Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir -passait d'un train rapide et régulier sur la haie verte des saules; et -sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement -que ses jambes. - -Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d'un seul arbre, jeté -d'un bord à l'autre, ayant pour unique rampe une corde portée par deux -piquets enfoncés dans les berges. - -La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin, et le plus -gros propriétaire du lieu, était une sorte de bois d'arbres antiques, -énormes, droits comme des colonnes, et s'étendant sur une demi-lieue -de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de limite à -cette immense voûte de feuillage. Le long de l'eau, de grands arbustes -avaient poussé, chauffés par le soleil; mais sous la futaie, on ne -trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et molle, -qui répandait dans l'air stagnant une odeur légère de moisi et de -branches mortes. - -Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d'un galon rouge et -s'essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien -qu'il ne fût pas encore huit heures du matin. - -Il venait de se recouvrir et de reprendre son pas accéléré quand il -aperçut, au pied d'un arbre, un couteau, un petit couteau d'enfant. -Comme il le ramassait, il découvrit encore un dé à coudre, puis un étui -à aiguilles deux pas plus loin. - -Ayant pris ces objets, il pensa: «Je vas les confier à M. le maire»; et -il se remit en route, mais il ouvrait l'œil à présent, s'attendant -toujours à trouver autre chose. - -Soudain, il s'arrêta net, comme s'il se fût heurté contre une barre -de bois; car, à dix pas devant lui, gisait, étendu sur le dos, un -corps d'enfant, tout nu, sur la mousse. C'était une petite fille d'une -douzaine d'années. Elle avait les bras ouverts, les jambes écartées, la -face couverte d'un mouchoir. Un peu de sang maculait ses cuisses. - -Médéric se mit à avancer sur la pointe des pieds, comme s'il eût craint -de faire du bruit, redouté quelque danger; et il écarquillait les yeux. - -Qu'était-ce que cela? Elle dormait, sans doute? Puis il réfléchit qu'on -ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous des -arbres frais. Alors elle était morte; et il se trouvait en présence -d'un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les reins, -bien qu'il fût un ancien soldat. Et puis c'était chose si rare dans le -pays, un meurtre, et le meurtre d'une enfant encore, qu'il n'en pouvait -croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que ce sang -figé sur sa jambe. Comment donc l'avait-on tuée? - -Il s'était arrêté tout près d'elle; et il la regardait, appuyé sur -son bâton. Certes, il la connaissait, puisqu'il connaissait tous les -habitants de la contrée; mais ne pouvant voir son visage, il ne pouvait -deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui couvrait la -face; puis s'arrêta, la main tendue, retenu par une réflexion. - -Avait-il le droit de déranger quelque chose à l'état du cadavre avant -les constatations de la justice? Il se figurait la justice comme -une espèce de général à qui rien n'échappe et qui attache autant -d'importance à un bouton perdu qu'à un coup de couteau dans le ventre. -Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale; c'était -une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée -par une main maladroite. - -Alors, il se releva pour courir chez M. le maire; mais une autre -pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par -hasard, il ne pouvait pas l'abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout -doucement, assez loin d'elle par prudence, et tendit la main vers son -pied. Il était froid, glacé de ce froid terrible qui rend effrayante la -chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce toucher, -sentit son cœur retourné, comme il le dit plus tard, et la salive -séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il se mit à courir -sous la futaie vers la maison de M. Renardet. - -Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings -fermés, la tête en avant; et son sac de cuir, plein de lettres et de -journaux, lui battait les reins en cadence. - -La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de -parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que -formait en cet endroit la Brindille. - -C'était une grande maison carrée, en pierre grise, très ancienne, qui -avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme, haute -de vingt mètres, bâtie dans l'eau. - -Du haut de cette citadelle, on surveillait jadis tout le pays. On -l'appelait la tour du Renard, sans qu'on sût au juste pourquoi; et -de cette appellation sans doute était venu le nom de Renardet que -portaient les propriétaires de ce fief resté dans la même famille -depuis plus de deux cents ans, disait-on. Car les Renardet faisaient -partie de cette bourgeoisie presque noble qu'on rencontrait souvent -dans les provinces avant la Révolution. - -Le facteur entra d'un élan dans la cuisine où déjeunaient les -domestiques, et cria: «Monsieur le maire est-il levé? Faut que je li -parle sur l'heure.» On savait Médéric un homme de poids et d'autorité, -et on comprit aussitôt qu'une chose grave s'était passée. - -M. Renardet, prévenu, ordonna qu'on l'amenât. Le piéton, pâle et -essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue -table couverte de papiers épars. - -C'était un gros et grand homme, lourd et rouge, fort comme un bœuf, -et très aimé dans le pays, bien que violent à l'excès. Âgé à peu près -de quarante ans et veuf depuis six mois, il vivait sur ses terres en -gentilhomme des champs. Son tempérament fougueux lui avait souvent -attiré des affaires pénibles dont le tiraient toujours les magistrats -de Roüy-le-Tors, en amis indulgents et discrets. N'avait-il pas, un -jour, jeté du haut de son siège le conducteur de la diligence parce -qu'il avait failli écraser son chien d'arrêt Micmac? N'avait-il pas -enfoncé les côtes d'un garde-chasse qui verbalisait contre lui, parce -qu'il traversait, fusil au bras, une terre appartenant au voisin? -N'avait-il pas même pris au collet le sous-préfet qui s'arrêtait dans -le village au cours d'une tournée administrative qualifiée par M. -Renardet de tournée électorale; car il faisait de l'opposition au -gouvernement par tradition de famille. - -Le maire demanda: «Qu'y a-t-il donc, Médéric? - ---J'ai trouvé une p'tite fille morte sous vot' futaie.» - -Renardet se dressa, le visage couleur de brique: - ---Vous dites... Une petite fille? - ---Oui m'sieu, une p'tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang, -morte, bien morte. - -Le maire jura: «Nom de Dieu; je parie que c'est la petite Roque. On -vient de me prévenir qu'elle n'était pas rentrée hier soir chez sa -mère. A quel endroit l'avez-vous découverte?» - -Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d'y conduire le -maire. - -Mais Renardet devint brusque: «Non. Je n'ai pas besoin de vous. -Envoyez-moi tout de suite le garde champêtre, le secrétaire de la -mairie et le médecin, et continuez votre tournée. Vite, vite, allez, et -dites-leur de me rejoindre sous la futaie.» - -Le piéton, homme de consigne, obéit et se retira, furieux et désolé de -ne pas assister aux constatations. - -Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou, de -feutre gris, à bords très larges, et s'arrêta quelques secondes sur le -seuil de sa demeure. Devant lui s'étendait un vaste gazon où éclataient -trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles -de fleurs épanouies, l'une en face de la maison et les autres sur les -côtés. Plus loin, se dressaient jusqu'au ciel les premiers arbres de la -futaie, tandis qu'à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang, -on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé -par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains, -trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un -plumeau frémissant de branches minces. - -A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui -dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé -d'éleveurs de bœufs. - -Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant -à gauche, gagna le bord de l'eau qu'il suivit à pas lents, les mains -derrière le dos. Il allait, le front penché; et de temps en temps il -regardait autour de lui s'il n'apercevait point les personnes qu'il -avait envoyé quérir. - -Lorsqu'il fut arrivé sous les arbres, il s'arrêta, se découvrit et -s'essuya le front comme avait fait Médéric; car l'ardent soleil de -juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit -en route, s'arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant, -il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds -et l'étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d'eau lui -coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur -son cou puissant et rouge, et entraient, l'une après l'autre, sous le -col blanc de sa chemise. - -Comme personne n'apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis -il appela: «Ohé! ohé!» - -Une voix répondit à droite: «Ohé! ohé!» - -Et le médecin apparut sous les arbres. C'était un petit homme maigre, -ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux -environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s'aidait d'une -canne pour marcher. - -Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui, -prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures -effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à -tour pour se hâter, et agitant si fort leurs bras qu'ils semblaient -accomplir avec eux plus de besogne qu'avec leurs jambes. - -Renardet dit au médecin: «Vous savez de quoi il s'agit? - ---Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric. - ---C'est bien. Allons.» - -Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs -pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit; leurs yeux cherchaient, -là-bas, devant eux. - -Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup: «Tenez, le voilà!» - -Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S'ils -n'avaient point su ce que c'était, ils ne l'auraient pas deviné. Cela -semblait luisant et si blanc qu'on l'eût pris pour un linge tombé; -car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair -pâle d'une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils -distinguaient peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers l'eau -et les deux bras écartés comme par un crucifiement. - ---J'ai rudement chaud, dit le maire. - -Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir -qu'il replaça encore sur son front. - -Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu'il fut -auprès du cadavre, il se pencha pour l'examiner, sans y toucher. Il -avait mis un pince-nez comme lorsqu'on regarde un objet curieux, et -tournait autour tout doucement. - -Il dit sans se redresser: «Viol et assassinat que nous allons constater -tout à l'heure. Cette fillette est d'ailleurs presque une femme, voyez -sa gorge.» - -Les deux seins, assez forts déjà, s'affaissaient sur la poitrine, -amollis par la mort. - -Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle -apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il -reprit: «Parbleu, on l'a étranglée une fois l'affaire faite.» - -Il palpait le cou: «Etranglée avec les mains sans laisser d'ailleurs -aucune trace particulière, ni marque d'ongle ni empreinte de doigt. -Très bien. C'est la petite Roque, en effet.» - -Il replaça délicatement le mouchoir: «Je n'ai rien à faire; elle est -morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.» - -Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d'un œil -fixe le petit corps étalé sur l'herbe. Il murmura: «Quel misérable! Il -faudrait retrouver les vêtements.» - -Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit: «Elle venait -sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l'eau.» - -Le maire ordonna: «Toi, Principe (c'était le secrétaire de la mairie), -tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime -(c'était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me -ramener le juge d'instruction avec la gendarmerie. Il faut qu'ils -soient ici dans une heure. Tu entends.» - -Les deux hommes s'éloignèrent vivement et Renardet dit au docteur: -«Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci? - -Le médecin murmura: «Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le -monde en particulier et personne en général. N'importe, ça doit être -quelque rôdeur, quelque ouvrier sans travail. Depuis que nous sommes -en République, on ne rencontre que ça sur les routes.» - -Tous deux étaient bonapartistes. - -Le maire reprit: «Oui, ça ne peut être qu'un étranger, un passant, un -vagabond sans feu ni lieu...» - -Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: «Et sans femme. -N'ayant ni bon souper ni bon gîte, il s'est procuré le reste. On ne -sait pas ce qu'il y a d'hommes sur la terre capables d'un forfait à un -moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu?» - -Et du bout de sa canne, il touchait l'un après l'autre les doigts -roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d'un piano. - ---Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir, -l'enfant n'étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l'avons -appelée jusqu'à minuit sur les routes; mais nous n'avons point pensé -à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches -vraiment utiles. - ---Voulez-vous un cigare? dit le médecin. - ---Merci, je n'ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir -ça. - -Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps -d'adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à -ventre bleu, qui se promenait le long d'une cuisse, s'arrêta sur les -taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de -sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour -explorer l'autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les -deux hommes regardaient ce point noir errant. - -Le médecin dit: «Comme c'est joli, une mouche sur la peau. Les dames -du dernier siècle avaient bien raison de s'en coller sur la figure. -Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là?» - -Le maire semblait ne point l'entendre, perdu dans ses réflexions. - -Mais, tout d'un coup, il se retourna, car un bruit l'avait surpris; -une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres. -C'était la mère, la Roque. Dès qu'elle aperçut Renardet, elle se mit à -hurler: «Ma p'tite, ous qu'est ma p'tite?» tellement affolée qu'elle -ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s'arrêta net, -joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur aiguë -et déchirante, une clameur de bête mutilée. - -Puis elle s'élança vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme -si elle l'eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle -vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d'une -secousse, puis s'abattit le visage contre terre, en jetant dans -l'épaisseur de la mousse des cris affreux et continus. - -Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de -convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets -secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement; et elle -creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s'y -cacher. - -Le médecin, ému, murmura: «Pauvre vieille!» Renardet eut dans le ventre -un bruit singulier; puis il poussa une sorte d'éternuement bruyant qui -lui sortit en même temps par le nez et par la bouche; et, tirant son -mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant -et se mouchant avec bruit. Il balbutiait: «Cré... cré... cré... cré -nom de Dieu de cochon qui a fait ça... Je... je... voudrais le voir -guillotiner...» - -Mais Principe reparut, l'air désolé et les mains vides. Il murmura: «Je -ne trouve rien, m'sieu le maire, rien de rien nulle part.» - -L'autre, effaré, répondit d'une voix grasse, noyée dans les larmes: -«Qu'est-ce que tu ne trouves pas? - ---Les hardes de la petite. - ---Eh bien... eh bien... cherche encore... et... et... trouve-les... -ou... tu auras affaire à moi. - -L'homme, sachant qu'on ne résistait pas au maire, repartit d'un pas -découragé en jetant sur le cadavre un coup d'œil oblique et craintif. - -Des voix lointaines s'élevaient sous les arbres, une rumeur confuse, -le bruit d'une foule qui approchait; car Médéric, dans sa tournée, -avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits -d'abord, avaient causé de ça dans la rue, d'un seuil à l'autre; puis -ils s'étaient réunis; ils avaient jasé, discuté, commenté l'événement -pendant quelques minutes; et maintenant ils s'en venaient pour voir. - -Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par -crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps, -ils s'arrêtèrent, n'osant plus avancer et parlant bas. Puis ils -s'enhardirent, firent quelques pas, s'arrêtèrent encore, avancèrent -de nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère, -du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se -resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt -ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le -palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de -sa torpeur, devint furieux, et saisissant la canne du docteur Labarbe, -il se jeta sur ses administrés en balbutiant: «Foutez-moi le camp... -foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi le camp...» En une -seconde le cordon de curieux s'élargit de deux cents mètres. - -La Roque s'était relevée, retournée, assise, et elle pleurait -maintenant dans ses mains jointes sur sa face. - -Dans la foule, on discutait la chose; et des yeux avides de garçons -fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s'en aperçut, et, -enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui -disparut tout entière sous le vaste vêtement. - -Les curieux se rapprochaient doucement; la futaie s'emplissait de -monde; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu des -grands arbres. - -Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main, -dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité -du peuple et répétait: «Si un de vous approche, je lui casse la tête -comme à un chien.» - -Les paysans avaient grand'peur de lui; ils se tinrent au large. Le -docteur Labarbe, qui fumait, s'assit à côté de la Roque, et il lui -parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses -mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants, -vidant sa douleur dans l'abondance de sa parole. Elle raconta toute sa -vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de bœufs, tué d'un -coup de corne, l'enfance de sa fille, son existence misérable de veuve -sans ressources avec la petite. Elle n'avait que ça, sa petite Louise; -et on l'avait tuée; on l'avait tuée dans ce bois. Tout d'un coup, elle -voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu'au cadavre, -elle souleva par un coin le vêtement qui le couvrait; puis elle le -laissa retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, regardant -avidement tous les gestes de la mère. - -Mais, soudain, un grand remous eut lieu; on cria: «Les gendarmes, les -gendarmes!» - -Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot, -escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux, qui -dansait comme un singe sur une haute jument blanche. - -Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge -d'instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa -promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la -grande joie des officiers. - -Il mit pied à terre avec le capitaine, et serra les mains du maire et -du docteur, en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que -gonflait le corps couché dessous. - -Quand il fut bien au courant des faits, il fit d'abord écarter le -public que les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut -bientôt dans la prairie, et forma haie, une grande haie de têtes -excitées et remuantes tout le long de la Brindille, de l'autre côté du -ruisseau. - -Le médecin, à son tour, donna des explications que Renardet écrivait -au crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent faites, -enregistrées et commentées sans amener aucune découverte. Maxime aussi -était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements. - -Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant -l'expliquer que par un vol; et, comme ces guenilles ne valaient pas -vingt sous, ce vol même était inadmissible. - -Le juge d'instruction, le maire, le capitaine et le docteur s'étaient -mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches -le long de l'eau. - -Renardet disait au juge: «Comment se fait-il que ce misérable ait caché -ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en -pleine vue?» - -L'autre, sournois et perspicace, répondit: «Hé! hé! Une ruse peut-être? -Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans -tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.» - -Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C'étaient le -substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur -tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation. - -Renardet dit tout à coup: «Savez-vous que je vous garde à déjeuner?» - -Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d'instruction, -trouvant qu'on s'était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite -Roque, se tourna vers le maire: - ---Je peux faire porter chez vous le corps, n'est-ce pas? Vous avez bien -une chambre pour me le garder jusqu'à ce soir. - -L'autre se troubla, balbutiant: «Oui, non... non... A vrai dire, -j'aime mieux qu'il n'entre pas chez moi... à cause... à cause de mes -domestiques... qui... qui parlent déjà de revenants dans... dans ma -tour, dans la tour du Renard... Vous savez... Je ne pourrais plus en -garder un seul... Non... J'aime mieux ne pas l'avoir chez moi. - -Le magistrat se mit à sourire: «Bon... Je vais le faire emporter -tout de suite à Roüy, pour l'examen légal.» Et se tournant vers le -substitut: «Je peux me servir de votre voiture, n'est-ce pas? - ---Oui, parfaitement.» - -Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque maintenant, assise à -côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle, -d'un œil vague et hébété. - -Les deux médecins essayèrent de l'emmener pour qu'elle ne vît pas -enlever la petite; mais elle comprit tout de suite ce qu'on allait -faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras. -Couchée dessus elle criait: «Vous ne l'aurez pas, c'est à moi, c'est à -moi à c't' heure. On me l'a tuée; j' veux la garder, vous l'aurez pas!» - -Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d'elle. -Renardet se mit à genoux pour lui parler: «Écoutez, la Roque, il le -faut, pour savoir celui qui l'a tuée; sans ça on ne saurait pas; il -faut bien qu'on le cherche pour le punir. On vous la rendra quand on -l'aura trouvé, je vous le promets.» - -Cette raison ébranla la femme et une haine s'éveillant dans son regard -affolé: «Alors on le prendra? dit-elle. - ---Oui, je vous le promets.» - -Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens; mais le capitaine -ayant murmuré: «C'est surprenant qu'on ne retrouve pas ses vêtements», -une idée nouvelle, qu'elle n'avait pas encore eue, entra brusquement -dans sa tête de paysanne et elle demanda: - ---Ous qu'é sont ses hardes; c'est à mé. Je les veux. Ous qu'on les a -mises? - -On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables; alors elle les -réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant: «C'est -à mé, je les veux; ous qu'é sont, je les veux?» - -Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s'obstinait. Elle -ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les vêtements -de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de misérable -pour qui une pièce d'argent représente une fortune, que par tendresse -maternelle. - -Et quand le petit corps, roulé en des couvertures qu'on était allé -chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la vieille, debout -sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine, criait: «J'ai -pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement son p'tit -bonnet, son p'tit bonnet; j'ai pu rien, pu rien, pas seulement son -p'tit bonnet.» - -Le curé venait d'arriver, un tout jeune prêtre déjà gras. Il se -chargea d'emmener la Roque, et ils s'en allèrent ensemble vers le -village. La douleur de la mère s'atténuait sous la parole sucrée de -l'ecclésiastique, qui lui promettait mille compensations. Mais elle -répétait sans cesse: «Si j'avais seulement son p'tit bonnet...», -s'obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres. - -Renardet cria de loin: «Vous déjeunez avec nous, monsieur l'abbé. Dans -une heure.» - -Le prêtre tourna la tête et répondit: Volontiers, monsieur le maire. Je -serai chez vous à midi.» - -Et tout le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers -les branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la -Brindille. - -Le repas dura longtemps; on parlait du crime. Tout le monde se trouva -du même avis; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant là par -hasard, pendant que la petite prenait un bain. - -Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu'ils -reviendraient le lendemain de bonne heure; le médecin et le curé -rentrèrent chez eux, tandis que Renardet, après une longue promenade -par les prairies, s'en revint sous la futaie où il se promena jusqu'à -la nuit, à pas lents, les mains derrière le dos. - -Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain -quand le juge d'instruction pénétra dans sa chambre. Il se frottait -les mains; il avait l'air content; il dit: - ---Ah! ah! vous dormez encore! Eh bien, mon cher, nous avons du nouveau -ce matin. - -Le maire s'était assis sur son lit. - ---Quoi donc? - ---Oh! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la mère -réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet surtout. Eh -bien, en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le seuil, les -deux petits sabots de l'enfant. Cela prouve que le crime a été commis -par quelqu'un du pays, par quelqu'un qui a eu pitié d'elle. Voilà en -outre le facteur Médéric qui m'apporte le dé, le couteau et l'étui à -aiguilles de la morte. Donc l'homme, en emportant les vêtements pour -les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la poche. Pour -moi, j'attache surtout de l'importance au fait des sabots, qui indique -une certaine culture morale et une faculté d'attendrissement chez -l'assassin. Nous allons donc, si vous le voulez bien, passer en revue -ensemble les principaux habitants de votre pays. - -Le maire s'était levé. Il sonna afin qu'on lui apportât de l'eau chaude -pour sa barbe. Il disait: «Volontiers; mais ce sera assez long, et nous -pouvons commencer tout de suite.» - -M. Putoin s'était assis à cheval sur une chaise, continuant ainsi, même -dans les appartements, sa manie d'équitation. - -Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en se -regardant dans la glace; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et il -reprit: «Le principal habitant de Carvelin s'appelle Joseph Renardet, -maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les -cochers...» - -Le juge d'instruction se mit à rire: «Cela suffit; passons au suivant... - ---Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de -bœufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois, -très retors en toute question d'argent, mais incapable, à mon avis, -d'avoir commis un tel forfait.» - -M. Putoin dit: «Passons.» - -Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua l'inspection -morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux heures de -discussion, leurs soupçons s'étaient arrêtés sur trois individus -assez suspects: un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de truites et -d'écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de bœufs nommé Clovis. - - -II - -Les recherches durèrent tout l'été; on ne découvrit pas le criminel. -Ceux qu'on soupçonna et qu'on arrêta prouvèrent facilement leur -innocence, et le parquet dut renoncer à la poursuite du coupable. - -Mais cet assassinat semblait avoir ému le pays entier d'une façon -singulière. Il était resté aux âmes des habitants une inquiétude, une -vague peur, une sensation d'effroi mystérieux, venue non seulement -de l'impossibilité de découvrir aucune trace, mais aussi et surtout -de cette étrange trouvaille des sabots devant la porte de la Roque, -le lendemain. La certitude que le meurtrier avait assisté aux -constatations, qu'il vivait encore dans le village, sans doute, hantait -les esprits, les obsédait, paraissait planer sur le pays comme une -incessante menace. - -La futaie, d'ailleurs, était devenue un endroit redouté, évité, qu'on -croyait hanté. Autrefois, les habitants venaient s'y promener chaque -dimanche dans l'après-midi. Ils s'asseyaient sur la mousse au pied -des grands arbres énormes, ou bien s'en allaient le long de l'eau en -guettant les truites qui filaient sous les herbes. Les garçons jouaient -aux boules, aux quilles, au bouchon, à la balle, en certaines places où -ils avaient découvert, aplani et battu le sol; et les filles, par rangs -de quatre ou cinq, se promenaient en se tenant par le bras, piaillant -de leurs voix criardes des romances qui grattaient l'oreille, dont les -notes fausses troublaient l'air tranquille et agaçaient les nerfs des -dents ainsi que des gouttes de vinaigre. Maintenant personne n'allait -plus sous la voûte épaisse et haute, comme si on se fût attendu à y -trouver toujours quelque cadavre couché. - -L'automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et nuit, -descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands -arbres; et on commençait à voir le ciel à travers les branches. -Quelquefois, quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie -lente et continue s'épaississait brusquement, devenait une averse -vaguement bruissante qui couvrait la mousse d'un épais tapis jaune, -criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le -murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait -une plainte, et ces feuilles tombant toujours semblaient des larmes, -de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient -jour et nuit sur la fin de l'année, sur la fin des aurores tièdes et -des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs -soleils, et aussi peut-être sur le crime qu'ils avaient vu commettre -sous leur ombre, sur l'enfant violée et tuée à leur pied. Ils -pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné -et redouté, où devait errer, seule, l'âme, la petite âme de la petite -morte. - -La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune et -colère entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres et -nus. - -Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la futaie. -Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison, descendait à -pas lents son perron, et s'en allait sous les arbres d'un air songeur, -les mains dans ses poches. Il marchait longtemps sur la mousse humide -et molle, tandis qu'une légion de corbeaux, accourus de tous les -voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à travers -l'espace, à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en -poussant des clameurs violentes et sinistres. - -Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches -emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules -d'automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement -et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de -leur vol. - -Ils s'abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à -peu leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes -noires au noir de l'espace. - -Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les -ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait, -tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire, -en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la -flamme. - -Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait -abattre sa futaie. - -Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le -plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître. - -D'abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc. - -Liés à lui par un collier de corde, ils l'enlacent d'abord de leurs -bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d'un coup de -pointe d'acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois, -y reste enfoncée, et l'homme s'élève dessus comme sur une marche -pour frapper de l'autre pied avec l'autre pointe sur laquelle il se -soutiendra de nouveau en recommençant avec la première. - -Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui -l'attache à l'arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d'acier. -Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un -géant, il monte lourdement le long de l'immense colonne, l'embrassant -et l'éperonnant pour aller le décapiter. - -Dès qu'il arrive aux premières branches, il s'arrête, détache de -son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec -méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la -branche craque, fléchit, s'incline, s'arrache et s'abat en frôlant dans -sa chute les arbres voisins. Puis elle s'écrase sur le sol avec un -grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent -longtemps. - -Le sol se couvrait de débris que d'autres hommes taillaient à leur -tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres -restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux -gigantesques amputés et rasés par l'acier tranchant des serpes. - -Et, quand l'ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet -du fût droit et mince le collier de corde qu'il y avait porté, il -redescendait ensuite à coups d'éperon le long du tronc découronné que -les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups -qui retentissaient dans tout le reste de la futaie. - -Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes -tiraient, en poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au sommet, -et l'immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le bruit -sourd et la secousse d'un coup de canon lointain. - -Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une -armée perd ses soldats. - -Renardet ne s'en allait plus; il restait là du matin au soir, -contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa -futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus ainsi que -sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte -d'impatience secrète et calme, comme s'il eût attendu, espéré quelque -chose à la fin de ce massacre. - -Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée. -On y parvint enfin, un soir, à l'heure du crépuscule. - -Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent -arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d'un hêtre -énorme, mais le maître s'y opposa, et exigea qu'à l'heure même on -ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime. - -Quand l'ébrancheur l'eut mis à nu, eut terminé sa toilette de -condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes -commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte. - -L'arbre résista; son tronc puissant, bien qu'entaillé jusqu'au milieu, -était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte -de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu'à terre, et -ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur -effort. - -Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing, -pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile, -la main sur l'écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et -nerveuse. - -Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand -il tombera, ça pourrait vous blesser.» - -Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir -lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur. - -Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un -déchirement qui sembla courir jusqu'au sommet comme une secousse -douloureuse; et elle s'inclina un peu, prête à tomber, mais résistant -encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent un effort -plus grand; et comme l'arbre, brisé, croulait, soudain Renardet fit un -pas en avant, puis s'arrêta, les épaules soulevées pour recevoir le -choc irrésistible, le choc mortel qui l'écraserait sur le sol. - -Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le -jetant sur la face à cinq mètres de là. - -Les ouvriers s'élancèrent pour le relever; il s'était déjà soulevé -lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main -sur son front, comme s'il se réveillait d'un accès de folie. - -Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes surpris, -l'interrogèrent, ne comprenant point ce qu'il avait fait. Il répondit, -en balbutiant, qu'il avait eu un moment d'égarement, ou, plutôt, une -seconde de retour à l'enfance, qu'il s'était imaginé avoir le temps de -passer sous l'arbre, comme les gamins passent en courant devant les -voitures au trot, qu'il avait joué au danger, que, depuis huit jours, -il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois -qu'un arbre craquait pour tomber, si on pourrait passer dessous sans -être touché. C'était une bêtise, il l'avouait; mais tout le monde a de -ces minutes d'insanité et de ces tentations d'une stupidité puérile. - -Il s'expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il -s'en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.» - -Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, il s'assit devant sa table, que -sa lampe, coiffée d'un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son -front entre ses mains, il se mit à pleurer. - -Il pleura longtemps, puis s'essuya les yeux, releva la tête et regarda -sa pendule. Il n'était pas encore six heures. Il pensa: «J'ai le -temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint -alors s'asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu, -prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté. -L'acier de l'arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes. - -Renardet le contempla quelque temps avec l'œil trouble d'un homme -ivre; puis il se leva et se mit à marcher. - -Il allait d'un bout à l'autre de l'appartement, et de temps en temps -s'arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de -son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et -se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il -se remit à marcher. Chaque fois qu'il passait devant sa table, l'arme -brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la -pendule et pensait: «J'ai encore le temps.» - -La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la -bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon -dedans comme s'il eût voulu l'avaler. Il resta ainsi quelques secondes, -immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un -frisson d'horreur, il cracha le pistolet sur le tapis. - -Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n'ose -pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me -tuer!» - -On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le -dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C'est bien. Je descends.» - -Alors il ramassa l'arme, l'enferma de nouveau dans le tiroir, puis se -regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage ne lui -semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu plus -rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table. - -Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne -veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs -pipes dans la salle pendant qu'on desservait. Puis il remonta dans sa -chambre. - -Dès qu'il s'y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses -armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma -ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur -lui-même, parcourut de l'œil tout l'appartement avec une angoisse -d'épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu'il allait -la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu'il -avait violée, puis étranglée. - -Toutes les nuits, l'odieuse vision recommençait. C'était d'abord dans -ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d'une machine à -battre ou le passage lointain d'un train sur un pont. Il commençait -alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col -de chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang, -il essayait de lire, il essayait de chanter; c'était en vain; sa -pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait -recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions -les plus violentes de la première minute à la dernière. - -Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l'horrible jour, -un peu d'étourdissement et de migraine qu'il attribuait à la chaleur, -de sorte qu'il était resté dans sa chambre jusqu'à l'appel du déjeuner. -Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la -fin de l'après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante sous les -arbres de sa futaie. - -Mais, dès qu'il fut dehors, l'air lourd et brûlant de la plaine -l'oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur -la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente. -Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les -oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna -les grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille -évaporait un peu de fraîcheur sous l'immense toiture de branches. Mais -il se sentait mal à l'aise. Il lui semblait qu'une main inconnue, -invisible, lui serrait le cou; et il ne songeait presque à rien, -ayant d'ordinaire peu d'idées dans la tête. Seule, une pensée vague -le hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait -de vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué -depuis dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence -de tous les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un -besoin impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser -régulier. Depuis la mort de Mme Renardet, il souffrait sans cesse sans -bien comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler -ses jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s'affaiblir -entre ses bras surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il -cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il -pourrait épouser lorsque son deuil serait fini. - -Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant d'Hercule, -et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses -veilles. Il les chassait; elles revenaient; et il murmurait par moments -en souriant de lui-même: «Me voici comme saint Antoine.» - -Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir lui -vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir et -apaiser l'ardeur de son sang. - -Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les gens -du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla. - -Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se reposait, -sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en approchant, crut -entendre un léger bruit, un faible clapotement qui n'était point -celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les feuilles -et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers l'onde -transparente, battait l'eau des deux mains, en dansant un peu dedans, -et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n'était plus une -enfant, ce n'était pas encore une femme; elle était grasse et formée, -tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque mûre. -Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d'angoisse, le souffle coupé -par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le cœur -battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme -si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et -trop jeune, cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du -ruisselet, comme l'autre, la grande, dans les vagues de la mer. - -Soudain l'enfant sortit du bain, et sans le voir, s'en vint vers lui -pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu'elle approchait à -petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il se sentait -poussé vers elle par une force irrésistible, par un emportement bestial -qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et le faisait trembler -des pieds à la tête. - -Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le cachait. -Alors perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua sur elle et -la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour résister, trop -épouvantée pour appeler, et il la posséda sans comprendre ce qu'il -faisait. - -Il se réveilla de son crime, comme on se réveille d'un cauchemar. -L'enfant commençait à pleurer. - -Il dit: «Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l'argent.» - -Mais elle n'écoutait pas; elle sanglotait. - -Il reprit: «Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc.» - -Elle hurla en se tordant pour s'échapper. - -Il comprit brusquement qu'il était perdu; et il la saisit par le cou -pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles. -Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d'un être -qui veut fuir la mort, il ferma sa main de colosse sur la petite gorge -gonflée de cris, et il l'eut étranglée en quelques instants, tant il -serrait furieusement, sans qu'il songeât à la tuer, mais simplement -pour la faire taire. - -Puis il se dressa, éperdu d'horreur. - -Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se -sauver, quand surgit, dans son âme bouleversée, l'instinct mystérieux -et confus qui guide tous les êtres en danger. - -Il faillit jeter le corps à l'eau; mais une autre impulsion le poussa -vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il avait de -la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou profond -du ruisseau, sous un tronc d'arbre dont le pied baignait dans la -Brindille. - -Puis il s'en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense -détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de -l'autre côté du pays, et il rentra pour dîner à l'heure ordinaire en -racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade. - -Il dormit pourtant cette nuit-là; il dormit d'un épais sommeil de -brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il -n'ouvrit les yeux qu'aux premières lueurs du jour, et il attendit, -torturé par la peur du forfait découvert, l'heure ordinaire de son -réveil. - -Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit à la façon -des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les choses -et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage d'ivresse, -dans ce doute d'irréalité qui trouble l'esprit aux heures des grandes -catastrophes. - -Seul le cri déchirant de la Roque lui traversa le cœur. A ce moment -il faillit se jeter aux genoux de la vieille femme en criant: «C'est -moi.» Mais il se contint. Il alla pourtant, durant la nuit, repêcher -les sabots de la morte, pour les porter sur le seuil de sa mère. - -Tant que dura l'enquête, tant qu'il dut guider et égarer la justice, il -fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait paisiblement -avec les magistrats toutes les suppositions qui leur passaient par -l'esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs raisonnements. -Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à troubler leurs -perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter ceux qu'ils -suspectaient. - -Mais, à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il devint -peu à peu nerveux, plus excitable encore qu'autrefois, bien qu'il -maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de peur; -il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des pieds -à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un besoin -impérieux de mouvement l'envahit, le força à des courses prodigieuses, -le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa chambre. - -Ce n'était point qu'il fût harcelé par des remords. Sa nature brutale -ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte morale. Homme -d'énergie et même de violence, né pour faire la guerre, ravager les -pays conquis et massacrer les vaincus, plein d'instincts sauvages de -chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie humaine. Bien -qu'il respectât l'Eglise, par politique, il ne croyait ni à Dieu, -ni au diable, n'attendant par conséquent, dans une autre vie, ni -châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour -toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des -encyclopédistes du siècle dernier; et il considérait la Religion comme -une sanction morale de la Loi, l'une et l'autre ayant été inventées par -les hommes pour régler les rapports sociaux. - -Tuer quelqu'un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou par -accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé -une chose amusante et crâne, et n'eût pas laissé plus de traces en son -esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre; mais il avait ressenti -une émotion profonde du meurtre de cette enfant. Il l'avait commis -d'abord dans l'affolement d'une ivresse irrésistible, dans une espèce -de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au cœur, -gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts -d'assassin une sorte d'amour bestial, en même temps qu'une horreur -épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A -tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible; et bien qu'il -s'efforçât de chasser cette image, qu'il l'écartât avec terreur, avec -dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de lui, -attendant sans cesse le moment de réapparaître. - -Alors il eut peur des soirs, peur de l'ombre tombant autour de lui. Il -ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes; -mais il les redoutait d'instinct; il les sentait peuplées de terreurs. -Le jour clair ne se prête point aux épouvantes. On y voit les choses -et les êtres; aussi n'y rencontre-t-on que les choses et les êtres -naturels qui peuvent se montrer dans la clarté. Mais la nuit, la nuit -opaque, plus épaisse que des murailles, et vide, la nuit infinie, si -noire, si vaste, où l'on peut frôler d'épouvantables choses, la nuit où -l'on sent errer, rôder l'effroi mystérieux, lui paraissait cacher un -danger inconnu, proche et menaçant. Lequel? - -Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un -soir qu'il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre. -Il attendit, inquiet, le cœur battant; la draperie ne bougeait plus; -puis, soudain, elle s'agita de nouveau; du moins il pensa qu'elle -s'agitait. Il n'osait point se lever; il n'osait plus respirer; et -pourtant il était brave; il s'était battu souvent et il aurait aimé -découvrir chez lui des voleurs. - -Était-il vrai qu'il remuait, ce rideau? Il se le demandait, craignant -d'être trompé par ses yeux. C'était si peu de chose, d'ailleurs, un -léger frisson de l'étoffe, une sorte de tremblement des plis, à peine -une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet demeurait -les yeux fixes, le cou tendu; et brusquement il se leva, honteux de -sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et l'écarta -largement. Il ne vit rien d'abord que les vitres noires, noires comme -des plaques d'encre luisante. La nuit, la grande nuit impénétrable -s'étendait par derrière jusqu'à l'invisible horizon. Il restait debout -en face de cette ombre illimitée; et tout à coup il y aperçut une -lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il approcha -son visage du carreau, pensant qu'un pêcheur d'écrevisses braconnait -sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et cette lueur -rampait au bord de l'eau, sous la futaie. Comme il ne distinguait pas -encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains; et brusquement -cette lueur devint une clarté, et il aperçut la petite Roque nue et -sanglante sur la mousse. - -Il recula crispé d'horreur, heurta son siège et tomba sur le dos. Il y -resta quelques minutes l'âme en détresse, puis il s'assit et se mit à -réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout; une hallucination -venue de ce qu'un maraudeur de nuit marchait au bord de l'eau avec son -fanal. Quoi d'étonnant d'ailleurs à ce que le souvenir de son crime -jetât en lui, parfois, la vision de la morte. - -S'étant relevé, il but un verre d'eau, puis s'assit. Il songeait: -«Que vais-je faire, si cela recommence?» Et cela recommencerait, il -le sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard, -l'appelait, l'attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise; puis -il prit un livre et essaya de lire; mais il lui sembla entendre bientôt -s'agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement pivoter sur -un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore; certes, il avait remué, -cette fois; il n'en pouvait plus douter; il s'élança et le saisit -d'une main si brutale qu'il le jeta bas avec sa galerie; puis il colla -avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout était noir au -dehors; et il respira avec la joie d'un homme dont on vient de sauver -la vie. - -Donc il retourna s'asseoir; mais presque aussitôt le désir le reprit de -regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau était tombé, -elle faisait une sorte de trou sombre attirant, redoutable, sur la -campagne obscure. Pour ne point céder à cette dangereuse tentation, il -se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et ferma les yeux. - -Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le sommeil. -Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les ouvrit, -croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur son -coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l'attirait toujours, -invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques -étoiles; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les -carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là-bas, -sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore, -éclairant l'ombre autour de lui! - -Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu'au -matin, la tête cachée sous l'oreiller. - -A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. Il passait ses jours -dans la terreur des nuits; et chaque nuit, la vision recommençait. A -peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter; mais en vain. -Une force irrésistible le soulevait et le poussait à sa vitre, comme -pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt, couché d'abord au -lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes ouvertes, tel que -le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait et s'en venait, à -petits pas, ainsi que l'enfant avait fait en sortant de la rivière. -Elle s'en venait, doucement, tout droit en passant sur le gazon et sur -la corbeille de fleurs desséchées; puis elle s'élevait dans l'air, -vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers lui, comme elle était -venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et l'homme reculait devant -l'apparition, il reculait jusqu'à son lit et s'affaissait dessus, -sachant bien que la petite était entrée et qu'elle se tenait maintenant -derrière le rideau qui remuerait tout à l'heure. Et jusqu'au jour il -le regardait, ce rideau, d'un œil fixe, s'attendant sans cesse à -voir sortir sa victime. Mais elle ne se montrait plus; elle restait là, -sous l'étoffe agitée parfois d'un tremblement. Et Renardet, les doigts -crispés sur ses draps, les serrait ainsi qu'il avait serré la gorge -de la petite Roque. Il écoutait sonner les heures; il entendait battre -dans le silence le balancier de sa pendule et les coups profonds de son -cœur. Et il souffrait, le misérable, plus qu'aucun homme n'avait -jamais souffert. - -Puis, dès qu'une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant le -jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa chambre; -et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d'un sommeil -inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve l'épouvantable -vision de ses veilles. - -Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se sentait -courbaturé comme après de prodigieuses fatigues; et il mangeait à -peine, hanté toujours par la crainte de celle qu'il reverrait la nuit -suivante. - -Il savait bien pourtant que ce n'était pas une apparition, que les -morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par -une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause -de son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle, -appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait -empreinte l'image ineffaçable. Mais il savait aussi qu'il ne guérirait -pas, qu'il n'échapperait jamais à la persécution sauvage de sa mémoire; -et il se résolut à mourir plutôt que de supporter plus longtemps ces -tortures. - -Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de -simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide. -Car il tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères; et si on -soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime -inexpliqué, à l'introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à -l'accuser du forfait. - -Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par l'arbre -au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida donc à -faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre refusa -de lui casser les reins. - -Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son -revolver, et puis il n'avait pas osé tirer. - -L'heure du dîner sonna, il avait mangé, puis était remonté. Et il -ne savait pas ce qu'il allait faire. Il se sentait lâche maintenant -qu'il avait échappé une première fois. Tout à l'heure il était prêt, -fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution; à -présent, il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la -morte. - -Il balbutiait: «Je n'oserai plus, je n'oserai plus»; et il regardait -avec terreur, tantôt l'arme sur sa table, tantôt le rideau qui cachait -sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose d'horrible aurait -lieu sitôt que sa vie cesserait! Quelque chose? Quoi? Leur rencontre -peut-être? Elle le guettait, elle l'attendait, l'appelait, et c'était -pour le prendre à son tour, pour l'attirer dans sa vengeance et le -décider à mourir qu'elle se montrait ainsi tous les soirs. - -Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant: «Je n'oserai plus, je -n'oserai plus.» Puis il tomba sur les genoux, et balbutia: «Mon Dieu, -mon Dieu.» Sans croire à Dieu, pourtant. Et il n'osait plus, en effet, -regarder sa fenêtre où il savait blottie l'apparition, ni sa table où -luisait son revolver. - -Quand il se fut relevé, il dit tout haut: «Ça ne peut pas durer, il -faut en finir.» Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit -passer un frisson de peur le long des membres; mais comme il ne se -décidait à prendre aucune résolution, comme il sentait bien que le -doigt de sa main refuserait toujours de presser la gâchette de l'arme, -il retourna cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et il -réfléchit. - -Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir, -inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune -hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les -condamnés qu'on mène à l'échafaud au milieu des soldats. Oh! s'il -pouvait prier quelqu'un de tirer; s'il pouvait, avouant l'état de son -âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais, -obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible? A -qui? il cherchait parmi les gens qu'il connaissait. Le médecin? Non. -Il raconterait cela plus tard, sans doute? Et tout à coup, une bizarre -pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d'instruction, -qu'il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait -tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu'il endurait, -et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu'il -employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom -de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu'il aurait appris -que le coupable s'était fait justice. Renardet pouvait compter sur -ce magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d'une parole -légère. C'était un de ces hommes qui ont une conscience inflexible -gouvernée, dirigée, réglée par leur seule raison. - -A peine eut-il formé ce projet qu'une joie bizarre envahit son cœur. -Il était tranquille à présent. Il allait écrire sa lettre, lentement, -puis, au jour levant, il la déposerait dans la boîte clouée au mur -de sa métairie, puis il monterait sur sa tour pour voir arriver le -facteur, et quand l'homme à la blouse bleue s'en irait, il se jetterait -la tête la première sur les roches où s'appuyaient les fondations. Il -prendrait soin d'être vu d'abord par les ouvriers qui abattaient son -bois. Il pourrait donc grimper sur la marche avancée qui portait le -mât du drapeau déployé aux jours de fête. Il casserait ce mât d'une -secousse et se précipiterait avec lui. Comment douter d'un accident? Et -il se tuerait net, étant donnés son poids et la hauteur de sa tour. - -Il sortit aussitôt de son lit, gagna sa table et se mit à écrire; -il n'oublia rien, pas un détail du crime, pas un détail de sa vie -d'angoisses, pas un détail des tortures de son cœur, et il termina -en annonçant qu'il s'était condamné lui-même, qu'il allait exécuter -le criminel, et en priant son ami, son ancien ami, de veiller à ce que -jamais on n'accusât sa mémoire. - -En achevant sa lettre, il s'aperçut que le jour était venu. Il la -ferma, la cacheta, écrivit l'adresse, puis il descendit à pas légers, -courut jusqu'à la petite boîte blanche collée au mur, au coin de la -ferme, et quand il eut jeté dedans ce papier qui énervait sa main, il -revint vite, referma les verrous de la grande porte et grimpa sur sa -tour pour attendre le passage du piéton qui emporterait son arrêt de -mort. - -Il se sentait calme, maintenant, délivré, sauvé! - -Un vent froid, sec, un vent de glace lui passait sur la face. Il -l'aspirait avidement, la bouche ouverte, buvant sa caresse gelée. Le -ciel était rouge, d'un rouge ardent, d'un rouge d'hiver, et toute la -plaine blanche de givre brillait sous les premiers rayons du soleil, -comme si elle eût été poudrée de verre pilé. Renardet, debout, nu-tête, -regardait le vaste pays, les prairies à gauche, à droite le village -dont les cheminées commençaient à fumer pour le repas du matin. - -A ses pieds il voyait couler la Brindille, dans les roches où il -s'écraserait tout à l'heure. Il se sentait renaître dans cette belle -aurore glacée, et plein de force, plein de vie. La lumière le baignait, -l'entourait, le pénétrait comme une espérance. Mille souvenirs -l'assaillaient, des souvenirs de matins pareils, de marche rapide sur -la terre dure qui sonnait sous les pas, de chasses heureuses au bord -des étangs où dorment les canards sauvages. Toutes les bonnes choses -qu'il aimait, les bonnes choses de l'existence accouraient dans son -souvenir, l'aiguillonnaient de désirs nouveaux, réveillaient tous les -appétits vigoureux de son corps actif et puissant. - -Et il allait mourir? Pourquoi? il allait se tuer subitement, parce -qu'il avait peur d'une ombre? peur de rien? Il était riche et jeune -encore! Quelle folie! Mais il lui suffisait d'une distraction, d'une -absence, d'un voyage pour oublier! Cette nuit même, il ne l'avait pas -vue, l'enfant, parce que sa pensée, préoccupée, s'était égarée sur -autre chose. Peut-être ne la reverrait-il plus? Et si elle le hantait -encore dans cette maison, certes, elle ne le suivrait pas ailleurs! La -terre était grande, et l'avenir long! Pourquoi mourir? - -Son regard errait sur les prairies, et il aperçut une tache bleue dans -le sentier le long de la Brindille. C'était Médéric qui s'en venait -apporter les lettres de la ville et emporter celles du village. - -Renardet eut un sursaut, la sensation d'une douleur le traversant, et -il s'élança dans l'escalier tournant pour reprendre sa lettre, pour -la réclamer au facteur. Peu lui importait d'être vu, maintenant; il -courait à travers l'herbe où moussait la glace légère des nuits, et il -arriva devant la boîte, au coin de la ferme, juste en même temps que le -piéton. - -L'homme avait ouvert la petite porte de bois et prenait les quelques -papiers déposés là par les habitants du pays. - -Renardet lui dit: - ---Bonjour, Médéric. - ---Bonjour, m'sieu le maire. - ---Dites donc, Médéric, j'ai jeté à la boîte une lettre dont j'ai -besoin. Je viens vous demander de me la rendre. - ---C'est bien, m'sieu le maire, on vous la donnera. - -Et le facteur leva les yeux. Il demeura stupéfait devant le visage de -Renardet; il avait les joues violettes, le regard trouble, cerclé de -noir, comme enfoncé dans la tête, les cheveux en désordre, la barbe -mêlée, la cravate défaite. Il était visible qu'il ne s'était point -couché. - -L'homme demanda: «C'est-il que vous êtes malade, m'sieu le maire?» - -L'autre, comprenant soudain que son allure devait être étrange, perdit -contenance, balbutia: «Mais non... mais non... Seulement, j'ai sauté du -lit pour vous demander cette lettre... Je dormais... Vous comprenez?...» - -Un vague soupçon passa dans l'esprit de l'ancien soldat. - -Il reprit: «Qué lettre? - ---Celle que vous allez me rendre.» - -Maintenant, Médéric hésitait, l'attitude du maire ne lui paraissait pas -naturelle. Il y avait peut-être un secret dans cette lettre, un secret -de politique. Il savait que Renardet n'était pas républicain, et il -connaissait tous les trucs et toutes les supercheries qu'on emploie aux -élections. - -Il demanda: «A qui qu'elle est adressée, c'te lettre? - ---A M. Putoin, le juge d'instruction; vous savez bien, M. Putoin, mon -ami!» - -Le piéton chercha dans les papiers et trouva celui qu'on lui réclamait. -Alors il se mit à le regarder, le tournant et le retournant dans ses -doigts, fort perplexe, fort troublé par la crainte de commettre une -faute grave ou de se faire un ennemi du maire. - -Voyant son hésitation, Renardet fit un mouvement pour saisir la -lettre et la lui arracher. Ce geste brusque convainquit Médéric qu'il -s'agissait d'un mystère important et le décida à faire son devoir, -coûte que coûte. - -Il jeta donc l'enveloppe dans son sac et le referma, en répondant: - ---Non, j' peux pas, m'sieu le maire. Du moment qu'elle allait à la -justice, j' peux pas. - -Une angoisse affreuse étreignit le cœur de Renardet, qui balbutia: - ---Mais vous me connaissez bien. Vous pouvez même reconnaître mon -écriture. Je vous dis que j'ai besoin de ce papier. - ---J' peux pas. - ---Voyons, Médéric, vous savez que je suis incapable de vous tromper, je -vous dis que j'en ai besoin. - ---Non. J' peux pas. - -Un frisson de colère passa dans l'âme violente de Renardet. - ---Mais, sacrebleu, prenez garde. Vous savez que je ne badine pas, moi, -et que je peux vous faire sauter de votre place, mon bonhomme, et sans -tarder encore. Et puis je suis le maire du pays, après tout; et je vous -ordonne maintenant de me rendre ce papier. - -Le piéton répondit avec fermeté: «Non, je n' peux pas, m'sieu le maire!» - -Alors Renardet, perdant la tête, le saisit par le bras pour lui enlever -son sac; mais l'homme se débarrassa d'une secousse et, reculant, leva -son gros bâton de houx. Il prononça, toujours calme: «Oh! ne me touchez -pas, m'sieu le maire, ou je cogne. Prenez garde. Je fais mon devoir, -moi!» - -Se sentant perdu, Renardet, brusquement, devint humble, doux, implorant -comme un enfant qui pleure. - ---Voyons, voyons, mon ami, rendez-moi cette lettre, je vous -récompenserai, je vous donnerai de l'argent, tenez, tenez, je vous -donnerai cent francs, vous entendez, cent francs. - -L'homme tourna les talons et se mit en route. - -Renardet le suivit, haletant, balbutiant: - ---Médéric, Médéric, écoutez, je vous donnerai mille francs, vous -entendez, mille francs. - -L'autre allait toujours, sans répondre. Renardet reprit: «Je ferai -votre fortune... vous entendez, ce que vous voudrez... Cinquante mille -francs... Cinquante mille francs pour cette lettre... Qu'est-ce que ça -vous fait?... Vous ne voulez pas?... Eh bien, cent mille... dites... -cent mille francs... comprenez-vous?... cent mille francs... cent mille -francs.» - -Le facteur se retourna, la face dure, l'œil sévère: «En voilà assez, -ou bien je répéterai à la justice tout ce que vous venez de me dire là.» - -Renardet s'arrêta net. C'était fini. Il n'avait plus d'espoir. Il se -retourna et se sauva vers sa maison, galopant comme une bête chassée. - -Alors Médéric à son tour s'arrêta et regarda cette fuite avec -stupéfaction. Il vit le maire rentrer chez lui, et il attendit encore -comme si quelque chose de surprenant ne pouvait manquer d'arriver. - -Bientôt, en effet, la haute taille de Renardet apparut au sommet de la -tour du Renard. Il courait autour de la plate-forme comme un fou; puis -il saisit le mât du drapeau et le secoua avec fureur sans parvenir à -le briser, puis soudain, pareil à un nageur qui pique une tête, il se -lança dans le vide, les deux mains en avant. - -Médéric s'élança pour porter secours. En traversant le parc, il aperçut -les bûcherons allant au travail. Il les héla en leur criant l'accident; -et ils trouvèrent au pied des murs un corps sanglant dont la tête -s'était écrasée sur une roche. La Brindille entourait cette roche, et -sur ses eaux élargies en cet endroit, claires et calmes, on voyait -couler un long filet rose de cervelle et de sang mêlés. - - - _La Petite Roque_ a paru en feuilleton dans _le Gil-Blas_ du vendredi - 18 décembre au mercredi 23 décembre 1885. - - - - -L'ÉPAVE. - - -C'ÉTAIT hier, 31 décembre. - -Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique -lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers. - -Georges me dit: - ---Tu permets? - ---Certainement. - -Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée -dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention -sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le -cœur. - -Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit: - ---Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée, -une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut -un singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans... -puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... - -J'étais alors inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je -dirige aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er -janvier, puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, -quand je reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir -immédiatement pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de -Saint-Nazaire, assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. -J'arrivai à la Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions, -et, le soir même, je prenais l'express, qui me déposait à la Rochelle -le lendemain 31 décembre. - -J'avais deux heures, avant de monter sur le bateau de Ré, le -_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville -bizarre et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées -comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries -sans fin, des galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, -mais basses, ces galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui -semblent construites et demeurées comme un décor de conspirateurs, le -décor antique et saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de -religion héroïques et sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, -grave, discrète, sans art superbe, sans aucun de ces admirables -monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa -physionomie sévère, un peu sournoise aussi, une cité de batailleurs -obstinés, où doivent éclore les fanatismes, la ville où s'exalta la foi -des calvinistes et où naquit le complot des quatre sergents. - -Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur -un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à -l'île de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les -deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de -la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les -pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il -obliqua vers la droite. - -C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, -compriment le cœur, éteignent en nous toute force et toute énergie; -un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la -pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée -d'égout. - -Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer -peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une -ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, -d'eau stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par -habitude, coupait cette nappe opaque et lisse, puis laissait derrière -lui quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se -calmaient bientôt. - -Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans -pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais -quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand -trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph_, avait échoué, par -une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré. - -La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il -avait été impossible de le renflouer, et qu'on avait dû enlever au plus -vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater -la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le -naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre -à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite -contradictoirement, si besoin était, dans le procès. - -Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il -jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts. - -Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant -été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. - -Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph_, -poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au -hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le -capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui -changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de -la marée basse. - -Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre -l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'œil voyait au -loin. Nous suivions une terre. Je demandai: - ---C'est l'île de Ré? - ---Oui, monsieur. - ---Et tout à coup le capitaine, étendant la main droit devant nous, me -montra en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: - ---Tenez, voilà votre navire! - ---Le _Marie-Joseph_?... - ---Mais, oui. - -J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais -pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins -des côtes. - -Je repris: - ---Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que -vous me désignez? - -Il se mit à rire. - ---Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... - -C'était un Bordelais. Il continua: - ---Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en -par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du -_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois -heures au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous -aurez une heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas -plusse, par exemple: vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et -plusse elle revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! -Remettez-vous en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous -remontez à sept heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose -ce soir même sur le quai de La Rochelle. - -Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur, -pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions -rapidement. - -Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales -à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un -gros village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant -de poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de -moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très -peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur. - -Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la -mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une -sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, là-bas. - -J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et -qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là, -maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et -je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je -croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique -était devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève, -comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au -milieu d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée -demeuraient en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, -la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus -froid; je regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que -j'avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée. - -Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate -et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une -heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant, -comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné, -percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par -toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâcherait -plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré -profondément dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, -relevé, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré, -ces deux mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. - -J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu -sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les -trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement -ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies. -Il n'y avait plus rien là dedans que du sable qui servait de sol à ce -souterrain de planches. - -Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis -sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente -par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un -singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de -moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit -vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages -de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la -mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du -taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les -vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore. - -Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis un -bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une -seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, -deux noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut -pas longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: -et j'aperçus debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec -trois jeunes filles, ou plutôt, un grand Anglais avec trois misses. -Assurément, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet -être rapide sur le trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se -sauva; les deux autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, -il avait ouvert la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son -émotion. - -Puis, après quelques secondes, il parla: - ---Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment? - ---Oui, monsieur. - ---Est-ce que je pôvé la visiter? - ---Oui, monsieur. - -Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai -seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. - -Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur -et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois -fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une -blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si -mignonne! Vraiment, les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres -fruits de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable -et que ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec -leur fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles roses et -aux perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs -inconnues des océans. - -Elle parlait un peu mieux que son père, et elle nous servit -d'interprète. Il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails, -que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute -la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent -pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent -des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois -filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs -grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre -croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. - -Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les -quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes -noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. - -Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui -continuais à inspecter le squelette du navire. - -J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus -tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils -n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples -et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre -le monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris -blancs, vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête -humaine entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, -de petits échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et -gentilles toutes trois, mais surtout la plus grande. - -Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, -de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour -m'interroger, des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de -dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire «yes» ou -«nô», que je serais demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la -regarder. - -Tout à coup, elle murmura: - ---J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. - -Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit, -singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la -fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle -allait nous entourer! - -Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous -cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. -Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme -une tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le -sable; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible -flot. - -L'Anglais voulut s'élancer, je le retins; la fuite était impossible, à -cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et -où nous tomberions au retour. - -Ce fut, dans nos cœurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la -petite Anglaise se mit à sourire et murmura: - ---Ce été nous les naufragés! - -Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse, -basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions -m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers -qui? - -Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui -regardait d'un œil consterné, la mer démesurée autour de nous. - -Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde, -humide, glacée. - -Je dis: - ---Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau. - -L'Anglais répondit: - ---Oh! yes! - -Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en -vérité, combien de temps, à regarder autour de nous, cette eau jaune -qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur -l'immense grève reconquise. - -Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre, -pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous -effleurait et nous piquait la peau. - -Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes -alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait -un peu. - -Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés -les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais -trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les -dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce -de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse -comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, -muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan. -Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et -grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là, heureux du -froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse -à passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne -fillette. - -Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de -joie qui me pénétrait. - -Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, elle? Une petite -Anglaise inconnue. Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et -je me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer -pour elle, faire mille folies. Étrange chose! Comment se fait-il que la -présence d'une femme nous bouleverse ainsi? Est-ce la puissance de sa -grâce qui nous enveloppe? La séduction de la joliesse et de la jeunesse -qui nous grise comme ferait le vin? - -N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux -amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance -dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre -d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille -la terre pour y faire pousser des fleurs! - -Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel, -car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement -léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone -clapotement du courant contre le bateau. - -Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises -pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler -dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la -rassurait et qu'elle avait toujours peur. - -Je demandai à ma voisine: - ---Vous n'avez pas trop froid, miss? - ---Oh! si. J'avé froid beaucoup. - -Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté; -je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa -main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. - -Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau -plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle -me passa sur le visage. Le vent s'élevait! - -L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement: - ---C'était mauvaise pour nous, cette... - -Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même -de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement -brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en -bouillie. - -Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales -de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je -voyais dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, -des lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du -_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait -jusqu'au cœur. - -L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais -une envie folle de la saisir dans mes bras. - -Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares -brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, -pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient, -nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un -d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes -pour se rallumer aussitôt; c'était bien un œil, celui-là, avec sa -paupière sans cesse baissée sur son regard de feu. - -De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder -l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me -dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité: - ---Môsieu, je vous souhaite bon année. - -Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça -une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter -le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et -s'évapora à travers l'espace. - -J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion -puissante et bizarre. - -C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, -de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de -plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Cæsar, morituri -te salutant_. - -Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule -une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier -nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune -s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car -les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et -voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues. - -La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais -plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque -avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit -tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en -effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce -navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans -les flots?... - -Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le -_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant -tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans -savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais -à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait -plus; nous autres aussi ne bougions point. - -Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un -mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le -bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle. - -L'Anglais reprit: - ---Une petite bascoule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves. - -Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord! - -Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer, -tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous -cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence. - -Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau, -et on nous ramena à Saint-Martin. - -L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: - ---Bonne souper! bonne souper! - -On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. - -Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de -promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que -je ne les suivisse. - -J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, -si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien -l'homme, parfois, est faible et incompréhensible! - -Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je -reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, -depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me -raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs, jamais de -son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et moi, je ne lui parle que du -_Marie-Joseph_... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée... -non... que j'aurais aimée... Ah!... voilà... sait-on?... Les événements -vous emportent... Et puis... et puis... tout passe... Elle doit -être vieille, à présent... je ne la reconnaîtrais pas... Ah! celle -d'autrefois... celle de l'épave... quelle créature... divine! Elle -m'écrit que ses cheveux sont tout blancs... Mon Dieu!... ça m'a fait -une peine horrible... Ah! ses cheveux blonds... Non, la mienne n'existe -plus... Que c'est triste... tout ça!... - - - _L'Épave_ a paru dans _le Gaulois_ du vendredi 1er janvier 1886. - - - - -L'ERMITE. - - -NOUS avions été voir, avec quelques amis, le vieil ermite installé -sur un ancien tumulus couvert de grands arbres, au milieu de la vaste -plaine qui va de Cannes à la Napoule. - -En revenant, nous parlions de ces singuliers solitaires laïques, -nombreux autrefois, et dont la race aujourd'hui disparaît. Nous -cherchions les causes morales, nous nous efforcions de déterminer la -nature des chagrins qui poussaient jadis les hommes dans les solitudes. - -Un de nos compagnons dit tout à coup: - ---J'ai connu deux solitaires, un homme et une femme. La femme doit être -encore vivante. Elle habitait, il y a cinq ans, une ruine au sommet -d'un mont absolument désert sur la côte de Corse, à quinze ou vingt -kilomètres de toute maison. Elle vivait là avec une bonne; j'allai la -voir. Elle avait été certainement une femme du monde distinguée. Elle -me reçut avec politesse et même avec bonne grâce, mais je ne sais rien -d'elle; je ne devinai rien. - -Quant à l'homme, je vais vous raconter sa sinistre aventure: - -Retournez-vous. Vous apercevez là-bas ce mont pointu et boisé qui se -détache derrière la Napoule, tout seul en avant des cimes de l'Esterel; -on l'appelle dans le pays le mont des Serpents. C'est là que vivait mon -solitaire, dans les murs d'un petit temple antique, il y a douze ans -environ. - -Ayant entendu parler de lui, je me décidai à faire sa connaissance et -je partis de Cannes, à cheval, un matin de mars. Laissant ma bête à -l'auberge de la Napoule, je me mis à gravir à pied ce singulier cône, -haut peut-être de cent cinquante ou deux cents mètres et couvert de -plantes aromatiques, de cystes surtout, dont l'odeur est si vive et si -pénétrante qu'elle trouble et cause un malaise. Le sol est pierreux -et on voit souvent glisser sur les cailloux de longues couleuvres qui -disparaissent dans les herbes. De là ce surnom bien mérité de mont -des Serpents. Dans certains jours, les reptiles semblent vous naître -sous les pieds quand on gravit la pente exposée au soleil. Ils sont si -nombreux qu'on n'ose plus marcher et qu'on éprouve une gêne singulière, -non pas une peur, car ces bêtes sont inoffensives, mais une sorte -d'effroi mystique. J'ai eu plusieurs fois la singulière sensation de -gravir un mont sacré de l'antiquité, une bizarre colline parfumée et -mystérieuse, couverte de cystes et peuplée de serpents et couronnée par -un temple. - -Ce temple existe encore. On m'a affirmé du moins que ce fut un temple. -Car je n'ai point cherché à en savoir davantage pour ne pas gâter mes -émotions. - -Donc j'y grimpai, un matin de mars, sous prétexte d'admirer le pays. -En parvenant au sommet j'aperçus en effet des murs et, assis sur une -pierre, un homme. Il n'avait guère plus de quarante-cinq ans, bien que -ses cheveux fussent tout blancs; mais sa barbe était presque noire -encore. Il caressait un chat roulé sur ses genoux et ne semblait -point prendre garde à moi. Je fis le tour des ruines, dont une partie -couverte et fermée au moyen de branches, de paille, d'herbe et de -cailloux, était habitée par lui, et je revins de son côté. - -La vue, de là, est admirable. C'est, à droite, l'Esterel aux sommets -pointus, étrangement découpés, puis la mer démesurée, s'allongeant -jusqu'aux côtes lointaines de l'Italie, avec ses caps nombreux et, en -face de Cannes, les îles de Lérins, vertes et plates, qui semblent -flotter et dont la dernière présente vers le large un haut et vieux -château fort à tours crénelées, bâti dans les flots mêmes. - -Puis dominant la côte verte, où l'on voit pareilles, d'aussi loin, à -des œufs innombrables pondus au bord du rivage, le long chapelet -de villas et de villes blanches bâties dans les arbres, s'élèvent les -Alpes, dont les sommets sont encore encapuchonnés de neige. - -Je murmurai: «Cristi, c'est beau.» - -L'homme leva la tête et dit: «Oui, mais quand on voit ça toute la -journée, c'est monotone.» - -Donc il parlait, il causait et il s'ennuyait, mon solitaire. Je le -tenais. - -Je ne restai pas longtemps ce jour-là et je m'efforçai seulement de -découvrir la couleur de sa misanthropie. Il me fit surtout l'effet d'un -être fatigué des autres, las de tout, irrémédiablement désillusionné et -dégoûté de lui-même comme du reste. - -Je le quittai après une demi-heure d'entretien. Mais je revins huit -jours plus tard, et encore une fois la semaine suivante, puis toutes -les semaines; si bien qu'avant deux mois nous étions amis. - -Or, un soir de la fin de mai, je jugeai le moment venu et j'emportai -des provisions pour dîner avec lui sur le mont des Serpents. - -C'était un de ces soirs du Midi si odorants dans ce pays où l'on -cultive les fleurs comme le blé dans le Nord, dans ce pays où l'on -fabrique presque toutes les essences qui parfumeront la chair et -les robes des femmes, un de ces soirs où les souffles des orangers -innombrables, dont sont plantés les jardins et tous les replis des -vallons, troublent et alanguissent à faire rêver d'amour les vieillards. - -Mon solitaire m'accueillit avec une joie visible; il consentit -volontiers à partager mon dîner. - -Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l'habitude; il -s'anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité -Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il. - -Je lui demandai brusquement: «Quelle drôle d'idée vous avez eue de -venir vous percher sur ce sommet?» - -Il répondit aussitôt: «Ah! c'est que j'ai reçu la plus rude secousse -que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur? -Il vous fera me plaindre, peut-être! Et puis... je ne l'ai jamais dit -à personne... jamais... et je voudrais savoir... une fois... ce qu'en -pense un autre... et comment il le juge. - -Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville. -Mes parents m'avaient laissé quelque milliers de francs de rente, -et j'obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me -faisait riche, pour un garçon. - -J'avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce -que c'est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de femme -légitime, je passais tantôt trois mois avec l'une, tantôt six mois avec -l'autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à -prendre ou à vendre. - -Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait, -satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je -vivais sur le boulevard, dans les théâtres et dans les cafés, toujours -dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J'étais un de -ces milliers d'êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans -la vie; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n'ont -souci de rien, n'ayant de passion pour rien. J'étais ce qu'on appelle -un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge -exactement. - -Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s'écoula lente et rapide, -sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années -monotones de Paris où n'entre dans l'esprit aucun de ces souvenirs qui -font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l'on -boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout -ce qui se goûte et tout ce qui s'embrasse, sans avoir envie de rien. -On était jeune; on est vieux sans avoir rien fait de ce que font les -autres; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans -amis, sans parents, sans femmes, sans enfants. - -Donc, j'atteignis doucement et vivement la quarantaine; et pour fêter -cet anniversaire, je m'offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un -grand café. J'étais un solitaire dans le monde; je jugeai plaisant de -célébrer cette date en solitaire. - -Après dîner, j'hésitai sur ce que je ferais. J'eus envie d'entrer dans -un théâtre; et puis l'idée me vint d'aller en pèlerinage au quartier -Latin, où j'avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et -j'entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l'on est -servi par des filles. - -Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse. -Je lui offris une consommation qu'elle accepta tout de suite. Elle -s'assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir -à quel genre de mâle elle avait affaire. C'était une blonde, ou plutôt -une blondine, une fraîche, toute fraîche créature qu'on devinait rose -et potelée sous l'étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses -galantes et bêtes qu'on dit toujours à ces êtres-là; et comme elle -était vraiment charmante, l'idée me vint soudain de l'emmener... -toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile. -Elle se trouvait libre... depuis quinze jours, me dit-elle... et elle -accepta d'abord de venir souper aux Halles quand son service serait -fini. - -Comme je craignais qu'elle ne me faussât compagnie,--on ne sait jamais -ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent -qui souffle dans une tête de femme,--je demeurai là, toute la soirée, à -l'attendre. - -J'étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en -regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l'Amour, -si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps. -Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie -des hommes à Paris. - -Pardonnez-moi ces détails grossiers; ceux qui n'ont pas aimé -poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une -côtelette à la boucherie, sans s'occuper d'autre chose que de la -qualité de leur chair. - -Donc, je l'emmenai chez elle,--car j'ai le respect de mes draps. -C'était un petit logis d'ouvrière, au cinquième, propre et pauvre; et -j'y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une grâce -et une gentillesse rares. - -Comme j'allais partir, je m'avançai vers la cheminée afin d'y déposer -le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde -entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit, je vis vaguement -une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies -dont l'une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées -daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je -demeurai interdit, trop surpris pour comprendre... C'était le mien, le -premier de mes portraits... que j'avais fait faire autrefois, quand je -vivais en étudiant au quartier Latin. - -Je le saisis brusquement pour l'examiner de plus près. Je ne me -trompais point... et j'eus envie de rire, tant la chose me parut -inattendue et drôle. - -Je demandai: «Qu'est-ce que c'est que ce monsieur-là? - -Elle répondit: «C'est mon père, que je n'ai pas connu. Maman me l'a -laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un -jour...» - -Elle hésita, se mit à rire, et reprit: «Je ne sais pas à quoi par -exemple. Je ne pense pas qu'il vienne me reconnaître.» - -Mon cœur battait précipité comme le galop d'un cheval emporté. Je -remis l'image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir -ce que je faisais, deux billets de cent francs que j'avais en poche, -et je me sauvai en criant: «A bientôt... au revoir... ma chérie... au -revoir.» - -J'entendis qu'elle répondait: «A mardi.» J'étais dans l'escalier obscur -que je descendis à tâtons. - -Lorsque je sortis dehors, je m'aperçus qu'il pleuvait, et je partis à -grands pas, par une rue quelconque. - -J'allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir! Était-ce -possible?--Oui.--Je me rappelai soudain une fille qui m'avait écrit, -un mois environ après notre rupture, qu'elle était enceinte de moi. -J'avais déchiré ou brûlé la lettre, et oublié cela.--J'aurais dû -regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la petite. Mais -l'aurais-je reconnue? C'était la photographie d'une vieille femme, me -semblait-il. - -J'atteignis le quai. Je vis un banc et je m'assis. Il pleuvait. Des -gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie m'apparut -odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes, d'infamies voulues -ou inconscientes. Ma fille!... Je venais peut-être de posséder ma -fille!... Et Paris, ce grand Paris sombre, morne, boueux, triste, noir, -avec toutes ces maisons fermées, était plein de choses pareilles, -d'adultères, d'incestes, d'enfants violés. Je me rappelai ce qu'on -disait des ponts hantés par des vicieux infâmes. - -J'avais fait, sans le vouloir, sans le savoir, pis que ces êtres -ignobles. J'étais entré dans la couche de ma fille! - -Je faillis me jeter à l'eau. J'étais fou! J'errai jusqu'au jour, puis -je revins chez moi pour réfléchir. - -Je fis alors ce qui me parut le plus sage: je priai un notaire -d'appeler cette petite et de lui demander dans quelles conditions sa -mère lui avait remis le portrait de celui qu'elle supposait être son -père, me disant chargé de ce soin par un ami. - -Le notaire exécuta mes ordres. C'est à son lit de mort que cette femme -avait désigné le père de sa fille, et devant un prêtre qu'on me nomma. - -Alors, toujours au nom de cet ami inconnu, je fis remettre à cet enfant -la moitié de ma fortune, cent quarante mille francs environ, dont -elle ne peut toucher que la rente, puis je donnai ma démission de mon -emploi, et me voici. - -En errant sur ce rivage, j'ai trouvé ce mont et je m'y suis arrêté... -jusques à quand... je l'ignore! - -Que pensez-vous de moi... et de ce que j'ai fait? - -Je répondis en lui tendant la main: - ---Vous avez fait ce que vous deviez faire. Bien d'autres eussent -attaché moins d'importance à cette odieuse fatalité. - -Il reprit: «Je le sais, mais, moi, j'ai failli en devenir fou. Il -paraît que j'avais l'âme sensible sans m'en être jamais douté. Et j'ai -peur de Paris, maintenant, comme les croyants doivent avoir peur de -l'enfer. J'ai reçu un coup sur la tête, voilà tout, un coup comparable -à la chute d'une tuile quand on passe dans la rue. Je vais mieux depuis -quelque temps.» - -Je quittai mon solitaire. J'étais fort troublé par son récit. - -Je le revis encore deux fois, puis je partis, car je ne reste jamais -dans le Midi après la fin de mai. - -Quand je revins l'année suivante, l'homme n'était plus sur le mont des -Serpents; et je n'ai jamais entendu parler de lui. - -Voilà l'histoire de mon ermite. - - - _L'Ermite_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 26 janvier 1886. - - - - -MADEMOISELLE PERLE. - - -I - -QUELLE singulière idée j'ai eue, vraiment ce soir-là, de choisir pour -reine Mlle Perle. - -Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon -père, dont il était le plus intime camarade, m'y conduisait quand -j'étais enfant. J'ai continué, et je continuerai sans doute tant que je -vivrai, et tant qu'il y aura un Chantal en ce monde. - -Les Chantal, d'ailleurs, ont une existence singulière; ils vivent à -Paris comme s'ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson. - -Ils possèdent, auprès de l'Observatoire, une maison dans un petit -jardin. Ils sont chez eux, là, comme en province. De Paris, du vrai -Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont -si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long -voyage. Mme Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la -famille. Voici comment on va aux grandes provisions. - -Mlle Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les armoires -au linge sont administrées par la maîtresse elle-même), Mlle Perle -prévient que le sucre touche à sa fin, que les conserves sont épuisées, -qu'il ne reste plus grand'chose au fond du sac à café. - -Ainsi mise en garde contre la famine, Mme Chantal passe l'inspection -des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a -inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d'abord à de longs calculs -et ensuite à de longues discussions avec Mlle Perle. On finit cependant -par se mettre d'accord et par fixer les quantités de chaque chose -dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café, -confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons -salés ou fumés, etc., etc. - -Après quoi, on arrête le jour des achats et on s'en va, en fiacre, dans -un fiacre à galerie, chez un épicier considérable qui habite au delà -des ponts, dans les quartiers neufs. - -Mme Chantal et Mlle Perle font ce voyage ensemble, mystérieusement, -et reviennent à l'heure du dîner, exténuées, bien qu'émues encore, et -cahotées dans le coupé dont le toit est couvert de paquets et de sacs, -comme une voiture de déménagement. - -Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l'autre côté de -la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une -population singulière, bruyante, peu honorable, qui passe les jours -en dissipations, les nuits en fêtes, et qui jette l'argent par les -fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles -au théâtre, à l'Opéra-Comique ou au Français, quand la pièce est -recommandée par le journal que lit M. Chantal. - -Les jeunes filles ont aujourd'hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont -deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien -élevées, si bien élevées qu'elles passent inaperçues comme deux jolies -poupées. Jamais l'idée ne me viendrait de faire attention ou de faire -la cour aux demoiselles Chantal; c'est à peine si on ose leur parler, -tant on les sent immaculées; on a presque peur d'être inconvenant en -les saluant. - -Quant au père, c'est un charmant homme, très instruit, très ouvert, -très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la -tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille -pour vivre à son gré, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup, -cause volontiers, et s'attendrit facilement. L'absence de contacts, -de coudoiements et de heurts a rendu très sensible et délicat son -épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l'émeut, l'agite et le -fait souffrir. - -Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations -restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi -deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin. - -Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 août et le jour des Rois. -Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques pour les -catholiques. - -Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul -convive étranger. - - -II - -Donc, cette année, comme les autres années, j'ai été dîner chez les -Chantal pour fêter l'Épiphanie. - -Selon la coutume, j'embrassai M. Chantal, Mme Chantal et Mlle Perle, -et je fis un grand salut à Mlles Louise et Pauline. On m'interrogea -sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la politique, -sur ce qu'on pensait dans le public des affaires du Tonkin, et sur nos -représentants. Mme Chantal, une grosse dame, dont toutes les idées me -font l'effet d'être carrées à la façon des pierres de taille, avait -coutume d'émettre cette phrase comme conclusion à toute discussion -politique: «Tout cela est de la mauvaise graine pour plus tard». -Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de Mme Chantal sont -carrées? Je n'en sais rien; mais tout ce qu'elle dit prend cette -forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec quatre angles -symétriques. Il y a d'autres personnes dont les idées me semblent -toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. Dès qu'elles ont -commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort par -dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que -je vois courir l'une derrière l'autre, jusqu'au bout de l'horizon. -D'autres personnes aussi ont des idées pointues... Enfin, cela importe -peu. - -On se mit à table comme toujours, et le dîner s'acheva sans qu'on eût -dit rien à retenir. - -Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal -était roi. Était-ce l'effet d'un hasard continu ou d'une convention -familiale, je n'en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève -dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine Mme Chantal. Aussi, -fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque chose -de très dur qui faillit me casser une dent. J'ôtai doucement cet objet -de ma bouche et j'aperçus une petite poupée de porcelaine, pas plus -grosse qu'un haricot. La surprise me fit dire: «Ah!» On me regarda, et -Chantal s'écria en battant des mains: «C'est Gaston. C'est Gaston. -Vive le roi! vive le roi!» - -Tout le monde reprit en chœur: «Vive le roi!» Et je rougis jusqu'aux -oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un -peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce -grain de faïence, m'efforçant de rire et ne sachant que faire ni que -dire, lorsque Chantal reprit: «Maintenant, il faut choisir une reine.» - -Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions -me traversèrent l'esprit. Voulait-on me faire désigner une des -demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je -préférais? Était-ce une douce, légère, insensible poussée des parents -vers un mariage possible? L'idée de mariage rôde sans cesse dans -toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous -les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre -m'envahit, et aussi une extrême timidité, devant l'attitude si -obstinément correcte et fermée de Mlles Louise et Pauline. Élire l'une -d'elles au détriment de l'autre, me sembla aussi difficile que de -choisir entre deux gouttes d'eau; et puis, la crainte de m'aventurer -dans une histoire où je serais conduit au mariage malgré moi, tout -doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi -calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement. - -Mais tout à coup, j'eus une inspiration, et je tendis à Mlle Perle la -poupée symbolique. Tout le monde fut d'abord surpris, puis on apprécia -sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit avec -furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!» - -Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute -contenance; elle tremblait, effarée, et balbutiait: «Mais non... mais -non... mais non... pas moi... je vous en prie... pas moi... je vous en -prie...» - -Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai Mlle Perle, et je -me demandai ce qu'elle était. - -J'étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux -fauteuils de tapisserie sur lesquels on s'assied depuis son enfance -sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce -qu'un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup: -«Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble»; et on découvre que le -bois a été travaillé par un artiste, et que l'étoffe est remarquable. -Jamais je n'avais pris garde à Mlle Perle. - -Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout; mais comment? -A quel titre?--C'était une grande personne maigre qui s'efforçait de -rester inaperçue, mais qui n'était pas insignifiante. On la traitait -amicalement, mieux qu'une femme de charge, moins bien qu'une parente. -Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont je -ne m'étais point soucié jusqu'ici! Mme Chantal disait: «Perle». Les -jeunes filles: «Mlle Perle», et Chantal ne l'appelait que Mademoiselle, -d'un air plus révérend peut-être. - -Je me mis à la regarder.--Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui, -quarante ans.--Elle n'était pas vieille, cette fille, elle se -vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se -coiffait, s'habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle -n'était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple, -naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature, -vraiment! Comment ne l'avais-je jamais mieux observée? Elle se coiffait -d'une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait -farces; et, sous cette chevelure à la Vierge conservée, on voyait -un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de -longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides, -si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins -d'étonnements de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins -qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler. - -Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont -éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes -émotions de la vie. - -Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit qu'elle -n'osait pas sourire! - -Et, brusquement, je la comparai à Mme Chantal! Certes, Mlle Perle était -mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière. - -J'étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je -tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment -bien tourné. Elle eut envie, je m'en aperçus, de se cacher la figure -dans sa serviette; puis, comme elle trempait ses lèvres dans le vin -clair, tout le monde cria: «La reine boit! la reine boit!» Elle devint -alors toute rouge et s'étrangla. On riait; mais je vis bien qu'on -l'aimait beaucoup dans la maison. - - -III - -Dès que le dîner fut fini, Chantal me prit par le bras. C'était l'heure -de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer -dans la rue; quand il avait quelqu'un à dîner, on montait au billard, -et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le -billard, à cause des Rois; et mon vieil ami prit sa queue, une queue -très fine qu'il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit: - ---A toi, mon garçon! - -Car il me tutoyait, bien que j'eusse vingt-cinq ans, mais il m'avait vu -tout enfant. - -Je commençai donc la partie; je fis quelques carambolages; j'en manquai -quelques autres; mais comme la pensée de Mlle Perle me rôdait dans la -tête, je demandai tout à coup: - ---Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que Mlle Perle est votre parente? - -Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda. - ---Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l'histoire de Mlle Perle? - ---Mais non. - ---Ton père ne te l'a jamais racontée? - ---Mais non. - ---Tiens, tiens, que c'est drôle! ah! par exemple, que c'est drôle! Oh! -mais, c'est toute une aventure! - -Il se tut, puis reprit: - ---Et si tu savais comme c'est singulier que tu me demandes ça -aujourd'hui, un jour des Rois! - ---Pourquoi? - ---Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et -un ans aujourd'hui même, jour de l'Épiphanie. Nous habitions alors -Roüy-le-Tors, sur les remparts; mais il faut d'abord t'expliquer la -maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou -plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions -là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l'air par les -vieux murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans la -rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une -porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d'un escalier -secret qui descendait dans l'épaisseur des murs, comme on en trouve -dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie -d'une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour, -apportaient par là leurs provisions. - -Tu vois bien les lieux, n'est-ce pas? Or, cette année-là, aux Rois, il -neigeait depuis une semaine. On eût dit la fin du monde. Quand nous -allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans -l'âme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacé, et qui luisait comme -du vernis. On eût dit que le bon Dieu avait empaqueté la terre pour -l'envoyer au grenier des vieux mondes. Je t'assure que c'était bien -triste. - -Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux: -mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre -cousines; c'étaient de jolies fillettes; j'ai épousé la dernière. -De tout ce monde-là, nous ne sommes plus que trois survivants: ma -femme, moi et ma belle-sœur qui habite Marseille. Sacristi, comme -ça s'égrène, une famille! ça me fait trembler quand j'y pense! Moi, -j'avais quinze ans, puisque j'en ai cinquante-six. - -Donc, nous allions fêter les Rois, et nous étions très gais, très gais! -Tout le monde attendait le dîner dans le salon, quand mon frère aîné, -Jacques, se mit à dire: «Il y a un chien qui hurle dans la plaine -depuis dix minutes; ça doit être une pauvre bête perdue.» - -Il n'avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle -avait un gros son de cloche d'église qui faisait penser aux morts. Tout -le monde en frissonna. Mon père appela le domestique et lui dit d'aller -voir. On attendit en grand silence; nous pensions à la neige qui -couvrait toute la terre. Quand l'homme revint, il affirma qu'il n'avait -rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait -point de place. - -On se mit à table; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes. Ça -alla bien jusqu'au rôti, puis voilà que la cloche se remet à sonner, -trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibré jusqu'au -bout de nos doigts et qui nous ont coupé le souffle, tout net. Nous -restions à nous regarder, la fourchette en l'air, écoutant toujours, et -saisis d'une espèce de peur surnaturelle. - -Ma mère enfin parla: «C'est étonnant qu'on ait attendu si longtemps -pour revenir; n'allez pas seul, Baptiste; un de ces messieurs va vous -accompagner». - -Mon oncle François se leva. C'était une espèce d'hercule, très fier de -sa force et qui ne craignait rien au monde. Mon père lui dit: «Prends -un fusil. On ne sait pas ce que ça peut être». - -Mais mon oncle ne prit qu'une canne et sortit aussitôt avec le -domestique. - -Nous autres, nous demeurâmes frémissants de terreur et d'angoisse, -sans manger, sans parler. Mon père essaya de nous rassurer: «Vous -allez voir, dit-il, que ce sera quelque mendiant ou quelque passant -perdu dans la neige. Après avoir sonné une première fois, voyant qu'on -n'ouvrait pas tout de suite, il a tenté de retrouver son chemin, puis, -n'ayant pu y parvenir, il est revenu à notre porte.» - -L'absence de mon oncle nous parut durer une heure. Il revint enfin, -furieux, jurant: «Rien, nom de nom, c'est un farceur! Rien que ce -maudit chien qui hurle à cent mètres des murs. Si j'avais pris un -fusil, je l'aurais tué pour le faire taire.» - -On se remit à dîner, mais tout le monde demeurait anxieux; on sentait -bien que ce n'était pas fini, qu'il allait se passer quelque chose, que -la cloche, tout à l'heure, sonnerait encore. - -Et elle sonna, juste au moment où l'on coupait le gâteau des Rois. Tous -les hommes se levèrent ensemble. Mon oncle François, qui avait bu du -champagne, affirma qu'il allait LE massacrer, avec tant de fureur, que -ma mère et ma tante se jetèrent sur lui pour l'empêcher. Mon père, bien -que très calme et un peu impotent (il traînait la jambe depuis qu'il se -l'était cassée en tombant de cheval), déclara à son tour qu'il voulait -savoir ce que c'était, et qu'il irait. Mes frères, âgés de dix-huit et -de vingt ans, coururent chercher leurs fusils; et comme on ne faisait -guère attention à moi, je m'emparai d'une carabine de jardin et je me -disposai aussi à accompagner l'expédition. - -Elle partit aussitôt. Mon père et mon oncle marchaient devant, avec -Baptiste, qui portait une lanterne. Mes frères Jacques et Paul -suivaient, et je venais derrière, malgré les supplications de ma mère, -qui demeurait avec sa sœur et mes cousines sur le seuil de la maison. - -La neige s'était remise à tomber depuis une heure, et les arbres en -étaient chargés. Les sapins pliaient sous ce lourd vêtement livide, -pareils à des pyramides blanches, à d'énormes pains de sucre; et on -apercevait à peine, à travers le rideau gris des flocons menus et -pressés, les arbustes plus légers, tout pâles dans l'ombre. Elle -tombait si épaisse, la neige, qu'on y voyait tout juste à dix pas. Mais -la lanterne jetait une grande clarté devant nous. Quand on commença à -descendre par l'escalier tournant creusé dans la muraille, j'eus peur, -vraiment. Il me sembla qu'on marchait derrière moi; qu'on allait me -saisir par les épaules et m'emporter; et j'eus envie de retourner; mais -comme il fallait retraverser tout le jardin, je n'osai pas. - -J'entendis qu'on ouvrait la porte sur la plaine; puis mon oncle se -remit à jurer: «Nom d'un nom, il est reparti! Si j'aperçois seulement -son ombre, je ne le rate pas, ce c...-là.» - -C'était sinistre de voir la plaine, ou, plutôt, de la sentir devant -soi, car on ne la voyait pas; on ne voyait qu'un voile de neige sans -fin, en haut, en bas, en face, à droite, à gauche, partout. - -Mon oncle reprit: «Tiens, revoilà le chien qui hurle; je vas lui -apprendre comment je tire, moi. Ça sera toujours ça de gagné.» - -Mais mon père, qui était bon, reprit: «Il vaut mieux l'aller chercher, -ce pauvre animal qui crie la faim. Il aboie au secours, ce misérable; -il appelle comme un homme en détresse. Allons-y». - -Et on se mit en route à travers ce rideau, à travers cette tombée -épaisse, continue, à travers cette mousse qui emplissait la nuit et -l'air, qui remuait, flottait, tombait et glaçait la chair en fondant, -la glaçait comme elle l'aurait brûlée, par une douleur vive et rapide -sur la peau, à chaque toucher des petits flocons blancs. - -Nous enfoncions jusqu'aux genoux dans cette pâte molle et froide; et -il fallait lever très haut la jambe pour marcher. A mesure que nous -avancions, la voix du chien devenait plus claire, plus forte. Mon oncle -cria: «Le voici!» On s'arrêta pour l'observer, comme on doit faire en -face d'un ennemi qu'on rencontre dans la nuit. - -Je ne voyais rien, moi; alors, je rejoignis les autres, et je -l'aperçus; il était effrayant et fantastique à voir, ce chien, un gros -chien noir, un chien de berger à grands poils et à tête de loup, dressé -sur ses quatre pattes, tout au bout de la longue traînée de lumière que -faisait la lanterne sur la neige. Il ne bougeait pas; il s'était tu et -il nous regardait. - -Mon oncle dit: «C'est singulier, il n'avance ni ne recule. J'ai bien -envie de lui flanquer un coup de fusil.» - -Mon père reprit d'une voix ferme: «Non, il faut le prendre.» - -Alors mon frère Jacques ajouta: «Mais il n'est pas seul. Il y a quelque -chose à côté de lui.» - -Il y avait quelque chose derrière lui, en effet, quelque chose de gris, -d'impossible à distinguer. On se remit en marche avec précaution. - -En nous voyant approcher, le chien s'assit sur son derrière. Il n'avait -pas l'air méchant. Il semblait plutôt content d'avoir réussi à attirer -des gens. - -Mon père alla droit à lui et le caressa. Le chien lui lécha les mains; -et on reconnut qu'il était attaché à la roue d'une petite voiture, -d'une sorte de voiture joujou enveloppée tout entière dans trois ou -quatre couvertures de laine. On enleva ces linges avec soin, et comme -Baptiste approchait sa lanterne de la porte de cette carriole qui -ressemblait à une niche roulante, on aperçut dedans un petit enfant qui -dormait. - -Nous fûmes tellement stupéfaits que nous ne pouvions dire un mot. Mon -père se remit le premier, et comme il était de grand cœur, et d'âme -un peu exaltée, il étendit la main sur le toit de la voiture et il dit: -«Pauvre abandonné, tu seras des nôtres!» Et il ordonna à mon frère -Jacques de rouler devant nous notre trouvaille. - -Mon père reprit, pensant tout haut: - -«Quelque enfant d'amour dont la pauvre mère est venue sonner à ma porte -en cette nuit de l'Épiphanie, en souvenir de l'Enfant-Dieu.» - -Il s'arrêta de nouveau, et, de toute sa force, il cria quatre fois -à travers la nuit vers les quatre coins du ciel: «Nous l'avons -recueilli!» Puis, posant la main sur l'épaule de son frère, il murmura: -«Si tu avais tiré sur le chien, François?...» - -Mon oncle ne répondit pas, mais il fit, dans l'ombre, un grand signe -de croix, car il était très religieux, malgré ses airs fanfarons. - -On avait détaché le chien, qui nous suivait. - -Ah! par exemple, ce qui fut gentil à voir, c'est la rentrée à la -maison. On eut d'abord beaucoup de mal à monter la voiture par -l'escalier des remparts; on y parvint cependant et on la roula jusque -dans le vestibule. - -Comme maman était drôle, contente et effarée! Et mes quatre petites -cousines (la plus jeune avait six ans), elles ressemblaient à quatre -poules autour d'un nid. On retira enfin de sa voiture l'enfant qui -dormait toujours. C'était une fille, âgée de six semaines environ. -Et on trouva dans ses langes dix mille francs en or, oui, dix mille -francs! que papa plaça pour lui faire une dot. Ce n'était donc pas une -enfant de pauvres... mais peut-être l'enfant de quelque noble avec -une petite bourgeoise de la ville... ou encore... nous avons fait -mille suppositions et on n'a jamais rien su... mais là, jamais rien... -jamais rien... Le chien lui-même ne fut reconnu par personne. Il était -étranger au pays. Dans tous les cas, celui ou celle qui était venu -sonner trois fois à notre porte connaissait bien mes parents, pour les -avoir choisis ainsi. - -Voilà donc comment Mlle Perle entra, à l'âge de six semaines, dans la -maison Chantal. - -On ne la nomma que plus tard, Mlle Perle, d'ailleurs. On la fit -baptiser d'abord: «Marie, Simone, Claire», Claire devant lui servir de -nom de famille. - -Je vous assure que ce fut une drôle de rentrée dans la salle à manger -avec cette mioche réveillée qui regardait autour d'elle ces gens et ces -lumières, de ses yeux vagues, bleus et troubles. - -On se remit à table et le gâteau fut partagé. J'étais roi, et je pris -pour reine Mlle Perle, comme vous, tout à l'heure. Elle ne se douta -guère, ce jour-là, de l'honneur qu'on lui faisait. - -Donc, l'enfant fut adoptée, et élevée dans la famille. Elle grandit; -des années passèrent. Elle était gentille, douce, obéissante. Tout le -monde l'aimait et on l'aurait abominablement gâtée si ma mère ne l'eût -empêché. - -Ma mère était une femme d'ordre et de hiérarchie. Elle consentait à -traiter la petite Claire comme ses propres fils, mais elle tenait -cependant à ce que la distance qui nous séparait fût bien marquée, et -la situation bien établie. - -Aussi, dès que l'enfant put comprendre, elle lui fit connaître son -histoire et fit pénétrer tout doucement, même tendrement dans l'esprit -de la petite, qu'elle était pour les Chantal une fille adoptive, -recueillie, mais en somme une étrangère. - -Claire comprit cette situation avec une singulière intelligence, avec -un instinct surprenant; et elle sut prendre et garder la place qui lui -était laissée, avec tant de tact, de grâce et de gentillesse, qu'elle -touchait mon père à le faire pleurer. - -Ma mère elle-même fut tellement émue par la reconnaissance passionnée -et le dévouement un peu craintif de cette mignonne et tendre créature, -qu'elle se mit à l'appeler: «Ma fille.» Parfois, quand la petite avait -fait quelque chose de bon, de délicat, ma mère relevait ses lunettes -sur son front, ce qui indiquait toujours une émotion chez elle et elle -répétait: «Mais c'est une perle, une vraie perle, cette enfant!»--Ce -nom en resta à la petite Claire qui devint et demeura pour nous Mlle -Perle. - - -IV - -M. Chantal se tut. Il était assis sur le billard, les pieds ballants, -et il maniait une boule de la main gauche, tandis que de la droite il -tripotait un linge qui servait à effacer les points sur le tableau -d'ardoise et que nous appelions «le linge à craie.» Un peu rouge, -la voix sourde, il parlait pour lui maintenant, parti dans ses -souvenirs, allant doucement, à travers les choses anciennes et les -vieux événements qui se réveillaient dans sa pensée, comme on va, en -se promenant, dans les vieux jardins de famille où l'on fut élevé, -et où chaque arbre, chaque chemin, chaque plante, les houx pointus, -les lauriers qui sentent bon, les ifs dont la graine rouge et grasse -s'écrase entre les doigts, font surgir, à chaque pas, un petit fait de -notre vie passée, un de ces petits faits insignifiants et délicieux -qui forment le fond même, la trame de l'existence. - -Moi, je restais en face de lui, adossé à la muraille, les mains -appuyées sur ma queue de billard inutile. - -Il reprit, au bout d'une minute: «Cristi, qu'elle était jolie à -dix-huit ans... et gracieuse... et parfaite... Ah! la jolie... jolie... -jolie... et bonne... et brave... et charmante fille! Elle avait des -yeux... des yeux bleus... transparents,... clairs... comme je n'en ai -jamais vu de pareils... jamais! - -Il se tut encore. Je demandai: «Pourquoi ne s'est-elle pas mariée?» - -Il répondit, non pas à moi, mais à ce mot qui passait «mariée». - ---Pourquoi? pourquoi? Elle n'a pas voulu... pas voulu. Elle avait -pourtant trente mille francs de dot, et elle fut demandée plusieurs -fois... elle n'a pas voulu! Elle semblait triste à cette époque-là. -C'est quand j'épousai ma cousine, la petite Charlotte, ma femme, avec -qui j'étais fiancé depuis six ans. - -Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son -esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et cruels -drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs sans -reproches, dans un de ces cœurs inavoués, inexplorés, que personne -n'a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées victimes. - -Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai: - ---C'est vous qui auriez dû l'épouser, monsieur Chantal? - -Il tressaillit, me regarda, et dit: - ---Moi? épouser qui? - ---Mlle Perle. - ---Pourquoi ça? - ---Parce que vous l'aimiez plus que votre cousine. - -Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia: - ---Je l'ai aimée... moi?... comment? qu'est-ce qui t'a dit ça?... - ---Parbleu, ça se voit... et c'est même à cause d'elle que vous avez -tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis -six ans. - -Il lâcha la bille qu'il tenait de la main gauche, saisit à deux mains -le linge à craie, et, s'en couvrant le visage, se mit à sangloter -dedans. Il pleurait d'une façon désolante et ridicule, comme pleure -une éponge qu'on presse, par les yeux, le nez et la bouche en même -temps. Et il toussait, crachait, se mouchait dans le linge à craie, -s'essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes les -fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux -gargarismes. - -Moi, effaré, honteux, j'avais envie de me sauver et je ne savais plus -que dire, que faire, que tenter. - -Et soudain, la voix de Mme Chantal résonna dans l'escalier: «Est-ce -bientôt fini, votre fumerie?» - -J'ouvris la porte et je criai: «Oui, madame, nous descendons.» - -Puis, je me précipitai vers son mari, et, le saisissant par les -coudes: «Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi; votre femme -vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre; -remettez-vous.» - -Il bégaya: «Oui... oui... je viens... pauvre fille!... je viens... -dites-lui que j'arrive.» - -Et il commença à s'essuyer consciencieusement la figure avec le linge -qui, depuis deux ou trois ans, essuyait toutes marques de l'ardoise, -puis il apparut, moitié blanc et moitié rouge, le front, le nez, les -joues et le menton barbouillés de craie, et les yeux gonflés, encore -pleins de larmes. - -Je le pris par les mains et l'entraînai dans sa chambre en murmurant: -«Je vous demande pardon, je vous demande bien pardon, monsieur Chantal, -de vous avoir fait de la peine... mais... je ne savais pas... vous... -vous comprenez...» - -Il me serra la main: «Oui... oui... il y a des moments difficiles...» - -Puis il se plongea la figure dans sa cuvette. Quand il en sortit, il ne -me parut pas encore présentable; mais j'eus l'idée d'une petite ruse. -Comme il s'inquiétait, en se regardant dans la glace, je lui dis: «Il -suffira de raconter que vous avez un grain de poussière dans l'œil, -et vous pourrez pleurer devant tout le monde autant qu'il vous plaira.» - -Il descendit en effet, en se frottant les yeux avec son mouchoir. On -s'inquiéta; chacun voulut chercher le grain de poussière qu'on ne -trouva point, et on raconta des cas semblables où il était devenu -nécessaire d'aller chercher le médecin. - -Moi, j'avais rejoint Mlle Perle et je la regardais, tourmenté par une -curiosité ardente, une curiosité qui devenait une souffrance. Elle -avait dû être bien jolie en effet, avec ses yeux doux, si grands, si -calmes, si larges qu'elle avait l'air de ne les jamais fermer, comme -font les autres humains. Sa toilette était un peu ridicule, une vraie -toilette de vieille fille, et la déparait sans la rendre gauche. - -Il me semblait que je voyais en elle, comme j'avais vu tout à l'heure -dans l'âme de M. Chantal, que j'apercevais, d'un bout à l'autre, cette -vie humble, simple et dévouée; mais un besoin me venait aux lèvres, un -besoin harcelant de l'interroger, de savoir si, elle aussi, l'avait -aimé, lui; si elle avait souffert comme lui de cette longue souffrance -secrète, aiguë, qu'on ne voit pas, qu'on ne sait pas, qu'on ne devine -pas, mais qui s'échappe, la nuit, dans la solitude de la chambre -noire. Je la regardais, je voyais battre son cœur sous son corsage -à guimpe, et je me demandais si cette douce figure candide avait gémi -chaque soir, dans l'épaisseur moite de l'oreiller, et sangloté, le -corps secoué de sursauts, dans la fièvre du lit brûlant. - -Et je lui dis tout bas, comme font les enfants qui cassent un bijou -pour voir dedans: «Si vous aviez vu pleurer M. Chantal tout à l'heure, -il vous aurait fait pitié.» - -Elle tressaillit: «Comment, il pleurait? - ---Oh! oui, il pleurait! - ---Et pourquoi ça?» - -Elle semblait très émue. Je répondis: - ---A votre sujet. - ---A mon sujet? - ---Oui. Il me racontait combien il vous avait aimée autrefois; et -combien il lui en avait coûté d'épouser sa femme au lieu de vous...» - -Sa figure pâle me parut s'allonger un peu; ses yeux toujours ouverts, -ses yeux calmes se fermèrent tout à coup, si vite qu'ils semblaient -s'être clos pour toujours. Elle glissa de sa chaise sur le plancher et -s'y affaissa doucement, lentement, comme aurait fait une écharpe tombée. - -Je criai: «Au secours! au secours! Mlle Perle se trouve mal.» - -Mme Chantal et ses filles se précipitèrent, et comme on cherchait de -l'eau, une serviette et du vinaigre, je pris mon chapeau et je me -sauvai. - -Je m'en allai à grands pas, le cœur secoué, l'esprit plein de -remords et de regrets. Et parfois aussi j'étais content; il me -semblait que j'avais fait une chose louable et nécessaire. - -Je me demandais: «Ai-je eu tort? Ai-je eu raison?» Ils avaient -cela dans l'âme comme on garde du plomb dans une plaie fermée. -Maintenant ne seront-ils pas plus heureux? Il était trop tard pour que -recommençât leur torture et assez tôt pour qu'ils s'en souvinssent avec -attendrissement. - -Et peut-être qu'un soir du prochain printemps, émus par un rayon de -lune tombé sur l'herbe, à leurs pieds, à travers les branches, ils se -prendront et se serreront la main en souvenir de toute cette souffrance -étouffée et cruelle; et peut-être aussi que cette courte étreinte fera -passer dans leurs veines un peu de ce frisson qu'ils n'auront point -connu, et leur jettera, à ces morts ressuscités en une seconde, la -rapide et divine sensation de cette ivresse, de cette folie qui donne -aux amoureux plus de bonheur en un tressaillement, que n'en peuvent -cueillir, en toute leur vie, les autres hommes! - - - - -ROSALIE PRUDENT. - - -IL y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni -le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient -à comprendre. - -La fille Prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes, -devenue grosse à l'insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la -nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin. - -C'était là l'histoire courante de tous les infanticides accomplis par -les servantes. Mais un fait demeurait inexplicable. La perquisition -opérée dans la chambre de la fille Prudent avait amené la découverte -d'un trousseau complet d'enfant, fait par Rosalie elle-même, qui -avait passé ses nuits à le couper et à le coudre pendant trois mois. -L'épicier chez qui elle avait acheté de la chandelle, payée sur -ses gages, pour ce long travail, était venu témoigner. De plus, il -demeurait acquis que la sage-femme du pays, prévenue par elle de son -état, lui avait donné tous les renseignements et tous les conseils -pratiques pour le cas où l'accident arriverait dans un moment où les -secours demeureraient impossibles. Elle avait cherché en outre une -place à Poissy pour la fille Prudent qui prévoyait son renvoi, car les -époux Varambot ne plaisantaient pas sur la morale. - -Ils étaient là, assistant aux assises, l'homme et la femme, petits -rentiers de province, exaspérés contre cette traînée qui avait souillé -leur maison. Ils auraient voulu la voir guillotiner tout de suite, sans -jugement, et ils l'accablaient de dépositions haineuses devenues dans -leur bouche des accusations. - -La coupable, une belle grande fille de Basse-Normandie, assez instruite -pour son état, pleurait sans cesse et ne répondait rien. - -On en était réduit à croire qu'elle avait accompli cet acte barbare -dans un moment de désespoir et de folie, puisque tout indiquait -qu'elle avait espéré garder et élever son fils. - -Le président essaya encore une fois de la faire parler, d'obtenir des -aveux; et l'ayant sollicitée avec une grande douceur, lui fit enfin -comprendre que tous ces hommes réunis pour la juger ne voulaient point -sa mort et pouvaient même la plaindre. - -Alors elle se décida. - -Il demandait: «Voyons, dites-nous d'abord quel est le père de cet -enfant?» - -Jusque-là elle l'avait caché obstinément. - -Elle répondit soudain, en regardant ses maîtres qui venaient de la -calomnier avec rage. - ---C'est M. Joseph, le neveu à M. Varambot. - -Les deux époux eurent un sursaut et crièrent en même temps: «C'est -faux! Elle ment. C'est une infamie.» - -Le président les fit taire et reprit: «Continuez, je vous prie, et -dites-nous comment cela est arrivé.» - -Alors elle se mit brusquement à parler avec abondance, soulageant -son cœur fermé, son pauvre cœur solitaire et broyé, vidant son -chagrin, tout son chagrin maintenant devant ces hommes sévères qu'elle -avait pris jusque-là pour des ennemis et des juges inflexibles. - ---Oui, c'est M. Joseph Varambot, quand il est venu en congé l'an -dernier. - ---Qu'est-ce qu'il fait M. Joseph Varambot? - ---Il est sous-officier d'artilleurs, m'sieu. Donc il resta deux -mois à la maison. Deux mois d'été. Moi, je ne pensais à rien quand -il s'est mis à me regarder, et puis à me dire des flatteries, et -puis à me cajoler tant que le jour durait. Moi, je me suis laissé -prendre, m'sieu. Il m' répétait que j'étais belle fille, que j'étais -plaisante... que j'étais de son goût... Moi, il me plaisait pour sûr... -Que voulez-vous?... on écoute ces choses-là quand on est seule... -toute seule... comme moi. J' suis seule sur la terre, m'sieu... j' -n'ai personne à qui parler... personne à qui conter mes ennuyances... -Je n'ai pu d' père, pu d' mère, ni frère, ni sœur, personne! Ça -m'a fait comme un frère qui serait r'venu quand il s'est mis à me -causer. Et puis, il m'a demandé de descendre au bord de la rivière, -un soir, pour bavarder sans faire de bruit. J'y suis v'nue, moi... Je -sais-t-il? je sais-t-il après?... Il me tenait la taille... Pour sûr, -je ne voulais pas... non... non... J'ai pas pu... j'avais envie de -pleurer tant que l'air était douce... il faisait clair de lune... J'ai -pas pu... Non... je vous jure... j'ai pas pu... il a fait ce qu'il a -voulu... Ça a duré encore trois semaines, tant qu'il est resté... Je -l'aurais suivi au bout du monde... il est parti... Je ne savais pas que -j'étais grosse, moi!... Je ne l'ai su que l' mois d'après... - -Elle se mit à pleurer si fort qu'on dut lui laisser le temps de se -remettre. - -Puis le président reprit sur un ton de prêtre au confessionnal: -«Voyons, continuez». - -Elle recommença à parler: «Quand j'ai vu que j'étais grosse, j'ai -prévenu Mme Boudin, la sage-femme, qu'est là pour le dire, et j'y ai -demandé la manière pour le cas que ça arriverait sans elle. Et puis -j'ai fait mon trousseau, nuit à nuit, jusqu'à une heure du matin, -chaque soir; et puis j'ai cherché une autre place, car je savais bien -que je serais renvoyée; mais j' voulais rester jusqu'au bout dans la -maison, pour économiser des sous, vu que j' n'en ai guère, et qu'il -m'en faudrait, pour l' petit... - ---Alors, vous ne vouliez pas le tuer? - ---Oh! pour sûr non, m'sieu. - ---Pourquoi l'avez-vous tué, alors? - ---V'là la chose. C'est arrivé plus tôt que je n'aurais cru. Ça m'a pris -dans ma cuisine, comme j' finissais ma vaisselle. - -M. et Mme Varambot dormaient déjà; donc je monte, pas sans peine, en -me tirant à la rampe; et je m' couche par terre, sur le carreau, pour -n' point gâter mon lit. Ça a duré p't-être une heure, p't-être deux, -p't-être trois; je ne sais point, tant ça me faisait mal; et puis, je -l' poussais d' toute ma force, j'ai senti qu'il sortait, et je l'ai -ramassé. - -Oh! oui, j'étais contente, pour sûr! J'ai fait tout ce que m'avait -dit Mme Boudin, tout! Et puis je l'ai mis sur mon lit, lui! Et puis -v'là qu'il me r'vient une douleur, mais une douleur à mourir.--Si vous -connaissiez ça, vous autres, vous n'en feriez pas tant, allez!--J'en -ai tombé sur les genoux, puis sur le dos, par terre; et v'là que ça me -reprend, p't-être une heure encore, p't-être deux, là toute seule..., -et puis qu'il en sort un autre..., un autre p'tit..., deux..., oui..., -deux... comme ça! Je l'ai pris comme le premier, et puis je l'ai mis -sur le lit, côte à côte--deux.--Est-ce possible, dites? Deux enfants! -Moi qui gagne vingt francs par mois! Dites... est-ce possible? Un, oui, -ça s' peut, en se privant... mais pas deux! Ça m'a tourné la tête. -Est-ce que je sais, moi?--J' pouvais-t-il choisir, dites? - -Est-ce que je sais! Je me suis vue à la fin de mes jours! J'ai mis -l'oreiller d'sus, sans savoir... Je n' pouvais pas en garder deux... et -je m' suis couchée d'sus encore. Et puis, j' suis restée à m' rouler et -à pleurer jusqu'au jour que j'ai vu venir par la fenêtre; ils étaient -morts sous l'oreiller, pour sûr. Alors je les ai pris sous mon bras, -j'ai descendu l'escalier, j'ai sorti dans l' potager, j'ai pris la -bêche au jardinier, et je les ai enfouis sous terre, l' plus profond -que j'ai pu, un ici, puis l'autre là, pas ensemble, pour qu'ils n' -parlent pas de leur mère, si ça parle, les p'tits morts. Je sais-t-il, -moi? - -Et puis, dans mon lit, v'là que j'ai été si mal que j'ai pas pu me -lever. On a fait venir le médecin qu'a tout compris. C'est la vérité, -m'sieu le juge. Faites ce qu'il vous plaira, j' suis prête. - -La moitié des jurés se mouchaient coup sur coup pour ne point pleurer. -Des femmes sanglotaient dans l'assistance. - -Le président interrogea. - ---A quel endroit avez-vous enterré l'autre? - -Elle demanda: - ---Lequel que vous avez? - ---Mais... celui... celui qui était dans les artichauts. - ---Ah bien! L'autre est dans les fraisiers, au bord du puits. - -Et elle se mit à sangloter si fort qu'elle gémissait à fendre les -cœurs. - -La fille Rosalie Prudent fut acquittée. - - - _Rosalie Prudent_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 2 mars 1886. - - - - -SUR LES CHATS. - - -I - - Cap d'Antibes. - -ASSIS sur un banc, l'autre jour, devant ma porte, en plein soleil, -devant une corbeille d'anémones fleuries, je lisais un livre récemment -paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, _le Tonnelier_, -par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier, -sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je -posai à côté de moi pour caresser la bête. - -Il faisait chaud; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore, -intermittente, légère, passait dans l'air, où passaient aussi parfois -des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j'apercevais -là-bas. - -Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent -la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les -germes endormis, et les bourgeons pour que s'ouvrent les jeunes -feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en -l'air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses -crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses -paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple -comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse. -Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant -qu'être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de -la toucher, se redressait et passait sa tête sous ma main levée. - -Je l'énervais et elle m'énervait aussi, car je les aime et je les -déteste, ces animaux charmants et perfides. J'ai plaisir à les toucher, -à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur -chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n'est -plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus -raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d'un chat. Mais elle -me met aux doigts, cette robe vivante, un désir étrange et féroce -d'étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l'envie qu'elle -a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette -envie, comme un fluide qu'elle me communique, je la prends par le bout -de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de -mes nerfs, le long de mes membres jusqu'à mon cœur, jusqu'à ma tête, -elle m'emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et -toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement -vif et léger qui me pénètre et m'envahit. - -Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la -saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la -pierre d'une fronde, si vite et si brutalement qu'elle n'a jamais le -temps de se venger. - -Je me souviens qu'étant enfant, j'aimais déjà les chats avec de -brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains; et qu'un -jour, au bout du jardin, à l'entrée du bois, j'aperçus tout à coup -quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J'allai -voir; c'était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se -tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait -inerte, puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait un -bruit de pompe, un bruit affreux que j'entends encore. - -J'aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j'aurais pu aller -chercher le domestique ou prévenir mon père.--Non, je ne bougeai pas, -et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante -et cruelle; c'était un chat! C'eût été un chien, j'aurais plutôt coupé -le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde -de plus. - -Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j'allai le tâter et lui -tirer la queue. - - -II - -Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu'en les -caressant, alors qu'ils se frottent à notre chair, ronronnent et -se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne -semblent jamais nous voir, on sent bien l'insécurité de leur tendresse, -l'égoïsme perfide de leur plaisir. - -Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes, -douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter -à l'amour. Près d'elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres -tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte -la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien -qu'on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte -perfide, sournoise, amoureuse ennemie, qui mordra lorsqu'elle sera -lasse de baisers. - -Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement -chantés. On connaît son admirable sonnet: - - Les amoureux fervents et les savants austères - Aiment également, dans leur mûre saison, - Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, - Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires. - - Amis de la science et de la volupté, - Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres. - L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres - S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté. - - Ils prennent en songeant les nobles attitudes - Des grands sphinx allongés au fond des solitudes - Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin. - - Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques, - Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, - Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques. - - -III - -Moi j'ai eu un jour l'étrange sensation d'avoir habité le palais -enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces -bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous -les êtres qu'on n'entende jamais marcher. - -C'était l'été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée. - -Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m'informai si les -habitants du pays n'avaient point dans la montagne au-dessus quelque -vallée fraîche où ils pussent aller respirer. - -On m'indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir. - -Il fallut d'abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai -quelque jour en racontant comment se fabriquent ces essences et -quintessences de fleurs qui valent jusqu'à deux mille francs le litre. -J'y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville, -médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que -la propreté des chambres. Puis je repartis au matin. - -La route s'engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds, -et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais -quel bizarre séjour d'été on m'avait indiqué là; et j'hésitais presque -à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j'aperçus soudain -devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense -et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés, -toute une bizarre architecture de citadelle morte. C'était une antique -commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc. - -Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte, -fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l'eau courante, des -saules; et sur les versants des sapins, jusques au ciel. - -En face de la commanderie, de l'autre côté de la vallée, mais plus -bas, s'élève un château habité, le château des Quatre-Tours, qui fut -construit vers 1530. On n'y aperçoit encore cependant aucune trace de -la Renaissance. - -C'est une lourde et forte construction carrée, d'un puissant caractère, -flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom. - -J'avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir, -qui ne me laissa pas gagner l'hôtel. - -Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours -d'été qu'on puisse rêver. Je m'y promenai jusqu'au soir, puis, après le -dîner, je montai dans l'appartement qu'on m'avait réservé. - -Je traversai d'abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de -vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j'aperçus rapidement sur -les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces -tableaux dont Théophile Gautier a dit: - - J'aime à vous voir en vos cadres ovales - Portraits jaunis des belles du vieux temps, - Tenant en main des roses un peu pâles - Comme il convient à des fleurs de cent ans! - -puis j'entrai dans la pièce où se trouvait mon lit. - -Quand je fus seul je la visitai. Elle était tendue d'antiques toiles -peintes où l'on voyait des donjons roses au fond de paysages bleus, -et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres -précieuses. - -Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les -fenêtres, larges dans l'appartement, étroites à leur sortie au jour, -traversant toute l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des -meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma -porte, je me couchai et je m'endormis. - -Et je rêvai; on rêve toujours un peu de ce qui s'est passé dans la -journée. Je voyageais; j'entrais dans une auberge où je voyais attablés -devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre -société dont je ne m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo, -qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin -j'allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et -tout à coup j'apercevais le domestique et le maçon, armés de briques, -qui venaient doucement vers mon lit. - -Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour -me reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, mon -arrivée à Thorenc, l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer -mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la nuit, au -milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête d'homme à peu près, deux -yeux de feu qui me regardaient. - -Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais j'entendis un -bruit, un bruit léger, un bruit mou comme la chute d'un linge humide et -roulé, et quand j'eus de la lumière, je ne vis plus rien qu'une grande -table au milieu de l'appartement. - -Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les -armoires, rien. - -Je pensai donc que j'avais continué mon rêve un peu après mon réveil, -et je me rendormis, non sans peine. - -Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient, -dans le pays que j'aime, et j'arrivais chez un Turc qui demeurait en -plein désert. C'était un Turc superbe; pas un Arabe, un Turc, gros, -aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin -de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait -des compliments en m'offrant des confitures, sur un divan délicieux. - -Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre--tous mes rêves -finissaient donc ainsi--une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux -de bêtes par terre, et, devant le feu--l'idée de feu me poursuivait -jusqu'au désert--sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui -m'attendait. - -Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le -front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun, -mais d'un brun chaud et capiteux. - -Elle me regardait et je pensais: «Voilà comment je comprends -l'hospitalité. Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays -de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile, qu'on -recevrait un étranger de cette façon.» - -Je m'approchai d'elle et je lui parlai, mais elle me répondit par -signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître, -savait si bien. - -D'autant plus heureux qu'elle serait silencieuse, je la pris par la -main et je la conduisis vers ma couche où je m'étendis à ses côtés... -Mais on se réveille toujours en ces moments-là! Donc je me réveillai -et je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose de -chaud et de doux que je caressais amoureusement. - -Puis, ma pensée s'éclairant, je reconnus que c'était un chat, un -gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y -laissai, et je fis comme lui, encore une fois. - -Quand le jour parut, il était parti, et je crus vraiment que j'avais -rêvé; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et -en sortir, la porte étant fermée à clef. - -Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il se -mit à rire, et me dit: «Il est venu par la chattière», et soulevant un -rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond. - -Et j'appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont -ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave -au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et -qui font du chat le roi et le maître de céans. - -Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se -coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous -les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il -est chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui passe sans -bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux. - -Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire: - - C'est l'esprit familier du lieu; - Il juge, il préside, il inspire - Toutes choses dans son empire; - Peut-être est-il fée,--est-il Dieu? - - - _Sur les Chats_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 9 février 1886. - - - - -SAUVÉE. - - -I - -ELLE entra comme une balle qui crève une vitre, la petite marquise de -Rennedon, et elle se mit à rire avant de parler, à rire aux larmes -comme elle avait fait un mois plus tôt en annonçant à son amie qu'elle -avait trompé le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et -rien qu'une fois, parce qu'il était vraiment trop bête et trop jaloux. - -La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son canapé le livre -qu'elle lisait et elle regardait Annette avec curiosité, riant déjà -elle-même. - -Enfin elle demanda: - ---Qu'est-ce que tu as encore fait? - ---Oh!... ma chère... ma chère... C'est trop drôle... trop drôle..., -figure-toi... je suis sauvée!... sauvée!... sauvée!... - ---Comment, sauvée? - ---Oui, sauvée! - ---De quoi? - ---De mon mari, ma chère, sauvée! Délivrée! libre! libre! libre! - ---Comment libre? En quoi? - ---En quoi? Le divorce! Oui, le divorce! Je tiens le divorce! - ---Tu es divorcée? - ---Non, pas encore, que tu es sotte! On ne divorce pas en trois heures! -Mais j'ai des preuves... des preuves... des preuves qu'il me trompe... -un flagrant délit... songe!... un flagrant délit... je le tiens... - ---Oh, dis-moi ça! Alors il te trompait? - ---Oui... c'est-à-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j'ai -des preuves, c'est l'essentiel. - ---Comment as-tu fait? - ---Comment j'ai fait? Voilà! Oh! j'ai été forte, rudement forte. -Depuis trois mois il était devenu odieux, tout à fait odieux, brutal, -grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis dit: Ça ne peut pas -durer, il me faut le divorce! Mais comment? Ça n'était pas facile. J'ai -essayé de me faire battre par lui. Il n'a pas voulu. Il me contrariait -du matin au soir, me forçait à sortir quand je ne voulais pas, à -rester chez moi quand je désirais dîner en ville; il me rendait la vie -insupportable d'un bout à l'autre de la semaine, mais il ne me battait -pas. - -Alors, j'ai tâché de savoir s'il avait une maîtresse. Oui, il en avait -une, mais il prenait mille précautions pour aller chez elle. Ils -étaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j'ai fait? - ---Je ne devine pas. - ---Oh! tu ne devinerais jamais. J'ai prié mon frère de me procurer une -photographie de cette fille. - ---De la maîtresse de ton mari? - ---Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix d'un soir, de sept -heures à minuit, dîner compris, trois louis l'heure. Il a obtenu la -photographie par-dessus le marché. - ---Il me semble qu'il aurait pu l'avoir à moins en usant d'une ruse -quelconque et sans... sans... sans être obligé de prendre en même temps -l'original. - ---Oh! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à Jacques. Et puis moi -j'avais besoin de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur -son teint, sur mille choses enfin. - ---Je ne comprends pas. - ---Tu vas voir. Quand j'ai connu tout ce que je voulais savoir, je me -suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d'affaires... -tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute... de toute -nature... des agents de... de... de publicité et de complicité... de -ces hommes... enfin tu comprends. - ---Oui, à peu près. Et tu lui as dit? - ---Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle -s'appelle Clarisse): «Monsieur, il me faut une femme de chambre qui -ressemble à ça. Je la veux jolie, élégante, fine, propre. Je la payerai -ce qu'il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis. Je n'en -aurai pas besoin plus de trois mois.» - -Il avait l'air très étonné, cet homme. Il demanda: «Madame la veut-elle -irréprochable?» - -Je rougis, et je balbutiai: «Mais oui, comme probité.» - -Il reprit: «... Et comme mœurs?...» Je n'osai pas répondre. Je fis -seulement un signe de tête qui voulait dire: non. Puis, tout à coup, -je compris qu'il avait un horrible soupçon, et je m'écriai, perdant -l'esprit: «Oh! monsieur... c'est pour mon mari... qui me trompe... qui -me trompe en ville... et je veux... je veux qu'il me trompe chez moi... -vous comprenez... pour le surprendre...» - -Alors, l'homme se mit à rire. Et je compris à son regard qu'il m'avait -rendu son estime. Il me trouvait même très forte. J'aurais bien parié -qu'à ce moment-là il avait envie de me serrer la main. - -Il me dit: «Dans huit jours, madame, j'aurai votre affaire. Et nous -changerons de sujet s'il le faut. Je réponds du succès. Vous ne me -payerez qu'après réussite. Ainsi cette photographie représente la -maîtresse de monsieur votre mari?--Oui, monsieur.--Une belle personne, -une fausse maigre. Et quel parfum?--Je ne comprenais pas; je répétai: -«Comment, quel parfum?» Il sourit. «Oui, madame, le parfum est -essentiel pour séduire un homme; car cela lui donne des ressouvenirs -inconscients qui le disposent à l'action; le parfum établit des -confusions obscures dans son esprit, le trouble et l'énerve en lui -rappelant ses plaisirs. Il faudrait tâcher de savoir aussi ce que -monsieur votre mari a l'habitude de manger quand il dîne avec cette -dame. Vous pourriez lui servir les mêmes plats le soir où vous le -pincerez. Oh! nous le tenons, madame, nous le tenons.» - -Je m'en allai enchantée. J'étais tombée là vraiment sur un homme très -intelligent. - - -II - ---Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille -brune, très belle, avec l'air modeste et hardi en même temps, un -singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne -savais trop qui c'était, je l'appelais «mademoiselle»; alors, elle me -dit: «Oh! madame peut m'appeler Rose tout court.» Nous commençâmes à -causer. - ---Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici? - ---Je m'en doute, madame. - ---Fort bien, ma fille..., et cela ne vous... ne vous ennuie pas trop? - ---Oh! madame, c'est le huitième divorce que je fais; j'y suis habituée. - ---Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir? - ---Oh! madame, cela dépend tout à fait du tempérament de monsieur. Quand -j'aurai vu monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre -exactement à madame. - ---Vous le verrez tout à l'heure, mon enfant. Mais je vous préviens -qu'il n'est pas beau. - ---Cela ne me fait rien, madame. J'en ai séparé déjà de très laids. Mais -je demanderai à madame si elle s'est informée du parfum. - ---Oui, ma bonne Rose,--la verveine. - ---Tant mieux, madame, j'aime beaucoup cette odeur-là! - -Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de monsieur porte du -linge de soie. - ---Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles. - ---Oh! alors, c'est une personne comme il faut. Le linge de soie -commence à devenir commun. - ---C'est très vrai ce que vous dites-là! - ---Eh bien, madame, je vais prendre mon service. - -Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n'eût -fait que cela toute sa vie. - -Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne leva même pas les yeux -sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la -verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit. - -Il me demanda aussitôt: - ---Qu'est-ce que c'est que cette fille-là! - ---Mais... ma nouvelle femme de chambre. - ---Où l'avez-vous trouvée? - ---C'est la baronne de Grangerie qui me l'a donnée, avec les meilleurs -renseignements. - ---Ah! elle est assez jolie! - ---Vous trouvez? - ---Mais oui... pour une femme de chambre. - -J'étais ravie. Je sentais qu'il mordait déjà. - -Le soir même, Rose me disait: «Je puis maintenant promettre à madame -que ça ne durera pas quinze jours. Monsieur est très facile! - ---Ah! vous avez déjà essayé? - ---Non, madame, mais ça se voit au premier coup d'œil. Il a déjà -envie de m'embrasser en passant à côté de moi. - ---Il ne vous a rien dit? - ---Non, madame, il m'a seulement demandé mon nom... pour entendre le -son de ma voix. - ---Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez. - ---Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire -pour ne pas me déprécier. - -Au bout de huit jours mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais -rôder toute l'après-midi par la maison; et ce qu'il y avait de plus -significatif dans son affaire, c'est qu'il ne m'empêchait plus de -sortir. Et moi j'étais dehors toute la journée... pour... pour le -laisser libre. - -Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d'un air -timide: - ---C'est fait, madame, de ce matin. - -Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt -de la manière dont elle me l'avait dite. Je balbutiai: - ---Et... et... ça s'est bien passé?... - ---Oh! très bien, madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais -je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où -elle désire le flagrant délit. - ---Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi. - ---Va pour jeudi, madame. Je n'accorderai plus rien jusque-là pour tenir -monsieur en éveil. - ---Vous êtes sûre de ne pas manquer? - ---Oh, oui, madame, très sûre. Je vais allumer monsieur dans les grands -prix de façon à le faire donner juste à l'heure que madame voudra bien -me désigner. - ---Prenons cinq heures, ma bonne Rose. - ---Ça va pour cinq heures, madame; et à quel endroit?... - ---Mais... dans ma chambre. - ---Soit, dans la chambre de madame. - -Alors, ma chérie, tu comprends ce que j'ai fait. J'ai été chercher papa -et maman d'abord, et puis mon oncle d'Orvelin, le président, et puis -M. Raplet, le juge, l'ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce -que j'allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe -des pieds jusqu'à la porte de ma chambre. J'ai attendu cinq heures, -cinq heures juste... Oh! comme mon cœur battait. J'avais fait monter -aussi le concierge pour avoir un témoin de plus! Et puis... et puis, -au moment où la pendule commence à sonner, pan, j'ouvre la porte toute -grande... Ah! ah! ah! ça y était en plein... en plein... ma chère... -Oh! quelle tête!... quelle tête!... si tu avais vu sa tête!... Et -il s'est retourné... l'imbécile! Ah qu'il était drôle... Je riais, -je riais... Et papa qui s'est fâché, qui voulait battre mon mari... -Et le concierge, un bon serviteur, qui l'aidait à se rhabiller... -devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que -c'était farce!... Quant à Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle -pleurait... elle pleurait très bien. C'est une fille précieuse... Si tu -en as jamais besoin, n'oublie pas! - -Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout -de suite. Je suis libre. Vive le divorce!... - -Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite -baronne, songeuse et contrariée, murmurait: - ---Pourquoi ne m'as-tu pas invitée à voir ça? - - - _Sauvée_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 22 décembre 1885. - - - - -MADAME PARISSE. - - -I - -J'ÉTAIS assis sur le môle du petit port Obernon, près du hameau de la -Salis, pour regarder Antibes au soleil couchant. Je n'avais jamais rien -vu d'aussi surprenant et d'aussi beau. - -La petite ville, enfermée en ses lourdes murailles de guerre -construites par M. de Vauban, s'avançait en pleine mer, au milieu de -l'immense golfe de Nice. La haute vague du large venait se briser à -son pied, l'entourant d'une fleur d'écume; et on voyait, au-dessus des -remparts, les maisons grimper les unes sur les autres jusqu'aux deux -tours dressées dans le ciel comme les deux cornes d'un casque antique. -Et ces deux tours se dessinaient sur la blancheur laiteuse des Alpes, -sur l'énorme et lointaine muraille de neige qui barrait tout l'horizon. - -Entre l'écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord -du ciel, la petite cité, éclatante et debout sur le fond bleuâtre des -premières montagnes, offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide -de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et -si différentes cependant qu'elles semblaient de toutes les nuances. - -Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d'un bleu presque -blanc, comme si la neige eût déteint sur lui; quelques nuages d'argent -flottaient tout près des sommets pâles; et de l'autre côté du golfe, -Nice couchée au bord de l'eau s'étendait comme un fil blanc entre la -mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte -brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé. - -C'était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir -qu'elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur. -On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui -qui sait sentir par l'œil éprouve, à contempler les choses et les -êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l'homme à -l'oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur. - -Je dis à mon compagnon, M. Martini, un méridional pur sang: - ---Voilà, certes, un des plus rares spectacles qu'il m'ait été donné -d'admirer. - -J'ai vu le Mont-Saint-Michel, ce bijou monstrueux de granit, sortir des -sables au jour levant. - -J'ai vu, dans le Sahara, le lac de Raïanechergui, long de cinquante -kilomètres, luire sous une lune éclatante comme nos soleils et exhaler -vers elle une nuée blanche pareille à une fumée de lait. - -J'ai vu, dans les îles Lipari, le fantastique cratère de soufre du -Volcanello, fleur géante qui fume et qui brûle, fleur jaune démesurée, -épanouie en pleine mer et dont la tige est un volcan. - -Eh bien, je n'ai rien vu de plus surprenant qu'Antibes debout sur les -Alpes au soleil couchant. - -Et je ne sais pourquoi des souvenirs antiques me hantent; des vers -d'Homère me reviennent en tête; c'est une ville du vieil Orient, ceci, -c'est une ville de l'Odyssée, c'est Troie! bien que Troie fût loin de -la mer. - -M. Martini tira de sa poche le guide Sarty et lut: «Cette ville fut à -son origine une colonie fondée par les Phocéens de Marseille, vers l'an -340 avant J.-C. Elle reçut d'eux le nom grec d'Antipolis, c'est-à-dire -«contre-ville», ville en face d'une autre, parce qu'en effet elle se -trouve opposée à Nice, autre colonie marseillaise. - -«Après la conquête des Gaules, les Romains firent d'Antibes une ville -municipale; ses habitants jouissaient du droit de cité romaine. - -«Nous savons, par une épigramme de Martial, que, de son temps...» - -Il continuait. Je l'arrêtai: «Peu m'importe ce qu'elle fut. Je vous -dis que j'ai sous les yeux une ville de l'Odyssée. Côte d'Asie ou côte -d'Europe, elles se ressemblaient sur les deux rivages; et il n'en est -point, sur l'autre bord de la Méditerranée, qui éveille en moi, comme -celle-ci, le souvenir des temps héroïques.» - -Un bruit de pas me fit tourner la tête; une femme, une grande femme -brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap. - -M. Martini murmura, en faisant sonner les finales: «C'est Mme Parisse, -vous savez!» - -Non, je ne savais pas, mais ce nom jeté, ce nom du berger Troyen me -confirma dans mon rêve. - -Je dis cependant: «Qui ça, Mme Parisse?» - -Il parut stupéfait que je ne connusse pas cette histoire. - -J'affirmai que je ne la savais point; et je regardais la femme qui -s'en allait sans nous voir, rêvant, marchant d'un pas grave et lent, -comme marchaient sans doute les dames de l'antiquité. Elle devait avoir -trente-cinq ans environ, et restait belle, fort belle, bien qu'un peu -grasse. - -Et M. Martini me conta ceci. - - -II - -Mme Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant la -guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C'était -alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu'elle était -devenue forte et triste. - -Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à -bedaine et à jambes courtes, qui trottent menu dans une culotte -toujours trop large. - -Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne -commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré durant la -campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons. - -Comme il s'ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière -étouffante enfermée en sa double enceinte d'énormes murailles, le -commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de -forêt de pins éventée par toutes les brises du large. - -Il y rencontra Mme Parisse qui venait aussi, les soirs d'été, respirer -l'air frais sous les arbres. Comment s'aimèrent-ils? Le sait-on? Ils se -rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se voyaient plus, -ils pensaient l'un à l'autre, sans doute. L'image de la jeune femme -aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de la belle -et fraîche Méridionale qui montrait ses dents en souriant, restait -flottante devant les yeux de l'officier qui continuait sa promenade en -mangeant son cigare au lieu de le fumer; et l'image du commandant serré -dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d'or, dont la moustache -blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir devant les yeux de -Mme Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu, court de pattes et -ventru, rentrait pour souper. - -A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être; et -à force de se revoir, ils s'imaginèrent qu'ils se connaissaient. Il la -salua assurément. Elle fut surprise et s'inclina, si peu, si peu, tout -juste ce qu'il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de quinze -jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d'être côte à -côte. - -Il lui parla! De quoi? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils -l'admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus -souvent qu'à l'horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut -le prétexte banal et persistant d'une causerie de plusieurs minutes. - -Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s'entretenant de -sujets quelconques; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus -intimes, de ces choses secrètes, charmantes, dont on voit le reflet -dans la douceur, dans l'émotion du regard, et qui font battre le -cœur, car elles confessent l'âme, mieux qu'un aveu. - -Puis il dut lui prendre la main, et balbutier ces mots que la femme -devine sans avoir l'air de les entendre. - -Et il fut convenu entre eux qu'ils s'aimaient sans qu'ils se le fussent -prouvé par rien de sensuel ou de brutal. - -Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle, -mais il voulait aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour plus -ardemment de se rendre à son violent désir. - -Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder. - -Un soir pourtant elle lui dit comme par hasard: «Mon mari vient de -partir pour Marseille. Il y va rester quatre jours.» - -Jean de Carmelin se jeta à ses pieds, la suppliant d'ouvrir sa porte le -soir même, vers onze heures. Mais elle ne l'écouta point et rentra d'un -air fâché. - -Le commandant fut de mauvaise humeur tout le soir; et le lendemain, dès -l'aurore, il se promenait, rageur, sur les remparts, allant de l'école -du tambour à l'école de peloton, et jetant des punitions aux officiers -et aux hommes, comme on jetterait des pierres dans une foule. - -Mais en rentrant pour déjeuner, il trouva sous sa serviette, dans une -enveloppe, ces quatre mots: «Ce soir, dix heures.» Et il donna cent -sous, sans aucune raison, au garçon qui le servait. - -La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner -et à se parfumer. - -Au moment où il se mettait à table pour dîner, on lui remit une autre -enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme: - - «Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf - heures.--PARISSE.» - -Le commandant poussa un juron si véhément que le garçon laissa tomber -la soupière sur le parquet. - -Que ferait-il? Certes, il la voulait, ce soir-là même, coûte que coûte; -et il l'aurait. Il l'aurait par tous les moyens, dût-il faire arrêter -et emprisonner le mari. Soudain une idée folle lui traversa la tête. Il -demanda du papier, et écrivit: - - «MADAME, - - «Il ne rentrera pas ce soir, je vous le jure, et moi je serai à dix - heures où vous savez. Ne craignez rien, je réponds de tout, sur mon - honneur d'officier. - - «JEAN DE CARMELIN.» - -Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité. - -Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois, qui commandait -après lui; et il lui dit, en roulant entre ses doigts la dépêche -froissée de M. Parisse: - ---Capitaine, je reçois un télégramme d'une nature singulière et dont il -m'est même impossible de vous communiquer le contenu. Vous allez faire -fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce -que personne, vous entendez bien, personne n'entre ni ne sorte avant -six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans -les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures. -Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son -domicile _manu militari_. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils -s'éloigneront aussitôt de moi en ayant l'air de ne pas me connaître. - -Vous avez bien entendu? - ---Oui, mon commandant. - ---Je vous rends responsable de l'exécution de ces ordres, mon cher -capitaine. - ---Oui, mon commandant. - ---Voulez-vous un verre de chartreuse? - ---Volontiers, mon commandant. - -Ils trinquèrent, burent la liqueur jaune, et le capitaine Gribois s'en -alla. - - -III - -Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur -le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice. - -L'un était grand et maigre, M. Saribe, marchand d'huiles, l'autre gros -et petit, M. Parisse. - -Ils se mirent en route côte à côte, leur sac de nuit à la main, pour -gagner la ville éloignée d'un kilomètre. - -Mais en arrivant à la porte du port, les factionnaires croisèrent la -baïonnette en leur enjoignant de s'éloigner. - -Effarés, stupéfaits, abrutis d'étonnement, ils s'écartèrent et -délibérèrent; puis, après avoir pris conseil l'un de l'autre, ils -revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître -leurs noms. - -Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les -menacèrent de tirer; et les deux voyageurs, épouvantés, s'enfuirent au -pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient. - -Ils firent alors le tour des remparts et se présentèrent à la porte -de la route de Cannes. Elle était fermée également et gardée aussi -par un poste menaçant. MM. Saribe et Parisse, en hommes prudents, -n'insistèrent pas davantage, et s'en revinrent à la gare pour chercher -un abri, car le tour des fortifications n'était pas sûr, après le -soleil couché. - -L'employé de service, surpris et somnolent, les autorisa à attendre le -jour dans le salon des voyageurs. - -Ils y demeurèrent côte à côte, sans lumière, sur le canapé de velours -vert, trop effrayés pour songer à dormir. - -La nuit fut longue pour eux. - -Ils apprirent, vers six heures et demie, que les portes étaient -ouvertes et qu'on pouvait, enfin, pénétrer dans Antibes. - -Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route -leurs sacs abandonnés. - -Lorsqu'ils franchirent, un peu inquiets encore, la porte de la ville, -le commandant de Carmelin, l'œil sournois et la moustache en l'air, -vint lui-même les reconnaître et les interroger. - -Puis il les salua avec politesse en s'excusant de leur avoir fait -passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres. - -Les esprits, dans Antibes, étaient affolés. Les uns parlaient d'une -surprise méditée par les Italiens, les autres d'un débarquement -du prince impérial, d'autres encore croyaient à une conspiration -orléaniste. On ne devina que plus tard la vérité quand on apprit que le -bataillon du commandant était envoyé fort loin, et que M. de Carmelin -avait été sévèrement puni. - - -IV - -M. Martini avait fini de parler. Mme Parisse revenait, sa promenade -terminée. Elle passa gravement, près de moi, les yeux sur les Alpes -dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du -soleil. - -J'avais envie de la saluer, la triste et pauvre femme qui devait penser -toujours à cette nuit d'amour déjà si lointaine, et à l'homme hardi qui -avait osé, pour un baiser d'elle, mettre une ville en état de siège et -compromettre tout son avenir. - -Aujourd'hui, il l'avait oubliée sans doute, à moins qu'il ne racontât, -après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre. - -L'avait-elle revu? L'aimait-elle encore? Et je songeais: «Voici bien -un trait de l'amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. L'Homère -qui chanterait cette Hélène, et l'aventure de son Ménélas, devrait -avoir l'âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire, -beau, fort comme Achille, et plus rusé qu'Ulysse, le héros de cette -abandonnée!» - - - _Madame Parisse_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 16 mars 1886. - - - - -JULIE ROMAIN. - - -JE suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la -Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas -sur une route? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au -flanc des montagnes, au bord de la mer! Et on rêve! Que d'illusions, -d'amours, d'aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme -qui vagabonde! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en -vous avec l'air tiède et léger; on les boit dans la brise, et elles -font naître en notre cœur un appétit de bonheur qui grandit avec la -faim, excitée par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et -chantent comme des oiseaux. - -Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l'Italie, ou -plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la -représentation de tous les poèmes d'amour de la terre. Et je songeais -que depuis Cannes, où l'on pose, jusqu'à Monaco où l'on joue, on ne -vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de -l'argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses -et d'orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les -viles convoitises, et bien montrer l'esprit humain tel qu'il est, -rampant, ignorant, arrogant et cupide. - -Tout à coup, au fond d'une des baies ravissantes qu'on rencontre à -chaque détour de la montagne, j'aperçus quelques villas, quatre ou -cinq seulement, en face de la mer, au pied du mont, et devant un -bois sauvage de sapins qui s'en allait au loin derrière elles par -deux grands vallons sans chemins et sans issues peut-être. Un de ces -chalets m'arrêta net devant sa porte, tant il était joli: une petite -maison blanche avec des boiseries brunes, et couverte de roses grimpées -jusqu'au toit. - -Et le jardin: une nappe de fleurs, de toutes les couleurs et de toutes -les tailles, mêlées dans un désordre coquet et cherché. Le gazon en -était rempli; chaque marche du perron en portait une touffe à ses -extrémités, les fenêtres laissaient pendre sur la façade éclatante -des grappes bleues ou jaunes; et la terrasse aux balustres de pierre, -qui couvrait cette mignonne demeure, était enguirlandée d'énormes -clochettes rouges pareilles à des taches de sang. - -On apercevait, par derrière, une longue allée d'orangers fleuris qui -s'en allait jusqu'au pied de la montagne. - -Sur la porte, en petites lettres d'or, ce nom: «Villa d'Antan.» - -Je me demandais quel poète ou quelle fée habitait là, quel solitaire -inspiré avait découvert ce lieu et créé cette maison de rêve, qui -semblait poussée dans un bouquet. - -Un cantonnier cassait des pierres sur la route, un peu plus loin. Je -lui demandai le nom du propriétaire de ce bijou. Il répondit: - ---C'est Mme Julie Romain. - -Julie Romain! Dans mon enfance, autrefois, j'avais tant entendu parler -d'elle, de la grande actrice, la rivale de Rachel. - -Aucune femme n'avait été plus applaudie et plus aimée, plus aimée -surtout! Que de duels et que de suicides pour elle, et que d'aventures -retentissantes! Quel âge avait-elle à présent, cette séductrice? -Soixante, soixante-dix, soixante-quinze ans? Julie Romain! Ici, dans -cette maison! La femme qu'avaient adorée le plus grand musicien et le -plus rare poète de notre pays! Je me souvenais encore de l'émotion -soulevée dans toute la France (j'avais alors douze ans) par sa fuite en -Sicile avec celui-ci, après sa rupture éclatante avec celui-là. - -Elle était partie un soir, après une première représentation où la -salle l'avait acclamée durant une demi-heure, et rappelée onze fois -de suite; elle était partie avec le poète, en chaise de poste, comme -on faisait alors; ils avaient traversé la mer pour aller s'aimer dans -l'île antique, fille de la Grèce, sous l'immense bois d'orangers qui -entoure Palerme et qu'on appelle la «Conque d'Or». - -On avait raconté leur ascension de l'Etna et comment ils s'étaient -penchés sur l'immense cratère, enlacés, la joue contre la joue, comme -pour se jeter au fond du gouffre de feu. - -Il était mort, lui, l'homme aux vers troublants, si profonds qu'ils -avaient donné le vertige à toute une génération, si subtils, si -mystérieux, qu'ils avaient ouvert un monde nouveau aux nouveaux poètes. - -L'autre aussi était mort, l'abandonné, qui avait trouvé pour elle des -phrases de musique restées dans toutes les mémoires, des phrases de -triomphe et de désespoir, affolantes et déchirantes. - -Elle était là, elle, dans cette maison voilée de fleurs. - -Je n'hésitai point, je sonnai. - -Un petit domestique vint ouvrir, un garçon de dix-huit ans, à l'air -gauche, aux mains niaises. J'écrivis sur ma carte un compliment galant -pour la vieille actrice et une vive prière de me recevoir. Peut-être -savait-elle mon nom et consentirait-elle à m'ouvrir sa porte. - -Le jeune valet s'éloigna, puis revint en me demandant de le suivre; -et il me fit entrer dans un salon propre et correct, de style -Louis-Philippe, aux meubles froids et lourds, dont une petite bonne de -seize ans, à la taille mince, mais peu jolie, enlevait les housses en -mon honneur. - -Puis, je restai seul. - -Sur les murs, trois portraits, celui de l'actrice dans un de ses rôles, -celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise -à jabot d'alors, et celui du musicien assis devant un clavecin. Elle, -blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait de sa -bouche gracieuse et de son œil bleu; et la peinture était soignée, -fine, élégante et sèche. - -Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité. - -Tout cela sentait l'autrefois, les jours finis et les gens disparus. - -Une porte s'ouvrit, une petite femme entra; vieille, très vieille, très -petite, avec des bandeaux de cheveux blancs, des sourcils blancs, une -vraie souris blanche rapide et furtive. - -Elle me tendit la main et dit, d'une voix restée fraîche, sonore, -vibrante: - ---Merci, monsieur. Comme c'est gentil aux hommes d'aujourd'hui de se -souvenir des femmes de jadis! Asseyez-vous. - -Et je lui racontai comment sa maison m'avait séduit, comment j'avais -voulu connaître le nom de la propriétaire, et comment, l'ayant connu, -je n'avais pu résister au désir de sonner à sa porte. - -Elle répondit: - ---Cela m'a fait d'autant plus de plaisir, monsieur, que voici la -première fois que pareille chose arrive. Quand on m'a remis votre -carte, avec le mot gracieux qu'elle portait, j'ai tressailli comme -si on m'eût annoncé un vieil ami disparu depuis vingt ans. Je suis -une morte, moi, une vraie morte, dont personne ne se souvient, à qui -personne ne pense, jusqu'au jour où je mourrai pour de bon; et alors -tous les journaux parleront, pendant trois jours, de Julie Romain, avec -des anecdotes, des détails, des souvenirs et des éloges emphatiques. -Puis ce sera fini de moi. - -Elle se tut, et reprit, après un silence: - ---Et cela ne sera pas long maintenant. Dans quelques mois, dans -quelques jours, de cette petite femme encore vive il ne restera plus -qu'un petit squelette. - -Elle leva les yeux vers son portrait qui lui souriait, qui souriait à -cette vieille, à cette caricature de lui-même; puis elle regarda les -deux hommes, le poète dédaigneux et le musicien inspiré qui semblaient -se dire: «Que nous veut cette ruine?» - -Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m'étreignait -le cœur, la tristesse des existences accomplies, qui se débattent -encore dans les souvenirs comme on se noie dans une eau profonde. - -De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes -et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes, -jolies, riches, heureuses; des hommes souriants et satisfaits. Elle -suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné: - ---On ne peut pas être et avoir été. - -Je lui dis: - ---Comme la vie a dû être belle pour vous! - -Elle poussa un grand soupir: - ---Belle et douce. C'est pour cela que je la regrette si fort. - -Je vis qu'elle était disposée à parler d'elle; et doucement, avec -des précautions délicates, comme lorsqu'on touche à des chairs -douloureuses, je me mis à l'interroger. - -Elle parla de ses succès, de ses enivrements, de ses amis, de toute son -existence triomphante. Je lui demandai: - ---Les plus vives joies, le vrai bonheur, est-ce au théâtre que vous les -avez dus? - -Elle répondit vivement: - ---Oh! non. - -Je souris; elle reprit, en levant vers les deux portraits un regard -triste: - ---C'est à eux. - -Je ne pus me retenir de demander: - ---Auquel? - ---A tous les deux. Je les confonds même un peu dans ma mémoire de -vieille, et puis, j'ai des remords envers l'un, aujourd'hui. - ---Alors, madame, ce n'est pas à eux, mais à l'amour lui-même que va -votre reconnaissance. Ils n'ont été que ses interprètes. - ---C'est possible. Mais quels interprètes! - ---Êtes-vous certaine que vous n'avez pas été, que vous n'auriez pas -été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n'aurait -pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son -cœur, toutes ses pensées, toutes ses heures, tout son être; tandis -que ceux-ci vous donnaient deux rivales redoutables, la Musique et la -Poésie? - -Elle s'écria avec force, avec cette voix restée jeune, qui faisait -vibrer quelque chose dans l'âme: - ---Non, monsieur, non. Un autre m'aurait plus aimée peut-être, mais -il ne m'aurait pas aimée comme ceux-là. Ah! c'est qu'ils m'ont -chanté la musique de l'amour, ceux-là, comme personne au monde ne -la pourrait chanter! Comme ils m'ont grisée! Est-ce qu'un homme, un -homme quelconque, trouverait ce qu'ils savaient trouver, eux, dans -les sons et dans les paroles? Est-ce assez que d'aimer, si on ne sait -pas mettre dans l'amour toute la poésie et toute la musique du ciel -et de la terre? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une -femme avec des chants et avec des mots! Oui, il y avait peut-être dans -notre passion plus d'illusion que de réalité; mais ces illusions-là -vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent -toujours sur le sol. Si d'autres m'ont plus aimée, par eux seuls j'ai -compris, j'ai senti, j'ai adoré l'amour! - -Et, tout à coup, elle se mit à pleurer. - -Elle pleurait, sans bruit, des larmes désespérées! - -J'avais l'air de ne point voir, et je regardais au loin. Elle reprit, -après quelques minutes: - ---Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le cœur -vieillit avec le corps. Chez moi, cela n'est point arrivé. Mon pauvre -corps a soixante-neuf ans, et mon pauvre cœur en a vingt... Et voilà -pourquoi je vis toute seule, dans les fleurs et dans les rêves. - -Il y eut entre nous un long silence. Elle s'était calmée et se remit à -parler en souriant: - ---Comme vous vous moqueriez de moi, si vous saviez... si vous saviez -comment je passe mes soirées... quand il fait beau!... Je me fais honte -et pitié en même temps. - -J'eus beau la prier, elle ne voulut point me dire ce qu'elle faisait; -alors je me levai pour partir. - -Elle s'écria: - ---Déjà! - -Et, comme j'annonçais que je devais dîner à Monte-Carlo, elle demanda, -avec timidité: - ---Vous ne voulez pas dîner avec moi? Cela me ferait beaucoup de plaisir. - -J'acceptai tout de suite. Elle sonna, enchantée; puis quand elle eut -donné quelques ordres à la petite bonne, elle me fit visiter sa maison. - -Une sorte de véranda vitrée, pleine d'arbustes, s'ouvrait sur la -salle à manger et laissait voir d'un bout à l'autre la longue allée -d'orangers, s'étendant jusqu'à la montagne. Un siège bas, caché sous -les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s'asseoir -là. - -Puis nous allâmes dans le jardin regarder les fleurs. Le soir venait -doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s'exhaler tous les -parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand nous nous -mîmes à table. Le dîner fut bon et long; et nous devînmes amis intimes, -elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie profonde -s'éveillait pour elle en mon cœur. Elle avait bu deux doigts de vin, -comme on disait autrefois, et devenait plus confiante, plus expansive. - ---Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi, je l'adore, cette bonne -lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble -que tous mes souvenirs sont dedans; et je n'ai qu'à la contempler pour -qu'ils me reviennent aussitôt. Et même... quelquefois, le soir... je -m'offre un joli spectacle... joli... joli... si vous saviez?... Mais -non, vous vous moqueriez trop de moi... je ne peux pas... Je n'ose -pas... non... non... vraiment, non... - -Je la suppliais: - ---Voyons... quoi? dites-le-moi; je vous promets de ne pas me moquer... -je vous le jure... voyons... - -Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres, -si froides, et je les baisai l'une après l'autre, plusieurs fois, -comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait. - ---Vous me promettez de ne pas rire? - ---Oui, je le jure. - ---Eh bien, venez. - -Elle se leva. Et comme le petit domestique, gauche dans sa livrée -verte, éloignait la chaise derrière elle, elle lui dit quelques mots à -l'oreille, très bas, très vite. Il répondit: - ---Oui, madame, tout de suite. - -Elle prit mon bras et m'emmena sous la véranda. - -L'allée d'orangers était vraiment admirable à voir. La lune, déjà -levée, la pleine lune, jetait au milieu un mince sentier d'argent, une -longue ligne de clarté qui tombait sur le sable jaune, entre les têtes -rondes et opaques des arbres sombres. - -Comme ils étaient en fleurs, ces arbres, leur parfum violent et doux -emplissait la nuit. Et dans leur verdure noire on voyait voltiger des -milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines -d'étoiles. - -Je m'écriai: - ---Oh! quel décor pour une scène d'amour! - -Elle sourit. - ---N'est-ce pas? n'est-ce pas? Vous allez voir. - -Et elle me fit asseoir à côté d'elle. - -Elle murmura: - ---Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à -ces choses-là, vous autres, les hommes d'aujourd'hui. Vous êtes des -boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus -nous parler. Quand je dis «nous», j'entends les jeunes. Les amours -sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de -couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme, -vous disparaissez; mais si vous estimez la femme plus haut que la note, -vous payez. Jolies mœurs... et jolies tendresses! - -Elle me prit la main. - ---Regardez... - -Je demeurais stupéfait et ravi... Là-bas, au bout de l'allée, dans le -sentier de lune, deux jeunes gens s'en venaient en se tenant par la -taille. Ils s'en venaient, enlacés, charmants, à petits pas, traversant -les flaques de lumière qui les éclairaient tout à coup et rentrant -dans l'ombre aussitôt. Il était vêtu, lui, d'un habit de satin blanc, -comme au siècle passé, et d'un chapeau couvert d'une plume d'autruche. -Elle portait une robe à paniers et la haute coiffure poudrée des belles -dames au temps du Régent. - -A cent pas de nous, ils s'arrêtèrent et, debout au milieu de l'allée, -s'embrassèrent en faisant des grâces. - -Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces -gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon -siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé, -comme l'homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui -lui ouvre la gorge et la mâchoire. - -Mais les enfants s'en retournèrent vers le fond de l'allée; et -ils redevinrent délicieux. Ils s'éloignaient, s'en allaient, -disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus. -L'allée vide semblait triste. - -Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir; car je compris -que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le -passé, tout ce passé d'amour et de décor, le passé factice, trompeur et -séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait battre encore -le cœur de la vieille cabotine et de la vieille amoureuse! - - - _Julie Romain_ a paru dans _le Gaulois_ du samedi 20 mars 1886. - - - - -LE PÈRE AMABLE. - - -I - -LE ciel humide et gris semblait peser sur la vaste plaine brune. -L'odeur de l'automne, odeur triste des terres nues et mouillées, des -feuilles tombées, de l'herbe morte, rendait plus épais et plus lourd -l'air stagnant du soir. Les paysans travaillaient encore, épars dans -les champs, en attendant l'heure de l'Angélus qui les rappellerait aux -fermes dont on apercevait, çà et là, les toits de chaume à travers les -branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les -clos de pommiers. - -Au bord d'un chemin, sur un tas de hardes, un tout petit enfant, assis -les jambes ouvertes, jouait avec une pomme de terre qu'il laissait -parfois tomber dans sa robe, tandis que cinq femmes, courbées et la -croupe en l'air, piquaient des brins de colza dans la plaine voisine. -D'un mouvement leste et continu, tout le long du grand bourrelet de -terre que la charrue venait de retourner, elles enfonçaient une pointe -de bois, puis jetaient aussitôt dans ce trou la plante un peu flétrie -déjà qui s'affaissait sur le côté; puis elles recouvraient la racine et -continuaient leur travail. - -Un homme qui passait, un fouet à la main et les pieds dans des sabots, -s'arrêta près de l'enfant, le prit et l'embrassa. Alors une des femmes -se redressa et vint à lui. C'était une grande fille rouge, large du -flanc, de la taille et des épaules, une haute femelle normande, aux -cheveux jaunes, au teint de sang. - -Elle dit, d'une voix résolue: - ---Te v'la Césaire, eh ben? - -L'homme, un garçon maigre à l'air triste, murmura: - ---Eh ben, rien de rien, toujou d' même! - ---I ne veut pas? - ---I ne veut pas. - ---Qué que tu vas faire? - ---J' sais ti? - ---Va t'en vé l' curé. - ---J' veux ben. - ---Vas-y à c't' heure. - ---J' veux ben. - -Et ils se regardèrent. Il tenait toujours l'enfant dans ses bras. Il -l'embrassa de nouveau et le remit sur les hardes des femmes. - -A l'horizon, entre deux fermes, on apercevait une charrue que traînait -un cheval et que poussait un homme. Ils passaient tout doucement, la -bête, l'instrument et le laboureur, sur le ciel terne du soir. - -La femme reprit: - ---Alors, qué qu'i dit, ton pé? - ---I dit qu'i n' veut point. - ---Pourquoi ça qu'i n' veut point? - -Le garçon montra d'un geste l'enfant qu'il venait de remettre à terre, -puis d'un regard il indiqua l'homme qui poussait la charrue, là-bas. - -Et il prononça: «Parce que c'est à li, ton éfant.» - -La fille haussa les épaules, et d'un ton colère: «Pardi, tout l' monde -le sait ben qu' c'est à Victor. Et pi après? j'ai fauté! j' suis-ti la -seule? Ma mé aussi avait fauté, avant mé, et pi la tienne itou, avant -d'épouser ton pé! Qui ça qui n'a point fauté dans l' pays? J'ai fauté -avec Victor, vu qu'i m'a prise dans la grange comme j' dormais, ça, -c'est vrai; et pi j'ai r' fauté que je n' dormais point. J' l'aurais -épousé pour sûr, n'eût-il point été un serviteur. J' suis-t-i moins -vaillante pour ça? - -L'homme dit simplement: - ---Mé, j' te veux ben telle que t'es, avec ou sans l'éfant. N'y a que -mon pé qui m'oppose. J' verrons tout d' même à régler ça. - -Elle reprit: - ---Va t'en vé l' curé à c't' heure. - ---J'y vas. - -Et il se remit en route de son pas lourd de paysan; tandis que la -fille, les mains sur les hanches, retournait piquer son colza. - -En effet, l'homme qui s'en allait ainsi, Césaire Houlbrèque, le fils -du vieux sourd Amable Houlbrèque, voulait épouser, malgré son père, -Céleste Lévesque, qui avait eu un enfant de Victor Lecoq, simple valet -employé alors dans la ferme de ses parents et mis dehors pour ce fait. - -Aux champs, d'ailleurs, les hiérarchies de caste n'existent point, et -si le valet est économe, il devient, en prenant une ferme à son tour, -l'égal de son ancien maître. - -Césaire Houlbrèque s'en allait donc, un fouet sous le bras, ruminant -ses idées, et soulevant l'un après l'autre ses lourds sabots englués de -terre. Certes il voulait épouser Céleste Lévesque, il la voulait avec -son enfant, parce que c'était la femme qu'il lui fallait. Il n'aurait -pas su dire pourquoi; mais il le savait, il en était sûr. Il n'avait -qu'à la regarder pour en être convaincu, pour se sentir tout drôle, -tout remué, comme abêti de contentement. Ça lui faisait même plaisir -d'embrasser le petit, le petit de Victor, parce qu'il était sorti -d'elle. - -Et il regardait, sans haine, le profil lointain de l'homme qui poussait -sa charrue sur le bord de l'horizon. - -Mais le père Amable ne voulait pas de ce mariage. Il s'y opposait avec -un entêtement de sourd, avec un entêtement furieux. - -Césaire avait beau lui crier dans l'oreille, dans celle qui entendait -encore quelques sons: - ---J' vous soignerons ben, mon pé. J' vous dis que c'est une bonne fille -et pi vaillante, et pi d'épargne. - -Le vieux répétait:--Tant que j' vivrai, j' verrai point ça. - -Et rien ne pouvait le vaincre, rien ne pouvait fléchir sa rigueur. -Un seul espoir restait à Césaire. Le père Amable avait peur du curé -par appréhension de la mort qu'il sentait approcher. Il ne redoutait -pas beaucoup le bon Dieu, ni le diable, ni l'enfer, ni le purgatoire, -dont il n'avait aucune idée, mais il redoutait le prêtre, qui lui -représentait l'enterrement, comme on pourrait redouter les médecins par -horreur des maladies. Depuis huit jours Céleste, qui connaissait cette -faiblesse du vieux, poussait Césaire à aller trouver le curé; mais -Césaire hésitait toujours, parce qu'il n'aimait point beaucoup non plus -les robes noires, qui lui représentaient, à lui, des mains toujours -tendues pour des quêtes ou pour le pain bénit. - -Il venait pourtant de se décider et il s'en allait vers le presbytère, -en songeant à la façon dont il allait conter son affaire. - -L'abbé Raffin, un petit prêtre vif, maigre et jamais rasé, attendait -l'heure de son dîner en se chauffant les pieds au feu de sa cuisine. - -Dès qu'il vit entrer le paysan, il demanda, en tournant seulement la -tête: - ---Eh bien, Césaire, qu'est-ce que tu veux? - ---J' voudrais vous causer, m'sieu l' curé. - -L'homme restait debout, intimidé, tenant sa casquette d'une main et son -fouet de l'autre. - ---Eh bien, cause. - -Césaire regardait la bonne, une vieille qui traînait ses pieds en -mettant le couvert de son maître sur un coin de table, devant la -fenêtre. Il balbutia: - ---C'est que, c'est quasiment une confession. - -Alors l'abbé Raffin considéra avec soin son paysan; il vit sa mine -confuse, son air gêné, ses yeux errants, et il ordonna: - ---Maria, va-t'en cinq minutes à ta chambre, que je cause avec Césaire. - -La servante jeta sur l'homme un regard colère, et s'en alla en grognant. - -L'ecclésiastique reprit:--Allons, maintenant, défile ton chapelet. - -Le gars hésitait toujours, regardait ses sabots, remuait sa casquette; -puis, tout à coup, il se décida: - ---V'là: j' voudrais épouser Céleste Lévesque. - ---Eh bien, mon garçon, qui est-ce qui t'en empêche? - ---C'est l' pé qui n' veut point. - ---Ton père? - ---Oui, mon pé. - ---Qu'est-ce qu'il dit, ton père? - ---I dit qu'alle a eu un éfant. - ---Elle n'est pas la première à qui ça arrive, depuis notre mère Ève. - ---Un éfant avec Victor, Victor Lecoq, le domestique à Anthime Loisel. - ---Ah! ah!... Alors, il ne veut pas? - ---I ne veut point. - ---Mais là, pas du tout? - ---Pas pu qu'une bourrique qui r'fuse d'aller, sauf vot' respect. - ---Qu'est-ce que tu lui dis, toi, pour le décider? - ---J' li dis qu' c'est eune bonne fille, et pi vaillante, et pi -d'épargne. - ---Et ça ne le décide pas. Alors tu veux que je lui parle. - ---Tout juste. Vous l' dites! - ---Et qu'est-ce que je lui raconterai, moi, à ton père? - ---Mais... c' que vous racontez au sermon pour faire donner des sous. - -Dans l'esprit du paysan tout l'effort de la religion consistait à -desserrer les bourses, à vider les poches des hommes pour emplir le -coffre du ciel. C'était une sorte d'immense maison de commerce dont -les curés étaient les commis, commis sournois, rusés, dégourdis comme -personne, qui faisaient les affaires du bon Dieu au détriment des -campagnards. - -Il savait fort bien que les prêtres rendaient des services, de grands -services aux plus pauvres, aux malades, aux mourants, assistaient, -consolaient, conseillaient, soutenaient, mais tout cela moyennant -finances, en échange de pièces blanches, de bel argent luisant dont on -payait les sacrements et les messes, les conseils et la protection, -le pardon des péchés et les indulgences, le purgatoire et le paradis -suivant les rentes et la générosité du pécheur. - -L'abbé Raffin, qui connaissait son homme et qui ne se fâchait jamais, -se mit à rire. - ---Eh bien oui, je lui raconterai ma petite histoire à ton père, mais -toi, mon garçon, tu y viendras, au sermon. - -Houlbrèque tendit la main pour jurer: - ---Foi d' pauvre homme, si vous faites ça pour mé, j' le promets. - ---Allons, c'est bien. Quand veux-tu que j'aille le trouver, ton père? - ---Mais l' pu tôt s'ra le mieux, anuit si vous le pouvez. - ---Dans une demi-heure alors, après souper. - ---Dans une demi-heure. - ---C'est entendu. A bientôt, mon garçon. - ---A la revoyure, m'sieu l' curé; merci ben. - ---De rien, mon garçon. - -Et Césaire Houlbrèque rentra chez lui, le cœur allégé d'un grand -poids. - -Il tenait à bail une petite ferme, toute petite, car ils n'étaient pas -riches, son père et lui. Seuls avec une servante, une enfant de quinze -ans qui leur faisait la soupe, soignait les poules, allait traire les -vaches et battait le beurre, ils vivaient péniblement, bien que Césaire -fût un bon cultivateur. Mais ils ne possédaient ni assez de terres, ni -assez de bétail pour gagner plus que l'indispensable. - -Le vieux ne travaillait plus. Triste comme tous les sourds, perclus de -douleurs, courbé, tortu, il s'en allait par les champs, appuyé sur son -bâton, en regardant les bêtes et les hommes d'un œil dur et méfiant. -Quelquefois il s'asseyait sur le bord d'un fossé et demeurait là, sans -remuer, pendant des heures, pensant vaguement aux choses qui l'avaient -préoccupé toute sa vie, au prix des œufs et des grains, au soleil et -à la pluie qui gâtent ou font pousser les récoltes. Et, travaillés par -les rhumatismes, ses vieux membres buvaient encore l'humidité du sol, -comme ils avaient bu depuis soixante-dix ans la vapeur des murs de sa -chaumière basse, coiffée aussi de paille humide. - -Il rentrait à la tombée du jour, prenait sa place au bout de la table, -dans la cuisine, et, quand on avait posé devant lui le pot de terre -brûlé qui contenait sa soupe, il l'enfermait dans ses doigts crochus, -qui semblaient avoir gardé la forme ronde du vase, et il se chauffait -les mains, hiver comme été, avant de se mettre à manger, pour ne rien -perdre, ni une parcelle de chaleur qui vient du feu, lequel coûte cher, -ni une goutte de soupe où on a mis de la graisse et du sel, ni une -miette de pain qui vient du blé. - -Puis il grimpait, par une échelle, dans un grenier où il avait sa -paillasse, tandis que le fils couchait en bas, au fond d'une sorte de -niche près de la cheminée, et que la servante s'enfermait dans une -espèce de cave, un trou noir qui servait autrefois à emmagasiner les -pommes de terre. - -Césaire et son père ne causaient presque jamais. De temps en temps -seulement, quand il s'agissait de vendre une récolte ou d'acheter un -veau, le jeune homme prenait l'avis du vieux, et, formant un porte-voix -de ses deux mains, il lui criait ses raisons dans la tête; et le père -Amable les approuvait ou les combattait d'une voix lente et creuse -venue du fond de son ventre. - -Un soir donc, Césaire s'approchant de lui comme s'il s'agissait de -l'acquisition d'un cheval ou d'une génisse, lui avait communiqué, -à pleins poumons, dans l'oreille, son intention d'épouser Céleste -Lévesque. - -Alors le père s'était fâché. Pourquoi? Par moralité? Non sans doute. La -vertu d'une fille n'a guère d'importance aux champs. Mais son avarice, -son instinct profond, féroce, d'épargne, s'était révolté à l'idée que -son fils élèverait un enfant qu'il n'avait pas fait lui-même. Il avait -pensé tout à coup, en une seconde, à toutes les soupes qu'avalerait -le petit avant de pouvoir être utile dans la ferme; il avait calculé -toutes les livres de pain, tous les litres de cidre que mangerait et -que boirait ce galopin jusqu'à son âge de quatorze ans; et une colère -folle s'était déchaînée en lui contre Césaire qui ne pensait pas à tout -ça. - -Et il avait répondu, avec une force de voix inusitée: - ---C'est-il que t'as perdu le sens? - -Alors Césaire s'était mis à énumérer ses raisons, à dire les qualités -de Céleste, à prouver qu'elle gagnerait cent fois ce que coûterait -l'enfant. Mais le vieux doutait de ces mérites, tandis qu'il ne pouvait -douter de l'existence du petit; et il répondait, coup sur coup, sans -s'expliquer davantage: - ---J' veux point! J' veux point! Tant que j' vivrai, ça n' se f'ra point! - -Et depuis trois mois ils en restaient là, sans en démordre l'un et -l'autre, reprenant, une fois par semaine au moins, la même discussion, -avec les mêmes arguments, les mêmes mots, les mêmes gestes, et la même -inutilité. - -C'est alors que Céleste avait conseillé à Césaire d'aller demander -l'aide de leur curé. - -En rentrant chez lui le paysan trouva son père attablé déjà, car il -s'était mis en retard par sa visite au presbytère. - -Ils dînèrent en silence, face à face, mangèrent un peu de beurre -sur leur pain, après la soupe, en buvant un verre de cidre; puis -ils demeurèrent immobiles sur leurs chaises, à peine éclairés par -la chandelle que la petite servante avait emportée pour laver les -cuillers, essuyer les verres, et tailler à l'avance les croûtes pour le -déjeuner de l'aurore. - -Un coup retentit contre la porte qui s'ouvrit aussitôt et le prêtre -parut. Le vieux leva sur lui des yeux inquiets, pleins de soupçons, -et, prévoyant un danger, il se disposait à grimper son échelle, quand -l'abbé Raffin lui mit la main sur l'épaule et lui hurla contre la tempe: - ---J'ai à vous causer, père Amable. - -Césaire avait disparu, profitant de la porte restée ouverte. Il ne -voulait pas entendre, tant il avait peur; il ne voulait pas que son -espoir s'émiettât à chaque refus obstiné de son père; il aimait mieux -apprendre d'un seul coup la vérité, bonne ou mauvaise, plus tard; et -il s'en alla dans la nuit. C'était un soir sans lune, un soir sans -étoiles, un de ces soirs brumeux où l'air semble gras d'humidité. Une -odeur vague de pommes flottait auprès des cours, car c'était l'époque -où on ramassait les plus précoces, les pommes «euribles» comme on dit -au pays du cidre. Les étables, quand Césaire longeait leurs murs, -soufflaient par leurs étroites fenêtres leur odeur chaude de bêtes -vivantes endormies sur le fumier; et il entendait auprès des écuries le -piétinement des chevaux restés debout, et le bruit de leurs mâchoires -tirant et broyant le foin des râteliers. - -Il allait devant lui en pensant à Céleste. Dans cet esprit simple, chez -qui les idées n'étaient guère encore que des images nées directement -des objets, les pensées d'amour ne se formulaient que par l'évocation -d'une grande fille rouge, debout dans un chemin creux, et riant, les -mains sur ses hanches. - -C'est ainsi qu'il l'avait aperçue le jour où commença son désir pour -elle. Il la connaissait cependant depuis l'enfance, mais jamais, comme -ce matin-là, il n'avait pris garde à elle. Ils avaient causé quelques -minutes; puis il était parti; et tout en marchant il répétait: «Cristi, -c'est une belle fille tout de même. C'est dommage qu'elle ait fauté -avec Victor.» Jusqu'au soir il y songea; et le lendemain aussi. - -Quand il la revit, il sentit quelque chose qui lui chatouillait le -fond de la gorge, comme si on lui eût enfoncé une plume de coq par -la bouche dans la poitrine; et depuis lors, toutes les fois qu'il se -trouvait près d'elle, il s'étonnait de ce chatouillement nerveux qui -recommençait toujours. - -En trois semaines il se décida à l'épouser, tant elle lui plaisait. -Il n'aurait pu dire d'où venait cette puissance sur lui, mais il -l'exprimait par ces mots: «J'en sieu possédé,» comme s'il eût porté en -lui l'envie de cette fille aussi dominatrice qu'un pouvoir d'enfer. -Il ne s'inquiétait guère de sa faute. Tant pis après tout; cela ne la -gâtait point; et il n'en voulait pas à Victor Lecoq. - -Mais si le curé allait ne pas réussir, que ferait-il? Il n'osait y -penser, tant cette inquiétude le torturait. - -Il avait gagné le presbytère, et il s'était assis auprès de la petite -barrière de bois pour attendre la rentrée du prêtre. - -Il était là depuis une heure peut-être, quand il entendit des pas sur -le chemin, et il distingua bientôt, quoique la nuit fût très sombre, -l'ombre plus noire encore de la soutane. - -Il se dressa, les jambes cassées, n'osant plus parler, n'osant point -savoir. - -L'ecclésiastique l'aperçut et dit gaiement: - ---Eh bien, mon garçon, ça y est. - -Césaire balbutia:--Ça y est... pas possible! - ---Oui, mon gars, mais point sans peine. Quelle vieille bourrique que -ton père! - -Le paysan répétait:--Pas possible! - ---Mais oui. Viens-t'en me trouver demain midi, pour décider la -publication des bans. - -L'homme avait saisi la main de son curé. Il la serrait, la secouait, -la broyait en bégayant:--Vrai... Vrai... Vrai... M'sieu l' curé... Foi -d'honnête homme... vous m' verrez dimanche... à vot' sermon. - - -II - -La noce eut lieu vers la mi-décembre. Elle fut simple, les mariés -n'étant pas riches. Césaire, vêtu de neuf, se trouva prêt dès huit -heures du matin pour aller quérir sa fiancée et la conduire à la -mairie; mais comme il était trop tôt, il s'assit devant la table de la -cuisine et attendit ceux de la famille et les amis qui devaient venir -le prendre. - -Depuis huit jours il neigeait, et la terre brune, la terre déjà -fécondée par les semences d'automne était devenue livide, endormie sous -un grand drap de glace. - -Il faisait froid dans les chaumières coiffées d'un bonnet blanc; et les -pommiers ronds dans les cours semblaient fleuris, poudrés comme au joli -mois de leur épanouissement. - -Ce jour-là, les gros nuages du nord, les nuages gris chargés de cette -pluie mousseuse avaient disparu, et le ciel bleu se déployait au-dessus -de la terre blanche sur qui le soleil levant jetait des reflets -d'argent. - -Césaire regardait devant lui, par la fenêtre, sans penser à rien, -heureux. - -La porte s'ouvrit, deux femmes entrèrent, des paysannes endimanchées, -la tante et la cousine du marié, puis trois hommes, ses cousins, -puis une voisine. Ils s'assirent sur des chaises, et ils demeurèrent -immobiles et silencieux, les femmes d'un côté de la cuisine, les hommes -de l'autre, saisis soudain de timidité, de cette tristesse embarrassée -qui prend les gens assemblés pour une cérémonie. Un des cousins demanda -bientôt: - ---C'est-il point l'heure? - -Césaire répondit: - ---Je crais ben que oui. - ---Allons, en route, dit un autre. - -Ils se levèrent. Alors Césaire, qu'une inquiétude venait d'envahir, -grimpa l'échelle du grenier pour voir si son père était prêt. Le vieux, -toujours matinal d'ordinaire, n'avait point encore paru. Son fils le -trouva sur sa paillasse, roulé dans sa couverture, les yeux ouverts, et -l'air méchant. - -Il lui cria dans le tympan: - ---Allons, mon pé, levez-vous. V'là l' moment d' la noce. - -Le sourd murmura d'une voix dolente: - ---J' peux pu. J'ai quasiment eune froidure qui m'a g'lé l' dos. J' peux -pu r'muer. - -Le jeune homme, atterré, le regardait, devinant sa ruse. - ---Allons, pé, faut vous y forcer. - ---J' peux point. - ---Tenez, j' vas vous aider. - -Et il se pencha vers le vieillard, déroula sa couverture, le prit par -les bras et le souleva. Mais le père Amable se mit à gémir: - ---Hou! hou! hou! qué misère! hou, hou, j' peux point. J'ai l' dos noué. -C'est que'que vent qu'aura coulé par çu maudit toit. - -Césaire comprit qu'il ne réussirait pas, et furieux pour la première -fois de sa vie contre son père, il lui cria: - ---Eh ben, vous n' dînerez point, puisque j' faisons le r'pas à -l'auberge à Polyte. Ça vous apprendra à faire le têtu. - -Et il dégringola l'échelle, puis se mit en route, suivi de ses parents -et invités. - -Les hommes avaient relevé leurs pantalons pour n'en point brûler le -bord dans la neige; les femmes tenaient haut leurs jupes, montraient -leurs chevilles maigres, leurs bas de laine grise, leurs quilles -osseuses, droites comme des manches à balai. Et tous allaient en se -balançant sur leurs jambes, l'un derrière l'autre, sans parler, tout -doucement, par prudence, pour ne point perdre le chemin disparu sous la -nappe plate, uniforme, ininterrompue des neiges. - -En approchant des fermes, ils apercevaient une ou deux personnes les -attendant pour se joindre à eux; et la procession s'allongeait sans -cesse, serpentait, suivant les contours invisibles du chemin, avait -l'air d'un chapelet vivant, aux grains noirs, ondulant par la campagne -blanche. - -Devant la porte de la fiancée, un groupe nombreux piétinait sur place -en attendant le marié. On l'acclama quand il parut; et bientôt Céleste -sortit de sa chambre, vêtue d'une robe bleue, les épaules couvertes -d'un petit châle rouge, la tête fleurie d'oranger. - -Mais chacun demandait à Césaire: - ---Ous qu'est ton pé? - -Il répondait avec embarras: - ---I' ne peut pu se r'muer, vu les douleurs. - -Et les fermiers hochaient la tête d'un air incrédule et malin. - -On se mit en route vers la mairie. Derrière les futurs époux, une -paysanne portait l'enfant de Victor, comme s'il se fût agi d'un -baptême; et les paysans, deux par deux, à présent, accrochés par le -bras, s'en allaient dans la neige avec des mouvements de chaloupe sur -la mer. - -Après que le maire eut lié les fiancés dans la petite maison -municipale, le curé les unit à son tour dans la modeste maison du bon -Dieu. Il bénit leur accouplement en leur promettant la fécondité, -puis il leur prêcha les vertus matrimoniales, les simples et saines -vertus des champs, le travail, la concorde et la fidélité, tandis que -l'enfant, pris de froid, piaillait derrière le dos de la mariée. - -Dès que le couple reparut sur le seuil de l'église, des coups de fusil -éclatèrent dans le fossé du cimetière. On ne voyait que le bout des -canons d'où sortaient de rapides jets de fumée; puis une tête se montra -qui regardait le cortège; c'était Victor Lecoq célébrant le mariage -de sa bonne amie, fêtant son bonheur et lui jetant ses vœux avec -les détonations de la poudre. Il avait embauché des amis, cinq ou six -valets laboureurs pour ces salves de mousqueterie. On trouva qu'il se -conduisait bien. - -Le repas eut lieu à l'auberge de Polyte Cacheprune. Vingt couverts -avaient été mis dans la grande salle où l'on dînait aux jours de -marché; et l'énorme gigot tournant devant la broche, les volailles -rissolées sous leur jus, l'andouille grésillant sur le feu vif et -clair, emplissaient la maison d'un parfum épais, de la fumée des -charbons francs arrosés de graisses, de l'odeur puissante et lourde des -nourritures campagnardes. - -On se mit à table à midi, et la soupe aussitôt coula dans les -assiettes. Les figures s'animaient déjà; les bouches s'ouvraient pour -crier des farces, les yeux riaient avec des plis malins. On allait -s'amuser, pardi. - -La porte s'ouvrit, et le père Amable parut. Il avait un air mauvais, -une mine furieuse, et il se traînait sur ses bâtons, en geignant à -chaque pas pour indiquer sa souffrance. - -On s'était tu en le voyant paraître; mais soudain, le père Malivoire, -son voisin, un gros plaisant qui connaissait toutes les manigances des -gens, se mit à hurler, comme faisait Césaire, en formant porte-voix de -ses mains:--Hé, vieux dégourdi, t'en as ti un nez, d'avoir senti de -chez té la cuisine à Polyte. - -Un rire énorme jaillit des gorges. Malivoire, excité par le succès, -reprit:--Pour les douleurs, y a rien de tel qu'eune cataplasme -d'andouille! Ça tient chaud l' ventre, avec un verre de trois-six!... - -Les hommes poussaient des cris, tapaient la table du poing, riaient -de côté en penchant et relevant leur torse comme s'ils eussent fait -marcher une pompe. Les femmes gloussaient comme des poules, les -servantes se tordaient, debout contre les murs. Seul le père Amable ne -riait pas et attendait, sans rien répondre, qu'on lui fît place. - -On le casa au milieu de la table, en face de sa bru, et dès qu'il fut -assis, il se mit à manger. C'était son fils qui payait, après tout, il -fallait prendre sa part. A chaque cuillerée de soupe qui lui tombait -dans l'estomac, à chaque bouchée de pain ou de viande écrasée sur ses -gencives, à chaque verre de cidre et de vin qui lui coulait par le -gosier, il croyait regagner quelque chose de son bien, reprendre un peu -de son argent que tous ces goinfres dévoraient, sauver une parcelle -de son avoir, enfin. Et il mangeait en silence avec une obstination -d'avare qui cache des sous, avec la ténacité sombre qu'il apportait -autrefois à ses labeurs persévérants. - -Mais tout à coup il aperçut au bout de la table l'enfant de Céleste sur -les genoux d'une femme, et son œil ne le quitta plus. Il continuait -à manger, le regard attaché sur le petit, à qui sa gardienne mettait -parfois entre les lèvres un peu de fricot qu'il mordillait. Et le vieux -souffrait plus des quelques bouchées sucées par cette larve que de tout -ce qu'avalaient les autres. - -Le repas dura jusqu'au soir. Puis chacun rentra chez soi. - -Césaire souleva le père Amable. - ---Allons, mon pé, faut retourner, dit-il. Et il lui mit ses deux bâtons -aux mains. Céleste prit son enfant dans ses bras, et ils s'en allèrent, -lentement, par la nuit blafarde qu'éclairait la neige. Le vieux sourd, -aux trois quarts gris, rendu plus méchant par l'ivresse, s'obstinait à -ne pas avancer. Plusieurs fois même il s'assit, avec l'idée que sa bru -pourrait prendre froid; et il geignait, sans prononcer un mot, poussant -une sorte de plainte longue et douloureuse. - -Lorsqu'ils furent arrivés chez eux, il grimpa aussitôt dans son -grenier, tandis que Césaire installait un lit pour l'enfant auprès de -la niche profonde où il allait s'étendre avec sa femme. Mais comme -les nouveaux mariés ne dormirent point tout de suite, ils entendirent -longtemps le vieux qui remuait sur sa paillasse; et même il parla -haut plusieurs fois soit qu'il rêvât, soit qu'il laissât s'échapper -sa pensée par sa bouche, malgré lui, sans pouvoir la retenir, sous -l'obsession d'une idée fixe. - -Quand il descendit par son échelle, le lendemain, il aperçut sa bru qui -faisait le ménage. - -Elle lui cria:--Allons, mon pé, dépêchez-vous, v'là d' la bonne soupe. - -Et elle posa au bout de la table le pot rond de terre noire plein de -liquide fumant. Il s'assit, sans rien répondre, prit le vase brûlant, -s'y chauffa les mains selon sa coutume: et, comme il faisait grand -froid, il le pressa même contre sa poitrine pour tâcher de faire entrer -en lui, dans son vieux corps roidi par les hivers, un peu de la vive -chaleur de l'eau bouillante. - -Puis il chercha ses bâtons et s'en alla dans la campagne glacée, -jusqu'à midi, jusqu'à l'heure du dîner, car il avait vu, installé dans -une grande caisse à savon, le petit de Céleste qui dormait encore. - -Il n'en prit point son parti. Il vivait dans la chaumière, comme -autrefois, mais il avait l'air de ne plus en être, de ne plus -s'intéresser à rien, de regarder ces gens, son fils, la femme et -l'enfant comme des étrangers qu'il ne connaissait pas, à qui il ne -parlait jamais. - -L'hiver s'écoula. Il fut long et rude. Puis le premier printemps fit -repartir les germes; et les paysans, de nouveau, comme des fourmis -laborieuses, passèrent leurs jours dans les champs, travaillant de -l'aurore à la nuit, sous la bise et sous les pluies, le long des -sillons de terre brune qui enfantaient le pain des hommes. - -L'année s'annonçait bien pour les nouveaux époux. Les récoltes -poussaient drues et vivaces; on n'eut point de gelées tardives; et les -pommiers fleuris laissaient tomber dans l'herbe leur neige rose et -blanche qui promettait pour l'automne une grêle de fruits. - -Césaire travaillait dur, se levait tôt et rentrait tard, pour -économiser le prix d'un valet. - -Sa femme lui disait quelquefois: - ---Tu t' f'ras du mal, à la longue. - -Il répondait:--Pour sûr non, ça me connaît. - -Un soir, pourtant, il rentra si fatigué qu'il dut se coucher sans -souper. Il se leva à l'heure ordinaire le lendemain; mais il ne put -manger, malgré son jeûne de la veille; et il dut rentrer au milieu -de l'après-midi pour se reposer de nouveau. Dans la nuit, il se mit -à tousser; et il se retournait sur sa paillasse, fiévreux, le front -brûlant, la langue sèche, dévoré d'une soif ardente. - -Il alla pourtant jusqu'à ses terres au point du jour; mais le lendemain -on dut appeler le médecin qui le jugea fort malade, atteint d'une -fluxion de poitrine. - -Et il ne quitta plus la niche obscure qui lui servait de couche. On -l'entendait tousser, haleter et remuer au fond de ce trou. Pour le -voir, pour lui donner les drogues, lui poser les ventouses, il fallait -apporter une chandelle à l'entrée. On apercevait alors sa tête creuse, -salie par sa barbe longue, au-dessous d'une dentelle épaisse de toiles -d'araignées qui pendaient et flottaient, remuées par l'air. Et les -mains du malade semblaient mortes sur les draps gris. - -Céleste le soignait avec une activité inquiète, lui faisait boire -les remèdes, lui appliquait les vésicatoires, allait et venait par -la maison; tandis que le père Amable restait au bord de son grenier, -guettant de loin le creux sombre où agonisait son fils. Il n'en -approchait point, par haine de la femme, boudant comme un chien jaloux. - -Six jours encore se passèrent; puis un matin, comme Céleste, qui -dormait maintenant par terre sur deux bottes de paille défaites, allait -voir si son homme se portait mieux, elle n'entendit plus son souffle -rapide sortir de sa couche profonde. Effrayée, elle demanda: - ---Eh ben, Césaire, qué que tu dis anuit? - -Il ne répondit pas. - -Elle étendit la main pour le toucher et rencontra la chair glacée de -son visage. Elle poussa un grand cri, un long cri de femme épouvantée. -Il était mort. - -A ce cri, le vieux sourd apparut au haut de son échelle; et comme il -vit Céleste s'élancer dehors pour chercher du secours, il descendit -vivement, tâta à son tour la figure de son fils et, comprenant soudain, -alla fermer la porte en dedans, pour empêcher la femme de rentrer -et reprendre possession de sa demeure, puisque son fils n'était plus -vivant. - -Puis il s'assit sur une chaise à côté du mort. - -Des voisins arrivaient, appelaient, frappaient. Il ne les entendait -pas. Un d'eux cassa la vitre de la fenêtre et sauta dans la chambre. -D'autres le suivirent; la porte de nouveau fut ouverte, et Céleste -reparut, pleurant toutes ses larmes, les joues enflées et les yeux -rouges. Alors le père Amable, vaincu, sans dire un mot, remonta dans -son grenier. - -L'enterrement eut lieu le lendemain; puis, après la cérémonie, le -beau-père et la belle-fille se trouvèrent seuls dans la ferme, avec -l'enfant. - -C'était l'heure ordinaire du dîner. Elle alluma le feu, tailla la -soupe, posa les assiettes sur la table, tandis que le vieux, assis sur -une chaise, attendait, sans paraître la regarder. - -Quand le repas fut prêt, elle lui cria dans l'oreille: - ---Allons, mon pé, faut manger. - -Il se leva, prit place au bout de la table, vida son pot, mâcha son -pain verni de beurre, but ses deux verres de cidre, puis s'en alla. - -C'était un de ces jours tièdes, un de ces jours bienfaisants où la vie -fermente, palpite, fleurit sur toute la surface du sol. - -Le père Amable suivait un petit sentier à travers les champs. Il -regardait les jeunes blés et les jeunes avoines, en songeant que son -éfant était sous terre à présent, son pauvre éfant. Il s'en allait -de son pas usé, traînant la jambe et boitillant. Et comme il était -tout seul dans la plaine, tout seul sous le ciel bleu, au milieu des -récoltes grandissantes, tout seul avec les alouettes qu'il voyait -planer sur sa tête, sans entendre leur chant léger, il se mit à pleurer -en marchant. - -Puis il s'assit auprès d'une mare et resta là jusqu'au soir à regarder -les petits oiseaux qui venaient boire; puis, comme la nuit tombait, il -rentra, soupa sans dire un mot et grimpa dans son grenier. - -Et sa vie continua comme par le passé. Rien n'était changé, sauf que -son fils Césaire dormait au cimetière. - -Qu'aurait-il fait, le vieux? Il ne pouvait plus travailler, il n'était -bon maintenant qu'à manger les soupes trempées par sa belle-fille. Et -il les mangeait en silence, matin et soir, et guettant d'un œil furieux -le petit qui mangeait aussi, en face de lui, de l'autre côté de la -table. Puis il sortait, rôdait par le pays à la façon d'un vagabond, -allait se cacher derrière les granges pour dormir une heure ou deux, -comme s'il eût redouté d'être vu, puis il rentrait à l'approche du soir. - -Mais de grosses préoccupations commençaient à hanter l'esprit de -Céleste. Les terres avaient besoin d'un homme qui les surveillât et les -travaillât. Il fallait que quelqu'un fût là, toujours, par les champs, -non pas un simple salarié, mais un vrai cultivateur, un maître, qui -connût le métier et eût souci de la ferme. Une femme seule ne pouvait -gouverner la culture, suivre le prix des grains, diriger la vente et -l'achat du bétail. Alors des idées entrèrent dans sa tête, des idées -simples, pratiques, qu'elle ruminait toutes les nuits. Elle ne pouvait -se remarier avant un an et il fallait, tout de suite, sauver des -intérêts pressants, des intérêts immédiats. - -Un seul homme la pouvait tirer d'embarras, Victor Lecoq, le père de son -enfant. Il était vaillant, entendu aux choses de la terre; il aurait -fait, avec un peu d'argent en poche, un excellent cultivateur. Elle le -savait, l'ayant connu à l'œuvre chez ses parents. - -Donc un matin, le voyant passer sur la route avec une voiture de -fumier, elle sortit pour l'aller trouver. Quand il l'aperçut il arrêta -ses chevaux et elle lui dit, comme si elle l'avait rencontré la veille: - ---Bonjour Victor, ça va toujours? - -Il répondit:--Ça va toujours et d' vot' part? - ---Oh mé, ça irait n'était que j' sieus seule à la maison, c' qui m' -donne du tracas, vu les terres. - -Alors ils causèrent longtemps appuyés contre la roue de la lourde -voiture. L'homme parfois se grattait le front sous sa casquette et -réfléchissait, tandis qu'elle, les joues rouges, parlait avec ardeur, -disait ses raisons, ses combinaisons, ses projets d'avenir; à la fin il -murmura: - ---Oui, ça se peut. - -Elle ouvrit la main comme un paysan qui conclut un marché, et demanda: - ---C'est dit? - -Il serra cette main tendue. - ---C'est dit. - ---Ça va pour dimanche alors. - ---Ça va pour dimanche. - ---Allons, bonjour Victor. - ---Bonjour madame Houlbrèque. - - -III - -Ce dimanche-là, c'était la fête du village, la fête annuelle et -patronale qu'on nomme assemblée, en Normandie. - -Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses -grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles -ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs, -de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent -«Faiseux vé de quoi». - -Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d'un chien -triste, allant, tête basse, entre les roues, s'étaient arrêtées l'une -après l'autre sur la place de la Mairie. Puis une tente s'était dressée -devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait par -les trous de la toile des choses luisantes qui surexcitaient l'envie -et la curiosité des gamins. - -Dès le matin de la fête, toutes les baraques s'étaient ouvertes, -étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine; et les paysans, en -allant à la messe, regardaient déjà d'un œil candide et satisfait ces -boutiques modestes qu'ils revoyaient pourtant chaque année. - -Dès le commencement de l'après-midi, il y eut foule sur la place. -De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec -leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui -sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé -chez des amis; et les cours des fermes étaient pleines d'étranges -guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à -longues pattes du fond des mers. - -Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s'en venait -à l'assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains -ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et -qui semblaient gênées de leur repos. - -Un faiseur de tours jouait du clairon; l'orgue de Barbarie des chevaux -de bois égrenait dans l'air ses notes pleurardes et sautillantes; la -roue des loteries grinçait comme les étoffes qu'on déchire; les coups -de carabine claquaient de seconde en seconde. Et la foule lente passait -mollement devant les baraques à la façon d'une pâte qui coule, avec -des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties par -hasard. - -Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient -des chansons; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur -l'oreille et la blouse raidie par l'empois, gonflée comme un ballon -bleu. - -Tout le pays était là, maîtres, valets et servantes. - -Le père Amable lui-même, vêtu de sa redingue antique et verdâtre, avait -voulu voir l'assemblée; car il n'y manquait jamais. - -Il regardait les loteries, s'arrêtait devant les tirs pour juger les -coups, s'intéressait surtout à un jeu très simple qui consistait à -jeter une grosse boule de bois dans la bouche ouverte d'un bonhomme -peint sur une planche. - -On lui tapa soudain sur l'épaule. C'était le père Malivoire qui cria: -«Eh! mon pé, j' vous invite à bé une fine.» - -Et ils s'assirent devant la table d'une guinguette installée en plein -air. Ils burent une fine, puis deux fines, puis trois fines; et le -père Amable recommença à errer dans l'assemblée. Ses idées devenaient -un peu troubles, il souriait sans savoir de quoi, il souriait devant -les loteries, devant les chevaux de bois, et surtout devant le jeu du -massacre. Il y demeura longtemps, ravi quand un amateur abattait le -gendarme ou le curé, deux autorités qu'il redoutait d'instinct. Puis -il retourna s'asseoir à la guinguette et but un verre de cidre pour se -rafraîchir. Il était tard, la nuit venait. Un voisin le prévint: - ---Vous allez rentrer après le fricot, mon pé. - -Alors il se mit en route vers la ferme. Une ombre douce, l'ombre tiède -des soirs de printemps, s'abattait lentement sur la terre. - -Quand il fut devant sa porte, il crut voir par la fenêtre éclairée deux -personnes dans la maison. Il s'arrêta, fort surpris, puis il entra et -il aperçut Victor Lecoq assis devant la table, en face d'une assiette -pleine de pommes de terre et qui soupait juste à la place de son fils. - -Et soudain il se retourna comme s'il voulait s'en aller. La nuit était -noire, à présent. Céleste s'était levée et lui criait: - ---V'nez vite, mon pé, y a du bon ragoût pour fêter l'assemblée. - -Alors il obéit par inertie et s'assit, regardant tour à tour l'homme, -la femme, l'enfant. Puis il se mit à manger doucement, comme tous les -jours. - -Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste, -prenait l'enfant sur ses genoux et l'embrassait. Et Céleste lui -redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en -lui parlant. Le père Amable les suivait d'un regard fixe sans entendre -ce qu'ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n'avait guère -mangé tant il se sentait le cœur retourné), il se leva, et au lieu de -monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la -cour et sortit dans la campagne. - -Lorsqu'il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda: - ---Qué qui fait? - -Victor, indifférent, répondit: - ---T'en éluge point. I rentrera ben quand i s'ra las. - -Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis -que l'homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa dans -la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire. - -La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu'il fut -entré, il regarda de tous les côtés, avec des allures de vieux chien -qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il -prit la chandelle sur la table et s'approcha de la niche sombre où son -fils était mort. Dans le fond il aperçut l'homme allongé sous les draps -et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa -la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour. - -Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout -en place, et elle attendait, pour s'étendre à son tour aux côtés de -Victor, que son beau-père fût revenu. - -Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard -vague. - -Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur: - ---I nous f'ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant. - -Victor répondit du fond de son lit: - ---V'là plus d'une heure qu'il est dehors, faudrait voir s'il n' dort -point sur l' banc d'vant la porte. - -Elle annonça: «J'y vas», se leva, prit la lumière et sortit en faisant -un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit. - -Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier, -où le père avait coutume de s'asseoir au chaud quelquefois. - -Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le -grand pommier qui abritait l'entrée de la ferme, et elle aperçut tout à -coup deux pieds, deux pieds d'homme qui pendaient à la hauteur de son -visage. - -Elle poussa des cris terribles: «Victor! Victor! Victor! - -Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la -tête pour ne pas voir, elle indiquait l'arbre de son bras tendu. - -Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il -aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable, -pendu très haut par le cou au moyen d'un licol d'écurie. - -Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier. - -Victor courut chercher une serpe, grimpa dans l'arbre et coupa -la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue -horriblement, avec une affreuse grimace. - - - _Le Père Amable_ a paru dans _le Gil-Blas_ des vendredi 30 avril et - mardi 4 mai 1886. - - - - -LA PEUR. - - -LE train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres. - -Je me trouvais seul, en face d'un vieux monsieur qui regardait par la -portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M. venu -sans doute de Marseille. - -C'était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point -d'étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait à la figure quelque -chose de chaud, de mou, d'accablant, d'irrespirable. - -Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la -France sans rien voir des pays traversés. - -Ce fut tout à coup comme une apparition fantastique. Autour d'un grand -feu, dans un bois, deux hommes étaient debout. - -Nous vîmes cela pendant une seconde: c'était, nous sembla-t-il, deux -misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec -leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d'eux, comme un décor -de drame, les arbres verts, d'un vert clair et luisant, les troncs -frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré, -mouillé par la lumière qui coulait dedans. - -Puis tout redevint noir de nouveau. - -Certes, ce fut une vision fort étrange! Que faisaient-ils dans cette -forêt, ces deux rôdeurs? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante? - -Mon voisin tira sa montre et me dit: - -«Il est juste minuit, monsieur; nous venons de voir une singulière -chose.» - -J'en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient -être ces personnages: des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des -sorciers qui préparaient un philtre? On n'allume pas un feu pareil, -à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe? Que -faisaient-ils donc? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable. - -Et mon voisin se mit à parler... C'était un vieil homme, dont je ne -parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort -instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué. - -Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette -vie où la raison devrait souvent s'appeler sottise et la folie -s'appeler génie? - -Il disait: - ---Je suis content d'avoir vu cela. J'ai éprouvé pendant quelques -minutes une sensation disparue! - -Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si -mystérieuse! - -A mesure qu'on lève les voiles de l'inconnu, on dépeuple l'imagination -des hommes. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et -d'un noir bien vulgaire depuis qu'elle n'a plus d'apparitions. - -On se dit: «Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout -l'inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu'un -canal épuise; la science, de jour en jour, recule les limites du -merveilleux.» - -Eh bien, moi, monsieur, j'appartiens à la vieille race, qui aime à -croire. J'appartiens à la vieille race naïve accoutumée à ne pas -comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères -environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité. - -Oui, monsieur, on a dépeuplé l'imagination en supprimant l'invisible. -Notre terre m'apparaît aujourd'hui comme un monde abandonné, vide et -nu. Les croyances sont parties qui la rendaient poétique. - -Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse -qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières -et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des -marais et les fantasques feux follets! Comme je voudrais croire à ce -quelque chose de vague et de terrifiant qu'on s'imaginait sentir passer -dans l'ombre. - -Comme l'obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois, -quand elle était pleine d'êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants, -dont on ne pouvait deviner les formes, dont l'appréhension glaçait le -cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et -dont l'atteinte était inévitable! - -Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu de la terre, car on n'a -vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas. Les dangers visibles -peuvent émouvoir, troubler, effrayer! Qu'est cela auprès de la -convulsion que donne à l'âme la pensée qu'on va rencontrer un spectre -errant, qu'on va subir l'étreinte d'un mort, qu'on va voir accourir -une de ces bêtes effroyables qu'inventa l'épouvante des hommes? Les -ténèbres me semblent claires depuis qu'elles ne sont plus hantées. - -Et la preuve de cela, c'est que si nous nous trouvions seuls tout à -coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l'image des deux êtres -singuliers qui viennent de nous apparaître dans l'éclair de leur foyer, -bien plus que par l'appréhension d'un danger quelconque et réel. - - -Il répéta: «On n'a vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas.» - -Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d'une histoire que nous -conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert. - -L'a-t-il écrite quelque part, je n'en sais rien. - -Personne plus que le grand romancier russe ne sut faire passer dans -l'âme ce frisson de l'inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d'un -conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes, -incertaines, menaçantes. - -Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l'Invisible, la peur de -l'inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie -apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières -douteuses, qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse. - -Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences -bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence -fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit -sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d'une façon -mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le -sens nous échappe sans cesse. - -Il n'entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poë ou -Hoffmann, il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque -chose d'un peu vague et d'un peu troublant. - -Il nous dit aussi, ce jour-là: «On n'a vraiment peur que de ce qu'on -ne comprend point.» - -Il était assis, ou plutôt affaissé dans un grand fauteuil, les bras -pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé -dans ce grand flot de barbe et de cheveux d'argent qui lui donnait -l'aspect d'un Père éternel ou d'un Fleuve d'Ovide. - -Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme -aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui -soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert, -reflétait, comme un œil d'enfant, toutes les émotions de sa pensée. - -Il nous raconta ceci: - - -Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait -marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l'après-midi, sur le -bord d'une calme rivière. - -Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleine d'herbes -flottantes, profonde, froide et claire. - -Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau -transparente. Il se dévêtit et s'élança dans le courant. C'était un -très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur. - -Il se laissait flotter doucement, l'âme tranquille, frôlé par les -herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement -léger des lianes. - -Tout à coup une main se posa sur son épaule. - -Il se retourna d'une secousse et il aperçut un être effroyable qui le -regardait avidement. - -Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure -énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux -mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés, -mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur -son dos. - -Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale -des choses surnaturelles. - -Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre, il se mit à nager -éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et -il lui touchait le cou, le dos, les jambes avec des petits ricanements -de joie. Le jeune homme, fou d'épouvante, toucha la berge, enfin, et -s'élança de toute sa vitesse à travers le bois, sans même penser à -retrouver ses habits et son fusil. - -L'être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant -toujours. - -Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber, -quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d'un fouet; il -se mit à frapper l'affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des -cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage, -pareille à une femelle de gorille. - -C'était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois, -de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à -nager dans la rivière. - -Le grand écrivain russe ajouta: «Je n'ai jamais eu si peur de ma vie, -parce que je n'ai pas compris ce que pouvait être ce monstre.» - - -Mon compagnon, à qui j'avais dit cette aventure, reprit: - ---Oui, on n'a peur que de ce qu'on ne comprend pas. On n'éprouve -vraiment l'affreuse convulsion de l'âme, qui s'appelle l'épouvante, -que lorsque se mêle à la peur un peu de la terreur superstitieuse -des siècles passés. Moi, j'ai ressenti cette épouvante dans toute son -horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j'ose à peine -la dire. - -Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J'avais parcouru le -Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que -l'ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées. -J'avais visité, la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du -vieux monde, où se battent éternellement deux océans: l'Atlantique et -la Manche; j'avais l'esprit plein de légendes, d'histoires lues ou -racontées sur cette terre des croyances et des superstitions. - -Et j'allais de Penmarch à Pont-l'Abbé, de nuit. Connaissez-vous -Penmarch? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer, -semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine -d'écueils baveux comme des bêtes furieuses. - -J'avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur -la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir. - -De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme -debout, semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi une -appréhension vague; de quoi? Je n'en savais rien. Il est des soirs où -l'on se croit frôlé par des esprits, où l'âme frissonne sans raison, où -le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d'invisible que -je regrette, moi. - -Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement. - -Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et -parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que -je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front -d'écume, et que j'avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes -devant eux. - -Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs -autour de moi. Et, bien que j'allasse très vite, j'avais froid dans les -bras et dans les jambes: un vilain froid d'angoisse. - -Oh! comme j'aurais voulu rencontrer quelqu'un! - -Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant. - -Et tout à coup j'entendis devant moi, très loin, un roulement. Je -pensai: «Tiens, une voiture.» Puis je n'entendis plus rien. - -Au bout d'une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus -proche. - -Je ne voyais aucune lumière, cependant; mais je me dis: «Ils n'ont pas -de lanterne. Quoi d'étonnant dans ce pays sauvage.» - -Le bruit s'arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que -ce fût une charrette; et je n'entendais point d'ailleurs le trot du -cheval, ce qui m'étonnait, car la nuit était calme. - -Je cherchais: «Qu'est-ce que cela?» - -Il approchait très vite, très vite! Certes, je n'entendais rien qu'une -roue--aucun battement de fers ou de pieds,--rien. Qu'était-ce que cela? - -Il était tout près, tout près; je me jetai dans un fossé par un -mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette -qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une -brouette... toute seule!... - -Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m'affaissai sur l'herbe -et j'écoutais le roulement de la roue qui s'éloignait, qui s'en allait -vers la mer. Et je n'osais plus me lever, ni marcher, ni faire un -mouvement; car si elle était revenue, si elle m'avait poursuivi, je -serais mort de terreur. - -Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste -du chemin avec une telle angoisse dans l'âme que le moindre bruit me -coupait l'haleine. - -Est-ce bête, dites? Mais quelle peur! En y réfléchissant, plus tard, -j'ai compris; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette; -et moi, j'ai cherché la tête d'un homme à la hauteur ordinaire! - -Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l'esprit un frisson de -surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur! - -Il se tut une seconde, puis reprit: - ---Tenez, monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible: -cette invasion du choléra! - -Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c'est qu'Il est -là quelque part. - -Il faut voir Toulon, en ce moment. Allez, on sent bien qu'il est -là, Lui. Et ce n'est pas la peur d'une maladie qui affole ces gens. -Le choléra, c'est autre chose, c'est l'Invisible, c'est un fléau -d'autrefois, des temps passés, une sorte d'Esprit malfaisant qui -revient et qui nous étonne autant qu'il nous épouvante, car il -appartient, semble-t-il, aux âges disparus. - -Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n'est pas un insecte -qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres; -c'est le choléra, l'être inexprimable et terrible venu du fond de -l'Orient. - -Traversez Toulon, on danse dans les rues. - -Pourquoi danser en ces jours de mort? On tire des feux d'artifice -dans la campagne autour de la ville; on allume des feux de joie; des -orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques. - -Pourquoi cette folie? - -C'est qu'Il est là, c'est qu'on le brave, non pas le Microbe, mais le -Choléra, et qu'on veut être crâne devant lui, comme auprès d'un ennemi -caché qui vous guette. C'est pour lui qu'on danse, qu'on rit, qu'on -crie, qu'on allume ces feux, qu'on joue ces valses, pour lui, l'Esprit -qui tue, et qu'on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un -de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares... - - - _La Peur_ a paru dans _le Figaro_ du 25 juillet 1884. - - - - -LES CARESSES. - - -NON, mon ami, n'y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me -dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu, moi, a voulu gâter -tout ce qu'il a fait de bon en y joignant quelque chose d'horrible. -Il nous avait donné l'amour, la plus douce chose qui soit au monde, -mais trouvant cela trop beau et trop pur pour nous, il a imaginé les -sens, les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu'il -a façonnés comme par dérision et qu'il a mêlés aux ordures du corps, -qu'il a conçus de telle sorte que nous n'y pouvons songer sans rougir, -que nous n'en pouvons parler qu'à voix basse. Leur acte affreux est -enveloppé de honte. Il se cache, révolte l'âme, blesse les yeux, et, -honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans l'ombre, -comme s'il était criminel. - -Ne me parlez jamais de cela, jamais! - -Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plais près de -vous, que votre regard m'est doux et que votre voix me caresse le cœur. -Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous -me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l'un à l'autre -serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d'infamies. - -Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le -permets. - -Votre amie, - - GENEVIÈVE. - -Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement, -sans ménagements galants, comme je parlerais à un ami qui voudrait -prononcer des vœux éternels? - -Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment -qu'après cette chose qui vous révolte tant. - -Avez-vous oublié les vers de Musset: - - Je me souviens encor de ces spasmes terribles, - De ces baisers muets, de ces muscles ardents, - De cet être absorbé, blême et serrant les dents. - S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles. - -Cette sensation d'horreur et d'insurmontable dégoût, nous l'éprouvons -aussi quand, emportés par l'impétuosité du sang, nous nous laissons -aller aux accouplements d'aventure. Mais quand une femme est pour nous -l'être d'élection, de charme constant, de séduction infinie que vous -êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le -plus infini des bonheurs. - -La caresse, madame, c'est l'épreuve de l'amour. Quand notre ardeur -s'éteint après l'étreinte, nous nous étions trompés. Quand elle -grandit, nous nous aimons. - -Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a mis en -garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il, -et pour nous contraindre à les créer, elle a mis le double appât de -l'amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: Dès que nous -nous sommes laissé prendre, dès que l'affolement d'un instant a passé, -une tristesse immense nous saisit, car nous comprenons la ruse qui -nous a trompés, nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison -secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous. - -Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés. -La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré, dans des bras qui -s'ouvraient, parce qu'elle veut que des bras s'ouvrent. - -Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues, -les regards fixes et ardents en des yeux qu'on n'a jamais vus et qu'on -ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui -nous laisse à l'âme une amère mélancolie. - -Mais, quand cette sorte de nuage d'affection, qu'on appelle l'amour, a -enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l'un à l'autre, longtemps, -toujours, quand le souvenir pendant l'éloignement veille sans cesse, -le jour, la nuit, apportant à l'âme les traits du visage, et le -sourire, et le son de la voix; quand on a été obsédé, possédé par la -forme absente et toujours visible, n'est-il pas naturel que les bras -s'ouvrent enfin, que les lèvres s'unissent et que les corps se mêlent? - -N'avez-vous jamais eu le désir du baiser? Dites-moi si les lèvres -n'appellent pas les lèvres, et si le regard clair, qui semble couler -dans les veines, ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles. - -Certes, c'est là le piège, le piège immonde, dites-vous? Qu'importe, -je le sais, j'y tombe, et je l'aime. La nature nous donne la caresse -pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser -les générations. Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre, -raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons, -à notre tour, la Nature, cette trompeuse. Faisons plus qu'elle n'a -voulu, plus qu'elle n'a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit -comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et -travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers, -de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c'est -la pensée qui poétise tout, poétisons-la, madame, jusque dans ses -brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans -ses plus monstrueuses inventions. - -Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit -mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de -bonheur. Aimons la chair parce qu'elle est belle, parce qu'elle est -blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et -sous les mains. - -Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure -pour les coupes où l'art devait boire l'ivresse, ils ont choisi la -courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses. - -Or, j'ai lu dans un livre érudit, qui s'appelle le _Dictionnaire des -Sciences médicales_, cette définition de la gorge des femmes, qu'on -disait imaginée par M. Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine: - -«Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps -d'utilité et d'agrément.» - -Supprimons, si vous voulez, l'utilité et ne gardons que l'agrément. -Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse -s'il n'était destiné qu'à nourrir les enfants. - -Oui, madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les -médecins la prudence; laissons les poètes, ces trompeurs toujours -trompés eux-mêmes, chanter l'union chaste des âmes et le bonheur -immatériel; laissons les femmes laides à leurs devoirs et les hommes -raisonnables à leurs besognes inutiles; laissons les doctrinaires à -leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et nous, aimons -avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, ranime, est -plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus aiguë que -les blessures, rapide et dévorante, qui fait prier, qui fait pleurer, -qui fait gémir, qui fait crier, qui fait commettre tous les crimes et -tous les actes de courage! - -Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale; mais violente, -furieuse, immodérée! Recherchons-la comme on recherche l'or et -le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère! -Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle. - -Et si voulez, madame, que je vous dise une vérité que vous ne -trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureuses sur -cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent, -celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autre désir -que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le -dernier baiser. - -Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes, -ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, par des -désirs d'argent ou de vanité, par tous les événements qui deviennent -des chagrins. - -Mais les femmes caressées à satiété n'ont besoin de rien, ne désirent -rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles et souriantes, -effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d'irréparables -catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de -tout! - -Et j'aurais encore tant de choses à dire!... - - HENRI. - - -Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont -été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un -prie-Dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d'une heure, -par - - MAUFRIGNEUSE. - - - _Les Caresses_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 14 août 1883. - - - - - TABLE DES MATIÈRES. - - - Pages. - - La Petite Roque. 1 - - L'Épave. 69 - - L'Ermite. 93 - - Mademoiselle Perle. 109 - - Rosalie Prudent. 143 - - Sur les Chats. 153 - - Sauvée. 169 - - Madame Parisse. 183 - - Julie Romain. 201 - - Le Père Amable. 219 - - La Peur (_inédit_). 263 - - Les Caresses (_inédit_). 279 - - - * * * * * - - - Liste des modifications: - - Page 3: «Méderi» remplacé par «Médéric» (que les gens du pays - appelaient familièrement Méderic) - Page 13: «distinuagient» par «distinguaient» (ils distinguaient) - Page 48: «d'irréalié» par «d'irréalité» (dans ce doute d'irréalité) - Page 148: «compter» par «conter» (personne à qui conter mes - ennuyances) - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLèTES DE GUY DE -MAUPASSANT *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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LE GARDE DES SCEAUX</p> - -<p class="tirage">EN DATE DU 30 JANVIER 1902.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p class="center">IL A ÉTÉ TIRÉ À PART</p> - -<p class="center">100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE</p> - -<p class="center">SAVOIR:</p> - -<p class="center margintop1">60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.<br /> -20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.<br /> -20 exemplaires (81 à 100) sur chine.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p class="center"><i>Le texte de ce volume<br /> -est conforme à celui de l’édition originale</i>: La Petite Roque.<br /> -<i>Paris, Victor Havard, 1886,<br /> -avec addition de</i>:<br /> -La Peur, Les Caresses (<i>inédits</i>).</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="titlepage"> - <p class="center">ŒUVRES COMPLÈTES</p> - - <p class="title1">DE</p> - - <p class="title2">GUY DE MAUPASSANT</p> - - <hr class="small5" /> - - <p class="title3a">LA</p> - - <p class="title3b">PETITE ROQUE</p> - - <hr class="small4" /> - - <p class="title3c">LA PEUR—LES CARESSES</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 135px;"> - <img src="images/abeille.jpg" alt="" width="135" height="200" /> - </div> - - <p class="title4">PARIS</p> - - <p class="title5">LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR</p> - - <p class="title6">17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17</p> - - <hr class="small6" /> - - <p class="title5">MDCCCCIX</p> - - <p class="title1"><i>Tous droits réservés.</i></p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_3">3</span> - - <h2 id="ch_1"><span class="h2line1">LA</span><br /><br /> - <span class="h2line2">PETITE ROQUE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient familièrement -<ins class="correction" title="Médéri">Médéric</ins>, partit à l’heure ordinaire de la maison de poste de -Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas d’ancien -troupier, il coupa d’abord les prairies de Villaumes pour gagner le -bord de la Brindille, qui le conduisait, en suivant l’eau, au village -de Carvelin, où commençait sa distribution.</p> - -<p>Il allait vite, le long de l’étroite rivière qui moussait, grognait, -bouillonnait et filait dans son lit d’herbes, sous une voûte de saules. -<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour d’elles -un bourrelet d’eau, une sorte de cravate terminée en nœud d’écume. -Par places, c’étaient des cascades d’un pied, souvent invisibles, qui -faisaient, sous les feuilles, sous les lianes, sous un toit de verdure, -un gros bruit colère et doux; puis plus loin, les berges s’élargissant, -on rencontrait un petit lac paisible où nageaient des truites parmi -toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des ruisseaux calmes.</p> - -<p>Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu’à ceci: «Ma -première lettre est pour la maison Poivron, puis j’en ai une pour M. -Renardet; faut donc que je traverse la futaie.»</p> - -<p>Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir -passait d’un train rapide et régulier sur la haie verte des saules; et -sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement -que ses jambes.</p> - -<p>Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d’un seul arbre, jeté -d’un bord à l’autre, ayant pour unique rampe une corde portée par deux -piquets enfoncés dans les berges.</p> - -<p>La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin, et le plus -gros propriétaire <span class="pagenum" id="Page_5">5</span> du lieu, était une sorte de bois d’arbres -antiques, énormes, droits comme des colonnes, et s’étendant sur une -demi-lieue de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de -limite à cette immense voûte de feuillage. Le long de l’eau, de grands -arbustes avaient poussé, chauffés par le soleil; mais sous la futaie, -on ne trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et -molle, qui répandait dans l’air stagnant une odeur légère de moisi et -de branches mortes.</p> - -<p>Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d’un galon rouge et -s’essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien -qu’il ne fût pas encore huit heures du matin.</p> - -<p>Il venait de se recouvrir et de reprendre son pas accéléré quand il -aperçut, au pied d’un arbre, un couteau, un petit couteau d’enfant. -Comme il le ramassait, il découvrit encore un dé à coudre, puis un étui -à aiguilles deux pas plus loin.</p> - -<p>Ayant pris ces objets, il pensa: «Je vas les confier à M. le maire»; et -il se remit en route, mais il ouvrait l’œil à présent, s’attendant -toujours à trouver autre chose.</p> - -<p>Soudain, il s’arrêta net, comme s’il se fût <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> heurté contre une -barre de bois; car, à dix pas devant lui, gisait, étendu sur le dos, un -corps d’enfant, tout nu, sur la mousse. C’était une petite fille d’une -douzaine d’années. Elle avait les bras ouverts, les jambes écartées, la -face couverte d’un mouchoir. Un peu de sang maculait ses cuisses.</p> - -<p>Médéric se mit à avancer sur la pointe des pieds, comme s’il eût craint -de faire du bruit, redouté quelque danger; et il écarquillait les yeux.</p> - -<p>Qu’était-ce que cela? Elle dormait, sans doute? Puis il réfléchit qu’on -ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous des -arbres frais. Alors elle était morte; et il se trouvait en présence -d’un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les reins, -bien qu’il fût un ancien soldat. Et puis c’était chose si rare dans le -pays, un meurtre, et le meurtre d’une enfant encore, qu’il n’en pouvait -croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que ce sang -figé sur sa jambe. Comment donc l’avait-on tuée?</p> - -<p>Il s’était arrêté tout près d’elle; et il la regardait, appuyé sur son -bâton. Certes, il la connaissait, puisqu’il connaissait tous les <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> -habitants de la contrée; mais ne pouvant voir son visage, il ne pouvait -deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui couvrait la -face; puis s’arrêta, la main tendue, retenu par une réflexion.</p> - -<p>Avait-il le droit de déranger quelque chose à l’état du cadavre avant -les constatations de la justice? Il se figurait la justice comme -une espèce de général à qui rien n’échappe et qui attache autant -d’importance à un bouton perdu qu’à un coup de couteau dans le ventre. -Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale; c’était -une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée -par une main maladroite.</p> - -<p>Alors, il se releva pour courir chez M. le maire; mais une autre -pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par -hasard, il ne pouvait pas l’abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout -doucement, assez loin d’elle par prudence, et tendit la main vers son -pied. Il était froid, glacé de ce froid terrible qui rend effrayante la -chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce toucher, -sentit son cœur retourné, comme il le dit plus tard, et la salive -séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il <span class="pagenum" id="Page_8">8</span> se mit à courir -sous la futaie vers la maison de M. Renardet.</p> - -<p>Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings -fermés, la tête en avant; et son sac de cuir, plein de lettres et de -journaux, lui battait les reins en cadence.</p> - -<p>La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de -parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que -formait en cet endroit la Brindille.</p> - -<p>C’était une grande maison carrée, en pierre grise, très ancienne, qui -avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme, haute -de vingt mètres, bâtie dans l’eau.</p> - -<p>Du haut de cette citadelle, on surveillait jadis tout le pays. On -l’appelait la tour du Renard, sans qu’on sût au juste pourquoi; et -de cette appellation sans doute était venu le nom de Renardet que -portaient les propriétaires de ce fief resté dans la même famille -depuis plus de deux cents ans, disait-on. Car les Renardet faisaient -partie de cette bourgeoisie presque noble qu’on rencontrait souvent -dans les provinces avant la Révolution.</p> - -<p>Le facteur entra d’un élan dans la cuisine <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> où déjeunaient les -domestiques, et cria: «Monsieur le maire est-il levé? Faut que je li -parle sur l’heure.» On savait Médéric un homme de poids et d’autorité, -et on comprit aussitôt qu’une chose grave s’était passée.</p> - -<p>M. Renardet, prévenu, ordonna qu’on l’amenât. Le piéton, pâle et -essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue -table couverte de papiers épars.</p> - -<p>C’était un gros et grand homme, lourd et rouge, fort comme un bœuf, -et très aimé dans le pays, bien que violent à l’excès. Âgé à peu près -de quarante ans et veuf depuis six mois, il vivait sur ses terres en -gentilhomme des champs. Son tempérament fougueux lui avait souvent -attiré des affaires pénibles dont le tiraient toujours les magistrats -de Roüy-le-Tors, en amis indulgents et discrets. N’avait-il pas, un -jour, jeté du haut de son siège le conducteur de la diligence parce -qu’il avait failli écraser son chien d’arrêt Micmac? N’avait-il pas -enfoncé les côtes d’un garde-chasse qui verbalisait contre lui, parce -qu’il traversait, fusil au bras, une terre appartenant au voisin? -N’avait-il pas même pris au collet le sous-préfet qui s’arrêtait dans -le village <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> au cours d’une tournée administrative qualifiée par -M. Renardet de tournée électorale; car il faisait de l’opposition au -gouvernement par tradition de famille.</p> - -<p>Le maire demanda: «Qu’y a-t-il donc, Médéric?</p> - -<p>—J’ai trouvé une p’tite fille morte sous vot’ futaie.»</p> - -<p>Renardet se dressa, le visage couleur de brique:</p> - -<p>—Vous dites... Une petite fille?</p> - -<p>—Oui m’sieu, une p’tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang, -morte, bien morte.</p> - -<p>Le maire jura: «Nom de Dieu; je parie que c’est la petite Roque. On -vient de me prévenir qu’elle n’était pas rentrée hier soir chez sa -mère. A quel endroit l’avez-vous découverte?»</p> - -<p>Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d’y conduire le -maire.</p> - -<p>Mais Renardet devint brusque: «Non. Je n’ai pas besoin de vous. -Envoyez-moi tout de suite le garde champêtre, le secrétaire de la -mairie et le médecin, et continuez votre tournée. Vite, vite, allez, et -dites-leur de me rejoindre sous la futaie.»</p> - -<p>Le piéton, homme de consigne, obéit et <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> se retira, furieux et -désolé de ne pas assister aux constatations.</p> - -<p>Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou, de -feutre gris, à bords très larges, et s’arrêta quelques secondes sur le -seuil de sa demeure. Devant lui s’étendait un vaste gazon où éclataient -trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles -de fleurs épanouies, l’une en face de la maison et les autres sur les -côtés. Plus loin, se dressaient jusqu’au ciel les premiers arbres de la -futaie, tandis qu’à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang, -on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé -par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains, -trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un -plumeau frémissant de branches minces.</p> - -<p>A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui -dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé -d’éleveurs de bœufs.</p> - -<p>Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant -à gauche, gagna le bord de l’eau qu’il suivit à pas lents, les mains -derrière le dos. Il allait, le front penché; <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> et de temps en temps -il regardait autour de lui s’il n’apercevait point les personnes qu’il -avait envoyé quérir.</p> - -<p>Lorsqu’il fut arrivé sous les arbres, il s’arrêta, se découvrit et -s’essuya le front comme avait fait Médéric; car l’ardent soleil de -juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit -en route, s’arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant, -il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds -et l’étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d’eau lui -coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur -son cou puissant et rouge, et entraient, l’une après l’autre, sous le -col blanc de sa chemise.</p> - -<p>Comme personne n’apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis -il appela: «Ohé! ohé!»</p> - -<p>Une voix répondit à droite: «Ohé! ohé!»</p> - -<p>Et le médecin apparut sous les arbres. C’était un petit homme maigre, -ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux -environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s’aidait d’une -canne pour marcher.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_13">13</span></p> - -<p>Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui, -prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures -effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à -tour pour se hâter, et agitant si fort leurs bras qu’ils semblaient -accomplir avec eux plus de besogne qu’avec leurs jambes.</p> - -<p>Renardet dit au médecin: «Vous savez de quoi il s’agit?</p> - -<p>—Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric.</p> - -<p>—C’est bien. Allons.»</p> - -<p>Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs -pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit; leurs yeux cherchaient, -là-bas, devant eux.</p> - -<p>Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup: «Tenez, le voilà!»</p> - -<p>Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S’ils -n’avaient point su ce que c’était, ils ne l’auraient pas deviné. Cela -semblait luisant et si blanc qu’on l’eût pris pour un linge tombé; -car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair -pâle d’une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils -<ins class="correction" title="distinuagient">distinguaient</ins> <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers -l’eau et les deux bras écartés comme par un crucifiement.</p> - -<p>—J’ai rudement chaud, dit le maire.</p> - -<p>Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir -qu’il replaça encore sur son front.</p> - -<p>Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu’il fut -auprès du cadavre, il se pencha pour l’examiner, sans y toucher. Il -avait mis un pince-nez comme lorsqu’on regarde un objet curieux, et -tournait autour tout doucement.</p> - -<p>Il dit sans se redresser: «Viol et assassinat que nous allons constater -tout à l’heure. Cette fillette est d’ailleurs presque une femme, voyez -sa gorge.»</p> - -<p>Les deux seins, assez forts déjà, s’affaissaient sur la poitrine, -amollis par la mort.</p> - -<p>Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle -apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il -reprit: «Parbleu, on l’a étranglée une fois l’affaire faite.»</p> - -<p>Il palpait le cou: «Etranglée avec les mains sans laisser d’ailleurs -aucune trace particulière, ni marque d’ongle ni empreinte <span class="pagenum" id="Page_15">15</span> de -doigt. Très bien. C’est la petite Roque, en effet.»</p> - -<p>Il replaça délicatement le mouchoir: «Je n’ai rien à faire; elle est -morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.»</p> - -<p>Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d’un œil -fixe le petit corps étalé sur l’herbe. Il murmura: «Quel misérable! Il -faudrait retrouver les vêtements.»</p> - -<p>Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit: «Elle venait -sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l’eau.»</p> - -<p>Le maire ordonna: «Toi, Principe (c’était le secrétaire de la mairie), -tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime -(c’était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me -ramener le juge d’instruction avec la gendarmerie. Il faut qu’ils -soient ici dans une heure. Tu entends.»</p> - -<p>Les deux hommes s’éloignèrent vivement et Renardet dit au docteur: -«Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci?</p> - -<p>Le médecin murmura: «Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le -monde en particulier et personne en général. N’importe, ça doit être -quelque rôdeur, quelque <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> ouvrier sans travail. Depuis que nous -sommes en République, on ne rencontre que ça sur les routes.»</p> - -<p>Tous deux étaient bonapartistes.</p> - -<p>Le maire reprit: «Oui, ça ne peut être qu’un étranger, un passant, un -vagabond sans feu ni lieu...»</p> - -<p>Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: «Et sans femme. -N’ayant ni bon souper ni bon gîte, il s’est procuré le reste. On ne -sait pas ce qu’il y a d’hommes sur la terre capables d’un forfait à un -moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu?»</p> - -<p>Et du bout de sa canne, il touchait l’un après l’autre les doigts -roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d’un piano.</p> - -<p>—Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir, -l’enfant n’étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l’avons -appelée jusqu’à minuit sur les routes; mais nous n’avons point pensé -à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches -vraiment utiles.</p> - -<p>—Voulez-vous un cigare? dit le médecin.</p> - -<p>—Merci, je n’ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir -ça.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_17">17</span></p> - -<p>Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps -d’adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à -ventre bleu, qui se promenait le long d’une cuisse, s’arrêta sur les -taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de -sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour -explorer l’autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les -deux hommes regardaient ce point noir errant.</p> - -<p>Le médecin dit: «Comme c’est joli, une mouche sur la peau. Les dames -du dernier siècle avaient bien raison de s’en coller sur la figure. -Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là?»</p> - -<p>Le maire semblait ne point l’entendre, perdu dans ses réflexions.</p> - -<p>Mais, tout d’un coup, il se retourna, car un bruit l’avait surpris; -une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres. -C’était la mère, la Roque. Dès qu’elle aperçut Renardet, elle se mit à -hurler: «Ma p’tite, ous qu’est ma p’tite?» tellement affolée qu’elle -ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s’arrêta net, -joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur <span class="pagenum" id="Page_18">18</span> -aiguë et déchirante, une clameur de bête mutilée.</p> - -<p>Puis elle s’élança vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme -si elle l’eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle -vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d’une -secousse, puis s’abattit le visage contre terre, en jetant dans -l’épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.</p> - -<p>Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de -convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets -secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement; et elle -creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s’y -cacher.</p> - -<p>Le médecin, ému, murmura: «Pauvre vieille!» Renardet eut dans le ventre -un bruit singulier; puis il poussa une sorte d’éternuement bruyant qui -lui sortit en même temps par le nez et par la bouche; et, tirant son -mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant -et se mouchant avec bruit. Il balbutiait: «Cré... cré... cré... cré -nom de Dieu de cochon qui a fait ça... Je... je... voudrais le voir -guillotiner...»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_19">19</span></p> - -<p>Mais Principe reparut, l’air désolé et les mains vides. Il murmura: «Je -ne trouve rien, m’sieu le maire, rien de rien nulle part.»</p> - -<p>L’autre, effaré, répondit d’une voix grasse, noyée dans les larmes: -«Qu’est-ce que tu ne trouves pas?</p> - -<p>—Les hardes de la petite.</p> - -<p>—Eh bien... eh bien... cherche encore... et... et... trouve-les... -ou... tu auras affaire à moi.</p> - -<p>L’homme, sachant qu’on ne résistait pas au maire, repartit d’un pas -découragé en jetant sur le cadavre un coup d’œil oblique et craintif.</p> - -<p>Des voix lointaines s’élevaient sous les arbres, une rumeur confuse, -le bruit d’une foule qui approchait; car Médéric, dans sa tournée, -avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits -d’abord, avaient causé de ça dans la rue, d’un seuil à l’autre; puis -ils s’étaient réunis; ils avaient jasé, discuté, commenté l’événement -pendant quelques minutes; et maintenant ils s’en venaient pour voir.</p> - -<p>Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par -crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps, ils -s’arrêtèrent, <span class="pagenum" id="Page_20">20</span> n’osant plus avancer et parlant bas. Puis ils -s’enhardirent, firent quelques pas, s’arrêtèrent encore, avancèrent -de nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère, -du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se -resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt -ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le -palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de -sa torpeur, devint furieux, et saisissant la canne du docteur Labarbe, -il se jeta sur ses administrés en balbutiant: «Foutez-moi le camp... -foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi le camp...» En une -seconde le cordon de curieux s’élargit de deux cents mètres.</p> - -<p>La Roque s’était relevée, retournée, assise, et elle pleurait -maintenant dans ses mains jointes sur sa face.</p> - -<p>Dans la foule, on discutait la chose; et des yeux avides de garçons -fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s’en aperçut, et, -enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui -disparut tout entière sous le vaste vêtement.</p> - -<p>Les curieux se rapprochaient doucement; <span class="pagenum" id="Page_21">21</span> la futaie s’emplissait de -monde; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu des -grands arbres.</p> - -<p>Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main, -dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité -du peuple et répétait: «Si un de vous approche, je lui casse la tête -comme à un chien.»</p> - -<p>Les paysans avaient grand’peur de lui; ils se tinrent au large. Le -docteur Labarbe, qui fumait, s’assit à côté de la Roque, et il lui -parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses -mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants, -vidant sa douleur dans l’abondance de sa parole. Elle raconta toute sa -vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de bœufs, tué d’un -coup de corne, l’enfance de sa fille, son existence misérable de veuve -sans ressources avec la petite. Elle n’avait que ça, sa petite Louise; -et on l’avait tuée; on l’avait tuée dans ce bois. Tout d’un coup, elle -voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu’au cadavre, elle -souleva par un coin le vêtement qui le couvrait; puis elle le laissa -retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> regardant -avidement tous les gestes de la mère.</p> - -<p>Mais, soudain, un grand remous eut lieu; on cria: «Les gendarmes, les -gendarmes!»</p> - -<p>Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot, -escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux, qui -dansait comme un singe sur une haute jument blanche.</p> - -<p>Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge -d’instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa -promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la -grande joie des officiers.</p> - -<p>Il mit pied à terre avec le capitaine, et serra les mains du maire et -du docteur, en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que -gonflait le corps couché dessous.</p> - -<p>Quand il fut bien au courant des faits, il fit d’abord écarter le -public que les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut -bientôt dans la prairie, et forma haie, une grande haie de têtes -excitées et remuantes tout le long de la Brindille, de l’autre côté du -ruisseau.</p> - -<p>Le médecin, à son tour, donna des explications <span class="pagenum" id="Page_23">23</span> que Renardet -écrivait au crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent -faites, enregistrées et commentées sans amener aucune découverte. -Maxime aussi était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements.</p> - -<p>Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant -l’expliquer que par un vol; et, comme ces guenilles ne valaient pas -vingt sous, ce vol même était inadmissible.</p> - -<p>Le juge d’instruction, le maire, le capitaine et le docteur s’étaient -mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches -le long de l’eau.</p> - -<p>Renardet disait au juge: «Comment se fait-il que ce misérable ait caché -ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en -pleine vue?»</p> - -<p>L’autre, sournois et perspicace, répondit: «Hé! hé! Une ruse peut-être? -Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans -tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.»</p> - -<p>Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C’étaient le -substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur -tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span></p> - -<p>Renardet dit tout à coup: «Savez-vous que je vous garde à déjeuner?»</p> - -<p>Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d’instruction, -trouvant qu’on s’était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite -Roque, se tourna vers le maire:</p> - -<p>—Je peux faire porter chez vous le corps, n’est-ce pas? Vous avez bien -une chambre pour me le garder jusqu’à ce soir.</p> - -<p>L’autre se troubla, balbutiant: «Oui, non... non... A vrai dire, -j’aime mieux qu’il n’entre pas chez moi... à cause... à cause de mes -domestiques... qui... qui parlent déjà de revenants dans... dans ma -tour, dans la tour du Renard... Vous savez... Je ne pourrais plus en -garder un seul... Non... J’aime mieux ne pas l’avoir chez moi.</p> - -<p>Le magistrat se mit à sourire: «Bon... Je vais le faire emporter -tout de suite à Roüy, pour l’examen légal.» Et se tournant vers le -substitut: «Je peux me servir de votre voiture, n’est-ce pas?</p> - -<p>—Oui, parfaitement.»</p> - -<p>Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque maintenant, assise à -côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle, -d’un œil vague et hébété.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_25">25</span></p> - -<p>Les deux médecins essayèrent de l’emmener pour qu’elle ne vît pas -enlever la petite; mais elle comprit tout de suite ce qu’on allait -faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras. -Couchée dessus elle criait: «Vous ne l’aurez pas, c’est à moi, c’est à -moi à c’t’ heure. On me l’a tuée; j’ veux la garder, vous l’aurez pas!»</p> - -<p>Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d’elle. -Renardet se mit à genoux pour lui parler: «Écoutez, la Roque, il le -faut, pour savoir celui qui l’a tuée; sans ça on ne saurait pas; il -faut bien qu’on le cherche pour le punir. On vous la rendra quand on -l’aura trouvé, je vous le promets.»</p> - -<p>Cette raison ébranla la femme et une haine s’éveillant dans son regard -affolé: «Alors on le prendra? dit-elle.</p> - -<p>—Oui, je vous le promets.»</p> - -<p>Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens; mais le capitaine -ayant murmuré: «C’est surprenant qu’on ne retrouve pas ses vêtements», -une idée nouvelle, qu’elle n’avait pas encore eue, entra brusquement -dans sa tête de paysanne et elle demanda:</p> - -<p>—Ous qu’é sont ses hardes; c’est à mé. Je les veux. Ous qu’on les a -mises? <span class="pagenum" id="Page_26">26</span></p> - -<p>On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables; alors elle les -réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant: «C’est -à mé, je les veux; ous qu’é sont, je les veux?»</p> - -<p>Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s’obstinait. Elle -ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les vêtements -de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de misérable -pour qui une pièce d’argent représente une fortune, que par tendresse -maternelle.</p> - -<p>Et quand le petit corps, roulé en des couvertures qu’on était allé -chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la vieille, debout -sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine, criait: «J’ai -pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement son p’tit -bonnet, son p’tit bonnet; j’ai pu rien, pu rien, pas seulement son -p’tit bonnet.»</p> - -<p>Le curé venait d’arriver, un tout jeune prêtre déjà gras. Il se -chargea d’emmener la Roque, et ils s’en allèrent ensemble vers le -village. La douleur de la mère s’atténuait sous la parole sucrée de -l’ecclésiastique, qui lui promettait mille compensations. Mais elle -répétait sans cesse: «Si j’avais seulement <span class="pagenum" id="Page_27">27</span> son p’tit bonnet...», -s’obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres.</p> - -<p>Renardet cria de loin: «Vous déjeunez avec nous, monsieur l’abbé. Dans -une heure.»</p> - -<p>Le prêtre tourna la tête et répondit: Volontiers, monsieur le maire. Je -serai chez vous à midi.»</p> - -<p>Et tout le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers -les branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la -Brindille.</p> - -<p>Le repas dura longtemps; on parlait du crime. Tout le monde se trouva -du même avis; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant là par -hasard, pendant que la petite prenait un bain.</p> - -<p>Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu’ils -reviendraient le lendemain de bonne heure; le médecin et le curé -rentrèrent chez eux, tandis que Renardet, après une longue promenade -par les prairies, s’en revint sous la futaie où il se promena jusqu’à -la nuit, à pas lents, les mains derrière le dos.</p> - -<p>Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain -quand le juge <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> d’instruction pénétra dans sa chambre. Il se -frottait les mains; il avait l’air content; il dit:</p> - -<p>—Ah! ah! vous dormez encore! Eh bien, mon cher, nous avons du nouveau -ce matin.</p> - -<p>Le maire s’était assis sur son lit.</p> - -<p>—Quoi donc?</p> - -<p>—Oh! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la mère -réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet surtout. Eh -bien, en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le seuil, les -deux petits sabots de l’enfant. Cela prouve que le crime a été commis -par quelqu’un du pays, par quelqu’un qui a eu pitié d’elle. Voilà en -outre le facteur Médéric qui m’apporte le dé, le couteau et l’étui à -aiguilles de la morte. Donc l’homme, en emportant les vêtements pour -les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la poche. Pour -moi, j’attache surtout de l’importance au fait des sabots, qui indique -une certaine culture morale et une faculté d’attendrissement chez -l’assassin. Nous allons donc, si vous le voulez bien, passer en revue -ensemble les principaux habitants de votre pays.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_29">29</span></p> - -<p>Le maire s’était levé. Il sonna afin qu’on lui apportât de l’eau chaude -pour sa barbe. Il disait: «Volontiers; mais ce sera assez long, et nous -pouvons commencer tout de suite.»</p> - -<p>M. Putoin s’était assis à cheval sur une chaise, continuant ainsi, même -dans les appartements, sa manie d’équitation.</p> - -<p>Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en se -regardant dans la glace; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et il -reprit: «Le principal habitant de Carvelin s’appelle Joseph Renardet, -maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les -cochers...»</p> - -<p>Le juge d’instruction se mit à rire: «Cela suffit; passons au suivant...</p> - -<p>—Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de -bœufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois, -très retors en toute question d’argent, mais incapable, à mon avis, -d’avoir commis un tel forfait.»</p> - -<p>M. Putoin dit: «Passons.»</p> - -<p>Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua l’inspection -morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux heures <span class="pagenum" id="Page_30">30</span> de -discussion, leurs soupçons s’étaient arrêtés sur trois individus -assez suspects: un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de truites et -d’écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de bœufs nommé Clovis.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>Les recherches durèrent tout l’été; on ne découvrit pas le criminel. -Ceux qu’on soupçonna et qu’on arrêta prouvèrent facilement leur -innocence, et le parquet dut renoncer à la poursuite du coupable.</p> - -<p>Mais cet assassinat semblait avoir ému le pays entier d’une façon -singulière. Il était resté aux âmes des habitants une inquiétude, une -vague peur, une sensation d’effroi mystérieux, venue non seulement -de l’impossibilité de découvrir aucune trace, mais aussi et surtout -de cette étrange trouvaille des sabots devant la porte de la Roque, -le lendemain. La certitude que le meurtrier avait assisté aux -constatations, qu’il vivait encore dans le village, sans doute, hantait -les esprits, les <span class="pagenum" id="Page_32">32</span> obsédait, paraissait planer sur le pays comme une -incessante menace.</p> - -<p>La futaie, d’ailleurs, était devenue un endroit redouté, évité, qu’on -croyait hanté. Autrefois, les habitants venaient s’y promener chaque -dimanche dans l’après-midi. Ils s’asseyaient sur la mousse au pied -des grands arbres énormes, ou bien s’en allaient le long de l’eau en -guettant les truites qui filaient sous les herbes. Les garçons jouaient -aux boules, aux quilles, au bouchon, à la balle, en certaines places où -ils avaient découvert, aplani et battu le sol; et les filles, par rangs -de quatre ou cinq, se promenaient en se tenant par le bras, piaillant -de leurs voix criardes des romances qui grattaient l’oreille, dont les -notes fausses troublaient l’air tranquille et agaçaient les nerfs des -dents ainsi que des gouttes de vinaigre. Maintenant personne n’allait -plus sous la voûte épaisse et haute, comme si on se fût attendu à y -trouver toujours quelque cadavre couché.</p> - -<p>L’automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et nuit, -descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands -arbres; et on commençait à voir le ciel à travers les branches. -Quelquefois, <span class="pagenum" id="Page_33">33</span> quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie -lente et continue s’épaississait brusquement, devenait une averse -vaguement bruissante qui couvrait la mousse d’un épais tapis jaune, -criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le -murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait -une plainte, et ces feuilles tombant toujours semblaient des larmes, -de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient -jour et nuit sur la fin de l’année, sur la fin des aurores tièdes et -des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs -soleils, et aussi peut-être sur le crime qu’ils avaient vu commettre -sous leur ombre, sur l’enfant violée et tuée à leur pied. Ils -pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné -et redouté, où devait errer, seule, l’âme, la petite âme de la petite -morte.</p> - -<p>La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune et -colère entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres et -nus.</p> - -<p>Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la futaie. -Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison, descendait -<span class="pagenum" id="Page_34">34</span> à pas lents son perron, et s’en allait sous les arbres d’un air -songeur, les mains dans ses poches. Il marchait longtemps sur la mousse -humide et molle, tandis qu’une légion de corbeaux, accourus de tous les -voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à travers -l’espace, à la façon d’un immense voile de deuil flottant au vent, en -poussant des clameurs violentes et sinistres.</p> - -<p>Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches -emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules -d’automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement -et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de -leur vol.</p> - -<p>Ils s’abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à -peu leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes -noires au noir de l’espace.</p> - -<p>Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les -ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait, -tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire, -en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la -flamme.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_35">35</span></p> - -<p>Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait -abattre sa futaie.</p> - -<p>Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le -plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître.</p> - -<p>D’abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc.</p> - -<p>Liés à lui par un collier de corde, ils l’enlacent d’abord de leurs -bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d’un coup de -pointe d’acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois, -y reste enfoncée, et l’homme s’élève dessus comme sur une marche -pour frapper de l’autre pied avec l’autre pointe sur laquelle il se -soutiendra de nouveau en recommençant avec la première.</p> - -<p>Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui -l’attache à l’arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d’acier. -Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un -géant, il monte lourdement le long de l’immense colonne, l’embrassant -et l’éperonnant pour aller le décapiter.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_36">36</span></p> - -<p>Dès qu’il arrive aux premières branches, il s’arrête, détache de -son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec -méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la -branche craque, fléchit, s’incline, s’arrache et s’abat en frôlant dans -sa chute les arbres voisins. Puis elle s’écrase sur le sol avec un -grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent -longtemps.</p> - -<p>Le sol se couvrait de débris que d’autres hommes taillaient à leur -tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres -restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux -gigantesques amputés et rasés par l’acier tranchant des serpes.</p> - -<p>Et, quand l’ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet -du fût droit et mince le collier de corde qu’il y avait porté, il -redescendait ensuite à coups d’éperon le long du tronc découronné que -les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups -qui retentissaient dans tout le reste de la futaie.</p> - -<p>Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes -tiraient, en <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au -sommet, et l’immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le -bruit sourd et la secousse d’un coup de canon lointain.</p> - -<p>Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une -armée perd ses soldats.</p> - -<p>Renardet ne s’en allait plus; il restait là du matin au soir, -contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa -futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus ainsi que -sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte -d’impatience secrète et calme, comme s’il eût attendu, espéré quelque -chose à la fin de ce massacre.</p> - -<p>Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée. -On y parvint enfin, un soir, à l’heure du crépuscule.</p> - -<p>Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent -arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d’un hêtre -énorme, mais le maître s’y opposa, et exigea qu’à l’heure même on -ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime.</p> - -<p>Quand l’ébrancheur l’eut mis à nu, eut <span class="pagenum" id="Page_38">38</span> terminé sa toilette de -condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes -commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.</p> - -<p>L’arbre résista; son tronc puissant, bien qu’entaillé jusqu’au milieu, -était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte -de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu’à terre, et -ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur -effort.</p> - -<p>Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing, -pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile, -la main sur l’écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et -nerveuse.</p> - -<p>Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand -il tombera, ça pourrait vous blesser.»</p> - -<p>Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir -lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.</p> - -<p>Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un -déchirement qui sembla courir jusqu’au sommet comme une secousse -douloureuse; et elle s’inclina un <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> peu, prête à tomber, mais -résistant encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent -un effort plus grand; et comme l’arbre, brisé, croulait, soudain -Renardet fit un pas en avant, puis s’arrêta, les épaules soulevées pour -recevoir le choc irrésistible, le choc mortel qui l’écraserait sur le -sol.</p> - -<p>Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le -jetant sur la face à cinq mètres de là.</p> - -<p>Les ouvriers s’élancèrent pour le relever; il s’était déjà soulevé -lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main -sur son front, comme s’il se réveillait d’un accès de folie.</p> - -<p>Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes surpris, -l’interrogèrent, ne comprenant point ce qu’il avait fait. Il répondit, -en balbutiant, qu’il avait eu un moment d’égarement, ou, plutôt, une -seconde de retour à l’enfance, qu’il s’était imaginé avoir le temps de -passer sous l’arbre, comme les gamins passent en courant devant les -voitures au trot, qu’il avait joué au danger, que, depuis huit jours, -il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois -qu’un arbre craquait pour tomber, si on pourrait <span class="pagenum" id="Page_40">40</span> passer dessous -sans être touché. C’était une bêtise, il l’avouait; mais tout le monde -a de ces minutes d’insanité et de ces tentations d’une stupidité -puérile.</p> - -<p>Il s’expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il -s’en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.»</p> - -<p>Dès qu’il fut rentré dans sa chambre, il s’assit devant sa table, que -sa lampe, coiffée d’un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son -front entre ses mains, il se mit à pleurer.</p> - -<p>Il pleura longtemps, puis s’essuya les yeux, releva la tête et regarda -sa pendule. Il n’était pas encore six heures. Il pensa: «J’ai le -temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint -alors s’asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu, -prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté. -L’acier de l’arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.</p> - -<p>Renardet le contempla quelque temps avec l’œil trouble d’un homme -ivre; puis il se leva et se mit à marcher.</p> - -<p>Il allait d’un bout à l’autre de l’appartement, et de temps en temps -s’arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de <span class="pagenum" id="Page_41">41</span> -son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et -se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il -se remit à marcher. Chaque fois qu’il passait devant sa table, l’arme -brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la -pendule et pensait: «J’ai encore le temps.»</p> - -<p>La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la -bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon -dedans comme s’il eût voulu l’avaler. Il resta ainsi quelques secondes, -immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un -frisson d’horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.</p> - -<p>Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n’ose -pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me -tuer!»</p> - -<p>On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le -dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C’est bien. Je descends.»</p> - -<p>Alors il ramassa l’arme, l’enferma de nouveau dans le tiroir, puis se -regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> ne -lui semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu -plus rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.</p> - -<p>Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne -veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs -pipes dans la salle pendant qu’on desservait. Puis il remonta dans sa -chambre.</p> - -<p>Dès qu’il s’y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses -armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma -ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur -lui-même, parcourut de l’œil tout l’appartement avec une angoisse -d’épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu’il allait -la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu’il -avait violée, puis étranglée.</p> - -<p>Toutes les nuits, l’odieuse vision recommençait. C’était d’abord dans -ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d’une machine à -battre ou le passage lointain d’un train sur un pont. Il commençait -alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col de -chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang, il -essayait de lire, il <span class="pagenum" id="Page_43">43</span> essayait de chanter; c’était en vain; sa -pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait -recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions -les plus violentes de la première minute à la dernière.</p> - -<p>Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l’horrible jour, -un peu d’étourdissement et de migraine qu’il attribuait à la chaleur, -de sorte qu’il était resté dans sa chambre jusqu’à l’appel du déjeuner. -Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la -fin de l’après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante sous les -arbres de sa futaie.</p> - -<p>Mais, dès qu’il fut dehors, l’air lourd et brûlant de la plaine -l’oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur -la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente. -Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les -oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna -les grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille -évaporait un peu de fraîcheur sous l’immense toiture de branches. Mais -il se sentait mal à l’aise. Il lui semblait qu’une main inconnue, -<span class="pagenum" id="Page_44">44</span> invisible, lui serrait le cou; et il ne songeait presque à rien, -ayant d’ordinaire peu d’idées dans la tête. Seule, une pensée vague le -hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait de -vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué depuis -dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence de tous -les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un besoin -impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser régulier. -Depuis la mort de M<sup>me</sup> Renardet, il souffrait sans cesse sans bien -comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler ses -jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s’affaiblir -entre ses bras surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il -cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il -pourrait épouser lorsque son deuil serait fini.</p> - -<p>Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant d’Hercule, -et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses -veilles. Il les chassait; elles revenaient; et il murmurait par moments -en souriant de lui-même: «Me voici comme saint Antoine.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_45">45</span></p> - -<p>Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir lui -vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir et -apaiser l’ardeur de son sang.</p> - -<p>Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les gens -du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla.</p> - -<p>Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se reposait, -sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en approchant, crut -entendre un léger bruit, un faible clapotement qui n’était point -celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les feuilles -et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers l’onde -transparente, battait l’eau des deux mains, en dansant un peu dedans, -et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n’était plus une -enfant, ce n’était pas encore une femme; elle était grasse et formée, -tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque mûre. -Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d’angoisse, le souffle coupé -par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le cœur -battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme -si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et -trop jeune, <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du -ruisselet, comme l’autre, la grande, dans les vagues de la mer.</p> - -<p>Soudain l’enfant sortit du bain, et sans le voir, s’en vint vers lui -pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu’elle approchait à -petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il se sentait -poussé vers elle par une force irrésistible, par un emportement bestial -qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et le faisait trembler -des pieds à la tête.</p> - -<p>Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le cachait. -Alors perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua sur elle et -la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour résister, trop -épouvantée pour appeler, et il la posséda sans comprendre ce qu’il -faisait.</p> - -<p>Il se réveilla de son crime, comme on se réveille d’un cauchemar. -L’enfant commençait à pleurer.</p> - -<p>Il dit: «Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l’argent.»</p> - -<p>Mais elle n’écoutait pas; elle sanglotait.</p> - -<p>Il reprit: «Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_47">47</span></p> - -<p>Elle hurla en se tordant pour s’échapper.</p> - -<p>Il comprit brusquement qu’il était perdu; et il la saisit par le cou -pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles. -Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d’un être -qui veut fuir la mort, il ferma sa main de colosse sur la petite gorge -gonflée de cris, et il l’eut étranglée en quelques instants, tant il -serrait furieusement, sans qu’il songeât à la tuer, mais simplement -pour la faire taire.</p> - -<p>Puis il se dressa, éperdu d’horreur.</p> - -<p>Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se -sauver, quand surgit, dans son âme bouleversée, l’instinct mystérieux -et confus qui guide tous les êtres en danger.</p> - -<p>Il faillit jeter le corps à l’eau; mais une autre impulsion le poussa -vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il avait de -la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou profond -du ruisseau, sous un tronc d’arbre dont le pied baignait dans la -Brindille.</p> - -<p>Puis il s’en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense -détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de -l’autre côté du pays, et il rentra <span class="pagenum" id="Page_48">48</span> pour dîner à l’heure ordinaire -en racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade.</p> - -<p>Il dormit pourtant cette nuit-là; il dormit d’un épais sommeil de -brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il -n’ouvrit les yeux qu’aux premières lueurs du jour, et il attendit, -torturé par la peur du forfait découvert, l’heure ordinaire de son -réveil.</p> - -<p>Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit à la façon -des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les choses -et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage d’ivresse, -dans ce doute d’<ins class="correction" title="irréalié">irréalité</ins> qui trouble l’esprit aux heures des grandes -catastrophes.</p> - -<p>Seul le cri déchirant de la Roque lui traversa le cœur. A ce moment -il faillit se jeter aux genoux de la vieille femme en criant: «C’est -moi.» Mais il se contint. Il alla pourtant, durant la nuit, repêcher -les sabots de la morte, pour les porter sur le seuil de sa mère.</p> - -<p>Tant que dura l’enquête, tant qu’il dut guider et égarer la justice, -il fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait <span class="pagenum" id="Page_49">49</span> -paisiblement avec les magistrats toutes les suppositions qui leur -passaient par l’esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs -raisonnements. Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à -troubler leurs perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter -ceux qu’ils suspectaient.</p> - -<p>Mais, à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il devint -peu à peu nerveux, plus excitable encore qu’autrefois, bien qu’il -maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de peur; -il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des pieds -à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un besoin -impérieux de mouvement l’envahit, le força à des courses prodigieuses, -le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa chambre.</p> - -<p>Ce n’était point qu’il fût harcelé par des remords. Sa nature brutale -ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte morale. Homme -d’énergie et même de violence, né pour faire la guerre, ravager les -pays conquis et massacrer les vaincus, plein d’instincts sauvages -de chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie humaine. -Bien qu’il respectât l’Eglise, par politique, il <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> ne croyait ni à -Dieu, ni au diable, n’attendant par conséquent, dans une autre vie, -ni châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour -toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des -encyclopédistes du siècle dernier; et il considérait la Religion comme -une sanction morale de la Loi, l’une et l’autre ayant été inventées par -les hommes pour régler les rapports sociaux.</p> - -<p>Tuer quelqu’un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou par -accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé -une chose amusante et crâne, et n’eût pas laissé plus de traces en son -esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre; mais il avait ressenti -une émotion profonde du meurtre de cette enfant. Il l’avait commis -d’abord dans l’affolement d’une ivresse irrésistible, dans une espèce -de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au cœur, -gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts -d’assassin une sorte d’amour bestial, en même temps qu’une horreur -épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A -tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible; <span class="pagenum" id="Page_51">51</span> et bien -qu’il s’efforçât de chasser cette image, qu’il l’écartât avec terreur, -avec dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de -lui, attendant sans cesse le moment de réapparaître.</p> - -<p>Alors il eut peur des soirs, peur de l’ombre tombant autour de lui. Il -ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes; -mais il les redoutait d’instinct; il les sentait peuplées de terreurs. -Le jour clair ne se prête point aux épouvantes. On y voit les choses -et les êtres; aussi n’y rencontre-t-on que les choses et les êtres -naturels qui peuvent se montrer dans la clarté. Mais la nuit, la nuit -opaque, plus épaisse que des murailles, et vide, la nuit infinie, si -noire, si vaste, où l’on peut frôler d’épouvantables choses, la nuit où -l’on sent errer, rôder l’effroi mystérieux, lui paraissait cacher un -danger inconnu, proche et menaçant. Lequel?</p> - -<p>Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un -soir qu’il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre. -Il attendit, inquiet, le cœur battant; la draperie ne bougeait plus; -puis, soudain, elle s’agita de nouveau; du moins il pensa qu’elle -s’agitait. Il n’osait point se lever; il n’osait plus <span class="pagenum" id="Page_52">52</span> respirer; -et pourtant il était brave; il s’était battu souvent et il aurait aimé -découvrir chez lui des voleurs.</p> - -<p>Était-il vrai qu’il remuait, ce rideau? Il se le demandait, craignant -d’être trompé par ses yeux. C’était si peu de chose, d’ailleurs, un -léger frisson de l’étoffe, une sorte de tremblement des plis, à peine -une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet demeurait -les yeux fixes, le cou tendu; et brusquement il se leva, honteux de -sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et l’écarta -largement. Il ne vit rien d’abord que les vitres noires, noires comme -des plaques d’encre luisante. La nuit, la grande nuit impénétrable -s’étendait par derrière jusqu’à l’invisible horizon. Il restait debout -en face de cette ombre illimitée; et tout à coup il y aperçut une -lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il approcha -son visage du carreau, pensant qu’un pêcheur d’écrevisses braconnait -sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et cette lueur -rampait au bord de l’eau, sous la futaie. Comme il ne distinguait pas -encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains; et brusquement cette -lueur devint une clarté, et il aperçut <span class="pagenum" id="Page_53">53</span> la petite Roque nue et -sanglante sur la mousse.</p> - -<p>Il recula crispé d’horreur, heurta son siège et tomba sur le dos. Il y -resta quelques minutes l’âme en détresse, puis il s’assit et se mit à -réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout; une hallucination -venue de ce qu’un maraudeur de nuit marchait au bord de l’eau avec son -fanal. Quoi d’étonnant d’ailleurs à ce que le souvenir de son crime -jetât en lui, parfois, la vision de la morte.</p> - -<p>S’étant relevé, il but un verre d’eau, puis s’assit. Il songeait: -«Que vais-je faire, si cela recommence?» Et cela recommencerait, il -le sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard, -l’appelait, l’attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise; puis -il prit un livre et essaya de lire; mais il lui sembla entendre bientôt -s’agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement pivoter sur -un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore; certes, il avait remué, -cette fois; il n’en pouvait plus douter; il s’élança et le saisit -d’une main si brutale qu’il le jeta bas avec sa galerie; puis il colla -avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout était noir au -dehors; et il respira <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> avec la joie d’un homme dont on vient de -sauver la vie.</p> - -<p>Donc il retourna s’asseoir; mais presque aussitôt le désir le reprit de -regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau était tombé, -elle faisait une sorte de trou sombre attirant, redoutable, sur la -campagne obscure. Pour ne point céder à cette dangereuse tentation, il -se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et ferma les yeux.</p> - -<p>Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le sommeil. -Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les ouvrit, -croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur son -coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l’attirait toujours, -invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques -étoiles; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les -carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là-bas, -sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore, -éclairant l’ombre autour de lui!</p> - -<p>Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu’au -matin, la tête cachée sous l’oreiller.</p> - -<p>A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. <span class="pagenum" id="Page_55">55</span> Il passait -ses jours dans la terreur des nuits; et chaque nuit, la vision -recommençait. A peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter; -mais en vain. Une force irrésistible le soulevait et le poussait à -sa vitre, comme pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt, -couché d’abord au lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes -ouvertes, tel que le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait -et s’en venait, à petits pas, ainsi que l’enfant avait fait en sortant -de la rivière. Elle s’en venait, doucement, tout droit en passant -sur le gazon et sur la corbeille de fleurs desséchées; puis elle -s’élevait dans l’air, vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers -lui, comme elle était venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et -l’homme reculait devant l’apparition, il reculait jusqu’à son lit -et s’affaissait dessus, sachant bien que la petite était entrée et -qu’elle se tenait maintenant derrière le rideau qui remuerait tout -à l’heure. Et jusqu’au jour il le regardait, ce rideau, d’un œil -fixe, s’attendant sans cesse à voir sortir sa victime. Mais elle ne -se montrait plus; elle restait là, sous l’étoffe agitée parfois d’un -tremblement. Et Renardet, les doigts crispés sur ses draps, les serrait -ainsi qu’il avait serré la gorge <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> de la petite Roque. Il écoutait -sonner les heures; il entendait battre dans le silence le balancier de -sa pendule et les coups profonds de son cœur. Et il souffrait, le -misérable, plus qu’aucun homme n’avait jamais souffert.</p> - -<p>Puis, dès qu’une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant le -jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa chambre; -et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d’un sommeil -inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve l’épouvantable -vision de ses veilles.</p> - -<p>Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se sentait -courbaturé comme après de prodigieuses fatigues; et il mangeait à -peine, hanté toujours par la crainte de celle qu’il reverrait la nuit -suivante.</p> - -<p>Il savait bien pourtant que ce n’était pas une apparition, que les -morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par -une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause -de son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle, -appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait -empreinte l’image ineffaçable. Mais il savait aussi qu’il <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> ne -guérirait pas, qu’il n’échapperait jamais à la persécution sauvage de -sa mémoire; et il se résolut à mourir plutôt que de supporter plus -longtemps ces tortures.</p> - -<p>Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de -simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide. -Car il tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères; et si on -soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime -inexpliqué, à l’introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à -l’accuser du forfait.</p> - -<p>Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par l’arbre -au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida donc à -faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre refusa -de lui casser les reins.</p> - -<p>Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son -revolver, et puis il n’avait pas osé tirer.</p> - -<p>L’heure du dîner sonna, il avait mangé, puis était remonté. Et il -ne savait pas ce qu’il allait faire. Il se sentait lâche maintenant -qu’il avait échappé une première fois. Tout à l’heure il était prêt, -fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution; à présent, -<span class="pagenum" id="Page_58">58</span> il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la -morte.</p> - -<p>Il balbutiait: «Je n’oserai plus, je n’oserai plus»; et il regardait -avec terreur, tantôt l’arme sur sa table, tantôt le rideau qui cachait -sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose d’horrible aurait -lieu sitôt que sa vie cesserait! Quelque chose? Quoi? Leur rencontre -peut-être? Elle le guettait, elle l’attendait, l’appelait, et c’était -pour le prendre à son tour, pour l’attirer dans sa vengeance et le -décider à mourir qu’elle se montrait ainsi tous les soirs.</p> - -<p>Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant: «Je n’oserai plus, je -n’oserai plus.» Puis il tomba sur les genoux, et balbutia: «Mon Dieu, -mon Dieu.» Sans croire à Dieu, pourtant. Et il n’osait plus, en effet, -regarder sa fenêtre où il savait blottie l’apparition, ni sa table où -luisait son revolver.</p> - -<p>Quand il se fut relevé, il dit tout haut: «Ça ne peut pas durer, il -faut en finir.» Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit -passer un frisson de peur le long des membres; mais comme il ne se -décidait à prendre aucune résolution, comme il sentait bien que le -doigt de sa main refuserait toujours <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> de presser la gâchette de -l’arme, il retourna cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et -il réfléchit.</p> - -<p>Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir, -inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune -hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les -condamnés qu’on mène à l’échafaud au milieu des soldats. Oh! s’il -pouvait prier quelqu’un de tirer; s’il pouvait, avouant l’état de son -âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais, -obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible? A -qui? il cherchait parmi les gens qu’il connaissait. Le médecin? Non. -Il raconterait cela plus tard, sans doute? Et tout à coup, une bizarre -pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d’instruction, -qu’il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait -tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu’il endurait, -et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu’il -employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom -de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu’il aurait appris -que le coupable s’était fait justice. Renardet pouvait <span class="pagenum" id="Page_60">60</span> compter sur -ce magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d’une parole -légère. C’était un de ces hommes qui ont une conscience inflexible -gouvernée, dirigée, réglée par leur seule raison.</p> - -<p>A peine eut-il formé ce projet qu’une joie bizarre envahit son cœur. -Il était tranquille à présent. Il allait écrire sa lettre, lentement, -puis, au jour levant, il la déposerait dans la boîte clouée au mur -de sa métairie, puis il monterait sur sa tour pour voir arriver le -facteur, et quand l’homme à la blouse bleue s’en irait, il se jetterait -la tête la première sur les roches où s’appuyaient les fondations. Il -prendrait soin d’être vu d’abord par les ouvriers qui abattaient son -bois. Il pourrait donc grimper sur la marche avancée qui portait le -mât du drapeau déployé aux jours de fête. Il casserait ce mât d’une -secousse et se précipiterait avec lui. Comment douter d’un accident? Et -il se tuerait net, étant donnés son poids et la hauteur de sa tour.</p> - -<p>Il sortit aussitôt de son lit, gagna sa table et se mit à écrire; -il n’oublia rien, pas un détail du crime, pas un détail de sa vie -d’angoisses, pas un détail des tortures de son cœur, et il termina -en annonçant qu’il s’était <span class="pagenum" id="Page_61">61</span> condamné lui-même, qu’il allait -exécuter le criminel, et en priant son ami, son ancien ami, de veiller -à ce que jamais on n’accusât sa mémoire.</p> - -<p>En achevant sa lettre, il s’aperçut que le jour était venu. Il la -ferma, la cacheta, écrivit l’adresse, puis il descendit à pas légers, -courut jusqu’à la petite boîte blanche collée au mur, au coin de la -ferme, et quand il eut jeté dedans ce papier qui énervait sa main, il -revint vite, referma les verrous de la grande porte et grimpa sur sa -tour pour attendre le passage du piéton qui emporterait son arrêt de -mort.</p> - -<p>Il se sentait calme, maintenant, délivré, sauvé!</p> - -<p>Un vent froid, sec, un vent de glace lui passait sur la face. Il -l’aspirait avidement, la bouche ouverte, buvant sa caresse gelée. Le -ciel était rouge, d’un rouge ardent, d’un rouge d’hiver, et toute la -plaine blanche de givre brillait sous les premiers rayons du soleil, -comme si elle eût été poudrée de verre pilé. Renardet, debout, nu-tête, -regardait le vaste pays, les prairies à gauche, à droite le village -dont les cheminées commençaient à fumer pour le repas du matin.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_62">62</span></p> - -<p>A ses pieds il voyait couler la Brindille, dans les roches où il -s’écraserait tout à l’heure. Il se sentait renaître dans cette belle -aurore glacée, et plein de force, plein de vie. La lumière le baignait, -l’entourait, le pénétrait comme une espérance. Mille souvenirs -l’assaillaient, des souvenirs de matins pareils, de marche rapide sur -la terre dure qui sonnait sous les pas, de chasses heureuses au bord -des étangs où dorment les canards sauvages. Toutes les bonnes choses -qu’il aimait, les bonnes choses de l’existence accouraient dans son -souvenir, l’aiguillonnaient de désirs nouveaux, réveillaient tous les -appétits vigoureux de son corps actif et puissant.</p> - -<p>Et il allait mourir? Pourquoi? il allait se tuer subitement, parce -qu’il avait peur d’une ombre? peur de rien? Il était riche et jeune -encore! Quelle folie! Mais il lui suffisait d’une distraction, d’une -absence, d’un voyage pour oublier! Cette nuit même, il ne l’avait pas -vue, l’enfant, parce que sa pensée, préoccupée, s’était égarée sur -autre chose. Peut-être ne la reverrait-il plus? Et si elle le hantait -encore dans cette maison, certes, elle ne le suivrait pas ailleurs! La -terre était grande, et l’avenir long! Pourquoi mourir?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_63">63</span></p> - -<p>Son regard errait sur les prairies, et il aperçut une tache bleue dans -le sentier le long de la Brindille. C’était Médéric qui s’en venait -apporter les lettres de la ville et emporter celles du village.</p> - -<p>Renardet eut un sursaut, la sensation d’une douleur le traversant, et -il s’élança dans l’escalier tournant pour reprendre sa lettre, pour -la réclamer au facteur. Peu lui importait d’être vu, maintenant; il -courait à travers l’herbe où moussait la glace légère des nuits, et il -arriva devant la boîte, au coin de la ferme, juste en même temps que le -piéton.</p> - -<p>L’homme avait ouvert la petite porte de bois et prenait les quelques -papiers déposés là par les habitants du pays.</p> - -<p>Renardet lui dit:</p> - -<p>—Bonjour, Médéric.</p> - -<p>—Bonjour, m’sieu le maire.</p> - -<p>—Dites donc, Médéric, j’ai jeté à la boîte une lettre dont j’ai -besoin. Je viens vous demander de me la rendre.</p> - -<p>—C’est bien, m’sieu le maire, on vous la donnera.</p> - -<p>Et le facteur leva les yeux. Il demeura stupéfait devant le visage de -Renardet; il avait les joues violettes, le regard trouble, cerclé <span class="pagenum" id="Page_64">64</span> -de noir, comme enfoncé dans la tête, les cheveux en désordre, la barbe -mêlée, la cravate défaite. Il était visible qu’il ne s’était point -couché.</p> - -<p>L’homme demanda: «C’est-il que vous êtes malade, m’sieu le maire?»</p> - -<p>L’autre, comprenant soudain que son allure devait être étrange, perdit -contenance, balbutia: «Mais non... mais non... Seulement, j’ai sauté du -lit pour vous demander cette lettre... Je dormais... Vous comprenez?...»</p> - -<p>Un vague soupçon passa dans l’esprit de l’ancien soldat.</p> - -<p>Il reprit: «Qué lettre?</p> - -<p>—Celle que vous allez me rendre.»</p> - -<p>Maintenant, Médéric hésitait, l’attitude du maire ne lui paraissait pas -naturelle. Il y avait peut-être un secret dans cette lettre, un secret -de politique. Il savait que Renardet n’était pas républicain, et il -connaissait tous les trucs et toutes les supercheries qu’on emploie aux -élections.</p> - -<p>Il demanda: «A qui qu’elle est adressée, c’te lettre?</p> - -<p>—A M. Putoin, le juge d’instruction; vous savez bien, M. Putoin, mon -ami!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_65">65</span></p> - -<p>Le piéton chercha dans les papiers et trouva celui qu’on lui réclamait. -Alors il se mit à le regarder, le tournant et le retournant dans ses -doigts, fort perplexe, fort troublé par la crainte de commettre une -faute grave ou de se faire un ennemi du maire.</p> - -<p>Voyant son hésitation, Renardet fit un mouvement pour saisir la -lettre et la lui arracher. Ce geste brusque convainquit Médéric qu’il -s’agissait d’un mystère important et le décida à faire son devoir, -coûte que coûte.</p> - -<p>Il jeta donc l’enveloppe dans son sac et le referma, en répondant:</p> - -<p>—Non, j’ peux pas, m’sieu le maire. Du moment qu’elle allait à la -justice, j’ peux pas.</p> - -<p>Une angoisse affreuse étreignit le cœur de Renardet, qui balbutia:</p> - -<p>—Mais vous me connaissez bien. Vous pouvez même reconnaître mon -écriture. Je vous dis que j’ai besoin de ce papier.</p> - -<p>—J’ peux pas.</p> - -<p>—Voyons, Médéric, vous savez que je suis incapable de vous tromper, je -vous dis que j’en ai besoin.</p> - -<p>—Non. J’ peux pas.</p> - -<p>Un frisson de colère passa dans l’âme violente de Renardet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_66">66</span></p> - -<p>—Mais, sacrebleu, prenez garde. Vous savez que je ne badine pas, moi, -et que je peux vous faire sauter de votre place, mon bonhomme, et sans -tarder encore. Et puis je suis le maire du pays, après tout; et je vous -ordonne maintenant de me rendre ce papier.</p> - -<p>Le piéton répondit avec fermeté: «Non, je n’ peux pas, m’sieu le maire!»</p> - -<p>Alors Renardet, perdant la tête, le saisit par le bras pour lui enlever -son sac; mais l’homme se débarrassa d’une secousse et, reculant, leva -son gros bâton de houx. Il prononça, toujours calme: «Oh! ne me touchez -pas, m’sieu le maire, ou je cogne. Prenez garde. Je fais mon devoir, -moi!»</p> - -<p>Se sentant perdu, Renardet, brusquement, devint humble, doux, implorant -comme un enfant qui pleure.</p> - -<p>—Voyons, voyons, mon ami, rendez-moi cette lettre, je vous -récompenserai, je vous donnerai de l’argent, tenez, tenez, je vous -donnerai cent francs, vous entendez, cent francs.</p> - -<p>L’homme tourna les talons et se mit en route.</p> - -<p>Renardet le suivit, haletant, balbutiant:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p> - -<p>—Médéric, Médéric, écoutez, je vous donnerai mille francs, vous -entendez, mille francs.</p> - -<p>L’autre allait toujours, sans répondre. Renardet reprit: «Je ferai -votre fortune... vous entendez, ce que vous voudrez... Cinquante mille -francs... Cinquante mille francs pour cette lettre... Qu’est-ce que ça -vous fait?... Vous ne voulez pas?... Eh bien, cent mille... dites... -cent mille francs... comprenez-vous?... cent mille francs... cent mille -francs.»</p> - -<p>Le facteur se retourna, la face dure, l’œil sévère: «En voilà assez, -ou bien je répéterai à la justice tout ce que vous venez de me dire là.»</p> - -<p>Renardet s’arrêta net. C’était fini. Il n’avait plus d’espoir. Il se -retourna et se sauva vers sa maison, galopant comme une bête chassée.</p> - -<p>Alors Médéric à son tour s’arrêta et regarda cette fuite avec -stupéfaction. Il vit le maire rentrer chez lui, et il attendit encore -comme si quelque chose de surprenant ne pouvait manquer d’arriver.</p> - -<p>Bientôt, en effet, la haute taille de Renardet apparut au sommet de la -tour du Renard. Il courait autour de la plate-forme comme un fou; puis -il saisit le mât du drapeau et le secoua <span class="pagenum" id="Page_68">68</span> avec fureur sans parvenir -à le briser, puis soudain, pareil à un nageur qui pique une tête, il se -lança dans le vide, les deux mains en avant.</p> - -<p>Médéric s’élança pour porter secours. En traversant le parc, il aperçut -les bûcherons allant au travail. Il les héla en leur criant l’accident; -et ils trouvèrent au pied des murs un corps sanglant dont la tête -s’était écrasée sur une roche. La Brindille entourait cette roche, et -sur ses eaux élargies en cet endroit, claires et calmes, on voyait -couler un long filet rose de cervelle et de sang mêlés.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>La Petite Roque</i> a paru en feuilleton dans <i>le Gil-Blas</i> du vendredi - 18 décembre au mercredi 23 décembre 1885.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_71">71</span> - - <h2 id="ch_2"><span class="h2line2">L’ÉPAVE.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">C</span><span class="smcap">’ÉTAIT</span> hier, 31 décembre.</p> - -<p>Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique -lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers.</p> - -<p>Georges me dit:</p> - -<p>—Tu permets?</p> - -<p>—Certainement.</p> - -<p>Et il se mit à lire huit pages d’une grande écriture anglaise, croisée -dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention -sérieuse, avec cet intérêt qu’on met aux choses qui vous touchent le -cœur.</p> - -<p>Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_72">72</span></p> - -<p>—Tiens, en voilà une drôle d’histoire que je ne t’ai jamais racontée, -une histoire sentimentale pourtant, et qui m’est arrivée! Oh! ce fut -un singulier jour de l’an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans... -puisque j’avais trente ans et que j’en ai cinquante!...</p> - -<p>J’étais alors inspecteur de la Compagnie d’assurances maritimes que je -dirige aujourd’hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1<sup>er</sup> -janvier, puisqu’on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, -quand je reçus une lettre du directeur me donnant l’ordre de partir -immédiatement pour l’île de Ré, où venait de s’échouer un trois-mâts de -Saint-Nazaire, assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. -J’arrivai à la Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions, -et, le soir même, je prenais l’express, qui me déposait à la Rochelle -le lendemain 31 décembre.</p> - -<p>J’avais deux heures, avant de monter sur le bateau de Ré, le -<i>Jean-Guiton</i>. Je fis un tour en ville. C’est vraiment une ville -bizarre et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées -comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries -sans fin, des galeries à arcades comme celles de la rue <span class="pagenum" id="Page_73">73</span> de Rivoli, -mais basses, ces galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui -semblent construites et demeurées comme un décor de conspirateurs, le -décor antique et saisissant des guerres d’autrefois, des guerres de -religion héroïques et sauvages. C’est bien la vieille cité huguenote, -grave, discrète, sans art superbe, sans aucun de ces admirables -monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa -physionomie sévère, un peu sournoise aussi, une cité de batailleurs -obstinés, où doivent éclore les fanatismes, la ville où s’exalta la foi -des calvinistes et où naquit le complot des quatre sergents.</p> - -<p>Quand j’eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur -un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à -l’île de Ré. Il partit en soufflant, d’un air colère, passa entre les -deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de -la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d’eau les -pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il -obliqua vers la droite.</p> - -<p>C’était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, -compriment le <span class="pagenum" id="Page_74">74</span> cœur, éteignent en nous toute force et toute -énergie; un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme -de la pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une -buée d’égout.</p> - -<p>Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer -peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une -ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d’eau trouble, d’eau grasse, -d’eau stagnante. Le <i>Jean-Guiton</i> passait dessus en roulant un peu, par -habitude, coupait cette nappe opaque et lisse, puis laissait derrière -lui quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se -calmaient bientôt.</p> - -<p>Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans -pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais -quelques détails sur le sinistre que j’allais constater. Un grand -trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le <i>Marie-Joseph</i>, avait échoué, par -une nuit d’ouragan, sur les sables de l’île de Ré.</p> - -<p>La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l’armateur, qu’il -avait été impossible de le renflouer, et qu’on avait dû enlever au -plus vite tout ce qui pouvait en être détaché. <span class="pagenum" id="Page_75">75</span> Il me fallait donc -constater la situation de l’épave, apprécier quel devait être son état -avant le naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le -remettre à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner -ensuite contradictoirement, si besoin était, dans le procès.</p> - -<p>Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu’il -jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.</p> - -<p>Le capitaine du <i>Jean-Guiton</i> connaissait parfaitement l’affaire, ayant -été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.</p> - -<p>Il me raconta le sinistre, très simple d’ailleurs. Le <i>Marie-Joseph</i>, -poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au -hasard sur une mer d’écume,—«une mer de soupe au lait», disait le -capitaine,—était venu s’échouer sur ces immenses bancs de sable qui -changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de -la marée basse.</p> - -<p>Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre -l’océan et le ciel pesant restait un espace libre où l’œil voyait au -loin. Nous suivions une terre. Je demandai:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span></p> - -<p>—C’est l’île de Ré?</p> - -<p>—Oui, monsieur.</p> - -<p>—Et tout à coup le capitaine, étendant la main droit devant nous, me -montra en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:</p> - -<p>—Tenez, voilà votre navire!</p> - -<p>—Le <i>Marie-Joseph</i>?...</p> - -<p>—Mais, oui.</p> - -<p>J’étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j’aurais -pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins -des côtes.</p> - -<p>Je repris:</p> - -<p>—Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d’eau à l’endroit que -vous me désignez?</p> - -<p>Il se mit à rire.</p> - -<p>—Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...</p> - -<p>C’était un Bordelais. Il continua:</p> - -<p>—Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en -par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l’hôtel du -<i>Dauphin</i>, et je vous promets qu’à deux heures cinquante ou trois -heures au plusse vous toucherez l’épave, pied <span class="pagenum" id="Page_77">77</span> sec, mon ami, et -vous aurez une heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, -pas plusse, par exemple: vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin -et plusse elle revient vite. C’est plat comme une punaise, cette côte! -Remettez-vous en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous -remontez à sept heures et demie sur le <i>Jean-Guiton</i>, qui vous dépose -ce soir même sur le quai de La Rochelle.</p> - -<p>Je remerciai le capitaine et j’allai m’asseoir à l’avant du vapeur, -pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions -rapidement.</p> - -<p>Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales -à toutes les maigres îles semées le long des continents. C’était un -gros village de pêcheurs, un pied dans l’eau, un pied sur terre, vivant -de poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de -moules. L’île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très -peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l’intérieur.</p> - -<p>Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la -mer baissait rapidement, je m’en allai, à travers les sables, <span class="pagenum" id="Page_78">78</span> vers -une sorte de roc noir que j’apercevais au-dessus de l’eau, là-bas, -là-bas.</p> - -<p>J’allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et -qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l’heure, était là, -maintenant, je l’apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et -je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l’Océan. Je -croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L’Atlantique -était devant moi tout à l’heure, puis il avait disparu dans la grève, -comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au -milieu d’un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l’eau salée -demeuraient en moi. Je sentais l’odeur du varech, l’odeur de la vague, -la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n’avais plus -froid; je regardais l’épave échouée, qui grandissait à mesure que -j’avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.</p> - -<p>Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue -plate et jaune, des proportions surprenantes. Je l’atteignis enfin, -après une heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, -montrant, comme les côtes d’une bête, ses os rompus, ses os de <span class="pagenum" id="Page_79">79</span> -bois goudronné, percés de clous énormes. Le sable déjà l’avait envahie, -entré par toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la -lâcherait plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L’avant -était entré profondément dans cette plage douce et perfide, tandis que -l’arrière, relevé, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d’appel -désespéré, ces deux mots blancs sur le bordage noir: <i>Marie-Joseph</i>.</p> - -<p>J’escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu -sur le pont, je pénétrai dans l’intérieur. Le jour, entré par les -trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement -ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies. -Il n’y avait plus rien là dedans que du sable qui servait de sol à ce -souterrain de planches.</p> - -<p>Je me mis à prendre des notes sur l’état du bâtiment. Je m’étais assis -sur un baril vide et brisé, et j’écrivais à la lueur d’une large fente -par où je pouvais apercevoir l’étendue illimitée de la grève. Un -singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de -moment en moment; et je cessais d’écrire parfois pour écouter le bruit -vague et mystérieux de l’épave: bruit des crabes grattant les <span class="pagenum" id="Page_80">80</span> -bordages de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites -de la mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et -régulier du taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, -toutes les vieilles charpentes, qu’il creuse et dévore.</p> - -<p>Et, soudain, j’entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis un -bond comme en face d’une apparition. Je crus vraiment, pendant une -seconde, que j’allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, -deux noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut -pas longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: -et j’aperçus debout, à l’avant du navire, un grand monsieur avec -trois jeunes filles, ou plutôt, un grand Anglais avec trois misses. -Assurément, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet -être rapide sur le trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se -sauva; les deux autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, -il avait ouvert la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son -émotion.</p> - -<p>Puis, après quelques secondes, il parla:</p> - -<p>—Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span></p> - -<p>—Oui, monsieur.</p> - -<p>—Est-ce que je pôvé la visiter?</p> - -<p>—Oui, monsieur.</p> - -<p>Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai -seulement ce mot: <i>gracious</i>, revenu plusieurs fois.</p> - -<p>Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur -et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois -fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l’aînée, une -blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si -mignonne! Vraiment, les jolies Anglaises ont bien l’air de tendres -fruits de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable -et que ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec -leur fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles roses et -aux perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs -inconnues des océans.</p> - -<p>Elle parlait un peu mieux que son père, et elle nous servit -d’interprète. Il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails, -que j’inventai, comme si j’eusse assisté à la catastrophe. Puis, -toute la famille descendit dans l’intérieur de l’épave. Dès qu’ils -eurent pénétré <span class="pagenum" id="Page_82">82</span> dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils -poussèrent des cris d’étonnement et d’admiration; et soudain le père et -les trois filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute -dans leurs grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même -temps quatre croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.</p> - -<p>Ils s’étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les -quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes -noires qui devaient représenter le ventre entr’ouvert du <i>Marie-Joseph</i>.</p> - -<p>Tout en travaillant, l’aînée des fillettes causait avec moi, qui -continuais à inspecter le squelette du navire.</p> - -<p>J’appris qu’ils passaient l’hiver à Biarritz et qu’ils étaient venus -tout exprès à l’île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils -n’avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c’étaient de simples -et braves toqués, de ces errants éternels dont l’Angleterre couvre le -monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs, -vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine -entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de -petits échassiers <span class="pagenum" id="Page_83">83</span> en croissance, sèches aussi, sauf l’aînée, et -gentilles toutes trois, mais surtout la plus grande.</p> - -<p>Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, -de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour -m’interroger, des yeux bleus comme l’eau profonde, de cesser de -dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire «yes» ou -«nô», que je serais demeuré un temps indéfini à l’écouter et à la -regarder.</p> - -<p>Tout à coup, elle murmura:</p> - -<p>—J’entendai une petite mouvement sur cette bateau.</p> - -<p>Je prêtai l’oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit, -singulier, continu. Qu’était-ce? Je me levai pour aller regarder par la -fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle -allait nous entourer!</p> - -<p>Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L’eau nous -cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. -Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s’allongeait comme -une tache démesurée. A peine quelques centimètres d’eau couvraient le -sable; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l’imperceptible -flot.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span></p> - -<p>L’Anglais voulut s’élancer, je le retins; la fuite était impossible, à -cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et -où nous tomberions au retour.</p> - -<p>Ce fut, dans nos cœurs, une minute d’horrible angoisse. Puis, la -petite Anglaise se mit à sourire et murmura:</p> - -<p>—Ce été nous les naufragés!</p> - -<p>Je voulus rire; mais la peur m’étreignait, une peur lâche, affreuse, -basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions -m’apparurent en même temps. J’avais envie de crier: «Au secours!» Vers -qui?</p> - -<p>Les deux petites Anglaises s’étaient blotties contre leur père, qui -regardait d’un œil consterné, la mer démesurée autour de nous.</p> - -<p>Et la nuit tombait, aussi rapide que l’Océan montant, une nuit lourde, -humide, glacée.</p> - -<p>Je dis:</p> - -<p>—Il n’y a rien à faire qu’à demeurer sur ce bateau.</p> - -<p>L’Anglais répondit:</p> - -<p>—Oh! yes!</p> - -<p>Et nous restâmes là un quart d’heure, une demi-heure, je ne sais, en -vérité, combien de temps, à regarder autour de nous, cette eau <span class="pagenum" id="Page_85">85</span> -jaune qui s’épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait -jouer sur l’immense grève reconquise.</p> - -<p>Une des fillettes eut froid, et l’idée nous vint de redescendre, -pour nous mettre à l’abri de la brise légère, mais glacée, qui nous -effleurait et nous piquait la peau.</p> - -<p>Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d’eau. Nous dûmes -alors nous blottir contre le bordage d’arrière, qui nous garantissait -un peu.</p> - -<p>Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés -les uns contre les autres, entourés d’ombre et d’eau. Je sentais -trembler, contre mon épaule, l’épaule de la petite Anglaise, dont les -dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce -de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m’était délicieuse -comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, -muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d’ouragan. -Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et -grandissant, je commençais à me sentir heureux d’être là, heureux du -froid et du péril, heureux de ces longues heures d’ombre et d’angoisse -à passer <span class="pagenum" id="Page_86">86</span> sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne -fillette.</p> - -<p>Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de -joie qui me pénétrait.</p> - -<p>Pourquoi? Sait-on? Parce qu’elle était là? Qui, elle? Une petite -Anglaise inconnue. Je ne l’aimais pas, je ne la connaissais point, et -je me sentais attendri, conquis! J’aurais voulu la sauver, me dévouer -pour elle, faire mille folies. Étrange chose! Comment se fait-il que la -présence d’une femme nous bouleverse ainsi? Est-ce la puissance de sa -grâce qui nous enveloppe? La séduction de la joliesse et de la jeunesse -qui nous grise comme ferait le vin?</p> - -<p>N’est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l’amour, du mystérieux -amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance -dès qu’il a mis face à face l’homme et la femme, et qui les pénètre -d’émotion, d’une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille -la terre pour y faire pousser des fleurs!</p> - -<p>Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel, -car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement <span class="pagenum" id="Page_87">87</span> -léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone -clapotement du courant contre le bateau.</p> - -<p>Tout à coup, j’entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises -pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler -dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu’il la -rassurait et qu’elle avait toujours peur.</p> - -<p>Je demandai à ma voisine:</p> - -<p>—Vous n’avez pas trop froid, miss?</p> - -<p>—Oh! si. J’avé froid beaucoup.</p> - -<p>Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l’avais ôté; -je l’en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa -main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.</p> - -<p>Depuis quelques minutes, l’air devenait plus vif, le clapotis de l’eau -plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle -me passa sur le visage. Le vent s’élevait!</p> - -<p>L’Anglais s’en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement:</p> - -<p>—C’était mauvaise pour nous, cette...</p> - -<p>Assurément c’était mauvais, c’était la mort certaine si des lames, même -de faibles lames, venaient attaquer et secouer l’épave, tellement <span class="pagenum" id="Page_88">88</span> -brisée et disjointe que la première vague un peu rude l’emporterait en -bouillie.</p> - -<p>Alors notre angoisse s’accrut de seconde en seconde avec les rafales -de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je -voyais dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, -des lignes d’écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du -<i>Marie-Joseph</i>, l’agitait d’un court frémissement qui nous montait -jusqu’au cœur.</p> - -<p>L’Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j’avais -une envie folle de la saisir dans mes bras.</p> - -<p>Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares -brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, -pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient, -nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un -d’eux surtout m’irritait. Il s’éteignait toutes les trente secondes -pour se rallumer aussitôt; c’était bien un œil, celui-là, avec sa -paupière sans cesse baissée sur son regard de feu.</p> - -<p>De temps en temps, l’Anglais frottait une allumette pour regarder -l’heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à <span class="pagenum" id="Page_89">89</span> coup, -il me dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine -gravité:</p> - -<p>—Môsieu, je vous souhaite bon année.</p> - -<p>Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu’il serra; puis il prononça -une phrase d’anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter -le <i>God save the Queen</i>, qui monta dans l’air noir, dans l’air muet, et -s’évapora à travers l’espace.</p> - -<p>J’eus d’abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion -puissante et bizarre.</p> - -<p>C’était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, -de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de -plus grand, de comparable à l’antique et sublime <i>Ave, Cæsar, morituri -te salutant</i>.</p> - -<p>Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule -une ballade, une légende, ce qu’elle voudrait, pour nous faire oublier -nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune -s’envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car -les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et -voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_90">90</span></p> - -<p>La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais -plus qu’à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque -avait passé près de nous, qu’auraient dit les matelots? Mon esprit -tourmenté s’égarait dans le rêve! Une sirène! N’était-ce point, en -effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m’avait retenu sur ce -navire vermoulu et qui, tout à l’heure, allait s’enfoncer avec moi dans -les flots?...</p> - -<p>Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le -<i>Marie-Joseph</i> s’était affaissé sur son flanc droit. L’Anglaise étant -tombée sur moi, je l’avais saisie dans mes bras, et follement, sans -savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais -à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait -plus; nous autres aussi ne bougions point.</p> - -<p>Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un -mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j’aurais voulu que le -bateau s’ouvrît en deux pour tomber à l’eau avec elle.</p> - -<p>L’Anglais reprit:</p> - -<p>—Une petite bascoule, ce n’été rien. J’avé mes trois filles conserves.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_91">91</span></p> - -<p>Ne voyant point l’aînée, il l’avait crue perdue d’abord!</p> - -<p>Je me relevai lentement, et, soudain, j’aperçus une lumière sur la mer, -tout près de nous. Je criai; on répondit. C’était une barque qui nous -cherchait, le patron de l’hôtel ayant prévu notre imprudence.</p> - -<p>Nous étions sauvés. J’en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau, -et on nous ramena à Saint-Martin.</p> - -<p>L’Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:</p> - -<p>—Bonne souper! bonne souper!</p> - -<p>On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le <i>Marie-Joseph</i>.</p> - -<p>Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d’étreintes et de -promesses de s’écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s’en fallut que -je ne les suivisse.</p> - -<p>J’étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, -si nous avions passé huit jours ensemble, je l’épousais! Combien -l’homme, parfois, est faible et incompréhensible!</p> - -<p>Deux ans s’écoulèrent sans que j’entendisse parler d’eux; puis je -reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, -<span class="pagenum" id="Page_92">92</span> depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1<sup>er</sup> janvier. -Elle me raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs, -jamais de son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et moi, je ne lui parle -que du <i>Marie-Joseph</i>... C’est peut-être la seule femme que j’aie -aimée... non... que j’aurais aimée... Ah!... voilà... sait-on?... Les -événements vous emportent... Et puis... et puis... tout passe... Elle -doit être vieille, à présent... je ne la reconnaîtrais pas... Ah! celle -d’autrefois... celle de l’épave... quelle créature... divine! Elle -m’écrit que ses cheveux sont tout blancs... Mon Dieu!... ça m’a fait -une peine horrible... Ah! ses cheveux blonds... Non, la mienne n’existe -plus... Que c’est triste... tout ça!...</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>L’Épave</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du vendredi 1<sup>er</sup> janvier 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_95">95</span> - - <h2 id="ch_3"><span class="h2line2">L’ERMITE.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">N</span><span class="smcap">OUS</span> avions été voir, avec quelques amis, le vieil ermite installé -sur un ancien tumulus couvert de grands arbres, au milieu de la vaste -plaine qui va de Cannes à la Napoule.</p> - -<p>En revenant, nous parlions de ces singuliers solitaires laïques, -nombreux autrefois, et dont la race aujourd’hui disparaît. Nous -cherchions les causes morales, nous nous efforcions de déterminer la -nature des chagrins qui poussaient jadis les hommes dans les solitudes.</p> - -<p>Un de nos compagnons dit tout à coup:</p> - -<p>—J’ai connu deux solitaires, un homme et une femme. La femme doit -être encore <span class="pagenum" id="Page_96">96</span> vivante. Elle habitait, il y a cinq ans, une ruine -au sommet d’un mont absolument désert sur la côte de Corse, à quinze -ou vingt kilomètres de toute maison. Elle vivait là avec une bonne; -j’allai la voir. Elle avait été certainement une femme du monde -distinguée. Elle me reçut avec politesse et même avec bonne grâce, mais -je ne sais rien d’elle; je ne devinai rien.</p> - -<p>Quant à l’homme, je vais vous raconter sa sinistre aventure:</p> - -<p>Retournez-vous. Vous apercevez là-bas ce mont pointu et boisé qui se -détache derrière la Napoule, tout seul en avant des cimes de l’Esterel; -on l’appelle dans le pays le mont des Serpents. C’est là que vivait mon -solitaire, dans les murs d’un petit temple antique, il y a douze ans -environ.</p> - -<p>Ayant entendu parler de lui, je me décidai à faire sa connaissance -et je partis de Cannes, à cheval, un matin de mars. Laissant ma bête -à l’auberge de la Napoule, je me mis à gravir à pied ce singulier -cône, haut peut-être de cent cinquante ou deux cents mètres et couvert -de plantes aromatiques, de cystes surtout, dont l’odeur est si vive -et si pénétrante qu’elle trouble et cause <span class="pagenum" id="Page_97">97</span> un malaise. Le sol -est pierreux et on voit souvent glisser sur les cailloux de longues -couleuvres qui disparaissent dans les herbes. De là ce surnom bien -mérité de mont des Serpents. Dans certains jours, les reptiles semblent -vous naître sous les pieds quand on gravit la pente exposée au soleil. -Ils sont si nombreux qu’on n’ose plus marcher et qu’on éprouve une gêne -singulière, non pas une peur, car ces bêtes sont inoffensives, mais une -sorte d’effroi mystique. J’ai eu plusieurs fois la singulière sensation -de gravir un mont sacré de l’antiquité, une bizarre colline parfumée et -mystérieuse, couverte de cystes et peuplée de serpents et couronnée par -un temple.</p> - -<p>Ce temple existe encore. On m’a affirmé du moins que ce fut un temple. -Car je n’ai point cherché à en savoir davantage pour ne pas gâter mes -émotions.</p> - -<p>Donc j’y grimpai, un matin de mars, sous prétexte d’admirer le pays. -En parvenant au sommet j’aperçus en effet des murs et, assis sur une -pierre, un homme. Il n’avait guère plus de quarante-cinq ans, bien que -ses cheveux fussent tout blancs; mais sa barbe était presque noire -encore. Il caressait un chat <span class="pagenum" id="Page_98">98</span> roulé sur ses genoux et ne semblait -point prendre garde à moi. Je fis le tour des ruines, dont une partie -couverte et fermée au moyen de branches, de paille, d’herbe et de -cailloux, était habitée par lui, et je revins de son côté.</p> - -<p>La vue, de là, est admirable. C’est, à droite, l’Esterel aux sommets -pointus, étrangement découpés, puis la mer démesurée, s’allongeant -jusqu’aux côtes lointaines de l’Italie, avec ses caps nombreux et, en -face de Cannes, les îles de Lérins, vertes et plates, qui semblent -flotter et dont la dernière présente vers le large un haut et vieux -château fort à tours crénelées, bâti dans les flots mêmes.</p> - -<p>Puis dominant la côte verte, où l’on voit pareilles, d’aussi loin, à -des œufs innombrables pondus au bord du rivage, le long chapelet -de villas et de villes blanches bâties dans les arbres, s’élèvent les -Alpes, dont les sommets sont encore encapuchonnés de neige.</p> - -<p>Je murmurai: «Cristi, c’est beau.»</p> - -<p>L’homme leva la tête et dit: «Oui, mais quand on voit ça toute la -journée, c’est monotone.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p> - -<p>Donc il parlait, il causait et il s’ennuyait, mon solitaire. Je le -tenais.</p> - -<p>Je ne restai pas longtemps ce jour-là et je m’efforçai seulement de -découvrir la couleur de sa misanthropie. Il me fit surtout l’effet d’un -être fatigué des autres, las de tout, irrémédiablement désillusionné et -dégoûté de lui-même comme du reste.</p> - -<p>Je le quittai après une demi-heure d’entretien. Mais je revins huit -jours plus tard, et encore une fois la semaine suivante, puis toutes -les semaines; si bien qu’avant deux mois nous étions amis.</p> - -<p>Or, un soir de la fin de mai, je jugeai le moment venu et j’emportai -des provisions pour dîner avec lui sur le mont des Serpents.</p> - -<p>C’était un de ces soirs du Midi si odorants dans ce pays où l’on -cultive les fleurs comme le blé dans le Nord, dans ce pays où l’on -fabrique presque toutes les essences qui parfumeront la chair et -les robes des femmes, un de ces soirs où les souffles des orangers -innombrables, dont sont plantés les jardins et tous les replis des -vallons, troublent et alanguissent à faire rêver d’amour les vieillards.</p> - -<p>Mon solitaire m’accueillit avec une joie <span class="pagenum" id="Page_100">100</span> visible; il consentit -volontiers à partager mon dîner.</p> - -<p>Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l’habitude; il -s’anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité -Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il.</p> - -<p>Je lui demandai brusquement: «Quelle drôle d’idée vous avez eue de -venir vous percher sur ce sommet?»</p> - -<p>Il répondit aussitôt: «Ah! c’est que j’ai reçu la plus rude secousse -que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur? -Il vous fera me plaindre, peut-être! Et puis... je ne l’ai jamais dit -à personne... jamais... et je voudrais savoir... une fois... ce qu’en -pense un autre... et comment il le juge.</p> - -<p>Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville. -Mes parents m’avaient laissé quelque milliers de francs de rente, -et j’obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me -faisait riche, pour un garçon.</p> - -<p>J’avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce que -c’est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> femme -légitime, je passais tantôt trois mois avec l’une, tantôt six mois avec -l’autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à -prendre ou à vendre.</p> - -<p>Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait, -satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je -vivais sur le boulevard, dans les théâtres et dans les cafés, toujours -dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J’étais un de -ces milliers d’êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans -la vie; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n’ont -souci de rien, n’ayant de passion pour rien. J’étais ce qu’on appelle -un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge -exactement.</p> - -<p>Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s’écoula lente et rapide, -sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années -monotones de Paris où n’entre dans l’esprit aucun de ces souvenirs qui -font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l’on -boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout -ce qui se goûte et tout ce qui s’embrasse, sans avoir envie de rien. On -était jeune; on est vieux <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> sans avoir rien fait de ce que font les -autres; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans -amis, sans parents, sans femmes, sans enfants.</p> - -<p>Donc, j’atteignis doucement et vivement la quarantaine; et pour fêter -cet anniversaire, je m’offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un -grand café. J’étais un solitaire dans le monde; je jugeai plaisant de -célébrer cette date en solitaire.</p> - -<p>Après dîner, j’hésitai sur ce que je ferais. J’eus envie d’entrer dans -un théâtre; et puis l’idée me vint d’aller en pèlerinage au quartier -Latin, où j’avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et -j’entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l’on est -servi par des filles.</p> - -<p>Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse. -Je lui offris une consommation qu’elle accepta tout de suite. Elle -s’assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir -à quel genre de mâle elle avait affaire. C’était une blonde, ou plutôt -une blondine, une fraîche, toute fraîche créature qu’on devinait rose -et potelée sous l’étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses -galantes et bêtes qu’on dit toujours à <span class="pagenum" id="Page_103">103</span> ces êtres-là; et comme -elle était vraiment charmante, l’idée me vint soudain de l’emmener... -toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile. -Elle se trouvait libre... depuis quinze jours, me dit-elle... et elle -accepta d’abord de venir souper aux Halles quand son service serait -fini.</p> - -<p>Comme je craignais qu’elle ne me faussât compagnie,—on ne sait jamais -ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent -qui souffle dans une tête de femme,—je demeurai là, toute la soirée, à -l’attendre.</p> - -<p>J’étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en -regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l’Amour, -si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps. -Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie -des hommes à Paris.</p> - -<p>Pardonnez-moi ces détails grossiers; ceux qui n’ont pas aimé -poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une -côtelette à la boucherie, sans s’occuper d’autre chose que de la -qualité de leur chair.</p> - -<p>Donc, je l’emmenai chez elle,—car j’ai le respect de mes draps. -C’était un petit logis d’ouvrière, au cinquième, propre et <span class="pagenum" id="Page_104">104</span> pauvre; -et j’y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une -grâce et une gentillesse rares.</p> - -<p>Comme j’allais partir, je m’avançai vers la cheminée afin d’y déposer -le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde -entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit, je vis vaguement -une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies -dont l’une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées -daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je -demeurai interdit, trop surpris pour comprendre... C’était le mien, le -premier de mes portraits... que j’avais fait faire autrefois, quand je -vivais en étudiant au quartier Latin.</p> - -<p>Je le saisis brusquement pour l’examiner de plus près. Je ne me -trompais point... et j’eus envie de rire, tant la chose me parut -inattendue et drôle.</p> - -<p>Je demandai: «Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là?</p> - -<p>Elle répondit: «C’est mon père, que je n’ai pas connu. Maman me l’a -laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un -jour...»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p> - -<p>Elle hésita, se mit à rire, et reprit: «Je ne sais pas à quoi par -exemple. Je ne pense pas qu’il vienne me reconnaître.»</p> - -<p>Mon cœur battait précipité comme le galop d’un cheval emporté. Je -remis l’image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir -ce que je faisais, deux billets de cent francs que j’avais en poche, -et je me sauvai en criant: «A bientôt... au revoir... ma chérie... au -revoir.»</p> - -<p>J’entendis qu’elle répondait: «A mardi.» J’étais dans l’escalier obscur -que je descendis à tâtons.</p> - -<p>Lorsque je sortis dehors, je m’aperçus qu’il pleuvait, et je partis à -grands pas, par une rue quelconque.</p> - -<p>J’allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir! Était-ce -possible?—Oui.—Je me rappelai soudain une fille qui m’avait écrit, -un mois environ après notre rupture, qu’elle était enceinte de moi. -J’avais déchiré ou brûlé la lettre, et oublié cela.—J’aurais dû -regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la petite. Mais -l’aurais-je reconnue? C’était la photographie d’une vieille femme, me -semblait-il.</p> - -<p>J’atteignis le quai. Je vis un banc et je <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> m’assis. Il pleuvait. -Des gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie -m’apparut odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes, -d’infamies voulues ou inconscientes. Ma fille!... Je venais peut-être -de posséder ma fille!... Et Paris, ce grand Paris sombre, morne, -boueux, triste, noir, avec toutes ces maisons fermées, était plein de -choses pareilles, d’adultères, d’incestes, d’enfants violés. Je me -rappelai ce qu’on disait des ponts hantés par des vicieux infâmes.</p> - -<p>J’avais fait, sans le vouloir, sans le savoir, pis que ces êtres -ignobles. J’étais entré dans la couche de ma fille!</p> - -<p>Je faillis me jeter à l’eau. J’étais fou! J’errai jusqu’au jour, puis -je revins chez moi pour réfléchir.</p> - -<p>Je fis alors ce qui me parut le plus sage: je priai un notaire -d’appeler cette petite et de lui demander dans quelles conditions sa -mère lui avait remis le portrait de celui qu’elle supposait être son -père, me disant chargé de ce soin par un ami.</p> - -<p>Le notaire exécuta mes ordres. C’est à son lit de mort que cette femme -avait désigné le père de sa fille, et devant un prêtre qu’on me nomma.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_107">107</span></p> - -<p>Alors, toujours au nom de cet ami inconnu, je fis remettre à cet enfant -la moitié de ma fortune, cent quarante mille francs environ, dont -elle ne peut toucher que la rente, puis je donnai ma démission de mon -emploi, et me voici.</p> - -<p>En errant sur ce rivage, j’ai trouvé ce mont et je m’y suis arrêté... -jusques à quand... je l’ignore!</p> - -<p>Que pensez-vous de moi... et de ce que j’ai fait?</p> - -<p>Je répondis en lui tendant la main:</p> - -<p>—Vous avez fait ce que vous deviez faire. Bien d’autres eussent -attaché moins d’importance à cette odieuse fatalité.</p> - -<p>Il reprit: «Je le sais, mais, moi, j’ai failli en devenir fou. Il -paraît que j’avais l’âme sensible sans m’en être jamais douté. Et j’ai -peur de Paris, maintenant, comme les croyants doivent avoir peur de -l’enfer. J’ai reçu un coup sur la tête, voilà tout, un coup comparable -à la chute d’une tuile quand on passe dans la rue. Je vais mieux depuis -quelque temps.»</p> - -<p>Je quittai mon solitaire. J’étais fort troublé par son récit.</p> - -<p>Je le revis encore deux fois, puis je partis, <span class="pagenum" id="Page_108">108</span> car je ne reste -jamais dans le Midi après la fin de mai.</p> - -<p>Quand je revins l’année suivante, l’homme n’était plus sur le mont des -Serpents; et je n’ai jamais entendu parler de lui.</p> - -<p>Voilà l’histoire de mon ermite.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>L’Ermite</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 26 janvier 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_111">111</span> - - <h2 id="ch_4"><span class="h2line2">MADEMOISELLE PERLE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">Q</span><span class="smcap">UELLE</span> singulière idée j’ai eue, vraiment ce soir-là, de choisir pour -reine M<sup>lle</sup> Perle.</p> - -<p>Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon -père, dont il était le plus intime camarade, m’y conduisait quand -j’étais enfant. J’ai continué, et je continuerai sans doute tant que je -vivrai, et tant qu’il y aura un Chantal en ce monde.</p> - -<p>Les Chantal, d’ailleurs, ont une existence singulière; ils vivent à -Paris comme s’ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson.</p> - -<p>Ils possèdent, auprès de l’Observatoire, une maison dans un petit -jardin. Ils sont chez <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> eux, là, comme en province. De Paris, du -vrai Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont -si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long -voyage. M<sup>me</sup> Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la -famille. Voici comment on va aux grandes provisions.</p> - -<p>M<sup>lle</sup> Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les -armoires au linge sont administrées par la maîtresse elle-même), -M<sup>lle</sup> Perle prévient que le sucre touche à sa fin, que les conserves -sont épuisées, qu’il ne reste plus grand’chose au fond du sac à café.</p> - -<p>Ainsi mise en garde contre la famine, M<sup>me</sup> Chantal passe l’inspection -des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a -inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d’abord à de longs calculs -et ensuite à de longues discussions avec M<sup>lle</sup> Perle. On finit -cependant par se mettre d’accord et par fixer les quantités de chaque -chose dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café, -confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons -salés ou fumés, etc., etc.</p> - -<p>Après quoi, on arrête le jour des achats et on s’en va, en fiacre, dans -un fiacre à galerie, <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> chez un épicier considérable qui habite au -delà des ponts, dans les quartiers neufs.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Chantal et M<sup>lle</sup> Perle font ce voyage ensemble, -mystérieusement, et reviennent à l’heure du dîner, exténuées, bien -qu’émues encore, et cahotées dans le coupé dont le toit est couvert de -paquets et de sacs, comme une voiture de déménagement.</p> - -<p>Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l’autre côté de -la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une -population singulière, bruyante, peu honorable, qui passe les jours -en dissipations, les nuits en fêtes, et qui jette l’argent par les -fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles -au théâtre, à l’Opéra-Comique ou au Français, quand la pièce est -recommandée par le journal que lit M. Chantal.</p> - -<p>Les jeunes filles ont aujourd’hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont -deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien -élevées, si bien élevées qu’elles passent inaperçues comme deux jolies -poupées. Jamais l’idée ne me viendrait de faire attention ou de faire -la cour aux demoiselles Chantal; c’est à peine si on ose leur parler, -tant on les <span class="pagenum" id="Page_114">114</span> sent immaculées; on a presque peur d’être inconvenant -en les saluant.</p> - -<p>Quant au père, c’est un charmant homme, très instruit, très ouvert, -très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la -tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille -pour vivre à son gré, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup, -cause volontiers, et s’attendrit facilement. L’absence de contacts, -de coudoiements et de heurts a rendu très sensible et délicat son -épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l’émeut, l’agite et le -fait souffrir.</p> - -<p>Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations -restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi -deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin.</p> - -<p>Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 août et le jour des Rois. -Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques pour les -catholiques.</p> - -<p>Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul -convive étranger.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>Donc, cette année, comme les autres années, j’ai été dîner chez les -Chantal pour fêter l’Épiphanie.</p> - -<p>Selon la coutume, j’embrassai M. Chantal, M<sup>me</sup> Chantal et M<sup>lle</sup> -Perle, et je fis un grand salut à M<sup>lles</sup> Louise et Pauline. On -m’interrogea sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la -politique, sur ce qu’on pensait dans le public des affaires du Tonkin, -et sur nos représentants. M<sup>me</sup> Chantal, une grosse dame, dont toutes -les idées me font l’effet d’être carrées à la façon des pierres de -taille, avait coutume d’émettre cette phrase comme conclusion à toute -discussion politique: «Tout cela est de la mauvaise graine pour plus -tard». Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de M<sup>me</sup> -Chantal sont carrées? Je n’en sais rien; mais tout ce qu’elle dit -prend cette <span class="pagenum" id="Page_116">116</span> forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec -quatre angles symétriques. Il y a d’autres personnes dont les idées me -semblent toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. Dès qu’elles -ont commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort -par dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que -je vois courir l’une derrière l’autre, jusqu’au bout de l’horizon. -D’autres personnes aussi ont des idées pointues... Enfin, cela importe -peu.</p> - -<p>On se mit à table comme toujours, et le dîner s’acheva sans qu’on eût -dit rien à retenir.</p> - -<p>Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal -était roi. Était-ce l’effet d’un hasard continu ou d’une convention -familiale, je n’en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève -dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine M<sup>me</sup> Chantal. -Aussi, fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque -chose de très dur qui faillit me casser une dent. J’ôtai doucement -cet objet de ma bouche et j’aperçus une petite poupée de porcelaine, -pas plus grosse qu’un haricot. La surprise me fit dire: «Ah!» On me -regarda, et Chantal s’écria en <span class="pagenum" id="Page_117">117</span> battant des mains: «C’est Gaston. -C’est Gaston. Vive le roi! vive le roi!»</p> - -<p>Tout le monde reprit en chœur: «Vive le roi!» Et je rougis jusqu’aux -oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un -peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce -grain de faïence, m’efforçant de rire et ne sachant que faire ni que -dire, lorsque Chantal reprit: «Maintenant, il faut choisir une reine.»</p> - -<p>Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions -me traversèrent l’esprit. Voulait-on me faire désigner une des -demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je -préférais? Était-ce une douce, légère, insensible poussée des parents -vers un mariage possible? L’idée de mariage rôde sans cesse dans -toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous -les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre -m’envahit, et aussi une extrême timidité, devant l’attitude si -obstinément correcte et fermée de M<sup>lles</sup> Louise et Pauline. Élire -l’une d’elles au détriment de l’autre, me sembla aussi difficile que de -choisir entre deux gouttes d’eau; et puis, la crainte de m’aventurer -dans une histoire <span class="pagenum" id="Page_118">118</span> où je serais conduit au mariage malgré moi, tout -doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi -calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement.</p> - -<p>Mais tout à coup, j’eus une inspiration, et je tendis à M<sup>lle</sup> Perle -la poupée symbolique. Tout le monde fut d’abord surpris, puis on -apprécia sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit -avec furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!»</p> - -<p>Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute -contenance; elle tremblait, effarée, et balbutiait: «Mais non... mais -non... mais non... pas moi... je vous en prie... pas moi... je vous en -prie...»</p> - -<p>Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai M<sup>lle</sup> Perle, et -je me demandai ce qu’elle était.</p> - -<p>J’étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux -fauteuils de tapisserie sur lesquels on s’assied depuis son enfance -sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce -qu’un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup: -«Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble»; et on découvre que -le bois a été travaillé par <span class="pagenum" id="Page_119">119</span> un artiste, et que l’étoffe est -remarquable. Jamais je n’avais pris garde à M<sup>lle</sup> Perle.</p> - -<p>Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout; mais comment? -A quel titre?—C’était une grande personne maigre qui s’efforçait de -rester inaperçue, mais qui n’était pas insignifiante. On la traitait -amicalement, mieux qu’une femme de charge, moins bien qu’une parente. -Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont -je ne m’étais point soucié jusqu’ici! M<sup>me</sup> Chantal disait: «Perle». -Les jeunes filles: «M<sup>lle</sup> Perle», et Chantal ne l’appelait que -Mademoiselle, d’un air plus révérend peut-être.</p> - -<p>Je me mis à la regarder.—Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui, -quarante ans.—Elle n’était pas vieille, cette fille, elle se -vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se -coiffait, s’habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle -n’était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple, -naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature, -vraiment! Comment ne l’avais-je jamais mieux observée? Elle se coiffait -d’une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait -farces; et, sous cette chevelure à la Vierge <span class="pagenum" id="Page_120">120</span> conservée, on voyait -un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de -longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides, -si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins -d’étonnements de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins -qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler.</p> - -<p>Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont -éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes -émotions de la vie.</p> - -<p>Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit qu’elle -n’osait pas sourire!</p> - -<p>Et, brusquement, je la comparai à M<sup>me</sup> Chantal! Certes, M<sup>lle</sup> Perle -était mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière.</p> - -<p>J’étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je -tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment -bien tourné. Elle eut envie, je m’en aperçus, de se cacher la figure -dans sa serviette; puis, comme elle trempait ses lèvres dans le vin -clair, tout le monde cria: «La reine boit! la reine boit!» Elle devint -alors toute rouge et s’étrangla. On riait; mais je vis bien qu’on -l’aimait beaucoup dans la maison.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">III</p> -</div> - -<p>Dès que le dîner fut fini, Chantal me prit par le bras. C’était l’heure -de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer -dans la rue; quand il avait quelqu’un à dîner, on montait au billard, -et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le -billard, à cause des Rois; et mon vieil ami prit sa queue, une queue -très fine qu’il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit:</p> - -<p>—A toi, mon garçon!</p> - -<p>Car il me tutoyait, bien que j’eusse vingt-cinq ans, mais il m’avait vu -tout enfant.</p> - -<p>Je commençai donc la partie; je fis quelques carambolages; j’en manquai -quelques autres; mais comme la pensée de M<sup>lle</sup> Perle me rôdait dans -la tête, je demandai tout à coup:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span></p> - -<p>—Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que M<sup>lle</sup> Perle est votre -parente?</p> - -<p>Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda.</p> - -<p>—Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l’histoire de M<sup>lle</sup> -Perle?</p> - -<p>—Mais non.</p> - -<p>—Ton père ne te l’a jamais racontée?</p> - -<p>—Mais non.</p> - -<p>—Tiens, tiens, que c’est drôle! ah! par exemple, que c’est drôle! Oh! -mais, c’est toute une aventure!</p> - -<p>Il se tut, puis reprit:</p> - -<p>—Et si tu savais comme c’est singulier que tu me demandes ça -aujourd’hui, un jour des Rois!</p> - -<p>—Pourquoi?</p> - -<p>—Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et -un ans aujourd’hui même, jour de l’Épiphanie. Nous habitions alors -Roüy-le-Tors, sur les remparts; mais il faut d’abord t’expliquer la -maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou -plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions -là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l’air par les -vieux <span class="pagenum" id="Page_123">123</span> murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans -la rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une -porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d’un escalier -secret qui descendait dans l’épaisseur des murs, comme on en trouve -dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie -d’une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour, -apportaient par là leurs provisions.</p> - -<p>Tu vois bien les lieux, n’est-ce pas? Or, cette année-là, aux Rois, il -neigeait depuis une semaine. On eût dit la fin du monde. Quand nous -allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans -l’âme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacé, et qui luisait comme -du vernis. On eût dit que le bon Dieu avait empaqueté la terre pour -l’envoyer au grenier des vieux mondes. Je t’assure que c’était bien -triste.</p> - -<p>Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux: -mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre -cousines; c’étaient de jolies fillettes; j’ai épousé la dernière. De -tout ce monde-là, nous ne sommes plus que trois survivants: ma femme, -moi et ma belle-sœur <span class="pagenum" id="Page_124">124</span> qui habite Marseille. Sacristi, comme -ça s’égrène, une famille! ça me fait trembler quand j’y pense! Moi, -j’avais quinze ans, puisque j’en ai cinquante-six.</p> - -<p>Donc, nous allions fêter les Rois, et nous étions très gais, très gais! -Tout le monde attendait le dîner dans le salon, quand mon frère aîné, -Jacques, se mit à dire: «Il y a un chien qui hurle dans la plaine -depuis dix minutes; ça doit être une pauvre bête perdue.»</p> - -<p>Il n’avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle -avait un gros son de cloche d’église qui faisait penser aux morts. Tout -le monde en frissonna. Mon père appela le domestique et lui dit d’aller -voir. On attendit en grand silence; nous pensions à la neige qui -couvrait toute la terre. Quand l’homme revint, il affirma qu’il n’avait -rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait -point de place.</p> - -<p>On se mit à table; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes. -Ça alla bien jusqu’au rôti, puis voilà que la cloche se remet à -sonner, trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibré -jusqu’au bout de nos doigts et qui nous ont coupé le souffle, tout net. -Nous <span class="pagenum" id="Page_125">125</span> restions à nous regarder, la fourchette en l’air, écoutant -toujours, et saisis d’une espèce de peur surnaturelle.</p> - -<p>Ma mère enfin parla: «C’est étonnant qu’on ait attendu si longtemps -pour revenir; n’allez pas seul, Baptiste; un de ces messieurs va vous -accompagner».</p> - -<p>Mon oncle François se leva. C’était une espèce d’hercule, très fier de -sa force et qui ne craignait rien au monde. Mon père lui dit: «Prends -un fusil. On ne sait pas ce que ça peut être».</p> - -<p>Mais mon oncle ne prit qu’une canne et sortit aussitôt avec le -domestique.</p> - -<p>Nous autres, nous demeurâmes frémissants de terreur et d’angoisse, -sans manger, sans parler. Mon père essaya de nous rassurer: «Vous -allez voir, dit-il, que ce sera quelque mendiant ou quelque passant -perdu dans la neige. Après avoir sonné une première fois, voyant qu’on -n’ouvrait pas tout de suite, il a tenté de retrouver son chemin, puis, -n’ayant pu y parvenir, il est revenu à notre porte.»</p> - -<p>L’absence de mon oncle nous parut durer une heure. Il revint enfin, -furieux, jurant: «Rien, nom de nom, c’est un farceur! Rien que ce -maudit chien qui hurle à cent mètres <span class="pagenum" id="Page_126">126</span> des murs. Si j’avais pris un -fusil, je l’aurais tué pour le faire taire.»</p> - -<p>On se remit à dîner, mais tout le monde demeurait anxieux; on sentait -bien que ce n’était pas fini, qu’il allait se passer quelque chose, que -la cloche, tout à l’heure, sonnerait encore.</p> - -<p>Et elle sonna, juste au moment où l’on coupait le gâteau des Rois. Tous -les hommes se levèrent ensemble. Mon oncle François, qui avait bu du -champagne, affirma qu’il allait LE massacrer, avec tant de fureur, que -ma mère et ma tante se jetèrent sur lui pour l’empêcher. Mon père, bien -que très calme et un peu impotent (il traînait la jambe depuis qu’il se -l’était cassée en tombant de cheval), déclara à son tour qu’il voulait -savoir ce que c’était, et qu’il irait. Mes frères, âgés de dix-huit et -de vingt ans, coururent chercher leurs fusils; et comme on ne faisait -guère attention à moi, je m’emparai d’une carabine de jardin et je me -disposai aussi à accompagner l’expédition.</p> - -<p>Elle partit aussitôt. Mon père et mon oncle marchaient devant, avec -Baptiste, qui portait une lanterne. Mes frères Jacques et Paul -suivaient, et je venais derrière, malgré les supplications <span class="pagenum" id="Page_127">127</span> de ma -mère, qui demeurait avec sa sœur et mes cousines sur le seuil de la -maison.</p> - -<p>La neige s’était remise à tomber depuis une heure, et les arbres en -étaient chargés. Les sapins pliaient sous ce lourd vêtement livide, -pareils à des pyramides blanches, à d’énormes pains de sucre; et on -apercevait à peine, à travers le rideau gris des flocons menus et -pressés, les arbustes plus légers, tout pâles dans l’ombre. Elle -tombait si épaisse, la neige, qu’on y voyait tout juste à dix pas. Mais -la lanterne jetait une grande clarté devant nous. Quand on commença à -descendre par l’escalier tournant creusé dans la muraille, j’eus peur, -vraiment. Il me sembla qu’on marchait derrière moi; qu’on allait me -saisir par les épaules et m’emporter; et j’eus envie de retourner; mais -comme il fallait retraverser tout le jardin, je n’osai pas.</p> - -<p>J’entendis qu’on ouvrait la porte sur la plaine; puis mon oncle se -remit à jurer: «Nom d’un nom, il est reparti! Si j’aperçois seulement -son ombre, je ne le rate pas, ce c...-là.»</p> - -<p>C’était sinistre de voir la plaine, ou, plutôt, de la sentir devant -soi, car on ne la voyait <span class="pagenum" id="Page_128">128</span> pas; on ne voyait qu’un voile de neige -sans fin, en haut, en bas, en face, à droite, à gauche, partout.</p> - -<p>Mon oncle reprit: «Tiens, revoilà le chien qui hurle; je vas lui -apprendre comment je tire, moi. Ça sera toujours ça de gagné.»</p> - -<p>Mais mon père, qui était bon, reprit: «Il vaut mieux l’aller chercher, -ce pauvre animal qui crie la faim. Il aboie au secours, ce misérable; -il appelle comme un homme en détresse. Allons-y».</p> - -<p>Et on se mit en route à travers ce rideau, à travers cette tombée -épaisse, continue, à travers cette mousse qui emplissait la nuit et -l’air, qui remuait, flottait, tombait et glaçait la chair en fondant, -la glaçait comme elle l’aurait brûlée, par une douleur vive et rapide -sur la peau, à chaque toucher des petits flocons blancs.</p> - -<p>Nous enfoncions jusqu’aux genoux dans cette pâte molle et froide; et -il fallait lever très haut la jambe pour marcher. A mesure que nous -avancions, la voix du chien devenait plus claire, plus forte. Mon oncle -cria: «Le voici!» On s’arrêta pour l’observer, comme on doit faire en -face d’un ennemi qu’on rencontre dans la nuit.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_129">129</span></p> - -<p>Je ne voyais rien, moi; alors, je rejoignis les autres, et je -l’aperçus; il était effrayant et fantastique à voir, ce chien, un gros -chien noir, un chien de berger à grands poils et à tête de loup, dressé -sur ses quatre pattes, tout au bout de la longue traînée de lumière que -faisait la lanterne sur la neige. Il ne bougeait pas; il s’était tu et -il nous regardait.</p> - -<p>Mon oncle dit: «C’est singulier, il n’avance ni ne recule. J’ai bien -envie de lui flanquer un coup de fusil.»</p> - -<p>Mon père reprit d’une voix ferme: «Non, il faut le prendre.»</p> - -<p>Alors mon frère Jacques ajouta: «Mais il n’est pas seul. Il y a quelque -chose à côté de lui.»</p> - -<p>Il y avait quelque chose derrière lui, en effet, quelque chose de gris, -d’impossible à distinguer. On se remit en marche avec précaution.</p> - -<p>En nous voyant approcher, le chien s’assit sur son derrière. Il n’avait -pas l’air méchant. Il semblait plutôt content d’avoir réussi à attirer -des gens.</p> - -<p>Mon père alla droit à lui et le caressa. Le chien lui lécha les mains; -et on reconnut qu’il était attaché à la roue d’une petite voiture, -<span class="pagenum" id="Page_130">130</span> d’une sorte de voiture joujou enveloppée tout entière dans trois -ou quatre couvertures de laine. On enleva ces linges avec soin, et -comme Baptiste approchait sa lanterne de la porte de cette carriole qui -ressemblait à une niche roulante, on aperçut dedans un petit enfant qui -dormait.</p> - -<p>Nous fûmes tellement stupéfaits que nous ne pouvions dire un mot. Mon -père se remit le premier, et comme il était de grand cœur, et d’âme -un peu exaltée, il étendit la main sur le toit de la voiture et il dit: -«Pauvre abandonné, tu seras des nôtres!» Et il ordonna à mon frère -Jacques de rouler devant nous notre trouvaille.</p> - -<p>Mon père reprit, pensant tout haut:</p> - -<p>«Quelque enfant d’amour dont la pauvre mère est venue sonner à ma porte -en cette nuit de l’Épiphanie, en souvenir de l’Enfant-Dieu.»</p> - -<p>Il s’arrêta de nouveau, et, de toute sa force, il cria quatre fois -à travers la nuit vers les quatre coins du ciel: «Nous l’avons -recueilli!» Puis, posant la main sur l’épaule de son frère, il murmura: -«Si tu avais tiré sur le chien, François?...»</p> - -<p>Mon oncle ne répondit pas, mais il fit, <span class="pagenum" id="Page_131">131</span> dans l’ombre, un grand -signe de croix, car il était très religieux, malgré ses airs fanfarons.</p> - -<p>On avait détaché le chien, qui nous suivait.</p> - -<p>Ah! par exemple, ce qui fut gentil à voir, c’est la rentrée à la -maison. On eut d’abord beaucoup de mal à monter la voiture par -l’escalier des remparts; on y parvint cependant et on la roula jusque -dans le vestibule.</p> - -<p>Comme maman était drôle, contente et effarée! Et mes quatre petites -cousines (la plus jeune avait six ans), elles ressemblaient à quatre -poules autour d’un nid. On retira enfin de sa voiture l’enfant qui -dormait toujours. C’était une fille, âgée de six semaines environ. -Et on trouva dans ses langes dix mille francs en or, oui, dix mille -francs! que papa plaça pour lui faire une dot. Ce n’était donc pas une -enfant de pauvres... mais peut-être l’enfant de quelque noble avec -une petite bourgeoise de la ville... ou encore... nous avons fait -mille suppositions et on n’a jamais rien su... mais là, jamais rien... -jamais rien... Le chien lui-même ne fut reconnu par personne. Il était -étranger au pays. Dans tous les cas, celui ou celle qui était venu -sonner <span class="pagenum" id="Page_132">132</span> trois fois à notre porte connaissait bien mes parents, pour -les avoir choisis ainsi.</p> - -<p>Voilà donc comment M<sup>lle</sup> Perle entra, à l’âge de six semaines, dans -la maison Chantal.</p> - -<p>On ne la nomma que plus tard, M<sup>lle</sup> Perle, d’ailleurs. On la fit -baptiser d’abord: «Marie, Simone, Claire», Claire devant lui servir de -nom de famille.</p> - -<p>Je vous assure que ce fut une drôle de rentrée dans la salle à manger -avec cette mioche réveillée qui regardait autour d’elle ces gens et ces -lumières, de ses yeux vagues, bleus et troubles.</p> - -<p>On se remit à table et le gâteau fut partagé. J’étais roi, et je pris -pour reine M<sup>lle</sup> Perle, comme vous, tout à l’heure. Elle ne se douta -guère, ce jour-là, de l’honneur qu’on lui faisait.</p> - -<p>Donc, l’enfant fut adoptée, et élevée dans la famille. Elle grandit; -des années passèrent. Elle était gentille, douce, obéissante. Tout le -monde l’aimait et on l’aurait abominablement gâtée si ma mère ne l’eût -empêché.</p> - -<p>Ma mère était une femme d’ordre et de hiérarchie. Elle consentait à -traiter la petite Claire comme ses propres fils, mais elle tenait -cependant à ce que la distance qui nous séparait <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> fût bien marquée, -et la situation bien établie.</p> - -<p>Aussi, dès que l’enfant put comprendre, elle lui fit connaître son -histoire et fit pénétrer tout doucement, même tendrement dans l’esprit -de la petite, qu’elle était pour les Chantal une fille adoptive, -recueillie, mais en somme une étrangère.</p> - -<p>Claire comprit cette situation avec une singulière intelligence, avec -un instinct surprenant; et elle sut prendre et garder la place qui lui -était laissée, avec tant de tact, de grâce et de gentillesse, qu’elle -touchait mon père à le faire pleurer.</p> - -<p>Ma mère elle-même fut tellement émue par la reconnaissance passionnée -et le dévouement un peu craintif de cette mignonne et tendre créature, -qu’elle se mit à l’appeler: «Ma fille.» Parfois, quand la petite avait -fait quelque chose de bon, de délicat, ma mère relevait ses lunettes -sur son front, ce qui indiquait toujours une émotion chez elle et elle -répétait: «Mais c’est une perle, une vraie perle, cette enfant!»—Ce -nom en resta à la petite Claire qui devint et demeura pour nous M<sup>lle</sup> -Perle.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">IV</p> -</div> - -<p>M. Chantal se tut. Il était assis sur le billard, les pieds ballants, -et il maniait une boule de la main gauche, tandis que de la droite il -tripotait un linge qui servait à effacer les points sur le tableau -d’ardoise et que nous appelions «le linge à craie.» Un peu rouge, -la voix sourde, il parlait pour lui maintenant, parti dans ses -souvenirs, allant doucement, à travers les choses anciennes et les -vieux événements qui se réveillaient dans sa pensée, comme on va, en -se promenant, dans les vieux jardins de famille où l’on fut élevé, -et où chaque arbre, chaque chemin, chaque plante, les houx pointus, -les lauriers qui sentent bon, les ifs dont la graine rouge et grasse -s’écrase entre les doigts, font surgir, à chaque pas, un petit fait -de notre vie passée, un de <span class="pagenum" id="Page_135">135</span> ces petits faits insignifiants et -délicieux qui forment le fond même, la trame de l’existence.</p> - -<p>Moi, je restais en face de lui, adossé à la muraille, les mains -appuyées sur ma queue de billard inutile.</p> - -<p>Il reprit, au bout d’une minute: «Cristi, qu’elle était jolie à -dix-huit ans... et gracieuse... et parfaite... Ah! la jolie... jolie... -jolie... et bonne... et brave... et charmante fille! Elle avait des -yeux... des yeux bleus... transparents,... clairs... comme je n’en ai -jamais vu de pareils... jamais!</p> - -<p>Il se tut encore. Je demandai: «Pourquoi ne s’est-elle pas mariée?»</p> - -<p>Il répondit, non pas à moi, mais à ce mot qui passait «mariée».</p> - -<p>—Pourquoi? pourquoi? Elle n’a pas voulu... pas voulu. Elle avait -pourtant trente mille francs de dot, et elle fut demandée plusieurs -fois... elle n’a pas voulu! Elle semblait triste à cette époque-là. -C’est quand j’épousai ma cousine, la petite Charlotte, ma femme, avec -qui j’étais fiancé depuis six ans.</p> - -<p>Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son -esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et <span class="pagenum" id="Page_136">136</span> -cruels drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs -sans reproches, dans un de ces cœurs inavoués, inexplorés, que -personne n’a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées -victimes.</p> - -<p>Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai:</p> - -<p>—C’est vous qui auriez dû l’épouser, monsieur Chantal?</p> - -<p>Il tressaillit, me regarda, et dit:</p> - -<p>—Moi? épouser qui?</p> - -<p>—M<sup>lle</sup> Perle.</p> - -<p>—Pourquoi ça?</p> - -<p>—Parce que vous l’aimiez plus que votre cousine.</p> - -<p>Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia:</p> - -<p>—Je l’ai aimée... moi?... comment? qu’est-ce qui t’a dit ça?...</p> - -<p>—Parbleu, ça se voit... et c’est même à cause d’elle que vous avez -tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis -six ans.</p> - -<p>Il lâcha la bille qu’il tenait de la main gauche, saisit à deux mains -le linge à craie, et, s’en couvrant le visage, se mit à sangloter -dedans. Il pleurait d’une façon désolante et <span class="pagenum" id="Page_137">137</span> ridicule, comme -pleure une éponge qu’on presse, par les yeux, le nez et la bouche en -même temps. Et il toussait, crachait, se mouchait dans le linge à -craie, s’essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes -les fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux -gargarismes.</p> - -<p>Moi, effaré, honteux, j’avais envie de me sauver et je ne savais plus -que dire, que faire, que tenter.</p> - -<p>Et soudain, la voix de M<sup>me</sup> Chantal résonna dans l’escalier: «Est-ce -bientôt fini, votre fumerie?»</p> - -<p>J’ouvris la porte et je criai: «Oui, madame, nous descendons.»</p> - -<p>Puis, je me précipitai vers son mari, et, le saisissant par les -coudes: «Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi; votre femme -vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre; -remettez-vous.»</p> - -<p>Il bégaya: «Oui... oui... je viens... pauvre fille!... je viens... -dites-lui que j’arrive.»</p> - -<p>Et il commença à s’essuyer consciencieusement la figure avec le linge -qui, depuis deux ou trois ans, essuyait toutes marques de l’ardoise, -puis il apparut, moitié blanc et moitié rouge, le front, le nez, les -joues et le menton <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> barbouillés de craie, et les yeux gonflés, -encore pleins de larmes.</p> - -<p>Je le pris par les mains et l’entraînai dans sa chambre en murmurant: -«Je vous demande pardon, je vous demande bien pardon, monsieur Chantal, -de vous avoir fait de la peine... mais... je ne savais pas... vous... -vous comprenez...»</p> - -<p>Il me serra la main: «Oui... oui... il y a des moments difficiles...»</p> - -<p>Puis il se plongea la figure dans sa cuvette. Quand il en sortit, il ne -me parut pas encore présentable; mais j’eus l’idée d’une petite ruse. -Comme il s’inquiétait, en se regardant dans la glace, je lui dis: «Il -suffira de raconter que vous avez un grain de poussière dans l’œil, -et vous pourrez pleurer devant tout le monde autant qu’il vous plaira.»</p> - -<p>Il descendit en effet, en se frottant les yeux avec son mouchoir. On -s’inquiéta; chacun voulut chercher le grain de poussière qu’on ne -trouva point, et on raconta des cas semblables où il était devenu -nécessaire d’aller chercher le médecin.</p> - -<p>Moi, j’avais rejoint M<sup>lle</sup> Perle et je la regardais, tourmenté par -une curiosité ardente, une curiosité qui devenait une souffrance. <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> -Elle avait dû être bien jolie en effet, avec ses yeux doux, si grands, -si calmes, si larges qu’elle avait l’air de ne les jamais fermer, comme -font les autres humains. Sa toilette était un peu ridicule, une vraie -toilette de vieille fille, et la déparait sans la rendre gauche.</p> - -<p>Il me semblait que je voyais en elle, comme j’avais vu tout à l’heure -dans l’âme de M. Chantal, que j’apercevais, d’un bout à l’autre, cette -vie humble, simple et dévouée; mais un besoin me venait aux lèvres, un -besoin harcelant de l’interroger, de savoir si, elle aussi, l’avait -aimé, lui; si elle avait souffert comme lui de cette longue souffrance -secrète, aiguë, qu’on ne voit pas, qu’on ne sait pas, qu’on ne devine -pas, mais qui s’échappe, la nuit, dans la solitude de la chambre -noire. Je la regardais, je voyais battre son cœur sous son corsage -à guimpe, et je me demandais si cette douce figure candide avait gémi -chaque soir, dans l’épaisseur moite de l’oreiller, et sangloté, le -corps secoué de sursauts, dans la fièvre du lit brûlant.</p> - -<p>Et je lui dis tout bas, comme font les enfants qui cassent un bijou -pour voir dedans: <span class="pagenum" id="Page_140">140</span> «Si vous aviez vu pleurer M. Chantal tout à -l’heure, il vous aurait fait pitié.»</p> - -<p>Elle tressaillit: «Comment, il pleurait?</p> - -<p>—Oh! oui, il pleurait!</p> - -<p>—Et pourquoi ça?»</p> - -<p>Elle semblait très émue. Je répondis:</p> - -<p>—A votre sujet.</p> - -<p>—A mon sujet?</p> - -<p>—Oui. Il me racontait combien il vous avait aimée autrefois; et -combien il lui en avait coûté d’épouser sa femme au lieu de vous...»</p> - -<p>Sa figure pâle me parut s’allonger un peu; ses yeux toujours ouverts, -ses yeux calmes se fermèrent tout à coup, si vite qu’ils semblaient -s’être clos pour toujours. Elle glissa de sa chaise sur le plancher et -s’y affaissa doucement, lentement, comme aurait fait une écharpe tombée.</p> - -<p>Je criai: «Au secours! au secours! M<sup>lle</sup> Perle se trouve mal.»</p> - -<p>M<sup>me</sup> Chantal et ses filles se précipitèrent, et comme on cherchait -de l’eau, une serviette et du vinaigre, je pris mon chapeau et je me -sauvai.</p> - -<p>Je m’en allai à grands pas, le cœur secoué, l’esprit plein de -remords et de regrets. Et parfois <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> aussi j’étais content; il me -semblait que j’avais fait une chose louable et nécessaire.</p> - -<p>Je me demandais: «Ai-je eu tort? Ai-je eu raison?» Ils avaient -cela dans l’âme comme on garde du plomb dans une plaie fermée. -Maintenant ne seront-ils pas plus heureux? Il était trop tard pour que -recommençât leur torture et assez tôt pour qu’ils s’en souvinssent avec -attendrissement.</p> - -<p>Et peut-être qu’un soir du prochain printemps, émus par un rayon de -lune tombé sur l’herbe, à leurs pieds, à travers les branches, ils se -prendront et se serreront la main en souvenir de toute cette souffrance -étouffée et cruelle; et peut-être aussi que cette courte étreinte fera -passer dans leurs veines un peu de ce frisson qu’ils n’auront point -connu, et leur jettera, à ces morts ressuscités en une seconde, la -rapide et divine sensation de cette ivresse, de cette folie qui donne -aux amoureux plus de bonheur en un tressaillement, que n’en peuvent -cueillir, en toute leur vie, les autres hommes! <span class="pagenum" id="Page_142">142</span></p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_145">145</span> - - <h2 id="ch_5"><span class="h2line2">ROSALIE PRUDENT.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">I</span><span class="smcap">L</span> y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni -le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient -à comprendre.</p> - -<p>La fille Prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes, -devenue grosse à l’insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la -nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin.</p> - -<p>C’était là l’histoire courante de tous les infanticides accomplis par -les servantes. Mais un fait demeurait inexplicable. La perquisition -opérée dans la chambre de la fille Prudent avait amené la découverte -d’un trousseau complet d’enfant, fait par Rosalie elle-même, <span class="pagenum" id="Page_146">146</span> -qui avait passé ses nuits à le couper et à le coudre pendant trois -mois. L’épicier chez qui elle avait acheté de la chandelle, payée sur -ses gages, pour ce long travail, était venu témoigner. De plus, il -demeurait acquis que la sage-femme du pays, prévenue par elle de son -état, lui avait donné tous les renseignements et tous les conseils -pratiques pour le cas où l’accident arriverait dans un moment où les -secours demeureraient impossibles. Elle avait cherché en outre une -place à Poissy pour la fille Prudent qui prévoyait son renvoi, car les -époux Varambot ne plaisantaient pas sur la morale.</p> - -<p>Ils étaient là, assistant aux assises, l’homme et la femme, petits -rentiers de province, exaspérés contre cette traînée qui avait souillé -leur maison. Ils auraient voulu la voir guillotiner tout de suite, sans -jugement, et ils l’accablaient de dépositions haineuses devenues dans -leur bouche des accusations.</p> - -<p>La coupable, une belle grande fille de Basse-Normandie, assez instruite -pour son état, pleurait sans cesse et ne répondait rien.</p> - -<p>On en était réduit à croire qu’elle avait accompli cet acte barbare -dans un moment de désespoir et de folie, puisque tout indiquait <span class="pagenum" id="Page_147">147</span> -qu’elle avait espéré garder et élever son fils.</p> - -<p>Le président essaya encore une fois de la faire parler, d’obtenir des -aveux; et l’ayant sollicitée avec une grande douceur, lui fit enfin -comprendre que tous ces hommes réunis pour la juger ne voulaient point -sa mort et pouvaient même la plaindre.</p> - -<p>Alors elle se décida.</p> - -<p>Il demandait: «Voyons, dites-nous d’abord quel est le père de cet -enfant?»</p> - -<p>Jusque-là elle l’avait caché obstinément.</p> - -<p>Elle répondit soudain, en regardant ses maîtres qui venaient de la -calomnier avec rage.</p> - -<p>—C’est M. Joseph, le neveu à M. Varambot.</p> - -<p>Les deux époux eurent un sursaut et crièrent en même temps: «C’est -faux! Elle ment. C’est une infamie.»</p> - -<p>Le président les fit taire et reprit: «Continuez, je vous prie, et -dites-nous comment cela est arrivé.»</p> - -<p>Alors elle se mit brusquement à parler avec abondance, soulageant -son cœur fermé, son pauvre cœur solitaire et broyé, vidant son -chagrin, tout son chagrin maintenant devant <span class="pagenum" id="Page_148">148</span> ces hommes sévères -qu’elle avait pris jusque-là pour des ennemis et des juges inflexibles.</p> - -<p>—Oui, c’est M. Joseph Varambot, quand il est venu en congé l’an -dernier.</p> - -<p>—Qu’est-ce qu’il fait M. Joseph Varambot?</p> - -<p>—Il est sous-officier d’artilleurs, m’sieu. Donc il resta deux -mois à la maison. Deux mois d’été. Moi, je ne pensais à rien quand -il s’est mis à me regarder, et puis à me dire des flatteries, et -puis à me cajoler tant que le jour durait. Moi, je me suis laissé -prendre, m’sieu. Il m’ répétait que j’étais belle fille, que j’étais -plaisante... que j’étais de son goût... Moi, il me plaisait pour sûr... -Que voulez-vous?... on écoute ces choses-là quand on est seule... -toute seule... comme moi. J’ suis seule sur la terre, m’sieu... j’ -n’ai personne à qui parler... personne à qui <ins class="correction" title="compter">conter</ins> mes ennuyances... -Je n’ai pu d’ père, pu d’ mère, ni frère, ni sœur, personne! Ça -m’a fait comme un frère qui serait r’venu quand il s’est mis à me -causer. Et puis, il m’a demandé de descendre au bord de la rivière, -un soir, pour bavarder sans faire de bruit. J’y suis v’nue, moi... Je -sais-t-il? je sais-t-il après?... Il me tenait la taille... Pour sûr, -je ne voulais pas... non... non... <span class="pagenum" id="Page_149">149</span> J’ai pas pu... j’avais envie de -pleurer tant que l’air était douce... il faisait clair de lune... J’ai -pas pu... Non... je vous jure... j’ai pas pu... il a fait ce qu’il a -voulu... Ça a duré encore trois semaines, tant qu’il est resté... Je -l’aurais suivi au bout du monde... il est parti... Je ne savais pas que -j’étais grosse, moi!... Je ne l’ai su que l’ mois d’après...</p> - -<p>Elle se mit à pleurer si fort qu’on dut lui laisser le temps de se -remettre.</p> - -<p>Puis le président reprit sur un ton de prêtre au confessionnal: -«Voyons, continuez».</p> - -<p>Elle recommença à parler: «Quand j’ai vu que j’étais grosse, j’ai -prévenu M<sup>me</sup> Boudin, la sage-femme, qu’est là pour le dire, et j’y -ai demandé la manière pour le cas que ça arriverait sans elle. Et puis -j’ai fait mon trousseau, nuit à nuit, jusqu’à une heure du matin, -chaque soir; et puis j’ai cherché une autre place, car je savais bien -que je serais renvoyée; mais j’ voulais rester jusqu’au bout dans la -maison, pour économiser des sous, vu que j’ n’en ai guère, et qu’il -m’en faudrait, pour l’ petit...</p> - -<p>—Alors, vous ne vouliez pas le tuer?</p> - -<p>—Oh! pour sûr non, m’sieu.</p> - -<p>—Pourquoi l’avez-vous tué, alors?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p> - -<p>—V’là la chose. C’est arrivé plus tôt que je n’aurais cru. Ça m’a pris -dans ma cuisine, comme j’ finissais ma vaisselle.</p> - -<p>M. et M<sup>me</sup> Varambot dormaient déjà; donc je monte, pas sans peine, en -me tirant à la rampe; et je m’ couche par terre, sur le carreau, pour -n’ point gâter mon lit. Ça a duré p’t-être une heure, p’t-être deux, -p’t-être trois; je ne sais point, tant ça me faisait mal; et puis, je -l’ poussais d’ toute ma force, j’ai senti qu’il sortait, et je l’ai -ramassé.</p> - -<p>Oh! oui, j’étais contente, pour sûr! J’ai fait tout ce que m’avait dit -M<sup>me</sup> Boudin, tout! Et puis je l’ai mis sur mon lit, lui! Et puis -v’là qu’il me r’vient une douleur, mais une douleur à mourir.—Si vous -connaissiez ça, vous autres, vous n’en feriez pas tant, allez!—J’en -ai tombé sur les genoux, puis sur le dos, par terre; et v’là que ça me -reprend, p’t-être une heure encore, p’t-être deux, là toute seule..., -et puis qu’il en sort un autre..., un autre p’tit..., deux..., oui..., -deux... comme ça! Je l’ai pris comme le premier, et puis je l’ai mis -sur le lit, côte à côte—deux.—Est-ce possible, dites? Deux enfants! -Moi qui gagne vingt francs par mois! Dites... est-ce possible? Un, oui, -ça s’ peut, en se privant... <span class="pagenum" id="Page_151">151</span> mais pas deux! Ça m’a tourné la tête. -Est-ce que je sais, moi?—J’ pouvais-t-il choisir, dites?</p> - -<p>Est-ce que je sais! Je me suis vue à la fin de mes jours! J’ai mis -l’oreiller d’sus, sans savoir... Je n’ pouvais pas en garder deux... et -je m’ suis couchée d’sus encore. Et puis, j’ suis restée à m’ rouler et -à pleurer jusqu’au jour que j’ai vu venir par la fenêtre; ils étaient -morts sous l’oreiller, pour sûr. Alors je les ai pris sous mon bras, -j’ai descendu l’escalier, j’ai sorti dans l’ potager, j’ai pris la -bêche au jardinier, et je les ai enfouis sous terre, l’ plus profond -que j’ai pu, un ici, puis l’autre là, pas ensemble, pour qu’ils n’ -parlent pas de leur mère, si ça parle, les p’tits morts. Je sais-t-il, -moi?</p> - -<p>Et puis, dans mon lit, v’là que j’ai été si mal que j’ai pas pu me -lever. On a fait venir le médecin qu’a tout compris. C’est la vérité, -m’sieu le juge. Faites ce qu’il vous plaira, j’ suis prête.</p> - -<p>La moitié des jurés se mouchaient coup sur coup pour ne point pleurer. -Des femmes sanglotaient dans l’assistance.</p> - -<p>Le président interrogea.</p> - -<p>—A quel endroit avez-vous enterré l’autre?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_152">152</span></p> - -<p>Elle demanda:</p> - -<p>—Lequel que vous avez?</p> - -<p>—Mais... celui... celui qui était dans les artichauts.</p> - -<p>—Ah bien! L’autre est dans les fraisiers, au bord du puits.</p> - -<p>Et elle se mit à sangloter si fort qu’elle gémissait à fendre les -cœurs.</p> - -<p>La fille Rosalie Prudent fut acquittée.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Rosalie Prudent</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 2 mars 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_155">155</span> - - <h2 id="ch_6"><span class="h2line2">SUR LES CHATS.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="rdate">Cap d’Antibes.</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">A</span><span class="smcap">SSIS</span> sur un banc, l’autre jour, devant ma porte, en plein soleil, -devant une corbeille d’anémones fleuries, je lisais un livre récemment -paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, <i>le Tonnelier</i>, -par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier, -sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je -posai à côté de moi pour caresser la bête.</p> - -<p>Il faisait chaud; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore, -intermittente, légère, passait dans l’air, où passaient aussi parfois -des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j’apercevais -là-bas.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p> - -<p>Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent -la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les -germes endormis, et les bourgeons pour que s’ouvrent les jeunes -feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en -l’air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses -crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses -paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple -comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse. -Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant -qu’être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de -la toucher, se redressait et passait sa tête sous ma main levée.</p> - -<p>Je l’énervais et elle m’énervait aussi, car je les aime et je les -déteste, ces animaux charmants et perfides. J’ai plaisir à les toucher, -à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur -chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n’est -plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus -raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d’un chat. Mais elle -me met aux doigts, cette robe vivante, un <span class="pagenum" id="Page_157">157</span> désir étrange et féroce -d’étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l’envie qu’elle -a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette -envie, comme un fluide qu’elle me communique, je la prends par le bout -de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de -mes nerfs, le long de mes membres jusqu’à mon cœur, jusqu’à ma tête, -elle m’emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et -toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement -vif et léger qui me pénètre et m’envahit.</p> - -<p>Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la -saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la -pierre d’une fronde, si vite et si brutalement qu’elle n’a jamais le -temps de se venger.</p> - -<p>Je me souviens qu’étant enfant, j’aimais déjà les chats avec de -brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains; et qu’un -jour, au bout du jardin, à l’entrée du bois, j’aperçus tout à coup -quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J’allai -voir; c’était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se -tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait -inerte, <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait -un bruit de pompe, un bruit affreux que j’entends encore.</p> - -<p>J’aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j’aurais pu aller -chercher le domestique ou prévenir mon père.—Non, je ne bougeai pas, -et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante -et cruelle; c’était un chat! C’eût été un chien, j’aurais plutôt coupé -le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde -de plus.</p> - -<p>Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j’allai le tâter et lui -tirer la queue.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_159">159</span></p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu’en les -caressant, alors qu’ils se frottent à notre chair, ronronnent et -se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne -semblent jamais nous voir, on sent bien l’insécurité de leur tendresse, -l’égoïsme perfide de leur plaisir.</p> - -<p>Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes, -douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter -à l’amour. Près d’elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres -tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte -la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien -qu’on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte -perfide, sournoise, amoureuse ennemie, <span class="pagenum" id="Page_160">160</span> qui mordra lorsqu’elle sera -lasse de baisers.</p> - -<p>Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement -chantés. On connaît son admirable sonnet:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <div class="stanzanoindent"> - Les amoureux fervents et les savants austères<br /> - Aiment également, dans leur mûre saison,<br /> - Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,<br /> - Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires. - </div> - - <div class="stanzanoindent"> - Amis de la science et de la volupté,<br /> - Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres.<br /> - L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres<br /> - S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté. - </div> - - <div class="stanzanoindent"> - Ils prennent en songeant les nobles attitudes<br /> - Des grands sphinx allongés au fond des solitudes<br /> - Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin. - </div> - - <div class="stanzanoindent"> - Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,<br /> - Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,<br /> - Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques. - </div> - </div> -</div> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">III</p> -</div> - -<p>Moi j’ai eu un jour l’étrange sensation d’avoir habité le palais -enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces -bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous -les êtres qu’on n’entende jamais marcher.</p> - -<p>C’était l’été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée.</p> - -<p>Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m’informai si les -habitants du pays n’avaient point dans la montagne au-dessus quelque -vallée fraîche où ils pussent aller respirer.</p> - -<p>On m’indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir.</p> - -<p>Il fallut d’abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai -quelque jour en racontant <span class="pagenum" id="Page_162">162</span> comment se fabriquent ces essences et -quintessences de fleurs qui valent jusqu’à deux mille francs le litre. -J’y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville, -médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que -la propreté des chambres. Puis je repartis au matin.</p> - -<p>La route s’engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds, -et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais -quel bizarre séjour d’été on m’avait indiqué là; et j’hésitais presque -à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j’aperçus soudain -devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense -et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés, -toute une bizarre architecture de citadelle morte. C’était une antique -commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc.</p> - -<p>Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte, -fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l’eau courante, des -saules; et sur les versants des sapins, jusques au ciel.</p> - -<p>En face de la commanderie, de l’autre côté de la vallée, mais plus bas, -s’élève un château <span class="pagenum" id="Page_163">163</span> habité, le château des Quatre-Tours, qui fut -construit vers 1530. On n’y aperçoit encore cependant aucune trace de -la Renaissance.</p> - -<p>C’est une lourde et forte construction carrée, d’un puissant caractère, -flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.</p> - -<p>J’avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir, -qui ne me laissa pas gagner l’hôtel.</p> - -<p>Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours -d’été qu’on puisse rêver. Je m’y promenai jusqu’au soir, puis, après le -dîner, je montai dans l’appartement qu’on m’avait réservé.</p> - -<p>Je traversai d’abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de -vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j’aperçus rapidement sur -les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces -tableaux dont Théophile Gautier a dit:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">J’aime à vous voir en vos cadres ovales<br /> - Portraits jaunis des belles du vieux temps,<br /> - Tenant en main des roses un peu pâles<br /> - Comme il convient à des fleurs de cent ans!</p> - </div> -</div> - -<p>puis j’entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_164">164</span></p> - -<p>Quand je fus seul je la visitai. Elle était tendue d’antiques toiles -peintes où l’on voyait des donjons roses au fond de paysages bleus, -et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres -précieuses.</p> - -<p>Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les -fenêtres, larges dans l’appartement, étroites à leur sortie au jour, -traversant toute l’épaisseur des murs, n’étaient, en somme, que des -meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma -porte, je me couchai et je m’endormis.</p> - -<p>Et je rêvai; on rêve toujours un peu de ce qui s’est passé dans la -journée. Je voyageais; j’entrais dans une auberge où je voyais attablés -devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre -société dont je ne m’étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo, -qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin -j’allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et -tout à coup j’apercevais le domestique et le maçon, armés de briques, -qui venaient doucement vers mon lit.</p> - -<p>Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour me -reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> mon -arrivée à Thorenc, l’aimable accueil du châtelain... J’allais refermer -mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l’ombre, dans la nuit, au -milieu de ma chambre, à la hauteur d’une tête d’homme à peu près, deux -yeux de feu qui me regardaient.</p> - -<p>Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais j’entendis un -bruit, un bruit léger, un bruit mou comme la chute d’un linge humide et -roulé, et quand j’eus de la lumière, je ne vis plus rien qu’une grande -table au milieu de l’appartement.</p> - -<p>Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les -armoires, rien.</p> - -<p>Je pensai donc que j’avais continué mon rêve un peu après mon réveil, -et je me rendormis, non sans peine.</p> - -<p>Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient, -dans le pays que j’aime, et j’arrivais chez un Turc qui demeurait en -plein désert. C’était un Turc superbe; pas un Arabe, un Turc, gros, -aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin -de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait -des compliments en m’offrant des confitures, sur un divan délicieux.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_166">166</span></p> - -<p>Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre—tous mes rêves -finissaient donc ainsi—une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux -de bêtes par terre, et, devant le feu—l’idée de feu me poursuivait -jusqu’au désert—sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui -m’attendait.</p> - -<p>Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le -front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun, -mais d’un brun chaud et capiteux.</p> - -<p>Elle me regardait et je pensais: «Voilà comment je comprends -l’hospitalité. Ce n’est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays -de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile, qu’on -recevrait un étranger de cette façon.»</p> - -<p>Je m’approchai d’elle et je lui parlai, mais elle me répondit par -signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître, -savait si bien.</p> - -<p>D’autant plus heureux qu’elle serait silencieuse, je la pris par la -main et je la conduisis vers ma couche où je m’étendis à ses côtés... -Mais on se réveille toujours en ces moments-là! Donc je me réveillai et -je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose <span class="pagenum" id="Page_167">167</span> de -chaud et de doux que je caressais amoureusement.</p> - -<p>Puis, ma pensée s’éclairant, je reconnus que c’était un chat, un -gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l’y -laissai, et je fis comme lui, encore une fois.</p> - -<p>Quand le jour parut, il était parti, et je crus vraiment que j’avais -rêvé; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et -en sortir, la porte étant fermée à clef.</p> - -<p>Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il se -mit à rire, et me dit: «Il est venu par la chattière», et soulevant un -rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.</p> - -<p>Et j’appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont -ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave -au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et -qui font du chat le roi et le maître de céans.</p> - -<p>Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se -coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous -les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il -est chez lui partout, <span class="pagenum" id="Page_168">168</span> pouvant entrer partout, l’animal qui passe -sans bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux.</p> - -<p>Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">C’est l’esprit familier du lieu;<br /> - Il juge, il préside, il inspire<br /> - Toutes choses dans son empire;<br /> - Peut-être est-il fée,—est-il Dieu?</p> - </div> -</div> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Sur les Chats</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 9 février 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_171">171</span> - - <h2 id="ch_7"><span class="h2line2">SAUVÉE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">E</span><span class="smcap">LLE</span> entra comme une balle qui crève une vitre, la petite marquise de -Rennedon, et elle se mit à rire avant de parler, à rire aux larmes -comme elle avait fait un mois plus tôt en annonçant à son amie qu’elle -avait trompé le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et -rien qu’une fois, parce qu’il était vraiment trop bête et trop jaloux.</p> - -<p>La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son canapé le livre -qu’elle lisait et elle regardait Annette avec curiosité, riant déjà -elle-même.</p> - -<p>Enfin elle demanda:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span></p> - -<p>—Qu’est-ce que tu as encore fait?</p> - -<p>—Oh!... ma chère... ma chère... C’est trop drôle... trop drôle..., -figure-toi... je suis sauvée!... sauvée!... sauvée!...</p> - -<p>—Comment, sauvée?</p> - -<p>—Oui, sauvée!</p> - -<p>—De quoi?</p> - -<p>—De mon mari, ma chère, sauvée! Délivrée! libre! libre! libre!</p> - -<p>—Comment libre? En quoi?</p> - -<p>—En quoi? Le divorce! Oui, le divorce! Je tiens le divorce!</p> - -<p>—Tu es divorcée?</p> - -<p>—Non, pas encore, que tu es sotte! On ne divorce pas en trois heures! -Mais j’ai des preuves... des preuves... des preuves qu’il me trompe... -un flagrant délit... songe!... un flagrant délit... je le tiens...</p> - -<p>—Oh, dis-moi ça! Alors il te trompait?</p> - -<p>—Oui... c’est-à-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j’ai -des preuves, c’est l’essentiel.</p> - -<p>—Comment as-tu fait?</p> - -<p>—Comment j’ai fait? Voilà! Oh! j’ai été forte, rudement forte. -Depuis trois mois il était devenu odieux, tout à fait odieux, brutal, -grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> dit: Ça ne peut pas -durer, il me faut le divorce! Mais comment? Ça n’était pas facile. J’ai -essayé de me faire battre par lui. Il n’a pas voulu. Il me contrariait -du matin au soir, me forçait à sortir quand je ne voulais pas, à -rester chez moi quand je désirais dîner en ville; il me rendait la vie -insupportable d’un bout à l’autre de la semaine, mais il ne me battait -pas.</p> - -<p>Alors, j’ai tâché de savoir s’il avait une maîtresse. Oui, il en avait -une, mais il prenait mille précautions pour aller chez elle. Ils -étaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j’ai fait?</p> - -<p>—Je ne devine pas.</p> - -<p>—Oh! tu ne devinerais jamais. J’ai prié mon frère de me procurer une -photographie de cette fille.</p> - -<p>—De la maîtresse de ton mari?</p> - -<p>—Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix d’un soir, de sept -heures à minuit, dîner compris, trois louis l’heure. Il a obtenu la -photographie par-dessus le marché.</p> - -<p>—Il me semble qu’il aurait pu l’avoir à moins en usant d’une ruse -quelconque et sans... sans... sans être obligé de prendre en même temps -l’original.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p> - -<p>—Oh! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à Jacques. Et puis moi -j’avais besoin de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur -son teint, sur mille choses enfin.</p> - -<p>—Je ne comprends pas.</p> - -<p>—Tu vas voir. Quand j’ai connu tout ce que je voulais savoir, je me -suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d’affaires... -tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute... de toute -nature... des agents de... de... de publicité et de complicité... de -ces hommes... enfin tu comprends.</p> - -<p>—Oui, à peu près. Et tu lui as dit?</p> - -<p>—Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle -s’appelle Clarisse): «Monsieur, il me faut une femme de chambre qui -ressemble à ça. Je la veux jolie, élégante, fine, propre. Je la payerai -ce qu’il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis. Je n’en -aurai pas besoin plus de trois mois.»</p> - -<p>Il avait l’air très étonné, cet homme. Il demanda: «Madame la veut-elle -irréprochable?»</p> - -<p>Je rougis, et je balbutiai: «Mais oui, comme probité.»</p> - -<p>Il reprit: «... Et comme mœurs?...» Je n’osai pas répondre. Je fis -seulement un signe <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> de tête qui voulait dire: non. Puis, tout à -coup, je compris qu’il avait un horrible soupçon, et je m’écriai, -perdant l’esprit: «Oh! monsieur... c’est pour mon mari... qui me -trompe... qui me trompe en ville... et je veux... je veux qu’il me -trompe chez moi... vous comprenez... pour le surprendre...»</p> - -<p>Alors, l’homme se mit à rire. Et je compris à son regard qu’il m’avait -rendu son estime. Il me trouvait même très forte. J’aurais bien parié -qu’à ce moment-là il avait envie de me serrer la main.</p> - -<p>Il me dit: «Dans huit jours, madame, j’aurai votre affaire. Et nous -changerons de sujet s’il le faut. Je réponds du succès. Vous ne me -payerez qu’après réussite. Ainsi cette photographie représente la -maîtresse de monsieur votre mari?—Oui, monsieur.—Une belle personne, -une fausse maigre. Et quel parfum?—Je ne comprenais pas; je répétai: -«Comment, quel parfum?» Il sourit. «Oui, madame, le parfum est -essentiel pour séduire un homme; car cela lui donne des ressouvenirs -inconscients qui le disposent à l’action; le parfum établit des -confusions obscures dans son esprit, le trouble et l’énerve en lui -rappelant ses plaisirs. Il faudrait tâcher <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> de savoir aussi ce que -monsieur votre mari a l’habitude de manger quand il dîne avec cette -dame. Vous pourriez lui servir les mêmes plats le soir où vous le -pincerez. Oh! nous le tenons, madame, nous le tenons.»</p> - -<p>Je m’en allai enchantée. J’étais tombée là vraiment sur un homme très -intelligent.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>—Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille -brune, très belle, avec l’air modeste et hardi en même temps, un -singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne -savais trop qui c’était, je l’appelais «mademoiselle»; alors, elle me -dit: «Oh! madame peut m’appeler Rose tout court.» Nous commençâmes à -causer.</p> - -<p>—Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici?</p> - -<p>—Je m’en doute, madame.</p> - -<p>—Fort bien, ma fille..., et cela ne vous... ne vous ennuie pas trop?</p> - -<p>—Oh! madame, c’est le huitième divorce que je fais; j’y suis habituée.</p> - -<p>—Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p> - -<p>—Oh! madame, cela dépend tout à fait du tempérament de monsieur. Quand -j’aurai vu monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre -exactement à madame.</p> - -<p>—Vous le verrez tout à l’heure, mon enfant. Mais je vous préviens -qu’il n’est pas beau.</p> - -<p>—Cela ne me fait rien, madame. J’en ai séparé déjà de très laids. Mais -je demanderai à madame si elle s’est informée du parfum.</p> - -<p>—Oui, ma bonne Rose,—la verveine.</p> - -<p>—Tant mieux, madame, j’aime beaucoup cette odeur-là!</p> - -<p>Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de monsieur porte du -linge de soie.</p> - -<p>—Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles.</p> - -<p>—Oh! alors, c’est une personne comme il faut. Le linge de soie -commence à devenir commun.</p> - -<p>—C’est très vrai ce que vous dites-là!</p> - -<p>—Eh bien, madame, je vais prendre mon service.</p> - -<p>Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n’eût -fait que cela toute sa vie.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_179">179</span></p> - -<p>Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne leva même pas les yeux -sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la -verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit.</p> - -<p>Il me demanda aussitôt:</p> - -<p>—Qu’est-ce que c’est que cette fille-là!</p> - -<p>—Mais... ma nouvelle femme de chambre.</p> - -<p>—Où l’avez-vous trouvée?</p> - -<p>—C’est la baronne de Grangerie qui me l’a donnée, avec les meilleurs -renseignements.</p> - -<p>—Ah! elle est assez jolie!</p> - -<p>—Vous trouvez?</p> - -<p>—Mais oui... pour une femme de chambre.</p> - -<p>J’étais ravie. Je sentais qu’il mordait déjà.</p> - -<p>Le soir même, Rose me disait: «Je puis maintenant promettre à madame -que ça ne durera pas quinze jours. Monsieur est très facile!</p> - -<p>—Ah! vous avez déjà essayé?</p> - -<p>—Non, madame, mais ça se voit au premier coup d’œil. Il a déjà -envie de m’embrasser en passant à côté de moi.</p> - -<p>—Il ne vous a rien dit?</p> - -<p>—Non, madame, il m’a seulement demandé <span class="pagenum" id="Page_180">180</span> mon nom... pour entendre -le son de ma voix.</p> - -<p>—Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez.</p> - -<p>—Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire -pour ne pas me déprécier.</p> - -<p>Au bout de huit jours mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais -rôder toute l’après-midi par la maison; et ce qu’il y avait de plus -significatif dans son affaire, c’est qu’il ne m’empêchait plus de -sortir. Et moi j’étais dehors toute la journée... pour... pour le -laisser libre.</p> - -<p>Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d’un air -timide:</p> - -<p>—C’est fait, madame, de ce matin.</p> - -<p>Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt -de la manière dont elle me l’avait dite. Je balbutiai:</p> - -<p>—Et... et... ça s’est bien passé?...</p> - -<p>—Oh! très bien, madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais -je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où -elle désire le flagrant délit.</p> - -<p>—Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p> - -<p>—Va pour jeudi, madame. Je n’accorderai plus rien jusque-là pour tenir -monsieur en éveil.</p> - -<p>—Vous êtes sûre de ne pas manquer?</p> - -<p>—Oh, oui, madame, très sûre. Je vais allumer monsieur dans les grands -prix de façon à le faire donner juste à l’heure que madame voudra bien -me désigner.</p> - -<p>—Prenons cinq heures, ma bonne Rose.</p> - -<p>—Ça va pour cinq heures, madame; et à quel endroit?...</p> - -<p>—Mais... dans ma chambre.</p> - -<p>—Soit, dans la chambre de madame.</p> - -<p>Alors, ma chérie, tu comprends ce que j’ai fait. J’ai été chercher papa -et maman d’abord, et puis mon oncle d’Orvelin, le président, et puis -M. Raplet, le juge, l’ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce -que j’allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe -des pieds jusqu’à la porte de ma chambre. J’ai attendu cinq heures, -cinq heures juste... Oh! comme mon cœur battait. J’avais fait -monter aussi le concierge pour avoir un témoin de plus! Et puis... et -puis, au moment où la pendule commence à sonner, pan, j’ouvre la porte -toute grande... Ah! ah! ah! ça y était en plein... en plein... <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> ma -chère... Oh! quelle tête!... quelle tête!... si tu avais vu sa tête!... -Et il s’est retourné... l’imbécile! Ah qu’il était drôle... Je riais, -je riais... Et papa qui s’est fâché, qui voulait battre mon mari... -Et le concierge, un bon serviteur, qui l’aidait à se rhabiller... -devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que -c’était farce!... Quant à Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle -pleurait... elle pleurait très bien. C’est une fille précieuse... Si tu -en as jamais besoin, n’oublie pas!</p> - -<p>Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout -de suite. Je suis libre. Vive le divorce!...</p> - -<p>Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite -baronne, songeuse et contrariée, murmurait:</p> - -<p>—Pourquoi ne m’as-tu pas invitée à voir ça?</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Sauvée</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 22 décembre 1885.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_185">185</span> - - <h2 id="ch_8"><span class="h2line2">MADAME PARISSE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap">’ÉTAIS</span> assis sur le môle du petit port Obernon, près du hameau de la -Salis, pour regarder Antibes au soleil couchant. Je n’avais jamais rien -vu d’aussi surprenant et d’aussi beau.</p> - -<p>La petite ville, enfermée en ses lourdes murailles de guerre -construites par M. de Vauban, s’avançait en pleine mer, au milieu de -l’immense golfe de Nice. La haute vague du large venait se briser à -son pied, l’entourant d’une fleur d’écume; et on voyait, au-dessus des -remparts, les maisons grimper les unes sur les autres jusqu’aux deux -tours dressées dans le ciel comme les deux cornes <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> d’un casque -antique. Et ces deux tours se dessinaient sur la blancheur laiteuse des -Alpes, sur l’énorme et lointaine muraille de neige qui barrait tout -l’horizon.</p> - -<p>Entre l’écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord -du ciel, la petite cité, éclatante et debout sur le fond bleuâtre des -premières montagnes, offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide -de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et -si différentes cependant qu’elles semblaient de toutes les nuances.</p> - -<p>Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d’un bleu presque -blanc, comme si la neige eût déteint sur lui; quelques nuages d’argent -flottaient tout près des sommets pâles; et de l’autre côté du golfe, -Nice couchée au bord de l’eau s’étendait comme un fil blanc entre la -mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte -brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé.</p> - -<p>C’était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir -qu’elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur. -On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui -qui <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> sait sentir par l’œil éprouve, à contempler les choses et -les êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l’homme -à l’oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur.</p> - -<p>Je dis à mon compagnon, M. Martini, un méridional pur sang:</p> - -<p>—Voilà, certes, un des plus rares spectacles qu’il m’ait été donné -d’admirer.</p> - -<p>J’ai vu le Mont-Saint-Michel, ce bijou monstrueux de granit, sortir des -sables au jour levant.</p> - -<p>J’ai vu, dans le Sahara, le lac de Raïanechergui, long de cinquante -kilomètres, luire sous une lune éclatante comme nos soleils et exhaler -vers elle une nuée blanche pareille à une fumée de lait.</p> - -<p>J’ai vu, dans les îles Lipari, le fantastique cratère de soufre du -Volcanello, fleur géante qui fume et qui brûle, fleur jaune démesurée, -épanouie en pleine mer et dont la tige est un volcan.</p> - -<p>Eh bien, je n’ai rien vu de plus surprenant qu’Antibes debout sur les -Alpes au soleil couchant.</p> - -<p>Et je ne sais pourquoi des souvenirs antiques me hantent; des vers -d’Homère me <span class="pagenum" id="Page_188">188</span> reviennent en tête; c’est une ville du vieil Orient, -ceci, c’est une ville de l’Odyssée, c’est Troie! bien que Troie fût -loin de la mer.</p> - -<p>M. Martini tira de sa poche le guide Sarty et lut: «Cette ville fut à -son origine une colonie fondée par les Phocéens de Marseille, vers l’an -340 avant J.-C. Elle reçut d’eux le nom grec d’Antipolis, c’est-à-dire -«contre-ville», ville en face d’une autre, parce qu’en effet elle se -trouve opposée à Nice, autre colonie marseillaise.</p> - -<p>«Après la conquête des Gaules, les Romains firent d’Antibes une ville -municipale; ses habitants jouissaient du droit de cité romaine.</p> - -<p>«Nous savons, par une épigramme de Martial, que, de son temps...»</p> - -<p>Il continuait. Je l’arrêtai: «Peu m’importe ce qu’elle fut. Je vous -dis que j’ai sous les yeux une ville de l’Odyssée. Côte d’Asie ou côte -d’Europe, elles se ressemblaient sur les deux rivages; et il n’en est -point, sur l’autre bord de la Méditerranée, qui éveille en moi, comme -celle-ci, le souvenir des temps héroïques.»</p> - -<p>Un bruit de pas me fit tourner la tête; une <span class="pagenum" id="Page_189">189</span> femme, une grande -femme brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap.</p> - -<p>M. Martini murmura, en faisant sonner les finales: «C’est M<sup>me</sup> -Parisse, vous savez!»</p> - -<p>Non, je ne savais pas, mais ce nom jeté, ce nom du berger Troyen me -confirma dans mon rêve.</p> - -<p>Je dis cependant: «Qui ça, M<sup>me</sup> Parisse?»</p> - -<p>Il parut stupéfait que je ne connusse pas cette histoire.</p> - -<p>J’affirmai que je ne la savais point; et je regardais la femme qui -s’en allait sans nous voir, rêvant, marchant d’un pas grave et lent, -comme marchaient sans doute les dames de l’antiquité. Elle devait avoir -trente-cinq ans environ, et restait belle, fort belle, bien qu’un peu -grasse.</p> - -<p>Et M. Martini me conta ceci.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_190">190</span></p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>M<sup>me</sup> Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant -la guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C’était -alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu’elle était -devenue forte et triste.</p> - -<p>Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à -bedaine et à jambes courtes, qui trottent menu dans une culotte -toujours trop large.</p> - -<p>Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne -commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré durant la -campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons.</p> - -<p>Comme il s’ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière -étouffante enfermée <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> en sa double enceinte d’énormes murailles, le -commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de -forêt de pins éventée par toutes les brises du large.</p> - -<p>Il y rencontra M<sup>me</sup> Parisse qui venait aussi, les soirs d’été, -respirer l’air frais sous les arbres. Comment s’aimèrent-ils? Le -sait-on? Ils se rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se -voyaient plus, ils pensaient l’un à l’autre, sans doute. L’image de la -jeune femme aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de -la belle et fraîche Méridionale qui montrait ses dents en souriant, -restait flottante devant les yeux de l’officier qui continuait sa -promenade en mangeant son cigare au lieu de le fumer; et l’image du -commandant serré dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d’or, -dont la moustache blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir -devant les yeux de M<sup>me</sup> Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu, -court de pattes et ventru, rentrait pour souper.</p> - -<p>A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être; et -à force de se revoir, ils s’imaginèrent qu’ils se connaissaient. Il la -salua assurément. Elle fut surprise et s’inclina, <span class="pagenum" id="Page_192">192</span> si peu, si peu, -tout juste ce qu’il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de -quinze jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d’être -côte à côte.</p> - -<p>Il lui parla! De quoi? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils -l’admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus -souvent qu’à l’horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut -le prétexte banal et persistant d’une causerie de plusieurs minutes.</p> - -<p>Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s’entretenant de -sujets quelconques; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus -intimes, de ces choses secrètes, charmantes, dont on voit le reflet -dans la douceur, dans l’émotion du regard, et qui font battre le -cœur, car elles confessent l’âme, mieux qu’un aveu.</p> - -<p>Puis il dut lui prendre la main, et balbutier ces mots que la femme -devine sans avoir l’air de les entendre.</p> - -<p>Et il fut convenu entre eux qu’ils s’aimaient sans qu’ils se le fussent -prouvé par rien de sensuel ou de brutal.</p> - -<p>Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle, -mais il voulait <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour -plus ardemment de se rendre à son violent désir.</p> - -<p>Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder.</p> - -<p>Un soir pourtant elle lui dit comme par hasard: «Mon mari vient de -partir pour Marseille. Il y va rester quatre jours.»</p> - -<p>Jean de Carmelin se jeta à ses pieds, la suppliant d’ouvrir sa porte le -soir même, vers onze heures. Mais elle ne l’écouta point et rentra d’un -air fâché.</p> - -<p>Le commandant fut de mauvaise humeur tout le soir; et le lendemain, dès -l’aurore, il se promenait, rageur, sur les remparts, allant de l’école -du tambour à l’école de peloton, et jetant des punitions aux officiers -et aux hommes, comme on jetterait des pierres dans une foule.</p> - -<p>Mais en rentrant pour déjeuner, il trouva sous sa serviette, dans une -enveloppe, ces quatre mots: «Ce soir, dix heures.» Et il donna cent -sous, sans aucune raison, au garçon qui le servait.</p> - -<p>La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner -et à se parfumer.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_194">194</span></p> - -<p>Au moment où il se mettait à table pour dîner, on lui remit une autre -enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme:</p> - -<div class="quote"> - <p>«Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf - heures.—<span class="smcap">Parisse.</span>»</p> -</div> - -<p>Le commandant poussa un juron si véhément que le garçon laissa tomber -la soupière sur le parquet.</p> - -<p>Que ferait-il? Certes, il la voulait, ce soir-là même, coûte que coûte; -et il l’aurait. Il l’aurait par tous les moyens, dût-il faire arrêter -et emprisonner le mari. Soudain une idée folle lui traversa la tête. Il -demanda du papier, et écrivit:</p> - -<div class="quote"> - <p class="recipient">«<span class="smcap">Madame</span>,</p> - - <p>«Il ne rentrera pas ce soir, je vous le jure, et moi je serai à dix - heures où vous savez. Ne craignez rien, je réponds de tout, sur mon - honneur d’officier.</p> - - <p class="rsignature">«<span class="smcap">Jean de Carmelin.</span>»</p> -</div> - -<p>Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité.</p> - -<p>Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois, qui commandait -après lui; et il lui <span class="pagenum" id="Page_195">195</span> dit, en roulant entre ses doigts la dépêche -froissée de M. Parisse:</p> - -<p>—Capitaine, je reçois un télégramme d’une nature singulière et dont il -m’est même impossible de vous communiquer le contenu. Vous allez faire -fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce -que personne, vous entendez bien, personne n’entre ni ne sorte avant -six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans -les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures. -Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son -domicile <i>manu militari</i>. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils -s’éloigneront aussitôt de moi en ayant l’air de ne pas me connaître.</p> - -<p>Vous avez bien entendu?</p> - -<p>—Oui, mon commandant.</p> - -<p>—Je vous rends responsable de l’exécution de ces ordres, mon cher -capitaine.</p> - -<p>—Oui, mon commandant.</p> - -<p>—Voulez-vous un verre de chartreuse?</p> - -<p>—Volontiers, mon commandant.</p> - -<p>Ils trinquèrent, burent la liqueur jaune, et le capitaine Gribois s’en -alla.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_196">196</span></p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">III</p> -</div> - -<p>Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur -le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice.</p> - -<p>L’un était grand et maigre, M. Saribe, marchand d’huiles, l’autre gros -et petit, M. Parisse.</p> - -<p>Ils se mirent en route côte à côte, leur sac de nuit à la main, pour -gagner la ville éloignée d’un kilomètre.</p> - -<p>Mais en arrivant à la porte du port, les factionnaires croisèrent la -baïonnette en leur enjoignant de s’éloigner.</p> - -<p>Effarés, stupéfaits, abrutis d’étonnement, ils s’écartèrent et -délibérèrent; puis, après avoir pris conseil l’un de l’autre, ils -revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître -leurs noms.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span></p> - -<p>Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les -menacèrent de tirer; et les deux voyageurs, épouvantés, s’enfuirent au -pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient.</p> - -<p>Ils firent alors le tour des remparts et se présentèrent à la porte -de la route de Cannes. Elle était fermée également et gardée aussi -par un poste menaçant. MM. Saribe et Parisse, en hommes prudents, -n’insistèrent pas davantage, et s’en revinrent à la gare pour chercher -un abri, car le tour des fortifications n’était pas sûr, après le -soleil couché.</p> - -<p>L’employé de service, surpris et somnolent, les autorisa à attendre le -jour dans le salon des voyageurs.</p> - -<p>Ils y demeurèrent côte à côte, sans lumière, sur le canapé de velours -vert, trop effrayés pour songer à dormir.</p> - -<p>La nuit fut longue pour eux.</p> - -<p>Ils apprirent, vers six heures et demie, que les portes étaient -ouvertes et qu’on pouvait, enfin, pénétrer dans Antibes.</p> - -<p>Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route -leurs sacs abandonnés.</p> - -<p>Lorsqu’ils franchirent, un peu inquiets <span class="pagenum" id="Page_198">198</span> encore, la porte de la -ville, le commandant de Carmelin, l’œil sournois et la moustache en -l’air, vint lui-même les reconnaître et les interroger.</p> - -<p>Puis il les salua avec politesse en s’excusant de leur avoir fait -passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres.</p> - -<p>Les esprits, dans Antibes, étaient affolés. Les uns parlaient d’une -surprise méditée par les Italiens, les autres d’un débarquement -du prince impérial, d’autres encore croyaient à une conspiration -orléaniste. On ne devina que plus tard la vérité quand on apprit que le -bataillon du commandant était envoyé fort loin, et que M. de Carmelin -avait été sévèrement puni.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">IV</p> -</div> - -<p>M. Martini avait fini de parler. M<sup>me</sup> Parisse revenait, sa promenade -terminée. Elle passa gravement, près de moi, les yeux sur les Alpes -dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du -soleil.</p> - -<p>J’avais envie de la saluer, la triste et pauvre femme qui devait penser -toujours à cette nuit d’amour déjà si lointaine, et à l’homme hardi qui -avait osé, pour un baiser d’elle, mettre une ville en état de siège et -compromettre tout son avenir.</p> - -<p>Aujourd’hui, il l’avait oubliée sans doute, à moins qu’il ne racontât, -après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre.</p> - -<p>L’avait-elle revu? L’aimait-elle encore? Et je songeais: «Voici bien un -trait de l’amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. <span class="pagenum" id="Page_200">200</span> L’Homère -qui chanterait cette Hélène, et l’aventure de son Ménélas, devrait -avoir l’âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire, -beau, fort comme Achille, et plus rusé qu’Ulysse, le héros de cette -abandonnée!»</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Madame Parisse</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 16 mars 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_203">203</span> - - <h2 id="ch_9"><span class="h2line2">JULIE ROMAIN.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap">E</span> suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la -Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas -sur une route? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au -flanc des montagnes, au bord de la mer! Et on rêve! Que d’illusions, -d’amours, d’aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme -qui vagabonde! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en -vous avec l’air tiède et léger; on les boit dans la brise, et elles -font naître en notre cœur un appétit de bonheur qui grandit avec la -faim, excitée par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et -chantent comme des oiseaux.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p> - -<p>Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l’Italie, ou -plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la -représentation de tous les poèmes d’amour de la terre. Et je songeais -que depuis Cannes, où l’on pose, jusqu’à Monaco où l’on joue, on ne -vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de -l’argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses -et d’orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les -viles convoitises, et bien montrer l’esprit humain tel qu’il est, -rampant, ignorant, arrogant et cupide.</p> - -<p>Tout à coup, au fond d’une des baies ravissantes qu’on rencontre à -chaque détour de la montagne, j’aperçus quelques villas, quatre ou -cinq seulement, en face de la mer, au pied du mont, et devant un -bois sauvage de sapins qui s’en allait au loin derrière elles par -deux grands vallons sans chemins et sans issues peut-être. Un de ces -chalets m’arrêta net devant sa porte, tant il était joli: une petite -maison blanche avec des boiseries brunes, et couverte de roses grimpées -jusqu’au toit.</p> - -<p>Et le jardin: une nappe de fleurs, de toutes les couleurs et de toutes -les tailles, <span class="pagenum" id="Page_205">205</span> mêlées dans un désordre coquet et cherché. Le gazon -en était rempli; chaque marche du perron en portait une touffe à ses -extrémités, les fenêtres laissaient pendre sur la façade éclatante -des grappes bleues ou jaunes; et la terrasse aux balustres de pierre, -qui couvrait cette mignonne demeure, était enguirlandée d’énormes -clochettes rouges pareilles à des taches de sang.</p> - -<p>On apercevait, par derrière, une longue allée d’orangers fleuris qui -s’en allait jusqu’au pied de la montagne.</p> - -<p>Sur la porte, en petites lettres d’or, ce nom: «Villa d’Antan.»</p> - -<p>Je me demandais quel poète ou quelle fée habitait là, quel solitaire -inspiré avait découvert ce lieu et créé cette maison de rêve, qui -semblait poussée dans un bouquet.</p> - -<p>Un cantonnier cassait des pierres sur la route, un peu plus loin. Je -lui demandai le nom du propriétaire de ce bijou. Il répondit:</p> - -<p>—C’est M<sup>me</sup> Julie Romain.</p> - -<p>Julie Romain! Dans mon enfance, autrefois, j’avais tant entendu parler -d’elle, de la grande actrice, la rivale de Rachel.</p> - -<p>Aucune femme n’avait été plus applaudie et plus aimée, plus aimée -surtout! Que de <span class="pagenum" id="Page_206">206</span> duels et que de suicides pour elle, et que -d’aventures retentissantes! Quel âge avait-elle à présent, cette -séductrice? Soixante, soixante-dix, soixante-quinze ans? Julie Romain! -Ici, dans cette maison! La femme qu’avaient adorée le plus grand -musicien et le plus rare poète de notre pays! Je me souvenais encore -de l’émotion soulevée dans toute la France (j’avais alors douze ans) -par sa fuite en Sicile avec celui-ci, après sa rupture éclatante avec -celui-là.</p> - -<p>Elle était partie un soir, après une première représentation où la -salle l’avait acclamée durant une demi-heure, et rappelée onze fois -de suite; elle était partie avec le poète, en chaise de poste, comme -on faisait alors; ils avaient traversé la mer pour aller s’aimer dans -l’île antique, fille de la Grèce, sous l’immense bois d’orangers qui -entoure Palerme et qu’on appelle la «Conque d’Or».</p> - -<p>On avait raconté leur ascension de l’Etna et comment ils s’étaient -penchés sur l’immense cratère, enlacés, la joue contre la joue, comme -pour se jeter au fond du gouffre de feu.</p> - -<p>Il était mort, lui, l’homme aux vers troublants, si profonds qu’ils -avaient donné le vertige à toute une génération, si subtils, si -mystérieux, <span class="pagenum" id="Page_207">207</span> qu’ils avaient ouvert un monde nouveau aux nouveaux -poètes.</p> - -<p>L’autre aussi était mort, l’abandonné, qui avait trouvé pour elle des -phrases de musique restées dans toutes les mémoires, des phrases de -triomphe et de désespoir, affolantes et déchirantes.</p> - -<p>Elle était là, elle, dans cette maison voilée de fleurs.</p> - -<p>Je n’hésitai point, je sonnai.</p> - -<p>Un petit domestique vint ouvrir, un garçon de dix-huit ans, à l’air -gauche, aux mains niaises. J’écrivis sur ma carte un compliment galant -pour la vieille actrice et une vive prière de me recevoir. Peut-être -savait-elle mon nom et consentirait-elle à m’ouvrir sa porte.</p> - -<p>Le jeune valet s’éloigna, puis revint en me demandant de le suivre; -et il me fit entrer dans un salon propre et correct, de style -Louis-Philippe, aux meubles froids et lourds, dont une petite bonne de -seize ans, à la taille mince, mais peu jolie, enlevait les housses en -mon honneur.</p> - -<p>Puis, je restai seul.</p> - -<p>Sur les murs, trois portraits, celui de l’actrice dans un de ses rôles, -celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise -<span class="pagenum" id="Page_208">208</span> à jabot d’alors, et celui du musicien assis devant un clavecin. -Elle, blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait -de sa bouche gracieuse et de son œil bleu; et la peinture était -soignée, fine, élégante et sèche.</p> - -<p>Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité.</p> - -<p>Tout cela sentait l’autrefois, les jours finis et les gens disparus.</p> - -<p>Une porte s’ouvrit, une petite femme entra; vieille, très vieille, très -petite, avec des bandeaux de cheveux blancs, des sourcils blancs, une -vraie souris blanche rapide et furtive.</p> - -<p>Elle me tendit la main et dit, d’une voix restée fraîche, sonore, -vibrante:</p> - -<p>—Merci, monsieur. Comme c’est gentil aux hommes d’aujourd’hui de se -souvenir des femmes de jadis! Asseyez-vous.</p> - -<p>Et je lui racontai comment sa maison m’avait séduit, comment j’avais -voulu connaître le nom de la propriétaire, et comment, l’ayant connu, -je n’avais pu résister au désir de sonner à sa porte.</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—Cela m’a fait d’autant plus de plaisir, <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> monsieur, que voici -la première fois que pareille chose arrive. Quand on m’a remis votre -carte, avec le mot gracieux qu’elle portait, j’ai tressailli comme -si on m’eût annoncé un vieil ami disparu depuis vingt ans. Je suis -une morte, moi, une vraie morte, dont personne ne se souvient, à qui -personne ne pense, jusqu’au jour où je mourrai pour de bon; et alors -tous les journaux parleront, pendant trois jours, de Julie Romain, avec -des anecdotes, des détails, des souvenirs et des éloges emphatiques. -Puis ce sera fini de moi.</p> - -<p>Elle se tut, et reprit, après un silence:</p> - -<p>—Et cela ne sera pas long maintenant. Dans quelques mois, dans -quelques jours, de cette petite femme encore vive il ne restera plus -qu’un petit squelette.</p> - -<p>Elle leva les yeux vers son portrait qui lui souriait, qui souriait à -cette vieille, à cette caricature de lui-même; puis elle regarda les -deux hommes, le poète dédaigneux et le musicien inspiré qui semblaient -se dire: «Que nous veut cette ruine?»</p> - -<p>Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m’étreignait le -cœur, la tristesse des existences accomplies, qui se débattent <span class="pagenum" id="Page_210">210</span> -encore dans les souvenirs comme on se noie dans une eau profonde.</p> - -<p>De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes -et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes, -jolies, riches, heureuses; des hommes souriants et satisfaits. Elle -suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné:</p> - -<p>—On ne peut pas être et avoir été.</p> - -<p>Je lui dis:</p> - -<p>—Comme la vie a dû être belle pour vous!</p> - -<p>Elle poussa un grand soupir:</p> - -<p>—Belle et douce. C’est pour cela que je la regrette si fort.</p> - -<p>Je vis qu’elle était disposée à parler d’elle; et doucement, avec -des précautions délicates, comme lorsqu’on touche à des chairs -douloureuses, je me mis à l’interroger.</p> - -<p>Elle parla de ses succès, de ses enivrements, de ses amis, de toute son -existence triomphante. Je lui demandai:</p> - -<p>—Les plus vives joies, le vrai bonheur, est-ce au théâtre que vous les -avez dus?</p> - -<p>Elle répondit vivement:</p> - -<p>—Oh! non.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_211">211</span></p> - -<p>Je souris; elle reprit, en levant vers les deux portraits un regard -triste:</p> - -<p>—C’est à eux.</p> - -<p>Je ne pus me retenir de demander:</p> - -<p>—Auquel?</p> - -<p>—A tous les deux. Je les confonds même un peu dans ma mémoire de -vieille, et puis, j’ai des remords envers l’un, aujourd’hui.</p> - -<p>—Alors, madame, ce n’est pas à eux, mais à l’amour lui-même que va -votre reconnaissance. Ils n’ont été que ses interprètes.</p> - -<p>—C’est possible. Mais quels interprètes!</p> - -<p>—Êtes-vous certaine que vous n’avez pas été, que vous n’auriez pas -été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n’aurait -pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son -cœur, toutes ses pensées, toutes ses heures, tout son être; tandis -que ceux-ci vous donnaient deux rivales redoutables, la Musique et la -Poésie?</p> - -<p>Elle s’écria avec force, avec cette voix restée jeune, qui faisait -vibrer quelque chose dans l’âme:</p> - -<p>—Non, monsieur, non. Un autre m’aurait plus aimée peut-être, mais il -ne m’aurait pas aimée comme ceux-là. Ah! c’est qu’ils m’ont chanté -la musique de l’amour, ceux-là, comme <span class="pagenum" id="Page_212">212</span> personne au monde ne la -pourrait chanter! Comme ils m’ont grisée! Est-ce qu’un homme, un -homme quelconque, trouverait ce qu’ils savaient trouver, eux, dans -les sons et dans les paroles? Est-ce assez que d’aimer, si on ne sait -pas mettre dans l’amour toute la poésie et toute la musique du ciel -et de la terre? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une -femme avec des chants et avec des mots! Oui, il y avait peut-être dans -notre passion plus d’illusion que de réalité; mais ces illusions-là -vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent -toujours sur le sol. Si d’autres m’ont plus aimée, par eux seuls j’ai -compris, j’ai senti, j’ai adoré l’amour!</p> - -<p>Et, tout à coup, elle se mit à pleurer.</p> - -<p>Elle pleurait, sans bruit, des larmes désespérées!</p> - -<p>J’avais l’air de ne point voir, et je regardais au loin. Elle reprit, -après quelques minutes:</p> - -<p>—Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le cœur -vieillit avec le corps. Chez moi, cela n’est point arrivé. Mon pauvre -corps a soixante-neuf ans, et mon pauvre cœur en a vingt... Et voilà -pourquoi je vis toute seule, dans les fleurs et dans les rêves.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span></p> - -<p>Il y eut entre nous un long silence. Elle s’était calmée et se remit à -parler en souriant:</p> - -<p>—Comme vous vous moqueriez de moi, si vous saviez... si vous saviez -comment je passe mes soirées... quand il fait beau!... Je me fais honte -et pitié en même temps.</p> - -<p>J’eus beau la prier, elle ne voulut point me dire ce qu’elle faisait; -alors je me levai pour partir.</p> - -<p>Elle s’écria:</p> - -<p>—Déjà!</p> - -<p>Et, comme j’annonçais que je devais dîner à Monte-Carlo, elle demanda, -avec timidité:</p> - -<p>—Vous ne voulez pas dîner avec moi? Cela me ferait beaucoup de plaisir.</p> - -<p>J’acceptai tout de suite. Elle sonna, enchantée; puis quand elle eut -donné quelques ordres à la petite bonne, elle me fit visiter sa maison.</p> - -<p>Une sorte de véranda vitrée, pleine d’arbustes, s’ouvrait sur la -salle à manger et laissait voir d’un bout à l’autre la longue allée -d’orangers, s’étendant jusqu’à la montagne. Un siège bas, caché sous -les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s’asseoir -là.</p> - -<p>Puis nous allâmes dans le jardin regarder <span class="pagenum" id="Page_214">214</span> les fleurs. Le soir -venait doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s’exhaler -tous les parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand -nous nous mîmes à table. Le dîner fut bon et long; et nous devînmes -amis intimes, elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie -profonde s’éveillait pour elle en mon cœur. Elle avait bu deux -doigts de vin, comme on disait autrefois, et devenait plus confiante, -plus expansive.</p> - -<p>—Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi, je l’adore, cette bonne -lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble -que tous mes souvenirs sont dedans; et je n’ai qu’à la contempler pour -qu’ils me reviennent aussitôt. Et même... quelquefois, le soir... je -m’offre un joli spectacle... joli... joli... si vous saviez?... Mais -non, vous vous moqueriez trop de moi... je ne peux pas... Je n’ose -pas... non... non... vraiment, non...</p> - -<p>Je la suppliais:</p> - -<p>—Voyons... quoi? dites-le-moi; je vous promets de ne pas me moquer... -je vous le jure... voyons...</p> - -<p>Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres, -si froides, et je les baisai l’une après l’autre, plusieurs fois, <span class="pagenum" id="Page_215">215</span> -comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait.</p> - -<p>—Vous me promettez de ne pas rire?</p> - -<p>—Oui, je le jure.</p> - -<p>—Eh bien, venez.</p> - -<p>Elle se leva. Et comme le petit domestique, gauche dans sa livrée -verte, éloignait la chaise derrière elle, elle lui dit quelques mots à -l’oreille, très bas, très vite. Il répondit:</p> - -<p>—Oui, madame, tout de suite.</p> - -<p>Elle prit mon bras et m’emmena sous la véranda.</p> - -<p>L’allée d’orangers était vraiment admirable à voir. La lune, déjà -levée, la pleine lune, jetait au milieu un mince sentier d’argent, une -longue ligne de clarté qui tombait sur le sable jaune, entre les têtes -rondes et opaques des arbres sombres.</p> - -<p>Comme ils étaient en fleurs, ces arbres, leur parfum violent et doux -emplissait la nuit. Et dans leur verdure noire on voyait voltiger des -milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines -d’étoiles.</p> - -<p>Je m’écriai:</p> - -<p>—Oh! quel décor pour une scène d’amour!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span></p> - -<p>Elle sourit.</p> - -<p>—N’est-ce pas? n’est-ce pas? Vous allez voir.</p> - -<p>Et elle me fit asseoir à côté d’elle.</p> - -<p>Elle murmura:</p> - -<p>—Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à -ces choses-là, vous autres, les hommes d’aujourd’hui. Vous êtes des -boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus -nous parler. Quand je dis «nous», j’entends les jeunes. Les amours -sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de -couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme, -vous disparaissez; mais si vous estimez la femme plus haut que la note, -vous payez. Jolies mœurs... et jolies tendresses!</p> - -<p>Elle me prit la main.</p> - -<p>—Regardez...</p> - -<p>Je demeurais stupéfait et ravi... Là-bas, au bout de l’allée, dans le -sentier de lune, deux jeunes gens s’en venaient en se tenant par la -taille. Ils s’en venaient, enlacés, charmants, à petits pas, traversant -les flaques de lumière qui les éclairaient tout à coup et rentrant dans -l’ombre aussitôt. Il était vêtu, lui, <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> d’un habit de satin blanc, -comme au siècle passé, et d’un chapeau couvert d’une plume d’autruche. -Elle portait une robe à paniers et la haute coiffure poudrée des belles -dames au temps du Régent.</p> - -<p>A cent pas de nous, ils s’arrêtèrent et, debout au milieu de l’allée, -s’embrassèrent en faisant des grâces.</p> - -<p>Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces -gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon -siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé, -comme l’homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui -lui ouvre la gorge et la mâchoire.</p> - -<p>Mais les enfants s’en retournèrent vers le fond de l’allée; et -ils redevinrent délicieux. Ils s’éloignaient, s’en allaient, -disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus. -L’allée vide semblait triste.</p> - -<p>Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir; car je compris -que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le -passé, tout ce passé d’amour et de décor, le passé factice, trompeur -et séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> battre -encore le cœur de la vieille cabotine et de la vieille amoureuse!</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Julie Romain</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du samedi 20 mars 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_221">221</span> - - <h2 id="ch_10"><span class="h2line2">LE PÈRE AMABLE.</span></h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> ciel humide et gris semblait peser sur la vaste plaine brune. -L’odeur de l’automne, odeur triste des terres nues et mouillées, des -feuilles tombées, de l’herbe morte, rendait plus épais et plus lourd -l’air stagnant du soir. Les paysans travaillaient encore, épars dans -les champs, en attendant l’heure de l’Angélus qui les rappellerait aux -fermes dont on apercevait, çà et là, les toits de chaume à travers les -branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les -clos de pommiers.</p> - -<p>Au bord d’un chemin, sur un tas de hardes, un tout petit enfant, assis -les jambes <span class="pagenum" id="Page_222">222</span> ouvertes, jouait avec une pomme de terre qu’il laissait -parfois tomber dans sa robe, tandis que cinq femmes, courbées et la -croupe en l’air, piquaient des brins de colza dans la plaine voisine. -D’un mouvement leste et continu, tout le long du grand bourrelet de -terre que la charrue venait de retourner, elles enfonçaient une pointe -de bois, puis jetaient aussitôt dans ce trou la plante un peu flétrie -déjà qui s’affaissait sur le côté; puis elles recouvraient la racine et -continuaient leur travail.</p> - -<p>Un homme qui passait, un fouet à la main et les pieds dans des sabots, -s’arrêta près de l’enfant, le prit et l’embrassa. Alors une des femmes -se redressa et vint à lui. C’était une grande fille rouge, large du -flanc, de la taille et des épaules, une haute femelle normande, aux -cheveux jaunes, au teint de sang.</p> - -<p>Elle dit, d’une voix résolue:</p> - -<p>—Te v’la Césaire, eh ben?</p> - -<p>L’homme, un garçon maigre à l’air triste, murmura:</p> - -<p>—Eh ben, rien de rien, toujou d’ même!</p> - -<p>—I ne veut pas?</p> - -<p>—I ne veut pas.</p> - -<p>—Qué que tu vas faire?</p> - -<p>—J’ sais ti?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_223">223</span></p> - -<p>—Va t’en vé l’ curé.</p> - -<p>—J’ veux ben.</p> - -<p>—Vas-y à c’t’ heure.</p> - -<p>—J’ veux ben.</p> - -<p>Et ils se regardèrent. Il tenait toujours l’enfant dans ses bras. Il -l’embrassa de nouveau et le remit sur les hardes des femmes.</p> - -<p>A l’horizon, entre deux fermes, on apercevait une charrue que traînait -un cheval et que poussait un homme. Ils passaient tout doucement, la -bête, l’instrument et le laboureur, sur le ciel terne du soir.</p> - -<p>La femme reprit:</p> - -<p>—Alors, qué qu’i dit, ton pé?</p> - -<p>—I dit qu’i n’ veut point.</p> - -<p>—Pourquoi ça qu’i n’ veut point?</p> - -<p>Le garçon montra d’un geste l’enfant qu’il venait de remettre à terre, -puis d’un regard il indiqua l’homme qui poussait la charrue, là-bas.</p> - -<p>Et il prononça: «Parce que c’est à li, ton éfant.»</p> - -<p>La fille haussa les épaules, et d’un ton colère: «Pardi, tout l’ monde -le sait ben qu’ c’est à Victor. Et pi après? j’ai fauté! j’ suis-ti la -seule? Ma mé aussi avait fauté, avant mé, et pi la tienne itou, avant -d’épouser ton pé! <span class="pagenum" id="Page_224">224</span> Qui ça qui n’a point fauté dans l’ pays? J’ai -fauté avec Victor, vu qu’i m’a prise dans la grange comme j’ dormais, -ça, c’est vrai; et pi j’ai r’ fauté que je n’ dormais point. J’ -l’aurais épousé pour sûr, n’eût-il point été un serviteur. J’ suis-t-i -moins vaillante pour ça?</p> - -<p>L’homme dit simplement:</p> - -<p>—Mé, j’ te veux ben telle que t’es, avec ou sans l’éfant. N’y a que -mon pé qui m’oppose. J’ verrons tout d’ même à régler ça.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Va t’en vé l’ curé à c’t’ heure.</p> - -<p>—J’y vas.</p> - -<p>Et il se remit en route de son pas lourd de paysan; tandis que la -fille, les mains sur les hanches, retournait piquer son colza.</p> - -<p>En effet, l’homme qui s’en allait ainsi, Césaire Houlbrèque, le fils -du vieux sourd Amable Houlbrèque, voulait épouser, malgré son père, -Céleste Lévesque, qui avait eu un enfant de Victor Lecoq, simple valet -employé alors dans la ferme de ses parents et mis dehors pour ce fait.</p> - -<p>Aux champs, d’ailleurs, les hiérarchies de caste n’existent point, et -si le valet est économe, il devient, en prenant une ferme à son tour, -l’égal de son ancien maître.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span></p> - -<p>Césaire Houlbrèque s’en allait donc, un fouet sous le bras, ruminant -ses idées, et soulevant l’un après l’autre ses lourds sabots englués de -terre. Certes il voulait épouser Céleste Lévesque, il la voulait avec -son enfant, parce que c’était la femme qu’il lui fallait. Il n’aurait -pas su dire pourquoi; mais il le savait, il en était sûr. Il n’avait -qu’à la regarder pour en être convaincu, pour se sentir tout drôle, -tout remué, comme abêti de contentement. Ça lui faisait même plaisir -d’embrasser le petit, le petit de Victor, parce qu’il était sorti -d’elle.</p> - -<p>Et il regardait, sans haine, le profil lointain de l’homme qui poussait -sa charrue sur le bord de l’horizon.</p> - -<p>Mais le père Amable ne voulait pas de ce mariage. Il s’y opposait avec -un entêtement de sourd, avec un entêtement furieux.</p> - -<p>Césaire avait beau lui crier dans l’oreille, dans celle qui entendait -encore quelques sons:</p> - -<p>—J’ vous soignerons ben, mon pé. J’ vous dis que c’est une bonne fille -et pi vaillante, et pi d’épargne.</p> - -<p>Le vieux répétait:—Tant que j’ vivrai, j’ verrai point ça.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p> - -<p>Et rien ne pouvait le vaincre, rien ne pouvait fléchir sa rigueur. -Un seul espoir restait à Césaire. Le père Amable avait peur du curé -par appréhension de la mort qu’il sentait approcher. Il ne redoutait -pas beaucoup le bon Dieu, ni le diable, ni l’enfer, ni le purgatoire, -dont il n’avait aucune idée, mais il redoutait le prêtre, qui lui -représentait l’enterrement, comme on pourrait redouter les médecins par -horreur des maladies. Depuis huit jours Céleste, qui connaissait cette -faiblesse du vieux, poussait Césaire à aller trouver le curé; mais -Césaire hésitait toujours, parce qu’il n’aimait point beaucoup non plus -les robes noires, qui lui représentaient, à lui, des mains toujours -tendues pour des quêtes ou pour le pain bénit.</p> - -<p>Il venait pourtant de se décider et il s’en allait vers le presbytère, -en songeant à la façon dont il allait conter son affaire.</p> - -<p>L’abbé Raffin, un petit prêtre vif, maigre et jamais rasé, attendait -l’heure de son dîner en se chauffant les pieds au feu de sa cuisine.</p> - -<p>Dès qu’il vit entrer le paysan, il demanda, en tournant seulement la -tête:</p> - -<p>—Eh bien, Césaire, qu’est-ce que tu veux?</p> - -<p>—J’ voudrais vous causer, m’sieu l’ curé.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span></p> - -<p>L’homme restait debout, intimidé, tenant sa casquette d’une main et son -fouet de l’autre.</p> - -<p>—Eh bien, cause.</p> - -<p>Césaire regardait la bonne, une vieille qui traînait ses pieds en -mettant le couvert de son maître sur un coin de table, devant la -fenêtre. Il balbutia:</p> - -<p>—C’est que, c’est quasiment une confession.</p> - -<p>Alors l’abbé Raffin considéra avec soin son paysan; il vit sa mine -confuse, son air gêné, ses yeux errants, et il ordonna:</p> - -<p>—Maria, va-t’en cinq minutes à ta chambre, que je cause avec Césaire.</p> - -<p>La servante jeta sur l’homme un regard colère, et s’en alla en grognant.</p> - -<p>L’ecclésiastique reprit:—Allons, maintenant, défile ton chapelet.</p> - -<p>Le gars hésitait toujours, regardait ses sabots, remuait sa casquette; -puis, tout à coup, il se décida:</p> - -<p>—V’là: j’ voudrais épouser Céleste Lévesque.</p> - -<p>—Eh bien, mon garçon, qui est-ce qui t’en empêche?</p> - -<p>—C’est l’ pé qui n’ veut point.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span></p> - -<p>—Ton père?</p> - -<p>—Oui, mon pé.</p> - -<p>—Qu’est-ce qu’il dit, ton père?</p> - -<p>—I dit qu’alle a eu un éfant.</p> - -<p>—Elle n’est pas la première à qui ça arrive, depuis notre mère Ève.</p> - -<p>—Un éfant avec Victor, Victor Lecoq, le domestique à Anthime Loisel.</p> - -<p>—Ah! ah!... Alors, il ne veut pas?</p> - -<p>—I ne veut point.</p> - -<p>—Mais là, pas du tout?</p> - -<p>—Pas pu qu’une bourrique qui r’fuse d’aller, sauf vot’ respect.</p> - -<p>—Qu’est-ce que tu lui dis, toi, pour le décider?</p> - -<p>—J’ li dis qu’ c’est eune bonne fille, et pi vaillante, et pi -d’épargne.</p> - -<p>—Et ça ne le décide pas. Alors tu veux que je lui parle.</p> - -<p>—Tout juste. Vous l’ dites!</p> - -<p>—Et qu’est-ce que je lui raconterai, moi, à ton père?</p> - -<p>—Mais... c’ que vous racontez au sermon pour faire donner des sous.</p> - -<p>Dans l’esprit du paysan tout l’effort de la religion consistait à -desserrer les bourses, à vider les poches des hommes pour emplir le -<span class="pagenum" id="Page_229">229</span> coffre du ciel. C’était une sorte d’immense maison de commerce -dont les curés étaient les commis, commis sournois, rusés, dégourdis -comme personne, qui faisaient les affaires du bon Dieu au détriment des -campagnards.</p> - -<p>Il savait fort bien que les prêtres rendaient des services, de grands -services aux plus pauvres, aux malades, aux mourants, assistaient, -consolaient, conseillaient, soutenaient, mais tout cela moyennant -finances, en échange de pièces blanches, de bel argent luisant dont on -payait les sacrements et les messes, les conseils et la protection, -le pardon des péchés et les indulgences, le purgatoire et le paradis -suivant les rentes et la générosité du pécheur.</p> - -<p>L’abbé Raffin, qui connaissait son homme et qui ne se fâchait jamais, -se mit à rire.</p> - -<p>—Eh bien oui, je lui raconterai ma petite histoire à ton père, mais -toi, mon garçon, tu y viendras, au sermon.</p> - -<p>Houlbrèque tendit la main pour jurer:</p> - -<p>—Foi d’ pauvre homme, si vous faites ça pour mé, j’ le promets.</p> - -<p>—Allons, c’est bien. Quand veux-tu que j’aille le trouver, ton père?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_230">230</span></p> - -<p>—Mais l’ pu tôt s’ra le mieux, anuit si vous le pouvez.</p> - -<p>—Dans une demi-heure alors, après souper.</p> - -<p>—Dans une demi-heure.</p> - -<p>—C’est entendu. A bientôt, mon garçon.</p> - -<p>—A la revoyure, m’sieu l’ curé; merci ben.</p> - -<p>—De rien, mon garçon.</p> - -<p>Et Césaire Houlbrèque rentra chez lui, le cœur allégé d’un grand -poids.</p> - -<p>Il tenait à bail une petite ferme, toute petite, car ils n’étaient pas -riches, son père et lui. Seuls avec une servante, une enfant de quinze -ans qui leur faisait la soupe, soignait les poules, allait traire les -vaches et battait le beurre, ils vivaient péniblement, bien que Césaire -fût un bon cultivateur. Mais ils ne possédaient ni assez de terres, ni -assez de bétail pour gagner plus que l’indispensable.</p> - -<p>Le vieux ne travaillait plus. Triste comme tous les sourds, perclus de -douleurs, courbé, tortu, il s’en allait par les champs, appuyé sur son -bâton, en regardant les bêtes et les hommes d’un œil dur et méfiant. -Quelquefois il s’asseyait sur le bord d’un fossé et demeurait <span class="pagenum" id="Page_231">231</span> -là, sans remuer, pendant des heures, pensant vaguement aux choses qui -l’avaient préoccupé toute sa vie, au prix des œufs et des grains, -au soleil et à la pluie qui gâtent ou font pousser les récoltes. Et, -travaillés par les rhumatismes, ses vieux membres buvaient encore -l’humidité du sol, comme ils avaient bu depuis soixante-dix ans la -vapeur des murs de sa chaumière basse, coiffée aussi de paille humide.</p> - -<p>Il rentrait à la tombée du jour, prenait sa place au bout de la table, -dans la cuisine, et, quand on avait posé devant lui le pot de terre -brûlé qui contenait sa soupe, il l’enfermait dans ses doigts crochus, -qui semblaient avoir gardé la forme ronde du vase, et il se chauffait -les mains, hiver comme été, avant de se mettre à manger, pour ne rien -perdre, ni une parcelle de chaleur qui vient du feu, lequel coûte cher, -ni une goutte de soupe où on a mis de la graisse et du sel, ni une -miette de pain qui vient du blé.</p> - -<p>Puis il grimpait, par une échelle, dans un grenier où il avait sa -paillasse, tandis que le fils couchait en bas, au fond d’une sorte de -niche près de la cheminée, et que la servante s’enfermait dans une -espèce de cave, un trou <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> noir qui servait autrefois à emmagasiner -les pommes de terre.</p> - -<p>Césaire et son père ne causaient presque jamais. De temps en temps -seulement, quand il s’agissait de vendre une récolte ou d’acheter un -veau, le jeune homme prenait l’avis du vieux, et, formant un porte-voix -de ses deux mains, il lui criait ses raisons dans la tête; et le père -Amable les approuvait ou les combattait d’une voix lente et creuse -venue du fond de son ventre.</p> - -<p>Un soir donc, Césaire s’approchant de lui comme s’il s’agissait de -l’acquisition d’un cheval ou d’une génisse, lui avait communiqué, -à pleins poumons, dans l’oreille, son intention d’épouser Céleste -Lévesque.</p> - -<p>Alors le père s’était fâché. Pourquoi? Par moralité? Non sans doute. La -vertu d’une fille n’a guère d’importance aux champs. Mais son avarice, -son instinct profond, féroce, d’épargne, s’était révolté à l’idée que -son fils élèverait un enfant qu’il n’avait pas fait lui-même. Il avait -pensé tout à coup, en une seconde, à toutes les soupes qu’avalerait -le petit avant de pouvoir être utile dans la ferme; il avait calculé -toutes les livres de pain, tous les litres de cidre que mangerait et -que <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> boirait ce galopin jusqu’à son âge de quatorze ans; et une -colère folle s’était déchaînée en lui contre Césaire qui ne pensait pas -à tout ça.</p> - -<p>Et il avait répondu, avec une force de voix inusitée:</p> - -<p>—C’est-il que t’as perdu le sens?</p> - -<p>Alors Césaire s’était mis à énumérer ses raisons, à dire les qualités -de Céleste, à prouver qu’elle gagnerait cent fois ce que coûterait -l’enfant. Mais le vieux doutait de ces mérites, tandis qu’il ne pouvait -douter de l’existence du petit; et il répondait, coup sur coup, sans -s’expliquer davantage:</p> - -<p>—J’ veux point! J’ veux point! Tant que j’ vivrai, ça n’ se f’ra point!</p> - -<p>Et depuis trois mois ils en restaient là, sans en démordre l’un et -l’autre, reprenant, une fois par semaine au moins, la même discussion, -avec les mêmes arguments, les mêmes mots, les mêmes gestes, et la même -inutilité.</p> - -<p>C’est alors que Céleste avait conseillé à Césaire d’aller demander -l’aide de leur curé.</p> - -<p>En rentrant chez lui le paysan trouva son père attablé déjà, car il -s’était mis en retard par sa visite au presbytère.</p> - -<p>Ils dînèrent en silence, face à face, mangèrent un peu de beurre sur -leur pain, après <span class="pagenum" id="Page_234">234</span> la soupe, en buvant un verre de cidre; puis -ils demeurèrent immobiles sur leurs chaises, à peine éclairés par -la chandelle que la petite servante avait emportée pour laver les -cuillers, essuyer les verres, et tailler à l’avance les croûtes pour le -déjeuner de l’aurore.</p> - -<p>Un coup retentit contre la porte qui s’ouvrit aussitôt et le prêtre -parut. Le vieux leva sur lui des yeux inquiets, pleins de soupçons, -et, prévoyant un danger, il se disposait à grimper son échelle, quand -l’abbé Raffin lui mit la main sur l’épaule et lui hurla contre la tempe:</p> - -<p>—J’ai à vous causer, père Amable.</p> - -<p>Césaire avait disparu, profitant de la porte restée ouverte. Il ne -voulait pas entendre, tant il avait peur; il ne voulait pas que son -espoir s’émiettât à chaque refus obstiné de son père; il aimait mieux -apprendre d’un seul coup la vérité, bonne ou mauvaise, plus tard; et -il s’en alla dans la nuit. C’était un soir sans lune, un soir sans -étoiles, un de ces soirs brumeux où l’air semble gras d’humidité. Une -odeur vague de pommes flottait auprès des cours, car c’était l’époque -où on ramassait les plus précoces, les pommes «euribles» comme on dit -au pays du cidre. Les étables, quand <span class="pagenum" id="Page_235">235</span> Césaire longeait leurs murs, -soufflaient par leurs étroites fenêtres leur odeur chaude de bêtes -vivantes endormies sur le fumier; et il entendait auprès des écuries le -piétinement des chevaux restés debout, et le bruit de leurs mâchoires -tirant et broyant le foin des râteliers.</p> - -<p>Il allait devant lui en pensant à Céleste. Dans cet esprit simple, chez -qui les idées n’étaient guère encore que des images nées directement -des objets, les pensées d’amour ne se formulaient que par l’évocation -d’une grande fille rouge, debout dans un chemin creux, et riant, les -mains sur ses hanches.</p> - -<p>C’est ainsi qu’il l’avait aperçue le jour où commença son désir pour -elle. Il la connaissait cependant depuis l’enfance, mais jamais, comme -ce matin-là, il n’avait pris garde à elle. Ils avaient causé quelques -minutes; puis il était parti; et tout en marchant il répétait: «Cristi, -c’est une belle fille tout de même. C’est dommage qu’elle ait fauté -avec Victor.» Jusqu’au soir il y songea; et le lendemain aussi.</p> - -<p>Quand il la revit, il sentit quelque chose qui lui chatouillait le fond -de la gorge, comme si on lui eût enfoncé une plume de coq par <span class="pagenum" id="Page_236">236</span> -la bouche dans la poitrine; et depuis lors, toutes les fois qu’il se -trouvait près d’elle, il s’étonnait de ce chatouillement nerveux qui -recommençait toujours.</p> - -<p>En trois semaines il se décida à l’épouser, tant elle lui plaisait. -Il n’aurait pu dire d’où venait cette puissance sur lui, mais il -l’exprimait par ces mots: «J’en sieu possédé,» comme s’il eût porté en -lui l’envie de cette fille aussi dominatrice qu’un pouvoir d’enfer. -Il ne s’inquiétait guère de sa faute. Tant pis après tout; cela ne la -gâtait point; et il n’en voulait pas à Victor Lecoq.</p> - -<p>Mais si le curé allait ne pas réussir, que ferait-il? Il n’osait y -penser, tant cette inquiétude le torturait.</p> - -<p>Il avait gagné le presbytère, et il s’était assis auprès de la petite -barrière de bois pour attendre la rentrée du prêtre.</p> - -<p>Il était là depuis une heure peut-être, quand il entendit des pas sur -le chemin, et il distingua bientôt, quoique la nuit fût très sombre, -l’ombre plus noire encore de la soutane.</p> - -<p>Il se dressa, les jambes cassées, n’osant plus parler, n’osant point -savoir.</p> - -<p>L’ecclésiastique l’aperçut et dit gaiement:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span></p> - -<p>—Eh bien, mon garçon, ça y est.</p> - -<p>Césaire balbutia:—Ça y est... pas possible!</p> - -<p>—Oui, mon gars, mais point sans peine. Quelle vieille bourrique que -ton père!</p> - -<p>Le paysan répétait:—Pas possible!</p> - -<p>—Mais oui. Viens-t’en me trouver demain midi, pour décider la -publication des bans.</p> - -<p>L’homme avait saisi la main de son curé. Il la serrait, la secouait, -la broyait en bégayant:—Vrai... Vrai... Vrai... M’sieu l’ curé... Foi -d’honnête homme... vous m’ verrez dimanche... à vot’ sermon.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">II</p> -</div> - -<p>La noce eut lieu vers la mi-décembre. Elle fut simple, les mariés -n’étant pas riches. Césaire, vêtu de neuf, se trouva prêt dès huit -heures du matin pour aller quérir sa fiancée et la conduire à la -mairie; mais comme il était trop tôt, il s’assit devant la table de la -cuisine et attendit ceux de la famille et les amis qui devaient venir -le prendre.</p> - -<p>Depuis huit jours il neigeait, et la terre brune, la terre déjà -fécondée par les semences d’automne était devenue livide, endormie sous -un grand drap de glace.</p> - -<p>Il faisait froid dans les chaumières coiffées d’un bonnet blanc; et les -pommiers ronds dans les cours semblaient fleuris, poudrés comme au joli -mois de leur épanouissement.</p> - -<p>Ce jour-là, les gros nuages du nord, les <span class="pagenum" id="Page_239">239</span> nuages gris chargés de -cette pluie mousseuse avaient disparu, et le ciel bleu se déployait -au-dessus de la terre blanche sur qui le soleil levant jetait des -reflets d’argent.</p> - -<p>Césaire regardait devant lui, par la fenêtre, sans penser à rien, -heureux.</p> - -<p>La porte s’ouvrit, deux femmes entrèrent, des paysannes endimanchées, -la tante et la cousine du marié, puis trois hommes, ses cousins, -puis une voisine. Ils s’assirent sur des chaises, et ils demeurèrent -immobiles et silencieux, les femmes d’un côté de la cuisine, les hommes -de l’autre, saisis soudain de timidité, de cette tristesse embarrassée -qui prend les gens assemblés pour une cérémonie. Un des cousins demanda -bientôt:</p> - -<p>—C’est-il point l’heure?</p> - -<p>Césaire répondit:</p> - -<p>—Je crais ben que oui.</p> - -<p>—Allons, en route, dit un autre.</p> - -<p>Ils se levèrent. Alors Césaire, qu’une inquiétude venait d’envahir, -grimpa l’échelle du grenier pour voir si son père était prêt. Le vieux, -toujours matinal d’ordinaire, n’avait point encore paru. Son fils le -trouva sur sa paillasse, roulé dans sa couverture, les yeux ouverts, et -l’air méchant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p> - -<p>Il lui cria dans le tympan:</p> - -<p>—Allons, mon pé, levez-vous. V’là l’ moment d’ la noce.</p> - -<p>Le sourd murmura d’une voix dolente:</p> - -<p>—J’ peux pu. J’ai quasiment eune froidure qui m’a g’lé l’ dos. J’ peux -pu r’muer.</p> - -<p>Le jeune homme, atterré, le regardait, devinant sa ruse.</p> - -<p>—Allons, pé, faut vous y forcer.</p> - -<p>—J’ peux point.</p> - -<p>—Tenez, j’ vas vous aider.</p> - -<p>Et il se pencha vers le vieillard, déroula sa couverture, le prit par -les bras et le souleva. Mais le père Amable se mit à gémir:</p> - -<p>—Hou! hou! hou! qué misère! hou, hou, j’ peux point. J’ai l’ dos noué. -C’est que’que vent qu’aura coulé par çu maudit toit.</p> - -<p>Césaire comprit qu’il ne réussirait pas, et furieux pour la première -fois de sa vie contre son père, il lui cria:</p> - -<p>—Eh ben, vous n’ dînerez point, puisque j’ faisons le r’pas à -l’auberge à Polyte. Ça vous apprendra à faire le têtu.</p> - -<p>Et il dégringola l’échelle, puis se mit en route, suivi de ses parents -et invités.</p> - -<p>Les hommes avaient relevé leurs pantalons pour n’en point brûler -le bord dans la neige; <span class="pagenum" id="Page_241">241</span> les femmes tenaient haut leurs jupes, -montraient leurs chevilles maigres, leurs bas de laine grise, leurs -quilles osseuses, droites comme des manches à balai. Et tous allaient -en se balançant sur leurs jambes, l’un derrière l’autre, sans parler, -tout doucement, par prudence, pour ne point perdre le chemin disparu -sous la nappe plate, uniforme, ininterrompue des neiges.</p> - -<p>En approchant des fermes, ils apercevaient une ou deux personnes les -attendant pour se joindre à eux; et la procession s’allongeait sans -cesse, serpentait, suivant les contours invisibles du chemin, avait -l’air d’un chapelet vivant, aux grains noirs, ondulant par la campagne -blanche.</p> - -<p>Devant la porte de la fiancée, un groupe nombreux piétinait sur place -en attendant le marié. On l’acclama quand il parut; et bientôt Céleste -sortit de sa chambre, vêtue d’une robe bleue, les épaules couvertes -d’un petit châle rouge, la tête fleurie d’oranger.</p> - -<p>Mais chacun demandait à Césaire:</p> - -<p>—Ous qu’est ton pé?</p> - -<p>Il répondait avec embarras:</p> - -<p>—I’ ne peut pu se r’muer, vu les douleurs.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span></p> - -<p>Et les fermiers hochaient la tête d’un air incrédule et malin.</p> - -<p>On se mit en route vers la mairie. Derrière les futurs époux, une -paysanne portait l’enfant de Victor, comme s’il se fût agi d’un -baptême; et les paysans, deux par deux, à présent, accrochés par le -bras, s’en allaient dans la neige avec des mouvements de chaloupe sur -la mer.</p> - -<p>Après que le maire eut lié les fiancés dans la petite maison -municipale, le curé les unit à son tour dans la modeste maison du bon -Dieu. Il bénit leur accouplement en leur promettant la fécondité, -puis il leur prêcha les vertus matrimoniales, les simples et saines -vertus des champs, le travail, la concorde et la fidélité, tandis que -l’enfant, pris de froid, piaillait derrière le dos de la mariée.</p> - -<p>Dès que le couple reparut sur le seuil de l’église, des coups de fusil -éclatèrent dans le fossé du cimetière. On ne voyait que le bout des -canons d’où sortaient de rapides jets de fumée; puis une tête se montra -qui regardait le cortège; c’était Victor Lecoq célébrant le mariage de -sa bonne amie, fêtant son bonheur et lui jetant ses vœux avec les -détonations de la poudre. Il avait embauché des <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> amis, cinq ou six -valets laboureurs pour ces salves de mousqueterie. On trouva qu’il se -conduisait bien.</p> - -<p>Le repas eut lieu à l’auberge de Polyte Cacheprune. Vingt couverts -avaient été mis dans la grande salle où l’on dînait aux jours de -marché; et l’énorme gigot tournant devant la broche, les volailles -rissolées sous leur jus, l’andouille grésillant sur le feu vif et -clair, emplissaient la maison d’un parfum épais, de la fumée des -charbons francs arrosés de graisses, de l’odeur puissante et lourde des -nourritures campagnardes.</p> - -<p>On se mit à table à midi, et la soupe aussitôt coula dans les -assiettes. Les figures s’animaient déjà; les bouches s’ouvraient pour -crier des farces, les yeux riaient avec des plis malins. On allait -s’amuser, pardi.</p> - -<p>La porte s’ouvrit, et le père Amable parut. Il avait un air mauvais, -une mine furieuse, et il se traînait sur ses bâtons, en geignant à -chaque pas pour indiquer sa souffrance.</p> - -<p>On s’était tu en le voyant paraître; mais soudain, le père Malivoire, -son voisin, un gros plaisant qui connaissait toutes les manigances des -gens, se mit à hurler, comme faisait Césaire, en formant porte-voix de -ses <span class="pagenum" id="Page_244">244</span> mains:—Hé, vieux dégourdi, t’en as ti un nez, d’avoir senti -de chez té la cuisine à Polyte.</p> - -<p>Un rire énorme jaillit des gorges. Malivoire, excité par le succès, -reprit:—Pour les douleurs, y a rien de tel qu’eune cataplasme -d’andouille! Ça tient chaud l’ ventre, avec un verre de trois-six!...</p> - -<p>Les hommes poussaient des cris, tapaient la table du poing, riaient -de côté en penchant et relevant leur torse comme s’ils eussent fait -marcher une pompe. Les femmes gloussaient comme des poules, les -servantes se tordaient, debout contre les murs. Seul le père Amable ne -riait pas et attendait, sans rien répondre, qu’on lui fît place.</p> - -<p>On le casa au milieu de la table, en face de sa bru, et dès qu’il fut -assis, il se mit à manger. C’était son fils qui payait, après tout, il -fallait prendre sa part. A chaque cuillerée de soupe qui lui tombait -dans l’estomac, à chaque bouchée de pain ou de viande écrasée sur ses -gencives, à chaque verre de cidre et de vin qui lui coulait par le -gosier, il croyait regagner quelque chose de son bien, reprendre un peu -de son argent que tous ces goinfres dévoraient, sauver une parcelle de -<span class="pagenum" id="Page_245">245</span> son avoir, enfin. Et il mangeait en silence avec une obstination -d’avare qui cache des sous, avec la ténacité sombre qu’il apportait -autrefois à ses labeurs persévérants.</p> - -<p>Mais tout à coup il aperçut au bout de la table l’enfant de Céleste sur -les genoux d’une femme, et son œil ne le quitta plus. Il continuait -à manger, le regard attaché sur le petit, à qui sa gardienne mettait -parfois entre les lèvres un peu de fricot qu’il mordillait. Et le vieux -souffrait plus des quelques bouchées sucées par cette larve que de tout -ce qu’avalaient les autres.</p> - -<p>Le repas dura jusqu’au soir. Puis chacun rentra chez soi.</p> - -<p>Césaire souleva le père Amable.</p> - -<p>—Allons, mon pé, faut retourner, dit-il. Et il lui mit ses deux bâtons -aux mains. Céleste prit son enfant dans ses bras, et ils s’en allèrent, -lentement, par la nuit blafarde qu’éclairait la neige. Le vieux sourd, -aux trois quarts gris, rendu plus méchant par l’ivresse, s’obstinait à -ne pas avancer. Plusieurs fois même il s’assit, avec l’idée que sa bru -pourrait prendre froid; et il geignait, sans prononcer un mot, poussant -une sorte de plainte longue et douloureuse.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_246">246</span></p> - -<p>Lorsqu’ils furent arrivés chez eux, il grimpa aussitôt dans son -grenier, tandis que Césaire installait un lit pour l’enfant auprès de -la niche profonde où il allait s’étendre avec sa femme. Mais comme -les nouveaux mariés ne dormirent point tout de suite, ils entendirent -longtemps le vieux qui remuait sur sa paillasse; et même il parla -haut plusieurs fois soit qu’il rêvât, soit qu’il laissât s’échapper -sa pensée par sa bouche, malgré lui, sans pouvoir la retenir, sous -l’obsession d’une idée fixe.</p> - -<p>Quand il descendit par son échelle, le lendemain, il aperçut sa bru qui -faisait le ménage.</p> - -<p>Elle lui cria:—Allons, mon pé, dépêchez-vous, v’là d’ la bonne soupe.</p> - -<p>Et elle posa au bout de la table le pot rond de terre noire plein de -liquide fumant. Il s’assit, sans rien répondre, prit le vase brûlant, -s’y chauffa les mains selon sa coutume: et, comme il faisait grand -froid, il le pressa même contre sa poitrine pour tâcher de faire entrer -en lui, dans son vieux corps roidi par les hivers, un peu de la vive -chaleur de l’eau bouillante.</p> - -<p>Puis il chercha ses bâtons et s’en alla dans <span class="pagenum" id="Page_247">247</span> la campagne glacée, -jusqu’à midi, jusqu’à l’heure du dîner, car il avait vu, installé dans -une grande caisse à savon, le petit de Céleste qui dormait encore.</p> - -<p>Il n’en prit point son parti. Il vivait dans la chaumière, comme -autrefois, mais il avait l’air de ne plus en être, de ne plus -s’intéresser à rien, de regarder ces gens, son fils, la femme et -l’enfant comme des étrangers qu’il ne connaissait pas, à qui il ne -parlait jamais.</p> - -<p>L’hiver s’écoula. Il fut long et rude. Puis le premier printemps fit -repartir les germes; et les paysans, de nouveau, comme des fourmis -laborieuses, passèrent leurs jours dans les champs, travaillant de -l’aurore à la nuit, sous la bise et sous les pluies, le long des -sillons de terre brune qui enfantaient le pain des hommes.</p> - -<p>L’année s’annonçait bien pour les nouveaux époux. Les récoltes -poussaient drues et vivaces; on n’eut point de gelées tardives; et les -pommiers fleuris laissaient tomber dans l’herbe leur neige rose et -blanche qui promettait pour l’automne une grêle de fruits.</p> - -<p>Césaire travaillait dur, se levait tôt et rentrait tard, pour -économiser le prix d’un valet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_248">248</span></p> - -<p>Sa femme lui disait quelquefois:</p> - -<p>—Tu t’ f’ras du mal, à la longue.</p> - -<p>Il répondait:—Pour sûr non, ça me connaît.</p> - -<p>Un soir, pourtant, il rentra si fatigué qu’il dut se coucher sans -souper. Il se leva à l’heure ordinaire le lendemain; mais il ne put -manger, malgré son jeûne de la veille; et il dut rentrer au milieu -de l’après-midi pour se reposer de nouveau. Dans la nuit, il se mit -à tousser; et il se retournait sur sa paillasse, fiévreux, le front -brûlant, la langue sèche, dévoré d’une soif ardente.</p> - -<p>Il alla pourtant jusqu’à ses terres au point du jour; mais le lendemain -on dut appeler le médecin qui le jugea fort malade, atteint d’une -fluxion de poitrine.</p> - -<p>Et il ne quitta plus la niche obscure qui lui servait de couche. On -l’entendait tousser, haleter et remuer au fond de ce trou. Pour le -voir, pour lui donner les drogues, lui poser les ventouses, il fallait -apporter une chandelle à l’entrée. On apercevait alors sa tête creuse, -salie par sa barbe longue, au-dessous d’une dentelle épaisse de toiles -d’araignées qui pendaient et flottaient, remuées par l’air. Et les -mains du malade semblaient mortes sur les draps gris.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span></p> - -<p>Céleste le soignait avec une activité inquiète, lui faisait boire -les remèdes, lui appliquait les vésicatoires, allait et venait par -la maison; tandis que le père Amable restait au bord de son grenier, -guettant de loin le creux sombre où agonisait son fils. Il n’en -approchait point, par haine de la femme, boudant comme un chien jaloux.</p> - -<p>Six jours encore se passèrent; puis un matin, comme Céleste, qui -dormait maintenant par terre sur deux bottes de paille défaites, allait -voir si son homme se portait mieux, elle n’entendit plus son souffle -rapide sortir de sa couche profonde. Effrayée, elle demanda:</p> - -<p>—Eh ben, Césaire, qué que tu dis anuit?</p> - -<p>Il ne répondit pas.</p> - -<p>Elle étendit la main pour le toucher et rencontra la chair glacée de -son visage. Elle poussa un grand cri, un long cri de femme épouvantée. -Il était mort.</p> - -<p>A ce cri, le vieux sourd apparut au haut de son échelle; et comme il -vit Céleste s’élancer dehors pour chercher du secours, il descendit -vivement, tâta à son tour la figure de son fils et, comprenant soudain, -alla fermer <span class="pagenum" id="Page_250">250</span> la porte en dedans, pour empêcher la femme de rentrer -et reprendre possession de sa demeure, puisque son fils n’était plus -vivant.</p> - -<p>Puis il s’assit sur une chaise à côté du mort.</p> - -<p>Des voisins arrivaient, appelaient, frappaient. Il ne les entendait -pas. Un d’eux cassa la vitre de la fenêtre et sauta dans la chambre. -D’autres le suivirent; la porte de nouveau fut ouverte, et Céleste -reparut, pleurant toutes ses larmes, les joues enflées et les yeux -rouges. Alors le père Amable, vaincu, sans dire un mot, remonta dans -son grenier.</p> - -<p>L’enterrement eut lieu le lendemain; puis, après la cérémonie, le -beau-père et la belle-fille se trouvèrent seuls dans la ferme, avec -l’enfant.</p> - -<p>C’était l’heure ordinaire du dîner. Elle alluma le feu, tailla la -soupe, posa les assiettes sur la table, tandis que le vieux, assis sur -une chaise, attendait, sans paraître la regarder.</p> - -<p>Quand le repas fut prêt, elle lui cria dans l’oreille:</p> - -<p>—Allons, mon pé, faut manger.</p> - -<p>Il se leva, prit place au bout de la table, <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> vida son pot, mâcha -son pain verni de beurre, but ses deux verres de cidre, puis s’en alla.</p> - -<p>C’était un de ces jours tièdes, un de ces jours bienfaisants où la vie -fermente, palpite, fleurit sur toute la surface du sol.</p> - -<p>Le père Amable suivait un petit sentier à travers les champs. Il -regardait les jeunes blés et les jeunes avoines, en songeant que son -éfant était sous terre à présent, son pauvre éfant. Il s’en allait -de son pas usé, traînant la jambe et boitillant. Et comme il était -tout seul dans la plaine, tout seul sous le ciel bleu, au milieu des -récoltes grandissantes, tout seul avec les alouettes qu’il voyait -planer sur sa tête, sans entendre leur chant léger, il se mit à pleurer -en marchant.</p> - -<p>Puis il s’assit auprès d’une mare et resta là jusqu’au soir à regarder -les petits oiseaux qui venaient boire; puis, comme la nuit tombait, il -rentra, soupa sans dire un mot et grimpa dans son grenier.</p> - -<p>Et sa vie continua comme par le passé. Rien n’était changé, sauf que -son fils Césaire dormait au cimetière.</p> - -<p>Qu’aurait-il fait, le vieux? Il ne pouvait plus travailler, il n’était -bon maintenant qu’à <span class="pagenum" id="Page_252">252</span> manger les soupes trempées par sa belle-fille. -Et il les mangeait en silence, matin et soir, et guettant d’un œil -furieux le petit qui mangeait aussi, en face de lui, de l’autre côté de -la table. Puis il sortait, rôdait par le pays à la façon d’un vagabond, -allait se cacher derrière les granges pour dormir une heure ou deux, -comme s’il eût redouté d’être vu, puis il rentrait à l’approche du soir.</p> - -<p>Mais de grosses préoccupations commençaient à hanter l’esprit de -Céleste. Les terres avaient besoin d’un homme qui les surveillât et les -travaillât. Il fallait que quelqu’un fût là, toujours, par les champs, -non pas un simple salarié, mais un vrai cultivateur, un maître, qui -connût le métier et eût souci de la ferme. Une femme seule ne pouvait -gouverner la culture, suivre le prix des grains, diriger la vente et -l’achat du bétail. Alors des idées entrèrent dans sa tête, des idées -simples, pratiques, qu’elle ruminait toutes les nuits. Elle ne pouvait -se remarier avant un an et il fallait, tout de suite, sauver des -intérêts pressants, des intérêts immédiats.</p> - -<p>Un seul homme la pouvait tirer d’embarras, Victor Lecoq, le père de -son enfant. Il était vaillant, entendu aux choses de la <span class="pagenum" id="Page_253">253</span> terre; il -aurait fait, avec un peu d’argent en poche, un excellent cultivateur. -Elle le savait, l’ayant connu à l’œuvre chez ses parents.</p> - -<p>Donc un matin, le voyant passer sur la route avec une voiture de -fumier, elle sortit pour l’aller trouver. Quand il l’aperçut il arrêta -ses chevaux et elle lui dit, comme si elle l’avait rencontré la veille:</p> - -<p>—Bonjour Victor, ça va toujours?</p> - -<p>Il répondit:—Ça va toujours et d’ vot’ part?</p> - -<p>—Oh mé, ça irait n’était que j’ sieus seule à la maison, c’ qui m’ -donne du tracas, vu les terres.</p> - -<p>Alors ils causèrent longtemps appuyés contre la roue de la lourde -voiture. L’homme parfois se grattait le front sous sa casquette et -réfléchissait, tandis qu’elle, les joues rouges, parlait avec ardeur, -disait ses raisons, ses combinaisons, ses projets d’avenir; à la fin il -murmura:</p> - -<p>—Oui, ça se peut.</p> - -<p>Elle ouvrit la main comme un paysan qui conclut un marché, et demanda:</p> - -<p>—C’est dit?</p> - -<p>Il serra cette main tendue.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_254">254</span></p> - -<p>—C’est dit.</p> - -<p>—Ça va pour dimanche alors.</p> - -<p>—Ça va pour dimanche.</p> - -<p>—Allons, bonjour Victor.</p> - -<p>—Bonjour madame Houlbrèque.</p> - -<div class="section"> - <p class="souschapitre">III</p> -</div> - -<p>Ce dimanche-là, c’était la fête du village, la fête annuelle et -patronale qu’on nomme assemblée, en Normandie.</p> - -<p>Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses -grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles -ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs, -de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent -«Faiseux vé de quoi».</p> - -<p>Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d’un chien -triste, allant, tête basse, entre les roues, s’étaient arrêtées l’une -après l’autre sur la place de la Mairie. Puis une tente s’était dressée -devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait -par les trous de la toile des choses luisantes <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> qui surexcitaient -l’envie et la curiosité des gamins.</p> - -<p>Dès le matin de la fête, toutes les baraques s’étaient ouvertes, -étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine; et les paysans, en -allant à la messe, regardaient déjà d’un œil candide et satisfait ces -boutiques modestes qu’ils revoyaient pourtant chaque année.</p> - -<p>Dès le commencement de l’après-midi, il y eut foule sur la place. -De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec -leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui -sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé -chez des amis; et les cours des fermes étaient pleines d’étranges -guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à -longues pattes du fond des mers.</p> - -<p>Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s’en venait -à l’assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains -ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et -qui semblaient gênées de leur repos.</p> - -<p>Un faiseur de tours jouait du clairon; l’orgue de Barbarie des chevaux -de bois égrenait dans l’air ses notes pleurardes et sautillantes; <span class="pagenum" id="Page_257">257</span> -la roue des loteries grinçait comme les étoffes qu’on déchire; les -coups de carabine claquaient de seconde en seconde. Et la foule lente -passait mollement devant les baraques à la façon d’une pâte qui coule, -avec des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties -par hasard.</p> - -<p>Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient -des chansons; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur -l’oreille et la blouse raidie par l’empois, gonflée comme un ballon -bleu.</p> - -<p>Tout le pays était là, maîtres, valets et servantes.</p> - -<p>Le père Amable lui-même, vêtu de sa redingue antique et verdâtre, avait -voulu voir l’assemblée; car il n’y manquait jamais.</p> - -<p>Il regardait les loteries, s’arrêtait devant les tirs pour juger les -coups, s’intéressait surtout à un jeu très simple qui consistait à -jeter une grosse boule de bois dans la bouche ouverte d’un bonhomme -peint sur une planche.</p> - -<p>On lui tapa soudain sur l’épaule. C’était le père Malivoire qui cria: -«Eh! mon pé, j’ vous invite à bé une fine.»</p> - -<p>Et ils s’assirent devant la table d’une guinguette installée en plein -air. Ils burent une <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> fine, puis deux fines, puis trois fines; et le -père Amable recommença à errer dans l’assemblée. Ses idées devenaient -un peu troubles, il souriait sans savoir de quoi, il souriait devant -les loteries, devant les chevaux de bois, et surtout devant le jeu du -massacre. Il y demeura longtemps, ravi quand un amateur abattait le -gendarme ou le curé, deux autorités qu’il redoutait d’instinct. Puis -il retourna s’asseoir à la guinguette et but un verre de cidre pour se -rafraîchir. Il était tard, la nuit venait. Un voisin le prévint:</p> - -<p>—Vous allez rentrer après le fricot, mon pé.</p> - -<p>Alors il se mit en route vers la ferme. Une ombre douce, l’ombre tiède -des soirs de printemps, s’abattait lentement sur la terre.</p> - -<p>Quand il fut devant sa porte, il crut voir par la fenêtre éclairée deux -personnes dans la maison. Il s’arrêta, fort surpris, puis il entra et -il aperçut Victor Lecoq assis devant la table, en face d’une assiette -pleine de pommes de terre et qui soupait juste à la place de son fils.</p> - -<p>Et soudain il se retourna comme s’il voulait s’en aller. La nuit était -noire, à présent. Céleste s’était levée et lui criait:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p> - -<p>—V’nez vite, mon pé, y a du bon ragoût pour fêter l’assemblée.</p> - -<p>Alors il obéit par inertie et s’assit, regardant tour à tour l’homme, -la femme, l’enfant. Puis il se mit à manger doucement, comme tous les -jours.</p> - -<p>Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste, -prenait l’enfant sur ses genoux et l’embrassait. Et Céleste lui -redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en -lui parlant. Le père Amable les suivait d’un regard fixe sans entendre -ce qu’ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n’avait guère -mangé tant il se sentait le cœur retourné), il se leva, et au lieu de -monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la -cour et sortit dans la campagne.</p> - -<p>Lorsqu’il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda:</p> - -<p>—Qué qui fait?</p> - -<p>Victor, indifférent, répondit:</p> - -<p>—T’en éluge point. I rentrera ben quand i s’ra las.</p> - -<p>Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis -que l’homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> -dans la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire.</p> - -<p>La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu’il fut -entré, il regarda de tous les côtés, avec des allures de vieux chien -qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il -prit la chandelle sur la table et s’approcha de la niche sombre où son -fils était mort. Dans le fond il aperçut l’homme allongé sous les draps -et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa -la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour.</p> - -<p>Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout -en place, et elle attendait, pour s’étendre à son tour aux côtés de -Victor, que son beau-père fût revenu.</p> - -<p>Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard -vague.</p> - -<p>Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur:</p> - -<p>—I nous f’ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant.</p> - -<p>Victor répondit du fond de son lit:</p> - -<p>—V’là plus d’une heure qu’il est dehors, faudrait voir s’il n’ dort -point sur l’ banc d’vant la porte.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p> - -<p>Elle annonça: «J’y vas», se leva, prit la lumière et sortit en faisant -un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit.</p> - -<p>Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier, -où le père avait coutume de s’asseoir au chaud quelquefois.</p> - -<p>Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le -grand pommier qui abritait l’entrée de la ferme, et elle aperçut tout à -coup deux pieds, deux pieds d’homme qui pendaient à la hauteur de son -visage.</p> - -<p>Elle poussa des cris terribles: «Victor! Victor! Victor!</p> - -<p>Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la -tête pour ne pas voir, elle indiquait l’arbre de son bras tendu.</p> - -<p>Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il -aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable, -pendu très haut par le cou au moyen d’un licol d’écurie.</p> - -<p>Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier.</p> - -<p>Victor courut chercher une serpe, grimpa <span class="pagenum" id="Page_262">262</span> dans l’arbre et coupa -la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue -horriblement, avec une affreuse grimace.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Le Père Amable</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> des vendredi 30 avril et - mardi 4 mai 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_265">265</span> - - <h2 id="ch_11"><span class="h2line2">LA PEUR.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres.</p> - -<p>Je me trouvais seul, en face d’un vieux monsieur qui regardait par la -portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M. venu -sans doute de Marseille.</p> - -<p>C’était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point -d’étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait à la figure quelque -chose de chaud, de mou, d’accablant, d’irrespirable.</p> - -<p>Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la -France sans rien voir des pays traversés.</p> - -<p>Ce fut tout à coup comme une apparition <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> fantastique. Autour d’un -grand feu, dans un bois, deux hommes étaient debout.</p> - -<p>Nous vîmes cela pendant une seconde: c’était, nous sembla-t-il, deux -misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec -leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d’eux, comme un décor -de drame, les arbres verts, d’un vert clair et luisant, les troncs -frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré, -mouillé par la lumière qui coulait dedans.</p> - -<p>Puis tout redevint noir de nouveau.</p> - -<p>Certes, ce fut une vision fort étrange! Que faisaient-ils dans cette -forêt, ces deux rôdeurs? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante?</p> - -<p>Mon voisin tira sa montre et me dit:</p> - -<p>«Il est juste minuit, monsieur; nous venons de voir une singulière -chose.»</p> - -<p>J’en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient -être ces personnages: des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des -sorciers qui préparaient un philtre? On n’allume pas un feu pareil, -à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe? Que -faisaient-ils donc? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_267">267</span></p> - -<p>Et mon voisin se mit à parler... C’était un vieil homme, dont je ne -parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort -instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué.</p> - -<p>Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette -vie où la raison devrait souvent s’appeler sottise et la folie -s’appeler génie?</p> - -<p>Il disait:</p> - -<p>—Je suis content d’avoir vu cela. J’ai éprouvé pendant quelques -minutes une sensation disparue!</p> - -<p>Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si -mystérieuse!</p> - -<p>A mesure qu’on lève les voiles de l’inconnu, on dépeuple l’imagination -des hommes. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et -d’un noir bien vulgaire depuis qu’elle n’a plus d’apparitions.</p> - -<p>On se dit: «Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout -l’inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu’un -canal épuise; la science, de jour en jour, recule les limites du -merveilleux.»</p> - -<p>Eh bien, moi, monsieur, j’appartiens à la vieille race, qui aime à -croire. J’appartiens à <span class="pagenum" id="Page_268">268</span> la vieille race naïve accoutumée à ne pas -comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères -environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité.</p> - -<p>Oui, monsieur, on a dépeuplé l’imagination en supprimant l’invisible. -Notre terre m’apparaît aujourd’hui comme un monde abandonné, vide et -nu. Les croyances sont parties qui la rendaient poétique.</p> - -<p>Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse -qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières -et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des -marais et les fantasques feux follets! Comme je voudrais croire à ce -quelque chose de vague et de terrifiant qu’on s’imaginait sentir passer -dans l’ombre.</p> - -<p>Comme l’obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois, -quand elle était pleine d’êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants, -dont on ne pouvait deviner les formes, dont l’appréhension glaçait le -cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et -dont l’atteinte était inévitable!</p> - -<p>Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu <span class="pagenum" id="Page_269">269</span> de la terre, car -on n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas. Les dangers -visibles peuvent émouvoir, troubler, effrayer! Qu’est cela auprès de la -convulsion que donne à l’âme la pensée qu’on va rencontrer un spectre -errant, qu’on va subir l’étreinte d’un mort, qu’on va voir accourir -une de ces bêtes effroyables qu’inventa l’épouvante des hommes? Les -ténèbres me semblent claires depuis qu’elles ne sont plus hantées.</p> - -<p>Et la preuve de cela, c’est que si nous nous trouvions seuls tout à -coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l’image des deux êtres -singuliers qui viennent de nous apparaître dans l’éclair de leur foyer, -bien plus que par l’appréhension d’un danger quelconque et réel.</p> - -<p class="br">Il répéta: «On n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas.»</p> - -<p>Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d’une histoire que nous -conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert.</p> - -<p>L’a-t-il écrite quelque part, je n’en sais rien.</p> - -<p>Personne plus que le grand romancier <span class="pagenum" id="Page_270">270</span> russe ne sut faire passer -dans l’âme ce frisson de l’inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d’un -conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes, -incertaines, menaçantes.</p> - -<p>Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l’Invisible, la peur de -l’inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie -apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières -douteuses, qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse.</p> - -<p>Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences -bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence -fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit -sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d’une façon -mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le -sens nous échappe sans cesse.</p> - -<p>Il n’entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poë ou -Hoffmann, il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque -chose d’un peu vague et d’un peu troublant.</p> - -<p>Il nous dit aussi, ce jour-là: «On n’a vraiment <span class="pagenum" id="Page_271">271</span> peur que de ce -qu’on ne comprend point.»</p> - -<p>Il était assis, ou plutôt affaissé dans un grand fauteuil, les bras -pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé -dans ce grand flot de barbe et de cheveux d’argent qui lui donnait -l’aspect d’un Père éternel ou d’un Fleuve d’Ovide.</p> - -<p>Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme -aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui -soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert, -reflétait, comme un œil d’enfant, toutes les émotions de sa pensée.</p> - -<p>Il nous raconta ceci:</p> - -<p class="br">Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait -marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l’après-midi, sur le -bord d’une calme rivière.</p> - -<p>Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleine d’herbes -flottantes, profonde, froide et claire.</p> - -<p>Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau -transparente. Il se dévêtit et s’élança dans le courant. C’était un -<span class="pagenum" id="Page_272">272</span> très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur.</p> - -<p>Il se laissait flotter doucement, l’âme tranquille, frôlé par les -herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement -léger des lianes.</p> - -<p>Tout à coup une main se posa sur son épaule.</p> - -<p>Il se retourna d’une secousse et il aperçut un être effroyable qui le -regardait avidement.</p> - -<p>Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure -énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux -mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés, -mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur -son dos.</p> - -<p>Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale -des choses surnaturelles.</p> - -<p>Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre, il se mit à nager -éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et -il lui touchait le cou, le dos, les jambes avec des petits ricanements -de joie. Le jeune homme, fou d’épouvante, toucha la berge, enfin, et -s’élança de toute sa vitesse à travers <span class="pagenum" id="Page_273">273</span> le bois, sans même penser à -retrouver ses habits et son fusil.</p> - -<p>L’être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant -toujours.</p> - -<p>Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber, -quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d’un fouet; il -se mit à frapper l’affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des -cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage, -pareille à une femelle de gorille.</p> - -<p>C’était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois, -de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à -nager dans la rivière.</p> - -<p>Le grand écrivain russe ajouta: «Je n’ai jamais eu si peur de ma vie, -parce que je n’ai pas compris ce que pouvait être ce monstre.»</p> - -<p class="br">Mon compagnon, à qui j’avais dit cette aventure, reprit:</p> - -<p>—Oui, on n’a peur que de ce qu’on ne comprend pas. On n’éprouve -vraiment l’affreuse convulsion de l’âme, qui s’appelle l’épouvante, -que lorsque se mêle à la peur <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> un peu de la terreur superstitieuse -des siècles passés. Moi, j’ai ressenti cette épouvante dans toute son -horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j’ose à peine -la dire.</p> - -<p>Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J’avais parcouru le -Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que -l’ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées. -J’avais visité, la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du -vieux monde, où se battent éternellement deux océans: l’Atlantique et -la Manche; j’avais l’esprit plein de légendes, d’histoires lues ou -racontées sur cette terre des croyances et des superstitions.</p> - -<p>Et j’allais de Penmarch à Pont-l’Abbé, de nuit. Connaissez-vous -Penmarch? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer, -semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine -d’écueils baveux comme des bêtes furieuses.</p> - -<p>J’avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur -la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir.</p> - -<p>De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme debout, -semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi <span class="pagenum" id="Page_275">275</span> une -appréhension vague; de quoi? Je n’en savais rien. Il est des soirs où -l’on se croit frôlé par des esprits, où l’âme frissonne sans raison, où -le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d’invisible que -je regrette, moi.</p> - -<p>Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement.</p> - -<p>Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et -parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que -je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front -d’écume, et que j’avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes -devant eux.</p> - -<p>Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs -autour de moi. Et, bien que j’allasse très vite, j’avais froid dans les -bras et dans les jambes: un vilain froid d’angoisse.</p> - -<p>Oh! comme j’aurais voulu rencontrer quelqu’un!</p> - -<p>Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant.</p> - -<p>Et tout à coup j’entendis devant moi, très loin, un roulement. Je -pensai: «Tiens, une voiture.» Puis je n’entendis plus rien.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_276">276</span></p> - -<p>Au bout d’une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus -proche.</p> - -<p>Je ne voyais aucune lumière, cependant; mais je me dis: «Ils n’ont pas -de lanterne. Quoi d’étonnant dans ce pays sauvage.»</p> - -<p>Le bruit s’arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que -ce fût une charrette; et je n’entendais point d’ailleurs le trot du -cheval, ce qui m’étonnait, car la nuit était calme.</p> - -<p>Je cherchais: «Qu’est-ce que cela?»</p> - -<p>Il approchait très vite, très vite! Certes, je n’entendais rien qu’une -roue—aucun battement de fers ou de pieds,—rien. Qu’était-ce que cela?</p> - -<p>Il était tout près, tout près; je me jetai dans un fossé par un -mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette -qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une -brouette... toute seule!...</p> - -<p>Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m’affaissai sur l’herbe -et j’écoutais le roulement de la roue qui s’éloignait, qui s’en allait -vers la mer. Et je n’osais plus me lever, ni marcher, ni faire un -mouvement; car si elle était revenue, si elle m’avait poursuivi, je -serais mort de terreur.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_277">277</span></p> - -<p>Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste -du chemin avec une telle angoisse dans l’âme que le moindre bruit me -coupait l’haleine.</p> - -<p>Est-ce bête, dites? Mais quelle peur! En y réfléchissant, plus tard, -j’ai compris; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette; -et moi, j’ai cherché la tête d’un homme à la hauteur ordinaire!</p> - -<p>Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l’esprit un frisson de -surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur!</p> - -<p>Il se tut une seconde, puis reprit:</p> - -<p>—Tenez, monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible: -cette invasion du choléra!</p> - -<p>Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c’est qu’Il est -là quelque part.</p> - -<p>Il faut voir Toulon, en ce moment. Allez, on sent bien qu’il est -là, Lui. Et ce n’est pas la peur d’une maladie qui affole ces gens. -Le choléra, c’est autre chose, c’est l’Invisible, c’est un fléau -d’autrefois, des temps passés, une sorte d’Esprit malfaisant qui -revient et qui nous étonne autant qu’il nous épouvante, <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> car il -appartient, semble-t-il, aux âges disparus.</p> - -<p>Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n’est pas un insecte -qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres; -c’est le choléra, l’être inexprimable et terrible venu du fond de -l’Orient.</p> - -<p>Traversez Toulon, on danse dans les rues.</p> - -<p>Pourquoi danser en ces jours de mort? On tire des feux d’artifice -dans la campagne autour de la ville; on allume des feux de joie; des -orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques.</p> - -<p>Pourquoi cette folie?</p> - -<p>C’est qu’Il est là, c’est qu’on le brave, non pas le Microbe, mais le -Choléra, et qu’on veut être crâne devant lui, comme auprès d’un ennemi -caché qui vous guette. C’est pour lui qu’on danse, qu’on rit, qu’on -crie, qu’on allume ces feux, qu’on joue ces valses, pour lui, l’Esprit -qui tue, et qu’on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un -de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares...</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>La Peur</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du 25 juillet 1884.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_281">281</span> - - <h2 id="ch_12"><span class="h2line2">LES CARESSES.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">N</span><span class="smcap">ON</span>, mon ami, n’y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me -dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu, moi, a voulu gâter -tout ce qu’il a fait de bon en y joignant quelque chose d’horrible. -Il nous avait donné l’amour, la plus douce chose qui soit au monde, -mais trouvant cela trop beau et trop pur pour nous, il a imaginé les -sens, les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu’il -a façonnés comme par dérision et qu’il a mêlés aux ordures du corps, -qu’il a conçus de telle sorte que nous n’y pouvons songer sans rougir, -que nous n’en pouvons parler <span class="pagenum" id="Page_282">282</span> qu’à voix basse. Leur acte affreux -est enveloppé de honte. Il se cache, révolte l’âme, blesse les yeux, -et, honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans -l’ombre, comme s’il était criminel.</p> - -<p>Ne me parlez jamais de cela, jamais!</p> - -<p>Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plais près de -vous, que votre regard m’est doux et que votre voix me caresse le cœur. -Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous -me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l’un à l’autre -serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d’infamies.</p> - -<p>Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le -permets.</p> - -<p>Votre amie,</p> - -<p class="rsignature"><span class="smcap">Geneviève.</span></p> - -<p class="br">Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement, -sans ménagements galants, comme je parlerais à un ami qui voudrait -prononcer des vœux éternels?</p> - -<p>Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment -qu’après cette chose qui vous révolte tant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_283">283</span></p> - -<p>Avez-vous oublié les vers de Musset:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <div class="stanzanoindent"> - Je me souviens encor de ces spasmes terribles,<br /> - De ces baisers muets, de ces muscles ardents,<br /> - De cet être absorbé, blême et serrant les dents.<br /> - S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles. - </div> - </div> -</div> - -<p>Cette sensation d’horreur et d’insurmontable dégoût, nous l’éprouvons -aussi quand, emportés par l’impétuosité du sang, nous nous laissons -aller aux accouplements d’aventure. Mais quand une femme est pour nous -l’être d’élection, de charme constant, de séduction infinie que vous -êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le -plus infini des bonheurs.</p> - -<p>La caresse, madame, c’est l’épreuve de l’amour. Quand notre ardeur -s’éteint après l’étreinte, nous nous étions trompés. Quand elle -grandit, nous nous aimons.</p> - -<p>Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a mis en -garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il, -et pour nous contraindre à les créer, elle a mis le double appât de -l’amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: Dès que nous -nous sommes laissé prendre, dès que l’affolement d’un instant a passé, -une tristesse <span class="pagenum" id="Page_284">284</span> immense nous saisit, car nous comprenons la ruse -qui nous a trompés, nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison -secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous.</p> - -<p>Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés. -La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré, dans des bras qui -s’ouvraient, parce qu’elle veut que des bras s’ouvrent.</p> - -<p>Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues, -les regards fixes et ardents en des yeux qu’on n’a jamais vus et qu’on -ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui -nous laisse à l’âme une amère mélancolie.</p> - -<p>Mais, quand cette sorte de nuage d’affection, qu’on appelle l’amour, a -enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l’un à l’autre, longtemps, -toujours, quand le souvenir pendant l’éloignement veille sans cesse, -le jour, la nuit, apportant à l’âme les traits du visage, et le -sourire, et le son de la voix; quand on a été obsédé, possédé par la -forme absente et toujours visible, n’est-il pas naturel que les bras -s’ouvrent enfin, que les lèvres s’unissent et que les corps se mêlent?</p> - -<p>N’avez-vous jamais eu le désir du baiser? <span class="pagenum" id="Page_285">285</span> Dites-moi si les lèvres -n’appellent pas les lèvres, et si le regard clair, qui semble couler -dans les veines, ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles.</p> - -<p>Certes, c’est là le piège, le piège immonde, dites-vous? Qu’importe, -je le sais, j’y tombe, et je l’aime. La nature nous donne la caresse -pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser -les générations. Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre, -raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons, -à notre tour, la Nature, cette trompeuse. Faisons plus qu’elle n’a -voulu, plus qu’elle n’a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit -comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et -travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers, -de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c’est -la pensée qui poétise tout, poétisons-la, madame, jusque dans ses -brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans -ses plus monstrueuses inventions.</p> - -<p>Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit -mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de -bonheur. Aimons la chair <span class="pagenum" id="Page_286">286</span> parce qu’elle est belle, parce qu’elle -est blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et -sous les mains.</p> - -<p>Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure -pour les coupes où l’art devait boire l’ivresse, ils ont choisi la -courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses.</p> - -<p>Or, j’ai lu dans un livre érudit, qui s’appelle le <i>Dictionnaire des -Sciences médicales</i>, cette définition de la gorge des femmes, qu’on -disait imaginée par M. Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine:</p> - -<p>«Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps -d’utilité et d’agrément.»</p> - -<p>Supprimons, si vous voulez, l’utilité et ne gardons que l’agrément. -Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse -s’il n’était destiné qu’à nourrir les enfants.</p> - -<p>Oui, madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les -médecins la prudence; laissons les poètes, ces trompeurs toujours -trompés eux-mêmes, chanter l’union chaste des âmes et le bonheur -immatériel; laissons les femmes laides à leurs devoirs et <span class="pagenum" id="Page_287">287</span> -les hommes raisonnables à leurs besognes inutiles; laissons les -doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et -nous, aimons avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, -ranime, est plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus -aiguë que les blessures, rapide et dévorante, qui fait prier, qui fait -pleurer, qui fait gémir, qui fait crier, qui fait commettre tous les -crimes et tous les actes de courage!</p> - -<p>Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale; mais violente, -furieuse, immodérée! Recherchons-la comme on recherche l’or et -le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère! -Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.</p> - -<p>Et si voulez, madame, que je vous dise une vérité que vous ne -trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureuses sur -cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent, -celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autre désir -que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le -dernier baiser.</p> - -<p>Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes, -ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, <span class="pagenum" id="Page_288">288</span> -par des désirs d’argent ou de vanité, par tous les événements qui -deviennent des chagrins.</p> - -<p>Mais les femmes caressées à satiété n’ont besoin de rien, ne désirent -rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles et souriantes, -effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d’irréparables -catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de -tout!</p> - -<p>Et j’aurais encore tant de choses à dire!...</p> - -<p class="rsignature"><span class="smcap">Henri.</span></p> - -<p class="br">Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont -été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un -prie-Dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d’une heure, -par</p> - -<p class="rsignature"><span class="smcap">Maufrigneuse.</span></p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Les Caresses</i> ont paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 14 août 1883.</p> -</div> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_289">289</span></p> - -<table class="tablematieres" id="table_des_matieres" summary=""> - <tbody> - <tr> - <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES MATIÈRES.</h2></td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3" /></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"> </td> - <td class="tdrtop">Pages.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">La Petite Roque.</td> - <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1">1</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">L’Épave.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_2">69</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">L’Ermite.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_3">93</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Mademoiselle Perle.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_4">109</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Rosalie Prudent.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_5">143</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Sur les Chats.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_6">153</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Sauvée. </td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_7">169</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Madame Parisse.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_8">183</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Julie Romain.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_9">201</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Père Amable.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_10">219</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">La Peur (<i>inédit</i>).</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_11">263</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Les Caresses (<i>inédit</i>).</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_12">279</a></td> - </tr> - </tbody> -</table> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_290">290</span></p> - -<div class="chapter"> - <div class="tnote"> - <h2 id="note_au_lecteur" class="h2note">Au lecteur</h2> - - <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version - originale. Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. - Ces corrections sont soulignées <ins class="correction" title="comme ceci">en pointillés</ins>. La - ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.</p> - </div> - </div> - -<hr class="full" /> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLèTES DE GUY DE MAUPASSANT ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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