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-The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Guy de
-Maupassant, by Guy de Maupassant
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant
-
-Author: Guy de Maupassant
-
-Release Date: December 27, 2021 [eBook #67024]
-
-Language: French
-
-Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading
- Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
- images generously made available by The Internet
- Archive/Canadian Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE
-MAUPASSANT ***
-
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- Au lecteur
-
-
- Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
- originale.Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été
- corrigées. La liste des corrections se trouve à la fin du texte. La
- ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
-
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-
- ŒUVRES COMPLÈTES
- DE
- GUY DE MAUPASSANT
-
-
-
-
- LA PRÉSENTE ÉDITION
- DES
- ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
- A ÉTÉ TIRÉE
- PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
- EN VERTU D'UNE AUTORISATION
- DE M. LE GARDE DES SCEAUX
- EN DATE DU 30 JANVIER 1902.
-
-
- IL A ÉTÉ TIRÉ À PART
- 100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
- SAVOIR:
-
- 60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
- 20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
- 20 exemplaires (81 à 100) sur chine.
-
-
- _Le texte de ce volume
- est conforme à celui de l'édition originale_: La Petite Roque.
- _Paris, Victor Havard, 1886,
- avec addition de_:
- La Peur, Les Caresses (_inédits_).
-
-
-
-
- ŒUVRES COMPLÈTES
- DE
- GUY DE MAUPASSANT
-
-
- LA
- PETITE ROQUE
-
- LA PEUR--LES CARESSES
-
-
- [Illustration]
-
- PARIS
- LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
- 17, boulevard de la madeleine, 17
-
- MDCCCCIX
-
- _Tous droits réservés._
-
-
-
-
-LA PETITE ROQUE.
-
-
-I
-
-LE piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient familièrement
-Médéric, partit à l'heure ordinaire de la maison de poste de
-Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas d'ancien
-troupier, il coupa d'abord les prairies de Villaumes pour gagner le
-bord de la Brindille, qui le conduisait, en suivant l'eau, au village
-de Carvelin, où commençait sa distribution.
-
-Il allait vite, le long de l'étroite rivière qui moussait, grognait,
-bouillonnait et filait dans son lit d'herbes, sous une voûte de
-saules. Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour d'elles
-un bourrelet d'eau, une sorte de cravate terminée en nœud d'écume.
-Par places, c'étaient des cascades d'un pied, souvent invisibles, qui
-faisaient, sous les feuilles, sous les lianes, sous un toit de verdure,
-un gros bruit colère et doux; puis plus loin, les berges s'élargissant,
-on rencontrait un petit lac paisible où nageaient des truites parmi
-toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des ruisseaux calmes.
-
-Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu'à ceci: «Ma
-première lettre est pour la maison Poivron, puis j'en ai une pour M.
-Renardet; faut donc que je traverse la futaie.»
-
-Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir
-passait d'un train rapide et régulier sur la haie verte des saules; et
-sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement
-que ses jambes.
-
-Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d'un seul arbre, jeté
-d'un bord à l'autre, ayant pour unique rampe une corde portée par deux
-piquets enfoncés dans les berges.
-
-La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin, et le plus
-gros propriétaire du lieu, était une sorte de bois d'arbres antiques,
-énormes, droits comme des colonnes, et s'étendant sur une demi-lieue
-de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de limite à
-cette immense voûte de feuillage. Le long de l'eau, de grands arbustes
-avaient poussé, chauffés par le soleil; mais sous la futaie, on ne
-trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et molle,
-qui répandait dans l'air stagnant une odeur légère de moisi et de
-branches mortes.
-
-Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d'un galon rouge et
-s'essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien
-qu'il ne fût pas encore huit heures du matin.
-
-Il venait de se recouvrir et de reprendre son pas accéléré quand il
-aperçut, au pied d'un arbre, un couteau, un petit couteau d'enfant.
-Comme il le ramassait, il découvrit encore un dé à coudre, puis un étui
-à aiguilles deux pas plus loin.
-
-Ayant pris ces objets, il pensa: «Je vas les confier à M. le maire»; et
-il se remit en route, mais il ouvrait l'œil à présent, s'attendant
-toujours à trouver autre chose.
-
-Soudain, il s'arrêta net, comme s'il se fût heurté contre une barre
-de bois; car, à dix pas devant lui, gisait, étendu sur le dos, un
-corps d'enfant, tout nu, sur la mousse. C'était une petite fille d'une
-douzaine d'années. Elle avait les bras ouverts, les jambes écartées, la
-face couverte d'un mouchoir. Un peu de sang maculait ses cuisses.
-
-Médéric se mit à avancer sur la pointe des pieds, comme s'il eût craint
-de faire du bruit, redouté quelque danger; et il écarquillait les yeux.
-
-Qu'était-ce que cela? Elle dormait, sans doute? Puis il réfléchit qu'on
-ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous des
-arbres frais. Alors elle était morte; et il se trouvait en présence
-d'un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les reins,
-bien qu'il fût un ancien soldat. Et puis c'était chose si rare dans le
-pays, un meurtre, et le meurtre d'une enfant encore, qu'il n'en pouvait
-croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que ce sang
-figé sur sa jambe. Comment donc l'avait-on tuée?
-
-Il s'était arrêté tout près d'elle; et il la regardait, appuyé sur
-son bâton. Certes, il la connaissait, puisqu'il connaissait tous les
-habitants de la contrée; mais ne pouvant voir son visage, il ne pouvait
-deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui couvrait la
-face; puis s'arrêta, la main tendue, retenu par une réflexion.
-
-Avait-il le droit de déranger quelque chose à l'état du cadavre avant
-les constatations de la justice? Il se figurait la justice comme
-une espèce de général à qui rien n'échappe et qui attache autant
-d'importance à un bouton perdu qu'à un coup de couteau dans le ventre.
-Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale; c'était
-une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée
-par une main maladroite.
-
-Alors, il se releva pour courir chez M. le maire; mais une autre
-pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par
-hasard, il ne pouvait pas l'abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout
-doucement, assez loin d'elle par prudence, et tendit la main vers son
-pied. Il était froid, glacé de ce froid terrible qui rend effrayante la
-chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce toucher,
-sentit son cœur retourné, comme il le dit plus tard, et la salive
-séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il se mit à courir
-sous la futaie vers la maison de M. Renardet.
-
-Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings
-fermés, la tête en avant; et son sac de cuir, plein de lettres et de
-journaux, lui battait les reins en cadence.
-
-La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de
-parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que
-formait en cet endroit la Brindille.
-
-C'était une grande maison carrée, en pierre grise, très ancienne, qui
-avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme, haute
-de vingt mètres, bâtie dans l'eau.
-
-Du haut de cette citadelle, on surveillait jadis tout le pays. On
-l'appelait la tour du Renard, sans qu'on sût au juste pourquoi; et
-de cette appellation sans doute était venu le nom de Renardet que
-portaient les propriétaires de ce fief resté dans la même famille
-depuis plus de deux cents ans, disait-on. Car les Renardet faisaient
-partie de cette bourgeoisie presque noble qu'on rencontrait souvent
-dans les provinces avant la Révolution.
-
-Le facteur entra d'un élan dans la cuisine où déjeunaient les
-domestiques, et cria: «Monsieur le maire est-il levé? Faut que je li
-parle sur l'heure.» On savait Médéric un homme de poids et d'autorité,
-et on comprit aussitôt qu'une chose grave s'était passée.
-
-M. Renardet, prévenu, ordonna qu'on l'amenât. Le piéton, pâle et
-essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue
-table couverte de papiers épars.
-
-C'était un gros et grand homme, lourd et rouge, fort comme un bœuf,
-et très aimé dans le pays, bien que violent à l'excès. Âgé à peu près
-de quarante ans et veuf depuis six mois, il vivait sur ses terres en
-gentilhomme des champs. Son tempérament fougueux lui avait souvent
-attiré des affaires pénibles dont le tiraient toujours les magistrats
-de Roüy-le-Tors, en amis indulgents et discrets. N'avait-il pas, un
-jour, jeté du haut de son siège le conducteur de la diligence parce
-qu'il avait failli écraser son chien d'arrêt Micmac? N'avait-il pas
-enfoncé les côtes d'un garde-chasse qui verbalisait contre lui, parce
-qu'il traversait, fusil au bras, une terre appartenant au voisin?
-N'avait-il pas même pris au collet le sous-préfet qui s'arrêtait dans
-le village au cours d'une tournée administrative qualifiée par M.
-Renardet de tournée électorale; car il faisait de l'opposition au
-gouvernement par tradition de famille.
-
-Le maire demanda: «Qu'y a-t-il donc, Médéric?
-
---J'ai trouvé une p'tite fille morte sous vot' futaie.»
-
-Renardet se dressa, le visage couleur de brique:
-
---Vous dites... Une petite fille?
-
---Oui m'sieu, une p'tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang,
-morte, bien morte.
-
-Le maire jura: «Nom de Dieu; je parie que c'est la petite Roque. On
-vient de me prévenir qu'elle n'était pas rentrée hier soir chez sa
-mère. A quel endroit l'avez-vous découverte?»
-
-Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d'y conduire le
-maire.
-
-Mais Renardet devint brusque: «Non. Je n'ai pas besoin de vous.
-Envoyez-moi tout de suite le garde champêtre, le secrétaire de la
-mairie et le médecin, et continuez votre tournée. Vite, vite, allez, et
-dites-leur de me rejoindre sous la futaie.»
-
-Le piéton, homme de consigne, obéit et se retira, furieux et désolé de
-ne pas assister aux constatations.
-
-Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou, de
-feutre gris, à bords très larges, et s'arrêta quelques secondes sur le
-seuil de sa demeure. Devant lui s'étendait un vaste gazon où éclataient
-trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles
-de fleurs épanouies, l'une en face de la maison et les autres sur les
-côtés. Plus loin, se dressaient jusqu'au ciel les premiers arbres de la
-futaie, tandis qu'à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang,
-on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé
-par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains,
-trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un
-plumeau frémissant de branches minces.
-
-A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui
-dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé
-d'éleveurs de bœufs.
-
-Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant
-à gauche, gagna le bord de l'eau qu'il suivit à pas lents, les mains
-derrière le dos. Il allait, le front penché; et de temps en temps il
-regardait autour de lui s'il n'apercevait point les personnes qu'il
-avait envoyé quérir.
-
-Lorsqu'il fut arrivé sous les arbres, il s'arrêta, se découvrit et
-s'essuya le front comme avait fait Médéric; car l'ardent soleil de
-juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit
-en route, s'arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant,
-il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds
-et l'étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d'eau lui
-coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur
-son cou puissant et rouge, et entraient, l'une après l'autre, sous le
-col blanc de sa chemise.
-
-Comme personne n'apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis
-il appela: «Ohé! ohé!»
-
-Une voix répondit à droite: «Ohé! ohé!»
-
-Et le médecin apparut sous les arbres. C'était un petit homme maigre,
-ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux
-environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s'aidait d'une
-canne pour marcher.
-
-Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui,
-prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures
-effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à
-tour pour se hâter, et agitant si fort leurs bras qu'ils semblaient
-accomplir avec eux plus de besogne qu'avec leurs jambes.
-
-Renardet dit au médecin: «Vous savez de quoi il s'agit?
-
---Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric.
-
---C'est bien. Allons.»
-
-Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs
-pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit; leurs yeux cherchaient,
-là-bas, devant eux.
-
-Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup: «Tenez, le voilà!»
-
-Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S'ils
-n'avaient point su ce que c'était, ils ne l'auraient pas deviné. Cela
-semblait luisant et si blanc qu'on l'eût pris pour un linge tombé;
-car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair
-pâle d'une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils
-distinguaient peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers l'eau
-et les deux bras écartés comme par un crucifiement.
-
---J'ai rudement chaud, dit le maire.
-
-Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir
-qu'il replaça encore sur son front.
-
-Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu'il fut
-auprès du cadavre, il se pencha pour l'examiner, sans y toucher. Il
-avait mis un pince-nez comme lorsqu'on regarde un objet curieux, et
-tournait autour tout doucement.
-
-Il dit sans se redresser: «Viol et assassinat que nous allons constater
-tout à l'heure. Cette fillette est d'ailleurs presque une femme, voyez
-sa gorge.»
-
-Les deux seins, assez forts déjà, s'affaissaient sur la poitrine,
-amollis par la mort.
-
-Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle
-apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il
-reprit: «Parbleu, on l'a étranglée une fois l'affaire faite.»
-
-Il palpait le cou: «Etranglée avec les mains sans laisser d'ailleurs
-aucune trace particulière, ni marque d'ongle ni empreinte de doigt.
-Très bien. C'est la petite Roque, en effet.»
-
-Il replaça délicatement le mouchoir: «Je n'ai rien à faire; elle est
-morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.»
-
-Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d'un œil
-fixe le petit corps étalé sur l'herbe. Il murmura: «Quel misérable! Il
-faudrait retrouver les vêtements.»
-
-Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit: «Elle venait
-sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l'eau.»
-
-Le maire ordonna: «Toi, Principe (c'était le secrétaire de la mairie),
-tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime
-(c'était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me
-ramener le juge d'instruction avec la gendarmerie. Il faut qu'ils
-soient ici dans une heure. Tu entends.»
-
-Les deux hommes s'éloignèrent vivement et Renardet dit au docteur:
-«Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci?
-
-Le médecin murmura: «Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le
-monde en particulier et personne en général. N'importe, ça doit être
-quelque rôdeur, quelque ouvrier sans travail. Depuis que nous sommes
-en République, on ne rencontre que ça sur les routes.»
-
-Tous deux étaient bonapartistes.
-
-Le maire reprit: «Oui, ça ne peut être qu'un étranger, un passant, un
-vagabond sans feu ni lieu...»
-
-Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: «Et sans femme.
-N'ayant ni bon souper ni bon gîte, il s'est procuré le reste. On ne
-sait pas ce qu'il y a d'hommes sur la terre capables d'un forfait à un
-moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu?»
-
-Et du bout de sa canne, il touchait l'un après l'autre les doigts
-roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d'un piano.
-
---Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir,
-l'enfant n'étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l'avons
-appelée jusqu'à minuit sur les routes; mais nous n'avons point pensé
-à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches
-vraiment utiles.
-
---Voulez-vous un cigare? dit le médecin.
-
---Merci, je n'ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir
-ça.
-
-Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps
-d'adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à
-ventre bleu, qui se promenait le long d'une cuisse, s'arrêta sur les
-taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de
-sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour
-explorer l'autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les
-deux hommes regardaient ce point noir errant.
-
-Le médecin dit: «Comme c'est joli, une mouche sur la peau. Les dames
-du dernier siècle avaient bien raison de s'en coller sur la figure.
-Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là?»
-
-Le maire semblait ne point l'entendre, perdu dans ses réflexions.
-
-Mais, tout d'un coup, il se retourna, car un bruit l'avait surpris;
-une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres.
-C'était la mère, la Roque. Dès qu'elle aperçut Renardet, elle se mit à
-hurler: «Ma p'tite, ous qu'est ma p'tite?» tellement affolée qu'elle
-ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s'arrêta net,
-joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur aiguë
-et déchirante, une clameur de bête mutilée.
-
-Puis elle s'élança vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme
-si elle l'eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle
-vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d'une
-secousse, puis s'abattit le visage contre terre, en jetant dans
-l'épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.
-
-Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de
-convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets
-secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement; et elle
-creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s'y
-cacher.
-
-Le médecin, ému, murmura: «Pauvre vieille!» Renardet eut dans le ventre
-un bruit singulier; puis il poussa une sorte d'éternuement bruyant qui
-lui sortit en même temps par le nez et par la bouche; et, tirant son
-mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant
-et se mouchant avec bruit. Il balbutiait: «Cré... cré... cré... cré
-nom de Dieu de cochon qui a fait ça... Je... je... voudrais le voir
-guillotiner...»
-
-Mais Principe reparut, l'air désolé et les mains vides. Il murmura: «Je
-ne trouve rien, m'sieu le maire, rien de rien nulle part.»
-
-L'autre, effaré, répondit d'une voix grasse, noyée dans les larmes:
-«Qu'est-ce que tu ne trouves pas?
-
---Les hardes de la petite.
-
---Eh bien... eh bien... cherche encore... et... et... trouve-les...
-ou... tu auras affaire à moi.
-
-L'homme, sachant qu'on ne résistait pas au maire, repartit d'un pas
-découragé en jetant sur le cadavre un coup d'œil oblique et craintif.
-
-Des voix lointaines s'élevaient sous les arbres, une rumeur confuse,
-le bruit d'une foule qui approchait; car Médéric, dans sa tournée,
-avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits
-d'abord, avaient causé de ça dans la rue, d'un seuil à l'autre; puis
-ils s'étaient réunis; ils avaient jasé, discuté, commenté l'événement
-pendant quelques minutes; et maintenant ils s'en venaient pour voir.
-
-Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par
-crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps,
-ils s'arrêtèrent, n'osant plus avancer et parlant bas. Puis ils
-s'enhardirent, firent quelques pas, s'arrêtèrent encore, avancèrent
-de nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère,
-du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se
-resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt
-ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le
-palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de
-sa torpeur, devint furieux, et saisissant la canne du docteur Labarbe,
-il se jeta sur ses administrés en balbutiant: «Foutez-moi le camp...
-foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi le camp...» En une
-seconde le cordon de curieux s'élargit de deux cents mètres.
-
-La Roque s'était relevée, retournée, assise, et elle pleurait
-maintenant dans ses mains jointes sur sa face.
-
-Dans la foule, on discutait la chose; et des yeux avides de garçons
-fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s'en aperçut, et,
-enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui
-disparut tout entière sous le vaste vêtement.
-
-Les curieux se rapprochaient doucement; la futaie s'emplissait de
-monde; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu des
-grands arbres.
-
-Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main,
-dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité
-du peuple et répétait: «Si un de vous approche, je lui casse la tête
-comme à un chien.»
-
-Les paysans avaient grand'peur de lui; ils se tinrent au large. Le
-docteur Labarbe, qui fumait, s'assit à côté de la Roque, et il lui
-parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses
-mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants,
-vidant sa douleur dans l'abondance de sa parole. Elle raconta toute sa
-vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de bœufs, tué d'un
-coup de corne, l'enfance de sa fille, son existence misérable de veuve
-sans ressources avec la petite. Elle n'avait que ça, sa petite Louise;
-et on l'avait tuée; on l'avait tuée dans ce bois. Tout d'un coup, elle
-voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu'au cadavre,
-elle souleva par un coin le vêtement qui le couvrait; puis elle le
-laissa retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, regardant
-avidement tous les gestes de la mère.
-
-Mais, soudain, un grand remous eut lieu; on cria: «Les gendarmes, les
-gendarmes!»
-
-Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot,
-escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux, qui
-dansait comme un singe sur une haute jument blanche.
-
-Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge
-d'instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa
-promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la
-grande joie des officiers.
-
-Il mit pied à terre avec le capitaine, et serra les mains du maire et
-du docteur, en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que
-gonflait le corps couché dessous.
-
-Quand il fut bien au courant des faits, il fit d'abord écarter le
-public que les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut
-bientôt dans la prairie, et forma haie, une grande haie de têtes
-excitées et remuantes tout le long de la Brindille, de l'autre côté du
-ruisseau.
-
-Le médecin, à son tour, donna des explications que Renardet écrivait
-au crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent faites,
-enregistrées et commentées sans amener aucune découverte. Maxime aussi
-était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements.
-
-Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant
-l'expliquer que par un vol; et, comme ces guenilles ne valaient pas
-vingt sous, ce vol même était inadmissible.
-
-Le juge d'instruction, le maire, le capitaine et le docteur s'étaient
-mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches
-le long de l'eau.
-
-Renardet disait au juge: «Comment se fait-il que ce misérable ait caché
-ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en
-pleine vue?»
-
-L'autre, sournois et perspicace, répondit: «Hé! hé! Une ruse peut-être?
-Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans
-tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.»
-
-Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C'étaient le
-substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur
-tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation.
-
-Renardet dit tout à coup: «Savez-vous que je vous garde à déjeuner?»
-
-Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d'instruction,
-trouvant qu'on s'était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite
-Roque, se tourna vers le maire:
-
---Je peux faire porter chez vous le corps, n'est-ce pas? Vous avez bien
-une chambre pour me le garder jusqu'à ce soir.
-
-L'autre se troubla, balbutiant: «Oui, non... non... A vrai dire,
-j'aime mieux qu'il n'entre pas chez moi... à cause... à cause de mes
-domestiques... qui... qui parlent déjà de revenants dans... dans ma
-tour, dans la tour du Renard... Vous savez... Je ne pourrais plus en
-garder un seul... Non... J'aime mieux ne pas l'avoir chez moi.
-
-Le magistrat se mit à sourire: «Bon... Je vais le faire emporter
-tout de suite à Roüy, pour l'examen légal.» Et se tournant vers le
-substitut: «Je peux me servir de votre voiture, n'est-ce pas?
-
---Oui, parfaitement.»
-
-Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque maintenant, assise à
-côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle,
-d'un œil vague et hébété.
-
-Les deux médecins essayèrent de l'emmener pour qu'elle ne vît pas
-enlever la petite; mais elle comprit tout de suite ce qu'on allait
-faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras.
-Couchée dessus elle criait: «Vous ne l'aurez pas, c'est à moi, c'est à
-moi à c't' heure. On me l'a tuée; j' veux la garder, vous l'aurez pas!»
-
-Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d'elle.
-Renardet se mit à genoux pour lui parler: «Écoutez, la Roque, il le
-faut, pour savoir celui qui l'a tuée; sans ça on ne saurait pas; il
-faut bien qu'on le cherche pour le punir. On vous la rendra quand on
-l'aura trouvé, je vous le promets.»
-
-Cette raison ébranla la femme et une haine s'éveillant dans son regard
-affolé: «Alors on le prendra? dit-elle.
-
---Oui, je vous le promets.»
-
-Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens; mais le capitaine
-ayant murmuré: «C'est surprenant qu'on ne retrouve pas ses vêtements»,
-une idée nouvelle, qu'elle n'avait pas encore eue, entra brusquement
-dans sa tête de paysanne et elle demanda:
-
---Ous qu'é sont ses hardes; c'est à mé. Je les veux. Ous qu'on les a
-mises?
-
-On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables; alors elle les
-réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant: «C'est
-à mé, je les veux; ous qu'é sont, je les veux?»
-
-Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s'obstinait. Elle
-ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les vêtements
-de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de misérable
-pour qui une pièce d'argent représente une fortune, que par tendresse
-maternelle.
-
-Et quand le petit corps, roulé en des couvertures qu'on était allé
-chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la vieille, debout
-sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine, criait: «J'ai
-pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement son p'tit
-bonnet, son p'tit bonnet; j'ai pu rien, pu rien, pas seulement son
-p'tit bonnet.»
-
-Le curé venait d'arriver, un tout jeune prêtre déjà gras. Il se
-chargea d'emmener la Roque, et ils s'en allèrent ensemble vers le
-village. La douleur de la mère s'atténuait sous la parole sucrée de
-l'ecclésiastique, qui lui promettait mille compensations. Mais elle
-répétait sans cesse: «Si j'avais seulement son p'tit bonnet...»,
-s'obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres.
-
-Renardet cria de loin: «Vous déjeunez avec nous, monsieur l'abbé. Dans
-une heure.»
-
-Le prêtre tourna la tête et répondit: Volontiers, monsieur le maire. Je
-serai chez vous à midi.»
-
-Et tout le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers
-les branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la
-Brindille.
-
-Le repas dura longtemps; on parlait du crime. Tout le monde se trouva
-du même avis; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant là par
-hasard, pendant que la petite prenait un bain.
-
-Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu'ils
-reviendraient le lendemain de bonne heure; le médecin et le curé
-rentrèrent chez eux, tandis que Renardet, après une longue promenade
-par les prairies, s'en revint sous la futaie où il se promena jusqu'à
-la nuit, à pas lents, les mains derrière le dos.
-
-Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain
-quand le juge d'instruction pénétra dans sa chambre. Il se frottait
-les mains; il avait l'air content; il dit:
-
---Ah! ah! vous dormez encore! Eh bien, mon cher, nous avons du nouveau
-ce matin.
-
-Le maire s'était assis sur son lit.
-
---Quoi donc?
-
---Oh! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la mère
-réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet surtout. Eh
-bien, en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le seuil, les
-deux petits sabots de l'enfant. Cela prouve que le crime a été commis
-par quelqu'un du pays, par quelqu'un qui a eu pitié d'elle. Voilà en
-outre le facteur Médéric qui m'apporte le dé, le couteau et l'étui à
-aiguilles de la morte. Donc l'homme, en emportant les vêtements pour
-les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la poche. Pour
-moi, j'attache surtout de l'importance au fait des sabots, qui indique
-une certaine culture morale et une faculté d'attendrissement chez
-l'assassin. Nous allons donc, si vous le voulez bien, passer en revue
-ensemble les principaux habitants de votre pays.
-
-Le maire s'était levé. Il sonna afin qu'on lui apportât de l'eau chaude
-pour sa barbe. Il disait: «Volontiers; mais ce sera assez long, et nous
-pouvons commencer tout de suite.»
-
-M. Putoin s'était assis à cheval sur une chaise, continuant ainsi, même
-dans les appartements, sa manie d'équitation.
-
-Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en se
-regardant dans la glace; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et il
-reprit: «Le principal habitant de Carvelin s'appelle Joseph Renardet,
-maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les
-cochers...»
-
-Le juge d'instruction se mit à rire: «Cela suffit; passons au suivant...
-
---Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de
-bœufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois,
-très retors en toute question d'argent, mais incapable, à mon avis,
-d'avoir commis un tel forfait.»
-
-M. Putoin dit: «Passons.»
-
-Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua l'inspection
-morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux heures de
-discussion, leurs soupçons s'étaient arrêtés sur trois individus
-assez suspects: un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de truites et
-d'écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de bœufs nommé Clovis.
-
-
-II
-
-Les recherches durèrent tout l'été; on ne découvrit pas le criminel.
-Ceux qu'on soupçonna et qu'on arrêta prouvèrent facilement leur
-innocence, et le parquet dut renoncer à la poursuite du coupable.
-
-Mais cet assassinat semblait avoir ému le pays entier d'une façon
-singulière. Il était resté aux âmes des habitants une inquiétude, une
-vague peur, une sensation d'effroi mystérieux, venue non seulement
-de l'impossibilité de découvrir aucune trace, mais aussi et surtout
-de cette étrange trouvaille des sabots devant la porte de la Roque,
-le lendemain. La certitude que le meurtrier avait assisté aux
-constatations, qu'il vivait encore dans le village, sans doute, hantait
-les esprits, les obsédait, paraissait planer sur le pays comme une
-incessante menace.
-
-La futaie, d'ailleurs, était devenue un endroit redouté, évité, qu'on
-croyait hanté. Autrefois, les habitants venaient s'y promener chaque
-dimanche dans l'après-midi. Ils s'asseyaient sur la mousse au pied
-des grands arbres énormes, ou bien s'en allaient le long de l'eau en
-guettant les truites qui filaient sous les herbes. Les garçons jouaient
-aux boules, aux quilles, au bouchon, à la balle, en certaines places où
-ils avaient découvert, aplani et battu le sol; et les filles, par rangs
-de quatre ou cinq, se promenaient en se tenant par le bras, piaillant
-de leurs voix criardes des romances qui grattaient l'oreille, dont les
-notes fausses troublaient l'air tranquille et agaçaient les nerfs des
-dents ainsi que des gouttes de vinaigre. Maintenant personne n'allait
-plus sous la voûte épaisse et haute, comme si on se fût attendu à y
-trouver toujours quelque cadavre couché.
-
-L'automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et nuit,
-descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands
-arbres; et on commençait à voir le ciel à travers les branches.
-Quelquefois, quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie
-lente et continue s'épaississait brusquement, devenait une averse
-vaguement bruissante qui couvrait la mousse d'un épais tapis jaune,
-criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le
-murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait
-une plainte, et ces feuilles tombant toujours semblaient des larmes,
-de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient
-jour et nuit sur la fin de l'année, sur la fin des aurores tièdes et
-des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs
-soleils, et aussi peut-être sur le crime qu'ils avaient vu commettre
-sous leur ombre, sur l'enfant violée et tuée à leur pied. Ils
-pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné
-et redouté, où devait errer, seule, l'âme, la petite âme de la petite
-morte.
-
-La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune et
-colère entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres et
-nus.
-
-Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la futaie.
-Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison, descendait à
-pas lents son perron, et s'en allait sous les arbres d'un air songeur,
-les mains dans ses poches. Il marchait longtemps sur la mousse humide
-et molle, tandis qu'une légion de corbeaux, accourus de tous les
-voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à travers
-l'espace, à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en
-poussant des clameurs violentes et sinistres.
-
-Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches
-emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules
-d'automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement
-et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de
-leur vol.
-
-Ils s'abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à
-peu leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes
-noires au noir de l'espace.
-
-Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les
-ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait,
-tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire,
-en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la
-flamme.
-
-Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait
-abattre sa futaie.
-
-Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le
-plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître.
-
-D'abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc.
-
-Liés à lui par un collier de corde, ils l'enlacent d'abord de leurs
-bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d'un coup de
-pointe d'acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois,
-y reste enfoncée, et l'homme s'élève dessus comme sur une marche
-pour frapper de l'autre pied avec l'autre pointe sur laquelle il se
-soutiendra de nouveau en recommençant avec la première.
-
-Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui
-l'attache à l'arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d'acier.
-Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un
-géant, il monte lourdement le long de l'immense colonne, l'embrassant
-et l'éperonnant pour aller le décapiter.
-
-Dès qu'il arrive aux premières branches, il s'arrête, détache de
-son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec
-méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la
-branche craque, fléchit, s'incline, s'arrache et s'abat en frôlant dans
-sa chute les arbres voisins. Puis elle s'écrase sur le sol avec un
-grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent
-longtemps.
-
-Le sol se couvrait de débris que d'autres hommes taillaient à leur
-tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres
-restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux
-gigantesques amputés et rasés par l'acier tranchant des serpes.
-
-Et, quand l'ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet
-du fût droit et mince le collier de corde qu'il y avait porté, il
-redescendait ensuite à coups d'éperon le long du tronc découronné que
-les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups
-qui retentissaient dans tout le reste de la futaie.
-
-Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes
-tiraient, en poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au sommet,
-et l'immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le bruit
-sourd et la secousse d'un coup de canon lointain.
-
-Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une
-armée perd ses soldats.
-
-Renardet ne s'en allait plus; il restait là du matin au soir,
-contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa
-futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus ainsi que
-sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte
-d'impatience secrète et calme, comme s'il eût attendu, espéré quelque
-chose à la fin de ce massacre.
-
-Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée.
-On y parvint enfin, un soir, à l'heure du crépuscule.
-
-Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent
-arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d'un hêtre
-énorme, mais le maître s'y opposa, et exigea qu'à l'heure même on
-ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime.
-
-Quand l'ébrancheur l'eut mis à nu, eut terminé sa toilette de
-condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes
-commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.
-
-L'arbre résista; son tronc puissant, bien qu'entaillé jusqu'au milieu,
-était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte
-de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu'à terre, et
-ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur
-effort.
-
-Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing,
-pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile,
-la main sur l'écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et
-nerveuse.
-
-Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand
-il tombera, ça pourrait vous blesser.»
-
-Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir
-lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.
-
-Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un
-déchirement qui sembla courir jusqu'au sommet comme une secousse
-douloureuse; et elle s'inclina un peu, prête à tomber, mais résistant
-encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent un effort
-plus grand; et comme l'arbre, brisé, croulait, soudain Renardet fit un
-pas en avant, puis s'arrêta, les épaules soulevées pour recevoir le
-choc irrésistible, le choc mortel qui l'écraserait sur le sol.
-
-Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le
-jetant sur la face à cinq mètres de là.
-
-Les ouvriers s'élancèrent pour le relever; il s'était déjà soulevé
-lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main
-sur son front, comme s'il se réveillait d'un accès de folie.
-
-Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes surpris,
-l'interrogèrent, ne comprenant point ce qu'il avait fait. Il répondit,
-en balbutiant, qu'il avait eu un moment d'égarement, ou, plutôt, une
-seconde de retour à l'enfance, qu'il s'était imaginé avoir le temps de
-passer sous l'arbre, comme les gamins passent en courant devant les
-voitures au trot, qu'il avait joué au danger, que, depuis huit jours,
-il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois
-qu'un arbre craquait pour tomber, si on pourrait passer dessous sans
-être touché. C'était une bêtise, il l'avouait; mais tout le monde a de
-ces minutes d'insanité et de ces tentations d'une stupidité puérile.
-
-Il s'expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il
-s'en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.»
-
-Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, il s'assit devant sa table, que
-sa lampe, coiffée d'un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son
-front entre ses mains, il se mit à pleurer.
-
-Il pleura longtemps, puis s'essuya les yeux, releva la tête et regarda
-sa pendule. Il n'était pas encore six heures. Il pensa: «J'ai le
-temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint
-alors s'asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu,
-prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté.
-L'acier de l'arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.
-
-Renardet le contempla quelque temps avec l'œil trouble d'un homme
-ivre; puis il se leva et se mit à marcher.
-
-Il allait d'un bout à l'autre de l'appartement, et de temps en temps
-s'arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de
-son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et
-se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il
-se remit à marcher. Chaque fois qu'il passait devant sa table, l'arme
-brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la
-pendule et pensait: «J'ai encore le temps.»
-
-La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la
-bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon
-dedans comme s'il eût voulu l'avaler. Il resta ainsi quelques secondes,
-immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un
-frisson d'horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.
-
-Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n'ose
-pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me
-tuer!»
-
-On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le
-dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C'est bien. Je descends.»
-
-Alors il ramassa l'arme, l'enferma de nouveau dans le tiroir, puis se
-regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage ne lui
-semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu plus
-rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.
-
-Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne
-veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs
-pipes dans la salle pendant qu'on desservait. Puis il remonta dans sa
-chambre.
-
-Dès qu'il s'y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses
-armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma
-ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur
-lui-même, parcourut de l'œil tout l'appartement avec une angoisse
-d'épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu'il allait
-la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu'il
-avait violée, puis étranglée.
-
-Toutes les nuits, l'odieuse vision recommençait. C'était d'abord dans
-ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d'une machine à
-battre ou le passage lointain d'un train sur un pont. Il commençait
-alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col
-de chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang,
-il essayait de lire, il essayait de chanter; c'était en vain; sa
-pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait
-recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions
-les plus violentes de la première minute à la dernière.
-
-Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l'horrible jour,
-un peu d'étourdissement et de migraine qu'il attribuait à la chaleur,
-de sorte qu'il était resté dans sa chambre jusqu'à l'appel du déjeuner.
-Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la
-fin de l'après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante sous les
-arbres de sa futaie.
-
-Mais, dès qu'il fut dehors, l'air lourd et brûlant de la plaine
-l'oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur
-la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente.
-Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les
-oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna
-les grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille
-évaporait un peu de fraîcheur sous l'immense toiture de branches. Mais
-il se sentait mal à l'aise. Il lui semblait qu'une main inconnue,
-invisible, lui serrait le cou; et il ne songeait presque à rien,
-ayant d'ordinaire peu d'idées dans la tête. Seule, une pensée vague
-le hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait
-de vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué
-depuis dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence
-de tous les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un
-besoin impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser
-régulier. Depuis la mort de Mme Renardet, il souffrait sans cesse sans
-bien comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler
-ses jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s'affaiblir
-entre ses bras surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il
-cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il
-pourrait épouser lorsque son deuil serait fini.
-
-Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant d'Hercule,
-et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses
-veilles. Il les chassait; elles revenaient; et il murmurait par moments
-en souriant de lui-même: «Me voici comme saint Antoine.»
-
-Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir lui
-vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir et
-apaiser l'ardeur de son sang.
-
-Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les gens
-du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla.
-
-Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se reposait,
-sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en approchant, crut
-entendre un léger bruit, un faible clapotement qui n'était point
-celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les feuilles
-et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers l'onde
-transparente, battait l'eau des deux mains, en dansant un peu dedans,
-et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n'était plus une
-enfant, ce n'était pas encore une femme; elle était grasse et formée,
-tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque mûre.
-Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d'angoisse, le souffle coupé
-par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le cœur
-battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme
-si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et
-trop jeune, cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du
-ruisselet, comme l'autre, la grande, dans les vagues de la mer.
-
-Soudain l'enfant sortit du bain, et sans le voir, s'en vint vers lui
-pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu'elle approchait à
-petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il se sentait
-poussé vers elle par une force irrésistible, par un emportement bestial
-qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et le faisait trembler
-des pieds à la tête.
-
-Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le cachait.
-Alors perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua sur elle et
-la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour résister, trop
-épouvantée pour appeler, et il la posséda sans comprendre ce qu'il
-faisait.
-
-Il se réveilla de son crime, comme on se réveille d'un cauchemar.
-L'enfant commençait à pleurer.
-
-Il dit: «Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l'argent.»
-
-Mais elle n'écoutait pas; elle sanglotait.
-
-Il reprit: «Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc.»
-
-Elle hurla en se tordant pour s'échapper.
-
-Il comprit brusquement qu'il était perdu; et il la saisit par le cou
-pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles.
-Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d'un être
-qui veut fuir la mort, il ferma sa main de colosse sur la petite gorge
-gonflée de cris, et il l'eut étranglée en quelques instants, tant il
-serrait furieusement, sans qu'il songeât à la tuer, mais simplement
-pour la faire taire.
-
-Puis il se dressa, éperdu d'horreur.
-
-Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se
-sauver, quand surgit, dans son âme bouleversée, l'instinct mystérieux
-et confus qui guide tous les êtres en danger.
-
-Il faillit jeter le corps à l'eau; mais une autre impulsion le poussa
-vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il avait de
-la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou profond
-du ruisseau, sous un tronc d'arbre dont le pied baignait dans la
-Brindille.
-
-Puis il s'en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense
-détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de
-l'autre côté du pays, et il rentra pour dîner à l'heure ordinaire en
-racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade.
-
-Il dormit pourtant cette nuit-là; il dormit d'un épais sommeil de
-brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il
-n'ouvrit les yeux qu'aux premières lueurs du jour, et il attendit,
-torturé par la peur du forfait découvert, l'heure ordinaire de son
-réveil.
-
-Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit à la façon
-des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les choses
-et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage d'ivresse,
-dans ce doute d'irréalité qui trouble l'esprit aux heures des grandes
-catastrophes.
-
-Seul le cri déchirant de la Roque lui traversa le cœur. A ce moment
-il faillit se jeter aux genoux de la vieille femme en criant: «C'est
-moi.» Mais il se contint. Il alla pourtant, durant la nuit, repêcher
-les sabots de la morte, pour les porter sur le seuil de sa mère.
-
-Tant que dura l'enquête, tant qu'il dut guider et égarer la justice, il
-fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait paisiblement
-avec les magistrats toutes les suppositions qui leur passaient par
-l'esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs raisonnements.
-Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à troubler leurs
-perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter ceux qu'ils
-suspectaient.
-
-Mais, à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il devint
-peu à peu nerveux, plus excitable encore qu'autrefois, bien qu'il
-maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de peur;
-il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des pieds
-à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un besoin
-impérieux de mouvement l'envahit, le força à des courses prodigieuses,
-le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa chambre.
-
-Ce n'était point qu'il fût harcelé par des remords. Sa nature brutale
-ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte morale. Homme
-d'énergie et même de violence, né pour faire la guerre, ravager les
-pays conquis et massacrer les vaincus, plein d'instincts sauvages de
-chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie humaine. Bien
-qu'il respectât l'Eglise, par politique, il ne croyait ni à Dieu,
-ni au diable, n'attendant par conséquent, dans une autre vie, ni
-châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour
-toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des
-encyclopédistes du siècle dernier; et il considérait la Religion comme
-une sanction morale de la Loi, l'une et l'autre ayant été inventées par
-les hommes pour régler les rapports sociaux.
-
-Tuer quelqu'un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou par
-accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé
-une chose amusante et crâne, et n'eût pas laissé plus de traces en son
-esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre; mais il avait ressenti
-une émotion profonde du meurtre de cette enfant. Il l'avait commis
-d'abord dans l'affolement d'une ivresse irrésistible, dans une espèce
-de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au cœur,
-gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts
-d'assassin une sorte d'amour bestial, en même temps qu'une horreur
-épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A
-tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible; et bien qu'il
-s'efforçât de chasser cette image, qu'il l'écartât avec terreur, avec
-dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de lui,
-attendant sans cesse le moment de réapparaître.
-
-Alors il eut peur des soirs, peur de l'ombre tombant autour de lui. Il
-ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes;
-mais il les redoutait d'instinct; il les sentait peuplées de terreurs.
-Le jour clair ne se prête point aux épouvantes. On y voit les choses
-et les êtres; aussi n'y rencontre-t-on que les choses et les êtres
-naturels qui peuvent se montrer dans la clarté. Mais la nuit, la nuit
-opaque, plus épaisse que des murailles, et vide, la nuit infinie, si
-noire, si vaste, où l'on peut frôler d'épouvantables choses, la nuit où
-l'on sent errer, rôder l'effroi mystérieux, lui paraissait cacher un
-danger inconnu, proche et menaçant. Lequel?
-
-Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un
-soir qu'il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre.
-Il attendit, inquiet, le cœur battant; la draperie ne bougeait plus;
-puis, soudain, elle s'agita de nouveau; du moins il pensa qu'elle
-s'agitait. Il n'osait point se lever; il n'osait plus respirer; et
-pourtant il était brave; il s'était battu souvent et il aurait aimé
-découvrir chez lui des voleurs.
-
-Était-il vrai qu'il remuait, ce rideau? Il se le demandait, craignant
-d'être trompé par ses yeux. C'était si peu de chose, d'ailleurs, un
-léger frisson de l'étoffe, une sorte de tremblement des plis, à peine
-une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet demeurait
-les yeux fixes, le cou tendu; et brusquement il se leva, honteux de
-sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et l'écarta
-largement. Il ne vit rien d'abord que les vitres noires, noires comme
-des plaques d'encre luisante. La nuit, la grande nuit impénétrable
-s'étendait par derrière jusqu'à l'invisible horizon. Il restait debout
-en face de cette ombre illimitée; et tout à coup il y aperçut une
-lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il approcha
-son visage du carreau, pensant qu'un pêcheur d'écrevisses braconnait
-sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et cette lueur
-rampait au bord de l'eau, sous la futaie. Comme il ne distinguait pas
-encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains; et brusquement
-cette lueur devint une clarté, et il aperçut la petite Roque nue et
-sanglante sur la mousse.
-
-Il recula crispé d'horreur, heurta son siège et tomba sur le dos. Il y
-resta quelques minutes l'âme en détresse, puis il s'assit et se mit à
-réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout; une hallucination
-venue de ce qu'un maraudeur de nuit marchait au bord de l'eau avec son
-fanal. Quoi d'étonnant d'ailleurs à ce que le souvenir de son crime
-jetât en lui, parfois, la vision de la morte.
-
-S'étant relevé, il but un verre d'eau, puis s'assit. Il songeait:
-«Que vais-je faire, si cela recommence?» Et cela recommencerait, il
-le sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard,
-l'appelait, l'attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise; puis
-il prit un livre et essaya de lire; mais il lui sembla entendre bientôt
-s'agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement pivoter sur
-un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore; certes, il avait remué,
-cette fois; il n'en pouvait plus douter; il s'élança et le saisit
-d'une main si brutale qu'il le jeta bas avec sa galerie; puis il colla
-avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout était noir au
-dehors; et il respira avec la joie d'un homme dont on vient de sauver
-la vie.
-
-Donc il retourna s'asseoir; mais presque aussitôt le désir le reprit de
-regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau était tombé,
-elle faisait une sorte de trou sombre attirant, redoutable, sur la
-campagne obscure. Pour ne point céder à cette dangereuse tentation, il
-se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et ferma les yeux.
-
-Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le sommeil.
-Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les ouvrit,
-croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur son
-coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l'attirait toujours,
-invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques
-étoiles; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les
-carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là-bas,
-sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore,
-éclairant l'ombre autour de lui!
-
-Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu'au
-matin, la tête cachée sous l'oreiller.
-
-A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. Il passait ses jours
-dans la terreur des nuits; et chaque nuit, la vision recommençait. A
-peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter; mais en vain.
-Une force irrésistible le soulevait et le poussait à sa vitre, comme
-pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt, couché d'abord au
-lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes ouvertes, tel que
-le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait et s'en venait, à
-petits pas, ainsi que l'enfant avait fait en sortant de la rivière.
-Elle s'en venait, doucement, tout droit en passant sur le gazon et sur
-la corbeille de fleurs desséchées; puis elle s'élevait dans l'air,
-vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers lui, comme elle était
-venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et l'homme reculait devant
-l'apparition, il reculait jusqu'à son lit et s'affaissait dessus,
-sachant bien que la petite était entrée et qu'elle se tenait maintenant
-derrière le rideau qui remuerait tout à l'heure. Et jusqu'au jour il
-le regardait, ce rideau, d'un œil fixe, s'attendant sans cesse à
-voir sortir sa victime. Mais elle ne se montrait plus; elle restait là,
-sous l'étoffe agitée parfois d'un tremblement. Et Renardet, les doigts
-crispés sur ses draps, les serrait ainsi qu'il avait serré la gorge
-de la petite Roque. Il écoutait sonner les heures; il entendait battre
-dans le silence le balancier de sa pendule et les coups profonds de son
-cœur. Et il souffrait, le misérable, plus qu'aucun homme n'avait
-jamais souffert.
-
-Puis, dès qu'une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant le
-jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa chambre;
-et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d'un sommeil
-inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve l'épouvantable
-vision de ses veilles.
-
-Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se sentait
-courbaturé comme après de prodigieuses fatigues; et il mangeait à
-peine, hanté toujours par la crainte de celle qu'il reverrait la nuit
-suivante.
-
-Il savait bien pourtant que ce n'était pas une apparition, que les
-morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par
-une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause
-de son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle,
-appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait
-empreinte l'image ineffaçable. Mais il savait aussi qu'il ne guérirait
-pas, qu'il n'échapperait jamais à la persécution sauvage de sa mémoire;
-et il se résolut à mourir plutôt que de supporter plus longtemps ces
-tortures.
-
-Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de
-simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide.
-Car il tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères; et si on
-soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime
-inexpliqué, à l'introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à
-l'accuser du forfait.
-
-Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par l'arbre
-au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida donc à
-faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre refusa
-de lui casser les reins.
-
-Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son
-revolver, et puis il n'avait pas osé tirer.
-
-L'heure du dîner sonna, il avait mangé, puis était remonté. Et il
-ne savait pas ce qu'il allait faire. Il se sentait lâche maintenant
-qu'il avait échappé une première fois. Tout à l'heure il était prêt,
-fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution; à
-présent, il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la
-morte.
-
-Il balbutiait: «Je n'oserai plus, je n'oserai plus»; et il regardait
-avec terreur, tantôt l'arme sur sa table, tantôt le rideau qui cachait
-sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose d'horrible aurait
-lieu sitôt que sa vie cesserait! Quelque chose? Quoi? Leur rencontre
-peut-être? Elle le guettait, elle l'attendait, l'appelait, et c'était
-pour le prendre à son tour, pour l'attirer dans sa vengeance et le
-décider à mourir qu'elle se montrait ainsi tous les soirs.
-
-Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant: «Je n'oserai plus, je
-n'oserai plus.» Puis il tomba sur les genoux, et balbutia: «Mon Dieu,
-mon Dieu.» Sans croire à Dieu, pourtant. Et il n'osait plus, en effet,
-regarder sa fenêtre où il savait blottie l'apparition, ni sa table où
-luisait son revolver.
-
-Quand il se fut relevé, il dit tout haut: «Ça ne peut pas durer, il
-faut en finir.» Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit
-passer un frisson de peur le long des membres; mais comme il ne se
-décidait à prendre aucune résolution, comme il sentait bien que le
-doigt de sa main refuserait toujours de presser la gâchette de l'arme,
-il retourna cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et il
-réfléchit.
-
-Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir,
-inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune
-hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les
-condamnés qu'on mène à l'échafaud au milieu des soldats. Oh! s'il
-pouvait prier quelqu'un de tirer; s'il pouvait, avouant l'état de son
-âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais,
-obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible? A
-qui? il cherchait parmi les gens qu'il connaissait. Le médecin? Non.
-Il raconterait cela plus tard, sans doute? Et tout à coup, une bizarre
-pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d'instruction,
-qu'il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait
-tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu'il endurait,
-et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu'il
-employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom
-de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu'il aurait appris
-que le coupable s'était fait justice. Renardet pouvait compter sur
-ce magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d'une parole
-légère. C'était un de ces hommes qui ont une conscience inflexible
-gouvernée, dirigée, réglée par leur seule raison.
-
-A peine eut-il formé ce projet qu'une joie bizarre envahit son cœur.
-Il était tranquille à présent. Il allait écrire sa lettre, lentement,
-puis, au jour levant, il la déposerait dans la boîte clouée au mur
-de sa métairie, puis il monterait sur sa tour pour voir arriver le
-facteur, et quand l'homme à la blouse bleue s'en irait, il se jetterait
-la tête la première sur les roches où s'appuyaient les fondations. Il
-prendrait soin d'être vu d'abord par les ouvriers qui abattaient son
-bois. Il pourrait donc grimper sur la marche avancée qui portait le
-mât du drapeau déployé aux jours de fête. Il casserait ce mât d'une
-secousse et se précipiterait avec lui. Comment douter d'un accident? Et
-il se tuerait net, étant donnés son poids et la hauteur de sa tour.
-
-Il sortit aussitôt de son lit, gagna sa table et se mit à écrire;
-il n'oublia rien, pas un détail du crime, pas un détail de sa vie
-d'angoisses, pas un détail des tortures de son cœur, et il termina
-en annonçant qu'il s'était condamné lui-même, qu'il allait exécuter
-le criminel, et en priant son ami, son ancien ami, de veiller à ce que
-jamais on n'accusât sa mémoire.
-
-En achevant sa lettre, il s'aperçut que le jour était venu. Il la
-ferma, la cacheta, écrivit l'adresse, puis il descendit à pas légers,
-courut jusqu'à la petite boîte blanche collée au mur, au coin de la
-ferme, et quand il eut jeté dedans ce papier qui énervait sa main, il
-revint vite, referma les verrous de la grande porte et grimpa sur sa
-tour pour attendre le passage du piéton qui emporterait son arrêt de
-mort.
-
-Il se sentait calme, maintenant, délivré, sauvé!
-
-Un vent froid, sec, un vent de glace lui passait sur la face. Il
-l'aspirait avidement, la bouche ouverte, buvant sa caresse gelée. Le
-ciel était rouge, d'un rouge ardent, d'un rouge d'hiver, et toute la
-plaine blanche de givre brillait sous les premiers rayons du soleil,
-comme si elle eût été poudrée de verre pilé. Renardet, debout, nu-tête,
-regardait le vaste pays, les prairies à gauche, à droite le village
-dont les cheminées commençaient à fumer pour le repas du matin.
-
-A ses pieds il voyait couler la Brindille, dans les roches où il
-s'écraserait tout à l'heure. Il se sentait renaître dans cette belle
-aurore glacée, et plein de force, plein de vie. La lumière le baignait,
-l'entourait, le pénétrait comme une espérance. Mille souvenirs
-l'assaillaient, des souvenirs de matins pareils, de marche rapide sur
-la terre dure qui sonnait sous les pas, de chasses heureuses au bord
-des étangs où dorment les canards sauvages. Toutes les bonnes choses
-qu'il aimait, les bonnes choses de l'existence accouraient dans son
-souvenir, l'aiguillonnaient de désirs nouveaux, réveillaient tous les
-appétits vigoureux de son corps actif et puissant.
-
-Et il allait mourir? Pourquoi? il allait se tuer subitement, parce
-qu'il avait peur d'une ombre? peur de rien? Il était riche et jeune
-encore! Quelle folie! Mais il lui suffisait d'une distraction, d'une
-absence, d'un voyage pour oublier! Cette nuit même, il ne l'avait pas
-vue, l'enfant, parce que sa pensée, préoccupée, s'était égarée sur
-autre chose. Peut-être ne la reverrait-il plus? Et si elle le hantait
-encore dans cette maison, certes, elle ne le suivrait pas ailleurs! La
-terre était grande, et l'avenir long! Pourquoi mourir?
-
-Son regard errait sur les prairies, et il aperçut une tache bleue dans
-le sentier le long de la Brindille. C'était Médéric qui s'en venait
-apporter les lettres de la ville et emporter celles du village.
-
-Renardet eut un sursaut, la sensation d'une douleur le traversant, et
-il s'élança dans l'escalier tournant pour reprendre sa lettre, pour
-la réclamer au facteur. Peu lui importait d'être vu, maintenant; il
-courait à travers l'herbe où moussait la glace légère des nuits, et il
-arriva devant la boîte, au coin de la ferme, juste en même temps que le
-piéton.
-
-L'homme avait ouvert la petite porte de bois et prenait les quelques
-papiers déposés là par les habitants du pays.
-
-Renardet lui dit:
-
---Bonjour, Médéric.
-
---Bonjour, m'sieu le maire.
-
---Dites donc, Médéric, j'ai jeté à la boîte une lettre dont j'ai
-besoin. Je viens vous demander de me la rendre.
-
---C'est bien, m'sieu le maire, on vous la donnera.
-
-Et le facteur leva les yeux. Il demeura stupéfait devant le visage de
-Renardet; il avait les joues violettes, le regard trouble, cerclé de
-noir, comme enfoncé dans la tête, les cheveux en désordre, la barbe
-mêlée, la cravate défaite. Il était visible qu'il ne s'était point
-couché.
-
-L'homme demanda: «C'est-il que vous êtes malade, m'sieu le maire?»
-
-L'autre, comprenant soudain que son allure devait être étrange, perdit
-contenance, balbutia: «Mais non... mais non... Seulement, j'ai sauté du
-lit pour vous demander cette lettre... Je dormais... Vous comprenez?...»
-
-Un vague soupçon passa dans l'esprit de l'ancien soldat.
-
-Il reprit: «Qué lettre?
-
---Celle que vous allez me rendre.»
-
-Maintenant, Médéric hésitait, l'attitude du maire ne lui paraissait pas
-naturelle. Il y avait peut-être un secret dans cette lettre, un secret
-de politique. Il savait que Renardet n'était pas républicain, et il
-connaissait tous les trucs et toutes les supercheries qu'on emploie aux
-élections.
-
-Il demanda: «A qui qu'elle est adressée, c'te lettre?
-
---A M. Putoin, le juge d'instruction; vous savez bien, M. Putoin, mon
-ami!»
-
-Le piéton chercha dans les papiers et trouva celui qu'on lui réclamait.
-Alors il se mit à le regarder, le tournant et le retournant dans ses
-doigts, fort perplexe, fort troublé par la crainte de commettre une
-faute grave ou de se faire un ennemi du maire.
-
-Voyant son hésitation, Renardet fit un mouvement pour saisir la
-lettre et la lui arracher. Ce geste brusque convainquit Médéric qu'il
-s'agissait d'un mystère important et le décida à faire son devoir,
-coûte que coûte.
-
-Il jeta donc l'enveloppe dans son sac et le referma, en répondant:
-
---Non, j' peux pas, m'sieu le maire. Du moment qu'elle allait à la
-justice, j' peux pas.
-
-Une angoisse affreuse étreignit le cœur de Renardet, qui balbutia:
-
---Mais vous me connaissez bien. Vous pouvez même reconnaître mon
-écriture. Je vous dis que j'ai besoin de ce papier.
-
---J' peux pas.
-
---Voyons, Médéric, vous savez que je suis incapable de vous tromper, je
-vous dis que j'en ai besoin.
-
---Non. J' peux pas.
-
-Un frisson de colère passa dans l'âme violente de Renardet.
-
---Mais, sacrebleu, prenez garde. Vous savez que je ne badine pas, moi,
-et que je peux vous faire sauter de votre place, mon bonhomme, et sans
-tarder encore. Et puis je suis le maire du pays, après tout; et je vous
-ordonne maintenant de me rendre ce papier.
-
-Le piéton répondit avec fermeté: «Non, je n' peux pas, m'sieu le maire!»
-
-Alors Renardet, perdant la tête, le saisit par le bras pour lui enlever
-son sac; mais l'homme se débarrassa d'une secousse et, reculant, leva
-son gros bâton de houx. Il prononça, toujours calme: «Oh! ne me touchez
-pas, m'sieu le maire, ou je cogne. Prenez garde. Je fais mon devoir,
-moi!»
-
-Se sentant perdu, Renardet, brusquement, devint humble, doux, implorant
-comme un enfant qui pleure.
-
---Voyons, voyons, mon ami, rendez-moi cette lettre, je vous
-récompenserai, je vous donnerai de l'argent, tenez, tenez, je vous
-donnerai cent francs, vous entendez, cent francs.
-
-L'homme tourna les talons et se mit en route.
-
-Renardet le suivit, haletant, balbutiant:
-
---Médéric, Médéric, écoutez, je vous donnerai mille francs, vous
-entendez, mille francs.
-
-L'autre allait toujours, sans répondre. Renardet reprit: «Je ferai
-votre fortune... vous entendez, ce que vous voudrez... Cinquante mille
-francs... Cinquante mille francs pour cette lettre... Qu'est-ce que ça
-vous fait?... Vous ne voulez pas?... Eh bien, cent mille... dites...
-cent mille francs... comprenez-vous?... cent mille francs... cent mille
-francs.»
-
-Le facteur se retourna, la face dure, l'œil sévère: «En voilà assez,
-ou bien je répéterai à la justice tout ce que vous venez de me dire là.»
-
-Renardet s'arrêta net. C'était fini. Il n'avait plus d'espoir. Il se
-retourna et se sauva vers sa maison, galopant comme une bête chassée.
-
-Alors Médéric à son tour s'arrêta et regarda cette fuite avec
-stupéfaction. Il vit le maire rentrer chez lui, et il attendit encore
-comme si quelque chose de surprenant ne pouvait manquer d'arriver.
-
-Bientôt, en effet, la haute taille de Renardet apparut au sommet de la
-tour du Renard. Il courait autour de la plate-forme comme un fou; puis
-il saisit le mât du drapeau et le secoua avec fureur sans parvenir à
-le briser, puis soudain, pareil à un nageur qui pique une tête, il se
-lança dans le vide, les deux mains en avant.
-
-Médéric s'élança pour porter secours. En traversant le parc, il aperçut
-les bûcherons allant au travail. Il les héla en leur criant l'accident;
-et ils trouvèrent au pied des murs un corps sanglant dont la tête
-s'était écrasée sur une roche. La Brindille entourait cette roche, et
-sur ses eaux élargies en cet endroit, claires et calmes, on voyait
-couler un long filet rose de cervelle et de sang mêlés.
-
-
- _La Petite Roque_ a paru en feuilleton dans _le Gil-Blas_ du vendredi
- 18 décembre au mercredi 23 décembre 1885.
-
-
-
-
-L'ÉPAVE.
-
-
-C'ÉTAIT hier, 31 décembre.
-
-Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique
-lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers.
-
-Georges me dit:
-
---Tu permets?
-
---Certainement.
-
-Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée
-dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention
-sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le
-cœur.
-
-Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:
-
---Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée,
-une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut
-un singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans...
-puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!...
-
-J'étais alors inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je
-dirige aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er
-janvier, puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête,
-quand je reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir
-immédiatement pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de
-Saint-Nazaire, assuré par nous. Il était alors huit heures du matin.
-J'arrivai à la Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions,
-et, le soir même, je prenais l'express, qui me déposait à la Rochelle
-le lendemain 31 décembre.
-
-J'avais deux heures, avant de monter sur le bateau de Ré, le
-_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville
-bizarre et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées
-comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries
-sans fin, des galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli,
-mais basses, ces galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui
-semblent construites et demeurées comme un décor de conspirateurs, le
-décor antique et saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de
-religion héroïques et sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote,
-grave, discrète, sans art superbe, sans aucun de ces admirables
-monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa
-physionomie sévère, un peu sournoise aussi, une cité de batailleurs
-obstinés, où doivent éclore les fanatismes, la ville où s'exalta la foi
-des calvinistes et où naquit le complot des quatre sergents.
-
-Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur
-un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à
-l'île de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les
-deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de
-la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les
-pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il
-obliqua vers la droite.
-
-C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée,
-compriment le cœur, éteignent en nous toute force et toute énergie;
-un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la
-pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée
-d'égout.
-
-Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer
-peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une
-ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse,
-d'eau stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par
-habitude, coupait cette nappe opaque et lisse, puis laissait derrière
-lui quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se
-calmaient bientôt.
-
-Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans
-pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais
-quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand
-trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph_, avait échoué, par
-une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré.
-
-La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il
-avait été impossible de le renflouer, et qu'on avait dû enlever au plus
-vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater
-la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le
-naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre
-à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite
-contradictoirement, si besoin était, dans le procès.
-
-Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il
-jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.
-
-Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant
-été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.
-
-Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph_,
-poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au
-hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le
-capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui
-changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de
-la marée basse.
-
-Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre
-l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'œil voyait au
-loin. Nous suivions une terre. Je demandai:
-
---C'est l'île de Ré?
-
---Oui, monsieur.
-
---Et tout à coup le capitaine, étendant la main droit devant nous, me
-montra en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:
-
---Tenez, voilà votre navire!
-
---Le _Marie-Joseph_?...
-
---Mais, oui.
-
-J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais
-pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins
-des côtes.
-
-Je repris:
-
---Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que
-vous me désignez?
-
-Il se mit à rire.
-
---Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...
-
-C'était un Bordelais. Il continua:
-
---Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en
-par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du
-_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois
-heures au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous
-aurez une heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas
-plusse, par exemple: vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et
-plusse elle revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte!
-Remettez-vous en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous
-remontez à sept heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose
-ce soir même sur le quai de La Rochelle.
-
-Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur,
-pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions
-rapidement.
-
-Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales
-à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un
-gros village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant
-de poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de
-moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très
-peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur.
-
-Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la
-mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une
-sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, là-bas.
-
-J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et
-qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là,
-maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et
-je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je
-croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique
-était devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève,
-comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au
-milieu d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée
-demeuraient en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague,
-la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus
-froid; je regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que
-j'avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.
-
-Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate
-et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une
-heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant,
-comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné,
-percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par
-toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâcherait
-plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré
-profondément dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière,
-relevé, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré,
-ces deux mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_.
-
-J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu
-sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les
-trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement
-ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies.
-Il n'y avait plus rien là dedans que du sable qui servait de sol à ce
-souterrain de planches.
-
-Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis
-sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente
-par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un
-singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de
-moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit
-vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages
-de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la
-mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du
-taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les
-vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore.
-
-Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis un
-bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une
-seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale,
-deux noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut
-pas longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets:
-et j'aperçus debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec
-trois jeunes filles, ou plutôt, un grand Anglais avec trois misses.
-Assurément, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet
-être rapide sur le trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se
-sauva; les deux autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui,
-il avait ouvert la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son
-émotion.
-
-Puis, après quelques secondes, il parla:
-
---Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment?
-
---Oui, monsieur.
-
---Est-ce que je pôvé la visiter?
-
---Oui, monsieur.
-
-Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai
-seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois.
-
-Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur
-et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois
-fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une
-blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si
-mignonne! Vraiment, les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres
-fruits de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable
-et que ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec
-leur fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles roses et
-aux perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs
-inconnues des océans.
-
-Elle parlait un peu mieux que son père, et elle nous servit
-d'interprète. Il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails,
-que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute
-la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent
-pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent
-des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois
-filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs
-grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre
-croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.
-
-Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les
-quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes
-noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_.
-
-Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui
-continuais à inspecter le squelette du navire.
-
-J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus
-tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils
-n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples
-et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre
-le monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris
-blancs, vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête
-humaine entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes,
-de petits échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et
-gentilles toutes trois, mais surtout la plus grande.
-
-Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire,
-de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour
-m'interroger, des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de
-dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire «yes» ou
-«nô», que je serais demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la
-regarder.
-
-Tout à coup, elle murmura:
-
---J'entendai une petite mouvement sur cette bateau.
-
-Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit,
-singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la
-fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle
-allait nous entourer!
-
-Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous
-cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse.
-Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme
-une tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le
-sable; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible
-flot.
-
-L'Anglais voulut s'élancer, je le retins; la fuite était impossible, à
-cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et
-où nous tomberions au retour.
-
-Ce fut, dans nos cœurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la
-petite Anglaise se mit à sourire et murmura:
-
---Ce été nous les naufragés!
-
-Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse,
-basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions
-m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers
-qui?
-
-Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui
-regardait d'un œil consterné, la mer démesurée autour de nous.
-
-Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde,
-humide, glacée.
-
-Je dis:
-
---Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau.
-
-L'Anglais répondit:
-
---Oh! yes!
-
-Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en
-vérité, combien de temps, à regarder autour de nous, cette eau jaune
-qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur
-l'immense grève reconquise.
-
-Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre,
-pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous
-effleurait et nous piquait la peau.
-
-Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes
-alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait
-un peu.
-
-Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés
-les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais
-trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les
-dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce
-de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse
-comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles,
-muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan.
-Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et
-grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là, heureux du
-froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse
-à passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne
-fillette.
-
-Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de
-joie qui me pénétrait.
-
-Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, elle? Une petite
-Anglaise inconnue. Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et
-je me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer
-pour elle, faire mille folies. Étrange chose! Comment se fait-il que la
-présence d'une femme nous bouleverse ainsi? Est-ce la puissance de sa
-grâce qui nous enveloppe? La séduction de la joliesse et de la jeunesse
-qui nous grise comme ferait le vin?
-
-N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux
-amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance
-dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre
-d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille
-la terre pour y faire pousser des fleurs!
-
-Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel,
-car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement
-léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone
-clapotement du courant contre le bateau.
-
-Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises
-pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler
-dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la
-rassurait et qu'elle avait toujours peur.
-
-Je demandai à ma voisine:
-
---Vous n'avez pas trop froid, miss?
-
---Oh! si. J'avé froid beaucoup.
-
-Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté;
-je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa
-main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.
-
-Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau
-plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle
-me passa sur le visage. Le vent s'élevait!
-
-L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement:
-
---C'était mauvaise pour nous, cette...
-
-Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même
-de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement
-brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en
-bouillie.
-
-Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales
-de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je
-voyais dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître,
-des lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du
-_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait
-jusqu'au cœur.
-
-L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais
-une envie folle de la saisir dans mes bras.
-
-Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares
-brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants,
-pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient,
-nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un
-d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes
-pour se rallumer aussitôt; c'était bien un œil, celui-là, avec sa
-paupière sans cesse baissée sur son regard de feu.
-
-De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder
-l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me
-dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité:
-
---Môsieu, je vous souhaite bon année.
-
-Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça
-une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter
-le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et
-s'évapora à travers l'espace.
-
-J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion
-puissante et bizarre.
-
-C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés,
-de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de
-plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Cæsar, morituri
-te salutant_.
-
-Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule
-une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier
-nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune
-s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car
-les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et
-voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues.
-
-La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais
-plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque
-avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit
-tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en
-effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce
-navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans
-les flots?...
-
-Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le
-_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant
-tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans
-savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais
-à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait
-plus; nous autres aussi ne bougions point.
-
-Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un
-mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le
-bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle.
-
-L'Anglais reprit:
-
---Une petite bascoule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves.
-
-Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord!
-
-Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer,
-tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous
-cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence.
-
-Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau,
-et on nous ramena à Saint-Martin.
-
-L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:
-
---Bonne souper! bonne souper!
-
-On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_.
-
-Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de
-promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que
-je ne les suivisse.
-
-J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes,
-si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien
-l'homme, parfois, est faible et incompréhensible!
-
-Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je
-reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et,
-depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me
-raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs, jamais de
-son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et moi, je ne lui parle que du
-_Marie-Joseph_... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée...
-non... que j'aurais aimée... Ah!... voilà... sait-on?... Les événements
-vous emportent... Et puis... et puis... tout passe... Elle doit
-être vieille, à présent... je ne la reconnaîtrais pas... Ah! celle
-d'autrefois... celle de l'épave... quelle créature... divine! Elle
-m'écrit que ses cheveux sont tout blancs... Mon Dieu!... ça m'a fait
-une peine horrible... Ah! ses cheveux blonds... Non, la mienne n'existe
-plus... Que c'est triste... tout ça!...
-
-
- _L'Épave_ a paru dans _le Gaulois_ du vendredi 1er janvier 1886.
-
-
-
-
-L'ERMITE.
-
-
-NOUS avions été voir, avec quelques amis, le vieil ermite installé
-sur un ancien tumulus couvert de grands arbres, au milieu de la vaste
-plaine qui va de Cannes à la Napoule.
-
-En revenant, nous parlions de ces singuliers solitaires laïques,
-nombreux autrefois, et dont la race aujourd'hui disparaît. Nous
-cherchions les causes morales, nous nous efforcions de déterminer la
-nature des chagrins qui poussaient jadis les hommes dans les solitudes.
-
-Un de nos compagnons dit tout à coup:
-
---J'ai connu deux solitaires, un homme et une femme. La femme doit être
-encore vivante. Elle habitait, il y a cinq ans, une ruine au sommet
-d'un mont absolument désert sur la côte de Corse, à quinze ou vingt
-kilomètres de toute maison. Elle vivait là avec une bonne; j'allai la
-voir. Elle avait été certainement une femme du monde distinguée. Elle
-me reçut avec politesse et même avec bonne grâce, mais je ne sais rien
-d'elle; je ne devinai rien.
-
-Quant à l'homme, je vais vous raconter sa sinistre aventure:
-
-Retournez-vous. Vous apercevez là-bas ce mont pointu et boisé qui se
-détache derrière la Napoule, tout seul en avant des cimes de l'Esterel;
-on l'appelle dans le pays le mont des Serpents. C'est là que vivait mon
-solitaire, dans les murs d'un petit temple antique, il y a douze ans
-environ.
-
-Ayant entendu parler de lui, je me décidai à faire sa connaissance et
-je partis de Cannes, à cheval, un matin de mars. Laissant ma bête à
-l'auberge de la Napoule, je me mis à gravir à pied ce singulier cône,
-haut peut-être de cent cinquante ou deux cents mètres et couvert de
-plantes aromatiques, de cystes surtout, dont l'odeur est si vive et si
-pénétrante qu'elle trouble et cause un malaise. Le sol est pierreux
-et on voit souvent glisser sur les cailloux de longues couleuvres qui
-disparaissent dans les herbes. De là ce surnom bien mérité de mont
-des Serpents. Dans certains jours, les reptiles semblent vous naître
-sous les pieds quand on gravit la pente exposée au soleil. Ils sont si
-nombreux qu'on n'ose plus marcher et qu'on éprouve une gêne singulière,
-non pas une peur, car ces bêtes sont inoffensives, mais une sorte
-d'effroi mystique. J'ai eu plusieurs fois la singulière sensation de
-gravir un mont sacré de l'antiquité, une bizarre colline parfumée et
-mystérieuse, couverte de cystes et peuplée de serpents et couronnée par
-un temple.
-
-Ce temple existe encore. On m'a affirmé du moins que ce fut un temple.
-Car je n'ai point cherché à en savoir davantage pour ne pas gâter mes
-émotions.
-
-Donc j'y grimpai, un matin de mars, sous prétexte d'admirer le pays.
-En parvenant au sommet j'aperçus en effet des murs et, assis sur une
-pierre, un homme. Il n'avait guère plus de quarante-cinq ans, bien que
-ses cheveux fussent tout blancs; mais sa barbe était presque noire
-encore. Il caressait un chat roulé sur ses genoux et ne semblait
-point prendre garde à moi. Je fis le tour des ruines, dont une partie
-couverte et fermée au moyen de branches, de paille, d'herbe et de
-cailloux, était habitée par lui, et je revins de son côté.
-
-La vue, de là, est admirable. C'est, à droite, l'Esterel aux sommets
-pointus, étrangement découpés, puis la mer démesurée, s'allongeant
-jusqu'aux côtes lointaines de l'Italie, avec ses caps nombreux et, en
-face de Cannes, les îles de Lérins, vertes et plates, qui semblent
-flotter et dont la dernière présente vers le large un haut et vieux
-château fort à tours crénelées, bâti dans les flots mêmes.
-
-Puis dominant la côte verte, où l'on voit pareilles, d'aussi loin, à
-des œufs innombrables pondus au bord du rivage, le long chapelet
-de villas et de villes blanches bâties dans les arbres, s'élèvent les
-Alpes, dont les sommets sont encore encapuchonnés de neige.
-
-Je murmurai: «Cristi, c'est beau.»
-
-L'homme leva la tête et dit: «Oui, mais quand on voit ça toute la
-journée, c'est monotone.»
-
-Donc il parlait, il causait et il s'ennuyait, mon solitaire. Je le
-tenais.
-
-Je ne restai pas longtemps ce jour-là et je m'efforçai seulement de
-découvrir la couleur de sa misanthropie. Il me fit surtout l'effet d'un
-être fatigué des autres, las de tout, irrémédiablement désillusionné et
-dégoûté de lui-même comme du reste.
-
-Je le quittai après une demi-heure d'entretien. Mais je revins huit
-jours plus tard, et encore une fois la semaine suivante, puis toutes
-les semaines; si bien qu'avant deux mois nous étions amis.
-
-Or, un soir de la fin de mai, je jugeai le moment venu et j'emportai
-des provisions pour dîner avec lui sur le mont des Serpents.
-
-C'était un de ces soirs du Midi si odorants dans ce pays où l'on
-cultive les fleurs comme le blé dans le Nord, dans ce pays où l'on
-fabrique presque toutes les essences qui parfumeront la chair et
-les robes des femmes, un de ces soirs où les souffles des orangers
-innombrables, dont sont plantés les jardins et tous les replis des
-vallons, troublent et alanguissent à faire rêver d'amour les vieillards.
-
-Mon solitaire m'accueillit avec une joie visible; il consentit
-volontiers à partager mon dîner.
-
-Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l'habitude; il
-s'anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité
-Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il.
-
-Je lui demandai brusquement: «Quelle drôle d'idée vous avez eue de
-venir vous percher sur ce sommet?»
-
-Il répondit aussitôt: «Ah! c'est que j'ai reçu la plus rude secousse
-que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur?
-Il vous fera me plaindre, peut-être! Et puis... je ne l'ai jamais dit
-à personne... jamais... et je voudrais savoir... une fois... ce qu'en
-pense un autre... et comment il le juge.
-
-Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville.
-Mes parents m'avaient laissé quelque milliers de francs de rente,
-et j'obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me
-faisait riche, pour un garçon.
-
-J'avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce
-que c'est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de femme
-légitime, je passais tantôt trois mois avec l'une, tantôt six mois avec
-l'autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à
-prendre ou à vendre.
-
-Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait,
-satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je
-vivais sur le boulevard, dans les théâtres et dans les cafés, toujours
-dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J'étais un de
-ces milliers d'êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans
-la vie; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n'ont
-souci de rien, n'ayant de passion pour rien. J'étais ce qu'on appelle
-un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge
-exactement.
-
-Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s'écoula lente et rapide,
-sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années
-monotones de Paris où n'entre dans l'esprit aucun de ces souvenirs qui
-font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l'on
-boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout
-ce qui se goûte et tout ce qui s'embrasse, sans avoir envie de rien.
-On était jeune; on est vieux sans avoir rien fait de ce que font les
-autres; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans
-amis, sans parents, sans femmes, sans enfants.
-
-Donc, j'atteignis doucement et vivement la quarantaine; et pour fêter
-cet anniversaire, je m'offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un
-grand café. J'étais un solitaire dans le monde; je jugeai plaisant de
-célébrer cette date en solitaire.
-
-Après dîner, j'hésitai sur ce que je ferais. J'eus envie d'entrer dans
-un théâtre; et puis l'idée me vint d'aller en pèlerinage au quartier
-Latin, où j'avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et
-j'entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l'on est
-servi par des filles.
-
-Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse.
-Je lui offris une consommation qu'elle accepta tout de suite. Elle
-s'assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir
-à quel genre de mâle elle avait affaire. C'était une blonde, ou plutôt
-une blondine, une fraîche, toute fraîche créature qu'on devinait rose
-et potelée sous l'étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses
-galantes et bêtes qu'on dit toujours à ces êtres-là; et comme elle
-était vraiment charmante, l'idée me vint soudain de l'emmener...
-toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile.
-Elle se trouvait libre... depuis quinze jours, me dit-elle... et elle
-accepta d'abord de venir souper aux Halles quand son service serait
-fini.
-
-Comme je craignais qu'elle ne me faussât compagnie,--on ne sait jamais
-ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent
-qui souffle dans une tête de femme,--je demeurai là, toute la soirée, à
-l'attendre.
-
-J'étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en
-regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l'Amour,
-si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps.
-Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie
-des hommes à Paris.
-
-Pardonnez-moi ces détails grossiers; ceux qui n'ont pas aimé
-poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une
-côtelette à la boucherie, sans s'occuper d'autre chose que de la
-qualité de leur chair.
-
-Donc, je l'emmenai chez elle,--car j'ai le respect de mes draps.
-C'était un petit logis d'ouvrière, au cinquième, propre et pauvre; et
-j'y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une grâce
-et une gentillesse rares.
-
-Comme j'allais partir, je m'avançai vers la cheminée afin d'y déposer
-le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde
-entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit, je vis vaguement
-une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies
-dont l'une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées
-daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je
-demeurai interdit, trop surpris pour comprendre... C'était le mien, le
-premier de mes portraits... que j'avais fait faire autrefois, quand je
-vivais en étudiant au quartier Latin.
-
-Je le saisis brusquement pour l'examiner de plus près. Je ne me
-trompais point... et j'eus envie de rire, tant la chose me parut
-inattendue et drôle.
-
-Je demandai: «Qu'est-ce que c'est que ce monsieur-là?
-
-Elle répondit: «C'est mon père, que je n'ai pas connu. Maman me l'a
-laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un
-jour...»
-
-Elle hésita, se mit à rire, et reprit: «Je ne sais pas à quoi par
-exemple. Je ne pense pas qu'il vienne me reconnaître.»
-
-Mon cœur battait précipité comme le galop d'un cheval emporté. Je
-remis l'image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir
-ce que je faisais, deux billets de cent francs que j'avais en poche,
-et je me sauvai en criant: «A bientôt... au revoir... ma chérie... au
-revoir.»
-
-J'entendis qu'elle répondait: «A mardi.» J'étais dans l'escalier obscur
-que je descendis à tâtons.
-
-Lorsque je sortis dehors, je m'aperçus qu'il pleuvait, et je partis à
-grands pas, par une rue quelconque.
-
-J'allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir! Était-ce
-possible?--Oui.--Je me rappelai soudain une fille qui m'avait écrit,
-un mois environ après notre rupture, qu'elle était enceinte de moi.
-J'avais déchiré ou brûlé la lettre, et oublié cela.--J'aurais dû
-regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la petite. Mais
-l'aurais-je reconnue? C'était la photographie d'une vieille femme, me
-semblait-il.
-
-J'atteignis le quai. Je vis un banc et je m'assis. Il pleuvait. Des
-gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie m'apparut
-odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes, d'infamies voulues
-ou inconscientes. Ma fille!... Je venais peut-être de posséder ma
-fille!... Et Paris, ce grand Paris sombre, morne, boueux, triste, noir,
-avec toutes ces maisons fermées, était plein de choses pareilles,
-d'adultères, d'incestes, d'enfants violés. Je me rappelai ce qu'on
-disait des ponts hantés par des vicieux infâmes.
-
-J'avais fait, sans le vouloir, sans le savoir, pis que ces êtres
-ignobles. J'étais entré dans la couche de ma fille!
-
-Je faillis me jeter à l'eau. J'étais fou! J'errai jusqu'au jour, puis
-je revins chez moi pour réfléchir.
-
-Je fis alors ce qui me parut le plus sage: je priai un notaire
-d'appeler cette petite et de lui demander dans quelles conditions sa
-mère lui avait remis le portrait de celui qu'elle supposait être son
-père, me disant chargé de ce soin par un ami.
-
-Le notaire exécuta mes ordres. C'est à son lit de mort que cette femme
-avait désigné le père de sa fille, et devant un prêtre qu'on me nomma.
-
-Alors, toujours au nom de cet ami inconnu, je fis remettre à cet enfant
-la moitié de ma fortune, cent quarante mille francs environ, dont
-elle ne peut toucher que la rente, puis je donnai ma démission de mon
-emploi, et me voici.
-
-En errant sur ce rivage, j'ai trouvé ce mont et je m'y suis arrêté...
-jusques à quand... je l'ignore!
-
-Que pensez-vous de moi... et de ce que j'ai fait?
-
-Je répondis en lui tendant la main:
-
---Vous avez fait ce que vous deviez faire. Bien d'autres eussent
-attaché moins d'importance à cette odieuse fatalité.
-
-Il reprit: «Je le sais, mais, moi, j'ai failli en devenir fou. Il
-paraît que j'avais l'âme sensible sans m'en être jamais douté. Et j'ai
-peur de Paris, maintenant, comme les croyants doivent avoir peur de
-l'enfer. J'ai reçu un coup sur la tête, voilà tout, un coup comparable
-à la chute d'une tuile quand on passe dans la rue. Je vais mieux depuis
-quelque temps.»
-
-Je quittai mon solitaire. J'étais fort troublé par son récit.
-
-Je le revis encore deux fois, puis je partis, car je ne reste jamais
-dans le Midi après la fin de mai.
-
-Quand je revins l'année suivante, l'homme n'était plus sur le mont des
-Serpents; et je n'ai jamais entendu parler de lui.
-
-Voilà l'histoire de mon ermite.
-
-
- _L'Ermite_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 26 janvier 1886.
-
-
-
-
-MADEMOISELLE PERLE.
-
-
-I
-
-QUELLE singulière idée j'ai eue, vraiment ce soir-là, de choisir pour
-reine Mlle Perle.
-
-Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon
-père, dont il était le plus intime camarade, m'y conduisait quand
-j'étais enfant. J'ai continué, et je continuerai sans doute tant que je
-vivrai, et tant qu'il y aura un Chantal en ce monde.
-
-Les Chantal, d'ailleurs, ont une existence singulière; ils vivent à
-Paris comme s'ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson.
-
-Ils possèdent, auprès de l'Observatoire, une maison dans un petit
-jardin. Ils sont chez eux, là, comme en province. De Paris, du vrai
-Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont
-si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long
-voyage. Mme Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la
-famille. Voici comment on va aux grandes provisions.
-
-Mlle Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les armoires
-au linge sont administrées par la maîtresse elle-même), Mlle Perle
-prévient que le sucre touche à sa fin, que les conserves sont épuisées,
-qu'il ne reste plus grand'chose au fond du sac à café.
-
-Ainsi mise en garde contre la famine, Mme Chantal passe l'inspection
-des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a
-inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d'abord à de longs calculs
-et ensuite à de longues discussions avec Mlle Perle. On finit cependant
-par se mettre d'accord et par fixer les quantités de chaque chose
-dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café,
-confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons
-salés ou fumés, etc., etc.
-
-Après quoi, on arrête le jour des achats et on s'en va, en fiacre, dans
-un fiacre à galerie, chez un épicier considérable qui habite au delà
-des ponts, dans les quartiers neufs.
-
-Mme Chantal et Mlle Perle font ce voyage ensemble, mystérieusement,
-et reviennent à l'heure du dîner, exténuées, bien qu'émues encore, et
-cahotées dans le coupé dont le toit est couvert de paquets et de sacs,
-comme une voiture de déménagement.
-
-Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l'autre côté de
-la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une
-population singulière, bruyante, peu honorable, qui passe les jours
-en dissipations, les nuits en fêtes, et qui jette l'argent par les
-fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles
-au théâtre, à l'Opéra-Comique ou au Français, quand la pièce est
-recommandée par le journal que lit M. Chantal.
-
-Les jeunes filles ont aujourd'hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont
-deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien
-élevées, si bien élevées qu'elles passent inaperçues comme deux jolies
-poupées. Jamais l'idée ne me viendrait de faire attention ou de faire
-la cour aux demoiselles Chantal; c'est à peine si on ose leur parler,
-tant on les sent immaculées; on a presque peur d'être inconvenant en
-les saluant.
-
-Quant au père, c'est un charmant homme, très instruit, très ouvert,
-très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la
-tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille
-pour vivre à son gré, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup,
-cause volontiers, et s'attendrit facilement. L'absence de contacts,
-de coudoiements et de heurts a rendu très sensible et délicat son
-épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l'émeut, l'agite et le
-fait souffrir.
-
-Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations
-restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi
-deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin.
-
-Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 août et le jour des Rois.
-Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques pour les
-catholiques.
-
-Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul
-convive étranger.
-
-
-II
-
-Donc, cette année, comme les autres années, j'ai été dîner chez les
-Chantal pour fêter l'Épiphanie.
-
-Selon la coutume, j'embrassai M. Chantal, Mme Chantal et Mlle Perle,
-et je fis un grand salut à Mlles Louise et Pauline. On m'interrogea
-sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la politique,
-sur ce qu'on pensait dans le public des affaires du Tonkin, et sur nos
-représentants. Mme Chantal, une grosse dame, dont toutes les idées me
-font l'effet d'être carrées à la façon des pierres de taille, avait
-coutume d'émettre cette phrase comme conclusion à toute discussion
-politique: «Tout cela est de la mauvaise graine pour plus tard».
-Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de Mme Chantal sont
-carrées? Je n'en sais rien; mais tout ce qu'elle dit prend cette
-forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec quatre angles
-symétriques. Il y a d'autres personnes dont les idées me semblent
-toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. Dès qu'elles ont
-commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort par
-dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que
-je vois courir l'une derrière l'autre, jusqu'au bout de l'horizon.
-D'autres personnes aussi ont des idées pointues... Enfin, cela importe
-peu.
-
-On se mit à table comme toujours, et le dîner s'acheva sans qu'on eût
-dit rien à retenir.
-
-Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal
-était roi. Était-ce l'effet d'un hasard continu ou d'une convention
-familiale, je n'en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève
-dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine Mme Chantal. Aussi,
-fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque chose
-de très dur qui faillit me casser une dent. J'ôtai doucement cet objet
-de ma bouche et j'aperçus une petite poupée de porcelaine, pas plus
-grosse qu'un haricot. La surprise me fit dire: «Ah!» On me regarda, et
-Chantal s'écria en battant des mains: «C'est Gaston. C'est Gaston.
-Vive le roi! vive le roi!»
-
-Tout le monde reprit en chœur: «Vive le roi!» Et je rougis jusqu'aux
-oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un
-peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce
-grain de faïence, m'efforçant de rire et ne sachant que faire ni que
-dire, lorsque Chantal reprit: «Maintenant, il faut choisir une reine.»
-
-Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions
-me traversèrent l'esprit. Voulait-on me faire désigner une des
-demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je
-préférais? Était-ce une douce, légère, insensible poussée des parents
-vers un mariage possible? L'idée de mariage rôde sans cesse dans
-toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous
-les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre
-m'envahit, et aussi une extrême timidité, devant l'attitude si
-obstinément correcte et fermée de Mlles Louise et Pauline. Élire l'une
-d'elles au détriment de l'autre, me sembla aussi difficile que de
-choisir entre deux gouttes d'eau; et puis, la crainte de m'aventurer
-dans une histoire où je serais conduit au mariage malgré moi, tout
-doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi
-calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement.
-
-Mais tout à coup, j'eus une inspiration, et je tendis à Mlle Perle la
-poupée symbolique. Tout le monde fut d'abord surpris, puis on apprécia
-sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit avec
-furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!»
-
-Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute
-contenance; elle tremblait, effarée, et balbutiait: «Mais non... mais
-non... mais non... pas moi... je vous en prie... pas moi... je vous en
-prie...»
-
-Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai Mlle Perle, et je
-me demandai ce qu'elle était.
-
-J'étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux
-fauteuils de tapisserie sur lesquels on s'assied depuis son enfance
-sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce
-qu'un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup:
-«Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble»; et on découvre que le
-bois a été travaillé par un artiste, et que l'étoffe est remarquable.
-Jamais je n'avais pris garde à Mlle Perle.
-
-Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout; mais comment?
-A quel titre?--C'était une grande personne maigre qui s'efforçait de
-rester inaperçue, mais qui n'était pas insignifiante. On la traitait
-amicalement, mieux qu'une femme de charge, moins bien qu'une parente.
-Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont je
-ne m'étais point soucié jusqu'ici! Mme Chantal disait: «Perle». Les
-jeunes filles: «Mlle Perle», et Chantal ne l'appelait que Mademoiselle,
-d'un air plus révérend peut-être.
-
-Je me mis à la regarder.--Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui,
-quarante ans.--Elle n'était pas vieille, cette fille, elle se
-vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se
-coiffait, s'habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle
-n'était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple,
-naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature,
-vraiment! Comment ne l'avais-je jamais mieux observée? Elle se coiffait
-d'une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait
-farces; et, sous cette chevelure à la Vierge conservée, on voyait
-un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de
-longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides,
-si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins
-d'étonnements de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins
-qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler.
-
-Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont
-éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes
-émotions de la vie.
-
-Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit qu'elle
-n'osait pas sourire!
-
-Et, brusquement, je la comparai à Mme Chantal! Certes, Mlle Perle était
-mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière.
-
-J'étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je
-tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment
-bien tourné. Elle eut envie, je m'en aperçus, de se cacher la figure
-dans sa serviette; puis, comme elle trempait ses lèvres dans le vin
-clair, tout le monde cria: «La reine boit! la reine boit!» Elle devint
-alors toute rouge et s'étrangla. On riait; mais je vis bien qu'on
-l'aimait beaucoup dans la maison.
-
-
-III
-
-Dès que le dîner fut fini, Chantal me prit par le bras. C'était l'heure
-de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer
-dans la rue; quand il avait quelqu'un à dîner, on montait au billard,
-et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le
-billard, à cause des Rois; et mon vieil ami prit sa queue, une queue
-très fine qu'il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit:
-
---A toi, mon garçon!
-
-Car il me tutoyait, bien que j'eusse vingt-cinq ans, mais il m'avait vu
-tout enfant.
-
-Je commençai donc la partie; je fis quelques carambolages; j'en manquai
-quelques autres; mais comme la pensée de Mlle Perle me rôdait dans la
-tête, je demandai tout à coup:
-
---Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que Mlle Perle est votre parente?
-
-Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda.
-
---Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l'histoire de Mlle Perle?
-
---Mais non.
-
---Ton père ne te l'a jamais racontée?
-
---Mais non.
-
---Tiens, tiens, que c'est drôle! ah! par exemple, que c'est drôle! Oh!
-mais, c'est toute une aventure!
-
-Il se tut, puis reprit:
-
---Et si tu savais comme c'est singulier que tu me demandes ça
-aujourd'hui, un jour des Rois!
-
---Pourquoi?
-
---Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et
-un ans aujourd'hui même, jour de l'Épiphanie. Nous habitions alors
-Roüy-le-Tors, sur les remparts; mais il faut d'abord t'expliquer la
-maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou
-plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions
-là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l'air par les
-vieux murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans la
-rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une
-porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d'un escalier
-secret qui descendait dans l'épaisseur des murs, comme on en trouve
-dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie
-d'une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour,
-apportaient par là leurs provisions.
-
-Tu vois bien les lieux, n'est-ce pas? Or, cette année-là, aux Rois, il
-neigeait depuis une semaine. On eût dit la fin du monde. Quand nous
-allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans
-l'âme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacé, et qui luisait comme
-du vernis. On eût dit que le bon Dieu avait empaqueté la terre pour
-l'envoyer au grenier des vieux mondes. Je t'assure que c'était bien
-triste.
-
-Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux:
-mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre
-cousines; c'étaient de jolies fillettes; j'ai épousé la dernière.
-De tout ce monde-là, nous ne sommes plus que trois survivants: ma
-femme, moi et ma belle-sœur qui habite Marseille. Sacristi, comme
-ça s'égrène, une famille! ça me fait trembler quand j'y pense! Moi,
-j'avais quinze ans, puisque j'en ai cinquante-six.
-
-Donc, nous allions fêter les Rois, et nous étions très gais, très gais!
-Tout le monde attendait le dîner dans le salon, quand mon frère aîné,
-Jacques, se mit à dire: «Il y a un chien qui hurle dans la plaine
-depuis dix minutes; ça doit être une pauvre bête perdue.»
-
-Il n'avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle
-avait un gros son de cloche d'église qui faisait penser aux morts. Tout
-le monde en frissonna. Mon père appela le domestique et lui dit d'aller
-voir. On attendit en grand silence; nous pensions à la neige qui
-couvrait toute la terre. Quand l'homme revint, il affirma qu'il n'avait
-rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait
-point de place.
-
-On se mit à table; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes. Ça
-alla bien jusqu'au rôti, puis voilà que la cloche se remet à sonner,
-trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibré jusqu'au
-bout de nos doigts et qui nous ont coupé le souffle, tout net. Nous
-restions à nous regarder, la fourchette en l'air, écoutant toujours, et
-saisis d'une espèce de peur surnaturelle.
-
-Ma mère enfin parla: «C'est étonnant qu'on ait attendu si longtemps
-pour revenir; n'allez pas seul, Baptiste; un de ces messieurs va vous
-accompagner».
-
-Mon oncle François se leva. C'était une espèce d'hercule, très fier de
-sa force et qui ne craignait rien au monde. Mon père lui dit: «Prends
-un fusil. On ne sait pas ce que ça peut être».
-
-Mais mon oncle ne prit qu'une canne et sortit aussitôt avec le
-domestique.
-
-Nous autres, nous demeurâmes frémissants de terreur et d'angoisse,
-sans manger, sans parler. Mon père essaya de nous rassurer: «Vous
-allez voir, dit-il, que ce sera quelque mendiant ou quelque passant
-perdu dans la neige. Après avoir sonné une première fois, voyant qu'on
-n'ouvrait pas tout de suite, il a tenté de retrouver son chemin, puis,
-n'ayant pu y parvenir, il est revenu à notre porte.»
-
-L'absence de mon oncle nous parut durer une heure. Il revint enfin,
-furieux, jurant: «Rien, nom de nom, c'est un farceur! Rien que ce
-maudit chien qui hurle à cent mètres des murs. Si j'avais pris un
-fusil, je l'aurais tué pour le faire taire.»
-
-On se remit à dîner, mais tout le monde demeurait anxieux; on sentait
-bien que ce n'était pas fini, qu'il allait se passer quelque chose, que
-la cloche, tout à l'heure, sonnerait encore.
-
-Et elle sonna, juste au moment où l'on coupait le gâteau des Rois. Tous
-les hommes se levèrent ensemble. Mon oncle François, qui avait bu du
-champagne, affirma qu'il allait LE massacrer, avec tant de fureur, que
-ma mère et ma tante se jetèrent sur lui pour l'empêcher. Mon père, bien
-que très calme et un peu impotent (il traînait la jambe depuis qu'il se
-l'était cassée en tombant de cheval), déclara à son tour qu'il voulait
-savoir ce que c'était, et qu'il irait. Mes frères, âgés de dix-huit et
-de vingt ans, coururent chercher leurs fusils; et comme on ne faisait
-guère attention à moi, je m'emparai d'une carabine de jardin et je me
-disposai aussi à accompagner l'expédition.
-
-Elle partit aussitôt. Mon père et mon oncle marchaient devant, avec
-Baptiste, qui portait une lanterne. Mes frères Jacques et Paul
-suivaient, et je venais derrière, malgré les supplications de ma mère,
-qui demeurait avec sa sœur et mes cousines sur le seuil de la maison.
-
-La neige s'était remise à tomber depuis une heure, et les arbres en
-étaient chargés. Les sapins pliaient sous ce lourd vêtement livide,
-pareils à des pyramides blanches, à d'énormes pains de sucre; et on
-apercevait à peine, à travers le rideau gris des flocons menus et
-pressés, les arbustes plus légers, tout pâles dans l'ombre. Elle
-tombait si épaisse, la neige, qu'on y voyait tout juste à dix pas. Mais
-la lanterne jetait une grande clarté devant nous. Quand on commença à
-descendre par l'escalier tournant creusé dans la muraille, j'eus peur,
-vraiment. Il me sembla qu'on marchait derrière moi; qu'on allait me
-saisir par les épaules et m'emporter; et j'eus envie de retourner; mais
-comme il fallait retraverser tout le jardin, je n'osai pas.
-
-J'entendis qu'on ouvrait la porte sur la plaine; puis mon oncle se
-remit à jurer: «Nom d'un nom, il est reparti! Si j'aperçois seulement
-son ombre, je ne le rate pas, ce c...-là.»
-
-C'était sinistre de voir la plaine, ou, plutôt, de la sentir devant
-soi, car on ne la voyait pas; on ne voyait qu'un voile de neige sans
-fin, en haut, en bas, en face, à droite, à gauche, partout.
-
-Mon oncle reprit: «Tiens, revoilà le chien qui hurle; je vas lui
-apprendre comment je tire, moi. Ça sera toujours ça de gagné.»
-
-Mais mon père, qui était bon, reprit: «Il vaut mieux l'aller chercher,
-ce pauvre animal qui crie la faim. Il aboie au secours, ce misérable;
-il appelle comme un homme en détresse. Allons-y».
-
-Et on se mit en route à travers ce rideau, à travers cette tombée
-épaisse, continue, à travers cette mousse qui emplissait la nuit et
-l'air, qui remuait, flottait, tombait et glaçait la chair en fondant,
-la glaçait comme elle l'aurait brûlée, par une douleur vive et rapide
-sur la peau, à chaque toucher des petits flocons blancs.
-
-Nous enfoncions jusqu'aux genoux dans cette pâte molle et froide; et
-il fallait lever très haut la jambe pour marcher. A mesure que nous
-avancions, la voix du chien devenait plus claire, plus forte. Mon oncle
-cria: «Le voici!» On s'arrêta pour l'observer, comme on doit faire en
-face d'un ennemi qu'on rencontre dans la nuit.
-
-Je ne voyais rien, moi; alors, je rejoignis les autres, et je
-l'aperçus; il était effrayant et fantastique à voir, ce chien, un gros
-chien noir, un chien de berger à grands poils et à tête de loup, dressé
-sur ses quatre pattes, tout au bout de la longue traînée de lumière que
-faisait la lanterne sur la neige. Il ne bougeait pas; il s'était tu et
-il nous regardait.
-
-Mon oncle dit: «C'est singulier, il n'avance ni ne recule. J'ai bien
-envie de lui flanquer un coup de fusil.»
-
-Mon père reprit d'une voix ferme: «Non, il faut le prendre.»
-
-Alors mon frère Jacques ajouta: «Mais il n'est pas seul. Il y a quelque
-chose à côté de lui.»
-
-Il y avait quelque chose derrière lui, en effet, quelque chose de gris,
-d'impossible à distinguer. On se remit en marche avec précaution.
-
-En nous voyant approcher, le chien s'assit sur son derrière. Il n'avait
-pas l'air méchant. Il semblait plutôt content d'avoir réussi à attirer
-des gens.
-
-Mon père alla droit à lui et le caressa. Le chien lui lécha les mains;
-et on reconnut qu'il était attaché à la roue d'une petite voiture,
-d'une sorte de voiture joujou enveloppée tout entière dans trois ou
-quatre couvertures de laine. On enleva ces linges avec soin, et comme
-Baptiste approchait sa lanterne de la porte de cette carriole qui
-ressemblait à une niche roulante, on aperçut dedans un petit enfant qui
-dormait.
-
-Nous fûmes tellement stupéfaits que nous ne pouvions dire un mot. Mon
-père se remit le premier, et comme il était de grand cœur, et d'âme
-un peu exaltée, il étendit la main sur le toit de la voiture et il dit:
-«Pauvre abandonné, tu seras des nôtres!» Et il ordonna à mon frère
-Jacques de rouler devant nous notre trouvaille.
-
-Mon père reprit, pensant tout haut:
-
-«Quelque enfant d'amour dont la pauvre mère est venue sonner à ma porte
-en cette nuit de l'Épiphanie, en souvenir de l'Enfant-Dieu.»
-
-Il s'arrêta de nouveau, et, de toute sa force, il cria quatre fois
-à travers la nuit vers les quatre coins du ciel: «Nous l'avons
-recueilli!» Puis, posant la main sur l'épaule de son frère, il murmura:
-«Si tu avais tiré sur le chien, François?...»
-
-Mon oncle ne répondit pas, mais il fit, dans l'ombre, un grand signe
-de croix, car il était très religieux, malgré ses airs fanfarons.
-
-On avait détaché le chien, qui nous suivait.
-
-Ah! par exemple, ce qui fut gentil à voir, c'est la rentrée à la
-maison. On eut d'abord beaucoup de mal à monter la voiture par
-l'escalier des remparts; on y parvint cependant et on la roula jusque
-dans le vestibule.
-
-Comme maman était drôle, contente et effarée! Et mes quatre petites
-cousines (la plus jeune avait six ans), elles ressemblaient à quatre
-poules autour d'un nid. On retira enfin de sa voiture l'enfant qui
-dormait toujours. C'était une fille, âgée de six semaines environ.
-Et on trouva dans ses langes dix mille francs en or, oui, dix mille
-francs! que papa plaça pour lui faire une dot. Ce n'était donc pas une
-enfant de pauvres... mais peut-être l'enfant de quelque noble avec
-une petite bourgeoise de la ville... ou encore... nous avons fait
-mille suppositions et on n'a jamais rien su... mais là, jamais rien...
-jamais rien... Le chien lui-même ne fut reconnu par personne. Il était
-étranger au pays. Dans tous les cas, celui ou celle qui était venu
-sonner trois fois à notre porte connaissait bien mes parents, pour les
-avoir choisis ainsi.
-
-Voilà donc comment Mlle Perle entra, à l'âge de six semaines, dans la
-maison Chantal.
-
-On ne la nomma que plus tard, Mlle Perle, d'ailleurs. On la fit
-baptiser d'abord: «Marie, Simone, Claire», Claire devant lui servir de
-nom de famille.
-
-Je vous assure que ce fut une drôle de rentrée dans la salle à manger
-avec cette mioche réveillée qui regardait autour d'elle ces gens et ces
-lumières, de ses yeux vagues, bleus et troubles.
-
-On se remit à table et le gâteau fut partagé. J'étais roi, et je pris
-pour reine Mlle Perle, comme vous, tout à l'heure. Elle ne se douta
-guère, ce jour-là, de l'honneur qu'on lui faisait.
-
-Donc, l'enfant fut adoptée, et élevée dans la famille. Elle grandit;
-des années passèrent. Elle était gentille, douce, obéissante. Tout le
-monde l'aimait et on l'aurait abominablement gâtée si ma mère ne l'eût
-empêché.
-
-Ma mère était une femme d'ordre et de hiérarchie. Elle consentait à
-traiter la petite Claire comme ses propres fils, mais elle tenait
-cependant à ce que la distance qui nous séparait fût bien marquée, et
-la situation bien établie.
-
-Aussi, dès que l'enfant put comprendre, elle lui fit connaître son
-histoire et fit pénétrer tout doucement, même tendrement dans l'esprit
-de la petite, qu'elle était pour les Chantal une fille adoptive,
-recueillie, mais en somme une étrangère.
-
-Claire comprit cette situation avec une singulière intelligence, avec
-un instinct surprenant; et elle sut prendre et garder la place qui lui
-était laissée, avec tant de tact, de grâce et de gentillesse, qu'elle
-touchait mon père à le faire pleurer.
-
-Ma mère elle-même fut tellement émue par la reconnaissance passionnée
-et le dévouement un peu craintif de cette mignonne et tendre créature,
-qu'elle se mit à l'appeler: «Ma fille.» Parfois, quand la petite avait
-fait quelque chose de bon, de délicat, ma mère relevait ses lunettes
-sur son front, ce qui indiquait toujours une émotion chez elle et elle
-répétait: «Mais c'est une perle, une vraie perle, cette enfant!»--Ce
-nom en resta à la petite Claire qui devint et demeura pour nous Mlle
-Perle.
-
-
-IV
-
-M. Chantal se tut. Il était assis sur le billard, les pieds ballants,
-et il maniait une boule de la main gauche, tandis que de la droite il
-tripotait un linge qui servait à effacer les points sur le tableau
-d'ardoise et que nous appelions «le linge à craie.» Un peu rouge,
-la voix sourde, il parlait pour lui maintenant, parti dans ses
-souvenirs, allant doucement, à travers les choses anciennes et les
-vieux événements qui se réveillaient dans sa pensée, comme on va, en
-se promenant, dans les vieux jardins de famille où l'on fut élevé,
-et où chaque arbre, chaque chemin, chaque plante, les houx pointus,
-les lauriers qui sentent bon, les ifs dont la graine rouge et grasse
-s'écrase entre les doigts, font surgir, à chaque pas, un petit fait de
-notre vie passée, un de ces petits faits insignifiants et délicieux
-qui forment le fond même, la trame de l'existence.
-
-Moi, je restais en face de lui, adossé à la muraille, les mains
-appuyées sur ma queue de billard inutile.
-
-Il reprit, au bout d'une minute: «Cristi, qu'elle était jolie à
-dix-huit ans... et gracieuse... et parfaite... Ah! la jolie... jolie...
-jolie... et bonne... et brave... et charmante fille! Elle avait des
-yeux... des yeux bleus... transparents,... clairs... comme je n'en ai
-jamais vu de pareils... jamais!
-
-Il se tut encore. Je demandai: «Pourquoi ne s'est-elle pas mariée?»
-
-Il répondit, non pas à moi, mais à ce mot qui passait «mariée».
-
---Pourquoi? pourquoi? Elle n'a pas voulu... pas voulu. Elle avait
-pourtant trente mille francs de dot, et elle fut demandée plusieurs
-fois... elle n'a pas voulu! Elle semblait triste à cette époque-là.
-C'est quand j'épousai ma cousine, la petite Charlotte, ma femme, avec
-qui j'étais fiancé depuis six ans.
-
-Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son
-esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et cruels
-drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs sans
-reproches, dans un de ces cœurs inavoués, inexplorés, que personne
-n'a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées victimes.
-
-Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai:
-
---C'est vous qui auriez dû l'épouser, monsieur Chantal?
-
-Il tressaillit, me regarda, et dit:
-
---Moi? épouser qui?
-
---Mlle Perle.
-
---Pourquoi ça?
-
---Parce que vous l'aimiez plus que votre cousine.
-
-Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia:
-
---Je l'ai aimée... moi?... comment? qu'est-ce qui t'a dit ça?...
-
---Parbleu, ça se voit... et c'est même à cause d'elle que vous avez
-tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis
-six ans.
-
-Il lâcha la bille qu'il tenait de la main gauche, saisit à deux mains
-le linge à craie, et, s'en couvrant le visage, se mit à sangloter
-dedans. Il pleurait d'une façon désolante et ridicule, comme pleure
-une éponge qu'on presse, par les yeux, le nez et la bouche en même
-temps. Et il toussait, crachait, se mouchait dans le linge à craie,
-s'essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes les
-fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux
-gargarismes.
-
-Moi, effaré, honteux, j'avais envie de me sauver et je ne savais plus
-que dire, que faire, que tenter.
-
-Et soudain, la voix de Mme Chantal résonna dans l'escalier: «Est-ce
-bientôt fini, votre fumerie?»
-
-J'ouvris la porte et je criai: «Oui, madame, nous descendons.»
-
-Puis, je me précipitai vers son mari, et, le saisissant par les
-coudes: «Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi; votre femme
-vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre;
-remettez-vous.»
-
-Il bégaya: «Oui... oui... je viens... pauvre fille!... je viens...
-dites-lui que j'arrive.»
-
-Et il commença à s'essuyer consciencieusement la figure avec le linge
-qui, depuis deux ou trois ans, essuyait toutes marques de l'ardoise,
-puis il apparut, moitié blanc et moitié rouge, le front, le nez, les
-joues et le menton barbouillés de craie, et les yeux gonflés, encore
-pleins de larmes.
-
-Je le pris par les mains et l'entraînai dans sa chambre en murmurant:
-«Je vous demande pardon, je vous demande bien pardon, monsieur Chantal,
-de vous avoir fait de la peine... mais... je ne savais pas... vous...
-vous comprenez...»
-
-Il me serra la main: «Oui... oui... il y a des moments difficiles...»
-
-Puis il se plongea la figure dans sa cuvette. Quand il en sortit, il ne
-me parut pas encore présentable; mais j'eus l'idée d'une petite ruse.
-Comme il s'inquiétait, en se regardant dans la glace, je lui dis: «Il
-suffira de raconter que vous avez un grain de poussière dans l'œil,
-et vous pourrez pleurer devant tout le monde autant qu'il vous plaira.»
-
-Il descendit en effet, en se frottant les yeux avec son mouchoir. On
-s'inquiéta; chacun voulut chercher le grain de poussière qu'on ne
-trouva point, et on raconta des cas semblables où il était devenu
-nécessaire d'aller chercher le médecin.
-
-Moi, j'avais rejoint Mlle Perle et je la regardais, tourmenté par une
-curiosité ardente, une curiosité qui devenait une souffrance. Elle
-avait dû être bien jolie en effet, avec ses yeux doux, si grands, si
-calmes, si larges qu'elle avait l'air de ne les jamais fermer, comme
-font les autres humains. Sa toilette était un peu ridicule, une vraie
-toilette de vieille fille, et la déparait sans la rendre gauche.
-
-Il me semblait que je voyais en elle, comme j'avais vu tout à l'heure
-dans l'âme de M. Chantal, que j'apercevais, d'un bout à l'autre, cette
-vie humble, simple et dévouée; mais un besoin me venait aux lèvres, un
-besoin harcelant de l'interroger, de savoir si, elle aussi, l'avait
-aimé, lui; si elle avait souffert comme lui de cette longue souffrance
-secrète, aiguë, qu'on ne voit pas, qu'on ne sait pas, qu'on ne devine
-pas, mais qui s'échappe, la nuit, dans la solitude de la chambre
-noire. Je la regardais, je voyais battre son cœur sous son corsage
-à guimpe, et je me demandais si cette douce figure candide avait gémi
-chaque soir, dans l'épaisseur moite de l'oreiller, et sangloté, le
-corps secoué de sursauts, dans la fièvre du lit brûlant.
-
-Et je lui dis tout bas, comme font les enfants qui cassent un bijou
-pour voir dedans: «Si vous aviez vu pleurer M. Chantal tout à l'heure,
-il vous aurait fait pitié.»
-
-Elle tressaillit: «Comment, il pleurait?
-
---Oh! oui, il pleurait!
-
---Et pourquoi ça?»
-
-Elle semblait très émue. Je répondis:
-
---A votre sujet.
-
---A mon sujet?
-
---Oui. Il me racontait combien il vous avait aimée autrefois; et
-combien il lui en avait coûté d'épouser sa femme au lieu de vous...»
-
-Sa figure pâle me parut s'allonger un peu; ses yeux toujours ouverts,
-ses yeux calmes se fermèrent tout à coup, si vite qu'ils semblaient
-s'être clos pour toujours. Elle glissa de sa chaise sur le plancher et
-s'y affaissa doucement, lentement, comme aurait fait une écharpe tombée.
-
-Je criai: «Au secours! au secours! Mlle Perle se trouve mal.»
-
-Mme Chantal et ses filles se précipitèrent, et comme on cherchait de
-l'eau, une serviette et du vinaigre, je pris mon chapeau et je me
-sauvai.
-
-Je m'en allai à grands pas, le cœur secoué, l'esprit plein de
-remords et de regrets. Et parfois aussi j'étais content; il me
-semblait que j'avais fait une chose louable et nécessaire.
-
-Je me demandais: «Ai-je eu tort? Ai-je eu raison?» Ils avaient
-cela dans l'âme comme on garde du plomb dans une plaie fermée.
-Maintenant ne seront-ils pas plus heureux? Il était trop tard pour que
-recommençât leur torture et assez tôt pour qu'ils s'en souvinssent avec
-attendrissement.
-
-Et peut-être qu'un soir du prochain printemps, émus par un rayon de
-lune tombé sur l'herbe, à leurs pieds, à travers les branches, ils se
-prendront et se serreront la main en souvenir de toute cette souffrance
-étouffée et cruelle; et peut-être aussi que cette courte étreinte fera
-passer dans leurs veines un peu de ce frisson qu'ils n'auront point
-connu, et leur jettera, à ces morts ressuscités en une seconde, la
-rapide et divine sensation de cette ivresse, de cette folie qui donne
-aux amoureux plus de bonheur en un tressaillement, que n'en peuvent
-cueillir, en toute leur vie, les autres hommes!
-
-
-
-
-ROSALIE PRUDENT.
-
-
-IL y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni
-le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient
-à comprendre.
-
-La fille Prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes,
-devenue grosse à l'insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la
-nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin.
-
-C'était là l'histoire courante de tous les infanticides accomplis par
-les servantes. Mais un fait demeurait inexplicable. La perquisition
-opérée dans la chambre de la fille Prudent avait amené la découverte
-d'un trousseau complet d'enfant, fait par Rosalie elle-même, qui
-avait passé ses nuits à le couper et à le coudre pendant trois mois.
-L'épicier chez qui elle avait acheté de la chandelle, payée sur
-ses gages, pour ce long travail, était venu témoigner. De plus, il
-demeurait acquis que la sage-femme du pays, prévenue par elle de son
-état, lui avait donné tous les renseignements et tous les conseils
-pratiques pour le cas où l'accident arriverait dans un moment où les
-secours demeureraient impossibles. Elle avait cherché en outre une
-place à Poissy pour la fille Prudent qui prévoyait son renvoi, car les
-époux Varambot ne plaisantaient pas sur la morale.
-
-Ils étaient là, assistant aux assises, l'homme et la femme, petits
-rentiers de province, exaspérés contre cette traînée qui avait souillé
-leur maison. Ils auraient voulu la voir guillotiner tout de suite, sans
-jugement, et ils l'accablaient de dépositions haineuses devenues dans
-leur bouche des accusations.
-
-La coupable, une belle grande fille de Basse-Normandie, assez instruite
-pour son état, pleurait sans cesse et ne répondait rien.
-
-On en était réduit à croire qu'elle avait accompli cet acte barbare
-dans un moment de désespoir et de folie, puisque tout indiquait
-qu'elle avait espéré garder et élever son fils.
-
-Le président essaya encore une fois de la faire parler, d'obtenir des
-aveux; et l'ayant sollicitée avec une grande douceur, lui fit enfin
-comprendre que tous ces hommes réunis pour la juger ne voulaient point
-sa mort et pouvaient même la plaindre.
-
-Alors elle se décida.
-
-Il demandait: «Voyons, dites-nous d'abord quel est le père de cet
-enfant?»
-
-Jusque-là elle l'avait caché obstinément.
-
-Elle répondit soudain, en regardant ses maîtres qui venaient de la
-calomnier avec rage.
-
---C'est M. Joseph, le neveu à M. Varambot.
-
-Les deux époux eurent un sursaut et crièrent en même temps: «C'est
-faux! Elle ment. C'est une infamie.»
-
-Le président les fit taire et reprit: «Continuez, je vous prie, et
-dites-nous comment cela est arrivé.»
-
-Alors elle se mit brusquement à parler avec abondance, soulageant
-son cœur fermé, son pauvre cœur solitaire et broyé, vidant son
-chagrin, tout son chagrin maintenant devant ces hommes sévères qu'elle
-avait pris jusque-là pour des ennemis et des juges inflexibles.
-
---Oui, c'est M. Joseph Varambot, quand il est venu en congé l'an
-dernier.
-
---Qu'est-ce qu'il fait M. Joseph Varambot?
-
---Il est sous-officier d'artilleurs, m'sieu. Donc il resta deux
-mois à la maison. Deux mois d'été. Moi, je ne pensais à rien quand
-il s'est mis à me regarder, et puis à me dire des flatteries, et
-puis à me cajoler tant que le jour durait. Moi, je me suis laissé
-prendre, m'sieu. Il m' répétait que j'étais belle fille, que j'étais
-plaisante... que j'étais de son goût... Moi, il me plaisait pour sûr...
-Que voulez-vous?... on écoute ces choses-là quand on est seule...
-toute seule... comme moi. J' suis seule sur la terre, m'sieu... j'
-n'ai personne à qui parler... personne à qui conter mes ennuyances...
-Je n'ai pu d' père, pu d' mère, ni frère, ni sœur, personne! Ça
-m'a fait comme un frère qui serait r'venu quand il s'est mis à me
-causer. Et puis, il m'a demandé de descendre au bord de la rivière,
-un soir, pour bavarder sans faire de bruit. J'y suis v'nue, moi... Je
-sais-t-il? je sais-t-il après?... Il me tenait la taille... Pour sûr,
-je ne voulais pas... non... non... J'ai pas pu... j'avais envie de
-pleurer tant que l'air était douce... il faisait clair de lune... J'ai
-pas pu... Non... je vous jure... j'ai pas pu... il a fait ce qu'il a
-voulu... Ça a duré encore trois semaines, tant qu'il est resté... Je
-l'aurais suivi au bout du monde... il est parti... Je ne savais pas que
-j'étais grosse, moi!... Je ne l'ai su que l' mois d'après...
-
-Elle se mit à pleurer si fort qu'on dut lui laisser le temps de se
-remettre.
-
-Puis le président reprit sur un ton de prêtre au confessionnal:
-«Voyons, continuez».
-
-Elle recommença à parler: «Quand j'ai vu que j'étais grosse, j'ai
-prévenu Mme Boudin, la sage-femme, qu'est là pour le dire, et j'y ai
-demandé la manière pour le cas que ça arriverait sans elle. Et puis
-j'ai fait mon trousseau, nuit à nuit, jusqu'à une heure du matin,
-chaque soir; et puis j'ai cherché une autre place, car je savais bien
-que je serais renvoyée; mais j' voulais rester jusqu'au bout dans la
-maison, pour économiser des sous, vu que j' n'en ai guère, et qu'il
-m'en faudrait, pour l' petit...
-
---Alors, vous ne vouliez pas le tuer?
-
---Oh! pour sûr non, m'sieu.
-
---Pourquoi l'avez-vous tué, alors?
-
---V'là la chose. C'est arrivé plus tôt que je n'aurais cru. Ça m'a pris
-dans ma cuisine, comme j' finissais ma vaisselle.
-
-M. et Mme Varambot dormaient déjà; donc je monte, pas sans peine, en
-me tirant à la rampe; et je m' couche par terre, sur le carreau, pour
-n' point gâter mon lit. Ça a duré p't-être une heure, p't-être deux,
-p't-être trois; je ne sais point, tant ça me faisait mal; et puis, je
-l' poussais d' toute ma force, j'ai senti qu'il sortait, et je l'ai
-ramassé.
-
-Oh! oui, j'étais contente, pour sûr! J'ai fait tout ce que m'avait
-dit Mme Boudin, tout! Et puis je l'ai mis sur mon lit, lui! Et puis
-v'là qu'il me r'vient une douleur, mais une douleur à mourir.--Si vous
-connaissiez ça, vous autres, vous n'en feriez pas tant, allez!--J'en
-ai tombé sur les genoux, puis sur le dos, par terre; et v'là que ça me
-reprend, p't-être une heure encore, p't-être deux, là toute seule...,
-et puis qu'il en sort un autre..., un autre p'tit..., deux..., oui...,
-deux... comme ça! Je l'ai pris comme le premier, et puis je l'ai mis
-sur le lit, côte à côte--deux.--Est-ce possible, dites? Deux enfants!
-Moi qui gagne vingt francs par mois! Dites... est-ce possible? Un, oui,
-ça s' peut, en se privant... mais pas deux! Ça m'a tourné la tête.
-Est-ce que je sais, moi?--J' pouvais-t-il choisir, dites?
-
-Est-ce que je sais! Je me suis vue à la fin de mes jours! J'ai mis
-l'oreiller d'sus, sans savoir... Je n' pouvais pas en garder deux... et
-je m' suis couchée d'sus encore. Et puis, j' suis restée à m' rouler et
-à pleurer jusqu'au jour que j'ai vu venir par la fenêtre; ils étaient
-morts sous l'oreiller, pour sûr. Alors je les ai pris sous mon bras,
-j'ai descendu l'escalier, j'ai sorti dans l' potager, j'ai pris la
-bêche au jardinier, et je les ai enfouis sous terre, l' plus profond
-que j'ai pu, un ici, puis l'autre là, pas ensemble, pour qu'ils n'
-parlent pas de leur mère, si ça parle, les p'tits morts. Je sais-t-il,
-moi?
-
-Et puis, dans mon lit, v'là que j'ai été si mal que j'ai pas pu me
-lever. On a fait venir le médecin qu'a tout compris. C'est la vérité,
-m'sieu le juge. Faites ce qu'il vous plaira, j' suis prête.
-
-La moitié des jurés se mouchaient coup sur coup pour ne point pleurer.
-Des femmes sanglotaient dans l'assistance.
-
-Le président interrogea.
-
---A quel endroit avez-vous enterré l'autre?
-
-Elle demanda:
-
---Lequel que vous avez?
-
---Mais... celui... celui qui était dans les artichauts.
-
---Ah bien! L'autre est dans les fraisiers, au bord du puits.
-
-Et elle se mit à sangloter si fort qu'elle gémissait à fendre les
-cœurs.
-
-La fille Rosalie Prudent fut acquittée.
-
-
- _Rosalie Prudent_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 2 mars 1886.
-
-
-
-
-SUR LES CHATS.
-
-
-I
-
- Cap d'Antibes.
-
-ASSIS sur un banc, l'autre jour, devant ma porte, en plein soleil,
-devant une corbeille d'anémones fleuries, je lisais un livre récemment
-paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, _le Tonnelier_,
-par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier,
-sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je
-posai à côté de moi pour caresser la bête.
-
-Il faisait chaud; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore,
-intermittente, légère, passait dans l'air, où passaient aussi parfois
-des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j'apercevais
-là-bas.
-
-Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent
-la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les
-germes endormis, et les bourgeons pour que s'ouvrent les jeunes
-feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en
-l'air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses
-crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses
-paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple
-comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse.
-Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant
-qu'être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de
-la toucher, se redressait et passait sa tête sous ma main levée.
-
-Je l'énervais et elle m'énervait aussi, car je les aime et je les
-déteste, ces animaux charmants et perfides. J'ai plaisir à les toucher,
-à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur
-chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n'est
-plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus
-raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d'un chat. Mais elle
-me met aux doigts, cette robe vivante, un désir étrange et féroce
-d'étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l'envie qu'elle
-a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette
-envie, comme un fluide qu'elle me communique, je la prends par le bout
-de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de
-mes nerfs, le long de mes membres jusqu'à mon cœur, jusqu'à ma tête,
-elle m'emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et
-toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement
-vif et léger qui me pénètre et m'envahit.
-
-Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la
-saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la
-pierre d'une fronde, si vite et si brutalement qu'elle n'a jamais le
-temps de se venger.
-
-Je me souviens qu'étant enfant, j'aimais déjà les chats avec de
-brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains; et qu'un
-jour, au bout du jardin, à l'entrée du bois, j'aperçus tout à coup
-quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J'allai
-voir; c'était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se
-tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait
-inerte, puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait un
-bruit de pompe, un bruit affreux que j'entends encore.
-
-J'aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j'aurais pu aller
-chercher le domestique ou prévenir mon père.--Non, je ne bougeai pas,
-et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante
-et cruelle; c'était un chat! C'eût été un chien, j'aurais plutôt coupé
-le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde
-de plus.
-
-Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j'allai le tâter et lui
-tirer la queue.
-
-
-II
-
-Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu'en les
-caressant, alors qu'ils se frottent à notre chair, ronronnent et
-se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne
-semblent jamais nous voir, on sent bien l'insécurité de leur tendresse,
-l'égoïsme perfide de leur plaisir.
-
-Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes,
-douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter
-à l'amour. Près d'elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres
-tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte
-la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien
-qu'on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte
-perfide, sournoise, amoureuse ennemie, qui mordra lorsqu'elle sera
-lasse de baisers.
-
-Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement
-chantés. On connaît son admirable sonnet:
-
- Les amoureux fervents et les savants austères
- Aiment également, dans leur mûre saison,
- Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
- Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires.
-
- Amis de la science et de la volupté,
- Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres.
- L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres
- S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
-
- Ils prennent en songeant les nobles attitudes
- Des grands sphinx allongés au fond des solitudes
- Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin.
-
- Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
- Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
- Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
-
-
-III
-
-Moi j'ai eu un jour l'étrange sensation d'avoir habité le palais
-enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces
-bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous
-les êtres qu'on n'entende jamais marcher.
-
-C'était l'été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée.
-
-Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m'informai si les
-habitants du pays n'avaient point dans la montagne au-dessus quelque
-vallée fraîche où ils pussent aller respirer.
-
-On m'indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir.
-
-Il fallut d'abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai
-quelque jour en racontant comment se fabriquent ces essences et
-quintessences de fleurs qui valent jusqu'à deux mille francs le litre.
-J'y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville,
-médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que
-la propreté des chambres. Puis je repartis au matin.
-
-La route s'engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds,
-et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais
-quel bizarre séjour d'été on m'avait indiqué là; et j'hésitais presque
-à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j'aperçus soudain
-devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense
-et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés,
-toute une bizarre architecture de citadelle morte. C'était une antique
-commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc.
-
-Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte,
-fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l'eau courante, des
-saules; et sur les versants des sapins, jusques au ciel.
-
-En face de la commanderie, de l'autre côté de la vallée, mais plus
-bas, s'élève un château habité, le château des Quatre-Tours, qui fut
-construit vers 1530. On n'y aperçoit encore cependant aucune trace de
-la Renaissance.
-
-C'est une lourde et forte construction carrée, d'un puissant caractère,
-flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.
-
-J'avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir,
-qui ne me laissa pas gagner l'hôtel.
-
-Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours
-d'été qu'on puisse rêver. Je m'y promenai jusqu'au soir, puis, après le
-dîner, je montai dans l'appartement qu'on m'avait réservé.
-
-Je traversai d'abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de
-vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j'aperçus rapidement sur
-les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces
-tableaux dont Théophile Gautier a dit:
-
- J'aime à vous voir en vos cadres ovales
- Portraits jaunis des belles du vieux temps,
- Tenant en main des roses un peu pâles
- Comme il convient à des fleurs de cent ans!
-
-puis j'entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.
-
-Quand je fus seul je la visitai. Elle était tendue d'antiques toiles
-peintes où l'on voyait des donjons roses au fond de paysages bleus,
-et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres
-précieuses.
-
-Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les
-fenêtres, larges dans l'appartement, étroites à leur sortie au jour,
-traversant toute l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des
-meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma
-porte, je me couchai et je m'endormis.
-
-Et je rêvai; on rêve toujours un peu de ce qui s'est passé dans la
-journée. Je voyageais; j'entrais dans une auberge où je voyais attablés
-devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre
-société dont je ne m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo,
-qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin
-j'allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et
-tout à coup j'apercevais le domestique et le maçon, armés de briques,
-qui venaient doucement vers mon lit.
-
-Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour
-me reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, mon
-arrivée à Thorenc, l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer
-mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la nuit, au
-milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête d'homme à peu près, deux
-yeux de feu qui me regardaient.
-
-Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais j'entendis un
-bruit, un bruit léger, un bruit mou comme la chute d'un linge humide et
-roulé, et quand j'eus de la lumière, je ne vis plus rien qu'une grande
-table au milieu de l'appartement.
-
-Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les
-armoires, rien.
-
-Je pensai donc que j'avais continué mon rêve un peu après mon réveil,
-et je me rendormis, non sans peine.
-
-Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient,
-dans le pays que j'aime, et j'arrivais chez un Turc qui demeurait en
-plein désert. C'était un Turc superbe; pas un Arabe, un Turc, gros,
-aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin
-de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait
-des compliments en m'offrant des confitures, sur un divan délicieux.
-
-Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre--tous mes rêves
-finissaient donc ainsi--une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux
-de bêtes par terre, et, devant le feu--l'idée de feu me poursuivait
-jusqu'au désert--sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui
-m'attendait.
-
-Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le
-front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun,
-mais d'un brun chaud et capiteux.
-
-Elle me regardait et je pensais: «Voilà comment je comprends
-l'hospitalité. Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays
-de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile, qu'on
-recevrait un étranger de cette façon.»
-
-Je m'approchai d'elle et je lui parlai, mais elle me répondit par
-signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître,
-savait si bien.
-
-D'autant plus heureux qu'elle serait silencieuse, je la pris par la
-main et je la conduisis vers ma couche où je m'étendis à ses côtés...
-Mais on se réveille toujours en ces moments-là! Donc je me réveillai
-et je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose de
-chaud et de doux que je caressais amoureusement.
-
-Puis, ma pensée s'éclairant, je reconnus que c'était un chat, un
-gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y
-laissai, et je fis comme lui, encore une fois.
-
-Quand le jour parut, il était parti, et je crus vraiment que j'avais
-rêvé; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et
-en sortir, la porte étant fermée à clef.
-
-Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il se
-mit à rire, et me dit: «Il est venu par la chattière», et soulevant un
-rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.
-
-Et j'appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont
-ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave
-au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et
-qui font du chat le roi et le maître de céans.
-
-Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se
-coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous
-les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il
-est chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui passe sans
-bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux.
-
-Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire:
-
- C'est l'esprit familier du lieu;
- Il juge, il préside, il inspire
- Toutes choses dans son empire;
- Peut-être est-il fée,--est-il Dieu?
-
-
- _Sur les Chats_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 9 février 1886.
-
-
-
-
-SAUVÉE.
-
-
-I
-
-ELLE entra comme une balle qui crève une vitre, la petite marquise de
-Rennedon, et elle se mit à rire avant de parler, à rire aux larmes
-comme elle avait fait un mois plus tôt en annonçant à son amie qu'elle
-avait trompé le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et
-rien qu'une fois, parce qu'il était vraiment trop bête et trop jaloux.
-
-La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son canapé le livre
-qu'elle lisait et elle regardait Annette avec curiosité, riant déjà
-elle-même.
-
-Enfin elle demanda:
-
---Qu'est-ce que tu as encore fait?
-
---Oh!... ma chère... ma chère... C'est trop drôle... trop drôle...,
-figure-toi... je suis sauvée!... sauvée!... sauvée!...
-
---Comment, sauvée?
-
---Oui, sauvée!
-
---De quoi?
-
---De mon mari, ma chère, sauvée! Délivrée! libre! libre! libre!
-
---Comment libre? En quoi?
-
---En quoi? Le divorce! Oui, le divorce! Je tiens le divorce!
-
---Tu es divorcée?
-
---Non, pas encore, que tu es sotte! On ne divorce pas en trois heures!
-Mais j'ai des preuves... des preuves... des preuves qu'il me trompe...
-un flagrant délit... songe!... un flagrant délit... je le tiens...
-
---Oh, dis-moi ça! Alors il te trompait?
-
---Oui... c'est-à-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j'ai
-des preuves, c'est l'essentiel.
-
---Comment as-tu fait?
-
---Comment j'ai fait? Voilà! Oh! j'ai été forte, rudement forte.
-Depuis trois mois il était devenu odieux, tout à fait odieux, brutal,
-grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis dit: Ça ne peut pas
-durer, il me faut le divorce! Mais comment? Ça n'était pas facile. J'ai
-essayé de me faire battre par lui. Il n'a pas voulu. Il me contrariait
-du matin au soir, me forçait à sortir quand je ne voulais pas, à
-rester chez moi quand je désirais dîner en ville; il me rendait la vie
-insupportable d'un bout à l'autre de la semaine, mais il ne me battait
-pas.
-
-Alors, j'ai tâché de savoir s'il avait une maîtresse. Oui, il en avait
-une, mais il prenait mille précautions pour aller chez elle. Ils
-étaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j'ai fait?
-
---Je ne devine pas.
-
---Oh! tu ne devinerais jamais. J'ai prié mon frère de me procurer une
-photographie de cette fille.
-
---De la maîtresse de ton mari?
-
---Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix d'un soir, de sept
-heures à minuit, dîner compris, trois louis l'heure. Il a obtenu la
-photographie par-dessus le marché.
-
---Il me semble qu'il aurait pu l'avoir à moins en usant d'une ruse
-quelconque et sans... sans... sans être obligé de prendre en même temps
-l'original.
-
---Oh! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à Jacques. Et puis moi
-j'avais besoin de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur
-son teint, sur mille choses enfin.
-
---Je ne comprends pas.
-
---Tu vas voir. Quand j'ai connu tout ce que je voulais savoir, je me
-suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d'affaires...
-tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute... de toute
-nature... des agents de... de... de publicité et de complicité... de
-ces hommes... enfin tu comprends.
-
---Oui, à peu près. Et tu lui as dit?
-
---Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle
-s'appelle Clarisse): «Monsieur, il me faut une femme de chambre qui
-ressemble à ça. Je la veux jolie, élégante, fine, propre. Je la payerai
-ce qu'il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis. Je n'en
-aurai pas besoin plus de trois mois.»
-
-Il avait l'air très étonné, cet homme. Il demanda: «Madame la veut-elle
-irréprochable?»
-
-Je rougis, et je balbutiai: «Mais oui, comme probité.»
-
-Il reprit: «... Et comme mœurs?...» Je n'osai pas répondre. Je fis
-seulement un signe de tête qui voulait dire: non. Puis, tout à coup,
-je compris qu'il avait un horrible soupçon, et je m'écriai, perdant
-l'esprit: «Oh! monsieur... c'est pour mon mari... qui me trompe... qui
-me trompe en ville... et je veux... je veux qu'il me trompe chez moi...
-vous comprenez... pour le surprendre...»
-
-Alors, l'homme se mit à rire. Et je compris à son regard qu'il m'avait
-rendu son estime. Il me trouvait même très forte. J'aurais bien parié
-qu'à ce moment-là il avait envie de me serrer la main.
-
-Il me dit: «Dans huit jours, madame, j'aurai votre affaire. Et nous
-changerons de sujet s'il le faut. Je réponds du succès. Vous ne me
-payerez qu'après réussite. Ainsi cette photographie représente la
-maîtresse de monsieur votre mari?--Oui, monsieur.--Une belle personne,
-une fausse maigre. Et quel parfum?--Je ne comprenais pas; je répétai:
-«Comment, quel parfum?» Il sourit. «Oui, madame, le parfum est
-essentiel pour séduire un homme; car cela lui donne des ressouvenirs
-inconscients qui le disposent à l'action; le parfum établit des
-confusions obscures dans son esprit, le trouble et l'énerve en lui
-rappelant ses plaisirs. Il faudrait tâcher de savoir aussi ce que
-monsieur votre mari a l'habitude de manger quand il dîne avec cette
-dame. Vous pourriez lui servir les mêmes plats le soir où vous le
-pincerez. Oh! nous le tenons, madame, nous le tenons.»
-
-Je m'en allai enchantée. J'étais tombée là vraiment sur un homme très
-intelligent.
-
-
-II
-
---Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille
-brune, très belle, avec l'air modeste et hardi en même temps, un
-singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne
-savais trop qui c'était, je l'appelais «mademoiselle»; alors, elle me
-dit: «Oh! madame peut m'appeler Rose tout court.» Nous commençâmes à
-causer.
-
---Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici?
-
---Je m'en doute, madame.
-
---Fort bien, ma fille..., et cela ne vous... ne vous ennuie pas trop?
-
---Oh! madame, c'est le huitième divorce que je fais; j'y suis habituée.
-
---Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir?
-
---Oh! madame, cela dépend tout à fait du tempérament de monsieur. Quand
-j'aurai vu monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre
-exactement à madame.
-
---Vous le verrez tout à l'heure, mon enfant. Mais je vous préviens
-qu'il n'est pas beau.
-
---Cela ne me fait rien, madame. J'en ai séparé déjà de très laids. Mais
-je demanderai à madame si elle s'est informée du parfum.
-
---Oui, ma bonne Rose,--la verveine.
-
---Tant mieux, madame, j'aime beaucoup cette odeur-là!
-
-Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de monsieur porte du
-linge de soie.
-
---Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles.
-
---Oh! alors, c'est une personne comme il faut. Le linge de soie
-commence à devenir commun.
-
---C'est très vrai ce que vous dites-là!
-
---Eh bien, madame, je vais prendre mon service.
-
-Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n'eût
-fait que cela toute sa vie.
-
-Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne leva même pas les yeux
-sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la
-verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit.
-
-Il me demanda aussitôt:
-
---Qu'est-ce que c'est que cette fille-là!
-
---Mais... ma nouvelle femme de chambre.
-
---Où l'avez-vous trouvée?
-
---C'est la baronne de Grangerie qui me l'a donnée, avec les meilleurs
-renseignements.
-
---Ah! elle est assez jolie!
-
---Vous trouvez?
-
---Mais oui... pour une femme de chambre.
-
-J'étais ravie. Je sentais qu'il mordait déjà.
-
-Le soir même, Rose me disait: «Je puis maintenant promettre à madame
-que ça ne durera pas quinze jours. Monsieur est très facile!
-
---Ah! vous avez déjà essayé?
-
---Non, madame, mais ça se voit au premier coup d'œil. Il a déjà
-envie de m'embrasser en passant à côté de moi.
-
---Il ne vous a rien dit?
-
---Non, madame, il m'a seulement demandé mon nom... pour entendre le
-son de ma voix.
-
---Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez.
-
---Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire
-pour ne pas me déprécier.
-
-Au bout de huit jours mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais
-rôder toute l'après-midi par la maison; et ce qu'il y avait de plus
-significatif dans son affaire, c'est qu'il ne m'empêchait plus de
-sortir. Et moi j'étais dehors toute la journée... pour... pour le
-laisser libre.
-
-Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d'un air
-timide:
-
---C'est fait, madame, de ce matin.
-
-Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt
-de la manière dont elle me l'avait dite. Je balbutiai:
-
---Et... et... ça s'est bien passé?...
-
---Oh! très bien, madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais
-je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où
-elle désire le flagrant délit.
-
---Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi.
-
---Va pour jeudi, madame. Je n'accorderai plus rien jusque-là pour tenir
-monsieur en éveil.
-
---Vous êtes sûre de ne pas manquer?
-
---Oh, oui, madame, très sûre. Je vais allumer monsieur dans les grands
-prix de façon à le faire donner juste à l'heure que madame voudra bien
-me désigner.
-
---Prenons cinq heures, ma bonne Rose.
-
---Ça va pour cinq heures, madame; et à quel endroit?...
-
---Mais... dans ma chambre.
-
---Soit, dans la chambre de madame.
-
-Alors, ma chérie, tu comprends ce que j'ai fait. J'ai été chercher papa
-et maman d'abord, et puis mon oncle d'Orvelin, le président, et puis
-M. Raplet, le juge, l'ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce
-que j'allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe
-des pieds jusqu'à la porte de ma chambre. J'ai attendu cinq heures,
-cinq heures juste... Oh! comme mon cœur battait. J'avais fait monter
-aussi le concierge pour avoir un témoin de plus! Et puis... et puis,
-au moment où la pendule commence à sonner, pan, j'ouvre la porte toute
-grande... Ah! ah! ah! ça y était en plein... en plein... ma chère...
-Oh! quelle tête!... quelle tête!... si tu avais vu sa tête!... Et
-il s'est retourné... l'imbécile! Ah qu'il était drôle... Je riais,
-je riais... Et papa qui s'est fâché, qui voulait battre mon mari...
-Et le concierge, un bon serviteur, qui l'aidait à se rhabiller...
-devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que
-c'était farce!... Quant à Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle
-pleurait... elle pleurait très bien. C'est une fille précieuse... Si tu
-en as jamais besoin, n'oublie pas!
-
-Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout
-de suite. Je suis libre. Vive le divorce!...
-
-Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite
-baronne, songeuse et contrariée, murmurait:
-
---Pourquoi ne m'as-tu pas invitée à voir ça?
-
-
- _Sauvée_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 22 décembre 1885.
-
-
-
-
-MADAME PARISSE.
-
-
-I
-
-J'ÉTAIS assis sur le môle du petit port Obernon, près du hameau de la
-Salis, pour regarder Antibes au soleil couchant. Je n'avais jamais rien
-vu d'aussi surprenant et d'aussi beau.
-
-La petite ville, enfermée en ses lourdes murailles de guerre
-construites par M. de Vauban, s'avançait en pleine mer, au milieu de
-l'immense golfe de Nice. La haute vague du large venait se briser à
-son pied, l'entourant d'une fleur d'écume; et on voyait, au-dessus des
-remparts, les maisons grimper les unes sur les autres jusqu'aux deux
-tours dressées dans le ciel comme les deux cornes d'un casque antique.
-Et ces deux tours se dessinaient sur la blancheur laiteuse des Alpes,
-sur l'énorme et lointaine muraille de neige qui barrait tout l'horizon.
-
-Entre l'écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord
-du ciel, la petite cité, éclatante et debout sur le fond bleuâtre des
-premières montagnes, offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide
-de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et
-si différentes cependant qu'elles semblaient de toutes les nuances.
-
-Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d'un bleu presque
-blanc, comme si la neige eût déteint sur lui; quelques nuages d'argent
-flottaient tout près des sommets pâles; et de l'autre côté du golfe,
-Nice couchée au bord de l'eau s'étendait comme un fil blanc entre la
-mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte
-brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé.
-
-C'était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir
-qu'elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur.
-On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui
-qui sait sentir par l'œil éprouve, à contempler les choses et les
-êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l'homme à
-l'oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur.
-
-Je dis à mon compagnon, M. Martini, un méridional pur sang:
-
---Voilà, certes, un des plus rares spectacles qu'il m'ait été donné
-d'admirer.
-
-J'ai vu le Mont-Saint-Michel, ce bijou monstrueux de granit, sortir des
-sables au jour levant.
-
-J'ai vu, dans le Sahara, le lac de Raïanechergui, long de cinquante
-kilomètres, luire sous une lune éclatante comme nos soleils et exhaler
-vers elle une nuée blanche pareille à une fumée de lait.
-
-J'ai vu, dans les îles Lipari, le fantastique cratère de soufre du
-Volcanello, fleur géante qui fume et qui brûle, fleur jaune démesurée,
-épanouie en pleine mer et dont la tige est un volcan.
-
-Eh bien, je n'ai rien vu de plus surprenant qu'Antibes debout sur les
-Alpes au soleil couchant.
-
-Et je ne sais pourquoi des souvenirs antiques me hantent; des vers
-d'Homère me reviennent en tête; c'est une ville du vieil Orient, ceci,
-c'est une ville de l'Odyssée, c'est Troie! bien que Troie fût loin de
-la mer.
-
-M. Martini tira de sa poche le guide Sarty et lut: «Cette ville fut à
-son origine une colonie fondée par les Phocéens de Marseille, vers l'an
-340 avant J.-C. Elle reçut d'eux le nom grec d'Antipolis, c'est-à-dire
-«contre-ville», ville en face d'une autre, parce qu'en effet elle se
-trouve opposée à Nice, autre colonie marseillaise.
-
-«Après la conquête des Gaules, les Romains firent d'Antibes une ville
-municipale; ses habitants jouissaient du droit de cité romaine.
-
-«Nous savons, par une épigramme de Martial, que, de son temps...»
-
-Il continuait. Je l'arrêtai: «Peu m'importe ce qu'elle fut. Je vous
-dis que j'ai sous les yeux une ville de l'Odyssée. Côte d'Asie ou côte
-d'Europe, elles se ressemblaient sur les deux rivages; et il n'en est
-point, sur l'autre bord de la Méditerranée, qui éveille en moi, comme
-celle-ci, le souvenir des temps héroïques.»
-
-Un bruit de pas me fit tourner la tête; une femme, une grande femme
-brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap.
-
-M. Martini murmura, en faisant sonner les finales: «C'est Mme Parisse,
-vous savez!»
-
-Non, je ne savais pas, mais ce nom jeté, ce nom du berger Troyen me
-confirma dans mon rêve.
-
-Je dis cependant: «Qui ça, Mme Parisse?»
-
-Il parut stupéfait que je ne connusse pas cette histoire.
-
-J'affirmai que je ne la savais point; et je regardais la femme qui
-s'en allait sans nous voir, rêvant, marchant d'un pas grave et lent,
-comme marchaient sans doute les dames de l'antiquité. Elle devait avoir
-trente-cinq ans environ, et restait belle, fort belle, bien qu'un peu
-grasse.
-
-Et M. Martini me conta ceci.
-
-
-II
-
-Mme Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant la
-guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C'était
-alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu'elle était
-devenue forte et triste.
-
-Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à
-bedaine et à jambes courtes, qui trottent menu dans une culotte
-toujours trop large.
-
-Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne
-commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré durant la
-campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons.
-
-Comme il s'ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière
-étouffante enfermée en sa double enceinte d'énormes murailles, le
-commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de
-forêt de pins éventée par toutes les brises du large.
-
-Il y rencontra Mme Parisse qui venait aussi, les soirs d'été, respirer
-l'air frais sous les arbres. Comment s'aimèrent-ils? Le sait-on? Ils se
-rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se voyaient plus,
-ils pensaient l'un à l'autre, sans doute. L'image de la jeune femme
-aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de la belle
-et fraîche Méridionale qui montrait ses dents en souriant, restait
-flottante devant les yeux de l'officier qui continuait sa promenade en
-mangeant son cigare au lieu de le fumer; et l'image du commandant serré
-dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d'or, dont la moustache
-blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir devant les yeux de
-Mme Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu, court de pattes et
-ventru, rentrait pour souper.
-
-A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être; et
-à force de se revoir, ils s'imaginèrent qu'ils se connaissaient. Il la
-salua assurément. Elle fut surprise et s'inclina, si peu, si peu, tout
-juste ce qu'il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de quinze
-jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d'être côte à
-côte.
-
-Il lui parla! De quoi? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils
-l'admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus
-souvent qu'à l'horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut
-le prétexte banal et persistant d'une causerie de plusieurs minutes.
-
-Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s'entretenant de
-sujets quelconques; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus
-intimes, de ces choses secrètes, charmantes, dont on voit le reflet
-dans la douceur, dans l'émotion du regard, et qui font battre le
-cœur, car elles confessent l'âme, mieux qu'un aveu.
-
-Puis il dut lui prendre la main, et balbutier ces mots que la femme
-devine sans avoir l'air de les entendre.
-
-Et il fut convenu entre eux qu'ils s'aimaient sans qu'ils se le fussent
-prouvé par rien de sensuel ou de brutal.
-
-Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle,
-mais il voulait aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour plus
-ardemment de se rendre à son violent désir.
-
-Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder.
-
-Un soir pourtant elle lui dit comme par hasard: «Mon mari vient de
-partir pour Marseille. Il y va rester quatre jours.»
-
-Jean de Carmelin se jeta à ses pieds, la suppliant d'ouvrir sa porte le
-soir même, vers onze heures. Mais elle ne l'écouta point et rentra d'un
-air fâché.
-
-Le commandant fut de mauvaise humeur tout le soir; et le lendemain, dès
-l'aurore, il se promenait, rageur, sur les remparts, allant de l'école
-du tambour à l'école de peloton, et jetant des punitions aux officiers
-et aux hommes, comme on jetterait des pierres dans une foule.
-
-Mais en rentrant pour déjeuner, il trouva sous sa serviette, dans une
-enveloppe, ces quatre mots: «Ce soir, dix heures.» Et il donna cent
-sous, sans aucune raison, au garçon qui le servait.
-
-La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner
-et à se parfumer.
-
-Au moment où il se mettait à table pour dîner, on lui remit une autre
-enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme:
-
- «Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf
- heures.--PARISSE.»
-
-Le commandant poussa un juron si véhément que le garçon laissa tomber
-la soupière sur le parquet.
-
-Que ferait-il? Certes, il la voulait, ce soir-là même, coûte que coûte;
-et il l'aurait. Il l'aurait par tous les moyens, dût-il faire arrêter
-et emprisonner le mari. Soudain une idée folle lui traversa la tête. Il
-demanda du papier, et écrivit:
-
- «MADAME,
-
- «Il ne rentrera pas ce soir, je vous le jure, et moi je serai à dix
- heures où vous savez. Ne craignez rien, je réponds de tout, sur mon
- honneur d'officier.
-
- «JEAN DE CARMELIN.»
-
-Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité.
-
-Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois, qui commandait
-après lui; et il lui dit, en roulant entre ses doigts la dépêche
-froissée de M. Parisse:
-
---Capitaine, je reçois un télégramme d'une nature singulière et dont il
-m'est même impossible de vous communiquer le contenu. Vous allez faire
-fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce
-que personne, vous entendez bien, personne n'entre ni ne sorte avant
-six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans
-les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures.
-Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son
-domicile _manu militari_. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils
-s'éloigneront aussitôt de moi en ayant l'air de ne pas me connaître.
-
-Vous avez bien entendu?
-
---Oui, mon commandant.
-
---Je vous rends responsable de l'exécution de ces ordres, mon cher
-capitaine.
-
---Oui, mon commandant.
-
---Voulez-vous un verre de chartreuse?
-
---Volontiers, mon commandant.
-
-Ils trinquèrent, burent la liqueur jaune, et le capitaine Gribois s'en
-alla.
-
-
-III
-
-Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur
-le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice.
-
-L'un était grand et maigre, M. Saribe, marchand d'huiles, l'autre gros
-et petit, M. Parisse.
-
-Ils se mirent en route côte à côte, leur sac de nuit à la main, pour
-gagner la ville éloignée d'un kilomètre.
-
-Mais en arrivant à la porte du port, les factionnaires croisèrent la
-baïonnette en leur enjoignant de s'éloigner.
-
-Effarés, stupéfaits, abrutis d'étonnement, ils s'écartèrent et
-délibérèrent; puis, après avoir pris conseil l'un de l'autre, ils
-revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître
-leurs noms.
-
-Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les
-menacèrent de tirer; et les deux voyageurs, épouvantés, s'enfuirent au
-pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient.
-
-Ils firent alors le tour des remparts et se présentèrent à la porte
-de la route de Cannes. Elle était fermée également et gardée aussi
-par un poste menaçant. MM. Saribe et Parisse, en hommes prudents,
-n'insistèrent pas davantage, et s'en revinrent à la gare pour chercher
-un abri, car le tour des fortifications n'était pas sûr, après le
-soleil couché.
-
-L'employé de service, surpris et somnolent, les autorisa à attendre le
-jour dans le salon des voyageurs.
-
-Ils y demeurèrent côte à côte, sans lumière, sur le canapé de velours
-vert, trop effrayés pour songer à dormir.
-
-La nuit fut longue pour eux.
-
-Ils apprirent, vers six heures et demie, que les portes étaient
-ouvertes et qu'on pouvait, enfin, pénétrer dans Antibes.
-
-Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route
-leurs sacs abandonnés.
-
-Lorsqu'ils franchirent, un peu inquiets encore, la porte de la ville,
-le commandant de Carmelin, l'œil sournois et la moustache en l'air,
-vint lui-même les reconnaître et les interroger.
-
-Puis il les salua avec politesse en s'excusant de leur avoir fait
-passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres.
-
-Les esprits, dans Antibes, étaient affolés. Les uns parlaient d'une
-surprise méditée par les Italiens, les autres d'un débarquement
-du prince impérial, d'autres encore croyaient à une conspiration
-orléaniste. On ne devina que plus tard la vérité quand on apprit que le
-bataillon du commandant était envoyé fort loin, et que M. de Carmelin
-avait été sévèrement puni.
-
-
-IV
-
-M. Martini avait fini de parler. Mme Parisse revenait, sa promenade
-terminée. Elle passa gravement, près de moi, les yeux sur les Alpes
-dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du
-soleil.
-
-J'avais envie de la saluer, la triste et pauvre femme qui devait penser
-toujours à cette nuit d'amour déjà si lointaine, et à l'homme hardi qui
-avait osé, pour un baiser d'elle, mettre une ville en état de siège et
-compromettre tout son avenir.
-
-Aujourd'hui, il l'avait oubliée sans doute, à moins qu'il ne racontât,
-après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre.
-
-L'avait-elle revu? L'aimait-elle encore? Et je songeais: «Voici bien
-un trait de l'amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. L'Homère
-qui chanterait cette Hélène, et l'aventure de son Ménélas, devrait
-avoir l'âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire,
-beau, fort comme Achille, et plus rusé qu'Ulysse, le héros de cette
-abandonnée!»
-
-
- _Madame Parisse_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 16 mars 1886.
-
-
-
-
-JULIE ROMAIN.
-
-
-JE suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la
-Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas
-sur une route? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au
-flanc des montagnes, au bord de la mer! Et on rêve! Que d'illusions,
-d'amours, d'aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme
-qui vagabonde! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en
-vous avec l'air tiède et léger; on les boit dans la brise, et elles
-font naître en notre cœur un appétit de bonheur qui grandit avec la
-faim, excitée par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et
-chantent comme des oiseaux.
-
-Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l'Italie, ou
-plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la
-représentation de tous les poèmes d'amour de la terre. Et je songeais
-que depuis Cannes, où l'on pose, jusqu'à Monaco où l'on joue, on ne
-vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de
-l'argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses
-et d'orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les
-viles convoitises, et bien montrer l'esprit humain tel qu'il est,
-rampant, ignorant, arrogant et cupide.
-
-Tout à coup, au fond d'une des baies ravissantes qu'on rencontre à
-chaque détour de la montagne, j'aperçus quelques villas, quatre ou
-cinq seulement, en face de la mer, au pied du mont, et devant un
-bois sauvage de sapins qui s'en allait au loin derrière elles par
-deux grands vallons sans chemins et sans issues peut-être. Un de ces
-chalets m'arrêta net devant sa porte, tant il était joli: une petite
-maison blanche avec des boiseries brunes, et couverte de roses grimpées
-jusqu'au toit.
-
-Et le jardin: une nappe de fleurs, de toutes les couleurs et de toutes
-les tailles, mêlées dans un désordre coquet et cherché. Le gazon en
-était rempli; chaque marche du perron en portait une touffe à ses
-extrémités, les fenêtres laissaient pendre sur la façade éclatante
-des grappes bleues ou jaunes; et la terrasse aux balustres de pierre,
-qui couvrait cette mignonne demeure, était enguirlandée d'énormes
-clochettes rouges pareilles à des taches de sang.
-
-On apercevait, par derrière, une longue allée d'orangers fleuris qui
-s'en allait jusqu'au pied de la montagne.
-
-Sur la porte, en petites lettres d'or, ce nom: «Villa d'Antan.»
-
-Je me demandais quel poète ou quelle fée habitait là, quel solitaire
-inspiré avait découvert ce lieu et créé cette maison de rêve, qui
-semblait poussée dans un bouquet.
-
-Un cantonnier cassait des pierres sur la route, un peu plus loin. Je
-lui demandai le nom du propriétaire de ce bijou. Il répondit:
-
---C'est Mme Julie Romain.
-
-Julie Romain! Dans mon enfance, autrefois, j'avais tant entendu parler
-d'elle, de la grande actrice, la rivale de Rachel.
-
-Aucune femme n'avait été plus applaudie et plus aimée, plus aimée
-surtout! Que de duels et que de suicides pour elle, et que d'aventures
-retentissantes! Quel âge avait-elle à présent, cette séductrice?
-Soixante, soixante-dix, soixante-quinze ans? Julie Romain! Ici, dans
-cette maison! La femme qu'avaient adorée le plus grand musicien et le
-plus rare poète de notre pays! Je me souvenais encore de l'émotion
-soulevée dans toute la France (j'avais alors douze ans) par sa fuite en
-Sicile avec celui-ci, après sa rupture éclatante avec celui-là.
-
-Elle était partie un soir, après une première représentation où la
-salle l'avait acclamée durant une demi-heure, et rappelée onze fois
-de suite; elle était partie avec le poète, en chaise de poste, comme
-on faisait alors; ils avaient traversé la mer pour aller s'aimer dans
-l'île antique, fille de la Grèce, sous l'immense bois d'orangers qui
-entoure Palerme et qu'on appelle la «Conque d'Or».
-
-On avait raconté leur ascension de l'Etna et comment ils s'étaient
-penchés sur l'immense cratère, enlacés, la joue contre la joue, comme
-pour se jeter au fond du gouffre de feu.
-
-Il était mort, lui, l'homme aux vers troublants, si profonds qu'ils
-avaient donné le vertige à toute une génération, si subtils, si
-mystérieux, qu'ils avaient ouvert un monde nouveau aux nouveaux poètes.
-
-L'autre aussi était mort, l'abandonné, qui avait trouvé pour elle des
-phrases de musique restées dans toutes les mémoires, des phrases de
-triomphe et de désespoir, affolantes et déchirantes.
-
-Elle était là, elle, dans cette maison voilée de fleurs.
-
-Je n'hésitai point, je sonnai.
-
-Un petit domestique vint ouvrir, un garçon de dix-huit ans, à l'air
-gauche, aux mains niaises. J'écrivis sur ma carte un compliment galant
-pour la vieille actrice et une vive prière de me recevoir. Peut-être
-savait-elle mon nom et consentirait-elle à m'ouvrir sa porte.
-
-Le jeune valet s'éloigna, puis revint en me demandant de le suivre;
-et il me fit entrer dans un salon propre et correct, de style
-Louis-Philippe, aux meubles froids et lourds, dont une petite bonne de
-seize ans, à la taille mince, mais peu jolie, enlevait les housses en
-mon honneur.
-
-Puis, je restai seul.
-
-Sur les murs, trois portraits, celui de l'actrice dans un de ses rôles,
-celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise
-à jabot d'alors, et celui du musicien assis devant un clavecin. Elle,
-blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait de sa
-bouche gracieuse et de son œil bleu; et la peinture était soignée,
-fine, élégante et sèche.
-
-Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité.
-
-Tout cela sentait l'autrefois, les jours finis et les gens disparus.
-
-Une porte s'ouvrit, une petite femme entra; vieille, très vieille, très
-petite, avec des bandeaux de cheveux blancs, des sourcils blancs, une
-vraie souris blanche rapide et furtive.
-
-Elle me tendit la main et dit, d'une voix restée fraîche, sonore,
-vibrante:
-
---Merci, monsieur. Comme c'est gentil aux hommes d'aujourd'hui de se
-souvenir des femmes de jadis! Asseyez-vous.
-
-Et je lui racontai comment sa maison m'avait séduit, comment j'avais
-voulu connaître le nom de la propriétaire, et comment, l'ayant connu,
-je n'avais pu résister au désir de sonner à sa porte.
-
-Elle répondit:
-
---Cela m'a fait d'autant plus de plaisir, monsieur, que voici la
-première fois que pareille chose arrive. Quand on m'a remis votre
-carte, avec le mot gracieux qu'elle portait, j'ai tressailli comme
-si on m'eût annoncé un vieil ami disparu depuis vingt ans. Je suis
-une morte, moi, une vraie morte, dont personne ne se souvient, à qui
-personne ne pense, jusqu'au jour où je mourrai pour de bon; et alors
-tous les journaux parleront, pendant trois jours, de Julie Romain, avec
-des anecdotes, des détails, des souvenirs et des éloges emphatiques.
-Puis ce sera fini de moi.
-
-Elle se tut, et reprit, après un silence:
-
---Et cela ne sera pas long maintenant. Dans quelques mois, dans
-quelques jours, de cette petite femme encore vive il ne restera plus
-qu'un petit squelette.
-
-Elle leva les yeux vers son portrait qui lui souriait, qui souriait à
-cette vieille, à cette caricature de lui-même; puis elle regarda les
-deux hommes, le poète dédaigneux et le musicien inspiré qui semblaient
-se dire: «Que nous veut cette ruine?»
-
-Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m'étreignait
-le cœur, la tristesse des existences accomplies, qui se débattent
-encore dans les souvenirs comme on se noie dans une eau profonde.
-
-De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes
-et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes,
-jolies, riches, heureuses; des hommes souriants et satisfaits. Elle
-suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné:
-
---On ne peut pas être et avoir été.
-
-Je lui dis:
-
---Comme la vie a dû être belle pour vous!
-
-Elle poussa un grand soupir:
-
---Belle et douce. C'est pour cela que je la regrette si fort.
-
-Je vis qu'elle était disposée à parler d'elle; et doucement, avec
-des précautions délicates, comme lorsqu'on touche à des chairs
-douloureuses, je me mis à l'interroger.
-
-Elle parla de ses succès, de ses enivrements, de ses amis, de toute son
-existence triomphante. Je lui demandai:
-
---Les plus vives joies, le vrai bonheur, est-ce au théâtre que vous les
-avez dus?
-
-Elle répondit vivement:
-
---Oh! non.
-
-Je souris; elle reprit, en levant vers les deux portraits un regard
-triste:
-
---C'est à eux.
-
-Je ne pus me retenir de demander:
-
---Auquel?
-
---A tous les deux. Je les confonds même un peu dans ma mémoire de
-vieille, et puis, j'ai des remords envers l'un, aujourd'hui.
-
---Alors, madame, ce n'est pas à eux, mais à l'amour lui-même que va
-votre reconnaissance. Ils n'ont été que ses interprètes.
-
---C'est possible. Mais quels interprètes!
-
---Êtes-vous certaine que vous n'avez pas été, que vous n'auriez pas
-été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n'aurait
-pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son
-cœur, toutes ses pensées, toutes ses heures, tout son être; tandis
-que ceux-ci vous donnaient deux rivales redoutables, la Musique et la
-Poésie?
-
-Elle s'écria avec force, avec cette voix restée jeune, qui faisait
-vibrer quelque chose dans l'âme:
-
---Non, monsieur, non. Un autre m'aurait plus aimée peut-être, mais
-il ne m'aurait pas aimée comme ceux-là. Ah! c'est qu'ils m'ont
-chanté la musique de l'amour, ceux-là, comme personne au monde ne
-la pourrait chanter! Comme ils m'ont grisée! Est-ce qu'un homme, un
-homme quelconque, trouverait ce qu'ils savaient trouver, eux, dans
-les sons et dans les paroles? Est-ce assez que d'aimer, si on ne sait
-pas mettre dans l'amour toute la poésie et toute la musique du ciel
-et de la terre? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une
-femme avec des chants et avec des mots! Oui, il y avait peut-être dans
-notre passion plus d'illusion que de réalité; mais ces illusions-là
-vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent
-toujours sur le sol. Si d'autres m'ont plus aimée, par eux seuls j'ai
-compris, j'ai senti, j'ai adoré l'amour!
-
-Et, tout à coup, elle se mit à pleurer.
-
-Elle pleurait, sans bruit, des larmes désespérées!
-
-J'avais l'air de ne point voir, et je regardais au loin. Elle reprit,
-après quelques minutes:
-
---Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le cœur
-vieillit avec le corps. Chez moi, cela n'est point arrivé. Mon pauvre
-corps a soixante-neuf ans, et mon pauvre cœur en a vingt... Et voilà
-pourquoi je vis toute seule, dans les fleurs et dans les rêves.
-
-Il y eut entre nous un long silence. Elle s'était calmée et se remit à
-parler en souriant:
-
---Comme vous vous moqueriez de moi, si vous saviez... si vous saviez
-comment je passe mes soirées... quand il fait beau!... Je me fais honte
-et pitié en même temps.
-
-J'eus beau la prier, elle ne voulut point me dire ce qu'elle faisait;
-alors je me levai pour partir.
-
-Elle s'écria:
-
---Déjà!
-
-Et, comme j'annonçais que je devais dîner à Monte-Carlo, elle demanda,
-avec timidité:
-
---Vous ne voulez pas dîner avec moi? Cela me ferait beaucoup de plaisir.
-
-J'acceptai tout de suite. Elle sonna, enchantée; puis quand elle eut
-donné quelques ordres à la petite bonne, elle me fit visiter sa maison.
-
-Une sorte de véranda vitrée, pleine d'arbustes, s'ouvrait sur la
-salle à manger et laissait voir d'un bout à l'autre la longue allée
-d'orangers, s'étendant jusqu'à la montagne. Un siège bas, caché sous
-les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s'asseoir
-là.
-
-Puis nous allâmes dans le jardin regarder les fleurs. Le soir venait
-doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s'exhaler tous les
-parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand nous nous
-mîmes à table. Le dîner fut bon et long; et nous devînmes amis intimes,
-elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie profonde
-s'éveillait pour elle en mon cœur. Elle avait bu deux doigts de vin,
-comme on disait autrefois, et devenait plus confiante, plus expansive.
-
---Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi, je l'adore, cette bonne
-lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble
-que tous mes souvenirs sont dedans; et je n'ai qu'à la contempler pour
-qu'ils me reviennent aussitôt. Et même... quelquefois, le soir... je
-m'offre un joli spectacle... joli... joli... si vous saviez?... Mais
-non, vous vous moqueriez trop de moi... je ne peux pas... Je n'ose
-pas... non... non... vraiment, non...
-
-Je la suppliais:
-
---Voyons... quoi? dites-le-moi; je vous promets de ne pas me moquer...
-je vous le jure... voyons...
-
-Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres,
-si froides, et je les baisai l'une après l'autre, plusieurs fois,
-comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait.
-
---Vous me promettez de ne pas rire?
-
---Oui, je le jure.
-
---Eh bien, venez.
-
-Elle se leva. Et comme le petit domestique, gauche dans sa livrée
-verte, éloignait la chaise derrière elle, elle lui dit quelques mots à
-l'oreille, très bas, très vite. Il répondit:
-
---Oui, madame, tout de suite.
-
-Elle prit mon bras et m'emmena sous la véranda.
-
-L'allée d'orangers était vraiment admirable à voir. La lune, déjà
-levée, la pleine lune, jetait au milieu un mince sentier d'argent, une
-longue ligne de clarté qui tombait sur le sable jaune, entre les têtes
-rondes et opaques des arbres sombres.
-
-Comme ils étaient en fleurs, ces arbres, leur parfum violent et doux
-emplissait la nuit. Et dans leur verdure noire on voyait voltiger des
-milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines
-d'étoiles.
-
-Je m'écriai:
-
---Oh! quel décor pour une scène d'amour!
-
-Elle sourit.
-
---N'est-ce pas? n'est-ce pas? Vous allez voir.
-
-Et elle me fit asseoir à côté d'elle.
-
-Elle murmura:
-
---Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à
-ces choses-là, vous autres, les hommes d'aujourd'hui. Vous êtes des
-boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus
-nous parler. Quand je dis «nous», j'entends les jeunes. Les amours
-sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de
-couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme,
-vous disparaissez; mais si vous estimez la femme plus haut que la note,
-vous payez. Jolies mœurs... et jolies tendresses!
-
-Elle me prit la main.
-
---Regardez...
-
-Je demeurais stupéfait et ravi... Là-bas, au bout de l'allée, dans le
-sentier de lune, deux jeunes gens s'en venaient en se tenant par la
-taille. Ils s'en venaient, enlacés, charmants, à petits pas, traversant
-les flaques de lumière qui les éclairaient tout à coup et rentrant
-dans l'ombre aussitôt. Il était vêtu, lui, d'un habit de satin blanc,
-comme au siècle passé, et d'un chapeau couvert d'une plume d'autruche.
-Elle portait une robe à paniers et la haute coiffure poudrée des belles
-dames au temps du Régent.
-
-A cent pas de nous, ils s'arrêtèrent et, debout au milieu de l'allée,
-s'embrassèrent en faisant des grâces.
-
-Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces
-gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon
-siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé,
-comme l'homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui
-lui ouvre la gorge et la mâchoire.
-
-Mais les enfants s'en retournèrent vers le fond de l'allée; et
-ils redevinrent délicieux. Ils s'éloignaient, s'en allaient,
-disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus.
-L'allée vide semblait triste.
-
-Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir; car je compris
-que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le
-passé, tout ce passé d'amour et de décor, le passé factice, trompeur et
-séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait battre encore
-le cœur de la vieille cabotine et de la vieille amoureuse!
-
-
- _Julie Romain_ a paru dans _le Gaulois_ du samedi 20 mars 1886.
-
-
-
-
-LE PÈRE AMABLE.
-
-
-I
-
-LE ciel humide et gris semblait peser sur la vaste plaine brune.
-L'odeur de l'automne, odeur triste des terres nues et mouillées, des
-feuilles tombées, de l'herbe morte, rendait plus épais et plus lourd
-l'air stagnant du soir. Les paysans travaillaient encore, épars dans
-les champs, en attendant l'heure de l'Angélus qui les rappellerait aux
-fermes dont on apercevait, çà et là, les toits de chaume à travers les
-branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les
-clos de pommiers.
-
-Au bord d'un chemin, sur un tas de hardes, un tout petit enfant, assis
-les jambes ouvertes, jouait avec une pomme de terre qu'il laissait
-parfois tomber dans sa robe, tandis que cinq femmes, courbées et la
-croupe en l'air, piquaient des brins de colza dans la plaine voisine.
-D'un mouvement leste et continu, tout le long du grand bourrelet de
-terre que la charrue venait de retourner, elles enfonçaient une pointe
-de bois, puis jetaient aussitôt dans ce trou la plante un peu flétrie
-déjà qui s'affaissait sur le côté; puis elles recouvraient la racine et
-continuaient leur travail.
-
-Un homme qui passait, un fouet à la main et les pieds dans des sabots,
-s'arrêta près de l'enfant, le prit et l'embrassa. Alors une des femmes
-se redressa et vint à lui. C'était une grande fille rouge, large du
-flanc, de la taille et des épaules, une haute femelle normande, aux
-cheveux jaunes, au teint de sang.
-
-Elle dit, d'une voix résolue:
-
---Te v'la Césaire, eh ben?
-
-L'homme, un garçon maigre à l'air triste, murmura:
-
---Eh ben, rien de rien, toujou d' même!
-
---I ne veut pas?
-
---I ne veut pas.
-
---Qué que tu vas faire?
-
---J' sais ti?
-
---Va t'en vé l' curé.
-
---J' veux ben.
-
---Vas-y à c't' heure.
-
---J' veux ben.
-
-Et ils se regardèrent. Il tenait toujours l'enfant dans ses bras. Il
-l'embrassa de nouveau et le remit sur les hardes des femmes.
-
-A l'horizon, entre deux fermes, on apercevait une charrue que traînait
-un cheval et que poussait un homme. Ils passaient tout doucement, la
-bête, l'instrument et le laboureur, sur le ciel terne du soir.
-
-La femme reprit:
-
---Alors, qué qu'i dit, ton pé?
-
---I dit qu'i n' veut point.
-
---Pourquoi ça qu'i n' veut point?
-
-Le garçon montra d'un geste l'enfant qu'il venait de remettre à terre,
-puis d'un regard il indiqua l'homme qui poussait la charrue, là-bas.
-
-Et il prononça: «Parce que c'est à li, ton éfant.»
-
-La fille haussa les épaules, et d'un ton colère: «Pardi, tout l' monde
-le sait ben qu' c'est à Victor. Et pi après? j'ai fauté! j' suis-ti la
-seule? Ma mé aussi avait fauté, avant mé, et pi la tienne itou, avant
-d'épouser ton pé! Qui ça qui n'a point fauté dans l' pays? J'ai fauté
-avec Victor, vu qu'i m'a prise dans la grange comme j' dormais, ça,
-c'est vrai; et pi j'ai r' fauté que je n' dormais point. J' l'aurais
-épousé pour sûr, n'eût-il point été un serviteur. J' suis-t-i moins
-vaillante pour ça?
-
-L'homme dit simplement:
-
---Mé, j' te veux ben telle que t'es, avec ou sans l'éfant. N'y a que
-mon pé qui m'oppose. J' verrons tout d' même à régler ça.
-
-Elle reprit:
-
---Va t'en vé l' curé à c't' heure.
-
---J'y vas.
-
-Et il se remit en route de son pas lourd de paysan; tandis que la
-fille, les mains sur les hanches, retournait piquer son colza.
-
-En effet, l'homme qui s'en allait ainsi, Césaire Houlbrèque, le fils
-du vieux sourd Amable Houlbrèque, voulait épouser, malgré son père,
-Céleste Lévesque, qui avait eu un enfant de Victor Lecoq, simple valet
-employé alors dans la ferme de ses parents et mis dehors pour ce fait.
-
-Aux champs, d'ailleurs, les hiérarchies de caste n'existent point, et
-si le valet est économe, il devient, en prenant une ferme à son tour,
-l'égal de son ancien maître.
-
-Césaire Houlbrèque s'en allait donc, un fouet sous le bras, ruminant
-ses idées, et soulevant l'un après l'autre ses lourds sabots englués de
-terre. Certes il voulait épouser Céleste Lévesque, il la voulait avec
-son enfant, parce que c'était la femme qu'il lui fallait. Il n'aurait
-pas su dire pourquoi; mais il le savait, il en était sûr. Il n'avait
-qu'à la regarder pour en être convaincu, pour se sentir tout drôle,
-tout remué, comme abêti de contentement. Ça lui faisait même plaisir
-d'embrasser le petit, le petit de Victor, parce qu'il était sorti
-d'elle.
-
-Et il regardait, sans haine, le profil lointain de l'homme qui poussait
-sa charrue sur le bord de l'horizon.
-
-Mais le père Amable ne voulait pas de ce mariage. Il s'y opposait avec
-un entêtement de sourd, avec un entêtement furieux.
-
-Césaire avait beau lui crier dans l'oreille, dans celle qui entendait
-encore quelques sons:
-
---J' vous soignerons ben, mon pé. J' vous dis que c'est une bonne fille
-et pi vaillante, et pi d'épargne.
-
-Le vieux répétait:--Tant que j' vivrai, j' verrai point ça.
-
-Et rien ne pouvait le vaincre, rien ne pouvait fléchir sa rigueur.
-Un seul espoir restait à Césaire. Le père Amable avait peur du curé
-par appréhension de la mort qu'il sentait approcher. Il ne redoutait
-pas beaucoup le bon Dieu, ni le diable, ni l'enfer, ni le purgatoire,
-dont il n'avait aucune idée, mais il redoutait le prêtre, qui lui
-représentait l'enterrement, comme on pourrait redouter les médecins par
-horreur des maladies. Depuis huit jours Céleste, qui connaissait cette
-faiblesse du vieux, poussait Césaire à aller trouver le curé; mais
-Césaire hésitait toujours, parce qu'il n'aimait point beaucoup non plus
-les robes noires, qui lui représentaient, à lui, des mains toujours
-tendues pour des quêtes ou pour le pain bénit.
-
-Il venait pourtant de se décider et il s'en allait vers le presbytère,
-en songeant à la façon dont il allait conter son affaire.
-
-L'abbé Raffin, un petit prêtre vif, maigre et jamais rasé, attendait
-l'heure de son dîner en se chauffant les pieds au feu de sa cuisine.
-
-Dès qu'il vit entrer le paysan, il demanda, en tournant seulement la
-tête:
-
---Eh bien, Césaire, qu'est-ce que tu veux?
-
---J' voudrais vous causer, m'sieu l' curé.
-
-L'homme restait debout, intimidé, tenant sa casquette d'une main et son
-fouet de l'autre.
-
---Eh bien, cause.
-
-Césaire regardait la bonne, une vieille qui traînait ses pieds en
-mettant le couvert de son maître sur un coin de table, devant la
-fenêtre. Il balbutia:
-
---C'est que, c'est quasiment une confession.
-
-Alors l'abbé Raffin considéra avec soin son paysan; il vit sa mine
-confuse, son air gêné, ses yeux errants, et il ordonna:
-
---Maria, va-t'en cinq minutes à ta chambre, que je cause avec Césaire.
-
-La servante jeta sur l'homme un regard colère, et s'en alla en grognant.
-
-L'ecclésiastique reprit:--Allons, maintenant, défile ton chapelet.
-
-Le gars hésitait toujours, regardait ses sabots, remuait sa casquette;
-puis, tout à coup, il se décida:
-
---V'là: j' voudrais épouser Céleste Lévesque.
-
---Eh bien, mon garçon, qui est-ce qui t'en empêche?
-
---C'est l' pé qui n' veut point.
-
---Ton père?
-
---Oui, mon pé.
-
---Qu'est-ce qu'il dit, ton père?
-
---I dit qu'alle a eu un éfant.
-
---Elle n'est pas la première à qui ça arrive, depuis notre mère Ève.
-
---Un éfant avec Victor, Victor Lecoq, le domestique à Anthime Loisel.
-
---Ah! ah!... Alors, il ne veut pas?
-
---I ne veut point.
-
---Mais là, pas du tout?
-
---Pas pu qu'une bourrique qui r'fuse d'aller, sauf vot' respect.
-
---Qu'est-ce que tu lui dis, toi, pour le décider?
-
---J' li dis qu' c'est eune bonne fille, et pi vaillante, et pi
-d'épargne.
-
---Et ça ne le décide pas. Alors tu veux que je lui parle.
-
---Tout juste. Vous l' dites!
-
---Et qu'est-ce que je lui raconterai, moi, à ton père?
-
---Mais... c' que vous racontez au sermon pour faire donner des sous.
-
-Dans l'esprit du paysan tout l'effort de la religion consistait à
-desserrer les bourses, à vider les poches des hommes pour emplir le
-coffre du ciel. C'était une sorte d'immense maison de commerce dont
-les curés étaient les commis, commis sournois, rusés, dégourdis comme
-personne, qui faisaient les affaires du bon Dieu au détriment des
-campagnards.
-
-Il savait fort bien que les prêtres rendaient des services, de grands
-services aux plus pauvres, aux malades, aux mourants, assistaient,
-consolaient, conseillaient, soutenaient, mais tout cela moyennant
-finances, en échange de pièces blanches, de bel argent luisant dont on
-payait les sacrements et les messes, les conseils et la protection,
-le pardon des péchés et les indulgences, le purgatoire et le paradis
-suivant les rentes et la générosité du pécheur.
-
-L'abbé Raffin, qui connaissait son homme et qui ne se fâchait jamais,
-se mit à rire.
-
---Eh bien oui, je lui raconterai ma petite histoire à ton père, mais
-toi, mon garçon, tu y viendras, au sermon.
-
-Houlbrèque tendit la main pour jurer:
-
---Foi d' pauvre homme, si vous faites ça pour mé, j' le promets.
-
---Allons, c'est bien. Quand veux-tu que j'aille le trouver, ton père?
-
---Mais l' pu tôt s'ra le mieux, anuit si vous le pouvez.
-
---Dans une demi-heure alors, après souper.
-
---Dans une demi-heure.
-
---C'est entendu. A bientôt, mon garçon.
-
---A la revoyure, m'sieu l' curé; merci ben.
-
---De rien, mon garçon.
-
-Et Césaire Houlbrèque rentra chez lui, le cœur allégé d'un grand
-poids.
-
-Il tenait à bail une petite ferme, toute petite, car ils n'étaient pas
-riches, son père et lui. Seuls avec une servante, une enfant de quinze
-ans qui leur faisait la soupe, soignait les poules, allait traire les
-vaches et battait le beurre, ils vivaient péniblement, bien que Césaire
-fût un bon cultivateur. Mais ils ne possédaient ni assez de terres, ni
-assez de bétail pour gagner plus que l'indispensable.
-
-Le vieux ne travaillait plus. Triste comme tous les sourds, perclus de
-douleurs, courbé, tortu, il s'en allait par les champs, appuyé sur son
-bâton, en regardant les bêtes et les hommes d'un œil dur et méfiant.
-Quelquefois il s'asseyait sur le bord d'un fossé et demeurait là, sans
-remuer, pendant des heures, pensant vaguement aux choses qui l'avaient
-préoccupé toute sa vie, au prix des œufs et des grains, au soleil et
-à la pluie qui gâtent ou font pousser les récoltes. Et, travaillés par
-les rhumatismes, ses vieux membres buvaient encore l'humidité du sol,
-comme ils avaient bu depuis soixante-dix ans la vapeur des murs de sa
-chaumière basse, coiffée aussi de paille humide.
-
-Il rentrait à la tombée du jour, prenait sa place au bout de la table,
-dans la cuisine, et, quand on avait posé devant lui le pot de terre
-brûlé qui contenait sa soupe, il l'enfermait dans ses doigts crochus,
-qui semblaient avoir gardé la forme ronde du vase, et il se chauffait
-les mains, hiver comme été, avant de se mettre à manger, pour ne rien
-perdre, ni une parcelle de chaleur qui vient du feu, lequel coûte cher,
-ni une goutte de soupe où on a mis de la graisse et du sel, ni une
-miette de pain qui vient du blé.
-
-Puis il grimpait, par une échelle, dans un grenier où il avait sa
-paillasse, tandis que le fils couchait en bas, au fond d'une sorte de
-niche près de la cheminée, et que la servante s'enfermait dans une
-espèce de cave, un trou noir qui servait autrefois à emmagasiner les
-pommes de terre.
-
-Césaire et son père ne causaient presque jamais. De temps en temps
-seulement, quand il s'agissait de vendre une récolte ou d'acheter un
-veau, le jeune homme prenait l'avis du vieux, et, formant un porte-voix
-de ses deux mains, il lui criait ses raisons dans la tête; et le père
-Amable les approuvait ou les combattait d'une voix lente et creuse
-venue du fond de son ventre.
-
-Un soir donc, Césaire s'approchant de lui comme s'il s'agissait de
-l'acquisition d'un cheval ou d'une génisse, lui avait communiqué,
-à pleins poumons, dans l'oreille, son intention d'épouser Céleste
-Lévesque.
-
-Alors le père s'était fâché. Pourquoi? Par moralité? Non sans doute. La
-vertu d'une fille n'a guère d'importance aux champs. Mais son avarice,
-son instinct profond, féroce, d'épargne, s'était révolté à l'idée que
-son fils élèverait un enfant qu'il n'avait pas fait lui-même. Il avait
-pensé tout à coup, en une seconde, à toutes les soupes qu'avalerait
-le petit avant de pouvoir être utile dans la ferme; il avait calculé
-toutes les livres de pain, tous les litres de cidre que mangerait et
-que boirait ce galopin jusqu'à son âge de quatorze ans; et une colère
-folle s'était déchaînée en lui contre Césaire qui ne pensait pas à tout
-ça.
-
-Et il avait répondu, avec une force de voix inusitée:
-
---C'est-il que t'as perdu le sens?
-
-Alors Césaire s'était mis à énumérer ses raisons, à dire les qualités
-de Céleste, à prouver qu'elle gagnerait cent fois ce que coûterait
-l'enfant. Mais le vieux doutait de ces mérites, tandis qu'il ne pouvait
-douter de l'existence du petit; et il répondait, coup sur coup, sans
-s'expliquer davantage:
-
---J' veux point! J' veux point! Tant que j' vivrai, ça n' se f'ra point!
-
-Et depuis trois mois ils en restaient là, sans en démordre l'un et
-l'autre, reprenant, une fois par semaine au moins, la même discussion,
-avec les mêmes arguments, les mêmes mots, les mêmes gestes, et la même
-inutilité.
-
-C'est alors que Céleste avait conseillé à Césaire d'aller demander
-l'aide de leur curé.
-
-En rentrant chez lui le paysan trouva son père attablé déjà, car il
-s'était mis en retard par sa visite au presbytère.
-
-Ils dînèrent en silence, face à face, mangèrent un peu de beurre
-sur leur pain, après la soupe, en buvant un verre de cidre; puis
-ils demeurèrent immobiles sur leurs chaises, à peine éclairés par
-la chandelle que la petite servante avait emportée pour laver les
-cuillers, essuyer les verres, et tailler à l'avance les croûtes pour le
-déjeuner de l'aurore.
-
-Un coup retentit contre la porte qui s'ouvrit aussitôt et le prêtre
-parut. Le vieux leva sur lui des yeux inquiets, pleins de soupçons,
-et, prévoyant un danger, il se disposait à grimper son échelle, quand
-l'abbé Raffin lui mit la main sur l'épaule et lui hurla contre la tempe:
-
---J'ai à vous causer, père Amable.
-
-Césaire avait disparu, profitant de la porte restée ouverte. Il ne
-voulait pas entendre, tant il avait peur; il ne voulait pas que son
-espoir s'émiettât à chaque refus obstiné de son père; il aimait mieux
-apprendre d'un seul coup la vérité, bonne ou mauvaise, plus tard; et
-il s'en alla dans la nuit. C'était un soir sans lune, un soir sans
-étoiles, un de ces soirs brumeux où l'air semble gras d'humidité. Une
-odeur vague de pommes flottait auprès des cours, car c'était l'époque
-où on ramassait les plus précoces, les pommes «euribles» comme on dit
-au pays du cidre. Les étables, quand Césaire longeait leurs murs,
-soufflaient par leurs étroites fenêtres leur odeur chaude de bêtes
-vivantes endormies sur le fumier; et il entendait auprès des écuries le
-piétinement des chevaux restés debout, et le bruit de leurs mâchoires
-tirant et broyant le foin des râteliers.
-
-Il allait devant lui en pensant à Céleste. Dans cet esprit simple, chez
-qui les idées n'étaient guère encore que des images nées directement
-des objets, les pensées d'amour ne se formulaient que par l'évocation
-d'une grande fille rouge, debout dans un chemin creux, et riant, les
-mains sur ses hanches.
-
-C'est ainsi qu'il l'avait aperçue le jour où commença son désir pour
-elle. Il la connaissait cependant depuis l'enfance, mais jamais, comme
-ce matin-là, il n'avait pris garde à elle. Ils avaient causé quelques
-minutes; puis il était parti; et tout en marchant il répétait: «Cristi,
-c'est une belle fille tout de même. C'est dommage qu'elle ait fauté
-avec Victor.» Jusqu'au soir il y songea; et le lendemain aussi.
-
-Quand il la revit, il sentit quelque chose qui lui chatouillait le
-fond de la gorge, comme si on lui eût enfoncé une plume de coq par
-la bouche dans la poitrine; et depuis lors, toutes les fois qu'il se
-trouvait près d'elle, il s'étonnait de ce chatouillement nerveux qui
-recommençait toujours.
-
-En trois semaines il se décida à l'épouser, tant elle lui plaisait.
-Il n'aurait pu dire d'où venait cette puissance sur lui, mais il
-l'exprimait par ces mots: «J'en sieu possédé,» comme s'il eût porté en
-lui l'envie de cette fille aussi dominatrice qu'un pouvoir d'enfer.
-Il ne s'inquiétait guère de sa faute. Tant pis après tout; cela ne la
-gâtait point; et il n'en voulait pas à Victor Lecoq.
-
-Mais si le curé allait ne pas réussir, que ferait-il? Il n'osait y
-penser, tant cette inquiétude le torturait.
-
-Il avait gagné le presbytère, et il s'était assis auprès de la petite
-barrière de bois pour attendre la rentrée du prêtre.
-
-Il était là depuis une heure peut-être, quand il entendit des pas sur
-le chemin, et il distingua bientôt, quoique la nuit fût très sombre,
-l'ombre plus noire encore de la soutane.
-
-Il se dressa, les jambes cassées, n'osant plus parler, n'osant point
-savoir.
-
-L'ecclésiastique l'aperçut et dit gaiement:
-
---Eh bien, mon garçon, ça y est.
-
-Césaire balbutia:--Ça y est... pas possible!
-
---Oui, mon gars, mais point sans peine. Quelle vieille bourrique que
-ton père!
-
-Le paysan répétait:--Pas possible!
-
---Mais oui. Viens-t'en me trouver demain midi, pour décider la
-publication des bans.
-
-L'homme avait saisi la main de son curé. Il la serrait, la secouait,
-la broyait en bégayant:--Vrai... Vrai... Vrai... M'sieu l' curé... Foi
-d'honnête homme... vous m' verrez dimanche... à vot' sermon.
-
-
-II
-
-La noce eut lieu vers la mi-décembre. Elle fut simple, les mariés
-n'étant pas riches. Césaire, vêtu de neuf, se trouva prêt dès huit
-heures du matin pour aller quérir sa fiancée et la conduire à la
-mairie; mais comme il était trop tôt, il s'assit devant la table de la
-cuisine et attendit ceux de la famille et les amis qui devaient venir
-le prendre.
-
-Depuis huit jours il neigeait, et la terre brune, la terre déjà
-fécondée par les semences d'automne était devenue livide, endormie sous
-un grand drap de glace.
-
-Il faisait froid dans les chaumières coiffées d'un bonnet blanc; et les
-pommiers ronds dans les cours semblaient fleuris, poudrés comme au joli
-mois de leur épanouissement.
-
-Ce jour-là, les gros nuages du nord, les nuages gris chargés de cette
-pluie mousseuse avaient disparu, et le ciel bleu se déployait au-dessus
-de la terre blanche sur qui le soleil levant jetait des reflets
-d'argent.
-
-Césaire regardait devant lui, par la fenêtre, sans penser à rien,
-heureux.
-
-La porte s'ouvrit, deux femmes entrèrent, des paysannes endimanchées,
-la tante et la cousine du marié, puis trois hommes, ses cousins,
-puis une voisine. Ils s'assirent sur des chaises, et ils demeurèrent
-immobiles et silencieux, les femmes d'un côté de la cuisine, les hommes
-de l'autre, saisis soudain de timidité, de cette tristesse embarrassée
-qui prend les gens assemblés pour une cérémonie. Un des cousins demanda
-bientôt:
-
---C'est-il point l'heure?
-
-Césaire répondit:
-
---Je crais ben que oui.
-
---Allons, en route, dit un autre.
-
-Ils se levèrent. Alors Césaire, qu'une inquiétude venait d'envahir,
-grimpa l'échelle du grenier pour voir si son père était prêt. Le vieux,
-toujours matinal d'ordinaire, n'avait point encore paru. Son fils le
-trouva sur sa paillasse, roulé dans sa couverture, les yeux ouverts, et
-l'air méchant.
-
-Il lui cria dans le tympan:
-
---Allons, mon pé, levez-vous. V'là l' moment d' la noce.
-
-Le sourd murmura d'une voix dolente:
-
---J' peux pu. J'ai quasiment eune froidure qui m'a g'lé l' dos. J' peux
-pu r'muer.
-
-Le jeune homme, atterré, le regardait, devinant sa ruse.
-
---Allons, pé, faut vous y forcer.
-
---J' peux point.
-
---Tenez, j' vas vous aider.
-
-Et il se pencha vers le vieillard, déroula sa couverture, le prit par
-les bras et le souleva. Mais le père Amable se mit à gémir:
-
---Hou! hou! hou! qué misère! hou, hou, j' peux point. J'ai l' dos noué.
-C'est que'que vent qu'aura coulé par çu maudit toit.
-
-Césaire comprit qu'il ne réussirait pas, et furieux pour la première
-fois de sa vie contre son père, il lui cria:
-
---Eh ben, vous n' dînerez point, puisque j' faisons le r'pas à
-l'auberge à Polyte. Ça vous apprendra à faire le têtu.
-
-Et il dégringola l'échelle, puis se mit en route, suivi de ses parents
-et invités.
-
-Les hommes avaient relevé leurs pantalons pour n'en point brûler le
-bord dans la neige; les femmes tenaient haut leurs jupes, montraient
-leurs chevilles maigres, leurs bas de laine grise, leurs quilles
-osseuses, droites comme des manches à balai. Et tous allaient en se
-balançant sur leurs jambes, l'un derrière l'autre, sans parler, tout
-doucement, par prudence, pour ne point perdre le chemin disparu sous la
-nappe plate, uniforme, ininterrompue des neiges.
-
-En approchant des fermes, ils apercevaient une ou deux personnes les
-attendant pour se joindre à eux; et la procession s'allongeait sans
-cesse, serpentait, suivant les contours invisibles du chemin, avait
-l'air d'un chapelet vivant, aux grains noirs, ondulant par la campagne
-blanche.
-
-Devant la porte de la fiancée, un groupe nombreux piétinait sur place
-en attendant le marié. On l'acclama quand il parut; et bientôt Céleste
-sortit de sa chambre, vêtue d'une robe bleue, les épaules couvertes
-d'un petit châle rouge, la tête fleurie d'oranger.
-
-Mais chacun demandait à Césaire:
-
---Ous qu'est ton pé?
-
-Il répondait avec embarras:
-
---I' ne peut pu se r'muer, vu les douleurs.
-
-Et les fermiers hochaient la tête d'un air incrédule et malin.
-
-On se mit en route vers la mairie. Derrière les futurs époux, une
-paysanne portait l'enfant de Victor, comme s'il se fût agi d'un
-baptême; et les paysans, deux par deux, à présent, accrochés par le
-bras, s'en allaient dans la neige avec des mouvements de chaloupe sur
-la mer.
-
-Après que le maire eut lié les fiancés dans la petite maison
-municipale, le curé les unit à son tour dans la modeste maison du bon
-Dieu. Il bénit leur accouplement en leur promettant la fécondité,
-puis il leur prêcha les vertus matrimoniales, les simples et saines
-vertus des champs, le travail, la concorde et la fidélité, tandis que
-l'enfant, pris de froid, piaillait derrière le dos de la mariée.
-
-Dès que le couple reparut sur le seuil de l'église, des coups de fusil
-éclatèrent dans le fossé du cimetière. On ne voyait que le bout des
-canons d'où sortaient de rapides jets de fumée; puis une tête se montra
-qui regardait le cortège; c'était Victor Lecoq célébrant le mariage
-de sa bonne amie, fêtant son bonheur et lui jetant ses vœux avec
-les détonations de la poudre. Il avait embauché des amis, cinq ou six
-valets laboureurs pour ces salves de mousqueterie. On trouva qu'il se
-conduisait bien.
-
-Le repas eut lieu à l'auberge de Polyte Cacheprune. Vingt couverts
-avaient été mis dans la grande salle où l'on dînait aux jours de
-marché; et l'énorme gigot tournant devant la broche, les volailles
-rissolées sous leur jus, l'andouille grésillant sur le feu vif et
-clair, emplissaient la maison d'un parfum épais, de la fumée des
-charbons francs arrosés de graisses, de l'odeur puissante et lourde des
-nourritures campagnardes.
-
-On se mit à table à midi, et la soupe aussitôt coula dans les
-assiettes. Les figures s'animaient déjà; les bouches s'ouvraient pour
-crier des farces, les yeux riaient avec des plis malins. On allait
-s'amuser, pardi.
-
-La porte s'ouvrit, et le père Amable parut. Il avait un air mauvais,
-une mine furieuse, et il se traînait sur ses bâtons, en geignant à
-chaque pas pour indiquer sa souffrance.
-
-On s'était tu en le voyant paraître; mais soudain, le père Malivoire,
-son voisin, un gros plaisant qui connaissait toutes les manigances des
-gens, se mit à hurler, comme faisait Césaire, en formant porte-voix de
-ses mains:--Hé, vieux dégourdi, t'en as ti un nez, d'avoir senti de
-chez té la cuisine à Polyte.
-
-Un rire énorme jaillit des gorges. Malivoire, excité par le succès,
-reprit:--Pour les douleurs, y a rien de tel qu'eune cataplasme
-d'andouille! Ça tient chaud l' ventre, avec un verre de trois-six!...
-
-Les hommes poussaient des cris, tapaient la table du poing, riaient
-de côté en penchant et relevant leur torse comme s'ils eussent fait
-marcher une pompe. Les femmes gloussaient comme des poules, les
-servantes se tordaient, debout contre les murs. Seul le père Amable ne
-riait pas et attendait, sans rien répondre, qu'on lui fît place.
-
-On le casa au milieu de la table, en face de sa bru, et dès qu'il fut
-assis, il se mit à manger. C'était son fils qui payait, après tout, il
-fallait prendre sa part. A chaque cuillerée de soupe qui lui tombait
-dans l'estomac, à chaque bouchée de pain ou de viande écrasée sur ses
-gencives, à chaque verre de cidre et de vin qui lui coulait par le
-gosier, il croyait regagner quelque chose de son bien, reprendre un peu
-de son argent que tous ces goinfres dévoraient, sauver une parcelle
-de son avoir, enfin. Et il mangeait en silence avec une obstination
-d'avare qui cache des sous, avec la ténacité sombre qu'il apportait
-autrefois à ses labeurs persévérants.
-
-Mais tout à coup il aperçut au bout de la table l'enfant de Céleste sur
-les genoux d'une femme, et son œil ne le quitta plus. Il continuait
-à manger, le regard attaché sur le petit, à qui sa gardienne mettait
-parfois entre les lèvres un peu de fricot qu'il mordillait. Et le vieux
-souffrait plus des quelques bouchées sucées par cette larve que de tout
-ce qu'avalaient les autres.
-
-Le repas dura jusqu'au soir. Puis chacun rentra chez soi.
-
-Césaire souleva le père Amable.
-
---Allons, mon pé, faut retourner, dit-il. Et il lui mit ses deux bâtons
-aux mains. Céleste prit son enfant dans ses bras, et ils s'en allèrent,
-lentement, par la nuit blafarde qu'éclairait la neige. Le vieux sourd,
-aux trois quarts gris, rendu plus méchant par l'ivresse, s'obstinait à
-ne pas avancer. Plusieurs fois même il s'assit, avec l'idée que sa bru
-pourrait prendre froid; et il geignait, sans prononcer un mot, poussant
-une sorte de plainte longue et douloureuse.
-
-Lorsqu'ils furent arrivés chez eux, il grimpa aussitôt dans son
-grenier, tandis que Césaire installait un lit pour l'enfant auprès de
-la niche profonde où il allait s'étendre avec sa femme. Mais comme
-les nouveaux mariés ne dormirent point tout de suite, ils entendirent
-longtemps le vieux qui remuait sur sa paillasse; et même il parla
-haut plusieurs fois soit qu'il rêvât, soit qu'il laissât s'échapper
-sa pensée par sa bouche, malgré lui, sans pouvoir la retenir, sous
-l'obsession d'une idée fixe.
-
-Quand il descendit par son échelle, le lendemain, il aperçut sa bru qui
-faisait le ménage.
-
-Elle lui cria:--Allons, mon pé, dépêchez-vous, v'là d' la bonne soupe.
-
-Et elle posa au bout de la table le pot rond de terre noire plein de
-liquide fumant. Il s'assit, sans rien répondre, prit le vase brûlant,
-s'y chauffa les mains selon sa coutume: et, comme il faisait grand
-froid, il le pressa même contre sa poitrine pour tâcher de faire entrer
-en lui, dans son vieux corps roidi par les hivers, un peu de la vive
-chaleur de l'eau bouillante.
-
-Puis il chercha ses bâtons et s'en alla dans la campagne glacée,
-jusqu'à midi, jusqu'à l'heure du dîner, car il avait vu, installé dans
-une grande caisse à savon, le petit de Céleste qui dormait encore.
-
-Il n'en prit point son parti. Il vivait dans la chaumière, comme
-autrefois, mais il avait l'air de ne plus en être, de ne plus
-s'intéresser à rien, de regarder ces gens, son fils, la femme et
-l'enfant comme des étrangers qu'il ne connaissait pas, à qui il ne
-parlait jamais.
-
-L'hiver s'écoula. Il fut long et rude. Puis le premier printemps fit
-repartir les germes; et les paysans, de nouveau, comme des fourmis
-laborieuses, passèrent leurs jours dans les champs, travaillant de
-l'aurore à la nuit, sous la bise et sous les pluies, le long des
-sillons de terre brune qui enfantaient le pain des hommes.
-
-L'année s'annonçait bien pour les nouveaux époux. Les récoltes
-poussaient drues et vivaces; on n'eut point de gelées tardives; et les
-pommiers fleuris laissaient tomber dans l'herbe leur neige rose et
-blanche qui promettait pour l'automne une grêle de fruits.
-
-Césaire travaillait dur, se levait tôt et rentrait tard, pour
-économiser le prix d'un valet.
-
-Sa femme lui disait quelquefois:
-
---Tu t' f'ras du mal, à la longue.
-
-Il répondait:--Pour sûr non, ça me connaît.
-
-Un soir, pourtant, il rentra si fatigué qu'il dut se coucher sans
-souper. Il se leva à l'heure ordinaire le lendemain; mais il ne put
-manger, malgré son jeûne de la veille; et il dut rentrer au milieu
-de l'après-midi pour se reposer de nouveau. Dans la nuit, il se mit
-à tousser; et il se retournait sur sa paillasse, fiévreux, le front
-brûlant, la langue sèche, dévoré d'une soif ardente.
-
-Il alla pourtant jusqu'à ses terres au point du jour; mais le lendemain
-on dut appeler le médecin qui le jugea fort malade, atteint d'une
-fluxion de poitrine.
-
-Et il ne quitta plus la niche obscure qui lui servait de couche. On
-l'entendait tousser, haleter et remuer au fond de ce trou. Pour le
-voir, pour lui donner les drogues, lui poser les ventouses, il fallait
-apporter une chandelle à l'entrée. On apercevait alors sa tête creuse,
-salie par sa barbe longue, au-dessous d'une dentelle épaisse de toiles
-d'araignées qui pendaient et flottaient, remuées par l'air. Et les
-mains du malade semblaient mortes sur les draps gris.
-
-Céleste le soignait avec une activité inquiète, lui faisait boire
-les remèdes, lui appliquait les vésicatoires, allait et venait par
-la maison; tandis que le père Amable restait au bord de son grenier,
-guettant de loin le creux sombre où agonisait son fils. Il n'en
-approchait point, par haine de la femme, boudant comme un chien jaloux.
-
-Six jours encore se passèrent; puis un matin, comme Céleste, qui
-dormait maintenant par terre sur deux bottes de paille défaites, allait
-voir si son homme se portait mieux, elle n'entendit plus son souffle
-rapide sortir de sa couche profonde. Effrayée, elle demanda:
-
---Eh ben, Césaire, qué que tu dis anuit?
-
-Il ne répondit pas.
-
-Elle étendit la main pour le toucher et rencontra la chair glacée de
-son visage. Elle poussa un grand cri, un long cri de femme épouvantée.
-Il était mort.
-
-A ce cri, le vieux sourd apparut au haut de son échelle; et comme il
-vit Céleste s'élancer dehors pour chercher du secours, il descendit
-vivement, tâta à son tour la figure de son fils et, comprenant soudain,
-alla fermer la porte en dedans, pour empêcher la femme de rentrer
-et reprendre possession de sa demeure, puisque son fils n'était plus
-vivant.
-
-Puis il s'assit sur une chaise à côté du mort.
-
-Des voisins arrivaient, appelaient, frappaient. Il ne les entendait
-pas. Un d'eux cassa la vitre de la fenêtre et sauta dans la chambre.
-D'autres le suivirent; la porte de nouveau fut ouverte, et Céleste
-reparut, pleurant toutes ses larmes, les joues enflées et les yeux
-rouges. Alors le père Amable, vaincu, sans dire un mot, remonta dans
-son grenier.
-
-L'enterrement eut lieu le lendemain; puis, après la cérémonie, le
-beau-père et la belle-fille se trouvèrent seuls dans la ferme, avec
-l'enfant.
-
-C'était l'heure ordinaire du dîner. Elle alluma le feu, tailla la
-soupe, posa les assiettes sur la table, tandis que le vieux, assis sur
-une chaise, attendait, sans paraître la regarder.
-
-Quand le repas fut prêt, elle lui cria dans l'oreille:
-
---Allons, mon pé, faut manger.
-
-Il se leva, prit place au bout de la table, vida son pot, mâcha son
-pain verni de beurre, but ses deux verres de cidre, puis s'en alla.
-
-C'était un de ces jours tièdes, un de ces jours bienfaisants où la vie
-fermente, palpite, fleurit sur toute la surface du sol.
-
-Le père Amable suivait un petit sentier à travers les champs. Il
-regardait les jeunes blés et les jeunes avoines, en songeant que son
-éfant était sous terre à présent, son pauvre éfant. Il s'en allait
-de son pas usé, traînant la jambe et boitillant. Et comme il était
-tout seul dans la plaine, tout seul sous le ciel bleu, au milieu des
-récoltes grandissantes, tout seul avec les alouettes qu'il voyait
-planer sur sa tête, sans entendre leur chant léger, il se mit à pleurer
-en marchant.
-
-Puis il s'assit auprès d'une mare et resta là jusqu'au soir à regarder
-les petits oiseaux qui venaient boire; puis, comme la nuit tombait, il
-rentra, soupa sans dire un mot et grimpa dans son grenier.
-
-Et sa vie continua comme par le passé. Rien n'était changé, sauf que
-son fils Césaire dormait au cimetière.
-
-Qu'aurait-il fait, le vieux? Il ne pouvait plus travailler, il n'était
-bon maintenant qu'à manger les soupes trempées par sa belle-fille. Et
-il les mangeait en silence, matin et soir, et guettant d'un œil furieux
-le petit qui mangeait aussi, en face de lui, de l'autre côté de la
-table. Puis il sortait, rôdait par le pays à la façon d'un vagabond,
-allait se cacher derrière les granges pour dormir une heure ou deux,
-comme s'il eût redouté d'être vu, puis il rentrait à l'approche du soir.
-
-Mais de grosses préoccupations commençaient à hanter l'esprit de
-Céleste. Les terres avaient besoin d'un homme qui les surveillât et les
-travaillât. Il fallait que quelqu'un fût là, toujours, par les champs,
-non pas un simple salarié, mais un vrai cultivateur, un maître, qui
-connût le métier et eût souci de la ferme. Une femme seule ne pouvait
-gouverner la culture, suivre le prix des grains, diriger la vente et
-l'achat du bétail. Alors des idées entrèrent dans sa tête, des idées
-simples, pratiques, qu'elle ruminait toutes les nuits. Elle ne pouvait
-se remarier avant un an et il fallait, tout de suite, sauver des
-intérêts pressants, des intérêts immédiats.
-
-Un seul homme la pouvait tirer d'embarras, Victor Lecoq, le père de son
-enfant. Il était vaillant, entendu aux choses de la terre; il aurait
-fait, avec un peu d'argent en poche, un excellent cultivateur. Elle le
-savait, l'ayant connu à l'œuvre chez ses parents.
-
-Donc un matin, le voyant passer sur la route avec une voiture de
-fumier, elle sortit pour l'aller trouver. Quand il l'aperçut il arrêta
-ses chevaux et elle lui dit, comme si elle l'avait rencontré la veille:
-
---Bonjour Victor, ça va toujours?
-
-Il répondit:--Ça va toujours et d' vot' part?
-
---Oh mé, ça irait n'était que j' sieus seule à la maison, c' qui m'
-donne du tracas, vu les terres.
-
-Alors ils causèrent longtemps appuyés contre la roue de la lourde
-voiture. L'homme parfois se grattait le front sous sa casquette et
-réfléchissait, tandis qu'elle, les joues rouges, parlait avec ardeur,
-disait ses raisons, ses combinaisons, ses projets d'avenir; à la fin il
-murmura:
-
---Oui, ça se peut.
-
-Elle ouvrit la main comme un paysan qui conclut un marché, et demanda:
-
---C'est dit?
-
-Il serra cette main tendue.
-
---C'est dit.
-
---Ça va pour dimanche alors.
-
---Ça va pour dimanche.
-
---Allons, bonjour Victor.
-
---Bonjour madame Houlbrèque.
-
-
-III
-
-Ce dimanche-là, c'était la fête du village, la fête annuelle et
-patronale qu'on nomme assemblée, en Normandie.
-
-Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses
-grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles
-ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs,
-de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent
-«Faiseux vé de quoi».
-
-Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d'un chien
-triste, allant, tête basse, entre les roues, s'étaient arrêtées l'une
-après l'autre sur la place de la Mairie. Puis une tente s'était dressée
-devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait par
-les trous de la toile des choses luisantes qui surexcitaient l'envie
-et la curiosité des gamins.
-
-Dès le matin de la fête, toutes les baraques s'étaient ouvertes,
-étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine; et les paysans, en
-allant à la messe, regardaient déjà d'un œil candide et satisfait ces
-boutiques modestes qu'ils revoyaient pourtant chaque année.
-
-Dès le commencement de l'après-midi, il y eut foule sur la place.
-De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec
-leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui
-sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé
-chez des amis; et les cours des fermes étaient pleines d'étranges
-guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à
-longues pattes du fond des mers.
-
-Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s'en venait
-à l'assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains
-ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et
-qui semblaient gênées de leur repos.
-
-Un faiseur de tours jouait du clairon; l'orgue de Barbarie des chevaux
-de bois égrenait dans l'air ses notes pleurardes et sautillantes; la
-roue des loteries grinçait comme les étoffes qu'on déchire; les coups
-de carabine claquaient de seconde en seconde. Et la foule lente passait
-mollement devant les baraques à la façon d'une pâte qui coule, avec
-des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties par
-hasard.
-
-Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient
-des chansons; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur
-l'oreille et la blouse raidie par l'empois, gonflée comme un ballon
-bleu.
-
-Tout le pays était là, maîtres, valets et servantes.
-
-Le père Amable lui-même, vêtu de sa redingue antique et verdâtre, avait
-voulu voir l'assemblée; car il n'y manquait jamais.
-
-Il regardait les loteries, s'arrêtait devant les tirs pour juger les
-coups, s'intéressait surtout à un jeu très simple qui consistait à
-jeter une grosse boule de bois dans la bouche ouverte d'un bonhomme
-peint sur une planche.
-
-On lui tapa soudain sur l'épaule. C'était le père Malivoire qui cria:
-«Eh! mon pé, j' vous invite à bé une fine.»
-
-Et ils s'assirent devant la table d'une guinguette installée en plein
-air. Ils burent une fine, puis deux fines, puis trois fines; et le
-père Amable recommença à errer dans l'assemblée. Ses idées devenaient
-un peu troubles, il souriait sans savoir de quoi, il souriait devant
-les loteries, devant les chevaux de bois, et surtout devant le jeu du
-massacre. Il y demeura longtemps, ravi quand un amateur abattait le
-gendarme ou le curé, deux autorités qu'il redoutait d'instinct. Puis
-il retourna s'asseoir à la guinguette et but un verre de cidre pour se
-rafraîchir. Il était tard, la nuit venait. Un voisin le prévint:
-
---Vous allez rentrer après le fricot, mon pé.
-
-Alors il se mit en route vers la ferme. Une ombre douce, l'ombre tiède
-des soirs de printemps, s'abattait lentement sur la terre.
-
-Quand il fut devant sa porte, il crut voir par la fenêtre éclairée deux
-personnes dans la maison. Il s'arrêta, fort surpris, puis il entra et
-il aperçut Victor Lecoq assis devant la table, en face d'une assiette
-pleine de pommes de terre et qui soupait juste à la place de son fils.
-
-Et soudain il se retourna comme s'il voulait s'en aller. La nuit était
-noire, à présent. Céleste s'était levée et lui criait:
-
---V'nez vite, mon pé, y a du bon ragoût pour fêter l'assemblée.
-
-Alors il obéit par inertie et s'assit, regardant tour à tour l'homme,
-la femme, l'enfant. Puis il se mit à manger doucement, comme tous les
-jours.
-
-Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste,
-prenait l'enfant sur ses genoux et l'embrassait. Et Céleste lui
-redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en
-lui parlant. Le père Amable les suivait d'un regard fixe sans entendre
-ce qu'ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n'avait guère
-mangé tant il se sentait le cœur retourné), il se leva, et au lieu de
-monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la
-cour et sortit dans la campagne.
-
-Lorsqu'il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda:
-
---Qué qui fait?
-
-Victor, indifférent, répondit:
-
---T'en éluge point. I rentrera ben quand i s'ra las.
-
-Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis
-que l'homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa dans
-la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire.
-
-La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu'il fut
-entré, il regarda de tous les côtés, avec des allures de vieux chien
-qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il
-prit la chandelle sur la table et s'approcha de la niche sombre où son
-fils était mort. Dans le fond il aperçut l'homme allongé sous les draps
-et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa
-la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour.
-
-Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout
-en place, et elle attendait, pour s'étendre à son tour aux côtés de
-Victor, que son beau-père fût revenu.
-
-Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard
-vague.
-
-Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur:
-
---I nous f'ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant.
-
-Victor répondit du fond de son lit:
-
---V'là plus d'une heure qu'il est dehors, faudrait voir s'il n' dort
-point sur l' banc d'vant la porte.
-
-Elle annonça: «J'y vas», se leva, prit la lumière et sortit en faisant
-un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit.
-
-Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier,
-où le père avait coutume de s'asseoir au chaud quelquefois.
-
-Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le
-grand pommier qui abritait l'entrée de la ferme, et elle aperçut tout à
-coup deux pieds, deux pieds d'homme qui pendaient à la hauteur de son
-visage.
-
-Elle poussa des cris terribles: «Victor! Victor! Victor!
-
-Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la
-tête pour ne pas voir, elle indiquait l'arbre de son bras tendu.
-
-Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il
-aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable,
-pendu très haut par le cou au moyen d'un licol d'écurie.
-
-Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier.
-
-Victor courut chercher une serpe, grimpa dans l'arbre et coupa
-la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue
-horriblement, avec une affreuse grimace.
-
-
- _Le Père Amable_ a paru dans _le Gil-Blas_ des vendredi 30 avril et
- mardi 4 mai 1886.
-
-
-
-
-LA PEUR.
-
-
-LE train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres.
-
-Je me trouvais seul, en face d'un vieux monsieur qui regardait par la
-portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M. venu
-sans doute de Marseille.
-
-C'était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point
-d'étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait à la figure quelque
-chose de chaud, de mou, d'accablant, d'irrespirable.
-
-Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la
-France sans rien voir des pays traversés.
-
-Ce fut tout à coup comme une apparition fantastique. Autour d'un grand
-feu, dans un bois, deux hommes étaient debout.
-
-Nous vîmes cela pendant une seconde: c'était, nous sembla-t-il, deux
-misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec
-leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d'eux, comme un décor
-de drame, les arbres verts, d'un vert clair et luisant, les troncs
-frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré,
-mouillé par la lumière qui coulait dedans.
-
-Puis tout redevint noir de nouveau.
-
-Certes, ce fut une vision fort étrange! Que faisaient-ils dans cette
-forêt, ces deux rôdeurs? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante?
-
-Mon voisin tira sa montre et me dit:
-
-«Il est juste minuit, monsieur; nous venons de voir une singulière
-chose.»
-
-J'en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient
-être ces personnages: des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des
-sorciers qui préparaient un philtre? On n'allume pas un feu pareil,
-à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe? Que
-faisaient-ils donc? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable.
-
-Et mon voisin se mit à parler... C'était un vieil homme, dont je ne
-parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort
-instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué.
-
-Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette
-vie où la raison devrait souvent s'appeler sottise et la folie
-s'appeler génie?
-
-Il disait:
-
---Je suis content d'avoir vu cela. J'ai éprouvé pendant quelques
-minutes une sensation disparue!
-
-Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si
-mystérieuse!
-
-A mesure qu'on lève les voiles de l'inconnu, on dépeuple l'imagination
-des hommes. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et
-d'un noir bien vulgaire depuis qu'elle n'a plus d'apparitions.
-
-On se dit: «Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout
-l'inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu'un
-canal épuise; la science, de jour en jour, recule les limites du
-merveilleux.»
-
-Eh bien, moi, monsieur, j'appartiens à la vieille race, qui aime à
-croire. J'appartiens à la vieille race naïve accoutumée à ne pas
-comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères
-environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité.
-
-Oui, monsieur, on a dépeuplé l'imagination en supprimant l'invisible.
-Notre terre m'apparaît aujourd'hui comme un monde abandonné, vide et
-nu. Les croyances sont parties qui la rendaient poétique.
-
-Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse
-qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières
-et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des
-marais et les fantasques feux follets! Comme je voudrais croire à ce
-quelque chose de vague et de terrifiant qu'on s'imaginait sentir passer
-dans l'ombre.
-
-Comme l'obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois,
-quand elle était pleine d'êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants,
-dont on ne pouvait deviner les formes, dont l'appréhension glaçait le
-cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et
-dont l'atteinte était inévitable!
-
-Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu de la terre, car on n'a
-vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas. Les dangers visibles
-peuvent émouvoir, troubler, effrayer! Qu'est cela auprès de la
-convulsion que donne à l'âme la pensée qu'on va rencontrer un spectre
-errant, qu'on va subir l'étreinte d'un mort, qu'on va voir accourir
-une de ces bêtes effroyables qu'inventa l'épouvante des hommes? Les
-ténèbres me semblent claires depuis qu'elles ne sont plus hantées.
-
-Et la preuve de cela, c'est que si nous nous trouvions seuls tout à
-coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l'image des deux êtres
-singuliers qui viennent de nous apparaître dans l'éclair de leur foyer,
-bien plus que par l'appréhension d'un danger quelconque et réel.
-
-
-Il répéta: «On n'a vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas.»
-
-Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d'une histoire que nous
-conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert.
-
-L'a-t-il écrite quelque part, je n'en sais rien.
-
-Personne plus que le grand romancier russe ne sut faire passer dans
-l'âme ce frisson de l'inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d'un
-conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes,
-incertaines, menaçantes.
-
-Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l'Invisible, la peur de
-l'inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie
-apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières
-douteuses, qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse.
-
-Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences
-bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence
-fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit
-sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d'une façon
-mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le
-sens nous échappe sans cesse.
-
-Il n'entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poë ou
-Hoffmann, il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque
-chose d'un peu vague et d'un peu troublant.
-
-Il nous dit aussi, ce jour-là: «On n'a vraiment peur que de ce qu'on
-ne comprend point.»
-
-Il était assis, ou plutôt affaissé dans un grand fauteuil, les bras
-pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé
-dans ce grand flot de barbe et de cheveux d'argent qui lui donnait
-l'aspect d'un Père éternel ou d'un Fleuve d'Ovide.
-
-Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme
-aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui
-soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert,
-reflétait, comme un œil d'enfant, toutes les émotions de sa pensée.
-
-Il nous raconta ceci:
-
-
-Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait
-marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l'après-midi, sur le
-bord d'une calme rivière.
-
-Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleine d'herbes
-flottantes, profonde, froide et claire.
-
-Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau
-transparente. Il se dévêtit et s'élança dans le courant. C'était un
-très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur.
-
-Il se laissait flotter doucement, l'âme tranquille, frôlé par les
-herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement
-léger des lianes.
-
-Tout à coup une main se posa sur son épaule.
-
-Il se retourna d'une secousse et il aperçut un être effroyable qui le
-regardait avidement.
-
-Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure
-énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux
-mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés,
-mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur
-son dos.
-
-Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale
-des choses surnaturelles.
-
-Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre, il se mit à nager
-éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et
-il lui touchait le cou, le dos, les jambes avec des petits ricanements
-de joie. Le jeune homme, fou d'épouvante, toucha la berge, enfin, et
-s'élança de toute sa vitesse à travers le bois, sans même penser à
-retrouver ses habits et son fusil.
-
-L'être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant
-toujours.
-
-Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber,
-quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d'un fouet; il
-se mit à frapper l'affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des
-cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage,
-pareille à une femelle de gorille.
-
-C'était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois,
-de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à
-nager dans la rivière.
-
-Le grand écrivain russe ajouta: «Je n'ai jamais eu si peur de ma vie,
-parce que je n'ai pas compris ce que pouvait être ce monstre.»
-
-
-Mon compagnon, à qui j'avais dit cette aventure, reprit:
-
---Oui, on n'a peur que de ce qu'on ne comprend pas. On n'éprouve
-vraiment l'affreuse convulsion de l'âme, qui s'appelle l'épouvante,
-que lorsque se mêle à la peur un peu de la terreur superstitieuse
-des siècles passés. Moi, j'ai ressenti cette épouvante dans toute son
-horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j'ose à peine
-la dire.
-
-Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J'avais parcouru le
-Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que
-l'ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées.
-J'avais visité, la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du
-vieux monde, où se battent éternellement deux océans: l'Atlantique et
-la Manche; j'avais l'esprit plein de légendes, d'histoires lues ou
-racontées sur cette terre des croyances et des superstitions.
-
-Et j'allais de Penmarch à Pont-l'Abbé, de nuit. Connaissez-vous
-Penmarch? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer,
-semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine
-d'écueils baveux comme des bêtes furieuses.
-
-J'avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur
-la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir.
-
-De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme
-debout, semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi une
-appréhension vague; de quoi? Je n'en savais rien. Il est des soirs où
-l'on se croit frôlé par des esprits, où l'âme frissonne sans raison, où
-le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d'invisible que
-je regrette, moi.
-
-Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement.
-
-Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et
-parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que
-je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front
-d'écume, et que j'avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes
-devant eux.
-
-Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs
-autour de moi. Et, bien que j'allasse très vite, j'avais froid dans les
-bras et dans les jambes: un vilain froid d'angoisse.
-
-Oh! comme j'aurais voulu rencontrer quelqu'un!
-
-Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant.
-
-Et tout à coup j'entendis devant moi, très loin, un roulement. Je
-pensai: «Tiens, une voiture.» Puis je n'entendis plus rien.
-
-Au bout d'une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus
-proche.
-
-Je ne voyais aucune lumière, cependant; mais je me dis: «Ils n'ont pas
-de lanterne. Quoi d'étonnant dans ce pays sauvage.»
-
-Le bruit s'arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que
-ce fût une charrette; et je n'entendais point d'ailleurs le trot du
-cheval, ce qui m'étonnait, car la nuit était calme.
-
-Je cherchais: «Qu'est-ce que cela?»
-
-Il approchait très vite, très vite! Certes, je n'entendais rien qu'une
-roue--aucun battement de fers ou de pieds,--rien. Qu'était-ce que cela?
-
-Il était tout près, tout près; je me jetai dans un fossé par un
-mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette
-qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une
-brouette... toute seule!...
-
-Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m'affaissai sur l'herbe
-et j'écoutais le roulement de la roue qui s'éloignait, qui s'en allait
-vers la mer. Et je n'osais plus me lever, ni marcher, ni faire un
-mouvement; car si elle était revenue, si elle m'avait poursuivi, je
-serais mort de terreur.
-
-Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste
-du chemin avec une telle angoisse dans l'âme que le moindre bruit me
-coupait l'haleine.
-
-Est-ce bête, dites? Mais quelle peur! En y réfléchissant, plus tard,
-j'ai compris; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette;
-et moi, j'ai cherché la tête d'un homme à la hauteur ordinaire!
-
-Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l'esprit un frisson de
-surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur!
-
-Il se tut une seconde, puis reprit:
-
---Tenez, monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible:
-cette invasion du choléra!
-
-Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c'est qu'Il est
-là quelque part.
-
-Il faut voir Toulon, en ce moment. Allez, on sent bien qu'il est
-là, Lui. Et ce n'est pas la peur d'une maladie qui affole ces gens.
-Le choléra, c'est autre chose, c'est l'Invisible, c'est un fléau
-d'autrefois, des temps passés, une sorte d'Esprit malfaisant qui
-revient et qui nous étonne autant qu'il nous épouvante, car il
-appartient, semble-t-il, aux âges disparus.
-
-Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n'est pas un insecte
-qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres;
-c'est le choléra, l'être inexprimable et terrible venu du fond de
-l'Orient.
-
-Traversez Toulon, on danse dans les rues.
-
-Pourquoi danser en ces jours de mort? On tire des feux d'artifice
-dans la campagne autour de la ville; on allume des feux de joie; des
-orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques.
-
-Pourquoi cette folie?
-
-C'est qu'Il est là, c'est qu'on le brave, non pas le Microbe, mais le
-Choléra, et qu'on veut être crâne devant lui, comme auprès d'un ennemi
-caché qui vous guette. C'est pour lui qu'on danse, qu'on rit, qu'on
-crie, qu'on allume ces feux, qu'on joue ces valses, pour lui, l'Esprit
-qui tue, et qu'on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un
-de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares...
-
-
- _La Peur_ a paru dans _le Figaro_ du 25 juillet 1884.
-
-
-
-
-LES CARESSES.
-
-
-NON, mon ami, n'y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me
-dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu, moi, a voulu gâter
-tout ce qu'il a fait de bon en y joignant quelque chose d'horrible.
-Il nous avait donné l'amour, la plus douce chose qui soit au monde,
-mais trouvant cela trop beau et trop pur pour nous, il a imaginé les
-sens, les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu'il
-a façonnés comme par dérision et qu'il a mêlés aux ordures du corps,
-qu'il a conçus de telle sorte que nous n'y pouvons songer sans rougir,
-que nous n'en pouvons parler qu'à voix basse. Leur acte affreux est
-enveloppé de honte. Il se cache, révolte l'âme, blesse les yeux, et,
-honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans l'ombre,
-comme s'il était criminel.
-
-Ne me parlez jamais de cela, jamais!
-
-Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plais près de
-vous, que votre regard m'est doux et que votre voix me caresse le cœur.
-Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous
-me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l'un à l'autre
-serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d'infamies.
-
-Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le
-permets.
-
-Votre amie,
-
- GENEVIÈVE.
-
-Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement,
-sans ménagements galants, comme je parlerais à un ami qui voudrait
-prononcer des vœux éternels?
-
-Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment
-qu'après cette chose qui vous révolte tant.
-
-Avez-vous oublié les vers de Musset:
-
- Je me souviens encor de ces spasmes terribles,
- De ces baisers muets, de ces muscles ardents,
- De cet être absorbé, blême et serrant les dents.
- S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.
-
-Cette sensation d'horreur et d'insurmontable dégoût, nous l'éprouvons
-aussi quand, emportés par l'impétuosité du sang, nous nous laissons
-aller aux accouplements d'aventure. Mais quand une femme est pour nous
-l'être d'élection, de charme constant, de séduction infinie que vous
-êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le
-plus infini des bonheurs.
-
-La caresse, madame, c'est l'épreuve de l'amour. Quand notre ardeur
-s'éteint après l'étreinte, nous nous étions trompés. Quand elle
-grandit, nous nous aimons.
-
-Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a mis en
-garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il,
-et pour nous contraindre à les créer, elle a mis le double appât de
-l'amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: Dès que nous
-nous sommes laissé prendre, dès que l'affolement d'un instant a passé,
-une tristesse immense nous saisit, car nous comprenons la ruse qui
-nous a trompés, nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison
-secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous.
-
-Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés.
-La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré, dans des bras qui
-s'ouvraient, parce qu'elle veut que des bras s'ouvrent.
-
-Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues,
-les regards fixes et ardents en des yeux qu'on n'a jamais vus et qu'on
-ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui
-nous laisse à l'âme une amère mélancolie.
-
-Mais, quand cette sorte de nuage d'affection, qu'on appelle l'amour, a
-enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l'un à l'autre, longtemps,
-toujours, quand le souvenir pendant l'éloignement veille sans cesse,
-le jour, la nuit, apportant à l'âme les traits du visage, et le
-sourire, et le son de la voix; quand on a été obsédé, possédé par la
-forme absente et toujours visible, n'est-il pas naturel que les bras
-s'ouvrent enfin, que les lèvres s'unissent et que les corps se mêlent?
-
-N'avez-vous jamais eu le désir du baiser? Dites-moi si les lèvres
-n'appellent pas les lèvres, et si le regard clair, qui semble couler
-dans les veines, ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles.
-
-Certes, c'est là le piège, le piège immonde, dites-vous? Qu'importe,
-je le sais, j'y tombe, et je l'aime. La nature nous donne la caresse
-pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser
-les générations. Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre,
-raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons,
-à notre tour, la Nature, cette trompeuse. Faisons plus qu'elle n'a
-voulu, plus qu'elle n'a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit
-comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et
-travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers,
-de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c'est
-la pensée qui poétise tout, poétisons-la, madame, jusque dans ses
-brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans
-ses plus monstrueuses inventions.
-
-Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit
-mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de
-bonheur. Aimons la chair parce qu'elle est belle, parce qu'elle est
-blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et
-sous les mains.
-
-Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure
-pour les coupes où l'art devait boire l'ivresse, ils ont choisi la
-courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses.
-
-Or, j'ai lu dans un livre érudit, qui s'appelle le _Dictionnaire des
-Sciences médicales_, cette définition de la gorge des femmes, qu'on
-disait imaginée par M. Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine:
-
-«Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps
-d'utilité et d'agrément.»
-
-Supprimons, si vous voulez, l'utilité et ne gardons que l'agrément.
-Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse
-s'il n'était destiné qu'à nourrir les enfants.
-
-Oui, madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les
-médecins la prudence; laissons les poètes, ces trompeurs toujours
-trompés eux-mêmes, chanter l'union chaste des âmes et le bonheur
-immatériel; laissons les femmes laides à leurs devoirs et les hommes
-raisonnables à leurs besognes inutiles; laissons les doctrinaires à
-leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et nous, aimons
-avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, ranime, est
-plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus aiguë que
-les blessures, rapide et dévorante, qui fait prier, qui fait pleurer,
-qui fait gémir, qui fait crier, qui fait commettre tous les crimes et
-tous les actes de courage!
-
-Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale; mais violente,
-furieuse, immodérée! Recherchons-la comme on recherche l'or et
-le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère!
-Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.
-
-Et si voulez, madame, que je vous dise une vérité que vous ne
-trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureuses sur
-cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent,
-celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autre désir
-que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le
-dernier baiser.
-
-Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes,
-ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, par des
-désirs d'argent ou de vanité, par tous les événements qui deviennent
-des chagrins.
-
-Mais les femmes caressées à satiété n'ont besoin de rien, ne désirent
-rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles et souriantes,
-effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d'irréparables
-catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de
-tout!
-
-Et j'aurais encore tant de choses à dire!...
-
- HENRI.
-
-
-Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont
-été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un
-prie-Dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d'une heure,
-par
-
- MAUFRIGNEUSE.
-
-
- _Les Caresses_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 14 août 1883.
-
-
-
-
- TABLE DES MATIÈRES.
-
-
- Pages.
-
- La Petite Roque. 1
-
- L'Épave. 69
-
- L'Ermite. 93
-
- Mademoiselle Perle. 109
-
- Rosalie Prudent. 143
-
- Sur les Chats. 153
-
- Sauvée. 169
-
- Madame Parisse. 183
-
- Julie Romain. 201
-
- Le Père Amable. 219
-
- La Peur (_inédit_). 263
-
- Les Caresses (_inédit_). 279
-
-
- * * * * *
-
-
- Liste des modifications:
-
- Page 3: «Méderi» remplacé par «Médéric» (que les gens du pays
- appelaient familièrement Méderic)
- Page 13: «distinuagient» par «distinguaient» (ils distinguaient)
- Page 48: «d'irréalié» par «d'irréalité» (dans ce doute d'irréalité)
- Page 148: «compter» par «conter» (personne à qui conter mes
- ennuyances)
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE
-MAUPASSANT ***
-
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-used on or associated in any way with an electronic work by people who
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-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
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-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
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-and official page at www.gutenberg.org/contact
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
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-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works
-
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-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
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-
-This website includes information about Project Gutenberg-tm,
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-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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-
-/* note au lecteur */
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-
- </style>
-</head>
-<body>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Guy de Maupassant, by Guy de Maupassant</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
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-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Guy de Maupassant</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: December 27, 2021 [eBook #67024]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT ***</div>
-
-<hr class="full" />
-
-<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p>
-
-<p><a href="#table_des_matieres">Table des matières</a></p>
-
-<h1><span class="small70">ŒUVRES COMPLÈTES</span><br />
-<span class="small50">DE</span><br />
-GUY DE MAUPASSANT</h1>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="tirage">LA PRÉSENTE ÉDITION</p>
-
-<p class="tirage">DES</p>
-
-<p class="tirage">ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT</p>
-
-<p class="tirage">A ÉTÉ TIRÉE</p>
-
-<p class="tirage">PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE</p>
-
-<p class="tirage">EN VERTU D’UNE AUTORISATION</p>
-
-<p class="tirage">DE M. LE GARDE DES SCEAUX</p>
-
-<p class="tirage">EN DATE DU 30 JANVIER 1902.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="center">IL A ÉTÉ TIRÉ À PART</p>
-
-<p class="center">100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE</p>
-
-<p class="center">SAVOIR:</p>
-
-<p class="center margintop1">60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.<br />
-20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.<br />
-20 exemplaires (81 à 100) sur chine.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="center"><i>Le texte de ce volume<br />
-est conforme à celui de l’édition originale</i>: La Petite Roque.<br />
-<i>Paris, Victor Havard, 1886,<br />
-avec addition de</i>:<br />
-La Peur, Les Caresses (<i>inédits</i>).</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="titlepage">
- <p class="center">ŒUVRES COMPLÈTES</p>
-
- <p class="title1">DE</p>
-
- <p class="title2">GUY DE MAUPASSANT</p>
-
- <hr class="small5" />
-
- <p class="title3a">LA</p>
-
- <p class="title3b">PETITE ROQUE</p>
-
- <hr class="small4" />
-
- <p class="title3c">LA PEUR—LES CARESSES</p>
-
- <div class="figcenter2" style="width: 135px;">
- <img src="images/abeille.jpg" alt="" width="135" height="200" />
- </div>
-
- <p class="title4">PARIS</p>
-
- <p class="title5">LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR</p>
-
- <p class="title6">17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17</p>
-
- <hr class="small6" />
-
- <p class="title5">MDCCCCIX</p>
-
- <p class="title1"><i>Tous droits réservés.</i></p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_3">3</span>
-
- <h2 id="ch_1"><span class="h2line1">LA</span><br /><br />
- <span class="h2line2">PETITE ROQUE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient familièrement
-<ins class="correction" title="Médéri">Médéric</ins>, partit à l’heure ordinaire de la maison de poste de
-Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas d’ancien
-troupier, il coupa d’abord les prairies de Villaumes pour gagner le
-bord de la Brindille, qui le conduisait, en suivant l’eau, au village
-de Carvelin, où commençait sa distribution.</p>
-
-<p>Il allait vite, le long de l’étroite rivière qui moussait, grognait,
-bouillonnait et filait dans son lit d’herbes, sous une voûte de saules.
-<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour d’elles
-un bourrelet d’eau, une sorte de cravate terminée en nœud d’écume.
-Par places, c’étaient des cascades d’un pied, souvent invisibles, qui
-faisaient, sous les feuilles, sous les lianes, sous un toit de verdure,
-un gros bruit colère et doux; puis plus loin, les berges s’élargissant,
-on rencontrait un petit lac paisible où nageaient des truites parmi
-toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des ruisseaux calmes.</p>
-
-<p>Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu’à ceci: «Ma
-première lettre est pour la maison Poivron, puis j’en ai une pour M.
-Renardet; faut donc que je traverse la futaie.»</p>
-
-<p>Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir
-passait d’un train rapide et régulier sur la haie verte des saules; et
-sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement
-que ses jambes.</p>
-
-<p>Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d’un seul arbre, jeté
-d’un bord à l’autre, ayant pour unique rampe une corde portée par deux
-piquets enfoncés dans les berges.</p>
-
-<p>La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin, et le plus
-gros propriétaire <span class="pagenum" id="Page_5">5</span> du lieu, était une sorte de bois d’arbres
-antiques, énormes, droits comme des colonnes, et s’étendant sur une
-demi-lieue de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de
-limite à cette immense voûte de feuillage. Le long de l’eau, de grands
-arbustes avaient poussé, chauffés par le soleil; mais sous la futaie,
-on ne trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et
-molle, qui répandait dans l’air stagnant une odeur légère de moisi et
-de branches mortes.</p>
-
-<p>Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d’un galon rouge et
-s’essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien
-qu’il ne fût pas encore huit heures du matin.</p>
-
-<p>Il venait de se recouvrir et de reprendre son pas accéléré quand il
-aperçut, au pied d’un arbre, un couteau, un petit couteau d’enfant.
-Comme il le ramassait, il découvrit encore un dé à coudre, puis un étui
-à aiguilles deux pas plus loin.</p>
-
-<p>Ayant pris ces objets, il pensa: «Je vas les confier à M. le maire»; et
-il se remit en route, mais il ouvrait l’œil à présent, s’attendant
-toujours à trouver autre chose.</p>
-
-<p>Soudain, il s’arrêta net, comme s’il se fût <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> heurté contre une
-barre de bois; car, à dix pas devant lui, gisait, étendu sur le dos, un
-corps d’enfant, tout nu, sur la mousse. C’était une petite fille d’une
-douzaine d’années. Elle avait les bras ouverts, les jambes écartées, la
-face couverte d’un mouchoir. Un peu de sang maculait ses cuisses.</p>
-
-<p>Médéric se mit à avancer sur la pointe des pieds, comme s’il eût craint
-de faire du bruit, redouté quelque danger; et il écarquillait les yeux.</p>
-
-<p>Qu’était-ce que cela? Elle dormait, sans doute? Puis il réfléchit qu’on
-ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous des
-arbres frais. Alors elle était morte; et il se trouvait en présence
-d’un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les reins,
-bien qu’il fût un ancien soldat. Et puis c’était chose si rare dans le
-pays, un meurtre, et le meurtre d’une enfant encore, qu’il n’en pouvait
-croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que ce sang
-figé sur sa jambe. Comment donc l’avait-on tuée?</p>
-
-<p>Il s’était arrêté tout près d’elle; et il la regardait, appuyé sur son
-bâton. Certes, il la connaissait, puisqu’il connaissait tous les <span class="pagenum" id="Page_7">7</span>
-habitants de la contrée; mais ne pouvant voir son visage, il ne pouvait
-deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui couvrait la
-face; puis s’arrêta, la main tendue, retenu par une réflexion.</p>
-
-<p>Avait-il le droit de déranger quelque chose à l’état du cadavre avant
-les constatations de la justice? Il se figurait la justice comme
-une espèce de général à qui rien n’échappe et qui attache autant
-d’importance à un bouton perdu qu’à un coup de couteau dans le ventre.
-Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale; c’était
-une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée
-par une main maladroite.</p>
-
-<p>Alors, il se releva pour courir chez M. le maire; mais une autre
-pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par
-hasard, il ne pouvait pas l’abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout
-doucement, assez loin d’elle par prudence, et tendit la main vers son
-pied. Il était froid, glacé de ce froid terrible qui rend effrayante la
-chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce toucher,
-sentit son cœur retourné, comme il le dit plus tard, et la salive
-séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il <span class="pagenum" id="Page_8">8</span> se mit à courir
-sous la futaie vers la maison de M. Renardet.</p>
-
-<p>Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings
-fermés, la tête en avant; et son sac de cuir, plein de lettres et de
-journaux, lui battait les reins en cadence.</p>
-
-<p>La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de
-parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que
-formait en cet endroit la Brindille.</p>
-
-<p>C’était une grande maison carrée, en pierre grise, très ancienne, qui
-avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme, haute
-de vingt mètres, bâtie dans l’eau.</p>
-
-<p>Du haut de cette citadelle, on surveillait jadis tout le pays. On
-l’appelait la tour du Renard, sans qu’on sût au juste pourquoi; et
-de cette appellation sans doute était venu le nom de Renardet que
-portaient les propriétaires de ce fief resté dans la même famille
-depuis plus de deux cents ans, disait-on. Car les Renardet faisaient
-partie de cette bourgeoisie presque noble qu’on rencontrait souvent
-dans les provinces avant la Révolution.</p>
-
-<p>Le facteur entra d’un élan dans la cuisine <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> où déjeunaient les
-domestiques, et cria: «Monsieur le maire est-il levé? Faut que je li
-parle sur l’heure.» On savait Médéric un homme de poids et d’autorité,
-et on comprit aussitôt qu’une chose grave s’était passée.</p>
-
-<p>M. Renardet, prévenu, ordonna qu’on l’amenât. Le piéton, pâle et
-essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue
-table couverte de papiers épars.</p>
-
-<p>C’était un gros et grand homme, lourd et rouge, fort comme un bœuf,
-et très aimé dans le pays, bien que violent à l’excès. Âgé à peu près
-de quarante ans et veuf depuis six mois, il vivait sur ses terres en
-gentilhomme des champs. Son tempérament fougueux lui avait souvent
-attiré des affaires pénibles dont le tiraient toujours les magistrats
-de Roüy-le-Tors, en amis indulgents et discrets. N’avait-il pas, un
-jour, jeté du haut de son siège le conducteur de la diligence parce
-qu’il avait failli écraser son chien d’arrêt Micmac? N’avait-il pas
-enfoncé les côtes d’un garde-chasse qui verbalisait contre lui, parce
-qu’il traversait, fusil au bras, une terre appartenant au voisin?
-N’avait-il pas même pris au collet le sous-préfet qui s’arrêtait dans
-le village <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> au cours d’une tournée administrative qualifiée par
-M. Renardet de tournée électorale; car il faisait de l’opposition au
-gouvernement par tradition de famille.</p>
-
-<p>Le maire demanda: «Qu’y a-t-il donc, Médéric?</p>
-
-<p>—J’ai trouvé une p’tite fille morte sous vot’ futaie.»</p>
-
-<p>Renardet se dressa, le visage couleur de brique:</p>
-
-<p>—Vous dites... Une petite fille?</p>
-
-<p>—Oui m’sieu, une p’tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang,
-morte, bien morte.</p>
-
-<p>Le maire jura: «Nom de Dieu; je parie que c’est la petite Roque. On
-vient de me prévenir qu’elle n’était pas rentrée hier soir chez sa
-mère. A quel endroit l’avez-vous découverte?»</p>
-
-<p>Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d’y conduire le
-maire.</p>
-
-<p>Mais Renardet devint brusque: «Non. Je n’ai pas besoin de vous.
-Envoyez-moi tout de suite le garde champêtre, le secrétaire de la
-mairie et le médecin, et continuez votre tournée. Vite, vite, allez, et
-dites-leur de me rejoindre sous la futaie.»</p>
-
-<p>Le piéton, homme de consigne, obéit et <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> se retira, furieux et
-désolé de ne pas assister aux constatations.</p>
-
-<p>Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou, de
-feutre gris, à bords très larges, et s’arrêta quelques secondes sur le
-seuil de sa demeure. Devant lui s’étendait un vaste gazon où éclataient
-trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles
-de fleurs épanouies, l’une en face de la maison et les autres sur les
-côtés. Plus loin, se dressaient jusqu’au ciel les premiers arbres de la
-futaie, tandis qu’à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang,
-on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé
-par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains,
-trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un
-plumeau frémissant de branches minces.</p>
-
-<p>A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui
-dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé
-d’éleveurs de bœufs.</p>
-
-<p>Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant
-à gauche, gagna le bord de l’eau qu’il suivit à pas lents, les mains
-derrière le dos. Il allait, le front penché; <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> et de temps en temps
-il regardait autour de lui s’il n’apercevait point les personnes qu’il
-avait envoyé quérir.</p>
-
-<p>Lorsqu’il fut arrivé sous les arbres, il s’arrêta, se découvrit et
-s’essuya le front comme avait fait Médéric; car l’ardent soleil de
-juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit
-en route, s’arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant,
-il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds
-et l’étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d’eau lui
-coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur
-son cou puissant et rouge, et entraient, l’une après l’autre, sous le
-col blanc de sa chemise.</p>
-
-<p>Comme personne n’apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis
-il appela: «Ohé! ohé!»</p>
-
-<p>Une voix répondit à droite: «Ohé! ohé!»</p>
-
-<p>Et le médecin apparut sous les arbres. C’était un petit homme maigre,
-ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux
-environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s’aidait d’une
-canne pour marcher.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_13">13</span></p>
-
-<p>Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui,
-prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures
-effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à
-tour pour se hâter, et agitant si fort leurs bras qu’ils semblaient
-accomplir avec eux plus de besogne qu’avec leurs jambes.</p>
-
-<p>Renardet dit au médecin: «Vous savez de quoi il s’agit?</p>
-
-<p>—Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric.</p>
-
-<p>—C’est bien. Allons.»</p>
-
-<p>Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs
-pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit; leurs yeux cherchaient,
-là-bas, devant eux.</p>
-
-<p>Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup: «Tenez, le voilà!»</p>
-
-<p>Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S’ils
-n’avaient point su ce que c’était, ils ne l’auraient pas deviné. Cela
-semblait luisant et si blanc qu’on l’eût pris pour un linge tombé;
-car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair
-pâle d’une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils
-<ins class="correction" title="distinuagient">distinguaient</ins> <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers
-l’eau et les deux bras écartés comme par un crucifiement.</p>
-
-<p>—J’ai rudement chaud, dit le maire.</p>
-
-<p>Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir
-qu’il replaça encore sur son front.</p>
-
-<p>Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu’il fut
-auprès du cadavre, il se pencha pour l’examiner, sans y toucher. Il
-avait mis un pince-nez comme lorsqu’on regarde un objet curieux, et
-tournait autour tout doucement.</p>
-
-<p>Il dit sans se redresser: «Viol et assassinat que nous allons constater
-tout à l’heure. Cette fillette est d’ailleurs presque une femme, voyez
-sa gorge.»</p>
-
-<p>Les deux seins, assez forts déjà, s’affaissaient sur la poitrine,
-amollis par la mort.</p>
-
-<p>Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle
-apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il
-reprit: «Parbleu, on l’a étranglée une fois l’affaire faite.»</p>
-
-<p>Il palpait le cou: «Etranglée avec les mains sans laisser d’ailleurs
-aucune trace particulière, ni marque d’ongle ni empreinte <span class="pagenum" id="Page_15">15</span> de
-doigt. Très bien. C’est la petite Roque, en effet.»</p>
-
-<p>Il replaça délicatement le mouchoir: «Je n’ai rien à faire; elle est
-morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.»</p>
-
-<p>Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d’un œil
-fixe le petit corps étalé sur l’herbe. Il murmura: «Quel misérable! Il
-faudrait retrouver les vêtements.»</p>
-
-<p>Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit: «Elle venait
-sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l’eau.»</p>
-
-<p>Le maire ordonna: «Toi, Principe (c’était le secrétaire de la mairie),
-tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime
-(c’était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me
-ramener le juge d’instruction avec la gendarmerie. Il faut qu’ils
-soient ici dans une heure. Tu entends.»</p>
-
-<p>Les deux hommes s’éloignèrent vivement et Renardet dit au docteur:
-«Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci?</p>
-
-<p>Le médecin murmura: «Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le
-monde en particulier et personne en général. N’importe, ça doit être
-quelque rôdeur, quelque <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> ouvrier sans travail. Depuis que nous
-sommes en République, on ne rencontre que ça sur les routes.»</p>
-
-<p>Tous deux étaient bonapartistes.</p>
-
-<p>Le maire reprit: «Oui, ça ne peut être qu’un étranger, un passant, un
-vagabond sans feu ni lieu...»</p>
-
-<p>Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: «Et sans femme.
-N’ayant ni bon souper ni bon gîte, il s’est procuré le reste. On ne
-sait pas ce qu’il y a d’hommes sur la terre capables d’un forfait à un
-moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu?»</p>
-
-<p>Et du bout de sa canne, il touchait l’un après l’autre les doigts
-roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d’un piano.</p>
-
-<p>—Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir,
-l’enfant n’étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l’avons
-appelée jusqu’à minuit sur les routes; mais nous n’avons point pensé
-à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches
-vraiment utiles.</p>
-
-<p>—Voulez-vous un cigare? dit le médecin.</p>
-
-<p>—Merci, je n’ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir
-ça.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_17">17</span></p>
-
-<p>Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps
-d’adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à
-ventre bleu, qui se promenait le long d’une cuisse, s’arrêta sur les
-taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de
-sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour
-explorer l’autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les
-deux hommes regardaient ce point noir errant.</p>
-
-<p>Le médecin dit: «Comme c’est joli, une mouche sur la peau. Les dames
-du dernier siècle avaient bien raison de s’en coller sur la figure.
-Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là?»</p>
-
-<p>Le maire semblait ne point l’entendre, perdu dans ses réflexions.</p>
-
-<p>Mais, tout d’un coup, il se retourna, car un bruit l’avait surpris;
-une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres.
-C’était la mère, la Roque. Dès qu’elle aperçut Renardet, elle se mit à
-hurler: «Ma p’tite, ous qu’est ma p’tite?» tellement affolée qu’elle
-ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s’arrêta net,
-joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur <span class="pagenum" id="Page_18">18</span>
-aiguë et déchirante, une clameur de bête mutilée.</p>
-
-<p>Puis elle s’élança vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme
-si elle l’eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle
-vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d’une
-secousse, puis s’abattit le visage contre terre, en jetant dans
-l’épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.</p>
-
-<p>Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de
-convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets
-secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement; et elle
-creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s’y
-cacher.</p>
-
-<p>Le médecin, ému, murmura: «Pauvre vieille!» Renardet eut dans le ventre
-un bruit singulier; puis il poussa une sorte d’éternuement bruyant qui
-lui sortit en même temps par le nez et par la bouche; et, tirant son
-mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant
-et se mouchant avec bruit. Il balbutiait: «Cré... cré... cré... cré
-nom de Dieu de cochon qui a fait ça... Je... je... voudrais le voir
-guillotiner...»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_19">19</span></p>
-
-<p>Mais Principe reparut, l’air désolé et les mains vides. Il murmura: «Je
-ne trouve rien, m’sieu le maire, rien de rien nulle part.»</p>
-
-<p>L’autre, effaré, répondit d’une voix grasse, noyée dans les larmes:
-«Qu’est-ce que tu ne trouves pas?</p>
-
-<p>—Les hardes de la petite.</p>
-
-<p>—Eh bien... eh bien... cherche encore... et... et... trouve-les...
-ou... tu auras affaire à moi.</p>
-
-<p>L’homme, sachant qu’on ne résistait pas au maire, repartit d’un pas
-découragé en jetant sur le cadavre un coup d’œil oblique et craintif.</p>
-
-<p>Des voix lointaines s’élevaient sous les arbres, une rumeur confuse,
-le bruit d’une foule qui approchait; car Médéric, dans sa tournée,
-avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits
-d’abord, avaient causé de ça dans la rue, d’un seuil à l’autre; puis
-ils s’étaient réunis; ils avaient jasé, discuté, commenté l’événement
-pendant quelques minutes; et maintenant ils s’en venaient pour voir.</p>
-
-<p>Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par
-crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps, ils
-s’arrêtèrent, <span class="pagenum" id="Page_20">20</span> n’osant plus avancer et parlant bas. Puis ils
-s’enhardirent, firent quelques pas, s’arrêtèrent encore, avancèrent
-de nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère,
-du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se
-resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt
-ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le
-palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de
-sa torpeur, devint furieux, et saisissant la canne du docteur Labarbe,
-il se jeta sur ses administrés en balbutiant: «Foutez-moi le camp...
-foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi le camp...» En une
-seconde le cordon de curieux s’élargit de deux cents mètres.</p>
-
-<p>La Roque s’était relevée, retournée, assise, et elle pleurait
-maintenant dans ses mains jointes sur sa face.</p>
-
-<p>Dans la foule, on discutait la chose; et des yeux avides de garçons
-fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s’en aperçut, et,
-enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui
-disparut tout entière sous le vaste vêtement.</p>
-
-<p>Les curieux se rapprochaient doucement; <span class="pagenum" id="Page_21">21</span> la futaie s’emplissait de
-monde; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu des
-grands arbres.</p>
-
-<p>Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main,
-dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité
-du peuple et répétait: «Si un de vous approche, je lui casse la tête
-comme à un chien.»</p>
-
-<p>Les paysans avaient grand’peur de lui; ils se tinrent au large. Le
-docteur Labarbe, qui fumait, s’assit à côté de la Roque, et il lui
-parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses
-mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants,
-vidant sa douleur dans l’abondance de sa parole. Elle raconta toute sa
-vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de bœufs, tué d’un
-coup de corne, l’enfance de sa fille, son existence misérable de veuve
-sans ressources avec la petite. Elle n’avait que ça, sa petite Louise;
-et on l’avait tuée; on l’avait tuée dans ce bois. Tout d’un coup, elle
-voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu’au cadavre, elle
-souleva par un coin le vêtement qui le couvrait; puis elle le laissa
-retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> regardant
-avidement tous les gestes de la mère.</p>
-
-<p>Mais, soudain, un grand remous eut lieu; on cria: «Les gendarmes, les
-gendarmes!»</p>
-
-<p>Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot,
-escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux, qui
-dansait comme un singe sur une haute jument blanche.</p>
-
-<p>Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge
-d’instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa
-promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la
-grande joie des officiers.</p>
-
-<p>Il mit pied à terre avec le capitaine, et serra les mains du maire et
-du docteur, en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que
-gonflait le corps couché dessous.</p>
-
-<p>Quand il fut bien au courant des faits, il fit d’abord écarter le
-public que les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut
-bientôt dans la prairie, et forma haie, une grande haie de têtes
-excitées et remuantes tout le long de la Brindille, de l’autre côté du
-ruisseau.</p>
-
-<p>Le médecin, à son tour, donna des explications <span class="pagenum" id="Page_23">23</span> que Renardet
-écrivait au crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent
-faites, enregistrées et commentées sans amener aucune découverte.
-Maxime aussi était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements.</p>
-
-<p>Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant
-l’expliquer que par un vol; et, comme ces guenilles ne valaient pas
-vingt sous, ce vol même était inadmissible.</p>
-
-<p>Le juge d’instruction, le maire, le capitaine et le docteur s’étaient
-mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches
-le long de l’eau.</p>
-
-<p>Renardet disait au juge: «Comment se fait-il que ce misérable ait caché
-ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en
-pleine vue?»</p>
-
-<p>L’autre, sournois et perspicace, répondit: «Hé! hé! Une ruse peut-être?
-Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans
-tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.»</p>
-
-<p>Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C’étaient le
-substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur
-tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span></p>
-
-<p>Renardet dit tout à coup: «Savez-vous que je vous garde à déjeuner?»</p>
-
-<p>Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d’instruction,
-trouvant qu’on s’était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite
-Roque, se tourna vers le maire:</p>
-
-<p>—Je peux faire porter chez vous le corps, n’est-ce pas? Vous avez bien
-une chambre pour me le garder jusqu’à ce soir.</p>
-
-<p>L’autre se troubla, balbutiant: «Oui, non... non... A vrai dire,
-j’aime mieux qu’il n’entre pas chez moi... à cause... à cause de mes
-domestiques... qui... qui parlent déjà de revenants dans... dans ma
-tour, dans la tour du Renard... Vous savez... Je ne pourrais plus en
-garder un seul... Non... J’aime mieux ne pas l’avoir chez moi.</p>
-
-<p>Le magistrat se mit à sourire: «Bon... Je vais le faire emporter
-tout de suite à Roüy, pour l’examen légal.» Et se tournant vers le
-substitut: «Je peux me servir de votre voiture, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>—Oui, parfaitement.»</p>
-
-<p>Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque maintenant, assise à
-côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle,
-d’un œil vague et hébété.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_25">25</span></p>
-
-<p>Les deux médecins essayèrent de l’emmener pour qu’elle ne vît pas
-enlever la petite; mais elle comprit tout de suite ce qu’on allait
-faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras.
-Couchée dessus elle criait: «Vous ne l’aurez pas, c’est à moi, c’est à
-moi à c’t’ heure. On me l’a tuée; j’ veux la garder, vous l’aurez pas!»</p>
-
-<p>Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d’elle.
-Renardet se mit à genoux pour lui parler: «Écoutez, la Roque, il le
-faut, pour savoir celui qui l’a tuée; sans ça on ne saurait pas; il
-faut bien qu’on le cherche pour le punir. On vous la rendra quand on
-l’aura trouvé, je vous le promets.»</p>
-
-<p>Cette raison ébranla la femme et une haine s’éveillant dans son regard
-affolé: «Alors on le prendra? dit-elle.</p>
-
-<p>—Oui, je vous le promets.»</p>
-
-<p>Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens; mais le capitaine
-ayant murmuré: «C’est surprenant qu’on ne retrouve pas ses vêtements»,
-une idée nouvelle, qu’elle n’avait pas encore eue, entra brusquement
-dans sa tête de paysanne et elle demanda:</p>
-
-<p>—Ous qu’é sont ses hardes; c’est à mé. Je les veux. Ous qu’on les a
-mises? <span class="pagenum" id="Page_26">26</span></p>
-
-<p>On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables; alors elle les
-réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant: «C’est
-à mé, je les veux; ous qu’é sont, je les veux?»</p>
-
-<p>Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s’obstinait. Elle
-ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les vêtements
-de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de misérable
-pour qui une pièce d’argent représente une fortune, que par tendresse
-maternelle.</p>
-
-<p>Et quand le petit corps, roulé en des couvertures qu’on était allé
-chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la vieille, debout
-sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine, criait: «J’ai
-pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement son p’tit
-bonnet, son p’tit bonnet; j’ai pu rien, pu rien, pas seulement son
-p’tit bonnet.»</p>
-
-<p>Le curé venait d’arriver, un tout jeune prêtre déjà gras. Il se
-chargea d’emmener la Roque, et ils s’en allèrent ensemble vers le
-village. La douleur de la mère s’atténuait sous la parole sucrée de
-l’ecclésiastique, qui lui promettait mille compensations. Mais elle
-répétait sans cesse: «Si j’avais seulement <span class="pagenum" id="Page_27">27</span> son p’tit bonnet...»,
-s’obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres.</p>
-
-<p>Renardet cria de loin: «Vous déjeunez avec nous, monsieur l’abbé. Dans
-une heure.»</p>
-
-<p>Le prêtre tourna la tête et répondit: Volontiers, monsieur le maire. Je
-serai chez vous à midi.»</p>
-
-<p>Et tout le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers
-les branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la
-Brindille.</p>
-
-<p>Le repas dura longtemps; on parlait du crime. Tout le monde se trouva
-du même avis; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant là par
-hasard, pendant que la petite prenait un bain.</p>
-
-<p>Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu’ils
-reviendraient le lendemain de bonne heure; le médecin et le curé
-rentrèrent chez eux, tandis que Renardet, après une longue promenade
-par les prairies, s’en revint sous la futaie où il se promena jusqu’à
-la nuit, à pas lents, les mains derrière le dos.</p>
-
-<p>Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain
-quand le juge <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> d’instruction pénétra dans sa chambre. Il se
-frottait les mains; il avait l’air content; il dit:</p>
-
-<p>—Ah! ah! vous dormez encore! Eh bien, mon cher, nous avons du nouveau
-ce matin.</p>
-
-<p>Le maire s’était assis sur son lit.</p>
-
-<p>—Quoi donc?</p>
-
-<p>—Oh! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la mère
-réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet surtout. Eh
-bien, en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le seuil, les
-deux petits sabots de l’enfant. Cela prouve que le crime a été commis
-par quelqu’un du pays, par quelqu’un qui a eu pitié d’elle. Voilà en
-outre le facteur Médéric qui m’apporte le dé, le couteau et l’étui à
-aiguilles de la morte. Donc l’homme, en emportant les vêtements pour
-les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la poche. Pour
-moi, j’attache surtout de l’importance au fait des sabots, qui indique
-une certaine culture morale et une faculté d’attendrissement chez
-l’assassin. Nous allons donc, si vous le voulez bien, passer en revue
-ensemble les principaux habitants de votre pays.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_29">29</span></p>
-
-<p>Le maire s’était levé. Il sonna afin qu’on lui apportât de l’eau chaude
-pour sa barbe. Il disait: «Volontiers; mais ce sera assez long, et nous
-pouvons commencer tout de suite.»</p>
-
-<p>M. Putoin s’était assis à cheval sur une chaise, continuant ainsi, même
-dans les appartements, sa manie d’équitation.</p>
-
-<p>Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en se
-regardant dans la glace; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et il
-reprit: «Le principal habitant de Carvelin s’appelle Joseph Renardet,
-maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les
-cochers...»</p>
-
-<p>Le juge d’instruction se mit à rire: «Cela suffit; passons au suivant...</p>
-
-<p>—Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de
-bœufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois,
-très retors en toute question d’argent, mais incapable, à mon avis,
-d’avoir commis un tel forfait.»</p>
-
-<p>M. Putoin dit: «Passons.»</p>
-
-<p>Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua l’inspection
-morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux heures <span class="pagenum" id="Page_30">30</span> de
-discussion, leurs soupçons s’étaient arrêtés sur trois individus
-assez suspects: un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de truites et
-d’écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de bœufs nommé Clovis.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>Les recherches durèrent tout l’été; on ne découvrit pas le criminel.
-Ceux qu’on soupçonna et qu’on arrêta prouvèrent facilement leur
-innocence, et le parquet dut renoncer à la poursuite du coupable.</p>
-
-<p>Mais cet assassinat semblait avoir ému le pays entier d’une façon
-singulière. Il était resté aux âmes des habitants une inquiétude, une
-vague peur, une sensation d’effroi mystérieux, venue non seulement
-de l’impossibilité de découvrir aucune trace, mais aussi et surtout
-de cette étrange trouvaille des sabots devant la porte de la Roque,
-le lendemain. La certitude que le meurtrier avait assisté aux
-constatations, qu’il vivait encore dans le village, sans doute, hantait
-les esprits, les <span class="pagenum" id="Page_32">32</span> obsédait, paraissait planer sur le pays comme une
-incessante menace.</p>
-
-<p>La futaie, d’ailleurs, était devenue un endroit redouté, évité, qu’on
-croyait hanté. Autrefois, les habitants venaient s’y promener chaque
-dimanche dans l’après-midi. Ils s’asseyaient sur la mousse au pied
-des grands arbres énormes, ou bien s’en allaient le long de l’eau en
-guettant les truites qui filaient sous les herbes. Les garçons jouaient
-aux boules, aux quilles, au bouchon, à la balle, en certaines places où
-ils avaient découvert, aplani et battu le sol; et les filles, par rangs
-de quatre ou cinq, se promenaient en se tenant par le bras, piaillant
-de leurs voix criardes des romances qui grattaient l’oreille, dont les
-notes fausses troublaient l’air tranquille et agaçaient les nerfs des
-dents ainsi que des gouttes de vinaigre. Maintenant personne n’allait
-plus sous la voûte épaisse et haute, comme si on se fût attendu à y
-trouver toujours quelque cadavre couché.</p>
-
-<p>L’automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et nuit,
-descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands
-arbres; et on commençait à voir le ciel à travers les branches.
-Quelquefois, <span class="pagenum" id="Page_33">33</span> quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie
-lente et continue s’épaississait brusquement, devenait une averse
-vaguement bruissante qui couvrait la mousse d’un épais tapis jaune,
-criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le
-murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait
-une plainte, et ces feuilles tombant toujours semblaient des larmes,
-de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient
-jour et nuit sur la fin de l’année, sur la fin des aurores tièdes et
-des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs
-soleils, et aussi peut-être sur le crime qu’ils avaient vu commettre
-sous leur ombre, sur l’enfant violée et tuée à leur pied. Ils
-pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné
-et redouté, où devait errer, seule, l’âme, la petite âme de la petite
-morte.</p>
-
-<p>La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune et
-colère entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres et
-nus.</p>
-
-<p>Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la futaie.
-Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison, descendait
-<span class="pagenum" id="Page_34">34</span> à pas lents son perron, et s’en allait sous les arbres d’un air
-songeur, les mains dans ses poches. Il marchait longtemps sur la mousse
-humide et molle, tandis qu’une légion de corbeaux, accourus de tous les
-voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à travers
-l’espace, à la façon d’un immense voile de deuil flottant au vent, en
-poussant des clameurs violentes et sinistres.</p>
-
-<p>Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches
-emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules
-d’automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement
-et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de
-leur vol.</p>
-
-<p>Ils s’abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à
-peu leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes
-noires au noir de l’espace.</p>
-
-<p>Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les
-ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait,
-tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire,
-en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la
-flamme.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_35">35</span></p>
-
-<p>Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait
-abattre sa futaie.</p>
-
-<p>Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le
-plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître.</p>
-
-<p>D’abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc.</p>
-
-<p>Liés à lui par un collier de corde, ils l’enlacent d’abord de leurs
-bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d’un coup de
-pointe d’acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois,
-y reste enfoncée, et l’homme s’élève dessus comme sur une marche
-pour frapper de l’autre pied avec l’autre pointe sur laquelle il se
-soutiendra de nouveau en recommençant avec la première.</p>
-
-<p>Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui
-l’attache à l’arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d’acier.
-Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un
-géant, il monte lourdement le long de l’immense colonne, l’embrassant
-et l’éperonnant pour aller le décapiter.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_36">36</span></p>
-
-<p>Dès qu’il arrive aux premières branches, il s’arrête, détache de
-son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec
-méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la
-branche craque, fléchit, s’incline, s’arrache et s’abat en frôlant dans
-sa chute les arbres voisins. Puis elle s’écrase sur le sol avec un
-grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent
-longtemps.</p>
-
-<p>Le sol se couvrait de débris que d’autres hommes taillaient à leur
-tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres
-restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux
-gigantesques amputés et rasés par l’acier tranchant des serpes.</p>
-
-<p>Et, quand l’ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet
-du fût droit et mince le collier de corde qu’il y avait porté, il
-redescendait ensuite à coups d’éperon le long du tronc découronné que
-les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups
-qui retentissaient dans tout le reste de la futaie.</p>
-
-<p>Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes
-tiraient, en <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au
-sommet, et l’immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le
-bruit sourd et la secousse d’un coup de canon lointain.</p>
-
-<p>Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une
-armée perd ses soldats.</p>
-
-<p>Renardet ne s’en allait plus; il restait là du matin au soir,
-contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa
-futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus ainsi que
-sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte
-d’impatience secrète et calme, comme s’il eût attendu, espéré quelque
-chose à la fin de ce massacre.</p>
-
-<p>Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée.
-On y parvint enfin, un soir, à l’heure du crépuscule.</p>
-
-<p>Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent
-arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d’un hêtre
-énorme, mais le maître s’y opposa, et exigea qu’à l’heure même on
-ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime.</p>
-
-<p>Quand l’ébrancheur l’eut mis à nu, eut <span class="pagenum" id="Page_38">38</span> terminé sa toilette de
-condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes
-commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.</p>
-
-<p>L’arbre résista; son tronc puissant, bien qu’entaillé jusqu’au milieu,
-était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte
-de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu’à terre, et
-ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur
-effort.</p>
-
-<p>Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing,
-pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile,
-la main sur l’écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et
-nerveuse.</p>
-
-<p>Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand
-il tombera, ça pourrait vous blesser.»</p>
-
-<p>Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir
-lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.</p>
-
-<p>Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un
-déchirement qui sembla courir jusqu’au sommet comme une secousse
-douloureuse; et elle s’inclina un <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> peu, prête à tomber, mais
-résistant encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent
-un effort plus grand; et comme l’arbre, brisé, croulait, soudain
-Renardet fit un pas en avant, puis s’arrêta, les épaules soulevées pour
-recevoir le choc irrésistible, le choc mortel qui l’écraserait sur le
-sol.</p>
-
-<p>Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le
-jetant sur la face à cinq mètres de là.</p>
-
-<p>Les ouvriers s’élancèrent pour le relever; il s’était déjà soulevé
-lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main
-sur son front, comme s’il se réveillait d’un accès de folie.</p>
-
-<p>Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes surpris,
-l’interrogèrent, ne comprenant point ce qu’il avait fait. Il répondit,
-en balbutiant, qu’il avait eu un moment d’égarement, ou, plutôt, une
-seconde de retour à l’enfance, qu’il s’était imaginé avoir le temps de
-passer sous l’arbre, comme les gamins passent en courant devant les
-voitures au trot, qu’il avait joué au danger, que, depuis huit jours,
-il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois
-qu’un arbre craquait pour tomber, si on pourrait <span class="pagenum" id="Page_40">40</span> passer dessous
-sans être touché. C’était une bêtise, il l’avouait; mais tout le monde
-a de ces minutes d’insanité et de ces tentations d’une stupidité
-puérile.</p>
-
-<p>Il s’expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il
-s’en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.»</p>
-
-<p>Dès qu’il fut rentré dans sa chambre, il s’assit devant sa table, que
-sa lampe, coiffée d’un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son
-front entre ses mains, il se mit à pleurer.</p>
-
-<p>Il pleura longtemps, puis s’essuya les yeux, releva la tête et regarda
-sa pendule. Il n’était pas encore six heures. Il pensa: «J’ai le
-temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint
-alors s’asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu,
-prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté.
-L’acier de l’arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.</p>
-
-<p>Renardet le contempla quelque temps avec l’œil trouble d’un homme
-ivre; puis il se leva et se mit à marcher.</p>
-
-<p>Il allait d’un bout à l’autre de l’appartement, et de temps en temps
-s’arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de <span class="pagenum" id="Page_41">41</span>
-son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et
-se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il
-se remit à marcher. Chaque fois qu’il passait devant sa table, l’arme
-brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la
-pendule et pensait: «J’ai encore le temps.»</p>
-
-<p>La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la
-bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon
-dedans comme s’il eût voulu l’avaler. Il resta ainsi quelques secondes,
-immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un
-frisson d’horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.</p>
-
-<p>Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n’ose
-pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me
-tuer!»</p>
-
-<p>On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le
-dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C’est bien. Je descends.»</p>
-
-<p>Alors il ramassa l’arme, l’enferma de nouveau dans le tiroir, puis se
-regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> ne
-lui semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu
-plus rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.</p>
-
-<p>Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne
-veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs
-pipes dans la salle pendant qu’on desservait. Puis il remonta dans sa
-chambre.</p>
-
-<p>Dès qu’il s’y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses
-armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma
-ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur
-lui-même, parcourut de l’œil tout l’appartement avec une angoisse
-d’épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu’il allait
-la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu’il
-avait violée, puis étranglée.</p>
-
-<p>Toutes les nuits, l’odieuse vision recommençait. C’était d’abord dans
-ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d’une machine à
-battre ou le passage lointain d’un train sur un pont. Il commençait
-alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col de
-chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang, il
-essayait de lire, il <span class="pagenum" id="Page_43">43</span> essayait de chanter; c’était en vain; sa
-pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait
-recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions
-les plus violentes de la première minute à la dernière.</p>
-
-<p>Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l’horrible jour,
-un peu d’étourdissement et de migraine qu’il attribuait à la chaleur,
-de sorte qu’il était resté dans sa chambre jusqu’à l’appel du déjeuner.
-Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la
-fin de l’après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante sous les
-arbres de sa futaie.</p>
-
-<p>Mais, dès qu’il fut dehors, l’air lourd et brûlant de la plaine
-l’oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur
-la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente.
-Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les
-oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna
-les grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille
-évaporait un peu de fraîcheur sous l’immense toiture de branches. Mais
-il se sentait mal à l’aise. Il lui semblait qu’une main inconnue,
-<span class="pagenum" id="Page_44">44</span> invisible, lui serrait le cou; et il ne songeait presque à rien,
-ayant d’ordinaire peu d’idées dans la tête. Seule, une pensée vague le
-hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait de
-vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué depuis
-dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence de tous
-les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un besoin
-impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser régulier.
-Depuis la mort de M<sup>me</sup> Renardet, il souffrait sans cesse sans bien
-comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler ses
-jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s’affaiblir
-entre ses bras surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il
-cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il
-pourrait épouser lorsque son deuil serait fini.</p>
-
-<p>Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant d’Hercule,
-et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses
-veilles. Il les chassait; elles revenaient; et il murmurait par moments
-en souriant de lui-même: «Me voici comme saint Antoine.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_45">45</span></p>
-
-<p>Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir lui
-vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir et
-apaiser l’ardeur de son sang.</p>
-
-<p>Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les gens
-du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla.</p>
-
-<p>Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se reposait,
-sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en approchant, crut
-entendre un léger bruit, un faible clapotement qui n’était point
-celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les feuilles
-et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers l’onde
-transparente, battait l’eau des deux mains, en dansant un peu dedans,
-et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n’était plus une
-enfant, ce n’était pas encore une femme; elle était grasse et formée,
-tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque mûre.
-Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d’angoisse, le souffle coupé
-par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le cœur
-battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme
-si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et
-trop jeune, <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du
-ruisselet, comme l’autre, la grande, dans les vagues de la mer.</p>
-
-<p>Soudain l’enfant sortit du bain, et sans le voir, s’en vint vers lui
-pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu’elle approchait à
-petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il se sentait
-poussé vers elle par une force irrésistible, par un emportement bestial
-qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et le faisait trembler
-des pieds à la tête.</p>
-
-<p>Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le cachait.
-Alors perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua sur elle et
-la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour résister, trop
-épouvantée pour appeler, et il la posséda sans comprendre ce qu’il
-faisait.</p>
-
-<p>Il se réveilla de son crime, comme on se réveille d’un cauchemar.
-L’enfant commençait à pleurer.</p>
-
-<p>Il dit: «Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l’argent.»</p>
-
-<p>Mais elle n’écoutait pas; elle sanglotait.</p>
-
-<p>Il reprit: «Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_47">47</span></p>
-
-<p>Elle hurla en se tordant pour s’échapper.</p>
-
-<p>Il comprit brusquement qu’il était perdu; et il la saisit par le cou
-pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles.
-Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d’un être
-qui veut fuir la mort, il ferma sa main de colosse sur la petite gorge
-gonflée de cris, et il l’eut étranglée en quelques instants, tant il
-serrait furieusement, sans qu’il songeât à la tuer, mais simplement
-pour la faire taire.</p>
-
-<p>Puis il se dressa, éperdu d’horreur.</p>
-
-<p>Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se
-sauver, quand surgit, dans son âme bouleversée, l’instinct mystérieux
-et confus qui guide tous les êtres en danger.</p>
-
-<p>Il faillit jeter le corps à l’eau; mais une autre impulsion le poussa
-vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il avait de
-la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou profond
-du ruisseau, sous un tronc d’arbre dont le pied baignait dans la
-Brindille.</p>
-
-<p>Puis il s’en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense
-détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de
-l’autre côté du pays, et il rentra <span class="pagenum" id="Page_48">48</span> pour dîner à l’heure ordinaire
-en racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade.</p>
-
-<p>Il dormit pourtant cette nuit-là; il dormit d’un épais sommeil de
-brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il
-n’ouvrit les yeux qu’aux premières lueurs du jour, et il attendit,
-torturé par la peur du forfait découvert, l’heure ordinaire de son
-réveil.</p>
-
-<p>Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit à la façon
-des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les choses
-et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage d’ivresse,
-dans ce doute d’<ins class="correction" title="irréalié">irréalité</ins> qui trouble l’esprit aux heures des grandes
-catastrophes.</p>
-
-<p>Seul le cri déchirant de la Roque lui traversa le cœur. A ce moment
-il faillit se jeter aux genoux de la vieille femme en criant: «C’est
-moi.» Mais il se contint. Il alla pourtant, durant la nuit, repêcher
-les sabots de la morte, pour les porter sur le seuil de sa mère.</p>
-
-<p>Tant que dura l’enquête, tant qu’il dut guider et égarer la justice,
-il fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait <span class="pagenum" id="Page_49">49</span>
-paisiblement avec les magistrats toutes les suppositions qui leur
-passaient par l’esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs
-raisonnements. Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à
-troubler leurs perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter
-ceux qu’ils suspectaient.</p>
-
-<p>Mais, à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il devint
-peu à peu nerveux, plus excitable encore qu’autrefois, bien qu’il
-maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de peur;
-il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des pieds
-à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un besoin
-impérieux de mouvement l’envahit, le força à des courses prodigieuses,
-le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa chambre.</p>
-
-<p>Ce n’était point qu’il fût harcelé par des remords. Sa nature brutale
-ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte morale. Homme
-d’énergie et même de violence, né pour faire la guerre, ravager les
-pays conquis et massacrer les vaincus, plein d’instincts sauvages
-de chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie humaine.
-Bien qu’il respectât l’Eglise, par politique, il <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> ne croyait ni à
-Dieu, ni au diable, n’attendant par conséquent, dans une autre vie,
-ni châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour
-toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des
-encyclopédistes du siècle dernier; et il considérait la Religion comme
-une sanction morale de la Loi, l’une et l’autre ayant été inventées par
-les hommes pour régler les rapports sociaux.</p>
-
-<p>Tuer quelqu’un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou par
-accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé
-une chose amusante et crâne, et n’eût pas laissé plus de traces en son
-esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre; mais il avait ressenti
-une émotion profonde du meurtre de cette enfant. Il l’avait commis
-d’abord dans l’affolement d’une ivresse irrésistible, dans une espèce
-de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au cœur,
-gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts
-d’assassin une sorte d’amour bestial, en même temps qu’une horreur
-épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A
-tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible; <span class="pagenum" id="Page_51">51</span> et bien
-qu’il s’efforçât de chasser cette image, qu’il l’écartât avec terreur,
-avec dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de
-lui, attendant sans cesse le moment de réapparaître.</p>
-
-<p>Alors il eut peur des soirs, peur de l’ombre tombant autour de lui. Il
-ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes;
-mais il les redoutait d’instinct; il les sentait peuplées de terreurs.
-Le jour clair ne se prête point aux épouvantes. On y voit les choses
-et les êtres; aussi n’y rencontre-t-on que les choses et les êtres
-naturels qui peuvent se montrer dans la clarté. Mais la nuit, la nuit
-opaque, plus épaisse que des murailles, et vide, la nuit infinie, si
-noire, si vaste, où l’on peut frôler d’épouvantables choses, la nuit où
-l’on sent errer, rôder l’effroi mystérieux, lui paraissait cacher un
-danger inconnu, proche et menaçant. Lequel?</p>
-
-<p>Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un
-soir qu’il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre.
-Il attendit, inquiet, le cœur battant; la draperie ne bougeait plus;
-puis, soudain, elle s’agita de nouveau; du moins il pensa qu’elle
-s’agitait. Il n’osait point se lever; il n’osait plus <span class="pagenum" id="Page_52">52</span> respirer;
-et pourtant il était brave; il s’était battu souvent et il aurait aimé
-découvrir chez lui des voleurs.</p>
-
-<p>Était-il vrai qu’il remuait, ce rideau? Il se le demandait, craignant
-d’être trompé par ses yeux. C’était si peu de chose, d’ailleurs, un
-léger frisson de l’étoffe, une sorte de tremblement des plis, à peine
-une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet demeurait
-les yeux fixes, le cou tendu; et brusquement il se leva, honteux de
-sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et l’écarta
-largement. Il ne vit rien d’abord que les vitres noires, noires comme
-des plaques d’encre luisante. La nuit, la grande nuit impénétrable
-s’étendait par derrière jusqu’à l’invisible horizon. Il restait debout
-en face de cette ombre illimitée; et tout à coup il y aperçut une
-lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il approcha
-son visage du carreau, pensant qu’un pêcheur d’écrevisses braconnait
-sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et cette lueur
-rampait au bord de l’eau, sous la futaie. Comme il ne distinguait pas
-encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains; et brusquement cette
-lueur devint une clarté, et il aperçut <span class="pagenum" id="Page_53">53</span> la petite Roque nue et
-sanglante sur la mousse.</p>
-
-<p>Il recula crispé d’horreur, heurta son siège et tomba sur le dos. Il y
-resta quelques minutes l’âme en détresse, puis il s’assit et se mit à
-réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout; une hallucination
-venue de ce qu’un maraudeur de nuit marchait au bord de l’eau avec son
-fanal. Quoi d’étonnant d’ailleurs à ce que le souvenir de son crime
-jetât en lui, parfois, la vision de la morte.</p>
-
-<p>S’étant relevé, il but un verre d’eau, puis s’assit. Il songeait:
-«Que vais-je faire, si cela recommence?» Et cela recommencerait, il
-le sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard,
-l’appelait, l’attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise; puis
-il prit un livre et essaya de lire; mais il lui sembla entendre bientôt
-s’agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement pivoter sur
-un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore; certes, il avait remué,
-cette fois; il n’en pouvait plus douter; il s’élança et le saisit
-d’une main si brutale qu’il le jeta bas avec sa galerie; puis il colla
-avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout était noir au
-dehors; et il respira <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> avec la joie d’un homme dont on vient de
-sauver la vie.</p>
-
-<p>Donc il retourna s’asseoir; mais presque aussitôt le désir le reprit de
-regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau était tombé,
-elle faisait une sorte de trou sombre attirant, redoutable, sur la
-campagne obscure. Pour ne point céder à cette dangereuse tentation, il
-se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et ferma les yeux.</p>
-
-<p>Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le sommeil.
-Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les ouvrit,
-croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur son
-coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l’attirait toujours,
-invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques
-étoiles; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les
-carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là-bas,
-sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore,
-éclairant l’ombre autour de lui!</p>
-
-<p>Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu’au
-matin, la tête cachée sous l’oreiller.</p>
-
-<p>A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. <span class="pagenum" id="Page_55">55</span> Il passait
-ses jours dans la terreur des nuits; et chaque nuit, la vision
-recommençait. A peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter;
-mais en vain. Une force irrésistible le soulevait et le poussait à
-sa vitre, comme pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt,
-couché d’abord au lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes
-ouvertes, tel que le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait
-et s’en venait, à petits pas, ainsi que l’enfant avait fait en sortant
-de la rivière. Elle s’en venait, doucement, tout droit en passant
-sur le gazon et sur la corbeille de fleurs desséchées; puis elle
-s’élevait dans l’air, vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers
-lui, comme elle était venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et
-l’homme reculait devant l’apparition, il reculait jusqu’à son lit
-et s’affaissait dessus, sachant bien que la petite était entrée et
-qu’elle se tenait maintenant derrière le rideau qui remuerait tout
-à l’heure. Et jusqu’au jour il le regardait, ce rideau, d’un œil
-fixe, s’attendant sans cesse à voir sortir sa victime. Mais elle ne
-se montrait plus; elle restait là, sous l’étoffe agitée parfois d’un
-tremblement. Et Renardet, les doigts crispés sur ses draps, les serrait
-ainsi qu’il avait serré la gorge <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> de la petite Roque. Il écoutait
-sonner les heures; il entendait battre dans le silence le balancier de
-sa pendule et les coups profonds de son cœur. Et il souffrait, le
-misérable, plus qu’aucun homme n’avait jamais souffert.</p>
-
-<p>Puis, dès qu’une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant le
-jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa chambre;
-et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d’un sommeil
-inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve l’épouvantable
-vision de ses veilles.</p>
-
-<p>Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se sentait
-courbaturé comme après de prodigieuses fatigues; et il mangeait à
-peine, hanté toujours par la crainte de celle qu’il reverrait la nuit
-suivante.</p>
-
-<p>Il savait bien pourtant que ce n’était pas une apparition, que les
-morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par
-une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause
-de son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle,
-appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait
-empreinte l’image ineffaçable. Mais il savait aussi qu’il <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> ne
-guérirait pas, qu’il n’échapperait jamais à la persécution sauvage de
-sa mémoire; et il se résolut à mourir plutôt que de supporter plus
-longtemps ces tortures.</p>
-
-<p>Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de
-simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide.
-Car il tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères; et si on
-soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime
-inexpliqué, à l’introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à
-l’accuser du forfait.</p>
-
-<p>Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par l’arbre
-au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida donc à
-faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre refusa
-de lui casser les reins.</p>
-
-<p>Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son
-revolver, et puis il n’avait pas osé tirer.</p>
-
-<p>L’heure du dîner sonna, il avait mangé, puis était remonté. Et il
-ne savait pas ce qu’il allait faire. Il se sentait lâche maintenant
-qu’il avait échappé une première fois. Tout à l’heure il était prêt,
-fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution; à présent,
-<span class="pagenum" id="Page_58">58</span> il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la
-morte.</p>
-
-<p>Il balbutiait: «Je n’oserai plus, je n’oserai plus»; et il regardait
-avec terreur, tantôt l’arme sur sa table, tantôt le rideau qui cachait
-sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose d’horrible aurait
-lieu sitôt que sa vie cesserait! Quelque chose? Quoi? Leur rencontre
-peut-être? Elle le guettait, elle l’attendait, l’appelait, et c’était
-pour le prendre à son tour, pour l’attirer dans sa vengeance et le
-décider à mourir qu’elle se montrait ainsi tous les soirs.</p>
-
-<p>Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant: «Je n’oserai plus, je
-n’oserai plus.» Puis il tomba sur les genoux, et balbutia: «Mon Dieu,
-mon Dieu.» Sans croire à Dieu, pourtant. Et il n’osait plus, en effet,
-regarder sa fenêtre où il savait blottie l’apparition, ni sa table où
-luisait son revolver.</p>
-
-<p>Quand il se fut relevé, il dit tout haut: «Ça ne peut pas durer, il
-faut en finir.» Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit
-passer un frisson de peur le long des membres; mais comme il ne se
-décidait à prendre aucune résolution, comme il sentait bien que le
-doigt de sa main refuserait toujours <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> de presser la gâchette de
-l’arme, il retourna cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et
-il réfléchit.</p>
-
-<p>Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir,
-inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune
-hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les
-condamnés qu’on mène à l’échafaud au milieu des soldats. Oh! s’il
-pouvait prier quelqu’un de tirer; s’il pouvait, avouant l’état de son
-âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais,
-obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible? A
-qui? il cherchait parmi les gens qu’il connaissait. Le médecin? Non.
-Il raconterait cela plus tard, sans doute? Et tout à coup, une bizarre
-pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d’instruction,
-qu’il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait
-tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu’il endurait,
-et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu’il
-employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom
-de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu’il aurait appris
-que le coupable s’était fait justice. Renardet pouvait <span class="pagenum" id="Page_60">60</span> compter sur
-ce magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d’une parole
-légère. C’était un de ces hommes qui ont une conscience inflexible
-gouvernée, dirigée, réglée par leur seule raison.</p>
-
-<p>A peine eut-il formé ce projet qu’une joie bizarre envahit son cœur.
-Il était tranquille à présent. Il allait écrire sa lettre, lentement,
-puis, au jour levant, il la déposerait dans la boîte clouée au mur
-de sa métairie, puis il monterait sur sa tour pour voir arriver le
-facteur, et quand l’homme à la blouse bleue s’en irait, il se jetterait
-la tête la première sur les roches où s’appuyaient les fondations. Il
-prendrait soin d’être vu d’abord par les ouvriers qui abattaient son
-bois. Il pourrait donc grimper sur la marche avancée qui portait le
-mât du drapeau déployé aux jours de fête. Il casserait ce mât d’une
-secousse et se précipiterait avec lui. Comment douter d’un accident? Et
-il se tuerait net, étant donnés son poids et la hauteur de sa tour.</p>
-
-<p>Il sortit aussitôt de son lit, gagna sa table et se mit à écrire;
-il n’oublia rien, pas un détail du crime, pas un détail de sa vie
-d’angoisses, pas un détail des tortures de son cœur, et il termina
-en annonçant qu’il s’était <span class="pagenum" id="Page_61">61</span> condamné lui-même, qu’il allait
-exécuter le criminel, et en priant son ami, son ancien ami, de veiller
-à ce que jamais on n’accusât sa mémoire.</p>
-
-<p>En achevant sa lettre, il s’aperçut que le jour était venu. Il la
-ferma, la cacheta, écrivit l’adresse, puis il descendit à pas légers,
-courut jusqu’à la petite boîte blanche collée au mur, au coin de la
-ferme, et quand il eut jeté dedans ce papier qui énervait sa main, il
-revint vite, referma les verrous de la grande porte et grimpa sur sa
-tour pour attendre le passage du piéton qui emporterait son arrêt de
-mort.</p>
-
-<p>Il se sentait calme, maintenant, délivré, sauvé!</p>
-
-<p>Un vent froid, sec, un vent de glace lui passait sur la face. Il
-l’aspirait avidement, la bouche ouverte, buvant sa caresse gelée. Le
-ciel était rouge, d’un rouge ardent, d’un rouge d’hiver, et toute la
-plaine blanche de givre brillait sous les premiers rayons du soleil,
-comme si elle eût été poudrée de verre pilé. Renardet, debout, nu-tête,
-regardait le vaste pays, les prairies à gauche, à droite le village
-dont les cheminées commençaient à fumer pour le repas du matin.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_62">62</span></p>
-
-<p>A ses pieds il voyait couler la Brindille, dans les roches où il
-s’écraserait tout à l’heure. Il se sentait renaître dans cette belle
-aurore glacée, et plein de force, plein de vie. La lumière le baignait,
-l’entourait, le pénétrait comme une espérance. Mille souvenirs
-l’assaillaient, des souvenirs de matins pareils, de marche rapide sur
-la terre dure qui sonnait sous les pas, de chasses heureuses au bord
-des étangs où dorment les canards sauvages. Toutes les bonnes choses
-qu’il aimait, les bonnes choses de l’existence accouraient dans son
-souvenir, l’aiguillonnaient de désirs nouveaux, réveillaient tous les
-appétits vigoureux de son corps actif et puissant.</p>
-
-<p>Et il allait mourir? Pourquoi? il allait se tuer subitement, parce
-qu’il avait peur d’une ombre? peur de rien? Il était riche et jeune
-encore! Quelle folie! Mais il lui suffisait d’une distraction, d’une
-absence, d’un voyage pour oublier! Cette nuit même, il ne l’avait pas
-vue, l’enfant, parce que sa pensée, préoccupée, s’était égarée sur
-autre chose. Peut-être ne la reverrait-il plus? Et si elle le hantait
-encore dans cette maison, certes, elle ne le suivrait pas ailleurs! La
-terre était grande, et l’avenir long! Pourquoi mourir?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_63">63</span></p>
-
-<p>Son regard errait sur les prairies, et il aperçut une tache bleue dans
-le sentier le long de la Brindille. C’était Médéric qui s’en venait
-apporter les lettres de la ville et emporter celles du village.</p>
-
-<p>Renardet eut un sursaut, la sensation d’une douleur le traversant, et
-il s’élança dans l’escalier tournant pour reprendre sa lettre, pour
-la réclamer au facteur. Peu lui importait d’être vu, maintenant; il
-courait à travers l’herbe où moussait la glace légère des nuits, et il
-arriva devant la boîte, au coin de la ferme, juste en même temps que le
-piéton.</p>
-
-<p>L’homme avait ouvert la petite porte de bois et prenait les quelques
-papiers déposés là par les habitants du pays.</p>
-
-<p>Renardet lui dit:</p>
-
-<p>—Bonjour, Médéric.</p>
-
-<p>—Bonjour, m’sieu le maire.</p>
-
-<p>—Dites donc, Médéric, j’ai jeté à la boîte une lettre dont j’ai
-besoin. Je viens vous demander de me la rendre.</p>
-
-<p>—C’est bien, m’sieu le maire, on vous la donnera.</p>
-
-<p>Et le facteur leva les yeux. Il demeura stupéfait devant le visage de
-Renardet; il avait les joues violettes, le regard trouble, cerclé <span class="pagenum" id="Page_64">64</span>
-de noir, comme enfoncé dans la tête, les cheveux en désordre, la barbe
-mêlée, la cravate défaite. Il était visible qu’il ne s’était point
-couché.</p>
-
-<p>L’homme demanda: «C’est-il que vous êtes malade, m’sieu le maire?»</p>
-
-<p>L’autre, comprenant soudain que son allure devait être étrange, perdit
-contenance, balbutia: «Mais non... mais non... Seulement, j’ai sauté du
-lit pour vous demander cette lettre... Je dormais... Vous comprenez?...»</p>
-
-<p>Un vague soupçon passa dans l’esprit de l’ancien soldat.</p>
-
-<p>Il reprit: «Qué lettre?</p>
-
-<p>—Celle que vous allez me rendre.»</p>
-
-<p>Maintenant, Médéric hésitait, l’attitude du maire ne lui paraissait pas
-naturelle. Il y avait peut-être un secret dans cette lettre, un secret
-de politique. Il savait que Renardet n’était pas républicain, et il
-connaissait tous les trucs et toutes les supercheries qu’on emploie aux
-élections.</p>
-
-<p>Il demanda: «A qui qu’elle est adressée, c’te lettre?</p>
-
-<p>—A M. Putoin, le juge d’instruction; vous savez bien, M. Putoin, mon
-ami!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_65">65</span></p>
-
-<p>Le piéton chercha dans les papiers et trouva celui qu’on lui réclamait.
-Alors il se mit à le regarder, le tournant et le retournant dans ses
-doigts, fort perplexe, fort troublé par la crainte de commettre une
-faute grave ou de se faire un ennemi du maire.</p>
-
-<p>Voyant son hésitation, Renardet fit un mouvement pour saisir la
-lettre et la lui arracher. Ce geste brusque convainquit Médéric qu’il
-s’agissait d’un mystère important et le décida à faire son devoir,
-coûte que coûte.</p>
-
-<p>Il jeta donc l’enveloppe dans son sac et le referma, en répondant:</p>
-
-<p>—Non, j’ peux pas, m’sieu le maire. Du moment qu’elle allait à la
-justice, j’ peux pas.</p>
-
-<p>Une angoisse affreuse étreignit le cœur de Renardet, qui balbutia:</p>
-
-<p>—Mais vous me connaissez bien. Vous pouvez même reconnaître mon
-écriture. Je vous dis que j’ai besoin de ce papier.</p>
-
-<p>—J’ peux pas.</p>
-
-<p>—Voyons, Médéric, vous savez que je suis incapable de vous tromper, je
-vous dis que j’en ai besoin.</p>
-
-<p>—Non. J’ peux pas.</p>
-
-<p>Un frisson de colère passa dans l’âme violente de Renardet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_66">66</span></p>
-
-<p>—Mais, sacrebleu, prenez garde. Vous savez que je ne badine pas, moi,
-et que je peux vous faire sauter de votre place, mon bonhomme, et sans
-tarder encore. Et puis je suis le maire du pays, après tout; et je vous
-ordonne maintenant de me rendre ce papier.</p>
-
-<p>Le piéton répondit avec fermeté: «Non, je n’ peux pas, m’sieu le maire!»</p>
-
-<p>Alors Renardet, perdant la tête, le saisit par le bras pour lui enlever
-son sac; mais l’homme se débarrassa d’une secousse et, reculant, leva
-son gros bâton de houx. Il prononça, toujours calme: «Oh! ne me touchez
-pas, m’sieu le maire, ou je cogne. Prenez garde. Je fais mon devoir,
-moi!»</p>
-
-<p>Se sentant perdu, Renardet, brusquement, devint humble, doux, implorant
-comme un enfant qui pleure.</p>
-
-<p>—Voyons, voyons, mon ami, rendez-moi cette lettre, je vous
-récompenserai, je vous donnerai de l’argent, tenez, tenez, je vous
-donnerai cent francs, vous entendez, cent francs.</p>
-
-<p>L’homme tourna les talons et se mit en route.</p>
-
-<p>Renardet le suivit, haletant, balbutiant:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p>
-
-<p>—Médéric, Médéric, écoutez, je vous donnerai mille francs, vous
-entendez, mille francs.</p>
-
-<p>L’autre allait toujours, sans répondre. Renardet reprit: «Je ferai
-votre fortune... vous entendez, ce que vous voudrez... Cinquante mille
-francs... Cinquante mille francs pour cette lettre... Qu’est-ce que ça
-vous fait?... Vous ne voulez pas?... Eh bien, cent mille... dites...
-cent mille francs... comprenez-vous?... cent mille francs... cent mille
-francs.»</p>
-
-<p>Le facteur se retourna, la face dure, l’œil sévère: «En voilà assez,
-ou bien je répéterai à la justice tout ce que vous venez de me dire là.»</p>
-
-<p>Renardet s’arrêta net. C’était fini. Il n’avait plus d’espoir. Il se
-retourna et se sauva vers sa maison, galopant comme une bête chassée.</p>
-
-<p>Alors Médéric à son tour s’arrêta et regarda cette fuite avec
-stupéfaction. Il vit le maire rentrer chez lui, et il attendit encore
-comme si quelque chose de surprenant ne pouvait manquer d’arriver.</p>
-
-<p>Bientôt, en effet, la haute taille de Renardet apparut au sommet de la
-tour du Renard. Il courait autour de la plate-forme comme un fou; puis
-il saisit le mât du drapeau et le secoua <span class="pagenum" id="Page_68">68</span> avec fureur sans parvenir
-à le briser, puis soudain, pareil à un nageur qui pique une tête, il se
-lança dans le vide, les deux mains en avant.</p>
-
-<p>Médéric s’élança pour porter secours. En traversant le parc, il aperçut
-les bûcherons allant au travail. Il les héla en leur criant l’accident;
-et ils trouvèrent au pied des murs un corps sanglant dont la tête
-s’était écrasée sur une roche. La Brindille entourait cette roche, et
-sur ses eaux élargies en cet endroit, claires et calmes, on voyait
-couler un long filet rose de cervelle et de sang mêlés.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>La Petite Roque</i> a paru en feuilleton dans <i>le Gil-Blas</i> du vendredi
- 18 décembre au mercredi 23 décembre 1885.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_71">71</span>
-
- <h2 id="ch_2"><span class="h2line2">L’ÉPAVE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">C</span><span class="smcap">’ÉTAIT</span> hier, 31 décembre.</p>
-
-<p>Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique
-lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers.</p>
-
-<p>Georges me dit:</p>
-
-<p>—Tu permets?</p>
-
-<p>—Certainement.</p>
-
-<p>Et il se mit à lire huit pages d’une grande écriture anglaise, croisée
-dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention
-sérieuse, avec cet intérêt qu’on met aux choses qui vous touchent le
-cœur.</p>
-
-<p>Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_72">72</span></p>
-
-<p>—Tiens, en voilà une drôle d’histoire que je ne t’ai jamais racontée,
-une histoire sentimentale pourtant, et qui m’est arrivée! Oh! ce fut
-un singulier jour de l’an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans...
-puisque j’avais trente ans et que j’en ai cinquante!...</p>
-
-<p>J’étais alors inspecteur de la Compagnie d’assurances maritimes que je
-dirige aujourd’hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1<sup>er</sup>
-janvier, puisqu’on est convenu de faire de ce jour un jour de fête,
-quand je reçus une lettre du directeur me donnant l’ordre de partir
-immédiatement pour l’île de Ré, où venait de s’échouer un trois-mâts de
-Saint-Nazaire, assuré par nous. Il était alors huit heures du matin.
-J’arrivai à la Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions,
-et, le soir même, je prenais l’express, qui me déposait à la Rochelle
-le lendemain 31 décembre.</p>
-
-<p>J’avais deux heures, avant de monter sur le bateau de Ré, le
-<i>Jean-Guiton</i>. Je fis un tour en ville. C’est vraiment une ville
-bizarre et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées
-comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries
-sans fin, des galeries à arcades comme celles de la rue <span class="pagenum" id="Page_73">73</span> de Rivoli,
-mais basses, ces galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui
-semblent construites et demeurées comme un décor de conspirateurs, le
-décor antique et saisissant des guerres d’autrefois, des guerres de
-religion héroïques et sauvages. C’est bien la vieille cité huguenote,
-grave, discrète, sans art superbe, sans aucun de ces admirables
-monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa
-physionomie sévère, un peu sournoise aussi, une cité de batailleurs
-obstinés, où doivent éclore les fanatismes, la ville où s’exalta la foi
-des calvinistes et où naquit le complot des quatre sergents.</p>
-
-<p>Quand j’eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur
-un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à
-l’île de Ré. Il partit en soufflant, d’un air colère, passa entre les
-deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de
-la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d’eau les
-pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il
-obliqua vers la droite.</p>
-
-<p>C’était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée,
-compriment le <span class="pagenum" id="Page_74">74</span> cœur, éteignent en nous toute force et toute
-énergie; un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme
-de la pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une
-buée d’égout.</p>
-
-<p>Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer
-peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une
-ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d’eau trouble, d’eau grasse,
-d’eau stagnante. Le <i>Jean-Guiton</i> passait dessus en roulant un peu, par
-habitude, coupait cette nappe opaque et lisse, puis laissait derrière
-lui quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se
-calmaient bientôt.</p>
-
-<p>Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans
-pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais
-quelques détails sur le sinistre que j’allais constater. Un grand
-trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le <i>Marie-Joseph</i>, avait échoué, par
-une nuit d’ouragan, sur les sables de l’île de Ré.</p>
-
-<p>La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l’armateur, qu’il
-avait été impossible de le renflouer, et qu’on avait dû enlever au
-plus vite tout ce qui pouvait en être détaché. <span class="pagenum" id="Page_75">75</span> Il me fallait donc
-constater la situation de l’épave, apprécier quel devait être son état
-avant le naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le
-remettre à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner
-ensuite contradictoirement, si besoin était, dans le procès.</p>
-
-<p>Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu’il
-jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.</p>
-
-<p>Le capitaine du <i>Jean-Guiton</i> connaissait parfaitement l’affaire, ayant
-été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.</p>
-
-<p>Il me raconta le sinistre, très simple d’ailleurs. Le <i>Marie-Joseph</i>,
-poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au
-hasard sur une mer d’écume,—«une mer de soupe au lait», disait le
-capitaine,—était venu s’échouer sur ces immenses bancs de sable qui
-changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de
-la marée basse.</p>
-
-<p>Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre
-l’océan et le ciel pesant restait un espace libre où l’œil voyait au
-loin. Nous suivions une terre. Je demandai:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span></p>
-
-<p>—C’est l’île de Ré?</p>
-
-<p>—Oui, monsieur.</p>
-
-<p>—Et tout à coup le capitaine, étendant la main droit devant nous, me
-montra en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:</p>
-
-<p>—Tenez, voilà votre navire!</p>
-
-<p>—Le <i>Marie-Joseph</i>?...</p>
-
-<p>—Mais, oui.</p>
-
-<p>J’étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j’aurais
-pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins
-des côtes.</p>
-
-<p>Je repris:</p>
-
-<p>—Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d’eau à l’endroit que
-vous me désignez?</p>
-
-<p>Il se mit à rire.</p>
-
-<p>—Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...</p>
-
-<p>C’était un Bordelais. Il continua:</p>
-
-<p>—Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en
-par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l’hôtel du
-<i>Dauphin</i>, et je vous promets qu’à deux heures cinquante ou trois
-heures au plusse vous toucherez l’épave, pied <span class="pagenum" id="Page_77">77</span> sec, mon ami, et
-vous aurez une heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus,
-pas plusse, par exemple: vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin
-et plusse elle revient vite. C’est plat comme une punaise, cette côte!
-Remettez-vous en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous
-remontez à sept heures et demie sur le <i>Jean-Guiton</i>, qui vous dépose
-ce soir même sur le quai de La Rochelle.</p>
-
-<p>Je remerciai le capitaine et j’allai m’asseoir à l’avant du vapeur,
-pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions
-rapidement.</p>
-
-<p>Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales
-à toutes les maigres îles semées le long des continents. C’était un
-gros village de pêcheurs, un pied dans l’eau, un pied sur terre, vivant
-de poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de
-moules. L’île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très
-peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l’intérieur.</p>
-
-<p>Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la
-mer baissait rapidement, je m’en allai, à travers les sables, <span class="pagenum" id="Page_78">78</span> vers
-une sorte de roc noir que j’apercevais au-dessus de l’eau, là-bas,
-là-bas.</p>
-
-<p>J’allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et
-qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l’heure, était là,
-maintenant, je l’apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et
-je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l’Océan. Je
-croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L’Atlantique
-était devant moi tout à l’heure, puis il avait disparu dans la grève,
-comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au
-milieu d’un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l’eau salée
-demeuraient en moi. Je sentais l’odeur du varech, l’odeur de la vague,
-la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n’avais plus
-froid; je regardais l’épave échouée, qui grandissait à mesure que
-j’avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.</p>
-
-<p>Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue
-plate et jaune, des proportions surprenantes. Je l’atteignis enfin,
-après une heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée,
-montrant, comme les côtes d’une bête, ses os rompus, ses os de <span class="pagenum" id="Page_79">79</span>
-bois goudronné, percés de clous énormes. Le sable déjà l’avait envahie,
-entré par toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la
-lâcherait plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L’avant
-était entré profondément dans cette plage douce et perfide, tandis que
-l’arrière, relevé, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d’appel
-désespéré, ces deux mots blancs sur le bordage noir: <i>Marie-Joseph</i>.</p>
-
-<p>J’escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu
-sur le pont, je pénétrai dans l’intérieur. Le jour, entré par les
-trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement
-ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies.
-Il n’y avait plus rien là dedans que du sable qui servait de sol à ce
-souterrain de planches.</p>
-
-<p>Je me mis à prendre des notes sur l’état du bâtiment. Je m’étais assis
-sur un baril vide et brisé, et j’écrivais à la lueur d’une large fente
-par où je pouvais apercevoir l’étendue illimitée de la grève. Un
-singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de
-moment en moment; et je cessais d’écrire parfois pour écouter le bruit
-vague et mystérieux de l’épave: bruit des crabes grattant les <span class="pagenum" id="Page_80">80</span>
-bordages de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites
-de la mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et
-régulier du taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille,
-toutes les vieilles charpentes, qu’il creuse et dévore.</p>
-
-<p>Et, soudain, j’entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis un
-bond comme en face d’une apparition. Je crus vraiment, pendant une
-seconde, que j’allais voir se lever, au fond de la sinistre cale,
-deux noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut
-pas longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets:
-et j’aperçus debout, à l’avant du navire, un grand monsieur avec
-trois jeunes filles, ou plutôt, un grand Anglais avec trois misses.
-Assurément, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet
-être rapide sur le trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se
-sauva; les deux autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui,
-il avait ouvert la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son
-émotion.</p>
-
-<p>Puis, après quelques secondes, il parla:</p>
-
-<p>—Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span></p>
-
-<p>—Oui, monsieur.</p>
-
-<p>—Est-ce que je pôvé la visiter?</p>
-
-<p>—Oui, monsieur.</p>
-
-<p>Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai
-seulement ce mot: <i>gracious</i>, revenu plusieurs fois.</p>
-
-<p>Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur
-et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois
-fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l’aînée, une
-blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si
-mignonne! Vraiment, les jolies Anglaises ont bien l’air de tendres
-fruits de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable
-et que ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec
-leur fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles roses et
-aux perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs
-inconnues des océans.</p>
-
-<p>Elle parlait un peu mieux que son père, et elle nous servit
-d’interprète. Il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails,
-que j’inventai, comme si j’eusse assisté à la catastrophe. Puis,
-toute la famille descendit dans l’intérieur de l’épave. Dès qu’ils
-eurent pénétré <span class="pagenum" id="Page_82">82</span> dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils
-poussèrent des cris d’étonnement et d’admiration; et soudain le père et
-les trois filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute
-dans leurs grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même
-temps quatre croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.</p>
-
-<p>Ils s’étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les
-quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes
-noires qui devaient représenter le ventre entr’ouvert du <i>Marie-Joseph</i>.</p>
-
-<p>Tout en travaillant, l’aînée des fillettes causait avec moi, qui
-continuais à inspecter le squelette du navire.</p>
-
-<p>J’appris qu’ils passaient l’hiver à Biarritz et qu’ils étaient venus
-tout exprès à l’île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils
-n’avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c’étaient de simples
-et braves toqués, de ces errants éternels dont l’Angleterre couvre le
-monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs,
-vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine
-entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de
-petits échassiers <span class="pagenum" id="Page_83">83</span> en croissance, sèches aussi, sauf l’aînée, et
-gentilles toutes trois, mais surtout la plus grande.</p>
-
-<p>Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire,
-de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour
-m’interroger, des yeux bleus comme l’eau profonde, de cesser de
-dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire «yes» ou
-«nô», que je serais demeuré un temps indéfini à l’écouter et à la
-regarder.</p>
-
-<p>Tout à coup, elle murmura:</p>
-
-<p>—J’entendai une petite mouvement sur cette bateau.</p>
-
-<p>Je prêtai l’oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit,
-singulier, continu. Qu’était-ce? Je me levai pour aller regarder par la
-fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle
-allait nous entourer!</p>
-
-<p>Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L’eau nous
-cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse.
-Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s’allongeait comme
-une tache démesurée. A peine quelques centimètres d’eau couvraient le
-sable; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l’imperceptible
-flot.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span></p>
-
-<p>L’Anglais voulut s’élancer, je le retins; la fuite était impossible, à
-cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et
-où nous tomberions au retour.</p>
-
-<p>Ce fut, dans nos cœurs, une minute d’horrible angoisse. Puis, la
-petite Anglaise se mit à sourire et murmura:</p>
-
-<p>—Ce été nous les naufragés!</p>
-
-<p>Je voulus rire; mais la peur m’étreignait, une peur lâche, affreuse,
-basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions
-m’apparurent en même temps. J’avais envie de crier: «Au secours!» Vers
-qui?</p>
-
-<p>Les deux petites Anglaises s’étaient blotties contre leur père, qui
-regardait d’un œil consterné, la mer démesurée autour de nous.</p>
-
-<p>Et la nuit tombait, aussi rapide que l’Océan montant, une nuit lourde,
-humide, glacée.</p>
-
-<p>Je dis:</p>
-
-<p>—Il n’y a rien à faire qu’à demeurer sur ce bateau.</p>
-
-<p>L’Anglais répondit:</p>
-
-<p>—Oh! yes!</p>
-
-<p>Et nous restâmes là un quart d’heure, une demi-heure, je ne sais, en
-vérité, combien de temps, à regarder autour de nous, cette eau <span class="pagenum" id="Page_85">85</span>
-jaune qui s’épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait
-jouer sur l’immense grève reconquise.</p>
-
-<p>Une des fillettes eut froid, et l’idée nous vint de redescendre,
-pour nous mettre à l’abri de la brise légère, mais glacée, qui nous
-effleurait et nous piquait la peau.</p>
-
-<p>Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d’eau. Nous dûmes
-alors nous blottir contre le bordage d’arrière, qui nous garantissait
-un peu.</p>
-
-<p>Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés
-les uns contre les autres, entourés d’ombre et d’eau. Je sentais
-trembler, contre mon épaule, l’épaule de la petite Anglaise, dont les
-dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce
-de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m’était délicieuse
-comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles,
-muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d’ouragan.
-Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et
-grandissant, je commençais à me sentir heureux d’être là, heureux du
-froid et du péril, heureux de ces longues heures d’ombre et d’angoisse
-à passer <span class="pagenum" id="Page_86">86</span> sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne
-fillette.</p>
-
-<p>Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de
-joie qui me pénétrait.</p>
-
-<p>Pourquoi? Sait-on? Parce qu’elle était là? Qui, elle? Une petite
-Anglaise inconnue. Je ne l’aimais pas, je ne la connaissais point, et
-je me sentais attendri, conquis! J’aurais voulu la sauver, me dévouer
-pour elle, faire mille folies. Étrange chose! Comment se fait-il que la
-présence d’une femme nous bouleverse ainsi? Est-ce la puissance de sa
-grâce qui nous enveloppe? La séduction de la joliesse et de la jeunesse
-qui nous grise comme ferait le vin?</p>
-
-<p>N’est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l’amour, du mystérieux
-amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance
-dès qu’il a mis face à face l’homme et la femme, et qui les pénètre
-d’émotion, d’une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille
-la terre pour y faire pousser des fleurs!</p>
-
-<p>Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel,
-car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement <span class="pagenum" id="Page_87">87</span>
-léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone
-clapotement du courant contre le bateau.</p>
-
-<p>Tout à coup, j’entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises
-pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler
-dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu’il la
-rassurait et qu’elle avait toujours peur.</p>
-
-<p>Je demandai à ma voisine:</p>
-
-<p>—Vous n’avez pas trop froid, miss?</p>
-
-<p>—Oh! si. J’avé froid beaucoup.</p>
-
-<p>Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l’avais ôté;
-je l’en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa
-main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.</p>
-
-<p>Depuis quelques minutes, l’air devenait plus vif, le clapotis de l’eau
-plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle
-me passa sur le visage. Le vent s’élevait!</p>
-
-<p>L’Anglais s’en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement:</p>
-
-<p>—C’était mauvaise pour nous, cette...</p>
-
-<p>Assurément c’était mauvais, c’était la mort certaine si des lames, même
-de faibles lames, venaient attaquer et secouer l’épave, tellement <span class="pagenum" id="Page_88">88</span>
-brisée et disjointe que la première vague un peu rude l’emporterait en
-bouillie.</p>
-
-<p>Alors notre angoisse s’accrut de seconde en seconde avec les rafales
-de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je
-voyais dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître,
-des lignes d’écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du
-<i>Marie-Joseph</i>, l’agitait d’un court frémissement qui nous montait
-jusqu’au cœur.</p>
-
-<p>L’Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j’avais
-une envie folle de la saisir dans mes bras.</p>
-
-<p>Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares
-brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants,
-pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient,
-nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un
-d’eux surtout m’irritait. Il s’éteignait toutes les trente secondes
-pour se rallumer aussitôt; c’était bien un œil, celui-là, avec sa
-paupière sans cesse baissée sur son regard de feu.</p>
-
-<p>De temps en temps, l’Anglais frottait une allumette pour regarder
-l’heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à <span class="pagenum" id="Page_89">89</span> coup,
-il me dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine
-gravité:</p>
-
-<p>—Môsieu, je vous souhaite bon année.</p>
-
-<p>Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu’il serra; puis il prononça
-une phrase d’anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter
-le <i>God save the Queen</i>, qui monta dans l’air noir, dans l’air muet, et
-s’évapora à travers l’espace.</p>
-
-<p>J’eus d’abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion
-puissante et bizarre.</p>
-
-<p>C’était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés,
-de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de
-plus grand, de comparable à l’antique et sublime <i>Ave, Cæsar, morituri
-te salutant</i>.</p>
-
-<p>Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule
-une ballade, une légende, ce qu’elle voudrait, pour nous faire oublier
-nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune
-s’envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car
-les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et
-voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_90">90</span></p>
-
-<p>La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais
-plus qu’à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque
-avait passé près de nous, qu’auraient dit les matelots? Mon esprit
-tourmenté s’égarait dans le rêve! Une sirène! N’était-ce point, en
-effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m’avait retenu sur ce
-navire vermoulu et qui, tout à l’heure, allait s’enfoncer avec moi dans
-les flots?...</p>
-
-<p>Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le
-<i>Marie-Joseph</i> s’était affaissé sur son flanc droit. L’Anglaise étant
-tombée sur moi, je l’avais saisie dans mes bras, et follement, sans
-savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais
-à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait
-plus; nous autres aussi ne bougions point.</p>
-
-<p>Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un
-mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j’aurais voulu que le
-bateau s’ouvrît en deux pour tomber à l’eau avec elle.</p>
-
-<p>L’Anglais reprit:</p>
-
-<p>—Une petite bascoule, ce n’été rien. J’avé mes trois filles conserves.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_91">91</span></p>
-
-<p>Ne voyant point l’aînée, il l’avait crue perdue d’abord!</p>
-
-<p>Je me relevai lentement, et, soudain, j’aperçus une lumière sur la mer,
-tout près de nous. Je criai; on répondit. C’était une barque qui nous
-cherchait, le patron de l’hôtel ayant prévu notre imprudence.</p>
-
-<p>Nous étions sauvés. J’en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau,
-et on nous ramena à Saint-Martin.</p>
-
-<p>L’Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:</p>
-
-<p>—Bonne souper! bonne souper!</p>
-
-<p>On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le <i>Marie-Joseph</i>.</p>
-
-<p>Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d’étreintes et de
-promesses de s’écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s’en fallut que
-je ne les suivisse.</p>
-
-<p>J’étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes,
-si nous avions passé huit jours ensemble, je l’épousais! Combien
-l’homme, parfois, est faible et incompréhensible!</p>
-
-<p>Deux ans s’écoulèrent sans que j’entendisse parler d’eux; puis je
-reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et,
-<span class="pagenum" id="Page_92">92</span> depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1<sup>er</sup> janvier.
-Elle me raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs,
-jamais de son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et moi, je ne lui parle
-que du <i>Marie-Joseph</i>... C’est peut-être la seule femme que j’aie
-aimée... non... que j’aurais aimée... Ah!... voilà... sait-on?... Les
-événements vous emportent... Et puis... et puis... tout passe... Elle
-doit être vieille, à présent... je ne la reconnaîtrais pas... Ah! celle
-d’autrefois... celle de l’épave... quelle créature... divine! Elle
-m’écrit que ses cheveux sont tout blancs... Mon Dieu!... ça m’a fait
-une peine horrible... Ah! ses cheveux blonds... Non, la mienne n’existe
-plus... Que c’est triste... tout ça!...</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>L’Épave</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du vendredi 1<sup>er</sup> janvier 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_95">95</span>
-
- <h2 id="ch_3"><span class="h2line2">L’ERMITE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">N</span><span class="smcap">OUS</span> avions été voir, avec quelques amis, le vieil ermite installé
-sur un ancien tumulus couvert de grands arbres, au milieu de la vaste
-plaine qui va de Cannes à la Napoule.</p>
-
-<p>En revenant, nous parlions de ces singuliers solitaires laïques,
-nombreux autrefois, et dont la race aujourd’hui disparaît. Nous
-cherchions les causes morales, nous nous efforcions de déterminer la
-nature des chagrins qui poussaient jadis les hommes dans les solitudes.</p>
-
-<p>Un de nos compagnons dit tout à coup:</p>
-
-<p>—J’ai connu deux solitaires, un homme et une femme. La femme doit
-être encore <span class="pagenum" id="Page_96">96</span> vivante. Elle habitait, il y a cinq ans, une ruine
-au sommet d’un mont absolument désert sur la côte de Corse, à quinze
-ou vingt kilomètres de toute maison. Elle vivait là avec une bonne;
-j’allai la voir. Elle avait été certainement une femme du monde
-distinguée. Elle me reçut avec politesse et même avec bonne grâce, mais
-je ne sais rien d’elle; je ne devinai rien.</p>
-
-<p>Quant à l’homme, je vais vous raconter sa sinistre aventure:</p>
-
-<p>Retournez-vous. Vous apercevez là-bas ce mont pointu et boisé qui se
-détache derrière la Napoule, tout seul en avant des cimes de l’Esterel;
-on l’appelle dans le pays le mont des Serpents. C’est là que vivait mon
-solitaire, dans les murs d’un petit temple antique, il y a douze ans
-environ.</p>
-
-<p>Ayant entendu parler de lui, je me décidai à faire sa connaissance
-et je partis de Cannes, à cheval, un matin de mars. Laissant ma bête
-à l’auberge de la Napoule, je me mis à gravir à pied ce singulier
-cône, haut peut-être de cent cinquante ou deux cents mètres et couvert
-de plantes aromatiques, de cystes surtout, dont l’odeur est si vive
-et si pénétrante qu’elle trouble et cause <span class="pagenum" id="Page_97">97</span> un malaise. Le sol
-est pierreux et on voit souvent glisser sur les cailloux de longues
-couleuvres qui disparaissent dans les herbes. De là ce surnom bien
-mérité de mont des Serpents. Dans certains jours, les reptiles semblent
-vous naître sous les pieds quand on gravit la pente exposée au soleil.
-Ils sont si nombreux qu’on n’ose plus marcher et qu’on éprouve une gêne
-singulière, non pas une peur, car ces bêtes sont inoffensives, mais une
-sorte d’effroi mystique. J’ai eu plusieurs fois la singulière sensation
-de gravir un mont sacré de l’antiquité, une bizarre colline parfumée et
-mystérieuse, couverte de cystes et peuplée de serpents et couronnée par
-un temple.</p>
-
-<p>Ce temple existe encore. On m’a affirmé du moins que ce fut un temple.
-Car je n’ai point cherché à en savoir davantage pour ne pas gâter mes
-émotions.</p>
-
-<p>Donc j’y grimpai, un matin de mars, sous prétexte d’admirer le pays.
-En parvenant au sommet j’aperçus en effet des murs et, assis sur une
-pierre, un homme. Il n’avait guère plus de quarante-cinq ans, bien que
-ses cheveux fussent tout blancs; mais sa barbe était presque noire
-encore. Il caressait un chat <span class="pagenum" id="Page_98">98</span> roulé sur ses genoux et ne semblait
-point prendre garde à moi. Je fis le tour des ruines, dont une partie
-couverte et fermée au moyen de branches, de paille, d’herbe et de
-cailloux, était habitée par lui, et je revins de son côté.</p>
-
-<p>La vue, de là, est admirable. C’est, à droite, l’Esterel aux sommets
-pointus, étrangement découpés, puis la mer démesurée, s’allongeant
-jusqu’aux côtes lointaines de l’Italie, avec ses caps nombreux et, en
-face de Cannes, les îles de Lérins, vertes et plates, qui semblent
-flotter et dont la dernière présente vers le large un haut et vieux
-château fort à tours crénelées, bâti dans les flots mêmes.</p>
-
-<p>Puis dominant la côte verte, où l’on voit pareilles, d’aussi loin, à
-des œufs innombrables pondus au bord du rivage, le long chapelet
-de villas et de villes blanches bâties dans les arbres, s’élèvent les
-Alpes, dont les sommets sont encore encapuchonnés de neige.</p>
-
-<p>Je murmurai: «Cristi, c’est beau.»</p>
-
-<p>L’homme leva la tête et dit: «Oui, mais quand on voit ça toute la
-journée, c’est monotone.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p>
-
-<p>Donc il parlait, il causait et il s’ennuyait, mon solitaire. Je le
-tenais.</p>
-
-<p>Je ne restai pas longtemps ce jour-là et je m’efforçai seulement de
-découvrir la couleur de sa misanthropie. Il me fit surtout l’effet d’un
-être fatigué des autres, las de tout, irrémédiablement désillusionné et
-dégoûté de lui-même comme du reste.</p>
-
-<p>Je le quittai après une demi-heure d’entretien. Mais je revins huit
-jours plus tard, et encore une fois la semaine suivante, puis toutes
-les semaines; si bien qu’avant deux mois nous étions amis.</p>
-
-<p>Or, un soir de la fin de mai, je jugeai le moment venu et j’emportai
-des provisions pour dîner avec lui sur le mont des Serpents.</p>
-
-<p>C’était un de ces soirs du Midi si odorants dans ce pays où l’on
-cultive les fleurs comme le blé dans le Nord, dans ce pays où l’on
-fabrique presque toutes les essences qui parfumeront la chair et
-les robes des femmes, un de ces soirs où les souffles des orangers
-innombrables, dont sont plantés les jardins et tous les replis des
-vallons, troublent et alanguissent à faire rêver d’amour les vieillards.</p>
-
-<p>Mon solitaire m’accueillit avec une joie <span class="pagenum" id="Page_100">100</span> visible; il consentit
-volontiers à partager mon dîner.</p>
-
-<p>Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l’habitude; il
-s’anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité
-Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il.</p>
-
-<p>Je lui demandai brusquement: «Quelle drôle d’idée vous avez eue de
-venir vous percher sur ce sommet?»</p>
-
-<p>Il répondit aussitôt: «Ah! c’est que j’ai reçu la plus rude secousse
-que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur?
-Il vous fera me plaindre, peut-être! Et puis... je ne l’ai jamais dit
-à personne... jamais... et je voudrais savoir... une fois... ce qu’en
-pense un autre... et comment il le juge.</p>
-
-<p>Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville.
-Mes parents m’avaient laissé quelque milliers de francs de rente,
-et j’obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me
-faisait riche, pour un garçon.</p>
-
-<p>J’avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce que
-c’est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> femme
-légitime, je passais tantôt trois mois avec l’une, tantôt six mois avec
-l’autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à
-prendre ou à vendre.</p>
-
-<p>Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait,
-satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je
-vivais sur le boulevard, dans les théâtres et dans les cafés, toujours
-dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J’étais un de
-ces milliers d’êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans
-la vie; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n’ont
-souci de rien, n’ayant de passion pour rien. J’étais ce qu’on appelle
-un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge
-exactement.</p>
-
-<p>Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s’écoula lente et rapide,
-sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années
-monotones de Paris où n’entre dans l’esprit aucun de ces souvenirs qui
-font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l’on
-boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout
-ce qui se goûte et tout ce qui s’embrasse, sans avoir envie de rien. On
-était jeune; on est vieux <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> sans avoir rien fait de ce que font les
-autres; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans
-amis, sans parents, sans femmes, sans enfants.</p>
-
-<p>Donc, j’atteignis doucement et vivement la quarantaine; et pour fêter
-cet anniversaire, je m’offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un
-grand café. J’étais un solitaire dans le monde; je jugeai plaisant de
-célébrer cette date en solitaire.</p>
-
-<p>Après dîner, j’hésitai sur ce que je ferais. J’eus envie d’entrer dans
-un théâtre; et puis l’idée me vint d’aller en pèlerinage au quartier
-Latin, où j’avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et
-j’entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l’on est
-servi par des filles.</p>
-
-<p>Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse.
-Je lui offris une consommation qu’elle accepta tout de suite. Elle
-s’assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir
-à quel genre de mâle elle avait affaire. C’était une blonde, ou plutôt
-une blondine, une fraîche, toute fraîche créature qu’on devinait rose
-et potelée sous l’étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses
-galantes et bêtes qu’on dit toujours à <span class="pagenum" id="Page_103">103</span> ces êtres-là; et comme
-elle était vraiment charmante, l’idée me vint soudain de l’emmener...
-toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile.
-Elle se trouvait libre... depuis quinze jours, me dit-elle... et elle
-accepta d’abord de venir souper aux Halles quand son service serait
-fini.</p>
-
-<p>Comme je craignais qu’elle ne me faussât compagnie,—on ne sait jamais
-ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent
-qui souffle dans une tête de femme,—je demeurai là, toute la soirée, à
-l’attendre.</p>
-
-<p>J’étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en
-regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l’Amour,
-si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps.
-Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie
-des hommes à Paris.</p>
-
-<p>Pardonnez-moi ces détails grossiers; ceux qui n’ont pas aimé
-poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une
-côtelette à la boucherie, sans s’occuper d’autre chose que de la
-qualité de leur chair.</p>
-
-<p>Donc, je l’emmenai chez elle,—car j’ai le respect de mes draps.
-C’était un petit logis d’ouvrière, au cinquième, propre et <span class="pagenum" id="Page_104">104</span> pauvre;
-et j’y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une
-grâce et une gentillesse rares.</p>
-
-<p>Comme j’allais partir, je m’avançai vers la cheminée afin d’y déposer
-le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde
-entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit, je vis vaguement
-une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies
-dont l’une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées
-daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je
-demeurai interdit, trop surpris pour comprendre... C’était le mien, le
-premier de mes portraits... que j’avais fait faire autrefois, quand je
-vivais en étudiant au quartier Latin.</p>
-
-<p>Je le saisis brusquement pour l’examiner de plus près. Je ne me
-trompais point... et j’eus envie de rire, tant la chose me parut
-inattendue et drôle.</p>
-
-<p>Je demandai: «Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là?</p>
-
-<p>Elle répondit: «C’est mon père, que je n’ai pas connu. Maman me l’a
-laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un
-jour...»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p>
-
-<p>Elle hésita, se mit à rire, et reprit: «Je ne sais pas à quoi par
-exemple. Je ne pense pas qu’il vienne me reconnaître.»</p>
-
-<p>Mon cœur battait précipité comme le galop d’un cheval emporté. Je
-remis l’image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir
-ce que je faisais, deux billets de cent francs que j’avais en poche,
-et je me sauvai en criant: «A bientôt... au revoir... ma chérie... au
-revoir.»</p>
-
-<p>J’entendis qu’elle répondait: «A mardi.» J’étais dans l’escalier obscur
-que je descendis à tâtons.</p>
-
-<p>Lorsque je sortis dehors, je m’aperçus qu’il pleuvait, et je partis à
-grands pas, par une rue quelconque.</p>
-
-<p>J’allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir! Était-ce
-possible?—Oui.—Je me rappelai soudain une fille qui m’avait écrit,
-un mois environ après notre rupture, qu’elle était enceinte de moi.
-J’avais déchiré ou brûlé la lettre, et oublié cela.—J’aurais dû
-regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la petite. Mais
-l’aurais-je reconnue? C’était la photographie d’une vieille femme, me
-semblait-il.</p>
-
-<p>J’atteignis le quai. Je vis un banc et je <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> m’assis. Il pleuvait.
-Des gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie
-m’apparut odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes,
-d’infamies voulues ou inconscientes. Ma fille!... Je venais peut-être
-de posséder ma fille!... Et Paris, ce grand Paris sombre, morne,
-boueux, triste, noir, avec toutes ces maisons fermées, était plein de
-choses pareilles, d’adultères, d’incestes, d’enfants violés. Je me
-rappelai ce qu’on disait des ponts hantés par des vicieux infâmes.</p>
-
-<p>J’avais fait, sans le vouloir, sans le savoir, pis que ces êtres
-ignobles. J’étais entré dans la couche de ma fille!</p>
-
-<p>Je faillis me jeter à l’eau. J’étais fou! J’errai jusqu’au jour, puis
-je revins chez moi pour réfléchir.</p>
-
-<p>Je fis alors ce qui me parut le plus sage: je priai un notaire
-d’appeler cette petite et de lui demander dans quelles conditions sa
-mère lui avait remis le portrait de celui qu’elle supposait être son
-père, me disant chargé de ce soin par un ami.</p>
-
-<p>Le notaire exécuta mes ordres. C’est à son lit de mort que cette femme
-avait désigné le père de sa fille, et devant un prêtre qu’on me nomma.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_107">107</span></p>
-
-<p>Alors, toujours au nom de cet ami inconnu, je fis remettre à cet enfant
-la moitié de ma fortune, cent quarante mille francs environ, dont
-elle ne peut toucher que la rente, puis je donnai ma démission de mon
-emploi, et me voici.</p>
-
-<p>En errant sur ce rivage, j’ai trouvé ce mont et je m’y suis arrêté...
-jusques à quand... je l’ignore!</p>
-
-<p>Que pensez-vous de moi... et de ce que j’ai fait?</p>
-
-<p>Je répondis en lui tendant la main:</p>
-
-<p>—Vous avez fait ce que vous deviez faire. Bien d’autres eussent
-attaché moins d’importance à cette odieuse fatalité.</p>
-
-<p>Il reprit: «Je le sais, mais, moi, j’ai failli en devenir fou. Il
-paraît que j’avais l’âme sensible sans m’en être jamais douté. Et j’ai
-peur de Paris, maintenant, comme les croyants doivent avoir peur de
-l’enfer. J’ai reçu un coup sur la tête, voilà tout, un coup comparable
-à la chute d’une tuile quand on passe dans la rue. Je vais mieux depuis
-quelque temps.»</p>
-
-<p>Je quittai mon solitaire. J’étais fort troublé par son récit.</p>
-
-<p>Je le revis encore deux fois, puis je partis, <span class="pagenum" id="Page_108">108</span> car je ne reste
-jamais dans le Midi après la fin de mai.</p>
-
-<p>Quand je revins l’année suivante, l’homme n’était plus sur le mont des
-Serpents; et je n’ai jamais entendu parler de lui.</p>
-
-<p>Voilà l’histoire de mon ermite.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>L’Ermite</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 26 janvier 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_111">111</span>
-
- <h2 id="ch_4"><span class="h2line2">MADEMOISELLE PERLE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">Q</span><span class="smcap">UELLE</span> singulière idée j’ai eue, vraiment ce soir-là, de choisir pour
-reine M<sup>lle</sup> Perle.</p>
-
-<p>Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon
-père, dont il était le plus intime camarade, m’y conduisait quand
-j’étais enfant. J’ai continué, et je continuerai sans doute tant que je
-vivrai, et tant qu’il y aura un Chantal en ce monde.</p>
-
-<p>Les Chantal, d’ailleurs, ont une existence singulière; ils vivent à
-Paris comme s’ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson.</p>
-
-<p>Ils possèdent, auprès de l’Observatoire, une maison dans un petit
-jardin. Ils sont chez <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> eux, là, comme en province. De Paris, du
-vrai Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont
-si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long
-voyage. M<sup>me</sup> Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la
-famille. Voici comment on va aux grandes provisions.</p>
-
-<p>M<sup>lle</sup> Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les
-armoires au linge sont administrées par la maîtresse elle-même),
-M<sup>lle</sup> Perle prévient que le sucre touche à sa fin, que les conserves
-sont épuisées, qu’il ne reste plus grand’chose au fond du sac à café.</p>
-
-<p>Ainsi mise en garde contre la famine, M<sup>me</sup> Chantal passe l’inspection
-des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a
-inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d’abord à de longs calculs
-et ensuite à de longues discussions avec M<sup>lle</sup> Perle. On finit
-cependant par se mettre d’accord et par fixer les quantités de chaque
-chose dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café,
-confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons
-salés ou fumés, etc., etc.</p>
-
-<p>Après quoi, on arrête le jour des achats et on s’en va, en fiacre, dans
-un fiacre à galerie, <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> chez un épicier considérable qui habite au
-delà des ponts, dans les quartiers neufs.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Chantal et M<sup>lle</sup> Perle font ce voyage ensemble,
-mystérieusement, et reviennent à l’heure du dîner, exténuées, bien
-qu’émues encore, et cahotées dans le coupé dont le toit est couvert de
-paquets et de sacs, comme une voiture de déménagement.</p>
-
-<p>Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l’autre côté de
-la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une
-population singulière, bruyante, peu honorable, qui passe les jours
-en dissipations, les nuits en fêtes, et qui jette l’argent par les
-fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles
-au théâtre, à l’Opéra-Comique ou au Français, quand la pièce est
-recommandée par le journal que lit M. Chantal.</p>
-
-<p>Les jeunes filles ont aujourd’hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont
-deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien
-élevées, si bien élevées qu’elles passent inaperçues comme deux jolies
-poupées. Jamais l’idée ne me viendrait de faire attention ou de faire
-la cour aux demoiselles Chantal; c’est à peine si on ose leur parler,
-tant on les <span class="pagenum" id="Page_114">114</span> sent immaculées; on a presque peur d’être inconvenant
-en les saluant.</p>
-
-<p>Quant au père, c’est un charmant homme, très instruit, très ouvert,
-très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la
-tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille
-pour vivre à son gré, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup,
-cause volontiers, et s’attendrit facilement. L’absence de contacts,
-de coudoiements et de heurts a rendu très sensible et délicat son
-épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l’émeut, l’agite et le
-fait souffrir.</p>
-
-<p>Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations
-restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi
-deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin.</p>
-
-<p>Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 août et le jour des Rois.
-Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques pour les
-catholiques.</p>
-
-<p>Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul
-convive étranger.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>Donc, cette année, comme les autres années, j’ai été dîner chez les
-Chantal pour fêter l’Épiphanie.</p>
-
-<p>Selon la coutume, j’embrassai M. Chantal, M<sup>me</sup> Chantal et M<sup>lle</sup>
-Perle, et je fis un grand salut à M<sup>lles</sup> Louise et Pauline. On
-m’interrogea sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la
-politique, sur ce qu’on pensait dans le public des affaires du Tonkin,
-et sur nos représentants. M<sup>me</sup> Chantal, une grosse dame, dont toutes
-les idées me font l’effet d’être carrées à la façon des pierres de
-taille, avait coutume d’émettre cette phrase comme conclusion à toute
-discussion politique: «Tout cela est de la mauvaise graine pour plus
-tard». Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de M<sup>me</sup>
-Chantal sont carrées? Je n’en sais rien; mais tout ce qu’elle dit
-prend cette <span class="pagenum" id="Page_116">116</span> forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec
-quatre angles symétriques. Il y a d’autres personnes dont les idées me
-semblent toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. Dès qu’elles
-ont commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort
-par dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que
-je vois courir l’une derrière l’autre, jusqu’au bout de l’horizon.
-D’autres personnes aussi ont des idées pointues... Enfin, cela importe
-peu.</p>
-
-<p>On se mit à table comme toujours, et le dîner s’acheva sans qu’on eût
-dit rien à retenir.</p>
-
-<p>Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal
-était roi. Était-ce l’effet d’un hasard continu ou d’une convention
-familiale, je n’en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève
-dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine M<sup>me</sup> Chantal.
-Aussi, fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque
-chose de très dur qui faillit me casser une dent. J’ôtai doucement
-cet objet de ma bouche et j’aperçus une petite poupée de porcelaine,
-pas plus grosse qu’un haricot. La surprise me fit dire: «Ah!» On me
-regarda, et Chantal s’écria en <span class="pagenum" id="Page_117">117</span> battant des mains: «C’est Gaston.
-C’est Gaston. Vive le roi! vive le roi!»</p>
-
-<p>Tout le monde reprit en chœur: «Vive le roi!» Et je rougis jusqu’aux
-oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un
-peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce
-grain de faïence, m’efforçant de rire et ne sachant que faire ni que
-dire, lorsque Chantal reprit: «Maintenant, il faut choisir une reine.»</p>
-
-<p>Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions
-me traversèrent l’esprit. Voulait-on me faire désigner une des
-demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je
-préférais? Était-ce une douce, légère, insensible poussée des parents
-vers un mariage possible? L’idée de mariage rôde sans cesse dans
-toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous
-les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre
-m’envahit, et aussi une extrême timidité, devant l’attitude si
-obstinément correcte et fermée de M<sup>lles</sup> Louise et Pauline. Élire
-l’une d’elles au détriment de l’autre, me sembla aussi difficile que de
-choisir entre deux gouttes d’eau; et puis, la crainte de m’aventurer
-dans une histoire <span class="pagenum" id="Page_118">118</span> où je serais conduit au mariage malgré moi, tout
-doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi
-calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement.</p>
-
-<p>Mais tout à coup, j’eus une inspiration, et je tendis à M<sup>lle</sup> Perle
-la poupée symbolique. Tout le monde fut d’abord surpris, puis on
-apprécia sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit
-avec furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!»</p>
-
-<p>Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute
-contenance; elle tremblait, effarée, et balbutiait: «Mais non... mais
-non... mais non... pas moi... je vous en prie... pas moi... je vous en
-prie...»</p>
-
-<p>Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai M<sup>lle</sup> Perle, et
-je me demandai ce qu’elle était.</p>
-
-<p>J’étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux
-fauteuils de tapisserie sur lesquels on s’assied depuis son enfance
-sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce
-qu’un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup:
-«Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble»; et on découvre que
-le bois a été travaillé par <span class="pagenum" id="Page_119">119</span> un artiste, et que l’étoffe est
-remarquable. Jamais je n’avais pris garde à M<sup>lle</sup> Perle.</p>
-
-<p>Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout; mais comment?
-A quel titre?—C’était une grande personne maigre qui s’efforçait de
-rester inaperçue, mais qui n’était pas insignifiante. On la traitait
-amicalement, mieux qu’une femme de charge, moins bien qu’une parente.
-Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont
-je ne m’étais point soucié jusqu’ici! M<sup>me</sup> Chantal disait: «Perle».
-Les jeunes filles: «M<sup>lle</sup> Perle», et Chantal ne l’appelait que
-Mademoiselle, d’un air plus révérend peut-être.</p>
-
-<p>Je me mis à la regarder.—Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui,
-quarante ans.—Elle n’était pas vieille, cette fille, elle se
-vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se
-coiffait, s’habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle
-n’était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple,
-naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature,
-vraiment! Comment ne l’avais-je jamais mieux observée? Elle se coiffait
-d’une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait
-farces; et, sous cette chevelure à la Vierge <span class="pagenum" id="Page_120">120</span> conservée, on voyait
-un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de
-longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides,
-si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins
-d’étonnements de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins
-qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler.</p>
-
-<p>Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont
-éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes
-émotions de la vie.</p>
-
-<p>Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit qu’elle
-n’osait pas sourire!</p>
-
-<p>Et, brusquement, je la comparai à M<sup>me</sup> Chantal! Certes, M<sup>lle</sup> Perle
-était mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière.</p>
-
-<p>J’étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je
-tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment
-bien tourné. Elle eut envie, je m’en aperçus, de se cacher la figure
-dans sa serviette; puis, comme elle trempait ses lèvres dans le vin
-clair, tout le monde cria: «La reine boit! la reine boit!» Elle devint
-alors toute rouge et s’étrangla. On riait; mais je vis bien qu’on
-l’aimait beaucoup dans la maison.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">III</p>
-</div>
-
-<p>Dès que le dîner fut fini, Chantal me prit par le bras. C’était l’heure
-de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer
-dans la rue; quand il avait quelqu’un à dîner, on montait au billard,
-et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le
-billard, à cause des Rois; et mon vieil ami prit sa queue, une queue
-très fine qu’il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit:</p>
-
-<p>—A toi, mon garçon!</p>
-
-<p>Car il me tutoyait, bien que j’eusse vingt-cinq ans, mais il m’avait vu
-tout enfant.</p>
-
-<p>Je commençai donc la partie; je fis quelques carambolages; j’en manquai
-quelques autres; mais comme la pensée de M<sup>lle</sup> Perle me rôdait dans
-la tête, je demandai tout à coup:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span></p>
-
-<p>—Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que M<sup>lle</sup> Perle est votre
-parente?</p>
-
-<p>Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda.</p>
-
-<p>—Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l’histoire de M<sup>lle</sup>
-Perle?</p>
-
-<p>—Mais non.</p>
-
-<p>—Ton père ne te l’a jamais racontée?</p>
-
-<p>—Mais non.</p>
-
-<p>—Tiens, tiens, que c’est drôle! ah! par exemple, que c’est drôle! Oh!
-mais, c’est toute une aventure!</p>
-
-<p>Il se tut, puis reprit:</p>
-
-<p>—Et si tu savais comme c’est singulier que tu me demandes ça
-aujourd’hui, un jour des Rois!</p>
-
-<p>—Pourquoi?</p>
-
-<p>—Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et
-un ans aujourd’hui même, jour de l’Épiphanie. Nous habitions alors
-Roüy-le-Tors, sur les remparts; mais il faut d’abord t’expliquer la
-maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou
-plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions
-là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l’air par les
-vieux <span class="pagenum" id="Page_123">123</span> murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans
-la rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une
-porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d’un escalier
-secret qui descendait dans l’épaisseur des murs, comme on en trouve
-dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie
-d’une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour,
-apportaient par là leurs provisions.</p>
-
-<p>Tu vois bien les lieux, n’est-ce pas? Or, cette année-là, aux Rois, il
-neigeait depuis une semaine. On eût dit la fin du monde. Quand nous
-allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans
-l’âme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacé, et qui luisait comme
-du vernis. On eût dit que le bon Dieu avait empaqueté la terre pour
-l’envoyer au grenier des vieux mondes. Je t’assure que c’était bien
-triste.</p>
-
-<p>Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux:
-mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre
-cousines; c’étaient de jolies fillettes; j’ai épousé la dernière. De
-tout ce monde-là, nous ne sommes plus que trois survivants: ma femme,
-moi et ma belle-sœur <span class="pagenum" id="Page_124">124</span> qui habite Marseille. Sacristi, comme
-ça s’égrène, une famille! ça me fait trembler quand j’y pense! Moi,
-j’avais quinze ans, puisque j’en ai cinquante-six.</p>
-
-<p>Donc, nous allions fêter les Rois, et nous étions très gais, très gais!
-Tout le monde attendait le dîner dans le salon, quand mon frère aîné,
-Jacques, se mit à dire: «Il y a un chien qui hurle dans la plaine
-depuis dix minutes; ça doit être une pauvre bête perdue.»</p>
-
-<p>Il n’avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle
-avait un gros son de cloche d’église qui faisait penser aux morts. Tout
-le monde en frissonna. Mon père appela le domestique et lui dit d’aller
-voir. On attendit en grand silence; nous pensions à la neige qui
-couvrait toute la terre. Quand l’homme revint, il affirma qu’il n’avait
-rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait
-point de place.</p>
-
-<p>On se mit à table; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes.
-Ça alla bien jusqu’au rôti, puis voilà que la cloche se remet à
-sonner, trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibré
-jusqu’au bout de nos doigts et qui nous ont coupé le souffle, tout net.
-Nous <span class="pagenum" id="Page_125">125</span> restions à nous regarder, la fourchette en l’air, écoutant
-toujours, et saisis d’une espèce de peur surnaturelle.</p>
-
-<p>Ma mère enfin parla: «C’est étonnant qu’on ait attendu si longtemps
-pour revenir; n’allez pas seul, Baptiste; un de ces messieurs va vous
-accompagner».</p>
-
-<p>Mon oncle François se leva. C’était une espèce d’hercule, très fier de
-sa force et qui ne craignait rien au monde. Mon père lui dit: «Prends
-un fusil. On ne sait pas ce que ça peut être».</p>
-
-<p>Mais mon oncle ne prit qu’une canne et sortit aussitôt avec le
-domestique.</p>
-
-<p>Nous autres, nous demeurâmes frémissants de terreur et d’angoisse,
-sans manger, sans parler. Mon père essaya de nous rassurer: «Vous
-allez voir, dit-il, que ce sera quelque mendiant ou quelque passant
-perdu dans la neige. Après avoir sonné une première fois, voyant qu’on
-n’ouvrait pas tout de suite, il a tenté de retrouver son chemin, puis,
-n’ayant pu y parvenir, il est revenu à notre porte.»</p>
-
-<p>L’absence de mon oncle nous parut durer une heure. Il revint enfin,
-furieux, jurant: «Rien, nom de nom, c’est un farceur! Rien que ce
-maudit chien qui hurle à cent mètres <span class="pagenum" id="Page_126">126</span> des murs. Si j’avais pris un
-fusil, je l’aurais tué pour le faire taire.»</p>
-
-<p>On se remit à dîner, mais tout le monde demeurait anxieux; on sentait
-bien que ce n’était pas fini, qu’il allait se passer quelque chose, que
-la cloche, tout à l’heure, sonnerait encore.</p>
-
-<p>Et elle sonna, juste au moment où l’on coupait le gâteau des Rois. Tous
-les hommes se levèrent ensemble. Mon oncle François, qui avait bu du
-champagne, affirma qu’il allait LE massacrer, avec tant de fureur, que
-ma mère et ma tante se jetèrent sur lui pour l’empêcher. Mon père, bien
-que très calme et un peu impotent (il traînait la jambe depuis qu’il se
-l’était cassée en tombant de cheval), déclara à son tour qu’il voulait
-savoir ce que c’était, et qu’il irait. Mes frères, âgés de dix-huit et
-de vingt ans, coururent chercher leurs fusils; et comme on ne faisait
-guère attention à moi, je m’emparai d’une carabine de jardin et je me
-disposai aussi à accompagner l’expédition.</p>
-
-<p>Elle partit aussitôt. Mon père et mon oncle marchaient devant, avec
-Baptiste, qui portait une lanterne. Mes frères Jacques et Paul
-suivaient, et je venais derrière, malgré les supplications <span class="pagenum" id="Page_127">127</span> de ma
-mère, qui demeurait avec sa sœur et mes cousines sur le seuil de la
-maison.</p>
-
-<p>La neige s’était remise à tomber depuis une heure, et les arbres en
-étaient chargés. Les sapins pliaient sous ce lourd vêtement livide,
-pareils à des pyramides blanches, à d’énormes pains de sucre; et on
-apercevait à peine, à travers le rideau gris des flocons menus et
-pressés, les arbustes plus légers, tout pâles dans l’ombre. Elle
-tombait si épaisse, la neige, qu’on y voyait tout juste à dix pas. Mais
-la lanterne jetait une grande clarté devant nous. Quand on commença à
-descendre par l’escalier tournant creusé dans la muraille, j’eus peur,
-vraiment. Il me sembla qu’on marchait derrière moi; qu’on allait me
-saisir par les épaules et m’emporter; et j’eus envie de retourner; mais
-comme il fallait retraverser tout le jardin, je n’osai pas.</p>
-
-<p>J’entendis qu’on ouvrait la porte sur la plaine; puis mon oncle se
-remit à jurer: «Nom d’un nom, il est reparti! Si j’aperçois seulement
-son ombre, je ne le rate pas, ce c...-là.»</p>
-
-<p>C’était sinistre de voir la plaine, ou, plutôt, de la sentir devant
-soi, car on ne la voyait <span class="pagenum" id="Page_128">128</span> pas; on ne voyait qu’un voile de neige
-sans fin, en haut, en bas, en face, à droite, à gauche, partout.</p>
-
-<p>Mon oncle reprit: «Tiens, revoilà le chien qui hurle; je vas lui
-apprendre comment je tire, moi. Ça sera toujours ça de gagné.»</p>
-
-<p>Mais mon père, qui était bon, reprit: «Il vaut mieux l’aller chercher,
-ce pauvre animal qui crie la faim. Il aboie au secours, ce misérable;
-il appelle comme un homme en détresse. Allons-y».</p>
-
-<p>Et on se mit en route à travers ce rideau, à travers cette tombée
-épaisse, continue, à travers cette mousse qui emplissait la nuit et
-l’air, qui remuait, flottait, tombait et glaçait la chair en fondant,
-la glaçait comme elle l’aurait brûlée, par une douleur vive et rapide
-sur la peau, à chaque toucher des petits flocons blancs.</p>
-
-<p>Nous enfoncions jusqu’aux genoux dans cette pâte molle et froide; et
-il fallait lever très haut la jambe pour marcher. A mesure que nous
-avancions, la voix du chien devenait plus claire, plus forte. Mon oncle
-cria: «Le voici!» On s’arrêta pour l’observer, comme on doit faire en
-face d’un ennemi qu’on rencontre dans la nuit.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_129">129</span></p>
-
-<p>Je ne voyais rien, moi; alors, je rejoignis les autres, et je
-l’aperçus; il était effrayant et fantastique à voir, ce chien, un gros
-chien noir, un chien de berger à grands poils et à tête de loup, dressé
-sur ses quatre pattes, tout au bout de la longue traînée de lumière que
-faisait la lanterne sur la neige. Il ne bougeait pas; il s’était tu et
-il nous regardait.</p>
-
-<p>Mon oncle dit: «C’est singulier, il n’avance ni ne recule. J’ai bien
-envie de lui flanquer un coup de fusil.»</p>
-
-<p>Mon père reprit d’une voix ferme: «Non, il faut le prendre.»</p>
-
-<p>Alors mon frère Jacques ajouta: «Mais il n’est pas seul. Il y a quelque
-chose à côté de lui.»</p>
-
-<p>Il y avait quelque chose derrière lui, en effet, quelque chose de gris,
-d’impossible à distinguer. On se remit en marche avec précaution.</p>
-
-<p>En nous voyant approcher, le chien s’assit sur son derrière. Il n’avait
-pas l’air méchant. Il semblait plutôt content d’avoir réussi à attirer
-des gens.</p>
-
-<p>Mon père alla droit à lui et le caressa. Le chien lui lécha les mains;
-et on reconnut qu’il était attaché à la roue d’une petite voiture,
-<span class="pagenum" id="Page_130">130</span> d’une sorte de voiture joujou enveloppée tout entière dans trois
-ou quatre couvertures de laine. On enleva ces linges avec soin, et
-comme Baptiste approchait sa lanterne de la porte de cette carriole qui
-ressemblait à une niche roulante, on aperçut dedans un petit enfant qui
-dormait.</p>
-
-<p>Nous fûmes tellement stupéfaits que nous ne pouvions dire un mot. Mon
-père se remit le premier, et comme il était de grand cœur, et d’âme
-un peu exaltée, il étendit la main sur le toit de la voiture et il dit:
-«Pauvre abandonné, tu seras des nôtres!» Et il ordonna à mon frère
-Jacques de rouler devant nous notre trouvaille.</p>
-
-<p>Mon père reprit, pensant tout haut:</p>
-
-<p>«Quelque enfant d’amour dont la pauvre mère est venue sonner à ma porte
-en cette nuit de l’Épiphanie, en souvenir de l’Enfant-Dieu.»</p>
-
-<p>Il s’arrêta de nouveau, et, de toute sa force, il cria quatre fois
-à travers la nuit vers les quatre coins du ciel: «Nous l’avons
-recueilli!» Puis, posant la main sur l’épaule de son frère, il murmura:
-«Si tu avais tiré sur le chien, François?...»</p>
-
-<p>Mon oncle ne répondit pas, mais il fit, <span class="pagenum" id="Page_131">131</span> dans l’ombre, un grand
-signe de croix, car il était très religieux, malgré ses airs fanfarons.</p>
-
-<p>On avait détaché le chien, qui nous suivait.</p>
-
-<p>Ah! par exemple, ce qui fut gentil à voir, c’est la rentrée à la
-maison. On eut d’abord beaucoup de mal à monter la voiture par
-l’escalier des remparts; on y parvint cependant et on la roula jusque
-dans le vestibule.</p>
-
-<p>Comme maman était drôle, contente et effarée! Et mes quatre petites
-cousines (la plus jeune avait six ans), elles ressemblaient à quatre
-poules autour d’un nid. On retira enfin de sa voiture l’enfant qui
-dormait toujours. C’était une fille, âgée de six semaines environ.
-Et on trouva dans ses langes dix mille francs en or, oui, dix mille
-francs! que papa plaça pour lui faire une dot. Ce n’était donc pas une
-enfant de pauvres... mais peut-être l’enfant de quelque noble avec
-une petite bourgeoise de la ville... ou encore... nous avons fait
-mille suppositions et on n’a jamais rien su... mais là, jamais rien...
-jamais rien... Le chien lui-même ne fut reconnu par personne. Il était
-étranger au pays. Dans tous les cas, celui ou celle qui était venu
-sonner <span class="pagenum" id="Page_132">132</span> trois fois à notre porte connaissait bien mes parents, pour
-les avoir choisis ainsi.</p>
-
-<p>Voilà donc comment M<sup>lle</sup> Perle entra, à l’âge de six semaines, dans
-la maison Chantal.</p>
-
-<p>On ne la nomma que plus tard, M<sup>lle</sup> Perle, d’ailleurs. On la fit
-baptiser d’abord: «Marie, Simone, Claire», Claire devant lui servir de
-nom de famille.</p>
-
-<p>Je vous assure que ce fut une drôle de rentrée dans la salle à manger
-avec cette mioche réveillée qui regardait autour d’elle ces gens et ces
-lumières, de ses yeux vagues, bleus et troubles.</p>
-
-<p>On se remit à table et le gâteau fut partagé. J’étais roi, et je pris
-pour reine M<sup>lle</sup> Perle, comme vous, tout à l’heure. Elle ne se douta
-guère, ce jour-là, de l’honneur qu’on lui faisait.</p>
-
-<p>Donc, l’enfant fut adoptée, et élevée dans la famille. Elle grandit;
-des années passèrent. Elle était gentille, douce, obéissante. Tout le
-monde l’aimait et on l’aurait abominablement gâtée si ma mère ne l’eût
-empêché.</p>
-
-<p>Ma mère était une femme d’ordre et de hiérarchie. Elle consentait à
-traiter la petite Claire comme ses propres fils, mais elle tenait
-cependant à ce que la distance qui nous séparait <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> fût bien marquée,
-et la situation bien établie.</p>
-
-<p>Aussi, dès que l’enfant put comprendre, elle lui fit connaître son
-histoire et fit pénétrer tout doucement, même tendrement dans l’esprit
-de la petite, qu’elle était pour les Chantal une fille adoptive,
-recueillie, mais en somme une étrangère.</p>
-
-<p>Claire comprit cette situation avec une singulière intelligence, avec
-un instinct surprenant; et elle sut prendre et garder la place qui lui
-était laissée, avec tant de tact, de grâce et de gentillesse, qu’elle
-touchait mon père à le faire pleurer.</p>
-
-<p>Ma mère elle-même fut tellement émue par la reconnaissance passionnée
-et le dévouement un peu craintif de cette mignonne et tendre créature,
-qu’elle se mit à l’appeler: «Ma fille.» Parfois, quand la petite avait
-fait quelque chose de bon, de délicat, ma mère relevait ses lunettes
-sur son front, ce qui indiquait toujours une émotion chez elle et elle
-répétait: «Mais c’est une perle, une vraie perle, cette enfant!»—Ce
-nom en resta à la petite Claire qui devint et demeura pour nous M<sup>lle</sup>
-Perle.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">IV</p>
-</div>
-
-<p>M. Chantal se tut. Il était assis sur le billard, les pieds ballants,
-et il maniait une boule de la main gauche, tandis que de la droite il
-tripotait un linge qui servait à effacer les points sur le tableau
-d’ardoise et que nous appelions «le linge à craie.» Un peu rouge,
-la voix sourde, il parlait pour lui maintenant, parti dans ses
-souvenirs, allant doucement, à travers les choses anciennes et les
-vieux événements qui se réveillaient dans sa pensée, comme on va, en
-se promenant, dans les vieux jardins de famille où l’on fut élevé,
-et où chaque arbre, chaque chemin, chaque plante, les houx pointus,
-les lauriers qui sentent bon, les ifs dont la graine rouge et grasse
-s’écrase entre les doigts, font surgir, à chaque pas, un petit fait
-de notre vie passée, un de <span class="pagenum" id="Page_135">135</span> ces petits faits insignifiants et
-délicieux qui forment le fond même, la trame de l’existence.</p>
-
-<p>Moi, je restais en face de lui, adossé à la muraille, les mains
-appuyées sur ma queue de billard inutile.</p>
-
-<p>Il reprit, au bout d’une minute: «Cristi, qu’elle était jolie à
-dix-huit ans... et gracieuse... et parfaite... Ah! la jolie... jolie...
-jolie... et bonne... et brave... et charmante fille! Elle avait des
-yeux... des yeux bleus... transparents,... clairs... comme je n’en ai
-jamais vu de pareils... jamais!</p>
-
-<p>Il se tut encore. Je demandai: «Pourquoi ne s’est-elle pas mariée?»</p>
-
-<p>Il répondit, non pas à moi, mais à ce mot qui passait «mariée».</p>
-
-<p>—Pourquoi? pourquoi? Elle n’a pas voulu... pas voulu. Elle avait
-pourtant trente mille francs de dot, et elle fut demandée plusieurs
-fois... elle n’a pas voulu! Elle semblait triste à cette époque-là.
-C’est quand j’épousai ma cousine, la petite Charlotte, ma femme, avec
-qui j’étais fiancé depuis six ans.</p>
-
-<p>Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son
-esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et <span class="pagenum" id="Page_136">136</span>
-cruels drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs
-sans reproches, dans un de ces cœurs inavoués, inexplorés, que
-personne n’a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées
-victimes.</p>
-
-<p>Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai:</p>
-
-<p>—C’est vous qui auriez dû l’épouser, monsieur Chantal?</p>
-
-<p>Il tressaillit, me regarda, et dit:</p>
-
-<p>—Moi? épouser qui?</p>
-
-<p>—M<sup>lle</sup> Perle.</p>
-
-<p>—Pourquoi ça?</p>
-
-<p>—Parce que vous l’aimiez plus que votre cousine.</p>
-
-<p>Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia:</p>
-
-<p>—Je l’ai aimée... moi?... comment? qu’est-ce qui t’a dit ça?...</p>
-
-<p>—Parbleu, ça se voit... et c’est même à cause d’elle que vous avez
-tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis
-six ans.</p>
-
-<p>Il lâcha la bille qu’il tenait de la main gauche, saisit à deux mains
-le linge à craie, et, s’en couvrant le visage, se mit à sangloter
-dedans. Il pleurait d’une façon désolante et <span class="pagenum" id="Page_137">137</span> ridicule, comme
-pleure une éponge qu’on presse, par les yeux, le nez et la bouche en
-même temps. Et il toussait, crachait, se mouchait dans le linge à
-craie, s’essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes
-les fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux
-gargarismes.</p>
-
-<p>Moi, effaré, honteux, j’avais envie de me sauver et je ne savais plus
-que dire, que faire, que tenter.</p>
-
-<p>Et soudain, la voix de M<sup>me</sup> Chantal résonna dans l’escalier: «Est-ce
-bientôt fini, votre fumerie?»</p>
-
-<p>J’ouvris la porte et je criai: «Oui, madame, nous descendons.»</p>
-
-<p>Puis, je me précipitai vers son mari, et, le saisissant par les
-coudes: «Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi; votre femme
-vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre;
-remettez-vous.»</p>
-
-<p>Il bégaya: «Oui... oui... je viens... pauvre fille!... je viens...
-dites-lui que j’arrive.»</p>
-
-<p>Et il commença à s’essuyer consciencieusement la figure avec le linge
-qui, depuis deux ou trois ans, essuyait toutes marques de l’ardoise,
-puis il apparut, moitié blanc et moitié rouge, le front, le nez, les
-joues et le menton <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> barbouillés de craie, et les yeux gonflés,
-encore pleins de larmes.</p>
-
-<p>Je le pris par les mains et l’entraînai dans sa chambre en murmurant:
-«Je vous demande pardon, je vous demande bien pardon, monsieur Chantal,
-de vous avoir fait de la peine... mais... je ne savais pas... vous...
-vous comprenez...»</p>
-
-<p>Il me serra la main: «Oui... oui... il y a des moments difficiles...»</p>
-
-<p>Puis il se plongea la figure dans sa cuvette. Quand il en sortit, il ne
-me parut pas encore présentable; mais j’eus l’idée d’une petite ruse.
-Comme il s’inquiétait, en se regardant dans la glace, je lui dis: «Il
-suffira de raconter que vous avez un grain de poussière dans l’œil,
-et vous pourrez pleurer devant tout le monde autant qu’il vous plaira.»</p>
-
-<p>Il descendit en effet, en se frottant les yeux avec son mouchoir. On
-s’inquiéta; chacun voulut chercher le grain de poussière qu’on ne
-trouva point, et on raconta des cas semblables où il était devenu
-nécessaire d’aller chercher le médecin.</p>
-
-<p>Moi, j’avais rejoint M<sup>lle</sup> Perle et je la regardais, tourmenté par
-une curiosité ardente, une curiosité qui devenait une souffrance. <span class="pagenum" id="Page_139">139</span>
-Elle avait dû être bien jolie en effet, avec ses yeux doux, si grands,
-si calmes, si larges qu’elle avait l’air de ne les jamais fermer, comme
-font les autres humains. Sa toilette était un peu ridicule, une vraie
-toilette de vieille fille, et la déparait sans la rendre gauche.</p>
-
-<p>Il me semblait que je voyais en elle, comme j’avais vu tout à l’heure
-dans l’âme de M. Chantal, que j’apercevais, d’un bout à l’autre, cette
-vie humble, simple et dévouée; mais un besoin me venait aux lèvres, un
-besoin harcelant de l’interroger, de savoir si, elle aussi, l’avait
-aimé, lui; si elle avait souffert comme lui de cette longue souffrance
-secrète, aiguë, qu’on ne voit pas, qu’on ne sait pas, qu’on ne devine
-pas, mais qui s’échappe, la nuit, dans la solitude de la chambre
-noire. Je la regardais, je voyais battre son cœur sous son corsage
-à guimpe, et je me demandais si cette douce figure candide avait gémi
-chaque soir, dans l’épaisseur moite de l’oreiller, et sangloté, le
-corps secoué de sursauts, dans la fièvre du lit brûlant.</p>
-
-<p>Et je lui dis tout bas, comme font les enfants qui cassent un bijou
-pour voir dedans: <span class="pagenum" id="Page_140">140</span> «Si vous aviez vu pleurer M. Chantal tout à
-l’heure, il vous aurait fait pitié.»</p>
-
-<p>Elle tressaillit: «Comment, il pleurait?</p>
-
-<p>—Oh! oui, il pleurait!</p>
-
-<p>—Et pourquoi ça?»</p>
-
-<p>Elle semblait très émue. Je répondis:</p>
-
-<p>—A votre sujet.</p>
-
-<p>—A mon sujet?</p>
-
-<p>—Oui. Il me racontait combien il vous avait aimée autrefois; et
-combien il lui en avait coûté d’épouser sa femme au lieu de vous...»</p>
-
-<p>Sa figure pâle me parut s’allonger un peu; ses yeux toujours ouverts,
-ses yeux calmes se fermèrent tout à coup, si vite qu’ils semblaient
-s’être clos pour toujours. Elle glissa de sa chaise sur le plancher et
-s’y affaissa doucement, lentement, comme aurait fait une écharpe tombée.</p>
-
-<p>Je criai: «Au secours! au secours! M<sup>lle</sup> Perle se trouve mal.»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Chantal et ses filles se précipitèrent, et comme on cherchait
-de l’eau, une serviette et du vinaigre, je pris mon chapeau et je me
-sauvai.</p>
-
-<p>Je m’en allai à grands pas, le cœur secoué, l’esprit plein de
-remords et de regrets. Et parfois <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> aussi j’étais content; il me
-semblait que j’avais fait une chose louable et nécessaire.</p>
-
-<p>Je me demandais: «Ai-je eu tort? Ai-je eu raison?» Ils avaient
-cela dans l’âme comme on garde du plomb dans une plaie fermée.
-Maintenant ne seront-ils pas plus heureux? Il était trop tard pour que
-recommençât leur torture et assez tôt pour qu’ils s’en souvinssent avec
-attendrissement.</p>
-
-<p>Et peut-être qu’un soir du prochain printemps, émus par un rayon de
-lune tombé sur l’herbe, à leurs pieds, à travers les branches, ils se
-prendront et se serreront la main en souvenir de toute cette souffrance
-étouffée et cruelle; et peut-être aussi que cette courte étreinte fera
-passer dans leurs veines un peu de ce frisson qu’ils n’auront point
-connu, et leur jettera, à ces morts ressuscités en une seconde, la
-rapide et divine sensation de cette ivresse, de cette folie qui donne
-aux amoureux plus de bonheur en un tressaillement, que n’en peuvent
-cueillir, en toute leur vie, les autres hommes! <span class="pagenum" id="Page_142">142</span></p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_145">145</span>
-
- <h2 id="ch_5"><span class="h2line2">ROSALIE PRUDENT.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">I</span><span class="smcap">L</span> y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni
-le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient
-à comprendre.</p>
-
-<p>La fille Prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes,
-devenue grosse à l’insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la
-nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin.</p>
-
-<p>C’était là l’histoire courante de tous les infanticides accomplis par
-les servantes. Mais un fait demeurait inexplicable. La perquisition
-opérée dans la chambre de la fille Prudent avait amené la découverte
-d’un trousseau complet d’enfant, fait par Rosalie elle-même, <span class="pagenum" id="Page_146">146</span>
-qui avait passé ses nuits à le couper et à le coudre pendant trois
-mois. L’épicier chez qui elle avait acheté de la chandelle, payée sur
-ses gages, pour ce long travail, était venu témoigner. De plus, il
-demeurait acquis que la sage-femme du pays, prévenue par elle de son
-état, lui avait donné tous les renseignements et tous les conseils
-pratiques pour le cas où l’accident arriverait dans un moment où les
-secours demeureraient impossibles. Elle avait cherché en outre une
-place à Poissy pour la fille Prudent qui prévoyait son renvoi, car les
-époux Varambot ne plaisantaient pas sur la morale.</p>
-
-<p>Ils étaient là, assistant aux assises, l’homme et la femme, petits
-rentiers de province, exaspérés contre cette traînée qui avait souillé
-leur maison. Ils auraient voulu la voir guillotiner tout de suite, sans
-jugement, et ils l’accablaient de dépositions haineuses devenues dans
-leur bouche des accusations.</p>
-
-<p>La coupable, une belle grande fille de Basse-Normandie, assez instruite
-pour son état, pleurait sans cesse et ne répondait rien.</p>
-
-<p>On en était réduit à croire qu’elle avait accompli cet acte barbare
-dans un moment de désespoir et de folie, puisque tout indiquait <span class="pagenum" id="Page_147">147</span>
-qu’elle avait espéré garder et élever son fils.</p>
-
-<p>Le président essaya encore une fois de la faire parler, d’obtenir des
-aveux; et l’ayant sollicitée avec une grande douceur, lui fit enfin
-comprendre que tous ces hommes réunis pour la juger ne voulaient point
-sa mort et pouvaient même la plaindre.</p>
-
-<p>Alors elle se décida.</p>
-
-<p>Il demandait: «Voyons, dites-nous d’abord quel est le père de cet
-enfant?»</p>
-
-<p>Jusque-là elle l’avait caché obstinément.</p>
-
-<p>Elle répondit soudain, en regardant ses maîtres qui venaient de la
-calomnier avec rage.</p>
-
-<p>—C’est M. Joseph, le neveu à M. Varambot.</p>
-
-<p>Les deux époux eurent un sursaut et crièrent en même temps: «C’est
-faux! Elle ment. C’est une infamie.»</p>
-
-<p>Le président les fit taire et reprit: «Continuez, je vous prie, et
-dites-nous comment cela est arrivé.»</p>
-
-<p>Alors elle se mit brusquement à parler avec abondance, soulageant
-son cœur fermé, son pauvre cœur solitaire et broyé, vidant son
-chagrin, tout son chagrin maintenant devant <span class="pagenum" id="Page_148">148</span> ces hommes sévères
-qu’elle avait pris jusque-là pour des ennemis et des juges inflexibles.</p>
-
-<p>—Oui, c’est M. Joseph Varambot, quand il est venu en congé l’an
-dernier.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce qu’il fait M. Joseph Varambot?</p>
-
-<p>—Il est sous-officier d’artilleurs, m’sieu. Donc il resta deux
-mois à la maison. Deux mois d’été. Moi, je ne pensais à rien quand
-il s’est mis à me regarder, et puis à me dire des flatteries, et
-puis à me cajoler tant que le jour durait. Moi, je me suis laissé
-prendre, m’sieu. Il m’ répétait que j’étais belle fille, que j’étais
-plaisante... que j’étais de son goût... Moi, il me plaisait pour sûr...
-Que voulez-vous?... on écoute ces choses-là quand on est seule...
-toute seule... comme moi. J’ suis seule sur la terre, m’sieu... j’
-n’ai personne à qui parler... personne à qui <ins class="correction" title="compter">conter</ins> mes ennuyances...
-Je n’ai pu d’ père, pu d’ mère, ni frère, ni sœur, personne! Ça
-m’a fait comme un frère qui serait r’venu quand il s’est mis à me
-causer. Et puis, il m’a demandé de descendre au bord de la rivière,
-un soir, pour bavarder sans faire de bruit. J’y suis v’nue, moi... Je
-sais-t-il? je sais-t-il après?... Il me tenait la taille... Pour sûr,
-je ne voulais pas... non... non... <span class="pagenum" id="Page_149">149</span> J’ai pas pu... j’avais envie de
-pleurer tant que l’air était douce... il faisait clair de lune... J’ai
-pas pu... Non... je vous jure... j’ai pas pu... il a fait ce qu’il a
-voulu... Ça a duré encore trois semaines, tant qu’il est resté... Je
-l’aurais suivi au bout du monde... il est parti... Je ne savais pas que
-j’étais grosse, moi!... Je ne l’ai su que l’ mois d’après...</p>
-
-<p>Elle se mit à pleurer si fort qu’on dut lui laisser le temps de se
-remettre.</p>
-
-<p>Puis le président reprit sur un ton de prêtre au confessionnal:
-«Voyons, continuez».</p>
-
-<p>Elle recommença à parler: «Quand j’ai vu que j’étais grosse, j’ai
-prévenu M<sup>me</sup> Boudin, la sage-femme, qu’est là pour le dire, et j’y
-ai demandé la manière pour le cas que ça arriverait sans elle. Et puis
-j’ai fait mon trousseau, nuit à nuit, jusqu’à une heure du matin,
-chaque soir; et puis j’ai cherché une autre place, car je savais bien
-que je serais renvoyée; mais j’ voulais rester jusqu’au bout dans la
-maison, pour économiser des sous, vu que j’ n’en ai guère, et qu’il
-m’en faudrait, pour l’ petit...</p>
-
-<p>—Alors, vous ne vouliez pas le tuer?</p>
-
-<p>—Oh! pour sûr non, m’sieu.</p>
-
-<p>—Pourquoi l’avez-vous tué, alors?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p>
-
-<p>—V’là la chose. C’est arrivé plus tôt que je n’aurais cru. Ça m’a pris
-dans ma cuisine, comme j’ finissais ma vaisselle.</p>
-
-<p>M. et M<sup>me</sup> Varambot dormaient déjà; donc je monte, pas sans peine, en
-me tirant à la rampe; et je m’ couche par terre, sur le carreau, pour
-n’ point gâter mon lit. Ça a duré p’t-être une heure, p’t-être deux,
-p’t-être trois; je ne sais point, tant ça me faisait mal; et puis, je
-l’ poussais d’ toute ma force, j’ai senti qu’il sortait, et je l’ai
-ramassé.</p>
-
-<p>Oh! oui, j’étais contente, pour sûr! J’ai fait tout ce que m’avait dit
-M<sup>me</sup> Boudin, tout! Et puis je l’ai mis sur mon lit, lui! Et puis
-v’là qu’il me r’vient une douleur, mais une douleur à mourir.—Si vous
-connaissiez ça, vous autres, vous n’en feriez pas tant, allez!—J’en
-ai tombé sur les genoux, puis sur le dos, par terre; et v’là que ça me
-reprend, p’t-être une heure encore, p’t-être deux, là toute seule...,
-et puis qu’il en sort un autre..., un autre p’tit..., deux..., oui...,
-deux... comme ça! Je l’ai pris comme le premier, et puis je l’ai mis
-sur le lit, côte à côte—deux.—Est-ce possible, dites? Deux enfants!
-Moi qui gagne vingt francs par mois! Dites... est-ce possible? Un, oui,
-ça s’ peut, en se privant... <span class="pagenum" id="Page_151">151</span> mais pas deux! Ça m’a tourné la tête.
-Est-ce que je sais, moi?—J’ pouvais-t-il choisir, dites?</p>
-
-<p>Est-ce que je sais! Je me suis vue à la fin de mes jours! J’ai mis
-l’oreiller d’sus, sans savoir... Je n’ pouvais pas en garder deux... et
-je m’ suis couchée d’sus encore. Et puis, j’ suis restée à m’ rouler et
-à pleurer jusqu’au jour que j’ai vu venir par la fenêtre; ils étaient
-morts sous l’oreiller, pour sûr. Alors je les ai pris sous mon bras,
-j’ai descendu l’escalier, j’ai sorti dans l’ potager, j’ai pris la
-bêche au jardinier, et je les ai enfouis sous terre, l’ plus profond
-que j’ai pu, un ici, puis l’autre là, pas ensemble, pour qu’ils n’
-parlent pas de leur mère, si ça parle, les p’tits morts. Je sais-t-il,
-moi?</p>
-
-<p>Et puis, dans mon lit, v’là que j’ai été si mal que j’ai pas pu me
-lever. On a fait venir le médecin qu’a tout compris. C’est la vérité,
-m’sieu le juge. Faites ce qu’il vous plaira, j’ suis prête.</p>
-
-<p>La moitié des jurés se mouchaient coup sur coup pour ne point pleurer.
-Des femmes sanglotaient dans l’assistance.</p>
-
-<p>Le président interrogea.</p>
-
-<p>—A quel endroit avez-vous enterré l’autre?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_152">152</span></p>
-
-<p>Elle demanda:</p>
-
-<p>—Lequel que vous avez?</p>
-
-<p>—Mais... celui... celui qui était dans les artichauts.</p>
-
-<p>—Ah bien! L’autre est dans les fraisiers, au bord du puits.</p>
-
-<p>Et elle se mit à sangloter si fort qu’elle gémissait à fendre les
-cœurs.</p>
-
-<p>La fille Rosalie Prudent fut acquittée.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Rosalie Prudent</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 2 mars 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_155">155</span>
-
- <h2 id="ch_6"><span class="h2line2">SUR LES CHATS.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="rdate">Cap d’Antibes.</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">A</span><span class="smcap">SSIS</span> sur un banc, l’autre jour, devant ma porte, en plein soleil,
-devant une corbeille d’anémones fleuries, je lisais un livre récemment
-paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, <i>le Tonnelier</i>,
-par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier,
-sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je
-posai à côté de moi pour caresser la bête.</p>
-
-<p>Il faisait chaud; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore,
-intermittente, légère, passait dans l’air, où passaient aussi parfois
-des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j’apercevais
-là-bas.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p>
-
-<p>Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent
-la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les
-germes endormis, et les bourgeons pour que s’ouvrent les jeunes
-feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en
-l’air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses
-crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses
-paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple
-comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse.
-Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant
-qu’être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de
-la toucher, se redressait et passait sa tête sous ma main levée.</p>
-
-<p>Je l’énervais et elle m’énervait aussi, car je les aime et je les
-déteste, ces animaux charmants et perfides. J’ai plaisir à les toucher,
-à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur
-chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n’est
-plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus
-raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d’un chat. Mais elle
-me met aux doigts, cette robe vivante, un <span class="pagenum" id="Page_157">157</span> désir étrange et féroce
-d’étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l’envie qu’elle
-a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette
-envie, comme un fluide qu’elle me communique, je la prends par le bout
-de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de
-mes nerfs, le long de mes membres jusqu’à mon cœur, jusqu’à ma tête,
-elle m’emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et
-toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement
-vif et léger qui me pénètre et m’envahit.</p>
-
-<p>Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la
-saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la
-pierre d’une fronde, si vite et si brutalement qu’elle n’a jamais le
-temps de se venger.</p>
-
-<p>Je me souviens qu’étant enfant, j’aimais déjà les chats avec de
-brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains; et qu’un
-jour, au bout du jardin, à l’entrée du bois, j’aperçus tout à coup
-quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J’allai
-voir; c’était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se
-tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait
-inerte, <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait
-un bruit de pompe, un bruit affreux que j’entends encore.</p>
-
-<p>J’aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j’aurais pu aller
-chercher le domestique ou prévenir mon père.—Non, je ne bougeai pas,
-et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante
-et cruelle; c’était un chat! C’eût été un chien, j’aurais plutôt coupé
-le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde
-de plus.</p>
-
-<p>Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j’allai le tâter et lui
-tirer la queue.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_159">159</span></p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu’en les
-caressant, alors qu’ils se frottent à notre chair, ronronnent et
-se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne
-semblent jamais nous voir, on sent bien l’insécurité de leur tendresse,
-l’égoïsme perfide de leur plaisir.</p>
-
-<p>Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes,
-douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter
-à l’amour. Près d’elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres
-tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte
-la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien
-qu’on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte
-perfide, sournoise, amoureuse ennemie, <span class="pagenum" id="Page_160">160</span> qui mordra lorsqu’elle sera
-lasse de baisers.</p>
-
-<p>Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement
-chantés. On connaît son admirable sonnet:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <div class="stanzanoindent">
- Les amoureux fervents et les savants austères<br />
- Aiment également, dans leur mûre saison,<br />
- Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,<br />
- Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires.
- </div>
-
- <div class="stanzanoindent">
- Amis de la science et de la volupté,<br />
- Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres.<br />
- L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres<br />
- S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
- </div>
-
- <div class="stanzanoindent">
- Ils prennent en songeant les nobles attitudes<br />
- Des grands sphinx allongés au fond des solitudes<br />
- Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin.
- </div>
-
- <div class="stanzanoindent">
- Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,<br />
- Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,<br />
- Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
- </div>
- </div>
-</div>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">III</p>
-</div>
-
-<p>Moi j’ai eu un jour l’étrange sensation d’avoir habité le palais
-enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces
-bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous
-les êtres qu’on n’entende jamais marcher.</p>
-
-<p>C’était l’été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée.</p>
-
-<p>Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m’informai si les
-habitants du pays n’avaient point dans la montagne au-dessus quelque
-vallée fraîche où ils pussent aller respirer.</p>
-
-<p>On m’indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir.</p>
-
-<p>Il fallut d’abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai
-quelque jour en racontant <span class="pagenum" id="Page_162">162</span> comment se fabriquent ces essences et
-quintessences de fleurs qui valent jusqu’à deux mille francs le litre.
-J’y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville,
-médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que
-la propreté des chambres. Puis je repartis au matin.</p>
-
-<p>La route s’engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds,
-et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais
-quel bizarre séjour d’été on m’avait indiqué là; et j’hésitais presque
-à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j’aperçus soudain
-devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense
-et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés,
-toute une bizarre architecture de citadelle morte. C’était une antique
-commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc.</p>
-
-<p>Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte,
-fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l’eau courante, des
-saules; et sur les versants des sapins, jusques au ciel.</p>
-
-<p>En face de la commanderie, de l’autre côté de la vallée, mais plus bas,
-s’élève un château <span class="pagenum" id="Page_163">163</span> habité, le château des Quatre-Tours, qui fut
-construit vers 1530. On n’y aperçoit encore cependant aucune trace de
-la Renaissance.</p>
-
-<p>C’est une lourde et forte construction carrée, d’un puissant caractère,
-flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.</p>
-
-<p>J’avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir,
-qui ne me laissa pas gagner l’hôtel.</p>
-
-<p>Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours
-d’été qu’on puisse rêver. Je m’y promenai jusqu’au soir, puis, après le
-dîner, je montai dans l’appartement qu’on m’avait réservé.</p>
-
-<p>Je traversai d’abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de
-vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j’aperçus rapidement sur
-les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces
-tableaux dont Théophile Gautier a dit:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">J’aime à vous voir en vos cadres ovales<br />
- Portraits jaunis des belles du vieux temps,<br />
- Tenant en main des roses un peu pâles<br />
- Comme il convient à des fleurs de cent ans!</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>puis j’entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_164">164</span></p>
-
-<p>Quand je fus seul je la visitai. Elle était tendue d’antiques toiles
-peintes où l’on voyait des donjons roses au fond de paysages bleus,
-et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres
-précieuses.</p>
-
-<p>Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les
-fenêtres, larges dans l’appartement, étroites à leur sortie au jour,
-traversant toute l’épaisseur des murs, n’étaient, en somme, que des
-meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma
-porte, je me couchai et je m’endormis.</p>
-
-<p>Et je rêvai; on rêve toujours un peu de ce qui s’est passé dans la
-journée. Je voyageais; j’entrais dans une auberge où je voyais attablés
-devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre
-société dont je ne m’étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo,
-qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin
-j’allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et
-tout à coup j’apercevais le domestique et le maçon, armés de briques,
-qui venaient doucement vers mon lit.</p>
-
-<p>Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour me
-reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> mon
-arrivée à Thorenc, l’aimable accueil du châtelain... J’allais refermer
-mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l’ombre, dans la nuit, au
-milieu de ma chambre, à la hauteur d’une tête d’homme à peu près, deux
-yeux de feu qui me regardaient.</p>
-
-<p>Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais j’entendis un
-bruit, un bruit léger, un bruit mou comme la chute d’un linge humide et
-roulé, et quand j’eus de la lumière, je ne vis plus rien qu’une grande
-table au milieu de l’appartement.</p>
-
-<p>Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les
-armoires, rien.</p>
-
-<p>Je pensai donc que j’avais continué mon rêve un peu après mon réveil,
-et je me rendormis, non sans peine.</p>
-
-<p>Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient,
-dans le pays que j’aime, et j’arrivais chez un Turc qui demeurait en
-plein désert. C’était un Turc superbe; pas un Arabe, un Turc, gros,
-aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin
-de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait
-des compliments en m’offrant des confitures, sur un divan délicieux.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_166">166</span></p>
-
-<p>Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre—tous mes rêves
-finissaient donc ainsi—une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux
-de bêtes par terre, et, devant le feu—l’idée de feu me poursuivait
-jusqu’au désert—sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui
-m’attendait.</p>
-
-<p>Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le
-front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun,
-mais d’un brun chaud et capiteux.</p>
-
-<p>Elle me regardait et je pensais: «Voilà comment je comprends
-l’hospitalité. Ce n’est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays
-de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile, qu’on
-recevrait un étranger de cette façon.»</p>
-
-<p>Je m’approchai d’elle et je lui parlai, mais elle me répondit par
-signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître,
-savait si bien.</p>
-
-<p>D’autant plus heureux qu’elle serait silencieuse, je la pris par la
-main et je la conduisis vers ma couche où je m’étendis à ses côtés...
-Mais on se réveille toujours en ces moments-là! Donc je me réveillai et
-je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose <span class="pagenum" id="Page_167">167</span> de
-chaud et de doux que je caressais amoureusement.</p>
-
-<p>Puis, ma pensée s’éclairant, je reconnus que c’était un chat, un
-gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l’y
-laissai, et je fis comme lui, encore une fois.</p>
-
-<p>Quand le jour parut, il était parti, et je crus vraiment que j’avais
-rêvé; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et
-en sortir, la porte étant fermée à clef.</p>
-
-<p>Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il se
-mit à rire, et me dit: «Il est venu par la chattière», et soulevant un
-rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.</p>
-
-<p>Et j’appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont
-ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave
-au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et
-qui font du chat le roi et le maître de céans.</p>
-
-<p>Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se
-coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous
-les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il
-est chez lui partout, <span class="pagenum" id="Page_168">168</span> pouvant entrer partout, l’animal qui passe
-sans bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux.</p>
-
-<p>Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">C’est l’esprit familier du lieu;<br />
- Il juge, il préside, il inspire<br />
- Toutes choses dans son empire;<br />
- Peut-être est-il fée,—est-il Dieu?</p>
- </div>
-</div>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Sur les Chats</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 9 février 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_171">171</span>
-
- <h2 id="ch_7"><span class="h2line2">SAUVÉE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">E</span><span class="smcap">LLE</span> entra comme une balle qui crève une vitre, la petite marquise de
-Rennedon, et elle se mit à rire avant de parler, à rire aux larmes
-comme elle avait fait un mois plus tôt en annonçant à son amie qu’elle
-avait trompé le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et
-rien qu’une fois, parce qu’il était vraiment trop bête et trop jaloux.</p>
-
-<p>La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son canapé le livre
-qu’elle lisait et elle regardait Annette avec curiosité, riant déjà
-elle-même.</p>
-
-<p>Enfin elle demanda:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span></p>
-
-<p>—Qu’est-ce que tu as encore fait?</p>
-
-<p>—Oh!... ma chère... ma chère... C’est trop drôle... trop drôle...,
-figure-toi... je suis sauvée!... sauvée!... sauvée!...</p>
-
-<p>—Comment, sauvée?</p>
-
-<p>—Oui, sauvée!</p>
-
-<p>—De quoi?</p>
-
-<p>—De mon mari, ma chère, sauvée! Délivrée! libre! libre! libre!</p>
-
-<p>—Comment libre? En quoi?</p>
-
-<p>—En quoi? Le divorce! Oui, le divorce! Je tiens le divorce!</p>
-
-<p>—Tu es divorcée?</p>
-
-<p>—Non, pas encore, que tu es sotte! On ne divorce pas en trois heures!
-Mais j’ai des preuves... des preuves... des preuves qu’il me trompe...
-un flagrant délit... songe!... un flagrant délit... je le tiens...</p>
-
-<p>—Oh, dis-moi ça! Alors il te trompait?</p>
-
-<p>—Oui... c’est-à-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j’ai
-des preuves, c’est l’essentiel.</p>
-
-<p>—Comment as-tu fait?</p>
-
-<p>—Comment j’ai fait? Voilà! Oh! j’ai été forte, rudement forte.
-Depuis trois mois il était devenu odieux, tout à fait odieux, brutal,
-grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> dit: Ça ne peut pas
-durer, il me faut le divorce! Mais comment? Ça n’était pas facile. J’ai
-essayé de me faire battre par lui. Il n’a pas voulu. Il me contrariait
-du matin au soir, me forçait à sortir quand je ne voulais pas, à
-rester chez moi quand je désirais dîner en ville; il me rendait la vie
-insupportable d’un bout à l’autre de la semaine, mais il ne me battait
-pas.</p>
-
-<p>Alors, j’ai tâché de savoir s’il avait une maîtresse. Oui, il en avait
-une, mais il prenait mille précautions pour aller chez elle. Ils
-étaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j’ai fait?</p>
-
-<p>—Je ne devine pas.</p>
-
-<p>—Oh! tu ne devinerais jamais. J’ai prié mon frère de me procurer une
-photographie de cette fille.</p>
-
-<p>—De la maîtresse de ton mari?</p>
-
-<p>—Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix d’un soir, de sept
-heures à minuit, dîner compris, trois louis l’heure. Il a obtenu la
-photographie par-dessus le marché.</p>
-
-<p>—Il me semble qu’il aurait pu l’avoir à moins en usant d’une ruse
-quelconque et sans... sans... sans être obligé de prendre en même temps
-l’original.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p>
-
-<p>—Oh! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à Jacques. Et puis moi
-j’avais besoin de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur
-son teint, sur mille choses enfin.</p>
-
-<p>—Je ne comprends pas.</p>
-
-<p>—Tu vas voir. Quand j’ai connu tout ce que je voulais savoir, je me
-suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d’affaires...
-tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute... de toute
-nature... des agents de... de... de publicité et de complicité... de
-ces hommes... enfin tu comprends.</p>
-
-<p>—Oui, à peu près. Et tu lui as dit?</p>
-
-<p>—Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle
-s’appelle Clarisse): «Monsieur, il me faut une femme de chambre qui
-ressemble à ça. Je la veux jolie, élégante, fine, propre. Je la payerai
-ce qu’il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis. Je n’en
-aurai pas besoin plus de trois mois.»</p>
-
-<p>Il avait l’air très étonné, cet homme. Il demanda: «Madame la veut-elle
-irréprochable?»</p>
-
-<p>Je rougis, et je balbutiai: «Mais oui, comme probité.»</p>
-
-<p>Il reprit: «... Et comme mœurs?...» Je n’osai pas répondre. Je fis
-seulement un signe <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> de tête qui voulait dire: non. Puis, tout à
-coup, je compris qu’il avait un horrible soupçon, et je m’écriai,
-perdant l’esprit: «Oh! monsieur... c’est pour mon mari... qui me
-trompe... qui me trompe en ville... et je veux... je veux qu’il me
-trompe chez moi... vous comprenez... pour le surprendre...»</p>
-
-<p>Alors, l’homme se mit à rire. Et je compris à son regard qu’il m’avait
-rendu son estime. Il me trouvait même très forte. J’aurais bien parié
-qu’à ce moment-là il avait envie de me serrer la main.</p>
-
-<p>Il me dit: «Dans huit jours, madame, j’aurai votre affaire. Et nous
-changerons de sujet s’il le faut. Je réponds du succès. Vous ne me
-payerez qu’après réussite. Ainsi cette photographie représente la
-maîtresse de monsieur votre mari?—Oui, monsieur.—Une belle personne,
-une fausse maigre. Et quel parfum?—Je ne comprenais pas; je répétai:
-«Comment, quel parfum?» Il sourit. «Oui, madame, le parfum est
-essentiel pour séduire un homme; car cela lui donne des ressouvenirs
-inconscients qui le disposent à l’action; le parfum établit des
-confusions obscures dans son esprit, le trouble et l’énerve en lui
-rappelant ses plaisirs. Il faudrait tâcher <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> de savoir aussi ce que
-monsieur votre mari a l’habitude de manger quand il dîne avec cette
-dame. Vous pourriez lui servir les mêmes plats le soir où vous le
-pincerez. Oh! nous le tenons, madame, nous le tenons.»</p>
-
-<p>Je m’en allai enchantée. J’étais tombée là vraiment sur un homme très
-intelligent.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>—Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille
-brune, très belle, avec l’air modeste et hardi en même temps, un
-singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne
-savais trop qui c’était, je l’appelais «mademoiselle»; alors, elle me
-dit: «Oh! madame peut m’appeler Rose tout court.» Nous commençâmes à
-causer.</p>
-
-<p>—Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici?</p>
-
-<p>—Je m’en doute, madame.</p>
-
-<p>—Fort bien, ma fille..., et cela ne vous... ne vous ennuie pas trop?</p>
-
-<p>—Oh! madame, c’est le huitième divorce que je fais; j’y suis habituée.</p>
-
-<p>—Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p>
-
-<p>—Oh! madame, cela dépend tout à fait du tempérament de monsieur. Quand
-j’aurai vu monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre
-exactement à madame.</p>
-
-<p>—Vous le verrez tout à l’heure, mon enfant. Mais je vous préviens
-qu’il n’est pas beau.</p>
-
-<p>—Cela ne me fait rien, madame. J’en ai séparé déjà de très laids. Mais
-je demanderai à madame si elle s’est informée du parfum.</p>
-
-<p>—Oui, ma bonne Rose,—la verveine.</p>
-
-<p>—Tant mieux, madame, j’aime beaucoup cette odeur-là!</p>
-
-<p>Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de monsieur porte du
-linge de soie.</p>
-
-<p>—Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles.</p>
-
-<p>—Oh! alors, c’est une personne comme il faut. Le linge de soie
-commence à devenir commun.</p>
-
-<p>—C’est très vrai ce que vous dites-là!</p>
-
-<p>—Eh bien, madame, je vais prendre mon service.</p>
-
-<p>Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n’eût
-fait que cela toute sa vie.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_179">179</span></p>
-
-<p>Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne leva même pas les yeux
-sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la
-verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit.</p>
-
-<p>Il me demanda aussitôt:</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que c’est que cette fille-là!</p>
-
-<p>—Mais... ma nouvelle femme de chambre.</p>
-
-<p>—Où l’avez-vous trouvée?</p>
-
-<p>—C’est la baronne de Grangerie qui me l’a donnée, avec les meilleurs
-renseignements.</p>
-
-<p>—Ah! elle est assez jolie!</p>
-
-<p>—Vous trouvez?</p>
-
-<p>—Mais oui... pour une femme de chambre.</p>
-
-<p>J’étais ravie. Je sentais qu’il mordait déjà.</p>
-
-<p>Le soir même, Rose me disait: «Je puis maintenant promettre à madame
-que ça ne durera pas quinze jours. Monsieur est très facile!</p>
-
-<p>—Ah! vous avez déjà essayé?</p>
-
-<p>—Non, madame, mais ça se voit au premier coup d’œil. Il a déjà
-envie de m’embrasser en passant à côté de moi.</p>
-
-<p>—Il ne vous a rien dit?</p>
-
-<p>—Non, madame, il m’a seulement demandé <span class="pagenum" id="Page_180">180</span> mon nom... pour entendre
-le son de ma voix.</p>
-
-<p>—Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez.</p>
-
-<p>—Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire
-pour ne pas me déprécier.</p>
-
-<p>Au bout de huit jours mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais
-rôder toute l’après-midi par la maison; et ce qu’il y avait de plus
-significatif dans son affaire, c’est qu’il ne m’empêchait plus de
-sortir. Et moi j’étais dehors toute la journée... pour... pour le
-laisser libre.</p>
-
-<p>Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d’un air
-timide:</p>
-
-<p>—C’est fait, madame, de ce matin.</p>
-
-<p>Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt
-de la manière dont elle me l’avait dite. Je balbutiai:</p>
-
-<p>—Et... et... ça s’est bien passé?...</p>
-
-<p>—Oh! très bien, madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais
-je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où
-elle désire le flagrant délit.</p>
-
-<p>—Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p>
-
-<p>—Va pour jeudi, madame. Je n’accorderai plus rien jusque-là pour tenir
-monsieur en éveil.</p>
-
-<p>—Vous êtes sûre de ne pas manquer?</p>
-
-<p>—Oh, oui, madame, très sûre. Je vais allumer monsieur dans les grands
-prix de façon à le faire donner juste à l’heure que madame voudra bien
-me désigner.</p>
-
-<p>—Prenons cinq heures, ma bonne Rose.</p>
-
-<p>—Ça va pour cinq heures, madame; et à quel endroit?...</p>
-
-<p>—Mais... dans ma chambre.</p>
-
-<p>—Soit, dans la chambre de madame.</p>
-
-<p>Alors, ma chérie, tu comprends ce que j’ai fait. J’ai été chercher papa
-et maman d’abord, et puis mon oncle d’Orvelin, le président, et puis
-M. Raplet, le juge, l’ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce
-que j’allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe
-des pieds jusqu’à la porte de ma chambre. J’ai attendu cinq heures,
-cinq heures juste... Oh! comme mon cœur battait. J’avais fait
-monter aussi le concierge pour avoir un témoin de plus! Et puis... et
-puis, au moment où la pendule commence à sonner, pan, j’ouvre la porte
-toute grande... Ah! ah! ah! ça y était en plein... en plein... <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> ma
-chère... Oh! quelle tête!... quelle tête!... si tu avais vu sa tête!...
-Et il s’est retourné... l’imbécile! Ah qu’il était drôle... Je riais,
-je riais... Et papa qui s’est fâché, qui voulait battre mon mari...
-Et le concierge, un bon serviteur, qui l’aidait à se rhabiller...
-devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que
-c’était farce!... Quant à Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle
-pleurait... elle pleurait très bien. C’est une fille précieuse... Si tu
-en as jamais besoin, n’oublie pas!</p>
-
-<p>Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout
-de suite. Je suis libre. Vive le divorce!...</p>
-
-<p>Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite
-baronne, songeuse et contrariée, murmurait:</p>
-
-<p>—Pourquoi ne m’as-tu pas invitée à voir ça?</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Sauvée</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 22 décembre 1885.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_185">185</span>
-
- <h2 id="ch_8"><span class="h2line2">MADAME PARISSE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap">’ÉTAIS</span> assis sur le môle du petit port Obernon, près du hameau de la
-Salis, pour regarder Antibes au soleil couchant. Je n’avais jamais rien
-vu d’aussi surprenant et d’aussi beau.</p>
-
-<p>La petite ville, enfermée en ses lourdes murailles de guerre
-construites par M. de Vauban, s’avançait en pleine mer, au milieu de
-l’immense golfe de Nice. La haute vague du large venait se briser à
-son pied, l’entourant d’une fleur d’écume; et on voyait, au-dessus des
-remparts, les maisons grimper les unes sur les autres jusqu’aux deux
-tours dressées dans le ciel comme les deux cornes <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> d’un casque
-antique. Et ces deux tours se dessinaient sur la blancheur laiteuse des
-Alpes, sur l’énorme et lointaine muraille de neige qui barrait tout
-l’horizon.</p>
-
-<p>Entre l’écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord
-du ciel, la petite cité, éclatante et debout sur le fond bleuâtre des
-premières montagnes, offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide
-de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et
-si différentes cependant qu’elles semblaient de toutes les nuances.</p>
-
-<p>Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d’un bleu presque
-blanc, comme si la neige eût déteint sur lui; quelques nuages d’argent
-flottaient tout près des sommets pâles; et de l’autre côté du golfe,
-Nice couchée au bord de l’eau s’étendait comme un fil blanc entre la
-mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte
-brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé.</p>
-
-<p>C’était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir
-qu’elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur.
-On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui
-qui <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> sait sentir par l’œil éprouve, à contempler les choses et
-les êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l’homme
-à l’oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur.</p>
-
-<p>Je dis à mon compagnon, M. Martini, un méridional pur sang:</p>
-
-<p>—Voilà, certes, un des plus rares spectacles qu’il m’ait été donné
-d’admirer.</p>
-
-<p>J’ai vu le Mont-Saint-Michel, ce bijou monstrueux de granit, sortir des
-sables au jour levant.</p>
-
-<p>J’ai vu, dans le Sahara, le lac de Raïanechergui, long de cinquante
-kilomètres, luire sous une lune éclatante comme nos soleils et exhaler
-vers elle une nuée blanche pareille à une fumée de lait.</p>
-
-<p>J’ai vu, dans les îles Lipari, le fantastique cratère de soufre du
-Volcanello, fleur géante qui fume et qui brûle, fleur jaune démesurée,
-épanouie en pleine mer et dont la tige est un volcan.</p>
-
-<p>Eh bien, je n’ai rien vu de plus surprenant qu’Antibes debout sur les
-Alpes au soleil couchant.</p>
-
-<p>Et je ne sais pourquoi des souvenirs antiques me hantent; des vers
-d’Homère me <span class="pagenum" id="Page_188">188</span> reviennent en tête; c’est une ville du vieil Orient,
-ceci, c’est une ville de l’Odyssée, c’est Troie! bien que Troie fût
-loin de la mer.</p>
-
-<p>M. Martini tira de sa poche le guide Sarty et lut: «Cette ville fut à
-son origine une colonie fondée par les Phocéens de Marseille, vers l’an
-340 avant J.-C. Elle reçut d’eux le nom grec d’Antipolis, c’est-à-dire
-«contre-ville», ville en face d’une autre, parce qu’en effet elle se
-trouve opposée à Nice, autre colonie marseillaise.</p>
-
-<p>«Après la conquête des Gaules, les Romains firent d’Antibes une ville
-municipale; ses habitants jouissaient du droit de cité romaine.</p>
-
-<p>«Nous savons, par une épigramme de Martial, que, de son temps...»</p>
-
-<p>Il continuait. Je l’arrêtai: «Peu m’importe ce qu’elle fut. Je vous
-dis que j’ai sous les yeux une ville de l’Odyssée. Côte d’Asie ou côte
-d’Europe, elles se ressemblaient sur les deux rivages; et il n’en est
-point, sur l’autre bord de la Méditerranée, qui éveille en moi, comme
-celle-ci, le souvenir des temps héroïques.»</p>
-
-<p>Un bruit de pas me fit tourner la tête; une <span class="pagenum" id="Page_189">189</span> femme, une grande
-femme brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap.</p>
-
-<p>M. Martini murmura, en faisant sonner les finales: «C’est M<sup>me</sup>
-Parisse, vous savez!»</p>
-
-<p>Non, je ne savais pas, mais ce nom jeté, ce nom du berger Troyen me
-confirma dans mon rêve.</p>
-
-<p>Je dis cependant: «Qui ça, M<sup>me</sup> Parisse?»</p>
-
-<p>Il parut stupéfait que je ne connusse pas cette histoire.</p>
-
-<p>J’affirmai que je ne la savais point; et je regardais la femme qui
-s’en allait sans nous voir, rêvant, marchant d’un pas grave et lent,
-comme marchaient sans doute les dames de l’antiquité. Elle devait avoir
-trente-cinq ans environ, et restait belle, fort belle, bien qu’un peu
-grasse.</p>
-
-<p>Et M. Martini me conta ceci.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_190">190</span></p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>M<sup>me</sup> Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant
-la guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C’était
-alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu’elle était
-devenue forte et triste.</p>
-
-<p>Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à
-bedaine et à jambes courtes, qui trottent menu dans une culotte
-toujours trop large.</p>
-
-<p>Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne
-commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré durant la
-campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons.</p>
-
-<p>Comme il s’ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière
-étouffante enfermée <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> en sa double enceinte d’énormes murailles, le
-commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de
-forêt de pins éventée par toutes les brises du large.</p>
-
-<p>Il y rencontra M<sup>me</sup> Parisse qui venait aussi, les soirs d’été,
-respirer l’air frais sous les arbres. Comment s’aimèrent-ils? Le
-sait-on? Ils se rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se
-voyaient plus, ils pensaient l’un à l’autre, sans doute. L’image de la
-jeune femme aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de
-la belle et fraîche Méridionale qui montrait ses dents en souriant,
-restait flottante devant les yeux de l’officier qui continuait sa
-promenade en mangeant son cigare au lieu de le fumer; et l’image du
-commandant serré dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d’or,
-dont la moustache blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir
-devant les yeux de M<sup>me</sup> Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu,
-court de pattes et ventru, rentrait pour souper.</p>
-
-<p>A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être; et
-à force de se revoir, ils s’imaginèrent qu’ils se connaissaient. Il la
-salua assurément. Elle fut surprise et s’inclina, <span class="pagenum" id="Page_192">192</span> si peu, si peu,
-tout juste ce qu’il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de
-quinze jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d’être
-côte à côte.</p>
-
-<p>Il lui parla! De quoi? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils
-l’admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus
-souvent qu’à l’horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut
-le prétexte banal et persistant d’une causerie de plusieurs minutes.</p>
-
-<p>Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s’entretenant de
-sujets quelconques; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus
-intimes, de ces choses secrètes, charmantes, dont on voit le reflet
-dans la douceur, dans l’émotion du regard, et qui font battre le
-cœur, car elles confessent l’âme, mieux qu’un aveu.</p>
-
-<p>Puis il dut lui prendre la main, et balbutier ces mots que la femme
-devine sans avoir l’air de les entendre.</p>
-
-<p>Et il fut convenu entre eux qu’ils s’aimaient sans qu’ils se le fussent
-prouvé par rien de sensuel ou de brutal.</p>
-
-<p>Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle,
-mais il voulait <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour
-plus ardemment de se rendre à son violent désir.</p>
-
-<p>Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder.</p>
-
-<p>Un soir pourtant elle lui dit comme par hasard: «Mon mari vient de
-partir pour Marseille. Il y va rester quatre jours.»</p>
-
-<p>Jean de Carmelin se jeta à ses pieds, la suppliant d’ouvrir sa porte le
-soir même, vers onze heures. Mais elle ne l’écouta point et rentra d’un
-air fâché.</p>
-
-<p>Le commandant fut de mauvaise humeur tout le soir; et le lendemain, dès
-l’aurore, il se promenait, rageur, sur les remparts, allant de l’école
-du tambour à l’école de peloton, et jetant des punitions aux officiers
-et aux hommes, comme on jetterait des pierres dans une foule.</p>
-
-<p>Mais en rentrant pour déjeuner, il trouva sous sa serviette, dans une
-enveloppe, ces quatre mots: «Ce soir, dix heures.» Et il donna cent
-sous, sans aucune raison, au garçon qui le servait.</p>
-
-<p>La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner
-et à se parfumer.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_194">194</span></p>
-
-<p>Au moment où il se mettait à table pour dîner, on lui remit une autre
-enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>«Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf
- heures.—<span class="smcap">Parisse.</span>»</p>
-</div>
-
-<p>Le commandant poussa un juron si véhément que le garçon laissa tomber
-la soupière sur le parquet.</p>
-
-<p>Que ferait-il? Certes, il la voulait, ce soir-là même, coûte que coûte;
-et il l’aurait. Il l’aurait par tous les moyens, dût-il faire arrêter
-et emprisonner le mari. Soudain une idée folle lui traversa la tête. Il
-demanda du papier, et écrivit:</p>
-
-<div class="quote">
- <p class="recipient">«<span class="smcap">Madame</span>,</p>
-
- <p>«Il ne rentrera pas ce soir, je vous le jure, et moi je serai à dix
- heures où vous savez. Ne craignez rien, je réponds de tout, sur mon
- honneur d’officier.</p>
-
- <p class="rsignature">«<span class="smcap">Jean de Carmelin.</span>»</p>
-</div>
-
-<p>Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité.</p>
-
-<p>Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois, qui commandait
-après lui; et il lui <span class="pagenum" id="Page_195">195</span> dit, en roulant entre ses doigts la dépêche
-froissée de M. Parisse:</p>
-
-<p>—Capitaine, je reçois un télégramme d’une nature singulière et dont il
-m’est même impossible de vous communiquer le contenu. Vous allez faire
-fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce
-que personne, vous entendez bien, personne n’entre ni ne sorte avant
-six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans
-les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures.
-Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son
-domicile <i>manu militari</i>. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils
-s’éloigneront aussitôt de moi en ayant l’air de ne pas me connaître.</p>
-
-<p>Vous avez bien entendu?</p>
-
-<p>—Oui, mon commandant.</p>
-
-<p>—Je vous rends responsable de l’exécution de ces ordres, mon cher
-capitaine.</p>
-
-<p>—Oui, mon commandant.</p>
-
-<p>—Voulez-vous un verre de chartreuse?</p>
-
-<p>—Volontiers, mon commandant.</p>
-
-<p>Ils trinquèrent, burent la liqueur jaune, et le capitaine Gribois s’en
-alla.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_196">196</span></p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">III</p>
-</div>
-
-<p>Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur
-le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice.</p>
-
-<p>L’un était grand et maigre, M. Saribe, marchand d’huiles, l’autre gros
-et petit, M. Parisse.</p>
-
-<p>Ils se mirent en route côte à côte, leur sac de nuit à la main, pour
-gagner la ville éloignée d’un kilomètre.</p>
-
-<p>Mais en arrivant à la porte du port, les factionnaires croisèrent la
-baïonnette en leur enjoignant de s’éloigner.</p>
-
-<p>Effarés, stupéfaits, abrutis d’étonnement, ils s’écartèrent et
-délibérèrent; puis, après avoir pris conseil l’un de l’autre, ils
-revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître
-leurs noms.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span></p>
-
-<p>Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les
-menacèrent de tirer; et les deux voyageurs, épouvantés, s’enfuirent au
-pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient.</p>
-
-<p>Ils firent alors le tour des remparts et se présentèrent à la porte
-de la route de Cannes. Elle était fermée également et gardée aussi
-par un poste menaçant. MM. Saribe et Parisse, en hommes prudents,
-n’insistèrent pas davantage, et s’en revinrent à la gare pour chercher
-un abri, car le tour des fortifications n’était pas sûr, après le
-soleil couché.</p>
-
-<p>L’employé de service, surpris et somnolent, les autorisa à attendre le
-jour dans le salon des voyageurs.</p>
-
-<p>Ils y demeurèrent côte à côte, sans lumière, sur le canapé de velours
-vert, trop effrayés pour songer à dormir.</p>
-
-<p>La nuit fut longue pour eux.</p>
-
-<p>Ils apprirent, vers six heures et demie, que les portes étaient
-ouvertes et qu’on pouvait, enfin, pénétrer dans Antibes.</p>
-
-<p>Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route
-leurs sacs abandonnés.</p>
-
-<p>Lorsqu’ils franchirent, un peu inquiets <span class="pagenum" id="Page_198">198</span> encore, la porte de la
-ville, le commandant de Carmelin, l’œil sournois et la moustache en
-l’air, vint lui-même les reconnaître et les interroger.</p>
-
-<p>Puis il les salua avec politesse en s’excusant de leur avoir fait
-passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres.</p>
-
-<p>Les esprits, dans Antibes, étaient affolés. Les uns parlaient d’une
-surprise méditée par les Italiens, les autres d’un débarquement
-du prince impérial, d’autres encore croyaient à une conspiration
-orléaniste. On ne devina que plus tard la vérité quand on apprit que le
-bataillon du commandant était envoyé fort loin, et que M. de Carmelin
-avait été sévèrement puni.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">IV</p>
-</div>
-
-<p>M. Martini avait fini de parler. M<sup>me</sup> Parisse revenait, sa promenade
-terminée. Elle passa gravement, près de moi, les yeux sur les Alpes
-dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du
-soleil.</p>
-
-<p>J’avais envie de la saluer, la triste et pauvre femme qui devait penser
-toujours à cette nuit d’amour déjà si lointaine, et à l’homme hardi qui
-avait osé, pour un baiser d’elle, mettre une ville en état de siège et
-compromettre tout son avenir.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, il l’avait oubliée sans doute, à moins qu’il ne racontât,
-après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre.</p>
-
-<p>L’avait-elle revu? L’aimait-elle encore? Et je songeais: «Voici bien un
-trait de l’amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. <span class="pagenum" id="Page_200">200</span> L’Homère
-qui chanterait cette Hélène, et l’aventure de son Ménélas, devrait
-avoir l’âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire,
-beau, fort comme Achille, et plus rusé qu’Ulysse, le héros de cette
-abandonnée!»</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Madame Parisse</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 16 mars 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_203">203</span>
-
- <h2 id="ch_9"><span class="h2line2">JULIE ROMAIN.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap">E</span> suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la
-Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas
-sur une route? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au
-flanc des montagnes, au bord de la mer! Et on rêve! Que d’illusions,
-d’amours, d’aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme
-qui vagabonde! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en
-vous avec l’air tiède et léger; on les boit dans la brise, et elles
-font naître en notre cœur un appétit de bonheur qui grandit avec la
-faim, excitée par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et
-chantent comme des oiseaux.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p>
-
-<p>Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l’Italie, ou
-plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la
-représentation de tous les poèmes d’amour de la terre. Et je songeais
-que depuis Cannes, où l’on pose, jusqu’à Monaco où l’on joue, on ne
-vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de
-l’argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses
-et d’orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les
-viles convoitises, et bien montrer l’esprit humain tel qu’il est,
-rampant, ignorant, arrogant et cupide.</p>
-
-<p>Tout à coup, au fond d’une des baies ravissantes qu’on rencontre à
-chaque détour de la montagne, j’aperçus quelques villas, quatre ou
-cinq seulement, en face de la mer, au pied du mont, et devant un
-bois sauvage de sapins qui s’en allait au loin derrière elles par
-deux grands vallons sans chemins et sans issues peut-être. Un de ces
-chalets m’arrêta net devant sa porte, tant il était joli: une petite
-maison blanche avec des boiseries brunes, et couverte de roses grimpées
-jusqu’au toit.</p>
-
-<p>Et le jardin: une nappe de fleurs, de toutes les couleurs et de toutes
-les tailles, <span class="pagenum" id="Page_205">205</span> mêlées dans un désordre coquet et cherché. Le gazon
-en était rempli; chaque marche du perron en portait une touffe à ses
-extrémités, les fenêtres laissaient pendre sur la façade éclatante
-des grappes bleues ou jaunes; et la terrasse aux balustres de pierre,
-qui couvrait cette mignonne demeure, était enguirlandée d’énormes
-clochettes rouges pareilles à des taches de sang.</p>
-
-<p>On apercevait, par derrière, une longue allée d’orangers fleuris qui
-s’en allait jusqu’au pied de la montagne.</p>
-
-<p>Sur la porte, en petites lettres d’or, ce nom: «Villa d’Antan.»</p>
-
-<p>Je me demandais quel poète ou quelle fée habitait là, quel solitaire
-inspiré avait découvert ce lieu et créé cette maison de rêve, qui
-semblait poussée dans un bouquet.</p>
-
-<p>Un cantonnier cassait des pierres sur la route, un peu plus loin. Je
-lui demandai le nom du propriétaire de ce bijou. Il répondit:</p>
-
-<p>—C’est M<sup>me</sup> Julie Romain.</p>
-
-<p>Julie Romain! Dans mon enfance, autrefois, j’avais tant entendu parler
-d’elle, de la grande actrice, la rivale de Rachel.</p>
-
-<p>Aucune femme n’avait été plus applaudie et plus aimée, plus aimée
-surtout! Que de <span class="pagenum" id="Page_206">206</span> duels et que de suicides pour elle, et que
-d’aventures retentissantes! Quel âge avait-elle à présent, cette
-séductrice? Soixante, soixante-dix, soixante-quinze ans? Julie Romain!
-Ici, dans cette maison! La femme qu’avaient adorée le plus grand
-musicien et le plus rare poète de notre pays! Je me souvenais encore
-de l’émotion soulevée dans toute la France (j’avais alors douze ans)
-par sa fuite en Sicile avec celui-ci, après sa rupture éclatante avec
-celui-là.</p>
-
-<p>Elle était partie un soir, après une première représentation où la
-salle l’avait acclamée durant une demi-heure, et rappelée onze fois
-de suite; elle était partie avec le poète, en chaise de poste, comme
-on faisait alors; ils avaient traversé la mer pour aller s’aimer dans
-l’île antique, fille de la Grèce, sous l’immense bois d’orangers qui
-entoure Palerme et qu’on appelle la «Conque d’Or».</p>
-
-<p>On avait raconté leur ascension de l’Etna et comment ils s’étaient
-penchés sur l’immense cratère, enlacés, la joue contre la joue, comme
-pour se jeter au fond du gouffre de feu.</p>
-
-<p>Il était mort, lui, l’homme aux vers troublants, si profonds qu’ils
-avaient donné le vertige à toute une génération, si subtils, si
-mystérieux, <span class="pagenum" id="Page_207">207</span> qu’ils avaient ouvert un monde nouveau aux nouveaux
-poètes.</p>
-
-<p>L’autre aussi était mort, l’abandonné, qui avait trouvé pour elle des
-phrases de musique restées dans toutes les mémoires, des phrases de
-triomphe et de désespoir, affolantes et déchirantes.</p>
-
-<p>Elle était là, elle, dans cette maison voilée de fleurs.</p>
-
-<p>Je n’hésitai point, je sonnai.</p>
-
-<p>Un petit domestique vint ouvrir, un garçon de dix-huit ans, à l’air
-gauche, aux mains niaises. J’écrivis sur ma carte un compliment galant
-pour la vieille actrice et une vive prière de me recevoir. Peut-être
-savait-elle mon nom et consentirait-elle à m’ouvrir sa porte.</p>
-
-<p>Le jeune valet s’éloigna, puis revint en me demandant de le suivre;
-et il me fit entrer dans un salon propre et correct, de style
-Louis-Philippe, aux meubles froids et lourds, dont une petite bonne de
-seize ans, à la taille mince, mais peu jolie, enlevait les housses en
-mon honneur.</p>
-
-<p>Puis, je restai seul.</p>
-
-<p>Sur les murs, trois portraits, celui de l’actrice dans un de ses rôles,
-celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise
-<span class="pagenum" id="Page_208">208</span> à jabot d’alors, et celui du musicien assis devant un clavecin.
-Elle, blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait
-de sa bouche gracieuse et de son œil bleu; et la peinture était
-soignée, fine, élégante et sèche.</p>
-
-<p>Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité.</p>
-
-<p>Tout cela sentait l’autrefois, les jours finis et les gens disparus.</p>
-
-<p>Une porte s’ouvrit, une petite femme entra; vieille, très vieille, très
-petite, avec des bandeaux de cheveux blancs, des sourcils blancs, une
-vraie souris blanche rapide et furtive.</p>
-
-<p>Elle me tendit la main et dit, d’une voix restée fraîche, sonore,
-vibrante:</p>
-
-<p>—Merci, monsieur. Comme c’est gentil aux hommes d’aujourd’hui de se
-souvenir des femmes de jadis! Asseyez-vous.</p>
-
-<p>Et je lui racontai comment sa maison m’avait séduit, comment j’avais
-voulu connaître le nom de la propriétaire, et comment, l’ayant connu,
-je n’avais pu résister au désir de sonner à sa porte.</p>
-
-<p>Elle répondit:</p>
-
-<p>—Cela m’a fait d’autant plus de plaisir, <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> monsieur, que voici
-la première fois que pareille chose arrive. Quand on m’a remis votre
-carte, avec le mot gracieux qu’elle portait, j’ai tressailli comme
-si on m’eût annoncé un vieil ami disparu depuis vingt ans. Je suis
-une morte, moi, une vraie morte, dont personne ne se souvient, à qui
-personne ne pense, jusqu’au jour où je mourrai pour de bon; et alors
-tous les journaux parleront, pendant trois jours, de Julie Romain, avec
-des anecdotes, des détails, des souvenirs et des éloges emphatiques.
-Puis ce sera fini de moi.</p>
-
-<p>Elle se tut, et reprit, après un silence:</p>
-
-<p>—Et cela ne sera pas long maintenant. Dans quelques mois, dans
-quelques jours, de cette petite femme encore vive il ne restera plus
-qu’un petit squelette.</p>
-
-<p>Elle leva les yeux vers son portrait qui lui souriait, qui souriait à
-cette vieille, à cette caricature de lui-même; puis elle regarda les
-deux hommes, le poète dédaigneux et le musicien inspiré qui semblaient
-se dire: «Que nous veut cette ruine?»</p>
-
-<p>Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m’étreignait le
-cœur, la tristesse des existences accomplies, qui se débattent <span class="pagenum" id="Page_210">210</span>
-encore dans les souvenirs comme on se noie dans une eau profonde.</p>
-
-<p>De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes
-et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes,
-jolies, riches, heureuses; des hommes souriants et satisfaits. Elle
-suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné:</p>
-
-<p>—On ne peut pas être et avoir été.</p>
-
-<p>Je lui dis:</p>
-
-<p>—Comme la vie a dû être belle pour vous!</p>
-
-<p>Elle poussa un grand soupir:</p>
-
-<p>—Belle et douce. C’est pour cela que je la regrette si fort.</p>
-
-<p>Je vis qu’elle était disposée à parler d’elle; et doucement, avec
-des précautions délicates, comme lorsqu’on touche à des chairs
-douloureuses, je me mis à l’interroger.</p>
-
-<p>Elle parla de ses succès, de ses enivrements, de ses amis, de toute son
-existence triomphante. Je lui demandai:</p>
-
-<p>—Les plus vives joies, le vrai bonheur, est-ce au théâtre que vous les
-avez dus?</p>
-
-<p>Elle répondit vivement:</p>
-
-<p>—Oh! non.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_211">211</span></p>
-
-<p>Je souris; elle reprit, en levant vers les deux portraits un regard
-triste:</p>
-
-<p>—C’est à eux.</p>
-
-<p>Je ne pus me retenir de demander:</p>
-
-<p>—Auquel?</p>
-
-<p>—A tous les deux. Je les confonds même un peu dans ma mémoire de
-vieille, et puis, j’ai des remords envers l’un, aujourd’hui.</p>
-
-<p>—Alors, madame, ce n’est pas à eux, mais à l’amour lui-même que va
-votre reconnaissance. Ils n’ont été que ses interprètes.</p>
-
-<p>—C’est possible. Mais quels interprètes!</p>
-
-<p>—Êtes-vous certaine que vous n’avez pas été, que vous n’auriez pas
-été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n’aurait
-pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son
-cœur, toutes ses pensées, toutes ses heures, tout son être; tandis
-que ceux-ci vous donnaient deux rivales redoutables, la Musique et la
-Poésie?</p>
-
-<p>Elle s’écria avec force, avec cette voix restée jeune, qui faisait
-vibrer quelque chose dans l’âme:</p>
-
-<p>—Non, monsieur, non. Un autre m’aurait plus aimée peut-être, mais il
-ne m’aurait pas aimée comme ceux-là. Ah! c’est qu’ils m’ont chanté
-la musique de l’amour, ceux-là, comme <span class="pagenum" id="Page_212">212</span> personne au monde ne la
-pourrait chanter! Comme ils m’ont grisée! Est-ce qu’un homme, un
-homme quelconque, trouverait ce qu’ils savaient trouver, eux, dans
-les sons et dans les paroles? Est-ce assez que d’aimer, si on ne sait
-pas mettre dans l’amour toute la poésie et toute la musique du ciel
-et de la terre? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une
-femme avec des chants et avec des mots! Oui, il y avait peut-être dans
-notre passion plus d’illusion que de réalité; mais ces illusions-là
-vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent
-toujours sur le sol. Si d’autres m’ont plus aimée, par eux seuls j’ai
-compris, j’ai senti, j’ai adoré l’amour!</p>
-
-<p>Et, tout à coup, elle se mit à pleurer.</p>
-
-<p>Elle pleurait, sans bruit, des larmes désespérées!</p>
-
-<p>J’avais l’air de ne point voir, et je regardais au loin. Elle reprit,
-après quelques minutes:</p>
-
-<p>—Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le cœur
-vieillit avec le corps. Chez moi, cela n’est point arrivé. Mon pauvre
-corps a soixante-neuf ans, et mon pauvre cœur en a vingt... Et voilà
-pourquoi je vis toute seule, dans les fleurs et dans les rêves.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span></p>
-
-<p>Il y eut entre nous un long silence. Elle s’était calmée et se remit à
-parler en souriant:</p>
-
-<p>—Comme vous vous moqueriez de moi, si vous saviez... si vous saviez
-comment je passe mes soirées... quand il fait beau!... Je me fais honte
-et pitié en même temps.</p>
-
-<p>J’eus beau la prier, elle ne voulut point me dire ce qu’elle faisait;
-alors je me levai pour partir.</p>
-
-<p>Elle s’écria:</p>
-
-<p>—Déjà!</p>
-
-<p>Et, comme j’annonçais que je devais dîner à Monte-Carlo, elle demanda,
-avec timidité:</p>
-
-<p>—Vous ne voulez pas dîner avec moi? Cela me ferait beaucoup de plaisir.</p>
-
-<p>J’acceptai tout de suite. Elle sonna, enchantée; puis quand elle eut
-donné quelques ordres à la petite bonne, elle me fit visiter sa maison.</p>
-
-<p>Une sorte de véranda vitrée, pleine d’arbustes, s’ouvrait sur la
-salle à manger et laissait voir d’un bout à l’autre la longue allée
-d’orangers, s’étendant jusqu’à la montagne. Un siège bas, caché sous
-les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s’asseoir
-là.</p>
-
-<p>Puis nous allâmes dans le jardin regarder <span class="pagenum" id="Page_214">214</span> les fleurs. Le soir
-venait doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s’exhaler
-tous les parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand
-nous nous mîmes à table. Le dîner fut bon et long; et nous devînmes
-amis intimes, elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie
-profonde s’éveillait pour elle en mon cœur. Elle avait bu deux
-doigts de vin, comme on disait autrefois, et devenait plus confiante,
-plus expansive.</p>
-
-<p>—Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi, je l’adore, cette bonne
-lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble
-que tous mes souvenirs sont dedans; et je n’ai qu’à la contempler pour
-qu’ils me reviennent aussitôt. Et même... quelquefois, le soir... je
-m’offre un joli spectacle... joli... joli... si vous saviez?... Mais
-non, vous vous moqueriez trop de moi... je ne peux pas... Je n’ose
-pas... non... non... vraiment, non...</p>
-
-<p>Je la suppliais:</p>
-
-<p>—Voyons... quoi? dites-le-moi; je vous promets de ne pas me moquer...
-je vous le jure... voyons...</p>
-
-<p>Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres,
-si froides, et je les baisai l’une après l’autre, plusieurs fois, <span class="pagenum" id="Page_215">215</span>
-comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait.</p>
-
-<p>—Vous me promettez de ne pas rire?</p>
-
-<p>—Oui, je le jure.</p>
-
-<p>—Eh bien, venez.</p>
-
-<p>Elle se leva. Et comme le petit domestique, gauche dans sa livrée
-verte, éloignait la chaise derrière elle, elle lui dit quelques mots à
-l’oreille, très bas, très vite. Il répondit:</p>
-
-<p>—Oui, madame, tout de suite.</p>
-
-<p>Elle prit mon bras et m’emmena sous la véranda.</p>
-
-<p>L’allée d’orangers était vraiment admirable à voir. La lune, déjà
-levée, la pleine lune, jetait au milieu un mince sentier d’argent, une
-longue ligne de clarté qui tombait sur le sable jaune, entre les têtes
-rondes et opaques des arbres sombres.</p>
-
-<p>Comme ils étaient en fleurs, ces arbres, leur parfum violent et doux
-emplissait la nuit. Et dans leur verdure noire on voyait voltiger des
-milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines
-d’étoiles.</p>
-
-<p>Je m’écriai:</p>
-
-<p>—Oh! quel décor pour une scène d’amour!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span></p>
-
-<p>Elle sourit.</p>
-
-<p>—N’est-ce pas? n’est-ce pas? Vous allez voir.</p>
-
-<p>Et elle me fit asseoir à côté d’elle.</p>
-
-<p>Elle murmura:</p>
-
-<p>—Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à
-ces choses-là, vous autres, les hommes d’aujourd’hui. Vous êtes des
-boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus
-nous parler. Quand je dis «nous», j’entends les jeunes. Les amours
-sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de
-couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme,
-vous disparaissez; mais si vous estimez la femme plus haut que la note,
-vous payez. Jolies mœurs... et jolies tendresses!</p>
-
-<p>Elle me prit la main.</p>
-
-<p>—Regardez...</p>
-
-<p>Je demeurais stupéfait et ravi... Là-bas, au bout de l’allée, dans le
-sentier de lune, deux jeunes gens s’en venaient en se tenant par la
-taille. Ils s’en venaient, enlacés, charmants, à petits pas, traversant
-les flaques de lumière qui les éclairaient tout à coup et rentrant dans
-l’ombre aussitôt. Il était vêtu, lui, <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> d’un habit de satin blanc,
-comme au siècle passé, et d’un chapeau couvert d’une plume d’autruche.
-Elle portait une robe à paniers et la haute coiffure poudrée des belles
-dames au temps du Régent.</p>
-
-<p>A cent pas de nous, ils s’arrêtèrent et, debout au milieu de l’allée,
-s’embrassèrent en faisant des grâces.</p>
-
-<p>Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces
-gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon
-siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé,
-comme l’homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui
-lui ouvre la gorge et la mâchoire.</p>
-
-<p>Mais les enfants s’en retournèrent vers le fond de l’allée; et
-ils redevinrent délicieux. Ils s’éloignaient, s’en allaient,
-disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus.
-L’allée vide semblait triste.</p>
-
-<p>Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir; car je compris
-que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le
-passé, tout ce passé d’amour et de décor, le passé factice, trompeur
-et séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> battre
-encore le cœur de la vieille cabotine et de la vieille amoureuse!</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Julie Romain</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du samedi 20 mars 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_221">221</span>
-
- <h2 id="ch_10"><span class="h2line2">LE PÈRE AMABLE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> ciel humide et gris semblait peser sur la vaste plaine brune.
-L’odeur de l’automne, odeur triste des terres nues et mouillées, des
-feuilles tombées, de l’herbe morte, rendait plus épais et plus lourd
-l’air stagnant du soir. Les paysans travaillaient encore, épars dans
-les champs, en attendant l’heure de l’Angélus qui les rappellerait aux
-fermes dont on apercevait, çà et là, les toits de chaume à travers les
-branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les
-clos de pommiers.</p>
-
-<p>Au bord d’un chemin, sur un tas de hardes, un tout petit enfant, assis
-les jambes <span class="pagenum" id="Page_222">222</span> ouvertes, jouait avec une pomme de terre qu’il laissait
-parfois tomber dans sa robe, tandis que cinq femmes, courbées et la
-croupe en l’air, piquaient des brins de colza dans la plaine voisine.
-D’un mouvement leste et continu, tout le long du grand bourrelet de
-terre que la charrue venait de retourner, elles enfonçaient une pointe
-de bois, puis jetaient aussitôt dans ce trou la plante un peu flétrie
-déjà qui s’affaissait sur le côté; puis elles recouvraient la racine et
-continuaient leur travail.</p>
-
-<p>Un homme qui passait, un fouet à la main et les pieds dans des sabots,
-s’arrêta près de l’enfant, le prit et l’embrassa. Alors une des femmes
-se redressa et vint à lui. C’était une grande fille rouge, large du
-flanc, de la taille et des épaules, une haute femelle normande, aux
-cheveux jaunes, au teint de sang.</p>
-
-<p>Elle dit, d’une voix résolue:</p>
-
-<p>—Te v’la Césaire, eh ben?</p>
-
-<p>L’homme, un garçon maigre à l’air triste, murmura:</p>
-
-<p>—Eh ben, rien de rien, toujou d’ même!</p>
-
-<p>—I ne veut pas?</p>
-
-<p>—I ne veut pas.</p>
-
-<p>—Qué que tu vas faire?</p>
-
-<p>—J’ sais ti?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_223">223</span></p>
-
-<p>—Va t’en vé l’ curé.</p>
-
-<p>—J’ veux ben.</p>
-
-<p>—Vas-y à c’t’ heure.</p>
-
-<p>—J’ veux ben.</p>
-
-<p>Et ils se regardèrent. Il tenait toujours l’enfant dans ses bras. Il
-l’embrassa de nouveau et le remit sur les hardes des femmes.</p>
-
-<p>A l’horizon, entre deux fermes, on apercevait une charrue que traînait
-un cheval et que poussait un homme. Ils passaient tout doucement, la
-bête, l’instrument et le laboureur, sur le ciel terne du soir.</p>
-
-<p>La femme reprit:</p>
-
-<p>—Alors, qué qu’i dit, ton pé?</p>
-
-<p>—I dit qu’i n’ veut point.</p>
-
-<p>—Pourquoi ça qu’i n’ veut point?</p>
-
-<p>Le garçon montra d’un geste l’enfant qu’il venait de remettre à terre,
-puis d’un regard il indiqua l’homme qui poussait la charrue, là-bas.</p>
-
-<p>Et il prononça: «Parce que c’est à li, ton éfant.»</p>
-
-<p>La fille haussa les épaules, et d’un ton colère: «Pardi, tout l’ monde
-le sait ben qu’ c’est à Victor. Et pi après? j’ai fauté! j’ suis-ti la
-seule? Ma mé aussi avait fauté, avant mé, et pi la tienne itou, avant
-d’épouser ton pé! <span class="pagenum" id="Page_224">224</span> Qui ça qui n’a point fauté dans l’ pays? J’ai
-fauté avec Victor, vu qu’i m’a prise dans la grange comme j’ dormais,
-ça, c’est vrai; et pi j’ai r’ fauté que je n’ dormais point. J’
-l’aurais épousé pour sûr, n’eût-il point été un serviteur. J’ suis-t-i
-moins vaillante pour ça?</p>
-
-<p>L’homme dit simplement:</p>
-
-<p>—Mé, j’ te veux ben telle que t’es, avec ou sans l’éfant. N’y a que
-mon pé qui m’oppose. J’ verrons tout d’ même à régler ça.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>—Va t’en vé l’ curé à c’t’ heure.</p>
-
-<p>—J’y vas.</p>
-
-<p>Et il se remit en route de son pas lourd de paysan; tandis que la
-fille, les mains sur les hanches, retournait piquer son colza.</p>
-
-<p>En effet, l’homme qui s’en allait ainsi, Césaire Houlbrèque, le fils
-du vieux sourd Amable Houlbrèque, voulait épouser, malgré son père,
-Céleste Lévesque, qui avait eu un enfant de Victor Lecoq, simple valet
-employé alors dans la ferme de ses parents et mis dehors pour ce fait.</p>
-
-<p>Aux champs, d’ailleurs, les hiérarchies de caste n’existent point, et
-si le valet est économe, il devient, en prenant une ferme à son tour,
-l’égal de son ancien maître.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span></p>
-
-<p>Césaire Houlbrèque s’en allait donc, un fouet sous le bras, ruminant
-ses idées, et soulevant l’un après l’autre ses lourds sabots englués de
-terre. Certes il voulait épouser Céleste Lévesque, il la voulait avec
-son enfant, parce que c’était la femme qu’il lui fallait. Il n’aurait
-pas su dire pourquoi; mais il le savait, il en était sûr. Il n’avait
-qu’à la regarder pour en être convaincu, pour se sentir tout drôle,
-tout remué, comme abêti de contentement. Ça lui faisait même plaisir
-d’embrasser le petit, le petit de Victor, parce qu’il était sorti
-d’elle.</p>
-
-<p>Et il regardait, sans haine, le profil lointain de l’homme qui poussait
-sa charrue sur le bord de l’horizon.</p>
-
-<p>Mais le père Amable ne voulait pas de ce mariage. Il s’y opposait avec
-un entêtement de sourd, avec un entêtement furieux.</p>
-
-<p>Césaire avait beau lui crier dans l’oreille, dans celle qui entendait
-encore quelques sons:</p>
-
-<p>—J’ vous soignerons ben, mon pé. J’ vous dis que c’est une bonne fille
-et pi vaillante, et pi d’épargne.</p>
-
-<p>Le vieux répétait:—Tant que j’ vivrai, j’ verrai point ça.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p>
-
-<p>Et rien ne pouvait le vaincre, rien ne pouvait fléchir sa rigueur.
-Un seul espoir restait à Césaire. Le père Amable avait peur du curé
-par appréhension de la mort qu’il sentait approcher. Il ne redoutait
-pas beaucoup le bon Dieu, ni le diable, ni l’enfer, ni le purgatoire,
-dont il n’avait aucune idée, mais il redoutait le prêtre, qui lui
-représentait l’enterrement, comme on pourrait redouter les médecins par
-horreur des maladies. Depuis huit jours Céleste, qui connaissait cette
-faiblesse du vieux, poussait Césaire à aller trouver le curé; mais
-Césaire hésitait toujours, parce qu’il n’aimait point beaucoup non plus
-les robes noires, qui lui représentaient, à lui, des mains toujours
-tendues pour des quêtes ou pour le pain bénit.</p>
-
-<p>Il venait pourtant de se décider et il s’en allait vers le presbytère,
-en songeant à la façon dont il allait conter son affaire.</p>
-
-<p>L’abbé Raffin, un petit prêtre vif, maigre et jamais rasé, attendait
-l’heure de son dîner en se chauffant les pieds au feu de sa cuisine.</p>
-
-<p>Dès qu’il vit entrer le paysan, il demanda, en tournant seulement la
-tête:</p>
-
-<p>—Eh bien, Césaire, qu’est-ce que tu veux?</p>
-
-<p>—J’ voudrais vous causer, m’sieu l’ curé.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span></p>
-
-<p>L’homme restait debout, intimidé, tenant sa casquette d’une main et son
-fouet de l’autre.</p>
-
-<p>—Eh bien, cause.</p>
-
-<p>Césaire regardait la bonne, une vieille qui traînait ses pieds en
-mettant le couvert de son maître sur un coin de table, devant la
-fenêtre. Il balbutia:</p>
-
-<p>—C’est que, c’est quasiment une confession.</p>
-
-<p>Alors l’abbé Raffin considéra avec soin son paysan; il vit sa mine
-confuse, son air gêné, ses yeux errants, et il ordonna:</p>
-
-<p>—Maria, va-t’en cinq minutes à ta chambre, que je cause avec Césaire.</p>
-
-<p>La servante jeta sur l’homme un regard colère, et s’en alla en grognant.</p>
-
-<p>L’ecclésiastique reprit:—Allons, maintenant, défile ton chapelet.</p>
-
-<p>Le gars hésitait toujours, regardait ses sabots, remuait sa casquette;
-puis, tout à coup, il se décida:</p>
-
-<p>—V’là: j’ voudrais épouser Céleste Lévesque.</p>
-
-<p>—Eh bien, mon garçon, qui est-ce qui t’en empêche?</p>
-
-<p>—C’est l’ pé qui n’ veut point.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span></p>
-
-<p>—Ton père?</p>
-
-<p>—Oui, mon pé.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce qu’il dit, ton père?</p>
-
-<p>—I dit qu’alle a eu un éfant.</p>
-
-<p>—Elle n’est pas la première à qui ça arrive, depuis notre mère Ève.</p>
-
-<p>—Un éfant avec Victor, Victor Lecoq, le domestique à Anthime Loisel.</p>
-
-<p>—Ah! ah!... Alors, il ne veut pas?</p>
-
-<p>—I ne veut point.</p>
-
-<p>—Mais là, pas du tout?</p>
-
-<p>—Pas pu qu’une bourrique qui r’fuse d’aller, sauf vot’ respect.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que tu lui dis, toi, pour le décider?</p>
-
-<p>—J’ li dis qu’ c’est eune bonne fille, et pi vaillante, et pi
-d’épargne.</p>
-
-<p>—Et ça ne le décide pas. Alors tu veux que je lui parle.</p>
-
-<p>—Tout juste. Vous l’ dites!</p>
-
-<p>—Et qu’est-ce que je lui raconterai, moi, à ton père?</p>
-
-<p>—Mais... c’ que vous racontez au sermon pour faire donner des sous.</p>
-
-<p>Dans l’esprit du paysan tout l’effort de la religion consistait à
-desserrer les bourses, à vider les poches des hommes pour emplir le
-<span class="pagenum" id="Page_229">229</span> coffre du ciel. C’était une sorte d’immense maison de commerce
-dont les curés étaient les commis, commis sournois, rusés, dégourdis
-comme personne, qui faisaient les affaires du bon Dieu au détriment des
-campagnards.</p>
-
-<p>Il savait fort bien que les prêtres rendaient des services, de grands
-services aux plus pauvres, aux malades, aux mourants, assistaient,
-consolaient, conseillaient, soutenaient, mais tout cela moyennant
-finances, en échange de pièces blanches, de bel argent luisant dont on
-payait les sacrements et les messes, les conseils et la protection,
-le pardon des péchés et les indulgences, le purgatoire et le paradis
-suivant les rentes et la générosité du pécheur.</p>
-
-<p>L’abbé Raffin, qui connaissait son homme et qui ne se fâchait jamais,
-se mit à rire.</p>
-
-<p>—Eh bien oui, je lui raconterai ma petite histoire à ton père, mais
-toi, mon garçon, tu y viendras, au sermon.</p>
-
-<p>Houlbrèque tendit la main pour jurer:</p>
-
-<p>—Foi d’ pauvre homme, si vous faites ça pour mé, j’ le promets.</p>
-
-<p>—Allons, c’est bien. Quand veux-tu que j’aille le trouver, ton père?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_230">230</span></p>
-
-<p>—Mais l’ pu tôt s’ra le mieux, anuit si vous le pouvez.</p>
-
-<p>—Dans une demi-heure alors, après souper.</p>
-
-<p>—Dans une demi-heure.</p>
-
-<p>—C’est entendu. A bientôt, mon garçon.</p>
-
-<p>—A la revoyure, m’sieu l’ curé; merci ben.</p>
-
-<p>—De rien, mon garçon.</p>
-
-<p>Et Césaire Houlbrèque rentra chez lui, le cœur allégé d’un grand
-poids.</p>
-
-<p>Il tenait à bail une petite ferme, toute petite, car ils n’étaient pas
-riches, son père et lui. Seuls avec une servante, une enfant de quinze
-ans qui leur faisait la soupe, soignait les poules, allait traire les
-vaches et battait le beurre, ils vivaient péniblement, bien que Césaire
-fût un bon cultivateur. Mais ils ne possédaient ni assez de terres, ni
-assez de bétail pour gagner plus que l’indispensable.</p>
-
-<p>Le vieux ne travaillait plus. Triste comme tous les sourds, perclus de
-douleurs, courbé, tortu, il s’en allait par les champs, appuyé sur son
-bâton, en regardant les bêtes et les hommes d’un œil dur et méfiant.
-Quelquefois il s’asseyait sur le bord d’un fossé et demeurait <span class="pagenum" id="Page_231">231</span>
-là, sans remuer, pendant des heures, pensant vaguement aux choses qui
-l’avaient préoccupé toute sa vie, au prix des œufs et des grains,
-au soleil et à la pluie qui gâtent ou font pousser les récoltes. Et,
-travaillés par les rhumatismes, ses vieux membres buvaient encore
-l’humidité du sol, comme ils avaient bu depuis soixante-dix ans la
-vapeur des murs de sa chaumière basse, coiffée aussi de paille humide.</p>
-
-<p>Il rentrait à la tombée du jour, prenait sa place au bout de la table,
-dans la cuisine, et, quand on avait posé devant lui le pot de terre
-brûlé qui contenait sa soupe, il l’enfermait dans ses doigts crochus,
-qui semblaient avoir gardé la forme ronde du vase, et il se chauffait
-les mains, hiver comme été, avant de se mettre à manger, pour ne rien
-perdre, ni une parcelle de chaleur qui vient du feu, lequel coûte cher,
-ni une goutte de soupe où on a mis de la graisse et du sel, ni une
-miette de pain qui vient du blé.</p>
-
-<p>Puis il grimpait, par une échelle, dans un grenier où il avait sa
-paillasse, tandis que le fils couchait en bas, au fond d’une sorte de
-niche près de la cheminée, et que la servante s’enfermait dans une
-espèce de cave, un trou <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> noir qui servait autrefois à emmagasiner
-les pommes de terre.</p>
-
-<p>Césaire et son père ne causaient presque jamais. De temps en temps
-seulement, quand il s’agissait de vendre une récolte ou d’acheter un
-veau, le jeune homme prenait l’avis du vieux, et, formant un porte-voix
-de ses deux mains, il lui criait ses raisons dans la tête; et le père
-Amable les approuvait ou les combattait d’une voix lente et creuse
-venue du fond de son ventre.</p>
-
-<p>Un soir donc, Césaire s’approchant de lui comme s’il s’agissait de
-l’acquisition d’un cheval ou d’une génisse, lui avait communiqué,
-à pleins poumons, dans l’oreille, son intention d’épouser Céleste
-Lévesque.</p>
-
-<p>Alors le père s’était fâché. Pourquoi? Par moralité? Non sans doute. La
-vertu d’une fille n’a guère d’importance aux champs. Mais son avarice,
-son instinct profond, féroce, d’épargne, s’était révolté à l’idée que
-son fils élèverait un enfant qu’il n’avait pas fait lui-même. Il avait
-pensé tout à coup, en une seconde, à toutes les soupes qu’avalerait
-le petit avant de pouvoir être utile dans la ferme; il avait calculé
-toutes les livres de pain, tous les litres de cidre que mangerait et
-que <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> boirait ce galopin jusqu’à son âge de quatorze ans; et une
-colère folle s’était déchaînée en lui contre Césaire qui ne pensait pas
-à tout ça.</p>
-
-<p>Et il avait répondu, avec une force de voix inusitée:</p>
-
-<p>—C’est-il que t’as perdu le sens?</p>
-
-<p>Alors Césaire s’était mis à énumérer ses raisons, à dire les qualités
-de Céleste, à prouver qu’elle gagnerait cent fois ce que coûterait
-l’enfant. Mais le vieux doutait de ces mérites, tandis qu’il ne pouvait
-douter de l’existence du petit; et il répondait, coup sur coup, sans
-s’expliquer davantage:</p>
-
-<p>—J’ veux point! J’ veux point! Tant que j’ vivrai, ça n’ se f’ra point!</p>
-
-<p>Et depuis trois mois ils en restaient là, sans en démordre l’un et
-l’autre, reprenant, une fois par semaine au moins, la même discussion,
-avec les mêmes arguments, les mêmes mots, les mêmes gestes, et la même
-inutilité.</p>
-
-<p>C’est alors que Céleste avait conseillé à Césaire d’aller demander
-l’aide de leur curé.</p>
-
-<p>En rentrant chez lui le paysan trouva son père attablé déjà, car il
-s’était mis en retard par sa visite au presbytère.</p>
-
-<p>Ils dînèrent en silence, face à face, mangèrent un peu de beurre sur
-leur pain, après <span class="pagenum" id="Page_234">234</span> la soupe, en buvant un verre de cidre; puis
-ils demeurèrent immobiles sur leurs chaises, à peine éclairés par
-la chandelle que la petite servante avait emportée pour laver les
-cuillers, essuyer les verres, et tailler à l’avance les croûtes pour le
-déjeuner de l’aurore.</p>
-
-<p>Un coup retentit contre la porte qui s’ouvrit aussitôt et le prêtre
-parut. Le vieux leva sur lui des yeux inquiets, pleins de soupçons,
-et, prévoyant un danger, il se disposait à grimper son échelle, quand
-l’abbé Raffin lui mit la main sur l’épaule et lui hurla contre la tempe:</p>
-
-<p>—J’ai à vous causer, père Amable.</p>
-
-<p>Césaire avait disparu, profitant de la porte restée ouverte. Il ne
-voulait pas entendre, tant il avait peur; il ne voulait pas que son
-espoir s’émiettât à chaque refus obstiné de son père; il aimait mieux
-apprendre d’un seul coup la vérité, bonne ou mauvaise, plus tard; et
-il s’en alla dans la nuit. C’était un soir sans lune, un soir sans
-étoiles, un de ces soirs brumeux où l’air semble gras d’humidité. Une
-odeur vague de pommes flottait auprès des cours, car c’était l’époque
-où on ramassait les plus précoces, les pommes «euribles» comme on dit
-au pays du cidre. Les étables, quand <span class="pagenum" id="Page_235">235</span> Césaire longeait leurs murs,
-soufflaient par leurs étroites fenêtres leur odeur chaude de bêtes
-vivantes endormies sur le fumier; et il entendait auprès des écuries le
-piétinement des chevaux restés debout, et le bruit de leurs mâchoires
-tirant et broyant le foin des râteliers.</p>
-
-<p>Il allait devant lui en pensant à Céleste. Dans cet esprit simple, chez
-qui les idées n’étaient guère encore que des images nées directement
-des objets, les pensées d’amour ne se formulaient que par l’évocation
-d’une grande fille rouge, debout dans un chemin creux, et riant, les
-mains sur ses hanches.</p>
-
-<p>C’est ainsi qu’il l’avait aperçue le jour où commença son désir pour
-elle. Il la connaissait cependant depuis l’enfance, mais jamais, comme
-ce matin-là, il n’avait pris garde à elle. Ils avaient causé quelques
-minutes; puis il était parti; et tout en marchant il répétait: «Cristi,
-c’est une belle fille tout de même. C’est dommage qu’elle ait fauté
-avec Victor.» Jusqu’au soir il y songea; et le lendemain aussi.</p>
-
-<p>Quand il la revit, il sentit quelque chose qui lui chatouillait le fond
-de la gorge, comme si on lui eût enfoncé une plume de coq par <span class="pagenum" id="Page_236">236</span>
-la bouche dans la poitrine; et depuis lors, toutes les fois qu’il se
-trouvait près d’elle, il s’étonnait de ce chatouillement nerveux qui
-recommençait toujours.</p>
-
-<p>En trois semaines il se décida à l’épouser, tant elle lui plaisait.
-Il n’aurait pu dire d’où venait cette puissance sur lui, mais il
-l’exprimait par ces mots: «J’en sieu possédé,» comme s’il eût porté en
-lui l’envie de cette fille aussi dominatrice qu’un pouvoir d’enfer.
-Il ne s’inquiétait guère de sa faute. Tant pis après tout; cela ne la
-gâtait point; et il n’en voulait pas à Victor Lecoq.</p>
-
-<p>Mais si le curé allait ne pas réussir, que ferait-il? Il n’osait y
-penser, tant cette inquiétude le torturait.</p>
-
-<p>Il avait gagné le presbytère, et il s’était assis auprès de la petite
-barrière de bois pour attendre la rentrée du prêtre.</p>
-
-<p>Il était là depuis une heure peut-être, quand il entendit des pas sur
-le chemin, et il distingua bientôt, quoique la nuit fût très sombre,
-l’ombre plus noire encore de la soutane.</p>
-
-<p>Il se dressa, les jambes cassées, n’osant plus parler, n’osant point
-savoir.</p>
-
-<p>L’ecclésiastique l’aperçut et dit gaiement:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span></p>
-
-<p>—Eh bien, mon garçon, ça y est.</p>
-
-<p>Césaire balbutia:—Ça y est... pas possible!</p>
-
-<p>—Oui, mon gars, mais point sans peine. Quelle vieille bourrique que
-ton père!</p>
-
-<p>Le paysan répétait:—Pas possible!</p>
-
-<p>—Mais oui. Viens-t’en me trouver demain midi, pour décider la
-publication des bans.</p>
-
-<p>L’homme avait saisi la main de son curé. Il la serrait, la secouait,
-la broyait en bégayant:—Vrai... Vrai... Vrai... M’sieu l’ curé... Foi
-d’honnête homme... vous m’ verrez dimanche... à vot’ sermon.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>La noce eut lieu vers la mi-décembre. Elle fut simple, les mariés
-n’étant pas riches. Césaire, vêtu de neuf, se trouva prêt dès huit
-heures du matin pour aller quérir sa fiancée et la conduire à la
-mairie; mais comme il était trop tôt, il s’assit devant la table de la
-cuisine et attendit ceux de la famille et les amis qui devaient venir
-le prendre.</p>
-
-<p>Depuis huit jours il neigeait, et la terre brune, la terre déjà
-fécondée par les semences d’automne était devenue livide, endormie sous
-un grand drap de glace.</p>
-
-<p>Il faisait froid dans les chaumières coiffées d’un bonnet blanc; et les
-pommiers ronds dans les cours semblaient fleuris, poudrés comme au joli
-mois de leur épanouissement.</p>
-
-<p>Ce jour-là, les gros nuages du nord, les <span class="pagenum" id="Page_239">239</span> nuages gris chargés de
-cette pluie mousseuse avaient disparu, et le ciel bleu se déployait
-au-dessus de la terre blanche sur qui le soleil levant jetait des
-reflets d’argent.</p>
-
-<p>Césaire regardait devant lui, par la fenêtre, sans penser à rien,
-heureux.</p>
-
-<p>La porte s’ouvrit, deux femmes entrèrent, des paysannes endimanchées,
-la tante et la cousine du marié, puis trois hommes, ses cousins,
-puis une voisine. Ils s’assirent sur des chaises, et ils demeurèrent
-immobiles et silencieux, les femmes d’un côté de la cuisine, les hommes
-de l’autre, saisis soudain de timidité, de cette tristesse embarrassée
-qui prend les gens assemblés pour une cérémonie. Un des cousins demanda
-bientôt:</p>
-
-<p>—C’est-il point l’heure?</p>
-
-<p>Césaire répondit:</p>
-
-<p>—Je crais ben que oui.</p>
-
-<p>—Allons, en route, dit un autre.</p>
-
-<p>Ils se levèrent. Alors Césaire, qu’une inquiétude venait d’envahir,
-grimpa l’échelle du grenier pour voir si son père était prêt. Le vieux,
-toujours matinal d’ordinaire, n’avait point encore paru. Son fils le
-trouva sur sa paillasse, roulé dans sa couverture, les yeux ouverts, et
-l’air méchant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p>
-
-<p>Il lui cria dans le tympan:</p>
-
-<p>—Allons, mon pé, levez-vous. V’là l’ moment d’ la noce.</p>
-
-<p>Le sourd murmura d’une voix dolente:</p>
-
-<p>—J’ peux pu. J’ai quasiment eune froidure qui m’a g’lé l’ dos. J’ peux
-pu r’muer.</p>
-
-<p>Le jeune homme, atterré, le regardait, devinant sa ruse.</p>
-
-<p>—Allons, pé, faut vous y forcer.</p>
-
-<p>—J’ peux point.</p>
-
-<p>—Tenez, j’ vas vous aider.</p>
-
-<p>Et il se pencha vers le vieillard, déroula sa couverture, le prit par
-les bras et le souleva. Mais le père Amable se mit à gémir:</p>
-
-<p>—Hou! hou! hou! qué misère! hou, hou, j’ peux point. J’ai l’ dos noué.
-C’est que’que vent qu’aura coulé par çu maudit toit.</p>
-
-<p>Césaire comprit qu’il ne réussirait pas, et furieux pour la première
-fois de sa vie contre son père, il lui cria:</p>
-
-<p>—Eh ben, vous n’ dînerez point, puisque j’ faisons le r’pas à
-l’auberge à Polyte. Ça vous apprendra à faire le têtu.</p>
-
-<p>Et il dégringola l’échelle, puis se mit en route, suivi de ses parents
-et invités.</p>
-
-<p>Les hommes avaient relevé leurs pantalons pour n’en point brûler
-le bord dans la neige; <span class="pagenum" id="Page_241">241</span> les femmes tenaient haut leurs jupes,
-montraient leurs chevilles maigres, leurs bas de laine grise, leurs
-quilles osseuses, droites comme des manches à balai. Et tous allaient
-en se balançant sur leurs jambes, l’un derrière l’autre, sans parler,
-tout doucement, par prudence, pour ne point perdre le chemin disparu
-sous la nappe plate, uniforme, ininterrompue des neiges.</p>
-
-<p>En approchant des fermes, ils apercevaient une ou deux personnes les
-attendant pour se joindre à eux; et la procession s’allongeait sans
-cesse, serpentait, suivant les contours invisibles du chemin, avait
-l’air d’un chapelet vivant, aux grains noirs, ondulant par la campagne
-blanche.</p>
-
-<p>Devant la porte de la fiancée, un groupe nombreux piétinait sur place
-en attendant le marié. On l’acclama quand il parut; et bientôt Céleste
-sortit de sa chambre, vêtue d’une robe bleue, les épaules couvertes
-d’un petit châle rouge, la tête fleurie d’oranger.</p>
-
-<p>Mais chacun demandait à Césaire:</p>
-
-<p>—Ous qu’est ton pé?</p>
-
-<p>Il répondait avec embarras:</p>
-
-<p>—I’ ne peut pu se r’muer, vu les douleurs.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span></p>
-
-<p>Et les fermiers hochaient la tête d’un air incrédule et malin.</p>
-
-<p>On se mit en route vers la mairie. Derrière les futurs époux, une
-paysanne portait l’enfant de Victor, comme s’il se fût agi d’un
-baptême; et les paysans, deux par deux, à présent, accrochés par le
-bras, s’en allaient dans la neige avec des mouvements de chaloupe sur
-la mer.</p>
-
-<p>Après que le maire eut lié les fiancés dans la petite maison
-municipale, le curé les unit à son tour dans la modeste maison du bon
-Dieu. Il bénit leur accouplement en leur promettant la fécondité,
-puis il leur prêcha les vertus matrimoniales, les simples et saines
-vertus des champs, le travail, la concorde et la fidélité, tandis que
-l’enfant, pris de froid, piaillait derrière le dos de la mariée.</p>
-
-<p>Dès que le couple reparut sur le seuil de l’église, des coups de fusil
-éclatèrent dans le fossé du cimetière. On ne voyait que le bout des
-canons d’où sortaient de rapides jets de fumée; puis une tête se montra
-qui regardait le cortège; c’était Victor Lecoq célébrant le mariage de
-sa bonne amie, fêtant son bonheur et lui jetant ses vœux avec les
-détonations de la poudre. Il avait embauché des <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> amis, cinq ou six
-valets laboureurs pour ces salves de mousqueterie. On trouva qu’il se
-conduisait bien.</p>
-
-<p>Le repas eut lieu à l’auberge de Polyte Cacheprune. Vingt couverts
-avaient été mis dans la grande salle où l’on dînait aux jours de
-marché; et l’énorme gigot tournant devant la broche, les volailles
-rissolées sous leur jus, l’andouille grésillant sur le feu vif et
-clair, emplissaient la maison d’un parfum épais, de la fumée des
-charbons francs arrosés de graisses, de l’odeur puissante et lourde des
-nourritures campagnardes.</p>
-
-<p>On se mit à table à midi, et la soupe aussitôt coula dans les
-assiettes. Les figures s’animaient déjà; les bouches s’ouvraient pour
-crier des farces, les yeux riaient avec des plis malins. On allait
-s’amuser, pardi.</p>
-
-<p>La porte s’ouvrit, et le père Amable parut. Il avait un air mauvais,
-une mine furieuse, et il se traînait sur ses bâtons, en geignant à
-chaque pas pour indiquer sa souffrance.</p>
-
-<p>On s’était tu en le voyant paraître; mais soudain, le père Malivoire,
-son voisin, un gros plaisant qui connaissait toutes les manigances des
-gens, se mit à hurler, comme faisait Césaire, en formant porte-voix de
-ses <span class="pagenum" id="Page_244">244</span> mains:—Hé, vieux dégourdi, t’en as ti un nez, d’avoir senti
-de chez té la cuisine à Polyte.</p>
-
-<p>Un rire énorme jaillit des gorges. Malivoire, excité par le succès,
-reprit:—Pour les douleurs, y a rien de tel qu’eune cataplasme
-d’andouille! Ça tient chaud l’ ventre, avec un verre de trois-six!...</p>
-
-<p>Les hommes poussaient des cris, tapaient la table du poing, riaient
-de côté en penchant et relevant leur torse comme s’ils eussent fait
-marcher une pompe. Les femmes gloussaient comme des poules, les
-servantes se tordaient, debout contre les murs. Seul le père Amable ne
-riait pas et attendait, sans rien répondre, qu’on lui fît place.</p>
-
-<p>On le casa au milieu de la table, en face de sa bru, et dès qu’il fut
-assis, il se mit à manger. C’était son fils qui payait, après tout, il
-fallait prendre sa part. A chaque cuillerée de soupe qui lui tombait
-dans l’estomac, à chaque bouchée de pain ou de viande écrasée sur ses
-gencives, à chaque verre de cidre et de vin qui lui coulait par le
-gosier, il croyait regagner quelque chose de son bien, reprendre un peu
-de son argent que tous ces goinfres dévoraient, sauver une parcelle de
-<span class="pagenum" id="Page_245">245</span> son avoir, enfin. Et il mangeait en silence avec une obstination
-d’avare qui cache des sous, avec la ténacité sombre qu’il apportait
-autrefois à ses labeurs persévérants.</p>
-
-<p>Mais tout à coup il aperçut au bout de la table l’enfant de Céleste sur
-les genoux d’une femme, et son œil ne le quitta plus. Il continuait
-à manger, le regard attaché sur le petit, à qui sa gardienne mettait
-parfois entre les lèvres un peu de fricot qu’il mordillait. Et le vieux
-souffrait plus des quelques bouchées sucées par cette larve que de tout
-ce qu’avalaient les autres.</p>
-
-<p>Le repas dura jusqu’au soir. Puis chacun rentra chez soi.</p>
-
-<p>Césaire souleva le père Amable.</p>
-
-<p>—Allons, mon pé, faut retourner, dit-il. Et il lui mit ses deux bâtons
-aux mains. Céleste prit son enfant dans ses bras, et ils s’en allèrent,
-lentement, par la nuit blafarde qu’éclairait la neige. Le vieux sourd,
-aux trois quarts gris, rendu plus méchant par l’ivresse, s’obstinait à
-ne pas avancer. Plusieurs fois même il s’assit, avec l’idée que sa bru
-pourrait prendre froid; et il geignait, sans prononcer un mot, poussant
-une sorte de plainte longue et douloureuse.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_246">246</span></p>
-
-<p>Lorsqu’ils furent arrivés chez eux, il grimpa aussitôt dans son
-grenier, tandis que Césaire installait un lit pour l’enfant auprès de
-la niche profonde où il allait s’étendre avec sa femme. Mais comme
-les nouveaux mariés ne dormirent point tout de suite, ils entendirent
-longtemps le vieux qui remuait sur sa paillasse; et même il parla
-haut plusieurs fois soit qu’il rêvât, soit qu’il laissât s’échapper
-sa pensée par sa bouche, malgré lui, sans pouvoir la retenir, sous
-l’obsession d’une idée fixe.</p>
-
-<p>Quand il descendit par son échelle, le lendemain, il aperçut sa bru qui
-faisait le ménage.</p>
-
-<p>Elle lui cria:—Allons, mon pé, dépêchez-vous, v’là d’ la bonne soupe.</p>
-
-<p>Et elle posa au bout de la table le pot rond de terre noire plein de
-liquide fumant. Il s’assit, sans rien répondre, prit le vase brûlant,
-s’y chauffa les mains selon sa coutume: et, comme il faisait grand
-froid, il le pressa même contre sa poitrine pour tâcher de faire entrer
-en lui, dans son vieux corps roidi par les hivers, un peu de la vive
-chaleur de l’eau bouillante.</p>
-
-<p>Puis il chercha ses bâtons et s’en alla dans <span class="pagenum" id="Page_247">247</span> la campagne glacée,
-jusqu’à midi, jusqu’à l’heure du dîner, car il avait vu, installé dans
-une grande caisse à savon, le petit de Céleste qui dormait encore.</p>
-
-<p>Il n’en prit point son parti. Il vivait dans la chaumière, comme
-autrefois, mais il avait l’air de ne plus en être, de ne plus
-s’intéresser à rien, de regarder ces gens, son fils, la femme et
-l’enfant comme des étrangers qu’il ne connaissait pas, à qui il ne
-parlait jamais.</p>
-
-<p>L’hiver s’écoula. Il fut long et rude. Puis le premier printemps fit
-repartir les germes; et les paysans, de nouveau, comme des fourmis
-laborieuses, passèrent leurs jours dans les champs, travaillant de
-l’aurore à la nuit, sous la bise et sous les pluies, le long des
-sillons de terre brune qui enfantaient le pain des hommes.</p>
-
-<p>L’année s’annonçait bien pour les nouveaux époux. Les récoltes
-poussaient drues et vivaces; on n’eut point de gelées tardives; et les
-pommiers fleuris laissaient tomber dans l’herbe leur neige rose et
-blanche qui promettait pour l’automne une grêle de fruits.</p>
-
-<p>Césaire travaillait dur, se levait tôt et rentrait tard, pour
-économiser le prix d’un valet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_248">248</span></p>
-
-<p>Sa femme lui disait quelquefois:</p>
-
-<p>—Tu t’ f’ras du mal, à la longue.</p>
-
-<p>Il répondait:—Pour sûr non, ça me connaît.</p>
-
-<p>Un soir, pourtant, il rentra si fatigué qu’il dut se coucher sans
-souper. Il se leva à l’heure ordinaire le lendemain; mais il ne put
-manger, malgré son jeûne de la veille; et il dut rentrer au milieu
-de l’après-midi pour se reposer de nouveau. Dans la nuit, il se mit
-à tousser; et il se retournait sur sa paillasse, fiévreux, le front
-brûlant, la langue sèche, dévoré d’une soif ardente.</p>
-
-<p>Il alla pourtant jusqu’à ses terres au point du jour; mais le lendemain
-on dut appeler le médecin qui le jugea fort malade, atteint d’une
-fluxion de poitrine.</p>
-
-<p>Et il ne quitta plus la niche obscure qui lui servait de couche. On
-l’entendait tousser, haleter et remuer au fond de ce trou. Pour le
-voir, pour lui donner les drogues, lui poser les ventouses, il fallait
-apporter une chandelle à l’entrée. On apercevait alors sa tête creuse,
-salie par sa barbe longue, au-dessous d’une dentelle épaisse de toiles
-d’araignées qui pendaient et flottaient, remuées par l’air. Et les
-mains du malade semblaient mortes sur les draps gris.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span></p>
-
-<p>Céleste le soignait avec une activité inquiète, lui faisait boire
-les remèdes, lui appliquait les vésicatoires, allait et venait par
-la maison; tandis que le père Amable restait au bord de son grenier,
-guettant de loin le creux sombre où agonisait son fils. Il n’en
-approchait point, par haine de la femme, boudant comme un chien jaloux.</p>
-
-<p>Six jours encore se passèrent; puis un matin, comme Céleste, qui
-dormait maintenant par terre sur deux bottes de paille défaites, allait
-voir si son homme se portait mieux, elle n’entendit plus son souffle
-rapide sortir de sa couche profonde. Effrayée, elle demanda:</p>
-
-<p>—Eh ben, Césaire, qué que tu dis anuit?</p>
-
-<p>Il ne répondit pas.</p>
-
-<p>Elle étendit la main pour le toucher et rencontra la chair glacée de
-son visage. Elle poussa un grand cri, un long cri de femme épouvantée.
-Il était mort.</p>
-
-<p>A ce cri, le vieux sourd apparut au haut de son échelle; et comme il
-vit Céleste s’élancer dehors pour chercher du secours, il descendit
-vivement, tâta à son tour la figure de son fils et, comprenant soudain,
-alla fermer <span class="pagenum" id="Page_250">250</span> la porte en dedans, pour empêcher la femme de rentrer
-et reprendre possession de sa demeure, puisque son fils n’était plus
-vivant.</p>
-
-<p>Puis il s’assit sur une chaise à côté du mort.</p>
-
-<p>Des voisins arrivaient, appelaient, frappaient. Il ne les entendait
-pas. Un d’eux cassa la vitre de la fenêtre et sauta dans la chambre.
-D’autres le suivirent; la porte de nouveau fut ouverte, et Céleste
-reparut, pleurant toutes ses larmes, les joues enflées et les yeux
-rouges. Alors le père Amable, vaincu, sans dire un mot, remonta dans
-son grenier.</p>
-
-<p>L’enterrement eut lieu le lendemain; puis, après la cérémonie, le
-beau-père et la belle-fille se trouvèrent seuls dans la ferme, avec
-l’enfant.</p>
-
-<p>C’était l’heure ordinaire du dîner. Elle alluma le feu, tailla la
-soupe, posa les assiettes sur la table, tandis que le vieux, assis sur
-une chaise, attendait, sans paraître la regarder.</p>
-
-<p>Quand le repas fut prêt, elle lui cria dans l’oreille:</p>
-
-<p>—Allons, mon pé, faut manger.</p>
-
-<p>Il se leva, prit place au bout de la table, <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> vida son pot, mâcha
-son pain verni de beurre, but ses deux verres de cidre, puis s’en alla.</p>
-
-<p>C’était un de ces jours tièdes, un de ces jours bienfaisants où la vie
-fermente, palpite, fleurit sur toute la surface du sol.</p>
-
-<p>Le père Amable suivait un petit sentier à travers les champs. Il
-regardait les jeunes blés et les jeunes avoines, en songeant que son
-éfant était sous terre à présent, son pauvre éfant. Il s’en allait
-de son pas usé, traînant la jambe et boitillant. Et comme il était
-tout seul dans la plaine, tout seul sous le ciel bleu, au milieu des
-récoltes grandissantes, tout seul avec les alouettes qu’il voyait
-planer sur sa tête, sans entendre leur chant léger, il se mit à pleurer
-en marchant.</p>
-
-<p>Puis il s’assit auprès d’une mare et resta là jusqu’au soir à regarder
-les petits oiseaux qui venaient boire; puis, comme la nuit tombait, il
-rentra, soupa sans dire un mot et grimpa dans son grenier.</p>
-
-<p>Et sa vie continua comme par le passé. Rien n’était changé, sauf que
-son fils Césaire dormait au cimetière.</p>
-
-<p>Qu’aurait-il fait, le vieux? Il ne pouvait plus travailler, il n’était
-bon maintenant qu’à <span class="pagenum" id="Page_252">252</span> manger les soupes trempées par sa belle-fille.
-Et il les mangeait en silence, matin et soir, et guettant d’un œil
-furieux le petit qui mangeait aussi, en face de lui, de l’autre côté de
-la table. Puis il sortait, rôdait par le pays à la façon d’un vagabond,
-allait se cacher derrière les granges pour dormir une heure ou deux,
-comme s’il eût redouté d’être vu, puis il rentrait à l’approche du soir.</p>
-
-<p>Mais de grosses préoccupations commençaient à hanter l’esprit de
-Céleste. Les terres avaient besoin d’un homme qui les surveillât et les
-travaillât. Il fallait que quelqu’un fût là, toujours, par les champs,
-non pas un simple salarié, mais un vrai cultivateur, un maître, qui
-connût le métier et eût souci de la ferme. Une femme seule ne pouvait
-gouverner la culture, suivre le prix des grains, diriger la vente et
-l’achat du bétail. Alors des idées entrèrent dans sa tête, des idées
-simples, pratiques, qu’elle ruminait toutes les nuits. Elle ne pouvait
-se remarier avant un an et il fallait, tout de suite, sauver des
-intérêts pressants, des intérêts immédiats.</p>
-
-<p>Un seul homme la pouvait tirer d’embarras, Victor Lecoq, le père de
-son enfant. Il était vaillant, entendu aux choses de la <span class="pagenum" id="Page_253">253</span> terre; il
-aurait fait, avec un peu d’argent en poche, un excellent cultivateur.
-Elle le savait, l’ayant connu à l’œuvre chez ses parents.</p>
-
-<p>Donc un matin, le voyant passer sur la route avec une voiture de
-fumier, elle sortit pour l’aller trouver. Quand il l’aperçut il arrêta
-ses chevaux et elle lui dit, comme si elle l’avait rencontré la veille:</p>
-
-<p>—Bonjour Victor, ça va toujours?</p>
-
-<p>Il répondit:—Ça va toujours et d’ vot’ part?</p>
-
-<p>—Oh mé, ça irait n’était que j’ sieus seule à la maison, c’ qui m’
-donne du tracas, vu les terres.</p>
-
-<p>Alors ils causèrent longtemps appuyés contre la roue de la lourde
-voiture. L’homme parfois se grattait le front sous sa casquette et
-réfléchissait, tandis qu’elle, les joues rouges, parlait avec ardeur,
-disait ses raisons, ses combinaisons, ses projets d’avenir; à la fin il
-murmura:</p>
-
-<p>—Oui, ça se peut.</p>
-
-<p>Elle ouvrit la main comme un paysan qui conclut un marché, et demanda:</p>
-
-<p>—C’est dit?</p>
-
-<p>Il serra cette main tendue.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_254">254</span></p>
-
-<p>—C’est dit.</p>
-
-<p>—Ça va pour dimanche alors.</p>
-
-<p>—Ça va pour dimanche.</p>
-
-<p>—Allons, bonjour Victor.</p>
-
-<p>—Bonjour madame Houlbrèque.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">III</p>
-</div>
-
-<p>Ce dimanche-là, c’était la fête du village, la fête annuelle et
-patronale qu’on nomme assemblée, en Normandie.</p>
-
-<p>Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses
-grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles
-ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs,
-de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent
-«Faiseux vé de quoi».</p>
-
-<p>Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d’un chien
-triste, allant, tête basse, entre les roues, s’étaient arrêtées l’une
-après l’autre sur la place de la Mairie. Puis une tente s’était dressée
-devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait
-par les trous de la toile des choses luisantes <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> qui surexcitaient
-l’envie et la curiosité des gamins.</p>
-
-<p>Dès le matin de la fête, toutes les baraques s’étaient ouvertes,
-étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine; et les paysans, en
-allant à la messe, regardaient déjà d’un œil candide et satisfait ces
-boutiques modestes qu’ils revoyaient pourtant chaque année.</p>
-
-<p>Dès le commencement de l’après-midi, il y eut foule sur la place.
-De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec
-leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui
-sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé
-chez des amis; et les cours des fermes étaient pleines d’étranges
-guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à
-longues pattes du fond des mers.</p>
-
-<p>Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s’en venait
-à l’assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains
-ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et
-qui semblaient gênées de leur repos.</p>
-
-<p>Un faiseur de tours jouait du clairon; l’orgue de Barbarie des chevaux
-de bois égrenait dans l’air ses notes pleurardes et sautillantes; <span class="pagenum" id="Page_257">257</span>
-la roue des loteries grinçait comme les étoffes qu’on déchire; les
-coups de carabine claquaient de seconde en seconde. Et la foule lente
-passait mollement devant les baraques à la façon d’une pâte qui coule,
-avec des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties
-par hasard.</p>
-
-<p>Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient
-des chansons; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur
-l’oreille et la blouse raidie par l’empois, gonflée comme un ballon
-bleu.</p>
-
-<p>Tout le pays était là, maîtres, valets et servantes.</p>
-
-<p>Le père Amable lui-même, vêtu de sa redingue antique et verdâtre, avait
-voulu voir l’assemblée; car il n’y manquait jamais.</p>
-
-<p>Il regardait les loteries, s’arrêtait devant les tirs pour juger les
-coups, s’intéressait surtout à un jeu très simple qui consistait à
-jeter une grosse boule de bois dans la bouche ouverte d’un bonhomme
-peint sur une planche.</p>
-
-<p>On lui tapa soudain sur l’épaule. C’était le père Malivoire qui cria:
-«Eh! mon pé, j’ vous invite à bé une fine.»</p>
-
-<p>Et ils s’assirent devant la table d’une guinguette installée en plein
-air. Ils burent une <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> fine, puis deux fines, puis trois fines; et le
-père Amable recommença à errer dans l’assemblée. Ses idées devenaient
-un peu troubles, il souriait sans savoir de quoi, il souriait devant
-les loteries, devant les chevaux de bois, et surtout devant le jeu du
-massacre. Il y demeura longtemps, ravi quand un amateur abattait le
-gendarme ou le curé, deux autorités qu’il redoutait d’instinct. Puis
-il retourna s’asseoir à la guinguette et but un verre de cidre pour se
-rafraîchir. Il était tard, la nuit venait. Un voisin le prévint:</p>
-
-<p>—Vous allez rentrer après le fricot, mon pé.</p>
-
-<p>Alors il se mit en route vers la ferme. Une ombre douce, l’ombre tiède
-des soirs de printemps, s’abattait lentement sur la terre.</p>
-
-<p>Quand il fut devant sa porte, il crut voir par la fenêtre éclairée deux
-personnes dans la maison. Il s’arrêta, fort surpris, puis il entra et
-il aperçut Victor Lecoq assis devant la table, en face d’une assiette
-pleine de pommes de terre et qui soupait juste à la place de son fils.</p>
-
-<p>Et soudain il se retourna comme s’il voulait s’en aller. La nuit était
-noire, à présent. Céleste s’était levée et lui criait:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p>
-
-<p>—V’nez vite, mon pé, y a du bon ragoût pour fêter l’assemblée.</p>
-
-<p>Alors il obéit par inertie et s’assit, regardant tour à tour l’homme,
-la femme, l’enfant. Puis il se mit à manger doucement, comme tous les
-jours.</p>
-
-<p>Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste,
-prenait l’enfant sur ses genoux et l’embrassait. Et Céleste lui
-redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en
-lui parlant. Le père Amable les suivait d’un regard fixe sans entendre
-ce qu’ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n’avait guère
-mangé tant il se sentait le cœur retourné), il se leva, et au lieu de
-monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la
-cour et sortit dans la campagne.</p>
-
-<p>Lorsqu’il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda:</p>
-
-<p>—Qué qui fait?</p>
-
-<p>Victor, indifférent, répondit:</p>
-
-<p>—T’en éluge point. I rentrera ben quand i s’ra las.</p>
-
-<p>Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis
-que l’homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa <span class="pagenum" id="Page_260">260</span>
-dans la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire.</p>
-
-<p>La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu’il fut
-entré, il regarda de tous les côtés, avec des allures de vieux chien
-qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il
-prit la chandelle sur la table et s’approcha de la niche sombre où son
-fils était mort. Dans le fond il aperçut l’homme allongé sous les draps
-et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa
-la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour.</p>
-
-<p>Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout
-en place, et elle attendait, pour s’étendre à son tour aux côtés de
-Victor, que son beau-père fût revenu.</p>
-
-<p>Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard
-vague.</p>
-
-<p>Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur:</p>
-
-<p>—I nous f’ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant.</p>
-
-<p>Victor répondit du fond de son lit:</p>
-
-<p>—V’là plus d’une heure qu’il est dehors, faudrait voir s’il n’ dort
-point sur l’ banc d’vant la porte.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p>
-
-<p>Elle annonça: «J’y vas», se leva, prit la lumière et sortit en faisant
-un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit.</p>
-
-<p>Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier,
-où le père avait coutume de s’asseoir au chaud quelquefois.</p>
-
-<p>Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le
-grand pommier qui abritait l’entrée de la ferme, et elle aperçut tout à
-coup deux pieds, deux pieds d’homme qui pendaient à la hauteur de son
-visage.</p>
-
-<p>Elle poussa des cris terribles: «Victor! Victor! Victor!</p>
-
-<p>Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la
-tête pour ne pas voir, elle indiquait l’arbre de son bras tendu.</p>
-
-<p>Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il
-aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable,
-pendu très haut par le cou au moyen d’un licol d’écurie.</p>
-
-<p>Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier.</p>
-
-<p>Victor courut chercher une serpe, grimpa <span class="pagenum" id="Page_262">262</span> dans l’arbre et coupa
-la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue
-horriblement, avec une affreuse grimace.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Le Père Amable</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> des vendredi 30 avril et
- mardi 4 mai 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_265">265</span>
-
- <h2 id="ch_11"><span class="h2line2">LA PEUR.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres.</p>
-
-<p>Je me trouvais seul, en face d’un vieux monsieur qui regardait par la
-portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M. venu
-sans doute de Marseille.</p>
-
-<p>C’était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point
-d’étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait à la figure quelque
-chose de chaud, de mou, d’accablant, d’irrespirable.</p>
-
-<p>Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la
-France sans rien voir des pays traversés.</p>
-
-<p>Ce fut tout à coup comme une apparition <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> fantastique. Autour d’un
-grand feu, dans un bois, deux hommes étaient debout.</p>
-
-<p>Nous vîmes cela pendant une seconde: c’était, nous sembla-t-il, deux
-misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec
-leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d’eux, comme un décor
-de drame, les arbres verts, d’un vert clair et luisant, les troncs
-frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré,
-mouillé par la lumière qui coulait dedans.</p>
-
-<p>Puis tout redevint noir de nouveau.</p>
-
-<p>Certes, ce fut une vision fort étrange! Que faisaient-ils dans cette
-forêt, ces deux rôdeurs? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante?</p>
-
-<p>Mon voisin tira sa montre et me dit:</p>
-
-<p>«Il est juste minuit, monsieur; nous venons de voir une singulière
-chose.»</p>
-
-<p>J’en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient
-être ces personnages: des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des
-sorciers qui préparaient un philtre? On n’allume pas un feu pareil,
-à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe? Que
-faisaient-ils donc? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_267">267</span></p>
-
-<p>Et mon voisin se mit à parler... C’était un vieil homme, dont je ne
-parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort
-instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué.</p>
-
-<p>Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette
-vie où la raison devrait souvent s’appeler sottise et la folie
-s’appeler génie?</p>
-
-<p>Il disait:</p>
-
-<p>—Je suis content d’avoir vu cela. J’ai éprouvé pendant quelques
-minutes une sensation disparue!</p>
-
-<p>Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si
-mystérieuse!</p>
-
-<p>A mesure qu’on lève les voiles de l’inconnu, on dépeuple l’imagination
-des hommes. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et
-d’un noir bien vulgaire depuis qu’elle n’a plus d’apparitions.</p>
-
-<p>On se dit: «Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout
-l’inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu’un
-canal épuise; la science, de jour en jour, recule les limites du
-merveilleux.»</p>
-
-<p>Eh bien, moi, monsieur, j’appartiens à la vieille race, qui aime à
-croire. J’appartiens à <span class="pagenum" id="Page_268">268</span> la vieille race naïve accoutumée à ne pas
-comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères
-environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité.</p>
-
-<p>Oui, monsieur, on a dépeuplé l’imagination en supprimant l’invisible.
-Notre terre m’apparaît aujourd’hui comme un monde abandonné, vide et
-nu. Les croyances sont parties qui la rendaient poétique.</p>
-
-<p>Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse
-qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières
-et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des
-marais et les fantasques feux follets! Comme je voudrais croire à ce
-quelque chose de vague et de terrifiant qu’on s’imaginait sentir passer
-dans l’ombre.</p>
-
-<p>Comme l’obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois,
-quand elle était pleine d’êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants,
-dont on ne pouvait deviner les formes, dont l’appréhension glaçait le
-cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et
-dont l’atteinte était inévitable!</p>
-
-<p>Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu <span class="pagenum" id="Page_269">269</span> de la terre, car
-on n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas. Les dangers
-visibles peuvent émouvoir, troubler, effrayer! Qu’est cela auprès de la
-convulsion que donne à l’âme la pensée qu’on va rencontrer un spectre
-errant, qu’on va subir l’étreinte d’un mort, qu’on va voir accourir
-une de ces bêtes effroyables qu’inventa l’épouvante des hommes? Les
-ténèbres me semblent claires depuis qu’elles ne sont plus hantées.</p>
-
-<p>Et la preuve de cela, c’est que si nous nous trouvions seuls tout à
-coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l’image des deux êtres
-singuliers qui viennent de nous apparaître dans l’éclair de leur foyer,
-bien plus que par l’appréhension d’un danger quelconque et réel.</p>
-
-<p class="br">Il répéta: «On n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas.»</p>
-
-<p>Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d’une histoire que nous
-conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert.</p>
-
-<p>L’a-t-il écrite quelque part, je n’en sais rien.</p>
-
-<p>Personne plus que le grand romancier <span class="pagenum" id="Page_270">270</span> russe ne sut faire passer
-dans l’âme ce frisson de l’inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d’un
-conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes,
-incertaines, menaçantes.</p>
-
-<p>Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l’Invisible, la peur de
-l’inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie
-apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières
-douteuses, qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse.</p>
-
-<p>Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences
-bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence
-fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit
-sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d’une façon
-mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le
-sens nous échappe sans cesse.</p>
-
-<p>Il n’entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poë ou
-Hoffmann, il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque
-chose d’un peu vague et d’un peu troublant.</p>
-
-<p>Il nous dit aussi, ce jour-là: «On n’a vraiment <span class="pagenum" id="Page_271">271</span> peur que de ce
-qu’on ne comprend point.»</p>
-
-<p>Il était assis, ou plutôt affaissé dans un grand fauteuil, les bras
-pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé
-dans ce grand flot de barbe et de cheveux d’argent qui lui donnait
-l’aspect d’un Père éternel ou d’un Fleuve d’Ovide.</p>
-
-<p>Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme
-aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui
-soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert,
-reflétait, comme un œil d’enfant, toutes les émotions de sa pensée.</p>
-
-<p>Il nous raconta ceci:</p>
-
-<p class="br">Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait
-marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l’après-midi, sur le
-bord d’une calme rivière.</p>
-
-<p>Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleine d’herbes
-flottantes, profonde, froide et claire.</p>
-
-<p>Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau
-transparente. Il se dévêtit et s’élança dans le courant. C’était un
-<span class="pagenum" id="Page_272">272</span> très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur.</p>
-
-<p>Il se laissait flotter doucement, l’âme tranquille, frôlé par les
-herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement
-léger des lianes.</p>
-
-<p>Tout à coup une main se posa sur son épaule.</p>
-
-<p>Il se retourna d’une secousse et il aperçut un être effroyable qui le
-regardait avidement.</p>
-
-<p>Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure
-énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux
-mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés,
-mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur
-son dos.</p>
-
-<p>Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale
-des choses surnaturelles.</p>
-
-<p>Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre, il se mit à nager
-éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et
-il lui touchait le cou, le dos, les jambes avec des petits ricanements
-de joie. Le jeune homme, fou d’épouvante, toucha la berge, enfin, et
-s’élança de toute sa vitesse à travers <span class="pagenum" id="Page_273">273</span> le bois, sans même penser à
-retrouver ses habits et son fusil.</p>
-
-<p>L’être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant
-toujours.</p>
-
-<p>Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber,
-quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d’un fouet; il
-se mit à frapper l’affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des
-cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage,
-pareille à une femelle de gorille.</p>
-
-<p>C’était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois,
-de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à
-nager dans la rivière.</p>
-
-<p>Le grand écrivain russe ajouta: «Je n’ai jamais eu si peur de ma vie,
-parce que je n’ai pas compris ce que pouvait être ce monstre.»</p>
-
-<p class="br">Mon compagnon, à qui j’avais dit cette aventure, reprit:</p>
-
-<p>—Oui, on n’a peur que de ce qu’on ne comprend pas. On n’éprouve
-vraiment l’affreuse convulsion de l’âme, qui s’appelle l’épouvante,
-que lorsque se mêle à la peur <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> un peu de la terreur superstitieuse
-des siècles passés. Moi, j’ai ressenti cette épouvante dans toute son
-horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j’ose à peine
-la dire.</p>
-
-<p>Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J’avais parcouru le
-Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que
-l’ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées.
-J’avais visité, la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du
-vieux monde, où se battent éternellement deux océans: l’Atlantique et
-la Manche; j’avais l’esprit plein de légendes, d’histoires lues ou
-racontées sur cette terre des croyances et des superstitions.</p>
-
-<p>Et j’allais de Penmarch à Pont-l’Abbé, de nuit. Connaissez-vous
-Penmarch? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer,
-semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine
-d’écueils baveux comme des bêtes furieuses.</p>
-
-<p>J’avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur
-la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir.</p>
-
-<p>De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme debout,
-semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi <span class="pagenum" id="Page_275">275</span> une
-appréhension vague; de quoi? Je n’en savais rien. Il est des soirs où
-l’on se croit frôlé par des esprits, où l’âme frissonne sans raison, où
-le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d’invisible que
-je regrette, moi.</p>
-
-<p>Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement.</p>
-
-<p>Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et
-parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que
-je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front
-d’écume, et que j’avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes
-devant eux.</p>
-
-<p>Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs
-autour de moi. Et, bien que j’allasse très vite, j’avais froid dans les
-bras et dans les jambes: un vilain froid d’angoisse.</p>
-
-<p>Oh! comme j’aurais voulu rencontrer quelqu’un!</p>
-
-<p>Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant.</p>
-
-<p>Et tout à coup j’entendis devant moi, très loin, un roulement. Je
-pensai: «Tiens, une voiture.» Puis je n’entendis plus rien.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_276">276</span></p>
-
-<p>Au bout d’une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus
-proche.</p>
-
-<p>Je ne voyais aucune lumière, cependant; mais je me dis: «Ils n’ont pas
-de lanterne. Quoi d’étonnant dans ce pays sauvage.»</p>
-
-<p>Le bruit s’arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que
-ce fût une charrette; et je n’entendais point d’ailleurs le trot du
-cheval, ce qui m’étonnait, car la nuit était calme.</p>
-
-<p>Je cherchais: «Qu’est-ce que cela?»</p>
-
-<p>Il approchait très vite, très vite! Certes, je n’entendais rien qu’une
-roue—aucun battement de fers ou de pieds,—rien. Qu’était-ce que cela?</p>
-
-<p>Il était tout près, tout près; je me jetai dans un fossé par un
-mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette
-qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une
-brouette... toute seule!...</p>
-
-<p>Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m’affaissai sur l’herbe
-et j’écoutais le roulement de la roue qui s’éloignait, qui s’en allait
-vers la mer. Et je n’osais plus me lever, ni marcher, ni faire un
-mouvement; car si elle était revenue, si elle m’avait poursuivi, je
-serais mort de terreur.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_277">277</span></p>
-
-<p>Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste
-du chemin avec une telle angoisse dans l’âme que le moindre bruit me
-coupait l’haleine.</p>
-
-<p>Est-ce bête, dites? Mais quelle peur! En y réfléchissant, plus tard,
-j’ai compris; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette;
-et moi, j’ai cherché la tête d’un homme à la hauteur ordinaire!</p>
-
-<p>Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l’esprit un frisson de
-surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur!</p>
-
-<p>Il se tut une seconde, puis reprit:</p>
-
-<p>—Tenez, monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible:
-cette invasion du choléra!</p>
-
-<p>Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c’est qu’Il est
-là quelque part.</p>
-
-<p>Il faut voir Toulon, en ce moment. Allez, on sent bien qu’il est
-là, Lui. Et ce n’est pas la peur d’une maladie qui affole ces gens.
-Le choléra, c’est autre chose, c’est l’Invisible, c’est un fléau
-d’autrefois, des temps passés, une sorte d’Esprit malfaisant qui
-revient et qui nous étonne autant qu’il nous épouvante, <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> car il
-appartient, semble-t-il, aux âges disparus.</p>
-
-<p>Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n’est pas un insecte
-qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres;
-c’est le choléra, l’être inexprimable et terrible venu du fond de
-l’Orient.</p>
-
-<p>Traversez Toulon, on danse dans les rues.</p>
-
-<p>Pourquoi danser en ces jours de mort? On tire des feux d’artifice
-dans la campagne autour de la ville; on allume des feux de joie; des
-orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques.</p>
-
-<p>Pourquoi cette folie?</p>
-
-<p>C’est qu’Il est là, c’est qu’on le brave, non pas le Microbe, mais le
-Choléra, et qu’on veut être crâne devant lui, comme auprès d’un ennemi
-caché qui vous guette. C’est pour lui qu’on danse, qu’on rit, qu’on
-crie, qu’on allume ces feux, qu’on joue ces valses, pour lui, l’Esprit
-qui tue, et qu’on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un
-de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares...</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>La Peur</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du 25 juillet 1884.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_281">281</span>
-
- <h2 id="ch_12"><span class="h2line2">LES CARESSES.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">N</span><span class="smcap">ON</span>, mon ami, n’y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me
-dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu, moi, a voulu gâter
-tout ce qu’il a fait de bon en y joignant quelque chose d’horrible.
-Il nous avait donné l’amour, la plus douce chose qui soit au monde,
-mais trouvant cela trop beau et trop pur pour nous, il a imaginé les
-sens, les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu’il
-a façonnés comme par dérision et qu’il a mêlés aux ordures du corps,
-qu’il a conçus de telle sorte que nous n’y pouvons songer sans rougir,
-que nous n’en pouvons parler <span class="pagenum" id="Page_282">282</span> qu’à voix basse. Leur acte affreux
-est enveloppé de honte. Il se cache, révolte l’âme, blesse les yeux,
-et, honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans
-l’ombre, comme s’il était criminel.</p>
-
-<p>Ne me parlez jamais de cela, jamais!</p>
-
-<p>Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plais près de
-vous, que votre regard m’est doux et que votre voix me caresse le cœur.
-Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous
-me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l’un à l’autre
-serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d’infamies.</p>
-
-<p>Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le
-permets.</p>
-
-<p>Votre amie,</p>
-
-<p class="rsignature"><span class="smcap">Geneviève.</span></p>
-
-<p class="br">Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement,
-sans ménagements galants, comme je parlerais à un ami qui voudrait
-prononcer des vœux éternels?</p>
-
-<p>Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment
-qu’après cette chose qui vous révolte tant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_283">283</span></p>
-
-<p>Avez-vous oublié les vers de Musset:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <div class="stanzanoindent">
- Je me souviens encor de ces spasmes terribles,<br />
- De ces baisers muets, de ces muscles ardents,<br />
- De cet être absorbé, blême et serrant les dents.<br />
- S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.
- </div>
- </div>
-</div>
-
-<p>Cette sensation d’horreur et d’insurmontable dégoût, nous l’éprouvons
-aussi quand, emportés par l’impétuosité du sang, nous nous laissons
-aller aux accouplements d’aventure. Mais quand une femme est pour nous
-l’être d’élection, de charme constant, de séduction infinie que vous
-êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le
-plus infini des bonheurs.</p>
-
-<p>La caresse, madame, c’est l’épreuve de l’amour. Quand notre ardeur
-s’éteint après l’étreinte, nous nous étions trompés. Quand elle
-grandit, nous nous aimons.</p>
-
-<p>Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a mis en
-garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il,
-et pour nous contraindre à les créer, elle a mis le double appât de
-l’amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: Dès que nous
-nous sommes laissé prendre, dès que l’affolement d’un instant a passé,
-une tristesse <span class="pagenum" id="Page_284">284</span> immense nous saisit, car nous comprenons la ruse
-qui nous a trompés, nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison
-secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous.</p>
-
-<p>Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés.
-La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré, dans des bras qui
-s’ouvraient, parce qu’elle veut que des bras s’ouvrent.</p>
-
-<p>Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues,
-les regards fixes et ardents en des yeux qu’on n’a jamais vus et qu’on
-ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui
-nous laisse à l’âme une amère mélancolie.</p>
-
-<p>Mais, quand cette sorte de nuage d’affection, qu’on appelle l’amour, a
-enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l’un à l’autre, longtemps,
-toujours, quand le souvenir pendant l’éloignement veille sans cesse,
-le jour, la nuit, apportant à l’âme les traits du visage, et le
-sourire, et le son de la voix; quand on a été obsédé, possédé par la
-forme absente et toujours visible, n’est-il pas naturel que les bras
-s’ouvrent enfin, que les lèvres s’unissent et que les corps se mêlent?</p>
-
-<p>N’avez-vous jamais eu le désir du baiser? <span class="pagenum" id="Page_285">285</span> Dites-moi si les lèvres
-n’appellent pas les lèvres, et si le regard clair, qui semble couler
-dans les veines, ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles.</p>
-
-<p>Certes, c’est là le piège, le piège immonde, dites-vous? Qu’importe,
-je le sais, j’y tombe, et je l’aime. La nature nous donne la caresse
-pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser
-les générations. Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre,
-raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons,
-à notre tour, la Nature, cette trompeuse. Faisons plus qu’elle n’a
-voulu, plus qu’elle n’a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit
-comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et
-travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers,
-de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c’est
-la pensée qui poétise tout, poétisons-la, madame, jusque dans ses
-brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans
-ses plus monstrueuses inventions.</p>
-
-<p>Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit
-mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de
-bonheur. Aimons la chair <span class="pagenum" id="Page_286">286</span> parce qu’elle est belle, parce qu’elle
-est blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et
-sous les mains.</p>
-
-<p>Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure
-pour les coupes où l’art devait boire l’ivresse, ils ont choisi la
-courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses.</p>
-
-<p>Or, j’ai lu dans un livre érudit, qui s’appelle le <i>Dictionnaire des
-Sciences médicales</i>, cette définition de la gorge des femmes, qu’on
-disait imaginée par M. Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine:</p>
-
-<p>«Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps
-d’utilité et d’agrément.»</p>
-
-<p>Supprimons, si vous voulez, l’utilité et ne gardons que l’agrément.
-Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse
-s’il n’était destiné qu’à nourrir les enfants.</p>
-
-<p>Oui, madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les
-médecins la prudence; laissons les poètes, ces trompeurs toujours
-trompés eux-mêmes, chanter l’union chaste des âmes et le bonheur
-immatériel; laissons les femmes laides à leurs devoirs et <span class="pagenum" id="Page_287">287</span>
-les hommes raisonnables à leurs besognes inutiles; laissons les
-doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et
-nous, aimons avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise,
-ranime, est plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus
-aiguë que les blessures, rapide et dévorante, qui fait prier, qui fait
-pleurer, qui fait gémir, qui fait crier, qui fait commettre tous les
-crimes et tous les actes de courage!</p>
-
-<p>Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale; mais violente,
-furieuse, immodérée! Recherchons-la comme on recherche l’or et
-le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère!
-Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.</p>
-
-<p>Et si voulez, madame, que je vous dise une vérité que vous ne
-trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureuses sur
-cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent,
-celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autre désir
-que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le
-dernier baiser.</p>
-
-<p>Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes,
-ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, <span class="pagenum" id="Page_288">288</span>
-par des désirs d’argent ou de vanité, par tous les événements qui
-deviennent des chagrins.</p>
-
-<p>Mais les femmes caressées à satiété n’ont besoin de rien, ne désirent
-rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles et souriantes,
-effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d’irréparables
-catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de
-tout!</p>
-
-<p>Et j’aurais encore tant de choses à dire!...</p>
-
-<p class="rsignature"><span class="smcap">Henri.</span></p>
-
-<p class="br">Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont
-été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un
-prie-Dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d’une heure,
-par</p>
-
-<p class="rsignature"><span class="smcap">Maufrigneuse.</span></p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Les Caresses</i> ont paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 14 août 1883.</p>
-</div>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_289">289</span></p>
-
-<table class="tablematieres" id="table_des_matieres" summary="">
- <tbody>
- <tr>
- <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES MATIÈRES.</h2></td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3" /></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">&#160;</td>
- <td class="tdrtop">Pages.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">La Petite Roque.</td>
- <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1">1</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">L’Épave.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_2">69</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">L’Ermite.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_3">93</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Mademoiselle Perle.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_4">109</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Rosalie Prudent.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_5">143</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Sur les Chats.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_6">153</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Sauvée. </td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_7">169</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Madame Parisse.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_8">183</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Julie Romain.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_9">201</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Père Amable.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_10">219</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">La Peur (<i>inédit</i>).</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_11">263</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Les Caresses (<i>inédit</i>).</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_12">279</a></td>
- </tr>
- </tbody>
-</table>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_290">290</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <div class="tnote">
- <h2 id="note_au_lecteur" class="h2note">Au lecteur</h2>
-
- <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
- originale. Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées.
- Ces corrections sont soulignées <ins class="correction" title="comme ceci">en pointillés</ins>. La
- ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.</p>
- </div>
- </div>
-
-<hr class="full" />
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT ***</div>
-<div style='text-align:left'>
-
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-</div>
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-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-</body>
-</html>
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/67024-h/images/cover.jpg b/old/67024-h/images/cover.jpg
deleted file mode 100644
index b1a952f..0000000
--- a/old/67024-h/images/cover.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/old/67024-0.txt b/old/old/67024-0.txt
deleted file mode 100644
index 6afa9d0..0000000
--- a/old/old/67024-0.txt
+++ /dev/null
@@ -1,6318 +0,0 @@
-The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Guy de
-Maupassant, by Guy de Maupassant
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant
-
-Author: Guy de Maupassant
-
-Release Date: December 27, 2021 [eBook #67024]
-
-Language: French
-
-Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading
- Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
- images generously made available by The Internet
- Archive/Canadian Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLèTES DE GUY DE
-MAUPASSANT ***
-
-
-
-
-
- Au lecteur
-
-
- Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
- originale.Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été
- corrigées. La liste des corrections se trouve à la fin du texte. La
- ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
-
-
-
-
- ŒUVRES COMPLÈTES
- DE
- GUY DE MAUPASSANT
-
-
-
-
- LA PRÉSENTE ÉDITION
- DES
- ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
- A ÉTÉ TIRÉE
- PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
- EN VERTU D'UNE AUTORISATION
- DE M. LE GARDE DES SCEAUX
- EN DATE DU 30 JANVIER 1902.
-
-
- IL A ÉTÉ TIRÉ À PART
- 100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
- SAVOIR:
-
- 60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
- 20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
- 20 exemplaires (81 à 100) sur chine.
-
-
- _Le texte de ce volume
- est conforme à celui de l'édition originale_: La Petite Roque.
- _Paris, Victor Havard, 1886,
- avec addition de_:
- La Peur, Les Caresses (_inédits_).
-
-
-
-
- ŒUVRES COMPLÈTES
- DE
- GUY DE MAUPASSANT
-
-
- LA
- PETITE ROQUE
-
- LA PEUR--LES CARESSES
-
-
- [Illustration]
-
- PARIS
- LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
- 17, boulevard de la madeleine, 17
-
- MDCCCCIX
-
- _Tous droits réservés._
-
-
-
-
-LA PETITE ROQUE.
-
-
-I
-
-LE piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient familièrement
-Médéric, partit à l'heure ordinaire de la maison de poste de
-Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas d'ancien
-troupier, il coupa d'abord les prairies de Villaumes pour gagner le
-bord de la Brindille, qui le conduisait, en suivant l'eau, au village
-de Carvelin, où commençait sa distribution.
-
-Il allait vite, le long de l'étroite rivière qui moussait, grognait,
-bouillonnait et filait dans son lit d'herbes, sous une voûte de
-saules. Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour d'elles
-un bourrelet d'eau, une sorte de cravate terminée en nœud d'écume.
-Par places, c'étaient des cascades d'un pied, souvent invisibles, qui
-faisaient, sous les feuilles, sous les lianes, sous un toit de verdure,
-un gros bruit colère et doux; puis plus loin, les berges s'élargissant,
-on rencontrait un petit lac paisible où nageaient des truites parmi
-toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des ruisseaux calmes.
-
-Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu'à ceci: «Ma
-première lettre est pour la maison Poivron, puis j'en ai une pour M.
-Renardet; faut donc que je traverse la futaie.»
-
-Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir
-passait d'un train rapide et régulier sur la haie verte des saules; et
-sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement
-que ses jambes.
-
-Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d'un seul arbre, jeté
-d'un bord à l'autre, ayant pour unique rampe une corde portée par deux
-piquets enfoncés dans les berges.
-
-La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin, et le plus
-gros propriétaire du lieu, était une sorte de bois d'arbres antiques,
-énormes, droits comme des colonnes, et s'étendant sur une demi-lieue
-de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de limite à
-cette immense voûte de feuillage. Le long de l'eau, de grands arbustes
-avaient poussé, chauffés par le soleil; mais sous la futaie, on ne
-trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et molle,
-qui répandait dans l'air stagnant une odeur légère de moisi et de
-branches mortes.
-
-Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d'un galon rouge et
-s'essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien
-qu'il ne fût pas encore huit heures du matin.
-
-Il venait de se recouvrir et de reprendre son pas accéléré quand il
-aperçut, au pied d'un arbre, un couteau, un petit couteau d'enfant.
-Comme il le ramassait, il découvrit encore un dé à coudre, puis un étui
-à aiguilles deux pas plus loin.
-
-Ayant pris ces objets, il pensa: «Je vas les confier à M. le maire»; et
-il se remit en route, mais il ouvrait l'œil à présent, s'attendant
-toujours à trouver autre chose.
-
-Soudain, il s'arrêta net, comme s'il se fût heurté contre une barre
-de bois; car, à dix pas devant lui, gisait, étendu sur le dos, un
-corps d'enfant, tout nu, sur la mousse. C'était une petite fille d'une
-douzaine d'années. Elle avait les bras ouverts, les jambes écartées, la
-face couverte d'un mouchoir. Un peu de sang maculait ses cuisses.
-
-Médéric se mit à avancer sur la pointe des pieds, comme s'il eût craint
-de faire du bruit, redouté quelque danger; et il écarquillait les yeux.
-
-Qu'était-ce que cela? Elle dormait, sans doute? Puis il réfléchit qu'on
-ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous des
-arbres frais. Alors elle était morte; et il se trouvait en présence
-d'un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les reins,
-bien qu'il fût un ancien soldat. Et puis c'était chose si rare dans le
-pays, un meurtre, et le meurtre d'une enfant encore, qu'il n'en pouvait
-croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que ce sang
-figé sur sa jambe. Comment donc l'avait-on tuée?
-
-Il s'était arrêté tout près d'elle; et il la regardait, appuyé sur
-son bâton. Certes, il la connaissait, puisqu'il connaissait tous les
-habitants de la contrée; mais ne pouvant voir son visage, il ne pouvait
-deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui couvrait la
-face; puis s'arrêta, la main tendue, retenu par une réflexion.
-
-Avait-il le droit de déranger quelque chose à l'état du cadavre avant
-les constatations de la justice? Il se figurait la justice comme
-une espèce de général à qui rien n'échappe et qui attache autant
-d'importance à un bouton perdu qu'à un coup de couteau dans le ventre.
-Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale; c'était
-une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée
-par une main maladroite.
-
-Alors, il se releva pour courir chez M. le maire; mais une autre
-pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par
-hasard, il ne pouvait pas l'abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout
-doucement, assez loin d'elle par prudence, et tendit la main vers son
-pied. Il était froid, glacé de ce froid terrible qui rend effrayante la
-chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce toucher,
-sentit son cœur retourné, comme il le dit plus tard, et la salive
-séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il se mit à courir
-sous la futaie vers la maison de M. Renardet.
-
-Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings
-fermés, la tête en avant; et son sac de cuir, plein de lettres et de
-journaux, lui battait les reins en cadence.
-
-La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de
-parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que
-formait en cet endroit la Brindille.
-
-C'était une grande maison carrée, en pierre grise, très ancienne, qui
-avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme, haute
-de vingt mètres, bâtie dans l'eau.
-
-Du haut de cette citadelle, on surveillait jadis tout le pays. On
-l'appelait la tour du Renard, sans qu'on sût au juste pourquoi; et
-de cette appellation sans doute était venu le nom de Renardet que
-portaient les propriétaires de ce fief resté dans la même famille
-depuis plus de deux cents ans, disait-on. Car les Renardet faisaient
-partie de cette bourgeoisie presque noble qu'on rencontrait souvent
-dans les provinces avant la Révolution.
-
-Le facteur entra d'un élan dans la cuisine où déjeunaient les
-domestiques, et cria: «Monsieur le maire est-il levé? Faut que je li
-parle sur l'heure.» On savait Médéric un homme de poids et d'autorité,
-et on comprit aussitôt qu'une chose grave s'était passée.
-
-M. Renardet, prévenu, ordonna qu'on l'amenât. Le piéton, pâle et
-essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue
-table couverte de papiers épars.
-
-C'était un gros et grand homme, lourd et rouge, fort comme un bœuf,
-et très aimé dans le pays, bien que violent à l'excès. Âgé à peu près
-de quarante ans et veuf depuis six mois, il vivait sur ses terres en
-gentilhomme des champs. Son tempérament fougueux lui avait souvent
-attiré des affaires pénibles dont le tiraient toujours les magistrats
-de Roüy-le-Tors, en amis indulgents et discrets. N'avait-il pas, un
-jour, jeté du haut de son siège le conducteur de la diligence parce
-qu'il avait failli écraser son chien d'arrêt Micmac? N'avait-il pas
-enfoncé les côtes d'un garde-chasse qui verbalisait contre lui, parce
-qu'il traversait, fusil au bras, une terre appartenant au voisin?
-N'avait-il pas même pris au collet le sous-préfet qui s'arrêtait dans
-le village au cours d'une tournée administrative qualifiée par M.
-Renardet de tournée électorale; car il faisait de l'opposition au
-gouvernement par tradition de famille.
-
-Le maire demanda: «Qu'y a-t-il donc, Médéric?
-
---J'ai trouvé une p'tite fille morte sous vot' futaie.»
-
-Renardet se dressa, le visage couleur de brique:
-
---Vous dites... Une petite fille?
-
---Oui m'sieu, une p'tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang,
-morte, bien morte.
-
-Le maire jura: «Nom de Dieu; je parie que c'est la petite Roque. On
-vient de me prévenir qu'elle n'était pas rentrée hier soir chez sa
-mère. A quel endroit l'avez-vous découverte?»
-
-Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d'y conduire le
-maire.
-
-Mais Renardet devint brusque: «Non. Je n'ai pas besoin de vous.
-Envoyez-moi tout de suite le garde champêtre, le secrétaire de la
-mairie et le médecin, et continuez votre tournée. Vite, vite, allez, et
-dites-leur de me rejoindre sous la futaie.»
-
-Le piéton, homme de consigne, obéit et se retira, furieux et désolé de
-ne pas assister aux constatations.
-
-Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou, de
-feutre gris, à bords très larges, et s'arrêta quelques secondes sur le
-seuil de sa demeure. Devant lui s'étendait un vaste gazon où éclataient
-trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles
-de fleurs épanouies, l'une en face de la maison et les autres sur les
-côtés. Plus loin, se dressaient jusqu'au ciel les premiers arbres de la
-futaie, tandis qu'à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang,
-on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé
-par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains,
-trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un
-plumeau frémissant de branches minces.
-
-A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui
-dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé
-d'éleveurs de bœufs.
-
-Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant
-à gauche, gagna le bord de l'eau qu'il suivit à pas lents, les mains
-derrière le dos. Il allait, le front penché; et de temps en temps il
-regardait autour de lui s'il n'apercevait point les personnes qu'il
-avait envoyé quérir.
-
-Lorsqu'il fut arrivé sous les arbres, il s'arrêta, se découvrit et
-s'essuya le front comme avait fait Médéric; car l'ardent soleil de
-juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit
-en route, s'arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant,
-il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds
-et l'étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d'eau lui
-coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur
-son cou puissant et rouge, et entraient, l'une après l'autre, sous le
-col blanc de sa chemise.
-
-Comme personne n'apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis
-il appela: «Ohé! ohé!»
-
-Une voix répondit à droite: «Ohé! ohé!»
-
-Et le médecin apparut sous les arbres. C'était un petit homme maigre,
-ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux
-environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s'aidait d'une
-canne pour marcher.
-
-Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui,
-prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures
-effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à
-tour pour se hâter, et agitant si fort leurs bras qu'ils semblaient
-accomplir avec eux plus de besogne qu'avec leurs jambes.
-
-Renardet dit au médecin: «Vous savez de quoi il s'agit?
-
---Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric.
-
---C'est bien. Allons.»
-
-Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs
-pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit; leurs yeux cherchaient,
-là-bas, devant eux.
-
-Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup: «Tenez, le voilà!»
-
-Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S'ils
-n'avaient point su ce que c'était, ils ne l'auraient pas deviné. Cela
-semblait luisant et si blanc qu'on l'eût pris pour un linge tombé;
-car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair
-pâle d'une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils
-distinguaient peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers l'eau
-et les deux bras écartés comme par un crucifiement.
-
---J'ai rudement chaud, dit le maire.
-
-Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir
-qu'il replaça encore sur son front.
-
-Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu'il fut
-auprès du cadavre, il se pencha pour l'examiner, sans y toucher. Il
-avait mis un pince-nez comme lorsqu'on regarde un objet curieux, et
-tournait autour tout doucement.
-
-Il dit sans se redresser: «Viol et assassinat que nous allons constater
-tout à l'heure. Cette fillette est d'ailleurs presque une femme, voyez
-sa gorge.»
-
-Les deux seins, assez forts déjà, s'affaissaient sur la poitrine,
-amollis par la mort.
-
-Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle
-apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il
-reprit: «Parbleu, on l'a étranglée une fois l'affaire faite.»
-
-Il palpait le cou: «Etranglée avec les mains sans laisser d'ailleurs
-aucune trace particulière, ni marque d'ongle ni empreinte de doigt.
-Très bien. C'est la petite Roque, en effet.»
-
-Il replaça délicatement le mouchoir: «Je n'ai rien à faire; elle est
-morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.»
-
-Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d'un œil
-fixe le petit corps étalé sur l'herbe. Il murmura: «Quel misérable! Il
-faudrait retrouver les vêtements.»
-
-Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit: «Elle venait
-sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l'eau.»
-
-Le maire ordonna: «Toi, Principe (c'était le secrétaire de la mairie),
-tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime
-(c'était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me
-ramener le juge d'instruction avec la gendarmerie. Il faut qu'ils
-soient ici dans une heure. Tu entends.»
-
-Les deux hommes s'éloignèrent vivement et Renardet dit au docteur:
-«Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci?
-
-Le médecin murmura: «Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le
-monde en particulier et personne en général. N'importe, ça doit être
-quelque rôdeur, quelque ouvrier sans travail. Depuis que nous sommes
-en République, on ne rencontre que ça sur les routes.»
-
-Tous deux étaient bonapartistes.
-
-Le maire reprit: «Oui, ça ne peut être qu'un étranger, un passant, un
-vagabond sans feu ni lieu...»
-
-Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: «Et sans femme.
-N'ayant ni bon souper ni bon gîte, il s'est procuré le reste. On ne
-sait pas ce qu'il y a d'hommes sur la terre capables d'un forfait à un
-moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu?»
-
-Et du bout de sa canne, il touchait l'un après l'autre les doigts
-roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d'un piano.
-
---Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir,
-l'enfant n'étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l'avons
-appelée jusqu'à minuit sur les routes; mais nous n'avons point pensé
-à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches
-vraiment utiles.
-
---Voulez-vous un cigare? dit le médecin.
-
---Merci, je n'ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir
-ça.
-
-Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps
-d'adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à
-ventre bleu, qui se promenait le long d'une cuisse, s'arrêta sur les
-taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de
-sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour
-explorer l'autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les
-deux hommes regardaient ce point noir errant.
-
-Le médecin dit: «Comme c'est joli, une mouche sur la peau. Les dames
-du dernier siècle avaient bien raison de s'en coller sur la figure.
-Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là?»
-
-Le maire semblait ne point l'entendre, perdu dans ses réflexions.
-
-Mais, tout d'un coup, il se retourna, car un bruit l'avait surpris;
-une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres.
-C'était la mère, la Roque. Dès qu'elle aperçut Renardet, elle se mit à
-hurler: «Ma p'tite, ous qu'est ma p'tite?» tellement affolée qu'elle
-ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s'arrêta net,
-joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur aiguë
-et déchirante, une clameur de bête mutilée.
-
-Puis elle s'élança vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme
-si elle l'eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle
-vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d'une
-secousse, puis s'abattit le visage contre terre, en jetant dans
-l'épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.
-
-Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de
-convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets
-secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement; et elle
-creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s'y
-cacher.
-
-Le médecin, ému, murmura: «Pauvre vieille!» Renardet eut dans le ventre
-un bruit singulier; puis il poussa une sorte d'éternuement bruyant qui
-lui sortit en même temps par le nez et par la bouche; et, tirant son
-mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant
-et se mouchant avec bruit. Il balbutiait: «Cré... cré... cré... cré
-nom de Dieu de cochon qui a fait ça... Je... je... voudrais le voir
-guillotiner...»
-
-Mais Principe reparut, l'air désolé et les mains vides. Il murmura: «Je
-ne trouve rien, m'sieu le maire, rien de rien nulle part.»
-
-L'autre, effaré, répondit d'une voix grasse, noyée dans les larmes:
-«Qu'est-ce que tu ne trouves pas?
-
---Les hardes de la petite.
-
---Eh bien... eh bien... cherche encore... et... et... trouve-les...
-ou... tu auras affaire à moi.
-
-L'homme, sachant qu'on ne résistait pas au maire, repartit d'un pas
-découragé en jetant sur le cadavre un coup d'œil oblique et craintif.
-
-Des voix lointaines s'élevaient sous les arbres, une rumeur confuse,
-le bruit d'une foule qui approchait; car Médéric, dans sa tournée,
-avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits
-d'abord, avaient causé de ça dans la rue, d'un seuil à l'autre; puis
-ils s'étaient réunis; ils avaient jasé, discuté, commenté l'événement
-pendant quelques minutes; et maintenant ils s'en venaient pour voir.
-
-Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par
-crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps,
-ils s'arrêtèrent, n'osant plus avancer et parlant bas. Puis ils
-s'enhardirent, firent quelques pas, s'arrêtèrent encore, avancèrent
-de nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère,
-du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se
-resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt
-ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le
-palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de
-sa torpeur, devint furieux, et saisissant la canne du docteur Labarbe,
-il se jeta sur ses administrés en balbutiant: «Foutez-moi le camp...
-foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi le camp...» En une
-seconde le cordon de curieux s'élargit de deux cents mètres.
-
-La Roque s'était relevée, retournée, assise, et elle pleurait
-maintenant dans ses mains jointes sur sa face.
-
-Dans la foule, on discutait la chose; et des yeux avides de garçons
-fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s'en aperçut, et,
-enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui
-disparut tout entière sous le vaste vêtement.
-
-Les curieux se rapprochaient doucement; la futaie s'emplissait de
-monde; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu des
-grands arbres.
-
-Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main,
-dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité
-du peuple et répétait: «Si un de vous approche, je lui casse la tête
-comme à un chien.»
-
-Les paysans avaient grand'peur de lui; ils se tinrent au large. Le
-docteur Labarbe, qui fumait, s'assit à côté de la Roque, et il lui
-parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses
-mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants,
-vidant sa douleur dans l'abondance de sa parole. Elle raconta toute sa
-vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de bœufs, tué d'un
-coup de corne, l'enfance de sa fille, son existence misérable de veuve
-sans ressources avec la petite. Elle n'avait que ça, sa petite Louise;
-et on l'avait tuée; on l'avait tuée dans ce bois. Tout d'un coup, elle
-voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu'au cadavre,
-elle souleva par un coin le vêtement qui le couvrait; puis elle le
-laissa retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, regardant
-avidement tous les gestes de la mère.
-
-Mais, soudain, un grand remous eut lieu; on cria: «Les gendarmes, les
-gendarmes!»
-
-Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot,
-escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux, qui
-dansait comme un singe sur une haute jument blanche.
-
-Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge
-d'instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa
-promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la
-grande joie des officiers.
-
-Il mit pied à terre avec le capitaine, et serra les mains du maire et
-du docteur, en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que
-gonflait le corps couché dessous.
-
-Quand il fut bien au courant des faits, il fit d'abord écarter le
-public que les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut
-bientôt dans la prairie, et forma haie, une grande haie de têtes
-excitées et remuantes tout le long de la Brindille, de l'autre côté du
-ruisseau.
-
-Le médecin, à son tour, donna des explications que Renardet écrivait
-au crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent faites,
-enregistrées et commentées sans amener aucune découverte. Maxime aussi
-était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements.
-
-Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant
-l'expliquer que par un vol; et, comme ces guenilles ne valaient pas
-vingt sous, ce vol même était inadmissible.
-
-Le juge d'instruction, le maire, le capitaine et le docteur s'étaient
-mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches
-le long de l'eau.
-
-Renardet disait au juge: «Comment se fait-il que ce misérable ait caché
-ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en
-pleine vue?»
-
-L'autre, sournois et perspicace, répondit: «Hé! hé! Une ruse peut-être?
-Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans
-tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.»
-
-Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C'étaient le
-substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur
-tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation.
-
-Renardet dit tout à coup: «Savez-vous que je vous garde à déjeuner?»
-
-Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d'instruction,
-trouvant qu'on s'était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite
-Roque, se tourna vers le maire:
-
---Je peux faire porter chez vous le corps, n'est-ce pas? Vous avez bien
-une chambre pour me le garder jusqu'à ce soir.
-
-L'autre se troubla, balbutiant: «Oui, non... non... A vrai dire,
-j'aime mieux qu'il n'entre pas chez moi... à cause... à cause de mes
-domestiques... qui... qui parlent déjà de revenants dans... dans ma
-tour, dans la tour du Renard... Vous savez... Je ne pourrais plus en
-garder un seul... Non... J'aime mieux ne pas l'avoir chez moi.
-
-Le magistrat se mit à sourire: «Bon... Je vais le faire emporter
-tout de suite à Roüy, pour l'examen légal.» Et se tournant vers le
-substitut: «Je peux me servir de votre voiture, n'est-ce pas?
-
---Oui, parfaitement.»
-
-Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque maintenant, assise à
-côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle,
-d'un œil vague et hébété.
-
-Les deux médecins essayèrent de l'emmener pour qu'elle ne vît pas
-enlever la petite; mais elle comprit tout de suite ce qu'on allait
-faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras.
-Couchée dessus elle criait: «Vous ne l'aurez pas, c'est à moi, c'est à
-moi à c't' heure. On me l'a tuée; j' veux la garder, vous l'aurez pas!»
-
-Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d'elle.
-Renardet se mit à genoux pour lui parler: «Écoutez, la Roque, il le
-faut, pour savoir celui qui l'a tuée; sans ça on ne saurait pas; il
-faut bien qu'on le cherche pour le punir. On vous la rendra quand on
-l'aura trouvé, je vous le promets.»
-
-Cette raison ébranla la femme et une haine s'éveillant dans son regard
-affolé: «Alors on le prendra? dit-elle.
-
---Oui, je vous le promets.»
-
-Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens; mais le capitaine
-ayant murmuré: «C'est surprenant qu'on ne retrouve pas ses vêtements»,
-une idée nouvelle, qu'elle n'avait pas encore eue, entra brusquement
-dans sa tête de paysanne et elle demanda:
-
---Ous qu'é sont ses hardes; c'est à mé. Je les veux. Ous qu'on les a
-mises?
-
-On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables; alors elle les
-réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant: «C'est
-à mé, je les veux; ous qu'é sont, je les veux?»
-
-Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s'obstinait. Elle
-ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les vêtements
-de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de misérable
-pour qui une pièce d'argent représente une fortune, que par tendresse
-maternelle.
-
-Et quand le petit corps, roulé en des couvertures qu'on était allé
-chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la vieille, debout
-sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine, criait: «J'ai
-pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement son p'tit
-bonnet, son p'tit bonnet; j'ai pu rien, pu rien, pas seulement son
-p'tit bonnet.»
-
-Le curé venait d'arriver, un tout jeune prêtre déjà gras. Il se
-chargea d'emmener la Roque, et ils s'en allèrent ensemble vers le
-village. La douleur de la mère s'atténuait sous la parole sucrée de
-l'ecclésiastique, qui lui promettait mille compensations. Mais elle
-répétait sans cesse: «Si j'avais seulement son p'tit bonnet...»,
-s'obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres.
-
-Renardet cria de loin: «Vous déjeunez avec nous, monsieur l'abbé. Dans
-une heure.»
-
-Le prêtre tourna la tête et répondit: Volontiers, monsieur le maire. Je
-serai chez vous à midi.»
-
-Et tout le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers
-les branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la
-Brindille.
-
-Le repas dura longtemps; on parlait du crime. Tout le monde se trouva
-du même avis; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant là par
-hasard, pendant que la petite prenait un bain.
-
-Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu'ils
-reviendraient le lendemain de bonne heure; le médecin et le curé
-rentrèrent chez eux, tandis que Renardet, après une longue promenade
-par les prairies, s'en revint sous la futaie où il se promena jusqu'à
-la nuit, à pas lents, les mains derrière le dos.
-
-Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain
-quand le juge d'instruction pénétra dans sa chambre. Il se frottait
-les mains; il avait l'air content; il dit:
-
---Ah! ah! vous dormez encore! Eh bien, mon cher, nous avons du nouveau
-ce matin.
-
-Le maire s'était assis sur son lit.
-
---Quoi donc?
-
---Oh! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la mère
-réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet surtout. Eh
-bien, en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le seuil, les
-deux petits sabots de l'enfant. Cela prouve que le crime a été commis
-par quelqu'un du pays, par quelqu'un qui a eu pitié d'elle. Voilà en
-outre le facteur Médéric qui m'apporte le dé, le couteau et l'étui à
-aiguilles de la morte. Donc l'homme, en emportant les vêtements pour
-les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la poche. Pour
-moi, j'attache surtout de l'importance au fait des sabots, qui indique
-une certaine culture morale et une faculté d'attendrissement chez
-l'assassin. Nous allons donc, si vous le voulez bien, passer en revue
-ensemble les principaux habitants de votre pays.
-
-Le maire s'était levé. Il sonna afin qu'on lui apportât de l'eau chaude
-pour sa barbe. Il disait: «Volontiers; mais ce sera assez long, et nous
-pouvons commencer tout de suite.»
-
-M. Putoin s'était assis à cheval sur une chaise, continuant ainsi, même
-dans les appartements, sa manie d'équitation.
-
-Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en se
-regardant dans la glace; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et il
-reprit: «Le principal habitant de Carvelin s'appelle Joseph Renardet,
-maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les
-cochers...»
-
-Le juge d'instruction se mit à rire: «Cela suffit; passons au suivant...
-
---Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de
-bœufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois,
-très retors en toute question d'argent, mais incapable, à mon avis,
-d'avoir commis un tel forfait.»
-
-M. Putoin dit: «Passons.»
-
-Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua l'inspection
-morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux heures de
-discussion, leurs soupçons s'étaient arrêtés sur trois individus
-assez suspects: un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de truites et
-d'écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de bœufs nommé Clovis.
-
-
-II
-
-Les recherches durèrent tout l'été; on ne découvrit pas le criminel.
-Ceux qu'on soupçonna et qu'on arrêta prouvèrent facilement leur
-innocence, et le parquet dut renoncer à la poursuite du coupable.
-
-Mais cet assassinat semblait avoir ému le pays entier d'une façon
-singulière. Il était resté aux âmes des habitants une inquiétude, une
-vague peur, une sensation d'effroi mystérieux, venue non seulement
-de l'impossibilité de découvrir aucune trace, mais aussi et surtout
-de cette étrange trouvaille des sabots devant la porte de la Roque,
-le lendemain. La certitude que le meurtrier avait assisté aux
-constatations, qu'il vivait encore dans le village, sans doute, hantait
-les esprits, les obsédait, paraissait planer sur le pays comme une
-incessante menace.
-
-La futaie, d'ailleurs, était devenue un endroit redouté, évité, qu'on
-croyait hanté. Autrefois, les habitants venaient s'y promener chaque
-dimanche dans l'après-midi. Ils s'asseyaient sur la mousse au pied
-des grands arbres énormes, ou bien s'en allaient le long de l'eau en
-guettant les truites qui filaient sous les herbes. Les garçons jouaient
-aux boules, aux quilles, au bouchon, à la balle, en certaines places où
-ils avaient découvert, aplani et battu le sol; et les filles, par rangs
-de quatre ou cinq, se promenaient en se tenant par le bras, piaillant
-de leurs voix criardes des romances qui grattaient l'oreille, dont les
-notes fausses troublaient l'air tranquille et agaçaient les nerfs des
-dents ainsi que des gouttes de vinaigre. Maintenant personne n'allait
-plus sous la voûte épaisse et haute, comme si on se fût attendu à y
-trouver toujours quelque cadavre couché.
-
-L'automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et nuit,
-descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands
-arbres; et on commençait à voir le ciel à travers les branches.
-Quelquefois, quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie
-lente et continue s'épaississait brusquement, devenait une averse
-vaguement bruissante qui couvrait la mousse d'un épais tapis jaune,
-criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le
-murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait
-une plainte, et ces feuilles tombant toujours semblaient des larmes,
-de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient
-jour et nuit sur la fin de l'année, sur la fin des aurores tièdes et
-des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs
-soleils, et aussi peut-être sur le crime qu'ils avaient vu commettre
-sous leur ombre, sur l'enfant violée et tuée à leur pied. Ils
-pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné
-et redouté, où devait errer, seule, l'âme, la petite âme de la petite
-morte.
-
-La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune et
-colère entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres et
-nus.
-
-Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la futaie.
-Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison, descendait à
-pas lents son perron, et s'en allait sous les arbres d'un air songeur,
-les mains dans ses poches. Il marchait longtemps sur la mousse humide
-et molle, tandis qu'une légion de corbeaux, accourus de tous les
-voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à travers
-l'espace, à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en
-poussant des clameurs violentes et sinistres.
-
-Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches
-emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules
-d'automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement
-et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de
-leur vol.
-
-Ils s'abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à
-peu leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes
-noires au noir de l'espace.
-
-Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les
-ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait,
-tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire,
-en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la
-flamme.
-
-Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait
-abattre sa futaie.
-
-Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le
-plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître.
-
-D'abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc.
-
-Liés à lui par un collier de corde, ils l'enlacent d'abord de leurs
-bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d'un coup de
-pointe d'acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois,
-y reste enfoncée, et l'homme s'élève dessus comme sur une marche
-pour frapper de l'autre pied avec l'autre pointe sur laquelle il se
-soutiendra de nouveau en recommençant avec la première.
-
-Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui
-l'attache à l'arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d'acier.
-Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un
-géant, il monte lourdement le long de l'immense colonne, l'embrassant
-et l'éperonnant pour aller le décapiter.
-
-Dès qu'il arrive aux premières branches, il s'arrête, détache de
-son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec
-méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la
-branche craque, fléchit, s'incline, s'arrache et s'abat en frôlant dans
-sa chute les arbres voisins. Puis elle s'écrase sur le sol avec un
-grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent
-longtemps.
-
-Le sol se couvrait de débris que d'autres hommes taillaient à leur
-tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres
-restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux
-gigantesques amputés et rasés par l'acier tranchant des serpes.
-
-Et, quand l'ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet
-du fût droit et mince le collier de corde qu'il y avait porté, il
-redescendait ensuite à coups d'éperon le long du tronc découronné que
-les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups
-qui retentissaient dans tout le reste de la futaie.
-
-Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes
-tiraient, en poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au sommet,
-et l'immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le bruit
-sourd et la secousse d'un coup de canon lointain.
-
-Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une
-armée perd ses soldats.
-
-Renardet ne s'en allait plus; il restait là du matin au soir,
-contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa
-futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus ainsi que
-sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte
-d'impatience secrète et calme, comme s'il eût attendu, espéré quelque
-chose à la fin de ce massacre.
-
-Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée.
-On y parvint enfin, un soir, à l'heure du crépuscule.
-
-Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent
-arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d'un hêtre
-énorme, mais le maître s'y opposa, et exigea qu'à l'heure même on
-ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime.
-
-Quand l'ébrancheur l'eut mis à nu, eut terminé sa toilette de
-condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes
-commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.
-
-L'arbre résista; son tronc puissant, bien qu'entaillé jusqu'au milieu,
-était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte
-de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu'à terre, et
-ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur
-effort.
-
-Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing,
-pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile,
-la main sur l'écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et
-nerveuse.
-
-Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand
-il tombera, ça pourrait vous blesser.»
-
-Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir
-lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.
-
-Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un
-déchirement qui sembla courir jusqu'au sommet comme une secousse
-douloureuse; et elle s'inclina un peu, prête à tomber, mais résistant
-encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent un effort
-plus grand; et comme l'arbre, brisé, croulait, soudain Renardet fit un
-pas en avant, puis s'arrêta, les épaules soulevées pour recevoir le
-choc irrésistible, le choc mortel qui l'écraserait sur le sol.
-
-Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le
-jetant sur la face à cinq mètres de là.
-
-Les ouvriers s'élancèrent pour le relever; il s'était déjà soulevé
-lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main
-sur son front, comme s'il se réveillait d'un accès de folie.
-
-Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes surpris,
-l'interrogèrent, ne comprenant point ce qu'il avait fait. Il répondit,
-en balbutiant, qu'il avait eu un moment d'égarement, ou, plutôt, une
-seconde de retour à l'enfance, qu'il s'était imaginé avoir le temps de
-passer sous l'arbre, comme les gamins passent en courant devant les
-voitures au trot, qu'il avait joué au danger, que, depuis huit jours,
-il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois
-qu'un arbre craquait pour tomber, si on pourrait passer dessous sans
-être touché. C'était une bêtise, il l'avouait; mais tout le monde a de
-ces minutes d'insanité et de ces tentations d'une stupidité puérile.
-
-Il s'expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il
-s'en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.»
-
-Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, il s'assit devant sa table, que
-sa lampe, coiffée d'un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son
-front entre ses mains, il se mit à pleurer.
-
-Il pleura longtemps, puis s'essuya les yeux, releva la tête et regarda
-sa pendule. Il n'était pas encore six heures. Il pensa: «J'ai le
-temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint
-alors s'asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu,
-prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté.
-L'acier de l'arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.
-
-Renardet le contempla quelque temps avec l'œil trouble d'un homme
-ivre; puis il se leva et se mit à marcher.
-
-Il allait d'un bout à l'autre de l'appartement, et de temps en temps
-s'arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de
-son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et
-se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il
-se remit à marcher. Chaque fois qu'il passait devant sa table, l'arme
-brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la
-pendule et pensait: «J'ai encore le temps.»
-
-La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la
-bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon
-dedans comme s'il eût voulu l'avaler. Il resta ainsi quelques secondes,
-immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un
-frisson d'horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.
-
-Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n'ose
-pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me
-tuer!»
-
-On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le
-dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C'est bien. Je descends.»
-
-Alors il ramassa l'arme, l'enferma de nouveau dans le tiroir, puis se
-regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage ne lui
-semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu plus
-rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.
-
-Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne
-veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs
-pipes dans la salle pendant qu'on desservait. Puis il remonta dans sa
-chambre.
-
-Dès qu'il s'y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses
-armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma
-ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur
-lui-même, parcourut de l'œil tout l'appartement avec une angoisse
-d'épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu'il allait
-la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu'il
-avait violée, puis étranglée.
-
-Toutes les nuits, l'odieuse vision recommençait. C'était d'abord dans
-ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d'une machine à
-battre ou le passage lointain d'un train sur un pont. Il commençait
-alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col
-de chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang,
-il essayait de lire, il essayait de chanter; c'était en vain; sa
-pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait
-recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions
-les plus violentes de la première minute à la dernière.
-
-Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l'horrible jour,
-un peu d'étourdissement et de migraine qu'il attribuait à la chaleur,
-de sorte qu'il était resté dans sa chambre jusqu'à l'appel du déjeuner.
-Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la
-fin de l'après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante sous les
-arbres de sa futaie.
-
-Mais, dès qu'il fut dehors, l'air lourd et brûlant de la plaine
-l'oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur
-la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente.
-Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les
-oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna
-les grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille
-évaporait un peu de fraîcheur sous l'immense toiture de branches. Mais
-il se sentait mal à l'aise. Il lui semblait qu'une main inconnue,
-invisible, lui serrait le cou; et il ne songeait presque à rien,
-ayant d'ordinaire peu d'idées dans la tête. Seule, une pensée vague
-le hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait
-de vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué
-depuis dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence
-de tous les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un
-besoin impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser
-régulier. Depuis la mort de Mme Renardet, il souffrait sans cesse sans
-bien comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler
-ses jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s'affaiblir
-entre ses bras surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il
-cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il
-pourrait épouser lorsque son deuil serait fini.
-
-Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant d'Hercule,
-et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses
-veilles. Il les chassait; elles revenaient; et il murmurait par moments
-en souriant de lui-même: «Me voici comme saint Antoine.»
-
-Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir lui
-vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir et
-apaiser l'ardeur de son sang.
-
-Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les gens
-du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla.
-
-Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se reposait,
-sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en approchant, crut
-entendre un léger bruit, un faible clapotement qui n'était point
-celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les feuilles
-et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers l'onde
-transparente, battait l'eau des deux mains, en dansant un peu dedans,
-et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n'était plus une
-enfant, ce n'était pas encore une femme; elle était grasse et formée,
-tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque mûre.
-Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d'angoisse, le souffle coupé
-par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le cœur
-battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme
-si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et
-trop jeune, cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du
-ruisselet, comme l'autre, la grande, dans les vagues de la mer.
-
-Soudain l'enfant sortit du bain, et sans le voir, s'en vint vers lui
-pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu'elle approchait à
-petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il se sentait
-poussé vers elle par une force irrésistible, par un emportement bestial
-qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et le faisait trembler
-des pieds à la tête.
-
-Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le cachait.
-Alors perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua sur elle et
-la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour résister, trop
-épouvantée pour appeler, et il la posséda sans comprendre ce qu'il
-faisait.
-
-Il se réveilla de son crime, comme on se réveille d'un cauchemar.
-L'enfant commençait à pleurer.
-
-Il dit: «Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l'argent.»
-
-Mais elle n'écoutait pas; elle sanglotait.
-
-Il reprit: «Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc.»
-
-Elle hurla en se tordant pour s'échapper.
-
-Il comprit brusquement qu'il était perdu; et il la saisit par le cou
-pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles.
-Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d'un être
-qui veut fuir la mort, il ferma sa main de colosse sur la petite gorge
-gonflée de cris, et il l'eut étranglée en quelques instants, tant il
-serrait furieusement, sans qu'il songeât à la tuer, mais simplement
-pour la faire taire.
-
-Puis il se dressa, éperdu d'horreur.
-
-Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se
-sauver, quand surgit, dans son âme bouleversée, l'instinct mystérieux
-et confus qui guide tous les êtres en danger.
-
-Il faillit jeter le corps à l'eau; mais une autre impulsion le poussa
-vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il avait de
-la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou profond
-du ruisseau, sous un tronc d'arbre dont le pied baignait dans la
-Brindille.
-
-Puis il s'en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense
-détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de
-l'autre côté du pays, et il rentra pour dîner à l'heure ordinaire en
-racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade.
-
-Il dormit pourtant cette nuit-là; il dormit d'un épais sommeil de
-brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il
-n'ouvrit les yeux qu'aux premières lueurs du jour, et il attendit,
-torturé par la peur du forfait découvert, l'heure ordinaire de son
-réveil.
-
-Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit à la façon
-des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les choses
-et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage d'ivresse,
-dans ce doute d'irréalité qui trouble l'esprit aux heures des grandes
-catastrophes.
-
-Seul le cri déchirant de la Roque lui traversa le cœur. A ce moment
-il faillit se jeter aux genoux de la vieille femme en criant: «C'est
-moi.» Mais il se contint. Il alla pourtant, durant la nuit, repêcher
-les sabots de la morte, pour les porter sur le seuil de sa mère.
-
-Tant que dura l'enquête, tant qu'il dut guider et égarer la justice, il
-fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait paisiblement
-avec les magistrats toutes les suppositions qui leur passaient par
-l'esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs raisonnements.
-Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à troubler leurs
-perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter ceux qu'ils
-suspectaient.
-
-Mais, à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il devint
-peu à peu nerveux, plus excitable encore qu'autrefois, bien qu'il
-maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de peur;
-il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des pieds
-à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un besoin
-impérieux de mouvement l'envahit, le força à des courses prodigieuses,
-le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa chambre.
-
-Ce n'était point qu'il fût harcelé par des remords. Sa nature brutale
-ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte morale. Homme
-d'énergie et même de violence, né pour faire la guerre, ravager les
-pays conquis et massacrer les vaincus, plein d'instincts sauvages de
-chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie humaine. Bien
-qu'il respectât l'Eglise, par politique, il ne croyait ni à Dieu,
-ni au diable, n'attendant par conséquent, dans une autre vie, ni
-châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour
-toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des
-encyclopédistes du siècle dernier; et il considérait la Religion comme
-une sanction morale de la Loi, l'une et l'autre ayant été inventées par
-les hommes pour régler les rapports sociaux.
-
-Tuer quelqu'un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou par
-accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé
-une chose amusante et crâne, et n'eût pas laissé plus de traces en son
-esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre; mais il avait ressenti
-une émotion profonde du meurtre de cette enfant. Il l'avait commis
-d'abord dans l'affolement d'une ivresse irrésistible, dans une espèce
-de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au cœur,
-gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts
-d'assassin une sorte d'amour bestial, en même temps qu'une horreur
-épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A
-tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible; et bien qu'il
-s'efforçât de chasser cette image, qu'il l'écartât avec terreur, avec
-dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de lui,
-attendant sans cesse le moment de réapparaître.
-
-Alors il eut peur des soirs, peur de l'ombre tombant autour de lui. Il
-ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes;
-mais il les redoutait d'instinct; il les sentait peuplées de terreurs.
-Le jour clair ne se prête point aux épouvantes. On y voit les choses
-et les êtres; aussi n'y rencontre-t-on que les choses et les êtres
-naturels qui peuvent se montrer dans la clarté. Mais la nuit, la nuit
-opaque, plus épaisse que des murailles, et vide, la nuit infinie, si
-noire, si vaste, où l'on peut frôler d'épouvantables choses, la nuit où
-l'on sent errer, rôder l'effroi mystérieux, lui paraissait cacher un
-danger inconnu, proche et menaçant. Lequel?
-
-Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un
-soir qu'il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre.
-Il attendit, inquiet, le cœur battant; la draperie ne bougeait plus;
-puis, soudain, elle s'agita de nouveau; du moins il pensa qu'elle
-s'agitait. Il n'osait point se lever; il n'osait plus respirer; et
-pourtant il était brave; il s'était battu souvent et il aurait aimé
-découvrir chez lui des voleurs.
-
-Était-il vrai qu'il remuait, ce rideau? Il se le demandait, craignant
-d'être trompé par ses yeux. C'était si peu de chose, d'ailleurs, un
-léger frisson de l'étoffe, une sorte de tremblement des plis, à peine
-une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet demeurait
-les yeux fixes, le cou tendu; et brusquement il se leva, honteux de
-sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et l'écarta
-largement. Il ne vit rien d'abord que les vitres noires, noires comme
-des plaques d'encre luisante. La nuit, la grande nuit impénétrable
-s'étendait par derrière jusqu'à l'invisible horizon. Il restait debout
-en face de cette ombre illimitée; et tout à coup il y aperçut une
-lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il approcha
-son visage du carreau, pensant qu'un pêcheur d'écrevisses braconnait
-sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et cette lueur
-rampait au bord de l'eau, sous la futaie. Comme il ne distinguait pas
-encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains; et brusquement
-cette lueur devint une clarté, et il aperçut la petite Roque nue et
-sanglante sur la mousse.
-
-Il recula crispé d'horreur, heurta son siège et tomba sur le dos. Il y
-resta quelques minutes l'âme en détresse, puis il s'assit et se mit à
-réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout; une hallucination
-venue de ce qu'un maraudeur de nuit marchait au bord de l'eau avec son
-fanal. Quoi d'étonnant d'ailleurs à ce que le souvenir de son crime
-jetât en lui, parfois, la vision de la morte.
-
-S'étant relevé, il but un verre d'eau, puis s'assit. Il songeait:
-«Que vais-je faire, si cela recommence?» Et cela recommencerait, il
-le sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard,
-l'appelait, l'attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise; puis
-il prit un livre et essaya de lire; mais il lui sembla entendre bientôt
-s'agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement pivoter sur
-un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore; certes, il avait remué,
-cette fois; il n'en pouvait plus douter; il s'élança et le saisit
-d'une main si brutale qu'il le jeta bas avec sa galerie; puis il colla
-avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout était noir au
-dehors; et il respira avec la joie d'un homme dont on vient de sauver
-la vie.
-
-Donc il retourna s'asseoir; mais presque aussitôt le désir le reprit de
-regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau était tombé,
-elle faisait une sorte de trou sombre attirant, redoutable, sur la
-campagne obscure. Pour ne point céder à cette dangereuse tentation, il
-se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et ferma les yeux.
-
-Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le sommeil.
-Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les ouvrit,
-croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur son
-coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l'attirait toujours,
-invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques
-étoiles; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les
-carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là-bas,
-sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore,
-éclairant l'ombre autour de lui!
-
-Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu'au
-matin, la tête cachée sous l'oreiller.
-
-A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. Il passait ses jours
-dans la terreur des nuits; et chaque nuit, la vision recommençait. A
-peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter; mais en vain.
-Une force irrésistible le soulevait et le poussait à sa vitre, comme
-pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt, couché d'abord au
-lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes ouvertes, tel que
-le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait et s'en venait, à
-petits pas, ainsi que l'enfant avait fait en sortant de la rivière.
-Elle s'en venait, doucement, tout droit en passant sur le gazon et sur
-la corbeille de fleurs desséchées; puis elle s'élevait dans l'air,
-vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers lui, comme elle était
-venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et l'homme reculait devant
-l'apparition, il reculait jusqu'à son lit et s'affaissait dessus,
-sachant bien que la petite était entrée et qu'elle se tenait maintenant
-derrière le rideau qui remuerait tout à l'heure. Et jusqu'au jour il
-le regardait, ce rideau, d'un œil fixe, s'attendant sans cesse à
-voir sortir sa victime. Mais elle ne se montrait plus; elle restait là,
-sous l'étoffe agitée parfois d'un tremblement. Et Renardet, les doigts
-crispés sur ses draps, les serrait ainsi qu'il avait serré la gorge
-de la petite Roque. Il écoutait sonner les heures; il entendait battre
-dans le silence le balancier de sa pendule et les coups profonds de son
-cœur. Et il souffrait, le misérable, plus qu'aucun homme n'avait
-jamais souffert.
-
-Puis, dès qu'une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant le
-jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa chambre;
-et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d'un sommeil
-inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve l'épouvantable
-vision de ses veilles.
-
-Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se sentait
-courbaturé comme après de prodigieuses fatigues; et il mangeait à
-peine, hanté toujours par la crainte de celle qu'il reverrait la nuit
-suivante.
-
-Il savait bien pourtant que ce n'était pas une apparition, que les
-morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par
-une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause
-de son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle,
-appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait
-empreinte l'image ineffaçable. Mais il savait aussi qu'il ne guérirait
-pas, qu'il n'échapperait jamais à la persécution sauvage de sa mémoire;
-et il se résolut à mourir plutôt que de supporter plus longtemps ces
-tortures.
-
-Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de
-simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide.
-Car il tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères; et si on
-soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime
-inexpliqué, à l'introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à
-l'accuser du forfait.
-
-Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par l'arbre
-au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida donc à
-faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre refusa
-de lui casser les reins.
-
-Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son
-revolver, et puis il n'avait pas osé tirer.
-
-L'heure du dîner sonna, il avait mangé, puis était remonté. Et il
-ne savait pas ce qu'il allait faire. Il se sentait lâche maintenant
-qu'il avait échappé une première fois. Tout à l'heure il était prêt,
-fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution; à
-présent, il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la
-morte.
-
-Il balbutiait: «Je n'oserai plus, je n'oserai plus»; et il regardait
-avec terreur, tantôt l'arme sur sa table, tantôt le rideau qui cachait
-sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose d'horrible aurait
-lieu sitôt que sa vie cesserait! Quelque chose? Quoi? Leur rencontre
-peut-être? Elle le guettait, elle l'attendait, l'appelait, et c'était
-pour le prendre à son tour, pour l'attirer dans sa vengeance et le
-décider à mourir qu'elle se montrait ainsi tous les soirs.
-
-Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant: «Je n'oserai plus, je
-n'oserai plus.» Puis il tomba sur les genoux, et balbutia: «Mon Dieu,
-mon Dieu.» Sans croire à Dieu, pourtant. Et il n'osait plus, en effet,
-regarder sa fenêtre où il savait blottie l'apparition, ni sa table où
-luisait son revolver.
-
-Quand il se fut relevé, il dit tout haut: «Ça ne peut pas durer, il
-faut en finir.» Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit
-passer un frisson de peur le long des membres; mais comme il ne se
-décidait à prendre aucune résolution, comme il sentait bien que le
-doigt de sa main refuserait toujours de presser la gâchette de l'arme,
-il retourna cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et il
-réfléchit.
-
-Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir,
-inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune
-hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les
-condamnés qu'on mène à l'échafaud au milieu des soldats. Oh! s'il
-pouvait prier quelqu'un de tirer; s'il pouvait, avouant l'état de son
-âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais,
-obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible? A
-qui? il cherchait parmi les gens qu'il connaissait. Le médecin? Non.
-Il raconterait cela plus tard, sans doute? Et tout à coup, une bizarre
-pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d'instruction,
-qu'il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait
-tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu'il endurait,
-et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu'il
-employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom
-de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu'il aurait appris
-que le coupable s'était fait justice. Renardet pouvait compter sur
-ce magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d'une parole
-légère. C'était un de ces hommes qui ont une conscience inflexible
-gouvernée, dirigée, réglée par leur seule raison.
-
-A peine eut-il formé ce projet qu'une joie bizarre envahit son cœur.
-Il était tranquille à présent. Il allait écrire sa lettre, lentement,
-puis, au jour levant, il la déposerait dans la boîte clouée au mur
-de sa métairie, puis il monterait sur sa tour pour voir arriver le
-facteur, et quand l'homme à la blouse bleue s'en irait, il se jetterait
-la tête la première sur les roches où s'appuyaient les fondations. Il
-prendrait soin d'être vu d'abord par les ouvriers qui abattaient son
-bois. Il pourrait donc grimper sur la marche avancée qui portait le
-mât du drapeau déployé aux jours de fête. Il casserait ce mât d'une
-secousse et se précipiterait avec lui. Comment douter d'un accident? Et
-il se tuerait net, étant donnés son poids et la hauteur de sa tour.
-
-Il sortit aussitôt de son lit, gagna sa table et se mit à écrire;
-il n'oublia rien, pas un détail du crime, pas un détail de sa vie
-d'angoisses, pas un détail des tortures de son cœur, et il termina
-en annonçant qu'il s'était condamné lui-même, qu'il allait exécuter
-le criminel, et en priant son ami, son ancien ami, de veiller à ce que
-jamais on n'accusât sa mémoire.
-
-En achevant sa lettre, il s'aperçut que le jour était venu. Il la
-ferma, la cacheta, écrivit l'adresse, puis il descendit à pas légers,
-courut jusqu'à la petite boîte blanche collée au mur, au coin de la
-ferme, et quand il eut jeté dedans ce papier qui énervait sa main, il
-revint vite, referma les verrous de la grande porte et grimpa sur sa
-tour pour attendre le passage du piéton qui emporterait son arrêt de
-mort.
-
-Il se sentait calme, maintenant, délivré, sauvé!
-
-Un vent froid, sec, un vent de glace lui passait sur la face. Il
-l'aspirait avidement, la bouche ouverte, buvant sa caresse gelée. Le
-ciel était rouge, d'un rouge ardent, d'un rouge d'hiver, et toute la
-plaine blanche de givre brillait sous les premiers rayons du soleil,
-comme si elle eût été poudrée de verre pilé. Renardet, debout, nu-tête,
-regardait le vaste pays, les prairies à gauche, à droite le village
-dont les cheminées commençaient à fumer pour le repas du matin.
-
-A ses pieds il voyait couler la Brindille, dans les roches où il
-s'écraserait tout à l'heure. Il se sentait renaître dans cette belle
-aurore glacée, et plein de force, plein de vie. La lumière le baignait,
-l'entourait, le pénétrait comme une espérance. Mille souvenirs
-l'assaillaient, des souvenirs de matins pareils, de marche rapide sur
-la terre dure qui sonnait sous les pas, de chasses heureuses au bord
-des étangs où dorment les canards sauvages. Toutes les bonnes choses
-qu'il aimait, les bonnes choses de l'existence accouraient dans son
-souvenir, l'aiguillonnaient de désirs nouveaux, réveillaient tous les
-appétits vigoureux de son corps actif et puissant.
-
-Et il allait mourir? Pourquoi? il allait se tuer subitement, parce
-qu'il avait peur d'une ombre? peur de rien? Il était riche et jeune
-encore! Quelle folie! Mais il lui suffisait d'une distraction, d'une
-absence, d'un voyage pour oublier! Cette nuit même, il ne l'avait pas
-vue, l'enfant, parce que sa pensée, préoccupée, s'était égarée sur
-autre chose. Peut-être ne la reverrait-il plus? Et si elle le hantait
-encore dans cette maison, certes, elle ne le suivrait pas ailleurs! La
-terre était grande, et l'avenir long! Pourquoi mourir?
-
-Son regard errait sur les prairies, et il aperçut une tache bleue dans
-le sentier le long de la Brindille. C'était Médéric qui s'en venait
-apporter les lettres de la ville et emporter celles du village.
-
-Renardet eut un sursaut, la sensation d'une douleur le traversant, et
-il s'élança dans l'escalier tournant pour reprendre sa lettre, pour
-la réclamer au facteur. Peu lui importait d'être vu, maintenant; il
-courait à travers l'herbe où moussait la glace légère des nuits, et il
-arriva devant la boîte, au coin de la ferme, juste en même temps que le
-piéton.
-
-L'homme avait ouvert la petite porte de bois et prenait les quelques
-papiers déposés là par les habitants du pays.
-
-Renardet lui dit:
-
---Bonjour, Médéric.
-
---Bonjour, m'sieu le maire.
-
---Dites donc, Médéric, j'ai jeté à la boîte une lettre dont j'ai
-besoin. Je viens vous demander de me la rendre.
-
---C'est bien, m'sieu le maire, on vous la donnera.
-
-Et le facteur leva les yeux. Il demeura stupéfait devant le visage de
-Renardet; il avait les joues violettes, le regard trouble, cerclé de
-noir, comme enfoncé dans la tête, les cheveux en désordre, la barbe
-mêlée, la cravate défaite. Il était visible qu'il ne s'était point
-couché.
-
-L'homme demanda: «C'est-il que vous êtes malade, m'sieu le maire?»
-
-L'autre, comprenant soudain que son allure devait être étrange, perdit
-contenance, balbutia: «Mais non... mais non... Seulement, j'ai sauté du
-lit pour vous demander cette lettre... Je dormais... Vous comprenez?...»
-
-Un vague soupçon passa dans l'esprit de l'ancien soldat.
-
-Il reprit: «Qué lettre?
-
---Celle que vous allez me rendre.»
-
-Maintenant, Médéric hésitait, l'attitude du maire ne lui paraissait pas
-naturelle. Il y avait peut-être un secret dans cette lettre, un secret
-de politique. Il savait que Renardet n'était pas républicain, et il
-connaissait tous les trucs et toutes les supercheries qu'on emploie aux
-élections.
-
-Il demanda: «A qui qu'elle est adressée, c'te lettre?
-
---A M. Putoin, le juge d'instruction; vous savez bien, M. Putoin, mon
-ami!»
-
-Le piéton chercha dans les papiers et trouva celui qu'on lui réclamait.
-Alors il se mit à le regarder, le tournant et le retournant dans ses
-doigts, fort perplexe, fort troublé par la crainte de commettre une
-faute grave ou de se faire un ennemi du maire.
-
-Voyant son hésitation, Renardet fit un mouvement pour saisir la
-lettre et la lui arracher. Ce geste brusque convainquit Médéric qu'il
-s'agissait d'un mystère important et le décida à faire son devoir,
-coûte que coûte.
-
-Il jeta donc l'enveloppe dans son sac et le referma, en répondant:
-
---Non, j' peux pas, m'sieu le maire. Du moment qu'elle allait à la
-justice, j' peux pas.
-
-Une angoisse affreuse étreignit le cœur de Renardet, qui balbutia:
-
---Mais vous me connaissez bien. Vous pouvez même reconnaître mon
-écriture. Je vous dis que j'ai besoin de ce papier.
-
---J' peux pas.
-
---Voyons, Médéric, vous savez que je suis incapable de vous tromper, je
-vous dis que j'en ai besoin.
-
---Non. J' peux pas.
-
-Un frisson de colère passa dans l'âme violente de Renardet.
-
---Mais, sacrebleu, prenez garde. Vous savez que je ne badine pas, moi,
-et que je peux vous faire sauter de votre place, mon bonhomme, et sans
-tarder encore. Et puis je suis le maire du pays, après tout; et je vous
-ordonne maintenant de me rendre ce papier.
-
-Le piéton répondit avec fermeté: «Non, je n' peux pas, m'sieu le maire!»
-
-Alors Renardet, perdant la tête, le saisit par le bras pour lui enlever
-son sac; mais l'homme se débarrassa d'une secousse et, reculant, leva
-son gros bâton de houx. Il prononça, toujours calme: «Oh! ne me touchez
-pas, m'sieu le maire, ou je cogne. Prenez garde. Je fais mon devoir,
-moi!»
-
-Se sentant perdu, Renardet, brusquement, devint humble, doux, implorant
-comme un enfant qui pleure.
-
---Voyons, voyons, mon ami, rendez-moi cette lettre, je vous
-récompenserai, je vous donnerai de l'argent, tenez, tenez, je vous
-donnerai cent francs, vous entendez, cent francs.
-
-L'homme tourna les talons et se mit en route.
-
-Renardet le suivit, haletant, balbutiant:
-
---Médéric, Médéric, écoutez, je vous donnerai mille francs, vous
-entendez, mille francs.
-
-L'autre allait toujours, sans répondre. Renardet reprit: «Je ferai
-votre fortune... vous entendez, ce que vous voudrez... Cinquante mille
-francs... Cinquante mille francs pour cette lettre... Qu'est-ce que ça
-vous fait?... Vous ne voulez pas?... Eh bien, cent mille... dites...
-cent mille francs... comprenez-vous?... cent mille francs... cent mille
-francs.»
-
-Le facteur se retourna, la face dure, l'œil sévère: «En voilà assez,
-ou bien je répéterai à la justice tout ce que vous venez de me dire là.»
-
-Renardet s'arrêta net. C'était fini. Il n'avait plus d'espoir. Il se
-retourna et se sauva vers sa maison, galopant comme une bête chassée.
-
-Alors Médéric à son tour s'arrêta et regarda cette fuite avec
-stupéfaction. Il vit le maire rentrer chez lui, et il attendit encore
-comme si quelque chose de surprenant ne pouvait manquer d'arriver.
-
-Bientôt, en effet, la haute taille de Renardet apparut au sommet de la
-tour du Renard. Il courait autour de la plate-forme comme un fou; puis
-il saisit le mât du drapeau et le secoua avec fureur sans parvenir à
-le briser, puis soudain, pareil à un nageur qui pique une tête, il se
-lança dans le vide, les deux mains en avant.
-
-Médéric s'élança pour porter secours. En traversant le parc, il aperçut
-les bûcherons allant au travail. Il les héla en leur criant l'accident;
-et ils trouvèrent au pied des murs un corps sanglant dont la tête
-s'était écrasée sur une roche. La Brindille entourait cette roche, et
-sur ses eaux élargies en cet endroit, claires et calmes, on voyait
-couler un long filet rose de cervelle et de sang mêlés.
-
-
- _La Petite Roque_ a paru en feuilleton dans _le Gil-Blas_ du vendredi
- 18 décembre au mercredi 23 décembre 1885.
-
-
-
-
-L'ÉPAVE.
-
-
-C'ÉTAIT hier, 31 décembre.
-
-Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique
-lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers.
-
-Georges me dit:
-
---Tu permets?
-
---Certainement.
-
-Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée
-dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention
-sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le
-cœur.
-
-Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:
-
---Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée,
-une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut
-un singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans...
-puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!...
-
-J'étais alors inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je
-dirige aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er
-janvier, puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête,
-quand je reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir
-immédiatement pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de
-Saint-Nazaire, assuré par nous. Il était alors huit heures du matin.
-J'arrivai à la Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions,
-et, le soir même, je prenais l'express, qui me déposait à la Rochelle
-le lendemain 31 décembre.
-
-J'avais deux heures, avant de monter sur le bateau de Ré, le
-_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville
-bizarre et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées
-comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries
-sans fin, des galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli,
-mais basses, ces galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui
-semblent construites et demeurées comme un décor de conspirateurs, le
-décor antique et saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de
-religion héroïques et sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote,
-grave, discrète, sans art superbe, sans aucun de ces admirables
-monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa
-physionomie sévère, un peu sournoise aussi, une cité de batailleurs
-obstinés, où doivent éclore les fanatismes, la ville où s'exalta la foi
-des calvinistes et où naquit le complot des quatre sergents.
-
-Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur
-un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à
-l'île de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les
-deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de
-la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les
-pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il
-obliqua vers la droite.
-
-C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée,
-compriment le cœur, éteignent en nous toute force et toute énergie;
-un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la
-pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée
-d'égout.
-
-Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer
-peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une
-ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse,
-d'eau stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par
-habitude, coupait cette nappe opaque et lisse, puis laissait derrière
-lui quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se
-calmaient bientôt.
-
-Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans
-pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais
-quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand
-trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph_, avait échoué, par
-une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré.
-
-La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il
-avait été impossible de le renflouer, et qu'on avait dû enlever au plus
-vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater
-la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le
-naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre
-à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite
-contradictoirement, si besoin était, dans le procès.
-
-Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il
-jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.
-
-Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant
-été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.
-
-Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph_,
-poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au
-hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le
-capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui
-changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de
-la marée basse.
-
-Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre
-l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'œil voyait au
-loin. Nous suivions une terre. Je demandai:
-
---C'est l'île de Ré?
-
---Oui, monsieur.
-
---Et tout à coup le capitaine, étendant la main droit devant nous, me
-montra en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:
-
---Tenez, voilà votre navire!
-
---Le _Marie-Joseph_?...
-
---Mais, oui.
-
-J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais
-pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins
-des côtes.
-
-Je repris:
-
---Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que
-vous me désignez?
-
-Il se mit à rire.
-
---Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...
-
-C'était un Bordelais. Il continua:
-
---Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en
-par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du
-_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois
-heures au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous
-aurez une heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas
-plusse, par exemple: vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et
-plusse elle revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte!
-Remettez-vous en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous
-remontez à sept heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose
-ce soir même sur le quai de La Rochelle.
-
-Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur,
-pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions
-rapidement.
-
-Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales
-à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un
-gros village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant
-de poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de
-moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très
-peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur.
-
-Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la
-mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une
-sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, là-bas.
-
-J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et
-qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là,
-maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et
-je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je
-croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique
-était devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève,
-comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au
-milieu d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée
-demeuraient en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague,
-la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus
-froid; je regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que
-j'avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.
-
-Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate
-et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une
-heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant,
-comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné,
-percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par
-toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâcherait
-plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré
-profondément dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière,
-relevé, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré,
-ces deux mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_.
-
-J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu
-sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les
-trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement
-ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies.
-Il n'y avait plus rien là dedans que du sable qui servait de sol à ce
-souterrain de planches.
-
-Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis
-sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente
-par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un
-singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de
-moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit
-vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages
-de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la
-mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du
-taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les
-vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore.
-
-Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis un
-bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une
-seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale,
-deux noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut
-pas longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets:
-et j'aperçus debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec
-trois jeunes filles, ou plutôt, un grand Anglais avec trois misses.
-Assurément, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet
-être rapide sur le trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se
-sauva; les deux autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui,
-il avait ouvert la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son
-émotion.
-
-Puis, après quelques secondes, il parla:
-
---Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment?
-
---Oui, monsieur.
-
---Est-ce que je pôvé la visiter?
-
---Oui, monsieur.
-
-Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai
-seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois.
-
-Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur
-et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois
-fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une
-blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si
-mignonne! Vraiment, les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres
-fruits de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable
-et que ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec
-leur fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles roses et
-aux perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs
-inconnues des océans.
-
-Elle parlait un peu mieux que son père, et elle nous servit
-d'interprète. Il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails,
-que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute
-la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent
-pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent
-des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois
-filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs
-grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre
-croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.
-
-Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les
-quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes
-noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_.
-
-Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui
-continuais à inspecter le squelette du navire.
-
-J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus
-tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils
-n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples
-et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre
-le monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris
-blancs, vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête
-humaine entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes,
-de petits échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et
-gentilles toutes trois, mais surtout la plus grande.
-
-Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire,
-de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour
-m'interroger, des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de
-dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire «yes» ou
-«nô», que je serais demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la
-regarder.
-
-Tout à coup, elle murmura:
-
---J'entendai une petite mouvement sur cette bateau.
-
-Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit,
-singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la
-fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle
-allait nous entourer!
-
-Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous
-cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse.
-Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme
-une tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le
-sable; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible
-flot.
-
-L'Anglais voulut s'élancer, je le retins; la fuite était impossible, à
-cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et
-où nous tomberions au retour.
-
-Ce fut, dans nos cœurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la
-petite Anglaise se mit à sourire et murmura:
-
---Ce été nous les naufragés!
-
-Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse,
-basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions
-m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers
-qui?
-
-Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui
-regardait d'un œil consterné, la mer démesurée autour de nous.
-
-Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde,
-humide, glacée.
-
-Je dis:
-
---Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau.
-
-L'Anglais répondit:
-
---Oh! yes!
-
-Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en
-vérité, combien de temps, à regarder autour de nous, cette eau jaune
-qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur
-l'immense grève reconquise.
-
-Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre,
-pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous
-effleurait et nous piquait la peau.
-
-Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes
-alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait
-un peu.
-
-Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés
-les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais
-trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les
-dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce
-de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse
-comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles,
-muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan.
-Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et
-grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là, heureux du
-froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse
-à passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne
-fillette.
-
-Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de
-joie qui me pénétrait.
-
-Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, elle? Une petite
-Anglaise inconnue. Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et
-je me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer
-pour elle, faire mille folies. Étrange chose! Comment se fait-il que la
-présence d'une femme nous bouleverse ainsi? Est-ce la puissance de sa
-grâce qui nous enveloppe? La séduction de la joliesse et de la jeunesse
-qui nous grise comme ferait le vin?
-
-N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux
-amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance
-dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre
-d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille
-la terre pour y faire pousser des fleurs!
-
-Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel,
-car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement
-léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone
-clapotement du courant contre le bateau.
-
-Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises
-pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler
-dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la
-rassurait et qu'elle avait toujours peur.
-
-Je demandai à ma voisine:
-
---Vous n'avez pas trop froid, miss?
-
---Oh! si. J'avé froid beaucoup.
-
-Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté;
-je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa
-main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.
-
-Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau
-plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle
-me passa sur le visage. Le vent s'élevait!
-
-L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement:
-
---C'était mauvaise pour nous, cette...
-
-Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même
-de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement
-brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en
-bouillie.
-
-Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales
-de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je
-voyais dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître,
-des lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du
-_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait
-jusqu'au cœur.
-
-L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais
-une envie folle de la saisir dans mes bras.
-
-Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares
-brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants,
-pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient,
-nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un
-d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes
-pour se rallumer aussitôt; c'était bien un œil, celui-là, avec sa
-paupière sans cesse baissée sur son regard de feu.
-
-De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder
-l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me
-dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité:
-
---Môsieu, je vous souhaite bon année.
-
-Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça
-une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter
-le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et
-s'évapora à travers l'espace.
-
-J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion
-puissante et bizarre.
-
-C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés,
-de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de
-plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Cæsar, morituri
-te salutant_.
-
-Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule
-une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier
-nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune
-s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car
-les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et
-voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues.
-
-La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais
-plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque
-avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit
-tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en
-effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce
-navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans
-les flots?...
-
-Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le
-_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant
-tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans
-savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais
-à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait
-plus; nous autres aussi ne bougions point.
-
-Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un
-mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le
-bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle.
-
-L'Anglais reprit:
-
---Une petite bascoule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves.
-
-Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord!
-
-Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer,
-tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous
-cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence.
-
-Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau,
-et on nous ramena à Saint-Martin.
-
-L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:
-
---Bonne souper! bonne souper!
-
-On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_.
-
-Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de
-promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que
-je ne les suivisse.
-
-J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes,
-si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien
-l'homme, parfois, est faible et incompréhensible!
-
-Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je
-reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et,
-depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me
-raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs, jamais de
-son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et moi, je ne lui parle que du
-_Marie-Joseph_... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée...
-non... que j'aurais aimée... Ah!... voilà... sait-on?... Les événements
-vous emportent... Et puis... et puis... tout passe... Elle doit
-être vieille, à présent... je ne la reconnaîtrais pas... Ah! celle
-d'autrefois... celle de l'épave... quelle créature... divine! Elle
-m'écrit que ses cheveux sont tout blancs... Mon Dieu!... ça m'a fait
-une peine horrible... Ah! ses cheveux blonds... Non, la mienne n'existe
-plus... Que c'est triste... tout ça!...
-
-
- _L'Épave_ a paru dans _le Gaulois_ du vendredi 1er janvier 1886.
-
-
-
-
-L'ERMITE.
-
-
-NOUS avions été voir, avec quelques amis, le vieil ermite installé
-sur un ancien tumulus couvert de grands arbres, au milieu de la vaste
-plaine qui va de Cannes à la Napoule.
-
-En revenant, nous parlions de ces singuliers solitaires laïques,
-nombreux autrefois, et dont la race aujourd'hui disparaît. Nous
-cherchions les causes morales, nous nous efforcions de déterminer la
-nature des chagrins qui poussaient jadis les hommes dans les solitudes.
-
-Un de nos compagnons dit tout à coup:
-
---J'ai connu deux solitaires, un homme et une femme. La femme doit être
-encore vivante. Elle habitait, il y a cinq ans, une ruine au sommet
-d'un mont absolument désert sur la côte de Corse, à quinze ou vingt
-kilomètres de toute maison. Elle vivait là avec une bonne; j'allai la
-voir. Elle avait été certainement une femme du monde distinguée. Elle
-me reçut avec politesse et même avec bonne grâce, mais je ne sais rien
-d'elle; je ne devinai rien.
-
-Quant à l'homme, je vais vous raconter sa sinistre aventure:
-
-Retournez-vous. Vous apercevez là-bas ce mont pointu et boisé qui se
-détache derrière la Napoule, tout seul en avant des cimes de l'Esterel;
-on l'appelle dans le pays le mont des Serpents. C'est là que vivait mon
-solitaire, dans les murs d'un petit temple antique, il y a douze ans
-environ.
-
-Ayant entendu parler de lui, je me décidai à faire sa connaissance et
-je partis de Cannes, à cheval, un matin de mars. Laissant ma bête à
-l'auberge de la Napoule, je me mis à gravir à pied ce singulier cône,
-haut peut-être de cent cinquante ou deux cents mètres et couvert de
-plantes aromatiques, de cystes surtout, dont l'odeur est si vive et si
-pénétrante qu'elle trouble et cause un malaise. Le sol est pierreux
-et on voit souvent glisser sur les cailloux de longues couleuvres qui
-disparaissent dans les herbes. De là ce surnom bien mérité de mont
-des Serpents. Dans certains jours, les reptiles semblent vous naître
-sous les pieds quand on gravit la pente exposée au soleil. Ils sont si
-nombreux qu'on n'ose plus marcher et qu'on éprouve une gêne singulière,
-non pas une peur, car ces bêtes sont inoffensives, mais une sorte
-d'effroi mystique. J'ai eu plusieurs fois la singulière sensation de
-gravir un mont sacré de l'antiquité, une bizarre colline parfumée et
-mystérieuse, couverte de cystes et peuplée de serpents et couronnée par
-un temple.
-
-Ce temple existe encore. On m'a affirmé du moins que ce fut un temple.
-Car je n'ai point cherché à en savoir davantage pour ne pas gâter mes
-émotions.
-
-Donc j'y grimpai, un matin de mars, sous prétexte d'admirer le pays.
-En parvenant au sommet j'aperçus en effet des murs et, assis sur une
-pierre, un homme. Il n'avait guère plus de quarante-cinq ans, bien que
-ses cheveux fussent tout blancs; mais sa barbe était presque noire
-encore. Il caressait un chat roulé sur ses genoux et ne semblait
-point prendre garde à moi. Je fis le tour des ruines, dont une partie
-couverte et fermée au moyen de branches, de paille, d'herbe et de
-cailloux, était habitée par lui, et je revins de son côté.
-
-La vue, de là, est admirable. C'est, à droite, l'Esterel aux sommets
-pointus, étrangement découpés, puis la mer démesurée, s'allongeant
-jusqu'aux côtes lointaines de l'Italie, avec ses caps nombreux et, en
-face de Cannes, les îles de Lérins, vertes et plates, qui semblent
-flotter et dont la dernière présente vers le large un haut et vieux
-château fort à tours crénelées, bâti dans les flots mêmes.
-
-Puis dominant la côte verte, où l'on voit pareilles, d'aussi loin, à
-des œufs innombrables pondus au bord du rivage, le long chapelet
-de villas et de villes blanches bâties dans les arbres, s'élèvent les
-Alpes, dont les sommets sont encore encapuchonnés de neige.
-
-Je murmurai: «Cristi, c'est beau.»
-
-L'homme leva la tête et dit: «Oui, mais quand on voit ça toute la
-journée, c'est monotone.»
-
-Donc il parlait, il causait et il s'ennuyait, mon solitaire. Je le
-tenais.
-
-Je ne restai pas longtemps ce jour-là et je m'efforçai seulement de
-découvrir la couleur de sa misanthropie. Il me fit surtout l'effet d'un
-être fatigué des autres, las de tout, irrémédiablement désillusionné et
-dégoûté de lui-même comme du reste.
-
-Je le quittai après une demi-heure d'entretien. Mais je revins huit
-jours plus tard, et encore une fois la semaine suivante, puis toutes
-les semaines; si bien qu'avant deux mois nous étions amis.
-
-Or, un soir de la fin de mai, je jugeai le moment venu et j'emportai
-des provisions pour dîner avec lui sur le mont des Serpents.
-
-C'était un de ces soirs du Midi si odorants dans ce pays où l'on
-cultive les fleurs comme le blé dans le Nord, dans ce pays où l'on
-fabrique presque toutes les essences qui parfumeront la chair et
-les robes des femmes, un de ces soirs où les souffles des orangers
-innombrables, dont sont plantés les jardins et tous les replis des
-vallons, troublent et alanguissent à faire rêver d'amour les vieillards.
-
-Mon solitaire m'accueillit avec une joie visible; il consentit
-volontiers à partager mon dîner.
-
-Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l'habitude; il
-s'anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité
-Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il.
-
-Je lui demandai brusquement: «Quelle drôle d'idée vous avez eue de
-venir vous percher sur ce sommet?»
-
-Il répondit aussitôt: «Ah! c'est que j'ai reçu la plus rude secousse
-que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur?
-Il vous fera me plaindre, peut-être! Et puis... je ne l'ai jamais dit
-à personne... jamais... et je voudrais savoir... une fois... ce qu'en
-pense un autre... et comment il le juge.
-
-Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville.
-Mes parents m'avaient laissé quelque milliers de francs de rente,
-et j'obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me
-faisait riche, pour un garçon.
-
-J'avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce
-que c'est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de femme
-légitime, je passais tantôt trois mois avec l'une, tantôt six mois avec
-l'autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à
-prendre ou à vendre.
-
-Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait,
-satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je
-vivais sur le boulevard, dans les théâtres et dans les cafés, toujours
-dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J'étais un de
-ces milliers d'êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans
-la vie; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n'ont
-souci de rien, n'ayant de passion pour rien. J'étais ce qu'on appelle
-un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge
-exactement.
-
-Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s'écoula lente et rapide,
-sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années
-monotones de Paris où n'entre dans l'esprit aucun de ces souvenirs qui
-font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l'on
-boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout
-ce qui se goûte et tout ce qui s'embrasse, sans avoir envie de rien.
-On était jeune; on est vieux sans avoir rien fait de ce que font les
-autres; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans
-amis, sans parents, sans femmes, sans enfants.
-
-Donc, j'atteignis doucement et vivement la quarantaine; et pour fêter
-cet anniversaire, je m'offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un
-grand café. J'étais un solitaire dans le monde; je jugeai plaisant de
-célébrer cette date en solitaire.
-
-Après dîner, j'hésitai sur ce que je ferais. J'eus envie d'entrer dans
-un théâtre; et puis l'idée me vint d'aller en pèlerinage au quartier
-Latin, où j'avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et
-j'entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l'on est
-servi par des filles.
-
-Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse.
-Je lui offris une consommation qu'elle accepta tout de suite. Elle
-s'assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir
-à quel genre de mâle elle avait affaire. C'était une blonde, ou plutôt
-une blondine, une fraîche, toute fraîche créature qu'on devinait rose
-et potelée sous l'étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses
-galantes et bêtes qu'on dit toujours à ces êtres-là; et comme elle
-était vraiment charmante, l'idée me vint soudain de l'emmener...
-toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile.
-Elle se trouvait libre... depuis quinze jours, me dit-elle... et elle
-accepta d'abord de venir souper aux Halles quand son service serait
-fini.
-
-Comme je craignais qu'elle ne me faussât compagnie,--on ne sait jamais
-ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent
-qui souffle dans une tête de femme,--je demeurai là, toute la soirée, à
-l'attendre.
-
-J'étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en
-regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l'Amour,
-si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps.
-Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie
-des hommes à Paris.
-
-Pardonnez-moi ces détails grossiers; ceux qui n'ont pas aimé
-poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une
-côtelette à la boucherie, sans s'occuper d'autre chose que de la
-qualité de leur chair.
-
-Donc, je l'emmenai chez elle,--car j'ai le respect de mes draps.
-C'était un petit logis d'ouvrière, au cinquième, propre et pauvre; et
-j'y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une grâce
-et une gentillesse rares.
-
-Comme j'allais partir, je m'avançai vers la cheminée afin d'y déposer
-le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde
-entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit, je vis vaguement
-une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies
-dont l'une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées
-daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je
-demeurai interdit, trop surpris pour comprendre... C'était le mien, le
-premier de mes portraits... que j'avais fait faire autrefois, quand je
-vivais en étudiant au quartier Latin.
-
-Je le saisis brusquement pour l'examiner de plus près. Je ne me
-trompais point... et j'eus envie de rire, tant la chose me parut
-inattendue et drôle.
-
-Je demandai: «Qu'est-ce que c'est que ce monsieur-là?
-
-Elle répondit: «C'est mon père, que je n'ai pas connu. Maman me l'a
-laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un
-jour...»
-
-Elle hésita, se mit à rire, et reprit: «Je ne sais pas à quoi par
-exemple. Je ne pense pas qu'il vienne me reconnaître.»
-
-Mon cœur battait précipité comme le galop d'un cheval emporté. Je
-remis l'image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir
-ce que je faisais, deux billets de cent francs que j'avais en poche,
-et je me sauvai en criant: «A bientôt... au revoir... ma chérie... au
-revoir.»
-
-J'entendis qu'elle répondait: «A mardi.» J'étais dans l'escalier obscur
-que je descendis à tâtons.
-
-Lorsque je sortis dehors, je m'aperçus qu'il pleuvait, et je partis à
-grands pas, par une rue quelconque.
-
-J'allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir! Était-ce
-possible?--Oui.--Je me rappelai soudain une fille qui m'avait écrit,
-un mois environ après notre rupture, qu'elle était enceinte de moi.
-J'avais déchiré ou brûlé la lettre, et oublié cela.--J'aurais dû
-regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la petite. Mais
-l'aurais-je reconnue? C'était la photographie d'une vieille femme, me
-semblait-il.
-
-J'atteignis le quai. Je vis un banc et je m'assis. Il pleuvait. Des
-gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie m'apparut
-odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes, d'infamies voulues
-ou inconscientes. Ma fille!... Je venais peut-être de posséder ma
-fille!... Et Paris, ce grand Paris sombre, morne, boueux, triste, noir,
-avec toutes ces maisons fermées, était plein de choses pareilles,
-d'adultères, d'incestes, d'enfants violés. Je me rappelai ce qu'on
-disait des ponts hantés par des vicieux infâmes.
-
-J'avais fait, sans le vouloir, sans le savoir, pis que ces êtres
-ignobles. J'étais entré dans la couche de ma fille!
-
-Je faillis me jeter à l'eau. J'étais fou! J'errai jusqu'au jour, puis
-je revins chez moi pour réfléchir.
-
-Je fis alors ce qui me parut le plus sage: je priai un notaire
-d'appeler cette petite et de lui demander dans quelles conditions sa
-mère lui avait remis le portrait de celui qu'elle supposait être son
-père, me disant chargé de ce soin par un ami.
-
-Le notaire exécuta mes ordres. C'est à son lit de mort que cette femme
-avait désigné le père de sa fille, et devant un prêtre qu'on me nomma.
-
-Alors, toujours au nom de cet ami inconnu, je fis remettre à cet enfant
-la moitié de ma fortune, cent quarante mille francs environ, dont
-elle ne peut toucher que la rente, puis je donnai ma démission de mon
-emploi, et me voici.
-
-En errant sur ce rivage, j'ai trouvé ce mont et je m'y suis arrêté...
-jusques à quand... je l'ignore!
-
-Que pensez-vous de moi... et de ce que j'ai fait?
-
-Je répondis en lui tendant la main:
-
---Vous avez fait ce que vous deviez faire. Bien d'autres eussent
-attaché moins d'importance à cette odieuse fatalité.
-
-Il reprit: «Je le sais, mais, moi, j'ai failli en devenir fou. Il
-paraît que j'avais l'âme sensible sans m'en être jamais douté. Et j'ai
-peur de Paris, maintenant, comme les croyants doivent avoir peur de
-l'enfer. J'ai reçu un coup sur la tête, voilà tout, un coup comparable
-à la chute d'une tuile quand on passe dans la rue. Je vais mieux depuis
-quelque temps.»
-
-Je quittai mon solitaire. J'étais fort troublé par son récit.
-
-Je le revis encore deux fois, puis je partis, car je ne reste jamais
-dans le Midi après la fin de mai.
-
-Quand je revins l'année suivante, l'homme n'était plus sur le mont des
-Serpents; et je n'ai jamais entendu parler de lui.
-
-Voilà l'histoire de mon ermite.
-
-
- _L'Ermite_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 26 janvier 1886.
-
-
-
-
-MADEMOISELLE PERLE.
-
-
-I
-
-QUELLE singulière idée j'ai eue, vraiment ce soir-là, de choisir pour
-reine Mlle Perle.
-
-Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon
-père, dont il était le plus intime camarade, m'y conduisait quand
-j'étais enfant. J'ai continué, et je continuerai sans doute tant que je
-vivrai, et tant qu'il y aura un Chantal en ce monde.
-
-Les Chantal, d'ailleurs, ont une existence singulière; ils vivent à
-Paris comme s'ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson.
-
-Ils possèdent, auprès de l'Observatoire, une maison dans un petit
-jardin. Ils sont chez eux, là, comme en province. De Paris, du vrai
-Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont
-si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long
-voyage. Mme Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la
-famille. Voici comment on va aux grandes provisions.
-
-Mlle Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les armoires
-au linge sont administrées par la maîtresse elle-même), Mlle Perle
-prévient que le sucre touche à sa fin, que les conserves sont épuisées,
-qu'il ne reste plus grand'chose au fond du sac à café.
-
-Ainsi mise en garde contre la famine, Mme Chantal passe l'inspection
-des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a
-inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d'abord à de longs calculs
-et ensuite à de longues discussions avec Mlle Perle. On finit cependant
-par se mettre d'accord et par fixer les quantités de chaque chose
-dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café,
-confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons
-salés ou fumés, etc., etc.
-
-Après quoi, on arrête le jour des achats et on s'en va, en fiacre, dans
-un fiacre à galerie, chez un épicier considérable qui habite au delà
-des ponts, dans les quartiers neufs.
-
-Mme Chantal et Mlle Perle font ce voyage ensemble, mystérieusement,
-et reviennent à l'heure du dîner, exténuées, bien qu'émues encore, et
-cahotées dans le coupé dont le toit est couvert de paquets et de sacs,
-comme une voiture de déménagement.
-
-Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l'autre côté de
-la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une
-population singulière, bruyante, peu honorable, qui passe les jours
-en dissipations, les nuits en fêtes, et qui jette l'argent par les
-fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles
-au théâtre, à l'Opéra-Comique ou au Français, quand la pièce est
-recommandée par le journal que lit M. Chantal.
-
-Les jeunes filles ont aujourd'hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont
-deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien
-élevées, si bien élevées qu'elles passent inaperçues comme deux jolies
-poupées. Jamais l'idée ne me viendrait de faire attention ou de faire
-la cour aux demoiselles Chantal; c'est à peine si on ose leur parler,
-tant on les sent immaculées; on a presque peur d'être inconvenant en
-les saluant.
-
-Quant au père, c'est un charmant homme, très instruit, très ouvert,
-très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la
-tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille
-pour vivre à son gré, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup,
-cause volontiers, et s'attendrit facilement. L'absence de contacts,
-de coudoiements et de heurts a rendu très sensible et délicat son
-épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l'émeut, l'agite et le
-fait souffrir.
-
-Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations
-restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi
-deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin.
-
-Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 août et le jour des Rois.
-Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques pour les
-catholiques.
-
-Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul
-convive étranger.
-
-
-II
-
-Donc, cette année, comme les autres années, j'ai été dîner chez les
-Chantal pour fêter l'Épiphanie.
-
-Selon la coutume, j'embrassai M. Chantal, Mme Chantal et Mlle Perle,
-et je fis un grand salut à Mlles Louise et Pauline. On m'interrogea
-sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la politique,
-sur ce qu'on pensait dans le public des affaires du Tonkin, et sur nos
-représentants. Mme Chantal, une grosse dame, dont toutes les idées me
-font l'effet d'être carrées à la façon des pierres de taille, avait
-coutume d'émettre cette phrase comme conclusion à toute discussion
-politique: «Tout cela est de la mauvaise graine pour plus tard».
-Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de Mme Chantal sont
-carrées? Je n'en sais rien; mais tout ce qu'elle dit prend cette
-forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec quatre angles
-symétriques. Il y a d'autres personnes dont les idées me semblent
-toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. Dès qu'elles ont
-commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort par
-dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que
-je vois courir l'une derrière l'autre, jusqu'au bout de l'horizon.
-D'autres personnes aussi ont des idées pointues... Enfin, cela importe
-peu.
-
-On se mit à table comme toujours, et le dîner s'acheva sans qu'on eût
-dit rien à retenir.
-
-Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal
-était roi. Était-ce l'effet d'un hasard continu ou d'une convention
-familiale, je n'en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève
-dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine Mme Chantal. Aussi,
-fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque chose
-de très dur qui faillit me casser une dent. J'ôtai doucement cet objet
-de ma bouche et j'aperçus une petite poupée de porcelaine, pas plus
-grosse qu'un haricot. La surprise me fit dire: «Ah!» On me regarda, et
-Chantal s'écria en battant des mains: «C'est Gaston. C'est Gaston.
-Vive le roi! vive le roi!»
-
-Tout le monde reprit en chœur: «Vive le roi!» Et je rougis jusqu'aux
-oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un
-peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce
-grain de faïence, m'efforçant de rire et ne sachant que faire ni que
-dire, lorsque Chantal reprit: «Maintenant, il faut choisir une reine.»
-
-Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions
-me traversèrent l'esprit. Voulait-on me faire désigner une des
-demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je
-préférais? Était-ce une douce, légère, insensible poussée des parents
-vers un mariage possible? L'idée de mariage rôde sans cesse dans
-toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous
-les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre
-m'envahit, et aussi une extrême timidité, devant l'attitude si
-obstinément correcte et fermée de Mlles Louise et Pauline. Élire l'une
-d'elles au détriment de l'autre, me sembla aussi difficile que de
-choisir entre deux gouttes d'eau; et puis, la crainte de m'aventurer
-dans une histoire où je serais conduit au mariage malgré moi, tout
-doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi
-calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement.
-
-Mais tout à coup, j'eus une inspiration, et je tendis à Mlle Perle la
-poupée symbolique. Tout le monde fut d'abord surpris, puis on apprécia
-sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit avec
-furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!»
-
-Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute
-contenance; elle tremblait, effarée, et balbutiait: «Mais non... mais
-non... mais non... pas moi... je vous en prie... pas moi... je vous en
-prie...»
-
-Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai Mlle Perle, et je
-me demandai ce qu'elle était.
-
-J'étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux
-fauteuils de tapisserie sur lesquels on s'assied depuis son enfance
-sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce
-qu'un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup:
-«Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble»; et on découvre que le
-bois a été travaillé par un artiste, et que l'étoffe est remarquable.
-Jamais je n'avais pris garde à Mlle Perle.
-
-Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout; mais comment?
-A quel titre?--C'était une grande personne maigre qui s'efforçait de
-rester inaperçue, mais qui n'était pas insignifiante. On la traitait
-amicalement, mieux qu'une femme de charge, moins bien qu'une parente.
-Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont je
-ne m'étais point soucié jusqu'ici! Mme Chantal disait: «Perle». Les
-jeunes filles: «Mlle Perle», et Chantal ne l'appelait que Mademoiselle,
-d'un air plus révérend peut-être.
-
-Je me mis à la regarder.--Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui,
-quarante ans.--Elle n'était pas vieille, cette fille, elle se
-vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se
-coiffait, s'habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle
-n'était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple,
-naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature,
-vraiment! Comment ne l'avais-je jamais mieux observée? Elle se coiffait
-d'une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait
-farces; et, sous cette chevelure à la Vierge conservée, on voyait
-un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de
-longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides,
-si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins
-d'étonnements de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins
-qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler.
-
-Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont
-éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes
-émotions de la vie.
-
-Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit qu'elle
-n'osait pas sourire!
-
-Et, brusquement, je la comparai à Mme Chantal! Certes, Mlle Perle était
-mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière.
-
-J'étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je
-tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment
-bien tourné. Elle eut envie, je m'en aperçus, de se cacher la figure
-dans sa serviette; puis, comme elle trempait ses lèvres dans le vin
-clair, tout le monde cria: «La reine boit! la reine boit!» Elle devint
-alors toute rouge et s'étrangla. On riait; mais je vis bien qu'on
-l'aimait beaucoup dans la maison.
-
-
-III
-
-Dès que le dîner fut fini, Chantal me prit par le bras. C'était l'heure
-de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer
-dans la rue; quand il avait quelqu'un à dîner, on montait au billard,
-et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le
-billard, à cause des Rois; et mon vieil ami prit sa queue, une queue
-très fine qu'il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit:
-
---A toi, mon garçon!
-
-Car il me tutoyait, bien que j'eusse vingt-cinq ans, mais il m'avait vu
-tout enfant.
-
-Je commençai donc la partie; je fis quelques carambolages; j'en manquai
-quelques autres; mais comme la pensée de Mlle Perle me rôdait dans la
-tête, je demandai tout à coup:
-
---Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que Mlle Perle est votre parente?
-
-Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda.
-
---Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l'histoire de Mlle Perle?
-
---Mais non.
-
---Ton père ne te l'a jamais racontée?
-
---Mais non.
-
---Tiens, tiens, que c'est drôle! ah! par exemple, que c'est drôle! Oh!
-mais, c'est toute une aventure!
-
-Il se tut, puis reprit:
-
---Et si tu savais comme c'est singulier que tu me demandes ça
-aujourd'hui, un jour des Rois!
-
---Pourquoi?
-
---Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et
-un ans aujourd'hui même, jour de l'Épiphanie. Nous habitions alors
-Roüy-le-Tors, sur les remparts; mais il faut d'abord t'expliquer la
-maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou
-plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions
-là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l'air par les
-vieux murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans la
-rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une
-porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d'un escalier
-secret qui descendait dans l'épaisseur des murs, comme on en trouve
-dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie
-d'une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour,
-apportaient par là leurs provisions.
-
-Tu vois bien les lieux, n'est-ce pas? Or, cette année-là, aux Rois, il
-neigeait depuis une semaine. On eût dit la fin du monde. Quand nous
-allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans
-l'âme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacé, et qui luisait comme
-du vernis. On eût dit que le bon Dieu avait empaqueté la terre pour
-l'envoyer au grenier des vieux mondes. Je t'assure que c'était bien
-triste.
-
-Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux:
-mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre
-cousines; c'étaient de jolies fillettes; j'ai épousé la dernière.
-De tout ce monde-là, nous ne sommes plus que trois survivants: ma
-femme, moi et ma belle-sœur qui habite Marseille. Sacristi, comme
-ça s'égrène, une famille! ça me fait trembler quand j'y pense! Moi,
-j'avais quinze ans, puisque j'en ai cinquante-six.
-
-Donc, nous allions fêter les Rois, et nous étions très gais, très gais!
-Tout le monde attendait le dîner dans le salon, quand mon frère aîné,
-Jacques, se mit à dire: «Il y a un chien qui hurle dans la plaine
-depuis dix minutes; ça doit être une pauvre bête perdue.»
-
-Il n'avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle
-avait un gros son de cloche d'église qui faisait penser aux morts. Tout
-le monde en frissonna. Mon père appela le domestique et lui dit d'aller
-voir. On attendit en grand silence; nous pensions à la neige qui
-couvrait toute la terre. Quand l'homme revint, il affirma qu'il n'avait
-rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait
-point de place.
-
-On se mit à table; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes. Ça
-alla bien jusqu'au rôti, puis voilà que la cloche se remet à sonner,
-trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibré jusqu'au
-bout de nos doigts et qui nous ont coupé le souffle, tout net. Nous
-restions à nous regarder, la fourchette en l'air, écoutant toujours, et
-saisis d'une espèce de peur surnaturelle.
-
-Ma mère enfin parla: «C'est étonnant qu'on ait attendu si longtemps
-pour revenir; n'allez pas seul, Baptiste; un de ces messieurs va vous
-accompagner».
-
-Mon oncle François se leva. C'était une espèce d'hercule, très fier de
-sa force et qui ne craignait rien au monde. Mon père lui dit: «Prends
-un fusil. On ne sait pas ce que ça peut être».
-
-Mais mon oncle ne prit qu'une canne et sortit aussitôt avec le
-domestique.
-
-Nous autres, nous demeurâmes frémissants de terreur et d'angoisse,
-sans manger, sans parler. Mon père essaya de nous rassurer: «Vous
-allez voir, dit-il, que ce sera quelque mendiant ou quelque passant
-perdu dans la neige. Après avoir sonné une première fois, voyant qu'on
-n'ouvrait pas tout de suite, il a tenté de retrouver son chemin, puis,
-n'ayant pu y parvenir, il est revenu à notre porte.»
-
-L'absence de mon oncle nous parut durer une heure. Il revint enfin,
-furieux, jurant: «Rien, nom de nom, c'est un farceur! Rien que ce
-maudit chien qui hurle à cent mètres des murs. Si j'avais pris un
-fusil, je l'aurais tué pour le faire taire.»
-
-On se remit à dîner, mais tout le monde demeurait anxieux; on sentait
-bien que ce n'était pas fini, qu'il allait se passer quelque chose, que
-la cloche, tout à l'heure, sonnerait encore.
-
-Et elle sonna, juste au moment où l'on coupait le gâteau des Rois. Tous
-les hommes se levèrent ensemble. Mon oncle François, qui avait bu du
-champagne, affirma qu'il allait LE massacrer, avec tant de fureur, que
-ma mère et ma tante se jetèrent sur lui pour l'empêcher. Mon père, bien
-que très calme et un peu impotent (il traînait la jambe depuis qu'il se
-l'était cassée en tombant de cheval), déclara à son tour qu'il voulait
-savoir ce que c'était, et qu'il irait. Mes frères, âgés de dix-huit et
-de vingt ans, coururent chercher leurs fusils; et comme on ne faisait
-guère attention à moi, je m'emparai d'une carabine de jardin et je me
-disposai aussi à accompagner l'expédition.
-
-Elle partit aussitôt. Mon père et mon oncle marchaient devant, avec
-Baptiste, qui portait une lanterne. Mes frères Jacques et Paul
-suivaient, et je venais derrière, malgré les supplications de ma mère,
-qui demeurait avec sa sœur et mes cousines sur le seuil de la maison.
-
-La neige s'était remise à tomber depuis une heure, et les arbres en
-étaient chargés. Les sapins pliaient sous ce lourd vêtement livide,
-pareils à des pyramides blanches, à d'énormes pains de sucre; et on
-apercevait à peine, à travers le rideau gris des flocons menus et
-pressés, les arbustes plus légers, tout pâles dans l'ombre. Elle
-tombait si épaisse, la neige, qu'on y voyait tout juste à dix pas. Mais
-la lanterne jetait une grande clarté devant nous. Quand on commença à
-descendre par l'escalier tournant creusé dans la muraille, j'eus peur,
-vraiment. Il me sembla qu'on marchait derrière moi; qu'on allait me
-saisir par les épaules et m'emporter; et j'eus envie de retourner; mais
-comme il fallait retraverser tout le jardin, je n'osai pas.
-
-J'entendis qu'on ouvrait la porte sur la plaine; puis mon oncle se
-remit à jurer: «Nom d'un nom, il est reparti! Si j'aperçois seulement
-son ombre, je ne le rate pas, ce c...-là.»
-
-C'était sinistre de voir la plaine, ou, plutôt, de la sentir devant
-soi, car on ne la voyait pas; on ne voyait qu'un voile de neige sans
-fin, en haut, en bas, en face, à droite, à gauche, partout.
-
-Mon oncle reprit: «Tiens, revoilà le chien qui hurle; je vas lui
-apprendre comment je tire, moi. Ça sera toujours ça de gagné.»
-
-Mais mon père, qui était bon, reprit: «Il vaut mieux l'aller chercher,
-ce pauvre animal qui crie la faim. Il aboie au secours, ce misérable;
-il appelle comme un homme en détresse. Allons-y».
-
-Et on se mit en route à travers ce rideau, à travers cette tombée
-épaisse, continue, à travers cette mousse qui emplissait la nuit et
-l'air, qui remuait, flottait, tombait et glaçait la chair en fondant,
-la glaçait comme elle l'aurait brûlée, par une douleur vive et rapide
-sur la peau, à chaque toucher des petits flocons blancs.
-
-Nous enfoncions jusqu'aux genoux dans cette pâte molle et froide; et
-il fallait lever très haut la jambe pour marcher. A mesure que nous
-avancions, la voix du chien devenait plus claire, plus forte. Mon oncle
-cria: «Le voici!» On s'arrêta pour l'observer, comme on doit faire en
-face d'un ennemi qu'on rencontre dans la nuit.
-
-Je ne voyais rien, moi; alors, je rejoignis les autres, et je
-l'aperçus; il était effrayant et fantastique à voir, ce chien, un gros
-chien noir, un chien de berger à grands poils et à tête de loup, dressé
-sur ses quatre pattes, tout au bout de la longue traînée de lumière que
-faisait la lanterne sur la neige. Il ne bougeait pas; il s'était tu et
-il nous regardait.
-
-Mon oncle dit: «C'est singulier, il n'avance ni ne recule. J'ai bien
-envie de lui flanquer un coup de fusil.»
-
-Mon père reprit d'une voix ferme: «Non, il faut le prendre.»
-
-Alors mon frère Jacques ajouta: «Mais il n'est pas seul. Il y a quelque
-chose à côté de lui.»
-
-Il y avait quelque chose derrière lui, en effet, quelque chose de gris,
-d'impossible à distinguer. On se remit en marche avec précaution.
-
-En nous voyant approcher, le chien s'assit sur son derrière. Il n'avait
-pas l'air méchant. Il semblait plutôt content d'avoir réussi à attirer
-des gens.
-
-Mon père alla droit à lui et le caressa. Le chien lui lécha les mains;
-et on reconnut qu'il était attaché à la roue d'une petite voiture,
-d'une sorte de voiture joujou enveloppée tout entière dans trois ou
-quatre couvertures de laine. On enleva ces linges avec soin, et comme
-Baptiste approchait sa lanterne de la porte de cette carriole qui
-ressemblait à une niche roulante, on aperçut dedans un petit enfant qui
-dormait.
-
-Nous fûmes tellement stupéfaits que nous ne pouvions dire un mot. Mon
-père se remit le premier, et comme il était de grand cœur, et d'âme
-un peu exaltée, il étendit la main sur le toit de la voiture et il dit:
-«Pauvre abandonné, tu seras des nôtres!» Et il ordonna à mon frère
-Jacques de rouler devant nous notre trouvaille.
-
-Mon père reprit, pensant tout haut:
-
-«Quelque enfant d'amour dont la pauvre mère est venue sonner à ma porte
-en cette nuit de l'Épiphanie, en souvenir de l'Enfant-Dieu.»
-
-Il s'arrêta de nouveau, et, de toute sa force, il cria quatre fois
-à travers la nuit vers les quatre coins du ciel: «Nous l'avons
-recueilli!» Puis, posant la main sur l'épaule de son frère, il murmura:
-«Si tu avais tiré sur le chien, François?...»
-
-Mon oncle ne répondit pas, mais il fit, dans l'ombre, un grand signe
-de croix, car il était très religieux, malgré ses airs fanfarons.
-
-On avait détaché le chien, qui nous suivait.
-
-Ah! par exemple, ce qui fut gentil à voir, c'est la rentrée à la
-maison. On eut d'abord beaucoup de mal à monter la voiture par
-l'escalier des remparts; on y parvint cependant et on la roula jusque
-dans le vestibule.
-
-Comme maman était drôle, contente et effarée! Et mes quatre petites
-cousines (la plus jeune avait six ans), elles ressemblaient à quatre
-poules autour d'un nid. On retira enfin de sa voiture l'enfant qui
-dormait toujours. C'était une fille, âgée de six semaines environ.
-Et on trouva dans ses langes dix mille francs en or, oui, dix mille
-francs! que papa plaça pour lui faire une dot. Ce n'était donc pas une
-enfant de pauvres... mais peut-être l'enfant de quelque noble avec
-une petite bourgeoise de la ville... ou encore... nous avons fait
-mille suppositions et on n'a jamais rien su... mais là, jamais rien...
-jamais rien... Le chien lui-même ne fut reconnu par personne. Il était
-étranger au pays. Dans tous les cas, celui ou celle qui était venu
-sonner trois fois à notre porte connaissait bien mes parents, pour les
-avoir choisis ainsi.
-
-Voilà donc comment Mlle Perle entra, à l'âge de six semaines, dans la
-maison Chantal.
-
-On ne la nomma que plus tard, Mlle Perle, d'ailleurs. On la fit
-baptiser d'abord: «Marie, Simone, Claire», Claire devant lui servir de
-nom de famille.
-
-Je vous assure que ce fut une drôle de rentrée dans la salle à manger
-avec cette mioche réveillée qui regardait autour d'elle ces gens et ces
-lumières, de ses yeux vagues, bleus et troubles.
-
-On se remit à table et le gâteau fut partagé. J'étais roi, et je pris
-pour reine Mlle Perle, comme vous, tout à l'heure. Elle ne se douta
-guère, ce jour-là, de l'honneur qu'on lui faisait.
-
-Donc, l'enfant fut adoptée, et élevée dans la famille. Elle grandit;
-des années passèrent. Elle était gentille, douce, obéissante. Tout le
-monde l'aimait et on l'aurait abominablement gâtée si ma mère ne l'eût
-empêché.
-
-Ma mère était une femme d'ordre et de hiérarchie. Elle consentait à
-traiter la petite Claire comme ses propres fils, mais elle tenait
-cependant à ce que la distance qui nous séparait fût bien marquée, et
-la situation bien établie.
-
-Aussi, dès que l'enfant put comprendre, elle lui fit connaître son
-histoire et fit pénétrer tout doucement, même tendrement dans l'esprit
-de la petite, qu'elle était pour les Chantal une fille adoptive,
-recueillie, mais en somme une étrangère.
-
-Claire comprit cette situation avec une singulière intelligence, avec
-un instinct surprenant; et elle sut prendre et garder la place qui lui
-était laissée, avec tant de tact, de grâce et de gentillesse, qu'elle
-touchait mon père à le faire pleurer.
-
-Ma mère elle-même fut tellement émue par la reconnaissance passionnée
-et le dévouement un peu craintif de cette mignonne et tendre créature,
-qu'elle se mit à l'appeler: «Ma fille.» Parfois, quand la petite avait
-fait quelque chose de bon, de délicat, ma mère relevait ses lunettes
-sur son front, ce qui indiquait toujours une émotion chez elle et elle
-répétait: «Mais c'est une perle, une vraie perle, cette enfant!»--Ce
-nom en resta à la petite Claire qui devint et demeura pour nous Mlle
-Perle.
-
-
-IV
-
-M. Chantal se tut. Il était assis sur le billard, les pieds ballants,
-et il maniait une boule de la main gauche, tandis que de la droite il
-tripotait un linge qui servait à effacer les points sur le tableau
-d'ardoise et que nous appelions «le linge à craie.» Un peu rouge,
-la voix sourde, il parlait pour lui maintenant, parti dans ses
-souvenirs, allant doucement, à travers les choses anciennes et les
-vieux événements qui se réveillaient dans sa pensée, comme on va, en
-se promenant, dans les vieux jardins de famille où l'on fut élevé,
-et où chaque arbre, chaque chemin, chaque plante, les houx pointus,
-les lauriers qui sentent bon, les ifs dont la graine rouge et grasse
-s'écrase entre les doigts, font surgir, à chaque pas, un petit fait de
-notre vie passée, un de ces petits faits insignifiants et délicieux
-qui forment le fond même, la trame de l'existence.
-
-Moi, je restais en face de lui, adossé à la muraille, les mains
-appuyées sur ma queue de billard inutile.
-
-Il reprit, au bout d'une minute: «Cristi, qu'elle était jolie à
-dix-huit ans... et gracieuse... et parfaite... Ah! la jolie... jolie...
-jolie... et bonne... et brave... et charmante fille! Elle avait des
-yeux... des yeux bleus... transparents,... clairs... comme je n'en ai
-jamais vu de pareils... jamais!
-
-Il se tut encore. Je demandai: «Pourquoi ne s'est-elle pas mariée?»
-
-Il répondit, non pas à moi, mais à ce mot qui passait «mariée».
-
---Pourquoi? pourquoi? Elle n'a pas voulu... pas voulu. Elle avait
-pourtant trente mille francs de dot, et elle fut demandée plusieurs
-fois... elle n'a pas voulu! Elle semblait triste à cette époque-là.
-C'est quand j'épousai ma cousine, la petite Charlotte, ma femme, avec
-qui j'étais fiancé depuis six ans.
-
-Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son
-esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et cruels
-drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs sans
-reproches, dans un de ces cœurs inavoués, inexplorés, que personne
-n'a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées victimes.
-
-Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai:
-
---C'est vous qui auriez dû l'épouser, monsieur Chantal?
-
-Il tressaillit, me regarda, et dit:
-
---Moi? épouser qui?
-
---Mlle Perle.
-
---Pourquoi ça?
-
---Parce que vous l'aimiez plus que votre cousine.
-
-Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia:
-
---Je l'ai aimée... moi?... comment? qu'est-ce qui t'a dit ça?...
-
---Parbleu, ça se voit... et c'est même à cause d'elle que vous avez
-tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis
-six ans.
-
-Il lâcha la bille qu'il tenait de la main gauche, saisit à deux mains
-le linge à craie, et, s'en couvrant le visage, se mit à sangloter
-dedans. Il pleurait d'une façon désolante et ridicule, comme pleure
-une éponge qu'on presse, par les yeux, le nez et la bouche en même
-temps. Et il toussait, crachait, se mouchait dans le linge à craie,
-s'essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes les
-fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux
-gargarismes.
-
-Moi, effaré, honteux, j'avais envie de me sauver et je ne savais plus
-que dire, que faire, que tenter.
-
-Et soudain, la voix de Mme Chantal résonna dans l'escalier: «Est-ce
-bientôt fini, votre fumerie?»
-
-J'ouvris la porte et je criai: «Oui, madame, nous descendons.»
-
-Puis, je me précipitai vers son mari, et, le saisissant par les
-coudes: «Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi; votre femme
-vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre;
-remettez-vous.»
-
-Il bégaya: «Oui... oui... je viens... pauvre fille!... je viens...
-dites-lui que j'arrive.»
-
-Et il commença à s'essuyer consciencieusement la figure avec le linge
-qui, depuis deux ou trois ans, essuyait toutes marques de l'ardoise,
-puis il apparut, moitié blanc et moitié rouge, le front, le nez, les
-joues et le menton barbouillés de craie, et les yeux gonflés, encore
-pleins de larmes.
-
-Je le pris par les mains et l'entraînai dans sa chambre en murmurant:
-«Je vous demande pardon, je vous demande bien pardon, monsieur Chantal,
-de vous avoir fait de la peine... mais... je ne savais pas... vous...
-vous comprenez...»
-
-Il me serra la main: «Oui... oui... il y a des moments difficiles...»
-
-Puis il se plongea la figure dans sa cuvette. Quand il en sortit, il ne
-me parut pas encore présentable; mais j'eus l'idée d'une petite ruse.
-Comme il s'inquiétait, en se regardant dans la glace, je lui dis: «Il
-suffira de raconter que vous avez un grain de poussière dans l'œil,
-et vous pourrez pleurer devant tout le monde autant qu'il vous plaira.»
-
-Il descendit en effet, en se frottant les yeux avec son mouchoir. On
-s'inquiéta; chacun voulut chercher le grain de poussière qu'on ne
-trouva point, et on raconta des cas semblables où il était devenu
-nécessaire d'aller chercher le médecin.
-
-Moi, j'avais rejoint Mlle Perle et je la regardais, tourmenté par une
-curiosité ardente, une curiosité qui devenait une souffrance. Elle
-avait dû être bien jolie en effet, avec ses yeux doux, si grands, si
-calmes, si larges qu'elle avait l'air de ne les jamais fermer, comme
-font les autres humains. Sa toilette était un peu ridicule, une vraie
-toilette de vieille fille, et la déparait sans la rendre gauche.
-
-Il me semblait que je voyais en elle, comme j'avais vu tout à l'heure
-dans l'âme de M. Chantal, que j'apercevais, d'un bout à l'autre, cette
-vie humble, simple et dévouée; mais un besoin me venait aux lèvres, un
-besoin harcelant de l'interroger, de savoir si, elle aussi, l'avait
-aimé, lui; si elle avait souffert comme lui de cette longue souffrance
-secrète, aiguë, qu'on ne voit pas, qu'on ne sait pas, qu'on ne devine
-pas, mais qui s'échappe, la nuit, dans la solitude de la chambre
-noire. Je la regardais, je voyais battre son cœur sous son corsage
-à guimpe, et je me demandais si cette douce figure candide avait gémi
-chaque soir, dans l'épaisseur moite de l'oreiller, et sangloté, le
-corps secoué de sursauts, dans la fièvre du lit brûlant.
-
-Et je lui dis tout bas, comme font les enfants qui cassent un bijou
-pour voir dedans: «Si vous aviez vu pleurer M. Chantal tout à l'heure,
-il vous aurait fait pitié.»
-
-Elle tressaillit: «Comment, il pleurait?
-
---Oh! oui, il pleurait!
-
---Et pourquoi ça?»
-
-Elle semblait très émue. Je répondis:
-
---A votre sujet.
-
---A mon sujet?
-
---Oui. Il me racontait combien il vous avait aimée autrefois; et
-combien il lui en avait coûté d'épouser sa femme au lieu de vous...»
-
-Sa figure pâle me parut s'allonger un peu; ses yeux toujours ouverts,
-ses yeux calmes se fermèrent tout à coup, si vite qu'ils semblaient
-s'être clos pour toujours. Elle glissa de sa chaise sur le plancher et
-s'y affaissa doucement, lentement, comme aurait fait une écharpe tombée.
-
-Je criai: «Au secours! au secours! Mlle Perle se trouve mal.»
-
-Mme Chantal et ses filles se précipitèrent, et comme on cherchait de
-l'eau, une serviette et du vinaigre, je pris mon chapeau et je me
-sauvai.
-
-Je m'en allai à grands pas, le cœur secoué, l'esprit plein de
-remords et de regrets. Et parfois aussi j'étais content; il me
-semblait que j'avais fait une chose louable et nécessaire.
-
-Je me demandais: «Ai-je eu tort? Ai-je eu raison?» Ils avaient
-cela dans l'âme comme on garde du plomb dans une plaie fermée.
-Maintenant ne seront-ils pas plus heureux? Il était trop tard pour que
-recommençât leur torture et assez tôt pour qu'ils s'en souvinssent avec
-attendrissement.
-
-Et peut-être qu'un soir du prochain printemps, émus par un rayon de
-lune tombé sur l'herbe, à leurs pieds, à travers les branches, ils se
-prendront et se serreront la main en souvenir de toute cette souffrance
-étouffée et cruelle; et peut-être aussi que cette courte étreinte fera
-passer dans leurs veines un peu de ce frisson qu'ils n'auront point
-connu, et leur jettera, à ces morts ressuscités en une seconde, la
-rapide et divine sensation de cette ivresse, de cette folie qui donne
-aux amoureux plus de bonheur en un tressaillement, que n'en peuvent
-cueillir, en toute leur vie, les autres hommes!
-
-
-
-
-ROSALIE PRUDENT.
-
-
-IL y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni
-le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient
-à comprendre.
-
-La fille Prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes,
-devenue grosse à l'insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la
-nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin.
-
-C'était là l'histoire courante de tous les infanticides accomplis par
-les servantes. Mais un fait demeurait inexplicable. La perquisition
-opérée dans la chambre de la fille Prudent avait amené la découverte
-d'un trousseau complet d'enfant, fait par Rosalie elle-même, qui
-avait passé ses nuits à le couper et à le coudre pendant trois mois.
-L'épicier chez qui elle avait acheté de la chandelle, payée sur
-ses gages, pour ce long travail, était venu témoigner. De plus, il
-demeurait acquis que la sage-femme du pays, prévenue par elle de son
-état, lui avait donné tous les renseignements et tous les conseils
-pratiques pour le cas où l'accident arriverait dans un moment où les
-secours demeureraient impossibles. Elle avait cherché en outre une
-place à Poissy pour la fille Prudent qui prévoyait son renvoi, car les
-époux Varambot ne plaisantaient pas sur la morale.
-
-Ils étaient là, assistant aux assises, l'homme et la femme, petits
-rentiers de province, exaspérés contre cette traînée qui avait souillé
-leur maison. Ils auraient voulu la voir guillotiner tout de suite, sans
-jugement, et ils l'accablaient de dépositions haineuses devenues dans
-leur bouche des accusations.
-
-La coupable, une belle grande fille de Basse-Normandie, assez instruite
-pour son état, pleurait sans cesse et ne répondait rien.
-
-On en était réduit à croire qu'elle avait accompli cet acte barbare
-dans un moment de désespoir et de folie, puisque tout indiquait
-qu'elle avait espéré garder et élever son fils.
-
-Le président essaya encore une fois de la faire parler, d'obtenir des
-aveux; et l'ayant sollicitée avec une grande douceur, lui fit enfin
-comprendre que tous ces hommes réunis pour la juger ne voulaient point
-sa mort et pouvaient même la plaindre.
-
-Alors elle se décida.
-
-Il demandait: «Voyons, dites-nous d'abord quel est le père de cet
-enfant?»
-
-Jusque-là elle l'avait caché obstinément.
-
-Elle répondit soudain, en regardant ses maîtres qui venaient de la
-calomnier avec rage.
-
---C'est M. Joseph, le neveu à M. Varambot.
-
-Les deux époux eurent un sursaut et crièrent en même temps: «C'est
-faux! Elle ment. C'est une infamie.»
-
-Le président les fit taire et reprit: «Continuez, je vous prie, et
-dites-nous comment cela est arrivé.»
-
-Alors elle se mit brusquement à parler avec abondance, soulageant
-son cœur fermé, son pauvre cœur solitaire et broyé, vidant son
-chagrin, tout son chagrin maintenant devant ces hommes sévères qu'elle
-avait pris jusque-là pour des ennemis et des juges inflexibles.
-
---Oui, c'est M. Joseph Varambot, quand il est venu en congé l'an
-dernier.
-
---Qu'est-ce qu'il fait M. Joseph Varambot?
-
---Il est sous-officier d'artilleurs, m'sieu. Donc il resta deux
-mois à la maison. Deux mois d'été. Moi, je ne pensais à rien quand
-il s'est mis à me regarder, et puis à me dire des flatteries, et
-puis à me cajoler tant que le jour durait. Moi, je me suis laissé
-prendre, m'sieu. Il m' répétait que j'étais belle fille, que j'étais
-plaisante... que j'étais de son goût... Moi, il me plaisait pour sûr...
-Que voulez-vous?... on écoute ces choses-là quand on est seule...
-toute seule... comme moi. J' suis seule sur la terre, m'sieu... j'
-n'ai personne à qui parler... personne à qui conter mes ennuyances...
-Je n'ai pu d' père, pu d' mère, ni frère, ni sœur, personne! Ça
-m'a fait comme un frère qui serait r'venu quand il s'est mis à me
-causer. Et puis, il m'a demandé de descendre au bord de la rivière,
-un soir, pour bavarder sans faire de bruit. J'y suis v'nue, moi... Je
-sais-t-il? je sais-t-il après?... Il me tenait la taille... Pour sûr,
-je ne voulais pas... non... non... J'ai pas pu... j'avais envie de
-pleurer tant que l'air était douce... il faisait clair de lune... J'ai
-pas pu... Non... je vous jure... j'ai pas pu... il a fait ce qu'il a
-voulu... Ça a duré encore trois semaines, tant qu'il est resté... Je
-l'aurais suivi au bout du monde... il est parti... Je ne savais pas que
-j'étais grosse, moi!... Je ne l'ai su que l' mois d'après...
-
-Elle se mit à pleurer si fort qu'on dut lui laisser le temps de se
-remettre.
-
-Puis le président reprit sur un ton de prêtre au confessionnal:
-«Voyons, continuez».
-
-Elle recommença à parler: «Quand j'ai vu que j'étais grosse, j'ai
-prévenu Mme Boudin, la sage-femme, qu'est là pour le dire, et j'y ai
-demandé la manière pour le cas que ça arriverait sans elle. Et puis
-j'ai fait mon trousseau, nuit à nuit, jusqu'à une heure du matin,
-chaque soir; et puis j'ai cherché une autre place, car je savais bien
-que je serais renvoyée; mais j' voulais rester jusqu'au bout dans la
-maison, pour économiser des sous, vu que j' n'en ai guère, et qu'il
-m'en faudrait, pour l' petit...
-
---Alors, vous ne vouliez pas le tuer?
-
---Oh! pour sûr non, m'sieu.
-
---Pourquoi l'avez-vous tué, alors?
-
---V'là la chose. C'est arrivé plus tôt que je n'aurais cru. Ça m'a pris
-dans ma cuisine, comme j' finissais ma vaisselle.
-
-M. et Mme Varambot dormaient déjà; donc je monte, pas sans peine, en
-me tirant à la rampe; et je m' couche par terre, sur le carreau, pour
-n' point gâter mon lit. Ça a duré p't-être une heure, p't-être deux,
-p't-être trois; je ne sais point, tant ça me faisait mal; et puis, je
-l' poussais d' toute ma force, j'ai senti qu'il sortait, et je l'ai
-ramassé.
-
-Oh! oui, j'étais contente, pour sûr! J'ai fait tout ce que m'avait
-dit Mme Boudin, tout! Et puis je l'ai mis sur mon lit, lui! Et puis
-v'là qu'il me r'vient une douleur, mais une douleur à mourir.--Si vous
-connaissiez ça, vous autres, vous n'en feriez pas tant, allez!--J'en
-ai tombé sur les genoux, puis sur le dos, par terre; et v'là que ça me
-reprend, p't-être une heure encore, p't-être deux, là toute seule...,
-et puis qu'il en sort un autre..., un autre p'tit..., deux..., oui...,
-deux... comme ça! Je l'ai pris comme le premier, et puis je l'ai mis
-sur le lit, côte à côte--deux.--Est-ce possible, dites? Deux enfants!
-Moi qui gagne vingt francs par mois! Dites... est-ce possible? Un, oui,
-ça s' peut, en se privant... mais pas deux! Ça m'a tourné la tête.
-Est-ce que je sais, moi?--J' pouvais-t-il choisir, dites?
-
-Est-ce que je sais! Je me suis vue à la fin de mes jours! J'ai mis
-l'oreiller d'sus, sans savoir... Je n' pouvais pas en garder deux... et
-je m' suis couchée d'sus encore. Et puis, j' suis restée à m' rouler et
-à pleurer jusqu'au jour que j'ai vu venir par la fenêtre; ils étaient
-morts sous l'oreiller, pour sûr. Alors je les ai pris sous mon bras,
-j'ai descendu l'escalier, j'ai sorti dans l' potager, j'ai pris la
-bêche au jardinier, et je les ai enfouis sous terre, l' plus profond
-que j'ai pu, un ici, puis l'autre là, pas ensemble, pour qu'ils n'
-parlent pas de leur mère, si ça parle, les p'tits morts. Je sais-t-il,
-moi?
-
-Et puis, dans mon lit, v'là que j'ai été si mal que j'ai pas pu me
-lever. On a fait venir le médecin qu'a tout compris. C'est la vérité,
-m'sieu le juge. Faites ce qu'il vous plaira, j' suis prête.
-
-La moitié des jurés se mouchaient coup sur coup pour ne point pleurer.
-Des femmes sanglotaient dans l'assistance.
-
-Le président interrogea.
-
---A quel endroit avez-vous enterré l'autre?
-
-Elle demanda:
-
---Lequel que vous avez?
-
---Mais... celui... celui qui était dans les artichauts.
-
---Ah bien! L'autre est dans les fraisiers, au bord du puits.
-
-Et elle se mit à sangloter si fort qu'elle gémissait à fendre les
-cœurs.
-
-La fille Rosalie Prudent fut acquittée.
-
-
- _Rosalie Prudent_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 2 mars 1886.
-
-
-
-
-SUR LES CHATS.
-
-
-I
-
- Cap d'Antibes.
-
-ASSIS sur un banc, l'autre jour, devant ma porte, en plein soleil,
-devant une corbeille d'anémones fleuries, je lisais un livre récemment
-paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, _le Tonnelier_,
-par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier,
-sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je
-posai à côté de moi pour caresser la bête.
-
-Il faisait chaud; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore,
-intermittente, légère, passait dans l'air, où passaient aussi parfois
-des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j'apercevais
-là-bas.
-
-Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent
-la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les
-germes endormis, et les bourgeons pour que s'ouvrent les jeunes
-feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en
-l'air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses
-crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses
-paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple
-comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse.
-Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant
-qu'être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de
-la toucher, se redressait et passait sa tête sous ma main levée.
-
-Je l'énervais et elle m'énervait aussi, car je les aime et je les
-déteste, ces animaux charmants et perfides. J'ai plaisir à les toucher,
-à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur
-chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n'est
-plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus
-raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d'un chat. Mais elle
-me met aux doigts, cette robe vivante, un désir étrange et féroce
-d'étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l'envie qu'elle
-a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette
-envie, comme un fluide qu'elle me communique, je la prends par le bout
-de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de
-mes nerfs, le long de mes membres jusqu'à mon cœur, jusqu'à ma tête,
-elle m'emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et
-toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement
-vif et léger qui me pénètre et m'envahit.
-
-Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la
-saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la
-pierre d'une fronde, si vite et si brutalement qu'elle n'a jamais le
-temps de se venger.
-
-Je me souviens qu'étant enfant, j'aimais déjà les chats avec de
-brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains; et qu'un
-jour, au bout du jardin, à l'entrée du bois, j'aperçus tout à coup
-quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J'allai
-voir; c'était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se
-tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait
-inerte, puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait un
-bruit de pompe, un bruit affreux que j'entends encore.
-
-J'aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j'aurais pu aller
-chercher le domestique ou prévenir mon père.--Non, je ne bougeai pas,
-et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante
-et cruelle; c'était un chat! C'eût été un chien, j'aurais plutôt coupé
-le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde
-de plus.
-
-Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j'allai le tâter et lui
-tirer la queue.
-
-
-II
-
-Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu'en les
-caressant, alors qu'ils se frottent à notre chair, ronronnent et
-se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne
-semblent jamais nous voir, on sent bien l'insécurité de leur tendresse,
-l'égoïsme perfide de leur plaisir.
-
-Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes,
-douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter
-à l'amour. Près d'elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres
-tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte
-la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien
-qu'on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte
-perfide, sournoise, amoureuse ennemie, qui mordra lorsqu'elle sera
-lasse de baisers.
-
-Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement
-chantés. On connaît son admirable sonnet:
-
- Les amoureux fervents et les savants austères
- Aiment également, dans leur mûre saison,
- Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
- Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires.
-
- Amis de la science et de la volupté,
- Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres.
- L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres
- S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
-
- Ils prennent en songeant les nobles attitudes
- Des grands sphinx allongés au fond des solitudes
- Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin.
-
- Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
- Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
- Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
-
-
-III
-
-Moi j'ai eu un jour l'étrange sensation d'avoir habité le palais
-enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces
-bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous
-les êtres qu'on n'entende jamais marcher.
-
-C'était l'été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée.
-
-Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m'informai si les
-habitants du pays n'avaient point dans la montagne au-dessus quelque
-vallée fraîche où ils pussent aller respirer.
-
-On m'indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir.
-
-Il fallut d'abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai
-quelque jour en racontant comment se fabriquent ces essences et
-quintessences de fleurs qui valent jusqu'à deux mille francs le litre.
-J'y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville,
-médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que
-la propreté des chambres. Puis je repartis au matin.
-
-La route s'engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds,
-et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais
-quel bizarre séjour d'été on m'avait indiqué là; et j'hésitais presque
-à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j'aperçus soudain
-devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense
-et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés,
-toute une bizarre architecture de citadelle morte. C'était une antique
-commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc.
-
-Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte,
-fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l'eau courante, des
-saules; et sur les versants des sapins, jusques au ciel.
-
-En face de la commanderie, de l'autre côté de la vallée, mais plus
-bas, s'élève un château habité, le château des Quatre-Tours, qui fut
-construit vers 1530. On n'y aperçoit encore cependant aucune trace de
-la Renaissance.
-
-C'est une lourde et forte construction carrée, d'un puissant caractère,
-flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.
-
-J'avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir,
-qui ne me laissa pas gagner l'hôtel.
-
-Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours
-d'été qu'on puisse rêver. Je m'y promenai jusqu'au soir, puis, après le
-dîner, je montai dans l'appartement qu'on m'avait réservé.
-
-Je traversai d'abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de
-vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j'aperçus rapidement sur
-les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces
-tableaux dont Théophile Gautier a dit:
-
- J'aime à vous voir en vos cadres ovales
- Portraits jaunis des belles du vieux temps,
- Tenant en main des roses un peu pâles
- Comme il convient à des fleurs de cent ans!
-
-puis j'entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.
-
-Quand je fus seul je la visitai. Elle était tendue d'antiques toiles
-peintes où l'on voyait des donjons roses au fond de paysages bleus,
-et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres
-précieuses.
-
-Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les
-fenêtres, larges dans l'appartement, étroites à leur sortie au jour,
-traversant toute l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des
-meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma
-porte, je me couchai et je m'endormis.
-
-Et je rêvai; on rêve toujours un peu de ce qui s'est passé dans la
-journée. Je voyageais; j'entrais dans une auberge où je voyais attablés
-devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre
-société dont je ne m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo,
-qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin
-j'allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et
-tout à coup j'apercevais le domestique et le maçon, armés de briques,
-qui venaient doucement vers mon lit.
-
-Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour
-me reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, mon
-arrivée à Thorenc, l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer
-mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la nuit, au
-milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête d'homme à peu près, deux
-yeux de feu qui me regardaient.
-
-Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais j'entendis un
-bruit, un bruit léger, un bruit mou comme la chute d'un linge humide et
-roulé, et quand j'eus de la lumière, je ne vis plus rien qu'une grande
-table au milieu de l'appartement.
-
-Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les
-armoires, rien.
-
-Je pensai donc que j'avais continué mon rêve un peu après mon réveil,
-et je me rendormis, non sans peine.
-
-Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient,
-dans le pays que j'aime, et j'arrivais chez un Turc qui demeurait en
-plein désert. C'était un Turc superbe; pas un Arabe, un Turc, gros,
-aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin
-de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait
-des compliments en m'offrant des confitures, sur un divan délicieux.
-
-Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre--tous mes rêves
-finissaient donc ainsi--une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux
-de bêtes par terre, et, devant le feu--l'idée de feu me poursuivait
-jusqu'au désert--sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui
-m'attendait.
-
-Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le
-front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun,
-mais d'un brun chaud et capiteux.
-
-Elle me regardait et je pensais: «Voilà comment je comprends
-l'hospitalité. Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays
-de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile, qu'on
-recevrait un étranger de cette façon.»
-
-Je m'approchai d'elle et je lui parlai, mais elle me répondit par
-signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître,
-savait si bien.
-
-D'autant plus heureux qu'elle serait silencieuse, je la pris par la
-main et je la conduisis vers ma couche où je m'étendis à ses côtés...
-Mais on se réveille toujours en ces moments-là! Donc je me réveillai
-et je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose de
-chaud et de doux que je caressais amoureusement.
-
-Puis, ma pensée s'éclairant, je reconnus que c'était un chat, un
-gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y
-laissai, et je fis comme lui, encore une fois.
-
-Quand le jour parut, il était parti, et je crus vraiment que j'avais
-rêvé; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et
-en sortir, la porte étant fermée à clef.
-
-Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il se
-mit à rire, et me dit: «Il est venu par la chattière», et soulevant un
-rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.
-
-Et j'appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont
-ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave
-au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et
-qui font du chat le roi et le maître de céans.
-
-Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se
-coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous
-les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il
-est chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui passe sans
-bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux.
-
-Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire:
-
- C'est l'esprit familier du lieu;
- Il juge, il préside, il inspire
- Toutes choses dans son empire;
- Peut-être est-il fée,--est-il Dieu?
-
-
- _Sur les Chats_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 9 février 1886.
-
-
-
-
-SAUVÉE.
-
-
-I
-
-ELLE entra comme une balle qui crève une vitre, la petite marquise de
-Rennedon, et elle se mit à rire avant de parler, à rire aux larmes
-comme elle avait fait un mois plus tôt en annonçant à son amie qu'elle
-avait trompé le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et
-rien qu'une fois, parce qu'il était vraiment trop bête et trop jaloux.
-
-La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son canapé le livre
-qu'elle lisait et elle regardait Annette avec curiosité, riant déjà
-elle-même.
-
-Enfin elle demanda:
-
---Qu'est-ce que tu as encore fait?
-
---Oh!... ma chère... ma chère... C'est trop drôle... trop drôle...,
-figure-toi... je suis sauvée!... sauvée!... sauvée!...
-
---Comment, sauvée?
-
---Oui, sauvée!
-
---De quoi?
-
---De mon mari, ma chère, sauvée! Délivrée! libre! libre! libre!
-
---Comment libre? En quoi?
-
---En quoi? Le divorce! Oui, le divorce! Je tiens le divorce!
-
---Tu es divorcée?
-
---Non, pas encore, que tu es sotte! On ne divorce pas en trois heures!
-Mais j'ai des preuves... des preuves... des preuves qu'il me trompe...
-un flagrant délit... songe!... un flagrant délit... je le tiens...
-
---Oh, dis-moi ça! Alors il te trompait?
-
---Oui... c'est-à-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j'ai
-des preuves, c'est l'essentiel.
-
---Comment as-tu fait?
-
---Comment j'ai fait? Voilà! Oh! j'ai été forte, rudement forte.
-Depuis trois mois il était devenu odieux, tout à fait odieux, brutal,
-grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis dit: Ça ne peut pas
-durer, il me faut le divorce! Mais comment? Ça n'était pas facile. J'ai
-essayé de me faire battre par lui. Il n'a pas voulu. Il me contrariait
-du matin au soir, me forçait à sortir quand je ne voulais pas, à
-rester chez moi quand je désirais dîner en ville; il me rendait la vie
-insupportable d'un bout à l'autre de la semaine, mais il ne me battait
-pas.
-
-Alors, j'ai tâché de savoir s'il avait une maîtresse. Oui, il en avait
-une, mais il prenait mille précautions pour aller chez elle. Ils
-étaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j'ai fait?
-
---Je ne devine pas.
-
---Oh! tu ne devinerais jamais. J'ai prié mon frère de me procurer une
-photographie de cette fille.
-
---De la maîtresse de ton mari?
-
---Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix d'un soir, de sept
-heures à minuit, dîner compris, trois louis l'heure. Il a obtenu la
-photographie par-dessus le marché.
-
---Il me semble qu'il aurait pu l'avoir à moins en usant d'une ruse
-quelconque et sans... sans... sans être obligé de prendre en même temps
-l'original.
-
---Oh! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à Jacques. Et puis moi
-j'avais besoin de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur
-son teint, sur mille choses enfin.
-
---Je ne comprends pas.
-
---Tu vas voir. Quand j'ai connu tout ce que je voulais savoir, je me
-suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d'affaires...
-tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute... de toute
-nature... des agents de... de... de publicité et de complicité... de
-ces hommes... enfin tu comprends.
-
---Oui, à peu près. Et tu lui as dit?
-
---Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle
-s'appelle Clarisse): «Monsieur, il me faut une femme de chambre qui
-ressemble à ça. Je la veux jolie, élégante, fine, propre. Je la payerai
-ce qu'il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis. Je n'en
-aurai pas besoin plus de trois mois.»
-
-Il avait l'air très étonné, cet homme. Il demanda: «Madame la veut-elle
-irréprochable?»
-
-Je rougis, et je balbutiai: «Mais oui, comme probité.»
-
-Il reprit: «... Et comme mœurs?...» Je n'osai pas répondre. Je fis
-seulement un signe de tête qui voulait dire: non. Puis, tout à coup,
-je compris qu'il avait un horrible soupçon, et je m'écriai, perdant
-l'esprit: «Oh! monsieur... c'est pour mon mari... qui me trompe... qui
-me trompe en ville... et je veux... je veux qu'il me trompe chez moi...
-vous comprenez... pour le surprendre...»
-
-Alors, l'homme se mit à rire. Et je compris à son regard qu'il m'avait
-rendu son estime. Il me trouvait même très forte. J'aurais bien parié
-qu'à ce moment-là il avait envie de me serrer la main.
-
-Il me dit: «Dans huit jours, madame, j'aurai votre affaire. Et nous
-changerons de sujet s'il le faut. Je réponds du succès. Vous ne me
-payerez qu'après réussite. Ainsi cette photographie représente la
-maîtresse de monsieur votre mari?--Oui, monsieur.--Une belle personne,
-une fausse maigre. Et quel parfum?--Je ne comprenais pas; je répétai:
-«Comment, quel parfum?» Il sourit. «Oui, madame, le parfum est
-essentiel pour séduire un homme; car cela lui donne des ressouvenirs
-inconscients qui le disposent à l'action; le parfum établit des
-confusions obscures dans son esprit, le trouble et l'énerve en lui
-rappelant ses plaisirs. Il faudrait tâcher de savoir aussi ce que
-monsieur votre mari a l'habitude de manger quand il dîne avec cette
-dame. Vous pourriez lui servir les mêmes plats le soir où vous le
-pincerez. Oh! nous le tenons, madame, nous le tenons.»
-
-Je m'en allai enchantée. J'étais tombée là vraiment sur un homme très
-intelligent.
-
-
-II
-
---Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille
-brune, très belle, avec l'air modeste et hardi en même temps, un
-singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne
-savais trop qui c'était, je l'appelais «mademoiselle»; alors, elle me
-dit: «Oh! madame peut m'appeler Rose tout court.» Nous commençâmes à
-causer.
-
---Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici?
-
---Je m'en doute, madame.
-
---Fort bien, ma fille..., et cela ne vous... ne vous ennuie pas trop?
-
---Oh! madame, c'est le huitième divorce que je fais; j'y suis habituée.
-
---Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir?
-
---Oh! madame, cela dépend tout à fait du tempérament de monsieur. Quand
-j'aurai vu monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre
-exactement à madame.
-
---Vous le verrez tout à l'heure, mon enfant. Mais je vous préviens
-qu'il n'est pas beau.
-
---Cela ne me fait rien, madame. J'en ai séparé déjà de très laids. Mais
-je demanderai à madame si elle s'est informée du parfum.
-
---Oui, ma bonne Rose,--la verveine.
-
---Tant mieux, madame, j'aime beaucoup cette odeur-là!
-
-Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de monsieur porte du
-linge de soie.
-
---Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles.
-
---Oh! alors, c'est une personne comme il faut. Le linge de soie
-commence à devenir commun.
-
---C'est très vrai ce que vous dites-là!
-
---Eh bien, madame, je vais prendre mon service.
-
-Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n'eût
-fait que cela toute sa vie.
-
-Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne leva même pas les yeux
-sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la
-verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit.
-
-Il me demanda aussitôt:
-
---Qu'est-ce que c'est que cette fille-là!
-
---Mais... ma nouvelle femme de chambre.
-
---Où l'avez-vous trouvée?
-
---C'est la baronne de Grangerie qui me l'a donnée, avec les meilleurs
-renseignements.
-
---Ah! elle est assez jolie!
-
---Vous trouvez?
-
---Mais oui... pour une femme de chambre.
-
-J'étais ravie. Je sentais qu'il mordait déjà.
-
-Le soir même, Rose me disait: «Je puis maintenant promettre à madame
-que ça ne durera pas quinze jours. Monsieur est très facile!
-
---Ah! vous avez déjà essayé?
-
---Non, madame, mais ça se voit au premier coup d'œil. Il a déjà
-envie de m'embrasser en passant à côté de moi.
-
---Il ne vous a rien dit?
-
---Non, madame, il m'a seulement demandé mon nom... pour entendre le
-son de ma voix.
-
---Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez.
-
---Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire
-pour ne pas me déprécier.
-
-Au bout de huit jours mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais
-rôder toute l'après-midi par la maison; et ce qu'il y avait de plus
-significatif dans son affaire, c'est qu'il ne m'empêchait plus de
-sortir. Et moi j'étais dehors toute la journée... pour... pour le
-laisser libre.
-
-Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d'un air
-timide:
-
---C'est fait, madame, de ce matin.
-
-Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt
-de la manière dont elle me l'avait dite. Je balbutiai:
-
---Et... et... ça s'est bien passé?...
-
---Oh! très bien, madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais
-je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où
-elle désire le flagrant délit.
-
---Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi.
-
---Va pour jeudi, madame. Je n'accorderai plus rien jusque-là pour tenir
-monsieur en éveil.
-
---Vous êtes sûre de ne pas manquer?
-
---Oh, oui, madame, très sûre. Je vais allumer monsieur dans les grands
-prix de façon à le faire donner juste à l'heure que madame voudra bien
-me désigner.
-
---Prenons cinq heures, ma bonne Rose.
-
---Ça va pour cinq heures, madame; et à quel endroit?...
-
---Mais... dans ma chambre.
-
---Soit, dans la chambre de madame.
-
-Alors, ma chérie, tu comprends ce que j'ai fait. J'ai été chercher papa
-et maman d'abord, et puis mon oncle d'Orvelin, le président, et puis
-M. Raplet, le juge, l'ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce
-que j'allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe
-des pieds jusqu'à la porte de ma chambre. J'ai attendu cinq heures,
-cinq heures juste... Oh! comme mon cœur battait. J'avais fait monter
-aussi le concierge pour avoir un témoin de plus! Et puis... et puis,
-au moment où la pendule commence à sonner, pan, j'ouvre la porte toute
-grande... Ah! ah! ah! ça y était en plein... en plein... ma chère...
-Oh! quelle tête!... quelle tête!... si tu avais vu sa tête!... Et
-il s'est retourné... l'imbécile! Ah qu'il était drôle... Je riais,
-je riais... Et papa qui s'est fâché, qui voulait battre mon mari...
-Et le concierge, un bon serviteur, qui l'aidait à se rhabiller...
-devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que
-c'était farce!... Quant à Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle
-pleurait... elle pleurait très bien. C'est une fille précieuse... Si tu
-en as jamais besoin, n'oublie pas!
-
-Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout
-de suite. Je suis libre. Vive le divorce!...
-
-Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite
-baronne, songeuse et contrariée, murmurait:
-
---Pourquoi ne m'as-tu pas invitée à voir ça?
-
-
- _Sauvée_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 22 décembre 1885.
-
-
-
-
-MADAME PARISSE.
-
-
-I
-
-J'ÉTAIS assis sur le môle du petit port Obernon, près du hameau de la
-Salis, pour regarder Antibes au soleil couchant. Je n'avais jamais rien
-vu d'aussi surprenant et d'aussi beau.
-
-La petite ville, enfermée en ses lourdes murailles de guerre
-construites par M. de Vauban, s'avançait en pleine mer, au milieu de
-l'immense golfe de Nice. La haute vague du large venait se briser à
-son pied, l'entourant d'une fleur d'écume; et on voyait, au-dessus des
-remparts, les maisons grimper les unes sur les autres jusqu'aux deux
-tours dressées dans le ciel comme les deux cornes d'un casque antique.
-Et ces deux tours se dessinaient sur la blancheur laiteuse des Alpes,
-sur l'énorme et lointaine muraille de neige qui barrait tout l'horizon.
-
-Entre l'écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord
-du ciel, la petite cité, éclatante et debout sur le fond bleuâtre des
-premières montagnes, offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide
-de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et
-si différentes cependant qu'elles semblaient de toutes les nuances.
-
-Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d'un bleu presque
-blanc, comme si la neige eût déteint sur lui; quelques nuages d'argent
-flottaient tout près des sommets pâles; et de l'autre côté du golfe,
-Nice couchée au bord de l'eau s'étendait comme un fil blanc entre la
-mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte
-brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé.
-
-C'était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir
-qu'elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur.
-On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui
-qui sait sentir par l'œil éprouve, à contempler les choses et les
-êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l'homme à
-l'oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur.
-
-Je dis à mon compagnon, M. Martini, un méridional pur sang:
-
---Voilà, certes, un des plus rares spectacles qu'il m'ait été donné
-d'admirer.
-
-J'ai vu le Mont-Saint-Michel, ce bijou monstrueux de granit, sortir des
-sables au jour levant.
-
-J'ai vu, dans le Sahara, le lac de Raïanechergui, long de cinquante
-kilomètres, luire sous une lune éclatante comme nos soleils et exhaler
-vers elle une nuée blanche pareille à une fumée de lait.
-
-J'ai vu, dans les îles Lipari, le fantastique cratère de soufre du
-Volcanello, fleur géante qui fume et qui brûle, fleur jaune démesurée,
-épanouie en pleine mer et dont la tige est un volcan.
-
-Eh bien, je n'ai rien vu de plus surprenant qu'Antibes debout sur les
-Alpes au soleil couchant.
-
-Et je ne sais pourquoi des souvenirs antiques me hantent; des vers
-d'Homère me reviennent en tête; c'est une ville du vieil Orient, ceci,
-c'est une ville de l'Odyssée, c'est Troie! bien que Troie fût loin de
-la mer.
-
-M. Martini tira de sa poche le guide Sarty et lut: «Cette ville fut à
-son origine une colonie fondée par les Phocéens de Marseille, vers l'an
-340 avant J.-C. Elle reçut d'eux le nom grec d'Antipolis, c'est-à-dire
-«contre-ville», ville en face d'une autre, parce qu'en effet elle se
-trouve opposée à Nice, autre colonie marseillaise.
-
-«Après la conquête des Gaules, les Romains firent d'Antibes une ville
-municipale; ses habitants jouissaient du droit de cité romaine.
-
-«Nous savons, par une épigramme de Martial, que, de son temps...»
-
-Il continuait. Je l'arrêtai: «Peu m'importe ce qu'elle fut. Je vous
-dis que j'ai sous les yeux une ville de l'Odyssée. Côte d'Asie ou côte
-d'Europe, elles se ressemblaient sur les deux rivages; et il n'en est
-point, sur l'autre bord de la Méditerranée, qui éveille en moi, comme
-celle-ci, le souvenir des temps héroïques.»
-
-Un bruit de pas me fit tourner la tête; une femme, une grande femme
-brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap.
-
-M. Martini murmura, en faisant sonner les finales: «C'est Mme Parisse,
-vous savez!»
-
-Non, je ne savais pas, mais ce nom jeté, ce nom du berger Troyen me
-confirma dans mon rêve.
-
-Je dis cependant: «Qui ça, Mme Parisse?»
-
-Il parut stupéfait que je ne connusse pas cette histoire.
-
-J'affirmai que je ne la savais point; et je regardais la femme qui
-s'en allait sans nous voir, rêvant, marchant d'un pas grave et lent,
-comme marchaient sans doute les dames de l'antiquité. Elle devait avoir
-trente-cinq ans environ, et restait belle, fort belle, bien qu'un peu
-grasse.
-
-Et M. Martini me conta ceci.
-
-
-II
-
-Mme Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant la
-guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C'était
-alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu'elle était
-devenue forte et triste.
-
-Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à
-bedaine et à jambes courtes, qui trottent menu dans une culotte
-toujours trop large.
-
-Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne
-commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré durant la
-campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons.
-
-Comme il s'ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière
-étouffante enfermée en sa double enceinte d'énormes murailles, le
-commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de
-forêt de pins éventée par toutes les brises du large.
-
-Il y rencontra Mme Parisse qui venait aussi, les soirs d'été, respirer
-l'air frais sous les arbres. Comment s'aimèrent-ils? Le sait-on? Ils se
-rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se voyaient plus,
-ils pensaient l'un à l'autre, sans doute. L'image de la jeune femme
-aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de la belle
-et fraîche Méridionale qui montrait ses dents en souriant, restait
-flottante devant les yeux de l'officier qui continuait sa promenade en
-mangeant son cigare au lieu de le fumer; et l'image du commandant serré
-dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d'or, dont la moustache
-blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir devant les yeux de
-Mme Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu, court de pattes et
-ventru, rentrait pour souper.
-
-A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être; et
-à force de se revoir, ils s'imaginèrent qu'ils se connaissaient. Il la
-salua assurément. Elle fut surprise et s'inclina, si peu, si peu, tout
-juste ce qu'il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de quinze
-jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d'être côte à
-côte.
-
-Il lui parla! De quoi? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils
-l'admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus
-souvent qu'à l'horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut
-le prétexte banal et persistant d'une causerie de plusieurs minutes.
-
-Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s'entretenant de
-sujets quelconques; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus
-intimes, de ces choses secrètes, charmantes, dont on voit le reflet
-dans la douceur, dans l'émotion du regard, et qui font battre le
-cœur, car elles confessent l'âme, mieux qu'un aveu.
-
-Puis il dut lui prendre la main, et balbutier ces mots que la femme
-devine sans avoir l'air de les entendre.
-
-Et il fut convenu entre eux qu'ils s'aimaient sans qu'ils se le fussent
-prouvé par rien de sensuel ou de brutal.
-
-Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle,
-mais il voulait aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour plus
-ardemment de se rendre à son violent désir.
-
-Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder.
-
-Un soir pourtant elle lui dit comme par hasard: «Mon mari vient de
-partir pour Marseille. Il y va rester quatre jours.»
-
-Jean de Carmelin se jeta à ses pieds, la suppliant d'ouvrir sa porte le
-soir même, vers onze heures. Mais elle ne l'écouta point et rentra d'un
-air fâché.
-
-Le commandant fut de mauvaise humeur tout le soir; et le lendemain, dès
-l'aurore, il se promenait, rageur, sur les remparts, allant de l'école
-du tambour à l'école de peloton, et jetant des punitions aux officiers
-et aux hommes, comme on jetterait des pierres dans une foule.
-
-Mais en rentrant pour déjeuner, il trouva sous sa serviette, dans une
-enveloppe, ces quatre mots: «Ce soir, dix heures.» Et il donna cent
-sous, sans aucune raison, au garçon qui le servait.
-
-La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner
-et à se parfumer.
-
-Au moment où il se mettait à table pour dîner, on lui remit une autre
-enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme:
-
- «Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf
- heures.--PARISSE.»
-
-Le commandant poussa un juron si véhément que le garçon laissa tomber
-la soupière sur le parquet.
-
-Que ferait-il? Certes, il la voulait, ce soir-là même, coûte que coûte;
-et il l'aurait. Il l'aurait par tous les moyens, dût-il faire arrêter
-et emprisonner le mari. Soudain une idée folle lui traversa la tête. Il
-demanda du papier, et écrivit:
-
- «MADAME,
-
- «Il ne rentrera pas ce soir, je vous le jure, et moi je serai à dix
- heures où vous savez. Ne craignez rien, je réponds de tout, sur mon
- honneur d'officier.
-
- «JEAN DE CARMELIN.»
-
-Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité.
-
-Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois, qui commandait
-après lui; et il lui dit, en roulant entre ses doigts la dépêche
-froissée de M. Parisse:
-
---Capitaine, je reçois un télégramme d'une nature singulière et dont il
-m'est même impossible de vous communiquer le contenu. Vous allez faire
-fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce
-que personne, vous entendez bien, personne n'entre ni ne sorte avant
-six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans
-les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures.
-Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son
-domicile _manu militari_. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils
-s'éloigneront aussitôt de moi en ayant l'air de ne pas me connaître.
-
-Vous avez bien entendu?
-
---Oui, mon commandant.
-
---Je vous rends responsable de l'exécution de ces ordres, mon cher
-capitaine.
-
---Oui, mon commandant.
-
---Voulez-vous un verre de chartreuse?
-
---Volontiers, mon commandant.
-
-Ils trinquèrent, burent la liqueur jaune, et le capitaine Gribois s'en
-alla.
-
-
-III
-
-Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur
-le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice.
-
-L'un était grand et maigre, M. Saribe, marchand d'huiles, l'autre gros
-et petit, M. Parisse.
-
-Ils se mirent en route côte à côte, leur sac de nuit à la main, pour
-gagner la ville éloignée d'un kilomètre.
-
-Mais en arrivant à la porte du port, les factionnaires croisèrent la
-baïonnette en leur enjoignant de s'éloigner.
-
-Effarés, stupéfaits, abrutis d'étonnement, ils s'écartèrent et
-délibérèrent; puis, après avoir pris conseil l'un de l'autre, ils
-revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître
-leurs noms.
-
-Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les
-menacèrent de tirer; et les deux voyageurs, épouvantés, s'enfuirent au
-pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient.
-
-Ils firent alors le tour des remparts et se présentèrent à la porte
-de la route de Cannes. Elle était fermée également et gardée aussi
-par un poste menaçant. MM. Saribe et Parisse, en hommes prudents,
-n'insistèrent pas davantage, et s'en revinrent à la gare pour chercher
-un abri, car le tour des fortifications n'était pas sûr, après le
-soleil couché.
-
-L'employé de service, surpris et somnolent, les autorisa à attendre le
-jour dans le salon des voyageurs.
-
-Ils y demeurèrent côte à côte, sans lumière, sur le canapé de velours
-vert, trop effrayés pour songer à dormir.
-
-La nuit fut longue pour eux.
-
-Ils apprirent, vers six heures et demie, que les portes étaient
-ouvertes et qu'on pouvait, enfin, pénétrer dans Antibes.
-
-Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route
-leurs sacs abandonnés.
-
-Lorsqu'ils franchirent, un peu inquiets encore, la porte de la ville,
-le commandant de Carmelin, l'œil sournois et la moustache en l'air,
-vint lui-même les reconnaître et les interroger.
-
-Puis il les salua avec politesse en s'excusant de leur avoir fait
-passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres.
-
-Les esprits, dans Antibes, étaient affolés. Les uns parlaient d'une
-surprise méditée par les Italiens, les autres d'un débarquement
-du prince impérial, d'autres encore croyaient à une conspiration
-orléaniste. On ne devina que plus tard la vérité quand on apprit que le
-bataillon du commandant était envoyé fort loin, et que M. de Carmelin
-avait été sévèrement puni.
-
-
-IV
-
-M. Martini avait fini de parler. Mme Parisse revenait, sa promenade
-terminée. Elle passa gravement, près de moi, les yeux sur les Alpes
-dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du
-soleil.
-
-J'avais envie de la saluer, la triste et pauvre femme qui devait penser
-toujours à cette nuit d'amour déjà si lointaine, et à l'homme hardi qui
-avait osé, pour un baiser d'elle, mettre une ville en état de siège et
-compromettre tout son avenir.
-
-Aujourd'hui, il l'avait oubliée sans doute, à moins qu'il ne racontât,
-après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre.
-
-L'avait-elle revu? L'aimait-elle encore? Et je songeais: «Voici bien
-un trait de l'amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. L'Homère
-qui chanterait cette Hélène, et l'aventure de son Ménélas, devrait
-avoir l'âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire,
-beau, fort comme Achille, et plus rusé qu'Ulysse, le héros de cette
-abandonnée!»
-
-
- _Madame Parisse_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 16 mars 1886.
-
-
-
-
-JULIE ROMAIN.
-
-
-JE suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la
-Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas
-sur une route? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au
-flanc des montagnes, au bord de la mer! Et on rêve! Que d'illusions,
-d'amours, d'aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme
-qui vagabonde! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en
-vous avec l'air tiède et léger; on les boit dans la brise, et elles
-font naître en notre cœur un appétit de bonheur qui grandit avec la
-faim, excitée par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et
-chantent comme des oiseaux.
-
-Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l'Italie, ou
-plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la
-représentation de tous les poèmes d'amour de la terre. Et je songeais
-que depuis Cannes, où l'on pose, jusqu'à Monaco où l'on joue, on ne
-vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de
-l'argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses
-et d'orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les
-viles convoitises, et bien montrer l'esprit humain tel qu'il est,
-rampant, ignorant, arrogant et cupide.
-
-Tout à coup, au fond d'une des baies ravissantes qu'on rencontre à
-chaque détour de la montagne, j'aperçus quelques villas, quatre ou
-cinq seulement, en face de la mer, au pied du mont, et devant un
-bois sauvage de sapins qui s'en allait au loin derrière elles par
-deux grands vallons sans chemins et sans issues peut-être. Un de ces
-chalets m'arrêta net devant sa porte, tant il était joli: une petite
-maison blanche avec des boiseries brunes, et couverte de roses grimpées
-jusqu'au toit.
-
-Et le jardin: une nappe de fleurs, de toutes les couleurs et de toutes
-les tailles, mêlées dans un désordre coquet et cherché. Le gazon en
-était rempli; chaque marche du perron en portait une touffe à ses
-extrémités, les fenêtres laissaient pendre sur la façade éclatante
-des grappes bleues ou jaunes; et la terrasse aux balustres de pierre,
-qui couvrait cette mignonne demeure, était enguirlandée d'énormes
-clochettes rouges pareilles à des taches de sang.
-
-On apercevait, par derrière, une longue allée d'orangers fleuris qui
-s'en allait jusqu'au pied de la montagne.
-
-Sur la porte, en petites lettres d'or, ce nom: «Villa d'Antan.»
-
-Je me demandais quel poète ou quelle fée habitait là, quel solitaire
-inspiré avait découvert ce lieu et créé cette maison de rêve, qui
-semblait poussée dans un bouquet.
-
-Un cantonnier cassait des pierres sur la route, un peu plus loin. Je
-lui demandai le nom du propriétaire de ce bijou. Il répondit:
-
---C'est Mme Julie Romain.
-
-Julie Romain! Dans mon enfance, autrefois, j'avais tant entendu parler
-d'elle, de la grande actrice, la rivale de Rachel.
-
-Aucune femme n'avait été plus applaudie et plus aimée, plus aimée
-surtout! Que de duels et que de suicides pour elle, et que d'aventures
-retentissantes! Quel âge avait-elle à présent, cette séductrice?
-Soixante, soixante-dix, soixante-quinze ans? Julie Romain! Ici, dans
-cette maison! La femme qu'avaient adorée le plus grand musicien et le
-plus rare poète de notre pays! Je me souvenais encore de l'émotion
-soulevée dans toute la France (j'avais alors douze ans) par sa fuite en
-Sicile avec celui-ci, après sa rupture éclatante avec celui-là.
-
-Elle était partie un soir, après une première représentation où la
-salle l'avait acclamée durant une demi-heure, et rappelée onze fois
-de suite; elle était partie avec le poète, en chaise de poste, comme
-on faisait alors; ils avaient traversé la mer pour aller s'aimer dans
-l'île antique, fille de la Grèce, sous l'immense bois d'orangers qui
-entoure Palerme et qu'on appelle la «Conque d'Or».
-
-On avait raconté leur ascension de l'Etna et comment ils s'étaient
-penchés sur l'immense cratère, enlacés, la joue contre la joue, comme
-pour se jeter au fond du gouffre de feu.
-
-Il était mort, lui, l'homme aux vers troublants, si profonds qu'ils
-avaient donné le vertige à toute une génération, si subtils, si
-mystérieux, qu'ils avaient ouvert un monde nouveau aux nouveaux poètes.
-
-L'autre aussi était mort, l'abandonné, qui avait trouvé pour elle des
-phrases de musique restées dans toutes les mémoires, des phrases de
-triomphe et de désespoir, affolantes et déchirantes.
-
-Elle était là, elle, dans cette maison voilée de fleurs.
-
-Je n'hésitai point, je sonnai.
-
-Un petit domestique vint ouvrir, un garçon de dix-huit ans, à l'air
-gauche, aux mains niaises. J'écrivis sur ma carte un compliment galant
-pour la vieille actrice et une vive prière de me recevoir. Peut-être
-savait-elle mon nom et consentirait-elle à m'ouvrir sa porte.
-
-Le jeune valet s'éloigna, puis revint en me demandant de le suivre;
-et il me fit entrer dans un salon propre et correct, de style
-Louis-Philippe, aux meubles froids et lourds, dont une petite bonne de
-seize ans, à la taille mince, mais peu jolie, enlevait les housses en
-mon honneur.
-
-Puis, je restai seul.
-
-Sur les murs, trois portraits, celui de l'actrice dans un de ses rôles,
-celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise
-à jabot d'alors, et celui du musicien assis devant un clavecin. Elle,
-blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait de sa
-bouche gracieuse et de son œil bleu; et la peinture était soignée,
-fine, élégante et sèche.
-
-Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité.
-
-Tout cela sentait l'autrefois, les jours finis et les gens disparus.
-
-Une porte s'ouvrit, une petite femme entra; vieille, très vieille, très
-petite, avec des bandeaux de cheveux blancs, des sourcils blancs, une
-vraie souris blanche rapide et furtive.
-
-Elle me tendit la main et dit, d'une voix restée fraîche, sonore,
-vibrante:
-
---Merci, monsieur. Comme c'est gentil aux hommes d'aujourd'hui de se
-souvenir des femmes de jadis! Asseyez-vous.
-
-Et je lui racontai comment sa maison m'avait séduit, comment j'avais
-voulu connaître le nom de la propriétaire, et comment, l'ayant connu,
-je n'avais pu résister au désir de sonner à sa porte.
-
-Elle répondit:
-
---Cela m'a fait d'autant plus de plaisir, monsieur, que voici la
-première fois que pareille chose arrive. Quand on m'a remis votre
-carte, avec le mot gracieux qu'elle portait, j'ai tressailli comme
-si on m'eût annoncé un vieil ami disparu depuis vingt ans. Je suis
-une morte, moi, une vraie morte, dont personne ne se souvient, à qui
-personne ne pense, jusqu'au jour où je mourrai pour de bon; et alors
-tous les journaux parleront, pendant trois jours, de Julie Romain, avec
-des anecdotes, des détails, des souvenirs et des éloges emphatiques.
-Puis ce sera fini de moi.
-
-Elle se tut, et reprit, après un silence:
-
---Et cela ne sera pas long maintenant. Dans quelques mois, dans
-quelques jours, de cette petite femme encore vive il ne restera plus
-qu'un petit squelette.
-
-Elle leva les yeux vers son portrait qui lui souriait, qui souriait à
-cette vieille, à cette caricature de lui-même; puis elle regarda les
-deux hommes, le poète dédaigneux et le musicien inspiré qui semblaient
-se dire: «Que nous veut cette ruine?»
-
-Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m'étreignait
-le cœur, la tristesse des existences accomplies, qui se débattent
-encore dans les souvenirs comme on se noie dans une eau profonde.
-
-De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes
-et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes,
-jolies, riches, heureuses; des hommes souriants et satisfaits. Elle
-suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné:
-
---On ne peut pas être et avoir été.
-
-Je lui dis:
-
---Comme la vie a dû être belle pour vous!
-
-Elle poussa un grand soupir:
-
---Belle et douce. C'est pour cela que je la regrette si fort.
-
-Je vis qu'elle était disposée à parler d'elle; et doucement, avec
-des précautions délicates, comme lorsqu'on touche à des chairs
-douloureuses, je me mis à l'interroger.
-
-Elle parla de ses succès, de ses enivrements, de ses amis, de toute son
-existence triomphante. Je lui demandai:
-
---Les plus vives joies, le vrai bonheur, est-ce au théâtre que vous les
-avez dus?
-
-Elle répondit vivement:
-
---Oh! non.
-
-Je souris; elle reprit, en levant vers les deux portraits un regard
-triste:
-
---C'est à eux.
-
-Je ne pus me retenir de demander:
-
---Auquel?
-
---A tous les deux. Je les confonds même un peu dans ma mémoire de
-vieille, et puis, j'ai des remords envers l'un, aujourd'hui.
-
---Alors, madame, ce n'est pas à eux, mais à l'amour lui-même que va
-votre reconnaissance. Ils n'ont été que ses interprètes.
-
---C'est possible. Mais quels interprètes!
-
---Êtes-vous certaine que vous n'avez pas été, que vous n'auriez pas
-été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n'aurait
-pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son
-cœur, toutes ses pensées, toutes ses heures, tout son être; tandis
-que ceux-ci vous donnaient deux rivales redoutables, la Musique et la
-Poésie?
-
-Elle s'écria avec force, avec cette voix restée jeune, qui faisait
-vibrer quelque chose dans l'âme:
-
---Non, monsieur, non. Un autre m'aurait plus aimée peut-être, mais
-il ne m'aurait pas aimée comme ceux-là. Ah! c'est qu'ils m'ont
-chanté la musique de l'amour, ceux-là, comme personne au monde ne
-la pourrait chanter! Comme ils m'ont grisée! Est-ce qu'un homme, un
-homme quelconque, trouverait ce qu'ils savaient trouver, eux, dans
-les sons et dans les paroles? Est-ce assez que d'aimer, si on ne sait
-pas mettre dans l'amour toute la poésie et toute la musique du ciel
-et de la terre? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une
-femme avec des chants et avec des mots! Oui, il y avait peut-être dans
-notre passion plus d'illusion que de réalité; mais ces illusions-là
-vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent
-toujours sur le sol. Si d'autres m'ont plus aimée, par eux seuls j'ai
-compris, j'ai senti, j'ai adoré l'amour!
-
-Et, tout à coup, elle se mit à pleurer.
-
-Elle pleurait, sans bruit, des larmes désespérées!
-
-J'avais l'air de ne point voir, et je regardais au loin. Elle reprit,
-après quelques minutes:
-
---Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le cœur
-vieillit avec le corps. Chez moi, cela n'est point arrivé. Mon pauvre
-corps a soixante-neuf ans, et mon pauvre cœur en a vingt... Et voilà
-pourquoi je vis toute seule, dans les fleurs et dans les rêves.
-
-Il y eut entre nous un long silence. Elle s'était calmée et se remit à
-parler en souriant:
-
---Comme vous vous moqueriez de moi, si vous saviez... si vous saviez
-comment je passe mes soirées... quand il fait beau!... Je me fais honte
-et pitié en même temps.
-
-J'eus beau la prier, elle ne voulut point me dire ce qu'elle faisait;
-alors je me levai pour partir.
-
-Elle s'écria:
-
---Déjà!
-
-Et, comme j'annonçais que je devais dîner à Monte-Carlo, elle demanda,
-avec timidité:
-
---Vous ne voulez pas dîner avec moi? Cela me ferait beaucoup de plaisir.
-
-J'acceptai tout de suite. Elle sonna, enchantée; puis quand elle eut
-donné quelques ordres à la petite bonne, elle me fit visiter sa maison.
-
-Une sorte de véranda vitrée, pleine d'arbustes, s'ouvrait sur la
-salle à manger et laissait voir d'un bout à l'autre la longue allée
-d'orangers, s'étendant jusqu'à la montagne. Un siège bas, caché sous
-les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s'asseoir
-là.
-
-Puis nous allâmes dans le jardin regarder les fleurs. Le soir venait
-doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s'exhaler tous les
-parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand nous nous
-mîmes à table. Le dîner fut bon et long; et nous devînmes amis intimes,
-elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie profonde
-s'éveillait pour elle en mon cœur. Elle avait bu deux doigts de vin,
-comme on disait autrefois, et devenait plus confiante, plus expansive.
-
---Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi, je l'adore, cette bonne
-lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble
-que tous mes souvenirs sont dedans; et je n'ai qu'à la contempler pour
-qu'ils me reviennent aussitôt. Et même... quelquefois, le soir... je
-m'offre un joli spectacle... joli... joli... si vous saviez?... Mais
-non, vous vous moqueriez trop de moi... je ne peux pas... Je n'ose
-pas... non... non... vraiment, non...
-
-Je la suppliais:
-
---Voyons... quoi? dites-le-moi; je vous promets de ne pas me moquer...
-je vous le jure... voyons...
-
-Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres,
-si froides, et je les baisai l'une après l'autre, plusieurs fois,
-comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait.
-
---Vous me promettez de ne pas rire?
-
---Oui, je le jure.
-
---Eh bien, venez.
-
-Elle se leva. Et comme le petit domestique, gauche dans sa livrée
-verte, éloignait la chaise derrière elle, elle lui dit quelques mots à
-l'oreille, très bas, très vite. Il répondit:
-
---Oui, madame, tout de suite.
-
-Elle prit mon bras et m'emmena sous la véranda.
-
-L'allée d'orangers était vraiment admirable à voir. La lune, déjà
-levée, la pleine lune, jetait au milieu un mince sentier d'argent, une
-longue ligne de clarté qui tombait sur le sable jaune, entre les têtes
-rondes et opaques des arbres sombres.
-
-Comme ils étaient en fleurs, ces arbres, leur parfum violent et doux
-emplissait la nuit. Et dans leur verdure noire on voyait voltiger des
-milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines
-d'étoiles.
-
-Je m'écriai:
-
---Oh! quel décor pour une scène d'amour!
-
-Elle sourit.
-
---N'est-ce pas? n'est-ce pas? Vous allez voir.
-
-Et elle me fit asseoir à côté d'elle.
-
-Elle murmura:
-
---Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à
-ces choses-là, vous autres, les hommes d'aujourd'hui. Vous êtes des
-boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus
-nous parler. Quand je dis «nous», j'entends les jeunes. Les amours
-sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de
-couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme,
-vous disparaissez; mais si vous estimez la femme plus haut que la note,
-vous payez. Jolies mœurs... et jolies tendresses!
-
-Elle me prit la main.
-
---Regardez...
-
-Je demeurais stupéfait et ravi... Là-bas, au bout de l'allée, dans le
-sentier de lune, deux jeunes gens s'en venaient en se tenant par la
-taille. Ils s'en venaient, enlacés, charmants, à petits pas, traversant
-les flaques de lumière qui les éclairaient tout à coup et rentrant
-dans l'ombre aussitôt. Il était vêtu, lui, d'un habit de satin blanc,
-comme au siècle passé, et d'un chapeau couvert d'une plume d'autruche.
-Elle portait une robe à paniers et la haute coiffure poudrée des belles
-dames au temps du Régent.
-
-A cent pas de nous, ils s'arrêtèrent et, debout au milieu de l'allée,
-s'embrassèrent en faisant des grâces.
-
-Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces
-gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon
-siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé,
-comme l'homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui
-lui ouvre la gorge et la mâchoire.
-
-Mais les enfants s'en retournèrent vers le fond de l'allée; et
-ils redevinrent délicieux. Ils s'éloignaient, s'en allaient,
-disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus.
-L'allée vide semblait triste.
-
-Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir; car je compris
-que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le
-passé, tout ce passé d'amour et de décor, le passé factice, trompeur et
-séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait battre encore
-le cœur de la vieille cabotine et de la vieille amoureuse!
-
-
- _Julie Romain_ a paru dans _le Gaulois_ du samedi 20 mars 1886.
-
-
-
-
-LE PÈRE AMABLE.
-
-
-I
-
-LE ciel humide et gris semblait peser sur la vaste plaine brune.
-L'odeur de l'automne, odeur triste des terres nues et mouillées, des
-feuilles tombées, de l'herbe morte, rendait plus épais et plus lourd
-l'air stagnant du soir. Les paysans travaillaient encore, épars dans
-les champs, en attendant l'heure de l'Angélus qui les rappellerait aux
-fermes dont on apercevait, çà et là, les toits de chaume à travers les
-branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les
-clos de pommiers.
-
-Au bord d'un chemin, sur un tas de hardes, un tout petit enfant, assis
-les jambes ouvertes, jouait avec une pomme de terre qu'il laissait
-parfois tomber dans sa robe, tandis que cinq femmes, courbées et la
-croupe en l'air, piquaient des brins de colza dans la plaine voisine.
-D'un mouvement leste et continu, tout le long du grand bourrelet de
-terre que la charrue venait de retourner, elles enfonçaient une pointe
-de bois, puis jetaient aussitôt dans ce trou la plante un peu flétrie
-déjà qui s'affaissait sur le côté; puis elles recouvraient la racine et
-continuaient leur travail.
-
-Un homme qui passait, un fouet à la main et les pieds dans des sabots,
-s'arrêta près de l'enfant, le prit et l'embrassa. Alors une des femmes
-se redressa et vint à lui. C'était une grande fille rouge, large du
-flanc, de la taille et des épaules, une haute femelle normande, aux
-cheveux jaunes, au teint de sang.
-
-Elle dit, d'une voix résolue:
-
---Te v'la Césaire, eh ben?
-
-L'homme, un garçon maigre à l'air triste, murmura:
-
---Eh ben, rien de rien, toujou d' même!
-
---I ne veut pas?
-
---I ne veut pas.
-
---Qué que tu vas faire?
-
---J' sais ti?
-
---Va t'en vé l' curé.
-
---J' veux ben.
-
---Vas-y à c't' heure.
-
---J' veux ben.
-
-Et ils se regardèrent. Il tenait toujours l'enfant dans ses bras. Il
-l'embrassa de nouveau et le remit sur les hardes des femmes.
-
-A l'horizon, entre deux fermes, on apercevait une charrue que traînait
-un cheval et que poussait un homme. Ils passaient tout doucement, la
-bête, l'instrument et le laboureur, sur le ciel terne du soir.
-
-La femme reprit:
-
---Alors, qué qu'i dit, ton pé?
-
---I dit qu'i n' veut point.
-
---Pourquoi ça qu'i n' veut point?
-
-Le garçon montra d'un geste l'enfant qu'il venait de remettre à terre,
-puis d'un regard il indiqua l'homme qui poussait la charrue, là-bas.
-
-Et il prononça: «Parce que c'est à li, ton éfant.»
-
-La fille haussa les épaules, et d'un ton colère: «Pardi, tout l' monde
-le sait ben qu' c'est à Victor. Et pi après? j'ai fauté! j' suis-ti la
-seule? Ma mé aussi avait fauté, avant mé, et pi la tienne itou, avant
-d'épouser ton pé! Qui ça qui n'a point fauté dans l' pays? J'ai fauté
-avec Victor, vu qu'i m'a prise dans la grange comme j' dormais, ça,
-c'est vrai; et pi j'ai r' fauté que je n' dormais point. J' l'aurais
-épousé pour sûr, n'eût-il point été un serviteur. J' suis-t-i moins
-vaillante pour ça?
-
-L'homme dit simplement:
-
---Mé, j' te veux ben telle que t'es, avec ou sans l'éfant. N'y a que
-mon pé qui m'oppose. J' verrons tout d' même à régler ça.
-
-Elle reprit:
-
---Va t'en vé l' curé à c't' heure.
-
---J'y vas.
-
-Et il se remit en route de son pas lourd de paysan; tandis que la
-fille, les mains sur les hanches, retournait piquer son colza.
-
-En effet, l'homme qui s'en allait ainsi, Césaire Houlbrèque, le fils
-du vieux sourd Amable Houlbrèque, voulait épouser, malgré son père,
-Céleste Lévesque, qui avait eu un enfant de Victor Lecoq, simple valet
-employé alors dans la ferme de ses parents et mis dehors pour ce fait.
-
-Aux champs, d'ailleurs, les hiérarchies de caste n'existent point, et
-si le valet est économe, il devient, en prenant une ferme à son tour,
-l'égal de son ancien maître.
-
-Césaire Houlbrèque s'en allait donc, un fouet sous le bras, ruminant
-ses idées, et soulevant l'un après l'autre ses lourds sabots englués de
-terre. Certes il voulait épouser Céleste Lévesque, il la voulait avec
-son enfant, parce que c'était la femme qu'il lui fallait. Il n'aurait
-pas su dire pourquoi; mais il le savait, il en était sûr. Il n'avait
-qu'à la regarder pour en être convaincu, pour se sentir tout drôle,
-tout remué, comme abêti de contentement. Ça lui faisait même plaisir
-d'embrasser le petit, le petit de Victor, parce qu'il était sorti
-d'elle.
-
-Et il regardait, sans haine, le profil lointain de l'homme qui poussait
-sa charrue sur le bord de l'horizon.
-
-Mais le père Amable ne voulait pas de ce mariage. Il s'y opposait avec
-un entêtement de sourd, avec un entêtement furieux.
-
-Césaire avait beau lui crier dans l'oreille, dans celle qui entendait
-encore quelques sons:
-
---J' vous soignerons ben, mon pé. J' vous dis que c'est une bonne fille
-et pi vaillante, et pi d'épargne.
-
-Le vieux répétait:--Tant que j' vivrai, j' verrai point ça.
-
-Et rien ne pouvait le vaincre, rien ne pouvait fléchir sa rigueur.
-Un seul espoir restait à Césaire. Le père Amable avait peur du curé
-par appréhension de la mort qu'il sentait approcher. Il ne redoutait
-pas beaucoup le bon Dieu, ni le diable, ni l'enfer, ni le purgatoire,
-dont il n'avait aucune idée, mais il redoutait le prêtre, qui lui
-représentait l'enterrement, comme on pourrait redouter les médecins par
-horreur des maladies. Depuis huit jours Céleste, qui connaissait cette
-faiblesse du vieux, poussait Césaire à aller trouver le curé; mais
-Césaire hésitait toujours, parce qu'il n'aimait point beaucoup non plus
-les robes noires, qui lui représentaient, à lui, des mains toujours
-tendues pour des quêtes ou pour le pain bénit.
-
-Il venait pourtant de se décider et il s'en allait vers le presbytère,
-en songeant à la façon dont il allait conter son affaire.
-
-L'abbé Raffin, un petit prêtre vif, maigre et jamais rasé, attendait
-l'heure de son dîner en se chauffant les pieds au feu de sa cuisine.
-
-Dès qu'il vit entrer le paysan, il demanda, en tournant seulement la
-tête:
-
---Eh bien, Césaire, qu'est-ce que tu veux?
-
---J' voudrais vous causer, m'sieu l' curé.
-
-L'homme restait debout, intimidé, tenant sa casquette d'une main et son
-fouet de l'autre.
-
---Eh bien, cause.
-
-Césaire regardait la bonne, une vieille qui traînait ses pieds en
-mettant le couvert de son maître sur un coin de table, devant la
-fenêtre. Il balbutia:
-
---C'est que, c'est quasiment une confession.
-
-Alors l'abbé Raffin considéra avec soin son paysan; il vit sa mine
-confuse, son air gêné, ses yeux errants, et il ordonna:
-
---Maria, va-t'en cinq minutes à ta chambre, que je cause avec Césaire.
-
-La servante jeta sur l'homme un regard colère, et s'en alla en grognant.
-
-L'ecclésiastique reprit:--Allons, maintenant, défile ton chapelet.
-
-Le gars hésitait toujours, regardait ses sabots, remuait sa casquette;
-puis, tout à coup, il se décida:
-
---V'là: j' voudrais épouser Céleste Lévesque.
-
---Eh bien, mon garçon, qui est-ce qui t'en empêche?
-
---C'est l' pé qui n' veut point.
-
---Ton père?
-
---Oui, mon pé.
-
---Qu'est-ce qu'il dit, ton père?
-
---I dit qu'alle a eu un éfant.
-
---Elle n'est pas la première à qui ça arrive, depuis notre mère Ève.
-
---Un éfant avec Victor, Victor Lecoq, le domestique à Anthime Loisel.
-
---Ah! ah!... Alors, il ne veut pas?
-
---I ne veut point.
-
---Mais là, pas du tout?
-
---Pas pu qu'une bourrique qui r'fuse d'aller, sauf vot' respect.
-
---Qu'est-ce que tu lui dis, toi, pour le décider?
-
---J' li dis qu' c'est eune bonne fille, et pi vaillante, et pi
-d'épargne.
-
---Et ça ne le décide pas. Alors tu veux que je lui parle.
-
---Tout juste. Vous l' dites!
-
---Et qu'est-ce que je lui raconterai, moi, à ton père?
-
---Mais... c' que vous racontez au sermon pour faire donner des sous.
-
-Dans l'esprit du paysan tout l'effort de la religion consistait à
-desserrer les bourses, à vider les poches des hommes pour emplir le
-coffre du ciel. C'était une sorte d'immense maison de commerce dont
-les curés étaient les commis, commis sournois, rusés, dégourdis comme
-personne, qui faisaient les affaires du bon Dieu au détriment des
-campagnards.
-
-Il savait fort bien que les prêtres rendaient des services, de grands
-services aux plus pauvres, aux malades, aux mourants, assistaient,
-consolaient, conseillaient, soutenaient, mais tout cela moyennant
-finances, en échange de pièces blanches, de bel argent luisant dont on
-payait les sacrements et les messes, les conseils et la protection,
-le pardon des péchés et les indulgences, le purgatoire et le paradis
-suivant les rentes et la générosité du pécheur.
-
-L'abbé Raffin, qui connaissait son homme et qui ne se fâchait jamais,
-se mit à rire.
-
---Eh bien oui, je lui raconterai ma petite histoire à ton père, mais
-toi, mon garçon, tu y viendras, au sermon.
-
-Houlbrèque tendit la main pour jurer:
-
---Foi d' pauvre homme, si vous faites ça pour mé, j' le promets.
-
---Allons, c'est bien. Quand veux-tu que j'aille le trouver, ton père?
-
---Mais l' pu tôt s'ra le mieux, anuit si vous le pouvez.
-
---Dans une demi-heure alors, après souper.
-
---Dans une demi-heure.
-
---C'est entendu. A bientôt, mon garçon.
-
---A la revoyure, m'sieu l' curé; merci ben.
-
---De rien, mon garçon.
-
-Et Césaire Houlbrèque rentra chez lui, le cœur allégé d'un grand
-poids.
-
-Il tenait à bail une petite ferme, toute petite, car ils n'étaient pas
-riches, son père et lui. Seuls avec une servante, une enfant de quinze
-ans qui leur faisait la soupe, soignait les poules, allait traire les
-vaches et battait le beurre, ils vivaient péniblement, bien que Césaire
-fût un bon cultivateur. Mais ils ne possédaient ni assez de terres, ni
-assez de bétail pour gagner plus que l'indispensable.
-
-Le vieux ne travaillait plus. Triste comme tous les sourds, perclus de
-douleurs, courbé, tortu, il s'en allait par les champs, appuyé sur son
-bâton, en regardant les bêtes et les hommes d'un œil dur et méfiant.
-Quelquefois il s'asseyait sur le bord d'un fossé et demeurait là, sans
-remuer, pendant des heures, pensant vaguement aux choses qui l'avaient
-préoccupé toute sa vie, au prix des œufs et des grains, au soleil et
-à la pluie qui gâtent ou font pousser les récoltes. Et, travaillés par
-les rhumatismes, ses vieux membres buvaient encore l'humidité du sol,
-comme ils avaient bu depuis soixante-dix ans la vapeur des murs de sa
-chaumière basse, coiffée aussi de paille humide.
-
-Il rentrait à la tombée du jour, prenait sa place au bout de la table,
-dans la cuisine, et, quand on avait posé devant lui le pot de terre
-brûlé qui contenait sa soupe, il l'enfermait dans ses doigts crochus,
-qui semblaient avoir gardé la forme ronde du vase, et il se chauffait
-les mains, hiver comme été, avant de se mettre à manger, pour ne rien
-perdre, ni une parcelle de chaleur qui vient du feu, lequel coûte cher,
-ni une goutte de soupe où on a mis de la graisse et du sel, ni une
-miette de pain qui vient du blé.
-
-Puis il grimpait, par une échelle, dans un grenier où il avait sa
-paillasse, tandis que le fils couchait en bas, au fond d'une sorte de
-niche près de la cheminée, et que la servante s'enfermait dans une
-espèce de cave, un trou noir qui servait autrefois à emmagasiner les
-pommes de terre.
-
-Césaire et son père ne causaient presque jamais. De temps en temps
-seulement, quand il s'agissait de vendre une récolte ou d'acheter un
-veau, le jeune homme prenait l'avis du vieux, et, formant un porte-voix
-de ses deux mains, il lui criait ses raisons dans la tête; et le père
-Amable les approuvait ou les combattait d'une voix lente et creuse
-venue du fond de son ventre.
-
-Un soir donc, Césaire s'approchant de lui comme s'il s'agissait de
-l'acquisition d'un cheval ou d'une génisse, lui avait communiqué,
-à pleins poumons, dans l'oreille, son intention d'épouser Céleste
-Lévesque.
-
-Alors le père s'était fâché. Pourquoi? Par moralité? Non sans doute. La
-vertu d'une fille n'a guère d'importance aux champs. Mais son avarice,
-son instinct profond, féroce, d'épargne, s'était révolté à l'idée que
-son fils élèverait un enfant qu'il n'avait pas fait lui-même. Il avait
-pensé tout à coup, en une seconde, à toutes les soupes qu'avalerait
-le petit avant de pouvoir être utile dans la ferme; il avait calculé
-toutes les livres de pain, tous les litres de cidre que mangerait et
-que boirait ce galopin jusqu'à son âge de quatorze ans; et une colère
-folle s'était déchaînée en lui contre Césaire qui ne pensait pas à tout
-ça.
-
-Et il avait répondu, avec une force de voix inusitée:
-
---C'est-il que t'as perdu le sens?
-
-Alors Césaire s'était mis à énumérer ses raisons, à dire les qualités
-de Céleste, à prouver qu'elle gagnerait cent fois ce que coûterait
-l'enfant. Mais le vieux doutait de ces mérites, tandis qu'il ne pouvait
-douter de l'existence du petit; et il répondait, coup sur coup, sans
-s'expliquer davantage:
-
---J' veux point! J' veux point! Tant que j' vivrai, ça n' se f'ra point!
-
-Et depuis trois mois ils en restaient là, sans en démordre l'un et
-l'autre, reprenant, une fois par semaine au moins, la même discussion,
-avec les mêmes arguments, les mêmes mots, les mêmes gestes, et la même
-inutilité.
-
-C'est alors que Céleste avait conseillé à Césaire d'aller demander
-l'aide de leur curé.
-
-En rentrant chez lui le paysan trouva son père attablé déjà, car il
-s'était mis en retard par sa visite au presbytère.
-
-Ils dînèrent en silence, face à face, mangèrent un peu de beurre
-sur leur pain, après la soupe, en buvant un verre de cidre; puis
-ils demeurèrent immobiles sur leurs chaises, à peine éclairés par
-la chandelle que la petite servante avait emportée pour laver les
-cuillers, essuyer les verres, et tailler à l'avance les croûtes pour le
-déjeuner de l'aurore.
-
-Un coup retentit contre la porte qui s'ouvrit aussitôt et le prêtre
-parut. Le vieux leva sur lui des yeux inquiets, pleins de soupçons,
-et, prévoyant un danger, il se disposait à grimper son échelle, quand
-l'abbé Raffin lui mit la main sur l'épaule et lui hurla contre la tempe:
-
---J'ai à vous causer, père Amable.
-
-Césaire avait disparu, profitant de la porte restée ouverte. Il ne
-voulait pas entendre, tant il avait peur; il ne voulait pas que son
-espoir s'émiettât à chaque refus obstiné de son père; il aimait mieux
-apprendre d'un seul coup la vérité, bonne ou mauvaise, plus tard; et
-il s'en alla dans la nuit. C'était un soir sans lune, un soir sans
-étoiles, un de ces soirs brumeux où l'air semble gras d'humidité. Une
-odeur vague de pommes flottait auprès des cours, car c'était l'époque
-où on ramassait les plus précoces, les pommes «euribles» comme on dit
-au pays du cidre. Les étables, quand Césaire longeait leurs murs,
-soufflaient par leurs étroites fenêtres leur odeur chaude de bêtes
-vivantes endormies sur le fumier; et il entendait auprès des écuries le
-piétinement des chevaux restés debout, et le bruit de leurs mâchoires
-tirant et broyant le foin des râteliers.
-
-Il allait devant lui en pensant à Céleste. Dans cet esprit simple, chez
-qui les idées n'étaient guère encore que des images nées directement
-des objets, les pensées d'amour ne se formulaient que par l'évocation
-d'une grande fille rouge, debout dans un chemin creux, et riant, les
-mains sur ses hanches.
-
-C'est ainsi qu'il l'avait aperçue le jour où commença son désir pour
-elle. Il la connaissait cependant depuis l'enfance, mais jamais, comme
-ce matin-là, il n'avait pris garde à elle. Ils avaient causé quelques
-minutes; puis il était parti; et tout en marchant il répétait: «Cristi,
-c'est une belle fille tout de même. C'est dommage qu'elle ait fauté
-avec Victor.» Jusqu'au soir il y songea; et le lendemain aussi.
-
-Quand il la revit, il sentit quelque chose qui lui chatouillait le
-fond de la gorge, comme si on lui eût enfoncé une plume de coq par
-la bouche dans la poitrine; et depuis lors, toutes les fois qu'il se
-trouvait près d'elle, il s'étonnait de ce chatouillement nerveux qui
-recommençait toujours.
-
-En trois semaines il se décida à l'épouser, tant elle lui plaisait.
-Il n'aurait pu dire d'où venait cette puissance sur lui, mais il
-l'exprimait par ces mots: «J'en sieu possédé,» comme s'il eût porté en
-lui l'envie de cette fille aussi dominatrice qu'un pouvoir d'enfer.
-Il ne s'inquiétait guère de sa faute. Tant pis après tout; cela ne la
-gâtait point; et il n'en voulait pas à Victor Lecoq.
-
-Mais si le curé allait ne pas réussir, que ferait-il? Il n'osait y
-penser, tant cette inquiétude le torturait.
-
-Il avait gagné le presbytère, et il s'était assis auprès de la petite
-barrière de bois pour attendre la rentrée du prêtre.
-
-Il était là depuis une heure peut-être, quand il entendit des pas sur
-le chemin, et il distingua bientôt, quoique la nuit fût très sombre,
-l'ombre plus noire encore de la soutane.
-
-Il se dressa, les jambes cassées, n'osant plus parler, n'osant point
-savoir.
-
-L'ecclésiastique l'aperçut et dit gaiement:
-
---Eh bien, mon garçon, ça y est.
-
-Césaire balbutia:--Ça y est... pas possible!
-
---Oui, mon gars, mais point sans peine. Quelle vieille bourrique que
-ton père!
-
-Le paysan répétait:--Pas possible!
-
---Mais oui. Viens-t'en me trouver demain midi, pour décider la
-publication des bans.
-
-L'homme avait saisi la main de son curé. Il la serrait, la secouait,
-la broyait en bégayant:--Vrai... Vrai... Vrai... M'sieu l' curé... Foi
-d'honnête homme... vous m' verrez dimanche... à vot' sermon.
-
-
-II
-
-La noce eut lieu vers la mi-décembre. Elle fut simple, les mariés
-n'étant pas riches. Césaire, vêtu de neuf, se trouva prêt dès huit
-heures du matin pour aller quérir sa fiancée et la conduire à la
-mairie; mais comme il était trop tôt, il s'assit devant la table de la
-cuisine et attendit ceux de la famille et les amis qui devaient venir
-le prendre.
-
-Depuis huit jours il neigeait, et la terre brune, la terre déjà
-fécondée par les semences d'automne était devenue livide, endormie sous
-un grand drap de glace.
-
-Il faisait froid dans les chaumières coiffées d'un bonnet blanc; et les
-pommiers ronds dans les cours semblaient fleuris, poudrés comme au joli
-mois de leur épanouissement.
-
-Ce jour-là, les gros nuages du nord, les nuages gris chargés de cette
-pluie mousseuse avaient disparu, et le ciel bleu se déployait au-dessus
-de la terre blanche sur qui le soleil levant jetait des reflets
-d'argent.
-
-Césaire regardait devant lui, par la fenêtre, sans penser à rien,
-heureux.
-
-La porte s'ouvrit, deux femmes entrèrent, des paysannes endimanchées,
-la tante et la cousine du marié, puis trois hommes, ses cousins,
-puis une voisine. Ils s'assirent sur des chaises, et ils demeurèrent
-immobiles et silencieux, les femmes d'un côté de la cuisine, les hommes
-de l'autre, saisis soudain de timidité, de cette tristesse embarrassée
-qui prend les gens assemblés pour une cérémonie. Un des cousins demanda
-bientôt:
-
---C'est-il point l'heure?
-
-Césaire répondit:
-
---Je crais ben que oui.
-
---Allons, en route, dit un autre.
-
-Ils se levèrent. Alors Césaire, qu'une inquiétude venait d'envahir,
-grimpa l'échelle du grenier pour voir si son père était prêt. Le vieux,
-toujours matinal d'ordinaire, n'avait point encore paru. Son fils le
-trouva sur sa paillasse, roulé dans sa couverture, les yeux ouverts, et
-l'air méchant.
-
-Il lui cria dans le tympan:
-
---Allons, mon pé, levez-vous. V'là l' moment d' la noce.
-
-Le sourd murmura d'une voix dolente:
-
---J' peux pu. J'ai quasiment eune froidure qui m'a g'lé l' dos. J' peux
-pu r'muer.
-
-Le jeune homme, atterré, le regardait, devinant sa ruse.
-
---Allons, pé, faut vous y forcer.
-
---J' peux point.
-
---Tenez, j' vas vous aider.
-
-Et il se pencha vers le vieillard, déroula sa couverture, le prit par
-les bras et le souleva. Mais le père Amable se mit à gémir:
-
---Hou! hou! hou! qué misère! hou, hou, j' peux point. J'ai l' dos noué.
-C'est que'que vent qu'aura coulé par çu maudit toit.
-
-Césaire comprit qu'il ne réussirait pas, et furieux pour la première
-fois de sa vie contre son père, il lui cria:
-
---Eh ben, vous n' dînerez point, puisque j' faisons le r'pas à
-l'auberge à Polyte. Ça vous apprendra à faire le têtu.
-
-Et il dégringola l'échelle, puis se mit en route, suivi de ses parents
-et invités.
-
-Les hommes avaient relevé leurs pantalons pour n'en point brûler le
-bord dans la neige; les femmes tenaient haut leurs jupes, montraient
-leurs chevilles maigres, leurs bas de laine grise, leurs quilles
-osseuses, droites comme des manches à balai. Et tous allaient en se
-balançant sur leurs jambes, l'un derrière l'autre, sans parler, tout
-doucement, par prudence, pour ne point perdre le chemin disparu sous la
-nappe plate, uniforme, ininterrompue des neiges.
-
-En approchant des fermes, ils apercevaient une ou deux personnes les
-attendant pour se joindre à eux; et la procession s'allongeait sans
-cesse, serpentait, suivant les contours invisibles du chemin, avait
-l'air d'un chapelet vivant, aux grains noirs, ondulant par la campagne
-blanche.
-
-Devant la porte de la fiancée, un groupe nombreux piétinait sur place
-en attendant le marié. On l'acclama quand il parut; et bientôt Céleste
-sortit de sa chambre, vêtue d'une robe bleue, les épaules couvertes
-d'un petit châle rouge, la tête fleurie d'oranger.
-
-Mais chacun demandait à Césaire:
-
---Ous qu'est ton pé?
-
-Il répondait avec embarras:
-
---I' ne peut pu se r'muer, vu les douleurs.
-
-Et les fermiers hochaient la tête d'un air incrédule et malin.
-
-On se mit en route vers la mairie. Derrière les futurs époux, une
-paysanne portait l'enfant de Victor, comme s'il se fût agi d'un
-baptême; et les paysans, deux par deux, à présent, accrochés par le
-bras, s'en allaient dans la neige avec des mouvements de chaloupe sur
-la mer.
-
-Après que le maire eut lié les fiancés dans la petite maison
-municipale, le curé les unit à son tour dans la modeste maison du bon
-Dieu. Il bénit leur accouplement en leur promettant la fécondité,
-puis il leur prêcha les vertus matrimoniales, les simples et saines
-vertus des champs, le travail, la concorde et la fidélité, tandis que
-l'enfant, pris de froid, piaillait derrière le dos de la mariée.
-
-Dès que le couple reparut sur le seuil de l'église, des coups de fusil
-éclatèrent dans le fossé du cimetière. On ne voyait que le bout des
-canons d'où sortaient de rapides jets de fumée; puis une tête se montra
-qui regardait le cortège; c'était Victor Lecoq célébrant le mariage
-de sa bonne amie, fêtant son bonheur et lui jetant ses vœux avec
-les détonations de la poudre. Il avait embauché des amis, cinq ou six
-valets laboureurs pour ces salves de mousqueterie. On trouva qu'il se
-conduisait bien.
-
-Le repas eut lieu à l'auberge de Polyte Cacheprune. Vingt couverts
-avaient été mis dans la grande salle où l'on dînait aux jours de
-marché; et l'énorme gigot tournant devant la broche, les volailles
-rissolées sous leur jus, l'andouille grésillant sur le feu vif et
-clair, emplissaient la maison d'un parfum épais, de la fumée des
-charbons francs arrosés de graisses, de l'odeur puissante et lourde des
-nourritures campagnardes.
-
-On se mit à table à midi, et la soupe aussitôt coula dans les
-assiettes. Les figures s'animaient déjà; les bouches s'ouvraient pour
-crier des farces, les yeux riaient avec des plis malins. On allait
-s'amuser, pardi.
-
-La porte s'ouvrit, et le père Amable parut. Il avait un air mauvais,
-une mine furieuse, et il se traînait sur ses bâtons, en geignant à
-chaque pas pour indiquer sa souffrance.
-
-On s'était tu en le voyant paraître; mais soudain, le père Malivoire,
-son voisin, un gros plaisant qui connaissait toutes les manigances des
-gens, se mit à hurler, comme faisait Césaire, en formant porte-voix de
-ses mains:--Hé, vieux dégourdi, t'en as ti un nez, d'avoir senti de
-chez té la cuisine à Polyte.
-
-Un rire énorme jaillit des gorges. Malivoire, excité par le succès,
-reprit:--Pour les douleurs, y a rien de tel qu'eune cataplasme
-d'andouille! Ça tient chaud l' ventre, avec un verre de trois-six!...
-
-Les hommes poussaient des cris, tapaient la table du poing, riaient
-de côté en penchant et relevant leur torse comme s'ils eussent fait
-marcher une pompe. Les femmes gloussaient comme des poules, les
-servantes se tordaient, debout contre les murs. Seul le père Amable ne
-riait pas et attendait, sans rien répondre, qu'on lui fît place.
-
-On le casa au milieu de la table, en face de sa bru, et dès qu'il fut
-assis, il se mit à manger. C'était son fils qui payait, après tout, il
-fallait prendre sa part. A chaque cuillerée de soupe qui lui tombait
-dans l'estomac, à chaque bouchée de pain ou de viande écrasée sur ses
-gencives, à chaque verre de cidre et de vin qui lui coulait par le
-gosier, il croyait regagner quelque chose de son bien, reprendre un peu
-de son argent que tous ces goinfres dévoraient, sauver une parcelle
-de son avoir, enfin. Et il mangeait en silence avec une obstination
-d'avare qui cache des sous, avec la ténacité sombre qu'il apportait
-autrefois à ses labeurs persévérants.
-
-Mais tout à coup il aperçut au bout de la table l'enfant de Céleste sur
-les genoux d'une femme, et son œil ne le quitta plus. Il continuait
-à manger, le regard attaché sur le petit, à qui sa gardienne mettait
-parfois entre les lèvres un peu de fricot qu'il mordillait. Et le vieux
-souffrait plus des quelques bouchées sucées par cette larve que de tout
-ce qu'avalaient les autres.
-
-Le repas dura jusqu'au soir. Puis chacun rentra chez soi.
-
-Césaire souleva le père Amable.
-
---Allons, mon pé, faut retourner, dit-il. Et il lui mit ses deux bâtons
-aux mains. Céleste prit son enfant dans ses bras, et ils s'en allèrent,
-lentement, par la nuit blafarde qu'éclairait la neige. Le vieux sourd,
-aux trois quarts gris, rendu plus méchant par l'ivresse, s'obstinait à
-ne pas avancer. Plusieurs fois même il s'assit, avec l'idée que sa bru
-pourrait prendre froid; et il geignait, sans prononcer un mot, poussant
-une sorte de plainte longue et douloureuse.
-
-Lorsqu'ils furent arrivés chez eux, il grimpa aussitôt dans son
-grenier, tandis que Césaire installait un lit pour l'enfant auprès de
-la niche profonde où il allait s'étendre avec sa femme. Mais comme
-les nouveaux mariés ne dormirent point tout de suite, ils entendirent
-longtemps le vieux qui remuait sur sa paillasse; et même il parla
-haut plusieurs fois soit qu'il rêvât, soit qu'il laissât s'échapper
-sa pensée par sa bouche, malgré lui, sans pouvoir la retenir, sous
-l'obsession d'une idée fixe.
-
-Quand il descendit par son échelle, le lendemain, il aperçut sa bru qui
-faisait le ménage.
-
-Elle lui cria:--Allons, mon pé, dépêchez-vous, v'là d' la bonne soupe.
-
-Et elle posa au bout de la table le pot rond de terre noire plein de
-liquide fumant. Il s'assit, sans rien répondre, prit le vase brûlant,
-s'y chauffa les mains selon sa coutume: et, comme il faisait grand
-froid, il le pressa même contre sa poitrine pour tâcher de faire entrer
-en lui, dans son vieux corps roidi par les hivers, un peu de la vive
-chaleur de l'eau bouillante.
-
-Puis il chercha ses bâtons et s'en alla dans la campagne glacée,
-jusqu'à midi, jusqu'à l'heure du dîner, car il avait vu, installé dans
-une grande caisse à savon, le petit de Céleste qui dormait encore.
-
-Il n'en prit point son parti. Il vivait dans la chaumière, comme
-autrefois, mais il avait l'air de ne plus en être, de ne plus
-s'intéresser à rien, de regarder ces gens, son fils, la femme et
-l'enfant comme des étrangers qu'il ne connaissait pas, à qui il ne
-parlait jamais.
-
-L'hiver s'écoula. Il fut long et rude. Puis le premier printemps fit
-repartir les germes; et les paysans, de nouveau, comme des fourmis
-laborieuses, passèrent leurs jours dans les champs, travaillant de
-l'aurore à la nuit, sous la bise et sous les pluies, le long des
-sillons de terre brune qui enfantaient le pain des hommes.
-
-L'année s'annonçait bien pour les nouveaux époux. Les récoltes
-poussaient drues et vivaces; on n'eut point de gelées tardives; et les
-pommiers fleuris laissaient tomber dans l'herbe leur neige rose et
-blanche qui promettait pour l'automne une grêle de fruits.
-
-Césaire travaillait dur, se levait tôt et rentrait tard, pour
-économiser le prix d'un valet.
-
-Sa femme lui disait quelquefois:
-
---Tu t' f'ras du mal, à la longue.
-
-Il répondait:--Pour sûr non, ça me connaît.
-
-Un soir, pourtant, il rentra si fatigué qu'il dut se coucher sans
-souper. Il se leva à l'heure ordinaire le lendemain; mais il ne put
-manger, malgré son jeûne de la veille; et il dut rentrer au milieu
-de l'après-midi pour se reposer de nouveau. Dans la nuit, il se mit
-à tousser; et il se retournait sur sa paillasse, fiévreux, le front
-brûlant, la langue sèche, dévoré d'une soif ardente.
-
-Il alla pourtant jusqu'à ses terres au point du jour; mais le lendemain
-on dut appeler le médecin qui le jugea fort malade, atteint d'une
-fluxion de poitrine.
-
-Et il ne quitta plus la niche obscure qui lui servait de couche. On
-l'entendait tousser, haleter et remuer au fond de ce trou. Pour le
-voir, pour lui donner les drogues, lui poser les ventouses, il fallait
-apporter une chandelle à l'entrée. On apercevait alors sa tête creuse,
-salie par sa barbe longue, au-dessous d'une dentelle épaisse de toiles
-d'araignées qui pendaient et flottaient, remuées par l'air. Et les
-mains du malade semblaient mortes sur les draps gris.
-
-Céleste le soignait avec une activité inquiète, lui faisait boire
-les remèdes, lui appliquait les vésicatoires, allait et venait par
-la maison; tandis que le père Amable restait au bord de son grenier,
-guettant de loin le creux sombre où agonisait son fils. Il n'en
-approchait point, par haine de la femme, boudant comme un chien jaloux.
-
-Six jours encore se passèrent; puis un matin, comme Céleste, qui
-dormait maintenant par terre sur deux bottes de paille défaites, allait
-voir si son homme se portait mieux, elle n'entendit plus son souffle
-rapide sortir de sa couche profonde. Effrayée, elle demanda:
-
---Eh ben, Césaire, qué que tu dis anuit?
-
-Il ne répondit pas.
-
-Elle étendit la main pour le toucher et rencontra la chair glacée de
-son visage. Elle poussa un grand cri, un long cri de femme épouvantée.
-Il était mort.
-
-A ce cri, le vieux sourd apparut au haut de son échelle; et comme il
-vit Céleste s'élancer dehors pour chercher du secours, il descendit
-vivement, tâta à son tour la figure de son fils et, comprenant soudain,
-alla fermer la porte en dedans, pour empêcher la femme de rentrer
-et reprendre possession de sa demeure, puisque son fils n'était plus
-vivant.
-
-Puis il s'assit sur une chaise à côté du mort.
-
-Des voisins arrivaient, appelaient, frappaient. Il ne les entendait
-pas. Un d'eux cassa la vitre de la fenêtre et sauta dans la chambre.
-D'autres le suivirent; la porte de nouveau fut ouverte, et Céleste
-reparut, pleurant toutes ses larmes, les joues enflées et les yeux
-rouges. Alors le père Amable, vaincu, sans dire un mot, remonta dans
-son grenier.
-
-L'enterrement eut lieu le lendemain; puis, après la cérémonie, le
-beau-père et la belle-fille se trouvèrent seuls dans la ferme, avec
-l'enfant.
-
-C'était l'heure ordinaire du dîner. Elle alluma le feu, tailla la
-soupe, posa les assiettes sur la table, tandis que le vieux, assis sur
-une chaise, attendait, sans paraître la regarder.
-
-Quand le repas fut prêt, elle lui cria dans l'oreille:
-
---Allons, mon pé, faut manger.
-
-Il se leva, prit place au bout de la table, vida son pot, mâcha son
-pain verni de beurre, but ses deux verres de cidre, puis s'en alla.
-
-C'était un de ces jours tièdes, un de ces jours bienfaisants où la vie
-fermente, palpite, fleurit sur toute la surface du sol.
-
-Le père Amable suivait un petit sentier à travers les champs. Il
-regardait les jeunes blés et les jeunes avoines, en songeant que son
-éfant était sous terre à présent, son pauvre éfant. Il s'en allait
-de son pas usé, traînant la jambe et boitillant. Et comme il était
-tout seul dans la plaine, tout seul sous le ciel bleu, au milieu des
-récoltes grandissantes, tout seul avec les alouettes qu'il voyait
-planer sur sa tête, sans entendre leur chant léger, il se mit à pleurer
-en marchant.
-
-Puis il s'assit auprès d'une mare et resta là jusqu'au soir à regarder
-les petits oiseaux qui venaient boire; puis, comme la nuit tombait, il
-rentra, soupa sans dire un mot et grimpa dans son grenier.
-
-Et sa vie continua comme par le passé. Rien n'était changé, sauf que
-son fils Césaire dormait au cimetière.
-
-Qu'aurait-il fait, le vieux? Il ne pouvait plus travailler, il n'était
-bon maintenant qu'à manger les soupes trempées par sa belle-fille. Et
-il les mangeait en silence, matin et soir, et guettant d'un œil furieux
-le petit qui mangeait aussi, en face de lui, de l'autre côté de la
-table. Puis il sortait, rôdait par le pays à la façon d'un vagabond,
-allait se cacher derrière les granges pour dormir une heure ou deux,
-comme s'il eût redouté d'être vu, puis il rentrait à l'approche du soir.
-
-Mais de grosses préoccupations commençaient à hanter l'esprit de
-Céleste. Les terres avaient besoin d'un homme qui les surveillât et les
-travaillât. Il fallait que quelqu'un fût là, toujours, par les champs,
-non pas un simple salarié, mais un vrai cultivateur, un maître, qui
-connût le métier et eût souci de la ferme. Une femme seule ne pouvait
-gouverner la culture, suivre le prix des grains, diriger la vente et
-l'achat du bétail. Alors des idées entrèrent dans sa tête, des idées
-simples, pratiques, qu'elle ruminait toutes les nuits. Elle ne pouvait
-se remarier avant un an et il fallait, tout de suite, sauver des
-intérêts pressants, des intérêts immédiats.
-
-Un seul homme la pouvait tirer d'embarras, Victor Lecoq, le père de son
-enfant. Il était vaillant, entendu aux choses de la terre; il aurait
-fait, avec un peu d'argent en poche, un excellent cultivateur. Elle le
-savait, l'ayant connu à l'œuvre chez ses parents.
-
-Donc un matin, le voyant passer sur la route avec une voiture de
-fumier, elle sortit pour l'aller trouver. Quand il l'aperçut il arrêta
-ses chevaux et elle lui dit, comme si elle l'avait rencontré la veille:
-
---Bonjour Victor, ça va toujours?
-
-Il répondit:--Ça va toujours et d' vot' part?
-
---Oh mé, ça irait n'était que j' sieus seule à la maison, c' qui m'
-donne du tracas, vu les terres.
-
-Alors ils causèrent longtemps appuyés contre la roue de la lourde
-voiture. L'homme parfois se grattait le front sous sa casquette et
-réfléchissait, tandis qu'elle, les joues rouges, parlait avec ardeur,
-disait ses raisons, ses combinaisons, ses projets d'avenir; à la fin il
-murmura:
-
---Oui, ça se peut.
-
-Elle ouvrit la main comme un paysan qui conclut un marché, et demanda:
-
---C'est dit?
-
-Il serra cette main tendue.
-
---C'est dit.
-
---Ça va pour dimanche alors.
-
---Ça va pour dimanche.
-
---Allons, bonjour Victor.
-
---Bonjour madame Houlbrèque.
-
-
-III
-
-Ce dimanche-là, c'était la fête du village, la fête annuelle et
-patronale qu'on nomme assemblée, en Normandie.
-
-Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses
-grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles
-ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs,
-de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent
-«Faiseux vé de quoi».
-
-Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d'un chien
-triste, allant, tête basse, entre les roues, s'étaient arrêtées l'une
-après l'autre sur la place de la Mairie. Puis une tente s'était dressée
-devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait par
-les trous de la toile des choses luisantes qui surexcitaient l'envie
-et la curiosité des gamins.
-
-Dès le matin de la fête, toutes les baraques s'étaient ouvertes,
-étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine; et les paysans, en
-allant à la messe, regardaient déjà d'un œil candide et satisfait ces
-boutiques modestes qu'ils revoyaient pourtant chaque année.
-
-Dès le commencement de l'après-midi, il y eut foule sur la place.
-De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec
-leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui
-sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé
-chez des amis; et les cours des fermes étaient pleines d'étranges
-guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à
-longues pattes du fond des mers.
-
-Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s'en venait
-à l'assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains
-ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et
-qui semblaient gênées de leur repos.
-
-Un faiseur de tours jouait du clairon; l'orgue de Barbarie des chevaux
-de bois égrenait dans l'air ses notes pleurardes et sautillantes; la
-roue des loteries grinçait comme les étoffes qu'on déchire; les coups
-de carabine claquaient de seconde en seconde. Et la foule lente passait
-mollement devant les baraques à la façon d'une pâte qui coule, avec
-des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties par
-hasard.
-
-Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient
-des chansons; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur
-l'oreille et la blouse raidie par l'empois, gonflée comme un ballon
-bleu.
-
-Tout le pays était là, maîtres, valets et servantes.
-
-Le père Amable lui-même, vêtu de sa redingue antique et verdâtre, avait
-voulu voir l'assemblée; car il n'y manquait jamais.
-
-Il regardait les loteries, s'arrêtait devant les tirs pour juger les
-coups, s'intéressait surtout à un jeu très simple qui consistait à
-jeter une grosse boule de bois dans la bouche ouverte d'un bonhomme
-peint sur une planche.
-
-On lui tapa soudain sur l'épaule. C'était le père Malivoire qui cria:
-«Eh! mon pé, j' vous invite à bé une fine.»
-
-Et ils s'assirent devant la table d'une guinguette installée en plein
-air. Ils burent une fine, puis deux fines, puis trois fines; et le
-père Amable recommença à errer dans l'assemblée. Ses idées devenaient
-un peu troubles, il souriait sans savoir de quoi, il souriait devant
-les loteries, devant les chevaux de bois, et surtout devant le jeu du
-massacre. Il y demeura longtemps, ravi quand un amateur abattait le
-gendarme ou le curé, deux autorités qu'il redoutait d'instinct. Puis
-il retourna s'asseoir à la guinguette et but un verre de cidre pour se
-rafraîchir. Il était tard, la nuit venait. Un voisin le prévint:
-
---Vous allez rentrer après le fricot, mon pé.
-
-Alors il se mit en route vers la ferme. Une ombre douce, l'ombre tiède
-des soirs de printemps, s'abattait lentement sur la terre.
-
-Quand il fut devant sa porte, il crut voir par la fenêtre éclairée deux
-personnes dans la maison. Il s'arrêta, fort surpris, puis il entra et
-il aperçut Victor Lecoq assis devant la table, en face d'une assiette
-pleine de pommes de terre et qui soupait juste à la place de son fils.
-
-Et soudain il se retourna comme s'il voulait s'en aller. La nuit était
-noire, à présent. Céleste s'était levée et lui criait:
-
---V'nez vite, mon pé, y a du bon ragoût pour fêter l'assemblée.
-
-Alors il obéit par inertie et s'assit, regardant tour à tour l'homme,
-la femme, l'enfant. Puis il se mit à manger doucement, comme tous les
-jours.
-
-Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste,
-prenait l'enfant sur ses genoux et l'embrassait. Et Céleste lui
-redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en
-lui parlant. Le père Amable les suivait d'un regard fixe sans entendre
-ce qu'ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n'avait guère
-mangé tant il se sentait le cœur retourné), il se leva, et au lieu de
-monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la
-cour et sortit dans la campagne.
-
-Lorsqu'il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda:
-
---Qué qui fait?
-
-Victor, indifférent, répondit:
-
---T'en éluge point. I rentrera ben quand i s'ra las.
-
-Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis
-que l'homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa dans
-la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire.
-
-La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu'il fut
-entré, il regarda de tous les côtés, avec des allures de vieux chien
-qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il
-prit la chandelle sur la table et s'approcha de la niche sombre où son
-fils était mort. Dans le fond il aperçut l'homme allongé sous les draps
-et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa
-la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour.
-
-Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout
-en place, et elle attendait, pour s'étendre à son tour aux côtés de
-Victor, que son beau-père fût revenu.
-
-Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard
-vague.
-
-Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur:
-
---I nous f'ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant.
-
-Victor répondit du fond de son lit:
-
---V'là plus d'une heure qu'il est dehors, faudrait voir s'il n' dort
-point sur l' banc d'vant la porte.
-
-Elle annonça: «J'y vas», se leva, prit la lumière et sortit en faisant
-un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit.
-
-Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier,
-où le père avait coutume de s'asseoir au chaud quelquefois.
-
-Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le
-grand pommier qui abritait l'entrée de la ferme, et elle aperçut tout à
-coup deux pieds, deux pieds d'homme qui pendaient à la hauteur de son
-visage.
-
-Elle poussa des cris terribles: «Victor! Victor! Victor!
-
-Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la
-tête pour ne pas voir, elle indiquait l'arbre de son bras tendu.
-
-Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il
-aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable,
-pendu très haut par le cou au moyen d'un licol d'écurie.
-
-Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier.
-
-Victor courut chercher une serpe, grimpa dans l'arbre et coupa
-la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue
-horriblement, avec une affreuse grimace.
-
-
- _Le Père Amable_ a paru dans _le Gil-Blas_ des vendredi 30 avril et
- mardi 4 mai 1886.
-
-
-
-
-LA PEUR.
-
-
-LE train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres.
-
-Je me trouvais seul, en face d'un vieux monsieur qui regardait par la
-portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M. venu
-sans doute de Marseille.
-
-C'était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point
-d'étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait à la figure quelque
-chose de chaud, de mou, d'accablant, d'irrespirable.
-
-Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la
-France sans rien voir des pays traversés.
-
-Ce fut tout à coup comme une apparition fantastique. Autour d'un grand
-feu, dans un bois, deux hommes étaient debout.
-
-Nous vîmes cela pendant une seconde: c'était, nous sembla-t-il, deux
-misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec
-leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d'eux, comme un décor
-de drame, les arbres verts, d'un vert clair et luisant, les troncs
-frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré,
-mouillé par la lumière qui coulait dedans.
-
-Puis tout redevint noir de nouveau.
-
-Certes, ce fut une vision fort étrange! Que faisaient-ils dans cette
-forêt, ces deux rôdeurs? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante?
-
-Mon voisin tira sa montre et me dit:
-
-«Il est juste minuit, monsieur; nous venons de voir une singulière
-chose.»
-
-J'en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient
-être ces personnages: des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des
-sorciers qui préparaient un philtre? On n'allume pas un feu pareil,
-à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe? Que
-faisaient-ils donc? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable.
-
-Et mon voisin se mit à parler... C'était un vieil homme, dont je ne
-parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort
-instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué.
-
-Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette
-vie où la raison devrait souvent s'appeler sottise et la folie
-s'appeler génie?
-
-Il disait:
-
---Je suis content d'avoir vu cela. J'ai éprouvé pendant quelques
-minutes une sensation disparue!
-
-Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si
-mystérieuse!
-
-A mesure qu'on lève les voiles de l'inconnu, on dépeuple l'imagination
-des hommes. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et
-d'un noir bien vulgaire depuis qu'elle n'a plus d'apparitions.
-
-On se dit: «Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout
-l'inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu'un
-canal épuise; la science, de jour en jour, recule les limites du
-merveilleux.»
-
-Eh bien, moi, monsieur, j'appartiens à la vieille race, qui aime à
-croire. J'appartiens à la vieille race naïve accoutumée à ne pas
-comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères
-environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité.
-
-Oui, monsieur, on a dépeuplé l'imagination en supprimant l'invisible.
-Notre terre m'apparaît aujourd'hui comme un monde abandonné, vide et
-nu. Les croyances sont parties qui la rendaient poétique.
-
-Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse
-qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières
-et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des
-marais et les fantasques feux follets! Comme je voudrais croire à ce
-quelque chose de vague et de terrifiant qu'on s'imaginait sentir passer
-dans l'ombre.
-
-Comme l'obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois,
-quand elle était pleine d'êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants,
-dont on ne pouvait deviner les formes, dont l'appréhension glaçait le
-cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et
-dont l'atteinte était inévitable!
-
-Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu de la terre, car on n'a
-vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas. Les dangers visibles
-peuvent émouvoir, troubler, effrayer! Qu'est cela auprès de la
-convulsion que donne à l'âme la pensée qu'on va rencontrer un spectre
-errant, qu'on va subir l'étreinte d'un mort, qu'on va voir accourir
-une de ces bêtes effroyables qu'inventa l'épouvante des hommes? Les
-ténèbres me semblent claires depuis qu'elles ne sont plus hantées.
-
-Et la preuve de cela, c'est que si nous nous trouvions seuls tout à
-coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l'image des deux êtres
-singuliers qui viennent de nous apparaître dans l'éclair de leur foyer,
-bien plus que par l'appréhension d'un danger quelconque et réel.
-
-
-Il répéta: «On n'a vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas.»
-
-Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d'une histoire que nous
-conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert.
-
-L'a-t-il écrite quelque part, je n'en sais rien.
-
-Personne plus que le grand romancier russe ne sut faire passer dans
-l'âme ce frisson de l'inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d'un
-conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes,
-incertaines, menaçantes.
-
-Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l'Invisible, la peur de
-l'inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie
-apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières
-douteuses, qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse.
-
-Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences
-bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence
-fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit
-sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d'une façon
-mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le
-sens nous échappe sans cesse.
-
-Il n'entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poë ou
-Hoffmann, il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque
-chose d'un peu vague et d'un peu troublant.
-
-Il nous dit aussi, ce jour-là: «On n'a vraiment peur que de ce qu'on
-ne comprend point.»
-
-Il était assis, ou plutôt affaissé dans un grand fauteuil, les bras
-pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé
-dans ce grand flot de barbe et de cheveux d'argent qui lui donnait
-l'aspect d'un Père éternel ou d'un Fleuve d'Ovide.
-
-Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme
-aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui
-soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert,
-reflétait, comme un œil d'enfant, toutes les émotions de sa pensée.
-
-Il nous raconta ceci:
-
-
-Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait
-marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l'après-midi, sur le
-bord d'une calme rivière.
-
-Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleine d'herbes
-flottantes, profonde, froide et claire.
-
-Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau
-transparente. Il se dévêtit et s'élança dans le courant. C'était un
-très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur.
-
-Il se laissait flotter doucement, l'âme tranquille, frôlé par les
-herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement
-léger des lianes.
-
-Tout à coup une main se posa sur son épaule.
-
-Il se retourna d'une secousse et il aperçut un être effroyable qui le
-regardait avidement.
-
-Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure
-énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux
-mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés,
-mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur
-son dos.
-
-Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale
-des choses surnaturelles.
-
-Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre, il se mit à nager
-éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et
-il lui touchait le cou, le dos, les jambes avec des petits ricanements
-de joie. Le jeune homme, fou d'épouvante, toucha la berge, enfin, et
-s'élança de toute sa vitesse à travers le bois, sans même penser à
-retrouver ses habits et son fusil.
-
-L'être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant
-toujours.
-
-Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber,
-quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d'un fouet; il
-se mit à frapper l'affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des
-cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage,
-pareille à une femelle de gorille.
-
-C'était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois,
-de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à
-nager dans la rivière.
-
-Le grand écrivain russe ajouta: «Je n'ai jamais eu si peur de ma vie,
-parce que je n'ai pas compris ce que pouvait être ce monstre.»
-
-
-Mon compagnon, à qui j'avais dit cette aventure, reprit:
-
---Oui, on n'a peur que de ce qu'on ne comprend pas. On n'éprouve
-vraiment l'affreuse convulsion de l'âme, qui s'appelle l'épouvante,
-que lorsque se mêle à la peur un peu de la terreur superstitieuse
-des siècles passés. Moi, j'ai ressenti cette épouvante dans toute son
-horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j'ose à peine
-la dire.
-
-Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J'avais parcouru le
-Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que
-l'ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées.
-J'avais visité, la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du
-vieux monde, où se battent éternellement deux océans: l'Atlantique et
-la Manche; j'avais l'esprit plein de légendes, d'histoires lues ou
-racontées sur cette terre des croyances et des superstitions.
-
-Et j'allais de Penmarch à Pont-l'Abbé, de nuit. Connaissez-vous
-Penmarch? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer,
-semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine
-d'écueils baveux comme des bêtes furieuses.
-
-J'avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur
-la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir.
-
-De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme
-debout, semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi une
-appréhension vague; de quoi? Je n'en savais rien. Il est des soirs où
-l'on se croit frôlé par des esprits, où l'âme frissonne sans raison, où
-le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d'invisible que
-je regrette, moi.
-
-Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement.
-
-Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et
-parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que
-je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front
-d'écume, et que j'avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes
-devant eux.
-
-Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs
-autour de moi. Et, bien que j'allasse très vite, j'avais froid dans les
-bras et dans les jambes: un vilain froid d'angoisse.
-
-Oh! comme j'aurais voulu rencontrer quelqu'un!
-
-Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant.
-
-Et tout à coup j'entendis devant moi, très loin, un roulement. Je
-pensai: «Tiens, une voiture.» Puis je n'entendis plus rien.
-
-Au bout d'une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus
-proche.
-
-Je ne voyais aucune lumière, cependant; mais je me dis: «Ils n'ont pas
-de lanterne. Quoi d'étonnant dans ce pays sauvage.»
-
-Le bruit s'arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que
-ce fût une charrette; et je n'entendais point d'ailleurs le trot du
-cheval, ce qui m'étonnait, car la nuit était calme.
-
-Je cherchais: «Qu'est-ce que cela?»
-
-Il approchait très vite, très vite! Certes, je n'entendais rien qu'une
-roue--aucun battement de fers ou de pieds,--rien. Qu'était-ce que cela?
-
-Il était tout près, tout près; je me jetai dans un fossé par un
-mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette
-qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une
-brouette... toute seule!...
-
-Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m'affaissai sur l'herbe
-et j'écoutais le roulement de la roue qui s'éloignait, qui s'en allait
-vers la mer. Et je n'osais plus me lever, ni marcher, ni faire un
-mouvement; car si elle était revenue, si elle m'avait poursuivi, je
-serais mort de terreur.
-
-Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste
-du chemin avec une telle angoisse dans l'âme que le moindre bruit me
-coupait l'haleine.
-
-Est-ce bête, dites? Mais quelle peur! En y réfléchissant, plus tard,
-j'ai compris; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette;
-et moi, j'ai cherché la tête d'un homme à la hauteur ordinaire!
-
-Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l'esprit un frisson de
-surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur!
-
-Il se tut une seconde, puis reprit:
-
---Tenez, monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible:
-cette invasion du choléra!
-
-Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c'est qu'Il est
-là quelque part.
-
-Il faut voir Toulon, en ce moment. Allez, on sent bien qu'il est
-là, Lui. Et ce n'est pas la peur d'une maladie qui affole ces gens.
-Le choléra, c'est autre chose, c'est l'Invisible, c'est un fléau
-d'autrefois, des temps passés, une sorte d'Esprit malfaisant qui
-revient et qui nous étonne autant qu'il nous épouvante, car il
-appartient, semble-t-il, aux âges disparus.
-
-Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n'est pas un insecte
-qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres;
-c'est le choléra, l'être inexprimable et terrible venu du fond de
-l'Orient.
-
-Traversez Toulon, on danse dans les rues.
-
-Pourquoi danser en ces jours de mort? On tire des feux d'artifice
-dans la campagne autour de la ville; on allume des feux de joie; des
-orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques.
-
-Pourquoi cette folie?
-
-C'est qu'Il est là, c'est qu'on le brave, non pas le Microbe, mais le
-Choléra, et qu'on veut être crâne devant lui, comme auprès d'un ennemi
-caché qui vous guette. C'est pour lui qu'on danse, qu'on rit, qu'on
-crie, qu'on allume ces feux, qu'on joue ces valses, pour lui, l'Esprit
-qui tue, et qu'on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un
-de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares...
-
-
- _La Peur_ a paru dans _le Figaro_ du 25 juillet 1884.
-
-
-
-
-LES CARESSES.
-
-
-NON, mon ami, n'y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me
-dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu, moi, a voulu gâter
-tout ce qu'il a fait de bon en y joignant quelque chose d'horrible.
-Il nous avait donné l'amour, la plus douce chose qui soit au monde,
-mais trouvant cela trop beau et trop pur pour nous, il a imaginé les
-sens, les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu'il
-a façonnés comme par dérision et qu'il a mêlés aux ordures du corps,
-qu'il a conçus de telle sorte que nous n'y pouvons songer sans rougir,
-que nous n'en pouvons parler qu'à voix basse. Leur acte affreux est
-enveloppé de honte. Il se cache, révolte l'âme, blesse les yeux, et,
-honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans l'ombre,
-comme s'il était criminel.
-
-Ne me parlez jamais de cela, jamais!
-
-Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plais près de
-vous, que votre regard m'est doux et que votre voix me caresse le cœur.
-Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous
-me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l'un à l'autre
-serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d'infamies.
-
-Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le
-permets.
-
-Votre amie,
-
- GENEVIÈVE.
-
-Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement,
-sans ménagements galants, comme je parlerais à un ami qui voudrait
-prononcer des vœux éternels?
-
-Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment
-qu'après cette chose qui vous révolte tant.
-
-Avez-vous oublié les vers de Musset:
-
- Je me souviens encor de ces spasmes terribles,
- De ces baisers muets, de ces muscles ardents,
- De cet être absorbé, blême et serrant les dents.
- S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.
-
-Cette sensation d'horreur et d'insurmontable dégoût, nous l'éprouvons
-aussi quand, emportés par l'impétuosité du sang, nous nous laissons
-aller aux accouplements d'aventure. Mais quand une femme est pour nous
-l'être d'élection, de charme constant, de séduction infinie que vous
-êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le
-plus infini des bonheurs.
-
-La caresse, madame, c'est l'épreuve de l'amour. Quand notre ardeur
-s'éteint après l'étreinte, nous nous étions trompés. Quand elle
-grandit, nous nous aimons.
-
-Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a mis en
-garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il,
-et pour nous contraindre à les créer, elle a mis le double appât de
-l'amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: Dès que nous
-nous sommes laissé prendre, dès que l'affolement d'un instant a passé,
-une tristesse immense nous saisit, car nous comprenons la ruse qui
-nous a trompés, nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison
-secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous.
-
-Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés.
-La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré, dans des bras qui
-s'ouvraient, parce qu'elle veut que des bras s'ouvrent.
-
-Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues,
-les regards fixes et ardents en des yeux qu'on n'a jamais vus et qu'on
-ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui
-nous laisse à l'âme une amère mélancolie.
-
-Mais, quand cette sorte de nuage d'affection, qu'on appelle l'amour, a
-enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l'un à l'autre, longtemps,
-toujours, quand le souvenir pendant l'éloignement veille sans cesse,
-le jour, la nuit, apportant à l'âme les traits du visage, et le
-sourire, et le son de la voix; quand on a été obsédé, possédé par la
-forme absente et toujours visible, n'est-il pas naturel que les bras
-s'ouvrent enfin, que les lèvres s'unissent et que les corps se mêlent?
-
-N'avez-vous jamais eu le désir du baiser? Dites-moi si les lèvres
-n'appellent pas les lèvres, et si le regard clair, qui semble couler
-dans les veines, ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles.
-
-Certes, c'est là le piège, le piège immonde, dites-vous? Qu'importe,
-je le sais, j'y tombe, et je l'aime. La nature nous donne la caresse
-pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser
-les générations. Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre,
-raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons,
-à notre tour, la Nature, cette trompeuse. Faisons plus qu'elle n'a
-voulu, plus qu'elle n'a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit
-comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et
-travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers,
-de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c'est
-la pensée qui poétise tout, poétisons-la, madame, jusque dans ses
-brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans
-ses plus monstrueuses inventions.
-
-Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit
-mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de
-bonheur. Aimons la chair parce qu'elle est belle, parce qu'elle est
-blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et
-sous les mains.
-
-Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure
-pour les coupes où l'art devait boire l'ivresse, ils ont choisi la
-courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses.
-
-Or, j'ai lu dans un livre érudit, qui s'appelle le _Dictionnaire des
-Sciences médicales_, cette définition de la gorge des femmes, qu'on
-disait imaginée par M. Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine:
-
-«Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps
-d'utilité et d'agrément.»
-
-Supprimons, si vous voulez, l'utilité et ne gardons que l'agrément.
-Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse
-s'il n'était destiné qu'à nourrir les enfants.
-
-Oui, madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les
-médecins la prudence; laissons les poètes, ces trompeurs toujours
-trompés eux-mêmes, chanter l'union chaste des âmes et le bonheur
-immatériel; laissons les femmes laides à leurs devoirs et les hommes
-raisonnables à leurs besognes inutiles; laissons les doctrinaires à
-leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et nous, aimons
-avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, ranime, est
-plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus aiguë que
-les blessures, rapide et dévorante, qui fait prier, qui fait pleurer,
-qui fait gémir, qui fait crier, qui fait commettre tous les crimes et
-tous les actes de courage!
-
-Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale; mais violente,
-furieuse, immodérée! Recherchons-la comme on recherche l'or et
-le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère!
-Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.
-
-Et si voulez, madame, que je vous dise une vérité que vous ne
-trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureuses sur
-cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent,
-celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autre désir
-que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le
-dernier baiser.
-
-Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes,
-ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, par des
-désirs d'argent ou de vanité, par tous les événements qui deviennent
-des chagrins.
-
-Mais les femmes caressées à satiété n'ont besoin de rien, ne désirent
-rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles et souriantes,
-effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d'irréparables
-catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de
-tout!
-
-Et j'aurais encore tant de choses à dire!...
-
- HENRI.
-
-
-Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont
-été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un
-prie-Dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d'une heure,
-par
-
- MAUFRIGNEUSE.
-
-
- _Les Caresses_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 14 août 1883.
-
-
-
-
- TABLE DES MATIÈRES.
-
-
- Pages.
-
- La Petite Roque. 1
-
- L'Épave. 69
-
- L'Ermite. 93
-
- Mademoiselle Perle. 109
-
- Rosalie Prudent. 143
-
- Sur les Chats. 153
-
- Sauvée. 169
-
- Madame Parisse. 183
-
- Julie Romain. 201
-
- Le Père Amable. 219
-
- La Peur (_inédit_). 263
-
- Les Caresses (_inédit_). 279
-
-
- * * * * *
-
-
- Liste des modifications:
-
- Page 3: «Méderi» remplacé par «Médéric» (que les gens du pays
- appelaient familièrement Méderic)
- Page 13: «distinuagient» par «distinguaient» (ils distinguaient)
- Page 48: «d'irréalié» par «d'irréalité» (dans ce doute d'irréalité)
- Page 148: «compter» par «conter» (personne à qui conter mes
- ennuyances)
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLèTES DE GUY DE
-MAUPASSANT ***
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- <title>Les Œuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 16, by Guy de Maupassant, livre électronique
- du Projet Gutenberg</title>
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-
- </style>
-</head>
-<body>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Guy de Maupassant, by Guy de Maupassant</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Guy de Maupassant</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: December 27, 2021 [eBook #67024]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLèTES DE GUY DE MAUPASSANT ***</div>
-
-<hr class="full" />
-
-<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p>
-
-<p><a href="#table_des_matieres">Table des matières</a></p>
-
-<h1><span class="small70">ŒUVRES COMPLÈTES</span><br />
-<span class="small50">DE</span><br />
-GUY DE MAUPASSANT</h1>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="tirage">LA PRÉSENTE ÉDITION</p>
-
-<p class="tirage">DES</p>
-
-<p class="tirage">ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT</p>
-
-<p class="tirage">A ÉTÉ TIRÉE</p>
-
-<p class="tirage">PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE</p>
-
-<p class="tirage">EN VERTU D’UNE AUTORISATION</p>
-
-<p class="tirage">DE M. LE GARDE DES SCEAUX</p>
-
-<p class="tirage">EN DATE DU 30 JANVIER 1902.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="center">IL A ÉTÉ TIRÉ À PART</p>
-
-<p class="center">100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE</p>
-
-<p class="center">SAVOIR:</p>
-
-<p class="center margintop1">60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.<br />
-20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.<br />
-20 exemplaires (81 à 100) sur chine.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="center"><i>Le texte de ce volume<br />
-est conforme à celui de l’édition originale</i>: La Petite Roque.<br />
-<i>Paris, Victor Havard, 1886,<br />
-avec addition de</i>:<br />
-La Peur, Les Caresses (<i>inédits</i>).</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="titlepage">
- <p class="center">ŒUVRES COMPLÈTES</p>
-
- <p class="title1">DE</p>
-
- <p class="title2">GUY DE MAUPASSANT</p>
-
- <hr class="small5" />
-
- <p class="title3a">LA</p>
-
- <p class="title3b">PETITE ROQUE</p>
-
- <hr class="small4" />
-
- <p class="title3c">LA PEUR—LES CARESSES</p>
-
- <div class="figcenter2" style="width: 135px;">
- <img src="images/abeille.jpg" alt="" width="135" height="200" />
- </div>
-
- <p class="title4">PARIS</p>
-
- <p class="title5">LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR</p>
-
- <p class="title6">17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17</p>
-
- <hr class="small6" />
-
- <p class="title5">MDCCCCIX</p>
-
- <p class="title1"><i>Tous droits réservés.</i></p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_3">3</span>
-
- <h2 id="ch_1"><span class="h2line1">LA</span><br /><br />
- <span class="h2line2">PETITE ROQUE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient familièrement
-<ins class="correction" title="Médéri">Médéric</ins>, partit à l’heure ordinaire de la maison de poste de
-Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas d’ancien
-troupier, il coupa d’abord les prairies de Villaumes pour gagner le
-bord de la Brindille, qui le conduisait, en suivant l’eau, au village
-de Carvelin, où commençait sa distribution.</p>
-
-<p>Il allait vite, le long de l’étroite rivière qui moussait, grognait,
-bouillonnait et filait dans son lit d’herbes, sous une voûte de saules.
-<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour d’elles
-un bourrelet d’eau, une sorte de cravate terminée en nœud d’écume.
-Par places, c’étaient des cascades d’un pied, souvent invisibles, qui
-faisaient, sous les feuilles, sous les lianes, sous un toit de verdure,
-un gros bruit colère et doux; puis plus loin, les berges s’élargissant,
-on rencontrait un petit lac paisible où nageaient des truites parmi
-toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des ruisseaux calmes.</p>
-
-<p>Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu’à ceci: «Ma
-première lettre est pour la maison Poivron, puis j’en ai une pour M.
-Renardet; faut donc que je traverse la futaie.»</p>
-
-<p>Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir
-passait d’un train rapide et régulier sur la haie verte des saules; et
-sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement
-que ses jambes.</p>
-
-<p>Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d’un seul arbre, jeté
-d’un bord à l’autre, ayant pour unique rampe une corde portée par deux
-piquets enfoncés dans les berges.</p>
-
-<p>La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin, et le plus
-gros propriétaire <span class="pagenum" id="Page_5">5</span> du lieu, était une sorte de bois d’arbres
-antiques, énormes, droits comme des colonnes, et s’étendant sur une
-demi-lieue de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de
-limite à cette immense voûte de feuillage. Le long de l’eau, de grands
-arbustes avaient poussé, chauffés par le soleil; mais sous la futaie,
-on ne trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et
-molle, qui répandait dans l’air stagnant une odeur légère de moisi et
-de branches mortes.</p>
-
-<p>Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d’un galon rouge et
-s’essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien
-qu’il ne fût pas encore huit heures du matin.</p>
-
-<p>Il venait de se recouvrir et de reprendre son pas accéléré quand il
-aperçut, au pied d’un arbre, un couteau, un petit couteau d’enfant.
-Comme il le ramassait, il découvrit encore un dé à coudre, puis un étui
-à aiguilles deux pas plus loin.</p>
-
-<p>Ayant pris ces objets, il pensa: «Je vas les confier à M. le maire»; et
-il se remit en route, mais il ouvrait l’œil à présent, s’attendant
-toujours à trouver autre chose.</p>
-
-<p>Soudain, il s’arrêta net, comme s’il se fût <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> heurté contre une
-barre de bois; car, à dix pas devant lui, gisait, étendu sur le dos, un
-corps d’enfant, tout nu, sur la mousse. C’était une petite fille d’une
-douzaine d’années. Elle avait les bras ouverts, les jambes écartées, la
-face couverte d’un mouchoir. Un peu de sang maculait ses cuisses.</p>
-
-<p>Médéric se mit à avancer sur la pointe des pieds, comme s’il eût craint
-de faire du bruit, redouté quelque danger; et il écarquillait les yeux.</p>
-
-<p>Qu’était-ce que cela? Elle dormait, sans doute? Puis il réfléchit qu’on
-ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous des
-arbres frais. Alors elle était morte; et il se trouvait en présence
-d’un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les reins,
-bien qu’il fût un ancien soldat. Et puis c’était chose si rare dans le
-pays, un meurtre, et le meurtre d’une enfant encore, qu’il n’en pouvait
-croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que ce sang
-figé sur sa jambe. Comment donc l’avait-on tuée?</p>
-
-<p>Il s’était arrêté tout près d’elle; et il la regardait, appuyé sur son
-bâton. Certes, il la connaissait, puisqu’il connaissait tous les <span class="pagenum" id="Page_7">7</span>
-habitants de la contrée; mais ne pouvant voir son visage, il ne pouvait
-deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui couvrait la
-face; puis s’arrêta, la main tendue, retenu par une réflexion.</p>
-
-<p>Avait-il le droit de déranger quelque chose à l’état du cadavre avant
-les constatations de la justice? Il se figurait la justice comme
-une espèce de général à qui rien n’échappe et qui attache autant
-d’importance à un bouton perdu qu’à un coup de couteau dans le ventre.
-Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale; c’était
-une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée
-par une main maladroite.</p>
-
-<p>Alors, il se releva pour courir chez M. le maire; mais une autre
-pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par
-hasard, il ne pouvait pas l’abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout
-doucement, assez loin d’elle par prudence, et tendit la main vers son
-pied. Il était froid, glacé de ce froid terrible qui rend effrayante la
-chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce toucher,
-sentit son cœur retourné, comme il le dit plus tard, et la salive
-séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il <span class="pagenum" id="Page_8">8</span> se mit à courir
-sous la futaie vers la maison de M. Renardet.</p>
-
-<p>Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings
-fermés, la tête en avant; et son sac de cuir, plein de lettres et de
-journaux, lui battait les reins en cadence.</p>
-
-<p>La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de
-parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que
-formait en cet endroit la Brindille.</p>
-
-<p>C’était une grande maison carrée, en pierre grise, très ancienne, qui
-avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme, haute
-de vingt mètres, bâtie dans l’eau.</p>
-
-<p>Du haut de cette citadelle, on surveillait jadis tout le pays. On
-l’appelait la tour du Renard, sans qu’on sût au juste pourquoi; et
-de cette appellation sans doute était venu le nom de Renardet que
-portaient les propriétaires de ce fief resté dans la même famille
-depuis plus de deux cents ans, disait-on. Car les Renardet faisaient
-partie de cette bourgeoisie presque noble qu’on rencontrait souvent
-dans les provinces avant la Révolution.</p>
-
-<p>Le facteur entra d’un élan dans la cuisine <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> où déjeunaient les
-domestiques, et cria: «Monsieur le maire est-il levé? Faut que je li
-parle sur l’heure.» On savait Médéric un homme de poids et d’autorité,
-et on comprit aussitôt qu’une chose grave s’était passée.</p>
-
-<p>M. Renardet, prévenu, ordonna qu’on l’amenât. Le piéton, pâle et
-essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue
-table couverte de papiers épars.</p>
-
-<p>C’était un gros et grand homme, lourd et rouge, fort comme un bœuf,
-et très aimé dans le pays, bien que violent à l’excès. Âgé à peu près
-de quarante ans et veuf depuis six mois, il vivait sur ses terres en
-gentilhomme des champs. Son tempérament fougueux lui avait souvent
-attiré des affaires pénibles dont le tiraient toujours les magistrats
-de Roüy-le-Tors, en amis indulgents et discrets. N’avait-il pas, un
-jour, jeté du haut de son siège le conducteur de la diligence parce
-qu’il avait failli écraser son chien d’arrêt Micmac? N’avait-il pas
-enfoncé les côtes d’un garde-chasse qui verbalisait contre lui, parce
-qu’il traversait, fusil au bras, une terre appartenant au voisin?
-N’avait-il pas même pris au collet le sous-préfet qui s’arrêtait dans
-le village <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> au cours d’une tournée administrative qualifiée par
-M. Renardet de tournée électorale; car il faisait de l’opposition au
-gouvernement par tradition de famille.</p>
-
-<p>Le maire demanda: «Qu’y a-t-il donc, Médéric?</p>
-
-<p>—J’ai trouvé une p’tite fille morte sous vot’ futaie.»</p>
-
-<p>Renardet se dressa, le visage couleur de brique:</p>
-
-<p>—Vous dites... Une petite fille?</p>
-
-<p>—Oui m’sieu, une p’tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang,
-morte, bien morte.</p>
-
-<p>Le maire jura: «Nom de Dieu; je parie que c’est la petite Roque. On
-vient de me prévenir qu’elle n’était pas rentrée hier soir chez sa
-mère. A quel endroit l’avez-vous découverte?»</p>
-
-<p>Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d’y conduire le
-maire.</p>
-
-<p>Mais Renardet devint brusque: «Non. Je n’ai pas besoin de vous.
-Envoyez-moi tout de suite le garde champêtre, le secrétaire de la
-mairie et le médecin, et continuez votre tournée. Vite, vite, allez, et
-dites-leur de me rejoindre sous la futaie.»</p>
-
-<p>Le piéton, homme de consigne, obéit et <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> se retira, furieux et
-désolé de ne pas assister aux constatations.</p>
-
-<p>Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou, de
-feutre gris, à bords très larges, et s’arrêta quelques secondes sur le
-seuil de sa demeure. Devant lui s’étendait un vaste gazon où éclataient
-trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles
-de fleurs épanouies, l’une en face de la maison et les autres sur les
-côtés. Plus loin, se dressaient jusqu’au ciel les premiers arbres de la
-futaie, tandis qu’à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang,
-on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé
-par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains,
-trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un
-plumeau frémissant de branches minces.</p>
-
-<p>A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui
-dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé
-d’éleveurs de bœufs.</p>
-
-<p>Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant
-à gauche, gagna le bord de l’eau qu’il suivit à pas lents, les mains
-derrière le dos. Il allait, le front penché; <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> et de temps en temps
-il regardait autour de lui s’il n’apercevait point les personnes qu’il
-avait envoyé quérir.</p>
-
-<p>Lorsqu’il fut arrivé sous les arbres, il s’arrêta, se découvrit et
-s’essuya le front comme avait fait Médéric; car l’ardent soleil de
-juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit
-en route, s’arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant,
-il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds
-et l’étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d’eau lui
-coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur
-son cou puissant et rouge, et entraient, l’une après l’autre, sous le
-col blanc de sa chemise.</p>
-
-<p>Comme personne n’apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis
-il appela: «Ohé! ohé!»</p>
-
-<p>Une voix répondit à droite: «Ohé! ohé!»</p>
-
-<p>Et le médecin apparut sous les arbres. C’était un petit homme maigre,
-ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux
-environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s’aidait d’une
-canne pour marcher.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_13">13</span></p>
-
-<p>Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui,
-prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures
-effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à
-tour pour se hâter, et agitant si fort leurs bras qu’ils semblaient
-accomplir avec eux plus de besogne qu’avec leurs jambes.</p>
-
-<p>Renardet dit au médecin: «Vous savez de quoi il s’agit?</p>
-
-<p>—Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric.</p>
-
-<p>—C’est bien. Allons.»</p>
-
-<p>Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs
-pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit; leurs yeux cherchaient,
-là-bas, devant eux.</p>
-
-<p>Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup: «Tenez, le voilà!»</p>
-
-<p>Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S’ils
-n’avaient point su ce que c’était, ils ne l’auraient pas deviné. Cela
-semblait luisant et si blanc qu’on l’eût pris pour un linge tombé;
-car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair
-pâle d’une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils
-<ins class="correction" title="distinuagient">distinguaient</ins> <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers
-l’eau et les deux bras écartés comme par un crucifiement.</p>
-
-<p>—J’ai rudement chaud, dit le maire.</p>
-
-<p>Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir
-qu’il replaça encore sur son front.</p>
-
-<p>Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu’il fut
-auprès du cadavre, il se pencha pour l’examiner, sans y toucher. Il
-avait mis un pince-nez comme lorsqu’on regarde un objet curieux, et
-tournait autour tout doucement.</p>
-
-<p>Il dit sans se redresser: «Viol et assassinat que nous allons constater
-tout à l’heure. Cette fillette est d’ailleurs presque une femme, voyez
-sa gorge.»</p>
-
-<p>Les deux seins, assez forts déjà, s’affaissaient sur la poitrine,
-amollis par la mort.</p>
-
-<p>Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle
-apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il
-reprit: «Parbleu, on l’a étranglée une fois l’affaire faite.»</p>
-
-<p>Il palpait le cou: «Etranglée avec les mains sans laisser d’ailleurs
-aucune trace particulière, ni marque d’ongle ni empreinte <span class="pagenum" id="Page_15">15</span> de
-doigt. Très bien. C’est la petite Roque, en effet.»</p>
-
-<p>Il replaça délicatement le mouchoir: «Je n’ai rien à faire; elle est
-morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.»</p>
-
-<p>Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d’un œil
-fixe le petit corps étalé sur l’herbe. Il murmura: «Quel misérable! Il
-faudrait retrouver les vêtements.»</p>
-
-<p>Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit: «Elle venait
-sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l’eau.»</p>
-
-<p>Le maire ordonna: «Toi, Principe (c’était le secrétaire de la mairie),
-tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime
-(c’était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me
-ramener le juge d’instruction avec la gendarmerie. Il faut qu’ils
-soient ici dans une heure. Tu entends.»</p>
-
-<p>Les deux hommes s’éloignèrent vivement et Renardet dit au docteur:
-«Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci?</p>
-
-<p>Le médecin murmura: «Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le
-monde en particulier et personne en général. N’importe, ça doit être
-quelque rôdeur, quelque <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> ouvrier sans travail. Depuis que nous
-sommes en République, on ne rencontre que ça sur les routes.»</p>
-
-<p>Tous deux étaient bonapartistes.</p>
-
-<p>Le maire reprit: «Oui, ça ne peut être qu’un étranger, un passant, un
-vagabond sans feu ni lieu...»</p>
-
-<p>Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: «Et sans femme.
-N’ayant ni bon souper ni bon gîte, il s’est procuré le reste. On ne
-sait pas ce qu’il y a d’hommes sur la terre capables d’un forfait à un
-moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu?»</p>
-
-<p>Et du bout de sa canne, il touchait l’un après l’autre les doigts
-roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d’un piano.</p>
-
-<p>—Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir,
-l’enfant n’étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l’avons
-appelée jusqu’à minuit sur les routes; mais nous n’avons point pensé
-à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches
-vraiment utiles.</p>
-
-<p>—Voulez-vous un cigare? dit le médecin.</p>
-
-<p>—Merci, je n’ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir
-ça.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_17">17</span></p>
-
-<p>Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps
-d’adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à
-ventre bleu, qui se promenait le long d’une cuisse, s’arrêta sur les
-taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de
-sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour
-explorer l’autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les
-deux hommes regardaient ce point noir errant.</p>
-
-<p>Le médecin dit: «Comme c’est joli, une mouche sur la peau. Les dames
-du dernier siècle avaient bien raison de s’en coller sur la figure.
-Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là?»</p>
-
-<p>Le maire semblait ne point l’entendre, perdu dans ses réflexions.</p>
-
-<p>Mais, tout d’un coup, il se retourna, car un bruit l’avait surpris;
-une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres.
-C’était la mère, la Roque. Dès qu’elle aperçut Renardet, elle se mit à
-hurler: «Ma p’tite, ous qu’est ma p’tite?» tellement affolée qu’elle
-ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s’arrêta net,
-joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur <span class="pagenum" id="Page_18">18</span>
-aiguë et déchirante, une clameur de bête mutilée.</p>
-
-<p>Puis elle s’élança vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme
-si elle l’eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle
-vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d’une
-secousse, puis s’abattit le visage contre terre, en jetant dans
-l’épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.</p>
-
-<p>Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de
-convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets
-secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement; et elle
-creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s’y
-cacher.</p>
-
-<p>Le médecin, ému, murmura: «Pauvre vieille!» Renardet eut dans le ventre
-un bruit singulier; puis il poussa une sorte d’éternuement bruyant qui
-lui sortit en même temps par le nez et par la bouche; et, tirant son
-mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant
-et se mouchant avec bruit. Il balbutiait: «Cré... cré... cré... cré
-nom de Dieu de cochon qui a fait ça... Je... je... voudrais le voir
-guillotiner...»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_19">19</span></p>
-
-<p>Mais Principe reparut, l’air désolé et les mains vides. Il murmura: «Je
-ne trouve rien, m’sieu le maire, rien de rien nulle part.»</p>
-
-<p>L’autre, effaré, répondit d’une voix grasse, noyée dans les larmes:
-«Qu’est-ce que tu ne trouves pas?</p>
-
-<p>—Les hardes de la petite.</p>
-
-<p>—Eh bien... eh bien... cherche encore... et... et... trouve-les...
-ou... tu auras affaire à moi.</p>
-
-<p>L’homme, sachant qu’on ne résistait pas au maire, repartit d’un pas
-découragé en jetant sur le cadavre un coup d’œil oblique et craintif.</p>
-
-<p>Des voix lointaines s’élevaient sous les arbres, une rumeur confuse,
-le bruit d’une foule qui approchait; car Médéric, dans sa tournée,
-avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits
-d’abord, avaient causé de ça dans la rue, d’un seuil à l’autre; puis
-ils s’étaient réunis; ils avaient jasé, discuté, commenté l’événement
-pendant quelques minutes; et maintenant ils s’en venaient pour voir.</p>
-
-<p>Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par
-crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps, ils
-s’arrêtèrent, <span class="pagenum" id="Page_20">20</span> n’osant plus avancer et parlant bas. Puis ils
-s’enhardirent, firent quelques pas, s’arrêtèrent encore, avancèrent
-de nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère,
-du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se
-resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt
-ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le
-palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de
-sa torpeur, devint furieux, et saisissant la canne du docteur Labarbe,
-il se jeta sur ses administrés en balbutiant: «Foutez-moi le camp...
-foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi le camp...» En une
-seconde le cordon de curieux s’élargit de deux cents mètres.</p>
-
-<p>La Roque s’était relevée, retournée, assise, et elle pleurait
-maintenant dans ses mains jointes sur sa face.</p>
-
-<p>Dans la foule, on discutait la chose; et des yeux avides de garçons
-fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s’en aperçut, et,
-enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui
-disparut tout entière sous le vaste vêtement.</p>
-
-<p>Les curieux se rapprochaient doucement; <span class="pagenum" id="Page_21">21</span> la futaie s’emplissait de
-monde; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu des
-grands arbres.</p>
-
-<p>Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main,
-dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité
-du peuple et répétait: «Si un de vous approche, je lui casse la tête
-comme à un chien.»</p>
-
-<p>Les paysans avaient grand’peur de lui; ils se tinrent au large. Le
-docteur Labarbe, qui fumait, s’assit à côté de la Roque, et il lui
-parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses
-mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants,
-vidant sa douleur dans l’abondance de sa parole. Elle raconta toute sa
-vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de bœufs, tué d’un
-coup de corne, l’enfance de sa fille, son existence misérable de veuve
-sans ressources avec la petite. Elle n’avait que ça, sa petite Louise;
-et on l’avait tuée; on l’avait tuée dans ce bois. Tout d’un coup, elle
-voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu’au cadavre, elle
-souleva par un coin le vêtement qui le couvrait; puis elle le laissa
-retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> regardant
-avidement tous les gestes de la mère.</p>
-
-<p>Mais, soudain, un grand remous eut lieu; on cria: «Les gendarmes, les
-gendarmes!»</p>
-
-<p>Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot,
-escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux, qui
-dansait comme un singe sur une haute jument blanche.</p>
-
-<p>Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge
-d’instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa
-promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la
-grande joie des officiers.</p>
-
-<p>Il mit pied à terre avec le capitaine, et serra les mains du maire et
-du docteur, en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que
-gonflait le corps couché dessous.</p>
-
-<p>Quand il fut bien au courant des faits, il fit d’abord écarter le
-public que les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut
-bientôt dans la prairie, et forma haie, une grande haie de têtes
-excitées et remuantes tout le long de la Brindille, de l’autre côté du
-ruisseau.</p>
-
-<p>Le médecin, à son tour, donna des explications <span class="pagenum" id="Page_23">23</span> que Renardet
-écrivait au crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent
-faites, enregistrées et commentées sans amener aucune découverte.
-Maxime aussi était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements.</p>
-
-<p>Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant
-l’expliquer que par un vol; et, comme ces guenilles ne valaient pas
-vingt sous, ce vol même était inadmissible.</p>
-
-<p>Le juge d’instruction, le maire, le capitaine et le docteur s’étaient
-mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches
-le long de l’eau.</p>
-
-<p>Renardet disait au juge: «Comment se fait-il que ce misérable ait caché
-ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en
-pleine vue?»</p>
-
-<p>L’autre, sournois et perspicace, répondit: «Hé! hé! Une ruse peut-être?
-Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans
-tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.»</p>
-
-<p>Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C’étaient le
-substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur
-tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span></p>
-
-<p>Renardet dit tout à coup: «Savez-vous que je vous garde à déjeuner?»</p>
-
-<p>Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d’instruction,
-trouvant qu’on s’était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite
-Roque, se tourna vers le maire:</p>
-
-<p>—Je peux faire porter chez vous le corps, n’est-ce pas? Vous avez bien
-une chambre pour me le garder jusqu’à ce soir.</p>
-
-<p>L’autre se troubla, balbutiant: «Oui, non... non... A vrai dire,
-j’aime mieux qu’il n’entre pas chez moi... à cause... à cause de mes
-domestiques... qui... qui parlent déjà de revenants dans... dans ma
-tour, dans la tour du Renard... Vous savez... Je ne pourrais plus en
-garder un seul... Non... J’aime mieux ne pas l’avoir chez moi.</p>
-
-<p>Le magistrat se mit à sourire: «Bon... Je vais le faire emporter
-tout de suite à Roüy, pour l’examen légal.» Et se tournant vers le
-substitut: «Je peux me servir de votre voiture, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>—Oui, parfaitement.»</p>
-
-<p>Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque maintenant, assise à
-côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle,
-d’un œil vague et hébété.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_25">25</span></p>
-
-<p>Les deux médecins essayèrent de l’emmener pour qu’elle ne vît pas
-enlever la petite; mais elle comprit tout de suite ce qu’on allait
-faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras.
-Couchée dessus elle criait: «Vous ne l’aurez pas, c’est à moi, c’est à
-moi à c’t’ heure. On me l’a tuée; j’ veux la garder, vous l’aurez pas!»</p>
-
-<p>Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d’elle.
-Renardet se mit à genoux pour lui parler: «Écoutez, la Roque, il le
-faut, pour savoir celui qui l’a tuée; sans ça on ne saurait pas; il
-faut bien qu’on le cherche pour le punir. On vous la rendra quand on
-l’aura trouvé, je vous le promets.»</p>
-
-<p>Cette raison ébranla la femme et une haine s’éveillant dans son regard
-affolé: «Alors on le prendra? dit-elle.</p>
-
-<p>—Oui, je vous le promets.»</p>
-
-<p>Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens; mais le capitaine
-ayant murmuré: «C’est surprenant qu’on ne retrouve pas ses vêtements»,
-une idée nouvelle, qu’elle n’avait pas encore eue, entra brusquement
-dans sa tête de paysanne et elle demanda:</p>
-
-<p>—Ous qu’é sont ses hardes; c’est à mé. Je les veux. Ous qu’on les a
-mises? <span class="pagenum" id="Page_26">26</span></p>
-
-<p>On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables; alors elle les
-réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant: «C’est
-à mé, je les veux; ous qu’é sont, je les veux?»</p>
-
-<p>Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s’obstinait. Elle
-ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les vêtements
-de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de misérable
-pour qui une pièce d’argent représente une fortune, que par tendresse
-maternelle.</p>
-
-<p>Et quand le petit corps, roulé en des couvertures qu’on était allé
-chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la vieille, debout
-sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine, criait: «J’ai
-pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement son p’tit
-bonnet, son p’tit bonnet; j’ai pu rien, pu rien, pas seulement son
-p’tit bonnet.»</p>
-
-<p>Le curé venait d’arriver, un tout jeune prêtre déjà gras. Il se
-chargea d’emmener la Roque, et ils s’en allèrent ensemble vers le
-village. La douleur de la mère s’atténuait sous la parole sucrée de
-l’ecclésiastique, qui lui promettait mille compensations. Mais elle
-répétait sans cesse: «Si j’avais seulement <span class="pagenum" id="Page_27">27</span> son p’tit bonnet...»,
-s’obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres.</p>
-
-<p>Renardet cria de loin: «Vous déjeunez avec nous, monsieur l’abbé. Dans
-une heure.»</p>
-
-<p>Le prêtre tourna la tête et répondit: Volontiers, monsieur le maire. Je
-serai chez vous à midi.»</p>
-
-<p>Et tout le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers
-les branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la
-Brindille.</p>
-
-<p>Le repas dura longtemps; on parlait du crime. Tout le monde se trouva
-du même avis; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant là par
-hasard, pendant que la petite prenait un bain.</p>
-
-<p>Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu’ils
-reviendraient le lendemain de bonne heure; le médecin et le curé
-rentrèrent chez eux, tandis que Renardet, après une longue promenade
-par les prairies, s’en revint sous la futaie où il se promena jusqu’à
-la nuit, à pas lents, les mains derrière le dos.</p>
-
-<p>Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain
-quand le juge <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> d’instruction pénétra dans sa chambre. Il se
-frottait les mains; il avait l’air content; il dit:</p>
-
-<p>—Ah! ah! vous dormez encore! Eh bien, mon cher, nous avons du nouveau
-ce matin.</p>
-
-<p>Le maire s’était assis sur son lit.</p>
-
-<p>—Quoi donc?</p>
-
-<p>—Oh! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la mère
-réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet surtout. Eh
-bien, en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le seuil, les
-deux petits sabots de l’enfant. Cela prouve que le crime a été commis
-par quelqu’un du pays, par quelqu’un qui a eu pitié d’elle. Voilà en
-outre le facteur Médéric qui m’apporte le dé, le couteau et l’étui à
-aiguilles de la morte. Donc l’homme, en emportant les vêtements pour
-les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la poche. Pour
-moi, j’attache surtout de l’importance au fait des sabots, qui indique
-une certaine culture morale et une faculté d’attendrissement chez
-l’assassin. Nous allons donc, si vous le voulez bien, passer en revue
-ensemble les principaux habitants de votre pays.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_29">29</span></p>
-
-<p>Le maire s’était levé. Il sonna afin qu’on lui apportât de l’eau chaude
-pour sa barbe. Il disait: «Volontiers; mais ce sera assez long, et nous
-pouvons commencer tout de suite.»</p>
-
-<p>M. Putoin s’était assis à cheval sur une chaise, continuant ainsi, même
-dans les appartements, sa manie d’équitation.</p>
-
-<p>Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en se
-regardant dans la glace; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et il
-reprit: «Le principal habitant de Carvelin s’appelle Joseph Renardet,
-maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les
-cochers...»</p>
-
-<p>Le juge d’instruction se mit à rire: «Cela suffit; passons au suivant...</p>
-
-<p>—Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de
-bœufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois,
-très retors en toute question d’argent, mais incapable, à mon avis,
-d’avoir commis un tel forfait.»</p>
-
-<p>M. Putoin dit: «Passons.»</p>
-
-<p>Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua l’inspection
-morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux heures <span class="pagenum" id="Page_30">30</span> de
-discussion, leurs soupçons s’étaient arrêtés sur trois individus
-assez suspects: un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de truites et
-d’écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de bœufs nommé Clovis.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>Les recherches durèrent tout l’été; on ne découvrit pas le criminel.
-Ceux qu’on soupçonna et qu’on arrêta prouvèrent facilement leur
-innocence, et le parquet dut renoncer à la poursuite du coupable.</p>
-
-<p>Mais cet assassinat semblait avoir ému le pays entier d’une façon
-singulière. Il était resté aux âmes des habitants une inquiétude, une
-vague peur, une sensation d’effroi mystérieux, venue non seulement
-de l’impossibilité de découvrir aucune trace, mais aussi et surtout
-de cette étrange trouvaille des sabots devant la porte de la Roque,
-le lendemain. La certitude que le meurtrier avait assisté aux
-constatations, qu’il vivait encore dans le village, sans doute, hantait
-les esprits, les <span class="pagenum" id="Page_32">32</span> obsédait, paraissait planer sur le pays comme une
-incessante menace.</p>
-
-<p>La futaie, d’ailleurs, était devenue un endroit redouté, évité, qu’on
-croyait hanté. Autrefois, les habitants venaient s’y promener chaque
-dimanche dans l’après-midi. Ils s’asseyaient sur la mousse au pied
-des grands arbres énormes, ou bien s’en allaient le long de l’eau en
-guettant les truites qui filaient sous les herbes. Les garçons jouaient
-aux boules, aux quilles, au bouchon, à la balle, en certaines places où
-ils avaient découvert, aplani et battu le sol; et les filles, par rangs
-de quatre ou cinq, se promenaient en se tenant par le bras, piaillant
-de leurs voix criardes des romances qui grattaient l’oreille, dont les
-notes fausses troublaient l’air tranquille et agaçaient les nerfs des
-dents ainsi que des gouttes de vinaigre. Maintenant personne n’allait
-plus sous la voûte épaisse et haute, comme si on se fût attendu à y
-trouver toujours quelque cadavre couché.</p>
-
-<p>L’automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et nuit,
-descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands
-arbres; et on commençait à voir le ciel à travers les branches.
-Quelquefois, <span class="pagenum" id="Page_33">33</span> quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie
-lente et continue s’épaississait brusquement, devenait une averse
-vaguement bruissante qui couvrait la mousse d’un épais tapis jaune,
-criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le
-murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait
-une plainte, et ces feuilles tombant toujours semblaient des larmes,
-de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient
-jour et nuit sur la fin de l’année, sur la fin des aurores tièdes et
-des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs
-soleils, et aussi peut-être sur le crime qu’ils avaient vu commettre
-sous leur ombre, sur l’enfant violée et tuée à leur pied. Ils
-pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné
-et redouté, où devait errer, seule, l’âme, la petite âme de la petite
-morte.</p>
-
-<p>La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune et
-colère entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres et
-nus.</p>
-
-<p>Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la futaie.
-Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison, descendait
-<span class="pagenum" id="Page_34">34</span> à pas lents son perron, et s’en allait sous les arbres d’un air
-songeur, les mains dans ses poches. Il marchait longtemps sur la mousse
-humide et molle, tandis qu’une légion de corbeaux, accourus de tous les
-voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à travers
-l’espace, à la façon d’un immense voile de deuil flottant au vent, en
-poussant des clameurs violentes et sinistres.</p>
-
-<p>Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches
-emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules
-d’automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement
-et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de
-leur vol.</p>
-
-<p>Ils s’abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à
-peu leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes
-noires au noir de l’espace.</p>
-
-<p>Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les
-ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait,
-tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire,
-en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la
-flamme.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_35">35</span></p>
-
-<p>Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait
-abattre sa futaie.</p>
-
-<p>Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le
-plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître.</p>
-
-<p>D’abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc.</p>
-
-<p>Liés à lui par un collier de corde, ils l’enlacent d’abord de leurs
-bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d’un coup de
-pointe d’acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois,
-y reste enfoncée, et l’homme s’élève dessus comme sur une marche
-pour frapper de l’autre pied avec l’autre pointe sur laquelle il se
-soutiendra de nouveau en recommençant avec la première.</p>
-
-<p>Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui
-l’attache à l’arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d’acier.
-Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un
-géant, il monte lourdement le long de l’immense colonne, l’embrassant
-et l’éperonnant pour aller le décapiter.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_36">36</span></p>
-
-<p>Dès qu’il arrive aux premières branches, il s’arrête, détache de
-son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec
-méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la
-branche craque, fléchit, s’incline, s’arrache et s’abat en frôlant dans
-sa chute les arbres voisins. Puis elle s’écrase sur le sol avec un
-grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent
-longtemps.</p>
-
-<p>Le sol se couvrait de débris que d’autres hommes taillaient à leur
-tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres
-restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux
-gigantesques amputés et rasés par l’acier tranchant des serpes.</p>
-
-<p>Et, quand l’ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet
-du fût droit et mince le collier de corde qu’il y avait porté, il
-redescendait ensuite à coups d’éperon le long du tronc découronné que
-les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups
-qui retentissaient dans tout le reste de la futaie.</p>
-
-<p>Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes
-tiraient, en <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au
-sommet, et l’immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le
-bruit sourd et la secousse d’un coup de canon lointain.</p>
-
-<p>Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une
-armée perd ses soldats.</p>
-
-<p>Renardet ne s’en allait plus; il restait là du matin au soir,
-contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa
-futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus ainsi que
-sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte
-d’impatience secrète et calme, comme s’il eût attendu, espéré quelque
-chose à la fin de ce massacre.</p>
-
-<p>Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée.
-On y parvint enfin, un soir, à l’heure du crépuscule.</p>
-
-<p>Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent
-arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d’un hêtre
-énorme, mais le maître s’y opposa, et exigea qu’à l’heure même on
-ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime.</p>
-
-<p>Quand l’ébrancheur l’eut mis à nu, eut <span class="pagenum" id="Page_38">38</span> terminé sa toilette de
-condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes
-commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.</p>
-
-<p>L’arbre résista; son tronc puissant, bien qu’entaillé jusqu’au milieu,
-était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte
-de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu’à terre, et
-ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur
-effort.</p>
-
-<p>Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing,
-pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile,
-la main sur l’écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et
-nerveuse.</p>
-
-<p>Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand
-il tombera, ça pourrait vous blesser.»</p>
-
-<p>Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir
-lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.</p>
-
-<p>Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un
-déchirement qui sembla courir jusqu’au sommet comme une secousse
-douloureuse; et elle s’inclina un <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> peu, prête à tomber, mais
-résistant encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent
-un effort plus grand; et comme l’arbre, brisé, croulait, soudain
-Renardet fit un pas en avant, puis s’arrêta, les épaules soulevées pour
-recevoir le choc irrésistible, le choc mortel qui l’écraserait sur le
-sol.</p>
-
-<p>Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le
-jetant sur la face à cinq mètres de là.</p>
-
-<p>Les ouvriers s’élancèrent pour le relever; il s’était déjà soulevé
-lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main
-sur son front, comme s’il se réveillait d’un accès de folie.</p>
-
-<p>Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes surpris,
-l’interrogèrent, ne comprenant point ce qu’il avait fait. Il répondit,
-en balbutiant, qu’il avait eu un moment d’égarement, ou, plutôt, une
-seconde de retour à l’enfance, qu’il s’était imaginé avoir le temps de
-passer sous l’arbre, comme les gamins passent en courant devant les
-voitures au trot, qu’il avait joué au danger, que, depuis huit jours,
-il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois
-qu’un arbre craquait pour tomber, si on pourrait <span class="pagenum" id="Page_40">40</span> passer dessous
-sans être touché. C’était une bêtise, il l’avouait; mais tout le monde
-a de ces minutes d’insanité et de ces tentations d’une stupidité
-puérile.</p>
-
-<p>Il s’expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il
-s’en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.»</p>
-
-<p>Dès qu’il fut rentré dans sa chambre, il s’assit devant sa table, que
-sa lampe, coiffée d’un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son
-front entre ses mains, il se mit à pleurer.</p>
-
-<p>Il pleura longtemps, puis s’essuya les yeux, releva la tête et regarda
-sa pendule. Il n’était pas encore six heures. Il pensa: «J’ai le
-temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint
-alors s’asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu,
-prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté.
-L’acier de l’arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.</p>
-
-<p>Renardet le contempla quelque temps avec l’œil trouble d’un homme
-ivre; puis il se leva et se mit à marcher.</p>
-
-<p>Il allait d’un bout à l’autre de l’appartement, et de temps en temps
-s’arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de <span class="pagenum" id="Page_41">41</span>
-son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et
-se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il
-se remit à marcher. Chaque fois qu’il passait devant sa table, l’arme
-brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la
-pendule et pensait: «J’ai encore le temps.»</p>
-
-<p>La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la
-bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon
-dedans comme s’il eût voulu l’avaler. Il resta ainsi quelques secondes,
-immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un
-frisson d’horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.</p>
-
-<p>Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n’ose
-pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me
-tuer!»</p>
-
-<p>On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le
-dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C’est bien. Je descends.»</p>
-
-<p>Alors il ramassa l’arme, l’enferma de nouveau dans le tiroir, puis se
-regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> ne
-lui semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu
-plus rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.</p>
-
-<p>Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne
-veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs
-pipes dans la salle pendant qu’on desservait. Puis il remonta dans sa
-chambre.</p>
-
-<p>Dès qu’il s’y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses
-armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma
-ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur
-lui-même, parcourut de l’œil tout l’appartement avec une angoisse
-d’épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu’il allait
-la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu’il
-avait violée, puis étranglée.</p>
-
-<p>Toutes les nuits, l’odieuse vision recommençait. C’était d’abord dans
-ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d’une machine à
-battre ou le passage lointain d’un train sur un pont. Il commençait
-alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col de
-chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang, il
-essayait de lire, il <span class="pagenum" id="Page_43">43</span> essayait de chanter; c’était en vain; sa
-pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait
-recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions
-les plus violentes de la première minute à la dernière.</p>
-
-<p>Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l’horrible jour,
-un peu d’étourdissement et de migraine qu’il attribuait à la chaleur,
-de sorte qu’il était resté dans sa chambre jusqu’à l’appel du déjeuner.
-Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la
-fin de l’après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante sous les
-arbres de sa futaie.</p>
-
-<p>Mais, dès qu’il fut dehors, l’air lourd et brûlant de la plaine
-l’oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur
-la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente.
-Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les
-oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna
-les grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille
-évaporait un peu de fraîcheur sous l’immense toiture de branches. Mais
-il se sentait mal à l’aise. Il lui semblait qu’une main inconnue,
-<span class="pagenum" id="Page_44">44</span> invisible, lui serrait le cou; et il ne songeait presque à rien,
-ayant d’ordinaire peu d’idées dans la tête. Seule, une pensée vague le
-hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait de
-vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué depuis
-dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence de tous
-les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un besoin
-impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser régulier.
-Depuis la mort de M<sup>me</sup> Renardet, il souffrait sans cesse sans bien
-comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler ses
-jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s’affaiblir
-entre ses bras surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il
-cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il
-pourrait épouser lorsque son deuil serait fini.</p>
-
-<p>Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant d’Hercule,
-et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses
-veilles. Il les chassait; elles revenaient; et il murmurait par moments
-en souriant de lui-même: «Me voici comme saint Antoine.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_45">45</span></p>
-
-<p>Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir lui
-vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir et
-apaiser l’ardeur de son sang.</p>
-
-<p>Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les gens
-du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla.</p>
-
-<p>Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se reposait,
-sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en approchant, crut
-entendre un léger bruit, un faible clapotement qui n’était point
-celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les feuilles
-et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers l’onde
-transparente, battait l’eau des deux mains, en dansant un peu dedans,
-et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n’était plus une
-enfant, ce n’était pas encore une femme; elle était grasse et formée,
-tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque mûre.
-Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d’angoisse, le souffle coupé
-par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le cœur
-battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme
-si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et
-trop jeune, <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du
-ruisselet, comme l’autre, la grande, dans les vagues de la mer.</p>
-
-<p>Soudain l’enfant sortit du bain, et sans le voir, s’en vint vers lui
-pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu’elle approchait à
-petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il se sentait
-poussé vers elle par une force irrésistible, par un emportement bestial
-qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et le faisait trembler
-des pieds à la tête.</p>
-
-<p>Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le cachait.
-Alors perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua sur elle et
-la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour résister, trop
-épouvantée pour appeler, et il la posséda sans comprendre ce qu’il
-faisait.</p>
-
-<p>Il se réveilla de son crime, comme on se réveille d’un cauchemar.
-L’enfant commençait à pleurer.</p>
-
-<p>Il dit: «Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l’argent.»</p>
-
-<p>Mais elle n’écoutait pas; elle sanglotait.</p>
-
-<p>Il reprit: «Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_47">47</span></p>
-
-<p>Elle hurla en se tordant pour s’échapper.</p>
-
-<p>Il comprit brusquement qu’il était perdu; et il la saisit par le cou
-pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles.
-Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d’un être
-qui veut fuir la mort, il ferma sa main de colosse sur la petite gorge
-gonflée de cris, et il l’eut étranglée en quelques instants, tant il
-serrait furieusement, sans qu’il songeât à la tuer, mais simplement
-pour la faire taire.</p>
-
-<p>Puis il se dressa, éperdu d’horreur.</p>
-
-<p>Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se
-sauver, quand surgit, dans son âme bouleversée, l’instinct mystérieux
-et confus qui guide tous les êtres en danger.</p>
-
-<p>Il faillit jeter le corps à l’eau; mais une autre impulsion le poussa
-vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il avait de
-la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou profond
-du ruisseau, sous un tronc d’arbre dont le pied baignait dans la
-Brindille.</p>
-
-<p>Puis il s’en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense
-détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de
-l’autre côté du pays, et il rentra <span class="pagenum" id="Page_48">48</span> pour dîner à l’heure ordinaire
-en racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade.</p>
-
-<p>Il dormit pourtant cette nuit-là; il dormit d’un épais sommeil de
-brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il
-n’ouvrit les yeux qu’aux premières lueurs du jour, et il attendit,
-torturé par la peur du forfait découvert, l’heure ordinaire de son
-réveil.</p>
-
-<p>Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit à la façon
-des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les choses
-et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage d’ivresse,
-dans ce doute d’<ins class="correction" title="irréalié">irréalité</ins> qui trouble l’esprit aux heures des grandes
-catastrophes.</p>
-
-<p>Seul le cri déchirant de la Roque lui traversa le cœur. A ce moment
-il faillit se jeter aux genoux de la vieille femme en criant: «C’est
-moi.» Mais il se contint. Il alla pourtant, durant la nuit, repêcher
-les sabots de la morte, pour les porter sur le seuil de sa mère.</p>
-
-<p>Tant que dura l’enquête, tant qu’il dut guider et égarer la justice,
-il fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait <span class="pagenum" id="Page_49">49</span>
-paisiblement avec les magistrats toutes les suppositions qui leur
-passaient par l’esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs
-raisonnements. Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à
-troubler leurs perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter
-ceux qu’ils suspectaient.</p>
-
-<p>Mais, à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il devint
-peu à peu nerveux, plus excitable encore qu’autrefois, bien qu’il
-maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de peur;
-il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des pieds
-à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un besoin
-impérieux de mouvement l’envahit, le força à des courses prodigieuses,
-le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa chambre.</p>
-
-<p>Ce n’était point qu’il fût harcelé par des remords. Sa nature brutale
-ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte morale. Homme
-d’énergie et même de violence, né pour faire la guerre, ravager les
-pays conquis et massacrer les vaincus, plein d’instincts sauvages
-de chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie humaine.
-Bien qu’il respectât l’Eglise, par politique, il <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> ne croyait ni à
-Dieu, ni au diable, n’attendant par conséquent, dans une autre vie,
-ni châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour
-toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des
-encyclopédistes du siècle dernier; et il considérait la Religion comme
-une sanction morale de la Loi, l’une et l’autre ayant été inventées par
-les hommes pour régler les rapports sociaux.</p>
-
-<p>Tuer quelqu’un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou par
-accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé
-une chose amusante et crâne, et n’eût pas laissé plus de traces en son
-esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre; mais il avait ressenti
-une émotion profonde du meurtre de cette enfant. Il l’avait commis
-d’abord dans l’affolement d’une ivresse irrésistible, dans une espèce
-de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au cœur,
-gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts
-d’assassin une sorte d’amour bestial, en même temps qu’une horreur
-épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A
-tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible; <span class="pagenum" id="Page_51">51</span> et bien
-qu’il s’efforçât de chasser cette image, qu’il l’écartât avec terreur,
-avec dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de
-lui, attendant sans cesse le moment de réapparaître.</p>
-
-<p>Alors il eut peur des soirs, peur de l’ombre tombant autour de lui. Il
-ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes;
-mais il les redoutait d’instinct; il les sentait peuplées de terreurs.
-Le jour clair ne se prête point aux épouvantes. On y voit les choses
-et les êtres; aussi n’y rencontre-t-on que les choses et les êtres
-naturels qui peuvent se montrer dans la clarté. Mais la nuit, la nuit
-opaque, plus épaisse que des murailles, et vide, la nuit infinie, si
-noire, si vaste, où l’on peut frôler d’épouvantables choses, la nuit où
-l’on sent errer, rôder l’effroi mystérieux, lui paraissait cacher un
-danger inconnu, proche et menaçant. Lequel?</p>
-
-<p>Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un
-soir qu’il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre.
-Il attendit, inquiet, le cœur battant; la draperie ne bougeait plus;
-puis, soudain, elle s’agita de nouveau; du moins il pensa qu’elle
-s’agitait. Il n’osait point se lever; il n’osait plus <span class="pagenum" id="Page_52">52</span> respirer;
-et pourtant il était brave; il s’était battu souvent et il aurait aimé
-découvrir chez lui des voleurs.</p>
-
-<p>Était-il vrai qu’il remuait, ce rideau? Il se le demandait, craignant
-d’être trompé par ses yeux. C’était si peu de chose, d’ailleurs, un
-léger frisson de l’étoffe, une sorte de tremblement des plis, à peine
-une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet demeurait
-les yeux fixes, le cou tendu; et brusquement il se leva, honteux de
-sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et l’écarta
-largement. Il ne vit rien d’abord que les vitres noires, noires comme
-des plaques d’encre luisante. La nuit, la grande nuit impénétrable
-s’étendait par derrière jusqu’à l’invisible horizon. Il restait debout
-en face de cette ombre illimitée; et tout à coup il y aperçut une
-lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il approcha
-son visage du carreau, pensant qu’un pêcheur d’écrevisses braconnait
-sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et cette lueur
-rampait au bord de l’eau, sous la futaie. Comme il ne distinguait pas
-encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains; et brusquement cette
-lueur devint une clarté, et il aperçut <span class="pagenum" id="Page_53">53</span> la petite Roque nue et
-sanglante sur la mousse.</p>
-
-<p>Il recula crispé d’horreur, heurta son siège et tomba sur le dos. Il y
-resta quelques minutes l’âme en détresse, puis il s’assit et se mit à
-réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout; une hallucination
-venue de ce qu’un maraudeur de nuit marchait au bord de l’eau avec son
-fanal. Quoi d’étonnant d’ailleurs à ce que le souvenir de son crime
-jetât en lui, parfois, la vision de la morte.</p>
-
-<p>S’étant relevé, il but un verre d’eau, puis s’assit. Il songeait:
-«Que vais-je faire, si cela recommence?» Et cela recommencerait, il
-le sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard,
-l’appelait, l’attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise; puis
-il prit un livre et essaya de lire; mais il lui sembla entendre bientôt
-s’agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement pivoter sur
-un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore; certes, il avait remué,
-cette fois; il n’en pouvait plus douter; il s’élança et le saisit
-d’une main si brutale qu’il le jeta bas avec sa galerie; puis il colla
-avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout était noir au
-dehors; et il respira <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> avec la joie d’un homme dont on vient de
-sauver la vie.</p>
-
-<p>Donc il retourna s’asseoir; mais presque aussitôt le désir le reprit de
-regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau était tombé,
-elle faisait une sorte de trou sombre attirant, redoutable, sur la
-campagne obscure. Pour ne point céder à cette dangereuse tentation, il
-se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et ferma les yeux.</p>
-
-<p>Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le sommeil.
-Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les ouvrit,
-croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur son
-coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l’attirait toujours,
-invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques
-étoiles; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les
-carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là-bas,
-sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore,
-éclairant l’ombre autour de lui!</p>
-
-<p>Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu’au
-matin, la tête cachée sous l’oreiller.</p>
-
-<p>A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. <span class="pagenum" id="Page_55">55</span> Il passait
-ses jours dans la terreur des nuits; et chaque nuit, la vision
-recommençait. A peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter;
-mais en vain. Une force irrésistible le soulevait et le poussait à
-sa vitre, comme pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt,
-couché d’abord au lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes
-ouvertes, tel que le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait
-et s’en venait, à petits pas, ainsi que l’enfant avait fait en sortant
-de la rivière. Elle s’en venait, doucement, tout droit en passant
-sur le gazon et sur la corbeille de fleurs desséchées; puis elle
-s’élevait dans l’air, vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers
-lui, comme elle était venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et
-l’homme reculait devant l’apparition, il reculait jusqu’à son lit
-et s’affaissait dessus, sachant bien que la petite était entrée et
-qu’elle se tenait maintenant derrière le rideau qui remuerait tout
-à l’heure. Et jusqu’au jour il le regardait, ce rideau, d’un œil
-fixe, s’attendant sans cesse à voir sortir sa victime. Mais elle ne
-se montrait plus; elle restait là, sous l’étoffe agitée parfois d’un
-tremblement. Et Renardet, les doigts crispés sur ses draps, les serrait
-ainsi qu’il avait serré la gorge <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> de la petite Roque. Il écoutait
-sonner les heures; il entendait battre dans le silence le balancier de
-sa pendule et les coups profonds de son cœur. Et il souffrait, le
-misérable, plus qu’aucun homme n’avait jamais souffert.</p>
-
-<p>Puis, dès qu’une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant le
-jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa chambre;
-et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d’un sommeil
-inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve l’épouvantable
-vision de ses veilles.</p>
-
-<p>Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se sentait
-courbaturé comme après de prodigieuses fatigues; et il mangeait à
-peine, hanté toujours par la crainte de celle qu’il reverrait la nuit
-suivante.</p>
-
-<p>Il savait bien pourtant que ce n’était pas une apparition, que les
-morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par
-une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause
-de son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle,
-appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait
-empreinte l’image ineffaçable. Mais il savait aussi qu’il <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> ne
-guérirait pas, qu’il n’échapperait jamais à la persécution sauvage de
-sa mémoire; et il se résolut à mourir plutôt que de supporter plus
-longtemps ces tortures.</p>
-
-<p>Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de
-simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide.
-Car il tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères; et si on
-soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime
-inexpliqué, à l’introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à
-l’accuser du forfait.</p>
-
-<p>Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par l’arbre
-au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida donc à
-faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre refusa
-de lui casser les reins.</p>
-
-<p>Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son
-revolver, et puis il n’avait pas osé tirer.</p>
-
-<p>L’heure du dîner sonna, il avait mangé, puis était remonté. Et il
-ne savait pas ce qu’il allait faire. Il se sentait lâche maintenant
-qu’il avait échappé une première fois. Tout à l’heure il était prêt,
-fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution; à présent,
-<span class="pagenum" id="Page_58">58</span> il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la
-morte.</p>
-
-<p>Il balbutiait: «Je n’oserai plus, je n’oserai plus»; et il regardait
-avec terreur, tantôt l’arme sur sa table, tantôt le rideau qui cachait
-sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose d’horrible aurait
-lieu sitôt que sa vie cesserait! Quelque chose? Quoi? Leur rencontre
-peut-être? Elle le guettait, elle l’attendait, l’appelait, et c’était
-pour le prendre à son tour, pour l’attirer dans sa vengeance et le
-décider à mourir qu’elle se montrait ainsi tous les soirs.</p>
-
-<p>Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant: «Je n’oserai plus, je
-n’oserai plus.» Puis il tomba sur les genoux, et balbutia: «Mon Dieu,
-mon Dieu.» Sans croire à Dieu, pourtant. Et il n’osait plus, en effet,
-regarder sa fenêtre où il savait blottie l’apparition, ni sa table où
-luisait son revolver.</p>
-
-<p>Quand il se fut relevé, il dit tout haut: «Ça ne peut pas durer, il
-faut en finir.» Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit
-passer un frisson de peur le long des membres; mais comme il ne se
-décidait à prendre aucune résolution, comme il sentait bien que le
-doigt de sa main refuserait toujours <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> de presser la gâchette de
-l’arme, il retourna cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et
-il réfléchit.</p>
-
-<p>Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir,
-inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune
-hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les
-condamnés qu’on mène à l’échafaud au milieu des soldats. Oh! s’il
-pouvait prier quelqu’un de tirer; s’il pouvait, avouant l’état de son
-âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais,
-obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible? A
-qui? il cherchait parmi les gens qu’il connaissait. Le médecin? Non.
-Il raconterait cela plus tard, sans doute? Et tout à coup, une bizarre
-pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d’instruction,
-qu’il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait
-tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu’il endurait,
-et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu’il
-employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom
-de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu’il aurait appris
-que le coupable s’était fait justice. Renardet pouvait <span class="pagenum" id="Page_60">60</span> compter sur
-ce magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d’une parole
-légère. C’était un de ces hommes qui ont une conscience inflexible
-gouvernée, dirigée, réglée par leur seule raison.</p>
-
-<p>A peine eut-il formé ce projet qu’une joie bizarre envahit son cœur.
-Il était tranquille à présent. Il allait écrire sa lettre, lentement,
-puis, au jour levant, il la déposerait dans la boîte clouée au mur
-de sa métairie, puis il monterait sur sa tour pour voir arriver le
-facteur, et quand l’homme à la blouse bleue s’en irait, il se jetterait
-la tête la première sur les roches où s’appuyaient les fondations. Il
-prendrait soin d’être vu d’abord par les ouvriers qui abattaient son
-bois. Il pourrait donc grimper sur la marche avancée qui portait le
-mât du drapeau déployé aux jours de fête. Il casserait ce mât d’une
-secousse et se précipiterait avec lui. Comment douter d’un accident? Et
-il se tuerait net, étant donnés son poids et la hauteur de sa tour.</p>
-
-<p>Il sortit aussitôt de son lit, gagna sa table et se mit à écrire;
-il n’oublia rien, pas un détail du crime, pas un détail de sa vie
-d’angoisses, pas un détail des tortures de son cœur, et il termina
-en annonçant qu’il s’était <span class="pagenum" id="Page_61">61</span> condamné lui-même, qu’il allait
-exécuter le criminel, et en priant son ami, son ancien ami, de veiller
-à ce que jamais on n’accusât sa mémoire.</p>
-
-<p>En achevant sa lettre, il s’aperçut que le jour était venu. Il la
-ferma, la cacheta, écrivit l’adresse, puis il descendit à pas légers,
-courut jusqu’à la petite boîte blanche collée au mur, au coin de la
-ferme, et quand il eut jeté dedans ce papier qui énervait sa main, il
-revint vite, referma les verrous de la grande porte et grimpa sur sa
-tour pour attendre le passage du piéton qui emporterait son arrêt de
-mort.</p>
-
-<p>Il se sentait calme, maintenant, délivré, sauvé!</p>
-
-<p>Un vent froid, sec, un vent de glace lui passait sur la face. Il
-l’aspirait avidement, la bouche ouverte, buvant sa caresse gelée. Le
-ciel était rouge, d’un rouge ardent, d’un rouge d’hiver, et toute la
-plaine blanche de givre brillait sous les premiers rayons du soleil,
-comme si elle eût été poudrée de verre pilé. Renardet, debout, nu-tête,
-regardait le vaste pays, les prairies à gauche, à droite le village
-dont les cheminées commençaient à fumer pour le repas du matin.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_62">62</span></p>
-
-<p>A ses pieds il voyait couler la Brindille, dans les roches où il
-s’écraserait tout à l’heure. Il se sentait renaître dans cette belle
-aurore glacée, et plein de force, plein de vie. La lumière le baignait,
-l’entourait, le pénétrait comme une espérance. Mille souvenirs
-l’assaillaient, des souvenirs de matins pareils, de marche rapide sur
-la terre dure qui sonnait sous les pas, de chasses heureuses au bord
-des étangs où dorment les canards sauvages. Toutes les bonnes choses
-qu’il aimait, les bonnes choses de l’existence accouraient dans son
-souvenir, l’aiguillonnaient de désirs nouveaux, réveillaient tous les
-appétits vigoureux de son corps actif et puissant.</p>
-
-<p>Et il allait mourir? Pourquoi? il allait se tuer subitement, parce
-qu’il avait peur d’une ombre? peur de rien? Il était riche et jeune
-encore! Quelle folie! Mais il lui suffisait d’une distraction, d’une
-absence, d’un voyage pour oublier! Cette nuit même, il ne l’avait pas
-vue, l’enfant, parce que sa pensée, préoccupée, s’était égarée sur
-autre chose. Peut-être ne la reverrait-il plus? Et si elle le hantait
-encore dans cette maison, certes, elle ne le suivrait pas ailleurs! La
-terre était grande, et l’avenir long! Pourquoi mourir?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_63">63</span></p>
-
-<p>Son regard errait sur les prairies, et il aperçut une tache bleue dans
-le sentier le long de la Brindille. C’était Médéric qui s’en venait
-apporter les lettres de la ville et emporter celles du village.</p>
-
-<p>Renardet eut un sursaut, la sensation d’une douleur le traversant, et
-il s’élança dans l’escalier tournant pour reprendre sa lettre, pour
-la réclamer au facteur. Peu lui importait d’être vu, maintenant; il
-courait à travers l’herbe où moussait la glace légère des nuits, et il
-arriva devant la boîte, au coin de la ferme, juste en même temps que le
-piéton.</p>
-
-<p>L’homme avait ouvert la petite porte de bois et prenait les quelques
-papiers déposés là par les habitants du pays.</p>
-
-<p>Renardet lui dit:</p>
-
-<p>—Bonjour, Médéric.</p>
-
-<p>—Bonjour, m’sieu le maire.</p>
-
-<p>—Dites donc, Médéric, j’ai jeté à la boîte une lettre dont j’ai
-besoin. Je viens vous demander de me la rendre.</p>
-
-<p>—C’est bien, m’sieu le maire, on vous la donnera.</p>
-
-<p>Et le facteur leva les yeux. Il demeura stupéfait devant le visage de
-Renardet; il avait les joues violettes, le regard trouble, cerclé <span class="pagenum" id="Page_64">64</span>
-de noir, comme enfoncé dans la tête, les cheveux en désordre, la barbe
-mêlée, la cravate défaite. Il était visible qu’il ne s’était point
-couché.</p>
-
-<p>L’homme demanda: «C’est-il que vous êtes malade, m’sieu le maire?»</p>
-
-<p>L’autre, comprenant soudain que son allure devait être étrange, perdit
-contenance, balbutia: «Mais non... mais non... Seulement, j’ai sauté du
-lit pour vous demander cette lettre... Je dormais... Vous comprenez?...»</p>
-
-<p>Un vague soupçon passa dans l’esprit de l’ancien soldat.</p>
-
-<p>Il reprit: «Qué lettre?</p>
-
-<p>—Celle que vous allez me rendre.»</p>
-
-<p>Maintenant, Médéric hésitait, l’attitude du maire ne lui paraissait pas
-naturelle. Il y avait peut-être un secret dans cette lettre, un secret
-de politique. Il savait que Renardet n’était pas républicain, et il
-connaissait tous les trucs et toutes les supercheries qu’on emploie aux
-élections.</p>
-
-<p>Il demanda: «A qui qu’elle est adressée, c’te lettre?</p>
-
-<p>—A M. Putoin, le juge d’instruction; vous savez bien, M. Putoin, mon
-ami!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_65">65</span></p>
-
-<p>Le piéton chercha dans les papiers et trouva celui qu’on lui réclamait.
-Alors il se mit à le regarder, le tournant et le retournant dans ses
-doigts, fort perplexe, fort troublé par la crainte de commettre une
-faute grave ou de se faire un ennemi du maire.</p>
-
-<p>Voyant son hésitation, Renardet fit un mouvement pour saisir la
-lettre et la lui arracher. Ce geste brusque convainquit Médéric qu’il
-s’agissait d’un mystère important et le décida à faire son devoir,
-coûte que coûte.</p>
-
-<p>Il jeta donc l’enveloppe dans son sac et le referma, en répondant:</p>
-
-<p>—Non, j’ peux pas, m’sieu le maire. Du moment qu’elle allait à la
-justice, j’ peux pas.</p>
-
-<p>Une angoisse affreuse étreignit le cœur de Renardet, qui balbutia:</p>
-
-<p>—Mais vous me connaissez bien. Vous pouvez même reconnaître mon
-écriture. Je vous dis que j’ai besoin de ce papier.</p>
-
-<p>—J’ peux pas.</p>
-
-<p>—Voyons, Médéric, vous savez que je suis incapable de vous tromper, je
-vous dis que j’en ai besoin.</p>
-
-<p>—Non. J’ peux pas.</p>
-
-<p>Un frisson de colère passa dans l’âme violente de Renardet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_66">66</span></p>
-
-<p>—Mais, sacrebleu, prenez garde. Vous savez que je ne badine pas, moi,
-et que je peux vous faire sauter de votre place, mon bonhomme, et sans
-tarder encore. Et puis je suis le maire du pays, après tout; et je vous
-ordonne maintenant de me rendre ce papier.</p>
-
-<p>Le piéton répondit avec fermeté: «Non, je n’ peux pas, m’sieu le maire!»</p>
-
-<p>Alors Renardet, perdant la tête, le saisit par le bras pour lui enlever
-son sac; mais l’homme se débarrassa d’une secousse et, reculant, leva
-son gros bâton de houx. Il prononça, toujours calme: «Oh! ne me touchez
-pas, m’sieu le maire, ou je cogne. Prenez garde. Je fais mon devoir,
-moi!»</p>
-
-<p>Se sentant perdu, Renardet, brusquement, devint humble, doux, implorant
-comme un enfant qui pleure.</p>
-
-<p>—Voyons, voyons, mon ami, rendez-moi cette lettre, je vous
-récompenserai, je vous donnerai de l’argent, tenez, tenez, je vous
-donnerai cent francs, vous entendez, cent francs.</p>
-
-<p>L’homme tourna les talons et se mit en route.</p>
-
-<p>Renardet le suivit, haletant, balbutiant:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p>
-
-<p>—Médéric, Médéric, écoutez, je vous donnerai mille francs, vous
-entendez, mille francs.</p>
-
-<p>L’autre allait toujours, sans répondre. Renardet reprit: «Je ferai
-votre fortune... vous entendez, ce que vous voudrez... Cinquante mille
-francs... Cinquante mille francs pour cette lettre... Qu’est-ce que ça
-vous fait?... Vous ne voulez pas?... Eh bien, cent mille... dites...
-cent mille francs... comprenez-vous?... cent mille francs... cent mille
-francs.»</p>
-
-<p>Le facteur se retourna, la face dure, l’œil sévère: «En voilà assez,
-ou bien je répéterai à la justice tout ce que vous venez de me dire là.»</p>
-
-<p>Renardet s’arrêta net. C’était fini. Il n’avait plus d’espoir. Il se
-retourna et se sauva vers sa maison, galopant comme une bête chassée.</p>
-
-<p>Alors Médéric à son tour s’arrêta et regarda cette fuite avec
-stupéfaction. Il vit le maire rentrer chez lui, et il attendit encore
-comme si quelque chose de surprenant ne pouvait manquer d’arriver.</p>
-
-<p>Bientôt, en effet, la haute taille de Renardet apparut au sommet de la
-tour du Renard. Il courait autour de la plate-forme comme un fou; puis
-il saisit le mât du drapeau et le secoua <span class="pagenum" id="Page_68">68</span> avec fureur sans parvenir
-à le briser, puis soudain, pareil à un nageur qui pique une tête, il se
-lança dans le vide, les deux mains en avant.</p>
-
-<p>Médéric s’élança pour porter secours. En traversant le parc, il aperçut
-les bûcherons allant au travail. Il les héla en leur criant l’accident;
-et ils trouvèrent au pied des murs un corps sanglant dont la tête
-s’était écrasée sur une roche. La Brindille entourait cette roche, et
-sur ses eaux élargies en cet endroit, claires et calmes, on voyait
-couler un long filet rose de cervelle et de sang mêlés.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>La Petite Roque</i> a paru en feuilleton dans <i>le Gil-Blas</i> du vendredi
- 18 décembre au mercredi 23 décembre 1885.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_71">71</span>
-
- <h2 id="ch_2"><span class="h2line2">L’ÉPAVE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">C</span><span class="smcap">’ÉTAIT</span> hier, 31 décembre.</p>
-
-<p>Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique
-lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers.</p>
-
-<p>Georges me dit:</p>
-
-<p>—Tu permets?</p>
-
-<p>—Certainement.</p>
-
-<p>Et il se mit à lire huit pages d’une grande écriture anglaise, croisée
-dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention
-sérieuse, avec cet intérêt qu’on met aux choses qui vous touchent le
-cœur.</p>
-
-<p>Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_72">72</span></p>
-
-<p>—Tiens, en voilà une drôle d’histoire que je ne t’ai jamais racontée,
-une histoire sentimentale pourtant, et qui m’est arrivée! Oh! ce fut
-un singulier jour de l’an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans...
-puisque j’avais trente ans et que j’en ai cinquante!...</p>
-
-<p>J’étais alors inspecteur de la Compagnie d’assurances maritimes que je
-dirige aujourd’hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1<sup>er</sup>
-janvier, puisqu’on est convenu de faire de ce jour un jour de fête,
-quand je reçus une lettre du directeur me donnant l’ordre de partir
-immédiatement pour l’île de Ré, où venait de s’échouer un trois-mâts de
-Saint-Nazaire, assuré par nous. Il était alors huit heures du matin.
-J’arrivai à la Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions,
-et, le soir même, je prenais l’express, qui me déposait à la Rochelle
-le lendemain 31 décembre.</p>
-
-<p>J’avais deux heures, avant de monter sur le bateau de Ré, le
-<i>Jean-Guiton</i>. Je fis un tour en ville. C’est vraiment une ville
-bizarre et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées
-comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries
-sans fin, des galeries à arcades comme celles de la rue <span class="pagenum" id="Page_73">73</span> de Rivoli,
-mais basses, ces galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui
-semblent construites et demeurées comme un décor de conspirateurs, le
-décor antique et saisissant des guerres d’autrefois, des guerres de
-religion héroïques et sauvages. C’est bien la vieille cité huguenote,
-grave, discrète, sans art superbe, sans aucun de ces admirables
-monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa
-physionomie sévère, un peu sournoise aussi, une cité de batailleurs
-obstinés, où doivent éclore les fanatismes, la ville où s’exalta la foi
-des calvinistes et où naquit le complot des quatre sergents.</p>
-
-<p>Quand j’eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur
-un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à
-l’île de Ré. Il partit en soufflant, d’un air colère, passa entre les
-deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de
-la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d’eau les
-pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il
-obliqua vers la droite.</p>
-
-<p>C’était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée,
-compriment le <span class="pagenum" id="Page_74">74</span> cœur, éteignent en nous toute force et toute
-énergie; un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme
-de la pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une
-buée d’égout.</p>
-
-<p>Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer
-peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une
-ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d’eau trouble, d’eau grasse,
-d’eau stagnante. Le <i>Jean-Guiton</i> passait dessus en roulant un peu, par
-habitude, coupait cette nappe opaque et lisse, puis laissait derrière
-lui quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se
-calmaient bientôt.</p>
-
-<p>Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans
-pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais
-quelques détails sur le sinistre que j’allais constater. Un grand
-trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le <i>Marie-Joseph</i>, avait échoué, par
-une nuit d’ouragan, sur les sables de l’île de Ré.</p>
-
-<p>La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l’armateur, qu’il
-avait été impossible de le renflouer, et qu’on avait dû enlever au
-plus vite tout ce qui pouvait en être détaché. <span class="pagenum" id="Page_75">75</span> Il me fallait donc
-constater la situation de l’épave, apprécier quel devait être son état
-avant le naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le
-remettre à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner
-ensuite contradictoirement, si besoin était, dans le procès.</p>
-
-<p>Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu’il
-jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.</p>
-
-<p>Le capitaine du <i>Jean-Guiton</i> connaissait parfaitement l’affaire, ayant
-été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.</p>
-
-<p>Il me raconta le sinistre, très simple d’ailleurs. Le <i>Marie-Joseph</i>,
-poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au
-hasard sur une mer d’écume,—«une mer de soupe au lait», disait le
-capitaine,—était venu s’échouer sur ces immenses bancs de sable qui
-changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de
-la marée basse.</p>
-
-<p>Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre
-l’océan et le ciel pesant restait un espace libre où l’œil voyait au
-loin. Nous suivions une terre. Je demandai:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span></p>
-
-<p>—C’est l’île de Ré?</p>
-
-<p>—Oui, monsieur.</p>
-
-<p>—Et tout à coup le capitaine, étendant la main droit devant nous, me
-montra en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:</p>
-
-<p>—Tenez, voilà votre navire!</p>
-
-<p>—Le <i>Marie-Joseph</i>?...</p>
-
-<p>—Mais, oui.</p>
-
-<p>J’étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j’aurais
-pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins
-des côtes.</p>
-
-<p>Je repris:</p>
-
-<p>—Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d’eau à l’endroit que
-vous me désignez?</p>
-
-<p>Il se mit à rire.</p>
-
-<p>—Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...</p>
-
-<p>C’était un Bordelais. Il continua:</p>
-
-<p>—Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en
-par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l’hôtel du
-<i>Dauphin</i>, et je vous promets qu’à deux heures cinquante ou trois
-heures au plusse vous toucherez l’épave, pied <span class="pagenum" id="Page_77">77</span> sec, mon ami, et
-vous aurez une heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus,
-pas plusse, par exemple: vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin
-et plusse elle revient vite. C’est plat comme une punaise, cette côte!
-Remettez-vous en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous
-remontez à sept heures et demie sur le <i>Jean-Guiton</i>, qui vous dépose
-ce soir même sur le quai de La Rochelle.</p>
-
-<p>Je remerciai le capitaine et j’allai m’asseoir à l’avant du vapeur,
-pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions
-rapidement.</p>
-
-<p>Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales
-à toutes les maigres îles semées le long des continents. C’était un
-gros village de pêcheurs, un pied dans l’eau, un pied sur terre, vivant
-de poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de
-moules. L’île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très
-peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l’intérieur.</p>
-
-<p>Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la
-mer baissait rapidement, je m’en allai, à travers les sables, <span class="pagenum" id="Page_78">78</span> vers
-une sorte de roc noir que j’apercevais au-dessus de l’eau, là-bas,
-là-bas.</p>
-
-<p>J’allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et
-qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l’heure, était là,
-maintenant, je l’apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et
-je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l’Océan. Je
-croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L’Atlantique
-était devant moi tout à l’heure, puis il avait disparu dans la grève,
-comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au
-milieu d’un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l’eau salée
-demeuraient en moi. Je sentais l’odeur du varech, l’odeur de la vague,
-la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n’avais plus
-froid; je regardais l’épave échouée, qui grandissait à mesure que
-j’avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.</p>
-
-<p>Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue
-plate et jaune, des proportions surprenantes. Je l’atteignis enfin,
-après une heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée,
-montrant, comme les côtes d’une bête, ses os rompus, ses os de <span class="pagenum" id="Page_79">79</span>
-bois goudronné, percés de clous énormes. Le sable déjà l’avait envahie,
-entré par toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la
-lâcherait plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L’avant
-était entré profondément dans cette plage douce et perfide, tandis que
-l’arrière, relevé, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d’appel
-désespéré, ces deux mots blancs sur le bordage noir: <i>Marie-Joseph</i>.</p>
-
-<p>J’escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu
-sur le pont, je pénétrai dans l’intérieur. Le jour, entré par les
-trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement
-ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies.
-Il n’y avait plus rien là dedans que du sable qui servait de sol à ce
-souterrain de planches.</p>
-
-<p>Je me mis à prendre des notes sur l’état du bâtiment. Je m’étais assis
-sur un baril vide et brisé, et j’écrivais à la lueur d’une large fente
-par où je pouvais apercevoir l’étendue illimitée de la grève. Un
-singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de
-moment en moment; et je cessais d’écrire parfois pour écouter le bruit
-vague et mystérieux de l’épave: bruit des crabes grattant les <span class="pagenum" id="Page_80">80</span>
-bordages de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites
-de la mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et
-régulier du taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille,
-toutes les vieilles charpentes, qu’il creuse et dévore.</p>
-
-<p>Et, soudain, j’entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis un
-bond comme en face d’une apparition. Je crus vraiment, pendant une
-seconde, que j’allais voir se lever, au fond de la sinistre cale,
-deux noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut
-pas longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets:
-et j’aperçus debout, à l’avant du navire, un grand monsieur avec
-trois jeunes filles, ou plutôt, un grand Anglais avec trois misses.
-Assurément, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet
-être rapide sur le trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se
-sauva; les deux autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui,
-il avait ouvert la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son
-émotion.</p>
-
-<p>Puis, après quelques secondes, il parla:</p>
-
-<p>—Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span></p>
-
-<p>—Oui, monsieur.</p>
-
-<p>—Est-ce que je pôvé la visiter?</p>
-
-<p>—Oui, monsieur.</p>
-
-<p>Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai
-seulement ce mot: <i>gracious</i>, revenu plusieurs fois.</p>
-
-<p>Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur
-et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois
-fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l’aînée, une
-blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si
-mignonne! Vraiment, les jolies Anglaises ont bien l’air de tendres
-fruits de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable
-et que ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec
-leur fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles roses et
-aux perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs
-inconnues des océans.</p>
-
-<p>Elle parlait un peu mieux que son père, et elle nous servit
-d’interprète. Il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails,
-que j’inventai, comme si j’eusse assisté à la catastrophe. Puis,
-toute la famille descendit dans l’intérieur de l’épave. Dès qu’ils
-eurent pénétré <span class="pagenum" id="Page_82">82</span> dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils
-poussèrent des cris d’étonnement et d’admiration; et soudain le père et
-les trois filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute
-dans leurs grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même
-temps quatre croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.</p>
-
-<p>Ils s’étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les
-quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes
-noires qui devaient représenter le ventre entr’ouvert du <i>Marie-Joseph</i>.</p>
-
-<p>Tout en travaillant, l’aînée des fillettes causait avec moi, qui
-continuais à inspecter le squelette du navire.</p>
-
-<p>J’appris qu’ils passaient l’hiver à Biarritz et qu’ils étaient venus
-tout exprès à l’île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils
-n’avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c’étaient de simples
-et braves toqués, de ces errants éternels dont l’Angleterre couvre le
-monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs,
-vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine
-entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de
-petits échassiers <span class="pagenum" id="Page_83">83</span> en croissance, sèches aussi, sauf l’aînée, et
-gentilles toutes trois, mais surtout la plus grande.</p>
-
-<p>Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire,
-de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour
-m’interroger, des yeux bleus comme l’eau profonde, de cesser de
-dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire «yes» ou
-«nô», que je serais demeuré un temps indéfini à l’écouter et à la
-regarder.</p>
-
-<p>Tout à coup, elle murmura:</p>
-
-<p>—J’entendai une petite mouvement sur cette bateau.</p>
-
-<p>Je prêtai l’oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit,
-singulier, continu. Qu’était-ce? Je me levai pour aller regarder par la
-fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle
-allait nous entourer!</p>
-
-<p>Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L’eau nous
-cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse.
-Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s’allongeait comme
-une tache démesurée. A peine quelques centimètres d’eau couvraient le
-sable; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l’imperceptible
-flot.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span></p>
-
-<p>L’Anglais voulut s’élancer, je le retins; la fuite était impossible, à
-cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et
-où nous tomberions au retour.</p>
-
-<p>Ce fut, dans nos cœurs, une minute d’horrible angoisse. Puis, la
-petite Anglaise se mit à sourire et murmura:</p>
-
-<p>—Ce été nous les naufragés!</p>
-
-<p>Je voulus rire; mais la peur m’étreignait, une peur lâche, affreuse,
-basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions
-m’apparurent en même temps. J’avais envie de crier: «Au secours!» Vers
-qui?</p>
-
-<p>Les deux petites Anglaises s’étaient blotties contre leur père, qui
-regardait d’un œil consterné, la mer démesurée autour de nous.</p>
-
-<p>Et la nuit tombait, aussi rapide que l’Océan montant, une nuit lourde,
-humide, glacée.</p>
-
-<p>Je dis:</p>
-
-<p>—Il n’y a rien à faire qu’à demeurer sur ce bateau.</p>
-
-<p>L’Anglais répondit:</p>
-
-<p>—Oh! yes!</p>
-
-<p>Et nous restâmes là un quart d’heure, une demi-heure, je ne sais, en
-vérité, combien de temps, à regarder autour de nous, cette eau <span class="pagenum" id="Page_85">85</span>
-jaune qui s’épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait
-jouer sur l’immense grève reconquise.</p>
-
-<p>Une des fillettes eut froid, et l’idée nous vint de redescendre,
-pour nous mettre à l’abri de la brise légère, mais glacée, qui nous
-effleurait et nous piquait la peau.</p>
-
-<p>Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d’eau. Nous dûmes
-alors nous blottir contre le bordage d’arrière, qui nous garantissait
-un peu.</p>
-
-<p>Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés
-les uns contre les autres, entourés d’ombre et d’eau. Je sentais
-trembler, contre mon épaule, l’épaule de la petite Anglaise, dont les
-dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce
-de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m’était délicieuse
-comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles,
-muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d’ouragan.
-Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et
-grandissant, je commençais à me sentir heureux d’être là, heureux du
-froid et du péril, heureux de ces longues heures d’ombre et d’angoisse
-à passer <span class="pagenum" id="Page_86">86</span> sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne
-fillette.</p>
-
-<p>Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de
-joie qui me pénétrait.</p>
-
-<p>Pourquoi? Sait-on? Parce qu’elle était là? Qui, elle? Une petite
-Anglaise inconnue. Je ne l’aimais pas, je ne la connaissais point, et
-je me sentais attendri, conquis! J’aurais voulu la sauver, me dévouer
-pour elle, faire mille folies. Étrange chose! Comment se fait-il que la
-présence d’une femme nous bouleverse ainsi? Est-ce la puissance de sa
-grâce qui nous enveloppe? La séduction de la joliesse et de la jeunesse
-qui nous grise comme ferait le vin?</p>
-
-<p>N’est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l’amour, du mystérieux
-amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance
-dès qu’il a mis face à face l’homme et la femme, et qui les pénètre
-d’émotion, d’une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille
-la terre pour y faire pousser des fleurs!</p>
-
-<p>Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel,
-car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement <span class="pagenum" id="Page_87">87</span>
-léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone
-clapotement du courant contre le bateau.</p>
-
-<p>Tout à coup, j’entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises
-pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler
-dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu’il la
-rassurait et qu’elle avait toujours peur.</p>
-
-<p>Je demandai à ma voisine:</p>
-
-<p>—Vous n’avez pas trop froid, miss?</p>
-
-<p>—Oh! si. J’avé froid beaucoup.</p>
-
-<p>Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l’avais ôté;
-je l’en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa
-main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.</p>
-
-<p>Depuis quelques minutes, l’air devenait plus vif, le clapotis de l’eau
-plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle
-me passa sur le visage. Le vent s’élevait!</p>
-
-<p>L’Anglais s’en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement:</p>
-
-<p>—C’était mauvaise pour nous, cette...</p>
-
-<p>Assurément c’était mauvais, c’était la mort certaine si des lames, même
-de faibles lames, venaient attaquer et secouer l’épave, tellement <span class="pagenum" id="Page_88">88</span>
-brisée et disjointe que la première vague un peu rude l’emporterait en
-bouillie.</p>
-
-<p>Alors notre angoisse s’accrut de seconde en seconde avec les rafales
-de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je
-voyais dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître,
-des lignes d’écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du
-<i>Marie-Joseph</i>, l’agitait d’un court frémissement qui nous montait
-jusqu’au cœur.</p>
-
-<p>L’Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j’avais
-une envie folle de la saisir dans mes bras.</p>
-
-<p>Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares
-brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants,
-pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient,
-nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un
-d’eux surtout m’irritait. Il s’éteignait toutes les trente secondes
-pour se rallumer aussitôt; c’était bien un œil, celui-là, avec sa
-paupière sans cesse baissée sur son regard de feu.</p>
-
-<p>De temps en temps, l’Anglais frottait une allumette pour regarder
-l’heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à <span class="pagenum" id="Page_89">89</span> coup,
-il me dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine
-gravité:</p>
-
-<p>—Môsieu, je vous souhaite bon année.</p>
-
-<p>Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu’il serra; puis il prononça
-une phrase d’anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter
-le <i>God save the Queen</i>, qui monta dans l’air noir, dans l’air muet, et
-s’évapora à travers l’espace.</p>
-
-<p>J’eus d’abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion
-puissante et bizarre.</p>
-
-<p>C’était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés,
-de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de
-plus grand, de comparable à l’antique et sublime <i>Ave, Cæsar, morituri
-te salutant</i>.</p>
-
-<p>Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule
-une ballade, une légende, ce qu’elle voudrait, pour nous faire oublier
-nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune
-s’envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car
-les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et
-voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_90">90</span></p>
-
-<p>La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais
-plus qu’à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque
-avait passé près de nous, qu’auraient dit les matelots? Mon esprit
-tourmenté s’égarait dans le rêve! Une sirène! N’était-ce point, en
-effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m’avait retenu sur ce
-navire vermoulu et qui, tout à l’heure, allait s’enfoncer avec moi dans
-les flots?...</p>
-
-<p>Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le
-<i>Marie-Joseph</i> s’était affaissé sur son flanc droit. L’Anglaise étant
-tombée sur moi, je l’avais saisie dans mes bras, et follement, sans
-savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais
-à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait
-plus; nous autres aussi ne bougions point.</p>
-
-<p>Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un
-mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j’aurais voulu que le
-bateau s’ouvrît en deux pour tomber à l’eau avec elle.</p>
-
-<p>L’Anglais reprit:</p>
-
-<p>—Une petite bascoule, ce n’été rien. J’avé mes trois filles conserves.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_91">91</span></p>
-
-<p>Ne voyant point l’aînée, il l’avait crue perdue d’abord!</p>
-
-<p>Je me relevai lentement, et, soudain, j’aperçus une lumière sur la mer,
-tout près de nous. Je criai; on répondit. C’était une barque qui nous
-cherchait, le patron de l’hôtel ayant prévu notre imprudence.</p>
-
-<p>Nous étions sauvés. J’en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau,
-et on nous ramena à Saint-Martin.</p>
-
-<p>L’Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:</p>
-
-<p>—Bonne souper! bonne souper!</p>
-
-<p>On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le <i>Marie-Joseph</i>.</p>
-
-<p>Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d’étreintes et de
-promesses de s’écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s’en fallut que
-je ne les suivisse.</p>
-
-<p>J’étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes,
-si nous avions passé huit jours ensemble, je l’épousais! Combien
-l’homme, parfois, est faible et incompréhensible!</p>
-
-<p>Deux ans s’écoulèrent sans que j’entendisse parler d’eux; puis je
-reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et,
-<span class="pagenum" id="Page_92">92</span> depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1<sup>er</sup> janvier.
-Elle me raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs,
-jamais de son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et moi, je ne lui parle
-que du <i>Marie-Joseph</i>... C’est peut-être la seule femme que j’aie
-aimée... non... que j’aurais aimée... Ah!... voilà... sait-on?... Les
-événements vous emportent... Et puis... et puis... tout passe... Elle
-doit être vieille, à présent... je ne la reconnaîtrais pas... Ah! celle
-d’autrefois... celle de l’épave... quelle créature... divine! Elle
-m’écrit que ses cheveux sont tout blancs... Mon Dieu!... ça m’a fait
-une peine horrible... Ah! ses cheveux blonds... Non, la mienne n’existe
-plus... Que c’est triste... tout ça!...</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>L’Épave</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du vendredi 1<sup>er</sup> janvier 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_95">95</span>
-
- <h2 id="ch_3"><span class="h2line2">L’ERMITE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">N</span><span class="smcap">OUS</span> avions été voir, avec quelques amis, le vieil ermite installé
-sur un ancien tumulus couvert de grands arbres, au milieu de la vaste
-plaine qui va de Cannes à la Napoule.</p>
-
-<p>En revenant, nous parlions de ces singuliers solitaires laïques,
-nombreux autrefois, et dont la race aujourd’hui disparaît. Nous
-cherchions les causes morales, nous nous efforcions de déterminer la
-nature des chagrins qui poussaient jadis les hommes dans les solitudes.</p>
-
-<p>Un de nos compagnons dit tout à coup:</p>
-
-<p>—J’ai connu deux solitaires, un homme et une femme. La femme doit
-être encore <span class="pagenum" id="Page_96">96</span> vivante. Elle habitait, il y a cinq ans, une ruine
-au sommet d’un mont absolument désert sur la côte de Corse, à quinze
-ou vingt kilomètres de toute maison. Elle vivait là avec une bonne;
-j’allai la voir. Elle avait été certainement une femme du monde
-distinguée. Elle me reçut avec politesse et même avec bonne grâce, mais
-je ne sais rien d’elle; je ne devinai rien.</p>
-
-<p>Quant à l’homme, je vais vous raconter sa sinistre aventure:</p>
-
-<p>Retournez-vous. Vous apercevez là-bas ce mont pointu et boisé qui se
-détache derrière la Napoule, tout seul en avant des cimes de l’Esterel;
-on l’appelle dans le pays le mont des Serpents. C’est là que vivait mon
-solitaire, dans les murs d’un petit temple antique, il y a douze ans
-environ.</p>
-
-<p>Ayant entendu parler de lui, je me décidai à faire sa connaissance
-et je partis de Cannes, à cheval, un matin de mars. Laissant ma bête
-à l’auberge de la Napoule, je me mis à gravir à pied ce singulier
-cône, haut peut-être de cent cinquante ou deux cents mètres et couvert
-de plantes aromatiques, de cystes surtout, dont l’odeur est si vive
-et si pénétrante qu’elle trouble et cause <span class="pagenum" id="Page_97">97</span> un malaise. Le sol
-est pierreux et on voit souvent glisser sur les cailloux de longues
-couleuvres qui disparaissent dans les herbes. De là ce surnom bien
-mérité de mont des Serpents. Dans certains jours, les reptiles semblent
-vous naître sous les pieds quand on gravit la pente exposée au soleil.
-Ils sont si nombreux qu’on n’ose plus marcher et qu’on éprouve une gêne
-singulière, non pas une peur, car ces bêtes sont inoffensives, mais une
-sorte d’effroi mystique. J’ai eu plusieurs fois la singulière sensation
-de gravir un mont sacré de l’antiquité, une bizarre colline parfumée et
-mystérieuse, couverte de cystes et peuplée de serpents et couronnée par
-un temple.</p>
-
-<p>Ce temple existe encore. On m’a affirmé du moins que ce fut un temple.
-Car je n’ai point cherché à en savoir davantage pour ne pas gâter mes
-émotions.</p>
-
-<p>Donc j’y grimpai, un matin de mars, sous prétexte d’admirer le pays.
-En parvenant au sommet j’aperçus en effet des murs et, assis sur une
-pierre, un homme. Il n’avait guère plus de quarante-cinq ans, bien que
-ses cheveux fussent tout blancs; mais sa barbe était presque noire
-encore. Il caressait un chat <span class="pagenum" id="Page_98">98</span> roulé sur ses genoux et ne semblait
-point prendre garde à moi. Je fis le tour des ruines, dont une partie
-couverte et fermée au moyen de branches, de paille, d’herbe et de
-cailloux, était habitée par lui, et je revins de son côté.</p>
-
-<p>La vue, de là, est admirable. C’est, à droite, l’Esterel aux sommets
-pointus, étrangement découpés, puis la mer démesurée, s’allongeant
-jusqu’aux côtes lointaines de l’Italie, avec ses caps nombreux et, en
-face de Cannes, les îles de Lérins, vertes et plates, qui semblent
-flotter et dont la dernière présente vers le large un haut et vieux
-château fort à tours crénelées, bâti dans les flots mêmes.</p>
-
-<p>Puis dominant la côte verte, où l’on voit pareilles, d’aussi loin, à
-des œufs innombrables pondus au bord du rivage, le long chapelet
-de villas et de villes blanches bâties dans les arbres, s’élèvent les
-Alpes, dont les sommets sont encore encapuchonnés de neige.</p>
-
-<p>Je murmurai: «Cristi, c’est beau.»</p>
-
-<p>L’homme leva la tête et dit: «Oui, mais quand on voit ça toute la
-journée, c’est monotone.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p>
-
-<p>Donc il parlait, il causait et il s’ennuyait, mon solitaire. Je le
-tenais.</p>
-
-<p>Je ne restai pas longtemps ce jour-là et je m’efforçai seulement de
-découvrir la couleur de sa misanthropie. Il me fit surtout l’effet d’un
-être fatigué des autres, las de tout, irrémédiablement désillusionné et
-dégoûté de lui-même comme du reste.</p>
-
-<p>Je le quittai après une demi-heure d’entretien. Mais je revins huit
-jours plus tard, et encore une fois la semaine suivante, puis toutes
-les semaines; si bien qu’avant deux mois nous étions amis.</p>
-
-<p>Or, un soir de la fin de mai, je jugeai le moment venu et j’emportai
-des provisions pour dîner avec lui sur le mont des Serpents.</p>
-
-<p>C’était un de ces soirs du Midi si odorants dans ce pays où l’on
-cultive les fleurs comme le blé dans le Nord, dans ce pays où l’on
-fabrique presque toutes les essences qui parfumeront la chair et
-les robes des femmes, un de ces soirs où les souffles des orangers
-innombrables, dont sont plantés les jardins et tous les replis des
-vallons, troublent et alanguissent à faire rêver d’amour les vieillards.</p>
-
-<p>Mon solitaire m’accueillit avec une joie <span class="pagenum" id="Page_100">100</span> visible; il consentit
-volontiers à partager mon dîner.</p>
-
-<p>Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l’habitude; il
-s’anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité
-Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il.</p>
-
-<p>Je lui demandai brusquement: «Quelle drôle d’idée vous avez eue de
-venir vous percher sur ce sommet?»</p>
-
-<p>Il répondit aussitôt: «Ah! c’est que j’ai reçu la plus rude secousse
-que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur?
-Il vous fera me plaindre, peut-être! Et puis... je ne l’ai jamais dit
-à personne... jamais... et je voudrais savoir... une fois... ce qu’en
-pense un autre... et comment il le juge.</p>
-
-<p>Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville.
-Mes parents m’avaient laissé quelque milliers de francs de rente,
-et j’obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me
-faisait riche, pour un garçon.</p>
-
-<p>J’avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce que
-c’est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> femme
-légitime, je passais tantôt trois mois avec l’une, tantôt six mois avec
-l’autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à
-prendre ou à vendre.</p>
-
-<p>Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait,
-satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je
-vivais sur le boulevard, dans les théâtres et dans les cafés, toujours
-dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J’étais un de
-ces milliers d’êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans
-la vie; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n’ont
-souci de rien, n’ayant de passion pour rien. J’étais ce qu’on appelle
-un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge
-exactement.</p>
-
-<p>Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s’écoula lente et rapide,
-sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années
-monotones de Paris où n’entre dans l’esprit aucun de ces souvenirs qui
-font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l’on
-boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout
-ce qui se goûte et tout ce qui s’embrasse, sans avoir envie de rien. On
-était jeune; on est vieux <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> sans avoir rien fait de ce que font les
-autres; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans
-amis, sans parents, sans femmes, sans enfants.</p>
-
-<p>Donc, j’atteignis doucement et vivement la quarantaine; et pour fêter
-cet anniversaire, je m’offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un
-grand café. J’étais un solitaire dans le monde; je jugeai plaisant de
-célébrer cette date en solitaire.</p>
-
-<p>Après dîner, j’hésitai sur ce que je ferais. J’eus envie d’entrer dans
-un théâtre; et puis l’idée me vint d’aller en pèlerinage au quartier
-Latin, où j’avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et
-j’entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l’on est
-servi par des filles.</p>
-
-<p>Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse.
-Je lui offris une consommation qu’elle accepta tout de suite. Elle
-s’assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir
-à quel genre de mâle elle avait affaire. C’était une blonde, ou plutôt
-une blondine, une fraîche, toute fraîche créature qu’on devinait rose
-et potelée sous l’étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses
-galantes et bêtes qu’on dit toujours à <span class="pagenum" id="Page_103">103</span> ces êtres-là; et comme
-elle était vraiment charmante, l’idée me vint soudain de l’emmener...
-toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile.
-Elle se trouvait libre... depuis quinze jours, me dit-elle... et elle
-accepta d’abord de venir souper aux Halles quand son service serait
-fini.</p>
-
-<p>Comme je craignais qu’elle ne me faussât compagnie,—on ne sait jamais
-ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent
-qui souffle dans une tête de femme,—je demeurai là, toute la soirée, à
-l’attendre.</p>
-
-<p>J’étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en
-regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l’Amour,
-si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps.
-Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie
-des hommes à Paris.</p>
-
-<p>Pardonnez-moi ces détails grossiers; ceux qui n’ont pas aimé
-poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une
-côtelette à la boucherie, sans s’occuper d’autre chose que de la
-qualité de leur chair.</p>
-
-<p>Donc, je l’emmenai chez elle,—car j’ai le respect de mes draps.
-C’était un petit logis d’ouvrière, au cinquième, propre et <span class="pagenum" id="Page_104">104</span> pauvre;
-et j’y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une
-grâce et une gentillesse rares.</p>
-
-<p>Comme j’allais partir, je m’avançai vers la cheminée afin d’y déposer
-le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde
-entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit, je vis vaguement
-une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies
-dont l’une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées
-daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je
-demeurai interdit, trop surpris pour comprendre... C’était le mien, le
-premier de mes portraits... que j’avais fait faire autrefois, quand je
-vivais en étudiant au quartier Latin.</p>
-
-<p>Je le saisis brusquement pour l’examiner de plus près. Je ne me
-trompais point... et j’eus envie de rire, tant la chose me parut
-inattendue et drôle.</p>
-
-<p>Je demandai: «Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là?</p>
-
-<p>Elle répondit: «C’est mon père, que je n’ai pas connu. Maman me l’a
-laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un
-jour...»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p>
-
-<p>Elle hésita, se mit à rire, et reprit: «Je ne sais pas à quoi par
-exemple. Je ne pense pas qu’il vienne me reconnaître.»</p>
-
-<p>Mon cœur battait précipité comme le galop d’un cheval emporté. Je
-remis l’image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir
-ce que je faisais, deux billets de cent francs que j’avais en poche,
-et je me sauvai en criant: «A bientôt... au revoir... ma chérie... au
-revoir.»</p>
-
-<p>J’entendis qu’elle répondait: «A mardi.» J’étais dans l’escalier obscur
-que je descendis à tâtons.</p>
-
-<p>Lorsque je sortis dehors, je m’aperçus qu’il pleuvait, et je partis à
-grands pas, par une rue quelconque.</p>
-
-<p>J’allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir! Était-ce
-possible?—Oui.—Je me rappelai soudain une fille qui m’avait écrit,
-un mois environ après notre rupture, qu’elle était enceinte de moi.
-J’avais déchiré ou brûlé la lettre, et oublié cela.—J’aurais dû
-regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la petite. Mais
-l’aurais-je reconnue? C’était la photographie d’une vieille femme, me
-semblait-il.</p>
-
-<p>J’atteignis le quai. Je vis un banc et je <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> m’assis. Il pleuvait.
-Des gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie
-m’apparut odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes,
-d’infamies voulues ou inconscientes. Ma fille!... Je venais peut-être
-de posséder ma fille!... Et Paris, ce grand Paris sombre, morne,
-boueux, triste, noir, avec toutes ces maisons fermées, était plein de
-choses pareilles, d’adultères, d’incestes, d’enfants violés. Je me
-rappelai ce qu’on disait des ponts hantés par des vicieux infâmes.</p>
-
-<p>J’avais fait, sans le vouloir, sans le savoir, pis que ces êtres
-ignobles. J’étais entré dans la couche de ma fille!</p>
-
-<p>Je faillis me jeter à l’eau. J’étais fou! J’errai jusqu’au jour, puis
-je revins chez moi pour réfléchir.</p>
-
-<p>Je fis alors ce qui me parut le plus sage: je priai un notaire
-d’appeler cette petite et de lui demander dans quelles conditions sa
-mère lui avait remis le portrait de celui qu’elle supposait être son
-père, me disant chargé de ce soin par un ami.</p>
-
-<p>Le notaire exécuta mes ordres. C’est à son lit de mort que cette femme
-avait désigné le père de sa fille, et devant un prêtre qu’on me nomma.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_107">107</span></p>
-
-<p>Alors, toujours au nom de cet ami inconnu, je fis remettre à cet enfant
-la moitié de ma fortune, cent quarante mille francs environ, dont
-elle ne peut toucher que la rente, puis je donnai ma démission de mon
-emploi, et me voici.</p>
-
-<p>En errant sur ce rivage, j’ai trouvé ce mont et je m’y suis arrêté...
-jusques à quand... je l’ignore!</p>
-
-<p>Que pensez-vous de moi... et de ce que j’ai fait?</p>
-
-<p>Je répondis en lui tendant la main:</p>
-
-<p>—Vous avez fait ce que vous deviez faire. Bien d’autres eussent
-attaché moins d’importance à cette odieuse fatalité.</p>
-
-<p>Il reprit: «Je le sais, mais, moi, j’ai failli en devenir fou. Il
-paraît que j’avais l’âme sensible sans m’en être jamais douté. Et j’ai
-peur de Paris, maintenant, comme les croyants doivent avoir peur de
-l’enfer. J’ai reçu un coup sur la tête, voilà tout, un coup comparable
-à la chute d’une tuile quand on passe dans la rue. Je vais mieux depuis
-quelque temps.»</p>
-
-<p>Je quittai mon solitaire. J’étais fort troublé par son récit.</p>
-
-<p>Je le revis encore deux fois, puis je partis, <span class="pagenum" id="Page_108">108</span> car je ne reste
-jamais dans le Midi après la fin de mai.</p>
-
-<p>Quand je revins l’année suivante, l’homme n’était plus sur le mont des
-Serpents; et je n’ai jamais entendu parler de lui.</p>
-
-<p>Voilà l’histoire de mon ermite.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>L’Ermite</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 26 janvier 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_111">111</span>
-
- <h2 id="ch_4"><span class="h2line2">MADEMOISELLE PERLE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">Q</span><span class="smcap">UELLE</span> singulière idée j’ai eue, vraiment ce soir-là, de choisir pour
-reine M<sup>lle</sup> Perle.</p>
-
-<p>Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon
-père, dont il était le plus intime camarade, m’y conduisait quand
-j’étais enfant. J’ai continué, et je continuerai sans doute tant que je
-vivrai, et tant qu’il y aura un Chantal en ce monde.</p>
-
-<p>Les Chantal, d’ailleurs, ont une existence singulière; ils vivent à
-Paris comme s’ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson.</p>
-
-<p>Ils possèdent, auprès de l’Observatoire, une maison dans un petit
-jardin. Ils sont chez <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> eux, là, comme en province. De Paris, du
-vrai Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont
-si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long
-voyage. M<sup>me</sup> Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la
-famille. Voici comment on va aux grandes provisions.</p>
-
-<p>M<sup>lle</sup> Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les
-armoires au linge sont administrées par la maîtresse elle-même),
-M<sup>lle</sup> Perle prévient que le sucre touche à sa fin, que les conserves
-sont épuisées, qu’il ne reste plus grand’chose au fond du sac à café.</p>
-
-<p>Ainsi mise en garde contre la famine, M<sup>me</sup> Chantal passe l’inspection
-des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a
-inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d’abord à de longs calculs
-et ensuite à de longues discussions avec M<sup>lle</sup> Perle. On finit
-cependant par se mettre d’accord et par fixer les quantités de chaque
-chose dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café,
-confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons
-salés ou fumés, etc., etc.</p>
-
-<p>Après quoi, on arrête le jour des achats et on s’en va, en fiacre, dans
-un fiacre à galerie, <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> chez un épicier considérable qui habite au
-delà des ponts, dans les quartiers neufs.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Chantal et M<sup>lle</sup> Perle font ce voyage ensemble,
-mystérieusement, et reviennent à l’heure du dîner, exténuées, bien
-qu’émues encore, et cahotées dans le coupé dont le toit est couvert de
-paquets et de sacs, comme une voiture de déménagement.</p>
-
-<p>Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l’autre côté de
-la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une
-population singulière, bruyante, peu honorable, qui passe les jours
-en dissipations, les nuits en fêtes, et qui jette l’argent par les
-fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles
-au théâtre, à l’Opéra-Comique ou au Français, quand la pièce est
-recommandée par le journal que lit M. Chantal.</p>
-
-<p>Les jeunes filles ont aujourd’hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont
-deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien
-élevées, si bien élevées qu’elles passent inaperçues comme deux jolies
-poupées. Jamais l’idée ne me viendrait de faire attention ou de faire
-la cour aux demoiselles Chantal; c’est à peine si on ose leur parler,
-tant on les <span class="pagenum" id="Page_114">114</span> sent immaculées; on a presque peur d’être inconvenant
-en les saluant.</p>
-
-<p>Quant au père, c’est un charmant homme, très instruit, très ouvert,
-très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la
-tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille
-pour vivre à son gré, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup,
-cause volontiers, et s’attendrit facilement. L’absence de contacts,
-de coudoiements et de heurts a rendu très sensible et délicat son
-épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l’émeut, l’agite et le
-fait souffrir.</p>
-
-<p>Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations
-restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi
-deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin.</p>
-
-<p>Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 août et le jour des Rois.
-Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques pour les
-catholiques.</p>
-
-<p>Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul
-convive étranger.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>Donc, cette année, comme les autres années, j’ai été dîner chez les
-Chantal pour fêter l’Épiphanie.</p>
-
-<p>Selon la coutume, j’embrassai M. Chantal, M<sup>me</sup> Chantal et M<sup>lle</sup>
-Perle, et je fis un grand salut à M<sup>lles</sup> Louise et Pauline. On
-m’interrogea sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la
-politique, sur ce qu’on pensait dans le public des affaires du Tonkin,
-et sur nos représentants. M<sup>me</sup> Chantal, une grosse dame, dont toutes
-les idées me font l’effet d’être carrées à la façon des pierres de
-taille, avait coutume d’émettre cette phrase comme conclusion à toute
-discussion politique: «Tout cela est de la mauvaise graine pour plus
-tard». Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de M<sup>me</sup>
-Chantal sont carrées? Je n’en sais rien; mais tout ce qu’elle dit
-prend cette <span class="pagenum" id="Page_116">116</span> forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec
-quatre angles symétriques. Il y a d’autres personnes dont les idées me
-semblent toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. Dès qu’elles
-ont commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort
-par dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que
-je vois courir l’une derrière l’autre, jusqu’au bout de l’horizon.
-D’autres personnes aussi ont des idées pointues... Enfin, cela importe
-peu.</p>
-
-<p>On se mit à table comme toujours, et le dîner s’acheva sans qu’on eût
-dit rien à retenir.</p>
-
-<p>Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal
-était roi. Était-ce l’effet d’un hasard continu ou d’une convention
-familiale, je n’en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève
-dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine M<sup>me</sup> Chantal.
-Aussi, fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque
-chose de très dur qui faillit me casser une dent. J’ôtai doucement
-cet objet de ma bouche et j’aperçus une petite poupée de porcelaine,
-pas plus grosse qu’un haricot. La surprise me fit dire: «Ah!» On me
-regarda, et Chantal s’écria en <span class="pagenum" id="Page_117">117</span> battant des mains: «C’est Gaston.
-C’est Gaston. Vive le roi! vive le roi!»</p>
-
-<p>Tout le monde reprit en chœur: «Vive le roi!» Et je rougis jusqu’aux
-oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un
-peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce
-grain de faïence, m’efforçant de rire et ne sachant que faire ni que
-dire, lorsque Chantal reprit: «Maintenant, il faut choisir une reine.»</p>
-
-<p>Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions
-me traversèrent l’esprit. Voulait-on me faire désigner une des
-demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je
-préférais? Était-ce une douce, légère, insensible poussée des parents
-vers un mariage possible? L’idée de mariage rôde sans cesse dans
-toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous
-les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre
-m’envahit, et aussi une extrême timidité, devant l’attitude si
-obstinément correcte et fermée de M<sup>lles</sup> Louise et Pauline. Élire
-l’une d’elles au détriment de l’autre, me sembla aussi difficile que de
-choisir entre deux gouttes d’eau; et puis, la crainte de m’aventurer
-dans une histoire <span class="pagenum" id="Page_118">118</span> où je serais conduit au mariage malgré moi, tout
-doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi
-calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement.</p>
-
-<p>Mais tout à coup, j’eus une inspiration, et je tendis à M<sup>lle</sup> Perle
-la poupée symbolique. Tout le monde fut d’abord surpris, puis on
-apprécia sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit
-avec furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!»</p>
-
-<p>Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute
-contenance; elle tremblait, effarée, et balbutiait: «Mais non... mais
-non... mais non... pas moi... je vous en prie... pas moi... je vous en
-prie...»</p>
-
-<p>Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai M<sup>lle</sup> Perle, et
-je me demandai ce qu’elle était.</p>
-
-<p>J’étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux
-fauteuils de tapisserie sur lesquels on s’assied depuis son enfance
-sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce
-qu’un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup:
-«Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble»; et on découvre que
-le bois a été travaillé par <span class="pagenum" id="Page_119">119</span> un artiste, et que l’étoffe est
-remarquable. Jamais je n’avais pris garde à M<sup>lle</sup> Perle.</p>
-
-<p>Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout; mais comment?
-A quel titre?—C’était une grande personne maigre qui s’efforçait de
-rester inaperçue, mais qui n’était pas insignifiante. On la traitait
-amicalement, mieux qu’une femme de charge, moins bien qu’une parente.
-Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont
-je ne m’étais point soucié jusqu’ici! M<sup>me</sup> Chantal disait: «Perle».
-Les jeunes filles: «M<sup>lle</sup> Perle», et Chantal ne l’appelait que
-Mademoiselle, d’un air plus révérend peut-être.</p>
-
-<p>Je me mis à la regarder.—Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui,
-quarante ans.—Elle n’était pas vieille, cette fille, elle se
-vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se
-coiffait, s’habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle
-n’était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple,
-naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature,
-vraiment! Comment ne l’avais-je jamais mieux observée? Elle se coiffait
-d’une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait
-farces; et, sous cette chevelure à la Vierge <span class="pagenum" id="Page_120">120</span> conservée, on voyait
-un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de
-longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides,
-si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins
-d’étonnements de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins
-qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler.</p>
-
-<p>Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont
-éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes
-émotions de la vie.</p>
-
-<p>Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit qu’elle
-n’osait pas sourire!</p>
-
-<p>Et, brusquement, je la comparai à M<sup>me</sup> Chantal! Certes, M<sup>lle</sup> Perle
-était mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière.</p>
-
-<p>J’étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je
-tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment
-bien tourné. Elle eut envie, je m’en aperçus, de se cacher la figure
-dans sa serviette; puis, comme elle trempait ses lèvres dans le vin
-clair, tout le monde cria: «La reine boit! la reine boit!» Elle devint
-alors toute rouge et s’étrangla. On riait; mais je vis bien qu’on
-l’aimait beaucoup dans la maison.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">III</p>
-</div>
-
-<p>Dès que le dîner fut fini, Chantal me prit par le bras. C’était l’heure
-de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer
-dans la rue; quand il avait quelqu’un à dîner, on montait au billard,
-et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le
-billard, à cause des Rois; et mon vieil ami prit sa queue, une queue
-très fine qu’il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit:</p>
-
-<p>—A toi, mon garçon!</p>
-
-<p>Car il me tutoyait, bien que j’eusse vingt-cinq ans, mais il m’avait vu
-tout enfant.</p>
-
-<p>Je commençai donc la partie; je fis quelques carambolages; j’en manquai
-quelques autres; mais comme la pensée de M<sup>lle</sup> Perle me rôdait dans
-la tête, je demandai tout à coup:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span></p>
-
-<p>—Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que M<sup>lle</sup> Perle est votre
-parente?</p>
-
-<p>Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda.</p>
-
-<p>—Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l’histoire de M<sup>lle</sup>
-Perle?</p>
-
-<p>—Mais non.</p>
-
-<p>—Ton père ne te l’a jamais racontée?</p>
-
-<p>—Mais non.</p>
-
-<p>—Tiens, tiens, que c’est drôle! ah! par exemple, que c’est drôle! Oh!
-mais, c’est toute une aventure!</p>
-
-<p>Il se tut, puis reprit:</p>
-
-<p>—Et si tu savais comme c’est singulier que tu me demandes ça
-aujourd’hui, un jour des Rois!</p>
-
-<p>—Pourquoi?</p>
-
-<p>—Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et
-un ans aujourd’hui même, jour de l’Épiphanie. Nous habitions alors
-Roüy-le-Tors, sur les remparts; mais il faut d’abord t’expliquer la
-maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou
-plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions
-là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l’air par les
-vieux <span class="pagenum" id="Page_123">123</span> murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans
-la rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une
-porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d’un escalier
-secret qui descendait dans l’épaisseur des murs, comme on en trouve
-dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie
-d’une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour,
-apportaient par là leurs provisions.</p>
-
-<p>Tu vois bien les lieux, n’est-ce pas? Or, cette année-là, aux Rois, il
-neigeait depuis une semaine. On eût dit la fin du monde. Quand nous
-allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans
-l’âme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacé, et qui luisait comme
-du vernis. On eût dit que le bon Dieu avait empaqueté la terre pour
-l’envoyer au grenier des vieux mondes. Je t’assure que c’était bien
-triste.</p>
-
-<p>Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux:
-mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre
-cousines; c’étaient de jolies fillettes; j’ai épousé la dernière. De
-tout ce monde-là, nous ne sommes plus que trois survivants: ma femme,
-moi et ma belle-sœur <span class="pagenum" id="Page_124">124</span> qui habite Marseille. Sacristi, comme
-ça s’égrène, une famille! ça me fait trembler quand j’y pense! Moi,
-j’avais quinze ans, puisque j’en ai cinquante-six.</p>
-
-<p>Donc, nous allions fêter les Rois, et nous étions très gais, très gais!
-Tout le monde attendait le dîner dans le salon, quand mon frère aîné,
-Jacques, se mit à dire: «Il y a un chien qui hurle dans la plaine
-depuis dix minutes; ça doit être une pauvre bête perdue.»</p>
-
-<p>Il n’avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle
-avait un gros son de cloche d’église qui faisait penser aux morts. Tout
-le monde en frissonna. Mon père appela le domestique et lui dit d’aller
-voir. On attendit en grand silence; nous pensions à la neige qui
-couvrait toute la terre. Quand l’homme revint, il affirma qu’il n’avait
-rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait
-point de place.</p>
-
-<p>On se mit à table; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes.
-Ça alla bien jusqu’au rôti, puis voilà que la cloche se remet à
-sonner, trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibré
-jusqu’au bout de nos doigts et qui nous ont coupé le souffle, tout net.
-Nous <span class="pagenum" id="Page_125">125</span> restions à nous regarder, la fourchette en l’air, écoutant
-toujours, et saisis d’une espèce de peur surnaturelle.</p>
-
-<p>Ma mère enfin parla: «C’est étonnant qu’on ait attendu si longtemps
-pour revenir; n’allez pas seul, Baptiste; un de ces messieurs va vous
-accompagner».</p>
-
-<p>Mon oncle François se leva. C’était une espèce d’hercule, très fier de
-sa force et qui ne craignait rien au monde. Mon père lui dit: «Prends
-un fusil. On ne sait pas ce que ça peut être».</p>
-
-<p>Mais mon oncle ne prit qu’une canne et sortit aussitôt avec le
-domestique.</p>
-
-<p>Nous autres, nous demeurâmes frémissants de terreur et d’angoisse,
-sans manger, sans parler. Mon père essaya de nous rassurer: «Vous
-allez voir, dit-il, que ce sera quelque mendiant ou quelque passant
-perdu dans la neige. Après avoir sonné une première fois, voyant qu’on
-n’ouvrait pas tout de suite, il a tenté de retrouver son chemin, puis,
-n’ayant pu y parvenir, il est revenu à notre porte.»</p>
-
-<p>L’absence de mon oncle nous parut durer une heure. Il revint enfin,
-furieux, jurant: «Rien, nom de nom, c’est un farceur! Rien que ce
-maudit chien qui hurle à cent mètres <span class="pagenum" id="Page_126">126</span> des murs. Si j’avais pris un
-fusil, je l’aurais tué pour le faire taire.»</p>
-
-<p>On se remit à dîner, mais tout le monde demeurait anxieux; on sentait
-bien que ce n’était pas fini, qu’il allait se passer quelque chose, que
-la cloche, tout à l’heure, sonnerait encore.</p>
-
-<p>Et elle sonna, juste au moment où l’on coupait le gâteau des Rois. Tous
-les hommes se levèrent ensemble. Mon oncle François, qui avait bu du
-champagne, affirma qu’il allait LE massacrer, avec tant de fureur, que
-ma mère et ma tante se jetèrent sur lui pour l’empêcher. Mon père, bien
-que très calme et un peu impotent (il traînait la jambe depuis qu’il se
-l’était cassée en tombant de cheval), déclara à son tour qu’il voulait
-savoir ce que c’était, et qu’il irait. Mes frères, âgés de dix-huit et
-de vingt ans, coururent chercher leurs fusils; et comme on ne faisait
-guère attention à moi, je m’emparai d’une carabine de jardin et je me
-disposai aussi à accompagner l’expédition.</p>
-
-<p>Elle partit aussitôt. Mon père et mon oncle marchaient devant, avec
-Baptiste, qui portait une lanterne. Mes frères Jacques et Paul
-suivaient, et je venais derrière, malgré les supplications <span class="pagenum" id="Page_127">127</span> de ma
-mère, qui demeurait avec sa sœur et mes cousines sur le seuil de la
-maison.</p>
-
-<p>La neige s’était remise à tomber depuis une heure, et les arbres en
-étaient chargés. Les sapins pliaient sous ce lourd vêtement livide,
-pareils à des pyramides blanches, à d’énormes pains de sucre; et on
-apercevait à peine, à travers le rideau gris des flocons menus et
-pressés, les arbustes plus légers, tout pâles dans l’ombre. Elle
-tombait si épaisse, la neige, qu’on y voyait tout juste à dix pas. Mais
-la lanterne jetait une grande clarté devant nous. Quand on commença à
-descendre par l’escalier tournant creusé dans la muraille, j’eus peur,
-vraiment. Il me sembla qu’on marchait derrière moi; qu’on allait me
-saisir par les épaules et m’emporter; et j’eus envie de retourner; mais
-comme il fallait retraverser tout le jardin, je n’osai pas.</p>
-
-<p>J’entendis qu’on ouvrait la porte sur la plaine; puis mon oncle se
-remit à jurer: «Nom d’un nom, il est reparti! Si j’aperçois seulement
-son ombre, je ne le rate pas, ce c...-là.»</p>
-
-<p>C’était sinistre de voir la plaine, ou, plutôt, de la sentir devant
-soi, car on ne la voyait <span class="pagenum" id="Page_128">128</span> pas; on ne voyait qu’un voile de neige
-sans fin, en haut, en bas, en face, à droite, à gauche, partout.</p>
-
-<p>Mon oncle reprit: «Tiens, revoilà le chien qui hurle; je vas lui
-apprendre comment je tire, moi. Ça sera toujours ça de gagné.»</p>
-
-<p>Mais mon père, qui était bon, reprit: «Il vaut mieux l’aller chercher,
-ce pauvre animal qui crie la faim. Il aboie au secours, ce misérable;
-il appelle comme un homme en détresse. Allons-y».</p>
-
-<p>Et on se mit en route à travers ce rideau, à travers cette tombée
-épaisse, continue, à travers cette mousse qui emplissait la nuit et
-l’air, qui remuait, flottait, tombait et glaçait la chair en fondant,
-la glaçait comme elle l’aurait brûlée, par une douleur vive et rapide
-sur la peau, à chaque toucher des petits flocons blancs.</p>
-
-<p>Nous enfoncions jusqu’aux genoux dans cette pâte molle et froide; et
-il fallait lever très haut la jambe pour marcher. A mesure que nous
-avancions, la voix du chien devenait plus claire, plus forte. Mon oncle
-cria: «Le voici!» On s’arrêta pour l’observer, comme on doit faire en
-face d’un ennemi qu’on rencontre dans la nuit.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_129">129</span></p>
-
-<p>Je ne voyais rien, moi; alors, je rejoignis les autres, et je
-l’aperçus; il était effrayant et fantastique à voir, ce chien, un gros
-chien noir, un chien de berger à grands poils et à tête de loup, dressé
-sur ses quatre pattes, tout au bout de la longue traînée de lumière que
-faisait la lanterne sur la neige. Il ne bougeait pas; il s’était tu et
-il nous regardait.</p>
-
-<p>Mon oncle dit: «C’est singulier, il n’avance ni ne recule. J’ai bien
-envie de lui flanquer un coup de fusil.»</p>
-
-<p>Mon père reprit d’une voix ferme: «Non, il faut le prendre.»</p>
-
-<p>Alors mon frère Jacques ajouta: «Mais il n’est pas seul. Il y a quelque
-chose à côté de lui.»</p>
-
-<p>Il y avait quelque chose derrière lui, en effet, quelque chose de gris,
-d’impossible à distinguer. On se remit en marche avec précaution.</p>
-
-<p>En nous voyant approcher, le chien s’assit sur son derrière. Il n’avait
-pas l’air méchant. Il semblait plutôt content d’avoir réussi à attirer
-des gens.</p>
-
-<p>Mon père alla droit à lui et le caressa. Le chien lui lécha les mains;
-et on reconnut qu’il était attaché à la roue d’une petite voiture,
-<span class="pagenum" id="Page_130">130</span> d’une sorte de voiture joujou enveloppée tout entière dans trois
-ou quatre couvertures de laine. On enleva ces linges avec soin, et
-comme Baptiste approchait sa lanterne de la porte de cette carriole qui
-ressemblait à une niche roulante, on aperçut dedans un petit enfant qui
-dormait.</p>
-
-<p>Nous fûmes tellement stupéfaits que nous ne pouvions dire un mot. Mon
-père se remit le premier, et comme il était de grand cœur, et d’âme
-un peu exaltée, il étendit la main sur le toit de la voiture et il dit:
-«Pauvre abandonné, tu seras des nôtres!» Et il ordonna à mon frère
-Jacques de rouler devant nous notre trouvaille.</p>
-
-<p>Mon père reprit, pensant tout haut:</p>
-
-<p>«Quelque enfant d’amour dont la pauvre mère est venue sonner à ma porte
-en cette nuit de l’Épiphanie, en souvenir de l’Enfant-Dieu.»</p>
-
-<p>Il s’arrêta de nouveau, et, de toute sa force, il cria quatre fois
-à travers la nuit vers les quatre coins du ciel: «Nous l’avons
-recueilli!» Puis, posant la main sur l’épaule de son frère, il murmura:
-«Si tu avais tiré sur le chien, François?...»</p>
-
-<p>Mon oncle ne répondit pas, mais il fit, <span class="pagenum" id="Page_131">131</span> dans l’ombre, un grand
-signe de croix, car il était très religieux, malgré ses airs fanfarons.</p>
-
-<p>On avait détaché le chien, qui nous suivait.</p>
-
-<p>Ah! par exemple, ce qui fut gentil à voir, c’est la rentrée à la
-maison. On eut d’abord beaucoup de mal à monter la voiture par
-l’escalier des remparts; on y parvint cependant et on la roula jusque
-dans le vestibule.</p>
-
-<p>Comme maman était drôle, contente et effarée! Et mes quatre petites
-cousines (la plus jeune avait six ans), elles ressemblaient à quatre
-poules autour d’un nid. On retira enfin de sa voiture l’enfant qui
-dormait toujours. C’était une fille, âgée de six semaines environ.
-Et on trouva dans ses langes dix mille francs en or, oui, dix mille
-francs! que papa plaça pour lui faire une dot. Ce n’était donc pas une
-enfant de pauvres... mais peut-être l’enfant de quelque noble avec
-une petite bourgeoise de la ville... ou encore... nous avons fait
-mille suppositions et on n’a jamais rien su... mais là, jamais rien...
-jamais rien... Le chien lui-même ne fut reconnu par personne. Il était
-étranger au pays. Dans tous les cas, celui ou celle qui était venu
-sonner <span class="pagenum" id="Page_132">132</span> trois fois à notre porte connaissait bien mes parents, pour
-les avoir choisis ainsi.</p>
-
-<p>Voilà donc comment M<sup>lle</sup> Perle entra, à l’âge de six semaines, dans
-la maison Chantal.</p>
-
-<p>On ne la nomma que plus tard, M<sup>lle</sup> Perle, d’ailleurs. On la fit
-baptiser d’abord: «Marie, Simone, Claire», Claire devant lui servir de
-nom de famille.</p>
-
-<p>Je vous assure que ce fut une drôle de rentrée dans la salle à manger
-avec cette mioche réveillée qui regardait autour d’elle ces gens et ces
-lumières, de ses yeux vagues, bleus et troubles.</p>
-
-<p>On se remit à table et le gâteau fut partagé. J’étais roi, et je pris
-pour reine M<sup>lle</sup> Perle, comme vous, tout à l’heure. Elle ne se douta
-guère, ce jour-là, de l’honneur qu’on lui faisait.</p>
-
-<p>Donc, l’enfant fut adoptée, et élevée dans la famille. Elle grandit;
-des années passèrent. Elle était gentille, douce, obéissante. Tout le
-monde l’aimait et on l’aurait abominablement gâtée si ma mère ne l’eût
-empêché.</p>
-
-<p>Ma mère était une femme d’ordre et de hiérarchie. Elle consentait à
-traiter la petite Claire comme ses propres fils, mais elle tenait
-cependant à ce que la distance qui nous séparait <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> fût bien marquée,
-et la situation bien établie.</p>
-
-<p>Aussi, dès que l’enfant put comprendre, elle lui fit connaître son
-histoire et fit pénétrer tout doucement, même tendrement dans l’esprit
-de la petite, qu’elle était pour les Chantal une fille adoptive,
-recueillie, mais en somme une étrangère.</p>
-
-<p>Claire comprit cette situation avec une singulière intelligence, avec
-un instinct surprenant; et elle sut prendre et garder la place qui lui
-était laissée, avec tant de tact, de grâce et de gentillesse, qu’elle
-touchait mon père à le faire pleurer.</p>
-
-<p>Ma mère elle-même fut tellement émue par la reconnaissance passionnée
-et le dévouement un peu craintif de cette mignonne et tendre créature,
-qu’elle se mit à l’appeler: «Ma fille.» Parfois, quand la petite avait
-fait quelque chose de bon, de délicat, ma mère relevait ses lunettes
-sur son front, ce qui indiquait toujours une émotion chez elle et elle
-répétait: «Mais c’est une perle, une vraie perle, cette enfant!»—Ce
-nom en resta à la petite Claire qui devint et demeura pour nous M<sup>lle</sup>
-Perle.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">IV</p>
-</div>
-
-<p>M. Chantal se tut. Il était assis sur le billard, les pieds ballants,
-et il maniait une boule de la main gauche, tandis que de la droite il
-tripotait un linge qui servait à effacer les points sur le tableau
-d’ardoise et que nous appelions «le linge à craie.» Un peu rouge,
-la voix sourde, il parlait pour lui maintenant, parti dans ses
-souvenirs, allant doucement, à travers les choses anciennes et les
-vieux événements qui se réveillaient dans sa pensée, comme on va, en
-se promenant, dans les vieux jardins de famille où l’on fut élevé,
-et où chaque arbre, chaque chemin, chaque plante, les houx pointus,
-les lauriers qui sentent bon, les ifs dont la graine rouge et grasse
-s’écrase entre les doigts, font surgir, à chaque pas, un petit fait
-de notre vie passée, un de <span class="pagenum" id="Page_135">135</span> ces petits faits insignifiants et
-délicieux qui forment le fond même, la trame de l’existence.</p>
-
-<p>Moi, je restais en face de lui, adossé à la muraille, les mains
-appuyées sur ma queue de billard inutile.</p>
-
-<p>Il reprit, au bout d’une minute: «Cristi, qu’elle était jolie à
-dix-huit ans... et gracieuse... et parfaite... Ah! la jolie... jolie...
-jolie... et bonne... et brave... et charmante fille! Elle avait des
-yeux... des yeux bleus... transparents,... clairs... comme je n’en ai
-jamais vu de pareils... jamais!</p>
-
-<p>Il se tut encore. Je demandai: «Pourquoi ne s’est-elle pas mariée?»</p>
-
-<p>Il répondit, non pas à moi, mais à ce mot qui passait «mariée».</p>
-
-<p>—Pourquoi? pourquoi? Elle n’a pas voulu... pas voulu. Elle avait
-pourtant trente mille francs de dot, et elle fut demandée plusieurs
-fois... elle n’a pas voulu! Elle semblait triste à cette époque-là.
-C’est quand j’épousai ma cousine, la petite Charlotte, ma femme, avec
-qui j’étais fiancé depuis six ans.</p>
-
-<p>Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son
-esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et <span class="pagenum" id="Page_136">136</span>
-cruels drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs
-sans reproches, dans un de ces cœurs inavoués, inexplorés, que
-personne n’a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées
-victimes.</p>
-
-<p>Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai:</p>
-
-<p>—C’est vous qui auriez dû l’épouser, monsieur Chantal?</p>
-
-<p>Il tressaillit, me regarda, et dit:</p>
-
-<p>—Moi? épouser qui?</p>
-
-<p>—M<sup>lle</sup> Perle.</p>
-
-<p>—Pourquoi ça?</p>
-
-<p>—Parce que vous l’aimiez plus que votre cousine.</p>
-
-<p>Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia:</p>
-
-<p>—Je l’ai aimée... moi?... comment? qu’est-ce qui t’a dit ça?...</p>
-
-<p>—Parbleu, ça se voit... et c’est même à cause d’elle que vous avez
-tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis
-six ans.</p>
-
-<p>Il lâcha la bille qu’il tenait de la main gauche, saisit à deux mains
-le linge à craie, et, s’en couvrant le visage, se mit à sangloter
-dedans. Il pleurait d’une façon désolante et <span class="pagenum" id="Page_137">137</span> ridicule, comme
-pleure une éponge qu’on presse, par les yeux, le nez et la bouche en
-même temps. Et il toussait, crachait, se mouchait dans le linge à
-craie, s’essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes
-les fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux
-gargarismes.</p>
-
-<p>Moi, effaré, honteux, j’avais envie de me sauver et je ne savais plus
-que dire, que faire, que tenter.</p>
-
-<p>Et soudain, la voix de M<sup>me</sup> Chantal résonna dans l’escalier: «Est-ce
-bientôt fini, votre fumerie?»</p>
-
-<p>J’ouvris la porte et je criai: «Oui, madame, nous descendons.»</p>
-
-<p>Puis, je me précipitai vers son mari, et, le saisissant par les
-coudes: «Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi; votre femme
-vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre;
-remettez-vous.»</p>
-
-<p>Il bégaya: «Oui... oui... je viens... pauvre fille!... je viens...
-dites-lui que j’arrive.»</p>
-
-<p>Et il commença à s’essuyer consciencieusement la figure avec le linge
-qui, depuis deux ou trois ans, essuyait toutes marques de l’ardoise,
-puis il apparut, moitié blanc et moitié rouge, le front, le nez, les
-joues et le menton <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> barbouillés de craie, et les yeux gonflés,
-encore pleins de larmes.</p>
-
-<p>Je le pris par les mains et l’entraînai dans sa chambre en murmurant:
-«Je vous demande pardon, je vous demande bien pardon, monsieur Chantal,
-de vous avoir fait de la peine... mais... je ne savais pas... vous...
-vous comprenez...»</p>
-
-<p>Il me serra la main: «Oui... oui... il y a des moments difficiles...»</p>
-
-<p>Puis il se plongea la figure dans sa cuvette. Quand il en sortit, il ne
-me parut pas encore présentable; mais j’eus l’idée d’une petite ruse.
-Comme il s’inquiétait, en se regardant dans la glace, je lui dis: «Il
-suffira de raconter que vous avez un grain de poussière dans l’œil,
-et vous pourrez pleurer devant tout le monde autant qu’il vous plaira.»</p>
-
-<p>Il descendit en effet, en se frottant les yeux avec son mouchoir. On
-s’inquiéta; chacun voulut chercher le grain de poussière qu’on ne
-trouva point, et on raconta des cas semblables où il était devenu
-nécessaire d’aller chercher le médecin.</p>
-
-<p>Moi, j’avais rejoint M<sup>lle</sup> Perle et je la regardais, tourmenté par
-une curiosité ardente, une curiosité qui devenait une souffrance. <span class="pagenum" id="Page_139">139</span>
-Elle avait dû être bien jolie en effet, avec ses yeux doux, si grands,
-si calmes, si larges qu’elle avait l’air de ne les jamais fermer, comme
-font les autres humains. Sa toilette était un peu ridicule, une vraie
-toilette de vieille fille, et la déparait sans la rendre gauche.</p>
-
-<p>Il me semblait que je voyais en elle, comme j’avais vu tout à l’heure
-dans l’âme de M. Chantal, que j’apercevais, d’un bout à l’autre, cette
-vie humble, simple et dévouée; mais un besoin me venait aux lèvres, un
-besoin harcelant de l’interroger, de savoir si, elle aussi, l’avait
-aimé, lui; si elle avait souffert comme lui de cette longue souffrance
-secrète, aiguë, qu’on ne voit pas, qu’on ne sait pas, qu’on ne devine
-pas, mais qui s’échappe, la nuit, dans la solitude de la chambre
-noire. Je la regardais, je voyais battre son cœur sous son corsage
-à guimpe, et je me demandais si cette douce figure candide avait gémi
-chaque soir, dans l’épaisseur moite de l’oreiller, et sangloté, le
-corps secoué de sursauts, dans la fièvre du lit brûlant.</p>
-
-<p>Et je lui dis tout bas, comme font les enfants qui cassent un bijou
-pour voir dedans: <span class="pagenum" id="Page_140">140</span> «Si vous aviez vu pleurer M. Chantal tout à
-l’heure, il vous aurait fait pitié.»</p>
-
-<p>Elle tressaillit: «Comment, il pleurait?</p>
-
-<p>—Oh! oui, il pleurait!</p>
-
-<p>—Et pourquoi ça?»</p>
-
-<p>Elle semblait très émue. Je répondis:</p>
-
-<p>—A votre sujet.</p>
-
-<p>—A mon sujet?</p>
-
-<p>—Oui. Il me racontait combien il vous avait aimée autrefois; et
-combien il lui en avait coûté d’épouser sa femme au lieu de vous...»</p>
-
-<p>Sa figure pâle me parut s’allonger un peu; ses yeux toujours ouverts,
-ses yeux calmes se fermèrent tout à coup, si vite qu’ils semblaient
-s’être clos pour toujours. Elle glissa de sa chaise sur le plancher et
-s’y affaissa doucement, lentement, comme aurait fait une écharpe tombée.</p>
-
-<p>Je criai: «Au secours! au secours! M<sup>lle</sup> Perle se trouve mal.»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Chantal et ses filles se précipitèrent, et comme on cherchait
-de l’eau, une serviette et du vinaigre, je pris mon chapeau et je me
-sauvai.</p>
-
-<p>Je m’en allai à grands pas, le cœur secoué, l’esprit plein de
-remords et de regrets. Et parfois <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> aussi j’étais content; il me
-semblait que j’avais fait une chose louable et nécessaire.</p>
-
-<p>Je me demandais: «Ai-je eu tort? Ai-je eu raison?» Ils avaient
-cela dans l’âme comme on garde du plomb dans une plaie fermée.
-Maintenant ne seront-ils pas plus heureux? Il était trop tard pour que
-recommençât leur torture et assez tôt pour qu’ils s’en souvinssent avec
-attendrissement.</p>
-
-<p>Et peut-être qu’un soir du prochain printemps, émus par un rayon de
-lune tombé sur l’herbe, à leurs pieds, à travers les branches, ils se
-prendront et se serreront la main en souvenir de toute cette souffrance
-étouffée et cruelle; et peut-être aussi que cette courte étreinte fera
-passer dans leurs veines un peu de ce frisson qu’ils n’auront point
-connu, et leur jettera, à ces morts ressuscités en une seconde, la
-rapide et divine sensation de cette ivresse, de cette folie qui donne
-aux amoureux plus de bonheur en un tressaillement, que n’en peuvent
-cueillir, en toute leur vie, les autres hommes! <span class="pagenum" id="Page_142">142</span></p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_145">145</span>
-
- <h2 id="ch_5"><span class="h2line2">ROSALIE PRUDENT.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">I</span><span class="smcap">L</span> y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni
-le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient
-à comprendre.</p>
-
-<p>La fille Prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes,
-devenue grosse à l’insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la
-nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin.</p>
-
-<p>C’était là l’histoire courante de tous les infanticides accomplis par
-les servantes. Mais un fait demeurait inexplicable. La perquisition
-opérée dans la chambre de la fille Prudent avait amené la découverte
-d’un trousseau complet d’enfant, fait par Rosalie elle-même, <span class="pagenum" id="Page_146">146</span>
-qui avait passé ses nuits à le couper et à le coudre pendant trois
-mois. L’épicier chez qui elle avait acheté de la chandelle, payée sur
-ses gages, pour ce long travail, était venu témoigner. De plus, il
-demeurait acquis que la sage-femme du pays, prévenue par elle de son
-état, lui avait donné tous les renseignements et tous les conseils
-pratiques pour le cas où l’accident arriverait dans un moment où les
-secours demeureraient impossibles. Elle avait cherché en outre une
-place à Poissy pour la fille Prudent qui prévoyait son renvoi, car les
-époux Varambot ne plaisantaient pas sur la morale.</p>
-
-<p>Ils étaient là, assistant aux assises, l’homme et la femme, petits
-rentiers de province, exaspérés contre cette traînée qui avait souillé
-leur maison. Ils auraient voulu la voir guillotiner tout de suite, sans
-jugement, et ils l’accablaient de dépositions haineuses devenues dans
-leur bouche des accusations.</p>
-
-<p>La coupable, une belle grande fille de Basse-Normandie, assez instruite
-pour son état, pleurait sans cesse et ne répondait rien.</p>
-
-<p>On en était réduit à croire qu’elle avait accompli cet acte barbare
-dans un moment de désespoir et de folie, puisque tout indiquait <span class="pagenum" id="Page_147">147</span>
-qu’elle avait espéré garder et élever son fils.</p>
-
-<p>Le président essaya encore une fois de la faire parler, d’obtenir des
-aveux; et l’ayant sollicitée avec une grande douceur, lui fit enfin
-comprendre que tous ces hommes réunis pour la juger ne voulaient point
-sa mort et pouvaient même la plaindre.</p>
-
-<p>Alors elle se décida.</p>
-
-<p>Il demandait: «Voyons, dites-nous d’abord quel est le père de cet
-enfant?»</p>
-
-<p>Jusque-là elle l’avait caché obstinément.</p>
-
-<p>Elle répondit soudain, en regardant ses maîtres qui venaient de la
-calomnier avec rage.</p>
-
-<p>—C’est M. Joseph, le neveu à M. Varambot.</p>
-
-<p>Les deux époux eurent un sursaut et crièrent en même temps: «C’est
-faux! Elle ment. C’est une infamie.»</p>
-
-<p>Le président les fit taire et reprit: «Continuez, je vous prie, et
-dites-nous comment cela est arrivé.»</p>
-
-<p>Alors elle se mit brusquement à parler avec abondance, soulageant
-son cœur fermé, son pauvre cœur solitaire et broyé, vidant son
-chagrin, tout son chagrin maintenant devant <span class="pagenum" id="Page_148">148</span> ces hommes sévères
-qu’elle avait pris jusque-là pour des ennemis et des juges inflexibles.</p>
-
-<p>—Oui, c’est M. Joseph Varambot, quand il est venu en congé l’an
-dernier.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce qu’il fait M. Joseph Varambot?</p>
-
-<p>—Il est sous-officier d’artilleurs, m’sieu. Donc il resta deux
-mois à la maison. Deux mois d’été. Moi, je ne pensais à rien quand
-il s’est mis à me regarder, et puis à me dire des flatteries, et
-puis à me cajoler tant que le jour durait. Moi, je me suis laissé
-prendre, m’sieu. Il m’ répétait que j’étais belle fille, que j’étais
-plaisante... que j’étais de son goût... Moi, il me plaisait pour sûr...
-Que voulez-vous?... on écoute ces choses-là quand on est seule...
-toute seule... comme moi. J’ suis seule sur la terre, m’sieu... j’
-n’ai personne à qui parler... personne à qui <ins class="correction" title="compter">conter</ins> mes ennuyances...
-Je n’ai pu d’ père, pu d’ mère, ni frère, ni sœur, personne! Ça
-m’a fait comme un frère qui serait r’venu quand il s’est mis à me
-causer. Et puis, il m’a demandé de descendre au bord de la rivière,
-un soir, pour bavarder sans faire de bruit. J’y suis v’nue, moi... Je
-sais-t-il? je sais-t-il après?... Il me tenait la taille... Pour sûr,
-je ne voulais pas... non... non... <span class="pagenum" id="Page_149">149</span> J’ai pas pu... j’avais envie de
-pleurer tant que l’air était douce... il faisait clair de lune... J’ai
-pas pu... Non... je vous jure... j’ai pas pu... il a fait ce qu’il a
-voulu... Ça a duré encore trois semaines, tant qu’il est resté... Je
-l’aurais suivi au bout du monde... il est parti... Je ne savais pas que
-j’étais grosse, moi!... Je ne l’ai su que l’ mois d’après...</p>
-
-<p>Elle se mit à pleurer si fort qu’on dut lui laisser le temps de se
-remettre.</p>
-
-<p>Puis le président reprit sur un ton de prêtre au confessionnal:
-«Voyons, continuez».</p>
-
-<p>Elle recommença à parler: «Quand j’ai vu que j’étais grosse, j’ai
-prévenu M<sup>me</sup> Boudin, la sage-femme, qu’est là pour le dire, et j’y
-ai demandé la manière pour le cas que ça arriverait sans elle. Et puis
-j’ai fait mon trousseau, nuit à nuit, jusqu’à une heure du matin,
-chaque soir; et puis j’ai cherché une autre place, car je savais bien
-que je serais renvoyée; mais j’ voulais rester jusqu’au bout dans la
-maison, pour économiser des sous, vu que j’ n’en ai guère, et qu’il
-m’en faudrait, pour l’ petit...</p>
-
-<p>—Alors, vous ne vouliez pas le tuer?</p>
-
-<p>—Oh! pour sûr non, m’sieu.</p>
-
-<p>—Pourquoi l’avez-vous tué, alors?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p>
-
-<p>—V’là la chose. C’est arrivé plus tôt que je n’aurais cru. Ça m’a pris
-dans ma cuisine, comme j’ finissais ma vaisselle.</p>
-
-<p>M. et M<sup>me</sup> Varambot dormaient déjà; donc je monte, pas sans peine, en
-me tirant à la rampe; et je m’ couche par terre, sur le carreau, pour
-n’ point gâter mon lit. Ça a duré p’t-être une heure, p’t-être deux,
-p’t-être trois; je ne sais point, tant ça me faisait mal; et puis, je
-l’ poussais d’ toute ma force, j’ai senti qu’il sortait, et je l’ai
-ramassé.</p>
-
-<p>Oh! oui, j’étais contente, pour sûr! J’ai fait tout ce que m’avait dit
-M<sup>me</sup> Boudin, tout! Et puis je l’ai mis sur mon lit, lui! Et puis
-v’là qu’il me r’vient une douleur, mais une douleur à mourir.—Si vous
-connaissiez ça, vous autres, vous n’en feriez pas tant, allez!—J’en
-ai tombé sur les genoux, puis sur le dos, par terre; et v’là que ça me
-reprend, p’t-être une heure encore, p’t-être deux, là toute seule...,
-et puis qu’il en sort un autre..., un autre p’tit..., deux..., oui...,
-deux... comme ça! Je l’ai pris comme le premier, et puis je l’ai mis
-sur le lit, côte à côte—deux.—Est-ce possible, dites? Deux enfants!
-Moi qui gagne vingt francs par mois! Dites... est-ce possible? Un, oui,
-ça s’ peut, en se privant... <span class="pagenum" id="Page_151">151</span> mais pas deux! Ça m’a tourné la tête.
-Est-ce que je sais, moi?—J’ pouvais-t-il choisir, dites?</p>
-
-<p>Est-ce que je sais! Je me suis vue à la fin de mes jours! J’ai mis
-l’oreiller d’sus, sans savoir... Je n’ pouvais pas en garder deux... et
-je m’ suis couchée d’sus encore. Et puis, j’ suis restée à m’ rouler et
-à pleurer jusqu’au jour que j’ai vu venir par la fenêtre; ils étaient
-morts sous l’oreiller, pour sûr. Alors je les ai pris sous mon bras,
-j’ai descendu l’escalier, j’ai sorti dans l’ potager, j’ai pris la
-bêche au jardinier, et je les ai enfouis sous terre, l’ plus profond
-que j’ai pu, un ici, puis l’autre là, pas ensemble, pour qu’ils n’
-parlent pas de leur mère, si ça parle, les p’tits morts. Je sais-t-il,
-moi?</p>
-
-<p>Et puis, dans mon lit, v’là que j’ai été si mal que j’ai pas pu me
-lever. On a fait venir le médecin qu’a tout compris. C’est la vérité,
-m’sieu le juge. Faites ce qu’il vous plaira, j’ suis prête.</p>
-
-<p>La moitié des jurés se mouchaient coup sur coup pour ne point pleurer.
-Des femmes sanglotaient dans l’assistance.</p>
-
-<p>Le président interrogea.</p>
-
-<p>—A quel endroit avez-vous enterré l’autre?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_152">152</span></p>
-
-<p>Elle demanda:</p>
-
-<p>—Lequel que vous avez?</p>
-
-<p>—Mais... celui... celui qui était dans les artichauts.</p>
-
-<p>—Ah bien! L’autre est dans les fraisiers, au bord du puits.</p>
-
-<p>Et elle se mit à sangloter si fort qu’elle gémissait à fendre les
-cœurs.</p>
-
-<p>La fille Rosalie Prudent fut acquittée.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Rosalie Prudent</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 2 mars 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_155">155</span>
-
- <h2 id="ch_6"><span class="h2line2">SUR LES CHATS.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="rdate">Cap d’Antibes.</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">A</span><span class="smcap">SSIS</span> sur un banc, l’autre jour, devant ma porte, en plein soleil,
-devant une corbeille d’anémones fleuries, je lisais un livre récemment
-paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, <i>le Tonnelier</i>,
-par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier,
-sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je
-posai à côté de moi pour caresser la bête.</p>
-
-<p>Il faisait chaud; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore,
-intermittente, légère, passait dans l’air, où passaient aussi parfois
-des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j’apercevais
-là-bas.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p>
-
-<p>Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent
-la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les
-germes endormis, et les bourgeons pour que s’ouvrent les jeunes
-feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en
-l’air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses
-crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses
-paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple
-comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse.
-Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant
-qu’être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de
-la toucher, se redressait et passait sa tête sous ma main levée.</p>
-
-<p>Je l’énervais et elle m’énervait aussi, car je les aime et je les
-déteste, ces animaux charmants et perfides. J’ai plaisir à les toucher,
-à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur
-chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n’est
-plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus
-raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d’un chat. Mais elle
-me met aux doigts, cette robe vivante, un <span class="pagenum" id="Page_157">157</span> désir étrange et féroce
-d’étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l’envie qu’elle
-a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette
-envie, comme un fluide qu’elle me communique, je la prends par le bout
-de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de
-mes nerfs, le long de mes membres jusqu’à mon cœur, jusqu’à ma tête,
-elle m’emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et
-toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement
-vif et léger qui me pénètre et m’envahit.</p>
-
-<p>Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la
-saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la
-pierre d’une fronde, si vite et si brutalement qu’elle n’a jamais le
-temps de se venger.</p>
-
-<p>Je me souviens qu’étant enfant, j’aimais déjà les chats avec de
-brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains; et qu’un
-jour, au bout du jardin, à l’entrée du bois, j’aperçus tout à coup
-quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J’allai
-voir; c’était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se
-tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait
-inerte, <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait
-un bruit de pompe, un bruit affreux que j’entends encore.</p>
-
-<p>J’aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j’aurais pu aller
-chercher le domestique ou prévenir mon père.—Non, je ne bougeai pas,
-et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante
-et cruelle; c’était un chat! C’eût été un chien, j’aurais plutôt coupé
-le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde
-de plus.</p>
-
-<p>Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j’allai le tâter et lui
-tirer la queue.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_159">159</span></p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu’en les
-caressant, alors qu’ils se frottent à notre chair, ronronnent et
-se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne
-semblent jamais nous voir, on sent bien l’insécurité de leur tendresse,
-l’égoïsme perfide de leur plaisir.</p>
-
-<p>Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes,
-douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter
-à l’amour. Près d’elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres
-tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte
-la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien
-qu’on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte
-perfide, sournoise, amoureuse ennemie, <span class="pagenum" id="Page_160">160</span> qui mordra lorsqu’elle sera
-lasse de baisers.</p>
-
-<p>Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement
-chantés. On connaît son admirable sonnet:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <div class="stanzanoindent">
- Les amoureux fervents et les savants austères<br />
- Aiment également, dans leur mûre saison,<br />
- Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,<br />
- Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires.
- </div>
-
- <div class="stanzanoindent">
- Amis de la science et de la volupté,<br />
- Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres.<br />
- L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres<br />
- S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
- </div>
-
- <div class="stanzanoindent">
- Ils prennent en songeant les nobles attitudes<br />
- Des grands sphinx allongés au fond des solitudes<br />
- Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin.
- </div>
-
- <div class="stanzanoindent">
- Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,<br />
- Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,<br />
- Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
- </div>
- </div>
-</div>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">III</p>
-</div>
-
-<p>Moi j’ai eu un jour l’étrange sensation d’avoir habité le palais
-enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces
-bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous
-les êtres qu’on n’entende jamais marcher.</p>
-
-<p>C’était l’été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée.</p>
-
-<p>Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m’informai si les
-habitants du pays n’avaient point dans la montagne au-dessus quelque
-vallée fraîche où ils pussent aller respirer.</p>
-
-<p>On m’indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir.</p>
-
-<p>Il fallut d’abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai
-quelque jour en racontant <span class="pagenum" id="Page_162">162</span> comment se fabriquent ces essences et
-quintessences de fleurs qui valent jusqu’à deux mille francs le litre.
-J’y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville,
-médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que
-la propreté des chambres. Puis je repartis au matin.</p>
-
-<p>La route s’engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds,
-et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais
-quel bizarre séjour d’été on m’avait indiqué là; et j’hésitais presque
-à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j’aperçus soudain
-devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense
-et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés,
-toute une bizarre architecture de citadelle morte. C’était une antique
-commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc.</p>
-
-<p>Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte,
-fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l’eau courante, des
-saules; et sur les versants des sapins, jusques au ciel.</p>
-
-<p>En face de la commanderie, de l’autre côté de la vallée, mais plus bas,
-s’élève un château <span class="pagenum" id="Page_163">163</span> habité, le château des Quatre-Tours, qui fut
-construit vers 1530. On n’y aperçoit encore cependant aucune trace de
-la Renaissance.</p>
-
-<p>C’est une lourde et forte construction carrée, d’un puissant caractère,
-flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.</p>
-
-<p>J’avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir,
-qui ne me laissa pas gagner l’hôtel.</p>
-
-<p>Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours
-d’été qu’on puisse rêver. Je m’y promenai jusqu’au soir, puis, après le
-dîner, je montai dans l’appartement qu’on m’avait réservé.</p>
-
-<p>Je traversai d’abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de
-vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j’aperçus rapidement sur
-les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces
-tableaux dont Théophile Gautier a dit:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">J’aime à vous voir en vos cadres ovales<br />
- Portraits jaunis des belles du vieux temps,<br />
- Tenant en main des roses un peu pâles<br />
- Comme il convient à des fleurs de cent ans!</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>puis j’entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_164">164</span></p>
-
-<p>Quand je fus seul je la visitai. Elle était tendue d’antiques toiles
-peintes où l’on voyait des donjons roses au fond de paysages bleus,
-et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres
-précieuses.</p>
-
-<p>Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les
-fenêtres, larges dans l’appartement, étroites à leur sortie au jour,
-traversant toute l’épaisseur des murs, n’étaient, en somme, que des
-meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma
-porte, je me couchai et je m’endormis.</p>
-
-<p>Et je rêvai; on rêve toujours un peu de ce qui s’est passé dans la
-journée. Je voyageais; j’entrais dans une auberge où je voyais attablés
-devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre
-société dont je ne m’étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo,
-qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin
-j’allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et
-tout à coup j’apercevais le domestique et le maçon, armés de briques,
-qui venaient doucement vers mon lit.</p>
-
-<p>Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour me
-reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> mon
-arrivée à Thorenc, l’aimable accueil du châtelain... J’allais refermer
-mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l’ombre, dans la nuit, au
-milieu de ma chambre, à la hauteur d’une tête d’homme à peu près, deux
-yeux de feu qui me regardaient.</p>
-
-<p>Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais j’entendis un
-bruit, un bruit léger, un bruit mou comme la chute d’un linge humide et
-roulé, et quand j’eus de la lumière, je ne vis plus rien qu’une grande
-table au milieu de l’appartement.</p>
-
-<p>Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les
-armoires, rien.</p>
-
-<p>Je pensai donc que j’avais continué mon rêve un peu après mon réveil,
-et je me rendormis, non sans peine.</p>
-
-<p>Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient,
-dans le pays que j’aime, et j’arrivais chez un Turc qui demeurait en
-plein désert. C’était un Turc superbe; pas un Arabe, un Turc, gros,
-aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin
-de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait
-des compliments en m’offrant des confitures, sur un divan délicieux.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_166">166</span></p>
-
-<p>Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre—tous mes rêves
-finissaient donc ainsi—une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux
-de bêtes par terre, et, devant le feu—l’idée de feu me poursuivait
-jusqu’au désert—sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui
-m’attendait.</p>
-
-<p>Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le
-front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun,
-mais d’un brun chaud et capiteux.</p>
-
-<p>Elle me regardait et je pensais: «Voilà comment je comprends
-l’hospitalité. Ce n’est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays
-de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile, qu’on
-recevrait un étranger de cette façon.»</p>
-
-<p>Je m’approchai d’elle et je lui parlai, mais elle me répondit par
-signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître,
-savait si bien.</p>
-
-<p>D’autant plus heureux qu’elle serait silencieuse, je la pris par la
-main et je la conduisis vers ma couche où je m’étendis à ses côtés...
-Mais on se réveille toujours en ces moments-là! Donc je me réveillai et
-je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose <span class="pagenum" id="Page_167">167</span> de
-chaud et de doux que je caressais amoureusement.</p>
-
-<p>Puis, ma pensée s’éclairant, je reconnus que c’était un chat, un
-gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l’y
-laissai, et je fis comme lui, encore une fois.</p>
-
-<p>Quand le jour parut, il était parti, et je crus vraiment que j’avais
-rêvé; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et
-en sortir, la porte étant fermée à clef.</p>
-
-<p>Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il se
-mit à rire, et me dit: «Il est venu par la chattière», et soulevant un
-rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.</p>
-
-<p>Et j’appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont
-ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave
-au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et
-qui font du chat le roi et le maître de céans.</p>
-
-<p>Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se
-coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous
-les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il
-est chez lui partout, <span class="pagenum" id="Page_168">168</span> pouvant entrer partout, l’animal qui passe
-sans bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux.</p>
-
-<p>Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">C’est l’esprit familier du lieu;<br />
- Il juge, il préside, il inspire<br />
- Toutes choses dans son empire;<br />
- Peut-être est-il fée,—est-il Dieu?</p>
- </div>
-</div>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Sur les Chats</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 9 février 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_171">171</span>
-
- <h2 id="ch_7"><span class="h2line2">SAUVÉE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">E</span><span class="smcap">LLE</span> entra comme une balle qui crève une vitre, la petite marquise de
-Rennedon, et elle se mit à rire avant de parler, à rire aux larmes
-comme elle avait fait un mois plus tôt en annonçant à son amie qu’elle
-avait trompé le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et
-rien qu’une fois, parce qu’il était vraiment trop bête et trop jaloux.</p>
-
-<p>La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son canapé le livre
-qu’elle lisait et elle regardait Annette avec curiosité, riant déjà
-elle-même.</p>
-
-<p>Enfin elle demanda:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span></p>
-
-<p>—Qu’est-ce que tu as encore fait?</p>
-
-<p>—Oh!... ma chère... ma chère... C’est trop drôle... trop drôle...,
-figure-toi... je suis sauvée!... sauvée!... sauvée!...</p>
-
-<p>—Comment, sauvée?</p>
-
-<p>—Oui, sauvée!</p>
-
-<p>—De quoi?</p>
-
-<p>—De mon mari, ma chère, sauvée! Délivrée! libre! libre! libre!</p>
-
-<p>—Comment libre? En quoi?</p>
-
-<p>—En quoi? Le divorce! Oui, le divorce! Je tiens le divorce!</p>
-
-<p>—Tu es divorcée?</p>
-
-<p>—Non, pas encore, que tu es sotte! On ne divorce pas en trois heures!
-Mais j’ai des preuves... des preuves... des preuves qu’il me trompe...
-un flagrant délit... songe!... un flagrant délit... je le tiens...</p>
-
-<p>—Oh, dis-moi ça! Alors il te trompait?</p>
-
-<p>—Oui... c’est-à-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j’ai
-des preuves, c’est l’essentiel.</p>
-
-<p>—Comment as-tu fait?</p>
-
-<p>—Comment j’ai fait? Voilà! Oh! j’ai été forte, rudement forte.
-Depuis trois mois il était devenu odieux, tout à fait odieux, brutal,
-grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> dit: Ça ne peut pas
-durer, il me faut le divorce! Mais comment? Ça n’était pas facile. J’ai
-essayé de me faire battre par lui. Il n’a pas voulu. Il me contrariait
-du matin au soir, me forçait à sortir quand je ne voulais pas, à
-rester chez moi quand je désirais dîner en ville; il me rendait la vie
-insupportable d’un bout à l’autre de la semaine, mais il ne me battait
-pas.</p>
-
-<p>Alors, j’ai tâché de savoir s’il avait une maîtresse. Oui, il en avait
-une, mais il prenait mille précautions pour aller chez elle. Ils
-étaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j’ai fait?</p>
-
-<p>—Je ne devine pas.</p>
-
-<p>—Oh! tu ne devinerais jamais. J’ai prié mon frère de me procurer une
-photographie de cette fille.</p>
-
-<p>—De la maîtresse de ton mari?</p>
-
-<p>—Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix d’un soir, de sept
-heures à minuit, dîner compris, trois louis l’heure. Il a obtenu la
-photographie par-dessus le marché.</p>
-
-<p>—Il me semble qu’il aurait pu l’avoir à moins en usant d’une ruse
-quelconque et sans... sans... sans être obligé de prendre en même temps
-l’original.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p>
-
-<p>—Oh! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à Jacques. Et puis moi
-j’avais besoin de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur
-son teint, sur mille choses enfin.</p>
-
-<p>—Je ne comprends pas.</p>
-
-<p>—Tu vas voir. Quand j’ai connu tout ce que je voulais savoir, je me
-suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d’affaires...
-tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute... de toute
-nature... des agents de... de... de publicité et de complicité... de
-ces hommes... enfin tu comprends.</p>
-
-<p>—Oui, à peu près. Et tu lui as dit?</p>
-
-<p>—Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle
-s’appelle Clarisse): «Monsieur, il me faut une femme de chambre qui
-ressemble à ça. Je la veux jolie, élégante, fine, propre. Je la payerai
-ce qu’il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis. Je n’en
-aurai pas besoin plus de trois mois.»</p>
-
-<p>Il avait l’air très étonné, cet homme. Il demanda: «Madame la veut-elle
-irréprochable?»</p>
-
-<p>Je rougis, et je balbutiai: «Mais oui, comme probité.»</p>
-
-<p>Il reprit: «... Et comme mœurs?...» Je n’osai pas répondre. Je fis
-seulement un signe <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> de tête qui voulait dire: non. Puis, tout à
-coup, je compris qu’il avait un horrible soupçon, et je m’écriai,
-perdant l’esprit: «Oh! monsieur... c’est pour mon mari... qui me
-trompe... qui me trompe en ville... et je veux... je veux qu’il me
-trompe chez moi... vous comprenez... pour le surprendre...»</p>
-
-<p>Alors, l’homme se mit à rire. Et je compris à son regard qu’il m’avait
-rendu son estime. Il me trouvait même très forte. J’aurais bien parié
-qu’à ce moment-là il avait envie de me serrer la main.</p>
-
-<p>Il me dit: «Dans huit jours, madame, j’aurai votre affaire. Et nous
-changerons de sujet s’il le faut. Je réponds du succès. Vous ne me
-payerez qu’après réussite. Ainsi cette photographie représente la
-maîtresse de monsieur votre mari?—Oui, monsieur.—Une belle personne,
-une fausse maigre. Et quel parfum?—Je ne comprenais pas; je répétai:
-«Comment, quel parfum?» Il sourit. «Oui, madame, le parfum est
-essentiel pour séduire un homme; car cela lui donne des ressouvenirs
-inconscients qui le disposent à l’action; le parfum établit des
-confusions obscures dans son esprit, le trouble et l’énerve en lui
-rappelant ses plaisirs. Il faudrait tâcher <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> de savoir aussi ce que
-monsieur votre mari a l’habitude de manger quand il dîne avec cette
-dame. Vous pourriez lui servir les mêmes plats le soir où vous le
-pincerez. Oh! nous le tenons, madame, nous le tenons.»</p>
-
-<p>Je m’en allai enchantée. J’étais tombée là vraiment sur un homme très
-intelligent.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>—Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille
-brune, très belle, avec l’air modeste et hardi en même temps, un
-singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne
-savais trop qui c’était, je l’appelais «mademoiselle»; alors, elle me
-dit: «Oh! madame peut m’appeler Rose tout court.» Nous commençâmes à
-causer.</p>
-
-<p>—Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici?</p>
-
-<p>—Je m’en doute, madame.</p>
-
-<p>—Fort bien, ma fille..., et cela ne vous... ne vous ennuie pas trop?</p>
-
-<p>—Oh! madame, c’est le huitième divorce que je fais; j’y suis habituée.</p>
-
-<p>—Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p>
-
-<p>—Oh! madame, cela dépend tout à fait du tempérament de monsieur. Quand
-j’aurai vu monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre
-exactement à madame.</p>
-
-<p>—Vous le verrez tout à l’heure, mon enfant. Mais je vous préviens
-qu’il n’est pas beau.</p>
-
-<p>—Cela ne me fait rien, madame. J’en ai séparé déjà de très laids. Mais
-je demanderai à madame si elle s’est informée du parfum.</p>
-
-<p>—Oui, ma bonne Rose,—la verveine.</p>
-
-<p>—Tant mieux, madame, j’aime beaucoup cette odeur-là!</p>
-
-<p>Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de monsieur porte du
-linge de soie.</p>
-
-<p>—Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles.</p>
-
-<p>—Oh! alors, c’est une personne comme il faut. Le linge de soie
-commence à devenir commun.</p>
-
-<p>—C’est très vrai ce que vous dites-là!</p>
-
-<p>—Eh bien, madame, je vais prendre mon service.</p>
-
-<p>Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n’eût
-fait que cela toute sa vie.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_179">179</span></p>
-
-<p>Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne leva même pas les yeux
-sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la
-verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit.</p>
-
-<p>Il me demanda aussitôt:</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que c’est que cette fille-là!</p>
-
-<p>—Mais... ma nouvelle femme de chambre.</p>
-
-<p>—Où l’avez-vous trouvée?</p>
-
-<p>—C’est la baronne de Grangerie qui me l’a donnée, avec les meilleurs
-renseignements.</p>
-
-<p>—Ah! elle est assez jolie!</p>
-
-<p>—Vous trouvez?</p>
-
-<p>—Mais oui... pour une femme de chambre.</p>
-
-<p>J’étais ravie. Je sentais qu’il mordait déjà.</p>
-
-<p>Le soir même, Rose me disait: «Je puis maintenant promettre à madame
-que ça ne durera pas quinze jours. Monsieur est très facile!</p>
-
-<p>—Ah! vous avez déjà essayé?</p>
-
-<p>—Non, madame, mais ça se voit au premier coup d’œil. Il a déjà
-envie de m’embrasser en passant à côté de moi.</p>
-
-<p>—Il ne vous a rien dit?</p>
-
-<p>—Non, madame, il m’a seulement demandé <span class="pagenum" id="Page_180">180</span> mon nom... pour entendre
-le son de ma voix.</p>
-
-<p>—Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez.</p>
-
-<p>—Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire
-pour ne pas me déprécier.</p>
-
-<p>Au bout de huit jours mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais
-rôder toute l’après-midi par la maison; et ce qu’il y avait de plus
-significatif dans son affaire, c’est qu’il ne m’empêchait plus de
-sortir. Et moi j’étais dehors toute la journée... pour... pour le
-laisser libre.</p>
-
-<p>Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d’un air
-timide:</p>
-
-<p>—C’est fait, madame, de ce matin.</p>
-
-<p>Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt
-de la manière dont elle me l’avait dite. Je balbutiai:</p>
-
-<p>—Et... et... ça s’est bien passé?...</p>
-
-<p>—Oh! très bien, madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais
-je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où
-elle désire le flagrant délit.</p>
-
-<p>—Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p>
-
-<p>—Va pour jeudi, madame. Je n’accorderai plus rien jusque-là pour tenir
-monsieur en éveil.</p>
-
-<p>—Vous êtes sûre de ne pas manquer?</p>
-
-<p>—Oh, oui, madame, très sûre. Je vais allumer monsieur dans les grands
-prix de façon à le faire donner juste à l’heure que madame voudra bien
-me désigner.</p>
-
-<p>—Prenons cinq heures, ma bonne Rose.</p>
-
-<p>—Ça va pour cinq heures, madame; et à quel endroit?...</p>
-
-<p>—Mais... dans ma chambre.</p>
-
-<p>—Soit, dans la chambre de madame.</p>
-
-<p>Alors, ma chérie, tu comprends ce que j’ai fait. J’ai été chercher papa
-et maman d’abord, et puis mon oncle d’Orvelin, le président, et puis
-M. Raplet, le juge, l’ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce
-que j’allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe
-des pieds jusqu’à la porte de ma chambre. J’ai attendu cinq heures,
-cinq heures juste... Oh! comme mon cœur battait. J’avais fait
-monter aussi le concierge pour avoir un témoin de plus! Et puis... et
-puis, au moment où la pendule commence à sonner, pan, j’ouvre la porte
-toute grande... Ah! ah! ah! ça y était en plein... en plein... <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> ma
-chère... Oh! quelle tête!... quelle tête!... si tu avais vu sa tête!...
-Et il s’est retourné... l’imbécile! Ah qu’il était drôle... Je riais,
-je riais... Et papa qui s’est fâché, qui voulait battre mon mari...
-Et le concierge, un bon serviteur, qui l’aidait à se rhabiller...
-devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que
-c’était farce!... Quant à Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle
-pleurait... elle pleurait très bien. C’est une fille précieuse... Si tu
-en as jamais besoin, n’oublie pas!</p>
-
-<p>Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout
-de suite. Je suis libre. Vive le divorce!...</p>
-
-<p>Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite
-baronne, songeuse et contrariée, murmurait:</p>
-
-<p>—Pourquoi ne m’as-tu pas invitée à voir ça?</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Sauvée</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 22 décembre 1885.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_185">185</span>
-
- <h2 id="ch_8"><span class="h2line2">MADAME PARISSE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap">’ÉTAIS</span> assis sur le môle du petit port Obernon, près du hameau de la
-Salis, pour regarder Antibes au soleil couchant. Je n’avais jamais rien
-vu d’aussi surprenant et d’aussi beau.</p>
-
-<p>La petite ville, enfermée en ses lourdes murailles de guerre
-construites par M. de Vauban, s’avançait en pleine mer, au milieu de
-l’immense golfe de Nice. La haute vague du large venait se briser à
-son pied, l’entourant d’une fleur d’écume; et on voyait, au-dessus des
-remparts, les maisons grimper les unes sur les autres jusqu’aux deux
-tours dressées dans le ciel comme les deux cornes <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> d’un casque
-antique. Et ces deux tours se dessinaient sur la blancheur laiteuse des
-Alpes, sur l’énorme et lointaine muraille de neige qui barrait tout
-l’horizon.</p>
-
-<p>Entre l’écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord
-du ciel, la petite cité, éclatante et debout sur le fond bleuâtre des
-premières montagnes, offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide
-de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et
-si différentes cependant qu’elles semblaient de toutes les nuances.</p>
-
-<p>Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d’un bleu presque
-blanc, comme si la neige eût déteint sur lui; quelques nuages d’argent
-flottaient tout près des sommets pâles; et de l’autre côté du golfe,
-Nice couchée au bord de l’eau s’étendait comme un fil blanc entre la
-mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte
-brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé.</p>
-
-<p>C’était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir
-qu’elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur.
-On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui
-qui <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> sait sentir par l’œil éprouve, à contempler les choses et
-les êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l’homme
-à l’oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur.</p>
-
-<p>Je dis à mon compagnon, M. Martini, un méridional pur sang:</p>
-
-<p>—Voilà, certes, un des plus rares spectacles qu’il m’ait été donné
-d’admirer.</p>
-
-<p>J’ai vu le Mont-Saint-Michel, ce bijou monstrueux de granit, sortir des
-sables au jour levant.</p>
-
-<p>J’ai vu, dans le Sahara, le lac de Raïanechergui, long de cinquante
-kilomètres, luire sous une lune éclatante comme nos soleils et exhaler
-vers elle une nuée blanche pareille à une fumée de lait.</p>
-
-<p>J’ai vu, dans les îles Lipari, le fantastique cratère de soufre du
-Volcanello, fleur géante qui fume et qui brûle, fleur jaune démesurée,
-épanouie en pleine mer et dont la tige est un volcan.</p>
-
-<p>Eh bien, je n’ai rien vu de plus surprenant qu’Antibes debout sur les
-Alpes au soleil couchant.</p>
-
-<p>Et je ne sais pourquoi des souvenirs antiques me hantent; des vers
-d’Homère me <span class="pagenum" id="Page_188">188</span> reviennent en tête; c’est une ville du vieil Orient,
-ceci, c’est une ville de l’Odyssée, c’est Troie! bien que Troie fût
-loin de la mer.</p>
-
-<p>M. Martini tira de sa poche le guide Sarty et lut: «Cette ville fut à
-son origine une colonie fondée par les Phocéens de Marseille, vers l’an
-340 avant J.-C. Elle reçut d’eux le nom grec d’Antipolis, c’est-à-dire
-«contre-ville», ville en face d’une autre, parce qu’en effet elle se
-trouve opposée à Nice, autre colonie marseillaise.</p>
-
-<p>«Après la conquête des Gaules, les Romains firent d’Antibes une ville
-municipale; ses habitants jouissaient du droit de cité romaine.</p>
-
-<p>«Nous savons, par une épigramme de Martial, que, de son temps...»</p>
-
-<p>Il continuait. Je l’arrêtai: «Peu m’importe ce qu’elle fut. Je vous
-dis que j’ai sous les yeux une ville de l’Odyssée. Côte d’Asie ou côte
-d’Europe, elles se ressemblaient sur les deux rivages; et il n’en est
-point, sur l’autre bord de la Méditerranée, qui éveille en moi, comme
-celle-ci, le souvenir des temps héroïques.»</p>
-
-<p>Un bruit de pas me fit tourner la tête; une <span class="pagenum" id="Page_189">189</span> femme, une grande
-femme brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap.</p>
-
-<p>M. Martini murmura, en faisant sonner les finales: «C’est M<sup>me</sup>
-Parisse, vous savez!»</p>
-
-<p>Non, je ne savais pas, mais ce nom jeté, ce nom du berger Troyen me
-confirma dans mon rêve.</p>
-
-<p>Je dis cependant: «Qui ça, M<sup>me</sup> Parisse?»</p>
-
-<p>Il parut stupéfait que je ne connusse pas cette histoire.</p>
-
-<p>J’affirmai que je ne la savais point; et je regardais la femme qui
-s’en allait sans nous voir, rêvant, marchant d’un pas grave et lent,
-comme marchaient sans doute les dames de l’antiquité. Elle devait avoir
-trente-cinq ans environ, et restait belle, fort belle, bien qu’un peu
-grasse.</p>
-
-<p>Et M. Martini me conta ceci.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_190">190</span></p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>M<sup>me</sup> Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant
-la guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C’était
-alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu’elle était
-devenue forte et triste.</p>
-
-<p>Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à
-bedaine et à jambes courtes, qui trottent menu dans une culotte
-toujours trop large.</p>
-
-<p>Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne
-commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré durant la
-campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons.</p>
-
-<p>Comme il s’ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière
-étouffante enfermée <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> en sa double enceinte d’énormes murailles, le
-commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de
-forêt de pins éventée par toutes les brises du large.</p>
-
-<p>Il y rencontra M<sup>me</sup> Parisse qui venait aussi, les soirs d’été,
-respirer l’air frais sous les arbres. Comment s’aimèrent-ils? Le
-sait-on? Ils se rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se
-voyaient plus, ils pensaient l’un à l’autre, sans doute. L’image de la
-jeune femme aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de
-la belle et fraîche Méridionale qui montrait ses dents en souriant,
-restait flottante devant les yeux de l’officier qui continuait sa
-promenade en mangeant son cigare au lieu de le fumer; et l’image du
-commandant serré dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d’or,
-dont la moustache blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir
-devant les yeux de M<sup>me</sup> Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu,
-court de pattes et ventru, rentrait pour souper.</p>
-
-<p>A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être; et
-à force de se revoir, ils s’imaginèrent qu’ils se connaissaient. Il la
-salua assurément. Elle fut surprise et s’inclina, <span class="pagenum" id="Page_192">192</span> si peu, si peu,
-tout juste ce qu’il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de
-quinze jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d’être
-côte à côte.</p>
-
-<p>Il lui parla! De quoi? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils
-l’admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus
-souvent qu’à l’horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut
-le prétexte banal et persistant d’une causerie de plusieurs minutes.</p>
-
-<p>Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s’entretenant de
-sujets quelconques; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus
-intimes, de ces choses secrètes, charmantes, dont on voit le reflet
-dans la douceur, dans l’émotion du regard, et qui font battre le
-cœur, car elles confessent l’âme, mieux qu’un aveu.</p>
-
-<p>Puis il dut lui prendre la main, et balbutier ces mots que la femme
-devine sans avoir l’air de les entendre.</p>
-
-<p>Et il fut convenu entre eux qu’ils s’aimaient sans qu’ils se le fussent
-prouvé par rien de sensuel ou de brutal.</p>
-
-<p>Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle,
-mais il voulait <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour
-plus ardemment de se rendre à son violent désir.</p>
-
-<p>Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder.</p>
-
-<p>Un soir pourtant elle lui dit comme par hasard: «Mon mari vient de
-partir pour Marseille. Il y va rester quatre jours.»</p>
-
-<p>Jean de Carmelin se jeta à ses pieds, la suppliant d’ouvrir sa porte le
-soir même, vers onze heures. Mais elle ne l’écouta point et rentra d’un
-air fâché.</p>
-
-<p>Le commandant fut de mauvaise humeur tout le soir; et le lendemain, dès
-l’aurore, il se promenait, rageur, sur les remparts, allant de l’école
-du tambour à l’école de peloton, et jetant des punitions aux officiers
-et aux hommes, comme on jetterait des pierres dans une foule.</p>
-
-<p>Mais en rentrant pour déjeuner, il trouva sous sa serviette, dans une
-enveloppe, ces quatre mots: «Ce soir, dix heures.» Et il donna cent
-sous, sans aucune raison, au garçon qui le servait.</p>
-
-<p>La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner
-et à se parfumer.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_194">194</span></p>
-
-<p>Au moment où il se mettait à table pour dîner, on lui remit une autre
-enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>«Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf
- heures.—<span class="smcap">Parisse.</span>»</p>
-</div>
-
-<p>Le commandant poussa un juron si véhément que le garçon laissa tomber
-la soupière sur le parquet.</p>
-
-<p>Que ferait-il? Certes, il la voulait, ce soir-là même, coûte que coûte;
-et il l’aurait. Il l’aurait par tous les moyens, dût-il faire arrêter
-et emprisonner le mari. Soudain une idée folle lui traversa la tête. Il
-demanda du papier, et écrivit:</p>
-
-<div class="quote">
- <p class="recipient">«<span class="smcap">Madame</span>,</p>
-
- <p>«Il ne rentrera pas ce soir, je vous le jure, et moi je serai à dix
- heures où vous savez. Ne craignez rien, je réponds de tout, sur mon
- honneur d’officier.</p>
-
- <p class="rsignature">«<span class="smcap">Jean de Carmelin.</span>»</p>
-</div>
-
-<p>Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité.</p>
-
-<p>Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois, qui commandait
-après lui; et il lui <span class="pagenum" id="Page_195">195</span> dit, en roulant entre ses doigts la dépêche
-froissée de M. Parisse:</p>
-
-<p>—Capitaine, je reçois un télégramme d’une nature singulière et dont il
-m’est même impossible de vous communiquer le contenu. Vous allez faire
-fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce
-que personne, vous entendez bien, personne n’entre ni ne sorte avant
-six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans
-les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures.
-Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son
-domicile <i>manu militari</i>. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils
-s’éloigneront aussitôt de moi en ayant l’air de ne pas me connaître.</p>
-
-<p>Vous avez bien entendu?</p>
-
-<p>—Oui, mon commandant.</p>
-
-<p>—Je vous rends responsable de l’exécution de ces ordres, mon cher
-capitaine.</p>
-
-<p>—Oui, mon commandant.</p>
-
-<p>—Voulez-vous un verre de chartreuse?</p>
-
-<p>—Volontiers, mon commandant.</p>
-
-<p>Ils trinquèrent, burent la liqueur jaune, et le capitaine Gribois s’en
-alla.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_196">196</span></p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">III</p>
-</div>
-
-<p>Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur
-le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice.</p>
-
-<p>L’un était grand et maigre, M. Saribe, marchand d’huiles, l’autre gros
-et petit, M. Parisse.</p>
-
-<p>Ils se mirent en route côte à côte, leur sac de nuit à la main, pour
-gagner la ville éloignée d’un kilomètre.</p>
-
-<p>Mais en arrivant à la porte du port, les factionnaires croisèrent la
-baïonnette en leur enjoignant de s’éloigner.</p>
-
-<p>Effarés, stupéfaits, abrutis d’étonnement, ils s’écartèrent et
-délibérèrent; puis, après avoir pris conseil l’un de l’autre, ils
-revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître
-leurs noms.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span></p>
-
-<p>Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les
-menacèrent de tirer; et les deux voyageurs, épouvantés, s’enfuirent au
-pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient.</p>
-
-<p>Ils firent alors le tour des remparts et se présentèrent à la porte
-de la route de Cannes. Elle était fermée également et gardée aussi
-par un poste menaçant. MM. Saribe et Parisse, en hommes prudents,
-n’insistèrent pas davantage, et s’en revinrent à la gare pour chercher
-un abri, car le tour des fortifications n’était pas sûr, après le
-soleil couché.</p>
-
-<p>L’employé de service, surpris et somnolent, les autorisa à attendre le
-jour dans le salon des voyageurs.</p>
-
-<p>Ils y demeurèrent côte à côte, sans lumière, sur le canapé de velours
-vert, trop effrayés pour songer à dormir.</p>
-
-<p>La nuit fut longue pour eux.</p>
-
-<p>Ils apprirent, vers six heures et demie, que les portes étaient
-ouvertes et qu’on pouvait, enfin, pénétrer dans Antibes.</p>
-
-<p>Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route
-leurs sacs abandonnés.</p>
-
-<p>Lorsqu’ils franchirent, un peu inquiets <span class="pagenum" id="Page_198">198</span> encore, la porte de la
-ville, le commandant de Carmelin, l’œil sournois et la moustache en
-l’air, vint lui-même les reconnaître et les interroger.</p>
-
-<p>Puis il les salua avec politesse en s’excusant de leur avoir fait
-passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres.</p>
-
-<p>Les esprits, dans Antibes, étaient affolés. Les uns parlaient d’une
-surprise méditée par les Italiens, les autres d’un débarquement
-du prince impérial, d’autres encore croyaient à une conspiration
-orléaniste. On ne devina que plus tard la vérité quand on apprit que le
-bataillon du commandant était envoyé fort loin, et que M. de Carmelin
-avait été sévèrement puni.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">IV</p>
-</div>
-
-<p>M. Martini avait fini de parler. M<sup>me</sup> Parisse revenait, sa promenade
-terminée. Elle passa gravement, près de moi, les yeux sur les Alpes
-dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du
-soleil.</p>
-
-<p>J’avais envie de la saluer, la triste et pauvre femme qui devait penser
-toujours à cette nuit d’amour déjà si lointaine, et à l’homme hardi qui
-avait osé, pour un baiser d’elle, mettre une ville en état de siège et
-compromettre tout son avenir.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, il l’avait oubliée sans doute, à moins qu’il ne racontât,
-après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre.</p>
-
-<p>L’avait-elle revu? L’aimait-elle encore? Et je songeais: «Voici bien un
-trait de l’amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. <span class="pagenum" id="Page_200">200</span> L’Homère
-qui chanterait cette Hélène, et l’aventure de son Ménélas, devrait
-avoir l’âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire,
-beau, fort comme Achille, et plus rusé qu’Ulysse, le héros de cette
-abandonnée!»</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Madame Parisse</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 16 mars 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_203">203</span>
-
- <h2 id="ch_9"><span class="h2line2">JULIE ROMAIN.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap">E</span> suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la
-Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas
-sur une route? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au
-flanc des montagnes, au bord de la mer! Et on rêve! Que d’illusions,
-d’amours, d’aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme
-qui vagabonde! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en
-vous avec l’air tiède et léger; on les boit dans la brise, et elles
-font naître en notre cœur un appétit de bonheur qui grandit avec la
-faim, excitée par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et
-chantent comme des oiseaux.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p>
-
-<p>Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l’Italie, ou
-plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la
-représentation de tous les poèmes d’amour de la terre. Et je songeais
-que depuis Cannes, où l’on pose, jusqu’à Monaco où l’on joue, on ne
-vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de
-l’argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses
-et d’orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les
-viles convoitises, et bien montrer l’esprit humain tel qu’il est,
-rampant, ignorant, arrogant et cupide.</p>
-
-<p>Tout à coup, au fond d’une des baies ravissantes qu’on rencontre à
-chaque détour de la montagne, j’aperçus quelques villas, quatre ou
-cinq seulement, en face de la mer, au pied du mont, et devant un
-bois sauvage de sapins qui s’en allait au loin derrière elles par
-deux grands vallons sans chemins et sans issues peut-être. Un de ces
-chalets m’arrêta net devant sa porte, tant il était joli: une petite
-maison blanche avec des boiseries brunes, et couverte de roses grimpées
-jusqu’au toit.</p>
-
-<p>Et le jardin: une nappe de fleurs, de toutes les couleurs et de toutes
-les tailles, <span class="pagenum" id="Page_205">205</span> mêlées dans un désordre coquet et cherché. Le gazon
-en était rempli; chaque marche du perron en portait une touffe à ses
-extrémités, les fenêtres laissaient pendre sur la façade éclatante
-des grappes bleues ou jaunes; et la terrasse aux balustres de pierre,
-qui couvrait cette mignonne demeure, était enguirlandée d’énormes
-clochettes rouges pareilles à des taches de sang.</p>
-
-<p>On apercevait, par derrière, une longue allée d’orangers fleuris qui
-s’en allait jusqu’au pied de la montagne.</p>
-
-<p>Sur la porte, en petites lettres d’or, ce nom: «Villa d’Antan.»</p>
-
-<p>Je me demandais quel poète ou quelle fée habitait là, quel solitaire
-inspiré avait découvert ce lieu et créé cette maison de rêve, qui
-semblait poussée dans un bouquet.</p>
-
-<p>Un cantonnier cassait des pierres sur la route, un peu plus loin. Je
-lui demandai le nom du propriétaire de ce bijou. Il répondit:</p>
-
-<p>—C’est M<sup>me</sup> Julie Romain.</p>
-
-<p>Julie Romain! Dans mon enfance, autrefois, j’avais tant entendu parler
-d’elle, de la grande actrice, la rivale de Rachel.</p>
-
-<p>Aucune femme n’avait été plus applaudie et plus aimée, plus aimée
-surtout! Que de <span class="pagenum" id="Page_206">206</span> duels et que de suicides pour elle, et que
-d’aventures retentissantes! Quel âge avait-elle à présent, cette
-séductrice? Soixante, soixante-dix, soixante-quinze ans? Julie Romain!
-Ici, dans cette maison! La femme qu’avaient adorée le plus grand
-musicien et le plus rare poète de notre pays! Je me souvenais encore
-de l’émotion soulevée dans toute la France (j’avais alors douze ans)
-par sa fuite en Sicile avec celui-ci, après sa rupture éclatante avec
-celui-là.</p>
-
-<p>Elle était partie un soir, après une première représentation où la
-salle l’avait acclamée durant une demi-heure, et rappelée onze fois
-de suite; elle était partie avec le poète, en chaise de poste, comme
-on faisait alors; ils avaient traversé la mer pour aller s’aimer dans
-l’île antique, fille de la Grèce, sous l’immense bois d’orangers qui
-entoure Palerme et qu’on appelle la «Conque d’Or».</p>
-
-<p>On avait raconté leur ascension de l’Etna et comment ils s’étaient
-penchés sur l’immense cratère, enlacés, la joue contre la joue, comme
-pour se jeter au fond du gouffre de feu.</p>
-
-<p>Il était mort, lui, l’homme aux vers troublants, si profonds qu’ils
-avaient donné le vertige à toute une génération, si subtils, si
-mystérieux, <span class="pagenum" id="Page_207">207</span> qu’ils avaient ouvert un monde nouveau aux nouveaux
-poètes.</p>
-
-<p>L’autre aussi était mort, l’abandonné, qui avait trouvé pour elle des
-phrases de musique restées dans toutes les mémoires, des phrases de
-triomphe et de désespoir, affolantes et déchirantes.</p>
-
-<p>Elle était là, elle, dans cette maison voilée de fleurs.</p>
-
-<p>Je n’hésitai point, je sonnai.</p>
-
-<p>Un petit domestique vint ouvrir, un garçon de dix-huit ans, à l’air
-gauche, aux mains niaises. J’écrivis sur ma carte un compliment galant
-pour la vieille actrice et une vive prière de me recevoir. Peut-être
-savait-elle mon nom et consentirait-elle à m’ouvrir sa porte.</p>
-
-<p>Le jeune valet s’éloigna, puis revint en me demandant de le suivre;
-et il me fit entrer dans un salon propre et correct, de style
-Louis-Philippe, aux meubles froids et lourds, dont une petite bonne de
-seize ans, à la taille mince, mais peu jolie, enlevait les housses en
-mon honneur.</p>
-
-<p>Puis, je restai seul.</p>
-
-<p>Sur les murs, trois portraits, celui de l’actrice dans un de ses rôles,
-celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise
-<span class="pagenum" id="Page_208">208</span> à jabot d’alors, et celui du musicien assis devant un clavecin.
-Elle, blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait
-de sa bouche gracieuse et de son œil bleu; et la peinture était
-soignée, fine, élégante et sèche.</p>
-
-<p>Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité.</p>
-
-<p>Tout cela sentait l’autrefois, les jours finis et les gens disparus.</p>
-
-<p>Une porte s’ouvrit, une petite femme entra; vieille, très vieille, très
-petite, avec des bandeaux de cheveux blancs, des sourcils blancs, une
-vraie souris blanche rapide et furtive.</p>
-
-<p>Elle me tendit la main et dit, d’une voix restée fraîche, sonore,
-vibrante:</p>
-
-<p>—Merci, monsieur. Comme c’est gentil aux hommes d’aujourd’hui de se
-souvenir des femmes de jadis! Asseyez-vous.</p>
-
-<p>Et je lui racontai comment sa maison m’avait séduit, comment j’avais
-voulu connaître le nom de la propriétaire, et comment, l’ayant connu,
-je n’avais pu résister au désir de sonner à sa porte.</p>
-
-<p>Elle répondit:</p>
-
-<p>—Cela m’a fait d’autant plus de plaisir, <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> monsieur, que voici
-la première fois que pareille chose arrive. Quand on m’a remis votre
-carte, avec le mot gracieux qu’elle portait, j’ai tressailli comme
-si on m’eût annoncé un vieil ami disparu depuis vingt ans. Je suis
-une morte, moi, une vraie morte, dont personne ne se souvient, à qui
-personne ne pense, jusqu’au jour où je mourrai pour de bon; et alors
-tous les journaux parleront, pendant trois jours, de Julie Romain, avec
-des anecdotes, des détails, des souvenirs et des éloges emphatiques.
-Puis ce sera fini de moi.</p>
-
-<p>Elle se tut, et reprit, après un silence:</p>
-
-<p>—Et cela ne sera pas long maintenant. Dans quelques mois, dans
-quelques jours, de cette petite femme encore vive il ne restera plus
-qu’un petit squelette.</p>
-
-<p>Elle leva les yeux vers son portrait qui lui souriait, qui souriait à
-cette vieille, à cette caricature de lui-même; puis elle regarda les
-deux hommes, le poète dédaigneux et le musicien inspiré qui semblaient
-se dire: «Que nous veut cette ruine?»</p>
-
-<p>Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m’étreignait le
-cœur, la tristesse des existences accomplies, qui se débattent <span class="pagenum" id="Page_210">210</span>
-encore dans les souvenirs comme on se noie dans une eau profonde.</p>
-
-<p>De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes
-et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes,
-jolies, riches, heureuses; des hommes souriants et satisfaits. Elle
-suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné:</p>
-
-<p>—On ne peut pas être et avoir été.</p>
-
-<p>Je lui dis:</p>
-
-<p>—Comme la vie a dû être belle pour vous!</p>
-
-<p>Elle poussa un grand soupir:</p>
-
-<p>—Belle et douce. C’est pour cela que je la regrette si fort.</p>
-
-<p>Je vis qu’elle était disposée à parler d’elle; et doucement, avec
-des précautions délicates, comme lorsqu’on touche à des chairs
-douloureuses, je me mis à l’interroger.</p>
-
-<p>Elle parla de ses succès, de ses enivrements, de ses amis, de toute son
-existence triomphante. Je lui demandai:</p>
-
-<p>—Les plus vives joies, le vrai bonheur, est-ce au théâtre que vous les
-avez dus?</p>
-
-<p>Elle répondit vivement:</p>
-
-<p>—Oh! non.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_211">211</span></p>
-
-<p>Je souris; elle reprit, en levant vers les deux portraits un regard
-triste:</p>
-
-<p>—C’est à eux.</p>
-
-<p>Je ne pus me retenir de demander:</p>
-
-<p>—Auquel?</p>
-
-<p>—A tous les deux. Je les confonds même un peu dans ma mémoire de
-vieille, et puis, j’ai des remords envers l’un, aujourd’hui.</p>
-
-<p>—Alors, madame, ce n’est pas à eux, mais à l’amour lui-même que va
-votre reconnaissance. Ils n’ont été que ses interprètes.</p>
-
-<p>—C’est possible. Mais quels interprètes!</p>
-
-<p>—Êtes-vous certaine que vous n’avez pas été, que vous n’auriez pas
-été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n’aurait
-pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son
-cœur, toutes ses pensées, toutes ses heures, tout son être; tandis
-que ceux-ci vous donnaient deux rivales redoutables, la Musique et la
-Poésie?</p>
-
-<p>Elle s’écria avec force, avec cette voix restée jeune, qui faisait
-vibrer quelque chose dans l’âme:</p>
-
-<p>—Non, monsieur, non. Un autre m’aurait plus aimée peut-être, mais il
-ne m’aurait pas aimée comme ceux-là. Ah! c’est qu’ils m’ont chanté
-la musique de l’amour, ceux-là, comme <span class="pagenum" id="Page_212">212</span> personne au monde ne la
-pourrait chanter! Comme ils m’ont grisée! Est-ce qu’un homme, un
-homme quelconque, trouverait ce qu’ils savaient trouver, eux, dans
-les sons et dans les paroles? Est-ce assez que d’aimer, si on ne sait
-pas mettre dans l’amour toute la poésie et toute la musique du ciel
-et de la terre? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une
-femme avec des chants et avec des mots! Oui, il y avait peut-être dans
-notre passion plus d’illusion que de réalité; mais ces illusions-là
-vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent
-toujours sur le sol. Si d’autres m’ont plus aimée, par eux seuls j’ai
-compris, j’ai senti, j’ai adoré l’amour!</p>
-
-<p>Et, tout à coup, elle se mit à pleurer.</p>
-
-<p>Elle pleurait, sans bruit, des larmes désespérées!</p>
-
-<p>J’avais l’air de ne point voir, et je regardais au loin. Elle reprit,
-après quelques minutes:</p>
-
-<p>—Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le cœur
-vieillit avec le corps. Chez moi, cela n’est point arrivé. Mon pauvre
-corps a soixante-neuf ans, et mon pauvre cœur en a vingt... Et voilà
-pourquoi je vis toute seule, dans les fleurs et dans les rêves.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span></p>
-
-<p>Il y eut entre nous un long silence. Elle s’était calmée et se remit à
-parler en souriant:</p>
-
-<p>—Comme vous vous moqueriez de moi, si vous saviez... si vous saviez
-comment je passe mes soirées... quand il fait beau!... Je me fais honte
-et pitié en même temps.</p>
-
-<p>J’eus beau la prier, elle ne voulut point me dire ce qu’elle faisait;
-alors je me levai pour partir.</p>
-
-<p>Elle s’écria:</p>
-
-<p>—Déjà!</p>
-
-<p>Et, comme j’annonçais que je devais dîner à Monte-Carlo, elle demanda,
-avec timidité:</p>
-
-<p>—Vous ne voulez pas dîner avec moi? Cela me ferait beaucoup de plaisir.</p>
-
-<p>J’acceptai tout de suite. Elle sonna, enchantée; puis quand elle eut
-donné quelques ordres à la petite bonne, elle me fit visiter sa maison.</p>
-
-<p>Une sorte de véranda vitrée, pleine d’arbustes, s’ouvrait sur la
-salle à manger et laissait voir d’un bout à l’autre la longue allée
-d’orangers, s’étendant jusqu’à la montagne. Un siège bas, caché sous
-les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s’asseoir
-là.</p>
-
-<p>Puis nous allâmes dans le jardin regarder <span class="pagenum" id="Page_214">214</span> les fleurs. Le soir
-venait doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s’exhaler
-tous les parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand
-nous nous mîmes à table. Le dîner fut bon et long; et nous devînmes
-amis intimes, elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie
-profonde s’éveillait pour elle en mon cœur. Elle avait bu deux
-doigts de vin, comme on disait autrefois, et devenait plus confiante,
-plus expansive.</p>
-
-<p>—Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi, je l’adore, cette bonne
-lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble
-que tous mes souvenirs sont dedans; et je n’ai qu’à la contempler pour
-qu’ils me reviennent aussitôt. Et même... quelquefois, le soir... je
-m’offre un joli spectacle... joli... joli... si vous saviez?... Mais
-non, vous vous moqueriez trop de moi... je ne peux pas... Je n’ose
-pas... non... non... vraiment, non...</p>
-
-<p>Je la suppliais:</p>
-
-<p>—Voyons... quoi? dites-le-moi; je vous promets de ne pas me moquer...
-je vous le jure... voyons...</p>
-
-<p>Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres,
-si froides, et je les baisai l’une après l’autre, plusieurs fois, <span class="pagenum" id="Page_215">215</span>
-comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait.</p>
-
-<p>—Vous me promettez de ne pas rire?</p>
-
-<p>—Oui, je le jure.</p>
-
-<p>—Eh bien, venez.</p>
-
-<p>Elle se leva. Et comme le petit domestique, gauche dans sa livrée
-verte, éloignait la chaise derrière elle, elle lui dit quelques mots à
-l’oreille, très bas, très vite. Il répondit:</p>
-
-<p>—Oui, madame, tout de suite.</p>
-
-<p>Elle prit mon bras et m’emmena sous la véranda.</p>
-
-<p>L’allée d’orangers était vraiment admirable à voir. La lune, déjà
-levée, la pleine lune, jetait au milieu un mince sentier d’argent, une
-longue ligne de clarté qui tombait sur le sable jaune, entre les têtes
-rondes et opaques des arbres sombres.</p>
-
-<p>Comme ils étaient en fleurs, ces arbres, leur parfum violent et doux
-emplissait la nuit. Et dans leur verdure noire on voyait voltiger des
-milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines
-d’étoiles.</p>
-
-<p>Je m’écriai:</p>
-
-<p>—Oh! quel décor pour une scène d’amour!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span></p>
-
-<p>Elle sourit.</p>
-
-<p>—N’est-ce pas? n’est-ce pas? Vous allez voir.</p>
-
-<p>Et elle me fit asseoir à côté d’elle.</p>
-
-<p>Elle murmura:</p>
-
-<p>—Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à
-ces choses-là, vous autres, les hommes d’aujourd’hui. Vous êtes des
-boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus
-nous parler. Quand je dis «nous», j’entends les jeunes. Les amours
-sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de
-couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme,
-vous disparaissez; mais si vous estimez la femme plus haut que la note,
-vous payez. Jolies mœurs... et jolies tendresses!</p>
-
-<p>Elle me prit la main.</p>
-
-<p>—Regardez...</p>
-
-<p>Je demeurais stupéfait et ravi... Là-bas, au bout de l’allée, dans le
-sentier de lune, deux jeunes gens s’en venaient en se tenant par la
-taille. Ils s’en venaient, enlacés, charmants, à petits pas, traversant
-les flaques de lumière qui les éclairaient tout à coup et rentrant dans
-l’ombre aussitôt. Il était vêtu, lui, <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> d’un habit de satin blanc,
-comme au siècle passé, et d’un chapeau couvert d’une plume d’autruche.
-Elle portait une robe à paniers et la haute coiffure poudrée des belles
-dames au temps du Régent.</p>
-
-<p>A cent pas de nous, ils s’arrêtèrent et, debout au milieu de l’allée,
-s’embrassèrent en faisant des grâces.</p>
-
-<p>Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces
-gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon
-siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé,
-comme l’homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui
-lui ouvre la gorge et la mâchoire.</p>
-
-<p>Mais les enfants s’en retournèrent vers le fond de l’allée; et
-ils redevinrent délicieux. Ils s’éloignaient, s’en allaient,
-disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus.
-L’allée vide semblait triste.</p>
-
-<p>Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir; car je compris
-que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le
-passé, tout ce passé d’amour et de décor, le passé factice, trompeur
-et séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> battre
-encore le cœur de la vieille cabotine et de la vieille amoureuse!</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Julie Romain</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du samedi 20 mars 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_221">221</span>
-
- <h2 id="ch_10"><span class="h2line2">LE PÈRE AMABLE.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> ciel humide et gris semblait peser sur la vaste plaine brune.
-L’odeur de l’automne, odeur triste des terres nues et mouillées, des
-feuilles tombées, de l’herbe morte, rendait plus épais et plus lourd
-l’air stagnant du soir. Les paysans travaillaient encore, épars dans
-les champs, en attendant l’heure de l’Angélus qui les rappellerait aux
-fermes dont on apercevait, çà et là, les toits de chaume à travers les
-branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les
-clos de pommiers.</p>
-
-<p>Au bord d’un chemin, sur un tas de hardes, un tout petit enfant, assis
-les jambes <span class="pagenum" id="Page_222">222</span> ouvertes, jouait avec une pomme de terre qu’il laissait
-parfois tomber dans sa robe, tandis que cinq femmes, courbées et la
-croupe en l’air, piquaient des brins de colza dans la plaine voisine.
-D’un mouvement leste et continu, tout le long du grand bourrelet de
-terre que la charrue venait de retourner, elles enfonçaient une pointe
-de bois, puis jetaient aussitôt dans ce trou la plante un peu flétrie
-déjà qui s’affaissait sur le côté; puis elles recouvraient la racine et
-continuaient leur travail.</p>
-
-<p>Un homme qui passait, un fouet à la main et les pieds dans des sabots,
-s’arrêta près de l’enfant, le prit et l’embrassa. Alors une des femmes
-se redressa et vint à lui. C’était une grande fille rouge, large du
-flanc, de la taille et des épaules, une haute femelle normande, aux
-cheveux jaunes, au teint de sang.</p>
-
-<p>Elle dit, d’une voix résolue:</p>
-
-<p>—Te v’la Césaire, eh ben?</p>
-
-<p>L’homme, un garçon maigre à l’air triste, murmura:</p>
-
-<p>—Eh ben, rien de rien, toujou d’ même!</p>
-
-<p>—I ne veut pas?</p>
-
-<p>—I ne veut pas.</p>
-
-<p>—Qué que tu vas faire?</p>
-
-<p>—J’ sais ti?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_223">223</span></p>
-
-<p>—Va t’en vé l’ curé.</p>
-
-<p>—J’ veux ben.</p>
-
-<p>—Vas-y à c’t’ heure.</p>
-
-<p>—J’ veux ben.</p>
-
-<p>Et ils se regardèrent. Il tenait toujours l’enfant dans ses bras. Il
-l’embrassa de nouveau et le remit sur les hardes des femmes.</p>
-
-<p>A l’horizon, entre deux fermes, on apercevait une charrue que traînait
-un cheval et que poussait un homme. Ils passaient tout doucement, la
-bête, l’instrument et le laboureur, sur le ciel terne du soir.</p>
-
-<p>La femme reprit:</p>
-
-<p>—Alors, qué qu’i dit, ton pé?</p>
-
-<p>—I dit qu’i n’ veut point.</p>
-
-<p>—Pourquoi ça qu’i n’ veut point?</p>
-
-<p>Le garçon montra d’un geste l’enfant qu’il venait de remettre à terre,
-puis d’un regard il indiqua l’homme qui poussait la charrue, là-bas.</p>
-
-<p>Et il prononça: «Parce que c’est à li, ton éfant.»</p>
-
-<p>La fille haussa les épaules, et d’un ton colère: «Pardi, tout l’ monde
-le sait ben qu’ c’est à Victor. Et pi après? j’ai fauté! j’ suis-ti la
-seule? Ma mé aussi avait fauté, avant mé, et pi la tienne itou, avant
-d’épouser ton pé! <span class="pagenum" id="Page_224">224</span> Qui ça qui n’a point fauté dans l’ pays? J’ai
-fauté avec Victor, vu qu’i m’a prise dans la grange comme j’ dormais,
-ça, c’est vrai; et pi j’ai r’ fauté que je n’ dormais point. J’
-l’aurais épousé pour sûr, n’eût-il point été un serviteur. J’ suis-t-i
-moins vaillante pour ça?</p>
-
-<p>L’homme dit simplement:</p>
-
-<p>—Mé, j’ te veux ben telle que t’es, avec ou sans l’éfant. N’y a que
-mon pé qui m’oppose. J’ verrons tout d’ même à régler ça.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>—Va t’en vé l’ curé à c’t’ heure.</p>
-
-<p>—J’y vas.</p>
-
-<p>Et il se remit en route de son pas lourd de paysan; tandis que la
-fille, les mains sur les hanches, retournait piquer son colza.</p>
-
-<p>En effet, l’homme qui s’en allait ainsi, Césaire Houlbrèque, le fils
-du vieux sourd Amable Houlbrèque, voulait épouser, malgré son père,
-Céleste Lévesque, qui avait eu un enfant de Victor Lecoq, simple valet
-employé alors dans la ferme de ses parents et mis dehors pour ce fait.</p>
-
-<p>Aux champs, d’ailleurs, les hiérarchies de caste n’existent point, et
-si le valet est économe, il devient, en prenant une ferme à son tour,
-l’égal de son ancien maître.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span></p>
-
-<p>Césaire Houlbrèque s’en allait donc, un fouet sous le bras, ruminant
-ses idées, et soulevant l’un après l’autre ses lourds sabots englués de
-terre. Certes il voulait épouser Céleste Lévesque, il la voulait avec
-son enfant, parce que c’était la femme qu’il lui fallait. Il n’aurait
-pas su dire pourquoi; mais il le savait, il en était sûr. Il n’avait
-qu’à la regarder pour en être convaincu, pour se sentir tout drôle,
-tout remué, comme abêti de contentement. Ça lui faisait même plaisir
-d’embrasser le petit, le petit de Victor, parce qu’il était sorti
-d’elle.</p>
-
-<p>Et il regardait, sans haine, le profil lointain de l’homme qui poussait
-sa charrue sur le bord de l’horizon.</p>
-
-<p>Mais le père Amable ne voulait pas de ce mariage. Il s’y opposait avec
-un entêtement de sourd, avec un entêtement furieux.</p>
-
-<p>Césaire avait beau lui crier dans l’oreille, dans celle qui entendait
-encore quelques sons:</p>
-
-<p>—J’ vous soignerons ben, mon pé. J’ vous dis que c’est une bonne fille
-et pi vaillante, et pi d’épargne.</p>
-
-<p>Le vieux répétait:—Tant que j’ vivrai, j’ verrai point ça.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p>
-
-<p>Et rien ne pouvait le vaincre, rien ne pouvait fléchir sa rigueur.
-Un seul espoir restait à Césaire. Le père Amable avait peur du curé
-par appréhension de la mort qu’il sentait approcher. Il ne redoutait
-pas beaucoup le bon Dieu, ni le diable, ni l’enfer, ni le purgatoire,
-dont il n’avait aucune idée, mais il redoutait le prêtre, qui lui
-représentait l’enterrement, comme on pourrait redouter les médecins par
-horreur des maladies. Depuis huit jours Céleste, qui connaissait cette
-faiblesse du vieux, poussait Césaire à aller trouver le curé; mais
-Césaire hésitait toujours, parce qu’il n’aimait point beaucoup non plus
-les robes noires, qui lui représentaient, à lui, des mains toujours
-tendues pour des quêtes ou pour le pain bénit.</p>
-
-<p>Il venait pourtant de se décider et il s’en allait vers le presbytère,
-en songeant à la façon dont il allait conter son affaire.</p>
-
-<p>L’abbé Raffin, un petit prêtre vif, maigre et jamais rasé, attendait
-l’heure de son dîner en se chauffant les pieds au feu de sa cuisine.</p>
-
-<p>Dès qu’il vit entrer le paysan, il demanda, en tournant seulement la
-tête:</p>
-
-<p>—Eh bien, Césaire, qu’est-ce que tu veux?</p>
-
-<p>—J’ voudrais vous causer, m’sieu l’ curé.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span></p>
-
-<p>L’homme restait debout, intimidé, tenant sa casquette d’une main et son
-fouet de l’autre.</p>
-
-<p>—Eh bien, cause.</p>
-
-<p>Césaire regardait la bonne, une vieille qui traînait ses pieds en
-mettant le couvert de son maître sur un coin de table, devant la
-fenêtre. Il balbutia:</p>
-
-<p>—C’est que, c’est quasiment une confession.</p>
-
-<p>Alors l’abbé Raffin considéra avec soin son paysan; il vit sa mine
-confuse, son air gêné, ses yeux errants, et il ordonna:</p>
-
-<p>—Maria, va-t’en cinq minutes à ta chambre, que je cause avec Césaire.</p>
-
-<p>La servante jeta sur l’homme un regard colère, et s’en alla en grognant.</p>
-
-<p>L’ecclésiastique reprit:—Allons, maintenant, défile ton chapelet.</p>
-
-<p>Le gars hésitait toujours, regardait ses sabots, remuait sa casquette;
-puis, tout à coup, il se décida:</p>
-
-<p>—V’là: j’ voudrais épouser Céleste Lévesque.</p>
-
-<p>—Eh bien, mon garçon, qui est-ce qui t’en empêche?</p>
-
-<p>—C’est l’ pé qui n’ veut point.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span></p>
-
-<p>—Ton père?</p>
-
-<p>—Oui, mon pé.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce qu’il dit, ton père?</p>
-
-<p>—I dit qu’alle a eu un éfant.</p>
-
-<p>—Elle n’est pas la première à qui ça arrive, depuis notre mère Ève.</p>
-
-<p>—Un éfant avec Victor, Victor Lecoq, le domestique à Anthime Loisel.</p>
-
-<p>—Ah! ah!... Alors, il ne veut pas?</p>
-
-<p>—I ne veut point.</p>
-
-<p>—Mais là, pas du tout?</p>
-
-<p>—Pas pu qu’une bourrique qui r’fuse d’aller, sauf vot’ respect.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que tu lui dis, toi, pour le décider?</p>
-
-<p>—J’ li dis qu’ c’est eune bonne fille, et pi vaillante, et pi
-d’épargne.</p>
-
-<p>—Et ça ne le décide pas. Alors tu veux que je lui parle.</p>
-
-<p>—Tout juste. Vous l’ dites!</p>
-
-<p>—Et qu’est-ce que je lui raconterai, moi, à ton père?</p>
-
-<p>—Mais... c’ que vous racontez au sermon pour faire donner des sous.</p>
-
-<p>Dans l’esprit du paysan tout l’effort de la religion consistait à
-desserrer les bourses, à vider les poches des hommes pour emplir le
-<span class="pagenum" id="Page_229">229</span> coffre du ciel. C’était une sorte d’immense maison de commerce
-dont les curés étaient les commis, commis sournois, rusés, dégourdis
-comme personne, qui faisaient les affaires du bon Dieu au détriment des
-campagnards.</p>
-
-<p>Il savait fort bien que les prêtres rendaient des services, de grands
-services aux plus pauvres, aux malades, aux mourants, assistaient,
-consolaient, conseillaient, soutenaient, mais tout cela moyennant
-finances, en échange de pièces blanches, de bel argent luisant dont on
-payait les sacrements et les messes, les conseils et la protection,
-le pardon des péchés et les indulgences, le purgatoire et le paradis
-suivant les rentes et la générosité du pécheur.</p>
-
-<p>L’abbé Raffin, qui connaissait son homme et qui ne se fâchait jamais,
-se mit à rire.</p>
-
-<p>—Eh bien oui, je lui raconterai ma petite histoire à ton père, mais
-toi, mon garçon, tu y viendras, au sermon.</p>
-
-<p>Houlbrèque tendit la main pour jurer:</p>
-
-<p>—Foi d’ pauvre homme, si vous faites ça pour mé, j’ le promets.</p>
-
-<p>—Allons, c’est bien. Quand veux-tu que j’aille le trouver, ton père?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_230">230</span></p>
-
-<p>—Mais l’ pu tôt s’ra le mieux, anuit si vous le pouvez.</p>
-
-<p>—Dans une demi-heure alors, après souper.</p>
-
-<p>—Dans une demi-heure.</p>
-
-<p>—C’est entendu. A bientôt, mon garçon.</p>
-
-<p>—A la revoyure, m’sieu l’ curé; merci ben.</p>
-
-<p>—De rien, mon garçon.</p>
-
-<p>Et Césaire Houlbrèque rentra chez lui, le cœur allégé d’un grand
-poids.</p>
-
-<p>Il tenait à bail une petite ferme, toute petite, car ils n’étaient pas
-riches, son père et lui. Seuls avec une servante, une enfant de quinze
-ans qui leur faisait la soupe, soignait les poules, allait traire les
-vaches et battait le beurre, ils vivaient péniblement, bien que Césaire
-fût un bon cultivateur. Mais ils ne possédaient ni assez de terres, ni
-assez de bétail pour gagner plus que l’indispensable.</p>
-
-<p>Le vieux ne travaillait plus. Triste comme tous les sourds, perclus de
-douleurs, courbé, tortu, il s’en allait par les champs, appuyé sur son
-bâton, en regardant les bêtes et les hommes d’un œil dur et méfiant.
-Quelquefois il s’asseyait sur le bord d’un fossé et demeurait <span class="pagenum" id="Page_231">231</span>
-là, sans remuer, pendant des heures, pensant vaguement aux choses qui
-l’avaient préoccupé toute sa vie, au prix des œufs et des grains,
-au soleil et à la pluie qui gâtent ou font pousser les récoltes. Et,
-travaillés par les rhumatismes, ses vieux membres buvaient encore
-l’humidité du sol, comme ils avaient bu depuis soixante-dix ans la
-vapeur des murs de sa chaumière basse, coiffée aussi de paille humide.</p>
-
-<p>Il rentrait à la tombée du jour, prenait sa place au bout de la table,
-dans la cuisine, et, quand on avait posé devant lui le pot de terre
-brûlé qui contenait sa soupe, il l’enfermait dans ses doigts crochus,
-qui semblaient avoir gardé la forme ronde du vase, et il se chauffait
-les mains, hiver comme été, avant de se mettre à manger, pour ne rien
-perdre, ni une parcelle de chaleur qui vient du feu, lequel coûte cher,
-ni une goutte de soupe où on a mis de la graisse et du sel, ni une
-miette de pain qui vient du blé.</p>
-
-<p>Puis il grimpait, par une échelle, dans un grenier où il avait sa
-paillasse, tandis que le fils couchait en bas, au fond d’une sorte de
-niche près de la cheminée, et que la servante s’enfermait dans une
-espèce de cave, un trou <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> noir qui servait autrefois à emmagasiner
-les pommes de terre.</p>
-
-<p>Césaire et son père ne causaient presque jamais. De temps en temps
-seulement, quand il s’agissait de vendre une récolte ou d’acheter un
-veau, le jeune homme prenait l’avis du vieux, et, formant un porte-voix
-de ses deux mains, il lui criait ses raisons dans la tête; et le père
-Amable les approuvait ou les combattait d’une voix lente et creuse
-venue du fond de son ventre.</p>
-
-<p>Un soir donc, Césaire s’approchant de lui comme s’il s’agissait de
-l’acquisition d’un cheval ou d’une génisse, lui avait communiqué,
-à pleins poumons, dans l’oreille, son intention d’épouser Céleste
-Lévesque.</p>
-
-<p>Alors le père s’était fâché. Pourquoi? Par moralité? Non sans doute. La
-vertu d’une fille n’a guère d’importance aux champs. Mais son avarice,
-son instinct profond, féroce, d’épargne, s’était révolté à l’idée que
-son fils élèverait un enfant qu’il n’avait pas fait lui-même. Il avait
-pensé tout à coup, en une seconde, à toutes les soupes qu’avalerait
-le petit avant de pouvoir être utile dans la ferme; il avait calculé
-toutes les livres de pain, tous les litres de cidre que mangerait et
-que <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> boirait ce galopin jusqu’à son âge de quatorze ans; et une
-colère folle s’était déchaînée en lui contre Césaire qui ne pensait pas
-à tout ça.</p>
-
-<p>Et il avait répondu, avec une force de voix inusitée:</p>
-
-<p>—C’est-il que t’as perdu le sens?</p>
-
-<p>Alors Césaire s’était mis à énumérer ses raisons, à dire les qualités
-de Céleste, à prouver qu’elle gagnerait cent fois ce que coûterait
-l’enfant. Mais le vieux doutait de ces mérites, tandis qu’il ne pouvait
-douter de l’existence du petit; et il répondait, coup sur coup, sans
-s’expliquer davantage:</p>
-
-<p>—J’ veux point! J’ veux point! Tant que j’ vivrai, ça n’ se f’ra point!</p>
-
-<p>Et depuis trois mois ils en restaient là, sans en démordre l’un et
-l’autre, reprenant, une fois par semaine au moins, la même discussion,
-avec les mêmes arguments, les mêmes mots, les mêmes gestes, et la même
-inutilité.</p>
-
-<p>C’est alors que Céleste avait conseillé à Césaire d’aller demander
-l’aide de leur curé.</p>
-
-<p>En rentrant chez lui le paysan trouva son père attablé déjà, car il
-s’était mis en retard par sa visite au presbytère.</p>
-
-<p>Ils dînèrent en silence, face à face, mangèrent un peu de beurre sur
-leur pain, après <span class="pagenum" id="Page_234">234</span> la soupe, en buvant un verre de cidre; puis
-ils demeurèrent immobiles sur leurs chaises, à peine éclairés par
-la chandelle que la petite servante avait emportée pour laver les
-cuillers, essuyer les verres, et tailler à l’avance les croûtes pour le
-déjeuner de l’aurore.</p>
-
-<p>Un coup retentit contre la porte qui s’ouvrit aussitôt et le prêtre
-parut. Le vieux leva sur lui des yeux inquiets, pleins de soupçons,
-et, prévoyant un danger, il se disposait à grimper son échelle, quand
-l’abbé Raffin lui mit la main sur l’épaule et lui hurla contre la tempe:</p>
-
-<p>—J’ai à vous causer, père Amable.</p>
-
-<p>Césaire avait disparu, profitant de la porte restée ouverte. Il ne
-voulait pas entendre, tant il avait peur; il ne voulait pas que son
-espoir s’émiettât à chaque refus obstiné de son père; il aimait mieux
-apprendre d’un seul coup la vérité, bonne ou mauvaise, plus tard; et
-il s’en alla dans la nuit. C’était un soir sans lune, un soir sans
-étoiles, un de ces soirs brumeux où l’air semble gras d’humidité. Une
-odeur vague de pommes flottait auprès des cours, car c’était l’époque
-où on ramassait les plus précoces, les pommes «euribles» comme on dit
-au pays du cidre. Les étables, quand <span class="pagenum" id="Page_235">235</span> Césaire longeait leurs murs,
-soufflaient par leurs étroites fenêtres leur odeur chaude de bêtes
-vivantes endormies sur le fumier; et il entendait auprès des écuries le
-piétinement des chevaux restés debout, et le bruit de leurs mâchoires
-tirant et broyant le foin des râteliers.</p>
-
-<p>Il allait devant lui en pensant à Céleste. Dans cet esprit simple, chez
-qui les idées n’étaient guère encore que des images nées directement
-des objets, les pensées d’amour ne se formulaient que par l’évocation
-d’une grande fille rouge, debout dans un chemin creux, et riant, les
-mains sur ses hanches.</p>
-
-<p>C’est ainsi qu’il l’avait aperçue le jour où commença son désir pour
-elle. Il la connaissait cependant depuis l’enfance, mais jamais, comme
-ce matin-là, il n’avait pris garde à elle. Ils avaient causé quelques
-minutes; puis il était parti; et tout en marchant il répétait: «Cristi,
-c’est une belle fille tout de même. C’est dommage qu’elle ait fauté
-avec Victor.» Jusqu’au soir il y songea; et le lendemain aussi.</p>
-
-<p>Quand il la revit, il sentit quelque chose qui lui chatouillait le fond
-de la gorge, comme si on lui eût enfoncé une plume de coq par <span class="pagenum" id="Page_236">236</span>
-la bouche dans la poitrine; et depuis lors, toutes les fois qu’il se
-trouvait près d’elle, il s’étonnait de ce chatouillement nerveux qui
-recommençait toujours.</p>
-
-<p>En trois semaines il se décida à l’épouser, tant elle lui plaisait.
-Il n’aurait pu dire d’où venait cette puissance sur lui, mais il
-l’exprimait par ces mots: «J’en sieu possédé,» comme s’il eût porté en
-lui l’envie de cette fille aussi dominatrice qu’un pouvoir d’enfer.
-Il ne s’inquiétait guère de sa faute. Tant pis après tout; cela ne la
-gâtait point; et il n’en voulait pas à Victor Lecoq.</p>
-
-<p>Mais si le curé allait ne pas réussir, que ferait-il? Il n’osait y
-penser, tant cette inquiétude le torturait.</p>
-
-<p>Il avait gagné le presbytère, et il s’était assis auprès de la petite
-barrière de bois pour attendre la rentrée du prêtre.</p>
-
-<p>Il était là depuis une heure peut-être, quand il entendit des pas sur
-le chemin, et il distingua bientôt, quoique la nuit fût très sombre,
-l’ombre plus noire encore de la soutane.</p>
-
-<p>Il se dressa, les jambes cassées, n’osant plus parler, n’osant point
-savoir.</p>
-
-<p>L’ecclésiastique l’aperçut et dit gaiement:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span></p>
-
-<p>—Eh bien, mon garçon, ça y est.</p>
-
-<p>Césaire balbutia:—Ça y est... pas possible!</p>
-
-<p>—Oui, mon gars, mais point sans peine. Quelle vieille bourrique que
-ton père!</p>
-
-<p>Le paysan répétait:—Pas possible!</p>
-
-<p>—Mais oui. Viens-t’en me trouver demain midi, pour décider la
-publication des bans.</p>
-
-<p>L’homme avait saisi la main de son curé. Il la serrait, la secouait,
-la broyait en bégayant:—Vrai... Vrai... Vrai... M’sieu l’ curé... Foi
-d’honnête homme... vous m’ verrez dimanche... à vot’ sermon.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">II</p>
-</div>
-
-<p>La noce eut lieu vers la mi-décembre. Elle fut simple, les mariés
-n’étant pas riches. Césaire, vêtu de neuf, se trouva prêt dès huit
-heures du matin pour aller quérir sa fiancée et la conduire à la
-mairie; mais comme il était trop tôt, il s’assit devant la table de la
-cuisine et attendit ceux de la famille et les amis qui devaient venir
-le prendre.</p>
-
-<p>Depuis huit jours il neigeait, et la terre brune, la terre déjà
-fécondée par les semences d’automne était devenue livide, endormie sous
-un grand drap de glace.</p>
-
-<p>Il faisait froid dans les chaumières coiffées d’un bonnet blanc; et les
-pommiers ronds dans les cours semblaient fleuris, poudrés comme au joli
-mois de leur épanouissement.</p>
-
-<p>Ce jour-là, les gros nuages du nord, les <span class="pagenum" id="Page_239">239</span> nuages gris chargés de
-cette pluie mousseuse avaient disparu, et le ciel bleu se déployait
-au-dessus de la terre blanche sur qui le soleil levant jetait des
-reflets d’argent.</p>
-
-<p>Césaire regardait devant lui, par la fenêtre, sans penser à rien,
-heureux.</p>
-
-<p>La porte s’ouvrit, deux femmes entrèrent, des paysannes endimanchées,
-la tante et la cousine du marié, puis trois hommes, ses cousins,
-puis une voisine. Ils s’assirent sur des chaises, et ils demeurèrent
-immobiles et silencieux, les femmes d’un côté de la cuisine, les hommes
-de l’autre, saisis soudain de timidité, de cette tristesse embarrassée
-qui prend les gens assemblés pour une cérémonie. Un des cousins demanda
-bientôt:</p>
-
-<p>—C’est-il point l’heure?</p>
-
-<p>Césaire répondit:</p>
-
-<p>—Je crais ben que oui.</p>
-
-<p>—Allons, en route, dit un autre.</p>
-
-<p>Ils se levèrent. Alors Césaire, qu’une inquiétude venait d’envahir,
-grimpa l’échelle du grenier pour voir si son père était prêt. Le vieux,
-toujours matinal d’ordinaire, n’avait point encore paru. Son fils le
-trouva sur sa paillasse, roulé dans sa couverture, les yeux ouverts, et
-l’air méchant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p>
-
-<p>Il lui cria dans le tympan:</p>
-
-<p>—Allons, mon pé, levez-vous. V’là l’ moment d’ la noce.</p>
-
-<p>Le sourd murmura d’une voix dolente:</p>
-
-<p>—J’ peux pu. J’ai quasiment eune froidure qui m’a g’lé l’ dos. J’ peux
-pu r’muer.</p>
-
-<p>Le jeune homme, atterré, le regardait, devinant sa ruse.</p>
-
-<p>—Allons, pé, faut vous y forcer.</p>
-
-<p>—J’ peux point.</p>
-
-<p>—Tenez, j’ vas vous aider.</p>
-
-<p>Et il se pencha vers le vieillard, déroula sa couverture, le prit par
-les bras et le souleva. Mais le père Amable se mit à gémir:</p>
-
-<p>—Hou! hou! hou! qué misère! hou, hou, j’ peux point. J’ai l’ dos noué.
-C’est que’que vent qu’aura coulé par çu maudit toit.</p>
-
-<p>Césaire comprit qu’il ne réussirait pas, et furieux pour la première
-fois de sa vie contre son père, il lui cria:</p>
-
-<p>—Eh ben, vous n’ dînerez point, puisque j’ faisons le r’pas à
-l’auberge à Polyte. Ça vous apprendra à faire le têtu.</p>
-
-<p>Et il dégringola l’échelle, puis se mit en route, suivi de ses parents
-et invités.</p>
-
-<p>Les hommes avaient relevé leurs pantalons pour n’en point brûler
-le bord dans la neige; <span class="pagenum" id="Page_241">241</span> les femmes tenaient haut leurs jupes,
-montraient leurs chevilles maigres, leurs bas de laine grise, leurs
-quilles osseuses, droites comme des manches à balai. Et tous allaient
-en se balançant sur leurs jambes, l’un derrière l’autre, sans parler,
-tout doucement, par prudence, pour ne point perdre le chemin disparu
-sous la nappe plate, uniforme, ininterrompue des neiges.</p>
-
-<p>En approchant des fermes, ils apercevaient une ou deux personnes les
-attendant pour se joindre à eux; et la procession s’allongeait sans
-cesse, serpentait, suivant les contours invisibles du chemin, avait
-l’air d’un chapelet vivant, aux grains noirs, ondulant par la campagne
-blanche.</p>
-
-<p>Devant la porte de la fiancée, un groupe nombreux piétinait sur place
-en attendant le marié. On l’acclama quand il parut; et bientôt Céleste
-sortit de sa chambre, vêtue d’une robe bleue, les épaules couvertes
-d’un petit châle rouge, la tête fleurie d’oranger.</p>
-
-<p>Mais chacun demandait à Césaire:</p>
-
-<p>—Ous qu’est ton pé?</p>
-
-<p>Il répondait avec embarras:</p>
-
-<p>—I’ ne peut pu se r’muer, vu les douleurs.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span></p>
-
-<p>Et les fermiers hochaient la tête d’un air incrédule et malin.</p>
-
-<p>On se mit en route vers la mairie. Derrière les futurs époux, une
-paysanne portait l’enfant de Victor, comme s’il se fût agi d’un
-baptême; et les paysans, deux par deux, à présent, accrochés par le
-bras, s’en allaient dans la neige avec des mouvements de chaloupe sur
-la mer.</p>
-
-<p>Après que le maire eut lié les fiancés dans la petite maison
-municipale, le curé les unit à son tour dans la modeste maison du bon
-Dieu. Il bénit leur accouplement en leur promettant la fécondité,
-puis il leur prêcha les vertus matrimoniales, les simples et saines
-vertus des champs, le travail, la concorde et la fidélité, tandis que
-l’enfant, pris de froid, piaillait derrière le dos de la mariée.</p>
-
-<p>Dès que le couple reparut sur le seuil de l’église, des coups de fusil
-éclatèrent dans le fossé du cimetière. On ne voyait que le bout des
-canons d’où sortaient de rapides jets de fumée; puis une tête se montra
-qui regardait le cortège; c’était Victor Lecoq célébrant le mariage de
-sa bonne amie, fêtant son bonheur et lui jetant ses vœux avec les
-détonations de la poudre. Il avait embauché des <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> amis, cinq ou six
-valets laboureurs pour ces salves de mousqueterie. On trouva qu’il se
-conduisait bien.</p>
-
-<p>Le repas eut lieu à l’auberge de Polyte Cacheprune. Vingt couverts
-avaient été mis dans la grande salle où l’on dînait aux jours de
-marché; et l’énorme gigot tournant devant la broche, les volailles
-rissolées sous leur jus, l’andouille grésillant sur le feu vif et
-clair, emplissaient la maison d’un parfum épais, de la fumée des
-charbons francs arrosés de graisses, de l’odeur puissante et lourde des
-nourritures campagnardes.</p>
-
-<p>On se mit à table à midi, et la soupe aussitôt coula dans les
-assiettes. Les figures s’animaient déjà; les bouches s’ouvraient pour
-crier des farces, les yeux riaient avec des plis malins. On allait
-s’amuser, pardi.</p>
-
-<p>La porte s’ouvrit, et le père Amable parut. Il avait un air mauvais,
-une mine furieuse, et il se traînait sur ses bâtons, en geignant à
-chaque pas pour indiquer sa souffrance.</p>
-
-<p>On s’était tu en le voyant paraître; mais soudain, le père Malivoire,
-son voisin, un gros plaisant qui connaissait toutes les manigances des
-gens, se mit à hurler, comme faisait Césaire, en formant porte-voix de
-ses <span class="pagenum" id="Page_244">244</span> mains:—Hé, vieux dégourdi, t’en as ti un nez, d’avoir senti
-de chez té la cuisine à Polyte.</p>
-
-<p>Un rire énorme jaillit des gorges. Malivoire, excité par le succès,
-reprit:—Pour les douleurs, y a rien de tel qu’eune cataplasme
-d’andouille! Ça tient chaud l’ ventre, avec un verre de trois-six!...</p>
-
-<p>Les hommes poussaient des cris, tapaient la table du poing, riaient
-de côté en penchant et relevant leur torse comme s’ils eussent fait
-marcher une pompe. Les femmes gloussaient comme des poules, les
-servantes se tordaient, debout contre les murs. Seul le père Amable ne
-riait pas et attendait, sans rien répondre, qu’on lui fît place.</p>
-
-<p>On le casa au milieu de la table, en face de sa bru, et dès qu’il fut
-assis, il se mit à manger. C’était son fils qui payait, après tout, il
-fallait prendre sa part. A chaque cuillerée de soupe qui lui tombait
-dans l’estomac, à chaque bouchée de pain ou de viande écrasée sur ses
-gencives, à chaque verre de cidre et de vin qui lui coulait par le
-gosier, il croyait regagner quelque chose de son bien, reprendre un peu
-de son argent que tous ces goinfres dévoraient, sauver une parcelle de
-<span class="pagenum" id="Page_245">245</span> son avoir, enfin. Et il mangeait en silence avec une obstination
-d’avare qui cache des sous, avec la ténacité sombre qu’il apportait
-autrefois à ses labeurs persévérants.</p>
-
-<p>Mais tout à coup il aperçut au bout de la table l’enfant de Céleste sur
-les genoux d’une femme, et son œil ne le quitta plus. Il continuait
-à manger, le regard attaché sur le petit, à qui sa gardienne mettait
-parfois entre les lèvres un peu de fricot qu’il mordillait. Et le vieux
-souffrait plus des quelques bouchées sucées par cette larve que de tout
-ce qu’avalaient les autres.</p>
-
-<p>Le repas dura jusqu’au soir. Puis chacun rentra chez soi.</p>
-
-<p>Césaire souleva le père Amable.</p>
-
-<p>—Allons, mon pé, faut retourner, dit-il. Et il lui mit ses deux bâtons
-aux mains. Céleste prit son enfant dans ses bras, et ils s’en allèrent,
-lentement, par la nuit blafarde qu’éclairait la neige. Le vieux sourd,
-aux trois quarts gris, rendu plus méchant par l’ivresse, s’obstinait à
-ne pas avancer. Plusieurs fois même il s’assit, avec l’idée que sa bru
-pourrait prendre froid; et il geignait, sans prononcer un mot, poussant
-une sorte de plainte longue et douloureuse.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_246">246</span></p>
-
-<p>Lorsqu’ils furent arrivés chez eux, il grimpa aussitôt dans son
-grenier, tandis que Césaire installait un lit pour l’enfant auprès de
-la niche profonde où il allait s’étendre avec sa femme. Mais comme
-les nouveaux mariés ne dormirent point tout de suite, ils entendirent
-longtemps le vieux qui remuait sur sa paillasse; et même il parla
-haut plusieurs fois soit qu’il rêvât, soit qu’il laissât s’échapper
-sa pensée par sa bouche, malgré lui, sans pouvoir la retenir, sous
-l’obsession d’une idée fixe.</p>
-
-<p>Quand il descendit par son échelle, le lendemain, il aperçut sa bru qui
-faisait le ménage.</p>
-
-<p>Elle lui cria:—Allons, mon pé, dépêchez-vous, v’là d’ la bonne soupe.</p>
-
-<p>Et elle posa au bout de la table le pot rond de terre noire plein de
-liquide fumant. Il s’assit, sans rien répondre, prit le vase brûlant,
-s’y chauffa les mains selon sa coutume: et, comme il faisait grand
-froid, il le pressa même contre sa poitrine pour tâcher de faire entrer
-en lui, dans son vieux corps roidi par les hivers, un peu de la vive
-chaleur de l’eau bouillante.</p>
-
-<p>Puis il chercha ses bâtons et s’en alla dans <span class="pagenum" id="Page_247">247</span> la campagne glacée,
-jusqu’à midi, jusqu’à l’heure du dîner, car il avait vu, installé dans
-une grande caisse à savon, le petit de Céleste qui dormait encore.</p>
-
-<p>Il n’en prit point son parti. Il vivait dans la chaumière, comme
-autrefois, mais il avait l’air de ne plus en être, de ne plus
-s’intéresser à rien, de regarder ces gens, son fils, la femme et
-l’enfant comme des étrangers qu’il ne connaissait pas, à qui il ne
-parlait jamais.</p>
-
-<p>L’hiver s’écoula. Il fut long et rude. Puis le premier printemps fit
-repartir les germes; et les paysans, de nouveau, comme des fourmis
-laborieuses, passèrent leurs jours dans les champs, travaillant de
-l’aurore à la nuit, sous la bise et sous les pluies, le long des
-sillons de terre brune qui enfantaient le pain des hommes.</p>
-
-<p>L’année s’annonçait bien pour les nouveaux époux. Les récoltes
-poussaient drues et vivaces; on n’eut point de gelées tardives; et les
-pommiers fleuris laissaient tomber dans l’herbe leur neige rose et
-blanche qui promettait pour l’automne une grêle de fruits.</p>
-
-<p>Césaire travaillait dur, se levait tôt et rentrait tard, pour
-économiser le prix d’un valet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_248">248</span></p>
-
-<p>Sa femme lui disait quelquefois:</p>
-
-<p>—Tu t’ f’ras du mal, à la longue.</p>
-
-<p>Il répondait:—Pour sûr non, ça me connaît.</p>
-
-<p>Un soir, pourtant, il rentra si fatigué qu’il dut se coucher sans
-souper. Il se leva à l’heure ordinaire le lendemain; mais il ne put
-manger, malgré son jeûne de la veille; et il dut rentrer au milieu
-de l’après-midi pour se reposer de nouveau. Dans la nuit, il se mit
-à tousser; et il se retournait sur sa paillasse, fiévreux, le front
-brûlant, la langue sèche, dévoré d’une soif ardente.</p>
-
-<p>Il alla pourtant jusqu’à ses terres au point du jour; mais le lendemain
-on dut appeler le médecin qui le jugea fort malade, atteint d’une
-fluxion de poitrine.</p>
-
-<p>Et il ne quitta plus la niche obscure qui lui servait de couche. On
-l’entendait tousser, haleter et remuer au fond de ce trou. Pour le
-voir, pour lui donner les drogues, lui poser les ventouses, il fallait
-apporter une chandelle à l’entrée. On apercevait alors sa tête creuse,
-salie par sa barbe longue, au-dessous d’une dentelle épaisse de toiles
-d’araignées qui pendaient et flottaient, remuées par l’air. Et les
-mains du malade semblaient mortes sur les draps gris.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span></p>
-
-<p>Céleste le soignait avec une activité inquiète, lui faisait boire
-les remèdes, lui appliquait les vésicatoires, allait et venait par
-la maison; tandis que le père Amable restait au bord de son grenier,
-guettant de loin le creux sombre où agonisait son fils. Il n’en
-approchait point, par haine de la femme, boudant comme un chien jaloux.</p>
-
-<p>Six jours encore se passèrent; puis un matin, comme Céleste, qui
-dormait maintenant par terre sur deux bottes de paille défaites, allait
-voir si son homme se portait mieux, elle n’entendit plus son souffle
-rapide sortir de sa couche profonde. Effrayée, elle demanda:</p>
-
-<p>—Eh ben, Césaire, qué que tu dis anuit?</p>
-
-<p>Il ne répondit pas.</p>
-
-<p>Elle étendit la main pour le toucher et rencontra la chair glacée de
-son visage. Elle poussa un grand cri, un long cri de femme épouvantée.
-Il était mort.</p>
-
-<p>A ce cri, le vieux sourd apparut au haut de son échelle; et comme il
-vit Céleste s’élancer dehors pour chercher du secours, il descendit
-vivement, tâta à son tour la figure de son fils et, comprenant soudain,
-alla fermer <span class="pagenum" id="Page_250">250</span> la porte en dedans, pour empêcher la femme de rentrer
-et reprendre possession de sa demeure, puisque son fils n’était plus
-vivant.</p>
-
-<p>Puis il s’assit sur une chaise à côté du mort.</p>
-
-<p>Des voisins arrivaient, appelaient, frappaient. Il ne les entendait
-pas. Un d’eux cassa la vitre de la fenêtre et sauta dans la chambre.
-D’autres le suivirent; la porte de nouveau fut ouverte, et Céleste
-reparut, pleurant toutes ses larmes, les joues enflées et les yeux
-rouges. Alors le père Amable, vaincu, sans dire un mot, remonta dans
-son grenier.</p>
-
-<p>L’enterrement eut lieu le lendemain; puis, après la cérémonie, le
-beau-père et la belle-fille se trouvèrent seuls dans la ferme, avec
-l’enfant.</p>
-
-<p>C’était l’heure ordinaire du dîner. Elle alluma le feu, tailla la
-soupe, posa les assiettes sur la table, tandis que le vieux, assis sur
-une chaise, attendait, sans paraître la regarder.</p>
-
-<p>Quand le repas fut prêt, elle lui cria dans l’oreille:</p>
-
-<p>—Allons, mon pé, faut manger.</p>
-
-<p>Il se leva, prit place au bout de la table, <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> vida son pot, mâcha
-son pain verni de beurre, but ses deux verres de cidre, puis s’en alla.</p>
-
-<p>C’était un de ces jours tièdes, un de ces jours bienfaisants où la vie
-fermente, palpite, fleurit sur toute la surface du sol.</p>
-
-<p>Le père Amable suivait un petit sentier à travers les champs. Il
-regardait les jeunes blés et les jeunes avoines, en songeant que son
-éfant était sous terre à présent, son pauvre éfant. Il s’en allait
-de son pas usé, traînant la jambe et boitillant. Et comme il était
-tout seul dans la plaine, tout seul sous le ciel bleu, au milieu des
-récoltes grandissantes, tout seul avec les alouettes qu’il voyait
-planer sur sa tête, sans entendre leur chant léger, il se mit à pleurer
-en marchant.</p>
-
-<p>Puis il s’assit auprès d’une mare et resta là jusqu’au soir à regarder
-les petits oiseaux qui venaient boire; puis, comme la nuit tombait, il
-rentra, soupa sans dire un mot et grimpa dans son grenier.</p>
-
-<p>Et sa vie continua comme par le passé. Rien n’était changé, sauf que
-son fils Césaire dormait au cimetière.</p>
-
-<p>Qu’aurait-il fait, le vieux? Il ne pouvait plus travailler, il n’était
-bon maintenant qu’à <span class="pagenum" id="Page_252">252</span> manger les soupes trempées par sa belle-fille.
-Et il les mangeait en silence, matin et soir, et guettant d’un œil
-furieux le petit qui mangeait aussi, en face de lui, de l’autre côté de
-la table. Puis il sortait, rôdait par le pays à la façon d’un vagabond,
-allait se cacher derrière les granges pour dormir une heure ou deux,
-comme s’il eût redouté d’être vu, puis il rentrait à l’approche du soir.</p>
-
-<p>Mais de grosses préoccupations commençaient à hanter l’esprit de
-Céleste. Les terres avaient besoin d’un homme qui les surveillât et les
-travaillât. Il fallait que quelqu’un fût là, toujours, par les champs,
-non pas un simple salarié, mais un vrai cultivateur, un maître, qui
-connût le métier et eût souci de la ferme. Une femme seule ne pouvait
-gouverner la culture, suivre le prix des grains, diriger la vente et
-l’achat du bétail. Alors des idées entrèrent dans sa tête, des idées
-simples, pratiques, qu’elle ruminait toutes les nuits. Elle ne pouvait
-se remarier avant un an et il fallait, tout de suite, sauver des
-intérêts pressants, des intérêts immédiats.</p>
-
-<p>Un seul homme la pouvait tirer d’embarras, Victor Lecoq, le père de
-son enfant. Il était vaillant, entendu aux choses de la <span class="pagenum" id="Page_253">253</span> terre; il
-aurait fait, avec un peu d’argent en poche, un excellent cultivateur.
-Elle le savait, l’ayant connu à l’œuvre chez ses parents.</p>
-
-<p>Donc un matin, le voyant passer sur la route avec une voiture de
-fumier, elle sortit pour l’aller trouver. Quand il l’aperçut il arrêta
-ses chevaux et elle lui dit, comme si elle l’avait rencontré la veille:</p>
-
-<p>—Bonjour Victor, ça va toujours?</p>
-
-<p>Il répondit:—Ça va toujours et d’ vot’ part?</p>
-
-<p>—Oh mé, ça irait n’était que j’ sieus seule à la maison, c’ qui m’
-donne du tracas, vu les terres.</p>
-
-<p>Alors ils causèrent longtemps appuyés contre la roue de la lourde
-voiture. L’homme parfois se grattait le front sous sa casquette et
-réfléchissait, tandis qu’elle, les joues rouges, parlait avec ardeur,
-disait ses raisons, ses combinaisons, ses projets d’avenir; à la fin il
-murmura:</p>
-
-<p>—Oui, ça se peut.</p>
-
-<p>Elle ouvrit la main comme un paysan qui conclut un marché, et demanda:</p>
-
-<p>—C’est dit?</p>
-
-<p>Il serra cette main tendue.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_254">254</span></p>
-
-<p>—C’est dit.</p>
-
-<p>—Ça va pour dimanche alors.</p>
-
-<p>—Ça va pour dimanche.</p>
-
-<p>—Allons, bonjour Victor.</p>
-
-<p>—Bonjour madame Houlbrèque.</p>
-
-<div class="section">
- <p class="souschapitre">III</p>
-</div>
-
-<p>Ce dimanche-là, c’était la fête du village, la fête annuelle et
-patronale qu’on nomme assemblée, en Normandie.</p>
-
-<p>Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses
-grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles
-ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs,
-de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent
-«Faiseux vé de quoi».</p>
-
-<p>Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d’un chien
-triste, allant, tête basse, entre les roues, s’étaient arrêtées l’une
-après l’autre sur la place de la Mairie. Puis une tente s’était dressée
-devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait
-par les trous de la toile des choses luisantes <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> qui surexcitaient
-l’envie et la curiosité des gamins.</p>
-
-<p>Dès le matin de la fête, toutes les baraques s’étaient ouvertes,
-étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine; et les paysans, en
-allant à la messe, regardaient déjà d’un œil candide et satisfait ces
-boutiques modestes qu’ils revoyaient pourtant chaque année.</p>
-
-<p>Dès le commencement de l’après-midi, il y eut foule sur la place.
-De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec
-leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui
-sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé
-chez des amis; et les cours des fermes étaient pleines d’étranges
-guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à
-longues pattes du fond des mers.</p>
-
-<p>Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s’en venait
-à l’assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains
-ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et
-qui semblaient gênées de leur repos.</p>
-
-<p>Un faiseur de tours jouait du clairon; l’orgue de Barbarie des chevaux
-de bois égrenait dans l’air ses notes pleurardes et sautillantes; <span class="pagenum" id="Page_257">257</span>
-la roue des loteries grinçait comme les étoffes qu’on déchire; les
-coups de carabine claquaient de seconde en seconde. Et la foule lente
-passait mollement devant les baraques à la façon d’une pâte qui coule,
-avec des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties
-par hasard.</p>
-
-<p>Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient
-des chansons; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur
-l’oreille et la blouse raidie par l’empois, gonflée comme un ballon
-bleu.</p>
-
-<p>Tout le pays était là, maîtres, valets et servantes.</p>
-
-<p>Le père Amable lui-même, vêtu de sa redingue antique et verdâtre, avait
-voulu voir l’assemblée; car il n’y manquait jamais.</p>
-
-<p>Il regardait les loteries, s’arrêtait devant les tirs pour juger les
-coups, s’intéressait surtout à un jeu très simple qui consistait à
-jeter une grosse boule de bois dans la bouche ouverte d’un bonhomme
-peint sur une planche.</p>
-
-<p>On lui tapa soudain sur l’épaule. C’était le père Malivoire qui cria:
-«Eh! mon pé, j’ vous invite à bé une fine.»</p>
-
-<p>Et ils s’assirent devant la table d’une guinguette installée en plein
-air. Ils burent une <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> fine, puis deux fines, puis trois fines; et le
-père Amable recommença à errer dans l’assemblée. Ses idées devenaient
-un peu troubles, il souriait sans savoir de quoi, il souriait devant
-les loteries, devant les chevaux de bois, et surtout devant le jeu du
-massacre. Il y demeura longtemps, ravi quand un amateur abattait le
-gendarme ou le curé, deux autorités qu’il redoutait d’instinct. Puis
-il retourna s’asseoir à la guinguette et but un verre de cidre pour se
-rafraîchir. Il était tard, la nuit venait. Un voisin le prévint:</p>
-
-<p>—Vous allez rentrer après le fricot, mon pé.</p>
-
-<p>Alors il se mit en route vers la ferme. Une ombre douce, l’ombre tiède
-des soirs de printemps, s’abattait lentement sur la terre.</p>
-
-<p>Quand il fut devant sa porte, il crut voir par la fenêtre éclairée deux
-personnes dans la maison. Il s’arrêta, fort surpris, puis il entra et
-il aperçut Victor Lecoq assis devant la table, en face d’une assiette
-pleine de pommes de terre et qui soupait juste à la place de son fils.</p>
-
-<p>Et soudain il se retourna comme s’il voulait s’en aller. La nuit était
-noire, à présent. Céleste s’était levée et lui criait:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p>
-
-<p>—V’nez vite, mon pé, y a du bon ragoût pour fêter l’assemblée.</p>
-
-<p>Alors il obéit par inertie et s’assit, regardant tour à tour l’homme,
-la femme, l’enfant. Puis il se mit à manger doucement, comme tous les
-jours.</p>
-
-<p>Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste,
-prenait l’enfant sur ses genoux et l’embrassait. Et Céleste lui
-redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en
-lui parlant. Le père Amable les suivait d’un regard fixe sans entendre
-ce qu’ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n’avait guère
-mangé tant il se sentait le cœur retourné), il se leva, et au lieu de
-monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la
-cour et sortit dans la campagne.</p>
-
-<p>Lorsqu’il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda:</p>
-
-<p>—Qué qui fait?</p>
-
-<p>Victor, indifférent, répondit:</p>
-
-<p>—T’en éluge point. I rentrera ben quand i s’ra las.</p>
-
-<p>Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis
-que l’homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa <span class="pagenum" id="Page_260">260</span>
-dans la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire.</p>
-
-<p>La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu’il fut
-entré, il regarda de tous les côtés, avec des allures de vieux chien
-qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il
-prit la chandelle sur la table et s’approcha de la niche sombre où son
-fils était mort. Dans le fond il aperçut l’homme allongé sous les draps
-et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa
-la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour.</p>
-
-<p>Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout
-en place, et elle attendait, pour s’étendre à son tour aux côtés de
-Victor, que son beau-père fût revenu.</p>
-
-<p>Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard
-vague.</p>
-
-<p>Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur:</p>
-
-<p>—I nous f’ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant.</p>
-
-<p>Victor répondit du fond de son lit:</p>
-
-<p>—V’là plus d’une heure qu’il est dehors, faudrait voir s’il n’ dort
-point sur l’ banc d’vant la porte.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p>
-
-<p>Elle annonça: «J’y vas», se leva, prit la lumière et sortit en faisant
-un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit.</p>
-
-<p>Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier,
-où le père avait coutume de s’asseoir au chaud quelquefois.</p>
-
-<p>Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le
-grand pommier qui abritait l’entrée de la ferme, et elle aperçut tout à
-coup deux pieds, deux pieds d’homme qui pendaient à la hauteur de son
-visage.</p>
-
-<p>Elle poussa des cris terribles: «Victor! Victor! Victor!</p>
-
-<p>Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la
-tête pour ne pas voir, elle indiquait l’arbre de son bras tendu.</p>
-
-<p>Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il
-aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable,
-pendu très haut par le cou au moyen d’un licol d’écurie.</p>
-
-<p>Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier.</p>
-
-<p>Victor courut chercher une serpe, grimpa <span class="pagenum" id="Page_262">262</span> dans l’arbre et coupa
-la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue
-horriblement, avec une affreuse grimace.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Le Père Amable</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> des vendredi 30 avril et
- mardi 4 mai 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_265">265</span>
-
- <h2 id="ch_11"><span class="h2line2">LA PEUR.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap">E</span> train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres.</p>
-
-<p>Je me trouvais seul, en face d’un vieux monsieur qui regardait par la
-portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M. venu
-sans doute de Marseille.</p>
-
-<p>C’était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point
-d’étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait à la figure quelque
-chose de chaud, de mou, d’accablant, d’irrespirable.</p>
-
-<p>Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la
-France sans rien voir des pays traversés.</p>
-
-<p>Ce fut tout à coup comme une apparition <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> fantastique. Autour d’un
-grand feu, dans un bois, deux hommes étaient debout.</p>
-
-<p>Nous vîmes cela pendant une seconde: c’était, nous sembla-t-il, deux
-misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec
-leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d’eux, comme un décor
-de drame, les arbres verts, d’un vert clair et luisant, les troncs
-frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré,
-mouillé par la lumière qui coulait dedans.</p>
-
-<p>Puis tout redevint noir de nouveau.</p>
-
-<p>Certes, ce fut une vision fort étrange! Que faisaient-ils dans cette
-forêt, ces deux rôdeurs? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante?</p>
-
-<p>Mon voisin tira sa montre et me dit:</p>
-
-<p>«Il est juste minuit, monsieur; nous venons de voir une singulière
-chose.»</p>
-
-<p>J’en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient
-être ces personnages: des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des
-sorciers qui préparaient un philtre? On n’allume pas un feu pareil,
-à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe? Que
-faisaient-ils donc? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_267">267</span></p>
-
-<p>Et mon voisin se mit à parler... C’était un vieil homme, dont je ne
-parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort
-instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué.</p>
-
-<p>Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette
-vie où la raison devrait souvent s’appeler sottise et la folie
-s’appeler génie?</p>
-
-<p>Il disait:</p>
-
-<p>—Je suis content d’avoir vu cela. J’ai éprouvé pendant quelques
-minutes une sensation disparue!</p>
-
-<p>Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si
-mystérieuse!</p>
-
-<p>A mesure qu’on lève les voiles de l’inconnu, on dépeuple l’imagination
-des hommes. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et
-d’un noir bien vulgaire depuis qu’elle n’a plus d’apparitions.</p>
-
-<p>On se dit: «Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout
-l’inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu’un
-canal épuise; la science, de jour en jour, recule les limites du
-merveilleux.»</p>
-
-<p>Eh bien, moi, monsieur, j’appartiens à la vieille race, qui aime à
-croire. J’appartiens à <span class="pagenum" id="Page_268">268</span> la vieille race naïve accoutumée à ne pas
-comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères
-environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité.</p>
-
-<p>Oui, monsieur, on a dépeuplé l’imagination en supprimant l’invisible.
-Notre terre m’apparaît aujourd’hui comme un monde abandonné, vide et
-nu. Les croyances sont parties qui la rendaient poétique.</p>
-
-<p>Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse
-qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières
-et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des
-marais et les fantasques feux follets! Comme je voudrais croire à ce
-quelque chose de vague et de terrifiant qu’on s’imaginait sentir passer
-dans l’ombre.</p>
-
-<p>Comme l’obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois,
-quand elle était pleine d’êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants,
-dont on ne pouvait deviner les formes, dont l’appréhension glaçait le
-cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et
-dont l’atteinte était inévitable!</p>
-
-<p>Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu <span class="pagenum" id="Page_269">269</span> de la terre, car
-on n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas. Les dangers
-visibles peuvent émouvoir, troubler, effrayer! Qu’est cela auprès de la
-convulsion que donne à l’âme la pensée qu’on va rencontrer un spectre
-errant, qu’on va subir l’étreinte d’un mort, qu’on va voir accourir
-une de ces bêtes effroyables qu’inventa l’épouvante des hommes? Les
-ténèbres me semblent claires depuis qu’elles ne sont plus hantées.</p>
-
-<p>Et la preuve de cela, c’est que si nous nous trouvions seuls tout à
-coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l’image des deux êtres
-singuliers qui viennent de nous apparaître dans l’éclair de leur foyer,
-bien plus que par l’appréhension d’un danger quelconque et réel.</p>
-
-<p class="br">Il répéta: «On n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas.»</p>
-
-<p>Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d’une histoire que nous
-conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert.</p>
-
-<p>L’a-t-il écrite quelque part, je n’en sais rien.</p>
-
-<p>Personne plus que le grand romancier <span class="pagenum" id="Page_270">270</span> russe ne sut faire passer
-dans l’âme ce frisson de l’inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d’un
-conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes,
-incertaines, menaçantes.</p>
-
-<p>Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l’Invisible, la peur de
-l’inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie
-apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières
-douteuses, qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse.</p>
-
-<p>Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences
-bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence
-fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit
-sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d’une façon
-mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le
-sens nous échappe sans cesse.</p>
-
-<p>Il n’entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poë ou
-Hoffmann, il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque
-chose d’un peu vague et d’un peu troublant.</p>
-
-<p>Il nous dit aussi, ce jour-là: «On n’a vraiment <span class="pagenum" id="Page_271">271</span> peur que de ce
-qu’on ne comprend point.»</p>
-
-<p>Il était assis, ou plutôt affaissé dans un grand fauteuil, les bras
-pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé
-dans ce grand flot de barbe et de cheveux d’argent qui lui donnait
-l’aspect d’un Père éternel ou d’un Fleuve d’Ovide.</p>
-
-<p>Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme
-aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui
-soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert,
-reflétait, comme un œil d’enfant, toutes les émotions de sa pensée.</p>
-
-<p>Il nous raconta ceci:</p>
-
-<p class="br">Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait
-marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l’après-midi, sur le
-bord d’une calme rivière.</p>
-
-<p>Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleine d’herbes
-flottantes, profonde, froide et claire.</p>
-
-<p>Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau
-transparente. Il se dévêtit et s’élança dans le courant. C’était un
-<span class="pagenum" id="Page_272">272</span> très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur.</p>
-
-<p>Il se laissait flotter doucement, l’âme tranquille, frôlé par les
-herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement
-léger des lianes.</p>
-
-<p>Tout à coup une main se posa sur son épaule.</p>
-
-<p>Il se retourna d’une secousse et il aperçut un être effroyable qui le
-regardait avidement.</p>
-
-<p>Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure
-énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux
-mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés,
-mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur
-son dos.</p>
-
-<p>Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale
-des choses surnaturelles.</p>
-
-<p>Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre, il se mit à nager
-éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et
-il lui touchait le cou, le dos, les jambes avec des petits ricanements
-de joie. Le jeune homme, fou d’épouvante, toucha la berge, enfin, et
-s’élança de toute sa vitesse à travers <span class="pagenum" id="Page_273">273</span> le bois, sans même penser à
-retrouver ses habits et son fusil.</p>
-
-<p>L’être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant
-toujours.</p>
-
-<p>Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber,
-quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d’un fouet; il
-se mit à frapper l’affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des
-cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage,
-pareille à une femelle de gorille.</p>
-
-<p>C’était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois,
-de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à
-nager dans la rivière.</p>
-
-<p>Le grand écrivain russe ajouta: «Je n’ai jamais eu si peur de ma vie,
-parce que je n’ai pas compris ce que pouvait être ce monstre.»</p>
-
-<p class="br">Mon compagnon, à qui j’avais dit cette aventure, reprit:</p>
-
-<p>—Oui, on n’a peur que de ce qu’on ne comprend pas. On n’éprouve
-vraiment l’affreuse convulsion de l’âme, qui s’appelle l’épouvante,
-que lorsque se mêle à la peur <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> un peu de la terreur superstitieuse
-des siècles passés. Moi, j’ai ressenti cette épouvante dans toute son
-horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j’ose à peine
-la dire.</p>
-
-<p>Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J’avais parcouru le
-Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que
-l’ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées.
-J’avais visité, la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du
-vieux monde, où se battent éternellement deux océans: l’Atlantique et
-la Manche; j’avais l’esprit plein de légendes, d’histoires lues ou
-racontées sur cette terre des croyances et des superstitions.</p>
-
-<p>Et j’allais de Penmarch à Pont-l’Abbé, de nuit. Connaissez-vous
-Penmarch? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer,
-semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine
-d’écueils baveux comme des bêtes furieuses.</p>
-
-<p>J’avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur
-la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir.</p>
-
-<p>De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme debout,
-semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi <span class="pagenum" id="Page_275">275</span> une
-appréhension vague; de quoi? Je n’en savais rien. Il est des soirs où
-l’on se croit frôlé par des esprits, où l’âme frissonne sans raison, où
-le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d’invisible que
-je regrette, moi.</p>
-
-<p>Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement.</p>
-
-<p>Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et
-parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que
-je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front
-d’écume, et que j’avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes
-devant eux.</p>
-
-<p>Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs
-autour de moi. Et, bien que j’allasse très vite, j’avais froid dans les
-bras et dans les jambes: un vilain froid d’angoisse.</p>
-
-<p>Oh! comme j’aurais voulu rencontrer quelqu’un!</p>
-
-<p>Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant.</p>
-
-<p>Et tout à coup j’entendis devant moi, très loin, un roulement. Je
-pensai: «Tiens, une voiture.» Puis je n’entendis plus rien.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_276">276</span></p>
-
-<p>Au bout d’une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus
-proche.</p>
-
-<p>Je ne voyais aucune lumière, cependant; mais je me dis: «Ils n’ont pas
-de lanterne. Quoi d’étonnant dans ce pays sauvage.»</p>
-
-<p>Le bruit s’arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que
-ce fût une charrette; et je n’entendais point d’ailleurs le trot du
-cheval, ce qui m’étonnait, car la nuit était calme.</p>
-
-<p>Je cherchais: «Qu’est-ce que cela?»</p>
-
-<p>Il approchait très vite, très vite! Certes, je n’entendais rien qu’une
-roue—aucun battement de fers ou de pieds,—rien. Qu’était-ce que cela?</p>
-
-<p>Il était tout près, tout près; je me jetai dans un fossé par un
-mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette
-qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une
-brouette... toute seule!...</p>
-
-<p>Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m’affaissai sur l’herbe
-et j’écoutais le roulement de la roue qui s’éloignait, qui s’en allait
-vers la mer. Et je n’osais plus me lever, ni marcher, ni faire un
-mouvement; car si elle était revenue, si elle m’avait poursuivi, je
-serais mort de terreur.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_277">277</span></p>
-
-<p>Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste
-du chemin avec une telle angoisse dans l’âme que le moindre bruit me
-coupait l’haleine.</p>
-
-<p>Est-ce bête, dites? Mais quelle peur! En y réfléchissant, plus tard,
-j’ai compris; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette;
-et moi, j’ai cherché la tête d’un homme à la hauteur ordinaire!</p>
-
-<p>Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l’esprit un frisson de
-surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur!</p>
-
-<p>Il se tut une seconde, puis reprit:</p>
-
-<p>—Tenez, monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible:
-cette invasion du choléra!</p>
-
-<p>Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c’est qu’Il est
-là quelque part.</p>
-
-<p>Il faut voir Toulon, en ce moment. Allez, on sent bien qu’il est
-là, Lui. Et ce n’est pas la peur d’une maladie qui affole ces gens.
-Le choléra, c’est autre chose, c’est l’Invisible, c’est un fléau
-d’autrefois, des temps passés, une sorte d’Esprit malfaisant qui
-revient et qui nous étonne autant qu’il nous épouvante, <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> car il
-appartient, semble-t-il, aux âges disparus.</p>
-
-<p>Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n’est pas un insecte
-qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres;
-c’est le choléra, l’être inexprimable et terrible venu du fond de
-l’Orient.</p>
-
-<p>Traversez Toulon, on danse dans les rues.</p>
-
-<p>Pourquoi danser en ces jours de mort? On tire des feux d’artifice
-dans la campagne autour de la ville; on allume des feux de joie; des
-orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques.</p>
-
-<p>Pourquoi cette folie?</p>
-
-<p>C’est qu’Il est là, c’est qu’on le brave, non pas le Microbe, mais le
-Choléra, et qu’on veut être crâne devant lui, comme auprès d’un ennemi
-caché qui vous guette. C’est pour lui qu’on danse, qu’on rit, qu’on
-crie, qu’on allume ces feux, qu’on joue ces valses, pour lui, l’Esprit
-qui tue, et qu’on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un
-de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares...</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>La Peur</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du 25 juillet 1884.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_281">281</span>
-
- <h2 id="ch_12"><span class="h2line2">LES CARESSES.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">N</span><span class="smcap">ON</span>, mon ami, n’y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me
-dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu, moi, a voulu gâter
-tout ce qu’il a fait de bon en y joignant quelque chose d’horrible.
-Il nous avait donné l’amour, la plus douce chose qui soit au monde,
-mais trouvant cela trop beau et trop pur pour nous, il a imaginé les
-sens, les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu’il
-a façonnés comme par dérision et qu’il a mêlés aux ordures du corps,
-qu’il a conçus de telle sorte que nous n’y pouvons songer sans rougir,
-que nous n’en pouvons parler <span class="pagenum" id="Page_282">282</span> qu’à voix basse. Leur acte affreux
-est enveloppé de honte. Il se cache, révolte l’âme, blesse les yeux,
-et, honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans
-l’ombre, comme s’il était criminel.</p>
-
-<p>Ne me parlez jamais de cela, jamais!</p>
-
-<p>Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plais près de
-vous, que votre regard m’est doux et que votre voix me caresse le cœur.
-Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous
-me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l’un à l’autre
-serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d’infamies.</p>
-
-<p>Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le
-permets.</p>
-
-<p>Votre amie,</p>
-
-<p class="rsignature"><span class="smcap">Geneviève.</span></p>
-
-<p class="br">Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement,
-sans ménagements galants, comme je parlerais à un ami qui voudrait
-prononcer des vœux éternels?</p>
-
-<p>Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment
-qu’après cette chose qui vous révolte tant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_283">283</span></p>
-
-<p>Avez-vous oublié les vers de Musset:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <div class="stanzanoindent">
- Je me souviens encor de ces spasmes terribles,<br />
- De ces baisers muets, de ces muscles ardents,<br />
- De cet être absorbé, blême et serrant les dents.<br />
- S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.
- </div>
- </div>
-</div>
-
-<p>Cette sensation d’horreur et d’insurmontable dégoût, nous l’éprouvons
-aussi quand, emportés par l’impétuosité du sang, nous nous laissons
-aller aux accouplements d’aventure. Mais quand une femme est pour nous
-l’être d’élection, de charme constant, de séduction infinie que vous
-êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le
-plus infini des bonheurs.</p>
-
-<p>La caresse, madame, c’est l’épreuve de l’amour. Quand notre ardeur
-s’éteint après l’étreinte, nous nous étions trompés. Quand elle
-grandit, nous nous aimons.</p>
-
-<p>Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a mis en
-garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il,
-et pour nous contraindre à les créer, elle a mis le double appât de
-l’amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: Dès que nous
-nous sommes laissé prendre, dès que l’affolement d’un instant a passé,
-une tristesse <span class="pagenum" id="Page_284">284</span> immense nous saisit, car nous comprenons la ruse
-qui nous a trompés, nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison
-secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous.</p>
-
-<p>Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés.
-La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré, dans des bras qui
-s’ouvraient, parce qu’elle veut que des bras s’ouvrent.</p>
-
-<p>Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues,
-les regards fixes et ardents en des yeux qu’on n’a jamais vus et qu’on
-ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui
-nous laisse à l’âme une amère mélancolie.</p>
-
-<p>Mais, quand cette sorte de nuage d’affection, qu’on appelle l’amour, a
-enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l’un à l’autre, longtemps,
-toujours, quand le souvenir pendant l’éloignement veille sans cesse,
-le jour, la nuit, apportant à l’âme les traits du visage, et le
-sourire, et le son de la voix; quand on a été obsédé, possédé par la
-forme absente et toujours visible, n’est-il pas naturel que les bras
-s’ouvrent enfin, que les lèvres s’unissent et que les corps se mêlent?</p>
-
-<p>N’avez-vous jamais eu le désir du baiser? <span class="pagenum" id="Page_285">285</span> Dites-moi si les lèvres
-n’appellent pas les lèvres, et si le regard clair, qui semble couler
-dans les veines, ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles.</p>
-
-<p>Certes, c’est là le piège, le piège immonde, dites-vous? Qu’importe,
-je le sais, j’y tombe, et je l’aime. La nature nous donne la caresse
-pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser
-les générations. Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre,
-raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons,
-à notre tour, la Nature, cette trompeuse. Faisons plus qu’elle n’a
-voulu, plus qu’elle n’a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit
-comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et
-travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers,
-de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c’est
-la pensée qui poétise tout, poétisons-la, madame, jusque dans ses
-brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans
-ses plus monstrueuses inventions.</p>
-
-<p>Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit
-mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de
-bonheur. Aimons la chair <span class="pagenum" id="Page_286">286</span> parce qu’elle est belle, parce qu’elle
-est blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et
-sous les mains.</p>
-
-<p>Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure
-pour les coupes où l’art devait boire l’ivresse, ils ont choisi la
-courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses.</p>
-
-<p>Or, j’ai lu dans un livre érudit, qui s’appelle le <i>Dictionnaire des
-Sciences médicales</i>, cette définition de la gorge des femmes, qu’on
-disait imaginée par M. Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine:</p>
-
-<p>«Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps
-d’utilité et d’agrément.»</p>
-
-<p>Supprimons, si vous voulez, l’utilité et ne gardons que l’agrément.
-Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse
-s’il n’était destiné qu’à nourrir les enfants.</p>
-
-<p>Oui, madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les
-médecins la prudence; laissons les poètes, ces trompeurs toujours
-trompés eux-mêmes, chanter l’union chaste des âmes et le bonheur
-immatériel; laissons les femmes laides à leurs devoirs et <span class="pagenum" id="Page_287">287</span>
-les hommes raisonnables à leurs besognes inutiles; laissons les
-doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et
-nous, aimons avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise,
-ranime, est plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus
-aiguë que les blessures, rapide et dévorante, qui fait prier, qui fait
-pleurer, qui fait gémir, qui fait crier, qui fait commettre tous les
-crimes et tous les actes de courage!</p>
-
-<p>Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale; mais violente,
-furieuse, immodérée! Recherchons-la comme on recherche l’or et
-le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère!
-Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.</p>
-
-<p>Et si voulez, madame, que je vous dise une vérité que vous ne
-trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureuses sur
-cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent,
-celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autre désir
-que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le
-dernier baiser.</p>
-
-<p>Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes,
-ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, <span class="pagenum" id="Page_288">288</span>
-par des désirs d’argent ou de vanité, par tous les événements qui
-deviennent des chagrins.</p>
-
-<p>Mais les femmes caressées à satiété n’ont besoin de rien, ne désirent
-rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles et souriantes,
-effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d’irréparables
-catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de
-tout!</p>
-
-<p>Et j’aurais encore tant de choses à dire!...</p>
-
-<p class="rsignature"><span class="smcap">Henri.</span></p>
-
-<p class="br">Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont
-été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un
-prie-Dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d’une heure,
-par</p>
-
-<p class="rsignature"><span class="smcap">Maufrigneuse.</span></p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Les Caresses</i> ont paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 14 août 1883.</p>
-</div>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_289">289</span></p>
-
-<table class="tablematieres" id="table_des_matieres" summary="">
- <tbody>
- <tr>
- <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES MATIÈRES.</h2></td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3" /></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">&#160;</td>
- <td class="tdrtop">Pages.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">La Petite Roque.</td>
- <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1">1</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">L’Épave.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_2">69</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">L’Ermite.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_3">93</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Mademoiselle Perle.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_4">109</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Rosalie Prudent.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_5">143</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Sur les Chats.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_6">153</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Sauvée. </td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_7">169</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Madame Parisse.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_8">183</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Julie Romain.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_9">201</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Père Amable.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_10">219</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">La Peur (<i>inédit</i>).</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_11">263</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Les Caresses (<i>inédit</i>).</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_12">279</a></td>
- </tr>
- </tbody>
-</table>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_290">290</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <div class="tnote">
- <h2 id="note_au_lecteur" class="h2note">Au lecteur</h2>
-
- <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
- originale. Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées.
- Ces corrections sont soulignées <ins class="correction" title="comme ceci">en pointillés</ins>. La
- ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.</p>
- </div>
- </div>
-
-<hr class="full" />
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLèTES DE GUY DE MAUPASSANT ***</div>
-<div style='text-align:left'>
-
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
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-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
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-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
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-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
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-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
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-public support and donations to carry out its mission of
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-</div>
-
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-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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-
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-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
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-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
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-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
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-Most people start at our website which has the main PG search
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-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
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