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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: L'amour en Russie - -Author: Claude Anet - -Release Date: November 24, 2021 [eBook #66810] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed - Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was - produced from images made available by the HathiTrust Digital - Library.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMOUR EN RUSSIE *** - - - - - CLAUDE ANET - - L’amour - - en Russie - - - QUINZIÈME ÉDITION - - - PARIS - BERNARD GRASSET, ÉDITEUR - - MCMXXIII - - - - - L’amour en Russie - - OUVRAGES DU MÊME AUTEUR: - - -VOYAGE IDÉAL EN ITALIE. 1 vol. - -PETITE VILLE. 1 vol. - -LES BERGERIES. 1 vol. - -LA PERSE EN AUTOMOBILE. 1 vol. - -NOTES SUR L’AMOUR. 1 vol. - -LA RÉVOLUTION RUSSE. (Mars 1917-Juin 1918) 4 vol. - -ARIANE, _jeune fille russe_. 1 vol. - -Les 144 quatrains authentiques d’Omar Khayyam, - traduits du persan en collaboration avec - Mirza Muhamad de Kazvin. 1 vol. - -TSAR SALTAN, traduit de Pouchkine, illustré et - décoré par Nathalie Goutcharova. 1 vol. - -QUAND LA TERRE TREMBLA (Bernard Grasset, - éditeur). 1 vol. - - - EN PRÉPARATION: - -NOTES SUR L’AMOUR, avec dessins originaux de Pierre Bonnard, gravés - sur bois. - - - - - CLAUDE ANET - - - L’amour - - en Russie - - PARIS - BERNARD GRASSET - 61, RUE DES SAINTS-PÈRES - - 1922 - - - IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DIX EXEMPLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL - NUMÉROTÉS DE 1 A 10; TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE V G - NUMÉROTÉS DE 11 A 40 ET SOIXANTE-DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN - PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE 41 A 110 - - - Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés - pour tous pays. - - _Copyright by Claude Anet 1922._ - - - - - L’amour en Russie - - -Si Stendhal avait connu la Russie, il l’aurait adorée. Il n’y aurait vu -nulle part la vanité desséchante qu’il abhorrait en occident. Il y -aurait trouvé quelque chose qui n’est que de ce pays-là--une certaine -façon directe de regarder et de traiter les choses de l’amour, en dehors -de toutes conventions mondaines et sociales, une volonté arrêtée de -décider chaque cas passionnel en soi, sans s’inquiéter des convenances -et des habitudes, et surtout sans se préoccuper de ce qu’en penseront -les voisins. Il y a en Russie un mépris complet de l’opinion publique. -Et encore, en écrivant cela, je reste l’esclave des formes occidentales. -Pour un Russe qui aime, il n’y a pas d’opinion publique; donc il ne -peut la mépriser. Tout drame d’amour est un drame à deux ou à trois, -«entre colonnes». Le chœur antique, qui n’est jamais absent de la scène -dans nos sociétés européennes (Dame Gossip dans les romans de Meredith), -ne figure pas dans la tragédie russe. - -De là quelque chose de magnifiquement spontané dans la naissance et dans -le développement des passions. L’amour en occident évoque l’idée d’un -jardin à la française où les eaux coulent dans des canaux tracés avec -art, s’étalent dans de beaux bassins sous des ombrages taillés, et -gardent dans leur cours quelque chose de noble et de retenu. Partout on -sent l’action du commandement suprême: «Tu n’iras pas plus loin.» Le -désordre et l’imprévu ne peuvent y trouver leur place. Cette contrainte -est impossible en Russie. On n’y souffre les liens ni de la loi, ni des -usages, ni, j’ose le dire, de la raison. De là, pour le Russe, -l’obligation de créer à chaque jour sa vie, d’agir à tout instant -suivant la logique de ses sentiments. Il n’est pas comme le juge anglais -qui ne décide que sur précédents; il n’y a pas d’usage; chaque cas est -nouveau pour lui; il se sent libre de le traiter suivant ses émotions du -moment. Il ne songe ni au passé, ni à l’avenir. Une liberté d’action si -grande, un manque si total de tradition amènent, comme on l’imagine, les -situations les plus surprenantes, les résultats, à nos yeux, les plus -imprévus. - -Mais ces situations ont pour nous un prix inestimable, car elles sont -toujours le produit d’un jeu libre des sentiments et des passions et ne -doivent rien à l’odieux _cant_, au haïssable «qu’en-dira-t-on?» qui -règne sur le monde européen. La solution russe, quelle qu’elle soit, a -une valeur parce qu’elle est sortie naturellement d’un pur conflit -passionnel et qu’elle nous montre ainsi «notre cœur à nu». - -Dans un conflit analogue, en France ou en Angleterre, mille éléments -étrangers interviennent dans le débat. Un mari trompé, s’il y a -scandale, est obligé de penser au divorce ou à la séparation; l’honneur -marital ne lui permet pas d’accepter ce que l’on considère, on ne sait -trop pourquoi, comme un affront. - -Si, seul en face de lui-même, il incline à la solution paresseuse, le -monde est là pour le contraindre à l’action. Famille, voisins, amis, -relations de cercle ou d’affaires ne lui laissent pas la possibilité de -vivre à sa guise. Il sent le poids de l’opinion publique, hélas! -toute-puissante sur un homme sociable et qui ne s’appartient pas. - -Cette contrainte est si ancienne dans nos sociétés occidentales qu’elle -n’a plus besoin de s’exercer extérieurement tant elle a gagné d’empire à -l’intérieur des âmes. On en arrive à se demander si la plupart de nos -contemporains sont capables d’un acte spontané, jailli du fond -d’eux-mêmes, et si, aujourd’hui, en face d’un fait donné, ils ne -réagissent pas automatiquement, en suivant les ordres secrets imprimés -en eux par une tradition séculaire de vie menée en société et sous le -regard des voisins. L’individu échappe à cet esclavage en Russie. - -Ce qu’il fait de sa liberté au delà de la Vistule est une autre affaire; -mais, s’il la sacrifie, ce n’est pas à un faux point d’honneur et à des -convenances qui n’ont, à ses yeux, rien à voir dans la matière. - - * * * * * - -Les esprits européens se tromperaient grandement s’ils voulaient -conclure de cette faiblesse du sentiment social et de cette absence de -tradition à un manque de culture et de civilisation. C’est une autre -civilisation, raffinée, profonde, subtile plus que la nôtre, avec des -complications presque incompréhensibles pour nous, et qui se développe -sur un rythme et avec des cadences qui nous sont étrangers; c’est un -bouillonnement de forces désordonnées, presque vierges, incontrôlables; -ce sont les contrastes que l’on trouve sur la terre russe, glacée -pendant six mois de l’année, où le printemps donne le vertige, où l’été -est accablant comme dans l’Asie centrale. - - * * * * * - -LE DON JUANISME ET LA RUSSIE.--Don Juan est né en Espagne. Mais il est -de France, d’Angleterre et d’Italie. Je l’ai cherché dans mes voyages -en Russie. Je ne l’ai trouvé nulle part, ni chez mes contemporains, ni -dans les récits des femmes, ni dans les légendes, ni parmi les héros des -romanciers. Il ne figure pas dans l’étonnante collection des types -russes que Gogol a immortalisés dans les _Ames mortes_; il n’est ni chez -Dostoievski, ni chez Tolstoï, ni chez Lermontof, pas plus que chez -Gontcharof, Griboiedof ou Tchekhof. Pouchkine a écrit, à l’imitation de -Byron, un _Don Juan_ qui n’a pas un trait spécialement russe. Ailleurs, -son _Eugène Onéguine_ est un assez plat dandy. Don Juan n’est pas de ce -pays[1]. Lorsque je fis cette découverte, j’eus un frisson de plaisir à -voir s’ouvrir devant moi une belle piste de pensées qui me ferait -pénétrer plus avant dans la connaissance de l’âme russe, voire dans -celle de Don Juan. Pas de Don Juan dans ce pays où les passions de -l’amour sont si fortes! Et je me suis mis à en chercher les raisons. - -[1] Le seul Don Juan russe que j’aie trouvé est le prince Korasof -dans _le Rouge et le Noir_. Le petit cours de don juanisme qu’il fait -à Julien Sorel est excellent, mais ce Russe me paraît être devenu, -à notre contact, tout à fait européen, ce qui n’est, du reste, pas -impossible. Enfin il est là en qualité de conseiller. Garderait-il dans -la passion ce beau sang-froid qui étonne Julien. - -Un jeune officier qui court les femmes, les filles et les soupers n’est -pas un Don Juan. Il dépense un surplus de force, sans choix au hasard de -rencontres où il ne mêle que la partie animale de lui-même. - -Don Juan est une volonté qui n’abdique jamais. Il domine, et les -événements, et les femmes qu’il presse dans ses bras. Quoi qu’il arrive, -il reste maître de soi. - -Le souci de la maîtrise de soi est un sentiment étranger à l’âme russe. -Elle a, du reste, des détentes si brusques qu’elles défient tout cran -d’arrêt. Le Russe ne cherche pas à dominer et à être vainqueur dans -l’éternel duel de l’amour. Aime-t-il? il met son orgueil à se laisser -tyranniser par sa maîtresse. Il trouve une joie amère à s’abaisser. En -lui, l’idée de sacrifice est toujours forte. Il croit se grandir ainsi -aux yeux mêmes de l’être auquel il se donne. (Fatale erreur!) A l’avance -il est prêt à accepter toutes les humiliations, et la femme ne les lui -ménage pas. Que nous sommes loin du don juanisme! - -Cet abandon de soi-même a de multiples conséquences. J’en indique une de -caractère physiologique, avec la retenue dans les mots qu’un sujet -délicat comporte. - -L’amour, commerce des âmes, est aussi un rapprochement des corps. Les -organismes féminins et masculins évoluent dans cette prise de contact -suivant la cadence d’un rythme différent:--la femme, à l’ordinaire, sur -un mode ralenti; l’homme dans un _tempo_ plus accéléré. Il est pourtant -essentiel que ces parties soient concertées. Cela implique une grande -sûreté de soi chez l’homme qui, tout tendu qu’il est, doit savoir -patienter, altruiser, amener la femme au point où il en est lui-même et -ne la prendre enfin qu’à l’instant où elle se donne. Si l’homme, ne -songeant qu’à soi, se rue sur une femme qui ne l’attend pas, il la -froisse, il la blesse, et pratique sur elle un viol véritable. La femme, -exaspérée de n’avoir pas touché le bonheur promis, se venge longuement -des déconvenues du lit. - -Le Russe qui s’abandonne à ses passions avec tant de joie saura-t-il à -la minute décisive rester maître de lui? Cela est peu probable. Et l’ère -s’ouvre des durables malentendus. - -Les âmes éthérées repousseront avec horreur cette explication -matérialiste. Aussi je m’empresse de leur en fournir une autre qui les -satisfera davantage. - -Don Juan ne triomphe pas seulement dans la physique de l’amour. Il veut -aussi régner sur les âmes et n’ignore pas les voies par où on y arrive. -Est-il une femme si haut placée qu’elle soit, si orgueilleuse qu’on -l’imagine, qui ne désire ardemment, sans peut-être même se l’avouer, -rencontrer enfin l’être supérieur auquel elle sera heureuse d’obéir? Le -tout de l’amour n’est-il pas pour la femme dans un acte de soumission, -voire d’anéantissements, aux pieds d’un maître et le geste de la -Madeleine devant le Christ n’est-il pas le geste suprême par lequel la -femme atteint au bonheur? - -Mais notre Russe, bien éloigné de se faire laver les pieds par sa -maîtresse, n’aspire qu’à se précipiter aux genoux de celle qu’il adore -et à les inonder de ses larmes. - -Et pourtant il est aimé, lui aussi. Mais de quel étrange amour, où -l’orgueil, la fierté d’âme, le désir du sacrifice, l’amour-propre qui ne -veut pas reconnaître ses erreurs jouent le rôle principal. La femme -russe s’attache à des raisons morales; elle exalte en son amant une -qualité qu’elle croit y apercevoir. Elle pense à un moment où il s’est -montré supérieur à lui-même. Et la femme russe est si merveilleusement -douée, un composé si étrange de défauts et de qualités qui se -contredisent--en vérité, on ne sait comment ils peuvent vivre -ensemble,--que l’on voit dans ce pays des liaisons cimentées de la façon -la plus artificielle et pourtant durables. Mais aussi que de ruptures -brusques, inattendues, inexplicables! - - * * * * * - -Continuons notre promenade. Dans ce pays où la vanité ne joue presque -aucun rôle, la femme ne juge pas qu’il lui soit avantageux de paraître -inaccessible. Elle se rend avec une facilité surprenante et pour des -raisons si simples, ou si compliquées, qu’il faut renvoyer à un autre -chapitre (ou volume) d’en rechercher les causes. La lutte qui remplit -une partie de notre littérature entre le devoir et la passion n’existe -guère chez les Slaves. - -La femme commence là-bas par où elle finit chez nous: elle se donne. -Nous mettons un point final à l’histoire. Elle ne fait que commencer en -Russie. La conquête de la femme s’y fait après ce que les romantiques -appellent la chute et «les dernières faveurs» sont pour elle les -premières. Alors seulement commence le combat véritable, une lutte plus -secrète, plus ardue, plus subtile... - -Mais notre Don Juan a ajouté un nom à la liste des mille et trois et, -sans se soucier davantage de ce qu’il regarde comme une place qui a -capitulé, vole à une autre conquête. - -Ainsi ne peut-il goûter en Russie aucune jouissance d’orgueil. Mauvais -terrain pour Don Juan. Cherchera-t-il son plaisir dans la conquête -morale d’une femme qu’il a déjà eue dans ses bras? Cela est peu dans le -caractère de Don Juan, occidental qui pense qu’une femme, après le don -de son corps, ne peut lui offrir rien de plus précieux. - -Un peu plus loin encore... Quelle est la plus haute et la plus -difficile conquête de Don Juan? Celle d’une femme pieuse. Quel est le -rival le plus difficile à vaincre? Dieu. Aussi faut-il que la discipline -religieuse la plus étroite, la plus raisonnable ait formé l’âme de cette -femme, qu’elle soit menée au jour le jour dans les chemins du devoir, -qu’elle n’ait pas une vue mystique de la Divinité, car par la porte du -mysticisme où ne va-t-on pas et dois-je rappeler ici le mot admirable de -Mᵐᵉ Krudener à son amant au moment qu’il lui faisait sentir l’aigu du -plaisir de la chair: «Ah! Dieu, je te demande pardon de l’excès de mon -bonheur!», donnant par ce cri, que peut seule se permettre une mystique, -un prix presque divin à une joie terrestre? Il faut que cette femme soit -dirigée par un prêtre plein de sévérité et de raison, qu’elle soit -attachée à la lettre et à l’esprit de la loi divine. Don Juan, alors, -comme Jacob, se collette avec Dieu. Il n’est pas de lutte plus -difficile; il n’est pas de victoire plus glorieuse. - -Mais, cette femme, où la trouver en Russie? Où chercher la discipline -d’esprit, l’amour de la règle, l’éducation rationnelle des âmes? Le -mysticisme est si profond dans ce peuple qu’il s’y allie au matérialisme -le plus grossier. S’il s’empare d’une âme religieuse, il y amène -l’étonnant déchaînement de sensualité qu’on voit dans tant de sectes -russes. Notre Don Juan, que fera-t-il de ces mystiques par qui la -chair--dont pourtant elles tirent tant de joies--est considérée comme -sans valeur! - - * * * * * - -L’ennui, ce n’est pas assez dire, le désespoir, «l’âme malade» des -femmes russes est la cause suffisante des succès des hommes à bonne -fortune dans ce pays. Il faut aller plus loin. Le désir de s’humilier, -le dégoût de soi-même, d’autant plus grand que l’âme est plus haute, -l’attirance des bas-fonds, le vertige que l’on a quand on les regarde -d’une grande élévation, une religion toute pleine de mysticisme et de -peu de secours dans le train ordinaire de la vie,--voilà les causes -profondes qui expliquent les catastrophes où sombrent beaucoup de nobles -vies. - - * * * * * - -Je l’ai dit: les femmes russes commencent par se donner. Les -Européennes, qui savent mettre un prix élevé leur conquête, qui se -défendent avec tant d’art et qui ne se rendent qu’après un long siège, -disent avec un peu de mépris:--Voilà des femmes faciles et qui ne -s’estiment pas bien haut. - -Mais les Russes répondent:--Pourquoi faire du don de votre corps une -chose si précieuse? Avec tous vos grands airs, vous êtes au fond des -matérialistes assez vulgaires. Les efforts par lesquels vous défendez -votre chair, nous les réservons pour la défense de notre âme. Un homme -qui possède votre corps est-il donc votre maître? Lui avez-vous tout -donné en tombant dans ses bras? N’est-il rien que vous mettiez au-dessus -du commerce de la chair? Est-ce là ce qu’il y a de plus précieux en -vous? N’avez-vous pas un jardin secret dont vous gardez la clef? - - * * * * * - -LES FILLES.--Le peuple anonyme des filles remplit les villes petites et -grandes de la Russie. Il a sa plèbe obscure et affamée--j’ai vu sur les -quais de Kertch, une «ex-femme», une ivrognesse en haillons se prêter -aux débardeurs derrière des tas de marchandises pour une pièce de cinq -kopeks (douze centimes et demi)--et ses étoiles de première grandeur. - -Il est difficile de donner ici des caractéristiques qui, à force d’être -générales, finiraient par n’être plus que des mots vides de sens. Et -pourtant, devant ce sujet, je sens bien que les filles russes ont -quelque chose au fond d’elles, oui, même chez les plus basses, qui ne -permet pas de les assimiler à leurs sœurs françaises, anglaises ou -allemandes. - -Il semble qu’elles ne se livrent pas tout entières, qu’elles s’arrangent -dans l’excès de leur humilité et de leur abaissement pour garder de quoi -se racheter à leurs propres yeux. - -D’autre part, elles n’ont pas l’amour de leur métier. Elles n’aiment -pas la besogne bien faite. Elles n’y apportent ni science, ni art, ni -complaisance, et je suis sûr qu’elles jugeraient très dépravées leurs -consœurs occidentales et horizontales qui connaissent plus d’un tour. -«They have’nt good bed room’s manners», me disait un Anglais qui savait -que ces manières-là on ne les trouve guère qu’en France, pays de grande -et antique civilisation. Elles sont celles en qui vont les péchés d’un -peuple, pour employer une expression bien inutilement religieuse de -Mallarmé, et à cela se borne leur ambition. - -Dans la classe plus relevée qui fréquente les music-halls et les -cabarets, il ne semble pas que la technique se soit développée, mais -certains traits particuliers apparaissent. Ces filles n’acceptent guère -de gagner mécaniquement leur vie: il faut les intéresser à ce qu’elles -font et elles ne tolèreraient pas que l’homme se montrât égoïste. Elles -ne veulent pas jouer la comédie du plaisir; elles entendent le partager. -Étranges professionnelles! - -Dans cette famille-là, on trouve la variété des soupeuses. Ce sont des -filles dont le métier est d’être les compagnes des gens qui passent la -nuit au cabaret. Elles s’assoient à leur table, écoutent les tziganes -qu’ils ont fait venir dans leur cabinet particulier, mangent pour -vingt-quatre heures, boivent du champagne, aident les hommes à se griser -et, au petit jour, s’en vont chez elles à moitié saoules, mais pareilles -à la grande Isis, dont nul n’a soulevé le voile. - -Plus haut, la courtisane rejoint la femme dont, comme on sait, on peut -tout dire quand elle est russe. Je pense qu’il est plus rare que partout -ailleurs de voir une courtisane mourir ici dans l’opulence, non pas -qu’il ne lui soit passé beaucoup d’argent dans les mains, mais par -incapacité de le retenir. Elle est souvent épousée, sans qu’elle ait le -moindre souci de finir ses jours dans la respectabilité. Si elle se -marie, ce n’est certes pas par déférence pour l’opinion, mais parce que -«cela se trouve ainsi», et à l’ordinaire, parce qu’un de ses amants l’en -a longuement suppliée. Ah! que la Volga est éloignée de la Seine! Ce -mariage n’a qu’une brève durée, semblable en cela, du reste, à la -plupart des mariages russes. Le patient édifice construit pierre à -pierre par une de nos ingénieuses et économes ouvrières françaises, cet -édifice qui devient maison bourgeoise ou palais, ne peut être élevé sur -le friable sol russe. - - - - -NADIA - - -Le jeune lieutenant de dragons, Alexandre Naudin, avait suivi pendant un -an l’excellent cours de russe que professe, à l’École des langues -orientales vivantes de Paris, M. Paul Boyer. Il savait la grammaire, la -syntaxe et les lois compliquées de la phonétique russe. Il était capable -de lire un texte facile mais il parlait avec peine. Il décida de se -perfectionner dans cette langue ardue, demanda et obtint un congé de -trois mois pour un voyage d’études au pays des tsars. Il faut avouer -qu’il était attiré aussi en Russie par les récits des camarades qui l’y -avaient précédé et en avaient rapporté des souvenirs bien séduisants. - -Alexandre Naudin (il était fils d’Édouard Naudin, de la maison Leredu, -Naudin, Jouaust et Cⁱᵉ, bonneterie en gros, à Troyes, le premier crédit -de la place), avait des rentes suffisantes pour se permettre de voyager -agréablement sans être obligé de consulter à chaque fin de journée -l’état de sa bourse. - -Il se rendit directement de Paris à Moscou par Varsovie. Là, il fit la -connaissance d’un officier, Serge Platonof, avec lequel il passa -quelques soirées. Ils allèrent dans les lieux de plaisir, entendirent -des chanteuses françaises et des girls anglaises, applaudirent des -acrobates japonais et des lutteurs de Carélie. Le commencement de -juillet était déjà chaud et orageux, comme il arrive à Moscou, et le -séjour de la ville lui parut sans agrément. Comme il s’en ouvrait à son -nouvel ami, celui-ci lui dit: - ---Il faut venir chez nous en hiver. Tous nos amis sont maintenant aux -eaux du Caucase, en Crimée ou dans leurs biens. C’est là que vous verrez -la société russe. Puisque vous êtes libre de votre itinéraire, allez -donc au Caucase. La nature y est riche, avec quelque chose de sauvage -que vous ne connaissez pas en Europe. Vous y trouverez des femmes -ravissantes et faciles; cela a son prix quand on voyage. Je vous -donnerai une lettre pour un de mes amis qui est aide de camp du vice-roi -à Tiflis. Grâce à lui, je pense que votre séjour sera plein d’agrément. - -Deux jours après, Alexandre Naudin montait dans le train de luxe qui -mène aux eaux du Caucase par Rostof sur le Don; mais il ne s’arrêta ni à -Piatigorsk, ni à Essentouki. Les stations d’eaux modernes lui -paraissaient peu dignes d’intérêt. Il voulait voir des sites et des -cités qui eussent plus de couleur locale et continua sa route jusqu’à -Vladicaucase, charmante petite ville située au nord des derniers -contreforts de la chaîne élevée qui sépare le Transcaucase des plaines -du Caucase septentrional et de la Russie. - -Il passa la fin de l’après-midi et la soirée dans le beau jardin de la -ville sur les bords du Térek dont les flots limoneux arrivent en -bondissant tout droit des montagnes. La chaleur était grande déjà. Les -habitués du jardin, dès six heures, venaient chercher la fraîcheur sous -les ombrages au long des eaux courantes. Les parents s’asseyaient au -restaurant, jouaient à la préférence ou au vinte. Les jeunes filles, -gymnasistes et autres déjà sorties des écoles, se promenaient par -couples dans les allées. Elles portaient toutes des robes de toile -blanche très fine, et, à cause de la température élevée, elles n’avaient -sous leur robe exactement qu’une chemise, ce dont, lorsqu’elles -passaient entre le soleil couchant et un observateur intéressé, il était -aisé de se convaincre. - -Le jeune Alexandre Naudin se crut entré dans le paradis des houris dès -son arrivée en Orient. Assis sur un banc, il savourait la volupté tiède -de l’heure, en regardant flâner devant lui ces jeunes filles, riantes ou -sérieuses, dont plus d’une lui jetait, comme au vol, un coup d’œil vif -au passage. De beaux yeux noirs qui se ferment à moitié, un éclair -soudain de dents blanches entre des lèvres qui ne doivent leur rougeur -qu’au sang frais de l’adolescence, les tissus légers et presque -transparents qui couvraient ces corps juvéniles, il y avait là de quoi, -il faut en convenir, faire perdre la raison à un officier de dragons de -l’armée française. Alexandre Naudin pensait déjà à ne pas quitter -Vladicaucase et à y achever le temps de son congé. Où trouverait-il un -plus agréable jardin, des eaux plus fraîches, un décor de montagnes plus -pittoresque et des femmes plus séduisantes? - -Mais il faut avouer qu’au sein même de ces délices le jeune lieutenant -éprouvait un certain malaise. Ces beautés n’étaient point des femmes, -mais des jeunes filles. Alexandre Naudin avait reçu une éducation -excellente, dans sa famille bourgeoise d’abord, ensuite à l’école des -Postes, et au régiment enfin. Et comme un jeune homme bien élevé, il -n’avait jamais eu l’impertinence de discuter les idées traditionnelles -qu’on lui avait inculquées et les règles de conduite qu’il faut suivre. -Or, il est évident, bien que sous-entendu, qu’un jeune homme, et surtout -un officier, et singulièrement un officier de cavalerie, le monde lui -appartient: il peut y faire, comme on dit, les quatre cents coups, à -condition de ne pas toucher aux jeunes filles. Les jeunes filles, on les -épouse, mais on ne s’amuse pas avec elles. Ces commandements de la -morale qui a fait la force de notre pays y sont, grâce à Dieu, -respectés aujourd’hui, et pour longtemps encore, je l’espère. - -Aussi la présence de ces jeunes filles ne laissait-elle pas que -d’inquiéter notre lieutenant. Alexandre Naudin pensait avec Leibnitz, -qu’il n’avait jamais lu, que toutes choses sont réglées pour le mieux -dans le meilleur des mondes, que les jeunes filles sont faites pour être -épousées, qu’épouses, elles ont des enfants et deviennent du coup -sacrées, et que pour les plaisirs naturels des hommes, il est une classe -de femmes, nombreuse, variée, où l’on peut exercer sans scrupule de -conscience le droit de choix. A trente ans, je le sens bien, Alexandre -Naudin qui n’est pas un nigaud aura fait quelques pas de plus et compris -des choses qui lui échappent encore. Mais quoi? il n’a que vingt-quatre -ans au moment où cette histoire commence et finit. - -Il hésitait donc à aborder ces jeunes filles qui lui souriaient pourtant -avec sympathie. Sous le feu de leurs regards, il brûlait, mais n’osait -déclarer sa flamme. Vingt fois, il fut sur le point de se décider; vingt -fois il recula. Cependant il se promenait dans les allées éclairées, -bombant le torse, tendant le mollet. Pour mettre le comble à son -malheur, les jeunes filles étaient toujours par groupe de deux, de trois -ou de quatre. En eût-il trouvé une isolée, peut-être l’aurait-il -poursuivie. Mais on voit la difficulté qu’il y a à entrer en -conversation avec plusieurs jeunes filles, riantes et moqueuses, surtout -lorsqu’on ne parle pas couramment leur langue, malgré les excellentes -leçons de M. Paul Boyer. - -Il passa ainsi une soirée délicieuse et tourmentée, et l’âme pleine de -regrets, il quitta le jardin de la ville pour une nuit agitée dans un -médiocre lit d’hôtel. - -Le lendemain matin, il prenait place à la première heure dans une des -nombreuses automobiles assurant le service entre Vladicaucase et Tiflis -par la fameuse route militaire de Géorgie qui franchit la chaîne du -Caucase. - -La beauté des sites traversés, leur variété, leurs contrastes ramenèrent -la paix dans l’âme de notre voyageur. Il chemina d’abord dans les gorges -au fond desquelles coule le Térek mugissant. Il admira, sur un roc élevé -dominant la rivière, les ruines du château de la reine Tamara d’où l’on -précipitait au matin dans les eaux écumantes les voyageurs dont cette -femme altière avait bien voulu faire ses amants d’une nuit. - -Après deux heures et demie de montée continue, et après avoir traversé -la passe fameuse du Dariel, l’automobile arriva à la station de poste du -Kasbek où un déjeuner était préparé. Alexandre Naudin mangea de grand -appétit des écrevisses pêchées dans les torrents glacés des montagnes; -on lui servit du vin capiteux de Kachétie et, en attendant le départ de -la voiture, il fuma une cigarette en face du pic volcanique du Kazbek -qui élève à plus de cinq mille mètres ses neiges éternelles et ses rocs -où fut enchaîné Prométhée. Il se sentait plein d’allégresse et se -félicitait d’avoir suivi le conseil de son camarade de Moscou qui -l’avait envoyé au Caucase. Les heures passées au jardin de la ville à -Vladicaucase paraissaient lui promettre dans un avenir prochain des -félicités sans pareilles et ce fut de la meilleure humeur du monde qu’il -poursuivit son voyage en automobile à travers les régions sauvages et -grandioses de l’Ossétie. - -Après une heure et demie encore de montée, ils atteignirent le sommet du -col, la passe Krestovski, qui est à près de deux mille cinq cents -mètres, et, avec la longue descente sur Tiflis, ce furent de nouveaux -enchantements. Comme par miracle, le paysage changea en un clin d’œil. -Plus de gorges resserrées, mais de vastes étendues. Un large panorama -s’ouvrait devant les yeux ravis de notre lieutenant. Dans cette marche -rapide vers le sud et les pays brûlés de soleil, la végétation devenait -à chaque instant plus riche. Des souffles tièdes et parfumés passaient -dans l’air et les noms mêmes des villages traversés, Passanaour, -Ananaour, avaient quelque chose de voluptueux. - -Vers les quatre heures, Alexandre Naudin aperçut dans le lointain, tapie -dans une vallée aux flancs rocheux et dénudés, une grande ville -au-dessus de laquelle flottait une buée. C’était Tiflis. - -Il n’y arriva qu’à six heures. La chaleur était grande encore; il était -couvert de poussière et meurtri par les cahots de la route. Il -descendit à l’hôtel de Londres, au bord de la Koura. - -Il était dans une telle fièvre à l’idée de jouir rapidement de la vie -caucasienne qu’il porta, le soir même, la lettre de recommandation qui -lui avait été remise pour l’officier d’ordonnance du vice-roi et il eut -presque un accès de désespoir lorsqu’il apprit que cet officier, Ivan -Iliitch Poutilof, était pour trois jours encore aux eaux de Borjom. Il -lui semblait qu’il ne rattraperait jamais ces trois jours perdus, car -notre ami Alexandre Naudin sentait bien que, dans un pays si neuf pour -lui, il avait besoin d’un guide et que, laissé à lui-même, il ne saurait -découvrir les charmes secrets de Tiflis. - -Force lui fut de prendre patience et il consacra ces trois jours «rayés -de ma vie», disait-il, à parcourir la ville et à se familiariser avec -les lieux où il se promettait tant de bonheur. Bien qu’il fût seul et -qu’il n’eût pas beaucoup de ressources en lui-même, Alexandre Naudin -prit plus de plaisir qu’il ne l’espérait à visiter Tiflis. - -Il parcourut les bazars et la vieille ville où la Koura est serrée entre -les murs d’antiques maisons; il flâna dans le quartier persan, -s’aventura jusqu’au pittoresque jardin botanique installé dans les -ruines de l’ancienne forteresse des chahs Séfévides. Il y but du kéfir, -boisson qu’il jugea fade. Vers les six heures, il se promenait sur la -perspective Golovine et goûtait chez le pâtissier français de l’endroit -où il bavardait un moment. Malheureusement les théâtres étaient fermés -et les soirées lui parurent longues. Et cela d’autant plus que la -chaleur dans la journée était excessive, qu’ayant passé la matinée à -courir la ville, il faisait comme tous les habitants de Tiflis une -longue sieste après déjeuner, et, ainsi reposé, se trouvait peu -désireux, le soir, de se coucher de bonne heure. - -Mais Tiflis ne possédait pas un jardin comparable à celui de -Vladicaucase. - -Ses trois jours de purgatoire prirent fin et à la date fixée il eut le -plaisir de rencontrer le capitaine Ivan Iliitch Poutilof. C’était un -jeune homme d’à peine trente ans, déjà couvert de décorations et auquel -le plus brillant avenir militaire paraissait assuré. Il témoigna un -grand plaisir à faire la connaissance de son frère d’armes français. A -voir la façon dont il le reçut et dont il décida de se consacrer à lui -pendant son séjour à Tiflis, il semblait que sa vie n’eût jusqu’alors -pas eu de but et que l’arrivée d’Alexandre Naudin vînt combler un vide -cruellement ressenti. Il lui demanda aussitôt le nom de son père, et du -coup, Alexandre Naudin devint Alexandre Edouardovitch. - -Dès le premier soir, l’officier russe emmena son camarade dans un des -cercles d’été sur la rive gauche de la Koura. C’était un jardin où l’on -soupait en plein air à partir de onze heures. Toute la société de Tiflis -s’y trouvait rassemblée et, à la voir manger de grand appétit, Alexandre -Naudin eut la solution d’un petit problème qui s’était posé à lui depuis -qu’il était arrivé dans la capitale du Caucase: celui de l’heure des -repas pour les habitants de la ville. Il avait vu du monde à déjeuner -dans les hôtels ou restaurants où il fréquentait. Mais à quelque heure -et où qu’il se présentât pour dîner, il se trouvait seul. Quel était ce -mystère? - -Il en demanda l’explication à Ivan Iliitch. - -Celui-ci lui répondit: - ---Mon cher Alexandre Edouardovitch, nous déjeunons, en effet, comme -vous, entre midi et une heure. Puis vient la sieste, repos sacré pour -les Russes et les Caucasiens dans notre été torride. Après la sieste, -vers les cinq ou six heures, nous prenons le thé ou chez un pâtissier -ou, de préférence, chez nous. Et la vie de société recommence avec le -souper que vous voyez ici. Comment donc vivre de jour, alors que les -nuits du Caucase sont incomparables? Hommes, femmes, jeunes filles se -retrouvent ici le soir et y restent jusqu’à une ou deux heures du matin. -On se promène, on cause, on écoute la musique, on mange, on boit et, -enfin, on a les joies du loto auxquelles je vais vous initier. - -Alexandre Naudin vit au fond du jardin un grand tableau divisé en cent -petites cases dans lesquelles s’affichaient, selon l’appel crié à haute -voix par un croupier, les numéros sortis. L’assemblée suivait le jeu -avec un intérêt passionné, tout en soupant. - -Les deux officiers achetèrent chacun une carte pour le prix d’un rouble -et se mirent à pointer les numéros appelés. Le hasard voulut que notre -jeune officier complétât sa carte le premier. Il le dit à son ami qui -cria d’une voix forte: - ---_Davolno._ (Satisfait.) - -Le jeu aussitôt s’arrêta. Un employé vint prendre la carte gagnante et -la porta au vérificateur. Il revint un instant après et dit: - ---Correct. - -Ayant ainsi parlé, il aligna sur la table soixante-six roubles. De -toutes parts les gens se retournèrent pour voir l’heureux gagnant et, -comme on ne le connaissait pas, on le regarda plus longuement. Le jeune -Alexandre Naudin jouissait de son succès et se tenait très droit. - ---Vous avez donc de la chance, mon cher Alexandre Edouardovitch, dit son -compagnon. Nous allons boire une bouteille de champagne à votre -victoire. - -Il ne voulut jamais que son excellent camarade payât la bouteille et -Alexandre Naudin se vit obligé d’en commander une seconde. - -Cependant des amis de l’officier russe s’étaient rapprochés et -s’assirent à sa table. Notre compatriote fit ainsi plus de connaissances -en une heure qu’il n’en aurait fait en un an s’il eût été seul à -Tiflis. On but à la santé de la France et lorsqu’Alexandre Naudin, vers -les trois heures du matin, regagna l’hôtel de Londres, il se félicitait -d’avoir trouvé pour son séjour au Caucase un si parfait compagnon. - -Ces fêtes familières se renouvelèrent. Il ne voyait pas Ivan Iliitch de -jour, mais ils passaient les nuits ensemble et soupaient à deux ou en -compagnie dans les cercles d’été. Il se lia ainsi avec quelques notables -de la ville, avec le notaire du vice-roi, avec l’intendant des apanages -de la couronne. Les épouses de ces personnages connus étaient des dames -déjà d’un certain âge et leurs agaceries ne touchèrent pas notre -lieutenant. Il commençait à trouver que ses amis russes menaient une vie -bien monotone dans laquelle le vin tenait lieu de tous les plaisirs. Un -soir, il dit à son ami Poutilof: - ---N’y a-t-il pas dans votre belle ville, mon cher Ivan Iliitch, des -dames plus jeunes et moins vertueuses que celles que je rencontre ici? - -En entendant ces mots, Ivan Iliitch éclata de rire. - ---Plus jeunes, certes, mais moins vertueuses, je ne saurais vous le -promettre,--laissant entendre par là, sans doute, que rien ne pouvait -être plus inattendu que de chercher la vertu chez les femmes de ses -amis. - -Lorsqu’il eut repris son sérieux, il dit à Naudin: - ---Vous voulez voir nos filles du Caucase, Alexandre Edouardovitch. Vous -avez raison: elles sont ravissantes, je vous mènerai chez elles. Nous en -avions du reste fait le projet et avions combiné de vous offrir, en -qualité d’ami et d’allié, une petite fête dans le goût caucasien. Si -vous le voulez, ce sera pour après-demain. D’ici là, reposez-vous, -jeûnez et couchez-vous de bonne heure, car il faudra faire preuve -d’endurance et nous vous ferons goûter nos meilleurs vins. Notre -prochain rendez-vous est donc fixé à après-demain, à l’hôtel de Londres, -à trois heures. - ---A trois heures? interrogea Alexandre Naudin, étonné. - ---Ne déjeunez pas, repartit Ivan Iliitch, nous nous mettrons à table -aussitôt. Et gardez-nous votre soirée. - ---Y aura-t-il des femmes? demanda Naudin qui suivait son idée. - ---Tout cela vous sera révélé en son temps, dit Poutilof d’un air -mystérieux. - -Au jour et à l’heure fixés, Alexandre Naudin attendit ses amis. Le -couvert avait été dressé dans un cabinet particulier, vaste pièce dont -les fenêtres, à cause de la chaleur, étaient closes. Les convives furent -exacts. Il y avait là Poutilof, ordonnateur de la fête, un colonel de -cavalerie, homme superbe de plus de six pieds de haut qui commandait un -régiment de la «division sauvage», un jeune lieutenant du même régiment, -le notaire du vice-roi et un prince qui portait un des grands noms de la -noblesse géorgienne, dont l’origine, comme on le sait, se perd dans la -nuit des temps. On débuta par manger debout des zakouskis délicieux, du -caviar d’Astara, des tranches de jambon cru, des petits pâtés chauds aux -champignons, d’autres au poisson, d’autres encore aux choux hachés, le -tout arrosé, ainsi qu’il convient, de plusieurs verres de vodka. - -Puis on se mit à table. Le repas fut copieux et magnifique; le -cuisinier de l’hôtel renommé dans toute la Russie s’était surpassé. Il y -eut, après le consommé aux betteraves accompagné de petites flûtes au -fromage, un coulibiak à l’esturgeon de la Caspienne, puis un plat -d’écrevisses énormes du Térek, puis un coq de bruyère flanqué de -gelinottes farcies et truffées. Par une coquetterie bien naturelle, les -vins étaient tous du Caucase, choisis parmi les meilleurs des apanages, -vins de la Kachétie, colorés et violents, qui montent à la tête. - -Les toasts furent innombrables. On but à l’empereur et au président de -la République, à l’armée russe et à la française, à la cavalerie de l’un -et de l’autre pays, au régiment d’Alexandre Edouardovitch et à ceux de -ses hôtes. Chaque fois, comme la politesse l’exige, le verre était empli -et vidé. Au café seulement, le champagne français fit son apparition. - -Notre ami Alexandre Naudin supportait de son mieux ces libations. Du -reste, dès le milieu du repas, ses hôtes étaient animés d’une telle -ardeur qu’ils ne faisaient plus une exacte attention à ce que buvait le -lieutenant français qui s’arrangea pour les tricher le plus possible. -Il avait, comme beaucoup de nos compatriotes, horreur de se griser. Il -aimait une pointe de vin, mais il était difficile de lui faire franchir -la limite qu’il s’était prescrite. Il avait, en outre, pour rester sage, -de bien fortes raisons. Il savait que la soirée ne s’achèverait pas à -l’hôtel de Londres et il voulait être en état de goûter les joies qui -lui étaient promises. - -Au crépuscule, on sortit sur une terrasse qui dominait la Koura. Le -prince géorgien, un jeune homme pâle et silencieux, devenait de plus en -plus mélancolique. Il s’assit dans un fauteuil un peu à l’écart et, -s’accompagnant sur une balalaïka, commença à se chanter à lui-même une -étrange et triste mélodie sur un rythme brisé, avec des modulations qui -semblaient monotones, mais peu à peu vous prenaient le cœur et -l’enfermaient dans leur trame compliquée. Le soir tombait; Alexandre -Naudin jouissait du charme de l’heure; il se laissait aller à rêver, ce -qui ne lui arrivait pas souvent. Le colonel de cavalerie vidait tous les -verres de champagne ou de liqueur qu’on lui servait sans paraître en -être affecté d’aucune manière. Il n’était ni plus gai, ni plus triste, -ni plus loquace qu’auparavant. Il se tenait droit et, sur sa belle -figure impassible, on ne lisait, à la lettre, rien. Poutilof discutait -passionnément avec le notaire du vice-roi, qui était rouge et luisant. -Ils avaient choisi l’éternel sujet de la mort, sur lequel jamais Russe, -après un dîner arrosé de bons vins, ne reste court. Quant au grand -lieutenant, il ne disait mot et se contentait de fumer des cigarettes -qu’il jetait à peine allumées. A certains accords de la balalaïka, ses -pieds s’agitaient sur les dalles avec une agilité merveilleuse. - -Et cela dura ainsi longtemps, jusqu’à ce que la nuit fût complète et que -des étoiles étincelantes vinssent broder le velours bleu foncé du ciel. -Au loin, on entendait des voix et des flûtes; des mélopées orientales -arrivaient par fragments jusqu’à la terrasse où les convives savouraient -la douceur enfin venue du soir. - -Alexandre Naudin, quel que fût l’agrément de cette soirée, commençait à -s’impatienter. Il s’était promis de laisser ses amis ordonner la fête à -leur guise, mais il espérait bien qu’on ne resterait pas indéfiniment -sur la terrasse de l’hôtel de Londres. - -Poutilof, enfin, s’arrêta de converser avec le notaire du vice-roi et -s’écria: - ---Je pense qu’il est temps, mes amis, d’aller prendre l’air de la -campagne. - -On accepta, sans discussion. Il était évident que le programme de la -soirée avait été fixé à l’avance suivant les rites qui président à de -telles cérémonies. - ---Nous en avons assez d’être entre hommes, continua Poutilof. Si notre -hôte n’y met pas d’opposition nous emmènerons quelques jeunes femmes -souper avec nous. Nous allons passer chez notre vieille amie de la rue -X... Je lui ai téléphoné que nous viendrions ce soir et je ne doute pas -qu’elle n’ait convoqué ce qu’elle a de mieux dans ses relations. - -A la porte de l’hôtel, trois automobiles attendaient, dont deux -militaires, conduites chacune par un soldat. Pendant le très court -trajet, Alexandre Naudin s’informa auprès de son compagnon de l’endroit -où ils allaient. - ---Mais, Alexandre Edouardovitch, vous connaissez ces maisons. Elles -existent à Paris comme en Russie. On y trouve des personnes jeunes et -aimables que l’on emmène souper. - ---Des professionnelles? demanda Naudin qui tenait à mettre les points -sur les i. - ---Sans doute cher ami, sans doute, bien que certaines d’entre elles se -fassent passer pour des femmes du monde désireuses de courir, un soir, -les aventures. Cela n’arrive-t-il pas chez vous aussi? - -Alexandre Naudin convint qu’il en était ainsi, parfois, en France. - -Les automobiles s’arrêtèrent sur un quai de la rive gauche de la Koura, -à l’entrée d’une ruelle si étroite qu’elles ne pouvaient s’y engager. -Poutilof, suivi de ses compagnons, pénétra dans une petite maison dont -les fenêtres ouvraient sur le fleuve. Une dame d’âge mûr les reçut comme -de vieux amis et les introduisit dans une salle où, autour d’une table -ronde, une douzaine de femmes jouaient au loto. Le jeu les passionnait à -un tel point qu’elles ne levèrent même pas le nez de leurs cartes pour -voir qui arrivait. Les officiers firent le tour de la table, -distribuant des poignées de main, des caresses ou des baisers à leurs -amies. - -Alexandre Naudin regardait avec plaisir cette scène. Toutes les femmes -étaient jeunes et la plupart d’entre elles jolies. Elles étaient vêtues -comme il est de mode en été à Tiflis, de jupes de toile blanche et de -chemisettes plus ou moins élégantes, suivant les hasards de la fortune -changeante. Beaucoup d’entre elles avaient les cheveux coupés court. -Mais Naudin constata avec surprise qu’elles n’avaient pas les caractères -extérieurs des professionnelles européennes et qu’à les rencontrer dans -la rue, il ne les eût pas reconnues pour ce qu’elles étaient. - -Il s’attendait à être entouré, flatté, caressé. Il fut bien étonné de -voir que ces filles charmantes et à peine majeures ne faisaient aucune -attention à lui, bien qu’elles ne le connussent point. - -Cependant, quelques-unes d’entre elles avaient quitté la table de jeu. -Poutilof prit Naudin sous le bras et le présenta. Des conversations -s’engagèrent. Alexandre Naudin avait remarqué une jeune femme qui se -tenait à l’écart et n’avait pas joué au loto. Elle causait peu avec ses -compagnes. Elle lui plut. Il pensa à en faire son amie d’un soir. Il -demanda à Poutilof comment elle s’appelait. - ---Tiens, mais je ne la connais pas, dit celui-ci. C’est une nouvelle -venue. Elle est agréable, ma foi. - -Et, allant à elle, il dit: - ---Comment vous appelez-vous? - ---Nadia, fit celle-ci sur un ton tranquille. - ---Eh bien, Nadia, je vous présente mon ami, Alexandre Edouardovitch. -Comme vous voyez, c’est un Français, et un excellent garçon. Il parle -russe lentement, mais presque sans fautes. Vous vous entendrez à -demi-mot. - -Alexandre Naudin s’approcha et serra la main que Nadia lui tendit. - ---Voulez-vous me faire le plaisir de venir souper avec moi et mes amis -dans un jardin? dit-il. - -Nadia regarda le Français avec une certaine méfiance, hésita un instant, -puis, haussant légèrement les épaules, répondit: - ---Pourquoi pas? - -Cependant le notaire qui, après la conversation sur la mort, était plein -d’entrain avait passé le bras autour de la taille d’une gaillarde grasse -et blonde. - -Poutilof, d’un air décidé, dit: - ---Il nous faut encore deux jeunes beautés. - -Et, sans consulter personne, choisit deux femmes assez piquantes. Puis -on regagna les automobiles sur le quai. - -Poutilof, de plus en plus maître des cérémonies, installa Alexandre -Naudin dans le fond d’une grande limousine découverte entre Nadia et une -fille nommée Maroussia. Il s’assit lui-même sur le devant à côté du -soldat et laissa les autres s’arranger à leur gré dans les deux voitures -restant. - -Les autos filèrent à travers la ville et bientôt entrèrent dans la -campagne. L’air était tiède encore, mais après la chaleur de la journée, -il paraissait presque frais et Alexandre Naudin craignit que son amie -Nadia, qui portait une chemisette transparente, prît froid. - ---Nitchevo, dit-elle simplement. - -Il la regardait. Dans la demi-obscurité, il ne voyait que sa tête -petite, son profil pur et un cou long et mince. - -Il se crut autorisé, à cause des cahots de la voiture sur la route -raboteuse, à passer son bras autour de la taille de Nadia. Elle ne s’y -refusa pas et il eut le plaisir d’enlacer un corps d’une extrême -souplesse qui semblait complètement dévêtu. Dans un transport de joie -bien naturel, il serra sa jeune amie contre lui. - -Mais, à sa grande surprise, elle se dégagea de cette étreinte et -repoussa la main qui devenait trop pressante. - -«Il faut croire, pensa-t-il, que les choses ne vont pas si vite en -Russie que chez nous et que ces filles demandent à être gagnées.» Mais -il se sentait de force à faire cette conquête peu difficile et différa -son attaque. - -La promenade se poursuivait sous les étoiles silencieuses. Bientôt les -voitures traversèrent un pont et s’arrêtèrent devant une maison en -pleine campagne. C’était le restaurant appelé Fantaisie, dont le seul -nom faisait rêver les jeunes femmes de Tiflis, car on y trouvait, dans -un grand jardin au bord d’un affluent de la Koura, des pavillons où -l’on pouvait souper. - -Un de ces pavillons avait été retenu par le capitaine Poutilof, et le -jeune Français admira l’agrément de son installation. Il comprenait deux -ou trois pièces assez vastes et meublées de divans recouverts de tapis -caucasiens. Ces pièces donnaient sur une galerie surplombant le jardin -et la rivière dont l’eau coulait avec un joyeux et incessant murmure -tout voisin. C’est sur cette galerie que le couvert se trouva mis. - -Un petit orchestre, la zourna, en occupait une des extrémités. Il se -composait de quatre Caucasiens au type persan dont l’un jouait de la -flûte, l’autre de la clarinette, le troisième de l’accordéon et le -dernier enfin, accroupi sur ses talons, tapait avec ses doigts sur un -haut tambour. Ces quatre bougres, qui semblaient n’être les esclaves -d’aucune mesure, faisaient une musique qui parut incompréhensible à -notre lieutenant, habitué à nos charmants et simples refrains de -café-concert. C’étaient des mélopées monotones et sauvages qui -revenaient incessamment sur elles-mêmes avec quelques variations qui -étonnaient et dont il ne comprenait pas le sens. Il y avait là des -rythmes qui lui étaient inconnus, quelque chose de poivré auquel son -palais n’était pas accoutumé. - -Bien que l’on fût sorti de table passé sept heures et qu’il en fût à -peine dix, il fallut manger encore et Alexandre Naudin admira l’appétit -de ses amis qui firent honneur au menu. On débuta par de petites truites -en gelée. Les vins étaient abondants et leur mélange dangereux. -Alexandre Naudin, qui se sentait sur le point de l’ivresse, se promit de -se surveiller, de façon à gagner sans perdre la tête la fin de la -soirée. Il regardait sa voisine Nadia. Elle était toute jeune, et -fraîche malgré le métier qu’elle pratiquait. Son teint était pâle et -elle ne le ranimait par aucun fard; elle n’employait pas de rouge pour -ses lèvres. Tout son artifice se bornait à mettre un peu de poudre de -riz. Elle n’essayait pas de plaire à Alexandre Edouardovitch, ne lui -lançait pas d’œillade et restait remarquablement silencieuse. Elle -paraissait indifférente à l’éclat de la fête, à l’excellence des mets, à -la chaleur des vins, aux accents heurtés de la musique, à la beauté -enfin de la nuit qui les entourait. Pourtant elle ne boudait pas; il -n’y avait en elle pas trace de mauvaise humeur; elle ne protestait -contre rien. Elle était comme cela! il n’y avait pas à lui en vouloir. -Alexandre Naudin le comprit. - -Il avait tenté une ou deux fois de la prendre par la taille, de -l’attirer à lui et de la baiser sur le cou, sur ce cou flexible et -blanc, dont les lignes s’attachaient d’une manière ravissante à une -gorge dont il apercevait les deux seins jumeaux sous la chemisette -transparente. - -A l’idée qu’il allait être le possesseur de ces trésors, il avait peine -à garder son sang-froid. Mais Nadia ne se prêtait pas à ces jeux; elle -repoussait doucement l’intrépide lieutenant, sans mot dire, avec un -regard qui signifiait: «Cela ne se fait pas chez nous.» - -En effet, «cela» ne se faisait pas autour de la table. Seul, le notaire -du vice-roi avait, à un moment, appliqué deux baisers sonores sur les -joues de la grosse fille blonde, mais c’étaient des baisers -quasi-paternels d’où toute sensualité était absente et, cette formalité -remplie, le digne homme ne s’était plus occupé de sa voisine. Les -officiers l’imitaient en cela. A peine adressaient-ils, à de rares -occasions, la parole aux jolies filles qui soupaient avec eux. Leur -grande affaire était, ce soir-là, le vin, et non les femmes. Et du vin -ils en consommaient prodigieusement, mêlant le champagne sucré français -aux crus les plus violents du Caucase. Il semblait que les accents aigus -de la musique, ces éternelles et enveloppantes variations asiatiques, -ces lamentations désespérées leur missent la fièvre dans le corps et les -obligeassent à boire sans fin pour calmer le délire qui s’emparait -d’eux. Le notaire, parfois, se levait et dirigeait à larges coups de -bras le petit orchestre; parfois il chantait à pleine voix un air -populaire caucasien. Le lieutenant russe, entendant la _lesghinskaia_, -n’y tint plus, quitta la table et, tout titubant qu’il fût, commença à -danser, une bouteille sur la tête, avec une grâce, une souplesse, une -sûreté qui stupéfièrent Alexandre Naudin. - -Quant au prince géorgien, il s’était retiré dans une pièce voisine avec -une des filles et, couché sur le divan, il lui récitait d’une voix -sourde et passionnée des vers amoureux de Lermontof. Seul, Naudin -faisait à sa manière la cour à Nadia. Mais il était singulièrement gêné -par sa connaissance imparfaite de la langue russe et ces dialogues menés -avec peine tournaient vite court. Il arriva à lui dire en s’y reprenant -à dix fois: - ---Si l’on proposait à un Russe et à un Français le choix entre une -soirée avec alcool et sans femmes, ou une soirée avec femmes et sans -alcool, le Russe prendrait l’alcool sans la femme et le Français la -femme sans l’alcool. - -Il lui fallut plus de cinq minutes pour arriver au bout d’une phrase si -compliquée et se faire comprendre. - -Nadia le regarda avec un certain étonnement et répondit: - ---Il faut boire. - -Et elle lui versa un plein verre de vin rouge de Kachétie. C’était la -première fois qu’elle s’occupait de lui et qu’elle paraissait prendre de -l’intérêt à sa personne. Si bizarre que fût sa réponse, Alexandre Naudin -l’accepta comme une marque d’attention et se crut obligé à vider le -verre qu’elle avait rempli. - -Cependant il regardait à la dérobée sa montre-bracelet. Deux heures du -matin, déjà! «Voilà tantôt douze heures, pensa-t-il, que nous ne faisons -que boire et manger. Chaque chose à son temps. Je voudrais finir la nuit -à notre mode, seul près de cette charmante fille.» - -Mais les convives ne donnaient aucun signe de fatigue et, manifestement, -ne partageaient pas l’envie bien naturelle qui s’était emparée du jeune -Français. Finalement il en parla à son ami Poutilof qui était de fort -joyeuse humeur, tandis que l’admirable colonel, plus il buvait, et plus -il devenait marmoréen et sculptural. - ---A quoi pensez-vous donc? dit-il. Nous passons la nuit en compagnie. Ce -soir nous buvons. L’amour est remis à demain, si l’envie nous en prend. -Du reste, mon cher Alexandre Edouardovitch, aujourd’hui vous êtes notre -hôte, vous nous appartenez, et la nuit n’est pas finie. Nous irons -encore jusqu’à Mskhet, dont l’église abrite les tombeaux des rois de -Géorgie. Nous y dénicherons bien un cabaret ouvert. C’est une promenade -d’une vingtaine de verstes. La fraîcheur de l’air nous fera du bien. - -Alexandre Naudin était dans cet état heureux où l’on ne trouve pas en -soi de grandes forces pour résister à une invitation aussi cordiale et, -une demi-heure plus tard, la compagnie quittait Fantaisie. Seul le -prince géorgien resta sur le divan où il s’était endormi au milieu du -plus pathétique passage de Lermontof. Le notaire du vice-roi tenait mal -sur ses jambes. Le colonel et Ivan Iliitch Poutilof le hissèrent dans sa -voiture. A peine fut-il en plein air, qu’il tomba dans un sommeil -profond. Tout dormait aussi dans l’antique ville de Mskhet. Les -officiers, non sans peine, firent lever un cabaretier qui servit du vin. -Le lieutenant russe réveilla un jeune ours muselé qui était attaché dans -la cour de l’auberge et se mit à lutter avec lui pour la plus grande -joie des assistants. Il réussit à le faire rouler par terre, mais la -lutte avait été chaude et l’uniforme déchiré du lieutenant montrait que -l’ourson avait su employer ses griffes. - -Enfin on donna le signal du retour. Déjà le ciel s’éclaircissait à -l’orient et Vénus se montrait brillante au-dessus des collines rocheuses -qui s’élèvent au nord de Tiflis. Alexandre Naudin appuyait la tête sur -l’épaule de sa voisine et trouvait moyen de lui dire quelques -galanteries auxquelles elle ne répondait pas. L’air frais qui lui -fouettait la figure dissipait les légères fumées de l’ivresse qui avait -commencé à le gagner. Il se sentait plein de force et frémissait de -plaisir à l’idée de posséder bientôt Nadia. - -Mais, arrivé à Tiflis, il vit la sagesse des paroles de Poutilof. Les -hommes rentrèrent chez eux et les femmes chez elles. Il ne se sentait -pas disposé à les imiter et demanda à Nadia s’il pouvait l’accompagner -jusqu’à sa chambre. - ---Impossible, dit-elle laconiquement. - ---Mais alors, vous viendrez chez moi, à l’hôtel. - ---Si vous voulez, répondit-elle avec indifférence. J’ai sommeil. - -A l’hôtel de Londres, le portier de nuit ne voulut pas les recevoir. -Naudin qui commençait à se piquer s’informa d’un endroit où on les -accueillerait pour la nuit. - ---Pour la nuit, dit le portier, il vous faudrait vos passeports. Pour -une heure ou deux, on vous prendra sans doute à l’hôtel Belmont. - -Naudin, de plus en plus en colère, donna le nom de l’hôtel au soldat de -l’automobile, sans même consulter sa compagne. - -Quelques minutes plus tard, ils étaient reçus dans un hôtel louche par -un garçon en chemise qui, leur ayant fait payer quelques roubles -d’avance, leur ouvrit la porte d’une chambre. - -La chaleur y était, derrière les fenêtres fermées, étouffante. Nadia se -laissa tomber sur le lit. - ---Je veux dormir, dit-elle, avec la moue d’un enfant fatigué. - ---Déshabillez-vous, ma petite colombe, fit Alexandre Naudin qui lui-même -commençait de se dévêtir et de procéder à une toilette sommaire sur un -lavabo tremblant et exigu. - -Cependant, sans bruit, Nadia se déshabillait et lorsqu’Alexandre Naudin -se retourna il vit qu’elle était étendue nue sur les draps. Elle avait -les yeux fermés et sa tête, renversée en arrière, s’appuyait sur le bras -qui la soutenait. - -Les lignes souples de son corps, les seins petits et de forme parfaite, -les hanches à peine développées, le ventre plat sans une ride, les -jambes fines, la fraîcheur et l’éclat de la chair offraient un -admirable tableau aux yeux du jeune lieutenant. - -Il s’assit sur le lit et prit la main de Nadia qui l’abandonna sans -résistance. Lorsqu’il la lâcha, cette main tomba mollement sur le lit. -Il se pencha et posa ses lèvres sur la bouche entr’ouverte de la jeune -femme. Nadia ne lui rendit pas son baiser, ne parut même pas le sentir. -Mais sa tête roula et la joue vint s’appuyer sur l’épaule. Elle avait -toujours les yeux fermés. - -«Mais elle dort, se dit Alexandre Naudin. Elle dort comme une marmotte! -Il faut absolument la réveiller.» - ---Nadia, dit-il, en la secouant légèrement, Nadia! - -Elle ne l’entendait pas. Il insista, parla plus haut. Il essaya de -l’asseoir sur le lit. Le corps souple n’offrait aucune résistance, lui -glissait entre les doigts et retournait à la position horizontale. - -Un instant, elle entr’ouvrit les yeux, mais son regard était vague. - ---Je dors, dit-elle doucement. - -Elle se tourna sur le côté, mit un bras au-dessus de sa tête pour se -protéger contre l’éclat de l’électricité et se rendormit aussitôt. - -Notre ami Alexandre Naudin était la proie de sentiments contraires. Il -était dans une juste colère, comme il va de soi. Mais il lui était -difficile d’en vouloir à Nadia qui, après une nuit de fête, un souper -abondant, du vin avec un peu d’excès, une longue course en automobile, -succombait au premier et au plus naturel des besoins qui est le sommeil. -Elle était si belle couchée ainsi devant lui qu’il se sentait à la fois -un plus vif désir de la posséder et une indulgence plus grande pour la -faiblesse qui le privait d’elle. Il se souvint de ce qu’avait dit Ivan -Iliitch Poutilof. En somme, il demandait à son amie d’un soir des choses -qui étaient, dans les circonstances où il se trouvait, hors des usages. -A vivre chez les Caucasiens, il fallait prendre les habitudes du -Caucase. - -Alexandre Naudin se rhabilla donc, un peu mélancolique, tout en ne -cessant de regarder le beau corps étendu de Nadia sur le lit. Si pénible -que fût la minute présente, la certitude de retrouver la jeune femme à -une heure plus propice lui rendait le sacrifice moins douloureux. - -Il prit dans son portefeuille une carte de visite et un billet de -vingt-cinq roubles. Sur la carte, il écrivit avec beaucoup de soin et en -russe ces mots: «Demain, jeudi, à cinq heures, Hôtel de Londres, numéro -seize.» Et il ajouta, en manière de plaisanterie, deux mots encore: -«Dormez bien.» - -Il glissa la carte et le billet dans la main fermée de Nadia et sortit. -Lorsqu’il se coucha, c’était déjà le jour. Il ne fit qu’un somme jusqu’à -une heure de l’après-midi, déjeuna très tard et s’étendit sur le divan -dans sa chambre, une cigarette à la bouche. Il attendait Nadia. Mais -viendrait-elle? Les images voluptueuses qu’il avait eues sous les yeux -la nuit précédente se levaient devant lui. Il ne pouvait s’empêcher de -rire en pensant à sa déception. Avoir dans les bras une jeune femme -ravissante et nue, et n’en rien faire! Comment, sans être ridicule, -raconter cette histoire à ses camarades en France? Des fragments d’airs -caucasiens--il était bien étonné de les avoir pu retenir--passaient -dans sa mémoire. Il y avait quelque chose dans cette fête--était-ce les -jardins, la musique qui venait du fond de l’Asie, les femmes -silencieuses, la nuit si chaude et si belle?--qui l’obligeait à y penser -encore et qui la mettait à part des soirées analogues vécues en -Occident. - -Tout en évoquant ces agréables souvenirs, notre lieutenant s’endormit. - -Des petits coups frappés à la porte le réveillèrent. - ---Qui est là? cria-t-il en sursautant. - -Il s’assit sur le divan et se frotta les yeux. - -La porte s’ouvrit, Nadia entra. - -A voir l’étonnement dans lequel cette apparition plongea Alexandre -Naudin, on peut conclure qu’il ne croyait pas beaucoup à l’arrivée de -son amie de la veille. Il s’empressa auprès d’elle et, comme il -connaissait maintenant les usages russes, il fit apporter le samovar et -des gâteaux. - -Nadia était tranquille, ainsi qu’à son ordinaire. Elle ne cherchait pas -à plaire au lieutenant. Elle souriait à peine aux folies bilingues qu’il -lui débitait avec enthousiasme et, lorsqu’il commença de la -déshabiller, elle resta dans le même état d’indifférence. - -Vers neuf heures du soir. Alexandre Naudin qui avait de multiples -raisons d’être satisfait de lui-même--il sifflotait maintenant _Le père -la Victoire_--proposa une promenade en voiture avant le souper. - -Nadia accepta et voilà nos jeunes gens partis. Ils ne se séparèrent qu’à -deux heures du matin. - -Dès lors, ils se virent chaque jour. Nadia arrivait à peine levée, -c’est-à-dire sur la fin de l’après-midi, à l’hôtel de Londres et restait -avec Alexandre Edouardovitch jusque tard dans la nuit, qui à la façon du -pays se passait dans les jardins autour de la ville. Elle était d’une -humeur égale, ne s’emportait pas, n’élevait jamais la voix, ne cherchait -querelle au sujet de rien, était taciturne et restait peu démonstrative. -Mais notre lieutenant avait un surplus d’exubérance et d’enthousiasme -qu’il dépensait sans s’inquiéter de sa maîtresse. Elle était jolie, -jeune, saine et facile à vivre. En outre, elle lui faisait honneur en -public, car elle avait une tenue irréprochable et sa beauté attirait -l’attention, ce à quoi Alexandre Naudin, avec une vanité bien -pardonnable chez un jeune homme était fort sensible. Que demander de -plus à une maîtresse temporaire? - -Notre lieutenant voulait passer une quinzaine à Tiflis, puis voyager -dans le Caucase. Mais il se prenait à la vie paresseuse, monotone et -nocturne qu’il menait en compagnie de Nadia et il remettait sans cesse -son départ. - -Il regardait sa compagne comme un petit animal curieux, incompréhensible -et charmant. A dire vrai, il y avait une chose en elle qui l’étonnait -fort, et c’était qu’elle ne parût pas goûter dans les bras de son amant -une joie extraordinaire. En fait, elle semblait--comment y -croire?--n’être pas amoureuse de lui. Alexandre Naudin était un beau -garçon et qui avait eu en France des succès notoires dans le monde des -femmes faciles qu’il avait jusqu’ici, et ainsi qu’il convient à son âge, -fréquenté. Aussi s’attendait-il à recevoir mille compliments de Nadia et -les caresses qui sont la menue monnaie par laquelle une femme paie le -bonheur qu’on lui a donné. Il n’avait ni les unes ni les autres. La -chose était étrange et ne pouvait s’expliquer que par la frigidité -évidente de Nadia, de «la jeune Sibérienne» ainsi qu’il la nommait -depuis qu’il avait appris qu’elle venait d’Omsk. - ---Il n’y a pas assez de soleil dans ton pays, disait-il. Tu n’es pas -encore dégelée. (Il faut noter qu’Alexandre Naudin faisait de rapides -progrès dans la connaissance de la langue russe.) - -A quoi Nadia répondait: - ---Il y a plus de soleil à Omsk qu’à Tiflis, car nous le voyons l’été et -l’hiver. Le thermomètre peut descendre à trente degrés au-dessous de -zéro, mais le ciel est pur et le soleil étincelle. - -Tout de même, il y avait là quelque chose de bizarre et Alexandre -Edouardovitch n’en prenait pas facilement son parti. Il aurait voulu -être le Pygmalion de cette Galatée septentrionale. Mais elle restait -froide comme les neiges de son pays natal. Sa peau même avait une -fraîcheur particulière et il lui disait: - ---Tu es une amie parfaite pour l’été brûlant de Tiflis. Mais comment -vivre avec toi en hiver? - -Nadia avait un demi-sourire et ne répondait pas. - -Elle habitait maintenant avec lui à l’hôtel de Londres. Il -s’émerveillait de la faculté merveilleuse qu’elle avait d’user le temps -à ne rien faire et à dormir. Ils vivaient, comme tous les habitants de -Tiflis en été, la nuit, se couchaient vers les trois ou quatre heures du -matin et il avait toutes les peines du monde, au commencement de -l’après-midi, à réveiller sa maîtresse. Sitôt après le déjeuner, c’était -la sieste. Nadia revenait à la vie au moment de prendre le thé. Parfois, -il la pressait de sortir avec lui quand il faisait encore jour. Le plus -souvent, elle restait à la maison, fumant des cigarettes et rêvant à on -ne sait quoi. Il réussit pourtant à l’emmener dans quelques magasins où -il lui acheta du linge et des vêtements, car elle n’avait guère que ce -qu’elle portait sur elle. Lorsqu’elle eut choisi des chemises, des bas, -une jupe, un chapeau et un manteau de voyage, elle se déclara satisfaite -et ne l’accompagna plus. Elle ne demandait jamais d’argent. Il lui en -offrit. - ---Pourquoi faire? dit-elle. - -Elle allait quelquefois avec lui aux bains Orbeliani, tout au bout de la -vieille ville, près de la Koura. Des sources d’eau chaude sulfureuse y -jaillissent et les masseurs de l’Azerbeïdjan qui y travaillent sont -réputés dans toute la Russie. Ils prenaient là deux pièces dont l’une -servait de chambre de repos et l’autre d’étuve. Enveloppée d’un -peignoir, elle assistait au massage de son amant. Un Persan desséché et -dont les muscles saillaient comme des paquets de cordes s’emparait de -lui, le couchait sur une table de marbre, lui pétrissait les membres, -faisait craquer toutes les jointures et finalement, l’ayant allongé à -plat ventre, lui tendant les deux bras en arrière, grimpait sur le dos -de son patient et, les talons réunis sur la colonne vertébrale, se -laissait glisser des épaules jusqu’aux reins. Le massage terminé, le -Persan soufflait, comme dans une cornemuse, dans un petit sac de calicot -enfermant du savon et bientôt Alexandre Naudin disparaissait sous des -milliers de petites bulles légères. Puis c’était un bain dans une -piscine à quarante degrés. Une fois le Persan sorti, Nadia se baignait à -son tour et son amant lui servait de maladroit masseur. Ils goûtaient -enfin un repos prolongé sur les lits de la pièce voisine, tout en buvant -des boissons fraîches. - -Ils firent quelques excursions dans le Caucase, visitèrent, pour fuir la -chaleur insupportable de Tiflis, la station thermale de Borjom. Mais les -punaises innombrables, dont, il faut l’avouer, Nadia s’accommodait, en -rendirent le séjour insupportable au jeune Français. Ils virent les -ruines célèbres d’Ani, la ville aux mille églises, s’arrêtèrent à -Etchmiadzin, au pied de l’Ararat, poussèrent jusqu’à l’orientale Erivan, -où Nadia parut se plaire. - -Alexandre Naudin était enchanté de sa compagne de voyage. Avec elle il -ne s’ennuyait jamais. Elle continuait, il est vrai, à parler peu, mais -Naudin pensait sagement qu’il vaut mieux, à tout prendre, une maîtresse -taciturne que bavarde. - -Il la comparait aux femmes françaises de sa classe qu’il avait connues. -Il était rare que ces dernières ne tombassent pas dans la vulgarité. Or, -il n’y avait quoi que ce fût de vulgaire en Nadia. Les Françaises -avaient plus de brillant; elles cherchaient l’effet, le trouvaient -quelquefois, le manquaient souvent. Nadia n’avait pas l’ombre d’une -prétention; elle était une personne simple (pour autant que Naudin la -comprenait) et naturelle, qui n’imagine pas qu’elle pourrait être -autrement, ni qu’il y aurait un avantage pour elle à paraître différente -de ce qu’elle est. Les Françaises étaient peut-être plus amusantes, mais -de l’amusement qu’elles donnaient, on se lassait à la longue, tandis -qu’il y avait en Nadia un charme secret qu’Alexandre Naudin eût été bien -en peine d’analyser, mais dont il sentait peu à peu et chaque jour -l’attirance continue. - -Parfois, il se disait qu’il ne connaissait rien de sa maîtresse. Cette -ignorance avait quelque chose d’agréable sans doute, mais aussi d’un peu -irritant. - -Il constatait avec surprise qu’elle ne manquait pas d’une certaine -culture. Elle avait fait ses classes dans un gymnase. D’autre part, elle -était bien élevée. Aux yeux de qui n’aurait rien su d’elle, elle aurait -pu passer pour une jeune fille du monde. - -«Pourquoi, diable, s’est-elle mise dans la galanterie?» se demandait -Alexandre Naudin qui avait des idées peu compliquées. - -C’était un sujet qu’il n’était pas facile d’aborder avec elle. Elle -trouvait des échappatoires aux questions trop curieuses de son ami et la -plus facile de toutes, qui était de ne pas répondre. Il sut seulement -qu’elle avait dix-neuf ans et qu’elle était arrivée d’Omsk à Tiflis la -veille même du jour où il l’avait rencontrée. Cette nouvelle plut à -Alexandre Naudin qui avait, au fond, des idées de propriétaire et qui -n’aimait pas à penser que Nadia avait été dans les bras du notaire du -vice-roi ou du beau colonel de cavalerie. - ---A Omsk, dit-il, tu avais un ami comme moi? - ---Oui, répondit-elle. - ---Que faisait-il dans la vie? - ---Il était officier. - ---Pourquoi l’as-tu quitté? - -Un haussement d’épaules fut la seule réponse. Naudin en conclut que -Nadia n’en savait peut-être rien. Il continua son interrogatoire. - ---Y a-t-il à Omsk des maisons comme celle du bord de l’eau ici? - ---Sans doute. - ---Sont-elles aussi bien installées que celle de Tiflis? - ---Je ne sais pas. - ---Tu n’y as jamais été? dit Alexandre Naudin avec un air de doute. - -Elle hocha la tête négativement. - ---Tu étais donc fidèle à ton amant, conclut-il avec une logique -rigoureuse. - -Elle ne répondit pas. - -Quelques jours plus tard, Naudin reprit ce thème. Après un grand effort -de réflexion il avait préparé un piège où faire tomber son amie. - ---Ah! dit-il, j’ai appris une chose sur ton officier d’Omsk. Il buvait. - ---Qui te l’a dit? demanda Nadia. - ---Je le sais, voilà tout, conclut Alexandre Naudin, enchanté du succès -de sa ruse. Au fond, c’était un ivrogne fieffé. - -Nadia le regarda méchamment. - ---Et pourquoi ne boirait-il pas, si cela lui plaît? - -Alexandre Naudin fut désarçonné par cette question. Il entra dans des -explications peu convaincantes et Nadia resta sur son terrain. Mais -notre jeune lieutenant acquit ainsi la conviction que Nadia n’avait pu -supporter la vie avec un homme grossier, qui buvait et sans doute, la -maltraitait. C’était pour cela qu’elle avait quitté Omsk. Il lui fit, -une fois, non sans une certaine naïveté, cette démonstration ingénieuse. - -Nadia ne discuta pas, mais lorsqu’il eut fini, elle dit sur un ton de -certitude tranquille: - ---Les Français ne comprennent rien. - -Et cela mit fin au débat. Du reste, la curiosité de Naudin était -satisfaite et la question résolue. - -Un autre jour, ou plutôt une autre nuit, car c’était la nuit qu’ils -parlaient, il lui demanda: - ---M’aimes-tu?--Et cela dans un moment où ces mots pouvaient paraître -vains, tant il était sûr de la réponse que les circonstances mêmes -imposaient. - ---Non, dit-elle doucement. - -Notre lieutenant n’en crut pas ses oreilles et, voyant là une taquinerie -de sa maîtresse se mit à rire. - -Il était persuadé que Nadia lui était profondément attachée et qu’elle -souffrirait au jour, hélas! assez prochain, où il serait obligé de la -quitter; car, en somme, comment une petite fille qui avait choisi ce -métier peu reluisant et qui n’avait pas su y faire fortune, -n’aimerait-elle pas un garçon élégant, riche, bien de sa personne, -jeune, et qui l’avait admise à l’honneur de son intimité? Peut-être ne -se rendait-elle pas compte de tous les avantages qu’une telle liaison -lui procurait? En outre, il n’avait jamais habité avec une maîtresse. Il -s’arrangea pour le lui faire comprendre. Elle accueillit cette nouvelle -sans émoi. - -Cependant septembre était là et le moment de rentrer en France -approchait. - -C’est alors qu’Alexandre Naudin eut, un jour, une idée qu’il communiqua -aussitôt à son amie. Pourquoi ne pas revenir par Constantinople et -pourquoi ne l’y accompagnerait-elle pas? Ils prendraient un bateau à -Batoum, passeraient une huitaine sur les rives du Bosphore et de là -rentreraient, elle en Russie, lui en France. - -Nadia ne fit aucune opposition à ce projet et Alexandre Naudin, qui -avait pensé produire quelque effet en dévoilant un plan aussi magnifique -et qui se préparait à jouir de la surprise de sa maîtresse, constata -qu’elle l’acceptait sans plus d’enthousiasme que s’il lui avait proposé -une excursion dans la banlieue de Tiflis. - -Il en ressentit un peu de dépit. Mais il n’était pas dans sa nature de -se faire de longs soucis et il revint vite à la belle humeur qui lui -était ordinaire. - -Ils commencèrent leurs préparatifs de départ et demandèrent les visas -nécessaires pour la Turquie. Il ne leur restait qu’une semaine à passer -à Tiflis. - -C’est alors qu’à sa grande surprise Nadia commença à sortir seule. Elle -ne l’avait, à la lettre, pas quitté d’une heure depuis qu’ils habitaient -ensemble. - -Or, un matin, Naudin faisait quelques courses dans le centre de la -ville. Il avait peu de temps auparavant laissé sa maîtresse endormie -dans leur chambre. Quel ne fut pas son étonnement quand il crut la voir -entrer à la poste centrale devant laquelle il passait? Son premier -mouvement fut de la suivre, puis il hésita et se décida enfin à la -rejoindre. C’était bien elle, occupée à écrire un télégramme sur une -table. - -Il s’approcha d’elle; elle termina sans se presser son message et le -porta au guichet. - -Ils sortirent ensemble et Naudin attendait qu’elle lui expliquât quelle -nouvelle urgente l’avait arrachée de son lit pour la mener si tôt dans -la journée au télégraphe. Mais Nadia ne paraissait pas comprendre qu’il -fût nécessaire de satisfaire la curiosité de son amant et elle ne dit -mot. Ce silence fit impression sur le jeune lieutenant qui en conclut -qu’il n’y avait évidemment rien à dire sur une chose si simple. - -Ce jour-là, Nadia montra un peu de tendresse pour lui. Il n’y était, -comme on sait, pas accoutumé et il fut charmé de ce changement. - -Il s’en attribua le mérite et se félicita de son triomphe. «J’ai tout de -même fini par la dégeler,» se disait-il. - -Mais ce n’était pas une pure satisfaction de vanité que ressentait -Naudin. Il avait le cœur sensible et il s’aperçut soudain que ce cœur -s’était, à son insu, mêlé d’une partie où il n’était pas invité. Cette -constatation fut le point de départ d’une série de réflexions qui le -menèrent avec une rapidité extrême à un point où il n’aurait jamais -pensé aborder. Il se demanda pourquoi il se séparerait de Nadia, alors -que rien n’était plus facile que de l’emmener en France. Bientôt il ne -vit plus que les beaux côtés de ce projet absurde. Ce serait une -maîtresse qui lui ferait honneur auprès de ses camarades. Son charme, sa -jeunesse, ce je ne sais quoi qui n’était qu’à elle ne manqueraient pas -de séduire ses amis du régiment. Elle ne lui coûterait pas cher; elle -était la simplicité même. Et puis il avait pris l’habitude de Nadia et -ne pouvait plus se passer d’elle. - -Naudin ne pensait qu’en parlant et il fit ces réflexions à haute voix -tandis qu’ils déjeunaient. Nadia n’éleva aucune objection. Naudin n’en -fut pas étonné, car qui aurait été assez fou pour refuser une invitation -pareille? - -Nos amants en étaient là, lorsque, deux jours avant leur départ, Nadia -lui demanda s’il pourrait lui donner cent cinquante roubles. - -Elle lui en aurait demandé cent cinquante mille qu’Alexandre Naudin -n’aurait pas été plus surpris. - ---Tu veux de l’argent? dit-il. Mais qu’est-ce qui se passe? - -Sur un ton uni, Nadia répondit avec l’art infaillible des femmes à -changer de terrain et à en choisir un où elles sont sûres de remporter -la victoire: - ---Est-ce que cela te gêne? dis-le-moi franchement, je m’arrangerai pour -en trouver ailleurs. - ---Mais non, cela ne me gêne en rien, dit avec orgueil Alexandre Naudin, -qui ne pouvait supporter l’idée qu’elle le crût avare. - -C’était, en effet, un sujet assez délicat. Il savait que Nadia avait le -sentiment, fort répandu en Russie, que les Français sont ménagers de -leurs écus, tandis que pour les Russes la question d’argent n’existe -guère. Il va sans dire que Naudin n’avait, sur ce point, rien à se -reprocher. A peine avait-il lu une désapprobation tacite dans les yeux -de sa maîtresse lorsqu’une contestation s’était élevée entre lui et un -cocher sur le prix d’une voiture. Pour Alexandre Naudin comme, grâce à -Dieu, pour tous nos compatriotes, un franc était un franc. Il dépensait -ses revenus, mais à bon escient. En somme, sa maîtresse ne lui avait -coûté jusqu’ici que ses frais de vie et, si elle n’avait pas reçu -d’argent, c’est qu’elle avait refusé d’en accepter. Aussi comprit-il que -la première fois qu’elle lui en demandait, il ne pouvait hésiter une -seconde à lui en donner et, à la manière russe, sans explication. Il -sortit donc son portefeuille et remit à Nadia un beau billet à l’effigie -de Catherine la Grande et deux petits billets de vingt-cinq roubles. - -Le soir même, ils avaient leur ami, le capitaine Poutilof à un souper -d’adieu. Ils allèrent dans l’automobile du régiment à Fantaisie où la -liaison d’Alexandre Naudin et de Nadia avait commencé. Mais Poutilof qui -avait du tact n’amena pas de femme, car le ménage Naudin par sa longue -durée avait pris quelque chose de la respectabilité d’une union -légitime. De même il évita de parler français au lieutenant devant Nadia -et eut le plaisir de le féliciter des progrès qu’il avait faits dans la -langue russe. - -La soirée était tiède encore. Pourtant un vent plus frais caressait les -branches des arbres autour du pavillon, le fin croissant de la lune -brillait au milieu des étoiles étincelantes et les mélopées ardentes de -la zourna troublaient seules la paix de la nuit. Il y avait dans l’air -une telle douceur que nos trois convives n’y furent point insensibles et -qu’Alexandre Naudin se mit à chercher dans sa mémoire des vers capables -de traduire son émotion. Il finit par retrouver, à sa grande surprise, -quatre mots latins oubliés depuis le lycée: _Per amica silentia lunæ!_ - -Un souper excellent et des vins chargés d’alcool eurent bientôt dissipé -la quasi gêne que la beauté extrême de l’heure avait fait naître. Au -dessert, le capitaine Poutilof se leva et porta la santé de ses hôtes. - ---Mon cher Alexandre Edouardovitch, dit-il, je bois comme officier à la -défaite que l’armée française, représentée par un de ses membres -éminents, a subie sur le sol russe. Il a suffi pour le vaincre d’une -femme de mon pays. Nadia, je bois maintenant à votre victoire et à la -continuation de vos succès. Notre excellent ami vous emmène à France où -vous montrerez à ses compatriotes ce qu’est une vraie fille de sang -russe. Hourra! - -Sur quoi le capitaine vida son verre d’un trait, puis le brisa, ce qui -ne l’empêcha pas d’en faire apporter un autre et de continuer ses -libations. - -Alexandre Naudin était au comble de la joie; Nadia, elle-même, qui, à -l’ordinaire, ne buvait presque pas, avait pris quelques verres de vin. -Ivan Iliitch Poutilof les embrassa l’un et l’autre avant de remonter en -automobile pour rentrer à Tiflis. - -Cette nuit-là, lorsqu’ils furent seuls à l’hôtel, l’humeur de Nadia -changea brusquement. Elle devint triste, s’étendit sur le divan et -enfouit sa tête dans ses mains. D’abord, Alexandre Edouardovitch n’y fit -aucune attention. Il se déshabillait en sifflant de son mieux, ce qui -n’est pas beaucoup dire, un air caucasien qui lui plaisait à la folie. -Lorsqu’il fut couché, il s’aperçut que Nadia n’avait pas bougé. Il -l’appela. Elle ne répondit pas. Il fut obligé de se lever pour aller la -chercher. A ce moment-là encore, elle opposa de la résistance. - ---Je suis lasse, dit-elle, je veux dormir sur le divan. - -Elle était agitée, inquiète. - ---Allons, dit gentiment Naudin, tu dormiras tout aussi bien à côté de -moi. C’est notre avant-dernière nuit à Tiflis. - -Nadia se laissa convaincre et rejoignit son amant dans le lit. - -Plus tard, comme, fatigué enfin, il était sur le point de s’endormir, il -entendit la voix douce de Nadia tout près de son oreille: - ---Je suis malheureuse, disait-elle. - ---Dors, répondit Alexandre Naudin, déjà tout ensommeillé et dont rien ne -pouvait, à ce moment troubler la sérénité. - -Elle continua à gémir un peu, puis, de nouveau, lui adressa la parole: - ---Je t’aime, dit-elle. - -Alexandre Naudin entendit les mots qui entrèrent automatiquement dans sa -mémoire, mais qui, sur le moment, ne lui firent aucune impression, bien -que ce fût la première fois que Nadia les prononçât. En d’autres -circonstances, ils l’auraient transporté de joie. Dans l’état où il -était, il se borna à les enregistrer sans s’en émouvoir. - ---Dors, petite, dit-il, à demain... - -Et il tomba dans un profond sommeil. - -Le lendemain, dans l’après-midi, ils préparèrent leurs bagages. Au soir, -Naudin, qui avait quelques visites à rendre, sortit, promettant à sa -maîtresse de venir la chercher vers dix heures pour souper. - -A l’heure dite, il rentra. - -Nadia n’était pas dans la chambre. Il n’y avait là rien d’inquiétant. Il -s’étendit un instant dans un fauteuil, puis soudain se leva et courut -chez le portier. - ---Madame est-elle sortie? demanda-t-il. - -Le portier, à mi-voix, répondit: - ---Madame est sortie, il y a deux heures, avec sa valise. Elle a pris une -voiture et est partie pour la gare. - -Naudin fit un grand effort sur lui-même pour ne montrer aucune émotion -devant le portier et remonta chez lui. - -Alors seulement il eut l’idée de regarder sur la table. Une feuille de -papier y était étalée bien en évidence avec quelques mots de Nadia: - -«Je suis rappelée à Omsk. C’est là que je dois vivre. Pardonne-moi.» - ---Le diable emporte les filles russes! cria Naudin. Elles sont folles à -lier!... Un alcoolique! Un homme brutal!... Elle ne mérite pas mieux que -cela... Heureusement que je ne l’aime pas! ajouta-t-il bravement. - -Mais il avait tout de même le cœur gros et un picotement assez curieux -sous les paupières. Comme il n’y avait personne dans la chambre, il tira -son mouchoir et s’essuya les yeux. - - * * * * * - -Six mois plus tard, il disait à un de ses amis de régiment à Vincennes: - ---Mon cher, les femmes russes, il ne faut pas chercher à les comprendre. -Tu as une maîtresse: elle t’aime, elle t’est fidèle; elle vit près de -toi comme ton ombre. Et, crac, voilà qu’elle disparaît sans raison... Il -semble qu’elle ne peut pas supporter plus qu’une certaine dose de -bonheur... Oui, j’ai vu cela, là-bas... Ces femmes, tu ne le croirais -pas, ont, soudain, un besoin maladif d’être malheureuses. Et quand ça -les prend, il n’y a rien à faire, elles quittent tout... Alors, avec -nous, ça ne peut pas durer, parce que nous n’aimons pas les -catastrophes... Seulement, tout de même, mon vieux, les filles russes, -il n’y a rien de pareil au monde... - -Et il se mit à siffler, non sans beaucoup de fausses notes, l’air -caucasien qu’il aimait tant. - - - - -VERA ALEXANDROVNA - - -M. Ture Ekman était le directeur d’un important journal de Stockholm. Au -cours de la troisième année de la guerre, il éprouva le désir de voir de -ses yeux comment allaient les choses en Russie et demanda un passeport -pour ce pays. Comme son journal était, chose rare en Suède, favorable -aux Alliés, il l’obtint et arriva dans la capitale russe à la fin de -décembre 1916. Il n’était pas sans y avoir quelques relations dans les -milieux officiels et dans la société. Mais il ne parlait ni ne -comprenait le russe et se trouva fort empêché pour faire -consciencieusement son travail professionnel. Il ne pouvait ni demander -son chemin dans la rue, ni suivre les débats de la Douma, ni lire les -nouvelles le matin. Cela surtout le gênait, car il avait l’habitude -depuis vingt ans de parcourir vite, mais d’un coup d’œil sûr, une -douzaine de journaux avant de commencer sa journée. Il s’ouvrit de ses -ennuis à un de ses compatriotes fixé en Russie et lui demanda de lui -trouver un secrétaire. A ce moment-là, il restait peu de jeunes gens à -Pétrograd et son ami lui proposa de lui donner comme lectrice une jeune -fille intelligente et cultivée. - ---Vous ferez ainsi connaissance, lui dit-il, avec ce qu’il y a de mieux -en Russie, la jeune fille. Et vous en apprendrez plus en causant avec -elle qu’en vous faisant lire le _Novoie Vremia_. - -Ture Ekman accepta cette proposition. Il avait souvent employé des -femmes dans son journal et avait été généralement satisfait de leurs -services. C’était un homme de quarante-cinq ans, de bonne santé, de -mœurs paisibles, qui se défendait mal contre l’embonpoint. Il était -marié, père de famille, et, une fois sa besogne terminée, rentrait -chaque soir chez lui dans la banlieue de Stockholm, mettait ses -pantoufles, allumait une pipe et, après dîner, tout en buvant un verre -de punch, lisait à haute voix à sa femme et à sa fille aînée un livre -d’histoire ou, plus rarement, un roman. Il vivait à son aise, avait son -automobile et, quand il recevait ses amis, les traitait bien. - -Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées qu’il reçut la visite de -son compatriote. - ---J’ai quelqu’un pour vous lui dit ce dernier. C’est la fille d’un haut -fonctionnaire au ministère de l’Agriculture. Elle a dix-huit ans et sort -du gymnase. Elle s’est mis dans la tête de travailler, bien qu’elle -n’ait aucun besoin d’argent. Seulement, elle ne sait pas un mot de -suédois. Elle parle français et vous aussi, je crois. Vous vous -entendrez donc sans difficulté. Elle s’appelle Véra Alexandrovna Orlova. -Est-elle intelligente? je n’en sais rien. Mais elle est ravissante. Une -vraie beauté, mon cher. Et puis, ces filles russes ne ressemblent pas -aux nôtres. Elles ont quelque chose qui n’est qu’à elles. N’allez pas en -tomber amoureux. - -En entendant cette phrase, Ture Ekman éclata d’un gros rire. A son âge, -être amoureux d’une jeune fille lui paraissait la chose la plus comique -du monde. Il s’occupait de politique et d’affaires; là il était de -premier ordre. Dans les questions féminines, il s’avouait incompétent. -Elles ne l’intéressaient du reste pas. Il pensa à son excellente femme, -presque aussi âgée que lui, à sa fille qui avait deux ans de plus que sa -lectrice. - ---Envoyez-moi Véra Alexandrovna, dit-il, j’ai à travailler et, si elle -est intelligente, nous nous entendrons vite. Sinon, fût-elle Vénus -elle-même, il faudra m’en trouver une autre. - -Le lendemain matin, vers onze heures, le portier de l’hôtel lui -téléphona qu’une dame le demandait. - -N’osant la recevoir dans sa chambre, il descendit au rez-de-chaussée. Il -se trouva en face d’une personne de taille moyenne, mince, d’apparence -délicate, enveloppée dans un grand manteau de fourrure. Elle était -placée à contre-jour et il ne voyait que la forme de sa tête, qui était -petite, et, dans un visage fin et pâle, deux grands yeux de couleur -indécise qui le regardaient bien en face. Elle lui tendit la main d’un -geste plein de naturel, où il n’y avait ni familiarité ni gêne. C’était -chez M. Ture Ekman qu’on aurait trouvé, à ce moment-là, de la timidité, -car il ne savait exactement comment traiter cette jeune fille élégante -qui venait se mettre à son service. - -Il s’excusa de ne pouvoir la recevoir chez lui et lui proposa de passer -dans la salle de lecture. Ils eurent quelque peine à y trouver de la -place tant elle était pleine et bourdonnante de gens qui entraient, -sortaient, feuilletaient les journaux ou causaient. Il était impossible -de travailler dans un tel brouhaha. - -Il tourna sa bonne figure d’homme tranquille et bien nourri vers la -jeune fille et se mit à rire. - ---Que ferons-nous, Véra Alexandrovna? demanda-t-il. - ---Ce que vous voudrez, répondit-elle. - -Il hésita un instant. - ---Il faut aller chez moi. Vous n’y voyez pas d’inconvénient? - ---Et pourquoi donc? dit la jeune fille. - ---Eh bien, attendez-moi quelques minutes ici. Cherchez pendant ce temps -les nouvelles les plus intéressantes dans le _Novoié Vrémia_. Je -reviens à l’instant. - -Il monta chez lui pour voir si la chambre avait été faite, sonna le -garçon, fit apporter un paravent qu’il déploya de façon à cacher le lit. -Puis il redescendit tout essoufflé par tant d’activité, acheta une -demi-douzaine de journaux chez le portier et vint chercher la jeune -fille. - -Dans la chambre, elle ôta son chapeau et son manteau. Il constata -qu’elle était vraiment jolie. Elle avait des cheveux bruns coupés court -et bouclés, un visage un peu allongé, une peau mate et qui s’éclairait -d’une façon charmante, de grands yeux gris innocents et rêveurs, et une -bouche petite qui, quand elle souriait, laissait voir des dents -éclatantes. Les mains fines étaient soignées. L’excellent Ture Ekman se -dit: «Voilà une fille de grand prix, mais comment travaillera-t-elle?» A -l’avance, il sentait en lui des trésors de patience et d’indulgence. - -Cependant, il installa Véra Alexandrovna dans un fauteuil, lui donna le -_Novoié Vrémia_ et s’assit à la table, un crayon à la main et une -feuille de papier devant lui. - ---Quelles sont les nouvelles de la guerre? demanda-t-il. - -La jeune fille se mit à feuilleter le vaste journal et, non sans peine, -trouva le bulletin du grand quartier général. Elle commença à le -traduire; mais il était hérissé de termes techniques devant lesquels -elle hésitait, cherchant ses mots, faisant de grands efforts pour -essayer de franchir les tirs de barrage et d’enjamber les tranchées. -Finalement, elle resta prise dans les fils de fer barbelés. La peine -qu’elle se donnait pour s’en dégager lui rosissait les joues. Ture Ekman -vint à son secours, mais ne réussit qu’à s’empêtrer avec elle; au bout -d’un quart d’heure de travail opiniâtre, ils étaient tous deux fatigués, -à bout de souffle, et n’avaient pas fait grand chemin. - -Véra Alexandrovna soupira: - ---Je ne pensais pas que ce fût si difficile, dit-elle, j’aurais tant -voulu vous être utile! Mais je crois que je n’y arriverai jamais. - -Sa bonne volonté était si manifeste, et sa confusion, que le cœur du bon -Suédois s’émut. C’était un métier à apprendre, elle en surmonterait vite -les difficultés initiales. Il employa tant de persuasion à la rassurer -qu’elle se risqua dans l’article de politique étrangère. Ici encore, le -vocabulaire lui manquait pour traduire les ingénieuses considérations du -savant auteur de l’article. Elle posa le journal: - ---Nous n’arriverons ainsi à rien de bon, Monsieur Ekman, dit-elle. Que -faire? - -Elle prit sa jolie tête bouclée entre ses deux mains et se mit à -réfléchir avec un air si concentré, si sérieux que Ture Ekman n’osait -plus bouger de peur de la distraire. - ---Je crois que j’ai trouvé, dit-elle enfin. Je lirai les journaux chez -moi avant de venir; je marquerai les nouvelles les plus intéressantes -et, s’il y a des mots que je ne comprends pas, le les chercherai dans le -dictionnaire. - ---Ou vous les demanderez à votre père, intervint Ture Ekman, car vous -n’en sortirez pas toute seule. - ---A mon père, dit la jeune fille avec effroi, vous n’y pensez pas? Que -dirait-il s’il savait que je travaille pour gagner un peu d’argent? -C’est un grand secret entre nous, monsieur Ture Ekman; je vous en prie, -ne me trahissez pas. - -Elle était maintenant très agitée. Ture Ekman s’employa de son mieux à -la rassurer; mais ce que venait de dire Véra Alexandrovna lui permit de -poser à la jeune fille une question devant laquelle il hésitait depuis -un moment, à savoir le prix qu’elle voulait pour son travail. Elle -rougit très fort lorsqu’il le lui demanda. - ---A la vérité, ce que je fais pour vous ne vaut rien. Je le comprends -fort bien. - -Mais le Suédois, touché, lui expliqua qu’il ne fallait pas se désespérer -ainsi, qu’elle ferait de rapides progrès. Tout travail méritait salaire. -En somme, elle lui consacrait sa matinée. S’il la prenait au mois, cela -vaudrait bien deux cents roubles. Mais il ne savait quelle serait la -durée de son séjour à Pétrograd, aussi lui donnerait-il, si elle le -trouvait suffisant, dix roubles par jour. - -Véra Alexandrovna en entendant ce prix devint très sérieuse. - ---J’ai honte, dit-elle, d’accepter tant d’argent; mais la vérité est que -j’ai, en ce moment, le plus grand besoin d’en gagner, et si vous voulez -me donner ce que vous dites, je vous promets de faire de mon mieux pour -vous satisfaire. - -Après cette première entrevue, ils se séparèrent, également contents -l’un de l’autre, après avoir pris rendez-vous pour le matin suivant, à -dix heures. - -Le lendemain, Véra Alexandrovna avait fait quelques progrès. Dans les -deux heures qu’elle passa à l’hôtel de l’Europe, elle arriva à lire à -peu près correctement une colonne et demie du _Novoié Vrémia_. Ce fut un -grand succès auquel s’associa de tout cœur Ture Ekman. - -Pourtant il ne fallut pas beaucoup de temps au directeur de journal, qui -avait l’habitude du travail, pour comprendre que Véra Alexandrovna ne -lui serait d’aucune utilité au point de vue professionnel. Mais il la -trouvait charmante et ne voulait pas s’en séparer. Une autre de ses -relations lui découvrit à point nommé un petit juif très débrouillé, qui -collaborait aux _Birgevie Viedomosti_. Il l’eut à déjeuner chaque jour -et, pendant le repas, il apprenait toutes les nouvelles qui lui étaient -nécessaires. - -Véra Alexandrovna continuait à venir le voir le matin. Elle arrivait -avec un peu de retard, vers dix heures et demie, ayant dans son manchon -l’unique _Novoié Vrémia_ qu’elle déployait avec gravité devant elle. -Rien ne divertissait plus Ture Ekman que de la voir parcourir le journal -avec les grâces et les précautions d’un jeune chat qui traverse un -terrain rempli de ronces. Par moment, il ne pouvait s’empêcher d’éclater -d’un rire si franc, si sans arrière-pensée, si communicatif que la jeune -fille essayait en vain de prendre l’air courroucé. - ---Vous vous moquez de moi, disait-elle. Ce n’est pas gentil. - -Mais elle se mettait à rire aussi. - -Un jour pourtant, comme elle était énervée, au lieu de rire avec Ture -Ekman, elle commença de pleurer. Quand le bon Suédois vit des larmes -dans les beaux yeux de sa petite amie, son cœur s’émut. Il se précipita -vers elle. - ---Ma chère Véra Alexandrovna, dit-il, pardonnez-moi, je suis une brute. -Mais vous savez bien que pour rien au monde, je ne voudrais vous faire -de la peine. Remettez-vous, je vous en prie. - -Il s’était emparé de la main de sa lectrice et parlait avec une bonté si -évidente que la jeune fille reprit contenance et qu’il eut le plaisir de -voir qu’elle lui souriait. - -A partir de ce jour-là, leur intimité fut plus grande et ils devinrent -de très bons amis. - -Bientôt la comédie de la lecture cessa et fut remplacée par une -conversation dans laquelle M. Ture Ekman eut l’occasion d’apprendre -beaucoup plus de choses sur la vie russe, sur la famille et sur les -jeunes filles, qu’il n’aurait pu le faire en vingt années d’une lecture -quotidienne des journaux. Pourtant il remarqua que Véra Alexandrovna, si -elle parlait à cœur ouvert des siens et de ce qu’elle avait vu autour -d’elle, était fort sobre de détails pour tout ce qui concernait sa vie -propre. Il semblait qu’il s’agît pour elle d’un spectacle auquel elle -n’était pas mêlée. Elle lui apparaissait comme une jeune fille simple et -pure dans une société compliquée, libre à l’excès et, somme toute, -dépravée. Mais les grâces de la jeunesse l’avaient préservée. Elle -savait tout et n’avait goûté à rien. Cette fraîcheur et cette candeur de -l’âme qu’elle avait conservées plaisaient infiniment à Ture Ekman. Il -se souvenait des paroles de son ami: «Prenez garde à vous!» Mais quel -danger pouvait-on courir auprès de cette enfant innocente? Elle ne -cherchait pas à lui plaire. Elle n’essayait pas de le gagner. Elle ne -déployait aucune coquetterie. - -On aurait bien étonné Ture Ekman si on lui avait dit qu’il était en -train de devenir amoureux de sa lectrice. Lorsqu’il voyait la jeune -Russe, il pensait à chaque fois à sa digne épouse et à sa fille, pour se -féliciter que les siens vécussent dans une atmosphère si différente de -celle qu’il respirait à Pétrograd. Parfois il s’attendrissait sur le -sort qui attendait Véra Alexandrovna. Elle devrait se marier, épouser un -honnête homme. Son père, il est vrai, occupait une haute position, mais, -à quelques mots échappés à la jeune fille, Ekman avait compris qu’il -manquait quelque chose à ce foyer. Qui donc pourrait lui assurer -l’existence heureuse à laquelle elle avait droit? Un jour il en arriva -même à lui demander pourquoi elle ne viendrait pas avec lui en Suède, où -elle trouverait, sans doute, un mari digne d’elle. - -Véra Alexandrovna, lorsqu’elle entendit cette proposition étrange, le -regarda étonnée. Elle hocha la tête et répondit avec mélancolie: - ---Je ne puis vivre qu’ici. - -Ture Ekman prit tant de goût aux heures passées en compagnie de cette -charmante fille qu’il lui proposa de l’accompagner dans les courses -qu’il avait à faire l’après-midi. Elle lui servirait d’interprète. - -Ils sortirent ainsi quelquefois ensemble, allèrent au cinéma, prirent le -thé à l’hôtel Astoria. Ture Ekman avait pour Véra Alexandrovna mille -attentions. Il lui achetait des boîtes de chocolat et des bonbons. Il -était, avec elle, tout à fait paternel. Cela permettait une intimité -bien plus grande. La jeune fille se prêtait à ce jeu. Du reste, par sa -tenue même, par toute l’atmosphère qu’elle créait autour d’elle, par son -air inimitable de «ne me touchez pas», elle donnait à l’excellent -Suédois l’impression qu’elle était aussi pure et aussi froide que les -neiges de son septentrional pays. - -Il se complaisait dans ces pensées agréables lorsqu’un fait nouveau -l’obligea soudainement à mettre en doute la valeur des réflexions qu’il -avait faites au sujet de sa chère lectrice. - -Il avait été souper chez des amis à la Perspective de Kameno-Ostrof. -C’était le quartier où habitait Véra Alexandrovna. Le souper s’était -prolongé très tard; on avait bu plus que de raison. Vers cinq heures du -matin, un peu alourdi, Ture Ekman se décida enfin à regagner le lointain -hôtel de l’Europe. Il prit un traîneau, releva le col de sa fourrure, -mit les mains dans ses poches et, cahoté au trot lent du cheval sur la -neige durcie et inégale, éprouva un plaisir assez vif à sentir l’air -glacé lui piquer les joues et le front. «Je n’ai pas beaucoup d’heures à -dormir, songeait-il. Véra Alexandrovna viendra comme à l’ordinaire. -C’est un ange!... Ah! que j’ai sommeil!... Pourvu que je me réveille à -temps!...» - -Cependant il s’intéressait à la vie qui commençait à renaître dans la -ville endormie. Malgré le froid, malgré la profondeur de la nuit, on -voyait des femmes glisser le long des maisons, tout emmitouflées dans -leurs manteaux fourrés, la tête couverte d’un châle. C’était des -servantes, ou des femmes d’ouvriers, qui allaient se mettre à la porte -d’une boulangerie pour avoir, après une interminable attente, leur pain -quotidien. Notre bon Suédois s’attendrit sur les souffrances de ces -malheureuses, sur leur patience. Il adressa, en lui-même, un blâme -sévère à l’édilité dont l’incurie obligeait les habitants de la capitale -à de longues stations dans les rues, par vingt et trente degrés de -froid. Ces files de femmes, auxquelles se mêlaient quelques hommes et -même des enfants, se tenaient immobiles sur le trottoir. Ture Ekman en -vit une de près d’une centaine de personnes puis, un peu plus loin, une -seconde non moins étendue. - -Un grand réverbère électrique jetait une lumière blafarde sur les femmes -qui étaient là, tassées les unes contre les autres, comme pour se -réchauffer. - -Soudain, il sursauta. Il venait de reconnaître au milieu de la rangée -près de la chaussée son élégante secrétaire. Elle était enveloppée du -manteau de fourrures qu’il avait le plaisir de lui enlever chaque matin -et d’aller poser sur le lit, derrière le paravent. Au lieu de chapeau, -elle portait, comme ses compagnes de corvée, un châle beige croisé sur -la tête et qui ne laissait apercevoir que son visage pâle. Elle semblait -très fatiguée. - -Ture Ekman n’en crut pas ses yeux. Pour la regarder encore, il se -retourna dans le traîneau qui glissait sur la neige gelée. Oui, c’était -bien elle! il ne put retenir un: «Ah! mon Dieu!» qui retentit dans la -nuit. - -En entendant ces mots prononcés par une voix connue, la jeune fille -tourna son visage et Ture Ekman comprit qu’elle l’avait vu. - -Le désarroi du bon Suédois était si grand, le désordre de ses idées si -complet, qu’il ne sut prendre un parti à temps. Il hésita quelques -secondes à donner l’ordre à son cocher d’arrêter. Mais déjà il était -loin de la file allongée des femmes, il se tut et continua lentement son -chemin vers l’hôtel de l’Europe. Malgré le froid, il tenait ses yeux -grands ouverts, comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il était -préoccupé. - -Il dormit peu, d’un sommeil agité. De bonne heure, il se leva en hâte et -descendit au café de l’hôtel pendant que les domestiques faisaient sa -chambre. - -Un peu avant onze heures, Véra Alexandrovna entra chez lui, le _Novoié -Vrémia_ sous le bras. Sur son jeune visage, on ne lisait aucune trace -d’embarras et Ture Ekman qui la regardait avec une extrême curiosité, en -arrivait à douter de ce qu’il avait vu et à se demander si, sous -l’influence de l’alcool absorbé, il n’avait pas été victime d’une -illusion sur la perspective de Kameno-Ostrof. Lorsqu’elle levait les -yeux sur lui, il détournait vite les siens de peur de paraître -indiscret. Cependant il mourait d’envie de savoir pourquoi Véra -Alexandrovna se trouvait de si grand matin dans la rue en compagnie -d’humbles servantes et de femmes du peuple. Après bien des hésitations, -il se décida à l’interroger. Mais cet homme d’affaires était avec les -femmes d’une grande timidité (on s’en est aperçu, de reste) et il ne -savait comment s’y prendre. Rougissant un peu, il finit par lui dire: - ---Ne vous ai-je pas déjà vue aujourd’hui, Véra Alexandrovna? - -La jeune fille le regarda avec une parfaite tranquillité. - ---Ah! c’était vous, monsieur Ture Ekman, qui passiez ce matin sur -Kameno-Ostrof. Je croyais bien avoir reconnu votre voix. Vous vous -couchez trop tard, vraiment. - -Puis elle se remit à chercher des nouvelles dans le journal déplié -devant elle. - -Le flegmatique Suédois était tout à fait déconcerté par les mots et par -le ton de Véra Alexandrovna. Il n’en savait pas plus qu’avant d’avoir -parlé. Au contraire, la simplicité avec laquelle elle avait répondu à sa -question ajoutait au mystère qu’il voulait percer. Il fit quelques pas -dans la chambre; il toussa une ou deux fois, puis, s’arrêtant devant la -table, il prit le journal, le plia et, face à la jeune fille, il lui -dit: - ---Voulez-vous m’expliquer pourquoi vous stationnez à la porte fermée -d’une boulangerie à cinq heures du matin en plein hiver de Petrograd? -N’avez-vous pas de servantes? Votre père sait-il ce que vous faites? -(Ici Véra Alexandrovna ne put retenir un mouvement d’effroi.) Etes-vous -dans la gêne?... Dites-le-moi franchement, je vous prie... Vous savez -que j’ai beaucoup d’affection pour vous, ma chère Véra Alexandrovna -(Ture Ekman se troublait un peu)... Je pourrai peut-être vous venir en -aide si vous traversez une crise... Confiez-vous à moi, mon enfant. - -Il lui avait pris une main. Il était dans une grande agitation. De son -côté, Véra Alexandrovna montrait plus d’émotion qu’elle n’en avait -jamais laissé paraître en présence de Ture Ekman. Pour la première fois, -il semblait qu’un combat se livrât en elle; son visage s’animait, ses -seins se soulevaient et s’abaissaient sur un rythme plus rapide. - -Ture Ekman, la voyant ainsi, redoubla ses efforts. Il mit tant de -persuasion dans ses demandes répétées, une chaleur si communicative dans -son accent, qu’il eut la joie de voir la réserve de Véra Alexandrovna -fondre peu à peu. Les beaux yeux gris de la jeune fille se voilèrent et -bientôt s’emplirent de larmes. Le cœur du pauvre Ekman battait à se -rompre. Il pressentait le plus douloureux des mystères. - ---Dites-moi votre peine, fit-il avec plus de décision encore, et, s’il -dépend de moi, je l’allégerai. - ---Vous êtes bon, murmura-t-elle enfin, en se penchant vers lui. Il y a -trop longtemps que je suis seule, sans une âme à qui me confier, obligée -de me cacher de tous. Je n’en puis plus (elle soupira)... Je vous dirai -tout comme à un être humain. - -Elle s’arrêta un instant pour mettre de l’ordre dans ses idées -tumultueuses; puis, le coude appuyé sur la table et la main soutenant -son charmant visage, elle commença ainsi, non sans beaucoup de -mélancolie et peut-être un peu trop de solennité (il est difficile -d’être simple dans des moments pareils): - ---J’ai un ami, monsieur Ture Ekman, un ami que j’aime, que j’admire, et -à qui je me suis donnée. - -Lorsqu’il entendit ce début, l’excellent Suédois sentit un trouble -inconnu l’envahir. Sa poitrine se serra. Il eut chaud, puis froid. La -netteté de cet aveu ne laissait place, hélas! à aucune ambiguïté. Il ne -savait comment accueillir le sentiment que cette confession faisait -naître en lui et n’osait en rechercher la cause. Véra Alexandrovna avait -un amant! Comment le croire? mais comment en douter? Et puis pourquoi -était-elle bien avant le jour à la porte d’une boulangerie. Comment ceci -était-il expliqué par cela? Ture Ekman s’y perdait. Cependant elle -continuait: - ---Mon ami est un jeune artiste. Il s’appelle Paul. C’est un peintre du -plus grand talent et qui sera célèbre. Pour l’instant, il n’a aucunes -ressources et vit dans la pauvreté. Il a contre lui, naturellement, -toute une cabale. On essaie de s’en défaire. Pas un journal ne parle de -lui; pas une exposition n’accepte ses œuvres. Il est seul, mais il -vaincra. - -Véra Alexandrovna s’animait en parlant. Elle était fière de son amant, -elle s’indignait contre la sottise publique. Ses jolis yeux lançaient -des éclairs. La colère la rendait éloquente. Jamais Ture Ekman ne -l’avait vue si belle. Elle parlait, toute à la joie d’avoir quelqu’un à -qui raconter ses peines; elle disait le début de leur liaison, comment -elle avait fait la connaissance de Paul, par hasard, aux Iles où il -peignait en plein air «un paysage ravissant et tout plein de poésie. Il -semblait que l’on entendît les oiseaux chanter (c’est ainsi qu’elle -s’exprimait)». Ils s’étaient liés, s’étaient promenés ensemble, puis -elle avait été le voir dans sa chambre misérable et là, un jour où il -était malheureux, où il doutait de lui-même, elle s’était donnée à lui -pour rendre à cet artiste l’orgueil et la force, trop heureuse qu’un si -grand génie pût goûter quelque joie par la possession d’un corps qui -n’avait appartenu à personne. - ---Je lui ai livré ce que j’avais de plus sacré, dit-elle, mais j’ai -gagné son âme et qu’est-ce que la pauvre offrande que je lui ai faite -auprès du don magnifique que j’ai reçu de lui? - -Ture Ekman perdait pied dans les régions sublimes où la jeune fille -l’entraînait. Il revint à son idée fixe en lui demandant, à un moment où -elle s’était arrêtée de parler: - ---Mais, Véra Alexandrovna, pourquoi étiez-vous à la porte d’une -boulangerie ce matin avant le lever du jour? - -Ramenée à la plate réalité, Véra n’éprouva aucun embarras. Ture Ekman -avait noté, du reste, qu’elle n’avait pas essayé de se justifier et -qu’elle s’était bornée à expliquer la situation dans laquelle elle se -trouvait. - ---Paul, comme je vous l’ai expliqué, continua-t-elle, n’a aucune -ressource. Il loge chez des gens assez pauvres qui lui ont loué une -chambre. Ils n’ont pas de servante. Aussi serait-il obligé d’aller -chercher son pain lui-même de grand matin. Mais vous comprenez comme moi -que cela ne serait pas possible. La vie d’un artiste a ses exigences. -Comment un homme habitué aux pensées les plus élevées pourrait-il -s’abaisser à des questions de ménage?... Et puis Paul n’est pas fort. Il -paraît robuste, c’est vrai, mais il a les bronches faibles. Pour un -rien, il s’enrhumerait. Le voyez-vous par ces nuits terribles de -Pétrograd rester une heure ou deux exposé au froid? - -Ture Ekman regarda la jeune fille. Elle était frêle et délicate. Par -moment, elle toussait. Il se mit à détester Paul. Quel homme était-ce -pour laisser une fille comme Véra, habituée au luxe, et, moralement, un -ange, lui rendre de tels services? Et, au même temps que le bon Ture -éprouvait de la pitié et de l’admiration pour sa chère Véra, il avait -l’idée assez nette que le talent de Paul, ne valait pas les sacrifices -que la jeune fille faisait pour lui. Il résolut de voir le peintre et -ses tableaux. Il voulait juger lui-même l’homme qui avait inspiré un si -grand amour à sa lectrice. Il dit donc à cette dernière: - ---Vous savez que j’aime la peinture et que je suis une façon de -connaisseur. Oui, j’ai chez moi une petite collection de tableaux -modernes; peut-être pourrai-je y joindre une œuvre de votre ami, si ses -prétentions ne sont pas trop élevées. Et puis, je serai heureux d’entrer -en relations avec un artiste aussi distingué. - -Le visage de Véra Alexandrovna s’empourpra de joie. - ---Que vous êtes bon, dit-elle en prenant affectueusement les mains du -brave Suédois, que vous êtes bon! Mais est-il vrai que vous vous y -connaissez en peinture? Ce n’est pas pour me faire plaisir que vous -dites cela? Vous êtes un véritable amateur? - -Ture Ekman lui assura qu’il aimait la peinture d’un amour véritable et -qu’il passait pour s’y entendre. - -Véra Alexandrovna, à cette déclaration positive, fut au comble du -bonheur. On convint que, le jour suivant, après la séance à l’hôtel de -l’Europe, ils se rendraient tous deux chez Paul. - -Le lendemain, donc, les voilà partis en traîneau vers midi. Tout le long -du chemin, la jeune fille bavarda joyeusement et le thème unique de son -bavardage était Paul. - -Ils arrivèrent enfin à la maison du héros. C’était un grand immeuble, à -plusieurs corps de bâtiment séparés par de vastes cours. Ils montèrent -un escalier qui ressemblait à un escalier de service et s’arrêtèrent au -quatrième étage. Là, ils sonnèrent à une porte étroite et attendirent -assez longtemps, jusqu’à ce qu’une femme débraillée et de mauvaise -humeur vînt leur ouvrir et les introduisît dans un vestibule sans -meubles qu’envahissait une odeur de choux aigres. Ils suivirent un -couloir encombré de malles et de panières, au bout duquel Véra -Alexandrovna poussa la porte entre-bâillée d’une chambre. Un jeune -homme, à leur venue, se leva d’un vieux fauteuil et fit quelques pas -au-devant des visiteurs. Il était grand, gros; sa figure était blafarde, -le nez allongé, les yeux étroits et petits. Toute sa contenance était à -la fois gênée et satisfaite. Il paraissait très jeune. La chambre était -misérablement meublée, mais, en outre, elle était sale et en désordre, -des bouts et des cendres de cigarettes traînaient partout; du linge sale -était entassé dans un coin; des tubes de couleur gisaient, éventrés, sur -le plancher. Le cœur du bon Ture Ekman se serra à l’idée que sa chère -lectrice, cet ange, cet être pur et bon, s’était abandonnée dans un -décor pareil aux caresses d’un tel homme. Mais peut-être sous cette -enveloppe peu aimable, Paul cachait-il un vrai talent, une originalité -précieuse, des dons qui rachèteraient son ingrate apparence. Hélas! Ture -Ekman fut bien vite désabusé. Paul, à la demande de Véra, montrait ses -dernières œuvres. C’étaient les plus plates inventions, des paysages -tout pareils dans leur fadeur aux chromo-lithographies qui ornent le -couvercle des boîtes à bonbons. Ture Ekman, qui avait du goût, vit au -premier coup d’œil que Paul n’avait aucun don et aucun avenir. Il eut -peine à réprimer un mouvement de mauvaise humeur. Il ne pouvait plus -supporter la présence de Paul et se leva un peu brusquement pour prendre -congé. - -A ce moment, il se tourna vers la jeune fille. Le regard qu’elle tenait -fixé sur lui était chargé d’une anxiété si visible que Ture Ekman en -frissonna. Oui, il était évident qu’elle attendait son verdict d’une âme -pleine d’inquiétude et de terreur. La magnifique assurance dont elle -avait fait preuve en parlant de Paul à l’hôtel de l’Europe avait -disparu. Il ne restait plus qu’une pauvre petite fille à moitié morte à -l’idée que l’œuvre de son amant était jugée mauvaise par un homme dont -elle avait éprouvé la bonté et qui connaissait la peinture. Ture Ekman -se sentit fort gêné. Il toussa pour reprendre contenance, fit quelques -pas. Puis, soudainement, il s’empara d’une petite toile et demanda à -Paul, d’une voix embarrassée, combien il l’estimait. - -Paul hésita un instant, puis dit: - ---Cent roubles. - -Sans ajouter un mot, Ture Ekman ouvrit son portefeuille, en tira un -billet de banque et le remit au jeune homme. Puis, son tableau sous le -bras, il salua Paul et Véra Alexandrovna. Il osait à peine regarder la -jeune fille en lui disant au revoir. - -Dans le rapide coup d’œil qu’il lui lança, il crut voir qu’elle gardait -un visage douloureux et fermé. Lui-même se sentait fort mal à son aise. -Il ne respira librement qu’une fois sur le trottoir et, là, il traduisit -ses sentiments intimes par un violent juron dans sa langue natale. - -Toute la journée, il fut poursuivi par le souvenir de la scène dans -laquelle il avait joué un rôle. Il s’attendrissait sur le sort infortuné -de Véra Alexandrovna qui, par une incompréhensible folie, avait sacrifié -sa vie à celle d’un raté et d’un égoïste qui l’exploitait. Il ne pouvait -oublier le regard de la jeune fille au moment où il examinait les -horribles tableaux de Paul. «La pauvre petite, répétait-il, la pauvre -petite!» et il se savait un gré infini d’avoir su dissimuler son opinion -véritable. - -Mais le lendemain matin, à peine Véra Alexandrovna était-elle entrée -chez lui qu’il comprit, à la voir pâle et sérieuse, qu’un drame s’était -passé. La façon même dont elle l’aborda, la tristesse de ses yeux -montraient à Ture Ekman une Véra qu’il n’avait jusqu’alors pas connue. -Il n’eut pas longtemps à attendre pour savoir les causes d’un changement -si complet. Avant même de quitter son manteau, elle vint à lui: - ---J’ai compris. Monsieur Ture Ekman, je vous remercie, vous êtes un -homme admirable. - -Le pauvre Ekman n’entendait rien à ce que disait Véra. Mais il était -près d’elle; il sentait que la minute était solennelle et son cœur -battait plus vite qu’il ne l’aurait voulu. - -Véra continua: - ---Paul n’a pas de talent. Je le sais maintenant. C’est par charité que -vous lui avez acheté un tableau; vous avez agi dans une situation -difficile avec une grande délicatesse. Mais je veux vous rendre vos cent -roubles, monsieur Ekman. - -A ce moment, la voix de la jeune fille se troubla un peu. Elle ne disait -pas, en effet, toute la vérité. Le billet qu’elle lui tendait venait -d’un bijoutier voisin de l’hôtel de l’Europe, qui le lui avait remis en -échange d’un petit bijou qu’elle avait vendu. - -Comme Ture Ekman protestait, refusait de reprendre son argent, jurait -que la peinture de Paul était fort intéressante, elle l’interrompit avec -impatience et dit: - ---Ne mentez pas, je vous prie. Vous m’avez rendu un grand service. J’ai -rompu avec Paul, je ne le reverrai de ma vie, je me suis trompée sur -lui. J’étais très jeune, monsieur Ekman; j’ai cru que c’était un grand -artiste; j’ai vécu dans le mensonge. Grâce à vous, je vois clair -aujourd’hui. Mais j’ai appris autre chose encore hier, c’est que vous -êtes un homme noble, et il n’y a rien de plus grand au monde. - -Notre bon Suédois se mit à rougir. Sa surprise était si grande qu’il ne -savait quelle mine faire. Cette charmante jeune fille était là, presque -dans ses bras, toute tendue vers lui; il se rendait compte qu’un autre, -plus audacieux, aurait à cet instant une belle partie à gagner. -L’émotion de Véra, la sienne propre, cette chambre tiède où ils étaient -tous deux enfermés... il eut comme un vertige, se dégagea vivement et -courut à la fenêtre. - ---Nous allons sortir ensemble, ma chère Véra Alexandrovna, dit-il, j’ai -une course à faire. Voulez-vous m’accompagner? - ---Je ferai tout ce que vous voudrez, répondit-elle. - -Ils marchèrent dans les rues glacées de Pétrograd. Ture Ekman maintenant -causait avec animation: il racontait sa vie à la jeune fille qui -l’écoutait avec un intérêt passionné. Ce jour-là, l’excellent Ture -Ekman, qui sentait le bras de Véra Alexandrovna s’appuyer sur le sien, -fit la plus belle promenade de son existence. Il finit par ramener la -jeune fille chez elle. - -En la quittant, il passa à l’agence des wagons-lits, prit une place à -destination de Stockholm pour le train du lendemain matin, entra chez un -bijoutier, acheta une jolie barrette avec diamants et perles et, rentré -à l’hôtel, il écrivit une lettre ainsi conçue: - -«Très chère Véra Alexandrovna, je reçois un télégramme qui m’oblige à -regagner Stockholm sans délai. Je suis bien fâché de ne pouvoir prendre -congé de vous avant mon départ demain matin. Je garderai un souvenir -délicieux des jours que j’ai passés près de vous. J’espère que ma -lectrice, en échange de la peine qu’elle s’est donnée pour moi, voudra -bien accepter cette petite broche.» - -Il n’envoya la lettre et la broche par un commissionnaire que le -lendemain matin, de bonne heure, au moment où il quittait l’hôtel pour -gagner la gare de Finlande. - - - - -SONIA GRIGORIEVNA - - -Un Français qui habite la Russie me raconte l’histoire suivante qui, -comme on le verra, trouve sa place dans ces notes sur la femme russe. - -J’ai connu, me dit-il, une actrice qui avait quelque renom à -Saint-Pétersbourg. Lorsque je la rencontrai, elle vivait avec un certain -Makharof. C’était un homme entre trente et quarante ans, de plus de six -pieds de haut, taillé en hercule, et doué d’une espèce de beauté sauvage -qui avait produit une grande impression sur Sonia Grigorievna. (Elle -s’appelait ainsi.) Ils étaient ensemble depuis plus de deux ans et -faisaient assez mauvais ménage. Makharof buvait, jouait et se permettait -mainte passade. Sonia Grigorievna, de son côté, avait la réputation -d’être légère. Des scènes quotidiennes éclataient entre eux, et l’on -assurait qu’à l’occasion il ne lui épargnait pas les coups. C’était une -femme délicate et fine qui gardait dans ses aventures une certaine -fierté. Ce que je sus d’elle alors, je l’appris par des amis, car -elle-même ne me parlait jamais de sa vie avec son amant. Elle me -plaisait; je lui faisais la cour; je l’accompagnais souvent au théâtre -lorsqu’elle jouait et, parfois, nous soupions ensemble avant que je la -raccompagnasse chez elle. Finalement, un soir, c’était peu après les -fêtes de Noël, elle accepta de venir dîner dans mon appartement et, -après dîner, elle se donna à moi avec une charmante simplicité. Vers -minuit, elle regarda sa montre et me dit qu’elle voulait rentrer pour -une heure du matin. Il faisait une nuit très froide. Quitter la tiédeur -de mon lit pour aller courir les rues par une bise glacée n’avait rien -de séduisant. Mais je ne pouvais garder Sonia Grigorievna et, après la -soirée que nous avions passée, je lui devais de la raccompagner. - -Nous voici donc en traîneau. Il y avait peu de monde dehors, car la -température était terrible. Nous arrivâmes transis sur la Fontanka, -près de Nevski, à cette grande maison que tout le monde connaît, la -maison Tolstoï qui donne à la fois sur la rue de la Trinité et sur le -canal de la Fontanka. Elle contient, je crois, près de deux cents -appartements. Je laissai Sonia Grigorievna dans la seconde cour au pied -de l’escalier qui conduisait chez elle. - -Seul, j’hésitai à regagner mon logis. J’étais gelé: j’avais envie de -prendre un peu d’alcool pour me réchauffer. Comme je passais dans la -première cour, j’aperçus de la lumière au troisième étage, aux fenêtres -d’un appartement qu’habitait un prince géorgien que je connaissais. Je -montai donc chez lui. Il y avait nombreuse compagnie; on buvait et on -jouait aux cartes. Je m’assis à une table de bridge et jouai assez -longtemps avec la malchance qui m’est coutumière. - -Vers trois heures, enfin, fatigué, je pris congé. - -Il faisait plus froid encore qu’à minuit: le ciel noir était criblé -d’étoiles; le vent me coupait la figure. L’alcool dans les thermomètres -devait descendre au-dessous de trente degrés Réaumur. Devant la porte, -sur la Fontanka, des bûches brûlaient dans un brasero. Un dvornik, -enfoui sous une épaisse touloupe et qui n’avait plus forme humaine, -somnolait sur un banc près du feu. - -Je fis quelques pas vers la Perspective Nevski pour trouver un -izvostchik. Je fus bien surpris de voir à quelque distance de moi une -femme marcher, de tournure élégante. «Qui diable, me dis-je, peut être -dehors à pied, si tard, par cette nuit glaciale?» Et comme je la -dépassais, je me retournai pour la dévisager. Le hasard voulut qu’à ce -moment-là elle se trouvât sous un réverbère. Je reconnus Sonia. Elle me -vit et sa surprise fut aussi grande que la mienne, mais je devinai -sur-le-champ que cette rencontre ne lui causait aucun plaisir. - ---Au nom des dieux, que faites-vous ici? lui dis-je en la prenant par le -bras. - -Elle hésita un instant. Elle se demandait sans doute si elle allait se -fâcher et m’envoyer promener. Mais elle haussa les épaules et se mit à -rire. - ---Et vous? dit-elle. Quel coureur vous êtes! Une femme ne vous suffit -donc pas pour une nuit? - ---Je suis entré chez Tamamchef en vous quittant, répondis-je. J’ai joué -au bridge et j’ai perdu. Cela n’a pas d’intérêt. Mais vous, Sonia -Grigorievna, expliquez-moi pourquoi je vous retrouve ici. Je vous -croyais depuis longtemps endormie. Y a-t-il eu un drame chez vous? -Makharof vous a-t-il chassée? - -Et je me demandais avec un peu d’inquiétude si je n’avais pas une part -de responsabilité dans ces événements surprenants et si ce qui s’était -passé chez moi n’était pas la cause directe qui avait mis Sonia sur le -trottoir, à trois heures du matin. - -Je sentais sous mon bras trembler le bras de la jeune femme. - ---Mais vous mourez de froid, dis-je. Rentrons vite à la maison. Je vous -offre volontiers l’hospitalité. - ---Non, fit-elle, je n’irai pas chez vous. Je rentrerai dans mon -appartement tout à l’heure, comme je le voudrai. Il n’y a aucun drame; -je suis ici de mon propre gré. Si cela ne vous ennuie pas, tenez-moi -compagnie un instant. - ---Mais vous êtes folle, chère amie, folle à lier. Ce quai serait notre -tombeau. Remontez chez vous ou venez chez moi. - ---Non, non, reprit-elle avec obstination. Je ne puis rentrer encore. Il -faut attendre un peu. - -Il y avait dans sa voix un accent si étrange que je me sentis pris d’une -grande curiosité. Qu’est-ce qui pouvait retenir cette élégante et -délicate femme à trois heures du matin sur le quai de la Fontanka, par -une des nuits les plus froides de l’hiver? Et je voulais savoir tout de -suite le mot de cette énigme. - -A ce moment, un coup de vent nous enveloppa. Nous étions gelés jusqu’à -la moelle des os. - ---Sonia Grigorievna, dis-je avec fermeté, je ne vous laisserai pas ici. -Allons où vous voudrez, mais mettons-nous à l’abri. Y a-t-il encore un -cabaret ouvert? - ---Tout est fermé, dit-elle, se rendant enfin. Soit, allons chez vous. -Mais nous garderons l’izvostchik, car je veux rentrer vers quatre -heures. - -Nous nous dirigeâmes vers Nevski, sans parler. Comme nous arrivions près -du pont, un traîneau nous croisa. Derrière le cocher, un homme était -assis, enveloppé d’une fourrure dont le col relevé montait jusqu’aux -yeux, rejoignant le bonnet enfoncé sur le front et sur les oreilles. - -Sonia Grigorievna eut un sursaut. Elle s’arrêta net, se retourna et -suivit des yeux le traîneau. Il fit halte un peu plus bas devant -l’immeuble Tolstoï. - ---Eh bien, dis-je impatienté, marchons. - ---Non, fit-elle, c’est inutile maintenant. - -Et ses yeux restaient fixés sur le traîneau à une centaine de pas de -nous. L’homme en descendit, remit un billet à l’izvotschik et disparut. - ---Je n’irai pas chez vous, me dit Sonia. Mais je n’oublierai pas que -vous avez été très gentil aujourd’hui et j’y reviendrai, si vous voulez -encore de moi, mon cher. - -Elle me sourit, tournant vers moi un fin visage qui était d’une extrême -pâleur. - ---Donnez-moi encore une minute, continua-t-elle. - -Et, sous un réverbère, elle sortit de son sac à main sa boîte de fard -et un petit miroir qu’elle me tendit. - ---Voulez-vous me tenir ce miroir? fit-elle. - -Je le pris et elle commença à se mettre un peu de rouge. Puis elle se -passa une houppette de poudre de riz sur le nez. - ---Suis-je bien ainsi? demanda-t-elle, lorsqu’elle eut fini. - -J’étais exaspéré. Vous me voyez aidant cette folle à faire sa toilette -entre trois et quatre heures du matin, sur un quai, par un froid -sibérien. Et puis je ne comprenais rien à la scène qu’elle me jouait. - ---Je ne vous quitterai pas, fis-je, avant que vous m’expliquiez ce que -tout cela signifie. - ---Pas aujourd’hui, dit-elle avec une légère caresse de la main sur ma -joue. Une autre fois, peut-être. Qui sait? - -Déjà elle m’échappait. - -Je rentrai chez moi, pestant contre les incompréhensibles caprices des -femmes russes. - -Je n’eus pas longtemps à attendre pour satisfaire ma curiosité. Chose -bizarre, j’avais pris ce soir-là un goût beaucoup plus vif pour Sonia -Grigorievna. Je n’aime pas les gens tout simples et en qui l’on voit au -premier coup d’œil. Ne l’eussé-je pas rencontrée sur la Fontanka, je -n’aurais peut-être plus pensé à elle. Maintenant, au contraire, je -voulais connaître son histoire. Je m’attachai à Sonia et, peu de -semaines après, elle avait quitté l’appartement de Makharof pour habiter -le mien. Je passe sous silence la vie que nous menâmes à deux pendant -quelques mois. Elle fut assez curieuse et, bien que déchirée, m’a laissé -un agréable souvenir. Mais je veux seulement vous raconter puisque les -femmes russes vous intéressent, pourquoi Sonia Grigorievna se promenait -sur la Fontanka par cette nuit si froide de janvier. - -Elle me le dit elle-même un jour, poussée par l’impérieux désir qu’ont -les femmes de ce pays de parler de leur passé et d’évoquer, infernales -nécromanciennes, entre les bras de leur amant, les ombres de ses -prédécesseurs. - ---Il y avait longtemps, me dit-elle, que je n’aimais plus Makharof quand -je t’ai rencontré. Je savais qu’il me trompait; cela m’était -indifférent. Je ne lui cachais pas que je lui étais infidèle. Il -affectait de n’y attacher aucune importance; mais j’étais certaine qu’il -ne croyait pas ce que je lui disais. Il se persuadait que je l’aimais -toujours et que je mentais pour le simple plaisir de le faire enrager. -Il ne pouvait imaginer qu’un homme tel que lui ne fût pas adoré. J’avais -beau lui donner des détails précis, il n’y ajoutait aucune créance. Et -d’abord cela m’exaspéra. Puis, en pensant sans fin à ce sujet, mes idées -changèrent, je me dis: «S’il est sûr d’être aimé, c’est peut-être qu’au -fond il m’aime encore. Sans doute, il a des maîtresses d’occasion, des -passades, mais c’est à moi qu’il revient toujours; c’est avec moi qu’il -habite; c’est moi qu’il veut trouver dans l’appartement quand il -rentre.» Et dès lors, je ne m’intéressai plus qu’à une chose: savoir -s’il m’aimait ou non. Il y avait un point sur lequel je le voyais très -sensible: il tenait à ce que je fusse à la maison quand il lui plaisait -d’y revenir. Note, en passant, que quand nous nous retrouvions, c’était -le plus souvent pour nous quereller. Naturellement, il avait mille -raisons ingénieuses pour expliquer pourquoi je devais l’attendre. Il -fallait que le samovar fût prêt: je devais veiller à ce que les poêles -chauffassent bien, etc., etc. Moi, qui avais compris tout cela, je -m’arrangeais le plus souvent possible, et surtout le soir, pour ne pas -être chez nous à l’heure où Makharof rentrait. Je me représentais -Makharof me cherchant dans l’appartement, allant de pièce en pièce, -m’appelant et, finalement, ivre de fureur, cassant quelque meuble. - -Les yeux de Sonia brillaient de plaisir au souvenir des tortures qu’elle -avait fait subir à son amant. - ---Le jour où j’ai dîné ici, continua-t-elle, Makharof m’avait dit en -sortant qu’il serait rentré à minuit et qu’il voulait avoir quelque -chose à manger avant de travailler. Tu te souviens que j’eus grand soin -de ne retourner chez moi qu’à une heure du matin. Mais tu peux imaginer -ma colère quand tu sauras que je ne trouvai personne à la maison. Je -n’hésitai pas un instant, je remis ma fourrure et sortis... - ---Et tu es restée ainsi deux heures dehors, risquant la mort, pour la -seule et maigre satisfaction de penser au désappointement de Makharof -lorsqu’il rentrerait dans un appartement où tu n’étais pas. Mais c’est -absurde, ma chère Sonia!... - -Elle me regarda stupéfaite. - ---Tu es Français, me dit-elle en haussant les épaules. - -Elle n’ajouta rien, comme si ce simple mot suffisait à évoquer l’abîme -qui nous séparait. - -Mais je me piquai: - ---Je comprends bien plus et bien mieux que tu ne l’imagines, repris-je. -Je comprends que tu l’aimais encore, bien que tu ne voulusses pas te -l’avouer. Sans doute, il t’aimait aussi. Et vous jouiez à cache-cache. -Mais le diable m’emporte si j’ai jamais vu des gens qui missent un tel -enjeu à la partie. Tu sais que tu risquais ta vie ce soir-là, sur la -Fontanka. - -Elle ne répondit rien. Et il y eut entre nous un long silence. C’est moi -qui le rompis. - ---Et quand tu es entrée, dis-je, que s’est-il passé? Tu as eu ta scène -sans doute, la scène que tu attendais, la scène que tu voulais -provoquer, qui t’était aussi indispensable pour finir la journée et -dormir tranquille qu’une dose d’opium à l’opiomane. - -Sonia sourit. - ---Non, fit-elle, il n’y eut aucune scène et la fin de mon histoire est -bien plus surprenante. Je te la raconterai puisque tu parais prendre -plaisir à ces folies. Tu te souviens que je suis rentrée peut-être cinq -minutes après Makharof. Eh bien, je te donne en mille de deviner comment -je l’ai trouvé... L’appartement était sombre, pas une pièce n’était -éclairée; Makharof était déjà couché, et il dormait à poings fermés. Il -dormait!... Tu comprends bien que je n’ai pas été sa dupe. Il feignait -de dormir. Il voulait ainsi me faire sentir qu’il lui était complètement -indifférent que je fusse là ou que je n’y fusse pas, que je pouvais -découcher si bon me semblait, pourvu que son sommeil n’en fût pas -dérangé... Oui, mais moi je ne pouvais m’empêcher de rire en pensant à -la hâte fébrile avec laquelle il s’était déshabillé, sans même fumer une -dernière cigarette, sans même faire sa toilette, de façon à pouvoir -paraître endormi si, par hasard, j’arrivais sur ses talons. Et je -réfléchissais à la comédie qu’il me jouait ainsi. Il voulait se donner -l’air--et à quel prix!--d’être indifférent. Il ne l’était donc pas. Je -vis clair tout d’un coup. Cette fois-ci je savais la vérité: j’avais la -preuve qu’il m’aimait encore. Ah! je ne puis te dire combien j’étais -heureuse. Toutes les souffrances que le froid m’avait fait endurer -pendant les deux mortelles heures d’attente sur la Fontanka étaient -payées et largement... Et vois-tu, tout Français que tu es, tu avais -peut-être raison tout à l’heure. Jusqu’à ce jour-là, tant que je doutais -de lui, je l’aimais encore, sans doute. Mais, à partir de la minute où -j’ai été fixée sur ses sentiments, il a perdu tout intérêt pour moi. Il -est devenu soudain comme s’il n’était pas; je ne pouvais même arriver à -comprendre comment j’étais restée attachée si longtemps à cet être -brutal... La suite, tu la connais, et la preuve que je dis vrai, tu l’as -devant toi, puisque je suis ici maintenant. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - -NADIA. 5 - -VERA ALEXANDROVNA. 89 - -SONIA GRIGORIEVNA. 125 - -ACHEVÉ D’IMPRIMER -LE 16 OCTOBRE 1922 -PAR F. PAILLART, A -ABBEVILLE (SOMME) - - - - -Dernières Publications de la Librairie BERNARD GRASSET - -61, rue des Saints-Pères, PARIS - - -CLAUDE ANET: - -=Petite Ville= 6 75 -=Quand la terre trembla=, rom. 6 75 -=L’Amour en Russie= 5 » - - -EMILE BAUMANN: - -=L’Immolé=, roman (2 vol.) 10 » -=La Fosse aux Lions=, roman 6 75 -=Le Baptême de Pauline Ardel=, roman 6 75 -=Trois villes saintes= (Ars-en-Dombes, - Mont-Saint-Michel, - St-Jacques de Compostelle) 6 75 - - -ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT: - -=Monsieur des Lourdines=, rom. 6 75 - - -JACQUES CHENEVIÈRE: - -=Jouvence ou la Chimère=, rom. 6 75 - - -EMILE CLERMONT: - -=Laure=, roman 6 75 - - -BENJAMIN CRÉMIEUX: - -=Le Premier de la classe=, rom. 6 75 - - -JEAN GIRAUDOUX: - -=Simon le pathétique=, roman 6 75 -=Provinciales=, nouvelles 6 75 -=L’Ecole des Indifférents= 6 75 - - -LOUIS HÉMON: - -=Maria Chapdelaine=, roman 6 50 - - -PAUL GSELL: - -Les matinées de la villa Saïd. - =Propos d’Anatole France= 6 75 - - -GEORGES IMANN: - -=Les Nocturnes=, roman 6 75 - - -LÉON LAFAGE: - -=Les Abeilles mortes=, roman 6 75 - - -FRANÇOIS MAURIAC: - -=Le baiser au Lépreux= 5 » - - -ANDRÉ MAUROIS: - -=Les Silences du Colonel Bramble= 5 75 -=Les Discours du docteur O’Grady= 6 75 - - -JEANNE MAXIME-DAVID: - -=La Victoire des dieux lares= 6 75 - - -PAUL REBOUX et CHARLES MULLER: - -=A la Manière de=... Les 3 séries - en 2 vol., chaque vol. 5 75 - - -ANDRÉ SAVIGNON: - -=Les Filles de la Pluie= 6 75 - - -JACQUES SINDRAL: - -=La Ville éphémère=, roman 6 75 - - -ANDRÉ THÉRIVE: - -=Le Voyage de M. Renan=, rom. 6 75 - - -GRAND PRIX BALZAC - -JEAN GIRAUDOUX: - -=SIEGFRIED ET LE LIMOUSIN= - -Prix 6 75 - -EMILE BAUMANN: - -=JOB LE PRÉDESTINÉ= - -Prix 7 » - - -LES CAHIERS VERTS - -Publiés sous la direction de DANIEL HALÉVY - - -_Cahiers non épuisés_: - - _Cinquième cahier._--ÉMILE CLERMONT: =Le Passage de l’Aisne= 5 » - _Sixième cahier._--LOGAN PEARSALL SMITH: =Trivia= 5 » - _Septième cahier._--LOUIS BERTRAND: =Flaubert à Paris= 6 » - _Dixième cahier._--MARIE LENÉRU: =Saint-Just= 5 » - _Onzième cahier._--PIERRE LASSERRE: =Philosophie du goût musical= 5 » - _Douzième cahier._--ROBERT BROWNING: =Poèmes=, avec une étude - sur la pensée et la vie de l’auteur par MARY DUCLAUX 6 » - _Treizième cahier._--GEORGE MOORE: =Mémoires de ma vie morte= 6 50 - - - Typ. Grou-Radenez.--Paris. - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMOUR EN RUSSIE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for an eBook, except by following -the terms of the trademark license, including paying royalties for use -of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for -copies of this eBook, complying with the trademark license is very -easy. 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It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - -Section 3. 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Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without -widespread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/66810-0.zip b/old/66810-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index c2ee4f6..0000000 --- a/old/66810-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66810-h.zip b/old/66810-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index ae825b4..0000000 --- a/old/66810-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66810-h/66810-h.htm b/old/66810-h/66810-h.htm deleted file mode 100644 index ed1b460..0000000 --- a/old/66810-h/66810-h.htm +++ /dev/null @@ -1,3256 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" -"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> - <head> <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover" /> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of L'amour en Russie, par Claude Anet. -</title> -<style type="text/css"> - -a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - - link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - -a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;} - -a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;} - -.casst {text-align:center;text-indent:0%; -margin:1em auto;} - -.csmcap {text-align:center;text-indent:0%; -font-variant:small-caps;font-size:110%;} - -body{margin-left:4%;margin-right:6%;background:#ffffff;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;} - -.bbox {border:solid 2px black; -margin:1em auto;max-width:15em;padding:.25em;} - -.bboxx {border:solid 2px black; -margin:auto auto;max-width:35%;padding:.25em;} - -.blockquot {margin:2% 25%;} - -.c {text-align:center;text-indent:0%;} - -.cb {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;} - -.fint {text-align:center;text-indent:0%; -margin-top:2em;} - -.figcenter {margin:3% auto 3% auto;clear:both; -text-align:center;text-indent:0%;} - -.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;} - -.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;} - -.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;} - - h1 {margin-top:5%;text-align:center;clear:both; -font-weight:bold;font-size:300%;} - - h2 {margin-top:4%;margin-bottom:2%;text-align:center;clear:both; - font-size:150%;font-weight:normal;} - - hr {width:90%;margin:.5em auto 1.5em auto;clear:both;color:black;} - - hr.full {width: 60%;margin:2% auto 2% auto;border-top:1px solid black; -padding:.1em;border-bottom:1px solid black;border-left:none;border-right:none;} - - img {border:none;} - -.nind {text-indent:0%;} - - p {margin-top:.2em;text-align:justify;margin-bottom:.2em;text-indent:4%;} - -.pagenum {font-style:normal;position:absolute; -left:95%;font-size:55%;text-align:right;color:gray; -background-color:#ffffff;font-variant:normal;font-style:normal;font-weight:normal;text-decoration:none;text-indent:0em;} -.x-bookmaker .pagenum {display: none;} - -.pdd {padding-left:1em;text-indent:-1em;} - -.rt {text-align:right;} - -small {font-size: 70%;} - -.smcap {font-variant:small-caps;font-size:110%;} - -table {margin-top:2%;margin-bottom:2%;margin-left:auto;margin-right:auto;border:none;} -</style> - </head> -<body> - -<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of L'amour en Russie, by Claude Anet</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: L'amour en Russie</p> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Claude Anet</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 24, 2021 [eBook #66810]</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div> - -<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)</div> - -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMOUR EN RUSSIE ***</div> -<hr class="full" /> - -<div class="figcenter"> -<img src="images/cover.jpg" height="500" alt="" /> -</div> - -<div class="bbox"> -<p class="c"><a href="#TABLE_DES_MATIERES"><b>TABLE DES MATIÈRES</b></a></p> -</div> - -<p class="cb">CLAUDE ANET</p> - -<h1>L’amour<br /> -en Russie</h1> - -<p class="c"><small>QUINZIÈME ÉDITION</small><br /><br /> - -PARIS<br /> -BERNARD GRASSET, ÉDITEUR<br /> -——<br /> -MCMXXIII</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_1" id="page_1">{1}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_2" id="page_2">{2}</a></span> </p> - -<h1>L’amour en Russie</h1> - -<table cellpadding="2" summary="deprecated"> -<tr><th colspan="2">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR:</th></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">Voyage idéal en Italie.</span></td><td align="left">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">Petite Ville.</span></td><td align="left">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">Les Bergeries.</span></td><td align="left">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">La Perse en automobile.</span></td><td align="left">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">Notes sur l’amour.</span></td><td align="left">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">La révolution russe.</span> (Mars 1917-Juin 1918)</td><td align="left">4 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">Ariane</span>, <i>jeune fille russe</i>.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd">Les 144 quatrains authentiques d’Omar Khayyam,<br /> - traduits du persan en collaboration avec<br /> - Mirza Muhamad de Kazvin.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">Tsar Saltan</span>, traduit de Pouchkine, illustré et<br /> - décoré par Nathalie Goutcharova.</td><td align="left">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">Quand la Terre trembla</span> (Bernard Grasset, éditeur).</td><td align="left">1 vol.</td></tr> -</table> - -<table cellpadding="2" summary="deprecated"> -<tr><th colspan="2">EN PRÉPARATION:</th></tr> -<tr><td class="pdd"><span class="smcap">Notes sur l’amour</span>, avec dessins -originaux de<br /> -Pierre Bonnard, gravés sur bois.</td></tr> -</table> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_3" id="page_3">{3}</a></span> </p> - -<p class="cb">CLAUDE ANET</p> - -<h1>L’amour<br /> -en Russie</h1> - -<p class="cb"><img src="images/colophon.png" -width="70" -alt="" /> -<br /> -<br /> -PARIS<br /> -BERNARD GRASSET<br /> -61, RUE DES SAINTS-PÈRES<br /> -<br /> -1922<br /> -<span class="pagenum"><a name="page_4" id="page_4">{4}</a></span></p> - -<div class="blockquot"><p class="nind">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DIX EXEMPLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL -NUMÉROTÉS DE 1 A 10; TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE V G -NUMÉROTÉS DE 11 A 40 ET SOIXANTE-DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN -PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE 41 A 110</p></div> - -<p class="c"> -Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés<br /> -pour tous pays.<br /> -<br /> -<i>Copyright by Claude Anet 1922.</i><br /> -<span class="pagenum"><a name="page_5" id="page_5">{5}</a></span></p> - -<h1>L’amour en Russie</h1> - -<hr /> - -<p>Si Stendhal avait connu la Russie, il l’aurait adorée. Il n’y aurait vu -nulle part la vanité desséchante qu’il abhorrait en occident. Il y -aurait trouvé quelque chose qui n’est que de ce pays-là—une certaine -façon directe de regarder et de traiter les choses de l’amour, en dehors -de toutes conventions mondaines et sociales, une volonté arrêtée de -décider chaque cas passionnel en soi, sans s’inquiéter des convenances -et des habitudes, et surtout sans se préoccuper de ce qu’en penseront -les voisins. Il y a en Russie un mépris complet de l’opinion publique. -Et encore, en écrivant cela, je reste l’esclave des formes occidentales. -Pour un<span class="pagenum"><a name="page_6" id="page_6">{6}</a></span> Russe qui aime, il n’y a pas d’opinion publique; donc il ne -peut la mépriser. Tout drame d’amour est un drame à deux ou à trois, -«entre colonnes». Le chœur antique, qui n’est jamais absent de la scène -dans nos sociétés européennes (Dame Gossip dans les romans de Meredith), -ne figure pas dans la tragédie russe.</p> - -<p>De là quelque chose de magnifiquement spontané dans la naissance et dans -le développement des passions. L’amour en occident évoque l’idée d’un -jardin à la française où les eaux coulent dans des canaux tracés avec -art, s’étalent dans de beaux bassins sous des ombrages taillés, et -gardent dans leur cours quelque chose de noble et de retenu. Partout on -sent l’action du commandement suprême: «Tu n’iras pas plus loin.» Le -désordre et l’imprévu ne peuvent y trouver leur place. Cette contrainte -est impossible en Russie. On n’y souffre les liens ni de la loi, ni des -usages, ni, j’ose le dire, de la raison. De là, pour le Russe, -l’obligation de créer à chaque jour sa vie, d’agir à tout instant -suivant la logique de ses sentiments. Il n’est pas comme le juge anglais -qui ne décide que sur précédents;<span class="pagenum"><a name="page_7" id="page_7">{7}</a></span> il n’y a pas d’usage; chaque cas est -nouveau pour lui; il se sent libre de le traiter suivant ses émotions du -moment. Il ne songe ni au passé, ni à l’avenir. Une liberté d’action si -grande, un manque si total de tradition amènent, comme on l’imagine, les -situations les plus surprenantes, les résultats, à nos yeux, les plus -imprévus.</p> - -<p>Mais ces situations ont pour nous un prix inestimable, car elles sont -toujours le produit d’un jeu libre des sentiments et des passions et ne -doivent rien à l’odieux <i>cant</i>, au haïssable «qu’en-dira-t-on?» qui -règne sur le monde européen. La solution russe, quelle qu’elle soit, a -une valeur parce qu’elle est sortie naturellement d’un pur conflit -passionnel et qu’elle nous montre ainsi «notre cœur à nu».</p> - -<p>Dans un conflit analogue, en France ou en Angleterre, mille éléments -étrangers interviennent dans le débat. Un mari trompé, s’il y a -scandale, est obligé de penser au divorce ou à la séparation; l’honneur -marital ne lui permet pas d’accepter ce que l’on considère, on ne sait -trop pourquoi, comme un affront.</p> - -<p>Si, seul en face de lui-même, il incline à la<span class="pagenum"><a name="page_8" id="page_8">{8}</a></span> solution paresseuse, le -monde est là pour le contraindre à l’action. Famille, voisins, amis, -relations de cercle ou d’affaires ne lui laissent pas la possibilité de -vivre à sa guise. Il sent le poids de l’opinion publique, hélas! -toute-puissante sur un homme sociable et qui ne s’appartient pas.</p> - -<p>Cette contrainte est si ancienne dans nos sociétés occidentales qu’elle -n’a plus besoin de s’exercer extérieurement tant elle a gagné d’empire à -l’intérieur des âmes. On en arrive à se demander si la plupart de nos -contemporains sont capables d’un acte spontané, jailli du fond -d’eux-mêmes, et si, aujourd’hui, en face d’un fait donné, ils ne -réagissent pas automatiquement, en suivant les ordres secrets imprimés -en eux par une tradition séculaire de vie menée en société et sous le -regard des voisins. L’individu échappe à cet esclavage en Russie.</p> - -<p>Ce qu’il fait de sa liberté au delà de la Vistule est une autre affaire; -mais, s’il la sacrifie, ce n’est pas à un faux point d’honneur et à des -convenances qui n’ont, à ses yeux, rien à voir dans la matière.<span class="pagenum"><a name="page_9" id="page_9">{9}</a></span></p> - -<p class="casst">*<br />* *</p> - -<p>Les esprits européens se tromperaient grandement s’ils voulaient -conclure de cette faiblesse du sentiment social et de cette absence de -tradition à un manque de culture et de civilisation. C’est une autre -civilisation, raffinée, profonde, subtile plus que la nôtre, avec des -complications presque incompréhensibles pour nous, et qui se développe -sur un rythme et avec des cadences qui nous sont étrangers; c’est un -bouillonnement de forces désordonnées, presque vierges, incontrôlables; -ce sont les contrastes que l’on trouve sur la terre russe, glacée -pendant six mois de l’année, où le printemps donne le vertige, où l’été -est accablant comme dans l’Asie centrale.</p> - -<p class="casst">*<br />* *</p> - -<p><span class="smcap">Le don juanisme et la Russie.</span>—Don Juan est né en Espagne. Mais il est -de France, d’Angleterre et d’Italie. Je l’ai cherché dans mes<span class="pagenum"><a name="page_10" id="page_10">{10}</a></span> voyages -en Russie. Je ne l’ai trouvé nulle part, ni chez mes contemporains, ni -dans les récits des femmes, ni dans les légendes, ni parmi les héros des -romanciers. Il ne figure pas dans l’étonnante collection des types -russes que Gogol a immortalisés dans les <i>Ames mortes</i>; il n’est ni chez -Dostoievski, ni chez Tolstoï, ni chez Lermontof, pas plus que chez -Gontcharof, Griboiedof ou Tchekhof. Pouchkine a écrit, à l’imitation de -Byron, un <i>Don Juan</i> qui n’a pas un trait spécialement russe. Ailleurs, -son <i>Eugène Onéguine</i> est un assez plat dandy. Don Juan n’est pas de ce -pays<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Lorsque je fis cette découverte, j’eus un frisson de plaisir à -voir s’ouvrir devant moi une belle piste de pensées qui me ferait -pénétrer plus avant dans la connaissance de l’âme russe, voire dans -celle de Don Juan. Pas de Don Juan dans ce pays où les passions de -l’amour sont si fortes! Et je me suis mis à en chercher les raisons.</p> - -<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Le seul Don Juan russe que j’aie trouvé est le prince -Korasof dans <i>le Rouge et le Noir</i>. Le petit cours de don juanisme qu’il -fait à Julien Sorel est excellent, mais ce Russe me paraît être devenu, -à notre contact, tout à fait européen, ce qui n’est, du reste, pas -impossible. Enfin il est là en qualité de conseiller. Garderait-il dans -la passion ce beau sang-froid qui étonne Julien.<span class="pagenum"><a name="page_11" id="page_11">{11}</a></span></p></div> - -<p>Un jeune officier qui court les femmes, les filles et les soupers n’est -pas un Don Juan. Il dépense un surplus de force, sans choix au hasard de -rencontres où il ne mêle que la partie animale de lui-même.</p> - -<p>Don Juan est une volonté qui n’abdique jamais. Il domine, et les -événements, et les femmes qu’il presse dans ses bras. Quoi qu’il arrive, -il reste maître de soi.</p> - -<p>Le souci de la maîtrise de soi est un sentiment étranger à l’âme russe. -Elle a, du reste, des détentes si brusques qu’elles défient tout cran -d’arrêt. Le Russe ne cherche pas à dominer et à être vainqueur dans -l’éternel duel de l’amour. Aime-t-il? il met son orgueil à se laisser -tyranniser par sa maîtresse. Il trouve une joie amère à s’abaisser. En -lui, l’idée de sacrifice est toujours forte. Il croit se grandir ainsi -aux yeux mêmes de l’être auquel il se donne. (Fatale erreur!) A l’avance -il est prêt à accepter toutes les humiliations, et la femme ne les lui -ménage pas. Que nous sommes loin du don juanisme!</p> - -<p>Cet abandon de soi-même a de multiples conséquences. J’en indique une de -caractère<span class="pagenum"><a name="page_12" id="page_12">{12}</a></span> physiologique, avec la retenue dans les mots qu’un sujet -délicat comporte.</p> - -<p>L’amour, commerce des âmes, est aussi un rapprochement des corps. Les -organismes féminins et masculins évoluent dans cette prise de contact -suivant la cadence d’un rythme différent:—la femme, à l’ordinaire, sur -un mode ralenti; l’homme dans un <i>tempo</i> plus accéléré. Il est pourtant -essentiel que ces parties soient concertées. Cela implique une grande -sûreté de soi chez l’homme qui, tout tendu qu’il est, doit savoir -patienter, altruiser, amener la femme au point où il en est lui-même et -ne la prendre enfin qu’à l’instant où elle se donne. Si l’homme, ne -songeant qu’à soi, se rue sur une femme qui ne l’attend pas, il la -froisse, il la blesse, et pratique sur elle un viol véritable. La femme, -exaspérée de n’avoir pas touché le bonheur promis, se venge longuement -des déconvenues du lit.</p> - -<p>Le Russe qui s’abandonne à ses passions avec tant de joie saura-t-il à -la minute décisive rester maître de lui? Cela est peu probable. Et l’ère -s’ouvre des durables malentendus.</p> - -<p>Les âmes éthérées repousseront avec horreur<span class="pagenum"><a name="page_13" id="page_13">{13}</a></span> cette explication -matérialiste. Aussi je m’empresse de leur en fournir une autre qui les -satisfera davantage.</p> - -<p>Don Juan ne triomphe pas seulement dans la physique de l’amour. Il veut -aussi régner sur les âmes et n’ignore pas les voies par où on y arrive. -Est-il une femme si haut placée qu’elle soit, si orgueilleuse qu’on -l’imagine, qui ne désire ardemment, sans peut-être même se l’avouer, -rencontrer enfin l’être supérieur auquel elle sera heureuse d’obéir? Le -tout de l’amour n’est-il pas pour la femme dans un acte de soumission, -voire d’anéantissements, aux pieds d’un maître et le geste de la -Madeleine devant le Christ n’est-il pas le geste suprême par lequel la -femme atteint au bonheur?</p> - -<p>Mais notre Russe, bien éloigné de se faire laver les pieds par sa -maîtresse, n’aspire qu’à se précipiter aux genoux de celle qu’il adore -et à les inonder de ses larmes.</p> - -<p>Et pourtant il est aimé, lui aussi. Mais de quel étrange amour, où -l’orgueil, la fierté d’âme, le désir du sacrifice, l’amour-propre qui ne -veut<span class="pagenum"><a name="page_14" id="page_14">{14}</a></span> pas reconnaître ses erreurs jouent le rôle principal. La femme -russe s’attache à des raisons morales; elle exalte en son amant une -qualité qu’elle croit y apercevoir. Elle pense à un moment où il s’est -montré supérieur à lui-même. Et la femme russe est si merveilleusement -douée, un composé si étrange de défauts et de qualités qui se -contredisent—en vérité, on ne sait comment ils peuvent vivre -ensemble,—que l’on voit dans ce pays des liaisons cimentées de la façon -la plus artificielle et pourtant durables. Mais aussi que de ruptures -brusques, inattendues, inexplicables!</p> - -<p class="casst">*<br />* *</p> - -<p>Continuons notre promenade. Dans ce pays où la vanité ne joue presque -aucun rôle, la femme ne juge pas qu’il lui soit avantageux de paraître -inaccessible. Elle se rend avec une facilité surprenante et pour des -raisons si simples, ou si compliquées, qu’il faut renvoyer à un autre -chapitre (ou volume) d’en rechercher les causes. La lutte qui remplit -une partie de notre litté<span class="pagenum"><a name="page_15" id="page_15">{15}</a></span>rature entre le devoir et la passion n’existe -guère chez les Slaves.</p> - -<p>La femme commence là-bas par où elle finit chez nous: elle se donne. -Nous mettons un point final à l’histoire. Elle ne fait que commencer en -Russie. La conquête de la femme s’y fait après ce que les romantiques -appellent la chute et «les dernières faveurs» sont pour elle les -premières. Alors seulement commence le combat véritable, une lutte plus -secrète, plus ardue, plus subtile...</p> - -<p>Mais notre Don Juan a ajouté un nom à la liste des mille et trois et, -sans se soucier davantage de ce qu’il regarde comme une place qui a -capitulé, vole à une autre conquête.</p> - -<p>Ainsi ne peut-il goûter en Russie aucune jouissance d’orgueil. Mauvais -terrain pour Don Juan. Cherchera-t-il son plaisir dans la conquête -morale d’une femme qu’il a déjà eue dans ses bras? Cela est peu dans le -caractère de Don Juan, occidental qui pense qu’une femme, après le don -de son corps, ne peut lui offrir rien de plus précieux.</p> - -<p>Un peu plus loin encore... Quelle est la plus<span class="pagenum"><a name="page_16" id="page_16">{16}</a></span> haute et la plus -difficile conquête de Don Juan? Celle d’une femme pieuse. Quel est le -rival le plus difficile à vaincre? Dieu. Aussi faut-il que la discipline -religieuse la plus étroite, la plus raisonnable ait formé l’âme de cette -femme, qu’elle soit menée au jour le jour dans les chemins du devoir, -qu’elle n’ait pas une vue mystique de la Divinité, car par la porte du -mysticisme où ne va-t-on pas et dois-je rappeler ici le mot admirable de -Mᵐᵉ Krudener à son amant au moment qu’il lui faisait sentir l’aigu du -plaisir de la chair: «Ah! Dieu, je te demande pardon de l’excès de mon -bonheur!», donnant par ce cri, que peut seule se permettre une mystique, -un prix presque divin à une joie terrestre? Il faut que cette femme soit -dirigée par un prêtre plein de sévérité et de raison, qu’elle soit -attachée à la lettre et à l’esprit de la loi divine. Don Juan, alors, -comme Jacob, se collette avec Dieu. Il n’est pas de lutte plus -difficile; il n’est pas de victoire plus glorieuse.</p> - -<p>Mais, cette femme, où la trouver en Russie? Où chercher la discipline -d’esprit, l’amour de la règle, l’éducation rationnelle des âmes? Le<span class="pagenum"><a name="page_17" id="page_17">{17}</a></span> -mysticisme est si profond dans ce peuple qu’il s’y allie au matérialisme -le plus grossier. S’il s’empare d’une âme religieuse, il y amène -l’étonnant déchaînement de sensualité qu’on voit dans tant de sectes -russes. Notre Don Juan, que fera-t-il de ces mystiques par qui la -chair—dont pourtant elles tirent tant de joies—est considérée comme -sans valeur!</p> - -<p class="casst">*<br />* *</p> - -<p>L’ennui, ce n’est pas assez dire, le désespoir, «l’âme malade» des -femmes russes est la cause suffisante des succès des hommes à bonne -fortune dans ce pays. Il faut aller plus loin. Le désir de s’humilier, -le dégoût de soi-même, d’autant plus grand que l’âme est plus haute, -l’attirance des bas-fonds, le vertige que l’on a quand on les regarde -d’une grande élévation, une religion toute pleine de mysticisme et de -peu de secours dans le train ordinaire de la vie,—voilà les causes -profondes qui expliquent les catastrophes où sombrent beaucoup de nobles -vies.<span class="pagenum"><a name="page_18" id="page_18">{18}</a></span></p> - -<p class="casst">*<br />* *</p> - -<p>Je l’ai dit: les femmes russes commencent par se donner. Les -Européennes, qui savent mettre un prix élevé leur conquête, qui se -défendent avec tant d’art et qui ne se rendent qu’après un long siège, -disent avec un peu de mépris:—Voilà des femmes faciles et qui ne -s’estiment pas bien haut.</p> - -<p>Mais les Russes répondent:—Pourquoi faire du don de votre corps une -chose si précieuse? Avec tous vos grands airs, vous êtes au fond des -matérialistes assez vulgaires. Les efforts par lesquels vous défendez -votre chair, nous les réservons pour la défense de notre âme. Un homme -qui possède votre corps est-il donc votre maître? Lui avez-vous tout -donné en tombant dans ses bras? N’est-il rien que vous mettiez au-dessus -du commerce de la chair? Est-ce là ce qu’il y a de plus précieux en -vous? N’avez-vous pas un jardin secret dont vous gardez la clef?<span class="pagenum"><a name="page_19" id="page_19">{19}</a></span></p> - -<p class="casst">*<br />* *</p> - -<p><span class="smcap">Les Filles.</span>—Le peuple anonyme des filles remplit les villes petites et -grandes de la Russie. Il a sa plèbe obscure et affamée—j’ai vu sur les -quais de Kertch, une «ex-femme», une ivrognesse en haillons se prêter -aux débardeurs derrière des tas de marchandises pour une pièce de cinq -kopeks (douze centimes et demi)—et ses étoiles de première grandeur.</p> - -<p>Il est difficile de donner ici des caractéristiques qui, à force d’être -générales, finiraient par n’être plus que des mots vides de sens. Et -pourtant, devant ce sujet, je sens bien que les filles russes ont -quelque chose au fond d’elles, oui, même chez les plus basses, qui ne -permet pas de les assimiler à leurs sœurs françaises, anglaises ou -allemandes.</p> - -<p>Il semble qu’elles ne se livrent pas tout entières, qu’elles s’arrangent -dans l’excès de leur humilité et de leur abaissement pour garder de quoi -se racheter à leurs propres yeux.</p> - -<p>D’autre part, elles n’ont pas l’amour de leur<span class="pagenum"><a name="page_20" id="page_20">{20}</a></span> métier. Elles n’aiment -pas la besogne bien faite. Elles n’y apportent ni science, ni art, ni -complaisance, et je suis sûr qu’elles jugeraient très dépravées leurs -consœurs occidentales et horizontales qui connaissent plus d’un tour. -«They have’nt good bed room’s manners», me disait un Anglais qui savait -que ces manières-là on ne les trouve guère qu’en France, pays de grande -et antique civilisation. Elles sont celles en qui vont les péchés d’un -peuple, pour employer une expression bien inutilement religieuse de -Mallarmé, et à cela se borne leur ambition.</p> - -<p>Dans la classe plus relevée qui fréquente les music-halls et les -cabarets, il ne semble pas que la technique se soit développée, mais -certains traits particuliers apparaissent. Ces filles n’acceptent guère -de gagner mécaniquement leur vie: il faut les intéresser à ce qu’elles -font et elles ne tolèreraient pas que l’homme se montrât égoïste. Elles -ne veulent pas jouer la comédie du plaisir; elles entendent le partager. -Étranges professionnelles!</p> - -<p>Dans cette famille-là, on trouve la variété des soupeuses. Ce sont des -filles dont le<span class="pagenum"><a name="page_21" id="page_21">{21}</a></span> métier est d’être les compagnes des gens qui passent la -nuit au cabaret. Elles s’assoient à leur table, écoutent les tziganes -qu’ils ont fait venir dans leur cabinet particulier, mangent pour -vingt-quatre heures, boivent du champagne, aident les hommes à se griser -et, au petit jour, s’en vont chez elles à moitié saoules, mais pareilles -à la grande Isis, dont nul n’a soulevé le voile.</p> - -<p>Plus haut, la courtisane rejoint la femme dont, comme on sait, on peut -tout dire quand elle est russe. Je pense qu’il est plus rare que partout -ailleurs de voir une courtisane mourir ici dans l’opulence, non pas -qu’il ne lui soit passé beaucoup d’argent dans les mains, mais par -incapacité de le retenir. Elle est souvent épousée, sans qu’elle ait le -moindre souci de finir ses jours dans la respectabilité. Si elle se -marie, ce n’est certes pas par déférence pour l’opinion, mais parce que -«cela se trouve ainsi», et à l’ordinaire, parce qu’un de ses amants l’en -a longuement suppliée. Ah! que la Volga est éloignée de la Seine! Ce -mariage n’a qu’une brève durée, semblable en cela, du reste, à la -plupart des<span class="pagenum"><a name="page_22" id="page_22">{22}</a></span> mariages russes. Le patient édifice construit pierre à -pierre par une de nos ingénieuses et économes ouvrières françaises, cet -édifice qui devient maison bourgeoise ou palais, ne peut être élevé sur -le friable sol russe.<span class="pagenum"><a name="page_23" id="page_23">{23}</a></span></p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_24" id="page_24">{24}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_25" id="page_25">{25}</a></span> </p> - -<h2><a name="NADIA" id="NADIA"></a>NADIA</h2> - -<p>Le jeune lieutenant de dragons, Alexandre Naudin, avait suivi pendant un -an l’excellent cours de russe que professe, à l’École des langues -orientales vivantes de Paris, M. Paul Boyer. Il savait la grammaire, la -syntaxe et les lois compliquées de la phonétique russe. Il était capable -de lire un texte facile mais il parlait avec peine. Il décida de se -perfectionner dans cette langue ardue, demanda et obtint un congé de -trois mois pour un voyage d’études au pays des tsars. Il faut avouer -qu’il était attiré aussi en Russie par les récits des camarades qui l’y -avaient précédé et en avaient rapporté des souvenirs bien séduisants.</p> - -<p>Alexandre Naudin (il était fils d’Édouard Naudin, de la maison Leredu, -Naudin, Jouaust<span class="pagenum"><a name="page_26" id="page_26">{26}</a></span> et Cⁱᵉ, bonneterie en gros, à Troyes, le premier crédit -de la place), avait des rentes suffisantes pour se permettre de voyager -agréablement sans être obligé de consulter à chaque fin de journée -l’état de sa bourse.</p> - -<p>Il se rendit directement de Paris à Moscou par Varsovie. Là, il fit la -connaissance d’un officier, Serge Platonof, avec lequel il passa -quelques soirées. Ils allèrent dans les lieux de plaisir, entendirent -des chanteuses françaises et des girls anglaises, applaudirent des -acrobates japonais et des lutteurs de Carélie. Le commencement de -juillet était déjà chaud et orageux, comme il arrive à Moscou, et le -séjour de la ville lui parut sans agrément. Comme il s’en ouvrait à son -nouvel ami, celui-ci lui dit:</p> - -<p>—Il faut venir chez nous en hiver. Tous nos amis sont maintenant aux -eaux du Caucase, en Crimée ou dans leurs biens. C’est là que vous verrez -la société russe. Puisque vous êtes libre de votre itinéraire, allez -donc au Caucase. La nature y est riche, avec quelque chose de sauvage -que vous ne connaissez pas en Europe. Vous y trouverez des femmes -ravissantes et<span class="pagenum"><a name="page_27" id="page_27">{27}</a></span> faciles; cela a son prix quand on voyage. Je vous -donnerai une lettre pour un de mes amis qui est aide de camp du vice-roi -à Tiflis. Grâce à lui, je pense que votre séjour sera plein d’agrément.</p> - -<p>Deux jours après, Alexandre Naudin montait dans le train de luxe qui -mène aux eaux du Caucase par Rostof sur le Don; mais il ne s’arrêta ni à -Piatigorsk, ni à Essentouki. Les stations d’eaux modernes lui -paraissaient peu dignes d’intérêt. Il voulait voir des sites et des -cités qui eussent plus de couleur locale et continua sa route jusqu’à -Vladicaucase, charmante petite ville située au nord des derniers -contreforts de la chaîne élevée qui sépare le Transcaucase des plaines -du Caucase septentrional et de la Russie.</p> - -<p>Il passa la fin de l’après-midi et la soirée dans le beau jardin de la -ville sur les bords du Térek dont les flots limoneux arrivent en -bondissant tout droit des montagnes. La chaleur était grande déjà. Les -habitués du jardin, dès six heures, venaient chercher la fraîcheur sous -les ombrages au long des eaux courantes. Les<span class="pagenum"><a name="page_28" id="page_28">{28}</a></span> parents s’asseyaient au -restaurant, jouaient à la préférence ou au vinte. Les jeunes filles, -gymnasistes et autres déjà sorties des écoles, se promenaient par -couples dans les allées. Elles portaient toutes des robes de toile -blanche très fine, et, à cause de la température élevée, elles n’avaient -sous leur robe exactement qu’une chemise, ce dont, lorsqu’elles -passaient entre le soleil couchant et un observateur intéressé, il était -aisé de se convaincre.</p> - -<p>Le jeune Alexandre Naudin se crut entré dans le paradis des houris dès -son arrivée en Orient. Assis sur un banc, il savourait la volupté tiède -de l’heure, en regardant flâner devant lui ces jeunes filles, riantes ou -sérieuses, dont plus d’une lui jetait, comme au vol, un coup d’œil vif -au passage. De beaux yeux noirs qui se ferment à moitié, un éclair -soudain de dents blanches entre des lèvres qui ne doivent leur rougeur -qu’au sang frais de l’adolescence, les tissus légers et presque -transparents qui couvraient ces corps juvéniles, il y avait là de quoi, -il faut en convenir, faire perdre la raison à un officier de dragons de -l’armée française. Alexan<span class="pagenum"><a name="page_29" id="page_29">{29}</a></span>dre Naudin pensait déjà à ne pas quitter -Vladicaucase et à y achever le temps de son congé. Où trouverait-il un -plus agréable jardin, des eaux plus fraîches, un décor de montagnes plus -pittoresque et des femmes plus séduisantes?</p> - -<p>Mais il faut avouer qu’au sein même de ces délices le jeune lieutenant -éprouvait un certain malaise. Ces beautés n’étaient point des femmes, -mais des jeunes filles. Alexandre Naudin avait reçu une éducation -excellente, dans sa famille bourgeoise d’abord, ensuite à l’école des -Postes, et au régiment enfin. Et comme un jeune homme bien élevé, il -n’avait jamais eu l’impertinence de discuter les idées traditionnelles -qu’on lui avait inculquées et les règles de conduite qu’il faut suivre. -Or, il est évident, bien que sous-entendu, qu’un jeune homme, et surtout -un officier, et singulièrement un officier de cavalerie, le monde lui -appartient: il peut y faire, comme on dit, les quatre cents coups, à -condition de ne pas toucher aux jeunes filles. Les jeunes filles, on les -épouse, mais on ne s’amuse pas avec elles. Ces commandements de la -morale qui a fait la force de notre pays y sont, grâce à Dieu, -res<span class="pagenum"><a name="page_30" id="page_30">{30}</a></span>pectés aujourd’hui, et pour longtemps encore, je l’espère.</p> - -<p>Aussi la présence de ces jeunes filles ne laissait-elle pas que -d’inquiéter notre lieutenant. Alexandre Naudin pensait avec Leibnitz, -qu’il n’avait jamais lu, que toutes choses sont réglées pour le mieux -dans le meilleur des mondes, que les jeunes filles sont faites pour être -épousées, qu’épouses, elles ont des enfants et deviennent du coup -sacrées, et que pour les plaisirs naturels des hommes, il est une classe -de femmes, nombreuse, variée, où l’on peut exercer sans scrupule de -conscience le droit de choix. A trente ans, je le sens bien, Alexandre -Naudin qui n’est pas un nigaud aura fait quelques pas de plus et compris -des choses qui lui échappent encore. Mais quoi? il n’a que vingt-quatre -ans au moment où cette histoire commence et finit.</p> - -<p>Il hésitait donc à aborder ces jeunes filles qui lui souriaient pourtant -avec sympathie. Sous le feu de leurs regards, il brûlait, mais n’osait -déclarer sa flamme. Vingt fois, il fut sur le point de se décider; vingt -fois il recula. Cependant il<span class="pagenum"><a name="page_31" id="page_31">{31}</a></span> se promenait dans les allées éclairées, -bombant le torse, tendant le mollet. Pour mettre le comble à son -malheur, les jeunes filles étaient toujours par groupe de deux, de trois -ou de quatre. En eût-il trouvé une isolée, peut-être l’aurait-il -poursuivie. Mais on voit la difficulté qu’il y a à entrer en -conversation avec plusieurs jeunes filles, riantes et moqueuses, surtout -lorsqu’on ne parle pas couramment leur langue, malgré les excellentes -leçons de M. Paul Boyer.</p> - -<p>Il passa ainsi une soirée délicieuse et tourmentée, et l’âme pleine de -regrets, il quitta le jardin de la ville pour une nuit agitée dans un -médiocre lit d’hôtel.</p> - -<p>Le lendemain matin, il prenait place à la première heure dans une des -nombreuses automobiles assurant le service entre Vladicaucase et Tiflis -par la fameuse route militaire de Géorgie qui franchit la chaîne du -Caucase.</p> - -<p>La beauté des sites traversés, leur variété, leurs contrastes ramenèrent -la paix dans l’âme de notre voyageur. Il chemina d’abord dans les gorges -au fond desquelles coule le Térek mugissant. Il admira, sur un roc élevé -dominant<span class="pagenum"><a name="page_32" id="page_32">{32}</a></span> la rivière, les ruines du château de la reine Tamara d’où l’on -précipitait au matin dans les eaux écumantes les voyageurs dont cette -femme altière avait bien voulu faire ses amants d’une nuit.</p> - -<p>Après deux heures et demie de montée continue, et après avoir traversé -la passe fameuse du Dariel, l’automobile arriva à la station de poste du -Kasbek où un déjeuner était préparé. Alexandre Naudin mangea de grand -appétit des écrevisses pêchées dans les torrents glacés des montagnes; -on lui servit du vin capiteux de Kachétie et, en attendant le départ de -la voiture, il fuma une cigarette en face du pic volcanique du Kazbek -qui élève à plus de cinq mille mètres ses neiges éternelles et ses rocs -où fut enchaîné Prométhée. Il se sentait plein d’allégresse et se -félicitait d’avoir suivi le conseil de son camarade de Moscou qui -l’avait envoyé au Caucase. Les heures passées au jardin de la ville à -Vladicaucase paraissaient lui promettre dans un avenir prochain des -félicités sans pareilles et ce fut de la meilleure humeur du monde qu’il -poursuivit son voyage en automobile à travers les<span class="pagenum"><a name="page_33" id="page_33">{33}</a></span> régions sauvages et -grandioses de l’Ossétie.</p> - -<p>Après une heure et demie encore de montée, ils atteignirent le sommet du -col, la passe Krestovski, qui est à près de deux mille cinq cents -mètres, et, avec la longue descente sur Tiflis, ce furent de nouveaux -enchantements. Comme par miracle, le paysage changea en un clin d’œil. -Plus de gorges resserrées, mais de vastes étendues. Un large panorama -s’ouvrait devant les yeux ravis de notre lieutenant. Dans cette marche -rapide vers le sud et les pays brûlés de soleil, la végétation devenait -à chaque instant plus riche. Des souffles tièdes et parfumés passaient -dans l’air et les noms mêmes des villages traversés, Passanaour, -Ananaour, avaient quelque chose de voluptueux.</p> - -<p>Vers les quatre heures, Alexandre Naudin aperçut dans le lointain, tapie -dans une vallée aux flancs rocheux et dénudés, une grande ville -au-dessus de laquelle flottait une buée. C’était Tiflis.</p> - -<p>Il n’y arriva qu’à six heures. La chaleur était grande encore; il était -couvert de poussière et meurtri par les cahots de la route. Il -descendit<span class="pagenum"><a name="page_34" id="page_34">{34}</a></span> à l’hôtel de Londres, au bord de la Koura.</p> - -<p>Il était dans une telle fièvre à l’idée de jouir rapidement de la vie -caucasienne qu’il porta, le soir même, la lettre de recommandation qui -lui avait été remise pour l’officier d’ordonnance du vice-roi et il eut -presque un accès de désespoir lorsqu’il apprit que cet officier, Ivan -Iliitch Poutilof, était pour trois jours encore aux eaux de Borjom. Il -lui semblait qu’il ne rattraperait jamais ces trois jours perdus, car -notre ami Alexandre Naudin sentait bien que, dans un pays si neuf pour -lui, il avait besoin d’un guide et que, laissé à lui-même, il ne saurait -découvrir les charmes secrets de Tiflis.</p> - -<p>Force lui fut de prendre patience et il consacra ces trois jours «rayés -de ma vie», disait-il, à parcourir la ville et à se familiariser avec -les lieux où il se promettait tant de bonheur. Bien qu’il fût seul et -qu’il n’eût pas beaucoup de ressources en lui-même, Alexandre Naudin -prit plus de plaisir qu’il ne l’espérait à visiter Tiflis.</p> - -<p>Il parcourut les bazars et la vieille ville où la Koura est serrée entre -les murs d’antiques mai<span class="pagenum"><a name="page_35" id="page_35">{35}</a></span>sons; il flâna dans le quartier persan, -s’aventura jusqu’au pittoresque jardin botanique installé dans les -ruines de l’ancienne forteresse des chahs Séfévides. Il y but du kéfir, -boisson qu’il jugea fade. Vers les six heures, il se promenait sur la -perspective Golovine et goûtait chez le pâtissier français de l’endroit -où il bavardait un moment. Malheureusement les théâtres étaient fermés -et les soirées lui parurent longues. Et cela d’autant plus que la -chaleur dans la journée était excessive, qu’ayant passé la matinée à -courir la ville, il faisait comme tous les habitants de Tiflis une -longue sieste après déjeuner, et, ainsi reposé, se trouvait peu -désireux, le soir, de se coucher de bonne heure.</p> - -<p>Mais Tiflis ne possédait pas un jardin comparable à celui de -Vladicaucase.</p> - -<p>Ses trois jours de purgatoire prirent fin et à la date fixée il eut le -plaisir de rencontrer le capitaine Ivan Iliitch Poutilof. C’était un -jeune homme d’à peine trente ans, déjà couvert de décorations et auquel -le plus brillant avenir militaire paraissait assuré. Il témoigna un -grand plaisir à faire la connaissance de son frère<span class="pagenum"><a name="page_36" id="page_36">{36}</a></span> d’armes français. A -voir la façon dont il le reçut et dont il décida de se consacrer à lui -pendant son séjour à Tiflis, il semblait que sa vie n’eût jusqu’alors -pas eu de but et que l’arrivée d’Alexandre Naudin vînt combler un vide -cruellement ressenti. Il lui demanda aussitôt le nom de son père, et du -coup, Alexandre Naudin devint Alexandre Edouardovitch.</p> - -<p>Dès le premier soir, l’officier russe emmena son camarade dans un des -cercles d’été sur la rive gauche de la Koura. C’était un jardin où l’on -soupait en plein air à partir de onze heures. Toute la société de Tiflis -s’y trouvait rassemblée et, à la voir manger de grand appétit, Alexandre -Naudin eut la solution d’un petit problème qui s’était posé à lui depuis -qu’il était arrivé dans la capitale du Caucase: celui de l’heure des -repas pour les habitants de la ville. Il avait vu du monde à déjeuner -dans les hôtels ou restaurants où il fréquentait. Mais à quelque heure -et où qu’il se présentât pour dîner, il se trouvait seul. Quel était ce -mystère?</p> - -<p>Il en demanda l’explication à Ivan Iliitch.</p> - -<p>Celui-ci lui répondit:<span class="pagenum"><a name="page_37" id="page_37">{37}</a></span></p> - -<p>—Mon cher Alexandre Edouardovitch, nous déjeunons, en effet, comme -vous, entre midi et une heure. Puis vient la sieste, repos sacré pour -les Russes et les Caucasiens dans notre été torride. Après la sieste, -vers les cinq ou six heures, nous prenons le thé ou chez un pâtissier -ou, de préférence, chez nous. Et la vie de société recommence avec le -souper que vous voyez ici. Comment donc vivre de jour, alors que les -nuits du Caucase sont incomparables? Hommes, femmes, jeunes filles se -retrouvent ici le soir et y restent jusqu’à une ou deux heures du matin. -On se promène, on cause, on écoute la musique, on mange, on boit et, -enfin, on a les joies du loto auxquelles je vais vous initier.</p> - -<p>Alexandre Naudin vit au fond du jardin un grand tableau divisé en cent -petites cases dans lesquelles s’affichaient, selon l’appel crié à haute -voix par un croupier, les numéros sortis. L’assemblée suivait le jeu -avec un intérêt passionné, tout en soupant.</p> - -<p>Les deux officiers achetèrent chacun une carte pour le prix d’un rouble -et se mirent à pointer<span class="pagenum"><a name="page_38" id="page_38">{38}</a></span> les numéros appelés. Le hasard voulut que notre -jeune officier complétât sa carte le premier. Il le dit à son ami qui -cria d’une voix forte:</p> - -<p>—<i>Davolno.</i> (Satisfait.)</p> - -<p>Le jeu aussitôt s’arrêta. Un employé vint prendre la carte gagnante et -la porta au vérificateur. Il revint un instant après et dit:</p> - -<p>—Correct.</p> - -<p>Ayant ainsi parlé, il aligna sur la table soixante-six roubles. De -toutes parts les gens se retournèrent pour voir l’heureux gagnant et, -comme on ne le connaissait pas, on le regarda plus longuement. Le jeune -Alexandre Naudin jouissait de son succès et se tenait très droit.</p> - -<p>—Vous avez donc de la chance, mon cher Alexandre Edouardovitch, dit son -compagnon. Nous allons boire une bouteille de champagne à votre -victoire.</p> - -<p>Il ne voulut jamais que son excellent camarade payât la bouteille et -Alexandre Naudin se vit obligé d’en commander une seconde.</p> - -<p>Cependant des amis de l’officier russe s’étaient rapprochés et -s’assirent à sa table. Notre compatriote fit ainsi plus de connaissances -en une<span class="pagenum"><a name="page_39" id="page_39">{39}</a></span> heure qu’il n’en aurait fait en un an s’il eût été seul à -Tiflis. On but à la santé de la France et lorsqu’Alexandre Naudin, vers -les trois heures du matin, regagna l’hôtel de Londres, il se félicitait -d’avoir trouvé pour son séjour au Caucase un si parfait compagnon.</p> - -<p>Ces fêtes familières se renouvelèrent. Il ne voyait pas Ivan Iliitch de -jour, mais ils passaient les nuits ensemble et soupaient à deux ou en -compagnie dans les cercles d’été. Il se lia ainsi avec quelques notables -de la ville, avec le notaire du vice-roi, avec l’intendant des apanages -de la couronne. Les épouses de ces personnages connus étaient des dames -déjà d’un certain âge et leurs agaceries ne touchèrent pas notre -lieutenant. Il commençait à trouver que ses amis russes menaient une vie -bien monotone dans laquelle le vin tenait lieu de tous les plaisirs. Un -soir, il dit à son ami Poutilof:</p> - -<p>—N’y a-t-il pas dans votre belle ville, mon cher Ivan Iliitch, des -dames plus jeunes et moins vertueuses que celles que je rencontre ici?</p> - -<p>En entendant ces mots, Ivan Iliitch éclata de rire.<span class="pagenum"><a name="page_40" id="page_40">{40}</a></span></p> - -<p>—Plus jeunes, certes, mais moins vertueuses, je ne saurais vous le -promettre,—laissant entendre par là, sans doute, que rien ne pouvait -être plus inattendu que de chercher la vertu chez les femmes de ses -amis.</p> - -<p>Lorsqu’il eut repris son sérieux, il dit à Naudin:</p> - -<p>—Vous voulez voir nos filles du Caucase, Alexandre Edouardovitch. Vous -avez raison: elles sont ravissantes, je vous mènerai chez elles. Nous en -avions du reste fait le projet et avions combiné de vous offrir, en -qualité d’ami et d’allié, une petite fête dans le goût caucasien. Si -vous le voulez, ce sera pour après-demain. D’ici là, reposez-vous, -jeûnez et couchez-vous de bonne heure, car il faudra faire preuve -d’endurance et nous vous ferons goûter nos meilleurs vins. Notre -prochain rendez-vous est donc fixé à après-demain, à l’hôtel de Londres, -à trois heures.</p> - -<p>—A trois heures? interrogea Alexandre Naudin, étonné.</p> - -<p>—Ne déjeunez pas, repartit Ivan Iliitch, nous nous mettrons à table -aussitôt. Et gardez-nous votre soirée.<span class="pagenum"><a name="page_41" id="page_41">{41}</a></span></p> - -<p>—Y aura-t-il des femmes? demanda Naudin qui suivait son idée.</p> - -<p>—Tout cela vous sera révélé en son temps, dit Poutilof d’un air -mystérieux.</p> - -<p>Au jour et à l’heure fixés, Alexandre Naudin attendit ses amis. Le -couvert avait été dressé dans un cabinet particulier, vaste pièce dont -les fenêtres, à cause de la chaleur, étaient closes. Les convives furent -exacts. Il y avait là Poutilof, ordonnateur de la fête, un colonel de -cavalerie, homme superbe de plus de six pieds de haut qui commandait un -régiment de la «division sauvage», un jeune lieutenant du même régiment, -le notaire du vice-roi et un prince qui portait un des grands noms de la -noblesse géorgienne, dont l’origine, comme on le sait, se perd dans la -nuit des temps. On débuta par manger debout des zakouskis délicieux, du -caviar d’Astara, des tranches de jambon cru, des petits pâtés chauds aux -champignons, d’autres au poisson, d’autres encore aux choux hachés, le -tout arrosé, ainsi qu’il convient, de plusieurs verres de vodka.</p> - -<p>Puis on se mit à table. Le repas fut copieux<span class="pagenum"><a name="page_42" id="page_42">{42}</a></span> et magnifique; le -cuisinier de l’hôtel renommé dans toute la Russie s’était surpassé. Il y -eut, après le consommé aux betteraves accompagné de petites flûtes au -fromage, un coulibiak à l’esturgeon de la Caspienne, puis un plat -d’écrevisses énormes du Térek, puis un coq de bruyère flanqué de -gelinottes farcies et truffées. Par une coquetterie bien naturelle, les -vins étaient tous du Caucase, choisis parmi les meilleurs des apanages, -vins de la Kachétie, colorés et violents, qui montent à la tête.</p> - -<p>Les toasts furent innombrables. On but à l’empereur et au président de -la République, à l’armée russe et à la française, à la cavalerie de l’un -et de l’autre pays, au régiment d’Alexandre Edouardovitch et à ceux de -ses hôtes. Chaque fois, comme la politesse l’exige, le verre était empli -et vidé. Au café seulement, le champagne français fit son apparition.</p> - -<p>Notre ami Alexandre Naudin supportait de son mieux ces libations. Du -reste, dès le milieu du repas, ses hôtes étaient animés d’une telle -ardeur qu’ils ne faisaient plus une exacte attention à ce que buvait le -lieutenant français qui<span class="pagenum"><a name="page_43" id="page_43">{43}</a></span> s’arrangea pour les tricher le plus possible. -Il avait, comme beaucoup de nos compatriotes, horreur de se griser. Il -aimait une pointe de vin, mais il était difficile de lui faire franchir -la limite qu’il s’était prescrite. Il avait, en outre, pour rester sage, -de bien fortes raisons. Il savait que la soirée ne s’achèverait pas à -l’hôtel de Londres et il voulait être en état de goûter les joies qui -lui étaient promises.</p> - -<p>Au crépuscule, on sortit sur une terrasse qui dominait la Koura. Le -prince géorgien, un jeune homme pâle et silencieux, devenait de plus en -plus mélancolique. Il s’assit dans un fauteuil un peu à l’écart et, -s’accompagnant sur une balalaïka, commença à se chanter à lui-même une -étrange et triste mélodie sur un rythme brisé, avec des modulations qui -semblaient monotones, mais peu à peu vous prenaient le cœur et -l’enfermaient dans leur trame compliquée. Le soir tombait; Alexandre -Naudin jouissait du charme de l’heure; il se laissait aller à rêver, ce -qui ne lui arrivait pas souvent. Le colonel de cavalerie vidait tous les -verres de champagne ou de liqueur qu’on lui servait sans paraître en<span class="pagenum"><a name="page_44" id="page_44">{44}</a></span> -être affecté d’aucune manière. Il n’était ni plus gai, ni plus triste, -ni plus loquace qu’auparavant. Il se tenait droit et, sur sa belle -figure impassible, on ne lisait, à la lettre, rien. Poutilof discutait -passionnément avec le notaire du vice-roi, qui était rouge et luisant. -Ils avaient choisi l’éternel sujet de la mort, sur lequel jamais Russe, -après un dîner arrosé de bons vins, ne reste court. Quant au grand -lieutenant, il ne disait mot et se contentait de fumer des cigarettes -qu’il jetait à peine allumées. A certains accords de la balalaïka, ses -pieds s’agitaient sur les dalles avec une agilité merveilleuse.</p> - -<p>Et cela dura ainsi longtemps, jusqu’à ce que la nuit fût complète et que -des étoiles étincelantes vinssent broder le velours bleu foncé du ciel. -Au loin, on entendait des voix et des flûtes; des mélopées orientales -arrivaient par fragments jusqu’à la terrasse où les convives savouraient -la douceur enfin venue du soir.</p> - -<p>Alexandre Naudin, quel que fût l’agrément de cette soirée, commençait à -s’impatienter. Il s’était promis de laisser ses amis ordonner la fête à -leur guise, mais il espérait bien qu’on ne<span class="pagenum"><a name="page_45" id="page_45">{45}</a></span> resterait pas indéfiniment -sur la terrasse de l’hôtel de Londres.</p> - -<p>Poutilof, enfin, s’arrêta de converser avec le notaire du vice-roi et -s’écria:</p> - -<p>—Je pense qu’il est temps, mes amis, d’aller prendre l’air de la -campagne.</p> - -<p>On accepta, sans discussion. Il était évident que le programme de la -soirée avait été fixé à l’avance suivant les rites qui président à de -telles cérémonies.</p> - -<p>—Nous en avons assez d’être entre hommes, continua Poutilof. Si notre -hôte n’y met pas d’opposition nous emmènerons quelques jeunes femmes -souper avec nous. Nous allons passer chez notre vieille amie de la rue -X... Je lui ai téléphoné que nous viendrions ce soir et je ne doute pas -qu’elle n’ait convoqué ce qu’elle a de mieux dans ses relations.</p> - -<p>A la porte de l’hôtel, trois automobiles attendaient, dont deux -militaires, conduites chacune par un soldat. Pendant le très court -trajet, Alexandre Naudin s’informa auprès de son compagnon de l’endroit -où ils allaient.</p> - -<p>—Mais, Alexandre Edouardovitch, vous con<span class="pagenum"><a name="page_46" id="page_46">{46}</a></span>naissez ces maisons. Elles -existent à Paris comme en Russie. On y trouve des personnes jeunes et -aimables que l’on emmène souper.</p> - -<p>—Des professionnelles? demanda Naudin qui tenait à mettre les points -sur les i.</p> - -<p>—Sans doute cher ami, sans doute, bien que certaines d’entre elles se -fassent passer pour des femmes du monde désireuses de courir, un soir, -les aventures. Cela n’arrive-t-il pas chez vous aussi?</p> - -<p>Alexandre Naudin convint qu’il en était ainsi, parfois, en France.</p> - -<p>Les automobiles s’arrêtèrent sur un quai de la rive gauche de la Koura, -à l’entrée d’une ruelle si étroite qu’elles ne pouvaient s’y engager. -Poutilof, suivi de ses compagnons, pénétra dans une petite maison dont -les fenêtres ouvraient sur le fleuve. Une dame d’âge mûr les reçut comme -de vieux amis et les introduisit dans une salle où, autour d’une table -ronde, une douzaine de femmes jouaient au loto. Le jeu les passionnait à -un tel point qu’elles ne levèrent même pas le nez de leurs cartes pour -voir qui arrivait. Les officiers firent le tour de la<span class="pagenum"><a name="page_47" id="page_47">{47}</a></span> table, -distribuant des poignées de main, des caresses ou des baisers à leurs -amies.</p> - -<p>Alexandre Naudin regardait avec plaisir cette scène. Toutes les femmes -étaient jeunes et la plupart d’entre elles jolies. Elles étaient vêtues -comme il est de mode en été à Tiflis, de jupes de toile blanche et de -chemisettes plus ou moins élégantes, suivant les hasards de la fortune -changeante. Beaucoup d’entre elles avaient les cheveux coupés court. -Mais Naudin constata avec surprise qu’elles n’avaient pas les caractères -extérieurs des professionnelles européennes et qu’à les rencontrer dans -la rue, il ne les eût pas reconnues pour ce qu’elles étaient.</p> - -<p>Il s’attendait à être entouré, flatté, caressé. Il fut bien étonné de -voir que ces filles charmantes et à peine majeures ne faisaient aucune -attention à lui, bien qu’elles ne le connussent point.</p> - -<p>Cependant, quelques-unes d’entre elles avaient quitté la table de jeu. -Poutilof prit Naudin sous le bras et le présenta. Des conversations -s’engagèrent. Alexandre Naudin avait remarqué une jeune femme qui se -tenait à<span class="pagenum"><a name="page_48" id="page_48">{48}</a></span> l’écart et n’avait pas joué au loto. Elle causait peu avec ses -compagnes. Elle lui plut. Il pensa à en faire son amie d’un soir. Il -demanda à Poutilof comment elle s’appelait.</p> - -<p>—Tiens, mais je ne la connais pas, dit celui-ci. C’est une nouvelle -venue. Elle est agréable, ma foi.</p> - -<p>Et, allant à elle, il dit:</p> - -<p>—Comment vous appelez-vous?</p> - -<p>—Nadia, fit celle-ci sur un ton tranquille.</p> - -<p>—Eh bien, Nadia, je vous présente mon ami, Alexandre Edouardovitch. -Comme vous voyez, c’est un Français, et un excellent garçon. Il parle -russe lentement, mais presque sans fautes. Vous vous entendrez à -demi-mot.</p> - -<p>Alexandre Naudin s’approcha et serra la main que Nadia lui tendit.</p> - -<p>—Voulez-vous me faire le plaisir de venir souper avec moi et mes amis -dans un jardin? dit-il.</p> - -<p>Nadia regarda le Français avec une certaine méfiance, hésita un instant, -puis, haussant légèrement les épaules, répondit:</p> - -<p>—Pourquoi pas?<span class="pagenum"><a name="page_49" id="page_49">{49}</a></span></p> - -<p>Cependant le notaire qui, après la conversation sur la mort, était plein -d’entrain avait passé le bras autour de la taille d’une gaillarde grasse -et blonde.</p> - -<p>Poutilof, d’un air décidé, dit:</p> - -<p>—Il nous faut encore deux jeunes beautés.</p> - -<p>Et, sans consulter personne, choisit deux femmes assez piquantes. Puis -on regagna les automobiles sur le quai.</p> - -<p>Poutilof, de plus en plus maître des cérémonies, installa Alexandre -Naudin dans le fond d’une grande limousine découverte entre Nadia et une -fille nommée Maroussia. Il s’assit lui-même sur le devant à côté du -soldat et laissa les autres s’arranger à leur gré dans les deux voitures -restant.</p> - -<p>Les autos filèrent à travers la ville et bientôt entrèrent dans la -campagne. L’air était tiède encore, mais après la chaleur de la journée, -il paraissait presque frais et Alexandre Naudin craignit que son amie -Nadia, qui portait une chemisette transparente, prît froid.</p> - -<p>—Nitchevo, dit-elle simplement.</p> - -<p>Il la regardait. Dans la demi-obscurité, il ne<span class="pagenum"><a name="page_50" id="page_50">{50}</a></span> voyait que sa tête -petite, son profil pur et un cou long et mince.</p> - -<p>Il se crut autorisé, à cause des cahots de la voiture sur la route -raboteuse, à passer son bras autour de la taille de Nadia. Elle ne s’y -refusa pas et il eut le plaisir d’enlacer un corps d’une extrême -souplesse qui semblait complètement dévêtu. Dans un transport de joie -bien naturel, il serra sa jeune amie contre lui.</p> - -<p>Mais, à sa grande surprise, elle se dégagea de cette étreinte et -repoussa la main qui devenait trop pressante.</p> - -<p>«Il faut croire, pensa-t-il, que les choses ne vont pas si vite en -Russie que chez nous et que ces filles demandent à être gagnées.» Mais -il se sentait de force à faire cette conquête peu difficile et différa -son attaque.</p> - -<p>La promenade se poursuivait sous les étoiles silencieuses. Bientôt les -voitures traversèrent un pont et s’arrêtèrent devant une maison en -pleine campagne. C’était le restaurant appelé Fantaisie, dont le seul -nom faisait rêver les jeunes femmes de Tiflis, car on y trouvait, dans -un grand jardin au bord d’un affluent de la<span class="pagenum"><a name="page_51" id="page_51">{51}</a></span> Koura, des pavillons où -l’on pouvait souper.</p> - -<p>Un de ces pavillons avait été retenu par le capitaine Poutilof, et le -jeune Français admira l’agrément de son installation. Il comprenait deux -ou trois pièces assez vastes et meublées de divans recouverts de tapis -caucasiens. Ces pièces donnaient sur une galerie surplombant le jardin -et la rivière dont l’eau coulait avec un joyeux et incessant murmure -tout voisin. C’est sur cette galerie que le couvert se trouva mis.</p> - -<p>Un petit orchestre, la zourna, en occupait une des extrémités. Il se -composait de quatre Caucasiens au type persan dont l’un jouait de la -flûte, l’autre de la clarinette, le troisième de l’accordéon et le -dernier enfin, accroupi sur ses talons, tapait avec ses doigts sur un -haut tambour. Ces quatre bougres, qui semblaient n’être les esclaves -d’aucune mesure, faisaient une musique qui parut incompréhensible à -notre lieutenant, habitué à nos charmants et simples refrains de -café-concert. C’étaient des mélopées monotones et sauvages qui -revenaient incessamment sur elles-mêmes avec quelques variations qui -étonnaient et dont il ne<span class="pagenum"><a name="page_52" id="page_52">{52}</a></span> comprenait pas le sens. Il y avait là des -rythmes qui lui étaient inconnus, quelque chose de poivré auquel son -palais n’était pas accoutumé.</p> - -<p>Bien que l’on fût sorti de table passé sept heures et qu’il en fût à -peine dix, il fallut manger encore et Alexandre Naudin admira l’appétit -de ses amis qui firent honneur au menu. On débuta par de petites truites -en gelée. Les vins étaient abondants et leur mélange dangereux. -Alexandre Naudin, qui se sentait sur le point de l’ivresse, se promit de -se surveiller, de façon à gagner sans perdre la tête la fin de la -soirée. Il regardait sa voisine Nadia. Elle était toute jeune, et -fraîche malgré le métier qu’elle pratiquait. Son teint était pâle et -elle ne le ranimait par aucun fard; elle n’employait pas de rouge pour -ses lèvres. Tout son artifice se bornait à mettre un peu de poudre de -riz. Elle n’essayait pas de plaire à Alexandre Edouardovitch, ne lui -lançait pas d’œillade et restait remarquablement silencieuse. Elle -paraissait indifférente à l’éclat de la fête, à l’excellence des mets, à -la chaleur des vins, aux accents heurtés de la musique, à la beauté -enfin de la nuit qui les entourait. Pour<span class="pagenum"><a name="page_53" id="page_53">{53}</a></span>tant elle ne boudait pas; il -n’y avait en elle pas trace de mauvaise humeur; elle ne protestait -contre rien. Elle était comme cela! il n’y avait pas à lui en vouloir. -Alexandre Naudin le comprit.</p> - -<p>Il avait tenté une ou deux fois de la prendre par la taille, de -l’attirer à lui et de la baiser sur le cou, sur ce cou flexible et -blanc, dont les lignes s’attachaient d’une manière ravissante à une -gorge dont il apercevait les deux seins jumeaux sous la chemisette -transparente.</p> - -<p>A l’idée qu’il allait être le possesseur de ces trésors, il avait peine -à garder son sang-froid. Mais Nadia ne se prêtait pas à ces jeux; elle -repoussait doucement l’intrépide lieutenant, sans mot dire, avec un -regard qui signifiait: «Cela ne se fait pas chez nous.»</p> - -<p>En effet, «cela» ne se faisait pas autour de la table. Seul, le notaire -du vice-roi avait, à un moment, appliqué deux baisers sonores sur les -joues de la grosse fille blonde, mais c’étaient des baisers -quasi-paternels d’où toute sensualité était absente et, cette formalité -remplie, le digne homme ne s’était plus occupé de sa voisine.<span class="pagenum"><a name="page_54" id="page_54">{54}</a></span> Les -officiers l’imitaient en cela. A peine adressaient-ils, à de rares -occasions, la parole aux jolies filles qui soupaient avec eux. Leur -grande affaire était, ce soir-là, le vin, et non les femmes. Et du vin -ils en consommaient prodigieusement, mêlant le champagne sucré français -aux crus les plus violents du Caucase. Il semblait que les accents aigus -de la musique, ces éternelles et enveloppantes variations asiatiques, -ces lamentations désespérées leur missent la fièvre dans le corps et les -obligeassent à boire sans fin pour calmer le délire qui s’emparait -d’eux. Le notaire, parfois, se levait et dirigeait à larges coups de -bras le petit orchestre; parfois il chantait à pleine voix un air -populaire caucasien. Le lieutenant russe, entendant la <i>lesghinskaia</i>, -n’y tint plus, quitta la table et, tout titubant qu’il fût, commença à -danser, une bouteille sur la tête, avec une grâce, une souplesse, une -sûreté qui stupéfièrent Alexandre Naudin.</p> - -<p>Quant au prince géorgien, il s’était retiré dans une pièce voisine avec -une des filles et, couché sur le divan, il lui récitait d’une voix -sourde et passionnée des vers amoureux de Lermontof.<span class="pagenum"><a name="page_55" id="page_55">{55}</a></span> Seul, Naudin -faisait à sa manière la cour à Nadia. Mais il était singulièrement gêné -par sa connaissance imparfaite de la langue russe et ces dialogues menés -avec peine tournaient vite court. Il arriva à lui dire en s’y reprenant -à dix fois:</p> - -<p>—Si l’on proposait à un Russe et à un Français le choix entre une -soirée avec alcool et sans femmes, ou une soirée avec femmes et sans -alcool, le Russe prendrait l’alcool sans la femme et le Français la -femme sans l’alcool.</p> - -<p>Il lui fallut plus de cinq minutes pour arriver au bout d’une phrase si -compliquée et se faire comprendre.</p> - -<p>Nadia le regarda avec un certain étonnement et répondit:</p> - -<p>—Il faut boire.</p> - -<p>Et elle lui versa un plein verre de vin rouge de Kachétie. C’était la -première fois qu’elle s’occupait de lui et qu’elle paraissait prendre de -l’intérêt à sa personne. Si bizarre que fût sa réponse, Alexandre Naudin -l’accepta comme une marque d’attention et se crut obligé à vider le -verre qu’elle avait rempli.<span class="pagenum"><a name="page_56" id="page_56">{56}</a></span></p> - -<p>Cependant il regardait à la dérobée sa montre-bracelet. Deux heures du -matin, déjà! «Voilà tantôt douze heures, pensa-t-il, que nous ne faisons -que boire et manger. Chaque chose à son temps. Je voudrais finir la nuit -à notre mode, seul près de cette charmante fille.»</p> - -<p>Mais les convives ne donnaient aucun signe de fatigue et, manifestement, -ne partageaient pas l’envie bien naturelle qui s’était emparée du jeune -Français. Finalement il en parla à son ami Poutilof qui était de fort -joyeuse humeur, tandis que l’admirable colonel, plus il buvait, et plus -il devenait marmoréen et sculptural.</p> - -<p>—A quoi pensez-vous donc? dit-il. Nous passons la nuit en compagnie. Ce -soir nous buvons. L’amour est remis à demain, si l’envie nous en prend. -Du reste, mon cher Alexandre Edouardovitch, aujourd’hui vous êtes notre -hôte, vous nous appartenez, et la nuit n’est pas finie. Nous irons -encore jusqu’à Mskhet, dont l’église abrite les tombeaux des rois de -Géorgie. Nous y dénicherons bien un cabaret ouvert. C’est une promenade -d’une vingtaine de verstes. La fraîcheur de l’air nous fera du bien.<span class="pagenum"><a name="page_57" id="page_57">{57}</a></span></p> - -<p>Alexandre Naudin était dans cet état heureux où l’on ne trouve pas en -soi de grandes forces pour résister à une invitation aussi cordiale et, -une demi-heure plus tard, la compagnie quittait Fantaisie. Seul le -prince géorgien resta sur le divan où il s’était endormi au milieu du -plus pathétique passage de Lermontof. Le notaire du vice-roi tenait mal -sur ses jambes. Le colonel et Ivan Iliitch Poutilof le hissèrent dans sa -voiture. A peine fut-il en plein air, qu’il tomba dans un sommeil -profond. Tout dormait aussi dans l’antique ville de Mskhet. Les -officiers, non sans peine, firent lever un cabaretier qui servit du vin. -Le lieutenant russe réveilla un jeune ours muselé qui était attaché dans -la cour de l’auberge et se mit à lutter avec lui pour la plus grande -joie des assistants. Il réussit à le faire rouler par terre, mais la -lutte avait été chaude et l’uniforme déchiré du lieutenant montrait que -l’ourson avait su employer ses griffes.</p> - -<p>Enfin on donna le signal du retour. Déjà le ciel s’éclaircissait à -l’orient et Vénus se montrait brillante au-dessus des collines rocheuses -qui s’élèvent au nord de Tiflis. Alexandre Naudin<span class="pagenum"><a name="page_58" id="page_58">{58}</a></span> appuyait la tête sur -l’épaule de sa voisine et trouvait moyen de lui dire quelques -galanteries auxquelles elle ne répondait pas. L’air frais qui lui -fouettait la figure dissipait les légères fumées de l’ivresse qui avait -commencé à le gagner. Il se sentait plein de force et frémissait de -plaisir à l’idée de posséder bientôt Nadia.</p> - -<p>Mais, arrivé à Tiflis, il vit la sagesse des paroles de Poutilof. Les -hommes rentrèrent chez eux et les femmes chez elles. Il ne se sentait -pas disposé à les imiter et demanda à Nadia s’il pouvait l’accompagner -jusqu’à sa chambre.</p> - -<p>—Impossible, dit-elle laconiquement.</p> - -<p>—Mais alors, vous viendrez chez moi, à l’hôtel.</p> - -<p>—Si vous voulez, répondit-elle avec indifférence. J’ai sommeil.</p> - -<p>A l’hôtel de Londres, le portier de nuit ne voulut pas les recevoir. -Naudin qui commençait à se piquer s’informa d’un endroit où on les -accueillerait pour la nuit.</p> - -<p>—Pour la nuit, dit le portier, il vous faudrait vos passeports. Pour -une heure ou deux, on vous prendra sans doute à l’hôtel Belmont.<span class="pagenum"><a name="page_59" id="page_59">{59}</a></span></p> - -<p>Naudin, de plus en plus en colère, donna le nom de l’hôtel au soldat de -l’automobile, sans même consulter sa compagne.</p> - -<p>Quelques minutes plus tard, ils étaient reçus dans un hôtel louche par -un garçon en chemise qui, leur ayant fait payer quelques roubles -d’avance, leur ouvrit la porte d’une chambre.</p> - -<p>La chaleur y était, derrière les fenêtres fermées, étouffante. Nadia se -laissa tomber sur le lit.</p> - -<p>—Je veux dormir, dit-elle, avec la moue d’un enfant fatigué.</p> - -<p>—Déshabillez-vous, ma petite colombe, fit Alexandre Naudin qui lui-même -commençait de se dévêtir et de procéder à une toilette sommaire sur un -lavabo tremblant et exigu.</p> - -<p>Cependant, sans bruit, Nadia se déshabillait et lorsqu’Alexandre Naudin -se retourna il vit qu’elle était étendue nue sur les draps. Elle avait -les yeux fermés et sa tête, renversée en arrière, s’appuyait sur le bras -qui la soutenait.</p> - -<p>Les lignes souples de son corps, les seins petits et de forme parfaite, -les hanches à peine développées, le ventre plat sans une ride, les -jambes<span class="pagenum"><a name="page_60" id="page_60">{60}</a></span> fines, la fraîcheur et l’éclat de la chair offraient un -admirable tableau aux yeux du jeune lieutenant.</p> - -<p>Il s’assit sur le lit et prit la main de Nadia qui l’abandonna sans -résistance. Lorsqu’il la lâcha, cette main tomba mollement sur le lit. -Il se pencha et posa ses lèvres sur la bouche entr’ouverte de la jeune -femme. Nadia ne lui rendit pas son baiser, ne parut même pas le sentir. -Mais sa tête roula et la joue vint s’appuyer sur l’épaule. Elle avait -toujours les yeux fermés.</p> - -<p>«Mais elle dort, se dit Alexandre Naudin. Elle dort comme une marmotte! -Il faut absolument la réveiller.»</p> - -<p>—Nadia, dit-il, en la secouant légèrement, Nadia!</p> - -<p>Elle ne l’entendait pas. Il insista, parla plus haut. Il essaya de -l’asseoir sur le lit. Le corps souple n’offrait aucune résistance, lui -glissait entre les doigts et retournait à la position horizontale.</p> - -<p>Un instant, elle entr’ouvrit les yeux, mais son regard était vague.</p> - -<p>—Je dors, dit-elle doucement.<span class="pagenum"><a name="page_61" id="page_61">{61}</a></span></p> - -<p>Elle se tourna sur le côté, mit un bras au-dessus de sa tête pour se -protéger contre l’éclat de l’électricité et se rendormit aussitôt.</p> - -<p>Notre ami Alexandre Naudin était la proie de sentiments contraires. Il -était dans une juste colère, comme il va de soi. Mais il lui était -difficile d’en vouloir à Nadia qui, après une nuit de fête, un souper -abondant, du vin avec un peu d’excès, une longue course en automobile, -succombait au premier et au plus naturel des besoins qui est le sommeil. -Elle était si belle couchée ainsi devant lui qu’il se sentait à la fois -un plus vif désir de la posséder et une indulgence plus grande pour la -faiblesse qui le privait d’elle. Il se souvint de ce qu’avait dit Ivan -Iliitch Poutilof. En somme, il demandait à son amie d’un soir des choses -qui étaient, dans les circonstances où il se trouvait, hors des usages. -A vivre chez les Caucasiens, il fallait prendre les habitudes du -Caucase.</p> - -<p>Alexandre Naudin se rhabilla donc, un peu mélancolique, tout en ne -cessant de regarder le beau corps étendu de Nadia sur le lit. Si pénible -que fût la minute présente, la certitude<span class="pagenum"><a name="page_62" id="page_62">{62}</a></span> de retrouver la jeune femme à -une heure plus propice lui rendait le sacrifice moins douloureux.</p> - -<p>Il prit dans son portefeuille une carte de visite et un billet de -vingt-cinq roubles. Sur la carte, il écrivit avec beaucoup de soin et en -russe ces mots: «Demain, jeudi, à cinq heures, Hôtel de Londres, numéro -seize.» Et il ajouta, en manière de plaisanterie, deux mots encore: -«Dormez bien.»</p> - -<p>Il glissa la carte et le billet dans la main fermée de Nadia et sortit. -Lorsqu’il se coucha, c’était déjà le jour. Il ne fit qu’un somme jusqu’à -une heure de l’après-midi, déjeuna très tard et s’étendit sur le divan -dans sa chambre, une cigarette à la bouche. Il attendait Nadia. Mais -viendrait-elle? Les images voluptueuses qu’il avait eues sous les yeux -la nuit précédente se levaient devant lui. Il ne pouvait s’empêcher de -rire en pensant à sa déception. Avoir dans les bras une jeune femme -ravissante et nue, et n’en rien faire! Comment, sans être ridicule, -raconter cette histoire à ses camarades en France? Des fragments d’airs -caucasiens<span class="pagenum"><a name="page_63" id="page_63">{63}</a></span>—il était bien étonné de les avoir pu retenir—passaient -dans sa mémoire. Il y avait quelque chose dans cette fête—était-ce les -jardins, la musique qui venait du fond de l’Asie, les femmes -silencieuses, la nuit si chaude et si belle?—qui l’obligeait à y penser -encore et qui la mettait à part des soirées analogues vécues en -Occident.</p> - -<p>Tout en évoquant ces agréables souvenirs, notre lieutenant s’endormit.</p> - -<p>Des petits coups frappés à la porte le réveillèrent.</p> - -<p>—Qui est là? cria-t-il en sursautant.</p> - -<p>Il s’assit sur le divan et se frotta les yeux.</p> - -<p>La porte s’ouvrit, Nadia entra.</p> - -<p>A voir l’étonnement dans lequel cette apparition plongea Alexandre -Naudin, on peut conclure qu’il ne croyait pas beaucoup à l’arrivée de -son amie de la veille. Il s’empressa auprès d’elle et, comme il -connaissait maintenant les usages russes, il fit apporter le samovar et -des gâteaux.</p> - -<p>Nadia était tranquille, ainsi qu’à son ordinaire. Elle ne cherchait pas -à plaire au lieutenant. Elle souriait à peine aux folies bilingues qu’il -lui<span class="pagenum"><a name="page_64" id="page_64">{64}</a></span> débitait avec enthousiasme et, lorsqu’il commença de la -déshabiller, elle resta dans le même état d’indifférence.</p> - -<p>Vers neuf heures du soir. Alexandre Naudin qui avait de multiples -raisons d’être satisfait de lui-même—il sifflotait maintenant <i>Le père -la Victoire</i>—proposa une promenade en voiture avant le souper.</p> - -<p>Nadia accepta et voilà nos jeunes gens partis. Ils ne se séparèrent qu’à -deux heures du matin.</p> - -<p>Dès lors, ils se virent chaque jour. Nadia arrivait à peine levée, -c’est-à-dire sur la fin de l’après-midi, à l’hôtel de Londres et restait -avec Alexandre Edouardovitch jusque tard dans la nuit, qui à la façon du -pays se passait dans les jardins autour de la ville. Elle était d’une -humeur égale, ne s’emportait pas, n’élevait jamais la voix, ne cherchait -querelle au sujet de rien, était taciturne et restait peu démonstrative. -Mais notre lieutenant avait un surplus d’exubérance et d’enthousiasme -qu’il dépensait sans s’inquiéter de sa maîtresse. Elle était jolie, -jeune, saine et facile à vivre. En outre, elle lui faisait honneur en -public, car elle avait une tenue<span class="pagenum"><a name="page_65" id="page_65">{65}</a></span> irréprochable et sa beauté attirait -l’attention, ce à quoi Alexandre Naudin, avec une vanité bien -pardonnable chez un jeune homme était fort sensible. Que demander de -plus à une maîtresse temporaire?</p> - -<p>Notre lieutenant voulait passer une quinzaine à Tiflis, puis voyager -dans le Caucase. Mais il se prenait à la vie paresseuse, monotone et -nocturne qu’il menait en compagnie de Nadia et il remettait sans cesse -son départ.</p> - -<p>Il regardait sa compagne comme un petit animal curieux, incompréhensible -et charmant. A dire vrai, il y avait une chose en elle qui l’étonnait -fort, et c’était qu’elle ne parût pas goûter dans les bras de son amant -une joie extraordinaire. En fait, elle semblait—comment y -croire?—n’être pas amoureuse de lui. Alexandre Naudin était un beau -garçon et qui avait eu en France des succès notoires dans le monde des -femmes faciles qu’il avait jusqu’ici, et ainsi qu’il convient à son âge, -fréquenté. Aussi s’attendait-il à recevoir mille compliments de Nadia et -les caresses qui sont la menue monnaie par laquelle une femme paie le -bon<span class="pagenum"><a name="page_66" id="page_66">{66}</a></span>heur qu’on lui a donné. Il n’avait ni les unes ni les autres. La -chose était étrange et ne pouvait s’expliquer que par la frigidité -évidente de Nadia, de «la jeune Sibérienne» ainsi qu’il la nommait -depuis qu’il avait appris qu’elle venait d’Omsk.</p> - -<p>—Il n’y a pas assez de soleil dans ton pays, disait-il. Tu n’es pas -encore dégelée. (Il faut noter qu’Alexandre Naudin faisait de rapides -progrès dans la connaissance de la langue russe.)</p> - -<p>A quoi Nadia répondait:</p> - -<p>—Il y a plus de soleil à Omsk qu’à Tiflis, car nous le voyons l’été et -l’hiver. Le thermomètre peut descendre à trente degrés au-dessous de -zéro, mais le ciel est pur et le soleil étincelle.</p> - -<p>Tout de même, il y avait là quelque chose de bizarre et Alexandre -Edouardovitch n’en prenait pas facilement son parti. Il aurait voulu -être le Pygmalion de cette Galatée septentrionale. Mais elle restait -froide comme les neiges de son pays natal. Sa peau même avait une -fraîcheur particulière et il lui disait:</p> - -<p>—Tu es une amie parfaite pour l’été brûlant de Tiflis. Mais comment -vivre avec toi en hiver?<span class="pagenum"><a name="page_67" id="page_67">{67}</a></span></p> - -<p>Nadia avait un demi-sourire et ne répondait pas.</p> - -<p>Elle habitait maintenant avec lui à l’hôtel de Londres. Il -s’émerveillait de la faculté merveilleuse qu’elle avait d’user le temps -à ne rien faire et à dormir. Ils vivaient, comme tous les habitants de -Tiflis en été, la nuit, se couchaient vers les trois ou quatre heures du -matin et il avait toutes les peines du monde, au commencement de -l’après-midi, à réveiller sa maîtresse. Sitôt après le déjeuner, c’était -la sieste. Nadia revenait à la vie au moment de prendre le thé. Parfois, -il la pressait de sortir avec lui quand il faisait encore jour. Le plus -souvent, elle restait à la maison, fumant des cigarettes et rêvant à on -ne sait quoi. Il réussit pourtant à l’emmener dans quelques magasins où -il lui acheta du linge et des vêtements, car elle n’avait guère que ce -qu’elle portait sur elle. Lorsqu’elle eut choisi des chemises, des bas, -une jupe, un chapeau et un manteau de voyage, elle se déclara satisfaite -et ne l’accompagna plus. Elle ne demandait jamais d’argent. Il lui en -offrit.</p> - -<p>—Pourquoi faire? dit-elle.<span class="pagenum"><a name="page_68" id="page_68">{68}</a></span></p> - -<p>Elle allait quelquefois avec lui aux bains Orbeliani, tout au bout de la -vieille ville, près de la Koura. Des sources d’eau chaude sulfureuse y -jaillissent et les masseurs de l’Azerbeïdjan qui y travaillent sont -réputés dans toute la Russie. Ils prenaient là deux pièces dont l’une -servait de chambre de repos et l’autre d’étuve. Enveloppée d’un -peignoir, elle assistait au massage de son amant. Un Persan desséché et -dont les muscles saillaient comme des paquets de cordes s’emparait de -lui, le couchait sur une table de marbre, lui pétrissait les membres, -faisait craquer toutes les jointures et finalement, l’ayant allongé à -plat ventre, lui tendant les deux bras en arrière, grimpait sur le dos -de son patient et, les talons réunis sur la colonne vertébrale, se -laissait glisser des épaules jusqu’aux reins. Le massage terminé, le -Persan soufflait, comme dans une cornemuse, dans un petit sac de calicot -enfermant du savon et bientôt Alexandre Naudin disparaissait sous des -milliers de petites bulles légères. Puis c’était un bain dans une -piscine à quarante degrés. Une fois le Persan sorti, Nadia se baignait à -son tour et son amant lui servait de maladroit mas<span class="pagenum"><a name="page_69" id="page_69">{69}</a></span>seur. Ils goûtaient -enfin un repos prolongé sur les lits de la pièce voisine, tout en buvant -des boissons fraîches.</p> - -<p>Ils firent quelques excursions dans le Caucase, visitèrent, pour fuir la -chaleur insupportable de Tiflis, la station thermale de Borjom. Mais les -punaises innombrables, dont, il faut l’avouer, Nadia s’accommodait, en -rendirent le séjour insupportable au jeune Français. Ils virent les -ruines célèbres d’Ani, la ville aux mille églises, s’arrêtèrent à -Etchmiadzin, au pied de l’Ararat, poussèrent jusqu’à l’orientale Erivan, -où Nadia parut se plaire.</p> - -<p>Alexandre Naudin était enchanté de sa compagne de voyage. Avec elle il -ne s’ennuyait jamais. Elle continuait, il est vrai, à parler peu, mais -Naudin pensait sagement qu’il vaut mieux, à tout prendre, une maîtresse -taciturne que bavarde.</p> - -<p>Il la comparait aux femmes françaises de sa classe qu’il avait connues. -Il était rare que ces dernières ne tombassent pas dans la vulgarité. Or, -il n’y avait quoi que ce fût de vulgaire en Nadia. Les Françaises -avaient plus de brillant;<span class="pagenum"><a name="page_70" id="page_70">{70}</a></span> elles cherchaient l’effet, le trouvaient -quelquefois, le manquaient souvent. Nadia n’avait pas l’ombre d’une -prétention; elle était une personne simple (pour autant que Naudin la -comprenait) et naturelle, qui n’imagine pas qu’elle pourrait être -autrement, ni qu’il y aurait un avantage pour elle à paraître différente -de ce qu’elle est. Les Françaises étaient peut-être plus amusantes, mais -de l’amusement qu’elles donnaient, on se lassait à la longue, tandis -qu’il y avait en Nadia un charme secret qu’Alexandre Naudin eût été bien -en peine d’analyser, mais dont il sentait peu à peu et chaque jour -l’attirance continue.</p> - -<p>Parfois, il se disait qu’il ne connaissait rien de sa maîtresse. Cette -ignorance avait quelque chose d’agréable sans doute, mais aussi d’un peu -irritant.</p> - -<p>Il constatait avec surprise qu’elle ne manquait pas d’une certaine -culture. Elle avait fait ses classes dans un gymnase. D’autre part, elle -était bien élevée. Aux yeux de qui n’aurait rien su d’elle, elle aurait -pu passer pour une jeune fille du monde.<span class="pagenum"><a name="page_71" id="page_71">{71}</a></span></p> - -<p>«Pourquoi, diable, s’est-elle mise dans la galanterie?» se demandait -Alexandre Naudin qui avait des idées peu compliquées.</p> - -<p>C’était un sujet qu’il n’était pas facile d’aborder avec elle. Elle -trouvait des échappatoires aux questions trop curieuses de son ami et la -plus facile de toutes, qui était de ne pas répondre. Il sut seulement -qu’elle avait dix-neuf ans et qu’elle était arrivée d’Omsk à Tiflis la -veille même du jour où il l’avait rencontrée. Cette nouvelle plut à -Alexandre Naudin qui avait, au fond, des idées de propriétaire et qui -n’aimait pas à penser que Nadia avait été dans les bras du notaire du -vice-roi ou du beau colonel de cavalerie.</p> - -<p>—A Omsk, dit-il, tu avais un ami comme moi?</p> - -<p>—Oui, répondit-elle.</p> - -<p>—Que faisait-il dans la vie?</p> - -<p>—Il était officier.</p> - -<p>—Pourquoi l’as-tu quitté?</p> - -<p>Un haussement d’épaules fut la seule réponse. Naudin en conclut que -Nadia n’en savait peut-être rien. Il continua son interrogatoire.<span class="pagenum"><a name="page_72" id="page_72">{72}</a></span></p> - -<p>—Y a-t-il à Omsk des maisons comme celle du bord de l’eau ici?</p> - -<p>—Sans doute.</p> - -<p>—Sont-elles aussi bien installées que celle de Tiflis?</p> - -<p>—Je ne sais pas.</p> - -<p>—Tu n’y as jamais été? dit Alexandre Naudin avec un air de doute.</p> - -<p>Elle hocha la tête négativement.</p> - -<p>—Tu étais donc fidèle à ton amant, conclut-il avec une logique -rigoureuse.</p> - -<p>Elle ne répondit pas.</p> - -<p>Quelques jours plus tard, Naudin reprit ce thème. Après un grand effort -de réflexion il avait préparé un piège où faire tomber son amie.</p> - -<p>—Ah! dit-il, j’ai appris une chose sur ton officier d’Omsk. Il buvait.</p> - -<p>—Qui te l’a dit? demanda Nadia.</p> - -<p>—Je le sais, voilà tout, conclut Alexandre Naudin, enchanté du succès -de sa ruse. Au fond, c’était un ivrogne fieffé.</p> - -<p>Nadia le regarda méchamment.</p> - -<p>—Et pourquoi ne boirait-il pas, si cela lui plaît?<span class="pagenum"><a name="page_73" id="page_73">{73}</a></span></p> - -<p>Alexandre Naudin fut désarçonné par cette question. Il entra dans des -explications peu convaincantes et Nadia resta sur son terrain. Mais -notre jeune lieutenant acquit ainsi la conviction que Nadia n’avait pu -supporter la vie avec un homme grossier, qui buvait et sans doute, la -maltraitait. C’était pour cela qu’elle avait quitté Omsk. Il lui fit, -une fois, non sans une certaine naïveté, cette démonstration ingénieuse.</p> - -<p>Nadia ne discuta pas, mais lorsqu’il eut fini, elle dit sur un ton de -certitude tranquille:</p> - -<p>—Les Français ne comprennent rien.</p> - -<p>Et cela mit fin au débat. Du reste, la curiosité de Naudin était -satisfaite et la question résolue.</p> - -<p>Un autre jour, ou plutôt une autre nuit, car c’était la nuit qu’ils -parlaient, il lui demanda:</p> - -<p>—M’aimes-tu?—Et cela dans un moment où ces mots pouvaient paraître -vains, tant il était sûr de la réponse que les circonstances mêmes -imposaient.</p> - -<p>—Non, dit-elle doucement.</p> - -<p>Notre lieutenant n’en crut pas ses oreilles et, voyant là une taquinerie -de sa maîtresse se mit à rire.<span class="pagenum"><a name="page_74" id="page_74">{74}</a></span></p> - -<p>Il était persuadé que Nadia lui était profondément attachée et qu’elle -souffrirait au jour, hélas! assez prochain, où il serait obligé de la -quitter; car, en somme, comment une petite fille qui avait choisi ce -métier peu reluisant et qui n’avait pas su y faire fortune, -n’aimerait-elle pas un garçon élégant, riche, bien de sa personne, -jeune, et qui l’avait admise à l’honneur de son intimité? Peut-être ne -se rendait-elle pas compte de tous les avantages qu’une telle liaison -lui procurait? En outre, il n’avait jamais habité avec une maîtresse. Il -s’arrangea pour le lui faire comprendre. Elle accueillit cette nouvelle -sans émoi.</p> - -<p>Cependant septembre était là et le moment de rentrer en France -approchait.</p> - -<p>C’est alors qu’Alexandre Naudin eut, un jour, une idée qu’il communiqua -aussitôt à son amie. Pourquoi ne pas revenir par Constantinople et -pourquoi ne l’y accompagnerait-elle pas? Ils prendraient un bateau à -Batoum, passeraient une huitaine sur les rives du Bosphore et de là -rentreraient, elle en Russie, lui en France.<span class="pagenum"><a name="page_75" id="page_75">{75}</a></span></p> - -<p>Nadia ne fit aucune opposition à ce projet et Alexandre Naudin, qui -avait pensé produire quelque effet en dévoilant un plan aussi magnifique -et qui se préparait à jouir de la surprise de sa maîtresse, constata -qu’elle l’acceptait sans plus d’enthousiasme que s’il lui avait proposé -une excursion dans la banlieue de Tiflis.</p> - -<p>Il en ressentit un peu de dépit. Mais il n’était pas dans sa nature de -se faire de longs soucis et il revint vite à la belle humeur qui lui -était ordinaire.</p> - -<p>Ils commencèrent leurs préparatifs de départ et demandèrent les visas -nécessaires pour la Turquie. Il ne leur restait qu’une semaine à passer -à Tiflis.</p> - -<p>C’est alors qu’à sa grande surprise Nadia commença à sortir seule. Elle -ne l’avait, à la lettre, pas quitté d’une heure depuis qu’ils habitaient -ensemble.</p> - -<p>Or, un matin, Naudin faisait quelques courses dans le centre de la -ville. Il avait peu de temps auparavant laissé sa maîtresse endormie -dans leur chambre. Quel ne fut pas son étonnement quand il crut la voir -entrer à la poste centrale<span class="pagenum"><a name="page_76" id="page_76">{76}</a></span> devant laquelle il passait? Son premier -mouvement fut de la suivre, puis il hésita et se décida enfin à la -rejoindre. C’était bien elle, occupée à écrire un télégramme sur une -table.</p> - -<p>Il s’approcha d’elle; elle termina sans se presser son message et le -porta au guichet.</p> - -<p>Ils sortirent ensemble et Naudin attendait qu’elle lui expliquât quelle -nouvelle urgente l’avait arrachée de son lit pour la mener si tôt dans -la journée au télégraphe. Mais Nadia ne paraissait pas comprendre qu’il -fût nécessaire de satisfaire la curiosité de son amant et elle ne dit -mot. Ce silence fit impression sur le jeune lieutenant qui en conclut -qu’il n’y avait évidemment rien à dire sur une chose si simple.</p> - -<p>Ce jour-là, Nadia montra un peu de tendresse pour lui. Il n’y était, -comme on sait, pas accoutumé et il fut charmé de ce changement.</p> - -<p>Il s’en attribua le mérite et se félicita de son triomphe. «J’ai tout de -même fini par la dégeler,» se disait-il.</p> - -<p>Mais ce n’était pas une pure satisfaction de vanité que ressentait -Naudin. Il avait le cœur sensible et il s’aperçut soudain que ce cœur<span class="pagenum"><a name="page_77" id="page_77">{77}</a></span> -s’était, à son insu, mêlé d’une partie où il n’était pas invité. Cette -constatation fut le point de départ d’une série de réflexions qui le -menèrent avec une rapidité extrême à un point où il n’aurait jamais -pensé aborder. Il se demanda pourquoi il se séparerait de Nadia, alors -que rien n’était plus facile que de l’emmener en France. Bientôt il ne -vit plus que les beaux côtés de ce projet absurde. Ce serait une -maîtresse qui lui ferait honneur auprès de ses camarades. Son charme, sa -jeunesse, ce je ne sais quoi qui n’était qu’à elle ne manqueraient pas -de séduire ses amis du régiment. Elle ne lui coûterait pas cher; elle -était la simplicité même. Et puis il avait pris l’habitude de Nadia et -ne pouvait plus se passer d’elle.</p> - -<p>Naudin ne pensait qu’en parlant et il fit ces réflexions à haute voix -tandis qu’ils déjeunaient. Nadia n’éleva aucune objection. Naudin n’en -fut pas étonné, car qui aurait été assez fou pour refuser une invitation -pareille?</p> - -<p>Nos amants en étaient là, lorsque, deux jours avant leur départ, Nadia -lui demanda s’il pourrait lui donner cent cinquante roubles.<span class="pagenum"><a name="page_78" id="page_78">{78}</a></span></p> - -<p>Elle lui en aurait demandé cent cinquante mille qu’Alexandre Naudin -n’aurait pas été plus surpris.</p> - -<p>—Tu veux de l’argent? dit-il. Mais qu’est-ce qui se passe?</p> - -<p>Sur un ton uni, Nadia répondit avec l’art infaillible des femmes à -changer de terrain et à en choisir un où elles sont sûres de remporter -la victoire:</p> - -<p>—Est-ce que cela te gêne? dis-le-moi franchement, je m’arrangerai pour -en trouver ailleurs.</p> - -<p>—Mais non, cela ne me gêne en rien, dit avec orgueil Alexandre Naudin, -qui ne pouvait supporter l’idée qu’elle le crût avare.</p> - -<p>C’était, en effet, un sujet assez délicat. Il savait que Nadia avait le -sentiment, fort répandu en Russie, que les Français sont ménagers de -leurs écus, tandis que pour les Russes la question d’argent n’existe -guère. Il va sans dire que Naudin n’avait, sur ce point, rien à se -reprocher. A peine avait-il lu une désapprobation tacite dans les yeux -de sa maîtresse lorsqu’une contestation s’était élevée entre lui et un -cocher<span class="pagenum"><a name="page_79" id="page_79">{79}</a></span> sur le prix d’une voiture. Pour Alexandre Naudin comme, grâce à -Dieu, pour tous nos compatriotes, un franc était un franc. Il dépensait -ses revenus, mais à bon escient. En somme, sa maîtresse ne lui avait -coûté jusqu’ici que ses frais de vie et, si elle n’avait pas reçu -d’argent, c’est qu’elle avait refusé d’en accepter. Aussi comprit-il que -la première fois qu’elle lui en demandait, il ne pouvait hésiter une -seconde à lui en donner et, à la manière russe, sans explication. Il -sortit donc son portefeuille et remit à Nadia un beau billet à l’effigie -de Catherine la Grande et deux petits billets de vingt-cinq roubles.</p> - -<p>Le soir même, ils avaient leur ami, le capitaine Poutilof à un souper -d’adieu. Ils allèrent dans l’automobile du régiment à Fantaisie où la -liaison d’Alexandre Naudin et de Nadia avait commencé. Mais Poutilof qui -avait du tact n’amena pas de femme, car le ménage Naudin par sa longue -durée avait pris quelque chose de la respectabilité d’une union -légitime. De même il évita de parler français au lieutenant devant Nadia -et eut le plaisir de le félici<span class="pagenum"><a name="page_80" id="page_80">{80}</a></span>ter des progrès qu’il avait faits dans la -langue russe.</p> - -<p>La soirée était tiède encore. Pourtant un vent plus frais caressait les -branches des arbres autour du pavillon, le fin croissant de la lune -brillait au milieu des étoiles étincelantes et les mélopées ardentes de -la zourna troublaient seules la paix de la nuit. Il y avait dans l’air -une telle douceur que nos trois convives n’y furent point insensibles et -qu’Alexandre Naudin se mit à chercher dans sa mémoire des vers capables -de traduire son émotion. Il finit par retrouver, à sa grande surprise, -quatre mots latins oubliés depuis le lycée: <i>Per amica silentia lunæ!</i></p> - -<p>Un souper excellent et des vins chargés d’alcool eurent bientôt dissipé -la quasi gêne que la beauté extrême de l’heure avait fait naître. Au -dessert, le capitaine Poutilof se leva et porta la santé de ses hôtes.</p> - -<p>—Mon cher Alexandre Edouardovitch, dit-il, je bois comme officier à la -défaite que l’armée française, représentée par un de ses membres -éminents, a subie sur le sol russe. Il a suffi pour le vaincre d’une -femme de mon pays. Nadia, je<span class="pagenum"><a name="page_81" id="page_81">{81}</a></span> bois maintenant à votre victoire et à la -continuation de vos succès. Notre excellent ami vous emmène à France où -vous montrerez à ses compatriotes ce qu’est une vraie fille de sang -russe. Hourra!</p> - -<p>Sur quoi le capitaine vida son verre d’un trait, puis le brisa, ce qui -ne l’empêcha pas d’en faire apporter un autre et de continuer ses -libations.</p> - -<p>Alexandre Naudin était au comble de la joie; Nadia, elle-même, qui, à -l’ordinaire, ne buvait presque pas, avait pris quelques verres de vin. -Ivan Iliitch Poutilof les embrassa l’un et l’autre avant de remonter en -automobile pour rentrer à Tiflis.</p> - -<p>Cette nuit-là, lorsqu’ils furent seuls à l’hôtel, l’humeur de Nadia -changea brusquement. Elle devint triste, s’étendit sur le divan et -enfouit sa tête dans ses mains. D’abord, Alexandre Edouardovitch n’y fit -aucune attention. Il se déshabillait en sifflant de son mieux, ce qui -n’est pas beaucoup dire, un air caucasien qui lui plaisait à la folie. -Lorsqu’il fut couché, il s’aperçut que Nadia n’avait pas bougé. Il -l’appela. Elle ne répondit pas. Il fut obligé de se lever pour aller<span class="pagenum"><a name="page_82" id="page_82">{82}</a></span> la -chercher. A ce moment-là encore, elle opposa de la résistance.</p> - -<p>—Je suis lasse, dit-elle, je veux dormir sur le divan.</p> - -<p>Elle était agitée, inquiète.</p> - -<p>—Allons, dit gentiment Naudin, tu dormiras tout aussi bien à côté de -moi. C’est notre avant-dernière nuit à Tiflis.</p> - -<p>Nadia se laissa convaincre et rejoignit son amant dans le lit.</p> - -<p>Plus tard, comme, fatigué enfin, il était sur le point de s’endormir, il -entendit la voix douce de Nadia tout près de son oreille:</p> - -<p>—Je suis malheureuse, disait-elle.</p> - -<p>—Dors, répondit Alexandre Naudin, déjà tout ensommeillé et dont rien ne -pouvait, à ce moment troubler la sérénité.</p> - -<p>Elle continua à gémir un peu, puis, de nouveau, lui adressa la parole:</p> - -<p>—Je t’aime, dit-elle.</p> - -<p>Alexandre Naudin entendit les mots qui entrèrent automatiquement dans sa -mémoire, mais qui, sur le moment, ne lui firent aucune impression, bien -que ce fût la première fois que<span class="pagenum"><a name="page_83" id="page_83">{83}</a></span> Nadia les prononçât. En d’autres -circonstances, ils l’auraient transporté de joie. Dans l’état où il -était, il se borna à les enregistrer sans s’en émouvoir.</p> - -<p>—Dors, petite, dit-il, à demain...</p> - -<p>Et il tomba dans un profond sommeil.</p> - -<p>Le lendemain, dans l’après-midi, ils préparèrent leurs bagages. Au soir, -Naudin, qui avait quelques visites à rendre, sortit, promettant à sa -maîtresse de venir la chercher vers dix heures pour souper.</p> - -<p>A l’heure dite, il rentra.</p> - -<p>Nadia n’était pas dans la chambre. Il n’y avait là rien d’inquiétant. Il -s’étendit un instant dans un fauteuil, puis soudain se leva et courut -chez le portier.</p> - -<p>—Madame est-elle sortie? demanda-t-il.</p> - -<p>Le portier, à mi-voix, répondit:</p> - -<p>—Madame est sortie, il y a deux heures, avec sa valise. Elle a pris une -voiture et est partie pour la gare.</p> - -<p>Naudin fit un grand effort sur lui-même pour ne montrer aucune émotion -devant le portier et remonta chez lui.<span class="pagenum"><a name="page_84" id="page_84">{84}</a></span></p> - -<p>Alors seulement il eut l’idée de regarder sur la table. Une feuille de -papier y était étalée bien en évidence avec quelques mots de Nadia:</p> - -<p>«Je suis rappelée à Omsk. C’est là que je dois vivre. Pardonne-moi.»</p> - -<p>—Le diable emporte les filles russes! cria Naudin. Elles sont folles à -lier!... Un alcoolique! Un homme brutal!... Elle ne mérite pas mieux que -cela... Heureusement que je ne l’aime pas! ajouta-t-il bravement.</p> - -<p>Mais il avait tout de même le cœur gros et un picotement assez curieux -sous les paupières. Comme il n’y avait personne dans la chambre, il tira -son mouchoir et s’essuya les yeux.</p> - -<p class="casst"> </p> - -<p>Six mois plus tard, il disait à un de ses amis de régiment à Vincennes:</p> - -<p>—Mon cher, les femmes russes, il ne faut pas chercher à les comprendre. -Tu as une maîtresse: elle t’aime, elle t’est fidèle; elle vit près de -toi comme ton ombre. Et, crac, voilà qu’elle disparaît sans raison... Il -semble qu’elle ne peut pas supporter plus qu’une certaine dose de<span class="pagenum"><a name="page_85" id="page_85">{85}</a></span> -bonheur... Oui, j’ai vu cela, là-bas... Ces femmes, tu ne le croirais -pas, ont, soudain, un besoin maladif d’être malheureuses. Et quand ça -les prend, il n’y a rien à faire, elles quittent tout... Alors, avec -nous, ça ne peut pas durer, parce que nous n’aimons pas les -catastrophes... Seulement, tout de même, mon vieux, les filles russes, -il n’y a rien de pareil au monde...</p> - -<p>Et il se mit à siffler, non sans beaucoup de fausses notes, l’air -caucasien qu’il aimait tant.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_86" id="page_86">{86}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_87" id="page_87">{87}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_88" id="page_88">{88}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_89" id="page_89">{89}</a></span> </p> -<h2><a name="VERA_ALEXANDROVNA" id="VERA_ALEXANDROVNA"></a>VERA ALEXANDROVNA</h2> - -<p>M. Ture Ekman était le directeur d’un important journal de Stockholm. Au -cours de la troisième année de la guerre, il éprouva le désir de voir de -ses yeux comment allaient les choses en Russie et demanda un passeport -pour ce pays. Comme son journal était, chose rare en Suède, favorable -aux Alliés, il l’obtint et arriva dans la capitale russe à la fin de -décembre 1916. Il n’était pas sans y avoir quelques relations dans les -milieux officiels et dans la société. Mais il ne parlait ni ne -comprenait le russe et se trouva fort empêché pour faire -consciencieusement son travail professionnel. Il ne pouvait ni demander -son chemin dans la rue, ni suivre les débats de la Douma, ni lire les -nouvelles le matin. Cela surtout le gênait, car il avait l’habi<span class="pagenum"><a name="page_90" id="page_90">{90}</a></span>tude -depuis vingt ans de parcourir vite, mais d’un coup d’œil sûr, une -douzaine de journaux avant de commencer sa journée. Il s’ouvrit de ses -ennuis à un de ses compatriotes fixé en Russie et lui demanda de lui -trouver un secrétaire. A ce moment-là, il restait peu de jeunes gens à -Pétrograd et son ami lui proposa de lui donner comme lectrice une jeune -fille intelligente et cultivée.</p> - -<p>—Vous ferez ainsi connaissance, lui dit-il, avec ce qu’il y a de mieux -en Russie, la jeune fille. Et vous en apprendrez plus en causant avec -elle qu’en vous faisant lire le <i>Novoie Vremia</i>.</p> - -<p>Ture Ekman accepta cette proposition. Il avait souvent employé des -femmes dans son journal et avait été généralement satisfait de leurs -services. C’était un homme de quarante-cinq ans, de bonne santé, de -mœurs paisibles, qui se défendait mal contre l’embonpoint. Il était -marié, père de famille, et, une fois sa besogne terminée, rentrait -chaque soir chez lui dans la banlieue de Stockholm, mettait ses -pantoufles, allumait une pipe et, après dîner, tout<span class="pagenum"><a name="page_91" id="page_91">{91}</a></span> en buvant un verre -de punch, lisait à haute voix à sa femme et à sa fille aînée un livre -d’histoire ou, plus rarement, un roman. Il vivait à son aise, avait son -automobile et, quand il recevait ses amis, les traitait bien.</p> - -<p>Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées qu’il reçut la visite de -son compatriote.</p> - -<p>—J’ai quelqu’un pour vous lui dit ce dernier. C’est la fille d’un haut -fonctionnaire au ministère de l’Agriculture. Elle a dix-huit ans et sort -du gymnase. Elle s’est mis dans la tête de travailler, bien qu’elle -n’ait aucun besoin d’argent. Seulement, elle ne sait pas un mot de -suédois. Elle parle français et vous aussi, je crois. Vous vous -entendrez donc sans difficulté. Elle s’appelle Véra Alexandrovna Orlova. -Est-elle intelligente? je n’en sais rien. Mais elle est ravissante. Une -vraie beauté, mon cher. Et puis, ces filles russes ne ressemblent pas -aux nôtres. Elles ont quelque chose qui n’est qu’à elles. N’allez pas en -tomber amoureux.</p> - -<p>En entendant cette phrase, Ture Ekman éclata d’un gros rire. A son âge, -être amoureux d’une jeune fille lui paraissait la chose la plus<span class="pagenum"><a name="page_92" id="page_92">{92}</a></span> comique -du monde. Il s’occupait de politique et d’affaires; là il était de -premier ordre. Dans les questions féminines, il s’avouait incompétent. -Elles ne l’intéressaient du reste pas. Il pensa à son excellente femme, -presque aussi âgée que lui, à sa fille qui avait deux ans de plus que sa -lectrice.</p> - -<p>—Envoyez-moi Véra Alexandrovna, dit-il, j’ai à travailler et, si elle -est intelligente, nous nous entendrons vite. Sinon, fût-elle Vénus -elle-même, il faudra m’en trouver une autre.</p> - -<p>Le lendemain matin, vers onze heures, le portier de l’hôtel lui -téléphona qu’une dame le demandait.</p> - -<p>N’osant la recevoir dans sa chambre, il descendit au rez-de-chaussée. Il -se trouva en face d’une personne de taille moyenne, mince, d’apparence -délicate, enveloppée dans un grand manteau de fourrure. Elle était -placée à contre-jour et il ne voyait que la forme de sa tête, qui était -petite, et, dans un visage fin et pâle, deux grands yeux de couleur -indécise qui le regardaient bien en face. Elle lui tendit la main d’un -geste plein de naturel, où il n’y avait ni familia<span class="pagenum"><a name="page_93" id="page_93">{93}</a></span>rité ni gêne. C’était -chez M. Ture Ekman qu’on aurait trouvé, à ce moment-là, de la timidité, -car il ne savait exactement comment traiter cette jeune fille élégante -qui venait se mettre à son service.</p> - -<p>Il s’excusa de ne pouvoir la recevoir chez lui et lui proposa de passer -dans la salle de lecture. Ils eurent quelque peine à y trouver de la -place tant elle était pleine et bourdonnante de gens qui entraient, -sortaient, feuilletaient les journaux ou causaient. Il était impossible -de travailler dans un tel brouhaha.</p> - -<p>Il tourna sa bonne figure d’homme tranquille et bien nourri vers la -jeune fille et se mit à rire.</p> - -<p>—Que ferons-nous, Véra Alexandrovna? demanda-t-il.</p> - -<p>—Ce que vous voudrez, répondit-elle.</p> - -<p>Il hésita un instant.</p> - -<p>—Il faut aller chez moi. Vous n’y voyez pas d’inconvénient?</p> - -<p>—Et pourquoi donc? dit la jeune fille.</p> - -<p>—Eh bien, attendez-moi quelques minutes ici. Cherchez pendant ce temps -les nouvelles<span class="pagenum"><a name="page_94" id="page_94">{94}</a></span> les plus intéressantes dans le <i>Novoié Vrémia</i>. Je -reviens à l’instant.</p> - -<p>Il monta chez lui pour voir si la chambre avait été faite, sonna le -garçon, fit apporter un paravent qu’il déploya de façon à cacher le lit. -Puis il redescendit tout essoufflé par tant d’activité, acheta une -demi-douzaine de journaux chez le portier et vint chercher la jeune -fille.</p> - -<p>Dans la chambre, elle ôta son chapeau et son manteau. Il constata -qu’elle était vraiment jolie. Elle avait des cheveux bruns coupés court -et bouclés, un visage un peu allongé, une peau mate et qui s’éclairait -d’une façon charmante, de grands yeux gris innocents et rêveurs, et une -bouche petite qui, quand elle souriait, laissait voir des dents -éclatantes. Les mains fines étaient soignées. L’excellent Ture Ekman se -dit: «Voilà une fille de grand prix, mais comment travaillera-t-elle?» A -l’avance, il sentait en lui des trésors de patience et d’indulgence.</p> - -<p>Cependant, il installa Véra Alexandrovna dans un fauteuil, lui donna le -<i>Novoié Vrémia</i> et s’assit à la table, un crayon à la main et une -feuille de papier devant lui.<span class="pagenum"><a name="page_95" id="page_95">{95}</a></span></p> - -<p>—Quelles sont les nouvelles de la guerre? demanda-t-il.</p> - -<p>La jeune fille se mit à feuilleter le vaste journal et, non sans peine, -trouva le bulletin du grand quartier général. Elle commença à le -traduire; mais il était hérissé de termes techniques devant lesquels -elle hésitait, cherchant ses mots, faisant de grands efforts pour -essayer de franchir les tirs de barrage et d’enjamber les tranchées. -Finalement, elle resta prise dans les fils de fer barbelés. La peine -qu’elle se donnait pour s’en dégager lui rosissait les joues. Ture Ekman -vint à son secours, mais ne réussit qu’à s’empêtrer avec elle; au bout -d’un quart d’heure de travail opiniâtre, ils étaient tous deux fatigués, -à bout de souffle, et n’avaient pas fait grand chemin.</p> - -<p>Véra Alexandrovna soupira:</p> - -<p>—Je ne pensais pas que ce fût si difficile, dit-elle, j’aurais tant -voulu vous être utile! Mais je crois que je n’y arriverai jamais.</p> - -<p>Sa bonne volonté était si manifeste, et sa confusion, que le cœur du bon -Suédois s’émut. C’était un métier à apprendre, elle en surmonterait vite -les difficultés initiales. Il employa<span class="pagenum"><a name="page_96" id="page_96">{96}</a></span> tant de persuasion à la rassurer -qu’elle se risqua dans l’article de politique étrangère. Ici encore, le -vocabulaire lui manquait pour traduire les ingénieuses considérations du -savant auteur de l’article. Elle posa le journal:</p> - -<p>—Nous n’arriverons ainsi à rien de bon, Monsieur Ekman, dit-elle. Que -faire?</p> - -<p>Elle prit sa jolie tête bouclée entre ses deux mains et se mit à -réfléchir avec un air si concentré, si sérieux que Ture Ekman n’osait -plus bouger de peur de la distraire.</p> - -<p>—Je crois que j’ai trouvé, dit-elle enfin. Je lirai les journaux chez -moi avant de venir; je marquerai les nouvelles les plus intéressantes -et, s’il y a des mots que je ne comprends pas, le les chercherai dans le -dictionnaire.</p> - -<p>—Ou vous les demanderez à votre père, intervint Ture Ekman, car vous -n’en sortirez pas toute seule.</p> - -<p>—A mon père, dit la jeune fille avec effroi, vous n’y pensez pas? Que -dirait-il s’il savait que je travaille pour gagner un peu d’argent? -C’est un grand secret entre nous, monsieur Ture Ekman; je vous en prie, -ne me trahissez pas.<span class="pagenum"><a name="page_97" id="page_97">{97}</a></span></p> - -<p>Elle était maintenant très agitée. Ture Ekman s’employa de son mieux à -la rassurer; mais ce que venait de dire Véra Alexandrovna lui permit de -poser à la jeune fille une question devant laquelle il hésitait depuis -un moment, à savoir le prix qu’elle voulait pour son travail. Elle -rougit très fort lorsqu’il le lui demanda.</p> - -<p>—A la vérité, ce que je fais pour vous ne vaut rien. Je le comprends -fort bien.</p> - -<p>Mais le Suédois, touché, lui expliqua qu’il ne fallait pas se désespérer -ainsi, qu’elle ferait de rapides progrès. Tout travail méritait salaire. -En somme, elle lui consacrait sa matinée. S’il la prenait au mois, cela -vaudrait bien deux cents roubles. Mais il ne savait quelle serait la -durée de son séjour à Pétrograd, aussi lui donnerait-il, si elle le -trouvait suffisant, dix roubles par jour.</p> - -<p>Véra Alexandrovna en entendant ce prix devint très sérieuse.</p> - -<p>—J’ai honte, dit-elle, d’accepter tant d’argent; mais la vérité est que -j’ai, en ce moment, le plus grand besoin d’en gagner, et si vous voulez -me donner ce que vous dites, je vous<span class="pagenum"><a name="page_98" id="page_98">{98}</a></span> promets de faire de mon mieux pour -vous satisfaire.</p> - -<p>Après cette première entrevue, ils se séparèrent, également contents -l’un de l’autre, après avoir pris rendez-vous pour le matin suivant, à -dix heures.</p> - -<p>Le lendemain, Véra Alexandrovna avait fait quelques progrès. Dans les -deux heures qu’elle passa à l’hôtel de l’Europe, elle arriva à lire à -peu près correctement une colonne et demie du <i>Novoié Vrémia</i>. Ce fut un -grand succès auquel s’associa de tout cœur Ture Ekman.</p> - -<p>Pourtant il ne fallut pas beaucoup de temps au directeur de journal, qui -avait l’habitude du travail, pour comprendre que Véra Alexandrovna ne -lui serait d’aucune utilité au point de vue professionnel. Mais il la -trouvait charmante et ne voulait pas s’en séparer. Une autre de ses -relations lui découvrit à point nommé un petit juif très débrouillé, qui -collaborait aux <i>Birgevie Viedomosti</i>. Il l’eut à déjeuner chaque jour -et, pendant le repas, il apprenait toutes les nouvelles qui lui étaient -nécessaires.</p> - -<p>Véra Alexandrovna continuait à venir le voir<span class="pagenum"><a name="page_99" id="page_99">{99}</a></span> le matin. Elle arrivait -avec un peu de retard, vers dix heures et demie, ayant dans son manchon -l’unique <i>Novoié Vrémia</i> qu’elle déployait avec gravité devant elle. -Rien ne divertissait plus Ture Ekman que de la voir parcourir le journal -avec les grâces et les précautions d’un jeune chat qui traverse un -terrain rempli de ronces. Par moment, il ne pouvait s’empêcher d’éclater -d’un rire si franc, si sans arrière-pensée, si communicatif que la jeune -fille essayait en vain de prendre l’air courroucé.</p> - -<p>—Vous vous moquez de moi, disait-elle. Ce n’est pas gentil.</p> - -<p>Mais elle se mettait à rire aussi.</p> - -<p>Un jour pourtant, comme elle était énervée, au lieu de rire avec Ture -Ekman, elle commença de pleurer. Quand le bon Suédois vit des larmes -dans les beaux yeux de sa petite amie, son cœur s’émut. Il se précipita -vers elle.</p> - -<p>—Ma chère Véra Alexandrovna, dit-il, pardonnez-moi, je suis une brute. -Mais vous savez bien que pour rien au monde, je ne voudrais vous faire -de la peine. Remettez-vous, je vous en prie.<span class="pagenum"><a name="page_100" id="page_100">{100}</a></span></p> - -<p>Il s’était emparé de la main de sa lectrice et parlait avec une bonté si -évidente que la jeune fille reprit contenance et qu’il eut le plaisir de -voir qu’elle lui souriait.</p> - -<p>A partir de ce jour-là, leur intimité fut plus grande et ils devinrent -de très bons amis.</p> - -<p>Bientôt la comédie de la lecture cessa et fut remplacée par une -conversation dans laquelle M. Ture Ekman eut l’occasion d’apprendre -beaucoup plus de choses sur la vie russe, sur la famille et sur les -jeunes filles, qu’il n’aurait pu le faire en vingt années d’une lecture -quotidienne des journaux. Pourtant il remarqua que Véra Alexandrovna, si -elle parlait à cœur ouvert des siens et de ce qu’elle avait vu autour -d’elle, était fort sobre de détails pour tout ce qui concernait sa vie -propre. Il semblait qu’il s’agît pour elle d’un spectacle auquel elle -n’était pas mêlée. Elle lui apparaissait comme une jeune fille simple et -pure dans une société compliquée, libre à l’excès et, somme toute, -dépravée. Mais les grâces de la jeunesse l’avaient préservée. Elle -savait tout et n’avait goûté à rien. Cette fraîcheur et cette candeur de -l’âme qu’elle avait con<span class="pagenum"><a name="page_101" id="page_101">{101}</a></span>servées plaisaient infiniment à Ture Ekman. Il -se souvenait des paroles de son ami: «Prenez garde à vous!» Mais quel -danger pouvait-on courir auprès de cette enfant innocente? Elle ne -cherchait pas à lui plaire. Elle n’essayait pas de le gagner. Elle ne -déployait aucune coquetterie.</p> - -<p>On aurait bien étonné Ture Ekman si on lui avait dit qu’il était en -train de devenir amoureux de sa lectrice. Lorsqu’il voyait la jeune -Russe, il pensait à chaque fois à sa digne épouse et à sa fille, pour se -féliciter que les siens vécussent dans une atmosphère si différente de -celle qu’il respirait à Pétrograd. Parfois il s’attendrissait sur le -sort qui attendait Véra Alexandrovna. Elle devrait se marier, épouser un -honnête homme. Son père, il est vrai, occupait une haute position, mais, -à quelques mots échappés à la jeune fille, Ekman avait compris qu’il -manquait quelque chose à ce foyer. Qui donc pourrait lui assurer -l’existence heureuse à laquelle elle avait droit? Un jour il en arriva -même à lui demander pourquoi elle ne viendrait pas avec lui en Suède, où -elle trouverait, sans doute, un mari digne d’elle.<span class="pagenum"><a name="page_102" id="page_102">{102}</a></span></p> - -<p>Véra Alexandrovna, lorsqu’elle entendit cette proposition étrange, le -regarda étonnée. Elle hocha la tête et répondit avec mélancolie:</p> - -<p>—Je ne puis vivre qu’ici.</p> - -<p>Ture Ekman prit tant de goût aux heures passées en compagnie de cette -charmante fille qu’il lui proposa de l’accompagner dans les courses -qu’il avait à faire l’après-midi. Elle lui servirait d’interprète.</p> - -<p>Ils sortirent ainsi quelquefois ensemble, allèrent au cinéma, prirent le -thé à l’hôtel Astoria. Ture Ekman avait pour Véra Alexandrovna mille -attentions. Il lui achetait des boîtes de chocolat et des bonbons. Il -était, avec elle, tout à fait paternel. Cela permettait une intimité -bien plus grande. La jeune fille se prêtait à ce jeu. Du reste, par sa -tenue même, par toute l’atmosphère qu’elle créait autour d’elle, par son -air inimitable de «ne me touchez pas», elle donnait à l’excellent -Suédois l’impression qu’elle était aussi pure et aussi froide que les -neiges de son septentrional pays.</p> - -<p>Il se complaisait dans ces pensées agréables lorsqu’un fait nouveau -l’obligea soudainement<span class="pagenum"><a name="page_103" id="page_103">{103}</a></span> à mettre en doute la valeur des réflexions qu’il -avait faites au sujet de sa chère lectrice.</p> - -<p>Il avait été souper chez des amis à la Perspective de Kameno-Ostrof. -C’était le quartier où habitait Véra Alexandrovna. Le souper s’était -prolongé très tard; on avait bu plus que de raison. Vers cinq heures du -matin, un peu alourdi, Ture Ekman se décida enfin à regagner le lointain -hôtel de l’Europe. Il prit un traîneau, releva le col de sa fourrure, -mit les mains dans ses poches et, cahoté au trot lent du cheval sur la -neige durcie et inégale, éprouva un plaisir assez vif à sentir l’air -glacé lui piquer les joues et le front. «Je n’ai pas beaucoup d’heures à -dormir, songeait-il. Véra Alexandrovna viendra comme à l’ordinaire. -C’est un ange!... Ah! que j’ai sommeil!... Pourvu que je me réveille à -temps!...»</p> - -<p>Cependant il s’intéressait à la vie qui commençait à renaître dans la -ville endormie. Malgré le froid, malgré la profondeur de la nuit, on -voyait des femmes glisser le long des maisons, tout emmitouflées dans -leurs manteaux fourrés, la tête couverte d’un châle. C’était des<span class="pagenum"><a name="page_104" id="page_104">{104}</a></span> -servantes, ou des femmes d’ouvriers, qui allaient se mettre à la porte -d’une boulangerie pour avoir, après une interminable attente, leur pain -quotidien. Notre bon Suédois s’attendrit sur les souffrances de ces -malheureuses, sur leur patience. Il adressa, en lui-même, un blâme -sévère à l’édilité dont l’incurie obligeait les habitants de la capitale -à de longues stations dans les rues, par vingt et trente degrés de -froid. Ces files de femmes, auxquelles se mêlaient quelques hommes et -même des enfants, se tenaient immobiles sur le trottoir. Ture Ekman en -vit une de près d’une centaine de personnes puis, un peu plus loin, une -seconde non moins étendue.</p> - -<p>Un grand réverbère électrique jetait une lumière blafarde sur les femmes -qui étaient là, tassées les unes contre les autres, comme pour se -réchauffer.</p> - -<p>Soudain, il sursauta. Il venait de reconnaître au milieu de la rangée -près de la chaussée son élégante secrétaire. Elle était enveloppée du -manteau de fourrures qu’il avait le plaisir de lui enlever chaque matin -et d’aller poser sur le lit, derrière le paravent. Au lieu de chapeau, -elle por<span class="pagenum"><a name="page_105" id="page_105">{105}</a></span>tait, comme ses compagnes de corvée, un châle beige croisé sur -la tête et qui ne laissait apercevoir que son visage pâle. Elle semblait -très fatiguée.</p> - -<p>Ture Ekman n’en crut pas ses yeux. Pour la regarder encore, il se -retourna dans le traîneau qui glissait sur la neige gelée. Oui, c’était -bien elle! il ne put retenir un: «Ah! mon Dieu!» qui retentit dans la -nuit.</p> - -<p>En entendant ces mots prononcés par une voix connue, la jeune fille -tourna son visage et Ture Ekman comprit qu’elle l’avait vu.</p> - -<p>Le désarroi du bon Suédois était si grand, le désordre de ses idées si -complet, qu’il ne sut prendre un parti à temps. Il hésita quelques -secondes à donner l’ordre à son cocher d’arrêter. Mais déjà il était -loin de la file allongée des femmes, il se tut et continua lentement son -chemin vers l’hôtel de l’Europe. Malgré le froid, il tenait ses yeux -grands ouverts, comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il était -préoccupé.</p> - -<p>Il dormit peu, d’un sommeil agité. De bonne heure, il se leva en hâte et -descendit au café de<span class="pagenum"><a name="page_106" id="page_106">{106}</a></span> l’hôtel pendant que les domestiques faisaient sa -chambre.</p> - -<p>Un peu avant onze heures, Véra Alexandrovna entra chez lui, le <i>Novoié -Vrémia</i> sous le bras. Sur son jeune visage, on ne lisait aucune trace -d’embarras et Ture Ekman qui la regardait avec une extrême curiosité, en -arrivait à douter de ce qu’il avait vu et à se demander si, sous -l’influence de l’alcool absorbé, il n’avait pas été victime d’une -illusion sur la perspective de Kameno-Ostrof. Lorsqu’elle levait les -yeux sur lui, il détournait vite les siens de peur de paraître -indiscret. Cependant il mourait d’envie de savoir pourquoi Véra -Alexandrovna se trouvait de si grand matin dans la rue en compagnie -d’humbles servantes et de femmes du peuple. Après bien des hésitations, -il se décida à l’interroger. Mais cet homme d’affaires était avec les -femmes d’une grande timidité (on s’en est aperçu, de reste) et il ne -savait comment s’y prendre. Rougissant un peu, il finit par lui dire:</p> - -<p>—Ne vous ai-je pas déjà vue aujourd’hui, Véra Alexandrovna?<span class="pagenum"><a name="page_107" id="page_107">{107}</a></span></p> - -<p>La jeune fille le regarda avec une parfaite tranquillité.</p> - -<p>—Ah! c’était vous, monsieur Ture Ekman, qui passiez ce matin sur -Kameno-Ostrof. Je croyais bien avoir reconnu votre voix. Vous vous -couchez trop tard, vraiment.</p> - -<p>Puis elle se remit à chercher des nouvelles dans le journal déplié -devant elle.</p> - -<p>Le flegmatique Suédois était tout à fait déconcerté par les mots et par -le ton de Véra Alexandrovna. Il n’en savait pas plus qu’avant d’avoir -parlé. Au contraire, la simplicité avec laquelle elle avait répondu à sa -question ajoutait au mystère qu’il voulait percer. Il fit quelques pas -dans la chambre; il toussa une ou deux fois, puis, s’arrêtant devant la -table, il prit le journal, le plia et, face à la jeune fille, il lui -dit:</p> - -<p>—Voulez-vous m’expliquer pourquoi vous stationnez à la porte fermée -d’une boulangerie à cinq heures du matin en plein hiver de Petrograd? -N’avez-vous pas de servantes? Votre père sait-il ce que vous faites? -(Ici Véra Alexandrovna ne put retenir un mouvement<span class="pagenum"><a name="page_108" id="page_108">{108}</a></span> d’effroi.) Etes-vous -dans la gêne?... Dites-le-moi franchement, je vous prie... Vous savez -que j’ai beaucoup d’affection pour vous, ma chère Véra Alexandrovna -(Ture Ekman se troublait un peu)... Je pourrai peut-être vous venir en -aide si vous traversez une crise... Confiez-vous à moi, mon enfant.</p> - -<p>Il lui avait pris une main. Il était dans une grande agitation. De son -côté, Véra Alexandrovna montrait plus d’émotion qu’elle n’en avait -jamais laissé paraître en présence de Ture Ekman. Pour la première fois, -il semblait qu’un combat se livrât en elle; son visage s’animait, ses -seins se soulevaient et s’abaissaient sur un rythme plus rapide.</p> - -<p>Ture Ekman, la voyant ainsi, redoubla ses efforts. Il mit tant de -persuasion dans ses demandes répétées, une chaleur si communicative dans -son accent, qu’il eut la joie de voir la réserve de Véra Alexandrovna -fondre peu à peu. Les beaux yeux gris de la jeune fille se voilèrent et -bientôt s’emplirent de larmes. Le cœur du pauvre Ekman battait à se -rompre. Il pressentait le plus douloureux des mystères.<span class="pagenum"><a name="page_109" id="page_109">{109}</a></span></p> - -<p>—Dites-moi votre peine, fit-il avec plus de décision encore, et, s’il -dépend de moi, je l’allégerai.</p> - -<p>—Vous êtes bon, murmura-t-elle enfin, en se penchant vers lui. Il y a -trop longtemps que je suis seule, sans une âme à qui me confier, obligée -de me cacher de tous. Je n’en puis plus (elle soupira)... Je vous dirai -tout comme à un être humain.</p> - -<p>Elle s’arrêta un instant pour mettre de l’ordre dans ses idées -tumultueuses; puis, le coude appuyé sur la table et la main soutenant -son charmant visage, elle commença ainsi, non sans beaucoup de -mélancolie et peut-être un peu trop de solennité (il est difficile -d’être simple dans des moments pareils):</p> - -<p>—J’ai un ami, monsieur Ture Ekman, un ami que j’aime, que j’admire, et -à qui je me suis donnée.</p> - -<p>Lorsqu’il entendit ce début, l’excellent Suédois sentit un trouble -inconnu l’envahir. Sa poitrine se serra. Il eut chaud, puis froid. La -netteté de cet aveu ne laissait place, hélas! à aucune ambiguïté. Il ne -savait comment ac<span class="pagenum"><a name="page_110" id="page_110">{110}</a></span>cueillir le sentiment que cette confession faisait -naître en lui et n’osait en rechercher la cause. Véra Alexandrovna avait -un amant! Comment le croire? mais comment en douter? Et puis pourquoi -était-elle bien avant le jour à la porte d’une boulangerie. Comment ceci -était-il expliqué par cela? Ture Ekman s’y perdait. Cependant elle -continuait:</p> - -<p>—Mon ami est un jeune artiste. Il s’appelle Paul. C’est un peintre du -plus grand talent et qui sera célèbre. Pour l’instant, il n’a aucunes -ressources et vit dans la pauvreté. Il a contre lui, naturellement, -toute une cabale. On essaie de s’en défaire. Pas un journal ne parle de -lui; pas une exposition n’accepte ses œuvres. Il est seul, mais il -vaincra.</p> - -<p>Véra Alexandrovna s’animait en parlant. Elle était fière de son amant, -elle s’indignait contre la sottise publique. Ses jolis yeux lançaient -des éclairs. La colère la rendait éloquente. Jamais Ture Ekman ne -l’avait vue si belle. Elle parlait, toute à la joie d’avoir quelqu’un à -qui raconter ses peines; elle disait le début de leur liaison, comment -elle avait fait la connaissance de Paul,<span class="pagenum"><a name="page_111" id="page_111">{111}</a></span> par hasard, aux Iles où il -peignait en plein air «un paysage ravissant et tout plein de poésie. Il -semblait que l’on entendît les oiseaux chanter (c’est ainsi qu’elle -s’exprimait)». Ils s’étaient liés, s’étaient promenés ensemble, puis -elle avait été le voir dans sa chambre misérable et là, un jour où il -était malheureux, où il doutait de lui-même, elle s’était donnée à lui -pour rendre à cet artiste l’orgueil et la force, trop heureuse qu’un si -grand génie pût goûter quelque joie par la possession d’un corps qui -n’avait appartenu à personne.</p> - -<p>—Je lui ai livré ce que j’avais de plus sacré, dit-elle, mais j’ai -gagné son âme et qu’est-ce que la pauvre offrande que je lui ai faite -auprès du don magnifique que j’ai reçu de lui?</p> - -<p>Ture Ekman perdait pied dans les régions sublimes où la jeune fille -l’entraînait. Il revint à son idée fixe en lui demandant, à un moment où -elle s’était arrêtée de parler:</p> - -<p>—Mais, Véra Alexandrovna, pourquoi étiez-vous à la porte d’une -boulangerie ce matin avant le lever du jour?</p> - -<p>Ramenée à la plate réalité, Véra n’éprouva<span class="pagenum"><a name="page_112" id="page_112">{112}</a></span> aucun embarras. Ture Ekman -avait noté, du reste, qu’elle n’avait pas essayé de se justifier et -qu’elle s’était bornée à expliquer la situation dans laquelle elle se -trouvait.</p> - -<p>—Paul, comme je vous l’ai expliqué, continua-t-elle, n’a aucune -ressource. Il loge chez des gens assez pauvres qui lui ont loué une -chambre. Ils n’ont pas de servante. Aussi serait-il obligé d’aller -chercher son pain lui-même de grand matin. Mais vous comprenez comme moi -que cela ne serait pas possible. La vie d’un artiste a ses exigences. -Comment un homme habitué aux pensées les plus élevées pourrait-il -s’abaisser à des questions de ménage?... Et puis Paul n’est pas fort. Il -paraît robuste, c’est vrai, mais il a les bronches faibles. Pour un -rien, il s’enrhumerait. Le voyez-vous par ces nuits terribles de -Pétrograd rester une heure ou deux exposé au froid?</p> - -<p>Ture Ekman regarda la jeune fille. Elle était frêle et délicate. Par -moment, elle toussait. Il se mit à détester Paul. Quel homme était-ce -pour laisser une fille comme Véra, habituée au luxe, et, moralement, un -ange, lui rendre de tels ser<span class="pagenum"><a name="page_113" id="page_113">{113}</a></span>vices? Et, au même temps que le bon Ture -éprouvait de la pitié et de l’admiration pour sa chère Véra, il avait -l’idée assez nette que le talent de Paul, ne valait pas les sacrifices -que la jeune fille faisait pour lui. Il résolut de voir le peintre et -ses tableaux. Il voulait juger lui-même l’homme qui avait inspiré un si -grand amour à sa lectrice. Il dit donc à cette dernière:</p> - -<p>—Vous savez que j’aime la peinture et que je suis une façon de -connaisseur. Oui, j’ai chez moi une petite collection de tableaux -modernes; peut-être pourrai-je y joindre une œuvre de votre ami, si ses -prétentions ne sont pas trop élevées. Et puis, je serai heureux d’entrer -en relations avec un artiste aussi distingué.</p> - -<p>Le visage de Véra Alexandrovna s’empourpra de joie.</p> - -<p>—Que vous êtes bon, dit-elle en prenant affectueusement les mains du -brave Suédois, que vous êtes bon! Mais est-il vrai que vous vous y -connaissez en peinture? Ce n’est pas pour me faire plaisir que vous -dites cela? Vous êtes un véritable amateur?</p> - -<p>Ture Ekman lui assura qu’il aimait la pein<span class="pagenum"><a name="page_114" id="page_114">{114}</a></span>ture d’un amour véritable et -qu’il passait pour s’y entendre.</p> - -<p>Véra Alexandrovna, à cette déclaration positive, fut au comble du -bonheur. On convint que, le jour suivant, après la séance à l’hôtel de -l’Europe, ils se rendraient tous deux chez Paul.</p> - -<p>Le lendemain, donc, les voilà partis en traîneau vers midi. Tout le long -du chemin, la jeune fille bavarda joyeusement et le thème unique de son -bavardage était Paul.</p> - -<p>Ils arrivèrent enfin à la maison du héros. C’était un grand immeuble, à -plusieurs corps de bâtiment séparés par de vastes cours. Ils montèrent -un escalier qui ressemblait à un escalier de service et s’arrêtèrent au -quatrième étage. Là, ils sonnèrent à une porte étroite et attendirent -assez longtemps, jusqu’à ce qu’une femme débraillée et de mauvaise -humeur vînt leur ouvrir et les introduisît dans un vestibule sans -meubles qu’envahissait une odeur de choux aigres. Ils suivirent un -couloir encombré de malles et de panières, au bout duquel Véra -Alexandrovna poussa la porte entre-bâillée d’une chambre. Un jeune -homme, à leur venue, se leva<span class="pagenum"><a name="page_115" id="page_115">{115}</a></span> d’un vieux fauteuil et fit quelques pas -au-devant des visiteurs. Il était grand, gros; sa figure était blafarde, -le nez allongé, les yeux étroits et petits. Toute sa contenance était à -la fois gênée et satisfaite. Il paraissait très jeune. La chambre était -misérablement meublée, mais, en outre, elle était sale et en désordre, -des bouts et des cendres de cigarettes traînaient partout; du linge sale -était entassé dans un coin; des tubes de couleur gisaient, éventrés, sur -le plancher. Le cœur du bon Ture Ekman se serra à l’idée que sa chère -lectrice, cet ange, cet être pur et bon, s’était abandonnée dans un -décor pareil aux caresses d’un tel homme. Mais peut-être sous cette -enveloppe peu aimable, Paul cachait-il un vrai talent, une originalité -précieuse, des dons qui rachèteraient son ingrate apparence. Hélas! Ture -Ekman fut bien vite désabusé. Paul, à la demande de Véra, montrait ses -dernières œuvres. C’étaient les plus plates inventions, des paysages -tout pareils dans leur fadeur aux chromo-lithographies qui ornent le -couvercle des boîtes à bonbons. Ture Ekman, qui avait du goût, vit au -premier coup d’œil que<span class="pagenum"><a name="page_116" id="page_116">{116}</a></span> Paul n’avait aucun don et aucun avenir. Il eut -peine à réprimer un mouvement de mauvaise humeur. Il ne pouvait plus -supporter la présence de Paul et se leva un peu brusquement pour prendre -congé.</p> - -<p>A ce moment, il se tourna vers la jeune fille. Le regard qu’elle tenait -fixé sur lui était chargé d’une anxiété si visible que Ture Ekman en -frissonna. Oui, il était évident qu’elle attendait son verdict d’une âme -pleine d’inquiétude et de terreur. La magnifique assurance dont elle -avait fait preuve en parlant de Paul à l’hôtel de l’Europe avait -disparu. Il ne restait plus qu’une pauvre petite fille à moitié morte à -l’idée que l’œuvre de son amant était jugée mauvaise par un homme dont -elle avait éprouvé la bonté et qui connaissait la peinture. Ture Ekman -se sentit fort gêné. Il toussa pour reprendre contenance, fit quelques -pas. Puis, soudainement, il s’empara d’une petite toile et demanda à -Paul, d’une voix embarrassée, combien il l’estimait.</p> - -<p>Paul hésita un instant, puis dit:</p> - -<p>—Cent roubles.</p> - -<p>Sans ajouter un mot, Ture Ekman ouvrit son<span class="pagenum"><a name="page_117" id="page_117">{117}</a></span> portefeuille, en tira un -billet de banque et le remit au jeune homme. Puis, son tableau sous le -bras, il salua Paul et Véra Alexandrovna. Il osait à peine regarder la -jeune fille en lui disant au revoir.</p> - -<p>Dans le rapide coup d’œil qu’il lui lança, il crut voir qu’elle gardait -un visage douloureux et fermé. Lui-même se sentait fort mal à son aise. -Il ne respira librement qu’une fois sur le trottoir et, là, il traduisit -ses sentiments intimes par un violent juron dans sa langue natale.</p> - -<p>Toute la journée, il fut poursuivi par le souvenir de la scène dans -laquelle il avait joué un rôle. Il s’attendrissait sur le sort infortuné -de Véra Alexandrovna qui, par une incompréhensible folie, avait sacrifié -sa vie à celle d’un raté et d’un égoïste qui l’exploitait. Il ne pouvait -oublier le regard de la jeune fille au moment où il examinait les -horribles tableaux de Paul. «La pauvre petite, répétait-il, la pauvre -petite!» et il se savait un gré infini d’avoir su dissimuler son opinion -véritable.</p> - -<p>Mais le lendemain matin, à peine Véra Alexandrovna était-elle entrée -chez lui qu’il com<span class="pagenum"><a name="page_118" id="page_118">{118}</a></span>prit, à la voir pâle et sérieuse, qu’un drame s’était -passé. La façon même dont elle l’aborda, la tristesse de ses yeux -montraient à Ture Ekman une Véra qu’il n’avait jusqu’alors pas connue. -Il n’eut pas longtemps à attendre pour savoir les causes d’un changement -si complet. Avant même de quitter son manteau, elle vint à lui:</p> - -<p>—J’ai compris. Monsieur Ture Ekman, je vous remercie, vous êtes un -homme admirable.</p> - -<p>Le pauvre Ekman n’entendait rien à ce que disait Véra. Mais il était -près d’elle; il sentait que la minute était solennelle et son cœur -battait plus vite qu’il ne l’aurait voulu.</p> - -<p>Véra continua:</p> - -<p>—Paul n’a pas de talent. Je le sais maintenant. C’est par charité que -vous lui avez acheté un tableau; vous avez agi dans une situation -difficile avec une grande délicatesse. Mais je veux vous rendre vos cent -roubles, monsieur Ekman.</p> - -<p>A ce moment, la voix de la jeune fille se troubla un peu. Elle ne disait -pas, en effet, toute la vérité. Le billet qu’elle lui tendait venait -d’un<span class="pagenum"><a name="page_119" id="page_119">{119}</a></span> bijoutier voisin de l’hôtel de l’Europe, qui le lui avait remis en -échange d’un petit bijou qu’elle avait vendu.</p> - -<p>Comme Ture Ekman protestait, refusait de reprendre son argent, jurait -que la peinture de Paul était fort intéressante, elle l’interrompit avec -impatience et dit:</p> - -<p>—Ne mentez pas, je vous prie. Vous m’avez rendu un grand service. J’ai -rompu avec Paul, je ne le reverrai de ma vie, je me suis trompée sur -lui. J’étais très jeune, monsieur Ekman; j’ai cru que c’était un grand -artiste; j’ai vécu dans le mensonge. Grâce à vous, je vois clair -aujourd’hui. Mais j’ai appris autre chose encore hier, c’est que vous -êtes un homme noble, et il n’y a rien de plus grand au monde.</p> - -<p>Notre bon Suédois se mit à rougir. Sa surprise était si grande qu’il ne -savait quelle mine faire. Cette charmante jeune fille était là, presque -dans ses bras, toute tendue vers lui; il se rendait compte qu’un autre, -plus audacieux, aurait à cet instant une belle partie à gagner. -L’émotion de Véra, la sienne propre, cette chambre tiède où ils étaient -tous deux enfermés... il eut comme<span class="pagenum"><a name="page_120" id="page_120">{120}</a></span> un vertige, se dégagea vivement et -courut à la fenêtre.</p> - -<p>—Nous allons sortir ensemble, ma chère Véra Alexandrovna, dit-il, j’ai -une course à faire. Voulez-vous m’accompagner?</p> - -<p>—Je ferai tout ce que vous voudrez, répondit-elle.</p> - -<p>Ils marchèrent dans les rues glacées de Pétrograd. Ture Ekman maintenant -causait avec animation: il racontait sa vie à la jeune fille qui -l’écoutait avec un intérêt passionné. Ce jour-là, l’excellent Ture -Ekman, qui sentait le bras de Véra Alexandrovna s’appuyer sur le sien, -fit la plus belle promenade de son existence. Il finit par ramener la -jeune fille chez elle.</p> - -<p>En la quittant, il passa à l’agence des wagons-lits, prit une place à -destination de Stockholm pour le train du lendemain matin, entra chez un -bijoutier, acheta une jolie barrette avec diamants et perles et, rentré -à l’hôtel, il écrivit une lettre ainsi conçue:</p> - -<p>«Très chère Véra Alexandrovna, je reçois un télégramme qui m’oblige à -regagner Stockholm sans délai. Je suis bien fâché de ne pouvoir<span class="pagenum"><a name="page_121" id="page_121">{121}</a></span> prendre -congé de vous avant mon départ demain matin. Je garderai un souvenir -délicieux des jours que j’ai passés près de vous. J’espère que ma -lectrice, en échange de la peine qu’elle s’est donnée pour moi, voudra -bien accepter cette petite broche.»</p> - -<p>Il n’envoya la lettre et la broche par un commissionnaire que le -lendemain matin, de bonne heure, au moment où il quittait l’hôtel pour -gagner la gare de Finlande.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_122" id="page_122">{122}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_123" id="page_123">{123}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_124" id="page_124">{124}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_125" id="page_125">{125}</a></span> </p> -<h2><a name="SONIA_GRIGORIEVNA" id="SONIA_GRIGORIEVNA"></a>SONIA GRIGORIEVNA</h2> - -<p>Un Français qui habite la Russie me raconte l’histoire suivante qui, -comme on le verra, trouve sa place dans ces notes sur la femme russe.</p> - -<p>J’ai connu, me dit-il, une actrice qui avait quelque renom à -Saint-Pétersbourg. Lorsque je la rencontrai, elle vivait avec un certain -Makharof. C’était un homme entre trente et quarante ans, de plus de six -pieds de haut, taillé en hercule, et doué d’une espèce de beauté sauvage -qui avait produit une grande impression sur Sonia Grigorievna. (Elle -s’appelait ainsi.) Ils étaient ensemble depuis plus de deux ans et -faisaient assez mauvais ménage. Makharof buvait, jouait et se permettait -mainte passade. Sonia Grigorievna, de son côté, avait la réputation -d’être légère. Des scènes quotidiennes éclataient entre<span class="pagenum"><a name="page_126" id="page_126">{126}</a></span> eux, et l’on -assurait qu’à l’occasion il ne lui épargnait pas les coups. C’était une -femme délicate et fine qui gardait dans ses aventures une certaine -fierté. Ce que je sus d’elle alors, je l’appris par des amis, car -elle-même ne me parlait jamais de sa vie avec son amant. Elle me -plaisait; je lui faisais la cour; je l’accompagnais souvent au théâtre -lorsqu’elle jouait et, parfois, nous soupions ensemble avant que je la -raccompagnasse chez elle. Finalement, un soir, c’était peu après les -fêtes de Noël, elle accepta de venir dîner dans mon appartement et, -après dîner, elle se donna à moi avec une charmante simplicité. Vers -minuit, elle regarda sa montre et me dit qu’elle voulait rentrer pour -une heure du matin. Il faisait une nuit très froide. Quitter la tiédeur -de mon lit pour aller courir les rues par une bise glacée n’avait rien -de séduisant. Mais je ne pouvais garder Sonia Grigorievna et, après la -soirée que nous avions passée, je lui devais de la raccompagner.</p> - -<p>Nous voici donc en traîneau. Il y avait peu de monde dehors, car la -température était terrible. Nous arrivâmes transis sur la Fontanka, -près<span class="pagenum"><a name="page_127" id="page_127">{127}</a></span> de Nevski, à cette grande maison que tout le monde connaît, la -maison Tolstoï qui donne à la fois sur la rue de la Trinité et sur le -canal de la Fontanka. Elle contient, je crois, près de deux cents -appartements. Je laissai Sonia Grigorievna dans la seconde cour au pied -de l’escalier qui conduisait chez elle.</p> - -<p>Seul, j’hésitai à regagner mon logis. J’étais gelé: j’avais envie de -prendre un peu d’alcool pour me réchauffer. Comme je passais dans la -première cour, j’aperçus de la lumière au troisième étage, aux fenêtres -d’un appartement qu’habitait un prince géorgien que je connaissais. Je -montai donc chez lui. Il y avait nombreuse compagnie; on buvait et on -jouait aux cartes. Je m’assis à une table de bridge et jouai assez -longtemps avec la malchance qui m’est coutumière.</p> - -<p>Vers trois heures, enfin, fatigué, je pris congé.</p> - -<p>Il faisait plus froid encore qu’à minuit: le ciel noir était criblé -d’étoiles; le vent me coupait la figure. L’alcool dans les thermomètres -devait descendre au-dessous de trente degrés Réaumur. Devant la porte, -sur la Fontanka, des bûches<span class="pagenum"><a name="page_128" id="page_128">{128}</a></span> brûlaient dans un brasero. Un dvornik, -enfoui sous une épaisse touloupe et qui n’avait plus forme humaine, -somnolait sur un banc près du feu.</p> - -<p>Je fis quelques pas vers la Perspective Nevski pour trouver un -izvostchik. Je fus bien surpris de voir à quelque distance de moi une -femme marcher, de tournure élégante. «Qui diable, me dis-je, peut être -dehors à pied, si tard, par cette nuit glaciale?» Et comme je la -dépassais, je me retournai pour la dévisager. Le hasard voulut qu’à ce -moment-là elle se trouvât sous un réverbère. Je reconnus Sonia. Elle me -vit et sa surprise fut aussi grande que la mienne, mais je devinai -sur-le-champ que cette rencontre ne lui causait aucun plaisir.</p> - -<p>—Au nom des dieux, que faites-vous ici? lui dis-je en la prenant par le -bras.</p> - -<p>Elle hésita un instant. Elle se demandait sans doute si elle allait se -fâcher et m’envoyer promener. Mais elle haussa les épaules et se mit à -rire.</p> - -<p>—Et vous? dit-elle. Quel coureur vous êtes! Une femme ne vous suffit -donc pas pour une nuit?<span class="pagenum"><a name="page_129" id="page_129">{129}</a></span></p> - -<p>—Je suis entré chez Tamamchef en vous quittant, répondis-je. J’ai joué -au bridge et j’ai perdu. Cela n’a pas d’intérêt. Mais vous, Sonia -Grigorievna, expliquez-moi pourquoi je vous retrouve ici. Je vous -croyais depuis longtemps endormie. Y a-t-il eu un drame chez vous? -Makharof vous a-t-il chassée?</p> - -<p>Et je me demandais avec un peu d’inquiétude si je n’avais pas une part -de responsabilité dans ces événements surprenants et si ce qui s’était -passé chez moi n’était pas la cause directe qui avait mis Sonia sur le -trottoir, à trois heures du matin.</p> - -<p>Je sentais sous mon bras trembler le bras de la jeune femme.</p> - -<p>—Mais vous mourez de froid, dis-je. Rentrons vite à la maison. Je vous -offre volontiers l’hospitalité.</p> - -<p>—Non, fit-elle, je n’irai pas chez vous. Je rentrerai dans mon -appartement tout à l’heure, comme je le voudrai. Il n’y a aucun drame; -je suis ici de mon propre gré. Si cela ne vous ennuie pas, tenez-moi -compagnie un instant.</p> - -<p>—Mais vous êtes folle, chère amie, folle à lier.<span class="pagenum"><a name="page_130" id="page_130">{130}</a></span> Ce quai serait notre -tombeau. Remontez chez vous ou venez chez moi.</p> - -<p>—Non, non, reprit-elle avec obstination. Je ne puis rentrer encore. Il -faut attendre un peu.</p> - -<p>Il y avait dans sa voix un accent si étrange que je me sentis pris d’une -grande curiosité. Qu’est-ce qui pouvait retenir cette élégante et -délicate femme à trois heures du matin sur le quai de la Fontanka, par -une des nuits les plus froides de l’hiver? Et je voulais savoir tout de -suite le mot de cette énigme.</p> - -<p>A ce moment, un coup de vent nous enveloppa. Nous étions gelés jusqu’à -la moelle des os.</p> - -<p>—Sonia Grigorievna, dis-je avec fermeté, je ne vous laisserai pas ici. -Allons où vous voudrez, mais mettons-nous à l’abri. Y a-t-il encore un -cabaret ouvert?</p> - -<p>—Tout est fermé, dit-elle, se rendant enfin. Soit, allons chez vous. -Mais nous garderons l’izvostchik, car je veux rentrer vers quatre -heures.</p> - -<p>Nous nous dirigeâmes vers Nevski, sans parler. Comme nous arrivions près -du pont,<span class="pagenum"><a name="page_131" id="page_131">{131}</a></span> un traîneau nous croisa. Derrière le cocher, un homme était -assis, enveloppé d’une fourrure dont le col relevé montait jusqu’aux -yeux, rejoignant le bonnet enfoncé sur le front et sur les oreilles.</p> - -<p>Sonia Grigorievna eut un sursaut. Elle s’arrêta net, se retourna et -suivit des yeux le traîneau. Il fit halte un peu plus bas devant -l’immeuble Tolstoï.</p> - -<p>—Eh bien, dis-je impatienté, marchons.</p> - -<p>—Non, fit-elle, c’est inutile maintenant.</p> - -<p>Et ses yeux restaient fixés sur le traîneau à une centaine de pas de -nous. L’homme en descendit, remit un billet à l’izvotschik et disparut.</p> - -<p>—Je n’irai pas chez vous, me dit Sonia. Mais je n’oublierai pas que -vous avez été très gentil aujourd’hui et j’y reviendrai, si vous voulez -encore de moi, mon cher.</p> - -<p>Elle me sourit, tournant vers moi un fin visage qui était d’une extrême -pâleur.</p> - -<p>—Donnez-moi encore une minute, continua-t-elle.</p> - -<p>Et, sous un réverbère, elle sortit de son sac à<span class="pagenum"><a name="page_132" id="page_132">{132}</a></span> main sa boîte de fard -et un petit miroir qu’elle me tendit.</p> - -<p>—Voulez-vous me tenir ce miroir? fit-elle.</p> - -<p>Je le pris et elle commença à se mettre un peu de rouge. Puis elle se -passa une houppette de poudre de riz sur le nez.</p> - -<p>—Suis-je bien ainsi? demanda-t-elle, lorsqu’elle eut fini.</p> - -<p>J’étais exaspéré. Vous me voyez aidant cette folle à faire sa toilette -entre trois et quatre heures du matin, sur un quai, par un froid -sibérien. Et puis je ne comprenais rien à la scène qu’elle me jouait.</p> - -<p>—Je ne vous quitterai pas, fis-je, avant que vous m’expliquiez ce que -tout cela signifie.</p> - -<p>—Pas aujourd’hui, dit-elle avec une légère caresse de la main sur ma -joue. Une autre fois, peut-être. Qui sait?</p> - -<p>Déjà elle m’échappait.</p> - -<p>Je rentrai chez moi, pestant contre les incompréhensibles caprices des -femmes russes.</p> - -<p>Je n’eus pas longtemps à attendre pour satisfaire ma curiosité. Chose -bizarre, j’avais pris ce soir-là un goût beaucoup plus vif pour Sonia<span class="pagenum"><a name="page_133" id="page_133">{133}</a></span> -Grigorievna. Je n’aime pas les gens tout simples et en qui l’on voit au -premier coup d’œil. Ne l’eussé-je pas rencontrée sur la Fontanka, je -n’aurais peut-être plus pensé à elle. Maintenant, au contraire, je -voulais connaître son histoire. Je m’attachai à Sonia et, peu de -semaines après, elle avait quitté l’appartement de Makharof pour habiter -le mien. Je passe sous silence la vie que nous menâmes à deux pendant -quelques mois. Elle fut assez curieuse et, bien que déchirée, m’a laissé -un agréable souvenir. Mais je veux seulement vous raconter puisque les -femmes russes vous intéressent, pourquoi Sonia Grigorievna se promenait -sur la Fontanka par cette nuit si froide de janvier.</p> - -<p>Elle me le dit elle-même un jour, poussée par l’impérieux désir qu’ont -les femmes de ce pays de parler de leur passé et d’évoquer, infernales -nécromanciennes, entre les bras de leur amant, les ombres de ses -prédécesseurs.</p> - -<p>—Il y avait longtemps, me dit-elle, que je n’aimais plus Makharof quand -je t’ai rencontré. Je savais qu’il me trompait; cela m’était -indifférent. Je ne lui cachais pas que je lui étais infidèle.<span class="pagenum"><a name="page_134" id="page_134">{134}</a></span> Il -affectait de n’y attacher aucune importance; mais j’étais certaine qu’il -ne croyait pas ce que je lui disais. Il se persuadait que je l’aimais -toujours et que je mentais pour le simple plaisir de le faire enrager. -Il ne pouvait imaginer qu’un homme tel que lui ne fût pas adoré. J’avais -beau lui donner des détails précis, il n’y ajoutait aucune créance. Et -d’abord cela m’exaspéra. Puis, en pensant sans fin à ce sujet, mes idées -changèrent, je me dis: «S’il est sûr d’être aimé, c’est peut-être qu’au -fond il m’aime encore. Sans doute, il a des maîtresses d’occasion, des -passades, mais c’est à moi qu’il revient toujours; c’est avec moi qu’il -habite; c’est moi qu’il veut trouver dans l’appartement quand il -rentre.» Et dès lors, je ne m’intéressai plus qu’à une chose: savoir -s’il m’aimait ou non. Il y avait un point sur lequel je le voyais très -sensible: il tenait à ce que je fusse à la maison quand il lui plaisait -d’y revenir. Note, en passant, que quand nous nous retrouvions, c’était -le plus souvent pour nous quereller. Naturellement, il avait mille -raisons ingénieuses pour expliquer pourquoi je devais l’attendre. Il -fallait que le samovar fût<span class="pagenum"><a name="page_135" id="page_135">{135}</a></span> prêt: je devais veiller à ce que les poêles -chauffassent bien, etc., etc. Moi, qui avais compris tout cela, je -m’arrangeais le plus souvent possible, et surtout le soir, pour ne pas -être chez nous à l’heure où Makharof rentrait. Je me représentais -Makharof me cherchant dans l’appartement, allant de pièce en pièce, -m’appelant et, finalement, ivre de fureur, cassant quelque meuble.</p> - -<p>Les yeux de Sonia brillaient de plaisir au souvenir des tortures qu’elle -avait fait subir à son amant.</p> - -<p>—Le jour où j’ai dîné ici, continua-t-elle, Makharof m’avait dit en -sortant qu’il serait rentré à minuit et qu’il voulait avoir quelque -chose à manger avant de travailler. Tu te souviens que j’eus grand soin -de ne retourner chez moi qu’à une heure du matin. Mais tu peux imaginer -ma colère quand tu sauras que je ne trouvai personne à la maison. Je -n’hésitai pas un instant, je remis ma fourrure et sortis...</p> - -<p>—Et tu es restée ainsi deux heures dehors, risquant la mort, pour la -seule et maigre satisfaction de penser au désappointement de Makharof -lorsqu’il rentrerait dans un appartement où<span class="pagenum"><a name="page_136" id="page_136">{136}</a></span> tu n’étais pas. Mais c’est -absurde, ma chère Sonia!...</p> - -<p>Elle me regarda stupéfaite.</p> - -<p>—Tu es Français, me dit-elle en haussant les épaules.</p> - -<p>Elle n’ajouta rien, comme si ce simple mot suffisait à évoquer l’abîme -qui nous séparait.</p> - -<p>Mais je me piquai:</p> - -<p>—Je comprends bien plus et bien mieux que tu ne l’imagines, repris-je. -Je comprends que tu l’aimais encore, bien que tu ne voulusses pas te -l’avouer. Sans doute, il t’aimait aussi. Et vous jouiez à cache-cache. -Mais le diable m’emporte si j’ai jamais vu des gens qui missent un tel -enjeu à la partie. Tu sais que tu risquais ta vie ce soir-là, sur la -Fontanka.</p> - -<p>Elle ne répondit rien. Et il y eut entre nous un long silence. C’est moi -qui le rompis.</p> - -<p>—Et quand tu es entrée, dis-je, que s’est-il passé? Tu as eu ta scène -sans doute, la scène que tu attendais, la scène que tu voulais -provoquer, qui t’était aussi indispensable pour finir la journée et -dormir tranquille qu’une dose d’opium à l’opiomane.<span class="pagenum"><a name="page_137" id="page_137">{137}</a></span></p> - -<p>Sonia sourit.</p> - -<p>—Non, fit-elle, il n’y eut aucune scène et la fin de mon histoire est -bien plus surprenante. Je te la raconterai puisque tu parais prendre -plaisir à ces folies. Tu te souviens que je suis rentrée peut-être cinq -minutes après Makharof. Eh bien, je te donne en mille de deviner comment -je l’ai trouvé... L’appartement était sombre, pas une pièce n’était -éclairée; Makharof était déjà couché, et il dormait à poings fermés. Il -dormait!... Tu comprends bien que je n’ai pas été sa dupe. Il feignait -de dormir. Il voulait ainsi me faire sentir qu’il lui était complètement -indifférent que je fusse là ou que je n’y fusse pas, que je pouvais -découcher si bon me semblait, pourvu que son sommeil n’en fût pas -dérangé... Oui, mais moi je ne pouvais m’empêcher de rire en pensant à -la hâte fébrile avec laquelle il s’était déshabillé, sans même fumer une -dernière cigarette, sans même faire sa toilette, de façon à pouvoir -paraître endormi si, par hasard, j’arrivais sur ses talons. Et je -réfléchissais à la comédie qu’il me jouait ainsi. Il voulait se donner -l’air—et à quel prix!—d’être indifférent. Il ne<span class="pagenum"><a name="page_138" id="page_138">{138}</a></span> l’était donc pas. Je -vis clair tout d’un coup. Cette fois-ci je savais la vérité: j’avais la -preuve qu’il m’aimait encore. Ah! je ne puis te dire combien j’étais -heureuse. Toutes les souffrances que le froid m’avait fait endurer -pendant les deux mortelles heures d’attente sur la Fontanka étaient -payées et largement... Et vois-tu, tout Français que tu es, tu avais -peut-être raison tout à l’heure. Jusqu’à ce jour-là, tant que je doutais -de lui, je l’aimais encore, sans doute. Mais, à partir de la minute où -j’ai été fixée sur ses sentiments, il a perdu tout intérêt pour moi. Il -est devenu soudain comme s’il n’était pas; je ne pouvais même arriver à -comprendre comment j’étais restée attachée si longtemps à cet être -brutal... La suite, tu la connais, et la preuve que je dis vrai, tu l’as -devant toi, puisque je suis ici maintenant.</p> - -<table cellpadding="3" summary="deprecated"> -<tr><th><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a> -TABLE DES MATIÈRES</th></tr> -<tr><td align="left"><span class="smcap"><a href="#NADIA">Nadia</a>.</span></td> -<td class="rt"><a href="#page_5">5</a></td></tr> -<tr><td align="left"><span class="smcap"><a href="#VERA_ALEXANDROVNA">Vera Alexandrovna</a>.</span></td> -<td class="rt"><a href="#page_89">89</a></td></tr> -<tr><td align="left"><span class="smcap"><a href="#SONIA_GRIGORIEVNA">Sonia Grigorievna</a>.</span></td> -<td class="rt"><a href="#page_125">125</a></td></tr> -</table> - -<table cellpadding="0" cellspacing="0" summary="deprecated"> -<tr><td align="left">ACHEVÉ D’IMPRIMER</td></tr> -<tr><td align="left">LE 16 OCTOBRE 1922</td></tr> -<tr><td align="left">PAR F. PAILLART, A</td></tr> -<tr><td align="left">ABBEVILLE (SOMME)</td></tr> -</table> - -<p class="c">Dernières Publications de la Librairie BERNARD GRASSET<br /> -61, rue des Saints-Pères, PARIS</p> - -<hr /> - -<table cellpadding="2" summary="deprecated" -style="margin:.25em auto;max-width:45%;"> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Claude Anet:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Petite Ville</b></td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Quand la terre trembla</b>, rom.</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>L’Amour en Russie</b></td><td align="left">5 »</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Emile Baumann:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>L’Immolé</b>, roman (2 vol.)</td><td align="left">10 »</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>La Fosse aux Lions</b>, roman</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Le Baptême de Pauline Ardel</b>, roman</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Trois villes saintes</b> (Ars-en-Dombes, Mont-Saint-Michel, St-Jacques de Compostelle)</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Alphonse de Chateaubriant:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Monsieur des Lourdines</b>, rom.</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Jacques Chenevière:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Jouvence ou la Chimère</b>, rom.</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Emile Clermont:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Laure</b>, roman</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Benjamin Crémieux:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Le Premier de la classe</b>, rom.</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Jean Giraudoux:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Simon le pathétique</b>, roman</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Provinciales</b>, nouvelles</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>L’Ecole des Indifférents</b></td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Louis Hémon:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Maria Chapdelaine</b>, roman</td><td align="left">6 50</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Paul Gsell:</td></tr> -<tr><td class="pdd">Les matinées de la villa Saïd. <b>Propos d’Anatole France</b></td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Georges Imann:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Les Nocturnes</b>, roman</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Léon Lafage:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Les Abeilles mortes</b>, roman</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">François Mauriac:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Le baiser au Lépreux</b></td><td align="left">5 »</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">André Maurois:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Les Silences du Colonel Bramble</b></td><td align="left">5 75</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Les Discours du docteur O’Grady</b></td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Jeanne Maxime-David:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>La Victoire des dieux lares</b></td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Paul Reboux et Charles Muller:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>A la Manière de</b>... Les 3 séries en 2 vol., chaque vol.</td><td align="left">5 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">André Savignon:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Les Filles de la Pluie</b></td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">Jacques Sindral:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>La Ville éphémère</b>, roman</td><td align="left">6 75</td></tr> -<tr><td class="csmcap" colspan="2">André Thérive:</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Le Voyage de M. Renan</b>, rom.</td><td align="left">6 75</td></tr> -</table> - -<div class="bboxx"> -<table cellpadding="0" summary="deprecated"> -<tr class="c"><th colspan="2">GRAND PRIX BALZAC<br />———</th></tr> -<tr class="c"><td colspan="2"><span class="smcap">Jean Giraudoux</span>:</td></tr> -<tr class="c"><td colspan="2"><b>SIEGFRIED ET LE LIMOUSIN</b></td></tr> -<tr><td>Prix</td><td class="rt">6 75</td></tr> -<tr class="c"><td colspan="2"><span class="smcap">Emile Baumann</span>:</td></tr> -<tr class="c"><td colspan="2"><b>JOB LE PRÉDESTINÉ</b></td></tr> -<tr><td>Prix</td><td class="rt">7 »</td></tr> -</table> - -</div> - -<p class="cb">LES CAHIERS VERTS</p> - -<p class="c">Publiés sous la direction de <span class="smcap">Daniel Halévy</span><br /> -——— -</p> - -<p class="c"><i>Cahiers non épuisés</i>:</p> - -<table cellpadding="0" cellspacing="0" summary="deprecated"> -<tr><td align="left"><i>Cinquième cahier.</i>—<span class="smcap">Émile Clermont</span>: <b>Le Passage de l’Aisne</b></td><td align="left">5 »</td></tr> -<tr><td align="left"><i>Sixième cahier.</i>—<span class="smcap">Logan Pearsall Smith</span>: <b>Trivia</b></td><td align="left">5 »</td></tr> -<tr><td align="left"><i>Septième cahier.</i>—<span class="smcap">Louis Bertrand</span>: <b>Flaubert à Paris</b></td><td align="left">6 »</td></tr> -<tr><td align="left"><i>Dixième cahier.</i>—<span class="smcap">Marie Lenéru</span>: <b>Saint-Just</b></td><td align="left">5 »</td></tr> -<tr><td align="left"><i>Onzième cahier.</i>—<span class="smcap">Pierre Lasserre</span>: <b>Philosophie du goût musical</b></td><td align="left">5 »</td></tr> -<tr><td align="left"><i>Douzième cahier.</i>—<span class="smcap">Robert Browning</span>: <b>Poèmes</b>, avec une étude</td></tr> -<tr><td align="left"><span style="margin-left: 1em;"> -sur la pensée et la vie de l’auteur par -<span class="smcap">Mary Duclaux</span></span> -</td><td class="rt">6 »</td></tr> -<tr><td align="left"><i>Treizième cahier.</i>—<span class="smcap">George Moore</span>: <b>Mémoires de ma vie morte</b></td><td align="left">6 50</td></tr> -</table> - -<hr /> - -<p class="fint">Typ. Grou-Radenez.—Paris.</p> - -<hr class="full" /> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMOUR EN RUSSIE ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ -electronic works. See paragraph 1.E below. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the -Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. 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The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work -on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the -phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: -</div> - -<blockquote> - <div style='display:block; margin:1em 0'> - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most - other parts of the world at no cost and with almost no restrictions - whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms - of the Project Gutenberg License included with this eBook or online - at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any -Defect you cause. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of -volunteer support. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> diff --git a/old/66810-h/images/colophon.png b/old/66810-h/images/colophon.png Binary files differdeleted file mode 100644 index a6feeba..0000000 --- a/old/66810-h/images/colophon.png +++ /dev/null diff --git a/old/66810-h/images/cover.jpg b/old/66810-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 95da39d..0000000 --- a/old/66810-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
